# 306-09-86
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## Alexis Curvers
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### Honneur à ses 80 ans
par Jean Madiran
NE L'AI-JE POINT DÉJÀ RACONTÉ ? Je n'avais pas lu *Tempo di Roma* et j'ignorais le nom d'Alexis Curvers. Un hebdomadaire parisien publiait des extraits d'un livre sur Pie XII qui allait être le *Pie XII outragé*. Au premier coup d'œil je fus frappé par l'évidence. Un regard plus attentif me le confirma : à mesure que je lisais, j'avais la certitude croissante (qu'Alexis me pardonne cette prétention) que moi seul avais pu écrire ces choses, et les écrire de cette manière-là. Il arrive qu'on lise une page dont on aurait voulu être l'auteur. Je lisais des pages dont j'étais l'auteur.
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Mais je rêvais. Je ne les avais pas écrites. Pas encore. Et pourtant elles étaient imprimées sous mes yeux. J'interrogeai deux ou trois personnes aussi béotiennes que moi : non, on ne connaissait pas cet Alexis Curvers. La même semaine ou à peu près, un personnage d'une grande courtoisie, d'une douceur effacée, était timidement passé à mon bureau en mon absence. Il n'avait laissé que son nom. C'était lui. Il me fallut encore découvrir son adresse. Dès que je l'eus, à l'instant je fus sur la route. C'est seulement à mi-chemin que je m'avisai de lui téléphoner mon arrivée imminente. Il était chez lui. Et sur mon assurance que je venais à Liège uniquement pour le voir, et uniquement pour obtenir tout de suite sa collaboration, il n'eut guère que le temps de retenir une chambre et de réserver une table. Lui n'ignorait rien d'ITINÉRAIRES.
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Puisqu'il a cette année quatre-vingts ans, honneur à ses quatre-vingts ans, fêtons Alexis Curvers. Pour parler dignement de lui, je voulais relire son œuvre d'un bout à l'autre. Je n'ai même pas commencé. Déjà en retard sur l'anniversaire exact, qui est bien cette année, mais qui était au début, si j'attends encore, l'année 1986 passera sans que j'aie commencé, et la revue ITINÉRAIRES aura manqué le rendez-vous. Un journal du moins était à peu près à l'heure, ce fut PRÉSENT bien sûr. Il fut le seul à Paris. C'est pour une fonction et des raisons de cet ordre qu'il faut que cette *présence* à nulle autre pareille, cette présence de l'unique quotidien contre-révolutionnaire, continue malgré le coup qui devait l'abattre : depuis le 1^er^ juin je n'ai pas eu le loisir d'être à autre chose.
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Cher Alexis, je n'ai finalement rien relu de vous. Mais je puis grâce à vous offrir au lecteur un « Curvers » inédit, un grand Curvers, quelques nouvelles Pages de journal qu'on trouvera un peu plus loin : vous lire et vous donner à lire c'est aussi une bonne manière de vous fêter. Et je puis vous offrir, on va le voir, un « Laffly », un merveilleux Laffly, qui vous fête mieux que je ne l'aurais su. Je viens seulement présider la cérémonie. Mais de tout cœur.
-- Je n'ai pas parlé du *Pie XII,* m'a dit Laffly. A vous de le faire.
Il en parle tout de même, il dit sa place dans votre vie et dans votre œuvre. Qu'en dire d'autre qui ne soit désolation lamentable et malédiction : le mensonge sur Pie XII tient plus que jamais le haut du pavé, on l'enseigne jusque dans les écoles, c'est *l'enseignement du mépris* maintenant retourné contre nous par ceux qui pour autant n'arrêtent pas de se plaindre de l'avoir subi. Le mensonge sur Pie XII, votre livre l'avait rendu insoutenable : et il est le plus soutenu. Comme le socialisme, dont on disait à Péguy, c'était avant la guerre de 1914, qu'il était désormais insoutenable, et Péguy répondait : -- Vous avez réfuté le socialisme, vous l'avez rendu insoutenable pour Platon, mais il sera le plus soutenu : par l'État, par la puissance administrative, par la prépotence culturelle du parti intellectuel qui exerce sa domination matérielle dans le domaine spirituel. Quelle prophétie, et combien vérifiée, pour le socialisme.
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Vérifiée aussi, plus généralement, pour la décadence, pour la décomposition, dont le socialisme n'est qu'un symptôme. Et pour la décomposition de l'Église où Pie XII, quand s'arrête un moment la calomnie, est alors passé sous silence de la manière la plus officielle : les documents romains en matière sociale ne le citent plus, ils ignorent sa doctrine, ils tournent le dos à la lettre et à l'esprit de cette somme géniale qu'il avait édifiée, la somme catholique pour notre temps composée par le plus grand docteur du XX^e^ siècle. Le flot montant des barbares a presque tout submergé, jusque dans le lieu saint.
Quand je considère votre destinée intellectuelle, écrivain français de cœur et de style, né à Liège en 1906, méditerranéen d'adoption, je pense que vous êtes l'un de ceux que la Providence avait préparés pour nous avertir : pour nous montrer que notre pauvre Occident démocratique succombe comme avait succombé l'empire d'Occident, sous les coups ou plutôt sous l'intoxication de la même éternelle subversion. La seule différence essentielle est que cette fois-ci nous sommes en effet mieux avertis. C'est seulement dans ITINÉRAIRES, du moins jusqu'à ce jour, que l'on aura pu lire La fin d'un monde et Quand (Europe mourut pour la première fois. Vous y avertissiez que « la subversion s'avance masquée » et qu' « il lui importe donc de tenir cachés les antécédents de la subversion, comme à sa fille la décadence de ne pas divulguer les recettes éprouvées de la décadence ».
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Je vous ai vainement supplié d'achever et de publier l'ouvrage entier, il devait s'appeler *Les grands barbares blancs*, dont sont extraits ces deux amples chapitres : en un sens, ils suffisent déjà, et il suffit qu'ils aient paru dans ITINÉRAIRES. Ils sont allés ou ils iront rejoindre celui ou ceux pour qui ils ont été écrits.
Si demain en effet il nous est donné un autre Charlemagne, il aura lu Alexis Curvers ; ou bien il aura eu des parents, des maîtres qui l'auront lu. Et vous aurez alors, mon cher Alexis, sur nos places publiques enfin sauvées, restaurées et rendues à leur dignité, votre statue.
Jean Madiran.
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### Curvers
par Georges Laffly
LA PARABOLE DES TALENTS est au centre de l'œuvre d'Alexis Curvers. Qu'avons-nous fait des dons reçus, que faisons-nous de ceux que nous recevons à chaque instant jusqu'au dernier jour ? La réponse à ces questions n'est jamais simple, en particulier pour l'écrivain. Sa voie véritable peut lui apparaître comme une tentation trompeuse, et la solution évidente pour d'autres devenir pour lui un piège (choisir une situation honorable, par exemple). Le loisir, la flânerie contemplative -- et le refus des corvées -- peuvent lui être non seulement bénéfiques mais nécessaires. Mais il n'est pas sans risques que le devoir prenne l'apparence de la dissipation.
Une des meilleures chroniques d'*Entre deux anges* nous donne à voir ces ambiguïtés. Le narrateur, tiraillé entre Tracassin, son ange gardien et un ange buissonnier nommé Vole au vent, oscille entre le danger de périr d'ennui et celui de se dissoudre dans la frivolité.
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L'un l'assomme d'obligations, l'autre l'entraîne dans les mésaventures. Notre homme finit par apprendre le bon usage de ses anges (et qu'il a besoin des deux), mais il n'en donne pas la recette. Il n'y en a pas. Jusqu'au bout nous pouvons nous égarer, et de bonne foi.
Et il faut compter aussi avec la paresse, l'engourdissement de l'habitude, la négligence ou la froideur devant la beauté. C'est Larbaud qui aurait voulu élever l'attention au rang des dons du Saint-Esprit (voir Le rebut, dans Aux couleurs de Rome). Curvers est de cette famille ; toujours soucieux jusqu'au scrupule des soins et de la reconnaissance que nous devons à la Création -- premier don, inépuisable, fait à tous les vivants, et qui ne les étonne même plus.
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Quel est le sujet de *Tempo di Roma*, le roman le plus fameux de Curvers ? Le narrateur, un jeune Belge qui vit en marge et prend plaisir à sa belle liberté, découvre tout à coup qu'il est débiteur. Il a beaucoup reçu, il a été aidé, guidé, sans s'en apercevoir. Par Géronima. Par ce petit peuple romain, si amical. Et plus encore par le très secret Sir Craven. Et Jimmy (le narrateur) a négligé ces dons, les a reçus sans s'en rendre compte, comme s'ils étaient dus. Il s'interroge enfin, il se repent de les avoir si négligemment accueillis -- et c'est alors qu'il les mérite, qu'il est quitte.
Guidant les touristes dans Rome, Jimmy était assez sensible pour voir qu'il promenait un certain nombre de poètes et d'artistes manqués ; de ceux qui n'ont pas eu la force de croire à leur vocation. Ils se sont rangés sagement (obéissant trop vite à leur ange Tracassin ?).
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Les années ont passé, ils viennent à Rome et découvrent « le paradis de la beauté possible, honorée, incorporée à la vie » ; c'est découvrir leur erreur, la faute d'avoir capitulé presque sans bataille. « Ils avaient renoncé, s'étaient cherché une situation dans leurs petites villes grises, s'étaient laissé persuader que l'art et tout ce qu'il suppose de révolte et d'enivrement sont choses frivoles et coupables. »
Là encore, c'est à Larbaud que l'on pense. Plus d'une page chez lui montre la fierté de celui qui n'a jamais déserté, qui a su donner son rang et sa place à l'esprit. Curvers y ajoute une note de compassion, quand il compare « ces petits anges découragés » à ceux qui n'ont même jamais soupçonné la beauté, aux pharisiens assurés dans leur documentation, leur savoir et leurs chiffres. « Du reste, volontiers rieurs, sauvés par la certitude qu'ils avaient d'appartenir à l'élite intellectuelle, conformément à l'éthique du monde moderne, qui a retiré aux artistes les fonctions de l'esprit, pour en attribuer les prérogatives aux savants, lesquels s'en servent pour instaurer l'empire du néant. Car le néant ne gêne personne, tandis que toute création contrevient à l'égalité et cause un scandale permanent. »
Quand Curvers dit de ceux-là qu'ils sont « sauvés », il entend bien qu'ils le sont à leurs propres yeux et selon le jugement du monde, toujours complaisant à l'erreur ; il ne s'agit nullement d'un salut véritable puisque justement ces « professeurs » se trompent, ne savent même pas qu'il y avait un bon usage à faire de leurs talents. Le déséquilibre du monde moderne tient pour bonne part à cette fausse hiérarchie où le chiffre supplante le chant. Mépris de la beauté, et donc de la Création, que l'on pollue, que l'on abîme. Nous vivons dans la laideur, le faux, le mal. Tout se tient. Si l'on nomme civilisation tout ce qui favorise le mouvement de l'âme vers l'amour, la piété, la louange, est barbarie tout ce qui gêne cet élan. Nous y sommes. Nous ne savons plus rendre grâce.
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La dérision, le refus, la révolte prolifèrent, sont presque inévitables. Au mieux pourra-t-on rester à l'écart du jeu de massacre, se rallier à un groupe en marge. Le bon usage des talents devient de plus en plus difficile.
