# 304-06-86 1:304 ## ÉDITORIAL ### Une nouvelle dynastie UN DOCUMENT du Saint-Siège plus impor­tant qu'une encyclique. Non qu'il ait plus d'importance canonique. Mais sans doute plus d'importance historique. C'est un acte *doctrinal* de Jean-Paul II en matière sociale : l'INSTRUCTION SUR LA LIBERTÉ CHRÉ­TIENNE ET LA LIBÉRATION datée du 23 mars 1986 et rendue publique le 5 avril. Rédigée par la congrégation romaine pour la doctrine de la foi, elle a été approuvée par le souverain pon­tife qui en a ordonné la publication. Son ency­clique *Laborem exercens* était sans doute une « encyclique sociale », mais elle prévenait qu'elle ne se voulait pas « *doctrinale* »*.* L'INSTRUCTION au contraire veut « mettre en évidence les *principaux éléments de la doctrine chrétienne* sur la liberté et la libération » (paragraphe 2). 2:304 De fait elle est, sous le présent règne, le premier do­cument formulant didactiquement la nouvelle manière de concevoir, d'interpréter, d'enseigner la doctrine sociale catholique. *Il s'agit bien de la doctrine sociale de l'Église*. Son appellation légitime de *doctrine sociale,* sou­vent contestée ou écartée par les docteurs, lui est restituée en droit et en fait. Et c'est bien elle, parfaitement reconnaissable : se déclarant fondée sur la loi naturelle et sur l'Évangile, sur les interventions du magistère et sur la vie des saints, avec pour principes essentiels le bien commun et la subsidiarité, elle s'oppose à tou­tes les formes d'individualisme et de collecti­visme. Ces précisions catégoriques de l'INSTRUC­TION affirment ainsi une identité doctrinale qui ne peut être confondue avec aucune autre. *Mais il s'agit bien, également, d'une nouvelle manière* de concevoir, d'interpréter, d'enseigner cette doctrine sociale : les références aux do­cuments pontificaux y sont toutes postérieures à la mort de Pie XII : toutes sauf quatre exceptions, qui mentionnent le seul Pie XI. Telle n'était point la coutume du Saint-Siège avant 1958, date de l'avènement de Jean XXIII et point de départ d'un changement dans les comportements pontificaux. Ce que les papes, depuis moins d'un siècle, appelaient la *doctrine sociale* de l'Église, ils ne l'avaient jamais pré­senté comme une innovation doctrinale, mais au contraire comme une application des principes constants de la théologie morale à la vie en société. 3:304 C'est pourquoi, en signe d'une per­manence de ces principes et d'une cohérence de la doctrine, ils citaient en référence, aussi ex­haustivement que possible, les documents de leurs prédécesseurs ayant plus ou moins abordé les mêmes sujets. On considérait couramment que la doctrine sociale de l'Église, implicitement présente à la pensée chrétienne depuis toujours, était explicitement constituée par « les enseigne­ments pontificaux de Léon XIII à Pie XII ». Et voici que, de ces enseignements pontificaux auxquels, historiquement, moralement, appar­tient l'appellation de « doctrine sociale », il ne subsiste plus rien. #### *Le skhisma* L'INSTRUCTION nouvelle explique en son pa­ragraphe 27 que *l'enseignement social de l'Église est né de la rencontre du message évangélique avec des problèmes émanant de la vie en société* et qu'il *s'est constitué comme une doctrine.* 4:304 C'est exact, c'est bien dit, mais quand donc se sont produites cette « rencontre » et cette « consti­tution » ? et par qui ? On se reporte aux réfé­rences, on ne trouve pas une seule fois le nom de Léon XIII ni celui de Pie XII, on ne trouve que du « Paul » et du « Jean » : Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II. Comme si la *rencontre* du message évangélique avec les problèmes de la société et la *constitution* d'une doctrine sociale de l'Église avaient eu lieu seulement après la mort de Pie XII en 1958. On compte, dans l'INSTRUCTION SUR LA LI­BERTÉ CHRÉTIENNE ET LA LIBÉRATION, 145 no­tes, chacune comportant une ou plusieurs réfé­rences soit à l'Écriture, soit aux documents pon­tificaux résultant de la « rencontre » et opérant la « constitution ». Pour mesurer à quel point les quatre exceptions mentionnant le seul Pie XI sont véritablement exceptionnelles, il faut en comparer le nombre à celui des *cent seize* (116) références à des documents pontificaux posté­rieurs à la mort de Pie XII. Du simple point de vue de la nomenclature et de la bibliogra­phie, la nouvelle manière de présenter la doc­trine sociale est donc celle qui la fait commen­cer avec l'avènement de Jean XXIII. 5:304 C'est d'ailleurs Jean XXIII qui avait inau­guré cette entreprise réductrice. Dans son ency­clique *Mater et Magistra,* faisant une récapitula­tion historique de l'enseignement social du Saint-Siège, il le réduisait à une seule encyclique de Léon XIII, à rien de saint Pie X, à une seule encyclique de Pie XI, et à quasiment rien de Pie XII, un seul discours. Cette entreprise de réduction subreptice et progressive a été pour­suivie pendant un quart de siècle. Elle arrive à son terme, elle touche au but : la suppression de fait des « enseignements pontificaux de Léon XIII à Pie XII ». Maintenant, quand le regard parcourt les sources et références d'un document social du Saint-Siège, il voit mentionnés le pape Jean, le pape Paul, le pape Jean-Paul, et eux seuls. Ils ont éliminé ceux qui avant eux régnèrent sur le trône pontifical. Une nouvelle dynastie, celle qui descend de Jean et de Paul, s'affirme et se reconnaît par ces deux prénoms obligatoirement réunis désormais, Jean-Paul I^er^, Jean-Paul II, marquant ainsi une rupture avec la lignée pré­cédente des pontifes romains ; autrement dit, une séparation, un *skhisma.* #### *Un autre esprit* La portée de cette observation bibliographi­que n'est pas seulement anecdotique ou, en quelque sorte, protocolaire. 6:304 Si la doctrine sociale du Saint-Siège ne mentionne plus, aujourd'hui, les « enseignements pontificaux de Léon XIII à Pie XII », c'est parce qu'elle n'est plus en conti­nuité avec eux. Le vocabulaire traditionnel de la doctrine sociale catholique est souvent maintenu dans l'INSTRUCTION : « loi naturelle », « message évangélique », « bien commun », « subsidiarité », opposition à l' « individualisme » et au « collecti­visme ». Mais l'esprit n'est plus le même. Nous sommes en présence d'un chef-d'œuvre de malignité, qui opère à l'intérieur d'une ter­minologie inchangée et qui la vide de son âme. Voici en effet que l'accent principal de la doctrine, dans l'INSTRUCTION SUR LA LIBERTÉ, est placé sur la revendication des droits et sur la lutte contre l'oppression : une revendication et une lutte qui bien sûr ne sont pas forcément illégitimes et qui même, parfois ou souvent, sont nécessaires, mais qui deviennent les critères qua­siment uniques de la justice sociale. On parle toujours de bien commun et de subsidiarité, mais c'est dans un esprit de révolte davantage que dans un esprit de service (avec ce que celui-ci comporte indispensablement d'esprit de soumission). Hier pour le troisième dimanche après Pâques, la liturgie traditionnelle de l'Église nous a fait entendre cette injonction de saint Pierre : 7:304 *Servi, subditi estote in omni timore do­minis, non tantum bonis et modestis, sed etiam dyscolis*. « Serviteurs, soyez soumis à vos maî­tres avec une entière révérence : non seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficilement supportables. » Il serait faux de réduire la doctrine sociale de l'Église à cet unique enseignement, et personne ne l'a jamais fait : mais que cet enseignement si catégorique de saint Pierre n'ait plus aucune place dans l'INSTRUCTION SUR LA LIBERTÉ, et ne puisse d'ailleurs en avoir aucune sans y faire figure d'incohérence et de corps étranger, voilà qui signale, qui symbolise et qui résume en quoi l'esprit a changé. L'esprit de la dynastie nouvelle a banni de la doctrine sociale de l'Église non seulement Pie XII et Léon XIII, mais saint Pierre lui-même. Un esprit différent, qui fait du passé table rase, a commencé à s'instal­ler avec l'avènement de Jean XXIII, fondateur d'une nouvelle dynastie pontificale. #### *Non serviam* L'esprit nouveau de la nouvelle doctrine est parfaitement récapitulé dans une formule de l'INSTRUCTION (paragraphe 76) selon laquelle « le bien commun de la société humaine est au service des personnes » : 8:304 révolution copernicien­ne par rapport à la doctrine traditionnelle qui, en sens inverse, incite les personnes à être au service du bien commun. Cette formule de l'INSTRUCTION est plus vicieuse encore que fausse. Vicieuse parce qu'elle attire l'adhésion imprudente d'un sentiment qui est un sentiment vrai : le sentiment puissant que la destinée de la personne humaine ne se limite pas au service du bien commun temporel, mais qu'au contraire ce bien commun temporel est au service de la finalité éternelle de la personne. Le « personnalisme » (oui) de Maritain Il est passé par là, estompant le fait que cette finalité éter­nelle est elle-même un bien commun et non un bien particulier. D'autre part, au niveau déjà de chaque bien commun temporel, -- qu'il soit familial, corporatif ou national, -- si les per­sonnes ne sont plus sous aucun rapport à son service, il se dissout et, une fois anéanti, il ne pourra lui-même être au service de rien. Chaque bien commun est à son niveau le meilleur bien des personnes, mais il n'est pas à leur service ; il est au service d'un bien commun d'une étendue plus vaste ou d'un niveau supérieur : et en défini­tive du bien commun suprême qui est Dieu ([^1]). 9:304 C'est dans la mesure où elles servent le bien commun que les personnes y participent. A chaque niveau temporel comme au niveau de l'éternité, pour que le bien commun soit effec­tivement le meilleur bien des personnes, il faut que les personnes y participent en le servant au lieu de s'en priver en le revendiquant à leur service. Enseigner que le bien commun est au service des personnes procure à la personne humaine la formulation philosophique de son *non serviam.* C'est ce qui nous autorise et même nous oblige à poser en face la question : -- De quel esprit êtes-vous donc ? #### *L'homme : créancier ou débiteur ?* La prédominance de l'esprit revendicatif nous remet en mémoire la parole d'un chef d'État français, dont la maxime est assurée de se vérifier chaque fois que ce même esprit l'emportera, et maintenant c'est au niveau de l'Église universelle et du monde entier qu'il l'emporte : « *On a revendiqué plus qu'on n'a servi, on rencontre aujourd'hui le malheur.* » 10:304 L'esprit revendicatif qui, souvent de manière insidieuse et parfois ouvertement, domine l'INS­TRUCTION SUR LA LIBERTÉ, a trouvé lui aussi sa formule récapitulative, c'est au paragraphe 84, quand nous est prêchée « *une solidarité qui ne comporte pas seulement des droits à revendiquer, mais aussi des devoirs à accomplir* »*.* La prédi­cation des devoirs n'est donc plus première ; dans la nouvelle doctrine, elle vient *après,* nous avons *aussi* des devoirs à accomplir, l'INSTRUC­TION en signale l'existence au passage, en an­nexe, sans s'attarder. L'important, le prioritaire, ce sont les *droits,* et l'on nous précise du même coup dans quel esprit on nous en parle si lon­guement : ce sont bien des droits « *à revendi­quer* »*.* L'attitude principale de la doctrine sociale de l'Église devient ainsi une attitude re­vendicative, avec, *aussi,* des devoirs que l'on mentionne sans les détailler. Pour la doctrine traditionnelle, l'homme est en ce monde non point un créancier éternelle­ment insatisfait mais un débiteur insolvable, il ne pourra jamais payer le prix de ce qu'il doit pour avoir reçu la vie physique et morale. Lui enseigner la vérité de son être c'est donc le tourner principalement vers son devoir, c'est faire de lui ce que l'on appelle un homme de devoir. La piété naturelle, ou piété filiale, est le premier commandement de la seconde table de la loi, elle est le fondement de la vie en société. 11:304 Son contraire, l'*impiété filiale,* est la caractéris­tique essentielle, nous l'avons souvent montré, du monde moderne (et de l'Église moderne). L'impiété s'est introduite dans la doctrine sociale, et en a remodelé l'esprit à son image. D'ailleurs, une dynastie qui sur le trône de Pierre se veut en rupture avec la doctrine sociale de la lignée précédente des pontifes ro­mains, ne peut être par le fait même que la dynastie de l'impiété. #### « *Émane expressément* » Les « droits à revendiquer », principal objet de la nouvelle doctrine sociale, sont pour l'INS­TRUCTION les droits formulés dans les déclara­tions démocratiques. Ces formulations modernes sont vantées comme un progrès (un progrès sur le Décalogue ? un progrès parce que les droits de l'homme éclipsent désormais les droits de Dieu ?). Paragraphe 8 : à l'actif du « mouve­ment moderne de libération », l'INSTRUCTION cite la « formulation des droits de l'homme », parce qu'elle « signifie une conscience plus vive de la dignité de tous les hommes ». 12:304 Paragraphe 32 : l' « épanouissement d'une libre personna­lité » est une « exigence de nature morale » qui a « trouvé son expression dans la formula­tion des *Droits de l'homme* »*,* écrits ainsi, ma­jusculairement et en italiques, pour bien indi­quer que l'on fait référence au titre officiel de leur déclaration, en 1948 comme en 1789. On sait que Jean XXIII fut le premier pape, dans son encyclique *Pacem in terris,* à citer avec ap­probation la formulation moderne des droits de l'homme, en l'espèce la Déclaration universelle des droits lancée par l'ONU en 1948. C'est l'une des innovations caractéristiques de la nou­velle dynastie : les déclarations maçonniques des droits de l'homme ne sont plus condamnées par la papauté, elles sont mentionnées avec honneur, approuvées avec considération. L'INS­TRUCTION observe néanmoins que le « profond mouvement moderne de libération », qu'elle apprécie et encourage, a cependant été « conta­miné par des erreurs mortelles » et qu'aujour­d'hui encore il « demeure ambigu » (paragra­phe 19). Ambigu seulement ? C'est gentil. Pourtant il ne devrait demeurer aucune « ambiguïté » sur les maçonniques déclarations des droits de 1789 et de 1948. A côté de quelques bons et vrais droits connus et reconnus depuis toujours, leur nouveauté caractéristique, leur dessein essentiel est de proclamer comme fondamental un droit inédit, celui de ne reconnaître ni subir *aucune autorité qui n'émane expressément de la volonté populaire par le suffrage universel.* 13:304 C'est évidem­ment l'autorité spirituelle de l'Église qui est spécialement visée, qui est moralement détruite par ce droit nouveau. Et pourtant, la doctrine sociale catholique a décidé de ne plus entendre ce qui lui est ainsi corné aux oreilles. Elle n'a plus rien à dire contre. Elle vante les modernes « formulations des droits » comme si elle ne contestait plus ce qui est leur cœur et leur âme, la négation radicale des autorités ecclésiastiques (et aussi des autorités naturelles comme celle de l'homme sur la femme dans le mariage, et des parents sur les enfants) qui ne sont pas fondées sur le vote démocratique, légitimité nouvelle, et désormais unique. Depuis la mort de Pie XII il y a ainsi une *acceptation implicite* du refus maçonnique de toutes les autorités qui *n'éma­nent pas expressément.* C'est une des formes de l' « autodestruction ». #### *Le renversement des alliances* La doctrine de l'INSTRUCTION SUR LA LI­BERTÉ oriente les fidèles vers l'esprit de révolte. 14:304 Elle les y oriente avec quelques réserves. Les réserves seront sans effet, l'orientation prévau­dra. Une telle doctrine remplira la fonction passive de boîte aux lettres idéologique pour la lutte révolutionnaire, à laquelle elle apporte une sorte de logistique morale. A la manière de ceux qui réprouvent verbalement le terrorisme mais excusent ou justifient l'idéologie dont se réclament les tueurs. Parce qu'elle est fondée sur la loi naturelle qui s'impose même à la raison des incroyants, la doctrine sociale de l'Église a toujours prévu la place d'une collaboration avec les non-catho­liques de pensée droite et de bonne volonté pour défendre la famille, servir la patrie, com­battre les erreurs du libéralisme et du socia­lisme. L'encyclique *Divini Redemptoris,* entre au­tres, allait vivement en ce sens, sur la base d'une lutte commune contre l'esclavagisme com­muniste sans cesse en expansion. Mais la puis­sance mondiale du communisme est arrivée à un point tel que la nouvelle dynastie le traite maintenant avec considération. L' « intrinsèque perversité » est une qualification tombée en désuétude depuis plus d'un quart de siècle ; et si elle est encore, plus ou moins implicitement, attribuée dans les documents pontificaux ou épiscopaux, c'est désormais au « racisme », au « nationalisme », au « principe de la sécurité nationale » : 15:304 complet renversement des alliances et changement de camp. L'Église de la nouvelle dynastie multiplie les « communiqués » qui s'ho­norent d'être « communs » avec les protestants, avec le judaïsme, avec les francs-maçons, pour une politique non plus de droite mais désormais de gauche. Dans le monde entier, c'est « *l'enga­gement commun pour la paix et contre le racisme* »* :* avec parfois quelques modestes mises en garde sur les ambiguïtés de la « lutte pour la paix », mais sans jamais aucune dénonciation des impostures maçonniques qui organisent et orien­tent la « lutte contre le racisme ». Il suffit d'ail­leurs d'observer que l' « engagement commun contre le racisme » a remplacé l' « engagement commun contre le communisme » ; et que l'on nous présente comme danger mondial n° 1 non plus le Politburo de Moscou, mais le gouverne­ment de l'Afrique du Sud. Ainsi la nouvelle dynastie est intellectuelle­ment à la dérive au fil du courant dominant. #### *Le* « *prétendu principe* »* de la sécurité nationale* Faut-il maintenant rechercher dans quelle mesure l'INSTRUCTION a nuancé, ou bien atté­nue, ou bien oblitéré la condamnation antérieure de la « théologie de la libération » ? 16:304 Ce sont là des distinctions et finesses qui n'ont aucune influence réelle sur le cours des choses. On savait d'avance à Rome que toute nuance serait prise comme une atténuation, et toute atténuation comme une réhabilitation. La nouvelle dynastie ne l'ignorait pas : depuis un quart de siècle qu'elle travaille toujours de la même façon (notamment avec les textes conciliaires : voir l'exemple du latin, maintenu par la lettre de la constitution liturgique, supprimé au nom de l'es­prit du concile, mais la lettre de la constitution était prévue pour faire jouer l'esprit, c'était bien l'intention du législateur), -- oui, depuis un quart de siècle que la nouvelle dynastie travaille toujours de la même façon, il serait injuste de la soupçonner d'inexpérience, et de ne pas lui reconnaître le sombre mérite d'un malin savoir-faire. A cet égard d'ailleurs, le quatrième de la dynastie est manifestement le plus doué. Quand la nouvelle doctrine veut vraiment contredire, contester ou condamner, elle sait être expéditive. L'INSTRUCTION n'a que sept mots pour exécuter « *le prétendu principe de la sécurité nationale* »*,* c'est au paragraphe 95 et c'est défini­tif. La « sécurité nationale » n'a pas l'honneur d'être considérée comme une aspiration respec­table, éventuellement ambiguë, ou contaminée par quelque erreur dont on va aimablement la libérer ; 17:304 elle ne mérite pas qu'on lui fabrique sur mesure et qu'on lui offre une « *théologie chrétienne de la sécurité nationale* » comme on vient d'offrir aux révolutionnaires une « *théolo­gie chrétienne de la libération* », non : la sécu­rité nationale n'est qu'un *prétendu principe,* une intrinsèque fausseté, ainsi renvoyée au néant. La différence entre la manière dont on traite d'une part la « théologie de la libération » et celle dont on traite d'autre part le « principe de la sécurité nationale » est la manifestation d'une fidélité : la fidélité de la dynastie à son fondateur, car l'*ouverture au monde* lancée par Jean XXIIT n'a jamais cessé, avec lui et après lui, d'être exclusivement une *ouverture à gauche.* #### *Une absence de conviction intellectuelle* A ce point, on en vient à penser que les innovations et acrobaties doctrinales de l'INSTRUCTION sont surtout des prétextes, des alibis des trompe-l'œil ; et que la motivation réelle est beaucoup plus temporelle que spirituelle. Ce n'est pas une soudaine révolution copernicienne dans la pensée qui a entraîné le renversement des alliances et le changement de camp. 18:304 Ce sont plutôt le changement de camp et le ren­versement des alliances, imposés par l'occupant installé *in sinu gremiogue Ecclesiae,* qui ont né­cessité une révolution copernicienne dans l'ex­pression de la pensée officielle sur les droits de l'homme et le bien commun. Il fallait aplanir d'éventuels obstacles doctrinaux. La nouvelle dynastie n'est pas l'incarnation d'une nouvelle théologie, d'une nouvelle doctrine, d'une nou­velle foi, mais plutôt d'une absence de convic­tion intellectuelle en matière de foi, en matière de doctrine, en matière de théologie. Et ce qui se déploie dans toute l'étendue de cette absence, c'est une politique, c'est une politique nouvelle, c'est un messianisme temporel, analogue à celui du judaïsme. « Une *nouvelle* phase de l'histoire de la liberté s'ouvre devant nous », proclame l'INSTRUCTION, annonçant « des aspects de la parole de Dieu dont toute la richesse n'avait *pas encore* été pleinement perçue » (paragraphe 70), c'est pourquoi nous sommes convoqués à « une *nouvelle* réflexion » qui nous conduit à réaliser une « civilisation de l'amour », une « civilisation du travail », une « véritable civili­sation du travail » (*bis*)*,* enfin (*ter*) à « donner naissance à une civilisation du travail » (para­graphes 81-83), autrement dit l' « instauration de cette civilisation de l'amour dont a parlé Paul VI » (paragraphe 99), bref une nouvelle civilisation à inventer, le contraire même de la doctrine traditionnelle qu'énonçait saint Pie X : 19:304 « Non, la civilisation n'est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'ins­taurer et la restaurer sans cesse sur ses fonde­ments naturels et divins contre les attaques tou­jours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété : *omnia instaurare in Christo.* » En sens contraire, les paragraphes 97 à 99 de l'INSTRUCTION insinuent que l'humanité est davantage libérée du péché à mesure qu'avance l'histoire humaine et que se développe le pro­grès. Davantage, en somme, dans le monde cosmopolite de la démocratie moderne que dans celui de la chrétienté médiévale. \*\*\* Ce grand machin, qui a les dimensions d'une encyclique sans en avoir l'autorité, et qui est bizarrement boudiné, trop long, trop mou, trop nébuleux, je ne pense pas qu'il puisse par sa propre vertu intellectuelle avoir une influence sur le mouvement des idées. 20:304 Mais il nous ren­seigne. Il renseigne ceux qui veulent savoir. Il révèle, il confirme, il authentifie. Il indique dans quel sens souffle le vent à Rome et comment s'oriente la politique du Saint-Siège. Il montre que la nouvelle doctrine sociale de l'Église s'ap­plique à préparer la place et la fonction que la théologie actuelle de nos « frères ainés » attri­bue généreusement à ce qu'elle appelle « les religions issues du judaïsme ». Cette place et cette fonction, la première lignée des souverains pontifes, celle qui se termine avec Pie XII, les avait toujours refusées, elles supposent une apostasie immanente. \*\*\* Une telle occupation mentale de l'Église mi­litante par l'adversaire est apparemment la plus crucifiante épreuve qu'elle ait subie depuis sa fondation. Elle la subit aujourd'hui en son cœur même, qui est la succession apostolique et la primauté du siège romain. 21:304 Au successeur de Pierre et aux successeurs des apôtres, à genoux devant l'héritage et la fonction sacrés de leurs personnes indignes, nous offrons notre témoignage, nous adressons notre avertissement : que la nouvelle dynastie entre en rupture avec sa propre rupture, et ren­tre dans le rang, dans la lignée, dans la filia­tion, dans la piété dont elle n'aurait jamais dû se séparer. Jean Madiran. Sur le même sujet\ voir notamment : *-- Le sac de Rome,* ITINÉRAIRES, numéro 155 de juillet-août 1971 (reproduit dans le numéro 297 de novembre 1985). -- *Le discours du Président et celui de l'Église sur les droits de l'homme :* numéro 295 de juillet-août 1985. -- *Le libéralisme est maçonnique :* numéro 299 de janvier 1986. -- *La question juive dans l'Église :* numéro 301 de mars, 1986. -- *Nationalistes :* numéro 302 d'avril 1986. 22:304 ## CHRONIQUES 23:304 ### Billy Graham en septembre *Attention !* par Jean-Marc Berthoud Vu l'importance de la campa­gne d'évangélisation organisée pour le prédicateur américain de confession réformée baptiste, Billy Graham, à Paris en septembre prochain et l'ampleur, tant des moyens techniques et financiers qu'elle implique, que du nombre important d'Églises évangéliques mobilisées pour cet effort, il nous paraît utile d'attirer l'attention sur un aspect peu connu du ministère du célèbre évangéliste. 24:304 C'est parce qu'il serait dangereux pour la foi chrétienne de taire certains faits notoires que nous avons écrit les lignes qui suivent. *J.-M. B.* LE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST exige de ses disciples qu'ils aient, à la fois, la douceur des colombes et la prudence des serpents. L'équilibre entre ces deux ver­tus indispensables est difficile à maintenir et parfois ce dis­cernement s'exprime de manière si rude qu'il rend impossi­ble d'entendre l'avertissement donné. Cependant notre épo­que sentimentale est plus particulièrement marquée par une douceur sans discernement, l'hérésie d'un *amour* séparé de la *vérité.* L'absence en nous des vertus du serpent nous a conduits à méconnaître, et la réalité, et la puissance du mal. Bien des milieux chrétiens fondamentalistes, particulièrement aux États-Unis, sont caractérisés par une position anticommu­niste à la fois naïve, mal renseignée et sans réflexion. Cette attitude ne se transforme que trop facilement en une posi­tion encore plus naïve, désinformée et irréfléchie : celle qui innocente tout simplement le communisme. Tel fut l'anti­communisme de Billy Graham par le passé. Telle est sa col­laboration inconsciente actuelle avec le communisme. 