# 303-05-86
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## Bernard Bouts
*1909-1986*
C'est seulement le Vendredi-Saint que nous avons appris la mort à Rio de Bernard Bouts, survenue au début du mois de mars. La parution de son *Journal* chez DMM était encore toute récente : dans ce livre, écrivait Daoudal, « peu à peu c'est le visage d'un homme qui apparaît à travers les anecdotes, les rêves, les réflexions profondes, le visage d'un homme vivant qui devient un ami ». Ainsi Bernard Bouts apparaît et disparaît. Daoudal venait tout juste de terminer son article. Le voici sans changement, car Bouts, c'est encore et à jamais, bien sûr, le visage d'un homme vivant, qui était notre ami, et qui l'est toujours. -- J. M.
J'AI DÉCOUVERT Bernard Bouts en même temps qu'ITINÉRAIRES. J'ai découvert Bouts dans ITINÉRAIRES Je m'émerveillais mois après mois de ces anecdotes qui sonnaient vrai mais semblaient raconter des histoires à la frontière du rêve et de la réalité, ou plutôt qui disaient une réalité baignée de mystère sur un ton de parabole.
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C'étaient les *Aventures de mer.* Et je fus triste quand ce fut terminé. D'autant que Bouts avait la cruauté d'affirmer qu'il en avait beaucoup d'autres à raconter mais que celles-là resteraient sur bande magnétique. Depuis lors, heureusement, Bernard Bouts a reparu dans ITINÉRAIRES Les anecdotes, toujours nimbées de mystère, de fantaisie, d'humour, sont aujourd'hui celles des rues de Rio de Janeiro, alternant avec de profondes considérations sur l'art.
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Ce Bernard Bouts qu'ITINÉRAIRES a fait connaître, on peut désormais le retrouver dans un gros volume publié par les éditions Dominique Martin Morin, intitulé *Pages de journal.* En première partie, les « Aventures de mer », sous le titre l'*Étoile du jour,* du nom de la goélette sur laquelle vécut Bouts pendant dix ans. Mon enchantement est toujours le même à la lecture de ces pages. Malheureusement Bouts n'a rien ajouté. Et même, il manque curieusement le texte que je trouvais le plus extraordinaire, celui qui était intitulé *Amaru,* dans le numéro 222 d'ITINÉRAIRES.
La seconde partie, beaucoup plus copieuse, est intitulée *Histoires Delarue.* C'est le journal de Bernard Bouts, depuis qu'il s'est installé sur la terre ferme à Rio (en 1970) jusqu'au 1^er^ janvier 1980. On y retrouve plusieurs pages publiées dans ITINÉRAIRES, et de nombreuses autres anecdotes mêlées à une intense réflexion sur l'art... et sur la vie. Par exemple Bernard Bouts revient souvent sur l'impatience, « la mère des principaux défauts de notre époque » et cisèle des aphorismes d'une grande portée : « Il ne suffit pas de pondre, il faut savoir couver. » « Il ne s'agit pas de savoir rester chacun à sa place ; on y est. Il s'agit de savoir la remplir. » Pourquoi Delarue en un seul mot ?
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Sans doute pour souligner la fantaisie, parfois débridée jusqu'à l'absurde, et l'esprit facétieux qui président à nombre de ces pages. Mais aussi parce qu'il y a une véritable histoire *Delarue,* que je ne dévoilerai pas.
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Si j'appréciais les propos de Bernard Bouts sur la peinture, je ne savais pas du tout à quoi ressemblait *sa* peinture. C'est seulement quatre ans après avoir fait la connaissance de l'écrivain que j'ai découvert l'autre face du talent de Bouts, c'est-à-dire le mode d'expression où les qualités remarquées chez l'écrivain sont portées à la plénitude du génie par la perfection d'un métier aux multiples facettes. Ce fut chez Jean-Marc Le Panse au Mesnil-Saint-Loup et à Villeneuve-l'Archevêque, et ce sont des jours que je n'oublierai pas. Ma femme étant sujette au même enthousiasme, un petit héritage qu'elle fit peu après fut en grande partie englouti dans l'achat d'un tableau de Bouts, qui se trouve actuellement en face de moi comme à chaque fois que je travaille à mon domicile, et qui est quasiment le seul ornement d'un appartement qui ne brille ni par le superflu ni même par le nécessaire...
Il existait un album brésilien, non distribué en France, reproduisant une centaine d'œuvres de Bernard Bouts. Cet album vient de sortir en édition française, légèrement augmenté, allégé de sa longue préface en portugais qui ne plaisait pas à Bouts, remplacée par un bref et admirable texte d'Alexis Curvers. La réalisation technique, bien que très proche, me paraît supérieure à celle de la première édition sur le plan des couleurs. Il s'agit d'un superbe travail, dû à l'imprimeur-éditeur Dimitri Lambru, qui mérite d'être cité, et entièrement supervisé par Bernard Bouts lui-même. Cet album est distribué par les éditions Dominique Martin Morin.
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Le public français dispose ainsi désormais de deux livres permettant d'avoir une connaissance étendue de l'œuvre, de la vie, des idées, des techniques, de l'un des très grands peintres de ce temps, scandaleusement méconnu à cause de son refus obstiné des modes et des mondanités (et en France parce qu'il vit au Brésil, aussi...).
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Bernard Bouts fut pendant dix ans l'élève d'Henri Charlier. Précisément, il fut son apprenti pendant six ans et son compagnon pendant quatre ans. Et au bout de ces dix ans, juste avant que la seconde guerre mondiale éclate, Henri Charlier le présentait comme son « associé ». Mais Bernard Bouts appellera toujours Charlier « le Patron », comme on le voit à plusieurs reprises dans les *Pages de journal.* Car les deux hommes demeurèrent en relations épistolaires, et plusieurs des tableaux de Bernard Bouts ont un titre qui leur fut donné par Henri Charlier. De nombreux tableaux de Bouts n'ont du reste pas de titre, ou n'ont qu'un titre vague. On comprendra pourquoi en lisant (ou en relisant) cette phrase essentielle pour comprendre l'art de Bouts, qui se trouve dans son texte du numéro spécial d'ITINÉRAIRES sur les Charlier (un texte important pour la connaissance de Bouts et d'Henri Charlier) : « Beaucoup de mes tableaux sont des figures dont l'idée première est une idée de forme, de rythmique, de mouvement, mais pas une idée de sujet. »
C'est là en quoi la peinture de Bouts est assurément « contemporaine ». Mais au contraire de trop de nos artistes contemporains, il n'y a là nul « spontanéisme », nul caprice, nul fantasme. La forme, le rythme, le mouvement, la structure, la matière, les couleurs, sont au service des réalités intérieures et surnaturelles. C'est tout le contraire du subjectivisme actuel. « *Il n'y a rien de subjectif ou d'impulsif dans mon travail.* » Il s'agit des réalités objectives, et elles sont exprimées par le symbolisme, par l'analogie, notion à laquelle Bouts attache beaucoup d'importance.
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« L'analogie est la chose la plus précise du monde. Ainsi les paraboles. » « Toute peinture est analogique bien plus par la qualité de sa forme et de sa couleur que par ce qu'elle « représente », mais enfin c'est la figuration qui donne la clé du mystère, comme support. » Le sujet d'un tableau, dit-il ailleurs, est surtout « l'orientation pour tout ce qui est la qualité de la forme, de l'orchestration et de la lumière ». Analogie, parabole, mystère, lumière... Dès sa préface, Bernard Bouts avait tout dit : « Où trouve-t-on le réel ? Tant que nous sommes sur cette terre, ou sur l'eau, ou dans les nuages, on le trouve dans le mystère, et non dans l'irréel ni dans le surréel ; dans l'éclat du mystère. »
La peinture de Bernard Bouts est dépourvue de subjectivisme. Son symbolisme est dépourvu de psychologisme, comme il se doit pour tout véritable symbolisme. Et Bouts en est parfaitement conscient, et il sait l'exprimer avec force et précision : « Il arrive qu'un symbole puisse être interprété de diverses manières, mais les interprétations psychologiques que j'ai entendues ne me satisfont pas : ou elles pèchent du côté sentimental, ou elles pèchent par omission du surnaturel. Les replis de l'âme sont infinis, je ne crois pas que les spéculations psychologiques arrivent à les expliquer sinon d'une façon toute matérielle. » On remarquera que cette phrase remarquable dépasse le cadre artistique et s'applique tout autant à la liturgie, à l'Écriture sainte et à tout le symbolisme sacré, dont la peinture de Bouts est si proche, même quand -- et c'est le cas le plus fréquent -- le « sujet » n'est pas religieux. Par conséquent : « Les commentateurs ne manqueront pas pour analyser la « psychologie » de ma peinture et ce sera probablement à côté de la question. »
« Quelqu'un m'a demandé : qu'est-ce que c'est ? Mais, cela se voit assez, c'est une femme accroupie ; avec un poisson pendu devant son nez. Ils espéraient sans doute que j'allais donner des explications psychiatriques, freudiennes, ou pour le moins romantiques ? » A question idiote réponse idiote : « C'est la Vénus de Milo. »
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A la page suivante Bouts confiera néanmoins au lecteur : « Ichtus, poisson, signe et symbole du Christ, se trouve sur mes douze derniers essais, et le personnage qui le regarde, c'est l'âme. » Mais c'est là encore trop peu dire. Les mots n'exprimeront pas la qualité formelle et contemplative du tableau. C'est pourquoi vers la fin du livre Bouts a ce cri : « Ne cherchez donc pas à comprendre, contentez-vous de savoir regarder. »
Savoir regarder, c'est se laisser imprégner par l'harmonie, c'est discerner la vie de l'esprit. « Quand un rond devient fruit ce n'est pas la forme extérieure du fruit qui compte en premier lieu. En premier lieu, c'est la plénitude. » La plénitude, l'influx de la vie. Après avoir peint des études de pommes, Bernard Bouts note : « Dans une pomme j'ai aperçu un éléphant. J'en ai pris un calque soigné et j'ai peint l'éléphant. Je lui ai donné provisoirement un nom biblique « David » parce qu'il est petit mais très fort, et sa trompe pourrait bien être une fronde. » Ici apparaît à la fois l'aspect secondaire du sujet, la primauté de la forme pure (mais vivante), la souveraine liberté de l'artiste, jusqu'à la fantaisie, mais nullement anarchique, fondée au contraire sur de mystérieuses analogies.
Savoir regarder, c'est entrer dans l'espace du tableau, dans ses dimensions spirituelles généralement sans perspectives et dans sa lumière généralement sans ombre. Pourquoi sans perspectives ? « Parce qu'elles retirent le sens décoratif, première qualité de toute œuvre peinte. » Pourquoi sans ombre ? « Parce qu'une ombre d'un côté d'une forme suggère une lumière de l'autre côté. » Or c'est l'éclat du mystère qu'il s'agit de rendre, la lumière des êtres. « Au contraire d'être éclairé, le volume doit être éclairant », car « notre lumière nous vient du dedans ».
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Savoir regarder, c'est mettre un instant entre parenthèses ses références intellectuelles et son petit discours intérieur pour vibrer au contact des textures et des couleurs qui parlent par les formes à l'esprit. La matière joue un rôle très important dans les tableaux de Bouts. Il y a les couches de peinture épaisses et longuement travaillées qui sont admirables en elles-mêmes. Il y a les couches de couleur superposées qui donnent la transparence et des variations infinies, et infiniment changeantes selon la lumière atmosphérique et les saisons. Il y a les feuilles d'or, gravées ou peintes. Il y a éventuellement le tissu d'un vieux poncho qui fera le vêtement d'un personnage. Il y a les masques en relief. Et il y a les sculptures de Bernard Bouts, qui étaient absentes de la première édition de l'album et dont je regrette que la seconde édition ne comporte que deux exemples (le merveilleux Bateleur de Notre-Dame et le Créateur, en trois dimensions après avoir été souvent dessiné). On aurait aimé voir ces chefs-d'œuvre si différents les uns des autres que sont Sibylla, les Sept Sages, la statue de pierre du jardin de Rio et cette autre statue sans nom que Bouts « n'ose pas » appeler l'Annonciation comme je le lui avais proposé.
Savoir regarder, c'est apprécier l'élégance du dessin, la tension du trait, la perfection de la ligne et sa puissance expressive, ce qui fait jaillir la plénitude, l'influx de la vie, « ce qui compte en premier lieu ».
Obtenir un dessin qui ait une véritable qualité spirituelle, cela nécessite un travail persévérant, un humble labeur quotidien d'apprenti à perpétuité (de même qu'un musicien doit faire des gammes chaque jour). L'exercice de prédilection de Bernard Bouts est de copier les plus beaux dessins chinois. Avec leur technique, c'est-à-dire au bambou. Nulle tricherie possible. La qualité du trait est le tout de la forme.
« Les exercices de bambou
« les exercices de plume
« les exercices de pinceau
« les exercices d'encre.
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« A mon avis il faut commencer par des feuilles de papier très petites, et on les agrandit de semaine en semaine jusqu'à 60 75 cm environ. Alors on reprend le petit format et on recommence. Ainsi toute l'année et toutes les années pendant une heure environ chaque matin, sauf, naturellement, les exceptions, il y en a beaucoup. J'ai dit ces choses à plusieurs peintres ou futurs peintres. Ils étaient effarés et, visiblement, ils ne me croyaient pas. »
Le dessin chinois parce que c'est un des grands sommets de l'art de l'humanité. Mais il n'y a pas que les exercices de dessin, et il n'y a pas que les Chinois. Ailleurs Bernard Bouts confie : « Ce matin, en faisant des petites marines à titre d'exercice, à l'encre de chine, je me sentais très proche par la technique de Yen-li-Pen et je pensais à lui et lorsque je fais des études à la détrempe je pense à Chau Fang. Il m'arrive aussi de me sentir dans la peau de l'un des premiers artistes de Byzance et, peignant hier des ananas (aucun homme préhistorique n'a peint des ananas), eh bien je pensais quand même à ces vieux compagnons dont nous retrouvons aujourd'hui la trace de vie sur les murs des cavernes. »
Cette dernière notation n'a rien de fantaisiste et montre que l'attitude de Bouts n'a rien à faire avec l'éclectisme. Elle indique au contraire précisément que ce que Bouts recherche ce ne sont pas les modalités particulières de tel ou tel artiste ni les sujets qu'il représente mais les grandes constantes, les règles universelles. « Il faut réunir les antiques disciplines. » « Les fameuses règles, je les ai recherchées et reprises de mon mieux, dans la vieille Chine, la vieille Grèce, le vieux Moyen Age et tout ce qui est vieux. Et j'ai essayé d'en faire quelque chose de neuf. »
C'est ainsi que la peinture de Bouts est profondément traditionnelle tout en étant incontestablement « contemporaine ». Proposition stupide, d'ailleurs, car tout ce qui est authentiquement traditionnel, donc vivant, est forcément « contemporain ».
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Mais cela se voit si rarement qu'il est peut-être bon d'enfoncer cette porte ouverte. Une pensée de Bouts, rédigée à l'état brut, sans retour sur soi, exprime exactement cette attitude : « Je ne sais pourquoi tout ce qui est constant, permanent, immuable, habituel, m'attire. J'ai horreur du changement, et pourtant mon métier me porte à inventer constamment, dans la forme, les couleurs, les techniques et les textures. » L'invention dans la permanence, l'efflorescence toujours nouvelle de l'immuable, telle est la vie de toute tradition authentique.
Bernard Bouts a réalisé ce qu'à ma connaissance personne d'autre avant lui n'avait tenté de faire : il a fondu dans le creuset de sa solide et puissante personnalité toutes les grandes traditions artistiques de l'humanité, et en cultivant ensemble les vieilles racines substantiellement semblables ou analogues les a fait pousser de nouvelles fleurs et de nouveaux fruits de beauté. Alexis Curvers a dit l'essentiel de l'art de Bouts en trois phrases admirables :
« Si quelque chose m'a plus particulièrement frappé dans ce splendide livre d'images, c'est sa vertu pour ainsi dire « œcuménique », au sens le plus élevé du terme : les personnages, et même les animaux, les plantes, et jusqu'aux moindres objets auxquels Bernard Bouts donne vie, sont tous des créatures, des témoins et des serviteurs du Dieu vivant, manifestant Sa gloire avec une perfection sans défaut. Jamais, je crois, on n'avait réuni dans une telle symbiose tout ce que les traditions artistico-spirituelles de l'Asie, de l'Afrique, de l'Europe et de l'Amérique indienne nous ont légué de plus pur, de plus profond, de plus concordant. Bouts remet en lumière, et avec quel éclat ! l'arc-en-ciel primitif qui embrasse, en les harmonisant, toutes les religions proches ou lointaines de l'espace et du temps, imposant à ses créations si variées qu'elles soient, et d'ailleurs si naturelles, le style de l'unité qui est la marque même de Dieu. »
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Volontairement à l'écart de toutes les modes et de tous les conformismes, soumis au réel qui vibre de l'harmonie divine et aux « antiques disciplines », Bernard Bouts est donc immanquablement d'une réjouissante, rafraîchissante et revigorante liberté d'esprit. Cela se voit évidemment dans sa peinture, ses dessins et ses sculptures. Cela se voit aussi dans ses écrits.
Bouts est généralement féroce avec ses collègues. Il semble qu'il ait d'ailleurs de bonnes raisons de l'être. Dans les discussions entre artistes, dit-il, on parle d'argent, de contrats, de vente, de publicité... mais jamais d'art. Les critères actuels de l'art, « ce ne sont pas des critères, ce sont de petites idées partisanes pseudo-philosophiques et sociales, au service de certaines propagandes, quand ce ne sont pas tout bonnement des publicités ». Car le critère essentiel finit toujours par être l'argent. Il faut voir comment Bouts exécute ses visiteurs, comment il donne le coup de grâce. Ainsi pour ce « sculpteur » fier de son talent et qui veut aller en Amazonie pour se renouveler... « et en partant il me tend une main petite, molle et humide ». On finirait par trouver Bouts injuste, amer, hypocondriaque, voire vaniteux, lorsqu'on tombe sur une histoire qui en étonnera plus d'un. Choisi comme membre d'un jury qui doit retenir dans un salon de peintres contemporains cinq tableaux pour la compagnie Xerox, Bernard Bouts n'en retient que deux. Mais il se trouve que les deux autres membres du jury, un Norvégien et un Colombien, chacun de son côté, n'en ont retenu que deux également. Et ce sont les mêmes. Et ce sont des peintures « non figuratives » (toutes deux du même artiste guatémaltèque, apparemment indien : Ixquiac Xicara). Car il y a une vérité en art. C'est là une de ces histoires comme Bouts les aime, c'est-à-dire en forme de parabole.
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La liberté d'esprit de Bernard Bouts s'exerce dans tous les domaines. Par exemple il parle souvent de musique, soulignant ce qui est authentique, ce qui est fabriqué, et se féli-citant à l'occasion d'avoir entendu un excellent concert... de musique « pop ». Mais lorsqu'on connaît sa peinture tout cela ne surprend pas. Les marines de Bouts sont éventuellement jaunes, rouges, grises, ses personnages bleus, ou verts, ses portraits d'éléphants portent des noms bibliques, les marges et les cadres peuvent comporter des petits dessins, voire des graffiti, des mains gigantesques sont plus expressives que des visages, les vêtements sont parfois des spirales gravées sur l'or, ou de vieux tissus collés sur la peinture, un tableau peut comporter un masque voire un double masque pivotant, et les yeux d'un masque peuvent être en coquilles d'œuf, Socrate a un chapeau melon et un verre à la main...
Car la poésie et la fantaisie ne sont pas incompatibles avec la recherche traditionnelle et l'esprit de contemplation. Le tableau intitulé *L'homme et la bestiole* en est un exemple éloquent. *Socrate* également. Dans les *Pages de journal* aussi la poésie est souvent au rendez-vous. D'autant que Bouts aime raconter ses rêves. Et dans les écrits du peintre c'est presque toujours une poésie de peintre : « Par la fenêtre du premier étage je vois un peu de montagne entre les maisons. Orgie de verts mis encore en valeur par les violets des jacarandas et les jaunes des flamboyants. » Une poésie qui fait le tableau et livre en même temps ce qu'il exprime : « L'ineffable rue, ce matin, sous la pluie, me livrait des yeux noirs et des sourires de soleil, sous les parapluies. Un délice pataugeant, n'étaient les bruits et les éclats d'autos. » Parfois c'est une poésie de conteur, comme dans l'histoire du rossignol, celle de l'Ange, celle de -- la conversion du capitaine Six..., et à presque chaque page de *L'Étoile du jour.* Des personnages extraordinaires surgissent, l'humour et l'émotion se conjuguent... Alors la poésie se fait parabole, et l'on ne sait plus si l'anecdote est vraie, jusqu'à quel point elle est vraie, à quel niveau la fantaisie a envahi le récit. Mais il semble que souvent l'anecdote racontée soit matériellement vraie.
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Et puis qu'importe après tout. Je ne ferai pas d'exégèse rationaliste. Ce serait aussi absurde que pour les tableaux. Ce qui est matériellement vrai n'est toujours et partout qu'une petite partie de la vraie réalité. C'est dans le mystère qu'on trouve le réel, a prévenu Bernard Bouts une fois pour toutes dès le début de son livre. La fantaisie de Bouts, c'est aussi son humour. Et la palette de l'humour de Bouts est aussi riche que celle du peintre. Cela va du sourire du mystère au sourire en coin, et de l'ironie mordante à l'hilarité de l'absurde.
Au fil des pages, c'est après les aventures de mer le « Brésil aux fenêtres ouvertes », la vie des rues de Rio, pleines de personnages étonnants et d'incidents pittoresques (ou que Bouts rend tels), c'est la vie de la rue du Vieux Côme, la vie de la maison de Bouts qui ne se conçoit pas sans Denise sa femme, ce sont les oiseaux, beaucoup d'oiseaux, les oiseaux du poète et du peintre, ceux de la mer, ceux de la montagne, ceux du jardin, le jardin de Denise avec ses fleurs, et peu à peu c'est le visage d'un homme qui apparaît à travers les anecdotes, les rêves, les réflexions profondes, les problèmes de l'artiste, le visage d'un homme vivant qui devient un ami. « Dans le jardin, une colombe, quelques colibris, deux orchidées sur le point de fleurir. Il faisait déjà jour. C'est ici. »
Yves Daoudal.
\[Voir 303-13.jpg\]
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### Tombeau de Bernard Bouts
par Georges Laffly
« Les pions parlent haut et celui qui sait doit se taire, et se terre. » C'est à son propre cas que pensait Bernard Bouts en écrivant cette phrase dans son *Journal*. Le peintre, le vrai peintre, qui *sait,* doit se faire clandestin, invisible, s'il ne veut pas être écorché vif. Telle est la situation faite à l'art aujourd'hui -- poésie, peinture, sculpture, musique, c'est tout un -- dans un temps qui n'a que le mot de *culture* à la bouche mais en fait la repousse, la déteste de toutes ses forces, parce qu'elle est incompatible avec notre frénésie technicienne. On essaye de le masquer. Les escrocs ne parlent que d'honnêteté. Et les régimes qui imposent la servitude claironnent la liberté. Chacun met en avant ce qui lui manque.
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BERNARD BOUTS, qui vient de mourir à Rio de Janeiro, savait tout cela. Les lecteurs d'ITINÉRAIRES le connaissent. Ils ont lu de lui des aventures de mer (les voyages avec l'*Étoile du jour*) et des récits, des réflexions sur la peinture, dans de nombreux numéros de la revue. Ils le connaîtront encore mieux quand ils liront les *Pages de journal,* une grande œuvre, et l'album de peintures et de dessins que vient de publier Dominique Martin Morin. Bouts est un peintre considérable. Il comptera de plus en plus dans notre siècle, à mesure que se dissiperont les brouillards et les calculs du moment. Il est vrai que nous sommes dans une époque où le pire risque de masquer le meilleur. Il y a pourtant, même dans ces temps malheureux, des hommes comme Bouts, qui maintiennent l'art, en vivent le secret et sont capables de le transmettre, ne serait-ce que par leur exemple.
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Né à Versailles le 2 décembre 1909, Bouts a été l'élève d'Henri Charlier de 1929 jusqu'à la guerre. En 1942, il s'expatrie en Amérique du Sud. Il vivra d'abord à Buenos Aires, puis à Rio de Janeiro, à partir de 1961, rue de « Cosme Velho », rue du Vieux Cosme. C'était un solitaire. Pendant ses années d'Argentine, il a vécu le plus souvent à bord de son bateau l'*Étoile du jour,* naviguant et peignant, ne rejoignant la terre que pour le ravitaillement indispensable. Il lui est arrivé d'exposer à New York, à Berkeley (Californie), à Sao-Paulo, Rio ou Buenos Aires. Mais il renonçait de plus en plus aux expositions. Tout le temps qu'on passe à se montrer est perdu pour le travail, et seul le travail comptait pour lui.
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L'album de DMM permettra même à ceux qui n'ont jamais vu un tableau de Bouts de se faire une idée de son art. Il avait retenu la leçon de Charlier : l'art doit montrer l'unité, l'harmonie. Son but est l'éloge de la Création. Ses lois sont constantes, à travers le temps : ce que montrent les peintures de Lascaux ne diffère pas, fondamentalement, des œuvres qui nous viennent d'Égypte, de la Chine des Han, de Byzance, de nos églises romanes. La fantaisie personnelle, l'originalité, comme on dit, le culte de la surprise ne sont que des faiblesses. Cette unité n'est en rien uniformité : on ne confondra jamais une peinture chinoise avec une icône. Et la peinture de Bouts pourra frapper, intéresser des yeux neufs, par sa « modernité ». Une certaine stylisation, le dessin de ses personnages indiens ou noirs, l'humour qui lui fait coiffer son Socrate d'un chapeau melon, autant de signes qui seront compris comme des clins d'œil par des amateurs jeunes, et les feront entrer de confiance dans cette peinture. S'ils le méritent, ils découvriront ensuite que l'essentiel n'est pas là, et que ce que l'on peut trouver, inépuisablement dans ces toiles se trouve aussi dans les peintures rupestres. Il n'y a pas de progrès, Bouts le savait. Il y a seulement des hommes qui sont capables, de temps à autre, de venir respirer à la surface ; ils l'atteignent et reviennent dire ce qu'ils ont vu à ceux qui ne savent pas se dégager.
Chacun se débrouille avec les moyens du bord et la sensibilité de son temps. Comme il est normal, les tableaux de Bouts portent la marque d'une époque et d'un pays, celui où il vivait depuis si longtemps. Leur coloris éclatant, l'élégance fabuleuse des formes qu'ils nous offrent sont évidemment influencés par la nature tropicale où ils ont été conçus. Ils en gardent une force, une exubérance qui risque d'ailleurs de tromper sur leur rigueur. Mais le dessin est là pour nous la rappeler, un dessin savant, synthétique, qui tend à la calligraphie, et d'un corps fait un paraphe, d'un paysage un sceau héraldique. Il y a sans cesse passage du « concret » à « l'abstrait », non par déperdition comme c'est le cas général, mais par un gain qui nous fait accéder à un état supérieur.
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Et notez ces mains immenses, aux doigts déliés, agiles, capables d'imposer partout leurs arabesques et de modeler le monde. L'importance qui leur est donnée dans la peinture de Bouts ne peut être le fait du hasard. Ces mains signifient l'outil originel par lequel l'homme prend possession de la terre et la *tourne* en objets divers, comme fit le premier Potier.
Le plus admirable, chez ce peintre, est son art de rappeler toutes les matières de la création, toutes les surfaces offertes, douceur des nacres qui tapissent les coquilles, rugosité des écorces, fluidité des pelages félins, dentelle des lichens incrustés dans la pierre. On a envie de caresser toutes ces peaux que l'œil contemple avec reconnaissance. Cette peinture donne le sentiment du sacré, même lorsqu'elle montre un éléphant, un flûtiste, un mendiant. Je ne sais comment le dire plus simplement : elle offre une image plus haute, plus noble que nature des objets qu'elle représente. Elle exprime un respect, une louange de ces formes même quand elle ne s'astreint pas à les rendre exactement (la photo, elle, imbattable sur l'exactitude, ne saisit que rarement la noblesse des formes).
A lire le *Journal* on découvre, d'ailleurs sans surprise, qu'à plus de soixante-dix ans, Bernard Bouts travaillait de quatorze à seize heures par jour, jamais satisfait, grattant, reprenant ses toiles, essayant de nouveaux mélanges, et toujours soucieux d'apprendre, copiant de vieux dessins chinois. On le verra aussi très attentif au matériel, maniaque sur les papiers, les pinceaux, les bambous, les encres, les couleurs. Le mauvais ouvrier se plaint de ses outils, dit le proverbe, mais le bon est très difficile sur ceux qu'il emploie, et sur ses matériaux. Rien de « standard » ne lui convient. Soit dit -- en passant, il arrive à Bouts d'utiliser des peintures acryliques, mais il doute fort qu'elles durent sans bouger.
A chaque page de ce *Journal* on trouve un homme possédé par son art, et qui sait qu'il n'y a pas d'art si on ne lui consacre tout son être.
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Il est facile d'imaginer de quel œil il regardait les faiseurs et les inconscients (aussi nombreux à Rio qu'à Paris) qui peignent pour « faire de l'argent » et s'imaginent tout savoir sans avoir rien appris -- le modèle des petits marquis de Molière s'est démocratisé, on en rencontre à tous les étages.
Ce phénomène nous vaut des notations drôles :
« *Une dame peintre de Bello Horizonte m'a téléphoné pour me demander comment on colle les feuilles d'or.*
*-- Mais, me dit-elle, le cuivre ne fait-il pas aussi bien ?*
*-- Le cuivre noircit, madame.*
*-- Et le bronze en poudre ?*
« *Cette dame m'avoue, toujours par téléphone, qu'avec son fils, ils font quarante tableaux par jour, trois expositions par mois, dans des clubs* (*pour ne pas payer de pourcentage*) *et elle a terminé en me disant que je ne suis pas à la page. En effet, je ne suis pas à la page.* » (3 août 1971.)
Sur ce chapitre, il faut compléter par une autre note, du 16 janvier 1977 :
« *L'une de mes nièces m'écrit que je dois être paranoïaque parce que je m'imagine avoir raison contre tout le monde. Il s'agit d'art, pour la politique, je vous la laisse. Pour l'art, oui, je crois que ça peut arriver dans une époque de décadence... Je me souviens qu'autrefois René Huyghe trouvait que les différentes écoles, tendances, recherches, depuis les Impressionnistes étaient trop* « *fragmentaires* »*. Michel Zahar se demandait si, dans la folie actuelle, l'art est encore possible, et Jacques Copeau, rencontré un soir dans le train de Pontoise à Paris me dit :* « *Je me demande si, de nos jours, le BIEN est possible ?* » *Trois paranoïaques, et il y en a bien d'autres.* »
Voilà le genre de choses que l'on trouvera dans ce *Journal* et qui en font une nourriture solide et tonique. Il est vraiment remarquable d'observer le système dans son fonctionnement fondamental.
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Vous différez de l'opinion commune, vous êtes *donc* suspect de maladie mentale. Dans un monde où une opinion commune est facilement inculquée en quelques semaines par les « médias », ce qu'on appelait autrefois le conformisme est dépassé de très loin. Il faut adhérer ou être exclu. Nous protestons contre les moyens employés par les Soviétiques à l'égard de leurs dissidents. Ils sont à peine plus grossiers que les nôtres, que nous justifions très bien. De ce côté-ci du mur, il paraît aussi très nécessaire d'acquiescer à la voix officielle, et aucun écart n'est laissé impuni. Même en art.
Bouts note encore :
« *Dans mon enfance, on me disait que les veaux à deux têtes sont très rares et que c'est pour ça qu'on les montre dans les cirques. Ce n'est pas vrai, ils courent les rues.* »
Il les laissait courir, avec philosophie. Il se remettait au travail. Il écoutait la musique de Couperin, de Rameau, de Satie. Il lisait Jacques Perret, et Valéry (les propos sur l'art). La peinture qu'il aimait, en dehors des exemples anciens qu'on a cités, était celle de Cézanne, de Gauguin, de Van Gogh. Il citait aussi Georges Mathieu (et Klee, je crois bien).
Il assistait comme nous tous à la rapide déshumanisation du monde. Il en note les progrès, dans ce *Journal,* à peu près dans les mêmes termes que Jünger, rencontre remarquable entre deux hommes que rien ne devait rapprocher, sauf l'héritage commun de la civilisation. Invasion du bluff, de la veulerie, de la bassesse, tendances caïnites, mépris de la nature et mécanisation, abrutissement par les radios et les télés, le diagnostic est le même dans les deux cas. Fatalement, dans une telle situation, l'artiste est clandestin. Ou reconnu *par erreur.* Bouts constate :
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« Les musées d'art moderne regorgent de torchons et de serviettes, il va de soi que je n'y ai pas ma place. Ma place ? Je ne m'en occupe pas depuis bien longtemps, mais enfin, j'ai peint. »
C'est là-dessus qu'il faut conclure. Le peintre a accompli sa tâche. Quel que soit le sort de son œuvre, elle est créée, assurée, dans l'éternité.
Georges Laffly.
\[Voir 303-21.jpg\]
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## DOCUMENT
### Une lettre du Père Bruckberger sur Bernard Bouts
Cette lettre du P. Bruckberger est adressée à DMM, l'éditeur de Bernard Bouts en France.
Elle a paru dans le bulletin de l'éditeur *Courrier DMM,* numéro de mars.
Au moment même de la mort de Bernard Bouts. -- J. M.
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*CE sont les saints anges qui vous ont inspiré l'idée de m'envoyer le journal et l'album de reproductions de Bernard Bouts. Il se trouve que la peinture me fascine et que forcément j'aborde la connaissance d'un peintre inconnu de moi avec avidité et que forcément encore les déceptions dans ma vie ne se comptent pas. Cette fois c'est l'étonnement et l'éblouissement. On a frappé à la porte mille fois, on frappe une fois de plus pour obéir obstinément au commandement de l'espérance, et cette fois la porte s'ouvre.*
*Bernard Bouts est un très, très, très grand peintre. Si grand qu'il y a quelque justice divine que, comme Van Gogh, de son vivant, il soit à peine connu. J'admire et je savoure tout de lui, ses moindres méthodes d'artisan et l'authenticité de son inspiration qui est comme l'aube : elle se lève de tout l'horizon à la fois, l'infaillibilité vivante de son trait, l'enfantine candeur de ses couleurs, la richesse savante de ses fonds, cette apparition de l'image qui est une porte entr'ouverte sur l'autre monde, le seul qui ne ment pas, l'angoisse même du peintre.*
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*L'art vrai est comme la foi chrétienne dont Bernanos disait :* « Vingt-quatre heures de doute, moins une minute d'espérance ! » *Et cette assimilation de toutes les constantes de toutes les grandes époques de création artistique pour sécréter, à travers quel savant alambic, l'expression la plus singulière, la plus surprenante qui soit. Dans le tintamarre des fausses gloires, je sais qu'il existe quelque part un vrai peintre. Dieu n'abandonne pas sa créature exténuée. Il lui envoie toujours des poètes et des saints.*
*Merci de tout cœur.*
R.-L. Bruckberger.
\[Voir 303-25.jpg\]
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### Juste dans la pire époque
par Bernard Bouts
Des inédits de Bernard Bouts, et superbes, vous allez en trouver un peu plus loin, immédiatement après cet article-ci, qui est le premier qu'il ait donné à ITINÉRAIRES.