Le commandant de la prison où échoue Jimmy (soupçonné à tort, on s'en souvient), et qui a l'esprit juste, lui dit très bien : « Vous et vos amis, gens de valeur, gens intelligents mais veules, c'est l'époque qui vous a gâtés. Au lieu de servir au bien, vous servez au mal. Le monde est en train de s'écrouler. Dix justes peut-être suffiraient à le tenir debout. Les gens comme moi, dans la police, nous n'avons qu'une fonction négative : bien que nécessaires, nous ne sommes guère utiles et sommes souvent néfastes. La fonction positive, c'est à des gens comme vous que Dieu l'avait dévolue vous deviez redresser et créer. Et voilà qu'en abusant de vos qualités mêmes, par je ne sais quelle fatalité, vous entrez dans la ronde infernale, vous aggravez le micmac, la confusion universelle... »
Il dit aussi, et c'est à la fois délicat et perspicace « Dans une époque comme la nôtre, les meilleurs des hommes sont aussi les plus prompts à se dérégler. Une même passion les anime : celle de se galvauder, de sacrifier ce qu'ils ont de précieux sur des autels médiocres, les seuls que l'époque leur offre. Le règne de la canaille est proche. »
A des détails comme celui-ci, on voit que le temps a coulé depuis la fin des années quarante, époque où parlait ce sage. Le règne de la canaille est là. Peut-être parce que les canailles sont irrésistiblement plus fortes, plus rusées, plus séduisantes que ceux qui s'opposent à elles. Peut-être par la faiblesse, le manque de conviction de ces opposants, comme le croit Jimmy : « Le Saint-Père a prononcé une parole profonde, dans une allocution que nous ont relayée les haut-parleurs de la prison, quand il dit que la fatigue des gens de bien est le plus grand danger d'aujourd'hui. »
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Fatigue ? Négligence des biens et des beautés qui nous ont été légués, mal défendus parce qu'on n'en sait plus la valeur ? Sans doute, mais il y a aussi le fait que rappelle le commandant : l'époque ne propose que des autels médiocres.
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*Tempo di Roma*, malgré cette fêlure, est un roman réconcilié. Imprégné de bonheur, il le garde comme une pierre garde la chaleur du jour, bien longtemps après que la nuit est venue. On trouverait une vue plus âpre des choses dans deux romans précédents : *Bourg-le-rond* (en collaboration avec Jean Sarrazin, mais l'accent propre de Curvers y est bien sensible) et *Printemps chez des ombres*.
Dès ces premiers livres, l'auteur montre une sensibilité aiguë, exquise, et l'art de la notation exacte, qui fixe l'insaisissable. Il sait décrire la brume lumineuse où se meuvent les adolescents -- animaux farouches, aux nuances si variables, déconcertantes. *Printemps chez des ombres* soutient le rapprochement avec *Fermina Marquez* et *Battling le ténébreux*, épreuve difficile. Dès lors, également, on trouve dans cette œuvre une prédilection pour les petites gens, ceux que la vie secoue plus fort que les autres, qui n'ont pas d'argent ou de relations pour en éviter les coups, et qui ont besoin d'un peu plus de courage et de bonne humeur que les autres. Ils n'en manquent pas. Dieu merci, car la société où ils vivent est cruelle. On ne peut pas dire que les gens de bien y sont fatigués, ils semblent avoir quitté la partie.
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Dans *Bourg-le-rond*, en particulier, l'horizon est bouché. Le mensonge règne sur cette petite ville wallonne, le mensonge et l'argent. Au centre du roman, la prétendue apparition de « sainte Brande » à deux fillettes. Un industriel, Dupont, déjà « de Feschereux », et que l'on trouvera marquis à la fin, organise l'affaire et la lance, devant un clergé silencieux, puis volant au secours du succès. La description des mécanismes qui mettent les vertus et la foi au service des intérêts est précise, et dure. Le ton général mêle de façon remarquable le sarcasme et la tendresse.
Dans *Printemps chez des ombres,* même société, qui souffre d'ennui, de laideur, d'injustice. Les vérités qu'elle affirme reconnaître -- à commencer par la foi chrétienne -- ne sont plus efficaces. La source de vie semble bouchée. Le remède, c'est la fuite (comme feront Henri, Gustave) ou le petit groupe des « subtils » qui écartent tout ce qui est « attristant ».
« On a beaucoup brandi la vertu pour dominer, pour opprimer, pour empêcher les gens de respirer. » Le personnage qui prononce ces mots a des raisons particulières de se plaindre du système des lois et des coutumes en vigueur. Mais sa remarque pourrait être faite par presque tous les autres personnages, qui se sentent étouffés, soumis à une surveillance absurde. Seul François y échappe : il fait ce qu'il veut, il est riche.
C'est à cause de cette atmosphère que la fête organisée pour les grévistes (et qui prend du coup un air de révolte) fait tant de bien à nos adolescents. Ils ont défié le convenable et l'ennui. Même M. Colbat, triste tyran, triste vaincu, aurait bien voulu qu'on pense à l'inviter. Les jeunes gens du groupe, d'ailleurs, ont la naïveté d'associer leur bonheur d'une soirée à « la cause du prolétariat ». Jobardise des années trente.
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Comme le dit Isabelle (c'est une des très rares fois où l'auteur souligne), Yvonne, qui fut l'âme du groupe, fait penser à ces vierges que les temps antiques sacrifiaient pour obtenir de belles récoltes. Il semble que sa mort soit la rançon de la liberté des autres. Sacrifice tout involontaire, il faut le souligner. Elle ne rêvait que d'être aimée de François, qui ne l'aimait pas. Elle désirait une vie qui lui soit propre, ayant suffisamment donné au groupe, et s'effrayant même à l'idée d'être vouée au don de soi, au renoncement. Tentée par cette voie sublime, mais la rejetant. Sans doute l'auteur comprend son trouble et son refus. Voyez comme il traite Antigone, dans *Ce vieil Œdipe*. Cette pièce étrange correspond au drame satirique qui accompagnait, dit-on, les tragédies grecques, montrant l'autre face des choses, les tournant au comique. Ici, nous découvrons un Œdipe ronchon, tricheur (il n'est pas aveugle), terriblement égoïste, et une Antigone qui se voue à son père par une sorte de lâcheté devant la vie. Les deux personnages courent au sublime, embarrassant tout le monde, alors qu'il serait si facile d'arranger les choses. Le bonheur est possible jusqu'au bout, même pour Œdipe, même pour Antigone. Il faut d'énormes contorsions pour l'éviter.
Pièce grinçante, déconcertante, où l'on risquerait de rire de la grandeur si l'auteur ne nous remettait dans une voie plus juste (au IV^e^ acte). Reste que la complaisance au malheur y est énergiquement refusée, et c'est là une leçon qu'aurait comprise Yvonne Colbat, si vaillante.
On voit ce qui dans ses romans tient aux maux plus ou moins imaginaires de l'adolescence : souffrir de cages qui n'existent guère, leurs barreaux étant de papier, souffrir d'un exil, la vie en province, qui existe encore moins, le lieu le plus perdu pouvant être un centre. Mais il y a de l'injustice à parler ainsi. Ce monde peu aimable existait bel et bien, avec ses contraintes très réelles.
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Et il ne s'agit pas de délivrer à Alexis Curvers des états de service révolutionnaires dont il se moque. Toute la littérature de l'entre deux guerres tient le même propos, et le cinéma qui en reste : le monde n'est pas viable, et se sent perdu. Il y eut la guerre, et notre monde à nous, qui est pire, mais c'est une autre affaire.
Avec *Tempo di Roma*, nous voilà libérés de toutes les cages, et vivant au centre même de l'univers (Rome, on ne fait pas mieux), loin de la grisaille, loin de la médiocrité. C'est cela aussi qui donne un air heureux à ce roman, et le ton de la reconnaissance émerveillée. Tout est devenu plus facile et plus clair. Sans doute, un malaise subsiste, et le commandant fait sentir à Jimmy qu'il pourrait faire un meilleur usage de sa jeunesse. Justement, le jeune homme prend très bien la leçon : elle confirme ce qu'il se disait lui-même.
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Voilà donc liquidées les querelles avec les fantômes et les ombres. La liberté est conquise, et l'on sait le bon usage qu'on en peut faire. Il semble qu'on puisse attendre de Curvers d'autres œuvres où rayonneront le sens de la beauté et du bonheur, l'éloge du monde créé. C'est pour cela que son talent est fait. Pas du tout. Le livre qui suivra montre la voie nouvelle où il s'est engagé, et n'a plus quittée depuis. Il s'agit du Pape outragé, où il montre l'infamie des attaques contre Pie XII, et la lâcheté, -- la complicité -- des catholiques qui ne le défendent pas.
Depuis vingt-cinq ans, Alexis Curvers n'a pas lâché ce rempart. Il semble avoir renoncé à son œuvre de conteur et de poète, pour accepter le rôle plus humble du critique. Il est passé de l'illustration à la défense de la civilisation.
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Et bien sûr, il y a là un mystère. Certainement, il n'a pas choisi cette voie sans méditer sur le meilleur usage à faire de ses dons, et la décision n'a pas dû être facile. Visiblement, il s'est senti requis, il est allé au plus urgent. C'est à cette décision que nous devons tant de pages que les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent : le Journal, mais aussi les chapitres d'ouvrages en cours comme *Les grands barbares blancs* ou *Le carré magique.*
On pourrait parler de conversion, au sens classique du terme : non pas le passage à une foi ignorée jusque là, mais l'approfondissement de la foi connue et éprouvée depuis toujours, et la concentration de toutes les forces sur l'unique nécessaire. Précisons alors qu'une telle conversion -- d'ailleurs pure hypothèse de ma part -- peut très bien avoir eu lieu avant l'élaboration de *Tempo di Roma*, par exemple. Elle n'est pas chargée d'expliquer le renoncement au récit, elle a pu y contribuer.
Une des notes du *Journal* (ITINÉRAIRES, n° 180) dit : « Ce sont les gens de gauche qui m'ont ramené à la Tradition, alors que les gens de droite avaient été près de me convertir à la Révolution. Les curés d'autrefois me rendaient voltairien, ceux d'aujourd'hui m'ont rendu intégriste. De dégoût en dégoût, je suis revenu et m'en suis tenu à l'Évangile, qui seul ne m'a jamais rebuté. »
(Il serait simplet de voir là le résultat d'un jeu de balance animé par le seul esprit de contradiction. Ce que signifie cette oscillation, c'est que nous sommes dans un passage difficile, où la vérité paraît toujours prête à s'évader, insaisissable. Car l'accusation est bien que les curés d'hier comme ceux d'aujourd'hui, dans leurs attitudes contradictoires, laissent échapper l'essentiel, l'Évangile.)
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Ce passage à la tradition, coïncidant plus ou moins avec le moment où elle commençait d'être mise hors la loi, où il s'est agi de l'éradiquer comme une mauvaise herbe, a certainement fait sentir plus fortement à Curvers dans quel péril se trouvait la vérité. Il a voulu en être le témoin jusqu'au bout, sacrifiant tout le reste, à commencer par les autres romans ou poèmes qu'il pouvait nous donner.
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Que dit-il, dans cette nouvelle partie de son œuvre ? Que l'Église abandonne le Christ ne disant plus, ne croyant plus qu'il est Dieu, Fils de Dieu. Et cette apostasie entraîne la ruine de la civilisation. Nous sommes dans le mensonge et la nuit -- celle du mont des Oliviers, celle où saint Pierre renia Jésus : Elle semble engloutir toute lumière.
Atténuer, adoucir les expressions serait trahir la pensée d'Alexis Curvers. Et quand cet écrivain si capable de nuances savantes écrit de façon tranchée, c'est bien parce qu'il le veut ainsi, parce que le service de la vérité l'exige ainsi. Maintenir un certain flou, tendre la perche à l'erreur, c'est encore une manière de ne pas supporter la réalité. Curvers parle comme l'histoire parlera demain, s'il en existe une : avec la simplicité de qui n'a plus à ménager les contemporains, avec la clarté qu'ils n'auraient pas supportée. C'est ce décalage qui rend sa voix surprenante. Mais cette distance ne peut en aucune façon être confondue avec le ton de la polémique et ses outrances. Ce qui est outré, c'est le réel. Ce n'est pas ce que dit le témoin.
Les manières de dévaluer le Christ sont diverses. Il y a d'abord la fascination de ce qui passe pour science. L'évolution, hypothèse commode en sciences naturelles, et dangereuse à force d'être commode (elle laisse croire qu'on en sait beaucoup plus que cela n'est) devient un passe-partout, une clé universelle.