25:304 Le pape Pie XI a très justement caractérisé le commu­nisme comme étant *intrinsèquement pervers,* sa perversion lui étant inhérente de nature. Si dans un monde déchu les autres systèmes politiques et économiques sont inévitable­ment, d'une façon ou d'une autre, corrompus, le commu­nisme l'est d'une manière très particulière. Car seul le com­munisme se met explicitement, consciemment et systémati­quement en opposition totale à la loi de Dieu. Une lecture même superficielle de Lénine révèle le caractère extrêmement cynique du système établi par lui. Pour Lénine, comme pour tous ceux qui l'ont suivi, la morale se définit comme n'im­porte quelle action qui favorise les intérêts de la dictature du prolétariat, c'est-à-dire du parti communiste. Ainsi le mal sous toutes ses formes est considéré comme « moral » pour autant qu'il fasse avancer la cause du communisme. Le meurtre, le génocide, le racisme de classe, de race ou de sexe, la calomnie, le vol, les enlèvements, toutes les formes du mensonge et bien d'autres vices encore -- même la « vérité » -- sont pratiqués pour faire avancer les intérêts du parti. La fin, la victoire du communisme, justifie tou­jours les moyens. On peut, par exemple, sans faute faire confiance aux communistes de ne jamais tenir parole. Au début du mois de février de cette année Billy Gra­ham reçut le « Prix de mérite » des Radiodiffuseurs religieux américains, (N.R.B.) lors de leur conférence annuelle qui s'est tenue au Sheraton Hotel à Washington pour son documentaire télévisé intitulé : « A l'intérieur de la Russie ». Ce film fut tourné avec la collaboration des autorités sovié­tiques et l'aval du K.G.B. pendant le dernier voyage en Union Soviétique de Billy Graham en 1984. Depuis sa pre­mière visite en Hongrie il y a près de dix ans Billy Graham a été fréquemment invité à prêcher l'Évangile dans les pays d'Europe de l'Est par les autorités communistes. Nous voyons ici que pour Graham, comme dans sa collaboration systématique avec des ecclésiastiques libéraux et modernistes destructeurs de la foi chrétienne, la fin, la prédication de l'Évangile, justifie les moyens, la compromission avec les ennemis de Dieu. 26:304 Et nul n'ignore que le fondement du communisme est son athéisme, sa haine implacable de Dieu et de son Église. Graham, n'ayant jamais pris véritablement conscience de la nature du communisme et de ses méthodes, est maintenant entré de manière flagrante, dans le jeu très habile de désinformation des agents de l'Union Soviétique et ceci de différentes manières. Premièrement, sa seule présence en tant qu'évangéliste mondialement connu dans des pays sous domination com­muniste, a donné à ces régimes iniques une apparence de respectabilité. Ainsi a été atteint le but fondamental et per­manent de toute la propagande communiste qui est de faire croire au monde libre que le communisme n'est au fond guère différent des autres régimes politiques. En guerre psy­chologique ceci s'appelle : « *Désarmer le discernement de l'ennemi* »*.* A cet égard les visites de Graham, tant en Rus­sie que dans les pays satellites, comme d'ailleurs la cordialité visible, répercutée aux quatre coins du globe par les médias, du sommet Reagan-Gorbatchev, doivent être perçues comme des victoires incontestables de la propagande soviétique. Si Graham peut prêcher librement l'Évangile en Union soviéti­que, et de plus, en faire un film qui obtient le prix de l'As­sociation des médias chrétiens d'Amérique, alors ce régime ne doit pas être aussi terrible qu'on nous le dit. Ce qui est ici oublié est le contrôle total qu'exerce l'État communiste sur la population placée sous sa domination. Il est significatif que depuis les visites de Graham en Union Soviétique, la persécu­tion par le K.G.B. des groupes de « dissidents » et, en particu­lier, des Églises baptistes non-enregistrées, a redoublé. Des Baptistes russes de langue allemande exilés en Allemagne de l'Ouest attribuent explicitement cette aggravation aux tournées d'évangélisation, sous patronage communiste, de Billy Gra­ham. La persécution en Union Soviétique est en proportion inverse des protestations exprimées en Occident. 27:304 Deuxièmement, la présence de Graham en Russie sert la propagande soviétique de manière directe. A la foire indus­trielle de Strasbourg de l'hiver 8485, l'Union Soviétique inaugura une exposition industrielle et culturelle importante. Un pavillon religieux destiné à prouver l'absence de toute persécution religieuse en Union Soviétique était dominé par un immense panneau où l'on pouvait voir Billy Graham dans un contexte russe. Le message était tout ce qu'il y a de plus clair : la présence de Billy Graham prouvait, sans l'ombre d'un doute, que la persécution des chrétiens en Union Soviétique était un pur produit de la propagande capitaliste. Cependant, en dépit de la collaboration aveugle ou du silence timoré de la plupart des autorités ecclésiasti­ques et des Églises d'Alsace, une action énergique menée par l'Église pentecôtiste de Strasbourg conduisit à la fermeture, par les Russes eux-mêmes, de ce stand mensonger dont la propagande avait été rendue ridicule. La troisième utilisation de Graham par les communistes est certainement la plus dangereuse. Tandis que le but ultime du communisme est la destruction totale du christianisme, son but actuel, surtout en Occident, est l'UTILISATION du christianisme pour promouvoir son dessein de domination mondiale. Ceci est particulièrement clair en ce qui concerne la manipulation communiste du Conseil Œcuménique des Églises (C.O.E.), du mouvement pacifiste et des revendica­tions humanitaires d'Amnesty International. L'action de ces diverses organisations manifeste à des degrés divers les si­gnes d'une pénétration, d'une infiltration, d'un noyautage ou d'une manipulation communiste. Il est parfaitement clair que Billy Graham est utilisé en ce moment par le K.G.B. comme un instrument inconscient -- avec son habituelle franchise Lénine nommait de tels personnages, des *idiots utiles* pour les distinguer des véritables agents soviétiques -- afin de conduire le mouvement évangélique, tant aux États-Unis que dans le monde entier, dans ce chemin large pris par le C.O.E., par les pacifistes « chrétiens » et par certains défenseurs des « droits de l'homme ». 28:304 Si les évangéliques français ne prennent pas conscience de ce grand danger la visite prochaine de Billy Graham en France -- quoi que puisse être, par ailleurs, le fruit provenant de la prédication de l'Évangile -- sera source de confusion et de désarmement spirituel face à une des formes les plus périlleuses prise par le mal en ce XX^e^ siècle. Jean-Marc Berthoud. *Quelques ouvrages sur le communisme :* L.-P. Le Couesnon : *Méthode chrétienne, méthode mar­xiste.* C.E.R.D. (Cercles d'Études et de Réflexions sur la Défense) 2, rue Legraverend -- 75012 Paris, France 1986. Jean Madiran : *La vieillesse du monde. Essai sur le communisme.* Dominique Martin Morin, 1975. Jean Ousset : *Marxisme et Révolution.* Montalza (Paris) 1970. Léon de Poncins : *Histoire du Communisme de 1917 à la deuxième guerre mondiale.* Diffusion de la Pensée française 1973 (1942) (Vouillé). Alexandre Soljénitsyne : *L'Archipel du Goulag.* Seuil (Paris) 3 volumes 1974-1976. J.-M. Berthoud : *Le jugement de Dieu commence par l'Église de Dieu.* Documentation chrétienne, n° XVI, 1976. (Case postale 264, 1001 Lausanne, Suisse.) J.-M. Berthoud : *Développement de l'apostasie.* Documen­tation chrétienne, n° XVIII, mai 1978. 29:304 J.-G.-H. Hoffmann : *Où va le Conseil Œcuménique des Églises ?* Cahiers Tant qu'il fait jour (c/o J. Hoffmann, 1, rue des Peupliers, F -- 78150 Le Chesnay, France) 1975. Ulisse Floridi : *Moscou et le Vatican.* Éditions France-Empire (Paris) 1979. Suzanne Labin : *Les colombes rouges.* Dominique Martin Morin (Paris) 1985. 30:304 ### La guerre civile par Georges Laffly VISIBLE OU CACHÉE, la guerre civile est toujours le thème fondamental des romans de Michel Mohrt, cette guerre que les Français entretiennent « depuis deux siècles » ([^2]). Mais avant il y eut les guerres de religion, et les Armagnacs luttant contre les Bourguignons. Pour être juste, il faut ajouter que depuis deux siècles, le pouvoir est plus souvent prêt à animer la guerre qu'à l'éteindre, alors qu'avant il cherchait la paix. Exemple minuscule. On a imprimé un timbre l'an dernier, pour rappeler la révocation de l'édit de Nantes. Personne n'a pensé ni ne pensera à célébrer la publication de cet édit ([^3]). 31:304 Le roman de Michel Mohrt est l'histoire d'Olivier du Trieux de 1930 à 1944, année de sa mort. Elle est rapportée par un narrateur qui reconstitue de nos jours ses souvenirs. Le temps a passé. On verra que ce n'est pas sans impor­tance. Ce narrateur se nomme Alain Monnier, mais il n'a rien à voir avec le héros de *Mon royaume pour un cheval.* Simple rencontre de noms. Lui et Olivier sont bretons et font connaissance à Rennes, où ils étudient le droit. Les deux amis vont tomber sur l'*Action française,* enten­dre parler d' « empirisme organisateur » et des « républiques sous le roi ». Alain rapporte cela sur un ton ironique et dédaigneux. Tout à fait celui qui convient pour parler de ces choses aujourd'hui dans un dîner en ville ou dans une conversation entre cadres. Mais cela me paraît très faux. Il ne faut pas céder à la censure de notre temps. En réalité, la rencontre des idées de Maurras a dû être pour ces deux garçons ce qu'elle fut pour tant d'autres, avant et depuis une illumination joyeuse. On a toujours surprise et plaisir à voir bousculer des idées officielles : valeur éminente de la démocratie, du parlementarisme, foi au progrès, mépris et haine du passé. Maurras renverse les idoles, on aime tou­jours cela. Une fois qu'on l'a entendu, il y a des sottises auxquelles on ne se laissera plus jamais prendre. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier. D'ailleurs, Olivier est moins tenté par l'A.F. que par ses disciples infidèles. Il se réjouit de lire un article qui dit « non au capitalisme et au socialisme », « non à la droite et à la gauche ». 32:304 Il est l'un des « non-conformistes des années trente » dont M. Loubet del Bayle a écrit l'histoire. Il y eut à ce moment un beau remue-ménage d'idées, qui allait du fascisme au personnalisme avec Dandieu, Maulnier, Blanchot (eh oui) et Mounier et tant d'autres. C'est ce jaillissement qui explique Olivier. Alain le rappelle mal. \*\*\* Olivier est nourri d'histoire, à l'exemple de son père, hobereau sarcastique et réactionnaire, plein d'idées piquantes et d'humeur. L'étude de l'histoire tuant l'optimisme naïf, et l'observation quotidienne des dernières années de la III Ré­publique ne risquant pas de le faire renaître, Olivier du Trieux n'est pas surpris par la défaite. Mais bien évidem­ment, il ne l'a pas souhaitée (précision qui n'est pas inutile aujourd'hui où le mot d'ordre des médias est de présenter la droite française en complice d'Hitler) : il a été hostile à Munich, il s'est bien battu en 40. Il s'engage à fond dans la Révolution nationale, nous dit le narrateur. C'est-à-dire qu'il prononce des conférences, donne des cours dans une école de cadres et est nommé auditeur à la Cour des comptes (en juillet 44 !). N'oublions pas pourtant qu'en 1942 le jeune homme est surtout préoccupé par le roman qu'il vient d'é­crire (où il retrace son amour pour Hélène Hudet), roman qui a justement pour titre *La guerre civile.* N'oublions pas non plus que Solange et Hélène, retrouvée, s'emploient à écarter Olivier de tout engagement. Elles réussissent si bien que le personnage en prend un air falot, devient dans ces deux dernières années de la guerre, d'un gris terne et, en somme, neutre, couleur excellente pour le camouflage mais très contraire à l'intérêt romanesque. 33:304 N'empêche qu'à la Libération, Olivier est suspect. On s'étonne autour de lui qu'il ne soit pas en prison. Son père a été assassiné par des résistants. Il vivait seul à la Tour blanche, leur propriété près de la mer. Les tueurs ont tracé une croix gammée sur la porte avant de partir. Le vieil homme n'avait aucune activité collaboratrice. Mais il parlait librement. Il y a des moments où l'on doit dire ce que tout le monde dit, vérité utile à rappeler. On pourrait même définir la guerre civile comme une lutte pour imposer ce que tout le monde doit dire (c'est pour cela que le vaincu dispa­raît, il n'a pas droit à la parole, il ne transmet pas ses idées et ses images). Edgar du Trieux se moquait des précautions. Il montrait la lettre reçue en 1830 par son aïeul Dutrieux (en un mot, la particule n'était venue que sous Louis-Philippe) menacé comme ennemi du peuple. La lettre n'ayant pas été suivie d'effet, Dutrieux était mort dans son lit, à quatre-vingt-dix-sept ans. Edgar pensait qu'il en irait de même pour lui. Il oubliait, ce qui est impardonnable chez un amateur d'his­toire, que le XIX^e^ siècle était encore civilisé, moins hardi dans le crime. La mère d'Olivier, elle, avait passé la guerre à Brest et se montrait pro-anglaise. Blessée dans un bombar­dement, elle se retrouve à la Tour blanche, vieillie, ayant oublié la cause de ses blessures, et ignorant comment son mari est mort. Elle peste contre son fils, qui l'a rejointe. Elle lui reproche d'avoir choisi la mauvaise cause. Olivier attend Hélène, qui lui a promis de venir enfin à la Tour blanche. C'est Alain qui arrive. Ils font ensemble un tour en mer sur *Jupiter,* remis en état. Tout semble, pour un instant, pareil à ce qui fut. Et Alain éprouve fortement le sentiment de leur amitié. Il rapporte cet attendrissement. En même temps, et on le comprend, il aimerait qu'Olivier s'ex­patrie un moment, se fasse oublier. Mais celui-ci s'obstine : sa mère a besoin de lui, et Hélène sera bientôt là. Alain repart. Il apprendra plus tard qu'Olivier se met à naviguer avec une sorte de frénésie. Il est en mer tous les jours. Le 15 novembre 1944, un vent de force 8 se lève dans la matinée, causant plusieurs naufrages, dont celui du *Jupi­ter.* Olivier était seul à bord. Dans son roman, le héros mourait ainsi, mais avec la femme qu'il aimait. \*\*\* 34:304 La force de *La guerre civile* -- grande preuve de la maî­trise de Michel Mohrt -- c'est qu'en fait, il commence ici, à la dernière page. Car le récit qu'on a lu, ne l'oublions pas, est fait par Alain, qui précise dans l'ultime chapitre qu'il écrit à la Tour blanche. Il a racheté la propriété, ce qui a permis, note-t-il benoîtement, à Mme du Trieux mère de finir ses jours dans une maison de repos décente. Alain dit aussi qu'il a épousé Hélène -- le grand amour de son ami -- et que le fils qu'ils ont eu a été nommé Olivier (l'absent toujours présent, obsé­dant sans doute). Depuis longtemps, Hélène est retournée à Paris, où elle exerce la médecine. Alain remarque le parallèle de son sort avec celui d'Edgar du Trieux, dont la femme avait très vite refusé de vivre à la Tour blanche, préférant Brest. Hélène a fait rééditer *La guerre civile* et le roman d'Oli­vier a connu le succès. Elle cherche à publier le *Journal intime* et les articles du mort. Alain estime cela sans intérêt. On peut supposer qu'Hélène a des remords d'avoir si peu donné (Alain dit : de n'avoir rien donné) à l'homme qui l'avait tant aimée. Elle s'opposait à lui en tout, sur les livres, la musique, la politique. Elle était grande résistante. Appre­nant la mort d'Edgar du Trieux, elle dit à Alain : « Il l'avait cherché. » Mais peut-être le mariage avec Alain a-t-il été tellement raté que la figure d'Olivier a grandi, qu'il a eu droit à un amour posthume ? \*\*\* Une autre interprétation est possible. Alain, en racontant ces amours, nous a trompés sur les sentiments d'Hélène, les diminuant de façon plus ou moins consciente. Plus on consi­dère ce personnage d'Alain, plus il est suspect. Il est l'incar­nation de l'envie. 35:304 Il a pris à Olivier sa propriété de famille, et la femme qu'il aimait. Comme s'il essayait de se glisser dans sa peau, de vivre à sa place. Logiquement, il fait tout pour le rapetisser en racontant sa vie. Bloy avait raison méfions-nous de ces gens qui disent : « J'ai pour moi ma conscience », comme fait ici Alain. Sa conscience et ses bonnes intentions paraissent bien douteuses. On notait tout à l'heure qu'il évoquait le passage par l'*Action française* avec une condescendance méprisante. On pense d'abord que sa vue est brouillée. Nous sommes soumis à des pressions mul­tiples et intenses. Elles font perdre au passé les couleurs que les témoins lui ont connues. Elles lui donnent la teinte nou­velle que lui assigne le conformisme, l'opinion dominante. Alain, cervelle docile, est victime de cette prévision du passé dont parle Paulhan. Elle fait que les Français ne peuvent concevoir aujourd'hui qu'eux ou leurs parents ont été pétai­nistes, ont méprisé la III^e^ République et son personnel, et jugé qu'il fallait trouver autre chose. Alain, parlant d'un dis­cours d'Olivier en 1941, dit : « C'étaient les lieux communs de la révolution nationale. Je me demandais pourquoi, bien que présentés avec brio, ils me paraissaient défraîchis. » Sûrement, en 1983 ou 1984, formé par un monde différent, tout hostile à ces vieux propos, Alain peut les juger défraî­chis. Il est douteux qu'il ait jugé ainsi sur le moment. (L'*au­tre* Alain Monnier, celui de *Mon royaume,* écoutant de la même façon un discours de la Légion à Marseille, n'arrive pas à y reconnaître les belles idées de sa jeunesse. Question de moment, de sincérité, d'adaptation aux circonstances, il y a bien des causes possibles à cette déception. Mais il ne juge pas ces idées *défraîchies*.) Par suite de ce décalage, Olivier est donc toujours pré­senté comme idiot dans son comportement politique, parce qu'il est vu par Alain, qui connaît comme nous le résultat de la guerre. Les idées, les mots sont décolorés. C'est la dif­férence entre une algue dans l'eau et la même algue sortie de son élément. C'est donc peut-être par conformisme aux idées d'aujourd'hui qu'Alain trahit Olivier en le présentant si maladroit, si superficiel. 36:304 Mais on peut soupçonner aussi qu'Alain est moins sou­mis aux modes qu'on ne pourrait le croire, et que son but secret est de détruire Olivier à nos yeux (cet Olivier qui trouve par Hélène une revanche posthume, qu'on réédite, qu'on aime). Il faut penser alors que c'est très volontaire­ment qu'Alain n'expose pas vraiment les raisons de son ami, rapporte ses arguments sans flamme et sans bonne foi. La jalousie personnelle ferait ici le travail que l'on attribuait précédemment à la haine politique (une haine qu'Alain pro­pagerait, à peine conscient, simplement par docilité à l'opi­nion commune). Par certains côtés, Alain est assez bas, ce qui renforce la deuxième hypothèse. Une des dernières fois où il voit Oli­vier, il lui reproche *in petto* d'avoir « joué le mauvais che­val ». Et non content de cela, il pense : « Par aveuglement, par orgueil, il \[Olivier\] s'était enfermé dans une fidélité déri­soire. Personne ne lui en saurait gré. » Réflexions qui respi­rent l'indignité. On se dit qu'en attribuant ces pensées à son personnage, Michel Mohrt devait se répéter, avec un certain sourire, ce mot d'un autre Alain, le philosophe : « Sans fidélité, l'intelligence n'est qu'une fille. » N'oublions pas non plus que le narrateur nous signale en passant que Sylvie l'a fait entrer dans un réseau, en 43 (et que depuis il a reçu des décorations, sans les solliciter, paraît-il). Comment se fait-il qu'à ce moment il n'ait pas éprouvé le besoin d'une discussion avec Olivier ? Sans lui révéler son activité résistante, il devait honnêtement lui mon­trer son opposition. La seule raison qu'on connaisse à cette adhésion d'Alain à la résistance, c'est encore une fois le souci de la confor­mité. Parlant d'Olivier en 1943, il écrit : « Je n'acceptais pas d'être ainsi en désaccord, comme il l'était devenu, avec la majorité de mes compatriotes. Je ne serais pas un émigré de l'intérieur. » Position que l'on peut qualifier de sage, de prudente, au sens faible de ces deux mots, mais sûrement pas de vertueuse. 37:304 Tout romancier rêve que le lecteur, le livre fini, le re­prenne immédiatement à la première page. Il y en eut même un, il y a quelques années, pour notifier que cette pratique était nécessaire : sans cela, on ne comprendrait pas son livre. Heureuse naïveté. Michel Mohrt obtient ce résultat, sans sollicitation, par la construction même de son roman. On lit une première fois avec les yeux d'Alain, pris pour un narrateur amical, ou au moins neutre, et une deuxième fois en essayant de deviner la vérité à travers le tissu hypocrite de la narration. Bel exemple d'ambiguïté romanesque. Georges Laffly. 38:304 ### La peine de mort par Yves Daoudal IL Y A DES LIVRES DE CIRCONSTANCE qui demeurent toujours d'actualité. Il suffit pour cela que l'auteur transcende les circonstances. Il suffit, comme on dit, qu'il « élève le débat », ce qui est tout autre chose que la fuite horizon­tale dans des « généralités » plus inconsistantes que ne le seront plus tard les circonstances du moment de la parution. *Oui à la peine de mort*, du père Bruckberger, est un de ces livres ([^4]). Il est « de circonstance », assurément, puisqu'il a été publié lors de la campagne électorale des dernières légis­latives dans le but avoué d'inciter les Français à chasser les socialistes du pouvoir et à exiger un référendum sur la peine de mort. Mais les socialistes ont-ils vraiment été chassés du pouvoir, et a-t-on entendu parler d'un référendum sur la peine de mort ? 39:304 Et l'on n'est pas près, sans doute, d'enten­dre « le prochain garde des sceaux », c'est-à-dire l'actuel, M. Chalandon, monter à la tribune de l'Assemblée pour dire, comme le souhaite le père Bruckberger : « J'ai le grand honneur de présenter à cette assemblée une loi de solidarité nationale envers les victimes de crimes atroces, et qui exprime cette solidarité par la peine de mort ! » Ce livre est « de circonstance » encore par ses premières pages, qui sont une lettre ouverte à Robert Badinter. Mais ces pages, ne serait-ce que par le panache de leur expres­sion, trouveront toujours des lecteurs. Et surtout, elles évo­quent à travers Badinter le socialisme en tant que tel. « Par­ce qu'ils détestent la société, qu'ils la détestent viscéralement, les socialistes devraient être les derniers à se charger d'elle. Les socialistes corrompent nécessairement toute société qui leur tombe entre les mains, parce qu'ils l'accusent *a priori* non seulement d'être corrompue, mais irréformable et cor­ruptrice. » Les socialistes ont des idées. Mais « les idées ne sont pas la réalité, elles se substituent à la réalité ». Le schi­zophrène « caresse indéfiniment » une idée fixe toujours fausse, qui coupe le sujet de la réalité. Ainsi M. Badinter a-t-il une idée de l'homme, et il sacrifie les hommes à l'idée (rousseauiste) qu'il se fait de l'homme. Livre de circonstance il l'est enfin par le tableau que brosse le père Bruckberger d'une France occupée par la pègre qui lui impose un couvre-feu, d'une France où proli­fère là « petite délinquance », d'un monde où s'est installée une « internationale de la terreur » à la faveur de la lâcheté des pays du « monde libre ». Mais ces « circonstances »-là n'ont pas quitté l'actualité, et les arguments solides de Bruck sur le terrorisme sont loin d'avoir encore convaincu les poli­ticiens de la « plate-forme ». Le terrorisme est une forme de guerre, dit-il, et une guerre doit « mobiliser instantanément non des diplomates, mais des soldats ». Mais dans un détournement d'avion, c'est risquer la vie des otages, objec­tera-t-on. Eh oui, répond calmement Bruck, il est plus dan­gereux de vivre en temps de guerre qu'en temps de paix. 40:304 Et le seul moyen d'arrêter le chantage terroriste des prises d'otages effectuées pour obtenir la libération de terroristes emprisonnés, c'est de condamner à mort et d'exécuter les terroristes. « Le gouvernement le plus lâche, le plus enclin à céder au terrorisme, ne peut plus libérer des gens qui ont été condamnés à mort et exécutés. » \*\*\* Fondamentalement, comme toujours, il faut rendre leur sens aux mots. D'abord à celui de *justice.* Face à la « rêverie de justice » d'un Badinter, « une justice sans coercition, une justice sans châtiment », le père Bruckberger donne « la conception de saint Louis ». L'exercice de la justice fait par­tie intégrante de la souveraineté : « endommager la justice, c'est corrompre la souveraineté ». « La justice c'est rendre à chacun son dû. » Elle comprend la *munificence* (récompen­ser le mérite) et la *vengeance* (châtier le crime). Et c'est à une véritable réhabilitation du juste concept de vengeance que se livre le père Bruckberger. « La vengeance s'exerce en infligeant une peine et un châtiment proportionnés au détriment. Et voici le point capital : dans l'exercice de la vengeance, ce qui importe le plus, ce n'est pas la peine infligée, c'est l'état d'âme de celui qui exerce la vengeance. » Si son intention est de faire mal au criminel, elle est évidemment illé­gitime, car elle relève de la haine. « Le vengeur ne doit avoir en vue que le bien général de la société dont il a la charge. (...) Comme la guerre, la vengeance n'est légitime que pour un plus grand bien. » Abolir la peine de mort, c'est affaiblir considéra­blement le bras vengeur de la justice, et donc l'État, et « encore les assises mêmes de la civilisation ». Notre dominicain formule lui-même l'inévitable objection : « *C'est vous, prêtre de Jésus-Christ, ministre par excellence de la miséricorde, qui osez réclamer publiquement le rétablisse­ment de la peine de mort ?* » 41:304 Car en effet, dans l'Évangile, non seulement il n'est jamais question d'une justification de la vengeance, mais bien plus il est commandé le pardon des injures. Le père Bruckberger perce ici à jour une des si nombreuses confusions où nos contemporains se complai­sent. Le chrétien a le devoir de pardonner les injures qui lui sont faites à lui, et « ce pardon l'identifie à celui qui, sur la croix, a pardonné à ses bourreaux ». Mais « rien n'est plus misérable, rien n'est plus injuste, rien n'est plus anti-chrétien que de s'arroger le droit de pardonner les injures qui sont faites aux autres ». En ce qui concerne la peine de mort, le père Bruckberger cite le « code de Noé », qui comporte « la première et plus solennelle justification de la peine capitale, la fondation sacrée du droit et même du devoir pour l'homme de tuer le meurtrier *parce que le meurtrier a profané en sa victime l'image du Dieu vivant* ». La prescription sera reprise dans la loi de Moïse, et Jésus n'a pas aboli la loi. Au contraire il a confirmé le décalo­gue, et si l'époque moderne est une période de régression de la civilisation, c'est parce que l'homme a perdu ce « mode d'em­ploi » de l'homme qu'est le décalogue. De plus, comme l'affirme avec force le père Bruckberger, on n'abolit pas la peine de mort, sinon sur le papier. Et le parallèle qu'il établit avec la sexualité est remarquable. S'il n'est pas solidement encadré par une justice forte, le besoin d'être vengé s'exprimera de façon anarchique, comme on le voit avec les phénomènes d'auto-défense, de même que l'ap­pétit sexuel, s'il n'est pas solidement encadré dans l'institu­tion du mariage, s'exprimera de façon anarchique, comme on le voit également dans les mœurs actuelles. Ainsi la peine de mort, qui canalise une constante *irascible* de l'homme ; et le mariage qui canalise une constante *concupiscible,* sont deux puissants facteurs de civilisation et leur abolition est un retour à la barbarie, à « l'anarchie instinctive de l'anima­lité ». Les abolitionnistes sont comme les Cathares, ceux-ci jetaient la malédiction sur la sexualité et le mariage, ceux-là jettent la malédiction sur la vengeance, « qui est un instinct de l'homme aussi naturel que la sexualité ». 