J'avais fait sa connaissance dans sa « vieille petite maison » de la rue Cosme Velho, à Rio, en cette année 1975 qui, au Brésil comme en France, me fut dure et si difficile (et merveilleuse aussi). C'était le moment où, avec Denise son épouse, il venait de mettre au point le « montage audio-visuel » d'un choix de ses œuvres. Je ne me souviens pas s'il eut l'occasion de le montrer à Corçâo...
La mort d'Henri Charlier, à la Noël 1975, rapprocha Bouts davantage encore d'ITINÉRAIRES. Et c'est sur ITINÉRAIRES et Henri Charlier (on s'en aperçoit si on le lit jusqu'à la fin) qu'il nous donna ce premier article, paru en juin 1976. -- J. M.
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IL Y A DE L'ABUS, partout, dans le monde actuel. Tous les abus sans restriction et toutes les fraudes... On le sait, on le dit même, mais en tient-on compte assez ?
Nous n'allons pas remettre sur le tapis roulant les abus et les fraudes de la Radio, de la Télévision, du Cinéma et de la Presse et, d'ailleurs, je dois m'en tenir à ce que j'entends dire car la Radio chez nous n'est guère branchée que sporadiquement pour un déterminé concert en F.M. que j'enregistre sur bande. Le Cinéma : une fois tous les quinze ans. Nous n'avons pas la Télévision. Quant aux journaux je les ignore depuis ma naissance. Enfin les magazines : chez le dentiste c'est-à-dire pas souvent.
Par contre j'assiste, d'assez loin il est vrai, à des fraudes et abus d'un autre genre. En voulez-vous ? En voilà : le « peintre » qui fait faire ses « tableaux » par une dizaine de nègres. Un autre qui peint à reculons ; il s'assied dans un fauteuil confortable ; les cinq pots de couleurs pâteuses sont placés *derrière lui* ainsi que la toile. (Vous me suivez ? c'est un peu acrobatique.) Il tâtonne avec un pinceau et vlan ! sur la toile (sans regarder). Un aide enlève le pot violé, lave le pinceau et on recommence. Quand il n'y a plus de pot la toile est terminée. On l'expose dans une Biennale, on gagne un prix, c'est ce qu'on appelle avoir du pot. Deux femmes « du monde » et son fils (je m'embrouille, c'est compliqué) peignent quarante-cinq tableaux *par jour*. (Mais pas tous les jours.) Des portes et fenêtres dans le genre naïf colonial. Ils font trois expositions par mois dans des hôtels ou dans des clubs et gagnent beaucoup d'argent. Ils ont aussi des théories savantes, des dogmes et des rites ésotériques...
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Vous me direz qu'il y avait mieux autrefois : le type qui dérapait en vélo sur une toile préalablement « giclée de cambouis » dirait Jacques Perret ([^1]), ou bien la douce fille qui peignait à coups de canon (un petit canon). C'est la « peinture involontaire », école reléguée avec les taches et le papier découpés parmi les « ancêtres ».
Je n'invente pas. Ces « artistes » sont connus, je ne les nomme pas crainte de me faire donner sulagueule. Chacun fabrique son école, en petits carrés, en lignes horizontales, en clous, en marron, en mou et même en dégoulinant, (mais le bigotudo qui a fait ça ne savait pas que dans mon quartier une montre se dit dégoulinante). Ce sont les purs, les créateurs, suivis d'une poussière d'admirateurs assez confiants et, bien entendu, de journalistes.
Voulez-vous que nous jetions un coup d'œil sur ce monstre multiple ? Il est partout à la fois, il écrit des livres, il paraphrase n'importe quoi (personne n'y comprend rien mais on fait semblant pour alimenter des bribes de conversation, un verre à la main et la bouche pleine, aux vernissages), il a mille pattes, il fait cocorico et il a le verbe haut mais toujours au présent de l'indicatif : je suis peintre, tu es peintre, il est également peintre, nous sommes un groupe de peintres, êtes-vous aussi des peintres ? Ils sont conciliabularistes. (C'est une importante école de peinture basée sur la dynamogénique de groupe, qui n'expose que dans des gares ou des églises désaffectées.)
C'est navrant : moi qui me réjouissais dans ma jeunesse de voir grandir cette pépinière de barbouilleurs j'en suis à me demander où sont passés les copains. Il n'y a plus de copains ; rien que des marchands. Car c'est un commerce mais ça n'est pas cza.
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Écoutez moi bien : c'est un commerce. On peint pour vendre et on vend tout sauf ce qui est « bon » bien entendu parce que le « bon » ne se prostitue pas, n'entourloupette pas, ne chante pas cocorico ; il n'est nulle part, il expose peu, il a le verbe bas et toujours au futur. Il attend.
Le reste, les pullulants massifiés qui se disent opprimés, (soit comprimés), jouent des coudes pour « arriver ». Ils peignent, disent-ils, pour transmettre un message et ils exposent pour se « réaliser ». « Cza ! Cza ! » disait Gargantua, vous me comprenez cette fois ?
Après, à côté, en plus, qu'y a-t-il donc d'autre ?
La Politique : il s'agit de démolir. Cela remonte à peu près à 1920 mais la technique, revue et fignolée beaucoup plus tard n'a été tout à fait mise au point qu'après la guerre. Il s'agit de démolir par la révolte ou révolution, la vexation, la sexation, la pollution, la contestation, l'abolition, la manipulation et je suis bon. En un mot il s'agit de démolir par la démolition. Pour quoi faire ? Si vous le leur demandez ils n'en savent généralement rien, ils suivent la mode sans même savoir qu'ils démolissent.
Mais il y a Quelqu'un qui sait, qui s'en sert pour des fins inavouables : c'est toujours ça de pris sur l'ennemi. D'autres avouent : « Mais, Bernard, la démolition est l'une de nos meilleures armes, en peinture aussi ! » Cette confidence d'un « ponte » m'arriva dans l'oreille un soir qu'il était « bu ».
On ne s'étonnera donc pas que, dans l'anarchie provoquée où nous nageons, un livre sur l'art culinaire aphrodisiaque ait plus de succès que *L'Art et la Pensée* d'Henri Charlier ([^2]).
Un philosophe m'a dit : « C'est dur à lire. » Bien sûr, c'est pas du même tuyau que l'Arculinérotique !
\*\*\*
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Maintenant je vais vous dire en deux mots ce que j'en pense : *L'Art et la Pensée* est un chef-d'œuvre de l'esprit et *Culture, École, Métier* aussi ([^3]).
Pour qui désire mieux comprendre les choses de l'art, la rythmique libre, la qualité de la forme, l'orchestration de la couleur, et puis : comment juger les grandes époques, comment distinguer les maîtres des rénovateurs, les ressemblances entre l'art religieux païen et l'art chrétien, les différences entre le *sujet* religieux et *l'esprit* religieux, l'inspiration, l'art et l'intelligence, les techniques intellectuelles et les techniques matérielles, la formation et la mission de l'artiste, je ne connais pas un ouvrage, dans tous les temps, qui approche de celui-ci. Et j'en ai lu beaucoup.
Nous observons dans l'histoire de l'art et des civilisations des périodes de progrès et des périodes de retrait. Mais les différents arts ne vont pas toujours ensemble. Il y a parfois décalage d'un siècle ou de plusieurs siècles entre l'évolution de la sculpture et celle de la musique ou de la tapisserie. D'autres fois, au XII^e^ siècle par exemple, tout marche de pair, et comment !
Charlier a choisi, pesé, groupé, jugé en praticien et en maître à penser. C'est bourré d'idées, épluché, composé, il n'y a qu'à se servir. Rien à voir avec les élucubrations psychopathiques des professeurs déconologistes.
Enfin il y a quelque chose de tout à fait impressionnant : c'est que Charlier tombe juste dans la pire époque qu'ait connue la France et le Monde. Il était fait pour construire Chartres ou Vézelay, or le Portail Royal s'est sculpté sans lui, Alors ?
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Alors j'ai l'impression qu'il a été « choisi » (un mot qui lui est cher) et taillé pour faire face au Léviathan. Plus encore que son œuvre sculptée (qui est dispersée) son œuvre écrite restera comme un monument. Honneur à ceux qui s'en sont aperçus à temps.
Bernard Bouts.
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\[Voir 303-32.jpg\]
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### « Teste ». Une fresque. La moustique etc.
par Bernard Bouts
Je retrouve un mot de lui, sans date, envoyé de Rio, parmi vingt autres : « *Jean Madiran, je ne continuerai pas à vous envoyer des papiers tous les huit jours. Ce serait trop, je sais ! Mais que voulez-vous, je suis en panne d'imagination pour la peinture, alors j'en profite pour écrire ces petites choses que j'avais dans l'occipital. Amitiés.* » Avec le mot, un paquet de « ces petites choses ». Je les mettais de côté, trésor en attente, ne les publiant que une à une, selon l'occasion. En voici d'un coup tout un assortiment. C'est bien lui. -- J. M.
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#### « TESTE »
« Les entreprises de la connaissance et les opérations de l'art... » (Paul Valéry). Ce bougre d'homme savait choisir ses mots et les placer. Je me demande si on pourrait parler de la même manière des opérations de la connaissance et des entreprises de l'art. Il me semble que oui, et pourtant le sens est différent, car si l'art est toujours une entreprise, suivie d'opérations, la connaissance ne l'est pas au même titre.
Et d'abord quelle connaissance ? De toute évidence il pense à la connaissance de soi-même, de sa propre existence, et je crois qu'elle est très incomplète ou même inexistante chez beaucoup de gens, ceux-là dont on dit qu'ils sont *inconscients.* Il y a des philosophes inconscients et des peintres inconscients, des piétons inconscients dans la rue et des automobilistes inconscients sur les trottoirs. Les personnes, les psychologues, qui examinent les autres sans se regarder soi-même, échouent dans leur propos.
Mais comment se regarder soi-même sans tomber dans la complaisance, le narcissisme, l'isolement et le ridicule ? Le chrétien qui pratique l'examen de conscience répondra qu'il s'agit de voir ses défauts pour essayer de les corriger, et non pas les qualités, dont nous pourrions à la rigueur nous passer puisque nous n'y sommes pour rien. Mais l'homme qui veut « arriver », c'est-à-dire avoir du succès dans le monde, gagner de l'argent et des honneurs, a tendance à faire briller au maximum ses qualités, qu'il nous présente sur un plateau, et ses défauts, dont il se sert comme d'un bouclier, ou comme arrière-garde, toile de fond, fond de teint, teinture, barbouillé au point qu'on les perçoit aisément dans ses attitudes, jusque dans les portraits photographiques qu'il fait faire, toujours posés et composés (Valéry, Gide, Claudel, Picasso) et dans ses actes et ses œuvres.
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Henri Charlier était arrivé à maintenir une sorte d'équilibre entre ses dons, qu'il ne pouvait se dissimuler, et la modestie qui lui était, sinon naturelle, du moins habituelle, et il n'était probablement pas le seul de son espèce. Mettant à part la religion, qui est l'aide principale pour arriver à cet équilibre, il y a le *métier.* Le véritable homme de métier, homme ou femme, doit tous les jours lutter et se débrouiller dans les limites du métier, dans les règles imposées par la matière et par l'esprit du métier ; il est constamment ramené à une juste connaissance de son moi, nonobstant la majesté de ses aspirations. Je ne parle pas seulement des métiers d'art, sculpture, peinture, architecture, poésie, musique, car il en est de même de tous les autres, très grands ou très petits, tous en balance entre le vouloir et le pouvoir, et je ne crois pas nécessaire d'être « un monstre d'intelligence et de conscience de soi-même » pour se connaître travaillant, face au bloc de pierre, à la toile, à l'écritoire ; face au père, au grand-père, à la belle-mère, à l'enfant, au voisin, au client, au public.
Dans tous les cas nous savons nous situer, nous asseoir, placer nos pieds, nos mains, nos outils, et la cervelle organise et dispose dans le temps et dans l'espace les conditions d'un bon ouvrage. Valéry a très bien vu et expliqué tout cela, mais c'est lorsqu'il prétend se surpasser avec M. Teste, vers le soir, qu'il chute, qu'il *shoote* hors du but. Son bel édifice devient grimaçant. Une certaine hausse de la carabine est nécessaire à longue distance, c'est vrai, à condition de savoir s'en servir, savoir estimer l'éloignement, régler le télescope et tirer doucement sur la gâchette.
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Il vise trop haut et il crie trop fort « muerta la vaca ! » Ses débordements, finalement, frisent le cabotinage. Je me contente de l'exemple de Valéry parce que, parmi mes défauts, on perçoit facilement que ma nature me porte à être succinct dans les explications verbales, au contraire de mes ouvrages peints, longs, lents, où j'essaye de ne rien négliger, transposant à la peinture ce que Valéry a si bien dit au sujet de la littérature et de la poésie.
#### UNE FRESQUE
Je n'ai jamais vu Albert Gérard ni son Atelier de la Sainte-Espérance, et de ses ouvrages, seuls quelques bons dessins et une photo de sa fresque dans la crypte du Barroux.
Mais surtout j'ai lu un article excellent qu'il a écrit sur Henri Charlier, prouvant qu'il avait parfaitement compris le Patron, et par lui la pensée et l'œuvre du Père Emmanuel. Tout cela est un monde, une pyramide sans faille qui englobe toutes les activités humaines, mais ce n'est pas un parti comme des écoles de peinture, des tendances, des recherches dont René Huyghe disait qu'elles sont trop fragmentaires, ou encore des écoles philosophiques, des métiers, et autres groupements humains qui ont facilement des œillères. En face de nous le communisme prétend également tout englober, mais il nous trompe, c'est engober qu'il faut dire.
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Les frères Charlier ne tombaient pas dans les pièges et leur pensée était généreuse (dans le sens vrai que nous explique Georges Laffly dans son magnifique article sur Corneille, ITINÉRAIRES de novembre 1984). Henri n'a pas eu d'enfants : son frère a eu des enfants et beaucoup d'élèves, et je vois aujourd'hui qu'ils ont fait un tas de petits, jusqu'en Afrique et en Inde.
-- Alors, me direz-vous, que faut-il penser de la fresque d'Albert Gérard ?
-- Mais, il ne faut rien en penser ! Croit-on qu'il l'a peinte sans le faire exprès ? Ou voulez-vous la repeindre à sa place ? J'ai rencontré il y a peu une dame qui apportait de France (au Brésil) une collection de peintures de l'École de Paris. Le résumé de sa conversation serait à peu près ceci : « Nous, muséographes, nous, critiques d'art, nous savons, mais vous, les peintres, vous ne savez pas, parce que vous êtes des impulsifs. » C'est peut-être vrai pour les peintres brésiliens qu'elle va exposer à Paris à l'état brut, mais pas pour nous, s'il vous plaît.
On peut toujours opiner, mais, sur quelles bases ? Les jeunes d'aujourd'hui disent : « J'aime, j'aime pas. » Cela ne rime à rien, cela ne change rien à l'œuvre et ne la définit pas. Le jugement est bien plus délicat et, par exemple, il faut être très prudent sur cette affaire de la « spontanéité », car elle permet toutes les impulsions, dont nous nous défendons, et dissimule toutes les ignorances. Le jugement n'est valable qu'à partir d'un certain savoir, une longue pratique, mais encore faut-il que les interlocuteurs se mettent d'accord sur leurs bases respectives. Et d'abord connaître les intentions du peintre, sa ligne de conduite, et ce n'est pas facile, à moins d'être exceptionnellement doué et savant, comme Alexis Curvers qui m'écrivit, sans se tromper, tout ce que je pense en peignant. Une telle connaissance, une telle psychologie de l'art n'est pas fréquente ; elle suppose une méditation spéciale, faite de patience sur de nombreuses informations, et ensuite le talent de transposer le résultat avec des mots, c'est-à-dire faire entrer l'instantané dans la durée.
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-- Mais alors, me demande-t-on encore, qu'auriez-vous peint à la place d'Albert Gérard ?
-- Rien. Je n'aurais certainement pas accepté de peindre quoi que ce soit, où que ce soit, sur des murs. Je l'ai fait dans ma jeunesse : 120 mètres carrés dans le Nord de la France avec Valentine Reyre, j'avais 21 ans ; à 22 ans, 700 mètres carrés à l'église de Lamalou-les-Bains, qui furent détruits deux ans plus tard par les soins du curé et il avait sans doute raison ; et ainsi de suite quelques autres. Aujourd'hui je ne recommencerais pas de tels ouvrages parce que ma carriole est lancée sur d'autres voies, mais j'admire ceux qui l'osent, selon leur conscience et leur habileté, sans trop faire attention au qu'en-dira-t-on.
Certes on ne regarde pas un tableau, un objet, comme on lit un livre. D'abord il y a des livres si longs et ennuyeux qu'on ne les lira jamais : le lecteur ne se résout pas à lire comme l'auteur s'est complu à écrire. D'autres nous passionnent par l'histoire qu'ils content, ce pourquoi nous avons hâte de connaître la fin. D'autres plaisent par leur façon et leur composition. D'autres peuvent être ouverts n'importe où, tant ils fourmillent d'idées. Enfin il arrive que le monde ne retienne qu'une phrase de toute une épopée. Je crois que nous vivons avec ce que notre maison contient d'objets familiers. Nous ne passons pas notre temps à les examiner un à un tous les jours mais nous sommes avec eux et eux avec nous à notre disposition. L'ensemble crée ce qu'on appelle une ambiance.
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Il est bien difficile de couper un tableau, une peinture murale, comme nous coupons un texte à notre guise ; nous ne pouvons en séparer les éléments qu'en cachant le reste, par exemple avec les mains. En général nous nous sentons à l'aise, sans rien couper, au milieu de ce qui fait non seulement le cadre, mais le support de notre vie, avec la disposition dans les différentes lumières du jour. Les visiteurs ne voient qu'un aspect, un moment. Les visiteurs du musée ne perçoivent les œuvres que comme un livre ouvert à telle page. Seule la cathédrale communique son âme d'un coup à celui qui y entre parce que ses éléments ont été conçus ensemble, dans un seul mouvement, une seule harmonie.
Que ceux qui n'apprécient pas ferment les yeux. Beaucoup des premiers visiteurs de la Sixtine fermèrent les yeux. Le pape nomma un culottier et ils les ouvrirent, émerveillés des culottes. Michel-Ange mit un évêque dans l'Enfer. L'évêque s'en plaignit au pape, qui lui répondit : « *En Enfer, dites-vous ? ah non, je ne peux rien ! si c'était au Purgatoire, encore...* »
Et ils moururent tous ; mais les fresques de la Sixtine sont toujours là, tellement retouchées, il est vrai (retouchées à l'œuf ou avec des produits synthétiques ?) que Michel-Ange lui-même les reconnaîtrait à peine.
#### LA MOUSTIQUE
La vie d'une petite moustique n'est pas si simple qu'elle en a l'air. Il semblerait qu'elle ait des attirances, des répulsions, et une énorme intelligence dans une tête minuscule. Le sang humain lui plaît par-dessus tout, mais pas n'importe quel sang, à moins que ce ne soient certaines peaux qui lui conviennent parfaitement alors que d'autres la repoussent plutôt, mais ceci n'est pas du tout prouvé.
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Le fait est que dans la maison elle ne court pas après sa proie ; elle se poste dans des endroits obscurs, par exemple sous la chaise où elle sait que tôt ou tard je viendrai m'asseoir. L'un de ses affûts préférés est sous mon lit, d'où elle ne sort que lorsque je suis couché et que j'ai éteint la lumière. Alors elle fait des détours astucieux pour atterrir à la fin sur mon nez ou mon oreille ou, si j'ai eu l'imprudence de laisser passer une main, sur la première phalange de l'index près de l'ongle. C'est pour elle un nectar mais ça me démange horriblement.
Je dis *la* moustique parce qu'il s'agit de la femelle, car le mâle est inoffensif, comme d'habitude. Les mâles, complètement désarmés et domestiqués, ne songent même pas à former des sociétés, clubs ou syndicats de machos. Ils vivent de la rosée, de quelques miettes, mais ils n'osent entrer dans les fleurs, chasse gardée des abeilles. Lorsqu'ils trouvent une goutte de miel sur la table de la cuisine, c'est un festin, mais ils ne posent jamais toutes leurs pattes en même temps parce qu'ils risqueraient de rester collés ; ils en gardent une en l'air, bien en l'air, jusqu'à nettoyage complet des alentours, puis ils lèchent soigneusement leurs cinq autres pattes et s'envolent vers un coin d'ombre où ils passeront un temps infini à frotter leurs yeux, leur museau et le plumet qu'ils ont sur la tête. En résumé les mâles ne servent qu'à féconder les femelles. Quelle vie !
Les sociologues entomologistes se demandent si, à force de patience, ils arriveront à conscientiser les moustiques au point de leur faire cultiver au moins un jardinet. C'est à voir : les Indiens de l'Amazonie ont toujours été sauvages et le resteront car ils se contentent du strict nécessaire pour vivre modestement de la cueillette et de la chasse. Ils n'ont nul besoin de couverts mais ils guignent les casseroles et les couteaux (et les fusils) des Blancs.
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Dieu nous garde de leur donner des armes à feu ! Déjà ils s'entre-dévorent sans fourchettes. La nuit ils posent des sentinelles autour de leurs cases, qui donnent l'alarme au moindre bruissement de feuillage dans la forêt. Certains anthropologues et psychologues assurent, je sais, que les Indiens ne sont pas sauvages et que les moustiques ne sont pas moustiques. On m'a souvent dit que je suis peu intelligent, et je m'en rends compte moi-même, mais pas au point de confondre sauvages et moustiques.
Quand je regarde par la fenêtre qu'est-ce que je vois ? Je vois des vaches, des veaux, des cochons, des poulets, des chats et des chattes qui miaulent et des oies qui ne miaulent pas. Elles criaillent. Tout cela grouille, se bouscule, piétaille et se piétine, et ce matin il y avait dans la ruelle une théorie d'énormes fourmis chargées de feuilles et de brindilles plus lourdes qu'elles, mais les voisins n'y prirent pas garde, tant il est vrai que le travail est aujourd'hui méprisé. Seul un Chinois s'installa dans la pose du lotus, c'est-à-dire en tailleur, et fit passer les fourmis sur une planchette où il leur coupait le suffixe, laissant le préfixe courir encore un peu. Il en fit un bon plat. Je lui demandai s'il ne serait pas possible de manger aussi des moustiques, ou au moins leurs veufs, mais il me répondit que pour cela il faut être poisson ou petit oiseau. Que ne sommes-nous oiseaux ou poissons ?
Un autre animal m'aurait peut-être tenté pour une éventuelle réincarnation, c'est le colibri, non tant pour ses couleurs éclatantes qu'à cause du fait qu'il n'a pratiquement pas d'ennemis ; ou plutôt sa grande rapidité lui permet d'échapper à la sarigue et au chat. La perspective d'avoir à manger des charognes comme les urubus ne me chante guère, pas plus que d'être dévoré tels les lapins, les perdrix, les poulets, les grenouilles... J'ai vu des serpents avaler des grenouilles. C'était dégoûtant.
42:303
Autant d'ailleurs du côté serpents, qui avaient une difficulté extrême à les engloutir, que du côté grenouilles, qui criaient, les pauvrettes. Cela se passait dans une fosse du zoo. Le public de militaires et de bonnes d'enfants était passionné : « plus à droite ! plus à gauche ! vas-y ! » J'étais écœuré.
Mais il y a bien d'autres horreurs dans la nature, surtout parmi les invertébrés, auprès desquelles mon coup d'attrape-mouches est un coup de grâce.
#### LA VALEUR
La valeur marchande ; le poids de la valeur ; la valeur n'attend pas le nombre des années ; valeur des couleurs ; théorie de la valeur ; tout cela vaut. Et tous les mots que nous prononçons dans notre vie, restent, sans être congelés.
Mais je vois des gens qui, sans se connaître, déclarent : « Pourquoi pas moi ? pourquoi pas avocat, médecin, président de la République », alors qu'ils sont étudiants, maçons, éboueurs. (Mais je ne connais aucun ministre qui ose dire : « pourquoi ne serais-je pas éboueur ? ») Avant de dire : « Pourquoi pas moi ? » il faudrait peser notre personne au physique et au moral. Le petit gringalet sait bien qu'il ne sera jamais champion poids lourd de boxe. Mais mon jeune voisin, c'est désolant, s'efforce à l'Université alors qu'il n'a aucun talent pour les études abstraites.
N'est-il pas possible de se regarder en face lorsqu'on est jeune, ou moins jeune, et se mesurer au patron qu'on imagine ? Est-il suffisant de dire :
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« j'aime, j'aime mieux, j'aime moins, je déteste la langue de veau ? » Est-ce assez d'avoir un vague goût pour l'aéronautique ? Est-ce une raison valable que de s'amuser plus ou moins dans un métier ? Ne sait-on pas que dans tous les métiers, croyez-moi, il y a des moments, et parfois de longs moments, fastidieux par le fait même que le métier a des exigences auxquelles nous ne sommes pas toujours disposés à nous plier ?
Oui, il faut estimer notre valeur propre à son poids, et si l'on se juge apte à plusieurs offices, choisir alors en fonction des possibilités extérieures ; quand le « marché » est encombré dans une branche, pourquoi s'obstiner ? Ne fait-on pas des tests d'orientation professionnelle dans votre pays, tenant compte des erreurs possibles, bien sûr, et de notre sincérité ? Rien n'empêche, nous testant, de tester en même temps le métier. Avant une longue croisière, la première de notre vie, ne serait-il pas utile d'en faire d'abord quelques courtes à bord du bateau des autres ? Le futur peintre Édouard Manet désirait faire l'École Navale, mais auparavant il s'embarqua sur un navire-école (en 1850) pour les cadets de la marine marchande. Presque tout l'équipage jura de ne plus jamais remettre les pieds sur un bateau. Telles sont les illusions.
Moi-même j'ai fait plusieurs métiers, et réellement en professionnel ; en outre je dessinais depuis mon enfance et c'est le dessin qui m'emporta. Il y a toujours des signes, mais il faut savoir les pêcher au passage ; bien plus que vouloir faire fortune, il faut peser la valeur morale et spirituelle de notre entreprise, pour soi-même et pour les autres (même si nous trouvons nos semblables pas très semblables). En un mot soupeser toutes les possibilités afin de sortir d'une manière naturelle de l'indécision dans laquelle nous nous trouvons au départ ; et si nous apercevons plusieurs solutions, examiner chacune à la lumière de notre valeur, que les gens appellent la personnalité, mais n'oubliant jamais que nous aurons toutes sortes de difficultés.
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Combien de dessins et de tableaux ai-je ratés dans ma vie, mon Dieu ! (Plusieurs personnes pensent probablement que je les ai tous ratés, et c'est encore possible.) Ratés à mes yeux était une raison suffisante pour recommencer.
Mais que dire des médecins qui lâchent subitement leur vocation et leurs malades pour se lancer dans la banque ou dans le commerce, avec de variables résultats ? Je connais des jeunes, aptes à tout mais ne faisant rien, satisfaits d'eux-mêmes mais accusant les autres. J'en ai connu aussi, beaucoup, qui se sentent une vocation irrésistible de peintres, mais ne croient pas nécessaire d'apprendre le métier.
Mais un métier m'épate entre tous, malgré qu'il arrive rarement à un résultat valable : c'est celui de virtuose. Le mot ne s'applique qu'à la musique. Aucun peintre ne pense à devenir virtuose en peinture, tout au plus célèbre (et ils savent dès le départ qu'un sur des milliers y arrivera), mais les musiciens commencent généralement très jeunes, s'acharnent des années sur leur instrument et puis recherchent mécènes et impresarios, même s'ils jouent comme des locomotives. Un peu de modestie leur aurait peut-être permis de former un agréable quatuor ? Un peu plus de modestie les caserait dans un orchestre. Encore un peu plus de modestie, jointe au malheur des temps et les voilà pianistes dans un restaurant.
Je ne me moque pas. J'ai vu un jour, à Buenos Aires, un grand jeune homme portant une boîte à violon. Arrivé au coin d'une rue il se mit à jouer non sans avoir regardé autour de lui d'un air craintif. Les gens lui donnaient des sous. Or il jouait vraiment mal, et je me disais : N'y aurait-il pas une place pour lui sur les mâts de mon navire ?
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Mais je n'aurais pas eu le courage d'abîmer de si belles mains. Rentré à bord, je dis : « Nous appareillerons à une heure du matin » et les yeux des matelots brillèrent comme si on venait de leur offrir un trésor.
#### MASSES INFORMES
Mes parents me racontaient qu'à l'âge d'environ cinq ans je faisais des statuettes en cire à modeler et que mes premières furent des éléphants. Je ne m'en souviens que vaguement, mais je sais qu'au collège, à dix ans, j'ai attrapé une mauvaise note pour avoir peint un éléphant sur la feuille où je devais dessiner au tire-ligne et au compas une « tête de bielle fermée ». En plus je faisais des pâtés que j'étirais en forme de fleurs.
Le professeur comprit que je n'étais guère doué pour le dessin industriel et il me donna à copier des plâtres antiques, mais sans note. Par la suite ma vie fut ponctuée par des histoires d'éléphants. Ces animaux me fascinaient. Je ne perdais jamais une occasion d'aller les voir au cirque ou au zoo et j'en ai peint une grande quantité.
Mais voici que l'autre jour, en train d'ébaucher un énorme éléphant sur un grand panneau, mon oreille me dit : « Vous en faites une masse informe. » Le mot me tomba sur la tête comme un marteau-pilon. C'était vrai.
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Or rien dans la nature n'est informe ; soit par la croissance soit par l'érosion toutes les bestioles et toutes les plantes ont une forme énergique, même les mollusques si mous soient-ils, même la reine des termites, si grosse soit-elle. Même les œuvres humaines, si moches soient-elles, même les tableaux dits « abstraits » se recommandent d'une forme, évidemment.
Je me mis donc en devoir de comprendre l'architecture de mon éléphant. Pourquoi étais-je en train de le déformer ? Il m'apparut alors comme un reflet du monde et des entreprises politiques qui pourtant se prétendent « structurées » mais dont nous dépendons. J'étais perturbé par les lassitudes ministérielles, les soubresauts des nouvelles philosophies, les théologies rampantes et les marmelades constitutionnelles. J'étais pris dans le cyclone.
Généralement il n'y a que deux options : prendre la cape, ou la fuite. L'une et l'autre requièrent certaines dispositions à prendre, parfois au prix d'un gros effort, et après c'est comme dit le marin : « à Dieu vat ! » Mais la cape et la fuite ne sont que des situations d'attente dans le brouhaha des vagues tumultueuses qui ne nous feront pas arriver à destination, sauf le hasard, au cas où le port se trouverait justement au droit de nos coordonnées, dans le lit du vent, compte tenu des courants.
Mais je ne crois pas au hasard, et je pense : « La Bible ne dit pas si avec les pluies du Déluge il y avait aussi du vent et des vagues. » Si l'arche était secouée par roulis et tangages ça devait être beau ! car beaucoup d'animaux sont sensibles au mal de mer. Et Noé, et les femmes, que faisaient-ils ? avaient-ils même la force de donner à manger à toute la troupe et traire les vaches et faire du pain ?
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Eh bien oui, ils le faisaient : j'ai vu ma femme, qui n'est pourtant pas une femme biblique, fabriquer des croissants parisiens dans la cabine au cours d'un fameux Pampero. La mer était affolée mais le petit navire et Denise dedans ne l'étaient pas, l'une ayant confiance en l'autre.
Maintenant, tout bien calfaté et calfeutré, les oreilles étoupées, enfermé dans la cale, je me dis : « Faisons des petits pains qui ne soient pas une masse informe. »
#### LA BARBE
On dit que l'homme des cavernes avait une barbe et des cheveux hirsutes. Celle des vieux Grecs était bouclée ; et Charlemagne, fleurie. Quant au Moïse de Michel-Ange, alors ! Il paraît que c'est un signe de virilité, et c'est vrai que les femmes à barbe sont rares, sauf quand elles en mettent une postiche, tressée, accrochée par un fil au bonnet, comme les Pharaonnes. Les Juifs aussi portaient la barbe, mais pas tous, et au moins jusqu'à l'arrivée des Romains. On raconte que la femme d'Hérode Antipas paya le barbier pour qu'il tranche la gorge de son mari lorsqu'il le raserait. Il ne le fit pas, que je sache. Le rasoir était-il en fer ou en bronze ?
Sans être tout à fait un spécialiste du bronze je sais des choses surprenantes : par exemple j'avais une aiguille du temps des Incas, qui était extrêmement dure et assez flexible. D'ailleurs j'ai encore deux serrures en bronze, des portes de la cabine du capitaine d'un bateau anglais coulé dans le Rio de la Plata en 1909. Je n'ai eu qu'à les nettoyer et elles fonctionnent admirablement. Leur ressort est en bronze, or jusque là je croyais qu'un ressort ne pouvait être qu'en acier trempé. Il s'agit donc d'un bronze de première qualité, comme étaient probablement les rasoirs romains. (Mais on dit aussi que Jules César se passait un charbon ardent sur le visage !)
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Quant au savon, c'est une plaisanterie. D'abord il y en a toujours eu, tiré de la saponaire, plante dont les paysans de plusieurs pays se servent toujours pour laver le linge, avec de la cendre. Et puis il n'y a pas besoin de savon pour se raser : depuis beaucoup d'années je ne me sers que d'eau chaude (mettre 20 fois de l'eau chaude sur la figure, avec les mains). Le peuple Keechua, du Haut Plateau des Andes a si peu de barbe qu'ils ne se rasent pas. Ils s'épilent avec des petites pinces en argent.
Évidemment il y a barbe et barbe : les blonds l'ont moins dure et les bruns... quelques-uns de mes copains assuraient, dans un élan viril, que leurs poils étaient comme du fil de fer, au point que les coiffeurs refusaient de les raser ! Mon père portait une barbe en carré très soignée, mais il était chauve dès l'âge de quarante ans. Il eut un jour le malheur de reprocher à Louis-Victor sa tignasse trop longue et celui-ci lui répondit malicieusement : « la jalousie ! »
On croira peut-être que je commence ici une encyclopédie de la barbe, mais mon intention est plus élevée, parce que je constate, dans la rue et ailleurs, que la barbe est à la mode, et je fais peu à peu quelques petites études psychologiques et esthétiques, selon les tempéraments, les goûts, les métiers, la forme des visages, qui ne sont peut-être pas dénuées d'intérêt, malgré mon manque de méthode et la difficulté que j'éprouve à classer.
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J'admire les classifications des savants, par exemple les zoologiques : règne, embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce, avec les subdivisions ; mais je n'arrive pas toujours à faire entrer ici ou là une chose qui hésite, de par sa nature, à se définir, et moi-même, suis-je peintre, et quelle sorte de peintre ? quelle famille ? quelle espèce ? ce n'est pas facile. Encore est-il commode de voir rangées dans un fichier des choses à peu près contemporaines, comme mes tableaux serrés dans des casiers par ordre de sujets. On me le reproche parce que c'est vague, mais le moyen de faire autrement, horizontalement, en abscisse ? Verticalement, en ordonnée, c'est-à-dire chronologiquement, généalogiquement, la chose se complique, et lorsque l'on combine les deux, tout me paraît insupportable.