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L'air du temps le veut, et Teilhard ne fit que le confirmer. « L'hypothèse évolutionniste, étendue à tous les domaines dans le passé et dans l'avenir, amène naturellement à sa suite l'idée du Changement fatal, continu, universel, « irréversible »... Ce qui change prenant le pas sur ce qui demeure, tout changement se pare d'un prestige qui en fait bientôt un sujet d'idolâtrie : comme il est tout-puissant, ce Changement est infaillible, infiniment bon, libérateur et heureux. Voici donc intronisée la notion du Progrès indéfini. C'est perdre son temps et ses forces que d'y résister, c'est contrarier « le mouvement de l'Histoire » (avec une majuscule). » (ITINÉRAIRES, n° 102.)
Tout cela nous est seriné dès l'enfance. On omet, même dans les églises, de nous signaler que s'il existe une force qui pousse le monde en haut et en avant, et spiritualise la matière, il est superflu d'envisager un rachat de l'homme par la Passion du Christ. « La pesanteur », surnom moderniste du péché originel, sera vaincue de toute façon. Il suffit de laisser faire au temps.
Comment concevoir alors que Dieu s'abaisse jusqu'à l'homme et meure en croix, pour seulement hâter un mouvement inévitable ? Si la Rédemption est sans contenu, le Christ n'a plus lieu d'être.
Derrière cela, il y a la religion de l'homme. Curvers la dépiste dans des temps assez lointains. Examinant le célèbre retable de *l'agneau mystique,* qui est à Gand, il s'étonne de divers signes curieux. On ne sait si le panneau supérieur central représente Dieu le Père ou le Christ. Plus étrange, on voit de chaque côté de ce panneau, presque au même niveau que Dieu, d'un côté la Vierge, de l'autre côté saint Jean-Baptiste. Et au-delà, Adam et Ève, fort peu repentants, estime le critique. Qui note une ressemblance scandaleuse entre les visages donnés à Dieu, à saint Jean et à Adam : le même visage, en fait.
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Bien que le Baptiste ait dit : « Il faut qu'il croisse et que je diminue », certains hérétiques n'ont eu de cesse de le surévaluer par rapport au Christ. Autre exemple : le retable de Grünewald qui se trouve au musée de Colmar : « ...depuis l'arianisme jusqu'à nos jours, les hérétiques de tous les temps n'ont cessé d'inverser les rôles et d'exalter le Précurseur, en tant qu'il n'est qu'un homme, au point de l'égaler, voire de le substituer au véritable Sauveur, à Jésus, Dieu fait homme. » Dans notre Occident, le signe de ralliement de ces clandestins fut longtemps l'ancolie, qui figure d'une manière ou d'une autre dans leurs tableaux, qu'on se le dise.
L'argumentation fine, serrée, rigoureuse, la documentation irréprochable que l'on trouve dans cette analyse (parue dans *Approches de l'art*) sont les qualités des articles consacrés au *carré magique* (voir ITINÉRAIRES, numéros 120 à 127 et numéro 130). Là Curvers s'en prend à un préjugé historique récent, et en voie de renforcement. La « science » nie qu'il y ait eu des chrétiens établis à Pompeï avant 79 (l'éruption). On se trompe donc chaque fois que l'on trouve sur ces murs des signes chrétiens, et plus particulièrement des croix ou ce *carré magique* qui exprime la croix. A la suite de Renan, le modernisme a fait de ce point un dogme, auquel les savants se soumettent, y compris les plus sérieux (Carcopino), et à commencer par les ecclésiastiques. Les faits comptent peu. C'est que l'enjeu est grand. Si on admettait qu'en 78, on adorait la croix, cela veut dire que les chrétiens avaient déjà leur foi constituée, et leur signe distinctif. Au lieu qu'il est de bon ton d'affirmer que ni leurs textes (Évangiles) ni leur foi n'existaient encore, et que la croix fut un symbole non-chrétien. Là aussi, on évacue le Christ, on en dilue la réalité jusqu'à la faire disparaître.
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Une troisième offensive se développe aujourd'hui. On unit « les trois religions du Livre », au nom de l'efficacité, pour qu'elles résistent mieux à l'explosion de l'athéisme. On pourrait rallier à ce front, comme on dit en politique, Shiva ou le Manitou. Cela viendra peut-être. Pour les religions du Livre, on omet qu'il ne s'agit pas du même livre. C'est le Christ qui donne sens et poids à l'Ancien Testament. Or ce que l'on demande aux chrétiens, c'est de mettre à l'ombre leur foi en ce Christ qui est Dieu, mais en qui les musulmans ne voient qu'un prophète, et les juifs un imposteur. Comment une telle équivoque peut-elle être entretenue ? « *Pour que l'œcuménisme réussisse parfaitement, il faut et il suffit que personne ne croie plus à rien.* » (ITINÉRAIRES, n° 199.)
Un tel abandon suppose un reniement complet de l'Église. C'est bien ce que l'on voit, et Curvers qualifie justement une telle trahison : « Cette prêtraille impie et scandaleuse qui ose encore se dire l'Église du Christ nous aura du moins rendu un service : elle nous a forcés de choisir en connaissance de cause entre le Christ et elle. » (ITINÉRAIRES, n° 163.) C'est le cri d'étonnement et de douleur de toute une génération. Ainsi, « *ils* » ne croyaient rien de ce qu'ils disaient, de ce qu'ils imposaient. Ils ont pu passer des scrupules tatillons sur le péché de chair au laxisme, à la porno (l'apologie de *Théorème*). Passer d'un système de dogmes sans faille à la démythification, et du Syllabus à l'anarcho-révolutionnarisme. Et au nom de l'Église, jurant que c'est la même, mais meilleure et plus pure ! Disons-le : les incroyants n'ont pas été moins scandalisés que les fidèles, et ce scandale-là pèsera lourd dans les balances dernières.
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De cette chute vertigineuse de l'Église, la civilisation subit la conséquence : « La surnaturelle puissance de l'Église éclate encore plus dans le malheur du monde que dans son salut. L'une tient tellement dans ses mains les destinées de l'autre qu'elle ne défaille point sans qu'il se détruise. La déviation du spirituel entraîne la ruine du temporel. » (ITINÉRAIRES, n° 198.)
Depuis longtemps, Curvers est attentif à ce qui dans notre temps évoque les temps de la fin, et notamment le V^e^ siècle, où meurt l'empire d'Occident. Il a publié des fragments d'un ouvrage sur *Les grands barbares blancs*. Bien des traits sont frappants défaillance des élites, « fatigue des gens de bien », rôle croissant des Barbares qui, même quand ils admirent l'empire conspirent le plus souvent à sa perte, arianisme, qui est une des formes du reniement du Christ. Mais nous savons, n'est-ce pas, qu'il n'est plus à la mode de parler de décadence. On considère aujourd'hui avec respect l' « Empire tardif » (et non plus le « Bas-Empire »). Son goût du gigantisme, sa bureaucratie étouffante, sa dénatalité même nous font des signes de connivence.
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A vue humaine, il n'y a pas d'espoir. Nullement nihiliste ou romantique -- ce n'est pas Cioran -- Curvers estime raisonnablement que la partie est perdue :
« Beaucoup de gens se demandent ainsi : où va l'Église ? où va l'Occident ? où va la civilisation ? Même réponse : l'Église, la civilisation, l'Occident ne vont nulle part, ils sont déjà tout arrivés à ce point d'où il est également impossible de revenir et inutile de pousser plus loin. Le malade s'est rendu lui-même incurable et inopérable.
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« J'ai longtemps cru voir que l'Europe marchait sur les traces de l'empire romain aux derniers jours de sa décadence. Je vois maintenant que nous l'avons déjà, cet empire, bel et bien dépassé dans sa course. Vers le bas.
« Sauf miracle immérité, tout est perdu. Surtout l'honneur. » (ITINÉRAIRES, n° 230.)
Vous vouliez la vérité ? La voilà. En fait personne n'aime regarder cet insoutenable soleil en face, et Curvers, parlant ainsi, ne travaille pas à se créer un grand public (« Combien faut-il de sots pour former un public » demandait déjà Chamfort). Cependant, il reste pour quelques années au moins des lecteurs attentifs et capables de sérieux. Pour ceux-là, on aimerait qu'un éditeur rassemble des essais comme *Le carré magique* ou *Le nouveau Pater* (également paru dans ITINÉRAIRES), des études comme celle sur le retable de Gand, et le *Journal*. Il faudrait que Curvers y consente. On y verrait comment un haut esprit accueille avec une tristesse immense, mais sereinement confiant dans l'invisible, la décomposition de notre monde.
Georges Laffly.
23:306
### *Tempo di Roma*
par Olivier Mathieu
SI D'AVENTURE, dans une conversation, le nom de l'écrivain belge est prononcé devant moi, je sursaute, et il y a deux raisons à cela. La première est que je viens d'apprendre que mon interlocuteur est un homme cultivé et lettré : Alexis Curvers, qui n'a jamais cherché à se plier aux modes insanes d'aujourd'hui, est peu connu à Paris. Seule une petite élite sait l'existence de cet artiste profond, de ce créateur véritable, de ce parfait « honnête homme » aussi.
La seconde raison est plus personnelle ; elle remonte à ma propre enfance. Alors je revois mes premiers voyages, l'année de mes six ans, dans les Ardennes belges ; je me souviens de mes premiers séjours à Liège, la ville de Curvers. Ma grand-mère m'accompagnait. Le soir, elle me racontait ses propres souvenirs, les souvenirs d'avant moi ; j'écoutais, fasciné. Et souvent, dans les paroles de la vieille femme, revenait le nom : « Alexis Curvers ». Ma grand-mère s'appelait Marie de Vivier, et elle est la dédicataire de *Tempo di Roma*, le chef-d'œuvre d'Alexis Curvers.
24:306
C'est que, en effet, *Tempo di Roma* n'aurait jamais été édité sans Marie de Vivier. Celle-ci, écrivain (*L'homme pointu* évoquait l'existence tourmentée d'un autre écrivain belge, André Baillon ; *La géhenne* disait l'atroce et sublime union du désespoir, de l'amour et de la charité), était à l'époque « lectrice » chez Robert Laffont... Mais laissons Alexis Curvers lui-même raconter cet épisode, comme il l'a dit, en 1981, dans une interview à un journal liégeois :
« J'avais laissé une copie du manuscrit entre les mains d'une amie, l'écrivain Marie de Vivier, qui est morte récemment, qui était une femme très enthousiaste, qui passait d'ailleurs de la fureur à l'admiration la plus éperdue. Elle s'était enthousiasmée pour *Tempo di Roma* ; alors elle l'a fait circuler parmi des amis à elle et je n'ai jamais su comment il a fini par arriver sur le bureau de Robert Laffont que je ne connaissais pas. »
Toujours est-il que le manuscrit, auparavant refusé par plusieurs éditeurs, est publié, et dédié, en signe de remerciement, à Marie de Vivier.
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Alexis Curvers est né à Liège le 24 février 1906. Très tôt, il se montre un brillant animateur de la vie littéraire en pays liégeois, et sa renommée s'étend, dès ses premiers romans, bien au-delà des frontières de celui-ci. Dans le même temps, il fait carrière dans l'enseignement, suscitant ainsi de multiples vocations, avant d'animer, dans l'entre-deux-guerres, les *Cahiers mosans,* à l'esthétique maurrassienne.
Son premier ouvrage paraît en 1937. Écrit en collaboration avec le regretté Jean Hubaux, il s'agit de *Bourg-le-rond*. Deux ans plus tard, à la veille de la seconde guerre mondiale, ce sera *Printemps chez des ombres*. Deux livres qui seront remarqués, mais qui paraîtront dans une époque troublée. On ne dira jamais assez le tort qu'a causé la guerre à *Printemps chez des ombres*.
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*Bourg-le-rond* s'inspire de l'apparition de la Vierge à des enfants du village de Beauraing, le 29 novembre 1932. Le lieu -- où naquit également l'historien Gilles de Monin -- est devenu depuis lors le but de nombreux pèlerinages. C'est un ouvrage de fiction romanesque qu'a écrit ici Curvers, en mêlant tendresse et ironie, scepticisme et passion pour démonter les mécanismes de la dévotion populaire et -- surtout -- son exploitation marchande.