42:304 Le père Bruckberger n'hésite pas à prendre en considéra­tion ce qu'on peut considérer comme le plus élevé des arguments abolitionnistes, tel qu'il a été formulé par Ca­mus : « Sans innocence absolue, il n'est pas de juge su­prême. » Bruck répond simplement que si ce juge suprême existait nous serions tous condamnés à mort, et que, préci­sément, nous sommes tous condamnés à mourir... Ce n'est pas là le problème. La personne humaine est au-dessus de l'État. L'État n'a justement pas à être juge suprême, juge des consciences. La peine de mort ne se justifie que par des raisons relatives, « tenant beaucoup aux circonstances, mais à des circonstances malheureusement impérieuses ». La jus­tice absolue est impossible. L'imaginer, c'est vouloir se met­tre à la place de Dieu. Et là l'utopie devient criminelle. Quand l'homme se met à la place de Dieu ça finit mal : « Les régimes communistes sont les régimes les plus meur­triers de l'histoire, précisément parce qu'ils se prétendent innocents, porteurs de la justice absolue. A cause de la même prétention, ils sont aussi les plus menteurs. » La « justice absolue » sur la terre des hommes est donc une fausse piste. Et le père Bruckberger nous indique, ma­gnifiquement, la voie royale de la sagesse traditionnelle cou­ronnée par le christianisme. A partir du mythe d'Œdipe, il montre comment les Grecs anciens avaient une conception *cosmique* de la justice, opposée à notre conception individua­liste étriquée. Œdipe, parricide et incestueux sans le savoir, serait aujourd'hui acquitté. Mais il a conscience d'avoir gra­vement perturbé l'ordre de l'univers, et il se châtie lui-même pour ses crimes. Car le châtiment est purificateur, il rétablit l'ordre cosmique et réintègre le criminel dans cet ordre. Les Hébreux, poursuit le père Bruckberger, avaient plus que les Grecs encore « le sentiment que chacun d'entre nous est responsable de l'ordre cosmique ». Chacun d'entre nous perturbe cet ordre par son péché. 43:304 Chacun d'entre nous est responsable « de l'ordre cosmique tout entier, aussi bien spi­rituel que matériel, aussi bien invisible que visible », et c'est cela qui fonde sa dignité, une dignité « unique, incompara­ble, proprement divine ». \*\*\* Si le christianisme est venu couronner cette antique doc­trine -- dont le père Bruckberger, observateur des sciences nous montre qu'elle est corroborée par les découvertes bio­logiques et écologiques --, c'est que notre religion l'a élevée au plan spécifiquement surnaturel en appelant « cette solida­rité universelle, où chacun est responsable de tous et de l'équilibre même de la création, la communion des saints ». C'est seulement à ce niveau-là, celui de la « restauration du pacte originel de Dieu avec l'univers », que la peine de mort peut prendre son sens profond, « son sens mystique de réconciliation du criminel lui-même avec la victime ». Et c'est par le châtiment que le criminel recouvre sa dignité, ayant la possibilité ultime d'assumer la responsabilité de ses actes. « Si le condamné sait saisir sa chance, quels qu'aient été ses crimes passés, il est investi soudain d'une irréfutable souveraineté. C'est une autre justice, une Justice de l'autre monde qui entre en ce monde, le traverse, et emporte sa proie comme sur un char de feu. N'enlevez pas aux grands criminels cette chance suprême de nous échapper, de monter sur le char de feu, d'être emportés par lui. » Et le père Bruckberger ajoute : « Cela aussi, j'en parle, parce que je l'ai vu. » On regrettera sans doute qu'il ne nous donne pas d'exemples concrets de ce qu'il a vu. On sait que, de Gilles de Rais à Jacques Fesch, pour donner un exemple célèbre et le dernier exemple français connu ([^5]), un grand nombre de criminels -- grâce à la peine de mort acceptée, assumée -- sont montés « sur le char de feu ». 44:304 Ce sont là autant de preuves de la vérité de la doctrine de la solidarité universelle, du châtiment qui rétablit l'ordre cos­mique, l'accord du criminel avec lui-même et avec l'univers, et lui permet par sa mort d'accéder à la sainteté. Mais si notre confesseur dominicain ne s'étend pas sur ce qu'il a vu, c'est qu'il juge préférable, dans les dernières pages de ce livre, qui sont un sommet de son œuvre, d'évo­quer le premier de ces criminels, l'exemple type qui nous a été donné par Dieu lui-même, celui du « bon larron ». Face au mauvais larron, qui ne cherche qu'à sauver sa peau et dont Bruck fait le « patron des abolitionnistes », il y a le bon larron. Celui-ci « sait qu'il a gâché sa vie, il n'a pas l'intention de gâcher sa mort ». Et là, sur le gibet, « il se hausse tout d'un coup plus haut qu'Œdipe-roi, beaucoup plus haut ». Le jugement qui le condamne, il le trouve équi­table. Mais, discernant « à travers son propre malheur le Juste et l'Injuste », il dit de Jésus que lui « n'a rien fait de mal ». « C'est là qu'il est subitement devenu chrétien : il a eu pitié de Dieu, de l'innocence divine suppliciée qu'il a eu la grâce de reconnaître. » Et alors surgit l'espérance, et le salut. Ce criminel, rejeté par la cité des hommes, est le « seul et unique saint canonisé par Jésus-Christ ». Contrai­rement à son compagnon, il n'a pas demandé de miracle, et c'est en restant « cloué sur la promesse de son Seigneur » qu'il obtient le miracle des miracles, l'évasion vers le haut, dans l'éternité bienheureuse. Les dernières pages achèvent de donner au plaidoyer du père Bruckberger un poids spirituel d'une densité exception­nelle (au moins pour un tel sujet) et orientent le lecteur *in fine* vers la Croix et l'adoration. Ce n'est pas son moindre mérite. Yves Daoudal. 45:304 ### Rendre heureux vos enfants par la Rde Mère Anne-Marie Simoulin *Adressée* « *aux parents de nos élèves* » *par la Supérieure de l'école des Dominicaines de* *Fanjeaux, cette instruction annuelle n'est évidemment pas un traité méthodique et complet de l'ensei­gnement. La Rde Mère Anne-Marie Simoulin a bien voulu en autoriser la publication à la condition que cette précision soit donnée. Mais justement : mieux qu'un traité, c'est une proclamation. Fulgurante. -- J. M.* 46:304 A vous tous ici présents, comme aux absents, au nom de toute la maison, de Monsieur l'Aumônier, de la Com­munauté, des professeurs, je souhaite une heureuse et sainte année. Que 1986 soit une année de grâces pour chacun d'entre nous et chacun de vos foyers. Et je vous remercie, vous qui êtes ici aujourd'hui, d'être venus vous réjouir avec vos enfants et avec nous, en ce jour de fête de notre école. Je prie les anciens de me pardonner de leur imposer une fois encore d'entendre ce qu'ils savent déjà -- et qu'ils ont accepté en principe -- puisqu'ils maintiennent leurs enfants dans notre école. A tous cependant, anciens et nouveaux, je demande de prêter une oreille et un cœur attentifs car il faut -- pour le bien même de vos enfants et pour leur bonheur véritable -- ou que vous acceptiez totalement nos principes d'enseignement et d'éducation et que vous collaboriez étroi­tement avec nous, non seulement en esprit et en intention, mais que les principes, une fois acceptés, informent toute la vie, la vôtre et celle de vos enfants ; ou que vous ayez l'honnêteté de les retirer de notre école si vous n'êtes pas d'accord avec nos principes et nos méthodes. Pouvons-nous exiger des enfants ce que nous n'exigeons pas de nous-mêmes ? Non, c'est la première loi de l'éducation. Ne fai­sons pas de nos enfants des hypocrites ou des sceptiques parce qu'il y aurait ce qui est autorisé à la maison et qui est interdit à l'école. Il ne peut et il ne doit pas y avoir deux parts dans notre vie et dans celle de vos enfants. Le mal demeure le mal partout, le bien demeure le bien partout, il n'y a pas de relatif dans ce domaine. Une fois de plus et volontairement je me situerai dans la ligne de fidélité à la tradition et, à la suite de saint Paul, je vous demande : « Qu'avons-nous que nous n'ayons reçu ? » Si saint Paul faisait allusion aux dons de la grâce, nous pouvons poser la même question lorsqu'il s'agit des qualités naturelles, de la culture, de la pensée, de l'art, de la civilisa­tion... En tout, nous sommes héritiers et débiteurs et nous devons rendre compte à Dieu d'abord, aux autres ensuite : à vous parents, aux enfants, de l'usage que nous faisons de l'héritage reçu -- (et de quel héritage !). 47:304 Nous devons sou­vent -- vous et nous -- méditer la parabole des Talents afin de nous interroger sur l'utilisation que nous faisons du dépôt transmis par nos ancêtres. Dans un monde qui se veut et se proclame en mutation permanente, dans un monde qui renie tout ou qui remet tout en question, dans un monde où le doute et le scepticisme sont le caractère de marque, ou plutôt la marque d'absence de caractère, dans ce monde où même prêtres, religieux et religieuses sont à la recherche de leur identité, nous proclamons avec fierté que nous sommes des héritiers, que nous sommes fières de l'héri­tage reçu, et que nous sommes sûres de la Vérité transmise. Que devons-nous faire de ce patrimoine ? L'enfouir et le cacher jusqu'à ce qu'il refleurisse spontanément, comme le troisième dépositaire de la parabole des Talents ? Non certes. Mais avec la grâce de Dieu, et avec votre aide, le faire fruc­tifier, multiplier les talents reçus et les dépositaires de cet héritage car nous ne devons pas le garder égoïstement pour nous. Il faut que la chrétienté se refasse, il faut que la France revive et nous sommes convaincues avec d'autres que ce redressement ne se fera que par l'école et dès l'école. Quand nous affirmons que nous sommes des héritiers nous reconnaissons par le fait même que nous avons un passé, que nous sommes enracinées dans un passé, et que loin de vouloir faire table rase de ce passé, nous voulons le connaî­tre et le faire connaître et l'honorer, sans attachement puéril ni servile, et que nous voulons transmettre à vos enfants inviolé et inchangé le patrimoine reçu, dans ce qu'il a d'im­périssable et d'éternel. Qu'est-ce à dire ? En quoi notre école s'enracine-t-elle dans le passé et se différencie-t-elle de beau­coup d'autres écoles ? Comme vous le savez, et le voyez, notre école est dirigée et tenue par des Religieuses Dominicaines enseignantes aidées de laïques, qui ont accepté généreusement de collaborer à notre œuvre d'enseignement et d'éducation. 48:304 Notre première fidélité est donc celle qu'exige notre vocation dominicaine contempler et communiquer la Vérité aux âmes, aux âmes d'enfants en particulier. A la suite de saint Dominique, de saint Thomas d'Aquin, de sainte Catherine de Sienne nous voulons mettre les âmes de vos enfants dans la Vérité, les établir dans le vrai, leur donner le goût et la passion de la Vérité comme nous l'ont appris nos grands maîtres : le Père Calmel d'abord, le Père de Chivré ensuite. La plus grande charité que nous ayons à faire à vos enfants et au monde dans lequel nous vivons, c'est de leur faire rencon­trer le vrai et de les y faire adhérer pleinement. Toute notre vie, comme la vôtre et celle de vos enfants, doit être une marche vers la Vérité éternelle qui n'est autre que Dieu. Nous voulons donc, je me répète volontairement, apprendre à vos enfants à aimer le vrai et leur faire comprendre que seule la Vérité libère et rend plus proche de Dieu et que leur bonheur véritable se trouve dans cette rencontre. Voilà pourquoi nous sommes farouchement et exclusi­vement attachées à la foi catholique, à la messe catholique dite de saint Pie V parce que « seule vraie messe -- seul vrai Sacrifice -- quoique sous forme sacramentelle (mais nous savons qu'un sacrement est un signe efficace et non une représentation vaine), donc seul vrai Sacrifice qui repré­sente et contient le Sacrifice de la Croix par le seul ministère du prêtre qui, seul, a le pouvoir de consacrer. Aussi refu­sons-nous les attitudes et les paroles qui ravalent le prêtre au rang de laïc ou qui prétendent élever les laïques au rang du prêtre » ([^6]), et exigeons-nous de nous-mêmes et de nos enfants le respect dû aux prêtres. La messe étant l'acte suprême de la religion nous voulons une participation reli­gieuse, la meilleure étame souvent le silence et c'est la raison pour laquelle nous réprouvons aussi toute musique autre que le grégorien -- qui par sa beauté, sa noblesse et son sens du sacré ouvre les âmes à Dieu -- ou la musique polyphonique sacrée, et nous maintenons l'agenouillement pour la réception de la communion sur les lèvres parce que nous croyons à la Présence Réelle. 49:304 Par ailleurs, si nous tenons au latin dans la liturgie et si nous refusons le fran­çais dans le Saint Sacrifice de la messe c'est parce que nous savons que « Notre-Seigneur n'a pas fondé d'Église natio­nale mais une Église unique, l'Église catholique ». C'est la raison, en plus de toutes les autres raisons pour laquelle nous voulons l'usage d'une langue immuable, et universelle, dans les formules des sacrements, dans les formules des définitions dogmatiques, or « l'antique et noble langue latine est un instrument de communication qui soustrait aux varia­tions et aux vicissitudes ». Évidemment pour expliquer et instruire vos enfants nous utilisons la langue française... Pour expliquer les formules immuables de la Consécration et du Canon, nous nous exprimons en français dans une lan­gue variable et si nous conseillons à nos élèves l'usage d'un missel latin-français dès le cours moyen, pour qu'elles puis­sent mieux suivre la messe, nous donnons un missel uni­quement français aux enfants du cours préparatoire et du cours élémentaire car nous ne sommes pas aussi figées qu'on veut bien le faire croire. A propos du catéchisme nous nous refusons à utiliser et à enseigner un catéchisme « non seu­lement tronqué mais hérétique souvent par ses silences, par­fois par ses affirmations, toujours par son esprit ». Nous nous en tenons donc au seul catéchisme de saint Pie X mal­gré la difficulté de certaines formulations, parce qu'il corres­pond tout à fait à la vérité et au développement de la vie de l'esprit et nous prétendons l'enseigner de manière vivante. L'enseignement lui-même que nous voulons donner à vos enfants n'est autre qu'une communication de Vérité : Nous voulons leur donner une formation intellectuelle aussi vaste et aussi exacte que possible, car nous croyons à la cul­ture, à la formation de l'esprit, mais à condition que cette culture, loin d'être la seule réponse à une curiosité de l'esprit -- même légitime -- soit illuminée par la Vérité, baigne dans la Charité et soit communiquée en Beauté. 50:304 Nous vou­drions communiquer à vos enfants l'amour du Vrai, le culte du Beau et la passion du Bien sous toutes leurs formes. Nous cherchons à les éduquer dans un cadre porteur de beauté autant que possible, car la beauté des lieux, dans leur simplicité même, (et le cadre de Fanjeaux est sur tous les points merveilleusement adapté à la finalité de notre œuvre) est un cadre éducatif. Nous ne nous lassons pas de chercher à embellir notre maison et surtout notre chapelle afin que -- dans sa pauvreté -- et par sa beauté même, elle porte les âmes à la prière. Et nous voudrions que tout corresponde à ces exigences, aussi bien dans la tenue extérieure de vos filles, dans leur manière de se vêtir, dans leur langage, dans leur correspon­dance, car nos exigences dans ce domaine procèdent du même esprit et nous souhaitons un accord général des pa­rents avec nous sur ce point par respect pour la féminité et l'honneur de vos filles que nous défendons. Or il y a trop de laisser-aller, trop de vulgarité, trop de grossièreté ou au contraire trop de recherche et trop de coquetterie dans l'ha­billement et dans les manières de la majorité de vos enfants. La politesse et la délicatesse passent pour hypocrisie dans ce monde de barbarie et de brutalité... La simplicité n'est plus à l'honneur. La trivialité, l'absence de goût, l'indécence sont à la mode, aidez-nous à les combattre et ne vous faites jamais complices de vos enfants en cédant à leurs caprices, de peur de passer pour « vieux jeu ». Vos enfants ne vous en estimeront que davantage, plus tard du moins... Cet amour du Bien, du Vrai, du Beau doit se prolonger dans les conversations de vos enfants, dans leur langage, dans leur tenue, même dans le train, dans le choix de leurs amies, dans le choix de leurs distractions, dans leurs jeux, quand elles jouent, car trop d'entre elles ne savent plus jouer, dans leur correspondance... 51:304 Or il y a souvent de quoi rougir dans ce qui nous tombe sous la main ou frappe nos oreilles. A ce propos je voudrais aussi attirer votre attention sur la néces­sité et même le devoir d'avertir et de prémunir vos enfants contre les dangers d'agression de toutes sortes qui les mena­cent et je me contenterai de vous lire l'avertissement lancé par Monsieur Madiran dans le journal *Présent* du vendredi 13 septembre 1985 : « Avertir et prémunir vos enfants : nous parlons là de choses qui heurtent la sensibilité honnête. Mais il le fallait : le péril est là. Vos garçons et vos filles sont menacés. Les prévenir devient indispensable. A vous, parents, de le faire dans la mesure et de la manière que vous jugerez la meilleure dans chaque cas, avec la délicatesse que vous saurez y mettre et l'assistance des grâces d'état qui sont les vôtres. L'adolescence, l'enfance même sont exposées à un risque moral et un risque physique qui grandit chaque jour : par l'agression violente ou sournoise, le chantage et la prostitution forcée, la séduction et le viol, le racket et la drogue à la sortie des collèges quand ce n'est pas à l'inté­rieur. Informez-vous, concertez-vous, et regardez les choses en face, telles qu'elles sont. » Si nous refusons l'éducation sexuelle à l'école, ce n'est ni par peur ni par lâcheté, et nous sommes toutes capables d'appeler les choses par leur nom mais c'est par respect pour vous, parce que c'est à vous parents qu'il appartient d'ouvrir vos enfants progressivement à ce domaine sacré de la vie, lorsque l'heure est venue pour votre enfant, et de le faire avec la « délicatesse » et « les grâces d'état qui sont les vôtres » comme le dit excellem­ment Monsieur Jean Madiran. Ne vous dérobez pas. L'heure est grave. Vos enfants sont exposés à de grands dangers. Nous voudrions aussi apprendre à vos filles la gratuité, dans les services (spontanés ?), dans la culture (désintéres­sée ?)... Or nous avons à lutter continuellement contre l'égoïsme, contre l'arrivisme de la majorité d'entre elles, nous vous demandons à vous, parents, de ne pas attacher autant de prix aux notes et au résultat mais davantage à l'effort consenti par vos enfants pour se donner et pour se cultiver... Je sais que les temps sont durs, que vos sacrifices méritent le succès de vos enfants, mais ne déplaçons jamais l'essentiel. 52:304 Comme vous le voyez notre apostolat lui-même, notre mission apostolique auprès des enfants en particulier consiste dans la transmission des vérités du salut et pas seulement dans le « témoignage de l'exemple » comme c'est de mode depuis Vatican II. Il importe certes que nous donnions l'exemple et que nous témoignions par toute notre vie de ce que nous croyons et enseignons, mais notre premier témoi­gnage c'est de transmettre inchangées et inviolées les vérités du salut. Évidemment cela fait opposition au monde, entraîne l'incompréhension, la contradiction et parfois la persécution, mais nous n'avons pas la sottise de croire que nous pouvons convertir le monde, aussi refusons-nous le principe même des « adaptations indéfinies, des complicités répugnantes ou sacrilèges » sous prétexte que si nous savons nous y prendre nous gagnerons tout le monde et nous demandons à Dieu de nous garder de savoir nous y prendre. « Nos refus sont la conséquence de notre fidélité car ils sont simplement l'autre aspect de notre humble adhé­sion aux vérités chrétiennes de toujours », qu'il s'agisse de la foi ou de la morale ; céder ne serait pas une conces­sion sans importance, ce serait un grand péché ; car céder impliquerait une trahison des vérités de la foi, de la morale et des sacrements. Et toutes ici, enseignantes religieuses comme laïques, du moins je l'espère, nous sommes en me­sure de répondre de nos refus et de notre fidélité, de notre attitude de refus à l'égard de ce que nous tenons pour une religion nouvelle, de notre attitude de fidélité à l'égard de la seule religion. En tout, notre critère c'est la conformité à la foi catholique, à la morale chrétienne. Nous prétendons en outre être capables, avec la grâce de Dieu, de fidélité vivante à la tradition mais de façon à ne pas canoniser les routines ni transformer les routines en tradition, ce qui serait du fixisme niais et de l'immobilisme stupide. 53:304 Évidemment un des moyens privilégiés mis à notre dis­position pour la formation de l'esprit et du cœur de vos enfants, c'est la lecture des auteurs sacrés et profanes. Par la lecture des auteurs nous voulons même « rejeter cette tenta­tion de l'ambiguïté de l'amour et arracher de l'esprit de vos enfants cette illusion que l'amour se purifie et s'immortalise en dehors du sacrement de mariage et de la croix », au niveau même de l'élan vital. Après avoir pris contact avec les auteurs anciens et les auteurs contemporains, nous vou­lons permettre à vos filles de se bâtir et de se fortifier et de porter leur pierre à l'édification d'un ordre temporel chré­tien, dans leur cité, dans leur patrie d'abord. La lecture des auteurs, dans nos maisons du moins, fait partie d'un ensem­ble où sont unis indissociablement le contact avec les sources liturgiques et les préoccupations domestiques. A l'aide et à la lumière de la lecture des auteurs anciens ou contempo­rains, nous essayons de tirer de notre monde moderne avili et pour notre monde moderne avili la décence et l'honneur... Nous essayons d'enseigner de manière constructive et enga­gée, mais je ne m'attarderai pas davantage aujourd'hui sur l'enseignement lui-même, ayant déjà eu l'occasion de le faire et ne voulant pas prolonger indéfiniment cette causerie. J'ajouterai seulement pour terminer qu'avec ces exigences nous voulons et prétendons rendre vos enfants heureux parce que nous savons d'expérience que ce n'est ni le confort, ni l'argent, ni les plaisirs qui rendent un enfant heureux mais l'amour véritable, la lumière et la chaleur d'un cœur qui cherche le bien véritable de l'enfant. Cette œuvre passion­nante qui est la nôtre se fait dans la foi, baigne dans la charité et exige beaucoup de temps, beaucoup de forces, beaucoup de patience et de larmes parfois et requiert la vertu d'espérance à haute dose, surtout à notre époque où tant d'influences contradictoires sollicitent le cœur de vos enfants mais nous savons que c'est « un peu d'éternité » que nous faisons descendre sur elles et nous savons, du moins nous l'espérons, que nous pouvons compter sur vous. 54:304 Aidez-nous à ne pas donner raison à vos filles quand elles ont tort, aidez-nous à les conduire sans défaillance, sans complicité, sans faiblesse mais avec une fermeté iné­branlable et une patience inlassable sur le chemin où le Sei­gneur vous convie et où vous-mêmes les avez introduites celui de l'héroïsme et de la sainteté. Rde Mère Anne-Marie Simoulin. 55:304 ### Notes sur les sacrements par Jean Crété LES SACREMENTS se distinguent des autres cérémonies sacrées par deux particularités : 1° ils ont été institués par Notre-Seigneur lui-même, et non par l'Église ; 2° ils produisent la grâce par leur opération propre (*ex opere operato*)*,* à condition que le sujet qui les reçoit n'y mette pas obstacle. Un adulte ou un enfant ayant l'usage de la raison ne peut recevoir un sacrement que « *sciens et volens et bene dispositus* » (le sachant, le voulant, et bien disposé). Les deux premières conditions sont nécessaires à la validité même du sacrement. La troisième est requise pour l'effet fructueux du sacrement. Un sacrement est un signe sensible institué par Notre-Seigneur pour produire la grâce. C'est un signe *sensible,* qui tombe sous les sens, car l'homme est composé d'une âme et d'un corps, et ce signe sensible produit ses effets dans l'âme, et parfois aussi dans le corps. 