Ainsi des barbes : dois je séparer les jeunes des vieilles ? car les « motivations » sont variées. Dois-je les classer par couleur ? par longueur ? par forme ? Je m'y perdrais rapidement. Dois-je attribuer leur naissance et leur croissance seulement à la mode, ou un petit peu aussi à la coquetterie ? à la lecture de Jules Verne ? à la politique (Karl Marx, Fidel Castro) ? au désir de se vieillir quand on est jeune ? Mais alors, quand on est vieux, quoi ? De toutes façons c'est contagieux et l'on peut dire qu'il y a toujours, individuellement, préoccupation esthétique, malgré une évidente ignorance des agencements architecturaux de la boîte crânienne avec les os de la face, arcades sourcilières, hauteur des pommettes, forme du nez et surtout du menton.
Dans de nombreux cas la barbe ne « colle pas » avec la figure, mais qu'importe. Dans d'autres cas, il est vrai, la coupe est judicieusement étudiée pour obtenir, selon les rêves de chacun, le type 1900, le Grand Duc de Russie, le gangster, l'homme des bois, le coureur des mers, ou le savant profond. On pourrait croire qu'aucun homme n'est satisfait de la gueule que la nature lui a donnée et beaucoup se croient à l'abri des regards. Tel jeune artiste barbu fut inquiété par la police pour une affaire de larcin dans un musée (comme Picasso). Il se rasa aussitôt et s'enfuit. Hélas ! la police le reconnut quand même.
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Tout cela n'est pas très original et je ne sache pas que le fait de suivre la mode pas à pas, pour les hommes comme pour les femmes, soit une preuve évidente d'imagination ou même d'intelligence. Que dire alors de cet astronome, directeur d'un observatoire, qui rase soigneusement sa lèvre et son menton mais a laissé pousser ses cheveux très longs et filasse, sous lesquels on voit paraître d'énormes favoris roux et crépus, jusqu'au bas des mandibules ? Il a voulu se composer une tête de savant, il a réussi.
-- Et vous, va-t-on me demander, n'avez-vous jamais porté la barbe ?
-- Oui, une fois, vers mes 35 ans. Il en existe même des photos et les amis me disent : « tu avais vraiment l'air d'un explorateur » mais cette barbe-là était fausse, pour le théâtre.
#### CONNAISSANCES
Nous ne savons pas grand chose du Ciel ; c'est plutôt une conviction qu'un savoir. De la terre nous savons un peu plus, sans conviction, mais nous constatons que le soleil se lève plus ou moins à l'est, à des heures différentes il est vrai ; que la lune est la même dans l'hémisphère nord et dans le sud, mais à l'envers ; que c'est aujourd'hui vendredi à Singapour comme ici, mais ça, c'est une convention ; que la Démocratie est une illusion nécessaire, comme l'équateur ; que nous naissons d'un microbe et qu'il nous faut neuf mois de croissance avant de voir le jour (ma petite chienne c'est 54 jours, quant à l'éléphant... Et la cigale, sept ans).
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Nous savons encore quelques autres choses qui ne représentent guère, confessons, qu'une goutte d'eau à côté de l'océan d'énigmes et de mystères qui nous entourent et avec lesquels nous essayons d'amalgamer notre vie ; c'est une connivence en attendant que la science, un grand mot, nous donne enfin la clef de tout. Ce sera une révélation, à la condition toutefois que notre petite cervelle soit apte à recevoir la précieuse vérité. Qu'en ferons-nous ?
Déjà au niveau des connaissances actuelles nous pouvons constater que le commun profite de quelques nouveautés sans les comprendre, l'électricité, l'avion, et lorsqu'on entend dire : « nos pères ne savaient pas mais nous, nous savons », ce n'est pas nous qui savons, ce sont quelques physiciens ou électroniciens ou mécaniciens spécialistes, dont on entend parler sommairement à la télévision ou dans des revues succinctes et pré-digérées.
Eh bien laissez-moi dire que nos pères (puisqu'ils disent nos pères), ces ignorants, savaient l'essentiel de la vie et de la mort, et la hache de pierre suffit longtemps, si l'on savait s'en servir. Craignant de ne pas savoir me servir de l'électricité, je la refusai lorsqu'on l'installa dans mon village vers mes 25 ans. Seule maison du village qui continua durant des années avec le pétrole lampant, et bien heureux que je ne repris pas les lampes à huile et les torches romaines. C'est dire que je connais les avantages et inconvénients de l'électricité et du pétrole.
On pourrait croire que ces pauvres lignes, écrites au fil des idées et du souvenir, ne me sont dictées que par un amour immodéré de tout ce qui est ancien. Je ne crois pas que ce soit le cas, car si j'aime quelques antiquités, je n'aime pas toutes les antiquités, il s'en faut.
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Mes petits-enfants se passionnent pour les locomotives à vapeur, qu'ils n'ont pas connues, et plus encore pour les diligences, que je n'ai pas connues, et j'ai beau leur raconter les voyages fumeux de mon enfance, où l'on ne pouvait pas se mettre à la portière sous peine de recevoir des escarbilles dans les yeux ; j'ai beau leur parler des heurts et de l'inconfort des diligences, cela ne fait rien : ils les associent comme ils les voient au cinéma, courant l'une après l'autre, la locomotive tricotant des pistons et la diligence lancée au ventre à terre de ses six chevaux, ils rêvent. Les mêmes enfants d'ailleurs adorent les jouets électroniques ; ils ne sont donc pas sclérosés dans le passé. Moi non plus, mais le problème que je me pose est plus grave : c'est le problème de la connaissance.
Je viens de dire que nous ne connaissons pas grand chose des découvertes qui facilitent notre travail et nos loisirs, mais qui parfois aussi nous heurtent. De toutes façons je crains qu'elles ne nous occupent tant qu'à la fin nous oubliions les connaissances essentielles. Ce sont d'abord nos rapports avec la nature, avec les métiers vitaux et avec notre famille. Les habitants des grandes villes n'en savent plus rien, qui vivent d'artifices, dorment dans des cages à mouches, mais passent la journée (et souvent la nuit) hors de chez eux et hors d'eux-mêmes. Je ne nie pas que l'électricité apporte une vie nouvelle aux campagnes, et le moteur, et les engrais, et les pesticides, mais enfin tout cela serait à revoir et rééduquer, peut-être grâce à l'ordinateur si le flair est perdu. Les médecines ont également fait beaucoup de progrès. Elles sont plusieurs qui même se contredisent et chaque médecin, sûr de ce qu'il avance, guérit tous les patients. Et puis les vaccins font merveille, tant pour les bêtes que pour les humains, malgré l'opinion de quelques naturistes et « macrobiotiques ».La chirurgie enfin a tant progressé (je lui dois, sinon la vie éternelle, du moins les années de grâce) que d'ici peu on nous changera la tête et ce ne sera peut-être pas plus mal.
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Une amie a visité plusieurs fois les habitants du Gallak et autres lieux des Himalayas. Elle les a trouvés pauvres mais sans misère, et gais, heureux de vivre en famille et de soigner leurs terres comme des jardins. Ce à quoi un Parisien triste m'a répondu : « C'est parce qu'on ne les a pas conscientisés. » Alors j'ai dit « Ah ! » Que pouvais-je dire de plus intelligent devant cette ânerie ? Un autre citadin a traversé en touriste le Haut Plateau Bolivien où les paysans Keechuas lui ont paru tristes. Or j'ai vécu sur le Haut Plateau et ce que ce bon citadin a pris pour de la tristesse n'est que l'attitude fermée de beaucoup de gens simples (même en France !) devant les étrangers. En revanche la Pampa n'est pas gaie ; à première vue ce ne serait pas tant une affaire de grande plaine, que d'altitude. Le fait est que leurs musiques sont toujours « les lamentations du cocu ». Et pourtant j'avais une certaine affection pour les galopades sans fin, et la tristesse, la vraie tristesse, ne m'atteignit jamais.
La mer aussi est plate, quelle que soit la hauteur des vagues qui nous secouent bien plus qu'un cheval au trot : « C'est pour faire tomber la poussière », disait mon matelot Fideles, car il comprenait qu'à terre, lui et moi disparaissions sous une couche de matière inerte que nous ramassions dans les bureaux et les magasins (lui dans les bistrots) où tout le monde adore le veau d'or et son mensonge. Le bon garçon recherchait les mystères dans la bouteille, ce qui ne l'empêchait pas de louer Dieu et d'honorer ses parents.
J'ai vu un jour, à l'angle d'une ancienne maison, une inscription taillée dans la pierre : « *Adore Dieu, honore le* Roy. » Voilà qui remet les choses en ordre.
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Le calvaire à la croisée des chemins est en pierre ; la flèche de l'église est en pierre ; la meule du moulin est en pierre ; la grotte et l'auge étaient en pierre ; mais les circuits électroniques... Et si l'on dit que j'ai une tête de bois, on se trompe, car elle me pèse.
#### INCOHÉRENCES
On me reproche d'être pessimiste, de tout critiquer, faut voir ! Croit-on qu'un prisonnier qui écrit ses mémoires n'évoquera que les petites fleurs, au temps où il n'était pas prisonnier ? Ou qu'un guerrier ne parlera que de ses permissions, comme le collégien, des vacances ?
En général, je vois ce que je vois et je n'entends que ce que je préférerais ne pas entendre, mais il m'arrive aussi de parler de mon jardinet, des rencontres heureuses que je fais sur la route du marché, ou de mes conversations avec mes ouvrages, qui ne sont pas toujours des luttes acharnées : à mon âge, avec la pratique acquise, mes ouvrages ont une certaine bonne volonté, un certain sourire, en un mot ils font mon agrément, et si mes écrits optimistes passent inaperçus, c'est peut-être qu'ils n'ont pas été publiés ?
Ma tendance, malgré tout, j'en conviens, serait de pêcher en eau trouble, dans l'espoir, l'illusion, que le fretin me saura gré de le tirer de là pour le rejeter dans une Tamise tamisée.
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Le monde d'aujourd'hui m'apparaît comme un chaos ; que l'on trie, que l'on épluche, que l'on vanne, la fleur est rare et le bouquet petit. Ou alors faudrait-il que je ferme les yeux ou que je m'enferme dans un sac ? Et comment faire pour ne pas sentir les coups ? J'ai souvent parlé des visiteurs qui me disent : « *Je n'y connais rien* (en art), *mais je vais vous dire...* » C'est une incohérence. Ou bien ceux qui, au contraire, se disent grands connaisseurs mais admirent du même œil les œuvres les plus contradictoires, impossibles à situer dans un même champ, comme ils compareraient le bon vin à la piquette ! Ou les peintres qui se prétendent « autodidactes » mais dont tous les tableaux sont copiés de quelque chose. On pourrait citer quantité de ces trahisons, non seulement chez les artistes, les musiciens, les acteurs, mais dans la vie courante, sorte de folie collective, à qui sera le plus sot.
En a-t-il toujours été ainsi ? Je ne le crois pas. Je sais que les humains aiment à vivre en troupeau et qu'ils se sont toujours copiés l'un l'autre, mais je crois que dans les temps passés ils étaient plus cohérents. Si réduit que fût le vêtement, dit-on, à l'époque des cavernes, on peut être sûr que ces vieux barbus avaient des défilés de modes avec plumes au derrière, comme aujourd'hui. Mais je crois aussi qu'ils étaient bien trop près de la nature pour oser se permettre des extravagances de costume, d'armes, de chasse, ou culinaires. Le premier homme qui a mangé de la ciguë en est mort et les autres ont compris. Socrate, lui, avait depuis longtemps compris.
Mais nous ne comprenons pas que plus nous avançons dans la connaissance des ondes et des mécaniques, plus notre tendance est de presser le bouton au lieu de faire l'effort créateur, au risque de perdre le sens, les sens, tous les sens, et de devenir comme des singes en cage. Notre époque dit aux hommes : « Vous êtes libres, il n'y a ni bien ni mal, tout est indifférent. » Du coup les hommes se précipitent sur la ciguë. J'entends que ma voisine râle. Elle n'est pas encore morte mais ça vient, affolée par le libéralisme :
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« Que voulez-vous, cela donne tant à faire ! On n'en finit pas de peser le pour et le contre des paroles d'Agur, fils de Jaqué, puisque, finalement, il n'y a ni pour ni contre dans cette marmelade. »
Les jeunes (on dit « les jeunes » et on a tout dit, ou rien, car on dit aussi : « il n'y a plus de jeunesse » et c'est vrai, ils sont nés en 1880 avec la barbe), les jeunes, qui ne sentent même plus leur collège, sentent déjà le renfermé, le moite, en clignant des yeux, et profitent de la liberté chérie pour maugréer contre tout ; « contre tout » est en effet une sage prudence pour être à la page, nonobstant les véritables esprits libres qui mangent des fraises des bois en cachette.
L'équipage d'un navire (sachez que ce mot n'a de sens pour moi qu'à la voile et en bois) est, comme les moines cloîtrés, obligé de rester à bord, au moins tant que le navire navigue ; comme le moine, le matelot obéit au coup de cloche, à sa discipline personnelle (l'homme qu'il faut à la place qu'il faut), au Bosco pour la routine et au Capitaine pour la manœuvre. Car tout moine ou matelot quelque peu amariné sait qu'il va se passer quelque chose, mais le moment précis est donné par le chef d'orchestre : « un, deux, trois, envoyez ! », tout le monde s'affaire dans l'ordre, le navire vire de bord lentement sous l'œil de la lune, et pour le reste, à la grâce de Dieu ! Allons nous coucher et fichez-moi la paix avec vos libérations.
Bernard Bouts.
\[Voir 303-57.jpg\]
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### Esquisse d'une chronologie
-- 2 décembre 1909 : naissance à Versailles.
-- 1930-1940 : apprenti, puis compagnon, puis associé chez Henri Charlier, au Mesnil-Saint-Loup.
-- 1941 : première exposition à Buenos Aires.
-- 1948-1969 : au large des côtes de l'Argentine et du Brésil (sur son bateau, qui les dix dernières années est l'*Estrela do dia*).
*-- *1951 : seconde exposition à Buenos Aires.
-- 1953 : exposition à Paris.
-- 1957 : exposition à New York.
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-- 1966 : exposition à Sao Paulo.
-- 1968 : exposition à Berkeley (Californie).
-- 1970 : installation à Rio dans la maison de la rue Cosme Velho.
-- 1973 : voyage en France.
-- 1975 : mort d'Henri Charlier.
-- 1977-1978 : Parution dans ITINÉRAIRES de *L'Étoile du jour* et de la *Suite des aventures de mer.*
*-- *1980 : voyage en France.
-- 1981 : première édition à Rio de son album : *Obras de Bernard Bouts.*
*-- *1981-1982 : parution dans ITINÉRAIRES de : *Pour les jeunes artistes.*
*-- *Décembre 1985 : achevé d'imprimer de son livre *Pages de journal* (DMM).
-- Mars 1986 : mort à Rio.
Articles parus dans « Itinéraires »
\[Voir Table\]
\[Voir 303-61.jpg\]
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## ÉDITORIAL
### L'holocauste et le déshonneur
DÉSHONNEUR de la France passive et de l'Église muette, le génocide libanais continue jour après jour. Il dure depuis onze ans. Il peut durer : ce sont des chrétiens que l'islam massacre, cela ne trouble pas la conscience universelle, cela n'intéresse pas les défenseurs ordinaires des droits de l'homme. Si les victimes de cet holocauste, ininterrompu étaient des juifs, on verrait et on entendrait la communauté juive en clameurs dans le monde entier. La communauté chrétienne ne subit pas l'influence de l'ascendant juif, du moins pas sur ce point.
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Les derniers enseignements du Vatican sur la « libération » évitent spectaculairement d'envisager aucun cas qui pourrait ressembler à celui des chrétiens du Liban. L'évêque de Chartres annonce son intention de fermer sa cathédrale, cette année, au pèlerinage de Pentecôte du CENTRE CHARLIER qui, cette année justement, est une marche de prière et de pénitence « pour le Liban et les chrétiens persécutés ». La barbarie islamique déchaînée et alimentée par le KGB mérite sans doute de se voir, elle aussi, invitée au « congrès de toutes les religions » que Jean-Paul II convoque à Assise au mois d'octobre.
\*\*\*
L'uniforme français, casque bleu casque blanc, désigne désormais le soldat que l'on peut assassiner facilement, sans risquer ni riposte ni représailles. Depuis les massacres d'Algérie, en 1962, auxquels l'armée eut l'ordre d'assister sans sortir de ses cantonnements, la V^e^ République a réussi à faire que la citoyenneté française ait cessé d'être une protection et soit devenue une cible aisée aux yeux des musulmans. Cette même République supporte depuis onze ans, sans réaction militaire, le massacre des chrétiens du Liban, à qui la protection française aura manqué pour la première fois ; mais complètement, mais mortellement.
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Quelques Français pourtant sont allés se battre aux côtés des chrétiens libanais, suivant l'exemple du capitaine Borella, tué au combat, à Beyrouth, en 1975 déjà. Il était parti en disant : « *Je vais aider les villages chrétiens du Liban, où les prêtres font le coup de feu avec des jeunes gens pour défendre leurs églises, leurs écoles et leurs maisons contre les terroristes feddaynes. Je pars sur la trace des croisés.* » C'est Dom Gérard qui nous a rapporté, dans ITINÉRAIRES de janvier 1976, ces paroles du capitaine Borella : « *Il disait cela,* ajoutait Dom Gérard, *d'une voix brève et tranquille comme s'il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde. Il nous paraissait heureux et grave. Ainsi jadis les chevaliers de Terre Sainte devaient-ils s'en aller sans se retourner, avec l'indulgence plénière et le dédain de la mort.* »
Malgré l'hostilité officielle des autorités civiles et religieuses, il y a eu, il y a le grand mouvement d'aide et de soutien organisé par le CENTRE CHARLIER et par les COMITÉS CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ de Romain Marie. Ces dévouements à contre-courant -- et les morts au combat -- auront peut-être et malgré tout, devant Dieu et devant l'histoire, sauvé quelque chose de l'honneur de la France, de son âme et de sa vocation.
\*\*\*
65:303
Voici la lettre ouverte au président de la République française qu'a écrite un jésuite français, le P. Jean Aucagne, qui depuis 1960 vit à Beyrouth, où il est professeur au collège secondaire de Jamhour et à l'université Saint-Joseph. Il y est journaliste aussi, dans les périodiques et les radios. Dès son ordination, il s'était porté volontaire pour la province jésuite du Moyen-Orient. Il est un bon connaisseur des Églises orientales et aussi de l'islam.
Sa lettre ouverte a été publiée au Liban, et à Paris dans le quotidien PRÉSENT.
Elle dit tout.
J. M.
MONSIEUR le Président,
Cette lettre s'adresse au président français, quel que soit le parti dont il se réclame. En effet, vue de Beyrouth, la politique française, qu'elle soit « socialiste » ou « libérale », apparaît la même : inexistante, parce qu'irréelle. Depuis onze ans, ici, les morts et les personnes enlevées ne se comptent plus ; et ; c'est triste à dire, mais quelques Français ou Américains de plus ou de moins, on ne sent plus la différence. Un peuple se ruine dans une guerre qui le dépasse, parce que cette guerre, elle est faite à vous aussi. Mais vous ne voulez pas la faire.
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Car l'essentiel est là. Il ne s'agit pas pour vous de déclarer une guerre. La guerre est là, mais vous l'avez tellement en horreur (et comme on vous comprend !) que vous préférez faire comme si elle n'existait pas. Alors votre ministre des affaires extérieures appelle à la raison. Écoutez ce qu'on lui répond :
« Vos menaces stupides ne nous font pas peur, car nous savons d'avance que vous êtes incapables d'une quelconque action ou réaction. Nous avons tué vos soldats par dizaines et chassé votre Motte et vous n'avez pas eu le courage de riposter. Cessez vos fanfaronnades, cessez de jaser. » (Communication téléphonique du Jihad islamique à une agence de presse le 8 mars.)
Il peut vous paraître étrange que l'on réponde ainsi à une déclaration qui se terminait par ces mots : « La France est déterminée à tout faire pour que la raison puisse prévaloir sur le chantage et sur la haine. » Cette explosion de fureur se comprend pourtant si l'on accepte un moment de voir la situation à Beyrouth telle qu'elle est, et non pas à travers quelque théorie sur le Tiers-Monde, qu'elle soit socialiste ou pas.
Voilà des gens qui ont pris des risques. Pas ceux que vous imagineriez, sans doute, dans votre propre mentalité. Vous parlez volontiers de « lâche attentat » à propos des actions terroristes. Mais ceci ne peut qu'apparaître comme une injure gratuite pour ceux qui les commettent. Ils se sentent tous solidaires du kamikaze qui conduisait le camion bourré d'explosifs contre le contingent français, et qui trouva la mort. Eux ne risquent rien, pensez-vous.
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Mais tel n'est pas leur avis. Ils sont tout prêts à subir en conséquence des représailles. Ils vous le disent. En refusant de le faire, en vous contentant de paroles ou du geste symbolique de bombarder un camp déserté (à la suite d'avertissements que vous auriez vous-même fait parvenir, dit-on ici), vous les traitez comme des impuissants, comme des non-êtres, et il n'est pas de pire injure.
Ils vous annoncent la mort de Michel Seurat. Vous vous refusez à les croire. Oh ! pour les meilleures raisons du monde, je n'en doute pas. Celles par exemple, du Comité international des scientifiques pour la libération de Michel Seurat, qui « ne peut croire à l'exécution du chercheur, estimant que le sens de l'honneur des religieux que sont les musulmans ne peut permettre un tel acte ». Mais au nom de quoi un comité de scientifiques, si estimable qu'il soit, peut-il décréter ce qui convient et ne convient pas à « l'honneur des musulmans » ? Ils ne sont pas eux-mêmes musulmans. Qu'ils restent donc dans une prudente (et « scientifique ») réserve. Une chose est sûre en tout cas : il ne faut pas confondre des groupes tel le Jihad islamique avec une association d'enfants de Marie.
Un responsable musulman a condamné ces enlèvements sans doute, mais en se plaçant à un tout autre point de vue : « Nous condamnons les enlèvements, car ils ne servent pas notre cause » a déclaré M. Karamé après avoir reçu le 10 mars votre émissaire, M. Boisdevaix. Jugement purement politique, et qui se garde bien de parier d'honneur ou de morale.
68:303
Non point que l'honneur et la morale n'aient rien à voir en politique. Encore faut-il les mettre à leur juste place. Quand Roosevelt déclarait au moment de Yalta qu'il était convaincu que tous les problèmes mondiaux pouvaient se résoudre par une franche discussion autour d'une table, Staline devait s'étouffer de rire dans sa moustache. Il savait bien -- en pleine guerre mondiale -- que les conflits se réglaient d'abord au bout du fusil et par la présence physique des armées. C'était un politique, en quoi il avait raison ; immoral en plus, en quoi il avait tort. Mais Roosevelt pouvait penser qu'il était, lui, plein de morale pour deux. En oubliant la politique, il n'en commit pas moins l'acte scandaleusement immoral de livrer la moitié de l'Europe à une servitude dont elle ne voit pas la fin.
L'Occident en général, et l'Occident socialiste en particulier, se drapent volontiers dans les plis de la morale et de l'humanisme. Cela fait de beaux discours, à Paris. Mais comment les croire, à Beyrouth, quand ces discours ne peuvent que paraître comme des prétextes pour ne rien faire ? « Nous ne céderons pas au chantage » déclarez-vous. Et alors ? Vous laisserez assassiner les otages sans rien faire ? Et puis comment vous croire ? Vous déclarez aussi que le gouvernement français choisira librement ses représentants. Mais vous n'en envoyez pas moins le seul agréé par les ravisseurs M. Reza Raad. Un homme estimable et efficace, certes. Mais, de Beyrouth, on craint de mieux comprendre les raisons de ce choix quand on apprend que M. Raad serait non seulement d'origine libanaise, mais chiite. Avec de grands mots, notre combien laïque République est prête à risquer son sort pour liquider, contre la volonté des Français, l'école catholique. Mais elle cède sans peine aux exigences sans doute « religieuses » des ravisseurs.
69:303
Et puis, avez-vous remarqué que dans l'appel téléphonique du 8 mars, on disait : « Pourquoi l'exécution de Michel Seurat serait-elle un crime impardonnable alors que les tueries perpétrées contre les musulmans sont sujettes à controverses ? » Passons sur l'aspect purement musulman de la question. Mais il y a effectivement des milliers d'autres otages détenus au Liban ; des centaines ont été exécutés. Si c'est une question de morale, votre conscience aussi aurait dû s'en émouvoir. Et si c'est une question de politique, il faut réagir politiquement, et non point utiliser la morale pour des déclarations qui n'ont de ferme que l'apparence, puisqu'elles ne sont suivies d'aucun effet. Car que vaut votre politique ? Livrer des munitions à l'Iran, livrer des prisonniers à l'Irak, et quand ces misérables concessions viennent à être découvertes, déclarer que ce n'est pas vous, que ce sont des « bavures », des « erreurs », des autres, bien entendu.
La question est politique ; elle ne se réglera pas par de « fermes » déclarations qui occupent un moment les journaux, vous donnent bonne conscience, et laissent les choses en état. Lutter contre les ravisseurs d'otages, cela ne peut pas se faire à coups de magouilles politicardes comme s'il s'agissait d'embarrasser la droite avec Le Pen que vous affectez de prendre comme le seul grand méchant loup, alors que le « parti de Dieu » serait celui des enfants de chœur. Il faut mobiliser vos forces et vous unir contre ceux qui nous veulent la guerre, même si nous, nous ne la voulons pas.
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L'Amérique vous propose cette lutte en commun. Vous faites la petite bouche. Ah ! comme on vous en est reconnaissant ! « La France doit comprendre qu'elle doit sortir du cadre de la politique américaine (le plus grand Satan) », portait le communiqué annonçant l' « exécution » de Michel Seurat. Vous faites penser à ces juifs qui étaient tellement allemands qu'ils furent au début sympathiques au nazisme. Ils finirent dans les camps, comme tout le monde. Que vous le vouliez ou non, vous êtes solidaire de l'Amérique, vous êtes solidaire de la chrétienté, et notamment de celle du Liban. Quand vous dites ou faites le contraire (et c'est sincère, je n'en doute pas), vos adversaires pensent que vous êtes un hypocrite ou un aveugle. Manifestez clairement cette solidarité, et ils commenceront à vous croire. Et peut-être même à vous estimer, car pour une fois, ils se sentiront compris, et non point traités en enfants que l'on peut berner avec des ruses misérables. Et alors le sort des otages français, américains, sera un peu moins désespéré.
Jean Aucagne, s.j.
71:303
## CHRONIQUES
72:303
### Suite mais non fin de la parabole selon saint Luc
(*XVIII, 9-14*)
par Alexis Curvers
SOIGNANT SA SORTIE comme à l'accoutumée, le Pharisien se rengorgeait. Il avait, devant l'autel du Seigneur, si bien étalé ses mérites qu'il s'en était convaincu lui-même et qu'il s'en félicitait encore, le temps de traverser majestueusement le Temple dans toute sa longueur. Aussi ne jeta-t-il même pas un regard sur le misérable publicain qui, non loin de la porte, se frappait la poitrine et s'effaça pour le laisser passer.
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Tous deux, sur le parvis, aperçurent un petit attroupement. On écoutait là un de ces prêcheurs indépendants comme il y en a toujours aux abords des lieux saints. L'orateur d'aujourd'hui était un certain Jésus, ce Nazaréen qui commençait à faire un peu trop parler de lui. Par simple curiosité, n'ayant qu'un instant à perdre, ils s'approchèrent et tendirent une oreille distraite.
Mais aussitôt, quel ne fut pas leur étonnement ! Ce Jésus devait avoir le don de voyance. Il était en train de raconter, en guise de parabole, exactement ce que l'un et l'autre venaient de vivre en réalité : leur rencontre dans le Temple, leurs deux prières si différentes, la jactance du Pharisien content de lui, le repentir sincère du publicain... Et de conclure que ce dernier, plutôt que l'autre, méritait de s'en retourner justifié. « Car celui qui s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé. »
Là-dessus chacun rentra chez soi, tout comme il était dit dans la parabole.
La femme du Pharisien, ses enfants et ses serviteurs le trouvèrent soudainement changé. Il les traitait avec une bienveillance inusitée, qui ressemblait à de la modestie. Il condescendit même à donner un déchet de viande au chien errant qu'il chassait d'ordinaire à coups de pied. Puis il se retira dans sa chambre et passa la nuit en méditation. « Ce Nazaréen a vu clair, pensait-il. Sous mes grands airs de juste devant la Loi, c'est pourtant vrai que je suis un cœur sec, un orgueilleux, un faux dévot, un fourbe, un tartufe, un salaud !... ô Dieu, pardonnez-moi selon votre miséricorde. »
Le publicain rentra chez lui la tête haute. « Ce type de Nazareth a raison, déclara-t-il à sa famille stupéfaite. Je ne suis pas le minable qu'on croyait. J'en ai assez d'essuyer l'insolence et le mépris de ces beaux messieurs qui ne me valent pas.
74:303
Car moi, au moins, si j'ai des torts, je les reconnais ; je ne me fais pas meilleur que je ne suis. En un mot, je suis humble, moi. J'ai la conscience tranquille. Tenez-vous-le pour dit, et que tout le monde me rende enfin justice. Au fait, qu'attendez-vous pour servir le dîner ! Qu'on commence donc par me verser à boire ! » Et il continua jusqu'à l'aube à festoyer sa dignité réhabilitée.
L'après-midi du jour suivant, sous l'impulsion de leurs nouveaux sentiments respectifs, les deux hommes par hasard se retrouvèrent au Temple.
Le publicain marcha hardiment jusqu'au pied de l'autel et pria debout en ces termes : « Mon Dieu, vous êtes témoin que je remplis correctement les obligations de mon état, et que je ne dois rien à personne. Peu de gens pourraient en dire autant. Je vous rends grâce de ne m'avoir pas fait comme sont les autres hommes, vaniteux, menteurs, égoïstes, ni comme ce Pharisien hypocrite que voilà remis à sa place. »
Le Pharisien en effet n'osait ni s'avancer ni seulement lever les yeux vers le ciel. Prosterné derrière un pilier, il mouillait le sol de ses larmes et n'arrivait qu'à répéter tout bas : « Seigneur, ayez pitié du pécheur que vous savez que je suis. »
A la sortie, ils parcoururent du regard le vaste parvis du Temple, espérant s'assurer qu'ils n'avaient pas rêvé, qu'ils avaient bien entendu le discours de la veille, et surtout bien compris la parabole qui les avait tellement frappés.
Ce soir, malheureusement, Jésus n'était plus là.
Alexis Curvers.
75:303
### Métro
par Georges Laffly
« Il est tout le temps collé sur vous. Il vous marche sur les pieds. Vous souffle au visage. » Autant d'expressions pour une situation désagréable : la trop grande proximité, non désirée, d'autrui. Cela arrive dans le métro, par exemple. On en ressent une gêne, qui vient de l'empiètement sur un territoire personnel, l'espace qui nous enveloppe immédiatement.
Certaines théories parlent d'un corps subtil qui prolonge notre corps physique ; l'expression au moins est bonne. Chacun de nous, si faible soit-il, est protégé par cette zone, infranchissable en principe, qu'il fait respecter. Qui nous parle de trop près est inconvenant, presque ennemi. Regarder quelqu'un sous le nez est le type d'attitude agressive. Porter un coup à un adversaire n'a pas toujours pour résultat de l'assommer. Il suffit qu'il y ait violation de son espace personnel ; même si le dommage physique est imperceptible, l'offense est patente. Le geste de souffleter avec un gant était une provocation au duel. Il y a à ce sujet un ensemble de règles que nous connaissons très bien, sans les avoir jamais entendues, ni énoncées.
76:303
Or, cette idée d'un espace personnel devient floue et tend à s'effacer dans nombre de lieux où l'encombrement est habituel, comme les transports en commun ou les plages. Une frontière très importante est ainsi abolie. Certains n'ont même plus le sentiment qu'elle existe, d'où une situation d'infériorité pour ceux qui en savent l'importance. Inadaptés à la règle commune, ils souffrent de heurts ou de rapprochements qui ne sont aucunement offensants, leurs acteurs ne les ayant même pas perçus. Les bousculades des grandes villes habituent à se faire marcher sur les pieds, les agglutinements des gens sur les plages font admettre d'être cantonné entre des jambes, des fesses, des dos inconnus.
Le curieux est que ces entassements sont souvent plutôt recherchés que fuis, comme on le voit dans le cas des plages. Il faut bien croire que la plupart des gens n'en éprouvent aucune souffrance. On peut même penser que ceux qui s'y exposent recherchent un plaisir. Il y a là une occasion de fête. Une sorte de chaleur fraternelle naît de l'agglomération. Toutes différences abolies, il y a fusion des personnes dans le groupe, où circule une électricité particulière, et qui vit « unanimement », comme aurait dit Jules Romains.
Pour faire partie du groupe, il suffit d'accepter d'y entrer et de participer au système des pressions reçues et exercées. Il semble qu'il y ait là quelque chose d'exaltant. On le comprend mieux en observant la joie des peuples à voir leurs grands hommes se jeter dans des « bains de foule ». Elle tient au sentiment que le héros renonce à garder ses distances, et accepte lui aussi de se fondre dans l'agrégat humain qui l'acclame.
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Au temps de la pudeur, ces corps ne pouvaient s'effleurer ni même se rapprocher sans trahir un trouble physique, rougeur aux joues, peau qui se hérisse, accompagné de sentiments vifs et personnels qui pouvaient aller du transport amoureux à la répulsion. Les règles du savoir-vivre tenaient soigneusement compte des frontières personnelles, obligeaient à s'écarter par considération pour la personne voisine et étrangère (s'ajoutait à cela tout un système hiérarchique, très complexe). Sans doute, même alors, il fallait compter avec les élans d'enthousiasme où ces règles étaient suspendues. On s'en souvenait toute la vie. Aujourd'hui, ce sont les activités quotidiennes qui apportent de tels moments et leur solidarité animale. Des frontières aussi régulièrement violées s'effacent. L'enveloppe sensible du corps est devenue carapace que rien n'émeut. Ce qui fait d'ailleurs que le plaisir des bains de foule, très réel, n'a plus l'acuité que l'on pourrait en attendre. Pour qu'il entraîne la bonne humeur attendue -- le moment où l'on s'adresse aux inconnus en reconnaissant « qu'on est drôlement comprimé aujourd'hui » -- il faut une pression extrême.
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Ce n'est pas par la recherche de la fusion dans le groupe que, dans une rame à demi vide, les nouveaux venus s'agglutinent auprès des sièges déjà occupés ; c'est par indifférence. A côté du bonheur de s'immerger dans la foule, il faut compter aussi avec l'absence complète d'émotion, qu'elle soit malaise ou plaisir. Voilà le résultat de nos carapaces devenues trop dures. L'autre, le prochain est annulé, n'existe pas.
Les Japonais, dit-on, doivent leur scrupuleuse politesse à la nécessité. Très nombreux sur un faible espace, leur vie sociale tournerait en massacres, sans une extrême attention à autrui.