*Printemps chez des ombres* est le livre d'un très grand styliste de la langue française, et c'est un grand roman que cette chronique de l'adolescence inquiète et insouciante dans les milieux de la petite bourgeoisie, où l'on retrouve la Liège de la jeunesse d'Alexis Curvers.
La guerre vint. La paix revint. Alexis Curvers était, comme dit Dante, « au milieu du chemin de la vie ». Jusqu'ici il avait fondé et dirigé une charmante revue poétique qu'il imprimait lui-même, *La Flûte* *enchantée,* et il avait donné deux livres pleins de promesses. Mais la grande œuvre était en gestation. *Tempo di Roma* allait naître.
Vingt ans après *Printemps chez des ombres*, l'écrivain touchait à son été, dans la pleine lumière, dans la lumière sublime de Rome. Ce fut une révélation. Avec un constant bonheur d'écriture, Alexis Curvers, cet homme venu du Nord et des brumes liégeoises, exprimait l'insaisissable spectacle, le charme multicolore de Rome. Il réinventait un art de vivre. Maître à plaire, il découvrait, pour aussitôt communiquer, avec une sorte de ravissement acide et capiteux, l'art de flâner dans les rues de la Ville éternelle, et de jouir en dandy, le regard un peu désillusionné, un sourire d'indulgence à la bouche, des éphémères et illusoires festivités de l'existence.
*Tempo di Roma*, c'est le coup de foudre fulgurant éprouvé par un jeune aventurier pour l'ineffable luminosité, azurée et mordorée tour à tour, toujours légère comme un voile de gaze, d'une ville. La guerre a poussé Jimmy -- le héros de ces pages -- jusqu'aux portes de Rome. Le hasard a-t-il guidé ses pas ?
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Ou le destin ? Il est seul, sans amis, sans argent, mais il est jeune, avide, curieux de tout et plein d'espoir, sachant à peine ce qu'il désire, mais persuadé de se trouver au seuil d'une vie nouvelle, à proximité des choses possibles.
Rome d'abord comblera ce jeune barrésien ; elle lui prodiguera amour et amitié. Et *poésie*. Une poésie qui, ici, irrigue et envahit tout, poésie de Rome, poésie de Curvers celui-ci, par le truchement de ses personnages, est avant tout, pour le lecteur, le guide émerveillé de la ville. L'intrigue a peu d'importance, elle n'est que prétexte à un mélange d'érudition et de détente ; le personnage principal, c'est Rome, Rome et ses monuments, Rome et son passé, Rome et son présent, Rome de soleil et d'ombre, Rome de grandeur et de misère.
Jimmy, ce garçon de l'après-guerre attend tout de Rome. Mais elle ne fait jamais que se prêter, il l'apprendra. Et quand viendra le moment pour lui de s'éloigner de la ville, c'est conscient que Rome garde peut-être, jamais dits, ses secrets les plus essentiels, que Jimmy lui confiera le souvenir de son ami mort, Sir Craven. *Addio, Roma !*
*Tempo di Roma*, œuvre romanesque d'une qualité si rare qu'elle semble échapper à toute classification d'école, reçut le Prix Sainte-Beuve en 1957. De ce livre si diaphane, si *visuel*, un film a été tiré ; un film qui, hélas, trahit le livre. Alexis Curvers me racontait, lors de l'une de nos dernières rencontres, ne pas être resté dans la salle jusqu'à la fin. Au vrai, que de talent il faudrait à un cinéaste pour rendre l'atmosphère de dépaysement qui règne, par la grâce de la littérature et le génie d'un écrivain, dans *Tempo di Roma*... ! Peut-être le meilleur Visconti l'aurait-il pu ; peut-être aussi le cinéaste américain de *Peter Ibbetson,* Henry Hatthaway ; peut-être enfin cet extraordinaire artiste, trop peu connu, qu'est l'Italien Pupi Avati, qui a donné avec *La Balade inoubliable* (Una Gita scolastica) un film éternel, d'une tonalité qui n'est pas très éloignée de celle de *Tempo di Roma*.
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Aujourd'hui, Alexis Curvers reste considéré, contre toute justice, comme l'homme d'un seul livre. La chose est discutable, et, du reste, la question est sans importance. Car combien de mauvais écrivains qui, en France et en Belgique, à la différence de Curvers, ne se signalent que par leur prolixité ! A quoi sert d'écrire cinquante livres, si aucun ne doit laisser de trace ?
*Tempo di Roma* (enfin réédité, il y a peu, par Laffont) est un récit éblouissant. Est-ce un roman picaresque ? Une étude de mœurs ? Une histoire d'amour ? Un délassement de virtuose ? Tout cela à la fois ? Y a-t-il ici plus de grâce ou d'esprit, plus d'humour ou d'émotion ? A chacun de répondre. Une chose au moins est sûre : c'est qu'Alexis Curvers, qui est l'un des rares héritiers belges des grands cosmopolites d'entre les deux guerres, Larbaud, Segalen, Paul Morand, Abel Bonnard (*Tempo di Roma* n'est pas sans rappeler, par certains aspects, le *Rome* d'Abel Bonnard), est un écrivain français -- et plus français que beaucoup, à une époque où, en littérature comme dans la vie de tous les jours, les valeurs françaises trouvent de moins en moins de défenseurs, mais aussi des défenseurs de plus en plus décidés, valeureux et compétents.
Écrivain français donc, « méditerranéen » aussi, Alexis Curvers est avec Simenon et Marcel Thiry le plus grand écrivain liégeois de notre époque. Avec Paul Werrie, Robert Poulet qui fut et est resté son ami, Marie de Vivier et quelques autres, Alexis Curvers est un créateur marquant de la littérature française. Homme de droite, sans doute a-t-il aussi souffert de la « loi du silence » qui, encore aujourd'hui, en Belgique, s'abat sur ceux qui ne se soumettent pas au terrorisme intellectuel de la gauche.
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Qu'il me soit permis d'achever cet article comme je l'ai commencé, par l'évocation de quelques souvenirs personnels. « Alexis Curvers » ? Et je revois un jour d'hiver où, avec ma grand-mère, à Liège, dans la rue Vinâve d'Île qui prolonge la place du Roi-Albert, j'ai rendu visite pour la première fois, en face de la fontaine de la Vierge, à la maison natale d'Alexis Curvers.
« Alexis Curvers » ? Je me rappelle la mort de l'épouse de Curvers, l'helléniste et essayiste Marie Delcourt, le 17 janvier 1979, et les dernières lettres échangées entre Curvers et Marie de Vivier, jusqu'à la mort de cette dernière, survenue curieusement un an jour pour jour après celle de Marie Delcourt, le 17 janvier 1980.
Je me rappelle enfin la dernière fois où j'ai bavardé avec Alexis Curvers, dans son appartement qui surplombe à Liège le canal de l'Ourthe. C'était pendant l'hiver de 1983. J'étais venu de Bruxelles pour un jour ou deux. Sur les tables, des piles de livres, de papiers, de manuscrits. Curvers était en face de moi, à contre-jour. Dehors le soleil, énorme et rouge, se couchait. Quelques reflets brillaient encore, comme du cuivre, sur l'eau du fleuve. C'était un soir immense ; il y avait du vent. Des mouettes volaient, de-ci de-là, en criant.
Alexis Curvers me parlait de l'œuvre de Marie Delcourt, qu'il a entrepris de rééditer ; puis il évoquait les êtres disparus et les choses enfuies, en caressant un chat merveilleux aux grands yeux intelligents, à la fourrure épaisse... Et soudain, je me sentis emporté par le temps ; les paroles de ma grand-mère revenaient dans mon esprit ; cet appartement où je me trouvais pour quelques instants encore, avait-il tellement changé depuis cinquante ans ? Sans doute non... Et il me semblait, alors, avoir en personne vécu les événements que l'on m'avait si souvent racontés -- et, l'obscurité étant tombée, la voix d'Alexis Curvers, soudain, était celle de Jimmy de *Tempo di Roma*...
Olivier Mathieu.
29:306
### La visite de Jean-Paul II à la synagogue de Rome
*Pages de journal*
par Alexis Curvers
*12 avril.* -- C'est donc demain dimanche, jour du Seigneur pour les chrétiens, lendemain de sabbat pour les juifs, que le pape fera *coram populo* une démarche sans précédent : il va se rendre en personne à la synagogue de Rome. De la manière dont se passera l'événement, je ne sais rien de plus que ce que *le Figaro* annonce. Voilà déjà qui suscite quelques observations et perplexités préalables.
En première page : « Le Saint-Père souhaite que (cette visite) soit pour les catholiques l'occasion de réfléchir en profondeur sur les racines communes qui les unissent aux juifs. »
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Excellente idée en vérité, mais nullement nouvelle. L'Église, depuis ses origines, n'a jamais cessé de méditer, de revendiquer, d'illustrer et de révérer comme sacré l'héritage qu'elle tient d'Israël : sa Bible, son Décalogue, ses prophètes, ses psaumes dont toute la liturgie chrétienne est pleine. -- Mais *Le Figaro* ne dit pas si le grand rabbin de Rome, en échange de bon procédé, invitera également les juifs à « réfléchir en profondeur » sur ces mêmes « racines communes » qui les unissent aux catholiques. Cela, au moins, serait nouveau.
Page 7 : plus explicitement encore, « le pape désire que ce soit l'occasion pour les catholiques de connaître les problèmes propres du judaïsme ». Que faut-il entendre au juste par *problèmes *? Ce mot passe-partout est fort à la mode depuis que, détourné de son sens premier, il sert à signifier n'importe quoi : inquiétudes, embarras, difficultés, ennuis, petites et grandes misères, drames, sujets de réclamation, plaintes ou revendications plus ou moins justifiées, bref, tout ce qui crée malaise, quand même les causes du malaise ne sont que trop claires et n'ont donc rien de problématique à proprement parler. A ce compte, il y a des problèmes partout, pour tout le monde et tout le temps. Cependant, s'il en est aujourd'hui de particulièrement graves, urgents, massifs et angoissants, ils ont pour principal objet les chrétiens que nous voyons impunément persécutés dans le monde entier, victimes d'oppression et d'extermination comme au Liban, au Cambodge et ailleurs, en butte à des spoliations, brimades et vexations de tous genres comme dans les États communistes et dans les musulmans, voire quelque peu parfois en Israël même.
31:306
Les pays ne sont pas rares où le catéchisme et le baptême sont sévèrement proscrits, où le simple signe de la croix est passible de châtiment. -- Mais *Le Figaro* ne dit pas si le grand rabbin de Rome, par un vœu réciproque, désire que sa rencontre avec le pape soit aussi pour les juifs « l'occasion de connaître les problèmes propres » du christianisme.
\*\*\*
Le pape sera d'abord accueilli par le président de la communauté juive, « tandis qu'un chœur chantera le psaume 150 : *Alleluia, louez Dieu dans son temple !* » Ce chant d'allégresse convient à la circonstance, chacun étant libre d'entendre le mot *temple* dans le sens qu'il voudra. Au sens propre et originel, ce fut évidemment le Temple de Jérusalem, qui n'existe plus. Au figuré, sans majuscule, ce peut être aussi bien n'importe quel lieu de culte, juif, chrétien ou autre. Les modernes, croyants ou non, traduisent le plus souvent par sanctuaire. Vigouroux, Crampon, Dhorme (dans la Bible de la Pléiade) expliquent en note que ce sanctuaire ne fait qu'un avec le firmament, le ciel, séjour de la puissance divine. Voilà qui ne peut choquer personne.