56:304 Pour tout sacrement, il y a un *ministre :* celui qui donne le sacrement ; un *sujet,* qui reçoit le sacrement et doit le recevoir avec les dispositions requises ; une *matière :* le signe sensible ; et une *forme :* les paroles qui accompagnent le signe sensible et en précisent la signification et l'efficacité. Il y a sept sacrements, ni plus, ni moins : le baptême, la confirmation, l'eucharistie, la pénitence, l'extrême-onction, l'ordre et le mariage. Un même homme n'est pas ordinairement appelé à rece­voir les sept sacrements ; la femme est inapte au sacrement de l'ordre ; dans l'Église latine, l'ordre et le mariage sont incompatibles. Toutefois, un veuf peut recevoir le sacrement de l'ordre. L'extrême-onction est réservée aux malades en danger de mort ; si néanmoins le malade guérit, il peut recevoir d'autres sacrements. Les sept sacrements ne peuvent donc avoir été tous reçus que par un prêtre, ordonné après veuvage et ayant reçu l'extrême-onction. #### I. -- Le baptême « Nul, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit, ne peut entrer dans le royaume des cieux » (Jean, III, 3). Ces paroles de Jésus à Nicodème manifestent clairement la nécessité du baptême pour le salut. Et, sur le point de remonter au ciel, Jésus institue formellement le baptême en disant à ses apôtres : « Allant donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (Matthieu, XXVIII, 19). Et les Actes des Apôtres nous montrent les apôtres et aussi les diacres baptisant les nou­veaux convertis, juifs ou païens. Le mot grec *baptisma* signifie *ablution ;* les paroles de Jésus à Nicodème précisent qu'il s'agit d'une ablution d'eau. L'ablution d'eau est donc la *matière* du sacrement de bap­tême. 57:304 Les paroles de Jésus : « les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » nous indiquent la forme du sacrement de baptême ; elle s'est concrétisée de deux ma­nières : en Orient, on emploie la formule passive : « Le ser­viteur de Dieu N. est baptisé au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. » Dans l'Église latine, on em­ploie la formule active : « N., je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » L'ablution d'eau peut se réa­liser de trois manières : 1° par immersion totale ou partielle du sujet dans un bassin d'eau ; c'était la pratique antique et c'est encore la pratique en Orient ; 2° par infusion d'eau sur le front ou sur une autre partie du corps : c'est l'usage de l'Église latine ; 3° par aspersion : c'est l'usage dans beaucoup de sectes protestantes ; mais il faut, pour qu'il y ait baptême, que l'eau coule sur la peau. Comme c'est difficilement vérifiable, l'Église interdit le baptême par aspersion, et on rebaptise sous condition les protestants qui se convertissent. Malgré cette précaution, il faut maintenir fermement que le baptême conféré par un non-catholique est valide si le ministre a l'in­tention au moins implicite de conférer le sacrement. Si un médecin incrédule baptise un enfant en danger, simplement parce qu'il sait que c'est le désir des parents, le baptême est valide. Le ministre ordinaire du baptême est le prêtre ; un dia­cre peut, avec permission, baptiser, avec toutes les cérémo­nies. En cas de nécessité, toute personne peut et doit bapti­ser. Il y a nécessité dans deux cas : 1° si l'enfant (ou l'adulte qui désire le baptême) se trouve en danger de mort ; 2° si aucun prêtre n'est disponible avant un délai qui excède huit jours ; car l'Église fait une obligation de conscience aux parents de faire baptiser leurs enfants dans les huit jours, ou même plus tôt, si l'enfant est fragile ou malade. Dans ce cas, on pratique l'*ondoiement* qui est le sacrement de bap­tême réduit à l'essentiel : la personne qui baptise verse de l'eau naturelle sur le front de l'enfant (ou sur une autre par­tie de son corps en cas d'urgence) en disant : « N., je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » 58:304 Sauf en cas d'extrême urgence, on doit imposer un prénom qu'on reprendra ensuite lors du supplément de cérémonies. Si on le peut, on prendra un parrain ou une marraine, qui doit toucher physiquement l'enfant au moment de l'ondoiement et il l'assistera ensuite lors du supplément de cérémonies. Un prêtre appelé à baptiser un enfant qu'on ne peut transporter à l'église, mais qui n'est pas à l'agonie, doit accomplir à domicile la cérémonie complète du baptême. De la part d'un prêtre, l'ondoiement n'est licite que si le sujet est en péril prochain de mort. Un curé ne peut pas refuser de baptiser un enfant, si les parents le demandent ; en cas de refus, les parents s'adresseront à un autre prêtre qui est tenu en charité de le baptiser. En dehors du danger de mort, on ne peut pas baptiser un enfant contre le gré de ses parents ; mais « partage emporte consentement » : en cas de désaccord entre les parents, il suffit qu'un des deux demande ou accepte le baptême de l'enfant. Le baptême a pour premier effet d'effacer le péché ori­ginel et d'imprimer dans l'âme un caractère ineffaçable ; cet effet est produit même chez un adulte qui n'aurait pas les dispositions requises mais aurait tout de même l'intention de recevoir le sacrement. Le second effet est d'infuser dans l'âme la grâce sanctifiante, les vertus et les dons du Saint-Esprit. Pour cet effet, il est nécessaire aux adultes et aux grands enfants d'avoir l'attrition, c'est-à-dire la contrition au moins imparfaite de leurs péchés actuels, lesquels se trouvent ainsi entièrement remis par le baptême. Le baptisé est in­corporé à l'Église et apte à recevoir les autres sacrements. L'Église entoure le baptême de cérémonies qui en souli­gnent l'importance. Bien que toute eau naturelle soit matière suffisante du sacrement, l'Église demande qu'on se serve normalement d'une eau baptismale bénie solennellement au cours de la vigile pascale. Le candidat au baptême doit avoir un parrain ou une marraine ; la coutume en France est de prendre les deux. Le parrain et la marraine doivent être eux-mêmes baptisés, capables d'accomplir leur fonction et, normalement, âgés d'au moins treize ans accomplis. 59:304 Pour un enfant, ce sont le parrain et la marraine qui répondent aux questions, mais il est bon que les parents y répondent aussi, en même temps. Un adulte ou un grand enfant doit répondre lui-même ; les parrain et marraine peuvent répondre avec lui, mais ce n'est pas une obligation. La première partie de la cérémonie doit en principe se dérouler dehors, devant la porte de l'église ; pratiquement, pour ne pas exposer l'enfant et les assistants aux intempé­ries, on l'accomplit à la porte de l'église, mais à l'intérieur. Le prêtre, revêtu du surplis et de l'étole violette, demande d'abord : « N., que demandez-vous à l'Église de Dieu ? » -- Réponse : « la foi » -- « Que vous procure la foi ? » -- « la vie éternelle ». Le prêtre, après avoir rappelé le commande­ment de la charité, pratique un premier exorcisme, puis il marque l'enfant du signe de la croix et lui impose la main, avec toute une série d'oraisons ; il lui impose ensuite sur la langue un grain de sel exorcisé. Puis il pratique deux exorcismes et marque de nouveau l'enfant du signe de la croix et lui impose la main. Il l'introduit alors dans l'église, avec tous les assistants, jusqu'à l'entrée du baptistère ; on récite à ce moment le *Je crois en Dieu* et le *Notre Père.* Le prêtre pratique encore un exorcisme, touche les oreilles de l'enfant avec sa salive en disant : « *Ephpheta* » (Ouvre-toi). Puis il demande au candidat au baptême une triple renonciation au démon, à ses pompes et à ses œuvres. Réponse : « *J'y renonce.* » Le prêtre marque alors la poitrine et les épaules de l'enfant d'un signe de croix avec l'huile des catéchu­mènes, et demande une triple profession de foi aux princi­paux dogmes. Réponse : « *J'y crois.* » Il ajoute : « *N., voulez-vous être baptisé ?* » Réponse : « *Je le veux.* » Le prê­tre prend alors l'étole blanche. On place l'enfant au-dessus du baptistère, et le prêtre lui verse l'eau sur la tête trois fois en signe de croix, en disant : « *N., Ego te baptizo in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti.* » Les parrain et marraine doivent toucher l'enfant physiquement au moment de l'ablu­tion et ils contractent avec lui une parenté spirituelle. 60:304 Après avoir essuyé le front de l'enfant, le prêtre le mar­que du saint chrême ; puis il lui dit : *Pax tibi,* lui impose un vêtement blanc, puis lui remet un cierge allumé, en lui sou­haitant de garder intacte la grâce qu'il vient de recevoir. Il termine en disant : « *N., allez en paix et que le Seigneur soit avec vous.* » C'est une pieuse coutume de consacrer alors le nouveau baptisé à la Sainte Vierge. Le prêtre dresse l'acte de baptême sur les deux registres de catholicité ; cet acte doit mentionner les prénoms et le nom de famille de l'enfant, les dates de naissance et de bap­tême, les noms et prénoms des parents, parrain et mar­raine : ces derniers, seuls, signent l'acte avec le prêtre. L'acte de baptême comporte une marge dans laquelle on mention­nera plus tard les lieux et dates de confirmation et de mariage, ainsi que le nom du conjoint. Le baptême d'un adulte ou grand enfant est normale­ment suivi d'une messe au cours de laquelle le nouveau bap­tisé fait sa première communion. Les parrain et marraine doivent veiller à l'éducation chrétienne de leur filleul ; mais leur rôle est subordonné à celui des parents : c'est donc aux parents qu'il appartient en tout premier lieu de donner à leurs enfants une éducation chrétienne. Le martyre produit les effets du baptême. L'acte de charité, avec désir du baptême, également. Mais le sujet, s'il survit, reste tenu à recevoir le sacrement. #### II. -- La confirmation Plusieurs passages des Actes des Apôtres nous décrivent les apôtres imposant les mains aux nouveaux baptisés et leur donnant ainsi le Saint-Esprit. Nous n'en citerons qu'un : le diacre Philippe ayant baptisé un grand nombre de Samari­tains, « les apôtres qui étaient à Jérusalem ayant appris que la Samarie avait reçu la parole de Dieu, y envoyèrent Pierre et Jean, qui y allèrent, prièrent pour eux afin qu'ils reçussent l'Esprit Saint... 61:304 Alors ils leur imposaient les mains et ils recevaient le Saint-Esprit. » (Actes, VIII, 1417.) Nous voyons par là que, si un diacre peut baptiser, en revanche les apôtres et leurs successeurs les évêques sont les ministres ordinaires du sacrement qui confère le Saint-Esprit : la confirmation. Deux pratiques très différentes se sont établies en Orient et en Occident : en Orient, la confirmation suit immédiate­ment le baptême ; le prêtre qui a baptisé un enfant ou un adulte peut et doit le confirmer aussitôt. Il faut donc dire que les prêtres orientaux ont une délégation implicite du pouvoir de confirmer. Dans l'Église latine, la confirmation est restée le privilège de l'évêque. Les cas de délégation, longtemps très rares, se sont multipliés à l'époque moderne. Le code de droit canon de 1917 donnait le pouvoir de confirmer aux cardinaux-prêtres qui n'étaient pas évêques ([^7]) et, dans la limite de leur juridiction seulement, aux vicaires et préfets apostoliques et aux prélats et abbés *nullius.* Depuis le concile, le pouvoir de délégation est pratiquement sans limites. Parmi les délégations antérieures au concile, retenons celle-ci dont on peut user en toute sûreté de conscience : un curé ou un aumônier ou tout autre prêtre ayant charge d'âmes peut et doit confirmer les enfants et adultes en dan­ger de mort. En outre un curé, ou son délégué, qui doit bénir un mariage, peut confirmer les futurs époux qui ne le seraient pas. On a vu que le rite primitif de la confirmation était l'imposition des mains accompagnée d'une prière dont le texte ne nous est pas précisé. Mais dès le II^e^ siècle, tant en Orient qu'en Occident, apparaît un nouveau rite : l'onction du saint chrême. Le concile de Trente et plusieurs conciles antérieurs ont défini que l'onction du saint chrême était la matière du sacrement de confirmation. Disons un mot des saintes huiles : il y en a trois : le saint chrême (mélange d'huile et de baume), l'huile des catéchumènes et l'huile des malades. Ces saintes huiles doivent être consacrées par l'évêque, normalement le jeudi saint. 62:304 La forme du sacrement de confirmation est tout à fait différente en Orient et en Occident. En Orient, depuis au moins le IX^e^ siècle, on emploie une formule très forte dans sa concision : *Sphraghis dôreas pneumatos haghiou* : « le sceau (ou l'empreinte) du don du Saint-Esprit », c'est-à-dire le caractère indélébile imprimé dans l'âme du confirmé : ce caractère est le premier effet du sacrement, et il est produit même si le sujet est en état de péché mortel. Si le sujet est en état de grâce ou s'il retrouve cet état de grâce après avoir reçu la confirmation, il reçoit un accroissement de la grâce habituelle et des dons du Saint-Esprit, déjà reçus au baptême. Le confirmé devient chrétien adulte, soldat de Dieu et de l'Église. La formule latine, qu'on trouvera un peu plus bas, ne s'est fixée définitivement qu'au XII^e^ siècle. En Espagne, on confirme les petits enfants à l'âge de deux ou trois ans, sur les bras de leur mère. Dans le reste de l'Église latine, l'âge de la confirmation est souvent beau­coup trop tardif. Le code de droit canon de 1917 prescrit de confirmer les enfants dès qu'ils ont l'usage de la raison. La règle est la même que pour la première communion. Les parents auront à cœur de faire confirmer leurs enfants le plus tôt possible et de les préparer soigneusement à ce sacrement. La confirmation doit normalement être préparée par une retraite de deux ou trois jours. Les confirmands doivent avoir la possibilité de communier à une messe célé­brée avant ou après la confirmation. La confirmation commence par le chant du *Veni Crea­tor,* ou au moins de sa première strophe. Puis l'évêque, revêtu du rochet, de l'amict, de l'étole et de la chape blan­ches et coiffé de la mitre, se tourne vers les confirmands et, étendant les mains sur eux, implore pour eux les sept dons du Saint-Esprit : sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte de Dieu. Puis l'évêque s'assoit, le dos tourné à l'autel ; deux prêtres prennent place à ses côtés ; le prêtre assis à sa droite tient le récipient du saint chrême. Les confirmands se présentent un par un devant l'évêque, tenant entre leurs mains jointes un papier portant leur prénom. Le parrain ou la marraine se tient à gauche du confirmand, la main posée sur son épaule droite. Le prêtre qui se trouve à gauche de l'évêque prend le papier et présente le confirmand à l'évêque, par exemple : *Petrus*. 63:304 L'évêque fait le signe de croix avec le saint chrême sur le front du confirmand, en disant : « *Petre, signo te signo crucis et confirmo te chris­mate salutis in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti* » (Pierre, je te signe du signe de la croix, et je te confirme avec le chrême du salut au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit). En disant ces derniers mots, l'évêque fait trois signes de croix avec la main sur le confirmé, sans le tou­cher ; un prêtre délégué ne fait qu'un seul signe de croix. Les prêtres assistants répondent : *Amen*, et il est bon que le confirmé et son parrain répondent avec eux. Puis le confirmé se relève, passe devant deux prêtres qui lui essuient le front, le premier avec de l'ouate, le second avec un linge, et retourne à sa place où, à genoux, il prie dans l'intime de son cœur à ce moment unique dans sa vie. Après avoir confirmé chaque sujet, l'évêque lui touche légèrement la joue gauche de la main droite en disant : *Pax tecum* (que la paix soit avec vous) ; ces mots déterminent le sens du geste, qui n'est pas une gifle, mais une marque d'affection. A la fin du défilé, on chante : *Confirma hoc, Deus*... Puis l'évêque, après s'être purifié les doigts, se lève, chante une longue oraison sur les confirmés, leur donne sa bénédiction et les invite à réciter avec lui le *Credo*, le *Pater* et l'*Ave*. Tous les assistants peuvent les réciter en même temps. Sans être absolument nécessaire au salut, la confirmation confère aux chrétiens une dignité supérieure et leur donne des grâces très précieuses pour leur vie chrétienne et leur apostolat auprès des autres, fidèles et infidèles. Si Pie XII a donné la délégation à de simples prêtres de confirmer les adultes ou enfants en danger de mort, c'est que le caractère de confirmés leur procure une gloire plus grande au ciel. La confirmation doit être mentionnée au plus tôt, avec indication du lieu et de la date, en marge de l'acte de baptême. (*A suivre*.) Jean Crété. 64:304 ### Le memento des défunts par Dom Édouard Guillou m.b. LA TRADITION est par elle-même une obéissance, et la première de toutes après la foi. Dès lors que l'au­torité s'en écarte, elle déclenche l'automatisme du changement qu'ensuite elle se montre incapable d'enrayer. La piété a besoin de calme, de paix, d'habitude. La « tran­quillité de la dévotion » est une condition certaine de la joie spirituelle ; cette grâce, notre liturgie ne manque pas de la demander au Seigneur : TRANQUILLA DEVOTIONE LAETETUR ! Rien de plus suave que d'approfondir et de goûter les belles prières jaillies spontanément de l'âme de nos pères. Le « memento » des morts, dans le canon romain, est de celles-là. Il est de celles, en même temps, qui contredisent le plus visiblement ce que les novateurs ont fait accroire à un pape trop enclin à les écouter. 65:304 Paul VI disait à Jean Guitton que par sa réforme litur­gique avait été « retrouvée la source qui est la tradition la plus ancienne, la plus primitive, la plus proche des origines. Or cette tradition a été obscurcie au cours des siècles et par­ticulièrement au concile de Trente ». Merci pour le concile de Trente, dont les effets furent si bénéfiques, traité si légèrement par un pape qui veut nous faire respecter le sien aux fruits empoisonnés. Non seulement le concile de Trente a eu le souci de la Tradition, de toute la Tradition, mais il s'est spécialement gardé de faire le moindre ajout, la moindre correction, la moindre substitution au canon romain, cœur de notre messe traditionnelle, une prière qui respire le plus évident parfum d'antiquité. Pour peu qu'on y regarde de près, on le reconnaît à de nombreux indices. Par exemple, l'admirable et si concrète présentation où la liturgie romaine insère les paroles consécra­toires. Il n'est pas dit, dans l'évangile, que lors de la Cène, Notre-Seigneur leva les yeux au ciel. Or la chose allait de soi pour des âges habitués à voir l'eucharistie à travers l'une ou l'autre des deux multiplications des pains. C'est ainsi que tout naturellement, n'en déplaise à Frossard qui y discerne je ne sais quel relent d'arianisme, une mosaïque de Saint-Apolli­naire-le-Neuf de Ravenne représente le dernier repas de Jésus avec ses apôtres autour d'une table qui est garnie non pas de l'Agneau pascal ou d'une coupe et d'un pain à partager, mais de sept petits pains et de deux poissons. C'est alors, en effet, à la multiplication, que le Seigneur leva les yeux au ciel. Le canon romain donne même à ce regard toute la majesté possi­ble : ET ELEVATIS OCULIS AD TE DEUM PATREM OMNIPOTEN­TEM. On avait certainement remarqué alors l'importance de cette attitude, puisqu'elle est mentionnée en de grandes cir­constances : non seulement la guérison du sourd-muet de la Décapole à laquelle la liturgie baptismale a emprunté l'EPHPHETA de Jésus, mais encore avant la résurrection de Lazare, annonce de la sienne, et au début de l'extraordinaire prière finale le soir du Jeudi-Saint. De même lorsqu'il s'agit de parler de la coupe que le Seigneur prit « dans ses mains saintes et vénérables », le souvenir s'imposait, alors, du Psaume eucharistique chanté à la première communion pies néophytes : 66:304 « Le Seigneur me conduit. Je ne manque de rien. Il m'a placé en de verts pâturages, Il m'a mené près des eaux où je pourrai me reposer... Il a dressé devant moi une table... Et ma coupe enivrante, qu'elle est belle et précieuse ! » ET CALIX MEUS INEBRIANS, QUAM PRAECLARUS EST ! Le ca­non romain rappelle explicitement ce calice précieux : HUNC PRAECLARUM CALICEM. On le remarquera même : ce calice-là, celui que le Christ tint en mains est aussi celui que le prêtre tient : HUNC, ce calice qui est pour tous, présentement, par la messe, l'assurance renouvelée de l'alliance éternelle. On sent déjà monter l'exclamation que le prêtre ne pourra rete­nir au cœur de la consécration du vin au sang de Jésus MYSTERIUM FIDEI ! Voilà bien le salut promis par le nom de Jésus qui fut imposé dès avant même la conception dans le sein de Marie. \*\*\* L'idée de bercail divin du susdit psaume eucharistique, ainsi que plusieurs termes, font du « memento », d'après tous les commentateurs, un témoin privilégié des premiers âges. Comme le nard précieux que Madeleine répandit sur la tête et les pieds du Seigneur et dont l'exquise odeur rem­plit la maison, un suave parfum d'antiquité émanant de cette prière embaume toute l'Église depuis des siècles ; il honore maintenant la sépulture de ceux qui meurent dans le Christ : « Souvenez-vous, Seigneur, de vos serviteurs et de vos servantes... qui nous ont précédés, marqués du signe de la foi et qui dorment du sommeil de la paix. A eux, Seigneur, et à tous ceux qui reposent dans le Christ, accordez miséri­cordieusement le lieu du rafraîchissement, de la lumière et de la paix. Par le même Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il. » 67:304 La paix évoquée deux fois, « le sommeil de la paix »... Dom Guéranger pense tout de suite aux Catacombes. Là, en effet, « nous trouvons souvent les mots « IN PACE » (dans la paix) gravés sur les pierres tumulaires : c'était l'expression des premiers chrétiens pour parler de la mort ; aussi, dans l'office des martyrs chrétiens, chantons-nous : CORPORA SANC­TORUM IN PACE SEPULTA SUNT. (Les corps des saints sont ensevelis dans la paix.) Cet office très ancien nous rappelle le langage de l'ori­gine. Nous recherchons en vain cet antique IN PACE dans la II^e^ et III^e^ « Prière eucharistique ». Quant à l'idée de sommeil, elle-même très primitive, elle nous rappelle le mot de Notre-Seigneur parlant de la fille de Jaïre qu'il allait ressusciter : « Elle n'est pas morte, elle dort. » Même expression pour parler de Lazare qu'il va res­susciter. Nos cimetières, comme l'indique l'origine grecque de ce mot, sont les champs du sommeil en attendant la résurrection. Cette image du sommeil annonce donc, avec le sens poétique et la discrétion des Anciens, le retour à la vie de nos corps eux-mêmes ; mais est-ce bien à ce retour que nous pensons en mourant ? Nous pensons surtout au salut de nos âmes. Il est vrai que les néo-liturges n'aiment guère cette notion d'âme, puisqu'ils l'ont bannie jusque des orai­sons des défunts. Mais enfin voici comment s'exprime la prière II : « Souviens-toi -- (souvenons-nous qu'on tutoie mainte­nant le Seigneur) -- souviens-toi de nos frères qui se sont endormis dans l'espérance de la résurrection. » Dans le texte latin il y a : souvenez-vous dans votre miséricorde : IN TUA MISERICORDIA. La miséricorde de Dieu suppose de notre part le péché. N'y pensons pas trop, mes frères, c'était bon pour l'Église ante-conciliaire... La prière II ajoute : « Souviens-toi aussi de tous les hommes qui ont quitté cette vie. » Voilà quelque chose de tout à fait nou­veau. La manière ancienne et première, en ce qui concerne aussi bien le « memento » des vivants que des défunts, c'était, dit Dom Guéranger, de prier pour ceux qui sont « en communion avec la Sainte Église » : UNA CUM, avec tous ceux qui « fidèles à la doctrine, font profession de la foi catholique et apostolique ». ([^8]) OMNIBUS ORTHODOXIS, ATQUE CATHOLICAE ET APOSTOLICAE FIDEI CULTORIBUS, comme s'ex­prime le canon romain. 68:304 Même innovation dans la prière III avec tout de même moins de hardiesse : « Pour nos frères défunts -- (on remarque qu'il n'y a plus de « serviteurs » ni « servantes », démocratie oblige !) -- et pour les hommes qui ont quitté ce monde et dont tu connais la droiture. » La droiture, est-ce que cela suffit ? En tout cas, cela traduit mal le TIBI PLA­CENTES du latin (ceux qui t'ont plu). Enfin, IV^e^ prière : « Souviens-toi de nos frères qui sont morts dans la paix du Christ et de tous les morts dont toi seul connais la foi » ... et qui ne seraient pas morts dans la paix du Christ ?... Voilà, il faut bien en convenir, même si l'élargissement de perspective peut faire plaisir, voilà qui s'écarte de la tradition maintenue jusqu'à nous et à laquelle, curieusement, par une étrange contradiction, nos néo-liturges reviennent sous prétexte de « participation active » et d' « as­semblée qui célèbre ». Maintenant il n'est plus question d'une liturgie entièrement faite pour les « gens du seuil », comme on disait pour la délatiniser, mais il faut considérer que beaucoup de baptisés n'ont plus droit à une messe de funérailles ou de mariage ; une « célébration de la parole », comme pour les anciens catéchumènes, doit leur suffire... Ces baptisés de seconde zone -- assimilés bientôt peut-être à ceux qui n'auront pas choisi par eux-mêmes d'appar­tenir à l'Église en recevant le baptême à l'âge adulte -- ne font-ils pas partie du bercail du Christ ? Le Seigneur a dit : « Père, tous ceux que vous m'avez donnés, je les ai gardés. » En bon Pasteur, il ne craint pas d'aller à leur recherche jus­que dans les épines pour les rapporter sur ses épaules. Il a le soin constant de les préserver du loup et des mercenaires. Elle était vraiment belle cette image du Bon Pasteur, telle­ment évangélique, dont se sont enchantés les premiers siècles chrétiens. C'est à des agneaux que l'on comparait les jeunes baptisés de Pâques, tout de blanc vêtus parce que lavés dans le sang purificateur du Christ : ISTI SUNT AGNI NOVELLI. Et dès le début de leur préparation au baptême, le lundi de la première semaine de Carême, l'Église emprunte ses compa­raisons à Ézéchiel : 69:304 « Comme le berger visite son troupeau, je rechercherai moi-même mes brebis... Je les retirerai du milieu des peuples et je les rassemblerai de partout. Je les ramènerai dans leur propre terre et je les ferai paître sur les montagnes d'Israël, au bord du ruisseau... Je les ferai paître dans les pâturages les plus fertiles... Là elles se reposeront au milieu d'herbages verdoyants dans les montagnes d'Israël. C'est moi-même qui ferai paître mes brebis et qui les ferai se reposer, dit le Seigneur. » ([^9]) Il s'agit de voir dans l'Église un bercail, un bercail bien gardé et bien clos. Quant à l'évangile de ce même jour, il parle du jugement « lorsque le Fils de l'Homme viendra dans sa majesté avec tous les Anges », pour placer à sa droite les blanches brebis et à sa gauche les boucs à la robe sombre, « ceux-ci pour le supplice éternel et les justes pour la vie qui ne finira pas ». Dans le premier art chrétien, expression de l'antique foi, c'est ainsi qu'on aime voir le Christ en Bon Pasteur, avec le bâton de sa croix, dans le paysage idyllique d'une verte prairie pleine, comme au printemps, de sources et de fleurs, ombragée de palmiers, baignée d'un azur lumineux. Il est entouré de brebis d'une blancheur éclatante ; ce sont les saints et les élus. Tel est le royaume « du rafraîchissement, de la lumière et de la paix » dont parle notre « memento » des morts et de ce royaume l'Église est la préfigure, ce qui explique d'ailleurs qu'il n'y soit pas question de parler de ceux qui ne sont pas du bercail ; la messe est le bien propre des chrétiens, leur pâturage sacré, qui les nourrit et les désaltère. Le « memento » des morts du canon romain relie étroite­ment l'Église et le ciel, le baptême et l'élection céleste à travers cette douce image des brebis du bercail divin. De la même façon l'office des morts emprunte au psaume baptismal son IN LOCO PASCUAE IBI ME COLLOCAVIT : après le pâturage de l'Église, -- le Seigneur rassemble tous ses baptisés dans le Paradis. 