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Dans les mêmes conditions, nous avons choisi une solution différente : nier l'encombrement en oubliant l'existence réelle des autres personnes. Ne pas tenir compte de leur présence, agir comme si elles n'étaient pas là, permet de garder un équilibre psychologique normal et même d'assurer son confort. Le réflexe ancien de céder une place assise à une femme ou à un vieillard a disparu. Muflerie favorisée par l'escamotage mental d'autrui. On ne se sent plus en faute puisqu'en réalité, on est seul dans le wagon. Seul avec un certain nombre d'obstacles matériels qui ont forme humaine, évidemment, mais qui ne sont personne. Cela se constate très bien aux arrêts : ceux qui essayent de descendre en sont empêchés par le flot montant qui ne pense qu'à une chose, la place assise ou le bon coin dont il faut s'emparer, malgré la présence opaque de corps, d'obstacles encore une fois, qui embarrassent le chemin. De même, dans les couloirs, le courant dominant créé par l'arrivée d'une rame, lamine et refoule les voyageurs qui vont en sens inverse, balayés s'ils ne sont pas assez nombreux.
Dans les heures plus calmes, cela arrive, le voyageur s'installe à son aise. Il occupe deux ou trois sièges avec ses sacs, son livre, allonge les jambes, les pieds sur la banquette d'en face. Il étend innocemment son territoire. Il arrive qu'à deux mètres de là une grappe humaine soit embarrassée autour d'une colonnette de métal, mais personne ne proteste, c'est la règle du jeu, on laisse la libre possession de ses États à l'heureux homme qui a eu l'esprit d'arriver le premier.
Ces petits faits comiques ne cachent aucune intention mauvaise. Pour éviter ces pièges, il suffit d'oublier toute éducation et de se conformer au comportement admis : mettre les autres entre parenthèses, afin de ne pas ressentir l'encombrement de façon trop accablante. En s'y exerçant, on arrive assez aisément à substituer aux autres personnes une sorte de magma qui a du poids et du volume (s'en méfier) mais qui n'a pas de réalité propre.
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On peut ainsi se trouver pressé dans un nœud épais de dos, de jambes et de chevelures en restant parfaitement insensible, incrusté comme un coquillage dans ce rocher vivant.
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Le secret tient en une sorte d'absence. Ils passent leur temps de métro dans un état de demi-conscience, où les règles ne jouent plus. On s'adapte comme en rêve à la présence d'innombrables corps, à des contorsions pareilles à celles des navigateurs de l'espace en état d'apesanteur, l'excès de matière produisant les mêmes effets que le vide. (Ils ont la même demi-conscience devant leur télé. Le reste du temps, ils prennent des calmants.)
Dans le plaisir comme dans l'indifférence on assiste à la transformation d'un groupe en masse. L'individu qui s'ajoute à cette masse en cours de route doit renoncer à sa différence -- et il se fond alors dans l'ensemble avec volupté -- ou considérer le bloc des autres comme un phénomène matériel, lui restant le seul vivant.
Nuance qu'il ne faut pas négliger : les êtres humains participant quotidiennement à ces conglomérats, traités en grains de foule, malaxés pendant ces trajets (et traités aussi anonymement dans leurs bureaux ou ateliers, ou devant les écrans qui sont leur grande distraction) essayent d'affirmer une individualité, ou ce qui peut y ressembler. Ils font ce qu'ils peuvent. Les signaux qu'ils émettent touchent divers sens : vue, odorat, ouïe.
La vue : vêtements, coiffures peuvent aider à cette affirmation. Des couleurs voyantes, une forme excentrique sont une manière de se distinguer du fond commun. Mais cette différence n'est jamais personnelle, on n'oserait pas. On adopte l'étrangeté d'un groupe, d'une bande, qui rassure, parce qu'elle n'est pas celle d'un solitaire. D'où les crêtes iroquoises des punks, ou le charme que certains trouvent à se promener en vestes militaires kaki.
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L'odorat : un parfum peut également particulariser la couche d'air qui entoure un être humain. Il émet des signaux rendant compte de sa présence ; manière de définir son territoire. Le renard, lui, urine aux limites du sien pour avertir ses congénères. On peut penser que le but n'est que la protection de l'individu, qui renforce son odeur propre pour écarter les émanations d'autrui. Et quand le parfum est trop fort, il peut y avoir d'autres causes : hygiène négligée, affaiblissement de l'odorat (tabac) ou influence orientale.
L'ouïe : le plus souvent l'affirmation de soi se manifeste par le bruit. La technique nous a donné une grande capacité sonore. Quand une radio envahit toute une rue de son fracas -- ou aussi bien une moto privée de pot d'échappement -- ce qui surprend d'abord, c'est l'insensibilité de celui qui manœuvre l'instrument et qui n'est pas sourd (encore que les médecins parlent de plus en plus de déficience auditive précoce). Mais la notion de bruit est relative. Ayant grandi au milieu des moteurs et des chaînes hi-fi, les jeunes gens ont élevé la barre. Ils jugent normale la sonorité que leurs pères trouvent excessive. Et une part d'excès est nécessaire à leur jouissance. On est amené à accroître la dose, comme dans toute intoxication. A partir d'un certain point, ce n'est plus l'oreille seule qui est touchée mais le corps tout entier, massé par les sons (et si possible, de fortes lumières, changeantes). Il doit y avoir là des possibilités de torture, mais peu efficaces sur les jeunes générations.
Un bruitage incessamment nourri paraît une condition de bien-être, n'empêchant ni la conversation ni l'étude. Cela doit venir des films où la musique accompagne et souligne l'effet des images, nous faisant croire que toute action a besoin d'un orchestre en arrière-plan. On vit beaucoup selon la leçon des films.
Des diffuseurs de son dans chaque appartement, dans les magasins, les lieux publics se relaient et ce fond sonore est un lien social. Peut-être sert-il à nous maintenir dans une sorte de rêve éveillé, adoucissant nécessaire des heurts qu'inflige la société technicienne.
81:303
Procuré par les radios, le fond sonore a l'avantage de nous maintenir en contact avec les principaux émetteurs, et de nous faire vivre tous au même rythme. Chansons, plaisanteries, publicités, leçons de morale (ce qu'il faut penser des événements et des hommes), informations pratiques sur le temps et la circulation, nous recevons tout cela, et reliés aux centres nerveux de la communauté, nous participons à la vie. Celui qui s'en prive se sépare du groupe, n'est plus exactement contemporain. L'auditeur fidèle, au contraire, développe un sens aigu de l'actualité ; il est anxieux de connaître la suite du feuilleton du réel, avec ses crimes et ses gloires.
Preuve par neuf : le silence inquiète. Il est prouvé que la privation absolue de son rend fou, mais elle ne peut être obtenue que par des artifices compliqués. Le silence d'une maison isolée suffit. Il nous paraît insupportable. Les craquements du bois, le froissement du vent, une horloge, ne suffisent pas à remplir ce vide, et ce n'est pas sans soulagement que l'homme des villes voit revenir l'heure des tracteurs et des tondeuses à gazon. Konrad Lorenz évoque dans un de ses livres la rencontre dans une forêt d'un jeune garçon porteur d'une radio tonitruante. Lorenz s'étonne, s'attriste qu'on puisse ainsi refuser d'écouter la nature. Mais il est clair que ce garçon ne pensait qu'à se protéger de ces arbres, de ces prés inconnus, à se rassurer en s'entourant du tintamarre de la ville, seul monde qu'il connût.
Cette anxiété devant le silence et la solitude peut même nous apprendre que les déchaînements de musique dans nos rues ne sont pas autre chose que des appels au secours. C'est le cri du voyageur égaré : il arrive que même la rumeur intarissable de la ville ne suffise plus ; on réclame une présence plus personnelle, une rencontre vraie. Alors le malheureux, faute de savoir s'exprimer autrement, tourne le bouton au maximum, *pour se faire entendre.*
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Nous imaginons avec complaisance que si un habitant de Lutèce revenait parmi nous, il se jetterait à genoux, plein de révérence pour les dieux que nous sommes. En fait, son geste serait de se boucher les oreilles.
\*\*\*
Parler d'affirmation de soi, à propos de ces réactions, c'est exagéré. Plaisir de la foule, du bain de musique, souci de rester relié, tous ces caractères montrent que la force d'attraction de la masse domine. L'instinct grégaire, si un tel instinct existe, est vainqueur. On peut parler au moins d'une adaptation réussie à la société urbaine et technicienne. Elle impose des contraintes (horaires, concentration des êtres, rapidité du changement), mais elle rembourse, de manière presque satisfaisante pour presque tous, avec la mobilité générale, la variété des marchandises, et aussi avec la musique et les images. L'adhésion est assurée, joyeuse et chacun veut montrer sa bonne volonté. L'importance qu'attribuent les gens à se plier exactement aux variations de la mode, et à prouver qu'ils sont *branchés, câblés,* révèle un degré de conformisme étonnant, signe de santé sociale. Quand ils se hasardent à s'éloigner du modèle général, ils ne le font qu'en groupe, et se rassurent sur leur excentricité en la partageant avec une bande, sous-ensembles parfaitement compris dans l'ensemble total. Et celui-ci est la première société qui ne soit pas fondée sur la durée, et des façons de faire et de sentir héritées, mais sur l'adhésion à ce qui est convenable dans l'instant.
Georges Laffly.
83:303
### Soljénitsyne et le déclin du courage
par Danièle Masson
LES GRANDES SOUFFRANCES donnent parfois des clairvoyances soudaines. Après l'annonce par le Jihad islamique de la mort de son mari, Mary Seurat, visage crispé par la douleur et la révolte, s'écriait à Beyrouth : « J'impute la responsabilité du meurtre de mon mari à M. Joxe. Le Hezbollah a exécuté mon mari. M. Joxe l'a fait assassiner... La France est devenue une carpette. » Dans la foulée de la colère, Dominique Jamet écrivait avec pertinence, dans le *Quotidien de Paris du 12* mars : « Ils (les musulmans) tiennent pour honorable ce que nous jugerions honteux. Nous aimons la vie ; ils en concluent que nous craignons la mort. Nous avons aboli la peine capitale, et ils l'appliquent tous les jours. Comment jugeraient-ils le monde à notre aune ?
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Passagers de la même planète, notre appartenance à la même espèce est purement biologique. Nous ne relevons pas de la même civilisation. » Comment ne pas apprécier la justesse du diagnostic ? Elle ne met que mieux en valeur l'inanité de la thérapeutique : « Que pouvons-nous faire face à ces furieux ? envoyer nos paras ? écraser les quartiers chiites de Beyrouth ? » se demande Dominique Jamet. Et il répond : « Nous n'avons pas le caractère d'Israël. Nous sommes sans possibilité de manœuvre. Donc, ne manœuvrons pas, et cessons de donner la parole à nos nerfs et à notre indignation. Seuls le silence et la dignité peuvent encore aboutir. »
Voilà bien le déclin du courage en Occident : le repliement d'une « dignité » frileuse. Ce n'est pas la lucidité qui nous manque, c'est le courage, le courage dans toute la plénitude du mot. Courage dérive de cœur ; le courage désignait, jadis, l'ensemble des passions du cœur humain. Cercle vicieux : l'Occident manque de courage parce qu'il manque de cœur ; et il manque de cœur parce qu'il manque de courage, insensible aux victimes parce qu'il tremble de peur devant les bourreaux. Quand Serge Lama chante, dans son « Je vous salue Marie »,
« Vos prêcheurs d'aujourd'hui
Font fin de race
Tous leurs gestes sont momifiés »,
cette adresse aux « nouveaux prêtres » s'élargit aisément à l'intelligentsia tout entière, et à l'Occident décadent.
\*\*\*
En 1978, Soljénitsyne disait aux étudiants de l'université d'Harvard : « Le déclin du courage est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l'Occident d'aujourd'hui. Le courage civique a déserté non seulement le monde occidental dans son ensemble, mais même chacun des pays qui le composent, chacun de ses gouvernements, chacun de ses partis, ainsi que, bien entendu, l'organisation des Nations-Unies.
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Le déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société tout entière. »
Cette désertion du courage dans la couche dirigeante, nous l'avons vue à l'œuvre, en octobre, lors de la visite de Mikhaïl Gorbatchev en France. Le consensus exprimé par le porte-parole de l'Élysée, Michel Vauzelle, qui a osé dire : « Tout le monde s'accorde en France pour avoir de bonnes relations avec l'U.R.S.S. », était digne de combler les vœux de Lénine, dont il faut rappeler deux petites phrases :
1 « Tout rapprochement avec la France est souhaitable. »
2 « Les Occidentaux nous vendront la corde pour les pendre. »
C'est la manière marxiste-léniniste de remporter la victoire sans la guerre.
Les causes du déclin du courage, et peut-être en même temps ses remèdes, cherchons-les auprès des exilés russes. Non qu'il faille les considérer comme des prophètes et des maîtres à penser : nous n'avons nul besoin de maîtres à penser.
Il y a même chez Soljénitsyne des idées que nous pouvons très bien comprendre mais non pas accepter : celle du pouvoir-poison, par exemple, qui conduit à l'anarchisme, ou le romantisme slave qui le pousse à exalter, dans la lignée de Dostoïevski, le peuple russe au-dessus de tous les autres, et l'orthodoxie comme unique salvatrice : expression d'un nationalisme exacerbé par l'épreuve, mais qui ne correspond pas à la vérité. Néanmoins il y a chez beaucoup d'exilés russes une rare alliance de courage et de lucidité, comme si la double expérience du creuset de l'épreuve à l'Est, et du confort frileux à l'Ouest, avait forgé en eux des caractères forts, et leur avait donné la liberté de ceux qui n'ont plus rien à perdre parce qu'on leur a tout ôté, et qui, ayant été privés de tout, ne sont plus au pouvoir de personne.
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86:303
Igor Chafarévitch, s'interrogeant sur le phénomène socialiste, constate que l'idéologie socialiste a inspiré, des millénaires durant, les philosophes, et que, pourtant, sa complète réalisation conduit l'humanité à sa perte : quelle aberration pousse donc les hommes à s'engager dans une voie au terme de laquelle la mort les attend ? Qu'on se souvienne par exemple de la société des Égaux : « Ce que nous voulons, c'est l'égalité ou la mort. »
Et Chafarévitch répond : les socialistes perçoivent, plus ou moins consciemment, le lien organique qui relie le socialisme à la mort, et non seulement ils n'en sont pas effrayés, mais ce lien est à l'origine de l'attirance qu'exerce sur eux le socialisme. Autrement dit, il y a dans le socialisme un instinct de mort, un désir d'autodestruction qui rejoint ce que l'on a appelé, en cette fin de XX^e^ siècle, l'instinct suicidaire de l'Occident.
Il faut bien comprendre qu'il y a aux sources mêmes du déclin du courage, non seulement une subversion des valeurs qui ont tissé la civilisation chrétienne, mais l'érosion, la ruine de ce qu'il y a de plus instinctif dans la nature humaine : c'est-à-dire la vie préférée à la mort, la liberté préférée à l'esclavage.
La chrétienté s'inspire, comme d'un décalogue accompli, du sermon sur la montagne, des Béatitudes. Or, ce monde vit, d'une façon quasi institutionnelle, sous le régime dues contre-Béatitudes, des béatitudes mondaines, des béatitudes de Lucifer. Et ces contre-béatitudes réunissent en elles à la fois la subversion des valeurs chrétiennes et l'instinct de mort qui est au cœur du socialisme. Et c'est cette pente des contre-béatitudes qu'il nous faudra remonter, puisque les pentes sont faites pour être remontées, si nous voulons relever le défi de ceux qui déclarent fatal le déclin de l'Occident.
\*\*\*
87:303
Voici, à la lumière des témoignages russes, trois contre-béatitudes.
Bienheureux les riches.
Dans la période qui s'étend de 1945 à 1975, remarque Soljénitsyne, l'Occident a perdu la troisième guerre mondiale, puisque, sans combattre, il a abandonné au communisme une vingtaine de pays. La première cause de ces capitulations, c'est la faiblesse spirituelle inhérente à tout bien-être qui tremble pour lui-même.
Lors de la seconde guerre mondiale, en juin 41, la Biélorussie, l'Ukraine occidentale, puis les premières provinces russes accueillirent les Allemands dans la joie. L'Armée rouge elle-même, qui avait pourtant la supériorité du nombre, refluait à pied, et au bout des tout premiers mois, près de trois millions de soldats et d'officiers s'étaient rendus. Parce qu'ils pensaient, ces Russes, en finir avec le communisme maudit.
C'est pourquoi, dit Soljénitsyne, l'Occident aurait dû ouvrir un second front indépendant contre Hitler, abattre Hitler en ne faisant appel qu'à ses propres forces. Ces forces, les pays démocratiques les possédaient mais les ménageaient et c'est pour cela qu'ils ont accordé le prêt-bail au sanguinaire Staline, en échange de son aide ; c'est pour cela, dit Soljénitsyne, qu'ils ont aidé à grandir « un ennemi bien pire et autrement plus puissant » que l'ennemi allemand. Et cette affirmation de l'écrivain russe, un jeune moscovite d'à peine trente ans, ingénieur, fils d'ouvrier du bâtiment, formé dans les écoles soviétiques, la confirme en confiant au journaliste Jean Kéhayan -- confidence qui restera pour le jeune communiste le plus grand des traumatismes -- « je suis sûr que si les Allemands dirigeaient notre pays, nous serions aujourd'hui plus libres et plus heureux ».
C'est encore ce culte du bien-être qui pousse aujourd'hui l'Occident à pactiser avec l'Est sous ce nom de détente qui donne à l'URSS la possibilité, entre deux invasions, d'acheter à l'Ouest tout ce dont elle a besoin. Les exilés russes ne croient pas que les soviétiques jetteront leurs hordes à l'assaut des pays occidentaux : où se procureraient-ils, alors, les biens, les techniques, les crédits, les céréales dont ils manquent ? Et c'est cette conviction secrète qui prépare, à l'Ouest, la finlandisation des intelligences et des cœurs.
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Dans ce renoncement à la liberté, il y a même une complicité secrète entre l'Est et l'Ouest : « Le XX^e^ siècle opulent et matérialiste nous a trop longtemps maintenus, dit Soljénitsyne, les uns, par la faim, à l'Est, les autres par l'aisance, à l'Ouest, dans un état de semi-bestialité. » En Union soviétique, on noie le goût de la liberté dans la vodka et dans l'inculture ; Staline s'est efforcé d'enrichir l'œuvre de Marx en remplaçant la religion par l'alcoolisme dans sa fonction d'opium du peuple. En Occident, le bien-être, même relatif, affaiblit les caractères, les anesthésie, et leur semble une garantie contre l'invasion étrangère : « Aucun armement, dit Soljénitsyne, n'aidera l'Occident tant que celui-ci n'aura pas surmonté sa perte de volonté ! Quand on est affaibli spirituellement, cet armement devient un fardeau pour le capitulard. »
Le déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche intellectuelle dominante. Regardons, dans les livres d'histoire de Terminale, le dossier consacré aux intellectuels et la politique. On y voit, et on y voit seulement, quatre photos : une de Sartre et Simone de Beauvoir ; une de Gabriel Garcia Marquez avec Fidel Castro ; une d'Aragon ; et une, pour donner le change, de Soljénitsyne : en dehors de lui, une brochette de trois communistes et de deux compagnons de route.
Évidemment comme le faisait remarquer Henri Charlier, beaucoup d'hommes avaient été donnés à la France qui lui auraient permis de sortir de son déclin, mais les institutions maçonniques avaient empêché ces grands hommes de commander et d'enseigner. Les Charlier ont été victimes de cette conspiration du silence.
Mais il y a aussi des riches en esprit qui, ayant beaucoup reçu, ont une mentalité de propriétaires. Ainsi Michel Déon, écrivain de grand talent, qui, parce que, dit-il, il a « mal à la France », partage son temps entre sa maison de l'île grecque de Spetsaï et son domaine irlandais où il s'occupe de ses quarante chevaux.
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« Les îles, dit-il, seront peut-être le refuge des dernières aristocraties alors que les continents vont être écrasés par les masses. » Mais cet aristocratisme-là ressemble fort, au mieux, à l'alibi d'une gourmandise de vivre, au pire, à une désertion.
Cette désertion prépare le terrain de la deuxième contre-béatitude :
Heureux les durs,\
heureux les implacables.
Est-il utile de rappeler les hécatombes du communisme ? la liquidation par Staline de quinze millions de paysans russes, le sacrifice de plus de trente millions d'hommes lors de la seconde guerre mondiale, sans aucun souci d'économiser le potentiel humain, l'extermination par l'appareil policier, dont la Tcheka fut la première manifestation, de quelque soixante millions de personnes...
Pour comprendre le déclin du courage, il suffit de sentir le vertige, la fascination qu'exerce le communisme sur l'Occident. « La main des communistes n'a encore jamais tremblé », remarque Soljénitsyne. Et c'est à cause de cela que l'Occident considère la conquête du monde par le communisme comme une fatalité contre laquelle il ne peut rien mais qu'il lui faut tout de même exorciser.
C'est pourquoi, quand on apprend les pays de l'Est aux petits écoliers, et aux grands lycéens, on ne prononce plus, ou rarement, le mot « communisme ». Dans les nouveaux manuels d'instruction civique à l'usage des bambins de huit à onze ans, on lit qu' « à l'Est, certains hommes ne sont pas autorisés à s'expatrier, quelques-uns sont privés de libertés ».
Mais les mots goulag, communisme, Union soviétique ne sont pas prononcés. En revanche, l'Afrique du Sud est nommée comme « le seul État ouvertement raciste ». Pourquoi cette discrimination ? Uniquement parce que l'Occident frileux ne risque pas de voir déferler chez lui les armées d'Afrique du Sud, alors qu'il a beaucoup à craindre de l'Union soviétique : il ménage aujourd'hui, en elle, celui qui sera peut-être le vainqueur de demain.
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De même, les petits-enfants de France apprendront, au cours d'instruction civique, que « l'immigration est une chance pour la France », avec comme illustration, la main de fatma « touche pas à mon pote ». Parce que les auteurs de manuels sont déjà complices de l'Islam conquérant, et qu'il vaut mieux, croient-ils, traiter de potes les conquérants potentiels, avec l'intention, illusoire, de les amadouer.
Et d'autres, auteurs de manuels de latin, comparent la situation de l'Empire romain envahi par les barbares à la Russie des tsars et à notre vieil Occident, fatalement condamné, paraît-il : « Il est des moments, écrivent-ils, où le vieux monde doit céder la place à un monde nouveau. » Nous sommes donc conviés à attendre, et pourquoi pas, à fêter, les barbaresques sarrasins ou cosaques qui régénéreraient notre vieux monde, comme les khmers rouges ont régénéré le Cambodge, par exemple.
C'est pourquoi les candidats bacheliers ne sauront pas grand chose du communisme. On leur dira que Staline était un dictateur, un nouveau tsar, un paranoïaque, et qu'à sa mort la Russie respire. Comme si Staline n'était pas, avant d'être dictateur et paranoïaque, tout simplement communiste. Comme s'il ne s'était pas contenté d'appliquer les principes de Lénine qui, de sa propre plume, a rédigé l'article 58 du Code criminel, fondement du goulag stalinien. « Le stalinisme, dit Soljénitsyne, n'a jamais existé, c'est un concept fabriqué après 1956 par la pensée occidentale de gauche pour sauver les idéaux communistes. » Ce qui est intrinsèquement pervers, ce n'est pas le stalinisme, c'est le communisme. Et Soljénitsyne accuse l'Occident d'incompréhension totale de la nature mortellement pernicieuse du communisme. La croyance, parfois développée en Occident, que l'expansion communiste est une continuation de l'expansionniste tsariste, un legs regrettable du passé, une illustration de l'arriération slave, est une attitude raciste, et de plus un mensonge : car les tsars n'exportaient pas des armes et des instructeurs pour terroristes, mais du blé et du beurre. Après Pie XI et Divini Redemptoris, Soljénitsyne redit ce que les papes ne disent plus : le communisme est intrinsèquement pervers, il est quelque chose d'absolument inédit jusqu'ici dans l'histoire du monde.
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Et le sens de l'histoire qu'il draine avec lui, qui écrase tout sur son passage, rejette ce qui, selon Dostoïevski, avait jusqu'alors présidé à la naissance d'une nation : l'idée morale. Soljénitsyne voudrait que les critères habituels du bien et du mal appliqués aux individus soient aussi appliqués aux nations et aux États. Car la société humaine ne peut s'affranchir des lois qui constituent le sens des vies humaines individuelles. Et il privilégie, comme catégories de la vie d'une nation, le repentir et la modération. Or, remarque-t-il, le don du repentir, qui était spécifiquement russe, a été aliéné par l'homme contemporain, et plus encore par les sociétés et les États contemporains, et plus encore par les États socialistes.
Les États communistes sont sans repentir, ils ne s'accusent jamais, mais ils feignent d'être mus par la conviction que la faute incombe au tsarisme, aux bourgeois, aux sociaux-démocrates, aux popes, aux émigrés, aux saboteurs, aux koulaks, aux semi-koulaks, aux ennemis du peuple, aux sionistes, aux impérialistes... mais pas aux communistes. Les régimes socialistes ne se repentent jamais, mais ont pris l'habitude de battre leur coulpe sur la poitrine du voisin, et c'est pourquoi le socialisme semble irréversible, et donne à l'Occident un alibi supplémentaire pour ne pas lutter sérieusement contre lui. En U.R.S.S., remarque Soljénitsyne, l'érosion du repentir a coïncidé avec l'écrasement de l'esprit national russe, brûlé par les idéologies de la haine.
Et la disparition du repentir entraîne celle de la modération, de la maîtrise et du dépassement de soi-même. Soljénitsyne s'étonne et s'effraie de voir en Occident l'emprise du juridisme : « Le juridisme asphyxie les meilleurs élans de l'homme, dit-il. Moi qui ai passé toute ma vie dans une société sans balance juridique -- et c'est une chose horrible -- je crois qu'une société qui n'a qu'une balance juridique n'est pas digne de l'homme. » Et en effet une société qui admet l'avortement parce qu'il est permis par la loi n'est pas une société digne de l'homme.
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Le juridisme est symptôme de décadence et signe des sociétés qui n'ont plus de forces vives en elles. Aux béquilles juridiques, Soljénitsyne veut substituer -- l'expression est un peu barbare mais elle est très belle -- « l'éducation volontaire en soi-même d'une auto-limitation radieuse ».
Mais Soljénitsyne ne se fait pas d'illusions. Car il sait que ce juridisme a sa source dans la fausse conception des droits de l'homme exprimée dans la déclaration de 1789, selon laquelle l'homme ne porte en lui aucun germe de mal. « Le moment est venu, dit-il, de ne plus tant affirmer les droits des gens que leurs devoirs ; le moment est venu de retrouver le sens de notre responsabilité devant Dieu. » Hugo célébrait « l'immense mouvement d'ascension de l'humanité vers la lumière, depuis Ève mère des hommes jusqu'à la Révolution mère des peuples ». Mais cette mère marâtre, au nom de la Liberté majusculaire, écrase les libertés concrètes, les autorités naturelles et légitimes qui ne dépendent pas d'elle. De même la Révolution russe écrasait les pouvoirs concrets et légitimes au nom de la libération. « Or, dit Soljénitsyne, dans sa masse rurale, le peuple n'avait pas soif de liberté, il avait soif de terres. » Parole profonde qui fait comprendre pourquoi les révolutionnaires sont toujours des étrangers dans leur propre pays.
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La Révolution est inséparable de la guerre civile, et la contre-béatitude privilégiée de notre temps est bien celle-ci :
Bienheureux les artisans\
de guerres révolutionnaires.
Les hommes qui ont occupé la moitié du territoire allemand, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, les États de la Baltique, l'Afghanistan, sont aussi les promoteurs des mouvements pacifistes. Guerre et pacifisme sont les deux faces d'une même médaille. Rappelons-nous Jean et Nina Kéhayan, jeunes communistes français venus avec leurs enfants travailler en U.R.S.S. au titre de coopérants. Ils avaient, en toute confiance, inscrit leur petit Fabrice de neuf ans à l'école soviétique, et son premier devoir avait été le dessin imposé d'un tank :
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« Nous qui avions manifesté dans notre pays au cri de « les armes à la ferraille », nous voyions les Russes et les Occidentaux devenir les cow-boys et les Indiens des jeunes générations soviétiques. »
Les vagues de pacifisme en Occident ne viennent pas au hasard. Il faut lire le petit opuscule de Vladimir Boukovski « Les pacifistes contre la paix » : pour préserver l'U.R.S.S. en 40, Maurice Thorez affirmait que la lutte du peuple français avait le même but que celle de l'impérialisme allemand. D'où la « lutte pour la paix » qui connut une fin abrupte dès que l'Allemagne nazie se fut retournée contre son allié de l'Est.
Après la seconde guerre mondiale, quand l'Union soviétique eut englouti une dizaine de pays d'Europe centrale, le pacifisme resurgit pour permettre à l'U.R.S.S. de rattraper son retard militaire. Le mouvement pacifiste réapparaît encore, par le biais d'une psychose de la guerre nucléaire, quand les soviétiques connaissent des difficultés en Afghanistan et sont menacés de perdre la supériorité militaire dont ils jouissaient depuis peu. En octobre dernier, Gorbatchev semblait être venu en Occident pour suggérer de réduire de moitié les armements nucléaires stratégiques et obtenir que les États-Unis renoncent à se doter d'une défense dans l'espace. C'est, commente Boukovski, que les dirigeants du Kremlin ont besoin d'un moment de répit, d'un ballon d'oxygène.
Le pacifisme est donc une arme privilégiée au service de la guerre, les pacifistes sont tout le contraire des pacifiques, ils en sont les singes comme Satan est singe de Dieu, ils sont les imitateurs de celui qui est menteur et homicide dès le commencement.
La guerre à l'Est, le pacifisme à l'Ouest, sont nécessaires mais non suffisants à la chute de l'Occident. Les communistes veulent en outre l'autodestruction de l'Occident, afin qu'il tombe de lui-même, comme un fruit mûr, ou pourri. C'est ainsi que Lénine comprenait l'art de désarmer l'ennemi sans avoir à lui livrer bataille. Pour cela, il faut briser les volontés en incitant les Européens à se tromper d'ennemis, à se tourner contre eux-mêmes, à devenir les ennemis d'eux-mêmes, en se soupçonnant les uns les autres : c'est tout le sens de la campagne dite antiraciste.
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Avant cette campagne-là, il y en avait d'autres, que nous trouvons dans les livres de classe de nos enfants : on n'y trouve pas encore la guerre des races, mais la guerre des sexes et la guerre des générations. Dans un livre de français pour les classes de Première, on trouve, à la rubrique adultes-adolescents, les thèmes suivants : la révolte ; l'éducation d'un voleur ; haïr c'est s'affirmer ; le retour au logis, où l'on voit le seul papa sympa, un marin au long cours qui ne revient chez lui que tous les deux ou trois ans. Pour les relations hommes-femmes, on a : les oies de la bourgeoisie ; rêves et illusions d'une future mère ; militante ; hommes-femmes : même combat. Cette identité du combat hommes-femmes culmine aujourd'hui avec Élisabeth Badinter, qui, considérant la grossesse comme un fâcheux symptôme d'inégalité, espère que grâce au progrès scientifique, il pourra y avoir un jour des pères porteurs comme il y a des mères porteuses. Comme elle escompte ce progrès dans trente ou quarante ans, Robert ne sera pas concerné.
Les vœux de Lénine sont comblés : il voulait, pour obtenir la victoire sans combat, transformer la guerre étrangère en guerre civile : « La transformation de la guerre des peuples en guerre civile est l'unique travail socialiste. A bas les niaiseries sentimentales et les soupirs imbéciles après la paix à tout prix ! Levons l'étendard de la guerre civile ! »
« Tout commence par l'école » disait Soljénitsyne. Après les livres d'histoire et d'instruction civique, voici un livre de grammaire pour élèves de Première technique, où les lycéens sont invités, pour mieux maîtriser leur langue, à raconter le cambriolage d'une banque par eux-mêmes. Pour les aider un peu, on leur donne les heures d'ouverture du restaurant et du cinéma voisins, la disposition des agents de police : en somme, le plan que tout braqueur débutant mais désireux de travailler sérieusement doit savoir établir avant de se lancer.
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Le casse d'une banque comme exercice de grammaire, « pour capter au mieux l'attention des élèves » nous disent les auteurs du livre, c'est une trouvaille que notre temps se devait d'inventer, et qui montre quelle image les pédagogues se font de cette jeunesse que Soljénitsyne voulait « modeste et héroïque ».
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Aux étudiants d'Harvard, il disait encore : « Non, je ne veux pas recommander votre société comme idéal pour la transformation de la nôtre. » Évidemment, il en jouit tout de même de cette liberté occidentale, mais il pense que, en comparaison de la richesse spirituelle acquise dans la douleur par son pays, le système occidental dans son état actuel d'épuisement spirituel, ne présente aucun attrait.
Pourtant, le procès sévère que les exilés russes font à l'Occident laisse aussi apparaître les remèdes. Ces remèdes sont à la fois dans le sens retrouvé de la vérité et dans le relèvement du courage. La propagande communiste, servie et préparée en Occident par deux siècles de pensée révolutionnaire, a entretenu la confusion du bien et du mal. Or, dit Soljénitsyne, « ce qui prépare le terrain pour le triomphe absolu du mal dans le monde, c'est la disjonction de la politique et de la morale. Contre la stratégie mondiale du communisme ne peuvent venir en aide à l'Occident que les seuls facteurs moraux, il n'en est point d'autres ».
Et ces facteurs moraux ne seront efficaces que s'ils servent la vérité. Or, le scepticisme ambiant, qui est la forme paresseuse du dogmatisme, désarme les courages : on trouve beaucoup, aujourd'hui, d'émules de Pilate qui croient B.C.B.G. de dire et de penser « qu'est-ce que la vérité ? » Ils croient volontiers que la vérité n'existe pas, ou qu'elle dépend de l'évolution historique. Cette obsession de l'évolution, de nature libérale, on la trouve aussi bien chez Hitler, que chez Marx, que chez les francs-maçons : « Il n'y a pas d'état définitif, il n'y a rien de durable, il n'y a qu'une évolution permanente », disait Hitler. Et Engels, l'inséparable de Marx : « Il n'y a pas de vérité absolue, définitive. Rien n'existe que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire. » Et, en 68, le grand maître de la Grande Loge « Nous sommes incapables d'énoncer une fois pour toutes une vérité éternelle, une vérité absolue. »
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A cette union sacrée contre la vérité, de la part de ceux qui ont été les inspirateurs ou les instigateurs des plus grands massacres, opposons Péguy : « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ; dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » Là est le clivage : mentir, pour ne pas désespérer Billancourt ou ne pas froisser Matignon, ou ne pas mentir, quel qu'en soit le prix. Il faut faire nôtre le cri d'Alexandre Soljénitsyne, qui, parce qu'il a dit la vérité sur Staline, a purgé dix ans de goulag : « ne pas mentir ! ne pas prendre part au mensonge, ne pas soutenir le mensonge ! Fût-ce au prix de la vie. » Et, pour cela, d'abord, dire aujourd'hui que le communisme est intrinsèquement pervers, comme du temps de Pie XI, parce que cela est aussi vrai, et encore plus évident, que du temps de Pie XI.