Une fois entrés dans la synagogue, le grand rabbin et son visiteur diront tour à tour deux psaumes encore, sur quoi M. Joseph Vandrisse, toujours dans *Le Figaro*, a l'obligeance de nous donner les indications que voici « Le grand rabbin récitera en hébreu le psaume 123 (*Si le Seigneur n'avait pas été avec nous, le torrent nous aurait submergés*) et le pape, en italien, le psaume 132 (*Voyez comme il est bon de vivre ensemble, en frères*). La partie religieuse de la rencontre devrait se terminer par le chant du Ma-Amin, l'acte de foi en la venue du Messie, celui qu'entonnèrent tant de déportés jusque dans l'enfer des camps de la mort. »
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Précision supplémentaire donc : le grand rabbin et la chorale prieront et chanteront, comme il est naturel, *en hébreu,* langue sacrée dont Israël a su refaire son langage usuel ; le pape dira son psaume non pas en latin, langue universelle de l'Église, non pas même dans la piteuse version néo-latine du cardinal Bea, mais *en italien* « vernaculaire », langue nullement sacrée, depuis peu imposée aux catholiques, ainsi que toutes les autres langues modernes, en guise de langue religieuse pour l'usage local. Cette disparité linguistique affichée montre combien minutieusement le protocole de la cérémonie a été réglé d'avance. Contraste saisissant : Jérusalem cultive et restaure tandis que Rome galvaude et prostitue la langue traditionnelle qui est, dans toute religion, symbole et facteur d'unité.
\*\*\*
*Dimanche 13.* -- Quant à ce qui se dira ou se chantera ce soir, je n'en peux savoir que le texte des trois psaumes qui figurent au programme. J'emploie donc une partie de la journée à les relire attentivement.
Le psaume 150, qui termine le psautier en manière de doxologie, n'est qu'un *Alleluia* modulé par tous les instruments de la musique sacrée en l'honneur de Dieu. Hymne de fête ; assurément bien choisi pour manifester la joie d'Israël et saluer l'arrivée du pape quand il vient à son tour, et pour la première fois au sens propre, louer le Seigneur dans son Temple -- aujourd'hui représenté par la synagogue de Rome.
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Le psaume 124 (123 selon la Vulgate), que dira le grand rabbin, exprime la reconnaissance d'Israël envers Iahvé qui l'a tant de fois sauvé du désastre. En même temps qu'au remerciement d'y avoir survécu, les malheurs passés fournissent ici matière à un argument apologétique :
*Si Iahvé n'avait été pour nous*
*-- qu'Israël le dise ! --*
*quand les hommes se levèrent contre nous,*
*ils nous auraient avalés vivants*
*dans l'ardeur de leur colère contre nous,*
*alors les eaux nous auraient submergés...*
Oui, « qu'Israël le dise ! qu'Israël le proclame ! » -- puisque, s'il reste en vie après des tribulations si cruelles, c'est bien la preuve d'une toute-puissance qui n'appartient qu'au seul Iahvé. Rien là d'offensant pour le pape, habitué qu'il est depuis vingt siècles à identifier le nom de Iahvé avec celui du Dieu unique en trois Personnes, et le peuple élu avec l'Église. Seulement, depuis vingt siècles aussi, le peuple élu rejette cette identification et la tient pour blasphématoire.
Le dernier verset du psaume est fort beau :
*Notre secours est dans le nom de Iahvé,*
*Qui a fait les cieux et la terre.*
34:306
Peut-être, s'il entend l'hébreu, Jean-Paul II sera-t-il ému d'y reconnaître textuellement l'invocation que lui-même prononçait naguère chaque jour au commencement de la messe, dans les prières au bas de l'autel, juste avant le Confiteor : *Adjutorium nostrum in nomine Domini*. L'acolyte répondait : *Qui fecit cœlum et terram*. Et tous deux, à ces mots, se couvraient du signe de la croix comme d'un bouclier protecteur. La simultanéité des paroles et du geste symbolisait et confirmait l'unité du Père Créateur, du Fils Rédempteur et du Saint-Esprit, Dieu trinitaire seul capable d'assez de puissance et de miséricorde pour nous remettre les péchés dont le Confiteor demandait pardon.
Dans son contexte juif, ce dernier verset du psaume conclut une mise en accusation des persécuteurs d'Israël : Iahvé ne cessera pas de les confondre, ces ogres ! Dans son emploi chrétien, l'*Adjutorium* de la messe était, hier encore, un préalable au repentir du pécheur n'accusant que lui-même, un acte de confiance en la clémence divine.
Mais nous avons changé tout cela. Le verset qu'Israël continue à chanter a disparu de la liturgie catholique. Malgré la différence d'acceptions, il est douteux que le rapprochement des deux religions ait beaucoup à gagner à cette élimination unilatérale d'un texte sur la lettre duquel, du moins, elles étaient d'accord.
Le psaume 132 (133 selon l'hébreu), que dira ensuite le pape, tranche sur le précédent, comme d'ailleurs sur tous les autres, en ce qu'il ne respire qu'amitié, paix et jubilation unanime, sans aucun rappel ni ombre d'antagonisme, de malheurs ou de péchés. C'est le plus souriant des psaumes.
35:306
J'ignore quelle en est la version italienne présentement en usage. Mais je suppose que le pape n'a pas assez oublié la Vulgate pour s'écarter beaucoup de la traduction française traditionnelle que je reproduis ici (d'après l'ancien Crampon)
*Qu'il est bon, qu'il est doux*
*Pour des frères d'habiter ensemble !*
*C'est comme l'huile précieuse qui, répandue sur la tête,*
*Coule sur la barbe, sur la barbe d'Aaron*
*Et descend sur le bord de son vêtement.*
*C'est comme la rosée de l'Hermon*
*Qui descend sur les sommets de Sion,*
*Car c'est là que Jéhovah a établi la bénédiction,*
*La vie, pour toujours.*
La traduction Dhorme (dans la Pléiade) est plus littérale et probablement plus savante ; elle ne présente pourtant aucune différence notable, sauf que le scrupule de littéralité y affaiblit un peu l'accent du cantique, le ton de la prière qui se percevaient sûrement dans l'original hébreu, et n'ont jamais été plus fidèlement rendus que par le beau, vivant et pieux latin de la Vulgate. (Les savants modernes oublient toujours que saint Jérôme connaissait et sentait beaucoup plus finement qu'eux l'hébreu, le grec et le latin. Je crois même qu'il connaissait déjà mieux le français, tant son latin est naturellement apte à se couler dans la musique de notre langue.)
Va donc pour l'italien du pape. Ses auditeurs ne pourront que partager avec lui le bonheur promis par le Psalmiste aux frères qui habitent ensemble. D'autant plus que ce bonheur se définit par des images spécifiquement juives : l'huile sainte parfumant la barbe d'Aaron, la rosée des montagnes répandue sur Sion...
36:306
Les Pères de l'Église et l'exégèse chrétienne ont toujours rapporté ces métaphores à l'Église du Christ, héritière mystique d'Israël. Rien n'empêche, en effet, d'interpréter l'huile d'Aaron comme une figure de la grâce, les « sommets de Sion » comme une anticipation des sept collines romaines ou de tout autre haut lieu. Reste à se demander si les juifs eux-mêmes l'entendront de cette oreille.
Comment aussi entendront-ils le mot *frères*, qui dans l'esprit du pape désigne évidemment les juifs et les chrétiens enfin réconciliés ? Les uns et les autres ont-ils même désir et même conception de cette cohabitation qui doit combler leurs vœux à tous ? Où d'abord la situeront-ils ? Pour les uns, c'est bien clair : les « montagnes de Sion » font géographiquement partie du territoire d'Israël ; selon Dhorme, « c'est là (et nulle part ailleurs) que Iahvé a conféré la bénédiction, la vie à jamais » ! Pour les chrétiens, ce sera n'importe où. L'ambiguïté reste entière.
Au surplus, ce psaume porte un sous-titre, mais qui varie d'une édition à l'autre. Dans le psautier de Crampon (1925) : *Concorde entre les frères,* qui permet de comprendre que le conseil du Psalmiste, *sensu lato,* s'adresse à tous les hommes. Dans l'édition de la Pléiade (1959), le sens du sous-titre est sensiblement plus restrictif : *L'union du clergé et des fidèles ;* cette leçon adoptée par Dhorme se donnant pour savante et affranchie de la Vulgate, il est à supposer que le traducteur a directement puisé la formule du sous-titre, comme le reste du texte, à des sources purement hébraïques.
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Il suit de là que selon la tradition juive le Psalmiste n'a prêché la bonne entente qu'entre les seuls Israélites, à tel moment, comme il y en eut plusieurs, où les fidèles du Temple seraient entrés en conflit avec la caste sacerdotale. -- Or il est sans exemple qu'aucun docteur juif, talmudiste ou commentateur moderne de la Loi, ait jamais recommandé à ses ouailles de fraterniser ou cohabiter spirituellement avec les Gentils, ni surtout avec les chrétiens, adorateurs de Dieu fait homme, c'est-à-dire idolâtres et, qui pis est, juifs renégats.
Au terme de cet examen des textes, je m'avise que j'ai perdu beaucoup de temps à expliciter en détail ce qui va de soi dans l'ensemble : que la Synagogue et l'Église ont chacune leur manière d'adhérer aux vérités contenues dans l'Ancien Testament, soit d'une part en les prenant strictement au sens littéral, soit d'autre part en y décryptant de surcroît un sens second, figuratif et prophétique. Cette seconde manière n'exclut pas la première, mais la première exclut absolument la seconde. A part cette inégalité de traitement, l'unisson est parfait sur les textes eux-mêmes.
C'est pourquoi il serait très possible au pape et au grand rabbin de réciter en commun la totalité du psautier sans y changer un mot, sauf pour chacun à récuser mentalement tout ce que l'autre se contenterait d'y sous-entendre. Moyennant quoi la réconciliation se célébrerait tout aussi bien dans la basilique Saint-Pierre, où les prières de la Bible ont séculairement droit de cité.
Tout à l'inverse, les prières proprement chrétiennes et catholiques sont frappées d'interdit à la synagogue.
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Le simple *Gloria Patei et Filio et Spiritui sancto* y ferait scandale, comme l'*Ave Maria* à plus forte raison. Du *Credo* il faudrait censurer tout ce qui suit son premier article. Le *Pater*, à la rigueur, serait tolérable, puisque déjà l'on en trouve à peu près toutes les formules dans l'Ancien Testament et dans le rituel juif ; encore ne s'y trouvent-elles que disséminées à l'état fragmentaire, tandis que l'oraison dominicale les rassemble dans une synthèse sublime, véritable somme théologique et morale, dont l'architecture même porte le sceau de son divin Auteur. L'irréductible originalité de l'Évangile éclate avec une force particulière dans le *Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés *; Marie Delcourt me disait n'avoir découvert l'équivalent de cette idée, et du sentiment qu'elle nous dicte comme première condition du pardon de nos fautes, dans aucune religion non chrétienne.
Je n'ai rien à dire du chant qui terminera la cérémonie religieuse. Les paroles m'en sont inconnues. J'apprends seulement de M. Vandrisse que ce *Ma-Amin* est « l'acte de foi en la venue du Messie ». Et j'avoue qu'ici ma perplexité redouble.
Déjà le Vatican nous avait bien déconcertés lorsque, dans une occasion récente, il exhorta les chrétiens à « préparer avec les juifs la venue du Messie ». Ce Messie que les juifs attendent encore, n'est-il pas déjà venu pour nous, une fois pour toutes, en la personne du Christ ? S'agirait-il de sa seconde venue, du retour glorieux qu'il nous a promis pour la fin des temps, et qui sera la Parousie ?
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De toute façon, à moins de jouer étrangement sur les mots, rien ne permet de confondre le futur Messie espéré par les juifs avec Jésus, né de la Vierge Marie il y a deux mille ans. Ou bien les juifs seraient-ils enfin prêts à reconnaître en lui le Fils de Dieu ?