70:304 Ses baptisés, oui, car tel est le sens du CUM SIGNO FIDEI de notre « memento ». Le signe de la croix tracé sur le front du néophyte a été dès l'origine la manière de désigner le sacrement de l'initiation chrétienne. La croix résume toute la foi, car elle est le signe qui apparaîtra dans le ciel au jour du jugement pour départager les bons des mauvais, ceux qui ont été rachetés par la Passion du Christ et ceux qui ne l'ont pas été. Tracée sur le front du baptisé, la croix devient la marque de l'appartenance au Christ, de la même manière que les brebis d'un bercail recevaient la marque de leur pos­sesseur et le soldat le signe qui l'eût désigné comme déser­teur, s'il avait refusé de servir sa patrie. Le baptême étant un sacrement à caractère, rien ne l'exprimait mieux que ce « saint sceau indissoluble » et ce « gage du royaume » dont parlait saint Cyrille de Jérusalem. Pour les « Constitutions Apostoliques », le signe de la croix était le « sceau de l'al­liance nouvelle », l'équivalent pour le chrétien de la circonci­sion pour l'Israélite de l'Ancien Testament. C'est le « signe de l'Agneau » dont parle l'Apocalypse, ce livre sacré dont notre liturgie traditionnelle n'a cessé de s'inspirer. C'est le « TAU » du salut qui écarta l'Ange exterminateur et qui permit la libération de l'Égypte et l'entrée dans la Terre Promise. Par ce signe de la foi, le baptisé ne contracte pas seulement un devoir de fidélité au Christ, mais le Christ s'engage à son égard tout le premier. Quelle profondeur dans cette prière du canon romain ! Et quelle assurance de prédestination ! Le nombre des élus est fixé. Le jugement final ne viendra pas « avant que les anges n'aient marqué au front les serviteurs de Dieu », dit l'Apocalypse, « tous ceux qui viennent de la grande tri­bulation, qui ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau... Ils sont devant le trône de Dieu ; ils le servent jour et nuit dans son temple. Celui qui est assis sur le trône déploie sa tente au-dessus d'eux ; ils n'ont plus faim ni soif ; le soleil ne les accable plus ni aucune chaleur brûlante ; car l'Agneau qui est au milieu du trône les fait paître et les conduit aux sources des eaux de la vie... Ils ont son nom -- (Jésus-Sauveur, par sa croix) -- sur leur front. Le Seigneur les illumine... Et j'entendis une voix qui venait du Ciel disant : Heureux les morts qui meurent dans le Sei­gneur ! -- Oui, dit l'Esprit, pour qu'ils se reposent de leurs peines car leurs œuvres les suivent. » 71:304 L'admirable memento du canon romain s'insère entre le solennel SUPPLICES TE ROGAMUS et le NOBIS QUOQUE PECCATO­RIBUS. Rien ne convient mieux pour lui donner tout son sens. La première prière relie l'autel d'ici-bas à « l'autel sublime du Ciel en présence de la divine Majesté ». Là, dit l'Apocalypse, « se tient debout l'Agneau comme immolé ». Là sont réunis dans l'éternelle louange « tous les rachetés de la terre ». Ils sont « cent quarante-quatre mille », c'est-à-dire une innombrable multitude, « portant inscrits sur leur front le nom de l'Agneau et le nom de son Père ». C'est de là que descendent sur terre « toute bénédiction et toute grâce », car Notre-Seigneur l'a déclaré à Nathanaël : « Parce que je t'ai dit : je t'ai vu sous le figuier, tu crois. Qu'en sera-t-il quand on verra le Ciel ouvert et les Anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'Homme ? » Aux élus du Ciel, nous pauvres pécheurs, nous deman­dons, après le « memento », à être joints eu égard non à nos mérites, mais par l'effet de la miséricorde et du pardon de Dieu : « Père tout-puissant, pour nous admettre en leur com­pagnie, ne pesez pas la valeur de nos actes, mais accordez-nous largement votre pardon. Par le Christ Notre-Seigneur. » \*\*\* Il est clair que l'incomparable canon romain nous situe dans l'atmosphère des premiers âges de la sainte liturgie, depuis les catacombes jusqu'aux basiliques des VI^e^, et VII^e^ siè­cles. Il nous relie par son sens de l'adoration aussi bien que par sa majesté à la grande louange des anges et des saints dans le ciel. La relégation pratique à laquelle le condamne l'esprit conciliaire de nouveauté jusque dans les messes pa­pales et même à Rome est un véritable scandale. Fr. Édouard Guillou m.b. 72:304 ## DOCUMENT ### Le testament spirituel du cardinal Slipyj *Texte intégral* *présenté par Francis Bergeron\ traduit par. Georges Lazarenco* LE CARDINAL Joseph Slipyj est mort le 7 novembre 1984 sans avoir revu son Ukraine, qui n'est toujours pas libérée ; sans avoir vu non plus la dignité patriarcale de Kiev reconnue par Rome ; sans avoir observé la moindre remise en cause de l' « Ost-Politik » vaticane pratiquée après la mort de Pie XII. Il avait rédigé, entre 1970 et 1981, un « testament spiri­tuel » rendu public après sa mort. Témoignage poignant sur la crucifixion de l'Église catholique d'Ukraine, et aussi terrible libelle d'accusation contre « l'orientation politique qui a porté un coup douloureux à notre Église en Ukraine et un coup encore plus fort à cette partie de notre Église et de notre peu­ple qui se trouve dans le monde libre ». 73:304 Plus loin le cardinal Slipyj évoque « les documents secrets relatifs aux contacts entre le Vatican et le patriarcat de Moscou, documents qui ont le caractère d'une condamnation à mort pour l'Église ukrainienne et qui en même temps frappent en l'asservissant l'Église universelle du Christ et à sa tête le successeur de l'apôtre Pierre... » Mais le testament spirituel du cardinal Slipyj n'est pas seu­lement une mise en accusation de l' « Ost-Politik », c'est une méditation des mystères douloureux. Le martyre de l'Église ukrainienne, le calvaire personnel du cardinal Slipyj dans le goulag ukrainien, puis ses avertissements angoissés et vains sous le pontificat de Paul VI : autant de mystères douloureux de l'Église universelle. Francis Bergeron. *A mes enfants spirituels, évêques, prêtres, moines et moniales et à tous les croyants de l'Église catholique ukrainienne.* *Paix dans le Seigneur et bénédiction épiscopale.* « Encore un peu de temps, et le monde ne me verra plus » (Jean 14, 19) ; « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus » (Jean 16, 16), car « l'heure vient où je ne vous parlerai plus en paraboles... » (Jean 16, 25). Quittant ce monde et « assis sur le traîneau » du dernier voyage comme disaient nos aïeux et après une vie de quelque quatre-vingt dix années, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ pour vous, mon troupeau spirituel, et pour tout le peuple ukrainien dont je suis le fils et que j'ai tenté de servir toute ma vie. Car Notre-Seigneur est pour nous tous et pour tout l'univers « le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14, 6). 74:304 Et donc, me présentant au seuil de l'éternité, je demande au Père céleste qu'il glorifie le Fils en vous, afin que vous Le reconnaissiez comme « le seul vrai Dieu » et par Lui « envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17, 3) et afin qu'il vous donne le « Consolateur, pour qu'il demeure toujours avec vous ; c'est l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, parce qu'il demeure au milieu de vous et il sera en vous » (Jean 14, 16-17). Avec cette prière, disant adieu au monde et à vous tous, mes chers enfants spirituels, et ainsi que le veut notre sainte et ancestrale foi chrétienne, je vous laisse mon testament spirituel et pastoral. « ...Que le découragement ne vous gagne pas » (Jean 16, l) et « Que votre cœur ne se trouble point ». « Croyez en Dieu !... » (Jean 14, l). Et surtout je vous dis « Aimez-vous les uns les autres... » (Jean 15, 12-13) d'un amour au-dessus de tout autre qui vous rend capables de « donner votre vie pour vos amis... » (Jean 15, 13). \*\*\* Cet amour pour le Christ, pour la sainte Église qui est son corps mystique, cet amour pour ma propre Église ukrainienne, partie intégrante de la famille chrétienne uni­verselle, cet amour pour mon propre peuple ukrainien avec ses trésors spirituels et matériels de valeur universelle ont marqué le chemin de ma vie laborieuse, de ma pensée et de mon travail, en liberté et en prison. Tout au long de ma vie, j'ai été, et je demeure en quit­tant ce monde, le prisonnier du Christ ! Tout au début, dans mes jeunes années, j'ai été son pri­sonnier volontaire ! Car je suis né et j'ai été élevé dans une famille d'agriculteurs chrétienne ukrainienne profondément croyante. Elle m'a transmis et elle a greffé en moi la foi et l'amour dans le Christ. 75:304 C'est ainsi qu'aujourd'hui, les rejoi­gnant dans l'autre monde, « là où il n'y a pas de souf­france, ni douleur mais la vie éternelle », je prie pour eux avec une reconnaissance filiale. Les parents, la famille chré­tienne, voilà le fondement d'une société, d'un peuple, d'une nation saine. C'est le garant de leur développement et de leur force. C'est pourquoi je vous dis : préservez-la et, là où elle est en danger, recréez dans le peuple ukrainien une authentique famille chrétienne comme un foyer inextinguible de vie et de santé pour l'Église et le peuple. J'ai été aussi le prisonnier volontaire du Christ quand vint le moment d'acquérir des connaissances et de me consacrer à des études et que je ressentis le choc de mon amour pour Lui. Je suis reconnaissant à Dieu d'avoir, dans son dessein, allumé en moi cette étincelle dès l'enfance et à mon frère Roman d'avoir été l'outil de cette volonté, car il m'a instruit alors que j'étais un garçonnet de cinq ans, et grâce à lui, avant d'avoir commencé les études scolaires, je savais déjà lire et écrire, et l'école a alors enflammé cette étincelle du besoin d'apprendre. Prisonnier du Christ, je le suis resté plus tard quand, ayant ressenti l'appel à l'état sacerdotal, je résolus de Le servir. La famille chrétienne et l'école ukrainienne, voilà les conditions d'une saine éduca­tion des générations futures. Je vous dis donc : faites-les renaître et sauvez-les en Ukraine et dans tous les pays où s'est établi le peuple ukrainien ! Dans l'appel à servir le Christ par l'état sacerdotal, je vois clairement la main de Dieu. Ayant entendu la voix du Seigneur et soutenu par la providence divine, j'ai été heu­reux d'avoir pu, durant les quelques meilleures décades de ma vie, travailler comme prisonnier volontaire du Christ et son serviteur, en tant que travailleur scientifique, chercheur théologique du plus grand mystère révélé, la divine Trinité, et en particulier de sa troisième personne, le Saint-Esprit, esprit de vérité, consolateur et créateur de vie qui pénètre toute chose, qui réside invisiblement en nous et dans l'Église du Christ (cf. prière au Roi céleste). 76:304 Inspiré par sa bénédic­tion, j'ai servi mon Église aux postes où m'a placé le Chef et Père de notre Église, le métropolite André, serviteur de Dieu, comme professeur et recteur du Grand Séminaire et de l'Académie de théologie et enfin comme fondateur de l'Université catholique ukrainienne, ici à Rome... En tant que prisonnier volontaire du Christ, j'ai servi l'enseignement théologique ukrainien, jadis si florissant, es­sayant de le faire renaître de ses ruines, de le rénover, sachant bien que l'enseignement est l'un des piliers fonda­mentaux de la renaissance et de la force d'un peuple et l'en­seignement théologique, le testament évangélique du Christ « Allez et enseignez tous les peuples... » (Matt. 28, 19). La science théologique, et son enseignement, est le fondement de l'Église dans notre peuple : elle est, par les établissements d'enseignement, l'éducateur du peuple, car, par la connais­sance, l'individu s'épanouit d'autant plus que sa pensée maî­trise, en les embrassant, le ciel et la terre, le temps et l'éter­nité, l'histoire et le présent, le cœur et la raison... (Cf. mon allocution à l'ouverture de l'Académie de théologie. 6 octo­bre 1929.) Méditant ainsi sur la valeur et la signification de l'ensei­gnement et du savoir en face de l'éternité qui s'approche inexorablement de moi, je vous dis en testament : Aimez la science théologique et son enseignement, choyez-la et enrichissez-la de votre savoir et de vos connais­sances, soyez ses serviteurs. Édifiez les temples de la théolo­gie, foyers de force spirituelle de l'Église et du peuple, en vous souvenant que ces derniers ne peuvent vivre pleinement sans un système d'enseignement et de savoir qui leur soit propre et qui constitue leur respiration vitale. \*\*\* 77:304 Quand en 1939 débuta le nouveau « chemin de croix » de notre Église et que le grand saint et penseur génial, le métropolite André, m'appela au service épiscopal, en me nommant exarque de Grande Ukraine en octobre 1939, puis en décembre de la même année, en même temps qu'il me donna la consécration épiscopale, me désigna pour son suc­cesseur, je reçus ces événements comme un appel secret de la voix de Dieu qui, par le Christ, avait dit : « Suis-moi... » (Jean 1, 44). Je compris aussi dans ces heures difficiles où les tem­pêtes s'abattaient sur notre Église ce que signifiait « suivre le Christ ». Car Il a dit : « Si quelqu'un veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive » (Marc 8, 34). La vocation au service pastoral est donc de renoncer à soi-même, de prendre la croix sur ses épaules et d'aller sur les traces du Christ, par amour pour Lui, qui a aussi prophétisé que : « Celui qui m'aura renié devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux... » (Matt. 10, 33). C'est ainsi que débuta ma marche sur le chemin épineux de ma vie. La devise de mon blason pastoral : « *Per aspera, ad astra* », commençait à devenir une réalité. Devant moi, successeur du serviteur de Dieu André, et héritier de ses testaments spirituels, se déroulait une longue route de renoncements, de douleurs et de témoignages de Lui « devant les hommes », « dans cette génération pécheresse et adultère » (Marc 8, 38). Sur ce chemin, j'ai été guidé par la divine providence, moi, prisonnier du Christ, pour porter témoignage de Lui, ainsi qu'Il l'a prophétisé à ses apôtres : « et vous me ren­drez témoignage à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre » (Actes, 1, 8). Mais sur les bornes qui jalonnaient ma route, on pouvait lire d'autres inscriptions, non pas Jérusalem, Judée, Samarie, mais Lviv, Kiev, Sibérie, Krasnoïarsk, Ienisseïsk, Cercle po­laire, Mordovie et ainsi, littéralement, jusqu'aux extrémités de la terre. 78:304 Arrestations de nuit, tribunaux secrets, interrogatoires sans fin et espionnage, humiliations et tortures morales et physiques, privation de nourriture, enquêteurs et juges sans honneur, et devant eux, je me trouvais sans défense, moi, prisonnier-forçat, « témoin muet de l'Église » qui, exténué physiquement et psychiquement épuisé, donnais témoignage de ma propre Église silencieuse et condamnée à mort. Ce qui me donnait des forces sur mon chemin de prisonnier du Christ, c'était la conscience que, sur cette voie, venaient aussi avec moi mes fidèles, mon cher peuple ukrainien, tous les évêques, les prêtres, les croyants, les pères et les mères, les petits enfants, la jeunesse généreuse et les vieillards sans défense. Je n'étais pas seul ! C'étaient les paroles évangéliques du Christ inscrites dans mon âme qui me donnaient une résistance surhumaine et une sorte de force mystérieuse : « Voyez, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents et simples comme les colombes. Tenez-vous en garde contre les hommes, car ils vous livreront à leurs tribunaux et vous flagellerons dans leurs synagogues. Vous serez menés à cause de moi devant les gouverneurs et les rois, pour me rendre témoignage devant eux et devant les gentils ; lorsqu'on vous livrera, ne pensez ni à la manière dont vous parlerez, ni à ce que vous devrez dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné à l'heure même. Car ce n'est pas vous qui parlerez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous. Le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant et les enfants s'élèveront contre leurs parents et les feront mourir. Vous serez en haine à tous à cause de mon nom ; mais celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » (Matt., 10, 16-22.) Comme jamais auparavant se dévoila à moi le mystère des paroles du Christ : « et vous porterez témoignage de moi » (Actes 1, 9). Témoigner du Christ, Le confesser devant les hommes (cf. Luc, 12, 8), ne pas Le renier, porter sa croix, souffrir pour le Christ et avec le Christ, être prêt au martyre et même donner sa vie pour les autres, n'ayant pas peur de ceux qui « tuent le corps » (Luc 12, 4) et se souvenant que « celui qui veut sauver sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l'évangile la sauvera. Que servira-t-il à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme... » (Marc 8, 35-36). 79:304 Aujourd'hui je remercie Dieu de m'avoir donné la faveur d'être le témoin et le confesseur du Christ comme il est dit dans les évangiles. Du fond du cœur, je remercie Dieu *de n'avoir pas, grâce à son aide, couvert d'opprobre ma patrie, mon Église ou moi-même, son humble serviteur et pasteur.* \*\*\* Et aujourd'hui, « assis sur le traîneau », méditant en mon âme et rendant gloire à Dieu qui m'a amené jusqu'à ces jours..., « assis sur le traîneau vers le lointain, je prie d'une voix fatiguée » (Enseignement de Volodymyr Mono­makh aux enfants) et à vous tous mes enfants, je vous dis en testament : « soyez les témoins » du Christ en Ukraine et dans tous les pays de votre diaspora volontaire ou involon­taire, dans les cachots, les prisons et les camps jusqu'aux extrémités de la terre et à l'extrémité de votre vie terrestre. Soyez des témoins sur tous les continents de notre pauvre planète ! Ne faites pas honte à la terre ukrainienne, la terre de vos ancêtres ! Conservez en vos âmes le nom sans tache de votre sainte Église ! Ne couvrez pas de honte votre pro­pre nom ukrainien ; n'oubliez pas les paroles du Christ : « Car je vous ai donné l'exemple afin que, comme je vous ai fait, vous fassiez aussi vous-mêmes. En vérité, en vérité je vous le dis, le serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni l'apôtre plus grand que celui qui l'a envoyé. Si vous savez toutes ces choses vous êtes heureux pourvu que vous les pratiquiez » (Jean 13, 15-16). \*\*\* 80:304 Par des paroles et images de l'Évangile, presque en paraboles, j'ai dépeint le chemin de mon existence où j'ai été témoin, prisonnier, confesseur, et qui s'est arrêté à « l'ex­trémité de la terre » et à l'extrémité de ma propre vie, face à la mort en Mordovie dans des conditions climatiques insupportables, dans les camps de la mort les plus épouvan­tables, là où le terme de ma vie était visible. Mais la provi­dence divine, miséricordieuse et toute puissante en avait décidé autrement. Ma libération, inespérée, fut annoncée. Les chercheurs qui étudieront plus tard le martyre de notre Église écriront qui et comment y avait travaillé. Était-ce le concile Vatican II par la voix de notre épiscopat, étaient-ce les actions des milieux sympathisants et éclairés ukrainiens et étrangers qui se sont dressés pour ma défense, était-ce un retour à la raison, momentané, des dirigeants de l'époque ? Dieu seul le sait ! Ils étaient tous les instruments de l'in­flexible dessein divin. Parmi eux ont pesé d'un poids décisif les démarches du pape Jean XXIII, personnification de bonté, d'humanité, d'humilité et d'amour chrétien. En recon­naissance, j'élève ma prière à Dieu pour sa glorification. J'étais libéré mais mon Église ne retrouvait pas sa liberté. En conséquence, j'avais intérieurement décidé de rester sur ma terre natale et de continuer avec mon Église à porter notre lourde croix, ainsi que je l'écrivais dans mon cachot de la prison de Kiev : « En mon âme même, je n'envisage pas de quitter l'Ukraine soviétique, je voudrais seulement obtenir pour l'Église grecque catholique les droits qu'elle avait en Union soviétique jusqu'en 1946 et auxquels elle peut prétendre sur la base de la Constitution et qui sont aujourd'hui piétinés ! Je dis ouvertement que je ne me pré­pare à partir d'aucune manière, si ce n'est en déportation comme un témoin muet de l'Église du silence. » (Lettre de prison -- Kiev, Korolenko 33, 14-11-1961.) 81:304 Et le pape Jean XXIII m'a appelé au concile Vatican II. Son appel était pour moi un ordre, car en lui aussi je vis un aspect de l'inflexible dessein de la divine providence. N'était-ce pas un appel à donner un témoignage vivant de notre Église ? N'était-ce pas un appel pour me permettre de réali­ser ce que je n'avais pu faire comme prisonnier ? C'est ainsi que débuta une nouvelle étape de mon existence où je marche en pèlerin depuis deux décennies. Et il est apparu bien vite que ce chemin n'était pas un chemin où scintil­laient les « astra », les brillantes étoiles. Il était toujours celui du prisonnier du Christ, cette fois-ci prisonnier d'une liberté chimérique... Espérant revenir rapidement à mes fi­dèles dès la fin du concile et après avoir fait ce qu'exigeait de moi mon devoir épiscopal pour garantir une succession apostolique ininterrompue dans l'Église ukrainienne, j'arri­vais dans la capitale de Pierre, physiquement fatigué mais spirituellement intact. Mon arrivée à Rome, ainsi que ma libération inespérée, mes premiers mois de séjour, d'abord derrière les murs du vieux monastère grec basilien de Grot­taferrata, ensuite au Vatican, étaient marqués d'un caractère énigmatique. C'est le président de la Chambre des députés italienne, Julio Andreotti, qui a le mieux décrit cette situa­tion dans son discours prononcé le 28 septembre 1969 lors de la consécration de la basilique Sainte-Sophie : « Si les étoiles devaient être proportionnées aux épines qui ont marqué votre vie de prêtre, d'archevêque majeur, alors certainement nous devrions imaginer des domaines empiriques, à ce jour non décrits, et inconnus. La sagesse, dont on dira plus tard si elle était vraiment la sagesse, cette sagesse a voulu que tout ce qui a accompagné votre venue à Rome se soit déroulé ici, devant nous, catholiques romains, sous un voile de silence assez original. Quel monde étrange que le nôtre ! Car c'est un monde où tant de fois, on a peur d'honorer le persécuté sous le prétexte d'éviter que le persécu­teur ne le prenne comme une raison de faire encore plus de mal qu'il n'en avait fait jusqu'à ce moment. Nous vous au­rions accueilli avec la même joie que celle que ressentaient les chrétiens de Rome recevant saint Pierre après sa libéra­tion. Comme saint Pierre qui avait perçu la nette interven­tion de la main de Dieu, l'intervention des anges et qui plus tard comme un témoignage durable a permis votre présence ici à Rome... » 82:304 Et Julio Andreotti poursuit : « En 1948, Éminence, est paru un livre sur la situation des chrétiens en Union soviétique. Dans ce livre, à la page 282, il est écrit : « Le 11 avril 1945, des évêques avaient été arrêtés : *le métropolite Slipyj, dont on disait généralement qu'il était mort, serait parmi les vivants selon de toutes récen­tes informations.* » Ainsi le monde actuel qui a osé porter des accusations contre Pie XII parce qu'il ne s'était pas informé à temps sur tout ce qui se passait en secret dans les camps de concentration, ce même monde, après la fin de la guerre et après l'instauration de la paix, en 1948, n'était pas en mesure de savoir, Éminence, si vous étiez mort ou si vous étiez vivant ! Heureusement vous êtes un « mort » qui parle, et non seu­lement qui parle mais aussi qui crée... » \*\*\* Déjà à Vienne, en route vers Rome, la douleur morale ne me laissait pas en repos quand je pensais à notre Église et à notre peuple. Toutes ses réalisations et un travail millé­naire des différentes générations étaient en ruines. Je l'ai admis comme l'expression de la volonté de Dieu, croyant profondément que toutes les acquisitions historiques y com­pris les souffrances ne sont pas vaines : je croyais que notre Église et notre peuple se relèveraient de leurs ruines ! De toutes mes forces, je cherchais une solution à cette situation, peut-être sans issue, qui permette de sortir l'Église et le peu­ple des ruines, de les faire renaître. Il fallait de nouveau commencer le travail de renaissance à la racine même, à partir des fondements. Et les fondements, je les voyais dans l'enseignement et le savoir, la prière, le travail et dans une vertueuse vie chrétienne. 83:304 Et cette fois-ci, à nouveau, comme prisonnier volontaire et muet du Christ, je me réjouissais de ce que, avec l'aide de Dieu, grâce aux sacrifices de tout le peuple de Dieu, en particulier des fidèles et à mon humble effort, s'érigeaient l'Université catholique ukrainienne, foyer de science, la basilique Sainte-Sophie, signe et symbole de l'indestructibilité du temple de Dieu sur la terre, lieu de prière, le monastère des Studites, îlot perpétuellement lumi­neux de probité chrétienne, de monachisme oriental et de piété. C'est pourquoi, regardant ces foyers symboliques, je vous dis une nouvelle fois en testament : considérant que l'athéisme est doctrine officielle en Ukraine et dans tous les pays du monde communiste, sauvez l'Université catholique ukrainienne car elle est la forge où doivent s'instruire et s'éduquer les nouvelles générations de prêtres et d'apôtres laïques, combattant pour une vérité et un savoir libérés de la violence ! Que l'Université catholique ukrainienne, avec ses prolongements dans les pays où vous résidez, soit pour vous un modèle et une incitation à de nouvelles recherches et à un travail éducatif ! Souvenez-vous que le peuple qui a perdu la connaissance de son passé avec ses richesses spiri­tuelles, meurt et disparaît de la surface de la terre ! *Un ensei­gnement national est la base de l'essor du peuple vers son épanouissement dans le monde civilisé, parmi les autres peu­ples.* Et quand vous regarderez la basilique Sainte-Sophie et y effectuerez des pèlerinages comme à un lieu saint natal, et que vous y prierez, souvenez-vous que je vous laisse cette basilique comme signe et symbole des temples de Dieu ukrainiens détruits et déshonorés avec, parmi eux, nos plus importantes cathédrales, témoignages de notre christianisme ancestral, Sainte-Sophie de Kiev et Saint-Georges de Lviv ! Que cette basilique de Sainte-Sophie soit pour vous le pré­sage de la renaissance et de la construction de nouveaux temples sur la terre natale et je vous engage à ériger des églises sur les lieux où vous vivez actuellement ! Mais sur­tout que la basilique Sainte-Sophie soit pour vous un exem­ple et le terrain de l'union des âmes ukrainiennes vivantes, un lieu saint de prières et de sacrifices liturgiques pour les défunts, les vivants et ceux qui ne sont pas encore nés ! J'implore Dieu qu'il protège l'union des âmes des généra­tions ukrainiennes à venir. 84:304 Dans le dessein de rénover la dévotion chrétienne orien­tale, le serviteur de Dieu André a posé les fondements d'une renaissance et d'un développement de la vie monastique selon la règle de saint Théodore Studite. Le confesseur de la foi, l'hygoumène Klymentiy, son propre frère, travailla infa­tigablement dans ce domaine. De ces deux pieux frères, j'ai recueilli l'héritage ainsi que leur demande exprimée au seuil de la mort de sauver l'ordre monastique des frères studites ! Dieu m'a permis de réaliser leur dernière volonté : en Ukraine, malgré les coups, croissait la Fraternité studite, et dans les monts d'Albano naissait la laure studite avec un archimandrite à sa tête. Et dans les pays lointains déjà scin­tillent les foyers des îlots studites. La laure studite et les monastères issus d'elle rassembleront ceux qui, quittant la vie du siècle pour l'amour du Christ et de son Église, vont servir le monde en s'isolant de lui, dans la piété et la prière. Ils vont le servir non comme des égoïstes ou des âmes fai­bles qui fuient le monde, mais en travaillant et priant infati­gablement pour lui, pour leur Église, pour leur peuple... Tous ceux qui se rassemblent sur les îlots de la vie monasti­que deviennent des conservateurs et des sculpteurs de la spi­ritualité chrétienne ukrainienne qui apparaît dans la sainte liturgie, la pureté du rite, la pensée théologique chrétienne orientale et la vie monastique dans la tradition de la dévo­tion chrétienne orientale. Ils partagent aussi les souffrances de ceux qui luttent dans un monde mauvais ; par leur vie même, ils deviennent les inspirateurs de vocations spirituelles au service de leur Église. Le souhait du serviteur de Dieu André et le mien propre en tant que dépositaire de son testament est que tous nos ordres monastiques et congrégations, dont personne ne dimi­nue la signification du travail pour le bien des âmes, ne se concurrencent pas entre eux pour acquérir influence et pou­voir ou pour plaire aux gens, mais qu'ils rivalisent pour une sanctification personnelle et un service zélé et honnête du Christ et de l'Église ukrainienne. 