Fût-ce au prix de la vie : et beaucoup en cela ne suivent plus Soljénitsyne. Il s'est trompé quand il a dit : « L'Occident sait tout, mais ce savoir ne lui sert à rien. » C'est au contraire parce que l'Occident sait tout, parce qu'il sait la nature du communisme, parce qu'il sait la force de l'ennemi, qu'il préfère capituler devant lui avant d'avoir à se battre. C'est tout le sens du slogan « plutôt rouges que morts ». Quand Boukovski affirme que les communistes ne lanceront pas leurs hordes contre l'Occident, parce qu'ils ont bien trop besoin de ses richesses, et qu'il ajoute : « le dilemme n'est pas entre la guerre et la paix, mais entre l'esclavage et la liberté », il ignore combien l'Occident s'est déjà préparé secrètement à l'esclavage, parce qu'il pensait qu'il ne pouvait pas faire autrement, et qu'il voulait du moins sauver sa peau.
A cela, deux réponses. La réponse de ceux qui ont la foi catholique ; la réponse de ceux qui n'ont que la bonne foi et le bon sens.
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Des philosophes, surtout des philosophes allemands, nous ont fait croire qu'il y avait un cycle fatal de grandeur et de décadence des civilisations, et que le déclin de l'Occident était programmé par l'histoire. Comme chrétiens, nous ne pouvons pas être ainsi millénaristes. Nous ne pouvons croire à l'âge d'or, comme si le monde allait se confondre avec la Jérusalem céleste ; et nous ne pouvons pas croire non plus à l'enfer total sur la terre. Dans *La Théologie de l'histoire,* le Père Calmel écrivait : « De même que la croissance de la société dans l'ordre du bien est contenue dans des limites certaines, et ne saurait les faire éclater, de même en est-il de la décadence et de la corruption : les herbes folles, comme le blé, atteignent la mesure de leur nature propre mais ne peuvent aller plus loin. »
D'ailleurs, les communistes savent que leur ascension n'est pas irrésistible. Et que craignent-ils ? non pas le capitalisme, non pas le libéralisme. Voici le témoignage d'un officier vietminh : « Vous savez, la lutte contre le capitalisme, c'est une lutte facile. Mais le véritable obstacle qui s'oppose à nous, c'est la pensée de l'Église. Ce sera le combat le plus dur et le plus long. » Il faisait ainsi, cet officier vietminh, écho à Lénine : « A la fin de cet immense duel, il n'y aura que deux lutteurs en champ clos pour recueillir l'héritage du monde : le catholicisme et la révolution. » Et encore « Dieu est l'ennemi personnel de la société communiste. » Les communistes annoncent parfois la couleur avec une innocence qui est celle de tous les totalitaires qui se croient les exécuteurs de la nécessité historique. On ne peut donc pas faire l'économie de cet ennemi personnel qu'est Dieu pour lutter contre le communisme. Contre un État tombé en religion, le seul garde-fou, le seul rempart, c'est la religion, la force de l'Église priante et militante. Et l'on est bien incapable de défendre des raisons de vivre si l'on n'a pas des raisons de mourir.
Il ne peut y avoir de contre-révolution sans Dieu. Inversement, le chrétien ne peut refuser de se battre pour la royauté sociale du Christ. Contre Bernard-Henri Lévy, qui accuse la chrétienté d'avoir trahi le christianisme en l'incarnant sur le sol, en « fichant partout sa croix dans la terre meuble des bosquets sacrés »,
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et qui proclame que l'exil est sa patrie, nous prendrons pour modèle, plus encore que la croix sans armes des Polonais, la croix effilée des Libanais, cette croix fichée en terre qui signifie l'enracinement dans la patrie charnelle, la défense militaire au besoin de la patrie charnelle, l'alliance du ciel et du sol que traduisent à leur manière les panonceaux accrochés aux arbres du sentier qui mène à l'ermitage de Saint Charbel : « S'il n'y a pas un incroyant derrière le fusil, il y a un criminel. »
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Restent ceux qui n'ont pas la foi catholique, mais qui y sont de bon sens et de bonne foi. A ceux-là il faut donner la leçon de Vladimir Boukovski : « Jamais, au grand jamais, la paix n'a été sauvée par le désir hystérique de survivre à n'importe quel prix. Le slogan « plutôt rouges que morts » n'est qu'une piètre ineptie. Ceux qui le suivraient seraient et rouges et morts. »
Mais déjà, beaucoup affirment très haut qu'ils ne se veulent ni rouges ni morts : en témoignent, malgré ses naïvetés, le nouveau cinéma américain, et la popularité inattendue qu'il rencontre en France. S'il est vrai que seuls, « à la fin de cet immense duel », doivent subsister « deux lutteurs : le catholicisme et la révolution », les chrétiens ne peuvent, dans une société déchristianisée, se passer des forces d'appoint des gens de bon sens et de bonne foi :
« Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat. »
Danièle Masson.
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### Mesnil-Saint-Loup et la congrégation olivétaine
*A l'occasion d'un centenaire*
par Jean Crété
VOILA UN SIÈCLE, le monastère de Mesnil-Saint-Loup se rattachait à la congrégation olivétaine.
L'abbé Louis-Émile-Ernest André, né à Bagneux-la-Fosse le 17 octobre 1826 et baptisé le 22, fut ordonné prêtre à Troyes le 22 décembre 1849 et aussitôt nommé curé de Mesnil-Saint-Loup. Il entra en fonction le soir du 24 décembre 1849 et il resta curé de Mesnil-Saint-Loup jusqu'à sa mort le 31 mars 1903. Dès son arrivée dans sa paroisse, il travailla sans relâche à la conversion de ses paroissiens.
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Il plaça son apostolat sous la protection de la Sainte Vierge, honorée sous le vocable de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, avec l'invocation : *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous.*
L'idée d'une communauté monastique, qui serait le cœur de la paroisse, lui vint en 1858 ; il entra d'abord dans le tiers-ordre du Carmel sous le nom de Frère Élisée, mais il se sentit bientôt inspiré de fonder un monastère bénédictin. Le 30 novembre 1864, l'abbé André recevait l'habit monastique à la chapelle de l'évêché de Troyes sous le nom de Père Emmanuel. La vie monastique commença au presbytère, puis, en 1872, un petit monastère fut construit. Des tentatives d'union avec La Pierre-Qui-Vire, puis avec Solesmes, échouèrent. Il recruta quelques moines ; le Père Bernard Maréchaux fut ordonné prêtre en 1876. La communauté, officiellement dissoute par les décrets de Jules Ferry en 1880, subsistait pourtant ; les moines portaient la soutane et disaient l'office à voix basse ; plusieurs avaient été nommés curés.
La congrégation olivétaine, fondée au XIV^e^ siècle par le bienheureux Bernard Tolomei, avait fait, au moment des persécutions en Italie, trois petites fondations dans le midi de la France : Parménie, Saint-Bertrand de Comminges et Soulac. En 1885, un article de Dom Grégoire Thomas fit connaître la congrégation olivétaine au Père Emmanuel. Il lui écrivit, obtint de lui des renseignements et présenta une demande d'agrégation à l'abbé général, Dom Placide Schiaffino. Celui-ci se montra à la fois bienveillant et prudent. Le 5 août 1885, Dom Placide Schiaffino devenait cardinal. Tout en restant abbé général, il confia le gouvernement de la congrégation à Dom Camille Seriolo. Le 26 mars 1886, Dom Seriolo signifiait au Père Emmanuel que sa demande d'agrégation à la congrégation olivétaine était agréée et qu'un noviciat abrégé leur serait concédé.
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Le 13 mai 1886, le Père Emmanuel et le Père Bernard Maréchaux partaient pour l'Italie ; le 15, ils arrivaient à Settignano où la congrégation olivétaine s'était réfugiée après les incamérations ([^4]). Dom Seriolo était assisté d'un olivétain français, Dom Célestin Bonnery. Le maître des novices était Dom Hildebrand Polliuti, qui devait par la suite devenir abbé général. Les deux postulants prirent l'habit blanc le 23 mai, fête, au diocèse de Florence, de la divine pastourelle, c'est-à-dire de Marie, honorée comme mère du Bon Pasteur.
Des difficultés faites par l'évêque de Troyes prolongèrent le noviciat. Les olivétains italiens se montrèrent très chaleureux envers les deux moines français. On leur fit visiter les sanctuaires florentins. Le chapitre admit les deux Français à la profession ([^5]). Le consentement de l'évêque de Troyes obligea à différer la profession au 5 août 1886. C'était la fête de Notre-Dame des Neiges qui inspira des accents émouvants à Dom Célestin Bonnery que Dom Seriolo, absent, avait délégué pour recevoir les vœux. Le Père Emmanuel répondit par une pièce latine de remerciements.
Le 6 août, les deux nouveaux profès se rendirent à Camaldoli où ils trouvèrent le cardinal Schiaffino et Dom Seriolo qui leur firent un accueil très bienveillant.
Ils visitèrent l'ermitage de saint Romuald avec lequel le Père Emmanuel avait eu des relations mystiques. Le 8 août, les Pères Emmanuel et Bernard étaient à Rome où ils célébrèrent la messe dans la crypte de sainte Françoise Romaine. Puis ils partirent pour Mont-Olivet où ils furent reçus par Dom Gaétan di Negro. Le 9 août, ils célébrèrent la messe à la grotte du bienheureux Bernard. Le 11 août, ils étaient de retour à Mesnil-Saint-Loup. La prudence les contraignit à reprendre l'habit noir et l'office à voix basse.
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En septembre 1887, Dom Paul Babeau, Dom Étienne Darley et Dom Placide Larcher allèrent à leur tour prononcer leurs vœux à Settignano. On reprit la construction du monastère. En 1891, on reprit l'office à haute voix et on adopta l'habit blanc. En 1892, Dom Seriolo obtint les vœux solennels ([^6]) pour les olivétains français. Le Père Bernard Maréchaux alla faire ses vœux solennels entre les mains de Dom Jean Sentis, prieur de Saint-Bertrand de Comminges et, le 12 octobre, les autres moines de Mesnil-Saint-Loup, y compris le Père Emmanuel, firent leurs vœux solennels entre les mains du Père Bernard. Le 8 septembre précédent, le Père Emmanuel avait donné l'habit blanc à Dom Joseph Legrand, et le 25 mars suivant, il le donna à Dom Anselme Vincent, tous deux admis dès leur enfance comme oblats, au monastère. Le 18 septembre 1886, le Père Emmanuel avait fondé les oblats séculiers de Notre-Dame de la Sainte-Espérance.
Au début de 1892, Dom Seriolo décida d'élever le Père Emmanuel à l'abbatiat. Les moines envoyèrent leur bulletin de vote par correspondance à l'abbé général : c'est ce qu'on appelle un chapitre *inter absentes* (entre absents). Le Père Emmanuel ne reçut pas la bénédiction abbatiale, alors tombée en désuétude. Le 21 avril 1888, il avait obtenu l'admission dans la congrégation olivétaine des bénédictines qu'il avait fondées à Mesnil-Saint-Loup. L'année même de la mort du Père Emmanuel (1903), les décrets Combes dispersaient les deux communautés. Dom Bernard Maréchaux, abbé de Sainte-Marie-la Neuve à Rome en 1906, revint en France en 1914 et put rétablir, après guerre, la vie monastique à Mesnil-Saint-Loup. Il mourut le 24 décembre 1927.
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Nous avons déjà expliqué ([^7]) comment l'influence funeste de Dom Lambert Beauduin entraîna le transfert des moines à Cormeilles en Parisis en 1938, puis au Bec en 1948. Une présence olivétaine au monastère fut assurée par un moine de 1962 à 1976. Récemment, le prieuré de Mesnil-Saint-Loup a été refondé par quatre moines venus du Bec, dans un esprit, hélas, bien éloigné de celui du Père Emmanuel. L'avenir apparaît bien sombre. En évoquant les grands jours de 1886, nous ne pouvons que confier l'avenir du monastère à la Sainte Vierge, en lui répétant : Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous !
Jean Crété, .
*oblat olivétain.*
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### Le dogme de l'Ascension
par Jean Crété
LE DOGME de l'Ascension corporelle de Jésus est peut-être celui qui est actuellement l'objet privilégié des négations et des sarcasmes des théologiens et exégètes post-conciliaires. Nous pensons donc devoir donner les sources de ce dogme. Nous avons dans l'Écriture trois récits de l'Ascension, un de saint Marc et deux de saint Luc. Les voici dans leur texte intégral :
*Évangile selon saint Marc,* chapitre XVI, versets 14-20 :
« Plus tard, (Jésus) se montra aux onze eux-mêmes pendant qu'ils étaient à table ; et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur pour n'avoir pas cru ceux qui l'avaient vu ressuscité des morts. Puis il leur dit : « Allez dans le monde entier et prêchez l'évangile à toute créature : celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné.
105:303
Or voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront de nouvelles langues, ils prendront les serpents ; et s'ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades seront guéris. » Après avoir ainsi parlé, le Seigneur Jésus fut élevé au ciel, où il est assis à la droite de Dieu. Pour eux, étant partis, ils prêchèrent partout, le Seigneur opérant avec eux et confirmant leur enseignement par les miracles qui l'accompagnaient. »
Saint Luc nous donne deux récits de l'Ascension, un très court à la fin de son évangile, le second, beaucoup plus long au début des Actes des Apôtres.
*Évangile selon saint Luc,* chapitre XXIV, versets 50-53 :
« Et il les emmena jusque vers Béthanie et, levant les mains, il les bénit. Et tandis qu'il les bénissait, il s'éloigna d'eux et il était enlevé vers le ciel. Et eux, après l'avoir adoré, retournèrent à Jérusalem avec grande joie. Et ils étaient continuellement dans le temple, louant et bénissant Dieu. »
*Actes des Apôtres,* chapitre 1^er^, versets 1-11 :
« Dans un premier récit, j'ai raconté, ô Théophile, tout ce que Jésus a fait et enseigné jusqu'au jour où, donnant par l'Esprit Saint ses ordres aux apôtres qu'il avait choisis, il fut élevé au ciel. Après sa Passion, il se montra vivant à eux, avec de multiples preuves, leur apparaissant pendant quarante jours et les entretenant du royaume de Dieu. Mangeant avec eux, il leur prescrivit de ne pas s'éloigner de Jérusalem, mais d'attendre la promesse du Père « que vous avez, leur dit-il, entendue de ma bouche : Jean a baptisé dans l'eau ; mais vous, sous peu de jours, vous serez baptisés dans le Saint-Esprit ». Or ceux qui étaient à table avec lui lui demandèrent : « Seigneur, est-ce à ce moment que vous rétablirez le royaume d'Israël ? »
106:303
Il leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés dans sa puissance ; mais vous recevrez la force de l'Esprit Saint qui surviendra sur vous, et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre. » Après avoir ainsi parlé, il s'éleva sous leurs yeux et une nuée le déroba à leurs regards. Comme ils le regardaient montant au ciel, voici que deux hommes vêtus de blanc apparurent près d'eux, et ils leur dirent : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? Ce Jésus qui a été, du milieu de vous, élevé au ciel, en reviendra de la même manière que vous l'avez vu monter au ciel. » Ils retournèrent alors à Jérusalem, du mont appelé des Oliviers à la distance qu'on peut parcourir un jour de Sabbat. » ([^8])
Le dogme de l'Ascension est mentionné en termes presque identiques dans les trois symboles de Nicée, des Apôtres et de saint Athanase : « Et il est monté aux cieux et est assis à la droite de Dieu, d'où il viendra juger les vivants et les morts. » On trouve de multiples affirmations de l'Ascension de Jésus dans les épîtres et chez les Pères de l'Église. Même les hérétiques ariens, nestoriens, protestants... admettent le dogme de l'Ascension. Il a fallu le modernisme, installé aujourd'hui en plein cœur de l'Église, pour contester l'Ascension et la tourner en dérision. Aurait-on pu photographier, filmer Jésus montant au ciel ? A ce persiflage de mon ancien condisciple Pierre Grelot, je réponds, en accord avec le magistère et les théologiens : Jésus est ressuscité des morts en son propre corps, le même corps qui était né de la Vierge Marie et avait été crucifié. Son corps ressuscité est réel, physique, mais glorieux. Jésus ressuscité se fait voir à qui il veut, quand il veut et comme il le veut ; il peut manger, comme il l'a fait juste avant son ascension, mais il n'y est pas astreint. Jésus est monté au ciel à la vue de la Sainte Vierge, des apôtres, des disciples qui étaient avec lui.
107:303
Dès la plus haute antiquité, l'Ascension a été célébrée quarante jours après Pâques, soit le jeudi qui suit le 5^e^ dimanche après Pâques. De temps immémorial, cette fête est d'obligation. Bonaparte, qui avait exigé la suppression de l'obligation pour de nombreuses fêtes, avait respecté l'Ascension. Paul VI l'a transférée au dimanche suivant, ce qui n'était pas innocent. Heureusement, en France, nous restons sous le régime du décret du cardinal Caprara, de 1802, et l'Ascension reste célébrée le jeudi et légalement chômée.
\*\*\*
La fête de l'Ascension est préparée dans la liturgie par les 3, 4 et 5^e^ dimanches après Pâques, dont les évangiles, extraits du chapitre 16 de saint Jean, nous rapportent les paroles de Jésus, lors de son discours après la cène, annonçant son prochain départ et l'envoi du Saint-Esprit.
La vigile de l'Ascension, qui est une vigile blanche, non jeûnée, nous donne une épître de saint Paul aux Éphésiens, qui parle de l'Ascension et un passage de la prière de Jésus après la cène (Jean XVII, 1-11). La fête de l'Ascension est la seule fête du temps pascal qui comporte des matines de neuf psaumes ayant chacun son antienne. Ces matines ne figurent pas dans les livres de chants liturgiques imprimés depuis saint Pie X, mais on les trouve, en plain chant, dans des livres plus anciens. On a choisi des psaumes et des antiennes qui peuvent facilement s'appliquer à l'Ascension ; certains versets de psaumes sont d'ailleurs de véritables prophéties de l'Ascension.
108:303
Les leçons du premier nocturne sont le récit des Actes des Apôtres, qui sert également d'épître à la messe. Le jour de la fête et les deux jours suivants, on lit au 2^e^ nocturne des leçons de saint Léon le Grand ; ensuite, des sermons de saint Jean Chrysostome, de saint Maxime, de saint Grégoire de Nysse et de saint Augustin ; au 3^e^ nocturne, on lit, presque en entier, une homélie de saint Grégoire le Grand, répartie sur sept jours. La réforme de Pie XII nous a fait perdre des richesses. On ne le dira jamais assez : les membres de la commission de réforme de Pie XII étaient les mêmes hommes qui devaient accomplir, dix ans plus tard, la réforme, combien plus radicale, de Paul VI.
Les répons, tirés du récit de l'Ascension ou des psaumes, sont d'admirables méditations. A laudes et aux vêpres, on chante des antiennes extraites du récit de l'Ascension. L'hymne *Jesu nostra redemptio* (*Salutis humanae Sator* dans la version d'Urbain VIII) chante le mystère de l'Ascension sur un 4^e^ mode un peu mélancolique. L'hymne de matines *Aeternae rex altissime* est beaucoup plus sereine. Il existait une troisième hymne *Optatus votis omnium,* malheureusement disparue au cours d'une des réformes malencontreuses de la fin du Moyen Age et non reprise par saint Pie V. Les bénédictins qui l'avaient demandée en 1961 se sont heurtés à un refus de Rome.
La messe exprime magnifiquement le mystère de la fête. L'introït *Viri Galilaei* du 7^e^ mode est un développement de la première antienne des vêpres. Les deux *Alleluia : Ascendit Deus* (4^e^ mode) et *Dominus in Sina* (8^e^ mode) sont très beaux et faciles à chanter. L'offertoire et la communion, du 1^er^ mode, chantent plus calmement le mystère de l'Ascension.
109:303
La messe du dimanche dans l'octave, plus austère, chante encore l'Ascension, mais implore aussi la venue du Saint-Esprit. Les deux mystères sont étroitement liés. Célébrons-les donc avec ferveur. Que l'Ascension soit pour nous une grande fête. Nous avons le privilège de la garder le jeudi, profitons-en. Et que la foi au dogme bafoué de l'Ascension s'affermisse dans nos cœurs et s'exprime avec force dans nos paroles et nos actes.
Jean Crété.
110:303
### Dans l'attente de la Pentecôte
*Cet article était resté inédit. Il a été écrit en 1970 et il m'avait été envoyé le 29 mai, c'est-à-dire après la Pentecôte. Je l'avais donc mis en réserve pour l'année* *suivante, ou pour une autre. Le voici aujourd'hui.*
*J. M.*
LE JOUR MÊME de l'Ascension, les Apôtres entrèrent en retraite, attendant à Jérusalem le Baptême du Saint-Esprit que Jésus leur avait promis « sous peu de jours ». Leur joie était grande d'avoir vu Jésus manifester ainsi sa toute puissance, car Élie avait été enlevé par un char de feu, tandis que Jésus avait tranquillement quitté la terre en les bénissant et S. Luc nous dit à la fin de son Évangile :
111:303
« *Ils étaient continuellement dans le Temple, bénissant Dieu.* » Ils assistaient donc au sacrifice du matin et au sacrifice du soir et priaient en particulier ou en commun, suivant les habitudes de la liturgie juive, car ils n'en avaient pas d'autre ; et Jésus n'avait-il pas dit : « *Ne pensez pas que je sois venu abroger la Loi ni les Prophètes ; je ne suis pas venu abroger, mais parfaire* » (Matt. 5.17). Et ils se réunissaient au Cénacle « en la chambre haute » où pleins d'enthousiasme, ils cherchaient dans l'Écriture ce qui pouvait y avoir été dit de l'événement extraordinaire auquel ils venaient d'assister.
Leur état d'esprit était tout à la joie, mais quel était l'état de leur connaissance ? Qu'avaient-ils alors compris ? Pas grand chose peut-être, sinon qu'ils étaient assurés du salut s'ils croyaient en Jésus. Car le jour même de l'Ascension, les Apôtres demandaient à Jésus « quand il rétablirait le royaume d'Israël ». Cela après quarante jours d'entretiens avec Jésus ressuscité. S. Luc dit (Actes 1,3) : « *C'est à eux qu'il s'était présenté vivant après sa Passion par de nombreuses démonstrations, se manifestant à eux durant quarante jours et leur disant ce qui concerne le royaume de Dieu.* » Et ils conservaient les illusions juives sur le royaume terrestre ; cependant S. Luc, qui dans son Évangile bloque en quelques lignes les dernières apparitions de Jésus, rapporte : « C'est bien ce que je vous ai dit quand j'étais encore avec vous : il faut que soit accompli tout ce qui a été écrit à mon sujet dans la loi de Moïse et les Prophètes et dans les Psaumes. *Alors il leur ouvrit l'intelligence pour qu'ils puissent comprendre les Écritures.* » Jésus limitait ses dons pour que le Saint-Esprit dont les chrétiens doivent être le Temple, les éclairât sur le rôle de la sainte Église dans le monde. Hélas ! Temples du Saint-Esprit ! Y songeons-nous suffisamment quand nous tenons tant de propos inutiles ou peccamineux ?
112:303
Les apôtres (et les disciples qui pouvaient se joindre à eux) purent comprendre les mystères de la Passion, les lire et les relire dans les livres d'Isaïe, de Jérémie et dans les psaumes. Marc raconte (16.14) que lors d'une des premières apparitions, Jésus leur reprocha leur incrédulité et leur dureté de cœur parce qu'ils n'avaient pas cru à ceux qui l'avaient vu ressuscité des morts (la Madeleine, les pèlerins d'Emmaüs, S. Thomas) et S. Jean rapporte que Jésus dit à ce dernier : « *Heureux ceux qui n'ont pas vu,* et qui ont cru ! »
Combien de ceux qui aujourd'hui ont reçu toutes les grâces nécessaires pour enseigner la vérité, dédaignent la foi divine pour se contenter d'une foi humaine, comme Thomas avant sa conversion !
Mais Jésus avait prévu toutes les faiblesses qu'il leur reprochait : il se dépêcha, au soir de ce jour-là, le premier de la semaine, « c'est-à-dire le soir de Pâques », de leur donner le pouvoir de confesser (Jean 20, 22) : « *Et ayant dit cela, il souffla sur eux et leur dit : Recevez l'Esprit Saint, ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.* »
Ils en avaient besoin ; il y avait trois jours seulement que pour Pierre le coq avait chanté trois fois. S. Pierre en avait eu la contrition parfaite mais ne se savait pas pardonné. Les autres apôtres avaient fui. Il est probable qu'ils se confessèrent les uns aux autres pour commencer la neuvaine de la Pentecôte. Il y avait là certainement quelques disciples aussi.
113:303
Leur présence est attestée par le fait que quelques jours plus tard on choisissait parmi eux l'apôtre qui devait remplacer Judas. S. Luc raconte (Actes I, 14) : « *Tous ceux-là étaient d'un commun accord, assidus à la prière, avec quelques femmes et Marie, mère de Jésus, et avec ses frères* » (ses cousins).
Marie présidait en quelque sorte, sans connaître encore son rôle dans l'Église éternelle qu'elle apprit le jour de la Pentecôte, elle était seule pure, sans tache, et l'épouse du Saint-Esprit. Une grâce émanait d'elle ; les Apôtres admiraient la mère d'un tel Fils, quelques-uns pouvaient se souvenir de l'exclamation d'une femme en réponse au discours de Jésus (Luc 11.27) : « *Or il arriva que lorsqu'il parlait ainsi, une femme élevant la voix du milieu de la foule lui dit : Heureux le sein qui t'a porté et les mamelles que tu as sucées !* » Chère femme que la grâce a touchée, vous ne vous doutiez point que ce cri du cœur traverserait les siècles ! Mais Dieu sait tout ; vous tous et vous toutes sachez que vous retrouverez dans le sein de Dieu vos oraisons silencieuses faillies de la joie ou des larmes. Et Jésus répondit : « *Bien mieux, heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique.* » Mais Marie avait toutes les grâces ; elle venait de participer à la Passion même, qui d'avance l'avait faite ce qu'elle était ; elle avait toujours écouté et mis en pratique la parole de Dieu. Elle seule parmi toutes les créatures humaines avait trouvé grâce devant Dieu. Ni Adam, ni Moïse, ni David n'avaient reçu une grâce aussi complète dont ils fussent emplis lors de l'Annonciation, dans son humilité Marie en prit de l'inquiétude, et l'ange émerveillé la rassura.
114:303
Les Apôtres subissaient son ascendant. Fut-ce à ce moment qu'ils l'interrogèrent sur la naissance de Jésus et qu'elle dut leur avouer par quel miracle elle l'avait conçu ? Les apôtres étaient préparés à l'entendre. Au soir du Jeudi Saint, avant même qu'ils fussent sortis de la salle où avait eu lieu la Sainte Cène, Jésus répondant aux demandes de S. Thomas et de S. Philippe affirma qu'il était Fils de Dieu d'une manière non commune : « *Personne ne vient au Père si ce n'est par moi... Si vous m'avez connu, vous connaîtrez aussi mon Père ; dès à présent vous le connaissez, vous l'avez vu...* » Et à Philippe : « *Celui qui m'a vu a vu le Père... Je suis en le Père et le Père est en moi...* » (Jean, 1.14). Le souvenir était tout frais alors, ils n'avaient pas eu le temps de l'oublier.
Marie qui vécut peut-être une vingtaine d'années auprès de S. Jean avec la mission de former en lui le théologien, lui fit comprendre la nécessité de le rappeler aux fidèles. Appliquèrent-ils dès lors la fameuse recommandation : « *Faites ceci en mémoire de moi ?* » Nous l'ignorons mais peut-être l'Église en a-t-elle décidé ? Cependant après avoir quitté le Cénacle, les Apôtres s'arrêtèrent au clair de lune dans les jardins du Tyropéon ou vers la piscine de Siloé, avant de franchir le torrent du Cédron et là s'envola vers le ciel le célèbre discours qui occupe les chapitres XV, XVI et XVII de l'Évangile de S. Jean. On peut y relever ces paroles qui limitent en quelque sorte les connaissances des Apôtres avant la Pentecôte : « *J'ai encore beaucoup de choses à vous dire que vous n'êtes pas maintenant en état de porter, mais quand il sera venu, l'Esprit de la Vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière.* »
Ils étaient seulement convaincus d'avoir reçu une mission collective : « *Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc enseigner toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur enseignant à pratiquer tout ce que je vous ai commandé* » (Mt. 28.19).
115:303
Et ils savaient aussi que Pierre était leur chef depuis que Jésus leur demandant : « *Et vous, qui dites-vous que je suis ?* » Pierre avait répondu : « *Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.* » Et Jésus avait répliqué : « *Et moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle.* » Cette parole nous rend encore l'espoir en ce moment.
Enfin toute proche était l'apparition de Jésus ressuscité au lac de Tibériade pendant laquelle Jésus avait dit à Pierre : « *Pais mes agneaux* », et puis : « *Pais mes brebis.* »
Pierre exerça aussitôt son autorité en demandant que fût remplacé le traître Judas dans le collège des Apôtres. C'est alors que fut élu S. Mathias « *parmi les hommes qui nous ont été adjoints durant tout le temps que le Seigneur Jésus est allé et venu parmi nous* ».
Ainsi fut fait et les Apôtres préparèrent notre liturgie en cherchant dans les psaumes ce qui pouvait annoncer le fait extraordinaire de l'Ascension. Ils trouvèrent aussitôt au psaume 8 : « *Tu as mis ta gloire dans les cieux.* » Au psaume 10 : « *Dieu a son trône dans les cieux ; il a les yeux ouverts.* » Le psaume 20 leur dit « *Sois exalté, Seigneur, par ta puissance.* » Au psaume 23 ils trouvaient : « *Soyez levées, portes éternelles et le roi de gloire entrera. -- Qui est ce roi de gloire ? -- C'est le Seigneur fort et puissant, fort dans les combats.* » Au psaume 29 ils pouvaient relever : « *Je t'exalte, Seigneur, car tu m'as soutenu... Tu as retiré mon âme de l'enfer, tu m'as rendu la vie. Chantez Dieu, vous ses fidèles, célébrez son saint souvenir.* »
116:303
Enfin au psaume 46, le roi David chante ainsi : « *Vous tous battez des mains, célébrez Dieu par des cris d'allégresse... Dieu est monté dans la jubilation.* » C'est en quelque sorte le psaume propre à l'Ascension. Il fut composé par David pour la translation de l'Arche dans le temple de Jérusalem. Le psaume 102 qui est un psaume du retour de la captivité chante : « *Le Seigneur dans le ciel a affermi son trône et sa royauté dominera sur toute chose.* »
Ces psaumes font toujours partie des matines de notre office de l'Ascension. Les Apôtres en suivant l'ordre des psaumes virent encore que le psaume 109 s'adressait au Messie et commençait ainsi : « *Le Seigneur a dit à mon Seigneur : assieds-toi à ma droite* », c'est-à-dire par une prédiction de l'Ascension. Ils se promirent de le chanter tous les dimanches.
Tels furent les préoccupations et les travaux des Apôtres et des disciples pendant leur retraite d'avant la Pentecôte. Tel est toujours le modèle d'une bonne retraite, et telle est l'origine de notre sainte liturgie.
D. Minimus.
117:303
## TEXTE
### Les vertus militaires
par Gustave Corçâo
La revue ITINÉRAIRES le croit, le rappelle et le proclame dans sa déclaration d'identité (numéro 300, pages 4 et 5) :
« Au milieu de l'obscurantisme spirituel et du désert moral des sociétés modernes, que proposer à l'enthousiasme de la jeunesse, sinon d'abord l'austérité, la discipline, l'héroïsme militaires...
« Les vertus religieuses que cultive la tradition catholique sont aussi marginalisées, aussi discréditées que les vertus militaires.
« Ce sera une fois encore l'alliance des vertus militaires et des vertus religieuses qui pourra :
-- partout dans le monde, refaire une chrétienté ;
-- et ici, restaurer le visage de la France, son âme et son honneur. »
A ce propos, voici le texte d'un article que GUSTAVE CORÇAO avait publié à Rio de Janeiro, le 22 septembre 1973, dans le quotidien brésilien *O Globo.*
118:303
L'EXPRESSION « vertus militaires » est de Charles Péguy que le monde entier par une équivoque monumentale a pris pour un socialiste et qui en donna le démenti de mourir héroïquement pour sa Patrie.
Je reprends cette expression à cause du Chili et parce que le monde moderne a un besoin urgent de cet antibiotique.
La semaine dernière j'assistais à la messe célébrée par le cardinal Eugenio Salès dans l'église Sainte-Croix des Militaires dont la confrérie fêtait son 350^e^ anniversaire. C'était Dom Antonio de Almeida Moraès, archevêque de Niteroï, qui donnait l'homélie. Après avoir évoqué l'anniversaire de la confrérie il mit en relief le rôle de premier plan qui, dans l'Évangile, revient à un soldat romain...Tout le monde connaît l'épisode (Mat. VIII, Luc VII) où un centurion s'approche de Jésus pour lui demander la guérison de son serviteur paralysé. Comme Jésus promettait d'y aller, le centurion répondit : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison. Mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. Parce que je suis moi-même un subordonné ; et j'ai des inférieurs sous mes ordres ; quand je dis à celui-ci « va », il va ; quand je dis à celui-là « viens », il vient ; à cet autre « Fais ceci » il le fait ! » A ces mots, Jésus fut dans l'admiration et dit : « En vérité, je vous le dis, je n'ai jamais rencontré en Israël quelqu'un qui parle avec une si grande foi. »
119:303
Remarquons avant tout ces simples paroles : « Jésus fut dans l'admiration. » Dans l'éloge qui fait suite on aperçoit quelque chose qui paraîtra surprenant à beaucoup de modernes : le personnage qui a reçu le plus bel éloge de la part de Jésus ce fut un militaire romain, c'est-à-dire un militaire de la puissante armée étrangère qui occupait la Palestine. Encore faut-il ajouter que la profession de foi du centurion sera intégrée à la Sainte Liturgie et redite à toutes les messes du monde jusqu'à la fin des siècles. Qui aura jamais mérité si grand honneur ?
Pour bien mettre en lumière la complaisance avec laquelle Dieu regarde les soldats qui incarnent dans leur profession la sainte vertu d'obéissance, Dom Antonio rappelle encore un autre témoignage rendu par un soldat romain.
Nous sommes au moment où culmine l'œuvre de Jésus ; mais pour le monde, au contraire, il va consommer son échec : « C'était la sixième heure et les ténèbres couvrirent toute la terre jusqu'à la neuvième heure. Le soleil s'obscurcit, le voile du Temple se déchira par le milieu et Jésus s'exclama : « Père, je remets mon esprit entre vos mains », et disant cela il mourut (Luc XXIII 44). »
Or à cet instant où, peut-être, quelqu'un des disciples doutait de la victoire du Christ, à cet instant qui invitait au découragement et à l'idée d'un échec total, s'éleva la voix d'un soldat romain qui glorifia Dieu en s'écriant : « Vraiment cet homme était le Fils de Dieu. » « Ses amis et les femmes qui l'avaient suivi depuis la Galilée se tenaient à distance et contemplaient tout cela. »
Imaginons la scène : au centre de l'obscurité, la Croix entre les croix du bon et du mauvais larron ; au loin, les femmes fidèles, près de la Croix, Notre-Dame, et de l'autre côté, les yeux tournés vers le ciel, le centurion.