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*Dimanche soir.* -- N'ayant pas la télévision chez moi, je vais la voir de temps à autre dans une maison amie, quand une émission annoncée me paraît en valoir la peine. Une fois sur deux, j'en reviens déçu. Et ma curiosité, ce soir, ne sera que très partiellement récompensée par les informations que les journaux télévisés débitent, en bribes et morceaux, sur ce qui vient d'être à Rome l'événement de la journée. Du moins le spectacle est-il beau. Le peu que les caméras en ont enregistré m'en fait admirer surtout la mise en scène : les deux fauteuils savamment disposés sur pied d'égalité, la sobriété du décor, l'atmosphère solennelle, l'assistance attentive, une certaine émotion légèrement réticente... On attend.
Le pape fait son entrée, comme prévu, aux accents de l'*Alleluia* merveilleusement bien psalmodié (ce qui me rend sensible, une fois de plus, la pénétrante vertu religieuse de cette musique hébraïque inchangée depuis des siècles, mais qui s'était renouvelée et traditionnellement perpétuée dans le grégorien latin aujourd'hui banni de nos églises). Jean-Paul II traverse le temple, marchant à la droite du grand rabbin. Il est tout de blanc vêtu comme il serait dans l'intimité, sans aucun apparat pontifical ni même épiscopal ; sa calotte blanche, que les Romains appellent familièrement *papalina* ou *zucchetto* (courgette), est fort pareille à la *kipah* dont la plupart des juifs ici présents sont coiffés comme de règle en pareilles circonstances.
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Le grand rabbin est plus petit de taille que son visiteur. Mais il le dépasse par la hauteur de l'ample bonnet de toile dont il est comme auréolé. Vêtu de blanc lui aussi, il a le buste drapé, par-dessus la robe, dans les phylactères, châle de prière rayé de larges bandes noires qui s'entrecroisent avec harmonie.
A côté de cet ensemble imposant, la tenue du pape est celle d'un curé de paroisse qui serait venu là sans façons, en voisin. Il tourne vers la foule un visage empreint de bonhomie, dont le sourire semble pourtant voilé d'une ombre d'incertitude. Le visage du rabbin est plus étroit, mais s'épanouit vers le bas dans un sourire entendu, optimiste et gentil.
Saluant à gauche et à droite, Jean-Paul II esquisse de sa main levée un petit geste chaleureux, qui n'est pas en forme de croix. Un signe de croix serait évidemment tout à fait déplacé en ce lieu. Je remarque pourtant, dans un éclair de magnésium, que brille sur la soutane blanche la croix d'or pectorale : c'est le seul emblème distinctif que le Vicaire du Christ a voulu ne pas dérober à des regards peut-être offensés. Sachons-lui gré d'avoir eu ce courage, qui sans doute ne serait permis à nul autre.
On se souvient que Paul VI, bien que n'allant pas à la synagogue, intrigua un moment le monde chrétien par un pendentif insolite qu'il portait de côté à hauteur de la ceinture, tel un ornement accessoire de sa croix pectorale, plus discret mais non moins somptueux qu'elle. Dans ce petit rectangle d'or où s'enchâssaient douze pierres précieuses, l'œil sagace de l'abbé de Nantes eut tôt fait de reconnaître (photographie à l'appui) une réplique du rational, ce bijou sacré qui, symbolisant les douze tribus d'Israël, décorait jadis la poitrine du grand prêtre officiant au Temple de Jérusalem.
41:306
L'explication ne fut jamais, à ma connaissance, ni confirmée ni démentie. Mais la breloque suspectée cessa de reparaître. Jean-Paul II en a-t-il hérité ? En tout cas, il ne l'arborait pas aujourd'hui.
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*Lundi 14 avril.* -- De même qu'à la télévision, et pour les mêmes raisons, j'ai renoncé depuis longtemps à la lecture des journaux de grande information. Exceptionnellement, ce matin, je cours en acheter quelques-uns. Il me restait beaucoup à y apprendre.
Mes réflexions d'avant-hier et d'hier n'avaient pour objet que des informations relatives à une « cérémonie purement religieuse ». J'ignorais tout de ce qui était prêt à s'y ajouter, et s'y ajouta en effet. C'est là-dessus que M. Vandrisse et plusieurs de ses confrères se recoupant plus ou moins entre eux, et aussitôt relayés par divers échos radiophoniques, m'apportent enfin des précisions fort imprévues, voire imprévues d'eux-mêmes. Tous d'abord avaient insisté sur le caractère strictement religieux de la rencontre. Qui donc aurait imaginé que celle-ci donnerait lieu à des manifestations politiques ? et que les admirables prières judéo-chrétiennes seraient précédées, suivies ou entremêlées de propos laïques nullement tirés de la Bible ? On nous avait caché que ce complément de programme comporterait tout autre chose que la récitation des psaumes que les deux religions s'accordent à vénérer comme inspirés du ciel.
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Hélas ! des voix de la terre s'élevèrent dans ce concert spirituel qui pouvait avoir sa beauté. Elles y introduisirent assez de grincements et de fausses notes pour le dénaturer. Quant à la teneur de ces discours profanes, en voici, d'après les comptes rendus, quelques-uns des thèmes les plus édifiants.
Dans son allocution de bienvenue, M. Giacomo Saban, président de la communauté juive, a glissé de « petites phrases » qui n'ont pas le ton des compliments d'usage. Ainsi quand il souhaite que le Saint-Siège se départe de « certaines réticences à l'égard d'Israël ». C'est fort clair. Les dites réticences pourtant ne sont déjà plus ce qu'elles étaient naguère encore.
Car l'Église aujourd'hui ne prétend plus obtenir ce qui fut l'objet constant (et combien sage !) de sa politique, à savoir l'internationalisation de Jérusalem et des lieux saints. Elle se borne à demander « que soit envisagé un statut spécial internationalement garanti ; de façon qu'aucune des parties ne puisse le remettre en cause ». Non pas même réclamé, encore moins adopté, mais seulement envisagé, un tel statut d'autant plus indéterminé que « spécial » risque de se faire longtemps attendre.
En fait, il y a beau temps que l'Église nourrit avec l'État d'Israël, nommément désigné, des relations suivies, actives, pratiquement officielles et généralement satisfaisantes. M. Vandrisse nous rappelle maintes preuves de cette bonne volonté vaticane. Mais ce n'est pas assez. Reste à couronner le tout par une reconnaissance *de jure* en bonne et due forme. C'est là le prochain succès que le gouvernement israélien vise avec impatience.
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Que sur ce point le pape n'ait pas encore cédé, M. Vandrisse l'en excuse et nous explique pertinemment pourquoi : « Rome est bien obligée -- au nom même des droits des peuples -- de tenir compte de la présence des communautés chrétiennes du Proche-Orient, catholiques et orthodoxes, sans oublier ceux (M. Vandrisse veut dire les droits) de la communauté Arabe chrétienne autochtone de Jérusalem et des chrétiens du monde entier qui, à l'instar des juifs et des musulmans, considèrent la Ville Sainte comme une part de leur héritage spirituel. » (Je note au passage qu'orateurs et commentateurs catholiques ne se réfèrent plus jamais aux droits de l'Église ni du Christ, mais exclusivement à ceux des communautés et en général aux droits de l'homme, lesquels, incessamment revendiqués par tout un chacun, n'ont que l'inconvénient de s'annuler entre eux.)
Rome est bien obligée, en effet. Prenant les devants dès le samedi 13, la Ligue arabe disait espérer vivement que la démarche du pape « ne constitue nullement un pas sur la voie qui conduit à l'abandon, par le Vatican, de sa position dans le conflit israélo-arabe », position liée au « refus de reconnaître l'État d'Israël ».
Pour plus de retentissement encore, le chef de la mission de cette même Ligue arabe à Rome intervient à son tour et fait publier à Tunis une déclaration où, rendant hommage au pape pour ses « nobles sentiments » et au Vatican « pour la constance de son action en faveur de la consolidation des fondements de la tolérance, du dialogue et de la coexistence des confessions », il s'assure néanmoins que la présente initiative du Vatican « n'a pas été prise aux dépens de son attachement à la distinction entre le judaïsme en tant que religion et Israël en tant qu'État ».
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Voilà qui s'appelle mettre les points sur les i, quoique dans le meilleur style de la langue de bois telle que tout le monde la parle. (Mon *Figaro* n'a pas expressément consigné ces réactions arabes ; je les cite d'après une dépêche reproduite par *La Meuse* de ce même lundi 14.) Que Jean-Paul II se le tienne pour dit : le moindre semblant de concession politique en faveur des Israéliens attirerait sur lui les foudres islamiques. Force lui est de s'astreindre non seulement aux fameuses « réticences » qui chagrinent Israël, mais au plus impénétrable des silences diplomatiques.
Silence que pourtant ses interlocuteurs juifs n'ont guère imité, si l'on en juge par l'insistance qu'ils ont mise à revenir sur l'objet du litige. Le grand rabbin, dans son discours, ne craint pas d'affirmer que « le retour du peuple juif sur sa terre prélude, selon les prophètes, à l'époque de la fraternité universelle » et que, par conséquent, « la reconnaissance d'Israël est inséparable de la rédemption promise par Dieu ». M. Rémi Fontaine (*Présent,* 14-15 avril) commente : « Jean-Paul II a écouté cela sans mot dire. » Nous ne saurons jamais ce qu'il a pensé de cet enchaînement d'extrapolations pour le moins enthousiastes.
Retenons-en que le monde, pour son salut assuré et désormais tout proche, n'a plus à compter sur le Rédempteur que nous croyions être le Christ. L'avènement de l'âge d'or ne dépend plus que d'une décision politique, dernière condition à remplir pour que se réalise enfin la promesse divine. La première condition était « le retour du peuple juif sur sa terre », lequel est à présent chose faite. Nous sommes témoins que cet événement a bel et bien préludé, « selon les prophètes », au règne de la « fraternité universelle ». On aurait tort de s'étonner que les préludes soient parfois un peu longs et plutôt laborieux.
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Je lis également dans *Présent* que l'ambassadeur d'Israël en Italie n'a pas laissé de placer un mot qui résume tout avec une discrétion remarquable, disant au pape comme il sortait de la synagogue : « Il faut espérer un prolongement de cette visite... » Le pape cette fois a pu acquiescer : « Je l'espère. » Même discrétion de part et d'autre. Inutile de chercher à définir la nature et le sens de ce « prolongement » désirable.
Ce qui précède révèle assez que la reconnaissance politique de l'État d'Israël était la seule vraie question présente à l'esprit de tous, et jusqu'à l'obsession. Les journalistes ne s'y sont pas trompés, qui ont interrogé le grand rabbin après l'entretien privé qui suivit la réception officielle : « Est-ce que vous avez fait allusion à l'État d'Israël ? -- Je ne peux pas le dire. » Ce n'était pas répondre non.
Or j'ai gardé le plus beau pour la fin : c'est une autre « petite phrase » que le pape eut à entendre sans broncher. Presque tous mes journaux la rapportent ; aucun n'en relève l'insolence. Le président de la communauté juive de Rome, encore lui, s'était réservé le soin de la sertir, comme une perle rare, dans son discours de bienvenue. Et cette perle n'est ni plus ni moins qu'un pavé dans la mare, sans que la sérénité de la mare en ait paru troublée.
Évoquant à nouveau l'holocauste dont furent victimes les juifs pendant la guerre, l'orateur osa dire :
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« Ce qui se passait sur une des rives du Tibre ne pouvait être ignoré de l'autre côté du fleuve, comme n'y pouvait être ignoré ce qui se passait ailleurs sur le continent européen. » (Version du *Figaro*, faussement mitigée par la tournure interrogative : « Comment pouvait-on l'ignorer de l'autre côté du Tibre ? »)
A ces mots, pour peu que l'écho leur en soit parvenu, Voltaire, don Basile, Lénine, le docteur Goebbels et quelques autres ont dû éclater de rire dans leurs tombes. Combien ils ont eu raison ! Comme ils l'avaient bien dit ! Une fois semé dans l'opinion publique, tout mensonge s'y enracine et prolifère impérissablement, bravant avec le plus grand succès l'indignation de ceux-là mêmes qui en sont le moins dupes.