85:304 Je demande donc à tous les moines et moniales : n'ayez pas honte de ce qui nous est propre, chérissez notre héritage spirituel ! Combien il est riche et précieux ! Il ne mérite en aucun cas d'être méprisé ! « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que se tournant contre vous, ils ne vous déchi­rent » (Matt. 7, 6). Que notre héritage spirituel pénètre vos âmes, qu'il allume en vos cœurs le désir de le sauvegarder et de le chérir. Vous appuyant sur cet héritage, sanctifiez vos âmes par les bienfaits et les dons du Saint-Esprit ! \*\*\* Quand j'arrivai à Rome, s'y tenait le concile Vatican II. Ainsi qu'aux siècles passés, à commencer par le premier concile apostolique à Jérusalem, le concile est une réunion des pasteurs supérieurs de l'Église du Christ qui portent témoignage de la foi et de la vie des Églises confiées à leur ministère pastoral. Les Pères conciliaires témoignent devant l'Église et devant le monde entier. Conscient du poids d'un tel témoignage, dans mon discours aux Pères conciliaires, le onze octobre 1963, je n'ai pas présenté le mien propre -- il était déjà connu -- mais le témoignage de notre Église ukrainienne. Le témoignage de sa foi dans le Christ et dans sa sainte, unique et synodale Église apostolique, témoignage appuyé sur le martyre sanglant d'une confession de la foi -- intrépide, la souffrance, le supplice et les malheurs de nos croyants sacrifiés. Afin d'exprimer devant le monde entier notre gratitude et notre reconnaissance et en particulier tra­duire notre solidarité avec ceux qui souffrent et leur com­muniquer ainsi une aide morale, j'ai présenté une demande-proposition : élever la métropolie de Kiev-Galicie et de toute la Ruthénie à la dignité patriarcale. 86:304 C'est la première fois dans toute l'histoire de notre Église que l'idée du patriarcat était avancée publiquement, claire­ment et devant un forum aussi universel qu'un concile, bien que l'idée elle-même ne fût pas nouvelle : les métropolites kieviens, quoique n'ayant pas le titre de patriarches, diri­geaient l'Église comme des patriarches, jouissant de droits patriarcaux à l'instar des autres Églises orientales. Ils étaient conscients que le patriarcat constitue un signe évident de maturité et d'autonomie de l'Église et un élément puissant de sa vie et de celle du peuple. Rien d'étonnant donc que d'aussi éminents personnages de notre histoire que les métropolites Petro Mohyla et Yos­syf Beniamin Routskyi, aux heures les plus tragiques de déclin et de division de notre Église, aient pris toutes les mesures possibles pour lui faire retrouver son unité et la sauver de la perdition en rassemblant tout le monde sur la base solide du patriarcat de Kiev et de toute la Ruthénie. L'importance du patriarcat a aussi été comprise par les dirigeants du jeune État ukrainien renaissant dans les années révolutionnaires 1917-1920, quand ils exprimaient leur sou­hait de voir le métropolite André Cheptytskyi, à peine libéré des prisons de la Russie tsariste, devenir le premier patriarche kievo-galicien et de toute la Ruthénie. Une expres­sion évidente de cette aspiration nous est donnée par la Constitution de la République populaire ukrainienne validée et proclamée en 1920 ; qui, il est vrai, a été étranglée mais qui malgré tout témoigne de l'idée immortelle du patriarcat. Comme le montre l'histoire de l'Église chrétienne en Europe de l'est, le patriarcat kievien aurait dû être, et cer­tainement aurait été, le sauveur de l'unité de l'Église univer­selle et le sauveur de notre unité ukrainienne, religieuse et nationale. Historiquement, la légèreté avec laquelle les mi­lieux de la capitale apostolique romaine, les dirigeants d'a­lors, ont considéré l'idée avancée par les métropolites Mohyla et Routskyi, a été une politique à courte vue et lourde de conséquences jusqu'à nos jours. 87:304 Bien que ces diri­geants n'aient pas interdit l'idée elle-même du patriarcat de notre Église, idée enracinée dans l'histoire et dans les exi­gences de la vie de l'Église, ils ont motivé leur refus de donner un accord formel à sa réalisation par des raisons de « conjoncture politique ». Et, bien que ces raisons ne soient pas de Dieu mais des hommes, on les répète ; elles permet­tent de se justifier et on les utilise actuellement pour contra­rier nos efforts en vue de réaliser la plénitude des droits de notre Église dans le patriarcat. Ces raisons humaines sont étrangères à la conception ukrainienne ancienne de la Vérité, conception où se mêlent le vrai et le juste ! \*\*\* Comme fils fidèle de l'Église catholique, me référant aux décisions claires du concile Vatican II sur la question de la création et de l'édification des patriarcats et jouissant du fait d'appartenir à ce qu'il est convenu d'appeler la « famille du pape », car Jean XXIII m'avait nommé cardinal « *in pec­tore* » et l'avait dit sur son lit de mort, nomination qui avait été officiellement ratifiée le 25 janvier 1965 par Paul VI ; comme fils fidèle de l'Église catholique, je le répète, j'ai demandé plus d'une fois à ce dernier, dans mes lettres et conversations, son accord formel pour aller vers la réalisa­tion de ma proposition qui avait été admise sans objection par les Pères conciliaires. J'argumentais à Paul VI que dans les Églises orientales ce n'étaient ni les papes ni même les conciles qui érigeaient les patriarcats des Églises locales par­ticulières. Le couronnement de ces Églises par le patriarcat a toujours été le fruit d'une conscience chrétienne parvenue à maturité dans le peuple de Dieu dans toutes ses compo­santes, dans la pleine conscience du clergé et des pasteurs pour lesquels la conscience des fidèles de ce troupeau pasto­ral qui leur faisait confiance, jouait un rôle prépondérant. 88:304 Car seule la pleine conscience des trésors religieux et natio­naux, des acquis et valeurs culturelles et historiques, des efforts et des sacrifices -- qui entraient aussi dans la com­position de la richesse de l'Église chrétienne universelle -- créait une base solide pour le patriarcat ! L'Église de la métropolie kievo-galicienne -- je l'ai tou­jours montré -- a donné suffisamment de preuves de sa maturité à travers toute son histoire. Pourquoi ne pas re­connaître la dignité patriarcale à Kiev, berceau de la chré­tienté pour tout l'Est de l'Europe ? En toute humilité filiale et avec patience, mais nettement aussi, j'ai déclaré à Paul VI : « Si vous ne donnez pas votre approbation, votre successeur la donnera... Car du seul fait que nous et notre Église ukrainienne existons, nous ne pour­rons jamais renoncer au patriarcat ! » \*\*\* Et vous, mes enfants aimés, je vous supplie : ne renon­cez jamais au patriarcat pour votre Église souffrante ; vous qui êtes ses enfants vivants, bien réels ! Cette supplication que je vous adresse, je la renforce par « l'Appel solennel » que j'avais écrit en 1975 et que je renouvelle ici : « Dieu a créé l'homme et la famille. Il est aussi le créa­teur des générations, des peuples et des nations. Le patrio­tisme et le souci du bien de sa nation ont toujours été considérés comme des devoirs prescrits par Dieu. Le bien de la nation doit quelquefois être défendu contre ses ennemis, ou contre des éléments intérieurs qui amèneraient à oublier les besoins fondamentaux du peuple. Ces considérations va­lent aussi pour l'Église et surtout le devoir prescrit par Dieu du souci de rechercher ce qui est bon pour elle, le devoir et le droit de la défendre contre quiconque lui causerait du mal. 89:304 Nos prédécesseurs se sont efforcés durant un millier d'années de conserver le lien avec le siège apostolique romain, et dans les années mille cinq cent quatre-vingt quinze et seize ont consolidé l'union avec l'Église catholique romaine sous certaines conditions que les papes ont solennellement promis de respecter. Au long de quatre siècles, cette union a été au­thentifiée par un grand nombre de martyrs ukrainiens et aujourd'hui encore cette défense de la sainte union par nos frères est glorieusement inscrite dans les annales de l'Église. « Le siège apostolique romain, sous l'influence et la domination des fonctionnaires de la curie, agissant peut-être de bonne foi, a pris en 1970 une orientation politique qui a porté un coup douloureux à notre Église en Ukraine et un coup encore plus fort à cette partie de notre Église et de notre peuple qui se trouve dans le monde libre. Le monde chrétien tout entier est témoin que nos avertissements constants et nos humbles arguments, que nous avons exposés au pape Paul VI, n'ont pas été pris en considération. » \*\*\* C'est pour cela qu'aujourd'hui, alors que sont connus les documents secrets relatifs aux contacts entre la capitale apostolique romaine et le pa­triarcat de Moscou, documents qui ont le carac­tère de condamnation à mort pour l'Église ukrai­nienne et qui, en même temps, frappent en l'as­servissant l'Église universelle du Christ avec, à sa tête, le successeur de l'apôtre Pierre, une fois encore je supplie, j'ordonne et je dis en testament à mon troupeau spirituel : 90:304 « Marchez comme des enfants de lumière... et ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres mais plutôt condamnez-les. Car ce qu'ils font en secret, on a honte même de le dire » (Eph., 5, 8-11). Aux indifférents et à ceux qui ne veulent pas voir, je clame : « Éveille-toi, toi qui dors ; lève-toi d'en­tre les morts et le Christ t'illuminera » (Eph., 5, 14). Et je vous supplie encore : « Soyez le sceau de mon apostolat » (1 Cor., 9, 2), ... « Veillez, demeurez fermes dans la foi, soyez des hommes... » (1 Cor., 16, 13) et alors que « nous sommes opprimés de toute manière mais non écrasés ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés mais non délaissés ; abat­tus mais non perdus... » (2 Cor., 4, 5-9). \*\*\* « Nous sommes engagés irréversiblement sur la voie du patriarcat pour notre Église » ai-je déclaré dans mon allocu­tion à la clôture de notre synode en 1969. (Blahovisnyk, livre l-4, 1969, p. 120.) Vous, mes chers frères et sœurs, avez compris mes paroles et, bons enfants de votre Église, vous avez com­mencé à prier pour votre patriarcat, individuellement et ensemble durant la sainte liturgie. Par la prière, vous avez exprimé la maturité de votre conscience chrétienne, car la prière est avant tout l'expression d'une confiance entière en l'aide de Dieu et d'une foi inébranlable en ce que le Tout-Puissant réalisera ce qu'on lui demande intérieurement. 91:304 Le Christ ne nous a-t-il pas incité à demander et à prier ? Ne nous a-t-il pas promis d'exaucer nos confiantes demandes ? Car il a dit : « Demandez et il vous sera donné, cherchez et vous trouverez, frappez et on vous ouvrira » (Matt., 8, 7). Cette importance de la prière et particulièrement de la prière liturgique réside aussi en ce qu'en elle le croyant exprime sa foi dans les mystères révélés et sa profonde compréhension de l'essence même de toute l'Église du Christ et de sa propre Église, partie inséparable mais adulte, auto­nome et dont l'héritage spirituel a été consacré par la tradi­tion. La prière liturgique est l'annonce de la formulation des vérités fondamentales de la foi par les « confessions de la foi-symboles » des siècles passés. La prière liturgique crée les bases pour ces formulations de droit canonique qui concer­nent l'Église même. C'est pourquoi je vous suis recon­naissant d'avoir exprimé votre mûre foi chrétienne quand vous avez prié et que vous prierez « pour sa Béatitude le Patriarche de Kiev-Galicie et de toute la Ruthénie » dans vos temples de Dieu, ainsi que vous avez prié pour lui au tombeau du saint apôtre Pierre en 1975 durant l'année sainte. Votre foi-prière en l'accomplissement de la plénitude de votre Église, vous l'avez également manifestée par vos prières chantées pour le patriarcat de la même façon que notre peuple manifeste sa foi et son unité. « Dieu, donne-nous l'unité » ou encore sa foi en l'accomplissement de ses efforts pour la plénitude de sa liberté quand il supplie : « les hommes enchaînés, le pays asservi, même de prier l'ennemi nous l'interdit... Dieu, donne à notre pays la liberté, le bonheur, la chance, la force et le pouvoir... » Le patriar­cat, vision de votre âme croyante, est devenu pour vous une réalité vivante ! Et il le restera pour vous dans l'avenir ! Car sous peu, le patriarche pour lequel vous priez passera le seuil de cette vie terrestre et il n'y aura plus de symbole visible et matérialisé du patriarcat en sa personne. Que dans votre conscience et votre vision demeure vivante et réelle l'Église ukrainienne couronnée par le patriarcat ! 92:304 C'est pourquoi je vous dis en testament : continuez à prier pour le patriarche kievo-galicien et de toute la Ruthé­nie, encore anonyme et inconnu ! Viendra l'heure où Dieu tout-puissant le donnera à notre Église et proclamera son nom ! Quant à notre patriarcat, nous l'avons déjà ! \*\*\* Aux efforts pour la plénitude de la vie de notre Église à l'aube du système patriarcal, sont liés, en même temps, les efforts pour l'unité religieuse du peuple ukrainien. Mon âme se réjouit quand je vois que, bien que non encore réunis en une seule Église, les fils et filles du peuple ukrainien, portant la croix sur leurs épaules, sont déjà unis dans le Christ et que dans ses souffrances ils se rapprochent, afin de se saluer par le baiser de la paix et s'embrasser d'un amour frater­nel ! Exprimant cette joie, je vous supplie, et que cette sup­plication soit mon testament : « ...Embrassons-nous ! Parlons-nous, mes frères. » Marchez sur les traces du servi­teur de Dieu André qui a consacré toute sa vie à la grande idée de la réunification et est devenu le héraut de l'unité de l'Église du Christ. Soyez les défenseurs de l'Église catholique ukrainienne, mais défendez aussi les droits de l'Église ortho­doxe ukrainienne qui a également été cruellement détruite par la violence étrangère ! Défendez aussi les autres com­munautés chrétiennes et religieuses sur la terre d'Ukraine, car elles sont toutes privées de la liberté fondamentale de conscience et de liberté religieuse, car elles souffrent toutes pour leur foi en un Dieu unique ! Les plus proches par la foi et par le sang sont nos frères orthodoxes. Nous sommes unis par nos traditions chré­tiennes, nos coutumes religieuses et populaires, notre culture bimillénaire ! Nous sommes unis par nos efforts communs pour préserver le caractère propre de notre Église, pour sa plénitude dont le signe visible sera le patriarcat unique de l'Église ukrainienne ! 93:304 Nous tous, catholiques et orthodoxes, luttons pour l'élévation de notre Église et de sa force spiri­tuelle en Ukraine et dans les pays de résidence de nos croyants. Et nous tous portons la lourde croix du Seigneur en confessant le Christ (cf. Annales du synode Blahovisnyk, liv. 1-4, p. 169, I. 127). Et ceci je vous le dis en testament : priez, travaillez et luttez pour préserver la foi chrétienne de chaque individu de la famille ukrainienne et pour tout le peuple ukrainien et demandez au Tout-Puissant qu'il nous aide à réaliser l'unité dont nous avons la nostalgie et qu'il couronne nos efforts pour la réunification de l'Église par l'édification du patriar­cat de l'Église ukrainienne. \*\*\* Prévoyant ma fin prochaine, je ne peux pas ne pas exprimer l'amère douleur morale que j'ai ressentie tout au long de mon séjour en dehors de ma terre natale. Cette douleur est due à l'absence d'unité dans le Corps de nos évêques, hors d'Ukraine. L'absence d'unité qui, tel le péché originel, s'est introduite dans les âmes de ceux-là mêmes qui auraient dû être des phares. Ce péché comme un voleur s'est insinué d'ici jusqu'à notre Église souffrante sur la terre natale. L'absence du sentiment et de la compréhension de l'unité dans les questions fondamentales de la vie de l'Église et du peuple, voilà notre malheur et notre péché éternel. Je me suis penché sur les raisons de ce phénomène peu réjouissant : *avant tout, il faut incriminer une culture théologique insuffisante,* l'éducation dans des écoles étrangères, les influences d'un entourage étranger, l'ignorance du passé de leur Église qu'ils sont appelés à servir dans des postes éle­vés... 94:304 Les fruits empoisonnés de tout ceci sont le dédain de tout ce que nos grands-parents et aïeux ont obtenu par leur travail et leurs sacrifices, le mépris de tout ce qui nous est propre, accompagné d'une course aux honneurs et d'une avidité de pouvoir qui rappellent tant la lutte pour les sei­gneuries individuelles au temps du déclin de l'État kievien et enfin la versatilité des caractères dont l'expression est la ser­vilité devant les étrangers ainsi que les courbettes jusqu'à terre pour des dieux étrangers ! En tant que Chef et Père de notre Église, je me suis efforcé d'enseigner et de rappeler. Plus d'une fois comme Père, j'ai appelé en paroles suppliantes à l'unité, et comme Chef, j'ai fait entendre raison par des paroles fermes et déci­sives quand il fallait réveiller les consciences assoupies et attirer l'attention sur les responsabilités pastorales, à l'égard du troupeau spirituel, devant Dieu et devant l'Église. Car l'épiscopat devrait être un exemple de bonne intelligence dans le gouvernement de l'Église et un modèle d'unité dans les domaines de la vie de l'Église et du peuple. Toutes mes épreuves endurées de ce fait : mépris, blessures morales, en un mot toutes ces « flèches du Malin », vous sont connues. Elles n'ont pas été plus légères que celles subies en captivité et en déportation. Elles m'ont autant fait souffrir qu'aupa­ravant j'ai souffert des tortures en prison. Mais aujourd'hui, je remercie Dieu d'avoir été battu dans les prisons et d'avoir été battu en liberté ! Je Le remercie car ce sont des esclaves du pouvoir qui m'ont battu et non point encensé. Je leur pardonne à tous, car eux aussi n'ont été que des instruments dans la main de Dieu qui m'a appelé et m'a donné ce bienfait : *être en captivité et en liberté le prisonnier du Christ !* Notre illustre prédécesseur, le serviteur de Dieu Joseph Benjamin Routskyi, dans sa proclamation, évoque ce même péché : l'absence d'unité dans l'épiscopat, mentionne les querelles, la course au lucre, la négligence pour les devoirs pastoraux ; en conclusion de quoi, il appelle tous les évêques à un accord spirituel et à un travail zélé, les sup­pliant : « Je ne demande qu'une seule chose à mes très révérés Pères, les évêques ruthènes, c'est que, pour l'amour du Christ, ils s'unissent entre eux et avec leur métropolite. Qu'en paroles et en actes, ils montrent qu'ils le reconnais­sent comme Père... » 95:304 Ayant ainsi exprimé la tristesse et la douleur dont mon cœur est empli, je ne souhaite faire de reproches à personne. C'est pourquoi je vous demande, mes dignes et chers frères dans le ministère épiscopal, de me pardonner comme je vous pardonne ! Quand j'exprime mon amère douleur, c'est que finalement je souhaite fraternellement et pastoralement vous faire ressaisir et vous rappeler qu'il faut, dans l'unité, sauver notre Église de la perdition et des ruines ! Que votre union, l'union de tout l'épiscopat de l'Église catholique ukrai­nienne soit le stimulant et l'inspiration pour tous les pas­teurs et fidèles dont les grands-parents et aïeux sont nés de l'Église-mère, la métropolie de Kiev. Sur le chemin de l'his­toire, ils se sont perdus dans différents pays, au milieu de différents peuples et ont oublié la mère qui les a engendrés. Aidez-les à retrouver cette mère ! « Assis sur le traîneau... », je rejoins par la pensée tous nos frères et saurs en Ukraine et dans les étendues de toute l'Union soviétique, ceux qui souffrent en liberté et ceux qui croupissent dans les geôles, dans les prisons, dans les gou­lags exténuants et dans les camps de la mort... Parmi eux, je vois les nouveaux combattants : érudits, écrivains, artistes, villageois, travailleurs. Je vois parmi eux les chercheurs de la vérité et les défenseurs de la justice. J'entends leurs voix défendre les droits fondamentaux de la personne et de la société humaine. Avec admiration, je vois comment ils dé­fendent leur langue ukrainienne, enrichissent leur culture ukrainienne, comment, de toute la force de leur esprit et de leur cœur, ils sauvent l'âme ukrainienne. Et je souffre avec eux tous car, pour cela, ils sont persécutés comme des malfaiteurs. 96:304 Je prie pour vous, mes frères, et je demande à Dieu de vous donner la force de défendre les droits de chaque être humain et de chaque communauté. Je vous bénis en tant que chef de l'Église ukrainienne, en tant que fils du peuple ukrainien, en tant que votre frère, votre ami, celui qui souf­fre avec vous. \*\*\* « Assis sur le traîneau... » ici, sur la colline du Vatican comme sur les rochers de l'île Patmos, où saint Jean Chry­sostome exilé de sa terre natale eut la vision de sa décollation... Je tends l'oreille à la voix de Dieu qui dit : « Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout Puissant » (Apoc. 1, 8). Et moi, comme jadis Jean « notre frère qui participe avec nous à l'affliction, à la royauté et à la patience en Jésus-Christ » (Apoc. 1, 9), je vous prédis le mystère que je vois et qui doit survenir. Je vois des Églises-filles de notre Église ukrainienne sur les différents continents de la terre. Par moments, elles bril­lent comme des étoiles, d'autres fois elles scintillent comme des feux follets. C'est pourquoi je m'adresse à elles. A l'Église-fille la plus proche du froid cercle polaire, je dis : « Je connais tes œuvres, tu n'es ni froid ni chaud. Plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud !... Tu dis : je suis riche, j'ai acquis de grands biens, je n'ai besoin de rien... *Aie donc du zèle et repens-toi *» (Apoc. 3, 15-17-19). Devant moi paraît sa voisine, l'Église-fille implantée au pays qui accueille l'arrivant par un monument symbole de liberté et dont la ville-berceau de naissance est appelée « Amour fraternel ». Cette ville est aussi le berceau où est née et a grandi la première fille de l'Église-mère ukrainienne, au-delà des mers. Je te supplie par la voix du Seigneur ; Jésus-Christ t'a donné « la clef de David, symbole de force et de pouvoir (Apoc, 3, 7), clef de la mort et de l'enfer » (Apoc. I, 18), « je connais tes œuvres... » 97:304 Et tous reconnaissent que je t'ai aimée ; si tu « gardes ma parole sur la patience, moi aussi je te garderai à l'heure de l'épreuve qui va venir sur le monde entier » (Apoc. 3, 8-10). Résiste donc à la tentation et sois le défenseur des fidèles opprimés et souffrants de ton Église-mère ! Sois le témoin vivant de l'amour fraternel ! Au midi, je vois, par les yeux de mon âme, l'Église-fille encore jeune sur le continent que le Christ-Sauveur bénit d'une colline proche de la mer. Moi aussi je te bénis, Église-fille, humble comme ton modèle ! Écoute la voix de Dieu qui parvient à toi : « Je connais ta tribulation et ta pauvreté -- mais tu es riche -- ... Sois fidèle jusqu'à la mort et je te donnerai la couronne de la vie » (Apoc. 2, 9-10). Je pense avec reconnaissance à l'Église-fille sur la terre des antipodes et dans la prière je lui transmets la voix du Seigneur : « Je connais tes œuvres, ta foi, ta bienfaisance, ta patience... » (Apoc. 2, 19). Bien que tu sois si loin, au-delà des mers, par les liens du cœur et de l'esprit, tu es proche de l'Église-mère ! Je te bénis et je te prie : maintiens-toi dans la foi de tes pères, dans l'amour pour tes frères, en servant ton Église-mère ! Et que ta récompense soit « l'étoile du matin » (Apoc. 2, 28) que te donnera le Seigneur. Mon cœur saigne quand j'observe l'Église-fille en Albion. Je ne te dirai plus rien car ma fin est proche ! Puisque ma voix, la voix du chef de l'Église ukrainienne n'est pas par­venue jusqu'à tes sommets et n'a point touché leurs consciences, alors écoute la voix de Celui « qui a le glaive aigu à deux tranchants : Je sais où tu habites : là où se trouve le trône de Satan ; mais tu es fermement attaché à mon nom et tu n'as point renié ma foi... Mais j'ai contre toi quelques griefs ; c'est que tu as là des gens attachés à la doctrine de Balaam qui conseillait à Balac de mettre devant les fils d'Is­raël une pierre d'achoppement... Repens-toi... » (Apoc. 2, 12-1416). 98:304 De ma colline, comme des rochers de Patmos, je regarde l'Église-fille dans les pays proches de moi, sur le vieux conti­nent. Je prie pour elle, déchirée par les frontières et divisée par les cloisonnements, et la voix du Seigneur lui dit : « Je connais tes œuvres ; tu as la réputation d'être vivante, mais tu es morte. Sois vigilante et affermis le reste qui allait mourir ; car je n'ai pas trouvé tes œuvres parfaites devant mon Dieu. Souviens-toi donc de l'enseignement que tu as reçu et entendu ; garde-le et repens-toi » (Apoc. 3, 1-3). Et parmi toutes ces visions qui apparaissent à mes yeux, je vois la capitale Kiev sur ma terre natale. Je lui adresse en adieu les paroles de l'Apocalypse : « Je connais tes œuvres, ton labeur et ta patience ; je sais que tu ne peux supporter les méchants, que tu as éprouvé ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas, et tu les a trouvés menteurs ; que tu as de la patience, que tu as eu à supporter pour mon nom et que tu ne t'es point lassé... » (Apoc. 2, 2-3). Et la voix du Sei­gneur te dit : « j'ôterai ton chandelier de sa place... » (Apoc. 2, 5). Et moi, ton fils, je te dis en adieu : « Éclaire et brille », toi, notre Jérusalem, et tu renaîtras dans ta gloire antique. Ce sont là mes visions, mes chers fidèles, je vous les fais connaître comme souhait de bon voyage sur le chemin de votre pèlerinage. \*\*\* Je ne serais pas un père aimant et un bon pasteur si j'oubliais mes plus proches collaborateurs. Ce sont ces prê­tres, ces moines et moniales qui tout au long de mon séjour sur cette île romaine ont constitué ma famille spirituelle. Ils m'ont écouté comme un père, ils ont travaillé avec moi, ils m'ont servi, moi leur pasteur, par leurs connaissances, en travailleurs infatigables, ils ont prié pour moi et avec moi, ils m'ont enveloppé de leur amour, ils m'ont aidé et ils ont pris soin de moi quand, l'âge venant, j'ai perdu mes forces. 