120:303
Voici cet homme chargé par Dieu de nous représenter à l'aide de son témoignage et de nous encourager lorsque, au milieu de la vie, il nous semble que le soleil s'est obscurci, que le voile du Temple s'est déchiré et que, perdus dans l'obscurité, nous sommes les plus malheureux des hommes. Alors à ce moment, vient à notre secours le saint soldat inconnu qui a cru précisément dans l'obscurité de la foi.
On connaît l'histoire de la conversion de Charles de Foucauld, on sait l'influence instrumentale « régénératrice » des vertus militaires dans son sauvetage et dans sa sanctification. Jacques Maritain, dans une de ses plus belles pages, a raconté la conversion de Psichari, le neveu de Renan. Lui aussi, égaré dans les ténèbres du monde, comme Charles de Foucauld, comprit par une grâce fulgurante de Dieu, qu'il devait se laisser « cadrer » dans une maison d'obéissance où le centurion dit : « va ! » et le soldat va ; où il dit « viens ! » et le soldat vient ! La tête rasée, au milieu des tâches du « service », dans l'exercice de l'obéissance, Ernest Psichari comprit qu'il sauvait la foi déposée en lui par la grâce du baptême.
Récemment, dans un magazine français on voyait sur la couverture trois jeunes gens taillés en chevaliers des croisades. Un des jeunes gens, interrogé par le magazine, répondait : « *Je suis entré à Saint-Cyr pour obéir, pour servir, pour donner mon sang et ma vie à la Patrie.* »
121:303
On comprend ainsi l'horreur, la haine que le torrent révolutionnaire, ennemi des hommes et de Dieu, nourrit à l'égard du soldat. On comprend dès lors l'acharnement avec lequel on cherche à détruire et à démoraliser les vertus militaires. On comprend également qu'au milieu de cette heure de ténèbres où nous vivons, on ne sauvera la civilisation, la grandeur et la décence de la vie humaine que si se multiplie le nombre de jeunes capables de rendre témoignage à la vérité comme le centurion devant la Croix.
Nous avons besoin de jeunes gens qui militent sous la règle monastique et sous l'étendard des vertus militaires. C'est pourquoi j'ai senti mon cœur bondir d'une joie nouvelle quand j'ai reçu les nouvelles du Chili, quand j'ai entendu ce sermon dans l'église Sainte-Croix des Militaires et quand j'ai vu le sourire des trois jeunes gens de Saint-Cyr.
Gustave Corçâo.
122:303
### JUIVES ET CATHOLIQUES (III)
*La conversion de Judith Cabaud*
par Yves Daoudal
*Née en Hongrie, élevée dans la religion catholique, Tünde vient au conservatoire national de musique de Paris pour un an. Refusant de retourner en Hongrie communiste, elle reste en France et devient religieuse. Après un voyage en Israël, elle apprend que sa mère est juive. Que par conséquent elle est juive elle aussi. Dès lors* « *mère Myriam* » *décide de pratiquer conjointement les deux religions, et pratique ainsi des rites contraires à la foi catholique. En fait la religion judaïque prend le dessus, et il est difficile d'éviter de parler d'apostasie* ([^9])*.*
123:303
*Née en Russie de parents juifs, élevée dans l'indifférentisme religieux à Paris où sa famille a fui* *la révolution bolchevique, Renée se convertit au catholicisme. A la mort de ses parents elle émigre en Israël, où elle explique la religion juive aux visiteurs et pratique un christianisme hébraïsé grevé de lourdes ambiguïtés, après avoir changé son nom chrétien en celui, hébreu, de Rina* ([^10])*.*
*Née à Brooklyn* (*New York*) *de parents juifs, élevée dans la religion juive, devenue matérialiste dans son adolescence, Judith vient à Paris passer sa troisième année universitaire. Elle se convertit au catholicisme* (*notamment à la lecture de Pascal*)*, épouse un Français et approfondit sa foi catholique intégrale tout en élevant chrétiennement ses nombreux enfants* ([^11])*.*
*Une même origine : juive, un même lieu crucial : Paris, une même référence : la foi catholique ; trois itinéraires largement divergents.*
Si l'on confronte les témoignages de mère Myriam, de Rina Geftman et de Judith Cabaud, le premier fait qui retient l'attention est celui-ci : la seule des trois femmes qui ne se gargarise pas de sa judéité, qui n'en fait pas un problème permanent pour vivre sa foi catholique, est la seule qui ait eu réellement une enfance juive : Judith Cabaud. Et elle qui a eu une enfance intégralement juive est aussi la seule qui ait une foi intégralement catholique.
Je le souligne parce que c'est particulièrement frappant. Je le souligne aussi parce que ce n'est pas un hasard. Mère Myriam et Rina Geftman ont découvert le judaïsme, ce qu'elles croient être leur judéité, après la foi catholique.
124:303
Elles se sont alors créé des « problèmes » par des raisonnements de nature idéologique, où l'on retrouve quelque chose des fausses « racines » d'invention intellectuelle, des droits de l'homme, de la liberté religieuse, de l'évolutionnisme, de l'anticatholicisme maçonnique, etc.
\*\*\*
Judith Cabaud a été élevée dans un judaïsme yiddish déconnecté de ce qui pouvait passer en Pologne et en Russie pour ses sources vivantes et devenu uniquement formaliste dans le cadre américain. Après la période de révolte de l'adolescence, elle a découvert le christianisme, et, *tout naturellement,* elle y a vu l'aboutissement, l'achèvement, la réalisation de la religion juive. Ainsi celle qui est authentiquement catholique est la seule qui soit authentiquement juive... selon l'enseignement de saint Paul et de saint Jean, références irrécusables...
Les souvenirs d'enfance, cela compte. Et Judith raconte ce que les deux autres n'ont jamais connu. Elle raconte ses grands-parents qui ne parlaient que yiddish, elle raconte son enfance dans un quartier où il n'y avait que des Juifs et des Italiens liés à la maffia, elle raconte les jours de fête où le grand-père prononçait la bénédiction rituelle, elle raconte son école où élèves et professeurs étaient presque tous juifs : « Chaque fois que je lèverais les yeux, mon regard se poserait sur une grande affiche montrant l'État d'Israël traversé par ce mot en majuscules : SION. J'étais heureuse d'aller en classe car je pensais que j'allais enfin apprendre en quoi consistait le fait d'être Juif. Mais je n'appris que l'alphabet hébreu... » Elle raconte ses toutes premières rencontres avec le christianisme. Le temps de Noël entouré d' « une certaine tristesse ». Un film à la télévision sur la vie du Christ, avec l'inscription : Celui-ci est Jésus le roi des Juifs. « Pourquoi est-ce qu'on ne nous dit rien de lui ? » demande la petite Judith. « Mais, Judith, nous n'y croyons pas. »
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Oui, elle *raconte.* Et avec un sens étonnant de l'anecdote, du détail vrai, de l'image pittoresque sans bavardage, sans fioritures, un peu comme des plans cinématographiques rapides, efficaces par leur précision. Et comment ne pas penser à certains films devant ces scènes de la bagarre, à Brooklyn entre le quincaillier juif (le père de Judith) et son voisin le barbier sicilien, le second envoyant le premier à l'hôpital, le premier voyant ensuite au tribunal la mère du second « escortée de deux messieurs mielleux en chemise noire et cravate blanche » qui le persuadent de « tout oublier »...
Judith raconte aussi la religion de ses parents. Mais il ne s'agit plus ici seulement d'anecdotes, c'est déjà le début d'une quête religieuse, qui se brise à chaque élan sur le ritualisme, le formalisme d'une religion sociologique. A la synagogue, « chacun priait pour son compte et dans son coin, certains -- on les considérait comme les plus pieux -- à plus haute voix que d'autres. Comme au temps de la Bible, cela durait toute la journée jusqu'à ce que résonne le *shofar*. Je me plongeais dans le livre de prières et tentais de percer le mystère de ces incompréhensibles oraisons écrites en caractères hébraïques. J'essayais de les dire avec l'espoir qu'à travers la lettre du texte, l'esprit soufflerait. J'essayai maintes et maintes fois sans succès : Dieu se cachait toujours ».
« Comme nombre de Juifs, j'ignorais que la vraie religion était un trésor surnaturel. » « Nous étions empêtrés dans les prescriptions du Talmud dont nous n'étions pas certains qu'elles étaient bibliques. D'ailleurs, aucun de nous ne lisait la Bible. » Plus étonnant encore, elle dira plus loin « Aucun des Juifs que j'avais connus ne vivait dans l'attente d'un Messie. »
L'absence de véritable spiritualité engendrait une morale élastique et hypocrite : « Du Décalogue, il ne restait qu'un code humain, de sorte que peu importait si l'on ne pouvait éviter de transgresser un commandement pourvu que cela ne se sache pas. »
Afin de faire rencontrer à Judith des gens « comme il faut »... et un mari, sa mère l'emmène dans « un des hôtels kaschers et luxueux des monts Catskill » où les parvenus israélites rivalisent de diamants et de visons. Et à ce propos Judith Cabaud fait une réflexion typiquement et superbement judaïque, comme on serait bien en peine d'en trouver chez mère Myriam ou Rina Geftman :
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« *Ainsi nous recommencions : peuple incrédule mais toujours aimé de Dieu, nous adorions le veau d'or dans le désert mystique de la moderne Amérique, après avoir été délivrés des camps de concentration et des persécutions de l'Égypte, d'Hitler et de Staline.* »
On veut bien croire que le judaïsme que connaissait la jeune Judith était formaliste et mondain. Pourtant, dans ces années d'enfance et d'adolescence, elle a reçu, à la synagogue et chez ses parents, beaucoup plus qu'elle ne le croyait. Sans doute seule l'écorce était-elle visible et le noyau demeurait-il caché (comme dans toutes les formes de judaïsme, d'ailleurs, même prétendument spirituel ou messianique, puisque le noyau c'est l'Évangile), mais l'Ancien Testament garde toute sa puissance prophétique, et à travers des psalmodies et des prières jugées interminables et sans signification essentielle, Judith était imprégnée par l'esprit (et même l'Esprit) de l'Ancien Testament, de sorte qu'elle était déjà virtuellement chrétienne.
Le premier signe en est sa révolte d'adolescente, signe certes trouble et insuffisant en soi, mais il s'agit d'une révolte, qui de fait s'acheva, évidemment au plus profond de la crise, par une conversion au christianisme.
Le second signe est la façon dont Judith Cabaud parle de sa foi. C'est là pour moi ce qui est le plus passionnant dans ce livre. On ne peut qu'être frappé de voir que ce qui l'attire le plus, dans une retraite peu après sa conversion, c'est l'adoration du Saint-Sacrement. Ce qu'elle rapporte explicitement au premier commandement du Décalogue. Et devant le Saint-Sacrement elle entend invariablement dans son âme : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t'a tiré de la terre d'Égypte, de la maison de servitude », phrase fondamentale du judaïsme, introduction de la Révélation du Sinaï, qui précède immédiatement le premier commandement.
Je sais bien que tout ce que dit Judith Cabaud des rapports entre le *Seder* et la messe, entre le passage de la mer Rouge et Pâques, les Pères de l'Église l'ont dit longtemps avant elle. Mais ici on se trouve face à quelqu'un qui a vécu *dans sa chair et dans son âme* le passage des figures à l'accomplissement des figures. Il ne s'agit pas de méditations sur les textes sacrés, mais d'une vie vécue où l'Ancienne Alliance s'épanouit dans la Nouvelle, dans l'Église « nouvel Israël dans sa continuité avec l'ancien » : « le temps de l'Avent avait duré dix-neuf ans pour moi, mais plusieurs milliers d'années pour le peuple juif qui attendait le Sauveur promis à Abraham. Un soir de décembre je l'avais rencontré et son étoile me conduisait à Bethléem. »
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La page qui suit immédiatement ce qui vient d'être cité est particulièrement belle et émouvante. Judith parle de son baptême, une nuit de Pâques. Le récit mêle étroitement le passage de la mer Rouge, la liturgie pascale et le baptême, et se termine ainsi : « Alors, le Père Tout-Puissant fit souffler un grand vent, la mer s'entrouvrit, et les enfants d'Israël passèrent à pied sec au milieu des eaux. J'allai jusqu'au maître-autel et m'agenouillai. L'eau baptismale coula sur mon front et les flots du Jourdain se déversèrent dans la mer Rouge. » Et, comme en épilogue, Judith raconte la reconnaissance de Jésus ressuscité par Marie-Madeleine. Elle peut raconter de façon « objective », sans aucune note personnelle, tant il est évident qu'il s'agit de la rencontre de Judith et du Seigneur, en cette nuit de Pâques, dans son baptême et sa première communion. « Jésus lui dit : Marie. Elle se retourna et lui dit : Maître. »
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Une des grandes pages du livre, c'est aussi la vision de la messe à travers le Seder, le repas rituel juif de la Pâque. Car là encore il ne s'agit pas de considérations sur le symbolisme du Seder révélé par le Christ. Judith parle du Seder *qu'elle a vécu,* et de la première messe *à laquelle elle assiste* juste après sa conversion. Ici comme pour la nuit de Pâques, on demeure stupéfait de la virtuosité d'écriture dont fait preuve Judith Cabaud, qui n'a jamais fait profession de sa plume. Tout cela sort de son cœur, et la virtuosité est celle de la grâce, qui transfigure dans ces passages le talent indéniable qu'elle déploie par ailleurs.
La messe est un repas : c'est un des grands thèmes modernistes. Certes oui, la messe est *aussi* un repas, explique Judith Cabaud en une autre page, parce qu'elle fut d'abord un repas rituel juif, devenu un repas avec Jésus-Christ prêtre et victime, prélude au banquet céleste.
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Mais cela n'a rien à voir avec « une assemblée à vocation spirituelle sous la présidence d'un prêtre, d'un animateur de réunion -- d'un montreur de marionnettes ». Et Judith Cabaud conclut par une phrase que feraient bien de méditer les prêtres modernistes, qui sont souvent en même temps les plus vigilants pourfendeurs donquichottesques de l'antisémitisme : « Le pape Pie XI a enseigné que nous étions tous spirituellement des sémites. Depuis le dernier concile, on enseigne insidieusement dans l'Église que nous sommes tous fondamentalement des protestants. » De fait le refus de la tradition et la soumission à des idéologies occidentales modernes qui défigurent l'Évangile relèvent d'un antisémitisme radical, celui-là même qui est incompatible avec la foi catholique.
Par ailleurs Judith Cabaud accuse les modernistes de pharisaïsme. Et ce n'est pas sans intérêt de le lire sous la plume d'une Juive qui a vécu ce dont elle parle : « *Le judaïsme fut falsifié par les pharisiens et le sanhédrin dont les nouveaux livres de prière devinrent le talmud et la michna. Ils étaient coupés de la Bible et des prophètes. Le catholicisme a été défiguré par les modernistes de Vatican II qui nous ont coupés des trésors de la Tradition.* » Ces lignes sont précédées d'une interrogation qui révèle une nouvelle fois, et de façon pathétique, la continuité judaïsme-christianisme vécue par l'auteur : « *M'arrachera-t-on deux fois ma religion ?* »
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De la conversion de Judith Cabaud je ne me sens pas le droit de parler. Ce sont des confidences que fait l'auteur à son lecteur, une tierce personne n'a pas à s'en mêler. Je signalerai seulement que deux étapes de cette conversion rappellent deux des trois étapes racontées par Henri Charlier à propos de sa propre conversion. Il y a une visite de Notre-Dame de Paris : « Tout respirait l'unité -- c'était comme une sorte de prière en pierres. Contempler ces voûtes altières inspirait la pensée de quelque chose et même de quelqu'un au-delà de notre univers. »
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Et la découverte d'une famille chrétienne : « J'étais venue en Europe avec l'idée de ma part que c'était une sorte de tentative de suicide. Or je me trouvais accueillie par une vraie famille. (...) Sous bien des rapports ils n'avaient pas grand chose en commun, mais ce qui les unissait n'était pas seulement charnel (...). Je n'étais pas, alors, très sûre de mes sentiments, mais j'étais touchée par leur accueil. Un certain secret cependant m'effrayait : un lien spirituel les rassemblait. » *Ils ont un secret :* cela avait été précisément la réaction d'Henri Charlier après sa rencontre avec la famille chrétienne d'un de ses camarades.
Évoquer la profonde beauté de certaines pages privilégiées et le sens « cinématographique » du détail vrai ne suffit pas à rendre compte des qualités littéraires du livre de Judith Cabaud. Si j'ai d'abord fait référence au cinéma, c'est qu'elle utilise sur grande échelle, et magnifiquement, le procédé du *flash-back* dans la première partie et dans les deux chapitres de la troisième. Cela lui permet à la fois de maintenir toujours intacte l'attention du lecteur, aiguillonnée en permanence par un *suspense* habilement distillé, d'intégrer au récit divers souvenirs qui en dehors de cette structure donneraient une impression de disparate, et de ménager des développements religieux qui n'apparaissent pas comme des digressions. Ce procédé est mis en œuvre d'une façon qui serait déjà digne d'être signalée de la part d'un écrivain professionnel, mais qui devient très remarquable sous la plume d'une mère de famille nombreuse qui écrit là à ma connaissance son premier livre.
Enfin on ne peut pas évoquer Judith Cabaud sans mentionner son amour de la musique et l'importance qu'a tenue la musique dans sa vie. Aux alentours de ses dix ans, c'est par la musique qu'elle découvrit ce qu'était le beau. « Je compris plus tard que je découvrais ainsi que j'avais une âme. » Un peu plus tard elle est violoncelliste dans l'orchestre des lycéens de New York. A la première répétition à laquelle elle participe l'orchestre joue la deuxième suite de Bach. « Un jour nouveau se levait pour moi. La merveilleuse musique de Bach m'annonçait qu'il y avait un ciel. Elle venait d'ailleurs, de quelqu'un. Il y avait donc *autre chose.* »
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Les mélomanes peuvent lire le livre de Judith Cabaud sans crainte de tomber à tout moment sur les erreurs grossières que commettent trop d'écrivains qui se piquent de parler de musique quand ils n'y connaissent rien. Judith Cabaud connaît vraiment la musique. Et ça se voit.
Depuis que son mari, wagnérien fanatique, d'une famille de wagnériens fanatiques, a fait découvrir Wagner à Judith, celle-ci est devenue également une wagnérienne fanatique. C'est là en effet une maladie terriblement contagieuse et incurable. Au point que le titre de la version originale (en anglais) de son livre est : « Où le temps devient espace », citation de Parsifal, et que les première et troisième parties de l'épilogue ont en exergue une citation wagnérienne. Non seulement Judith Cabaud ne paraît voir aucune antinomie entre Wagner et le christianisme, ce qui est déjà amusant, mais de plus elle y voit des aspects fondamentalement chrétiens, et là ça devient touchant... Je veux bien qu'on trouve chez Wagner des traces de christianisme (et plus que des traces dans Parsifal, qui ne peut néanmoins en aucune manière être considéré comme un opéra chrétien), pour la bonne raison qu'on y trouve absolument tout ce qu'on veut, Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche, Bakounine, beaucoup de panthéisme, un vague bouddhisme, la tragédie grecque, évidemment le paganisme nordique, etc. Je veux bien même qu'on interprète de façon chrétienne des passages manifestement non chrétiens, si cela correspond à une expérience effectivement vécue, mais juger « incroyable (...) qu'un monstre comme Hitler ait pu trouver prétexte pour s'approprier le théâtre de Bayreuth », cela dépasse l'entendement. Car il faut vraiment ne pas vouloir voir ce qui se trouve objectivement dans la Tétralogie : le héros guerrier « au sang pur » qui vit en communion avec la nature et qui par sa liberté va affranchir l'humanité, tandis que les dieux accablés par le destin et soumis à la nécessité s'effondrent, leur anéantissement permettant le règne de l'homme... Refus de la transcendance, exaltation de l'instinct, culte du héros titanesque, racisme du sang pur, paganisme anti-chrétien... et antisémitisme, tout cela n'aurait donc rien à voir avec l'hitlérisme ? Et la trouble exaltation, l'étrange envoûtement que produit la musique de Wagner n'aurait aucun rapport avec le magnétisme des discours de Hitler ?
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Allons donc. Ce n'est vraiment pas l'effet du hasard si Bayreuth et la famille Wagner furent en symbiose avec le régime hitlérien. On peut aimer Wagner -- et personnellement j'aime beaucoup Wagner -- sans abdiquer toute lucidité devant les poisons très actifs qu'il véhicule.
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Aujourd'hui Judith Cabaud vit près de Vichy dans un manoir « wagnérien » construit par un oncle de son mari. Elle a transmis à ses enfants son amour de la musique, et la famille constitue presque un petit orchestre. Grande admiratrice du classicisme, ce « miracle de l'esprit français » (et contrepoids de Wagner ?), Judith Cabaud a également transmis à ses enfants sa passion pour Molière. Chaque été la famille monte une de ses pièces, avec décors, costumes, sonorisation, et tous les voisins sont invités aux représentations.
Voici donc la fille du quincaillier juif de Brooklyn, élevée dans un judaïsme formaliste et dans la perspective de la « réussite » américaine, devenue fermière dans le Bourbonnais, de culture française et de religion catholique. Tous les aspects de cet étonnant itinéraire sont dignes d'intérêt, mais au-delà des contrastes apparents et des éléments anecdotiques, ou plutôt à travers eux, le plus profondément signifiant me paraît être cet *épanouissement spirituel des racines juives dans un catholicisme traditionnel sans ambiguïté.* Comme dit le père Bruckberger dans sa préface, « c'est une illustration en marge d'un beau livre qui raconte une belle histoire et qui, en plus, est vraie, d'un bout à l'autre vraie. On avait presque oublié que cela fût possible. Et voilà que c'est arrivé ». Parce que l'ancienne petite fille juive de Brooklyn a trouvé l'accord parfait qu'elle se désolait de ne jamais entendre à la synagogue, et qu'elle le chante *Sur les balcons du ciel.*
Yves Daoudal.
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## NOTES CRITIQUES
### Humbert Clérissac *Le mystère de l'Église *(Dismas)
« A l'origine de la crise actuelle du catholicisme il y a tant chez les laïcs que dans une grande partie du clergé, une méconnaissance tragique de la nature même de l'Église », écrivent les éditeurs sur la couverture du livre du Père Clérissac dont la réédition était attendue depuis de longues décennies. C'est là exactement ce que pense également le cardinal Ratzinger, et l'on a pu constater que l'essentiel des travaux du synode extraordinaire a porté sur cette question, reprenant précisément le terme de « mystère » pour définir l'Église. C'est pourquoi ce serait faire preuve d'un esprit superficiel, ou d'une déformation journalistico-politicienne typiquement moderne, de penser que ce synode n'a servi à rien et n'a consisté qu'en congratulations sur le concile.
En ce qui concerne la nature de l'Église, la grande déviation postconciliaire est d'avoir mis en avant, de façon prépondérante voire unique, la notion de « peuple de Dieu ». Cela a conduit à voir avant tout en l'Église une réalité sociologique, ce qui avec une pseudo-exégèse politico-marxiste de l'Écriture a conduit, d'aberration en aberration, à la « théologie de la libération ».
Sans nul doute certains pères conciliaires avaient-ils voulu jeter les bases de cette évolution dans *Lumen Gentium.* Mais si l'on se reporte au texte on s'aperçoit que les théologiens progressistes ont complètement occulté le début du texte, qui évoquait d'abord la réalité surnaturelle de l'Église. C'était même là que se trouvait la véritable « nouveauté », puisque l'Église y était définie comme « sacrement » (tandis qu'on n'avait pas attendu le concile pour évoquer le peuple de Dieu).
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« Nouveauté » toute relative d'ailleurs, parce que si la terminologie admise depuis la théologie scolastique rendait difficile l'emploi du mot « sacrement » pour qualifier l'Église, cela se rencontrait chez les Pères de l'Église. L'Église est sacrement parce qu'elle est le prolongement de l'Incarnation, principe des sacrements. Et chez les Pères le mot sacrement était souvent synonyme de mystère.
L'Église est mystère, dit le synode. Et le Père Clérissac avait intitulé son livre : *Le mystère de l'Église,* précisant dans son introduction que ce mystère est un « mystère opérant ». Or comment opèrent les mystères sinon par les sacrements ? L'Église mystère opérant n'est autre que l'Église-sacrement. C'est dire l'actualité de ce livre de 1918.
L'Église-sacrement, l'Église-mystère de communion... Le Père Clérissac va encore au-delà, jusqu'au cœur, ce qu'il ose appeler la « personnalité » de l'Église. Car il veut voir l'Église comme une *personne.* Le Credo ne chante-t-il pas dans un même mouvement : Je crois en Dieu le Père, en son Fils unique, au Saint-Esprit, en la Sainte Église catholique ? Bien sûr l'Église n'est pas une personne divine, ni une personne humaine. Il s'agit d'une image, reconnaît le Père Clérissac, mais d'une image qui a beaucoup plus de réalité que ce qu'on appelle une « personne morale ».
L'Église, c'est Jésus-Christ répandu et communiqué (Bossuet). L'Église reproduit le mystère de l'Incarnation. Un mystère en trois termes : nature humaine, nature divine, personne divine. La nature humaine de l'Église, ce sont les hommes qui la composent. Elle comprend un corps : l'Église enseignée, et une âme : l'Église enseignante. Sa nature divine c'est celle qui lui est conférée par le Christ, son Chef et son Époux. Sa « personne » divine, son principe de cohésion, d'union, de perfection, c'est le Saint-Esprit.
Par conséquent l'Église s'enracine au plus profond de l'être divin. « Avant de naître du côté percé du Seigneur sur la Croix, elle était éternellement conçue dans le Verbe. » C'est pourquoi on lit dans *Le Pasteur* d'Hermas : « Elle a été fondée avant toutes choses, et c'est pour elle que le monde a été créé. » *Ante saecula creata sum,* dit la Sagesse, dont les paroles sont appliquées à l'Église par Hermas. Mais la liturgie applique ce verset à la Sainte Vierge. Le Père Clérissac, curieusement, ne parle pas de la Sainte Vierge, sauf pour dire en sept lignes que la maternité de l'Église est le prolongement de la maternité de Marie. Maritain dit en note que l'auteur aurait développé ce thème s'il avait pu achever son œuvre. Il y aurait beaucoup à dire. La maternité de Marie, c'est la maternité divine. Or, c'est parce qu'elle est mère de Dieu qu'elle est immaculée. Et elle ne peut être immaculée qu'en étant « créée avant les siècles ».
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Telle est l'analogie la plus profonde entre Marie et l'Église, toutes deux vierges et mères, éternelles dans la « pensée » de Dieu. Toutes deux « Immaculée Conception », un nom qui théologiquement ne peut désigner que le Saint-Esprit, parce qu'elles n'agissent l'une et l'autre que dans le Saint-Esprit, à la source de la grâce. De plus, la maternité de Marie précédant exemplairement et temporellement la maternité de l'Église qui est le reflet et le prolongement de la sienne, Marie est mère de l'Église, ainsi que l'a proclamé Paul VI à la face des pères conciliaires qui avaient refusé d'en parler malgré la supplique des évêques polonais.
Si l'Église est éternelle on doit en discerner les traits dans l'Ancien Testament. Or le peuple de Dieu de l'Ancien Testament est celui de l'ancienne alliance. Le mot *alliance* exprime l'union sponsale, le lien nuptial de Dieu avec son peuple. L'Église, Épouse du Christ. Et le Père Clérissac montre que cette idée devient très précise chez les prophètes. « Ne crains point, car ton Époux c'est ton Créateur » dit Dieu à son peuple dans Isaïe.
D'autre part on trouve dans l'Église de l'Ancien Testament les marques d'exclusivisme et d'universalité qui recevront leur achèvement dans l'Église du Nouveau. Exclusivisme de Dieu qui « cloître son peuple et met dans sa chair le sceau de son alliance », et de la part d'Israël qui s'approprie un Dieu transcendant. L'universalité est celle du Décalogue et des prophéties. « Cet exclusivisme et cette universalité deviendront l'unité catholique. »
On sait d'autre part comment le Christ a accompli les figures du sacrifice et du sacerdoce de l'ancienne alliance. Toute la vie de l'Église est fondée sur le sacrifice. Toutes ses fonctions sont un prolongement de son sacerdoce. Les traditionalistes dénoncent vigoureusement l'erreur qui consiste à voir le prêtre comme le président-délégué de l'assemblée du peuple de Dieu. C'est effectivement une erreur fondamentale, puisque la vie de l'Église est fondée sur le sacrifice, qui ne peut être accompli que par les ministres revêtus de l'ordination sacerdotale. Ce n'est pas le peuple de Dieu qui fait les prêtres, mais le Christ par la succession apostolique. Cependant, certains mettent tant de zèle à pourfendre cette erreur qu'ils en viennent à rayer d'un trait de plume le très réel sacerdoce des fidèles, tombant dans l'erreur inverse qui est finalement aussi grave que celle qu'ils dénoncent, puisqu'au lieu de dévaluer le sacrement de l'ordre ils dévaluent le sacrement de baptême. Voici ce qu'écrit, avec la tranquille assurance d'être au cœur de la tradition, le Père Clérissac : « Combien est ici dépassé le sacerdoce naturel de l'homme dans la création ! Membre du corps mystique du Christ, tout baptisé devient concélébrant de l'unique sacrifice, avec l'Église et le Christ. Cette participation au Sacerdoce de l'Église fait désormais sa véritable royauté : *Race Sainte, sacerdoce royal* (1 Pierre II, 9). » Car le baptême, nous plongeant dans la mort et dans la résurrection du Christ, nous rend participants de son sacerdoce et de sa royauté, ce qui est rien moins que la condition nécessaire du salut.
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Cette vie sacerdotale de l'Église, à laquelle participe donc nécessairement tout baptisé, et que le Père Clérissac appelle la *vie hiératique* (en référence à saint Denys l'Aréopagite), se manifeste essentiellement dans le sacrifice et dans les sacrements et de façon privilégiée dans la liturgie, qui, « à supposer même qu'elle ne fût point fondée sur les sacrements, serait encore le plus grand des sacramentaux ». Par le sacrifice, la vie hiératique et liturgique de l'Église, vie d'union divine, se renouvelle chaque jour. La vie hiératique est « fontaine de jeunesse et de pureté », « source de joie (...) qui éclate et qui chante ». Et le Père Clérissac a cette superbe formule : « Si toute âme chrétienne est un cantique, l'Église est le cantique des cantiques. »
Le sixième chapitre du *Mystère de l'Église* est l'explication d'un de ces paradoxes qui ravissaient Chesterton (mais je ne sais plus s'il a évoqué celui-là) : L'Église est à la fois cité et thébaïde. Elle est la cité parfaite, la Jérusalem nouvelle, le lieu de rassemblement et de communion des hommes, et elle est la thébaïde des âmes, le lieu de la solitude parfaite, le désert de l'ascétisme et de la contemplation. C'est par la liberté spirituelle que l'individu devient une personne, c'est dans la solitude -- celle de l'âme avec Dieu -- que l'Église « nous révèle notre personnalité surnaturelle et en dégage l'essor ».
Le Père Clérissac souligne qu'il y a une hiérarchie de l'Église-cité et une hiérarchie de l'Église-thébaïde. La première est la hiérarchie visible de l'Église, la seconde est la hiérarchie des âmes, et elles n'ont généralement rien à voir entre elles, puisqu'il arrive que ceux qui sont le plus près de Dieu par la sainteté sont parfois au plus bas degré par le rang et ne sont point éminents par la science, explique le Père Clérissac en citant saint Thomas d'Aquin qui ajoute : « Et à cause de cela, dans cette hiérarchie, les supérieurs peuvent être enseignés par les inférieurs », comme cela s'est effectivement vu à tous les âges de l'Église. L'unité entre la thébaïde et la cité se fait dans la communion des saints, « non point à la manière d'un lien spirituel et invisible, mais moyennant la participation aux sacrements, à la religion de la cité, et la profession de foi qu'elle enseigne ».
\*\*\*
Il va de soi que je n'ai évoqué ici que quelques aspects de ce livre très dense -- les aspects qui m'intéressent plus particulièrement, dont plusieurs sont aussi les plus importants. Avant de conclure je signalerai un point qui dans ce sublime tableau m'apparaît comme une tache.
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C'est au huitième chapitre, à la fin de la partie entièrement rédigée de ce livre inachevé. Le Père Clérissac dit de fort belles choses sur la maternité de l'Église. Il montre que cette maternité fonde la suzeraineté de l'Église, et que cette suzeraineté de l'Église s'étend au domaine temporel. Et l'on retrouve là un écho des pages magnifiques de *La mission de sainte Jeanne d'Arc.* Mais là où je ne comprends plus, c'est quand le Père Clérissac en vient à défendre la théorie du « pouvoir direct », autrement dit la théocratie.
Selon le Père Clérissac il est écrit dans l'Évangile : *Reddite quae sunt Dei Deo :* rendez à Dieu ce qui est à Dieu. Ce qui définit le droit de l'Église, « presque illimité dans son application et son exercice ». Mais pourquoi *presque* illimité ? Toute la création appartient à Dieu. Par conséquent il s'agit d'un droit *absolument* illimité. Un totalitarisme théocratique pur.
Seulement ce n'est pas cela qui est écrit dans l'Évangile. Entre *Reddite* et *quae sunt Dei,* il y a toute une proposition : *quae sunt Cesaris Caesari.* Notre-Seigneur dit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. En distinguant *d'abord* ce qui appartient à César, il ruine la théocratie. Et la liturgie de l'Épiphanie chante : *Non eripit mortalia qui regna dat caelestia :* il n'arrache pas les royautés mortelles, celui qui donne le royaume du ciel.
Si le Père Clérissac revendique l'autorité de saint Grégoire VII, on peut revendiquer contre lui la tradition, dont saint Grégoire VII s'écarte manifestement sur ce point. La doctrine traditionnelle est celle des deux glaives. Le pape est dépositaire du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Mais il délègue le pouvoir temporel aux souverains temporels. Ceux-ci ne sont souverains de droit divin que par l'Église, d'où le sacre, mais cela laisse intacte leur autonomie. C'est le principe même de la chrétienté. Que l'on considère par exemple avec quelle fermeté saint Louis s'opposa à tous les évêques de son royaume, qui voulaient « ignorer » la justice civile. Ou comment saint Louis s'opposa au pape au sujet de Frédéric II, allant jusqu'à se faire l'avocat de l'empereur excommunié face au pape qui profitait de cette excommunication pour mordre sur les pouvoirs impériaux. Ou encore comment saint Louis condamna le projet de croisade contre Constantinople, développant au contraire, malgré les pressions de Rome, ses relations avec l'empereur de Byzance...
D'autre part le Père Clérissac a montré -- et lumineusement -- comment sainte Jeanne d'Arc était le héraut, le témoin suprême, de la politique divine. Or on ne voit pas où, ni comment, l'Église a exercé son « pouvoir direct » par sainte Jeanne d'Arc. C'est le moins qu'on puisse dire. Le pape l'a ignorée, et les évêques l'ont condamnée...