A la synagogue, l'attaque sournoise récidivée contre Pie XII n'aura échappé à personne. Elle n'est pas seulement perfide, elle est cynique. Et elle n'est pas seulement scélérate, elle est inepte. Croyant tirer une flèche du Parthe, l'exécutant de cette basse besogne a décoché le coup de pied de l'âne.
Nous n'avons plus à démontrer que la campagne de calomnies qui se déchaîna contre Pie XII après sa mort ne fut qu'un prodigieux montage de propagande, machiné savamment à des fins politiques et révolutionnaires aujourd'hui bien visibles. Tous les moyens furent bons : documents tronqués et truqués, voire fabriqués de toutes pièces pour les besoins de la cause, escamotage des réalités les plus avérées ; tapage orchestré à l'échelle mondiale ; presse, théâtre, cinéma, radiotélévision mobilisés pour répercuter sans mesure, au prix d'une publicité fabuleuse, les inventions hâtives de quelques valets de plume bombardés historiens. Le gros de l'opinion publique marcha comme un seul homme.
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Parmi les témoignages qui ont enfin rendu justice à la vérité, citons seulement les deux derniers en date : *Le silence,* de Gertrud von Lefort (éditions de Chiré, 1984) et *Pie XII, mon privilège fut de le servir,* de Sœur Pascalina Lehnert (Téqui, 1985), tous deux excellemment traduits en français et présentés par M. Joël Pottier. (Les éditions allemandes des textes originaux datent respectivement de 1967 et 1982.) Mais on fait beaucoup moins de bruit autour de ces livres admirables qu'on ne sonna de la trompe en l'honneur des insanités qu'ils réduisent à néant. Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose... Il ne s'est trouvé personne, à la synagogue, pour désapprouver l'insulteur et son indécence.
Jean-Paul II, bon enfant et bon prince, a fait la sourde oreille, comme s'il n'y avait aucun rapport ni rien de commun entre lui et son prédécesseur outragé. On aura pu déduire de là que qui ne dit mot consent.
Aucun murmure de protestation n'a traversé les rangs de l'assistance, comme si les juifs de Rome avaient tous oublié que bon nombre d'entre eux n'ont dû qu'à l'Église de Pie XII le sauvetage de leurs personnes, ou de certains de leurs parents et amis.
Oubliées aussi, les marques solennelles de gratitude que décernèrent au pape, dès juin 44, les combattants de la Brigade juive entrant dans Rome avec les armées alliées ; puis, au lendemain de la guerre, les félicitations envoyées d'Amérique par Einstein et notamment aussi la société Hadassah (qui offrit 10.000 dollars à Pie XII « en remerciement de la charité qu'il a montrée aux Juifs pendant la guerre »).
L'ambassadeur d'Israël a complètement oublié qu'en octobre 1958, à la mort de Pie XII, Mme Golda Meir, alors ministre des Affaires étrangères, adressait au Vatican des condoléances autrement motivées que ne le sont habituellement les messages diplomatiques :
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« Nous partageons la douleur de l'humanité... Pendant la décennie de la terreur nazie, quand notre peuple a subi un martyre terrible, LA VOIX DU PAPE S'EST ÉLEVÉE pour condamner les persécuteurs et pour invoquer la pitié envers leurs victimes. »
Tout cela cependant ne découragea pas les conspirateurs qui déjà fourbissaient dans l'ombre les armes de la haine, et déployaient dans leurs travaux d'approche un luxe dont s'était étonné Mgr Roncalli, patriarche de Venise sous Pie XII : « D'où vient donc l'argent ? » s'était-il écrié dans la chaire de Saint-Marc. La question demeura sans suite et sans réponse. Et la conspiration n'en continua pas moins de croître et d'embellir, n'attendant que le moment d'éclater au grand jour. Elle fêtait sa victoire mondiale, quand M. Pinhas Lapid, qui avait été consul d'Israël à Milan du vivant de Pie XII, publia dans *Le Monde* (13 décembre 1963) la déclaration suivante :
« Je peux affirmer que le pape personnellement, le Saint-Siège, les nonces et toute l'Église catholique ont sauvé de 150.000 à 400.000 Juifs d'une mort certaine. Lorsque j'ai été reçu à Venise par Mgr Roncalli, qui devait devenir Jean XXIII, et que je lui exprimai la reconnaissance de mon pays pour son action en faveur des Juifs alors qu'il était nonce à Istanbul, il m'interrompit à plusieurs reprises pour me rappeler qu'il avait chaque fois agi SUR L'ORDRE PRÉCIS DE PIE XII. »
M. Pinhas Lapid fut ainsi à ce moment le dernier sinon le seul à ne manquer ni de courage ni de mémoire, puisque, sur le trône de saint Pierre circonvenu à son tour par les conspirateurs, Jean XXIII lui-même, au plus fort de l'affaire, ne semble guère s'être souvenu des propos de Mgr Roncalli.
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Brochant sur le tout, la cérémonie judéo-chrétienne d'hier achève de me faire craindre qu'il n'y ait, dans les archives de la diplomatie tant vaticane qu'israélienne, les mêmes lacunes que dans la mémoire de leurs dépositaires attitrés. Sinon, comment expliquer le silence complaisant qui accueillit le vieux mensonge obstinément ressassé par le président de la communauté juive de Rome ? L'exemple -- ou la consigne -- venant de haut, ce même silence règne dans tous mes journaux, lesquels se font un devoir de reproduire in extenso la fielleuse allusion, sans ombre de commentaire rectificatif.
Cette épidémie d'amnésie n'a pas épargné le grand rabbin. Lui non plus n'a pas sursauté, lui aussi a perdu tout souvenir des éloges funèbres que tant de ses confrères prononcèrent à la louange de Pie XII en octobre 1958 : entre autres les grands rabbins de Roumanie, de Londres, le président de la Conférence centrale des rabbins américains, sans compter le président de l'Assemblée générale de l'O.N.U. et M. Mendès-France lui-même, qui tous parlaient en connaissance de cause et joignirent leurs hommages, aussi fervents qu'autorisés, à celui de Mme Golda Meir. Ces juifs sortis vivants de la guerre exaltèrent sans réserve le pape défunt, célébrant d'un même cœur les bienfaits qu'il avait répandus sur les persécutés. Nul ne se doutait que les temps allaient changer si vite.
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Ayant rayé de ses papiers ce que ses éminents coreligionnaires écrivaient et disaient en 1958, l'actuel grand rabbin oublie à plus forte raison l'histoire de son prédécesseur des années 40, celui-là qui, hébergé au Vatican sous la protection de Pie XII en personne, fut tellement touché par la grâce qu'il finit par se convertir au catholicisme et choisit au baptême le prénom chrétien d'Eugenio Pacelli. Cet événement eût mérité d'être aujourd'hui commémoré ne fût-ce que d'un mot, qui aurait délicatement rappelé que tous les juifs ne sont pas des ingrats -- et que le rapprochement des religions n'est pas nécessairement à sens unique.
\*\*\*
Il est vrai que dans le passé l'Église, elle aussi, n'a conçu de rapprochement possible que moyennant conversion pleine et entière à son orthodoxie. A présent, c'est le contraire. Tel est le nouvel œcuménisme : on voit partout des églises transformées en mosquées, mais nulle part une mosquée se changer en église (pas plus d'ailleurs qu'en synagogue, ni qu'une synagogue en mosquée). C'est le pape qui d'abord se rend à la synagogue, peu s'en faut la corde au cou, mais le grand rabbin n'annonce pas sa visite à Saint-Pierre où cependant, plus heureux que le pape, il ne courrait aucun danger d'avaler des couleuvres. Tout se passe comme si le pape seul avait des torts à réparer : en dernier lieu les prétendues fautes, les fameux « silences » que la calomnie s'acharne à reprocher à Pie XII ; et le premier moyen de les expier serait d'accorder à l'État d'Israël une reconnaissance officielle, qui au demeurant ne serait pas de nature à désarmer la calomnie.
Si donc le rapprochement était naguère à sens unique, il l'est toujours, mais le sens unique s'est inversé.
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J'ai toutefois noté, dans le discours du grand rabbin, un passage qui lui fait singulièrement honneur c'est quand il dénonça clairement les régimes communistes en tant que persécuteurs « des juifs *et des catholiques* », les uns et les autres solidarisés ainsi dans le malheur. Voilà, si je ne me trompe, un bon début d'œcuménisme pratique. -- Encore est-il que les chrétiens, dans l'empire communiste, sont persécutés en raison de leur foi depuis beaucoup plus longtemps et beaucoup plus cruellement que les juifs ne le sont pour différentes raisons. Un nombre assez considérable de juifs mécontents du régime soviétique ont régulièrement obtenu permission d'émigrer en Israël. Tout espoir de ce genre est interdit aux chrétiens : il y a soixante-dix ans que la captivité de Babylone s'est refermée sur eux, hermétiquement et durement, sans que nul prophète s'occupe de les en délivrer.
Jean-Paul II, pour sa part, s'est borné à réprouver, en termes insistants mais vagues, « toute espèce de discriminations et de persécutions *d'où qu'elles viennent* ». Visait-il l'antisémitisme de l'ancienne chrétienté ? ou la permanente anti-religion des gouvernements communistes ? Les deux sans doute... Mais les mots communistes et communisme, depuis le concile, ont totalement disparu du vocabulaire ecclésiastique. Il ne faut faire aux communistes nulle peine, même légère.
En bonne logique, il n'en faut non plus faire aucune à tout ce qui, de par le monde, mène contre le christianisme une guerre plus ou moins déclarée, mais partout destructrice. L'adversaire a droit à des égards et à des ménagements proportionnés à ceux dont il n'use pas lui-même. De là les prudents et bien réels silences de Jean-Paul II.
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Une fois du moins, à la synagogue, il s'est enhardi jusqu'à prononcer le nom de Jésus. C'était enfreindre la consigne donnée autrefois par Caïphe, lequel n'empêchait pas l'Apôtre Pierre de prêcher ni même d'opérer des miracles, mais lui défendit seulement et absolument « d'enseigner et de parler à qui que ce soit en ce nom-là » (Actes, IV -- V). L'Apôtre n'en eut pas moins l'audace de proclamer à nouveau le Nom tabou, à la face même du sanhédrin « exaspéré ». Ce pourquoi il fut jeté en prison et battu de verges.
Si Jean-Paul II n'a pas subi pareil traitement, il n'a pas eu non plus pareille audace. Pierre, affirmant hautement que Jésus de Nazareth, crucifié de la veille et ressuscité d'entre les morts, était venu de Dieu et envoyé par Dieu comme Sauveur du monde, commettait un sacrilège impardonnable. Avec plus de modestie, l'actuel successeur du prince des Apôtres a dit aux fidèles de la synagogue : « ...Nous vous demandons de comprendre et d'admettre notre engagement chrétien de fidélité à l'enseignement de Jésus, *fils de votre peuple.* »
Rien là de sacrilège, ni d'exaspérant. Rien qui ne soit admissible à tous. Non pas Fils de Dieu, mais fils de votre peuple : c'est à ce titre que le Nazaréen eut droit d'entrée et de parole dans la synagogue de Capharnaüm et le Temple de Jérusalem, aussi longtemps qu'on ne vit en lui qu'un homme du pays, de bonne race et de religion assurée, un nouvel et savant commentateur de la Loi et des prophètes, un enseignant pieux, un rabbin indépendant comme il y en eut tant d'autres. Et c'est à ce titre encore, mais uniquement à ce titre, que Jean-Paul II se permet de l'évoquer nommément dans la synagogue de Rome sans que les murs en tremblent. Jésus de Nazareth en personne y serait accueilli, et même les frontières d'Israël s'ouvriraient devant lui sans difficulté, -- pourvu que lui et ses disciples renoncent à sa filiation divine.