99:304 Ils ont partagé ma joie et ma douleur, ils m'ont aidé à por­ter la lourde croix de prisonnier du Christ ! De tout mon cœur de père, je vous remercie sincèrement et je vous bénis de ma main affaiblie. Et je prie Dieu Tout-Puissant, unique en sa sainte Trinité, que le Saint-Esprit vous inspire et vous éclaire, vous protège et vous encourage dans le service dé­voué à votre Église ukrainienne. \*\*\* Inhumez-moi dans notre basilique patriarcale de Sainte-Sophie, et quand notre vision se réalisera et que notre sainte Église et notre peuple ukrainien retrouveront la liberté, trans­portez le cercueil où reposera mon corps sur ma terre natale ukrainienne et déposez-le dans la cathédrale Saint-Georges à Lviv près du tombeau du serviteur de Dieu André. Je quitte ce monde comme celui que le métropolite André, chef de notre Église, a par ses pouvoirs, appelé à l'exarchat de Grande Ukraine. Si Dieu le désire ainsi, et que ce soit le souhait du peuple de Dieu ukrainien, déposez mon cercueil dans les sou­terrains de la cathédrale Sainte-Sophie rénovée. Dans les sou­terrains de la prison de Kiev, on m'a torturé de longues années alors que je vivais ; dans le sépulcre souterrain de la cathédrale kievienne de Sainte-Sophie, je reposerai en paix, une fois mort. \*\*\* Enterrez-moi, mes frères et enfants et « fortifiez-vous dans le Seigneur et dans sa vertu toute puissante. Revêtez-vous de l'armure de Dieu afin de pouvoir résister aux embûches du diable, car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes, contre les puis­sances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits mauvais répandus dans l'air. C'est pour­quoi prenez l'armure de Dieu, afin de pouvoir résister au jour mauvais et, après avoir tout surmonté, rester debout. 100:304 Soyez donc fermes, les reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de justice et les sandales aux pieds, prêts à annon­cer l'Évangile de paix. Et surtout prenez le bouclier de la foi, par lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflam­més du Malin. Prenez aussi le casque du salut et le glaive de l'Esprit qui est la parole de Dieu » (Eph. 6, 10-17). « Assis sur le traîneau, en route vers le lointain... », j'adresse une prière à notre céleste Patronne et Souveraine, Mère de Dieu toujours Vierge ; veuille prendre sous ta puis­sante protection notre Église ukrainienne et notre peuple ukrainien. \*\*\* Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu le Père et la communion du Saint-Esprit soient tou­jours avec vous ! Amen ! En toute humilité\ Joseph\ patriarche et cardinal. *Écrit dans la prière et la réflexion à partir de l'an mil neuf cent soixante-dix.* *Achevé et paraphé la veille de la fête de l'Annoncia­tion à la Vierge Marie en l'an mil neuf cent quatre-vingt-un.* Traduction française\ de Georges Lazarenco. 101:304 ## NOTES CRITIQUES ### Paulhan mieux connu Jean Paulhan : *Choix de lettres,* tome I : 1917-1936 (Gallimard). L'œuvre de Jean Paulhan est en train de s'augmenter par la publication de correspondances qui la complètent et l'éclairent. Ont déjà paru les lettres à Guillaume de Tarde, Étiemble, Georges Per­ros, Jean Grenier, et voici le premier tome d'un « Choix de Lettres » qui en comprendra trois au total. Ce volume nous mène de 1917 à 1936 et porte en sous-titre : « La littérature est une fête » (phrase que l'on retrouvera dans *De la paille et du grain*). En 1920, Paulhan entre à *La nouvelle revue française,* dont il deviendra le rédacteur en chef, cinq ans plus tard, à la mort de Jac­ques Rivière. La revue, les livres en train, les soucis des écrivains à ce moment-là (la politique, les excentricités surréalistes) tiennent bien sûr une grande place dans ces lettres adressées à des amis, de chers amis, qui sont tous des écrivains célèbres de cette époque si féconde. On va de Gide à Maurras, d'Éluard à Pourrat, de Claudel à Artaud et de Larbaud à Jouhandeau. La littérature est une fête, mais c'est aussi une tribu. 102:304 On est un peu étourdi de se trouver dans un tome de Lagarde et Michard, où seuls ont accès les noms célèbres. Grand soulagement de voir que Paulhan, quelquefois aussi, écri­vait à des inconnus, à des gens qui n'ont pas laissé de trace chez les éditeurs. On a avec ces lettres, le plaisir d'avoir des nouvelles des *grands,* d'apprendre ce qu'ils avaient en tête quand ils n'écrivaient pas *Monsieur Godeau, Aux couleurs de Rome* ou *Gaspard des Mon­tagnes.* Et plaisir aussi de lire cette belle langue ferme, précise, classique et pleine d'invention, le français d'il y a cinquante ans manié par un de ses meilleurs usagers. A peine si quelquefois on est arrêté par un brin d'afféterie. Un exemple : Paulhan écrit : « *Hier, nous avons rempli le bassin d'eau. Elle paraît s'y plaire, y rester.* » On sent que Léautaud aurait ricané, mais la lettre est adressée à Jouhandeau, que l'hôtel de Rambouillet n'effrayait pas. Et puis la suite est merveilleuse : « *Il faut que j'y voie se refléter le cèdre, la part de ciel entre les tilleuls et les iris du bord, pour com­prendre enfin pourquoi l'on a inventé les bassins* (*et tant de choses à comprendre encore !*)* : c'est pour donner de la fragilité à tout ce qui sans eux serait trop solide, donnerait trop de confiance.* » A y bien regarder, le grand intérêt de ces lettres est de nous faire rencontrer un esprit *juste,* et d'une justesse qui ne se limite pas à la littérature, au métier. Qualité assez rare. Les meilleures intelligences sont souvent troublées par des intérêts, des passions, des préjugés. Il est difficile de dissiper le brouillard au travers duquel nous voyons l'actualité. Le regard de Paulhan ne semble jamais arrêté par ce brouillard-là. Dans une lettre de 1932, il dit à son fils Pierre : « Il n'y a que deux partis en France qui fassent de la politique avec intelligence, c'est le marxisme et l'Action fran­çaise... Encore les communistes et les A.F. me semblent-ils terri­blement courts de vue, terriblement limités par une philosophie positiviste assez étriquée. » Et déjà en 1925 à Schlumberger : « Maurras ne nous laisse pas le droit précisément en politique d'être médiocres, ou simplement moyens. Songez-vous que jamais les doctrines du nationalisme n'ont été défendues avec plus d'intel­ligence, plus de suite, plus de tenue qu'aujourd'hui. » (Je prends mes exemples dans la politique, parce que c'est le lieu où l'actualité déforme le plus fort ce qui est à voir. On notera la remarque sur le positivisme ; elle va loin.) 103:304 A Gide, au moment où il délirait sur l'URSS, et parlait de mourir pour le prolétariat (c'est-à-dire pour Staline), Paulhan, en 1932, pose cette question simple : « Pourquoi n'allez-vous pas en Russie ? » Le résultat fut excellent, comme on sait. Le voyage remit un peu de raison dans la cervelle échauffée du vieil écrivain. Toujours sur ce sujet, et au même Gide, autre question : « Et qui donc, en le finançant, a permis le plan quinquennal, sinon les banquiers et capitalistes d'Amérique et d'Europe ? » avec ce com­mentaire : « Pour moi, j'admirerais plus volontiers cette expé­rience, si ses effets -- cette exploitation terrible des ouvriers -- ne *ressemblaient* à tel point à ce que peuvent justement souhaiter les banquiers et les capitalistes. Exploitation par l'enthousiasme, je veux bien. Mais cela aussi les capitalistes le peuvent souhaiter. » On trouvera la même lucidité dans l'épisode d'un Congrès de la paix, dirigé par Barbusse et Romain Rolland, et prôné par Guéhenno. Attention, leur dit Paulhan, Barbusse est le contraire d'un pacifiste. Et vous aussi. Êtes-vous contre toutes les guerres ? Serez-vous pacifiste, vous Guéhenno, le jour où les fascistes mena­ceront Paris ? (Avec ce type de questions, on s'aperçoit que tous les pacifistes sont enragés de guerre ; seulement, ils attendent celle qui leur plaira.) N'êtes-vous pas partisans de la guerre civile, la révolution, dont vous attendez le salut ? Il semble avoir cinquante ans de distance avec les nigauds qui se mettaient au service de machines qu'ils ignoraient. J'ai eu le délicat plaisir de voir Bernard Frank faire récemment l'éloge des « bien-pensants », au nombre desquels Paulhan, bien penser voulant bien sûr dire penser à gauche. Le conformisme, le convenable, est de ce côté. C'était dans *Le Monde,* qui représente à merveille ce nouvel état des mœurs : « *En 1936, Paulhan devenu conseiller municipal sur une liste socialiste est, comme on dirait aujourd'hui, du "bon côté"*, *pense "bien"* »*,* juge B. Frank avec la sûreté d'une dame patronnesse dans l'appréciation de ce qui se fait, de ce qui est reçu. Il se trompe d'ailleurs, ou il est un peu trop culotté, dix textes de ce volume le prouveraient. En particu­lier Paulhan écrit que tant qu'il sera là, la *n.r.f*. ne sera pas une revue de gauche. Ou il note : « Mais les partis sont immondes. Je ne pense pas seulement à ceux de gauche. » \*\*\* Voici un autre exemple, un peu long à développer, qu'on m'en excuse, et qui met en cause l'auteur des notes de ce volume, Ber­nard Leulliot, un universitaire. Nous avons encore la naïveté de croire que c'est une garantie de sérieux. A tort. 104:304 Jean Paulhan, le 14 juillet 1935, écrit à André Suarès : « *C'est un jour étrange que celui où la police et l'armée protè­gent et guident deux cortèges de factieux. Tant pis pour qui se sen­tant à la fois national et populaire voudrait passer de l'un à l'autre cortège. Il sera assommé. Il sera même le seul à être assommé.* » Rien de plus clair. Il y a ce jour-là, à Paris, deux défilés ennemis. L'un formé par les Ligues, Les Croix de Feu, Les Jeu­nesses Patriotes, l'A.F., etc. (il est *national,* et on y chante *la Marseillaise*)*,* l'autre par les gens de gauche, S.F.I.O., commu­nistes, syndicat des instituteurs, C.G.T., Ligue des droits de l'homme, etc. (c'est le cortège *populaire,* où on chante l'*Interna­tionale*)*.* Jean Paulhan les déteste l'un et l'autre comme « fac­tieux », et trouve à l'un et à l'autre une vérité. Quant à lui, à la fois *national* et *populaire,* il voudrait pouvoir aller de l'un à l'autre. Mais il serait incompris, on l'assommerait, -- comme *agent dou­ble,* voir la nouvelle de Drieu -- et pourtant le salut du pays serait dans la réconciliation de ces ennemis, de ces faux ennemis. Encore une fois, rien de plus clair, si l'on regarde les faits sans préjugé. Mais, p. 485, la note qui doit éclairer ce texte limpide est celle-ci : « Deux manifestations marquèrent la célébration du 14 juillet 1935, sur l'initiative du « Comité d'organisation du rassemblement populaire », présidé par Victor Basch : un meeting le matin au stade Buffalo à Montrouge et un défilé de la Bastille à la Nation qui réunit 500.000 personnes. Daladier, Jean Zay et Pierre Cot s'y retrouvèrent au côté (ou à côté) des dirigeants socialistes et com­munistes. » Pas de doute, le rédacteur de la note « pense bien », comme dit Frank. Paulhan parle de deux cortèges ? On exhibe deux mani­festations de gauche, éliminant le cortège de la droite, impie, *indicible,* comme le ferait un manuel stalinien. Évidemment, on rend du coup incompréhensible la phrase de Paulhan qu'on prétend éclairer. Pourquoi un des deux cortèges patronnés par Victor Basch serait-il *national* et l'autre *populaire *? Pourquoi se ferait-on assommer en allant du stade Buffalo à la Bastille ? Cela n'a pas de bon sens. Et les étudiants de Copenhague, Rio ou Melbourne y rêveront longtemps. L'avantage, c'est qu'on n'a pas cité le cortège de droite, le cortège *national,* ni laissé entendre que Paulhan aurait pu y aller. \*\*\* 105:304 Voilà beaucoup de politique. On se doute que la littérature a une part meilleure encore. Il arrive -- les légendes ont la vie dure, les gens sont paresseux -- que l'on accuse (ou félicite) Jean Paul­han pour son goût des monstres littéraires. C'est tout à fait incon­gru. Ce volume suffirait à montrer qu'il a aimé les meilleurs, et notamment Larbaud et Jouhandeau. Gide aussi, et cela nous déroute. Nous sommes peut-être injustes. Il y a des inflexions exquises chez cet écrivain laborieux, si dépourvu de nature. Il arrive parfois à une limpidité sans défaut. Parfois. Et Valéry est-il « l'un des plus grands poètes qui aient existé » ? Paulhan affirme que c'est bien ce qu'il pense. Nous n'avons sans doute plus autant d'assurance (même sans céder au facile reniement des idoles d'hier). Il faut donc faire intervenir le temps, pour mesurer cet homme qui détestait l'histoire, et penser qu'il est impossible de participer à une époque sans en partager les faiblesses. Mais on vient d'écrire qu'en politique au moins, il voyait clair. Se trompe-t-on plus faci­lement sur ce qu'on aime le plus ? Ce serait une triste conclusion. On peut aussi admettre que c'est nous qui devenons aveugles. A Schlumberger, il écrira très bien : « Je déteste un procédé qui vous fait étayer une pensée forte par une image faible, « litté­raire » : « tu as beau cacher tes pensées (comme un avare sa monnaie) ». Mais non, non. Cet avare fait tache ; il n'a pu être dit. » Il reproche à Ponge sa vanité d'auteur, très durement, à Martin du Gard sa nigauderie politique. Il n'est jamais timide, quand il s'agit de ce qui compte. En revanche, on trouvera dans ces lettres des compliments qui surprendront les esprits nés de ce matin. Lettre à Maurras : « ...votre œuvre de poète nous enseigne étrangement d'abord -- si vivement qu'elle doive par la suite nous émouvoir -- comment la perfection peut s'*allier* à la grandeur. C'était aussi un secret que nous avons tous cherché (et je ne pense pas que Moréas lui-même... mais pardonnez-moi). » On sent très bien, n'est-ce pas, avec l'admiration vraie, une réticence (cette poésie n'émeut pas immédiatement) et la taquinerie (sur Moréas). Reste que le jugement rend compte de la grandeur de Maurras, dans son œuvre poétique, qualité mal perçue aujour­d'hui, je le crains. \*\*\* 106:304 Voici maintenant comment Paulhan parle de Montherlant en 1935 : « C'est un curieux garçon, dru et qui a toujours l'esprit serré (comme on dit les dents serrées). Sans doute a-t-il du génie ; c'est ce que pense Grenier (et aussi Hindenbourg et Poincaré). Je suis toujours gêné, chez lui, par un côté pacotille. » On n'est pas plus méchant, ni plus injuste. Montherlant est l'un des quatre ou cinq écrivains les plus doués de ce siècle, et il se sauve très bien de ces poses, de cette jactance naïve qui en effet pouvaient suggé­rer le mot de « pacotille ». Il semble que l'agacement de Paulhan dévie pour une fois son jugement. Il y eut d'autres cas. Je ne suis pas de ceux que troublent son goût pour la poésie de Muselli, ou d'Audiberti, mais enfin ils existent. C'était pourtant le but de Paulhan de trouver les lois de l'ex­pression, et le moyen d'obtenir un jugement sûr en fait de lettres. Ce n'est peut-être pas possible. J'apprécie beaucoup qu'il ait écrit : « S'il n'existait plus de romans, croyez-vous que ça nous manque­rait ? » Et immédiatement, une autre question s'impose : se pri­verait-on facilement de Balzac, de Bernanos, de Marcel Aymé ? Peut-être le champ littéraire est-il si vaste qu'on ne saurait y appliquer une loi unique -- comme dans ces empires où le pou­voir central laisse les peuplades excentriques en faire à leur tête. La loi existe, mais il faut admettre une souplesse, fermer les yeux quelquefois. C'est pourtant bien une loi universelle que cherchait Paulhan (on peut dire qu'il l'a trouvée, mais qu'elle ne s'appliquait pas aussi immédiatement à la critique qu'il l'avait espéré). On voit naî­tre, dans ces années-là, *Les fleurs de Tarbes* qui ne paraîtront qu'en 1941. Il en parle à Larbaud : « Imaginez enfin que *Les Fleurs de Tarbes* sont une vaste préface aux *Trois belles men­diantes,* une façon d'établir, par observation et par raison, ce que vous possédez par grâce (et donnez si justement à entendre dans votre conclusion). » Larbaud, à la fin de son essai, note que les thèmes littéraires -- comme celui de la belle mendiante -- et en somme les lieux communs, ne gênent en rien la création littéraire et l'originalité, mais leur donnent lieu d'être et de se renouveler (en langage des *Fleurs de Tarbes :* la rhétorique n'est pas moins effi­cace que la Terreur ; au contraire). Il est aussi question des Let­tres à M. de Hohenhau, qui n'ont paru qu'il y a deux ans (*Traité du ravissement*)*.* Là encore, il s'agit de l'unité entre mots et pensée, entre matière et esprit, unité soupçonnée, parfois retrouvée (dans le poème par exemple) et pour Paulhan impossible à mettre en doute. Ces recherches allaient bien au-delà de la littérature, ou plutôt s'appliquaient à la littérature prise dans son sens le plus noble -- et parce qu'elle a la commodité de grossir le phénomène de l'expression. 107:304 Mais elles engageaient tout l'être. Et s'il y a une légende, encore une, dont il faut vraiment se débarrasser, c'est celle du mandarin occupé de soucis qui n'ont sens que pour d'au­tres mandarins. On a vu, plus haut, Paulhan parler en citoyen. C'est en citoyen aussi qu'il soulignait à Guillaume de Tarde les efforts de la *n.r.f.* en 1928 : « Le Congo et Allen, deux tentatives de critique et de redressement, parfaitement « appliquées », prati­ques, l'une portant sur les colonies, l'autre sur la province, qui se prolongent encore aujourd'hui par des discussions et des polémi­ques, qui ont eu (le *Congo* au moins), un effet. » Allusion au *Voyage au Congo* de Gide, dénonçant des scandales dans certaines pratiques coloniales, et *Allen* où V. Larbaud esquisse un projet de vie nouvelle donnée aux provinces, fierté de leur passé, aménage­ment de leurs richesses, sentiment de leur originalité. Livre plus que jamais nécessaire, aujourd'hui. Mais qui lit encore ? (et le régionalisme est devenu une machine à détruire l'héritage, lui aussi). Cette note risque de donner une idée fausse de ces lettres. Il n'y a pas seulement les débats d'idées. On y trouve aussi le bassin d'un jardin, comme on a vu, des vacances à Port-Cros, les vipères qui s'y promènent, et puis des chats, des hérissons, on pourrait dire aussi que c'est une fête de l'amitié. Elle éclate dans les lettres à Larbaud, dont la santé inquiète, ou pour Jouhandeau, pour Henri Pourrat, à qui Paulhan dit : « Tu es mon homme libre ; et il y a beaucoup de choses que je choisis et que je juge à partir de toi, ou de ce que je serais si j'étais toi. » Il y a des écrivains qu'on admire comme écrivains, en se disant qu'on se passe bien d'avoir connu l'homme. Il y a aussi, c'est plus rare, ceux chez qui on ne distingue pas l'auteur et l'homme, ceux avec qui on se sent en confiance -- assuré qu'ils ne veulent pas tromper, et que c'est bien de l'essentiel qu'ils se sont souciés. Ce « Choix de Lettres » suffirait à montrer que Paulhan est de cette famille. Georges Laffly. 108:304 ### Jean Dumont et la Révolution Après avoir publié en 1981 *L'Église au risque de l'Histoire,* Jean Dumont consacre un livre au caractère antireligieux de la révolution française : *La Révolu­tion française ou les prodiges du sacrilège.* Le livre est divisé en deux par­ties. La première, consacrée à la préparation de la Révolution sous l'Ancien Régime, comporte quatre chapitres. Le premier trai­te de la calomnie contre les cou­vents, dont *La religieuse* est le plus bel exemple, mais non le seul. Jean Dumont montre que gallicans, jansénistes, philo­sophes, s'acharnèrent contre la vie monastique. A propos des vocations forcées, il prouve que les religieux et religieuses, entrés au couvent sous la pression de leurs familles, avaient toute faci­lité pour obtenir l'annulation ou la dispense de leurs vœux. Lors­que la Révolution, en ses débuts, offrira « la liberté » aux reli­gieux, très peu en profiteront. Il faudra la suppression violente des couvents pour que religieux et religieuses se retrouvent par milliers à la rue. J'ajoute que beaucoup de religieux prêtres, ainsi « libérés », vinrent rempla­cer les prêtres séculiers exilés ou apostats. Dans un second chapitre, Jean Dumont raconte la conjuration internationale contre les jésuites : les ministres Pombal, au Portu­gal, Ricardo Wall en Espagne, Choiseul en France, montent une cabale, portent toutes sortes d'accusations contre les jésuites, obtiennent de leurs souverains leur expulsion, puis font pression sur le pape. Clément XIII ne se laisse pas intimider, mais Clé­ment XIV, après quatre ans de résistance, finit par céder et, le 21 juillet 1773, prononce la suppression de la Compagnie de Jésus. C'est le bastion de l'Église qui est abattu : les jésuites étaient alors environ 22.500, dont la moitié étaient prêtres ; ils avaient 669 collèges, 61 noviciats, 176 séminaires, 273 sta­tions de mission. Tout cela est détruit. L'innocence des jésuites sera reconnue officiellement en 1781 par le Portugal, en 1785 par l'Espagne ; et la Compagnie de Jésus sera rétablie par Pie VII en 1814. Mais sa suppression pendant quarante ans avait ou­vert les portes à la Révolution. Dans un troisième chapitre, l'auteur fait justice des préten­dues horreurs commises au Pé­rou par les Espagnols et spécia­lement par les jésuites. Les vice-rois espagnols au contraire veil­lèrent toujours à la sauvegarde de la vie et des biens des indi­gènes. Et les « réductions » éta­blies par les jésuites au Paraguay étaient un modèle de bonne orga­nisation politique, économique et sociale. 109:304 Au reste, les Indiens sont aujourd'hui beaucoup plus nombreux en Amérique latine qu'aux États-Unis. Et le métis­sage, répudié par les Anglais, a été largement pratiqué par les Espagnols et les Portugais. Dans un quatrième chapitre, « L'Église mise au ban de la nation et de l'humanité », Jean Dumont montre qu'avant même la Révolution, l'Église est très violemment attaquée en France et dans d'autres pays. Les « phi­losophes » occupent les postes-clefs ; leur littérature antireli­gieuse se répand. La subversion pénètre à l'intérieur même de l'Église. Il y a des prélats et des religieux francs-maçons. Mais surtout la subversion atteint les curés, chez qui les philosophes répandent des idées presbytérien­nes et un esprit de lutte de classe. Certes, il y avait des abus dans l'Église d'Ancien Régime. Mais la « portion congrue » attribuée aux curés leur assurait une vie décente ; et les biens d'Église étaient en très grande partie uti­lisés dans des œuvres d'éduca­tion et d'assistance. Dans la seconde partie, divisée en trois chapitres, l'auteur prouve d'abord que la Révolution est essentiellement antichrétienne. Il accumule les témoignages et réfu­te non seulement les auteurs anticléricaux qui soutiennent que la Révolution n'a persécuté les catholiques que parce que ceux-ci étaient contre-révolutionnaires ; mais aussi des auteurs catholi­ques libéraux, comme André Latreille, Daniel-Rops et Mgr Leflon, qui font de l'antichristia­nisme un aspect secondaire de la Révolution. Dans le deuxième chapitre, Jean Dumont dénonce les pro­tagonistes cachés de la Révolu­tion, et surtout le cardinal Lomé­nie de Brienne, archevêque de Toulouse, puis de Sens, ministre de Louis XVI. Ce qu'il en dit concorde exactement avec ce qu'en a écrit le professeur Jac­ques Vier dans *La Pensée catho­lique,* n° 212. Le ministère de Loménie de Brienne prépara di­rectement la Révolution. Celle-ci déclenchée, Brienne prêta le ser­ment constitutionnel puis apos­tasia, entraînant la plupart des prêtres de son diocèse dans son schisme, puis dans son apostasie. J'habite le Gâtinais, aujour­d'hui orléanais, mais qui faisait partie de l'ancien diocèse de Sens : cette région est une des plus déchristianisées de France ; c'est la conséquence de l'aposta­sie de Brienne et de son clergé. L'auteur parle ensuite longue­ment de l'évêque constitutionnel du Loir-et-Cher, Grégoire, et démontre qu'il fut le protago­niste de la Révolution dans ce département, où il résida peu, mais où il envoya comme grands vicaires des jacobins fanatiques. Grégoire fut le principal anima­teur de l'Église constitutionnelle ; les apostasies y furent si nom­breuses que le « concile » que Grégoire réunit en 1801 ne com­prenait qu'un très petit nombre d'évêques. 110:304 Dans son dernier chapitre, Jean Dumont examine l'aspect social de la Révolution. Les pro­tagonistes et les profiteurs de la Révolution furent essentiellement les riches bourgeois, soucieux de garder et d'accroître leur for­tune. Le peuple restait chrétien. La loi Le Chapelier, en détrui­sant les corporations, livrait les ouvriers à l'égoïsme de leurs pa­trons. L'auteur prend pour exem­ple les canuts de Lyon. Dès le XVIII^e^ siècle, ils durent lutter contre les marchands qui les exploitaient ; il y eut des grèves en 1786 et 1789. Dans les deux cas, les canuts, soutenus par les chanoines-comtes du chapitre pri­matial de Saint-Jean de Lyon, purent faire rétablir le tarif mi­nimum. La Révolution devait réduire ce tarif à la moitié de ce qu'il était en 1789. En 1793, les canuts se battirent héroïquement, avec beaucoup de leurs compa­triotes, contre les armées répu­blicaines, qui massacrèrent 60.000 Lyonnais. Au XIX^e^ siècle, les canuts continuèrent leur lutte pour le prix minimum contre les bourgeois libéraux. A cette épo­que, ce furent des catholiques « de droite », en France La Tour du Pin, Armand de Melun, Al­bert de Mun, qui œuvrèrent pour une législation sociale et des sociétés de secours aux ouvriers. Le 14 mai 1852, Pie IX réta­blissait les corporations dans les États pontificaux. Mais les ou­vriers, exploités par la bourgeoi­sie, se tournaient en grand nom­bre vers le socialisme, qui devait aboutir, à notre époque, à l'es­clavage communiste, dont trop de clercs se font complices. Le livre de Jean Dumont nous rappelle à la réalité : la révolution est anticatholique par essence et elle entraîne toujours les pires horreurs. Il est de notre devoir de la combattre, en suivant les exemples que nous ont donnés nos ancêtres dans la foi. Jean Crété. 111:304 ## DOCUMENTS ### Nancy : un cas topique de persécution épiscopale Les évêques persécuteurs, dont l'agressivité méchante s'accroît à mesure que s'aggrave la crise de l'Église, en sont à violer leur propre légalité. Les documents que nous publions ci-après montrent le cas d'une jeune fille de Nancy qui réclame son droit au mariage *en se fondant scru­puleusement sur la légalité nouvelle,* celle qui, issue de la révolution conciliaire, s'inscrit dans le nou­veau code de droit canon et dans les décrets ac­tuels du Saint-Siège. Il en ressort une spectaculaire démonstration. Cette nouvelle légalité sur mesure de l'Église conciliaire, on sait qu'elle est impérée avec un juridisme strict quand elle favorise l'autodestruc­tion. Mais, si contestable soit-elle, par le seul fait qu'elle existe en tant que légalité, elle impose une limite (encore que trop faible) aux abus de pouvoir de l'arbitraire épiscopal et de la persé­cution. 