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Ces réserves ne retirent rien, bien entendu, à ce que j'ai dit précédemment de ce livre, qui est un livre fondamental sur l'Église, dont la véritable nature n'a jamais été aussi méconnue qu'aujourd'hui, et donc un livre particulièrement opportun et nécessaire. Néanmoins, s'agit-il du « chef-d'œuvre » du Père Clérissac, comme disent les éditeurs ? C'est un chef-d'œuvre, sans doute, mais inachevé. Et personnellement je préfère *La mission de sainte Jeanne d'Arc,* que je considère comme un chef-d'œuvre absolu, une sorte de miracle, dans la mesure où je ne comprends toujours pas comment ce prodigieux dominicain a pu livrer en moins de cent pages tout l'essentiel de la spiritualité chrétienne et les principes de la politique chrétienne, en même temps qu'une étude précise de la personnalité de sainte Jeanne d'Arc...
Signalons enfin que *Le mystère de l'Église* est précédé d'une longue préface de Jacques Maritain, précieuse pour quiconque ne connaît pas le Père Clérissac.
Yves Daoudal.
### Sur les Vierges à la ceinture
(*post-scriptum à l'article de janvier*)
L'origine de ce thème est tout simplement *La Légende dorée.* Au chapitre de l'*Assomption,* Jacques de Voragine écrit :
« Or, Thomas n'était pas là et quand il vint, il ne voulut pas croire, quand tout à coup tomba de l'air la ceinture qui entourait la Sainte Vierge ; il la reçut tout entière afin qu'il comprît ainsi qu'elle était montée tout entière au ciel.
« Ce qui vient d'être raconté est apocryphe en tout point ; et voici ce qu'en dit saint Jérôme dans sa lettre ou autrement dit son discours à Paul et à Eustochium :
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« On doit regarder ce libelle \[un livre attribué à saint Jean\] comme entièrement apocryphe, à l'exception de quelques détails de croyance... Mais il y a dans ce récit beaucoup de circonstances controuvées et qui s'éloignent de la vérité, comme par exemple, l'absence et l'incrédulité de saint Thomas. » »
Ainsi Voragine sait que l'épisode de la ceinture est inventé, mais il le note quand même, ce qui aide le thème à se répandre -- d'où les tableaux dont on parlait dans un numéro récent d'ITINÉRAIRES.
Georges Laffly.
### Lectures et recensions
#### Jean Madiran *Brasillach*
*Nouvelles Éditions Latines 1958,\
réédition* (*inchangée*) *1985*
A relire ce livre vingt-huit ans après sa première publication, on est frappé de voir combien les maux qu'il dénonce se sont aggravés.
Parlant de Brasillach, Jean Madiran évoque la situation faite à son œuvre, douze ans après sa mort, et il s'interroge sur le conditionnement des esprits.
En 1957, une tragédie de Brasillach, *Bérénice,* montée et jouée par Raymond Hermantier, est interdite à la suite de manifestations hostiles. On crie : « Hermantier au poteau », condamnant ce résistant véritable, et ce grand homme de théâtre (Hermantier travaille aujourd'hui au Sénégal). On crie aussi : « Brasillach au poteau », douze ans après qu'il a été fusillé ; ignorance ou dérision ?
Mais il y a des protestations contre ces attaques. Il y a des gens pour écrire que cette censure est une atteinte à la liberté, au droit des gens, et un mal fait à la France. Il y a aussi des journaux pour publier cela, et pas seulement des journaux « amis ». Il me semble que la censure aujourd'hui serait plus catégorique, et plus totale, opposant à la pièce un front sans faille. Et je le crois, parce que le conditionnement des esprits a fait de grands progrès. École, télé, cinéma, ont inculqué de ces années une vision très déformée et très simplifiée que l'on ne peut plus mettre en doute.
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Madiran posait la question de l'information par la presse : « Si l'on n'analyse pas avec précision les mœurs intellectuelles et morales de la presse qui quotidiennement nous informe, nous instruit et dirige nos consciences, et « conditionne » peu à peu nos réflexes, on ne comprendra lamais les traits essentiels, les ressorts mentaux, les mécanismes sociologiques de notre temps. » Aujourd'hui cette presse est plutôt moins lue ; l'éventail des opinions est sans doute aussi largement ouvert, mais la grande majorité des feuilles est ralliée à un conformisme de gauche qui paraît seul décent ; surtout la réflexion est pratiquement chassée, à peu près partout (beaucoup de questions ne sont même pas posées), et la part de l'information est très influencée par la publicité ou la propagande.
Cela seul rendrait le conditionnement des esprits plus efficace. Or, il faut y ajouter l'action considérable de la télévision et des radios, et compter avec le fait que le lycée qui hier ne formait que faiblement l'esprit critique, ne le forme plus du tout. Il est devenu à son tour une entreprise de décervelage. C'est que notre société -- que son modèle soit aux États-unis ou en URSS -- n'a que faire d'esprits libres. Elle a besoin d'uniformité. La seule cohésion sociale qu'elle espère est fondée sur cette ressemblance entre les hommes, on devrait même dire cette identité entre eux. Notre monde supporte de plus en plus mal les écarts, la moindre originalité.
Ces considérations ne se rapportent qu'à une part du livre de Madiran. L'autre part, c'est une étude fine, très sensible et très juste de l'œuvre et de l'esprit de Brasillach. Elle se conclut avec une analyse qui est destinée à devenir classique des *Poèmes de Fresnes.* Ces poèmes sont chrétiens, et cela frappe d'autant plus que le christianisme apparaît peu jusque là dans l'œuvre de Brasillach, même s'il parle très bien de la foi de Corneille, ou de celle de Jeanne d'Arc. Car Dieu restait « celui dont on ne parle pas ». Madiran note justement que c'est une attitude très commune, pendant à peu près un siècle, et très dommageable. Sans doute, mais on pourrait bien se demander aussi quelle responsabilité ont dans cette attitude ceux qui parlaient trop de Dieu, et en parlaient mal (ou même, en parlant bien, montraient un peu trop un air de propriétaires).
Il faut relire ces poèmes avec Madiran, qui en dit très bien « Leur mouvement est un mouvement de l'âme, qui est d'apprendre à prier avec sa vie, au prix de sa vie. »
Georges Laffly.
#### Willy de Spens *La loi des vainqueurs *(Table Ronde)
Le plus souvent, les gens qui écrivent leurs mémoires s'aiment bien. Ils fignolent pour la postérité des portraits complaisants.
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Seules exceptions connues de moi : Evelyn Waugh (*Un médiocre bagage*) et les quatre volumes de souvenirs qu'a publiés Willy de Spens. Cela commençait avec *Printemps gris,* ce qui n'était guère encourageant. Le volume qui vient de paraître, *La loi des vainqueurs,* n'est pas plus tonique.
Le talent de l'auteur est bien visible, et son courage (le courage du clerc, qui consiste à dire les choses désagréables ou inconvenantes que de plus malins savent masquer), mais il est vrai aussi que ce récit de mésaventures qui s'accumulent et s'amplifient jusqu'à la catastrophe produit un effet curieux, qu'on pourrait nommer le *burlesque noir.* Le héros -- la victime -- reçoit un bombardement de tartes à la crème, ou plutôt de tartes en plâtre ou en pierre, qui font très mal, à un rythme tel qu'on est pris involontairement d'un rire nerveux, bien que ce ne soit pas drôle. Il est peut-être cruel de le dire, mais c'est ainsi.
Voyez plutôt. Fait prisonnier en juin 40, l'auteur se retrouve au fond de la Poméranie. Et détesté de ses camarades, qu'il déteste en retour. Ce camp sera célèbre dans la littérature : on y verra passer Claude Gallimard, Roger Judrin, Jean Gros-Jean. Et Willy de Spens, qui se débrouille très bien pour se faire libérer. C'est pour retrouver la demeure familiale d'Estignols et un père « égoïste et hargneux » qui considère ses fils comme « deux domestiques au pair ».
Pour échapper à cet ennui, W. de Spens s'enflamme par correspondance et épouse bientôt une jeune fille jolie, intelligente, assez riche. Hélas, pas si riche, et elle a un caractère infernal. Le voilà contraint de revenir au bercail avec sa femme -- et la vie est encore plus dure. Comme emploi, il n'a trouvé qu'une place dans les services anti-maçonniques. Il ne prend guère ce poste au sérieux, il ne dénonce personne, mais à la Libération, le voilà « traître », emprisonné, malmené, condamné. Cinq ans de prison. Il sera heureusement libéré assez vite. En 46, voilà le bilan : « Plaqué par mon épouse, incivique, sans le sou, ma jeunesse à la dérive, j'avais tout de même, dans mes tribulations, de la chance. Une vie fichue, c'est toujours bon à prendre. »
Comme fond de tableau, une des pires époques de notre histoire. Pour Willy de Spens, la situation est assez claire. Il veut qu'on lui fiche la paix. Pétainiste, parce qu'il y a eu l'armistice, et qu'il a pu sortir de son camp : « La liberté, la vraie, celle qui refuse les servitudes de l'uniforme. »
Un de ses camarades, personnage d'ailleurs vil, lui dit : « Il y aura toujours deux variétés d'individus ; ceux qui bouffent de la patate bouillie et ceux qui se tapent du perdreau sur canapé. » Vision des choses qui lui paraît très juste et qu'il applique à l'histoire : « Maîtres à penser, maîtres à mourir, les planqués de Londres ne sont pas sans analogie avec les ministres de Vichy qui signèrent le décret instituant la Section spéciale. »
Il renvoie dos à dos collaborateurs et résistants, tous soupçonnés de vouloir l'utiliser à nouveau. Derrière les grandes causes, il débusque les calculs, les tromperies. On pense comme il a beau jeu, décrivant ces quatre années où le double jeu, le marché noir, le mensonge s'épanouissent (à l'automne 43, Louis Parrot lui dit : « Aragon est très maréchal »). Et l'imposture depuis a si bien embrouillé le tableau que même ceux qui ont vécu ce temps ont tendance à entériner le trucage. W. de Spens pourrait dire, comme Léautaud : « Je crève la rhétorique. » Mais Léautaud reste gai au milieu de ses emportements, Spens enrage et s'empoisonne d'amertume. Il a dû beaucoup souffrir.
Véridique, il l'est certainement. Et on sursaute comme lui quand il rappelle que pour Déat, la présence de l'armée allemande en France et des prisonniers français en Allemagne était « une double entreprise de tourisme sur une grande échelle ».
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Mais cette vérité terre-à-terre, désagréable, s'il ne faut jamais l'oublier, devient fausse si on ne voit qu'elle. Il n'y a pas eu que des imposteurs pour prendre parti, il y a eu des colères qui avaient d'autres objets que la sottise des journaux ou le goût des rutabagas.
Livre étrange d'un auteur qui ne ménage personne, à commencer par lui, et s'arrange pour déplaire à tous et à tous les camps, avec une constance honorable.
Georges Laffly.
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## DOCUMENTS
### La lettre apostolique de Léon XIII sur les ordinations anglicanes
Et ce que l'on veut maintenant (en plus de tout le reste), c'est arriver d'une manière ou d'une autre à reconnaître la validité des ordinations anglicanes.
On en parle.
Dans *L'Osservatore romano* du 8 mars.
Maintenir fermement la valeur de la décision de Léon XIII qui les déclarait invalides : et en même temps, merveille, trouver le moyen de tourner cette décision tout en se donnant l'apparence de la respecter.
*L'Osservatore romano* du 8 mars a publié une lettre du tristement célèbre cardinal Willebrands, qui est le funeste président du Secrétariat pontifical dit « pour l'unité des chrétiens » : une lettre où il ne cache pas l'intention de parvenir à *surmonter les difficultés qui font encore obstacle à une reconnaissance mutuelle des ministères.* Cette lettre, adressée aux deux co-présidents de la Commission mixte internationale catholico-anglicane (ARCIC), est du 13 juillet 1985. La réponse des deux co-présidents est du 14 janvier 1986. Ces deux lettres sont longuement restées secrètes, jusqu'à leur publication dans *L'Osservatore romano* du 8 mars.
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*La Croix* du 14 mars en a conclu qu'elle pouvait lancer la nouvelle dans un sous-titre prometteur : « *Une reconnaissance de la validité des ordinations dans une communion retrouvée* ».
L'idée est qu'une rectification du rituel anglican d'ordination pourrait avoir un tel résultat.
Les ordinations anglicanes avaient été déclarées invalides en raison de graves omissions et déformations introduites dans ce rituel. Aujourd'hui, « dans un nouveau contexte », par l'effet du « dialogue théologique entre catholiques et anglicans » et d'un éventuel « rétablissement de la pleine communion », avec un rituel rectifié, on arriverait à la « réconciliation des ministères ».
Cependant, la succession apostolique a été interrompue dans l'Église anglicane. On ne voit pas comment la rectification du rituel d'ordination aurait la vertu rétrospective de rétablir cette succession.
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Ce que l'on appelle la « décision de Léon XIII » est sa lettre apostolique « sur les ordinations anglicanes » : *Apostolicae curae* du 13 septembre 1896. Elle n'innovait en rien. Elle confirmait catégoriquement la position constante de l'Église catholique, afin d'écarter tout prétexte ultérieur au moindre doute.
En voici la version française intégrale, telle qu'elle avait paru à l'époque dans le tome V des *Actes de Léon XIII* que publiait alors, à Paris, 5, rue Bayard, une « imprimerie » dénommée « Maison de la Bonne Presse ».
J. M.
LA SOLLICITUDE et l'affection apostoliques avec lesquelles Nous Nous efforçons, sous l'inspiration de la grâce, d'imiter et de faire revivre, conformément à Notre charge, *le Pasteur Suprême du troupeau, Notre-Seigneur Jésus-Christ* ([^12])*,* se portent en grande partie sur la très noble nation anglaise.
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Cette bienveillance à son égard, Nous l'avons surtout témoignée dans une lettre spéciale adressée, l'année dernière, aux *Anglais qui cherchent le règne du Christ dans l'unité de la foi.* Nous avons rappelé l'antique union de ce peuple avec l'Église sa Mère, et Nous Nous sommes efforcé de hâter son heureux retour, en réveillant dans les âmes le zèle de la prière. Récemment encore, lorsque, dans une lettre adressée à tout l'univers, Nous avons voulu traiter d'une façon plus complète de l'unité de l'Église, une de Nos premières pensées a été pour l'Angleterre, dans la douce confiance que Nos lettres pourraient à la fois fortifier les catholiques et apporter une lumière salutaire aux dissidents. Il est une chose que Nous Nous plaisons à reconnaître, elle fait honneur au bon sens de cette nation et montre la préoccupation d'un grand nombre de ses membres pour leur salut éternel : c'est l'accueil bienveillant fait par les Anglais à Nos instances et à la liberté de Notre parole que n'inspirait aucun motif humain.
Aujourd'hui, dans le même but et avec les mêmes dispositions, Nous voulons étudier une question non moins importante, connexe à la première et qui Nous tient également à cœur. Les Anglais, en effet, peu de temps après s'être retirés du centre de l'unité chrétienne, introduisirent publiquement, sous le règne d'Édouard VI, dans la collation des Ordres sacrés, un rite absolument nouveau ; ils perdirent, par suite, le vrai sacrement de l'Ordre tel que le Christ l'a institué et, en même temps, la succession hiérarchique : telle était déjà l'opinion commune, confirmée plus d'une fois par les actes et la constante discipline de l'Église.
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Cependant, dans des temps plus rapprochés et surtout dans ces dernières années, on vit se ranimer la controverse sur les ordinations conférées dans le rite du roi Édouard. Possèdent-elles la nature et l'effet du sacrement ? Non seulement plusieurs écrivains anglais, mais encore quelques catholiques non anglais pour la plupart, exprimaient à leur sujet une opinion favorable, soit d'une façon catégorique, soit sous forme dubitative.
Les premiers, préoccupés de la dignité du sacerdoce chrétien, désiraient que leurs prêtres jouissent du double pouvoir sacerdotal sur le corps du Christ ; les seconds pensaient faciliter par là leur retour à l'unité : tous étaient persuadés que, par suite des progrès réalisés en ces derniers temps dans ce genre d'études et de la découverte de nouveaux documents ensevelis jusque là dans l'oubli, Notre autorité pouvait opportunément soumettre de nouveau cette cause à l'examen. Pour Nous, ne négligeant en rien ces desseins et ces vœux, prêtant surtout l'oreille à la voix de Notre charité apostolique, Nous avons décidé de tenter tout ce qui pourrait, en quelque manière, éloigner des âmes tout préjudice ou procurer leur bien.
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C'est donc avec bienveillance que Nous avons consenti à un nouvel examen de la question, *afin d'écarter à l'avenir, par l'autorité indiscutable de ce nouveau débat, tout prétexte au moindre doute.* Quelques hommes, d'une science et d'une érudition éminentes, dont on connaissait les divergences d'idées en cette matière, ont, sur Notre ordre, mis par écrit les motifs de leur opinion ; les ayant ensuite mandés auprès de Nous, Nous leur avons ordonné de se communiquer leurs écrits, ainsi que de rechercher et de peser avec soin tous les autres éléments d'information utiles à la question. Nous avons pourvu à ce qu'ils pussent en toute liberté revoir, dans les archives vaticanes, les pièces nécessaires déjà connues et mettre à jour les documents encore ignorés. Nous avons voulu de même qu'ils eussent à leur disposition tous les actes de ce genre conservés dans le Conseil sacré appelé *Suprema,* et également tout ce que les hommes les plus compétents ont publié jusqu'ici dans les deux sens.
Après leur avoir ménagé ces facilités, Nous avons voulu qu'ils se réunissent en Commission spéciale ; douze séances ont eu lieu sous la présidence d'un cardinal de la Sainte Église romaine désigné par Nous, avec la faculté pour chacun de soutenir librement son avis. Enfin, Nous avons ordonné que les décisions de ces réunions, jointes aux autres documents, fussent soumises à Nos Vénérables Frères les cardinaux, et que ceux-ci, après un sérieux examen, discutant la question en Notre présence, Nous disent chacun leur manière de voir.
\*\*\*
Cette procédure une fois instituée, il était juste de ne pas aborder l'étude approfondie de cette affaire avant d'avoir soigneusement établi l'*état antérieur de la question par suite des décisions du Siège Apostolique et des traditions adoptées,* traditions dont il était essentiel d'apprécier l'origine et la valeur. C'est pourquoi Notre attention s'est portée en premier lieu sur les documents par lesquels Nos prédécesseurs, à la demande de la reine Marie, apportèrent leurs soins dévoués à la réconciliation de l'Église d'Angleterre. Jules III envoya à cet effet le cardinal anglais Reginald Polo, homme remarquable et digne de tout éloge, en qualité de légat *a latere* « comme son ange de paix et de dilection » et lui donna des pouvoirs extraordinaires et des instructions ([^13]) que, dans la suite, Paul IV renouvela et confirma.
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Pour bien saisir la valeur intrinsèque des documents mentionnés plus haut, il faut se baser sur ce fait que le sujet qu'ils traitent, loin d'être étranger à la question, la concerne particulièrement et en est inséparable. En effet, puisque les pouvoirs accordés au légat apostolique par les Souverains Pontifes avaient trait uniquement à l'Angleterre et à l'état de la religion dans ce pays, de même, les instructions données par les mêmes pontifes à ce même légat qui les demandait ne pouvaient nullement se rapporter aux conditions essentielles requises pour la validité de toute ordination, mais elles devaient viser spécialement les dispositions à prendre en vue des ordinations dans ce royaume, *suivant les exigences des temps et* *des circonstances.*
Outre l'évidence qui ressort de la nature et de la forme de ces documents, il est clair également qu'il eût été absolument étrange de vouloir apprendre ce qui est indispensable pour la confection du sacrement de l'Ordre à un légat et à un homme dont la science avait brillé jusque dans le Concile de Trente.
En tenant bien compte de cette observation, on comprendra facilement pourquoi Jules III, dans sa lettre du 8 mars 1554 au légat apostolique, distingue formellement ceux qui, *promus régulièrement et selon le rite*, devaient être maintenus dans leurs Ordres et ceux qui, *non promus aux Ordres sacrés,* pouvaient y être promus s'ils étaient dignes et aptes. On y voit clairement et expressément indiquées, comme elles existaient en réalité, deux catégories : d'un côté, *ceux qui avaient vraiment reçu les Ordres sacrés*, soit avant le schisme d'Henri, soit postérieurement par des ministres attachés à l'erreur ou au schisme, *mais selon le rite catholique accoutumé *; de l'autre, ceux qui, ordonnés selon le rite d'Édouard, pouvaient, en conséquence, *être promus*, puisqu'ils *avaient reçu une ordination invalide*.
Que ce fût bien la pensée du Pontife, c'est ce que prouve clairement la lettre de ce même légat, en date du 29 janvier 1555, transmettant ses pouvoirs à l'évêque de Norwich.
En outre ; il faut surtout considérer ce que la lettre même de Jules III dit des pouvoirs pontificaux qui doivent être exercés librement, même en faveur de ceux dont l'ordination a été *moins régulière et dénuée de la forme ordinaire de l'Église *: ces mots désignaient évidemment ceux qui avaient été ordonnés selon le rite d'Édouard, car ce dernier était, avec le rite catholique, le seul alors employé en Angleterre.
Cette vérité deviendra encore plus manifeste si l'on se rappelle l'ambassade envoyée à Rome au mois de février 1555 par le roi Philippe et la reine Marie, sur le conseil du cardinal Polo. Les trois délégués royaux, hommes éminents et très vertueux, parmi lesquels Thomas Thixiby, évêque d'Elis, avaient la mission d'instruire en détail le Souverain Pontife de la situation religieuse en Angleterre ;
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ils devaient en premier lieu lui demander la ratification et la confirmation de ce qu'avait fait le légat pour la réconciliation de ce royaume avec l'Église. A cette fin, on apporta au Souverain Pontife tous les documents écrits nécessaires et les passages du nouvel Ordinal concernant surtout cette question. Paul IV reçut la délégation avec magnificence ; les témoignages invoqués furent discutés avec soin par quelques cardinaux et soumis à une *mûre délibération :* le 20 juin de la même année, Paul IV publiait sous le sceau pontifical la lettre *Praeclara carissimi*. Dans cette lettre, après une pleine approbation et ratification des actes de Polo, on lit les prescriptions suivantes au sujet des ordinations : *Ceux qui n'ont pas été promus aux Ordres sacrés... par un évêque ordonné régulièrement et selon le rite, sont tenus de recevoir à nouveau les mêmes Ordres*. Quels étaient ces évêques non ordonnés régulièrement et suivant le rite, c'est ce qu'avaient déjà suffisamment indiqué les documents ci-dessus et les pouvoirs exercés par le légat dans cette matière : c'étaient ceux qui avaient été promus à l'épiscopat, comme cela était arrivé pour d'autres dans la réception des Ordres, *sans observer la forme habituelle de l'Église, ou la forme et l'intention de l'Église,* ainsi que l'écrivait le légat lui-même à l'évêque de Norwich. Or, ceux-là ne pouvaient être assurément que les évêques consacrés suivant la nouvelle forme rituelle que les cardinaux désignés avaient examinée attentivement.
Il ne faut pas non plus passer sous silence un passage de la même lettre pontificale qui se rapporte parfaitement à ce sujet : le pape y signale parmi ceux qui ont besoin d'une dispense *ceux qui ont obtenu d'une façon nulle, quoique de fait, tant les Ordres que les bénéfices ecclésiastiques*. Recevoir les Ordres *d'une façon nulle,* c'est les recevoir par un acte vain et sans effet, c'est-à-dire *invalidement*, comme nous en avertissent et l'étymologie du mot et son acception dans le langage usuel, étant donné surtout que la même affirmation vise avec les Ordres les *bénéfices ecclésiastiques* qui, d'après les formelles dispositions des Saints Canons, étaient manifestement nuls, ayant été conférés avec un vice de forme qui les annulait.
Ajoutez à cela que, en réponse aux hésitations de plusieurs se demandant quels évêques pouvaient être regardés comme ordonnés *régulièrement et selon le rite* dans l'intention du Pontife, celui-ci, peu après, le 30 octobre, publia une seconde Lettre en forme de Bref, où il disait : *Pour mettre un terme à ces hésitations et rassurer la conscience de ceux qui ont été promus aux Ordres durant le schisme, en exposant plus nettement la pensée, et l'intention de Notre première Lettre, Nous déclarons que, seuls, les évêques et archevêques non ordonnés et consacrés suivant la forme de l'Église ne peuvent être regardés comme ordonnés régulièrement et selon le rite*. Si cette déclaration n'avait pas dû s'appliquer proprement à la situation de l'Angleterre à cette époque, c'est-à-dire à l'Ordinal d'Édouard, le Souverain Pontife n'aurait pas eu à publier une nouvelle lettre pour *mettre un terme aux hésitations* et *rassurer les consciences.*
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Le légat, d'ailleurs, ne comprit pas autrement les lettres et instructions du Siège Apostolique et s'y soumit avec une religieuse ponctualité : telle fut également la conduite de la reine Marie et de ceux qui, avec elle, travaillèrent à rétablir la religion et les institutions catholiques dans leur première splendeur.
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L'autorité de Jules III et de Paul IV, que Nous avons invoquée, fait clairement ressortir l'origine de cette discipline observée sans interruption déjà depuis plus de trois siècles, qui tient pour invalides et nulles les ordinations célébrées dans le rite d'Édouard ; cette discipline se trouve explicitement corroborée par le fait des nombreuses ordinations qui, à Rome même, ont été renouvelées *absolument* et selon le rite catholique.
L'observation de cette discipline est un argument en faveur de Notre thèse. S'il reste encore un doute sur le sens à donner à ces documents pontificaux, on peut appliquer l'adage : *la coutume est la meilleure interprète des lois.*
L'Église ayant toujours admis comme un principe constant et inviolable qu'il est absolument interdit de réitérer le sacrement de l'Ordre, il était impossible que le Siège Apostolique souffrît et tolérât en silence une coutume de ce genre. Or, non content de la tolérer, il l'a même approuvée et sanctionnée toutes les fois qu'il s'est agi de juger sur ce point quelque cas particulier. Nous ne citerons que deux faits de ce genre entre beaucoup d'autres déférés dans la suite à la *Suprema :* l'un, de 1684, concerne un calviniste français ; l'autre, de 1704, est celui de Jean-Clément Gordon ; tous deux avaient reçu les Ordres selon le rite d'Édouard. Dans le premier cas, après une minutieuse enquête, la majorité des consulteurs mirent par écrit leurs vœux (c'est le nom qu'on donne à leurs réponses) ; les autres, s'unissant à eux, se prononcèrent pour l'*invalidité de l'ordination ;* toutefois, eu égard à certains motifs d'opportunité, les cardinaux crurent devoir répondre : *différé.* Dans le second cas, les mêmes faits furent examinés à nouveau ; on demanda en outre de nouveaux vœux aux consulteurs, on interrogea d'éminents docteurs de la Sorbonne et de Douai ; on ne négligea, pour connaître l'affaire à fond, aucun des moyens que suggérait une prudence clairvoyante.
Une remarque s'impose : Gordon lui-même, il est vrai, alors en cause, et quelques consulteurs, invoquèrent entre autres motifs de nullité l'ordination de Parker avec le caractère qu'on lui attribuait à cette époque ; mais quand il s'agit de prononcer la sentence, on écarta absolument cette raison, comme le prouvent des documents dignes de toute confiance, et l'on ne retint comme motif qu'un *défaut de forme et d'intention.*
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Pour porter sur cette forme un jugement plus complet et plus sûr, on avait eu la précaution d'avoir en main un exemplaire de l'Ordinal anglican, que l'on compara aux formes d'ordination usitées dans les divers rites orientaux et occidentaux. Alors, Clément XI, après avis conforme des cardinaux dont l'affaire ressortissait, porta lui-même, le jeudi 17 avril 1704, le décret suivant : « Que Jean-Clément Gordon reçoive *ex integro et absolute* tous les Ordres, même les Ordres sacrés et surtout le sacerdoce, et s'il n'a pas été confirmé, qu'il reçoive d'abord le sacrement de Confirmation. » Cette décision, remarquons-le bien, n'a tenu aucun compte du défaut de *tradition des instruments,* auquel cas l'usage prescrivait de renouveler l'ordination *sous condition*. Il importe encore davantage d'observer que cette même sentence du pape concerne d'une façon générale les ordinations anglicanes.
Bien qu'elle se rapportât, en effet, à un cas spécial, elle ne s'appuyait pas néanmoins sur un motif particulier, mais sur un *vice de forme* dont sont affectées toutes ces ordinations, tellement que, dans la suite, toutes les fois qu'il fallut décider d'un cas analogue, on répondit par ce même décret de Clément XI.
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Cela étant, il est clair pour tous que la question soulevée à nouveau de nos jours avait été bien auparavant tranchée par un jugement du Siège Apostolique ; la connaissance insuffisante de ces documents explique peut-être comment certains écrivains catholiques n'ont pas hésité à discuter librement sur ce point. Mais, Nous l'avons dit au début, depuis très longtemps Nous n'avons rien plus à cœur que d'entourer le plus possible d'indulgence et d'affection les hommes animés d'intentions droites. Aussi, avons-Nous prescrit d'examiner encore très attentivement l'Ordinal anglican, point de départ de tout le débat.
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Dans le rite qui concerne la confection et l'administration de tout sacrement, on distingue avec raison entre la partie *cérémoniale* et la partie *essentielle,* qu'on appelle la *matière* et la *forme.* Chacun sait que les sacrements de la nouvelle loi, signes sensibles et efficaces d'une grâce invisible, doivent signifier la grâce qu'ils produisent et produire la grâce qu'ils signifient. Cette signification doit se trouver, il est vrai, dans tout le rite essentiel, c'est-à-dire dans la matière et la forme ; mais elle appartient particulièrement à la forme, car la matière est une partie indéterminée par elle-même, et c'est la forme qui la détermine.
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Cette distinction devient plus évidente encore dans la collation du sacrement de l'Ordre, où la matière, telle du moins que Nous la considérons ici, est l'imposition des mains ; celle-ci, assurément, n'a par elle-même aucune signification précise, et on l'emploie aussi bien pour certains Ordres que pour la Confirmation.
Or, jusqu'à nos jours, la plupart des anglicans ont regardé comme forme propre de l'ordination sacerdotale la formule : *Reçois le Saint-Esprit ;* mais ces paroles sont loin de signifier, d'une façon précise, le sacerdoce en tant qu'Ordre, la grâce qu'il confère ou son pouvoir, qui est surtout le pouvoir *de consacrer et d'offrir le vrai corps et le vrai sang du Seigneur* ([^14]), dans le sacrifice, qui n'est pas *la simple commémoration du sacrifice accompli sur la Croix* ([^15]). Sans doute, on a ajouté plus tard à cette forme les mots *Pour l'office et la charge de prêtre ;* mais c'est là une preuve de plus que les anglicans eux-mêmes considéraient cette forme comme défectueuse et impropre. Cette même addition, supposé qu'elle eût pu donner à la forme la signification requise, a été introduite trop tard ; car un siècle s'était déjà écoulé depuis l'adoption de l'Ordinal d'Édouard et, par suite, la hiérarchie étant éteinte, le pouvoir d'ordonner n'existait plus.
C'est en vain que, pour les besoins de la cause, de nouvelles additions furent faites récemment, aux prières de ce même Ordinal. Nous ne citerons qu'un seul des nombreux arguments qui montrent combien ces formules du rite anglican sont insuffisantes pour le but à atteindre : il tiendra lieu de tous les autres. Dans ces formules, on a retranché de propos délibéré tout ce qui, dans le rite catholique, fait nettement ressortir la dignité et les devoirs du sacerdoce, elle ne peut donc être la forme convenable et suffisante d'un sacrement, celle qui passe sous silence ce qui devrait y être spécifié expressément.
Il en est de même de la consécration épiscopale. En effet, non seulement les mots *Pour l'office et la charge de l'évêque* ont été ajoutés trop tard à la formule *Reçois le Saint-Esprit,* mais encore, comme Nous le dirons bientôt, ces paroles doivent être interprétées autrement que dans le rite catholique. Il ne sert de rien d'invoquer sur ce point la prière qui sert de préambule : *Dieu tout-puissant,* puisqu'on y a également retranché les mots qui désignent le sacerdoce suprême. En vérité, il serait étranger à la question d'examiner ici si l'épiscopat est le complément du sacerdoce ou un Ordre distinct ; rechercher si l'épiscopat conféré *per saltum,* c'est-à-dire à un homme qui n'est pas prêtre, produit ou non son effet, serait également inutile.
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Il est hors de doute et il ressort de l'institution même du Christ que l'épiscopat fait véritablement partie du sacrement de l'Ordre et qu'il est un sacerdoce d'un degré supérieur ; c'est d'ailleurs ce qu'insinue le langage habituel des saints Pères et les termes usités dans notre rituel où il est appelé le *sacerdoce s*u*prême, le sommet du ministère sacré*. D'où il résulte que le sacrement de l'Ordre et le vrai sacerdoce du Christ ayant été entièrement bannis du rite anglican, et la consécration épiscopale du même rite ne conférant aucunement le sacerdoce, l'épiscopat ne peut non plus être vraiment et légitimement conféré, d'autant plus que, parmi les principales fonctions de l'épiscopat, se trouve celle d'ordonner les ministres pour la Sainte Eucharistie et le Saint Sacrifice.
Pour apprécier d'une façon exacte et complète l'Ordinal anglican, en dehors des points mis en lumière par certains passages, rien assurément ne vaut l'examen scrupuleux des circonstances dans lesquelles il a été composé et publié. Les passer toutes en revue serait long et inutile ; l'histoire de cette époque montre assez éloquemment quel esprit animait les auteurs de l'Ordinal à l'égard de l'Église catholique, quels appuis ils ont demandés aux sectes hétérodoxes, et quel but ils poursuivaient. Ne sachant que trop la relation nécessaire qui existe entre la foi et le culte, entre la loi de croyance et la loi de prière, ils ont grandement défiguré l'ensemble de la liturgie conformément aux doctrines erronées des novateurs, sous prétexte de la ramener à sa forme primitive. Aussi, dans tout l'Ordinal, non seulement il n'est fait aucune mention expresse du sacrifice, de la consécration, du sacerdoce, du pouvoir de consacrer et d'offrir le sacrifice, mais encore les moindres traces de ces institutions qui subsistaient encore dans les prières du rite catholique en partie conservées, ont été supprimées et effacées avec le soin signalé plus haut.
Ainsi apparaissent d'eux-mêmes le caractère et l'esprit original de l'Ordinal. Si, vicié dès le début, celui-ci ne pouvait être suivi pour les ordinations, il ne pouvait de même être employé validement dans la suite des temps, puisqu'il demeurait tel quel. C'est donc en vain que, dès l'époque de Charles I^er^, plusieurs s'efforcèrent d'admettre quelque chose du sacrifice et du sacerdoce, aucune addition n'ayant été faite depuis à l'Ordinal ; c'est en vain également qu'un petit nombre d'anglicans récemment réunis pensent pouvoir donner à cet Ordinal une interprétation satisfaisante et régulière.
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152:303
Ces efforts, disons-Nous, ont été et sont stériles, et cela pour cet autre motif que si l'Ordinal anglican actuel présente quelques expressions ambiguës, elles ne peuvent revêtir le même sens que dans le rite catholique. En effet, l'adoption d'un nouveau rite qui nie ou dénature le sacrement de l'Ordre et qui répudie toute notion de consécration et de sacrifice enlève à la formule *Reçois le Saint-Esprit* toute sa valeur ; car cet Esprit ne pénètre dans l'âme qu'avec la grâce du sacrement. Perdent aussi leur valeur les paroles *Pour l'office et la charge de prêtre ou d'évêque* et autres semblables ; ce ne sont plus alors que de vains mots, sans la réalité de la chose instituée par le Christ.