112:304 Alors, dans ce cas, l'arbitraire épiscopal passe outre, l'abus de pouvoir écarte la limite, la per­sécution conciliaire viole sa propre légalité. \*\*\* On dira peut-être qu'il s'agit là d'un cas par­ticulier en raison de la personnalité de Mgr Jean Bernard, évêque actuel de Toul et de Nancy. Mais justement : il y a présentement un nom­bre beaucoup trop important d'évêques ayant une personnalité analogue ou comparable. Et puis, quoi qu'il en soit de la personne, une observation de portée générale s'impose ici. Dans toute société il arrive que des personnalités indésirables ou suspectes, parvenues à des postes de commandement, commettent des abus de pou­voir. Mais dans une société ordonnée et juste -- même s'il s'agit d'une société ecclésiastique -- il existe des recours effectifs, et les abus de pouvoir sont réprimés et réparés. Ce n'est plus le cas dans l'Église conciliaire, où le Saint-Siège écarte ou écrase systématique­ment toute plainte contre un évêque. Les persé­cutions commises par Mgr Jean Bernard lui sont un titre à la considération de ses pairs et à la protection de l'autorité supérieure. \*\*\* Pour notre part, simples chroniqueurs, il nous revient de flétrir publiquement l'indigne conduite d'un méchant homme, et de le désigner aux jugements sévères de la postérité. Qu'il ne s'y trompe pas : avoir, documents à l'appui, son nom inscrit dans ITINÉRAIRES sous une telle rubrique, ce n'est pas rien. Jean-Baptiste Castetis. 113:304 #### Lettre de Mlle Martine Davion à Monseigneur l'évêque de Nancy *5 janvier 1986* Monseigneur, Avec mon fiancé, Philippe, j'ai fait part de notre projet de mariage à notre Curé, Monsieur l'abbé Millé. Nous lui avons exposé que nous désirons nous unir selon le rite tradi­tionnel, au cours d'une messe célébrée par l'aumônier de l'A.C.I.M. (Association Catholique des Infirmières et des Médecins) où nous militons tous deux. Monsieur le Curé nous a indiqué que l'usage de la litur­gie traditionnelle dans sa paroisse relève de votre autorité et qu'il nous appartient de solliciter directement votre accord. C'est donc sur cette directive de Monsieur le Curé de Fro­lois que nous vous adressons la présente requête. Pour ma part en effet, je suis attachée au rite multisécu­laire que l'Église a toujours précieusement gardé et enrichi ; rite qui a nourri une foule de saints. Infirmière, j'ai exercé mon métier en milieux très déchristianisés, face à des pro­blèmes de conscience épineux. Je rends grâces à Dieu d'avoir alimenté ma foi et éclairé mon jugement à l'aide des canaux très sûrs reçus de la Tradition de l'Église. En outre, cet attachement que je dois à mes parents est un réconfortant ciment d'unité et de *paix* familiales. Quant à Philippe, je l'entends encore expliquer à Mon­sieur l'abbé Millé samedi dernier comment il a perdu la foi au milieu des ambiguïtés, des variations, et des innovations en vogue dans sa paroisse du 13^e^ arrondissement. Le doigt de la Providence lui semble avoir marqué son chemin lors­qu'il assista, pour la première fois, à une messe tradition­nelle et solennelle à Paris. 114:304 Ce fut la première étape d'une « conversion ». Vous comprendrez, Monseigneur, pourquoi Philippe, lui aussi, est attaché à ce qui l'a restauré dans la foi et la pratique religieuse. Sachant, Monseigneur, que vous avez courageusement fait une ouverture vers la messe traditionnelle dans le dio­cèse, nous voulons croire que vous permettrez cette même célébration pour notre mariage. C'est dans cet espoir que nous vous remercions à l'a­vance et vous prions d'agréer, Monseigneur, l'expression de nos plus respectueux sentiments en Jésus et Marie. Martine Davion. #### Lettre de Monseigneur l'évêque à Mlle Martine Davion *14 janvier 1986* Mademoiselle, J'ai bien reçu votre lettre du 5 janvier, mais mes absences successives m'ont empêché de vous répondre plus tôt. Je forme des vœux pour que vous fondiez un foyer chré­tien, solide, et ce souhait passe dans ma prière. Cependant, je ne crois pas pouvoir répondre positive­ment à votre demande. La permission donnée par le Pape Jean-Paul II aux Évêques d'*autoriser la messe de saint Pie V* avec les transformations apportées en 1962, est assortie de conditions très strictes ; elle *ne concerne pas des personnes ou des familles*, mais des groupes constitués, afin de leur per­mettre de rejoindre l'Église s'ils s'en étaient éloignés pour des questions de liturgie. 115:304 Avec l'accord de votre curé, vous pouvez avoir *certains chants latins* pendant la messe. Je souhaite que votre sens de l'Église vous fasse accepter cet effort comme une contribution à l'unité dans la foi. Soyez assurée de mes sentiments respectueux, et encore une fois de mes vœux pour vous-même et votre fiancé. Jean Bernard *Évêque de Nancy et de Toul.* #### Seconde lettre de Monseigneur l'évêque à Mlle Martine Davion *4 mars 1986* Mademoiselle, Vous m'aviez écrit au sujet de votre mariage et je n'ai pas pu accéder à tous vos désirs. Je viens d'apprendre que votre mariage était annoncé comme devant être célébré à Gripport par Monsieur l'Abbé André. Je suis très surpris et très peiné que Monsieur l'Abbé Son ait accepté cela en allant contre *les règles canoniques de l'Église qui datent de bien avant le Concile.* J'ai le grand regret de vous dire que Monsieur l'Abbé André ne peut recevoir la délégation pour vous marier et que *si votre mariage était célébré à Gripport il serait nul.* 116:304 Je vous conseille donc ou de le faire célébrer dans la Région parisienne dans laquelle vous habitez -- ou à Fro­lois -- ou dans une des paroisses des environs. Je vous propose ou de rencontrer Monsieur l'Abbé Millet, ou d'aller voir le Révérend Père Bied-Charreton (jésuite), curé de Cha­vigny (Tél. 83 47 26 54), qui est en même temps doyen de la région de Neuves-Maisons. Ce prêtre de grande valeur et très expérimenté vous aidera à préparer le mieux possible une célébration pleinement valable aux yeux de l'Église et, en même temps, respectueuse de votre sensibilité dans le cadre des orientations liturgiques. Je prie pour vous et votre fiancé : c'est cela l'essentiel pour une préparation d'un vrai mariage chrétien solide. Je vous assure de mes sentiments bien respectueux. Jean Bernard *Évêque de Nancy et de Toul* #### Seconde lettre de Mlle Martine Davion à Monseigneur l'évêque de Nancy *2 avril 1986* Monseigneur, J'ai bien reçu vos lettres des 14 janvier et 4 mars 1986 et vous remercie, Monseigneur, des vœux et prières pour que nous fondions un foyer chrétien solide. 117:304 A ma demande d'autoriser la célébration d'une messe traditionnelle dans la paroisse de Frolois mon domicile, vous répondez négativement pour des motifs que je ne m'explique pas. Vous renouvelez votre décision négative, même pour une célébration à Gripport, dans votre lettre du 4 mars. Je ne m'explique pas davantage votre attitude dans cette deuxième lettre. Votre interdit et ses attendus m'ont amenée à examiner de manière plus approfondie les graves questions que vous soulevez ; je les reçois comme une déclaration d'hostilité ouverte à notre encontre. Cela explique le délai qui s'est écoulé depuis votre dernière lettre : vous trouverez ci-joint un mémoire exposant le fruit de ces réflexions. Je vous demande, Monseigneur, en toute révérence, de bien vouloir infirmer votre décision négative sur la célébra­tion traditionnelle de mon mariage et, compte tenu de la proximité du 5 avril, il importe que votre position soit manifestée de toute urgence. Votre décision positive serait considérée comme un acte de paix catholique si chère au peuple de Dieu. Si vous croyiez cependant devoir maintenir votre attitude négative, nonobstant les justifications du mémoire ci-joint, soyez assuré, Monseigneur, que je ne manquerais pas d'en tirer toutes les conséquences de droit. Assurée de votre sollicitude à l'égard de tous les fidèles qui vous sont confiés, je vous prie d'agréer, Monseigneur, l'expression de mes plus respectueux sentiments en Jésus et Marie. Martine Davion. 118:304 #### Mémoire joint à la lettre du 2 avril 1986 Mémoire présenté par Mademoiselle Martine Davion, domiciliée 12 rue Saint-Martin, 54125 Frolois (France), le deux avril 1986, à Monseigneur Jean Bernard, Évêque de Nancy et de Toul, au sujet des décisions notifiées par Mgr l'Évêque de Nancy, en ses lettres du 14 janvier et du 4 mars 1986 : -- refusant d'autoriser la célébration de la messe tradition­nelle dans la paroisse de mon domicile à l'occasion de mon mariage projeté pour le 5 avril 1986 ; -- confirmant ce refus même pour la paroisse de Gripport, où la messe traditionnelle est demeurée de coutume im­mémoriale. 1\. Application de la lettre circulaire romaine du 3.10.1984. ####### 1.1 -- Sur la définition des « Groupes attachés à la messe tridentine ». Mgr Bernard écrit le 14 janvier 1986 que « *la permission donnée par le Pape Jean-Paul II* (*...*) *ne concerne pas des personnes ou des familles, mais des groupes constitués* J'observe que la lettre circulaire de la Congrégation ro­maine pour le Culte Divin, en date du 3 octobre 1984, évoque les « groupes » considérés dans les termes ci-après : -- § 1 : « ...la manière dont PRÊTRES et FIDÈLES... » ; 119:304 -- § 2 : « ...le problème des PRÊTRES et des FIDÈLES qui demeuraient attachés au rite dit tridentin ». -- § 3 : « ...le Souverain Pontife désirant se montrer favorable à CES GROUPES... » ; « ...consentir par indult que LES PRÊTRES et LES FIDÈLES qui en feront nom­mément la demandé... ». -- § 3 a) : « ...que CE PRÊTRE et CES FIDÈLES se tiennent à l'écart... » ; -- § 3 b) : « Que cette célébration se fasse seulement pour LES GROUPES qui la deman­dent... » ; -- § 4 : « ...le signe de la sollicitude du Père com­mun pour TOUS ses enfants... ». A aucun endroit du texte connu des fidèles, on ne trouve explicitement ni implicitement la notion de « groupes constitués » ; on ne trouve pas davantage d'exclusive relative aux familles. Une telle ségrégation, constituée autour de la famille, s'oppose à la doctrine commune : la famille est la cellule fondamentale de la société civile. Nous estimons au contraire, ma famille et moi-même, que le sens de la lettre circulaire de Rome *ne peut exclure les groupes familiaux* de son champ d'appli­cation ; il s'agit de « groupes » au sens général, comme il ressort des 7 preuves ci-dessus et comme le confirme l'expression du § 4 soulignant la sollicitude du père commun pour TOUS ses enfants. ####### 1.2. -- Sur la motivation de la Circulaire Romaine Mgr Bernard écrit le 14 janvier 1986 que « la permis­sion est donnée par le Pape Jean-Paul II... afin de permettre de rejoindre l'Église à ceux qui s'en étaient éloignés pour des questions de liturgie ». Or, la circulaire romaine du 3 octobre 1986 désigne le « problème des prêtres et des fidèles qui demeuraient attachés au rite dit « tridentin » ». 120:304 Mgr Bernard croit devoir interpréter ce texte comme s'il disait que ces groupes sont éloignés de l'Église, et moti­vent une action pour que les intéressés rejoignent l'Église. Une telle interprétation n'est ni celle du texte ni la mienne. En effet, si l'attachement au rite tridentin éloignait de l'Église, ce serait matière à définir corrélativement un mouvement schismatique. Ainsi, le Souverain Pontife « désirerait se montrer favorable à ces groupes »... schis­matiques. Si c'était vrai, il y a longtemps que cela se saurait... Mais la Circulaire romaine reprend de la cohérence si l'on considère que *le rite* « *tridentin* », *de pratique multi­séculaire et non abrogé par une disposition idoine, demeure valide et licite*. La motivation de la Circulaire romaine est à l'inverse de celle qu'indique Mgr Bernard : elle reconnaît la licéité simultanée des rites tridentin et de Paul VI, tout en marquant des règles pour que ce der­nier ne subisse pas de préjudice du fait du premier. ####### 1.3. -- Sur « les chants latins pendant la messe » Mgr Bernard écrit encore, le 14 janvier 1986 : « Avec l'accord de votre curé ; vous pouvez avoir *certains chants latins pendant la messe*. » Je me contente de souligner ici encore l'inversion de dispositif et de perspective, au regard de la Constitution *De sacra Liturgia* du 4 décembre 1963. On appréciera la conformité des deux textes et leur mouvement : *De sacra Liturgia,* § 22 : « Le gouvernement de la liturgie dépend uniquement de l'autorité de l'Église : il appartient au Siège apostolique et, dans les règles du droit, à l'évêque. ... C'est pourquoi absolument per­sonne d'autre, même prêtre, ne peut de son propre chef ajouter ou changer quoi que ce soit dans la liturgie. » Cette « condition très stricte », n'ayant pas pu échapper à Mgr Bernard, reste pour moi une question sans réponse. De plus : § 36.1 -- « L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins. » 121:304 § 36.2 -- « Toutefois, (...) l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple : on pourra donc lui accorder une plus large place.... » § 38. -- « Pourvu que soit sauvegardée l'unité substan­tielle du rite romain, on admettra des différences légi­times et des adaptations à la diversité des assemblées, des régions, des peuples.... » ####### 1.4. -- Première conclusion. Pour des raisons que je ne m'explique pas et qu'il appartiendra à l'Autorité compétente de juger, *Mgr Ber­nard fait dire au texte de la circulaire romaine du 3 octobre 1984 ce qu'il ne dit pas, voire dire le contraire ;* d'où les propositions contestables ci-après : -- la circulaire romaine exclurait de son champ d'ap­plication les groupes issus d'un groupe familial ; -- l'attachement au rite tridentin éloignant de l'Église, il revêt de ce fait le caractère implicitement schismati­que ; -- la sollicitude pontificale pour tous ses enfants exclut, du fait des « conditions très strictes » dont elle est assortie, les familles qui demandent nommément à leur Évêque qu'un mariage soit célébré selon le rite « tridentin » ; *Une telle ségrégation* « *anti-familiale* » revêt un caractère douloureux au moment où Mgr Bernard institue une messe conforme aux dispositions de la circulaire romaine du 3 octobre, et la célèbre lui-même à la chapelle dominicaine de Nancy le 6 janvier 1986. Ces interprétations, que je conteste, « paraissent » obli­ger Mgr Bernard à répondre négativement à ma lettre de demande du 5 janvier 1986 pour que mon mariage soit célébré selon le rite « tridentin ». Je suis donc fondée à penser que Mgr Bernard s'éloigne du désir pontifical manifesté par la circulaire romaine, et s'éloigne de la communion avec le Père commun dans les mêmes proportions, au for externe évidemment. 122:304 2\. Application du code de droit canonique. ####### 2.1. -- Sur la « célébration contre les règles canoniques ». Mgr Bernard écrit, le 4 mars 1986 : « Je viens d'ap­prendre que votre mariage était annoncé comme devant être célébré à Gripport par Monsieur l'abbé André. Je suis très surpris et très peiné que Monsieur l'abbé Son ait accepté cela en allant contre *les règles canoniques de l'Église* *qui datent de bien avant le Concile.* » Plus grande encore est ma surprise, après avoir examiné les textes (ce qui m'a imposé des recherches et du temps), de constater que Mgr Bernard se réfère à des « règles canoniques de bien avant le Concile » alors que la Constitution apostolique *Sacrae Disciplinae Leges* promulguée le 25 janvier 1983 institue un code dont le canon n. 6 § 1 stipule : « Avec l'entrée en vigueur du présent Code, sont abrogés : 1° le Code du droit cano­nique promulgué en 1917 ; .... » Ce Code de Droit Canon ayant « valeur de loi depuis le premier jour de l'Avent de cette année 1983 », je ne comprends pas comment l'Ordinaire du Diocèse de Nancy, pourtant attaché aux « conditions très strictes » d'une circulaire romaine, ignore délibérément (est-ce pour intimider ?) une constitution apostolique applicable depuis 27 mois utiles. La lecture du canon 383 n'arrête pas ma surprise lors­que je constate que le Code prescrit à l'Évêque diocé­sain un comportement qu'il refuse à la catholique que j'entends rester : « qu'envers les frères qui ne sont pas en pleine communion avec l'Église Catholique, il se comporte avec bonté et charité, en encourageant l'œcu­ménisme tel que le comprend l'Église ». ####### 2.2. -- Sur la « nullité du mariage qui serait célébré à Grip­port ». Mgr Bernard écrit, le 4 mars 1986 : « J'ai le grand regret de vous dire que Monsieur l'abbé André ne peut recevoir la délégation pour vous marier et que si votre mariage était célébré à Gripport il serait nul. » 123:304 Cette affirmation verticale, marquée par l'autorité qui l'émet, me renvoie aux canons 1108, 1109, et suivants : -- canon 1108 : « ...les mariages contractés devant le curé, ou un prêtre... délégué par l'un d'entre eux, sont valides. » -- canon 1109 : « ...Le curé assiste validement dans les limites de son territoire, EN VERTU DE SON OFFICE, au mariage de ses sujets, mais AUSSI DE CEUX QUI NE LE SONT PAS, pourvu que l'un ou l'autre soit de rite latin. » -- canon 1111 : « L'Ordinaire du lieu ET le curé du lieu peuvent déléguer aux prêtres et aux diacres la faculté même générale d'assister aux mariages dans les limites de leur territoire. « § 2. Pour que la délégation d'assister aux mariages soit valide, elle doit être expressément don­née à des personnes déterminées ; s'il s'agit d'une délégation spéciale, elle doit être donnée pour un mariage déterminé.... » -- canon 1115 : « Les mariages seront célébrés dans la paroisse où l'un ou l'autre des contractants a domicile ou quasi-domicile, ou résidence d'un mois, ... ; avec l'autorisation de l'Ordinaire propre OU du curé propre, ils peuvent être célébrés ailleurs. » Qu'il me soit permis d'observer que le Code de Droit Canonique en vigueur conforte la responsabilité et les pouvoirs du curé (ni excommunié, ni interdit, ni sus­pens). Serait-ce pour ce motif que l'Évêque de Nancy occulte ce droit ? En tout cas, je ne trouve pas dans le Code ni dans les attendus de Mgr Bernard les motifs précis qui entraîne­raient la nullité de mon mariage à Gripport. Je me permets de souligner que *ma recherche de la paroisse de Gripport est postérieure au refus épiscopal d'autoriser la messe traditionnelle* dans la paroisse de mon domicile à Frolois. En effet, *Monsieur le Curé de Gripport a main­tenu la coutume immémoriale du rite tridentin dans ses paroisses,* ce qui est une contribution pastorale considé­rable pour le diocèse. 124:304 ####### 2.3. -- La paroisse de Gripport frappée d'ostracisme. Mgr Bernard écrit : « Je vous CONSEILLE donc : -- ou de le faire célébrer dans la Région parisienne où vous habitez, -- ou à Frolois, -- ou dans une des paroisses *des environs.* » Ainsi donc, Mgr de Nancy nous conseille de célébrer ce mariage notamment *dans les environs*. Mais *Gripport, situé à 25 km de Frolois,* est frappé d' « ostracisme » inexpliqué et inavoué. Ce mariage pourrait avoir lieu non seulement à Paris (où j'ai un quasi-domicile), mais même dans la « Région parisienne » (où je n'ai pas d'autre quasi-domicile). Tout cela établit bien la preuve que la paroisse de Gripport bénéficie d'une exclusivité : celle de l' « ostracisme ». Ainsi voit-on la position implicite présentée ci-dessus au point 1.4 : l'attachement au rite tridentin est considéré par l'Évêque actuel de Nancy comme schis­matique. ####### 2.4. -- Sur ma « sensibilité dans le cadre des orientations liturgiques ». Mgr Bernard poursuit sa lettre du 4 mars 1986 en ces termes : « Je vous propose de rencontrer M. l'abbé Mil­let, ou d'aller voir le Révérend Père Bied-Charreton.... Ce prêtre de grande valeur et très expérimenté vous aidera à préparer le mieux possible une célébration plei­nement valable aux yeux de l'Église et, en même temps, respectueuse de votre sensibilité dans le cadre des orien­tations liturgiques. » J'ai rencontré Monsieur le Curé de Frolois, M. l'abbé Millet, à deux reprises, avec mon fiancé, sur le présent sujet. Il nous a reçus courtoisement. Non moins cour­toisement, nous a demandé de solliciter directement vo­tre accord, ainsi que je vous l'ai déjà exprimé dans ma lettre du 5 janvier dernier. *Il s'est déjà dessaisi de cette affaire, alors que le canon 1115 l'autorisait à régler l'af­faire lui-même.* Une nouvelle rencontre devient donc sans objet. 125:304 Quant au R.P. Bied-Charreton, *nous ne le connaissons pas ;* au contraire, nous connaissons l'abbé Son. *Peut-on nous* « *obliger* » *à préparer notre mariage avec un prêtre qui ne nous connaît* *pas non plus ?* Mgr situe notre « attachement au rite tridentin » au niveau de la « sensibilité ». Ce vocable est d'ordinaire employé dans le domaine psychologique, voire politi­que ; il fait son entrée dans le domaine pastoral. Dont acte. J'ai précisé, par ma lettre du 5 janvier à Mgr Bernard, pourquoi mon fiancé et moi-même sommes attachés à la Tradition de l'Église : -- *le rite multiséculaire a nourri une foule de saints ;* -- *la Tradition de l'Église a éclairé mon jugement dans mes difficiles cas de conscience* *d'infirmière ;* -- *cette Tradition est un réconfortant ciment d'unité et de paix familiales. Ramener ces quelques aspects à de la* « *sensibilité* » *contribue à falsifier mes propres décla­rations.* Dont acte également. -- *mon fiancé a franchi la première étape de sa* « *conver­sion* » *en assistant, pour la première fois,* *à une messe traditionnelle et solennelle.* L'euphémisme « orientations liturgiques » pourrait laisser penser à une sorte de préférence pastorale, peut-être une « navigation à l'estime » liée à la diversité des conditions de lieux, de mentalités, etc. En fait, la pré­sente affaire a révélé la véritable nature de ces « orien­tations » : ce sont en vérité des « conditions très strictes » comme on l'a vu plus haut au point 1.4. ####### 2.5. -- Seconde conclusion Mgr l'Évêque de Nancy *utilise contre le curé de Gripport un texte canonique abrogé régulièrement ;* il refuse, en fait, de faire droit aux dispositions du Code de Droit Canonique en vigueur depuis 27 mois. Par ce moyen, il frappe d' « ostracisme » la paroisse de Gripport. Il maintient la qualification implicite de « schismati­que » qu'il réserve à l'attachement à la tradition de l'Église dans son rite « tridentin » ; en même temps, il qualifie cet attachement de « sensibilité ». 126:304 Remarquons toutefois que ces positions et décisions ne sont précises que dans leur portée prohibitrice. 3\. -- Conclusion générale. Je me suis attachée, jusqu'à présent, à établir, par les faits écrits, diverses anomalies épiscopales. Qu'on veuille bien considérer ci-après leur résumé, et les indications qu'elles suggèrent, étant sauves les dispositions du canon 755, ainsi que la révérence due aux pasteurs comme le rappelle le canon 212 : -- *je conteste* l'affirmation de l'Évêque de Nancy selon laquelle la circulaire de la Congrégation romaine pour le Culte Divin du 3.10.84 *ne s'applique pas à* « *des familles, mais à* *des groupes constitués* »* ;* -- *je conteste* que la motivation connue de cette cir­culaire soit de permettre à ceux qui se sont éloignés de l'Église, pour des raisons de liturgie, de la rejoin­dre ; ce qui impliquerait comme corollaire que *l'at­tachement au rite tridentin serait implicitement schis­matique ;* -- *je conteste* que pour « *avoir certains chants latins pendant la messe* » cela soit *soumis à* *l'accord du curé,* si l'on entend ainsi que c'est le curé qui décide d'ajouter ou de retrancher quoi que ce soit dans la liturgie ; -- *je conteste* que le droit canonique en vigueur soit celui promulgué en 1917 ; -- *je conteste* que, en conséquence ou hors conséquen­ce, *mon mariage serait automatiquement nul* du fait qu'il serait célébré à Gripport, soit par le curé de cette paroisse, Monsieur l'abbé Son, soit par un autre prêtre, *même si ce mariage était contracté de­vant un prêtre délégué par le curé de l'un des contrac­tants ;* je conteste donc l'interdit occulte, ou l' « os­tracisme », qui frappe actuellement Monsieur le curé de Gripport sous le motif vraisemblable mais ina­voué qu'il est lui-même attaché au rite tridentin. 127:304 Enfin qu'on veuille bien porter devant l'Autorité compé­tente les remarques suivantes : Mgr Jean Bernard, Évêque de Nancy, pourchasse depuis plus de 15 ans le Curé de Gripport, Monsieur l'abbé Emmanuel Son. Il est public et scandaleux que cet homme de 75 ans soit « intimidé », « manipulé », « relancé » et « accablé » par Mgr Fruehauf lorsque ce dernier est vicaire épiscopal ; et que l'Évêque de Nancy reprenne la « charge » à l'occasion de la présente affaire, le somme de « se » démissionner avant même d'atteindre la limite d'âge fixée par le droit. En mon âme et conscience de laïque catholique non théologienne mais attachée à ma sainte religion, je consi­dère que les manœuvres auxquelles j'assiste se situent dans un enjeu plus vaste et qui sent le soufre. Je vois ce que le pape Paul VI appelait lui-même *l'infiltration des fumées de* *Satan dans l'Église*. Les preuves sont (modestement) citées plus haut : la rigueur à géométrie variable en est un signe. Mais que l'on sache que *ces intimidations, méthode si chère aux systèmes totalitaires, n'ont guère de prise sur la laïque que je suis, et qui de ce fait peut exprimer ce que de nombreux prêtres doivent garder dans le silence d'une obéissance hélas alimentaire*. Une première étape décisive dans le « renouveau » évo­qué partout serait évidemment le retour à l'état de droit ; ce qui aurait comme heureuse répercussion l'arrêt des persécutions contre l'abbé Son. \[Fin de la reproduction intégrale du « Mémoire » de Mlle Martine Davion joint à sa lettre du 2 avril 1986 à Mgr l'évêque de Nancy.\] ============== fin du numéro 304. [^1]:  -- (1). Voir sur ces questions notre opuscule : *Le principe de totalité* (Nou­velles Éditions Latines, 1963). [^2]:  -- (1). Michel Mohrt : *La* guerre civile, roman (Gallimard). [^3]:  -- (2). Toutefois j'ai lu dans *Aspects de la France* du 10 avril 1986 qu'un groupe de personnes, à l'initiative de Pierre Chaumeil, avaient l'intention de déposer une gerbe, le dimanche 13 avril, devant la statue équestre d'Henri IV au milieu du Pont Neuf à Paris, en hommage à la promulga­tion de l'édit de Nantes le 13 avril 1598. Mais cela ne fait que mettre davantage encore en lumière le fait observé par Georges Laffly : les personnalités officielles, les autorités civiles, religieuses et médiatiques com­mémorent avec horreur la révocation, mais omettent de commémorer avec bonheur l'édit lui-même. L'histoire de France telle qu'elle est écrite depuis plus d'un siècle (Fustel déjà en faisait la remarque) et maintenant telle qu'elle est vécue par un peuple trompé est une histoire que l'on dirait sélectivement fabriquée par des ennemis de la France. (Note de J. M.) [^4]:  -- (1). Plon, éditeur. [^5]:  -- (2). On trouvera l'histoire de Jacques Fesch, et notamment ses derniers écrits, dans *Lumière sur l'échafaud*, éditions ouvrières. [^6]:  -- (1). Révérend Père R.-Th. Calmel. \[*Idem* pour toutes les citations de cet article. -- 2003\] [^7]:  -- (1). Depuis Jean XXIII, tous les cardinaux sont évêques. [^8]: **\*** -- Voir : Le vrai sens de l' « una cum » au canon de la messe (It. 265, p. 8). \[2006\] [^9]:  -- (1). *Confer* aussi, dans le même sens, la lecture d'Isaïe à l'importante messe SITIENTES du samedi de la quatrième semaine de Carême. Enfin, toujours en rapport avec le baptême pascal, la belle messe du Bon Pas­teur, le 2^e^ dim. après Pâques.