La force de cet argument apparaît à la plupart des anglicans eux-mêmes qui interprètent rigoureusement l'Ordinal ; ils l'opposent franchement à ceux qui, à l'aide d'une interprétation nouvelle et poussés par un vain espoir, attribuent aux Ordres ainsi conférés une valeur et une vertu qu'ils n'ont pas. Cet argument détruit à lui seul l'opinion qui regarde comme forme légitime suffisante du sacrement de l'Ordre la prière *Omnipotens Deus, bonorum omnium largitor,* qui se trouve au commencement de l'ordination ; et cela même si cette prière pouvait être regardée comme suffisante dans quelque rite catholique que l'Église aurait approuvé.
A ce *vice de forme* intrinsèque, se lie le *défaut d'intention :* or, la forme et l'intention sont également nécessaires à l'existence du sacrement. La pensée ou l'intention, en tant qu'elle est une chose intérieure, ne tombe pas sous le jugement de l'Église ; mais celle-ci doit en juger la manifestation extérieure. Ainsi, quelqu'un qui, dans la confection et la collation d'un sacrement, emploie sérieusement et suivant le rite la matière et la forme requises, est censé, par le fait même, avoir eu l'intention de faire ce que fait l'Église.
C'est sur ce principe que s'appuie la doctrine d'après laquelle est valide tout sacrement conféré par un hérétique ou un homme non baptisé, pourvu qu'il soit conféré selon le rite catholique. Au contraire, si le rite est modifié dans le dessein manifeste d'en introduire un autre non admis par l'Église et de rejeter celui dont elle se sert et qui, par l'institution du Christ, est attaché à la nature même du sacrement, alors, évidemment, non seulement l'intention nécessaire au sacrement fait défaut, mais il y a là une intention contraire et opposée au sacrement.
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153:303
Tout ce qui précède, Nous l'avons longtemps et mûrement médité Nous-même d'abord, puis avec Nos Vénérables Frères juges de la *Suprema.* Nous avons même spécialement convoqué cette assemblée en Notre présence, le jeudi 16 juillet dernier, en la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel. Ils furent unanimes à reconnaître que la cause proposée avait été déjà depuis longtemps pleinement instruite et jugée par le Siège Apostolique ; que l'enquête nouvelle ouverte à ce sujet n'avait fait que démontrer d'une façon plus lumineuse avec quelle justice et quelle sagesse la question avait été tranchée. Toutefois, Nous avons jugé bon de surseoir à Notre sentence, afin de mieux apprécier l'opportunité et l'utilité qu'il pouvait y avoir à prononcer de nouveau la même décision par Notre autorité et afin d'appeler sur Nous, du ciel, par Nos supplications, une plus grande abondance de lumière.
Considérant alors que ce même point de discipline, quoique déjà canoniquement défini, est remis en discussion par quelques-uns -- quel que soit le motif de la controverse, -- et qu'il en pourrait résulter une erreur funeste pour un grand nombre qui pensent trouver le sacrement de l'Ordre et ses fruits là où ils ne sont nullement, il Nous a paru bon, dans le Seigneur, de publier Notre sentence.
*C'est pourquoi, Nous conformant à tous les décrets de Nos prédécesseurs relatifs à la même cause, les confirmant pleinement et les renouvelant par Notre autorité, de Notre propre mouvement et de science certaine, Nous prononçons et déclarons que les ordinations conférées selon le rite anglican ont été et sont absolument vaines et entièrement nulles*.
Puisque c'est en qualité et avec les sentiments de *Pasteur suprême* que Nous avons entrepris de montrer la très certaine vérité d'une affaire aussi grave, il Nous reste à exhorter dans le même esprit ceux qui souhaitent et recherchent sincèrement le bienfait des Ordres et de la hiérarchie. Jusqu'à ce jour peut-être, excitant leur ardeur pour la vertu, relisant avec plus de piété les Saintes Écritures, redoublant leurs ferventes prières, ils ne répondaient néanmoins qu'avec incertitude et anxiété à la voix du Christ qui les pressait déjà d'appels intérieurs. Ils voient aujourd'hui clairement où ce bon Pasteur les appelle et les veut. Qu'ils rentrent au bercail, ils obtiendront alors les bienfaits désirés et les secours qui en résultent pour le salut, secours dont lui-même a confié l'administration à l'Église, gardienne perpétuelle de sa Rédemption et chargée d'en distribuer les fruits aux nations. Alors *ils puiseront avec joie l'eau des fontaines du Sauveur* qui sont ses sacrements merveilleux, lesquels rendent l'amitié de Dieu aux fidèles vraiment purifiés de leurs péchés, les nourrissent et les fortifient du pain céleste et leur donnent en abondance de précieux secours pour conquérir la vie éternelle.
S'ils ont véritablement soif de ces biens, que le *Dieu de paix,* le *Dieu de toute consolation,* dans sa bonté infinie, les en fasse jouir sans limite.
154:303
Nous voulons que Notre exhortation et Nos vœux s'adressent plus spécialement à ceux qui sont considérés par leurs communautés comme des ministres de la religion. Que ces hommes placés au-dessus des autres par leurs fonctions, leur science et leur autorité, qui ont certainement à cœur la gloire de Dieu et le salut des âmes, s'empressent de répondre et obéir au Dieu qui les appelle ; ils donneront ainsi un noble exemple est avec une joie singulière que leur Mère l'Église les recevra, les entoura de sa bonté et de ses attentions, comme cela convient pour des mines qu'une vertu plus généreuse aura fait rentrer dans son sein à travers des difficultés plus particulièrement ardues. On peut à peine dire et enthousiasme suscitera cette courageuse résolution dans les assemblées de leurs frères, à travers le monde catholique, quel espoir et quelle confiance elle leur permettra un jour, devant le Christ leur juge, et quelle récompense ce Christ leur réserve dans le royaume des cieux. Pour Nous, tant que Nous l'avons pu, Nous ne cessons de favoriser leur réconciliation avec l'Église, dans laquelle, soit isolément, soit en masse -- ce que nous souhaitons très vivement, -- ils peuvent choisir beaucoup d'exemples à imiter.
En attendant, prions tous et demandons, par les entrailles de la miséricorde divine, qu'ils s'efforcent de seconder fidèlement l'action évidente la vérité et de la grâce divine.
Nous décrétons que cette Lettre et tout ce qu'elle renferme ne pourra jamais être taxé ou accusé d'addition, de suppression, de défaut d'intention de Notre part ou de tout autre défaut ; mais qu'elle est et sera toujours valide et dans toute sa force, qu'elle devra être inviolablement observée par tous, de quelque grade ou prééminence qu'on soit revêtu, soit en jugement soit hors jugement ; déclarant vain et nul tout ce qui pourrait y être ajouté de différent par n'importe qui, quelle que soit son autorité et sous n'importe quel prétexte, sciemment ou par ignorance, et rien de contraire ne devra y faire obstacle.
Nous voulons, en outre, que les exemplaires de cette Lettre même imprimés, portant toutefois le visa d'un notaire et munis du sceau par un homme constitué en dignité ecclésiastique, fassent foi comme le ferait la signification de Notre volonté si on la lisait dans la présente Lettre.
Donné à Rome, auprès de Saint-Pierre, l'an de l'Incarnation du Seigneur mil huit cent quatre-vingt-seize, aux ides de septembre, en l'année Notre Pontificat la dix-neuvième.
155:303
### Nouveaux avertissements de Mgr Lefebvre
L'aggravation continue de la crise catholique, que nous avons signalée dans notre numéro 301 de mars (pages 83-85), connaît présentement une accélération insensée.
Voici les nouveaux avertissements de Mgr Marcel Lefebvre, lancés au cours des déclarations faites à Écône le 1^er^ et le 2 février, et recueillis par la revue *Fideliter* (n° 50).
Que se passe-t-il à Rome ? C'est en effet la question que tout doucement, avec les années, les fidèles et un certain nombre de prêtres sont amenés à se poser.
Jusqu'à présent, dans une certaine mesure, on constatait qu'il y avait de mauvais et même de très mauvais évêques, mais on ne voulait pas envisager l'idée de critiquer Rome, la curie romaine et surtout il ne fallait pas toucher au pape !
156:303
Maintenant, à force d'attendre en vain l'indication d'un changement au Vatican, constatant l'absence du moindre renouveau, on arrive à s'interroger : est-ce que Rome ne serait pas d'accord avec cette espèce de dissolution de l'Église qui se manifeste de tous les côtés ?
Si l'on étudie les événements qui se passent à Rome, si l'on a quelques contacts avec des personnes un peu familiarisées avec la curie, avec les affaires romaines, on est saisi d'angoisse.
Le synode, malheureusement, n'a fait que confirmer nos appréhensions relatives aux erreurs de Vatican II, par la continuation de la liberté religieuse, de l'œcuménisme, de la laïcisation des États. Quant au maintien de « la nouvelle ecclésiologie », c'est extrêmement grave. Peut-il vraiment y avoir une nouvelle ecclésiologie ? Peut-on définir l'Église d'une manière différente de celle de toujours ? L'Église a été instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il lui a donné tous ses pouvoirs, son Sacrifice, son Corps même, son Sang, son Âme, sa divinité. C'est le dépôt sacré que Notre-Seigneur a confié à l'Église.
Alors, tout à coup, il y aurait une nouvelle définition de l'Église !
Monseigneur de Castro Mayer et moi-même avons écrit une lettre datée du 31 août ([^16]), donc avant le synode, pour dire au saint-père que nous espérions bien qu'il y aurait quelque chose de changé au cours de cette assemblée. Sinon nous serions obligés de tirer les conséquences de son soutien à la diffusion des erreurs de Vatican II.
Datée du 14 novembre, nous avons reçu de la part du cardinal Ratzinger, un accusé de réception de cette lettre ainsi que des *dubia* que nous lui avions fait remettre par M. l'Abbé du Chalard.
Puis à mon retour de voyage, après l'Épiphanie, j'ai été appelé à Rome par le cardinal Gagnon. Ce n'est pas moi qui ai demandé à être reçu, mais j'étais content de le rencontrer. Il m'a remis la réponse ([^17]) à la lettre que Monseigneur de Castro Mayer et moi-même avions écrite.
Cette lettre est signée du cardinal Ratzinger et se présente évidemment comme étant la réponse du saint-père.
Habituellement pour les communications et les relations avec Rome, j'allais chez le cardinal Ratzinger. J'ai demandé au cardinal Gagnon pourquoi était-ce lui qui me remettait ce courrier. Il m'a répondu : « Maintenant le saint-père désire que je m'associe au cardinal Ratzinger dans les rapports qui nous unissent et qui sont les liaisons entre lui-même et la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, parce que le cardinal Ratzinger est surchargé. De cette manière je pourrai peut-être collaborer d'une façon plus efficace et être à ses côtés pour essayer de trouver enfin une solution à ce problème. »
157:303
La « solution à ce problème »... Il est évident qu'il s'agit de l'allusion que j'ai faite et que le cardinal Ratzinger a relevée au nom du saint-père, dans la réponse qui m'a été remise.
#### Le triomphe des idées maçonniques
Je suis bien obligé de constater que nous ne faisons pas beaucoup de progrès dans la compréhension mutuelle. Rien ne bouge au Vatican. On s'en tient toujours aux mêmes idées, qui sont tout simplement des idées maçonniques. La liberté religieuse, la déclaration des droits de l'homme, la laïcisation des États, ce sont des idées maçonniques.
En allant à Rome, on a de plus en plus l'impression que le pape ne commande plus. Les cardinaux plus ou moins teintés de traditionalisme sont mis de côté et tout le reste finit par être au service de la franc-maçonnerie.
Parfois, certains nous accusent de faire des compromis. Je ne vois pas quels sont les actes, les écrits, les discours par lesquels nous aurions accepté des compromis. Je crois sincèrement que la situation dans laquelle je me trouve vis-à-vis de Rome est la même que celle dans laquelle je me trouvais à l'époque du concile.
Entre-temps j'ai été condamné -- *suspens* -- précisément parce que je suis toujours demeuré dans les mêmes dispositions. Je n'ai pas cru devoir changer devant les monstruosités qui ont été dites au concile ou devant les textes qui en sont le produit, comme *la liberté religieuse, Gaudium et Spes.* Il n'était pas possible de ne pas s'y opposer. D'ailleurs, grâce à Dieu, je n'étais pas seul. Nous étions deux cent cinquante à partager la même réprobation.
Nous avons travaillé de toutes les manières pour essayer de transformer ces textes, les rendre acceptables. Mais en vain, tout était fait et réglé d'avance. Pour faire accepter la liberté religieuse, comme je l'ai rappelé récemment, le pape a fait ajouter quelques petites phrases que l'on nous fait ressortir maintenant pour nous dire : « Mais la liberté religieuse n'est pas du tout ce que vous pensez. » Ces petites phrases ont été insérées dans le texte à la dernière minute parce que le pape Paul VI ne voulait pas qu'il y ait deux cent cinquante évêques qui refusent la déclaration sur la liberté religieuse.
158:303
Alors, en disant qu'il fallait rechercher la Vérité et que la Vérité se trouvait dans l'Église catholique, la plupart des évêques traditionnels se sont laissé persuader de signer et le nombre de ceux qui sont hostiles s'est réduit à une soixantaine.
Parce que Monseigneur de Castro Mayer et moi-même nous nous opposons à cette liberté religieuse et que nous dénonçons toutes les conséquences abominables qui en découlent, particulièrement cet œcuménisme qui est vraiment absolument contraire à la doctrine de l'Église, nous sommes persécutés.
#### La pertinacité dans l'erreur
Nous constatons que la situation évolue en s'aggravant du fait de la pertinacité avec laquelle Rome confirme les erreurs de Vatican II. La pertinacité dans l'erreur, c'est évidemment très grave.
Il m'a semblé, jusqu'à ce moment, qu'il fallait attendre pour se prononcer d'une manière plus catégorique afin de poser un jugement plus sûr. Quand il s'agit de juger le pape lui-même -- et hélas nous y sommes bien obligés -- ce n'est pas de l'orgueil.
La liberté religieuse, la nouvelle ecclésiologie de l'Église définie par Vatican II, les déclarations du pape sur « l'Église communion », sur la liberté religieuse, l'œcuménisme, les nouveaux concordats avec les États, la laïcisation des États, ce sont là des faits.
Nous ne pouvons rien contre les faits.
Est-ce que oui ou non cela est conforme à la doctrine traditionnelle de l'Église ? Toute la question est là. Elle n'est pas d'ordre sentimental ou personnelle à Mgr Lefebvre et à Mgr de Castro Mayer, c'est une question de vérité. Est-ce que l'Église a vraiment enseigné la liberté religieuse ?
Dans le schéma sur *la tolérance religieuse,* le cardinal Ottaviani a parfaitement rappelé qu'il n'y avait pas en fait de liberté religieuse. Cela n'existe pas. Il y a la liberté de la religion catholique parce qu'elle est la Vérité.
Nous n'avons pas le choix. Il nous est défendu de croire en un autre que Notre-Seigneur Jésus-Christ pour être sauvés. Moralement, il n'y a pas de liberté religieuse : « Celui qui ne croira pas sera condamné. »
159:303
Psychologiquement bien sûr, il y a certes liberté de répandre ou de s'attacher à des erreurs. C'est ainsi pour toutes les lois. Quand une loi prescrit de faire telle ou telle chose, comme la défense de pratiquer l'avortement, la liberté de l'avortement n'existe pas. Sauf en cas de guerre ou de légitime défense, l'homicide est défendu. Il n'y a donc pas de liberté de l'homicide, mais, cependant il y a des individus qui s'y livrent.
Il y a la liberté physique, psychologique, ontologique si l'on peut dire, de faire le péché, de faire le mal et d'aller contre la loi. C'est exactement la même chose dans la religion.
Il n'y a pas de liberté religieuse. C'est une invention de la franc-maçonnerie, adoptée par les novateurs et ceux qui veulent précisément se révolter contre Dieu, qui ne veulent pas obéir à la loi de l'Évangile, à la loi divine. Alors ils disent : l'homme est libre de choisir sa religion. Ce n'est pas exactement cela qu'exprime le décret *Dignitatis Humanae.* On n'a pas le droit d'exercer une certaine coaction vis-à-vis de l'homme dans le choix de sa religion. C'est comme si l'on disait que l'on n'a pas le droit de détourner les personnes qui veulent se faire avorter. Il faut les laisser libres : liberté de l'avortement. Mais cela, ce n'est pas conforme à la loi de Dieu. Quand il y a une loi et surtout quand il s'agit d'une loi divine, prescrite par Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme celle de l'évangélisation, toutes les autorités subalternes, autorités de l'Église, autorités de l'État, de l'État catholique évidemment, autorité de la famille chrétienne, doivent se soumettre à cette loi et collaborer à son application, dans la mesure où elles le peuvent, dans la mesure de la prudence. Il y a toujours la mesure de la prudence.
#### L'Église soumise aux ennemis de Dieu
Alors comment l'Église a-t-elle pu rompre avec cette vérité évidente, la vérité que la Tradition a toujours défendue, pour tout à coup s'aligner sur des erreurs qui nous viennent de ceux qui sont les ennemis de l'Église et les ennemis de Dieu ?
Si les hommes sont libres moralement, on ne le dit pas. On ne fait pas de distinction. C'est le secret de ces modernistes et de ces hommes qui veulent pactiser avec l'erreur : on demeure dans le vague. La liberté religieuse ; on ne fait pas de distinction, liberté morale, liberté psychologique, actes publics et actes privés, actes privés externes et actes privés internes. Pour parler de liberté religieuse il faudrait établir toutes ces distinctions. Quels sont ceux qui peuvent intervenir dans la religion pour les actes privés internes, pour les actes privés externes, pour les actes publics ?
160:303
Tout cela devrait être distingué. Non, il n'y a aucune distinction, pas de coaction. Mais, déjà la loi elle-même est une coaction, parce que s'il y a une loi, il y a nécessairement une obligation de l'appliquer sous peine de punition. Si la loi n'est pas soutenue par le pouvoir judiciaire contre celui qui contrevient ou n'applique pas la loi, ce n'est plus une loi, ça ne vaut rien. Si dans les lois de la circulation, celui qui prend l'autoroute à l'envers n'est pas puni, où est la loi ? Qu'est-ce que cela signifie ? Quel est le règlement ? C'est ridicule. Donc, il y a coaction morale au moins et elle n'est pas petite la coaction morale de la loi de la religion chrétienne : c'est l'enfer. Ce n'est pas rien !
Il y a donc une coaction morale qui est exercée. Il y a aussi une coaction physique qui peut intervenir, ne serait-ce que pour protéger la foi de ceux qui croient, qui ont la foi catholique. L'Église, l'État catholique, la famille ont le devoir de protéger la foi catholique des leurs. C'est leur devoir d'empêcher justement cette diffusion de l'erreur par tous les moyens, les écoles, les journaux, la radio, la télévision et tous les moyens de communication sociale qui détournent les gens de la Vérité. C'est le devoir des États de protéger les gens dans la Vérité.
La laïcisation des États préconisée par le Saint-Siège est absolument contraire au droit naturel, au droit de Dieu. L'État est une créature de Dieu et il doit être soumis aux lois divines. On n'a pas le droit d'échapper aux lois divines. L'État n'est pas une création faite en dehors de Dieu. Tout cela, c'est l'A.B.C. de la doctrine de l'Église.
Si l'on prend le petit livre qui a été fait par Solesmes *La paix intérieure des nations,* on y trouve près de cent documents qui se répètent, qui répètent toujours la même doctrine de l'Église. Cela n'a jamais changé. Mais, tout à coup, en 1960, l'Église change : nouvelle ecclésiologie, nouvelle attitude de l'Église vis-à-vis de la liberté religieuse, des États, de la religion des États, de l'œcuménisme. Alors, précisément, dans cette époque malheureusement providentielle dans une certaine mesure, j'avoue que je prie tous les jours le Bon Dieu de nous montrer dans quelle situation nous sommes en réalité, parce que tant que nous demeurons dans une espèce d'incertitude, il est bien difficile d'agir utilement. On le voit : le pape est très habile. De temps en temps il fait quelque chose de très traditionnel, quand par exemple il va s'enfermer dans un confessionnal à Saint-Pierre, pour faire des confessions. Alors on dit : « Voyez comme il est traditionnel. Il est contre la confession collective. » Tous les traditionalistes de bonne volonté, de bonnes intentions pensent : « Nous avons le même Dieu. »
161:303
Qu'est-ce que tout cela ! Ce sont des douches écossaises ! Le vrai. Le faux. Le traditionnel. Le moderne... Il n'y a rien qui ne démolisse mieux l'Église, qui ne démolisse mieux la foi catholique.
L'œcuménisme aussi est une conséquence de cette liberté religieuse.
*On a lu dans les journaux, sous de gros titres, que le pape convoque toutes les religions à Assise.* Cette annonce a été faite par Jean-Paul II à Saint-Pierre hors les murs et elle nous a bouleversés. Le pape, chef de l'Église catholique convoque un congrès de religions ! Mais, y a-t-il des religions ? Moi, je ne connais qu'une religion : une vraie ; et de fausses religions. A mon avis, il s'agit d'un acte diabolique.
Tout le monde va prier ensemble pour la paix. Mais quel « dieu » vont-ils invoquer dans ce temple d'Assise, de saint François, lui qui a été gratifié des stigmates, qui a été uni à Notre-Seigneur Jésus-Christ comme rarement des saints ont été unis, qui s'est vraiment identifié à Notre-Seigneur. Est-il possible que dans un temple franciscain on adore un autre Dieu que Notre-Seigneur Jésus-Christ ? On ne priera pas le vrai Dieu, puisque les juifs ne veulent pas de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les musulmans ne veulent pas de Notre-Seigneur, les bouddhistes non plus, beaucoup de protestants ne croient pas à la divinité de Notre-Seigneur. *Et Deus erat Verbum et Verbum caro factum est.* Dieu s'est fait chair et Il est venu parmi nous pour nous sauver. On n'a pas le droit de s'adresser à un autre « dieu ». C'est une incroyable impiété !
#### Un seul dénominateur commun : le Grand Architecte
Je pense que le seul dénominateur commun qu'ils peuvent trouver, c'est le Grand Architecte, le Grand Architecte maçonnique.
*Nous assistons là à des choses stupéfiantes que l'on n'aurait jamais pu imaginer et qui ont été condamnées par les papes.* Il y a déjà eu, en 1893, un Congrès des religions à Chicago, où toutes les religions se sont réunies -- en ce que leurs représentants ont appelé « le Parlement des religions ». On n'y a pas discuté de dogmes, de vérités dogmatiques, cela ne les intéressait pas, mais seulement de morale, du bien à faire à l'humanité, de toutes sortes de choses humaines, philanthropiques. On n'a pas voulu toucher à ce qui divisait, mais seulement à ce qui unissait. Le pape a condamné l'américanisme qui était pénétré des fausses idées d'une religion sans dogme, purement humanitaire, purement active, morale, mais pas dogmatique.
162:303
Et en 1900, à l'occasion de l'Exposition universelle, il y a eu à Paris une tentative de la part d'évêques de réunir au Congrès des religions. Le pape Léon XIII l'a formellement interdit. Que les catholiques, a-t-il dit, se réunissent s'ils le veulent, qu'ils invitent des témoins protestants à leurs discussions, mais qu'ils ne fassent pas de mélanges de fausses religions avec la seule vraie religion, de la Vérité avec l'erreur. Il y a eu aussi d'autres tentatives, notamment à Bruxelles, mais entre protestants.
Pourquoi avoir choisi Assise ? Parce que, dit le document romain, saint François est l'exemple de la charité, de l'amour pour son prochain et même pour la nature. On oublie tout simplement les stigmates reçus par saint François qui l'unissaient d'une façon admirable à Notre-Seigneur Jésus-Christ. On n'en parle pas, cela gêne l'œcuménisme. C'est abominable, pour saint François aussi. Car c'est aussi au même endroit que les pires progressistes italiens se réunissent pour faire leur congrès, rédiger leurs résolutions, avancer dans le progressisme et dans le modernisme. Quelle tristesse pour saint François et les familles franciscaines ! Quand on pense que le provincial des franciscains était à Assise pour recevoir le chef du parti communiste italien ! Les journaux ont publié de grandes photos, où l'on voit le provincial en habit de franciscain levant son verre à la santé du chef du P.C.I., avec tous ses moines autour de lui.
La même chose s'est renouvelée avec l'Abbé du Mont Cassin, une dizaine de jours plus tard. Cela ne leur a valu ni condamnation par Rome, ni *suspense !*
Nous sommes, je le crois, dans une situation très grave. Je prie le Bon Dieu de nous éclairer. Que l'Église revienne à la Tradition, à petits pas parce qu'il est difficile de le faire en une seule étape. Mais qu'il devienne manifeste que l'on est en train de retourner vers la normalité dans l'Église, à la Tradition, au magistère de toujours.
Mais non, c'est clair. Le synode a donné le feu vert et cela va aller très vite.
Certains passages de la lettre que le cardinal Ratzinger m'a écrite m'ont stupéfié.
Comment peut-on en effet arriver à dire à propos de la liberté religieuse, que le concile « scrute la Tradition sacrée et la Sainte Doctrine de l'Église dont il tire du neuf en constant accord avec le vieux ».
Comment cela est-ce possible ?
« ...la déclaration, ajoute le cardinal, ne fait que développer une doctrine dans la continuité selon des règles déjà énoncées par saint Vincent de Lérins, dans un texte devenu classique, dans le même ordre, le même dogme, le même sens et la même doctrine. »
163:303
Comment peut-on avancer que cette doctrine de la liberté religieuse est une doctrine ancienne, qu'elle ne fait que la développer ?
A propos de l'œcuménisme, citant l'encyclique *Mortalium animos* de Pie XI, le cardinal affirme que le décret *Unitatis redintegratio* s'inscrit dans la même ligne lorsqu'il écrit par exemple que c'est par la seule Église catholique du Christ, laquelle est le moyen général de salut, que peut s'obtenir toute la plénitude des moyens de salut.
C'est épouvantable. Comment peut-on dire de l'Église qu'elle est « *moyen général de salut* » et que par elle « peut s'obtenir *la plénitude* des moyens de salut ».
Et le cardinal poursuit : « ...afin de constituer sur terre un seul Corps du Christ auquel il faut que soient incorporés ceux qui d'une certaine façon appartiennent au peuple de Dieu. »
Ce panchristianisme n'offre pas de limites à la définition de l'Église. Cette nouvelle conception du salut est effrayante.
Quant aux textes de Vatican II pris dans leur ensemble, « ce sont, écrit le cardinal, des textes magistériels et (qui) jouissent de la plus grande autorité doctrinale ».
*On veut maintenant dogmatiser ce que l'on a voulu faire pastoral*. Au concile, j'ai proposé de faire deux textes : un texte dogmatique et un texte pastoral, pour que ce soit clair, pour que les professeurs de séminaire sachent à quoi s'en tenir, qu'il y ait un texte voulu par le concile et un texte pastoral. Ce dernier étant une prédication, des conseils ne comportant pas de valeur doctrinale précise, ni surtout de dogme infaillible.
Cette proposition avait été appuyée par le cardinal Ruffini et celui qui est devenu après le cardinal Roy, du Québec et qui est mort récemment. Le cardinal Ruffini, soutenu par plusieurs pères conciliaires, a demandé que deux textes soient rédigés. Mais cette proposition a été rejetée avec violence, avec véhémence : non il ne s'agit pas d'un concile dogmatique. Nous voulons faire un concile pastoral. On l'a donc bien compris, c'est pastoral, donc ce n'est pas un concile comme les autres. Puisque l'on n'a pas voulu définir une doctrine, on a fait une grande prédication au monde. Une prédication ça vaut ce que ça vaut. Ce n'est rien. Et maintenant ces textes « jouissent de la plus grande autorité doctrinale » !
164:303
#### Quel est ce pape ?
Alors quel est ce pape ? Que faut-il en dire ? En tout cas, il n'est pas inspiré par l'Esprit Saint pour son congrès d'Assise, il est inspiré par le diable et il est au service de la maçonnerie. C'est évident. La maçonnerie a toujours rêvé de cela : la réunion de toutes les religions. Car le pape va même dépasser le Conseil œcuménique des églises, par le fait qu'il veut réunir à Assise, non seulement les protestants, mais toutes les religions du monde. C'est encore bien plus vaste que le Conseil œcuménique des églises. D'ici à ce que cette réunion soit suivie de la constitution d'une espèce de comité inter-religions permanent, il n'y a pas loin.
Mais où en est l'Église ?
Il y a un excellent livre qui vient de paraître sous le titre « *Iota unum* »*,* écrit par le professeur Romano Amerio, qui habite au nord de l'Italie. C'est à mon sens l'ouvrage le plus parfait qui ait été fait depuis le concile, sur ses conséquences et sur tout ce qui se passe actuellement dans l'Église, la crise de l'Église. Il aborde tous les sujets véritablement avec une perfection remarquable. Je suis stupéfait de voir avec quelle sérénité, sans polémique, mais avec quels arguments l'auteur établit sa démonstration. Je ne vois pas comment les attitudes actuelles de Rome et d'après le concile peuvent encore subsister après la publication d'un tel ouvrage.
Les responsables sont vraiment condamnés radicalement, définitivement, avec une précision indiscutable, le professeur Romano Amerio utilisant des textes de *L'Osservatore romano,* leurs propres textes ! Tout cela est absolument magnifique. Je souhaite que ce livre puisse être traduit dans différentes langues. On pourrait faire un cours avec cet ouvrage sur tout le concile et l'après-concile... Il ne resterait pas grand chose ! Les papes sont bien fichés, sans irrespectuosité, l'auteur leur dit leurs faits. Mais les textes qu'ils ont publiés ou promulgués, les actes qu'ils ont posés sont condamnés. Et pour lui, son épilogue, c'est la dissolution de la religion catholique. Il ne restera rien. Mais il dit : puisque l'Église ne doit pas périr, il faudra bien qu'il reste un tout petit groupe (il ne parle pas d'Écône et n'a pas écrit un seul mot sur la Fraternité).
Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a donné l'assurance que l'Église ne périrait pas. Il faudra qu'il y ait le témoignage d'un petit groupe qui gardera la foi et la Tradition.
Alors que faire ?
Il faut être fidèles.
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La famille que nous sommes et qui a été voulue par l'Église, voulue par la Providence, a besoin plus que jamais d'être unie, d'être forte. Les assauts du démon se manifestent aujourd'hui d'une manière évidente contre l'Église et contre la fidélité à la Tradition. Nous sommes tous conscients de la situation dans laquelle l'Église se trouve. Je dirai que l'Église traditionnelle a été mise au tombeau par les modernistes, parce qu'ils ne veulent plus de cette Église traditionnelle. Même le cardinal Ratzinger dans son rapport au synode, a dit qu'il n'est pas question de revenir au passé. Le passé de l'Église c'est fini.
Eh bien non, le passé de l'Église ne peut pas être fini. Si le passé de l'Église est fini, le présent et le futur le sont aussi. Parce que l'Église c'est une Tradition. Ce n'est pas autre chose qu'une Tradition, comme le disait si bien le pape Pie X, le vrai catholique est traditionaliste. On ne peut pas être vraiment catholique si l'on n'est pas traditionaliste, parce que de génération en génération, l'Église a transmis la Tradition de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tout ce qu'a fait Notre-Seigneur, ses enseignements, ses institutions, son Église, son sacerdoce. On ne peut pas rompre avec une semblable Tradition, sans abandonner sa foi.
D'une manière incroyable, mystérieuse et que nous ne pouvons pas comprendre, nous sommes amenés à nous poser la question de savoir comment ceux qui occupent l'Église peuvent-ils essayer, librement, de l'entraîner dans leur modernisme, dans leurs erreurs, chassant en quelque sorte Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa Très Sainte Mère de l'Église elle-même. Car, nous avons pu constater que pendant ce dernier synode, les résolutions qui ont été prises sont celles de continuer la destruction de l'Église, de continuer ces erreurs graves qui sont absolument contraires à la foi catholique : la liberté religieuse qui nous vient des Droits de l'homme et l'œcuménisme, cette espèce d'égalité de toutes les religions, qui nous viennent l'une et l'autre des loges maçonniques.
Devant ce spectacle, dont nous ne sommes pas la cause bien sûr, mais les témoins affligés, que faire, sinon résister aux assauts du démon. Nous le ferons d'autant mieux que nous resterons unis et que nous mettrons un terme aux dissensions qui peuvent exister au sein de nos propres familles catholiques.
Il nous faut plus que jamais cette union autour de la Croix de Jésus, avec la Très Sainte Vierge Marie, professant notre foi dans la royauté universelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ : *Jesus Christus heri, hodie et in saecula.* Jésus-Christ, hier, aujourd'hui et dans tous les siècles.
============== fin du numéro 303.
[^1]: -- (1). Jacques Perret : *Salades de Saison,* Gallimard, lisez, ça vaut la peine.
[^2]: -- (1). Henri Charlier, *l'Art et la Pensée,* Dominique Martin-Morin Édit.
[^3]: -- (2). Henri Charlier, *Culture, École, Métier,* Nouvelles Éditions Latines,
[^4]: -- (1). Incamération : on appelait ainsi en Italie les confiscations de maisons religieuses. Beaucoup ont été restituées en vertu des accords du Latran (11 février 1929).
[^5]: -- (2). La votation favorable du chapitre est nécessaire à la validité des vœux. Le mot votation implique que les capitulants doivent avoir la liberté de parler avant de passer au vote.
[^6]: -- (3). Le code de droit canon de 1983 a supprimé les vœux solennels, qui impliquent une consécration totale et irrévocable, comme le sous-diaconat supprimé par Paul VI.
[^7]: -- (4). Dans l'article « Henri Charlier, oblat olivétain », ITINÉRAIRES. n° 216 de septembre-octobre 1977.
[^8]: -- (1). 2.000 coudées, soit environ 900 mètres.
[^9]: -- (1). Mère Myriam : *Petite Sœur Juive de l'Immaculée*. Propos recueillis par Emmanuel Haymann. Éditions Pierre-Marcel Favre. Voir ITINÉRAIRES de mars.
[^10]: -- (2). Rina Geftman : *Guetteurs d'aurore*. Éditions Cerf. Voir ITINÉRAIRES d'avril.
[^11]: -- (3). Judith Cabaud : *Sur les balcons du ciel*. Éditions Dominique Martin Morin, Bouère, 53290 Grez-en-Bouère.
[^12]: -- (1). Hébr., XIII. 20.
[^13]: -- (2). Fait au mois d'août 1553, par les lettres sous le sceau : *Si ullo unquam tempore* et *Post nuntium nobis* et par d'autres encore.
[^14]: -- (3). Conc. de Trente, Sess. XXIII, *du Sacr. de l'Ordre, can. 1.*
[^15]: -- (4). Conc. de Trente, Sess. XXII, *du Sacrif. de la Messe, can*. \[sic\]
[^16]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 301 de mars, pages 110-114.
[^17]: -- (2). ITINÉRAIRES, même numéro, pages 115-118.