53:306
Yves Daoudal vient de retracer ici même (Cf. ITINÉRAIRES, numéros 301 à 303, mars-avril-mai 86) les expériences différentes, mais également significatives et remarquables, vécues par trois femmes de valeur qui voulurent être tout à la fois « juives et catholiques ». L'une d'elles est cette Renée Geftman qui changea son prénom chrétien en Rina, prénom juif. Émigrée et fixée en Israël, où cependant sa conversion première au catholicisme l'excluait à jamais de la citoyenneté israélienne, elle se donne finalement pour mission (approuvée sinon suggérée par un « Comité interconfessionnel d'Israël ») de « faire de la propagande en faveur d'Israël et du judaïsme auprès des pèlerins et résidents de langue française ». Daoudal rapporte que « par ailleurs elle a beaucoup d'amis juifs, à qui elle tait sa foi ». Cette foi qu'elle tait, bien entendu, c'est la foi chrétienne. Tant et si bien que, dans un éclair de lucidité, elle-même finit par avouer textuellement : « Ce silence m'a un certain moment inquiétée. Je me suis dit : je passe mon temps à parler du judaïsme aux chrétiens, et je ne parle presque jamais de Jésus à mes amis juifs. »
C'est exactement cela que Jean-Paul II a pu et dû se dire à son tour après sa visite à la synagogue, pour peu qu'il ait fait, ce soir-là, son examen de conscience et le bilan de la journée.
Alexis Curvers.
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### Bio-bibliographie résumée
Alexis Curvers est né à Liège en 1906.
Il y a fait ses études et il y demeure toujours.
Après quelques années d'enseignement, notamment en Égypte, au lycée grec d'Alexandrie, il se consacre au métier littéraire.
Paru en 1957, son roman *Tempo di Roma* obtient le prix Sainte-Beuve.
Il reçoit en 1960 le grand prix littéraire du prince Rainier III de Monaco pour l'ensemble de son œuvre. En 1964 commence sa collaboration à ITINÉRAIRES.
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Ouvrages d'Alexis Curvers
- *Bourg-le-Rond*, roman en collaboration avec Jean Hubaux, Gallimard 1937.
- *Printemps chez des ombres*, roman, Gallimard 1939.
- *La famille Passager,* études et contes, Bruxelles 1943.
- *Ce vieil Œdipe,* drame satirique en quatre actes, en prose et en vers, Bruxelles 1947.
- *Cahier de poésies,* Paris, François Bernouard 1949.
- *La flûte enchantée,* cahiers d'art poétique paraissant à Liège à partir de 1953.
- *Le massacre des innocents* et *Le ruban chinois,* contes, Paris, Les Belles Lectures 1954.
- *Entre deux Anges,* chroniques, Bruxelles 1955.
- *Tempo di Roma*, roman, Robert Laffont 1957. Traduit en huit langues.
- *Pie XII, le pape outragé,* Robert Laffont 1964.
Articles parus dans « Itinéraires »
\[Voir Table\]
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## ÉDITORIAL
### La théologie d'Enrico Macias
CHANTEUR PROFESSIONNEL, Enrico Macias chante parfois un peu n'importe quoi. Mais il ne dit pas n'importe quoi quand il parle de sa religion, le judaïsme, et de ses rapports avec le christianisme. Sa théologie est beaucoup plus sûre que sa mélodie. D'ailleurs, il a été instituteur avant d'être chanteur. Né à Constantine en 1938, d'un père andalou et d'une mère provençale, il a commencé à faire carrière dans la chanson quand il est arrivé en France comme « rapatrié », après la mise à mort de l'Algérie française. Sa célébrité devint rapidement mondiale dans les années 1963-1968. Je l'ai entendu chanter quelquefois. Jamais encore je n'avais lu sa prédication.
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Dans une interview sur le thème : « *Si nous parlions de Dieu* », donnée à un quotidien parisien du soir ([^1]), il parle très clairement des sujets que j'avais abordés ici au mois de mars sous le titre de « La question juive dans l'Église ».
#### Le judaïsme face au « juif Jésus »
Enrico Macias expose qu'il n'a pas été « élevé très religieusement ». Dans sa famille « on respectait les traditions mais d'un peu loin ». Sa « foi personnelle » lui est « arrivée toute seule, à quinze ans ». Il l'a nourrie par la lecture de la Bible, « surtout les prophètes. »
« *J'ai lu aussi l'Évangile, par curiosité. Jésus m'intriguait. Un juif comme je suis juif, et pourtant il a lancé une autre époque de l'histoire religieuse. Des millions de gens le suivent, je voulais comprendre ça. Comment ce juif a prolongé notre, foi. Je voulais faire des comparaisons entre l'Ancien Testament et ce que vous appelez le Nouveau Testament. Je voulais découvrir peut-être la faute des juifs par rapport à Jésus, mais peut-être aussi la faute des chrétiens par rapport aux juifs. Est-ce que c'est vraiment une erreur de vouloir rester fidèle à la source, en refusant un prolongement ?* »
Le journaliste l'interroge :
59:306
« *Si vous pensez que c'est un prolongement, Jésus disait* « *un accomplissement* », *cela marque une fidélité à la source ?* »
Réponse d'Enrico Macias :
« *Toute la question est là : cet accomplissement, comme vous dites, n'est-il pas trop différent de la source ?* »
#### Les « différences »
Et il explique :
« *Pourquoi n'avons-nous pas reconnu Jésus si vraiment il était le Messie que nous attendons ? Ce Messie doit bouleverser les choses de ce monde. Est-ce que Jésus a fait cela ? Et vous pensez qu'il est le fils de Dieu. Alors là, pour nous qui sommes monothéistes jusqu'à mourir pour ça, bien des juifs l'ont fait, cette idée de fils de Dieu ne peut pas passer.* »
Pour le judaïsme, les chrétiens ne sont pas monothéistes puisqu'ils reconnaissent trois Personnes divines. C'est en cela que chrétiens et juifs n'ont pas le même Dieu : les juifs refusent comme scandaleuse l'idée d'un Dieu-Trinité ; pour eux, Jésus n'est pas Dieu.
« ...*Cette idée de fils de Dieu ne peut pas passer. Sinon dans un certain sens. Si on pense que dans Jésus comme dans Abraham et dans Moïse il y avait tous les hommes. Alors Dieu pouvait leur dire :* « *Tu es mon fils.* » *Ce qui signifiait :* « *Je vois en toi tous mes enfants, mon peuple de fils.* »
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*Est-ce qu'on peut dire ce que vous, vous en dites ? C'était ma question quand je lisais l'Évangile à vingt ans, et quand j'écoutais des juifs et des chrétiens. J'étais très préoccupé par les différences.* »
#### Une « différence » qui n'est pas seulement une différence
Entre les chrétiens qui pensent que Jésus est Dieu et les juifs qui pensent qu'il ne l'est pas, il y a en effet une différence d'interprétation de l'Évangile et une différence de conception du monothéisme. Le monothéisme trinitaire paraît aux juifs un polythéisme : donc à la fois une corruption de l'idée monothéiste et une sorte de superstition.
Mais, consciemment ou non, Enrico Macias a estompé les données du problème tel qu'il se pose au judaïsme. Ou, plus précisément, il a omis l'une de ces données, -- la principale.
La divinité de Jésus-Christ n'est pas d'abord, n'est pas essentiellement une opinion ou une interprétation des chrétiens. « Vous pensez qu'il est le fils de Dieu », dit Enrico Macias. Mais nous le pensons parce que c'est Lui qui l'affirme, lui le « juif Jésus ». Ce n'est pas la conclusion de notre raisonnement. C'est son témoignage : ce qu'Il dit de Lui-même. Ce « juif comme Enrico Macias est juif » a dit qu'il était Dieu. Et il ne l'a pas dit de manière équivoque ou obscure. Il l'a dit très nettement et l'on a très bien compris qu'il l'avait dit. C'est très précisément pour cela que les juifs l'ont traité de *blasphémateur* et ont voulu sa mort.
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Si bien que le judaïsme ne dit pas seulement, ne dit pas principalement aux chrétiens qu'ils commettent une erreur (éventuellement excusable) dans leurs interprétations exégétiques et leurs raisonnements théologiques.
Le judaïsme dit que le juif Jésus a commis le crime impardonnable de se proclamer Dieu : et que ce faisant il était un imposteur. Le judaïsme est condamné à proclamer et enseigner l'imposture de Jésus, sous peine de disparaître lui-même.
Cette nécessité vitale pour le judaïsme, Enrico Macias l'esquive dans son exposé. Ce n'est pas simplement de sa part une inconséquence ou une ignorance. C'est au moins une coïncidence. Car cette nécessité vitale est également absente, depuis la mort de Pie XII, de tous les documents romains expliquant aux catholiques ce qu'il faut savoir du judaïsme.
#### Jésus-Christ facultatif
Aujourd'hui cependant, il convient de fermer les yeux sur les « différences », Enrico Macias est un exact champion de l'œcuménisme moderne :
« *Je me dis : Maintenant, qu'importent ces différences ?*
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« *Autrefois l'opposition entre le christianisme et le judaïsme pouvait prendre une certaine importance. Maintenant, regardez le monde. Qu'est-ce qui y sert la foi ? La science, la politique, le confort, la violence ? Où est la foi, dites-le moi. Maintenant les juifs et les chrétiens, et aussi les musulmans, doivent se mettre au coude à coude devant la même question : comment servir la foi en Dieu ?* »
A ce *comment servir la foi en Dieu,* on aimerait entendre les successeurs de Pierre et des Apôtres répondre sans timidité :
-- Seulement par Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, sans qui nous ne pouvons rien de surnaturel.
L'autre question d'Enrico Macias est en réalité la même question :
« *Et puisque Dieu nous regarde tous comme ses fils, c'est aussi ça la chose importante : comment nous aimer en frères ?* »
Même réponse : seulement par Jésus-Christ.
« *Ce n'est vraiment pas le moment de s'attarder aux différences entre les religions.* »
Ce n'est pas le moment de s'attarder à Jésus-Christ ?
« *Les seules différences qui comptent actuellement entre les hommes, ce sont la non-foi et la violence. Cela dit, tout en diminuant au maximum les oppositions méchantes, chacun doit vivre sa propre foi. Être conciliant, ça ne veut pas dire tout mélanger et tout affadir. Un orchestre est bon quand le saxo est saxo et la batterie, batterie.* »
63:306
« Diminuer les oppositions méchantes » ? La seule opposition qui soit substantiellement méchante est aussi la plus grave, c'est celle que le judaïsme fait au christianisme. Les autres oppositions « méchantes » tiennent aux circonstances, aux caractères, au train des choses humaines, elles ne sont pas facilement surmontables, mais enfin elles le sont. L'opposition insurmontable, et insurmontablement « méchante », est celle du judaïsme talmudique qui est obligé, c'est sa malédiction, de dénoncer Jésus comme un imposteur, ou bien de disparaître. Bien sûr le judaïsme peut renoncer à faire entendre cette dénonciation quand elle devient superflue, c'est-à-dire quand les chrétiens s'abstiennent de professer leur foi en Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme. Quand Pierre, le premier pape, se rendait dans une synagogue, c'était pour y enseigner la divinité de Jésus. Aujourd'hui Pierre se rend à nouveau dans la synagogue, mais ce n'est plus pour y enseigner. Le judaïsme peut cesser de contredire un enseignement qui ne lui est plus présenté.
#### Le messianisme
A la question : « Vous pensez que Dieu est amour ? », Enrico Macias répond :
« *Oui. Et vous, avec cette question, vous pensez au Dieu cruel des juifs ? C'est vrai, il y a des passages dans la Bible, mais c'est déformé par nos ennemis. Il faut voir l'ensemble, une longue histoire d'éducation difficile. L'éducation de notre peuple pour qu'il devienne le fils qui représentera et rassemblera tous les fils.* »
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La théologie d'Enrico Macias est parfaitement informée. Elle n'ignore pas l'essentiel, le messianisme du judaïsme talmudique : *l'éducation du peuple juif pour qu'il devienne le fils qui représentera et rassemblera tous les fils de Dieu.* Rassembler les fils de Dieu non plus en une pérégrinante communion des saints destinée à l'achèvement du nombre des élus dans l'Église du ciel : mais les rassembler temporellement, par une politique religieuse ayant en vue un achèvement terrestre, la venue des temps messianiques. Et tel est le « Messie » que maintenant le judaïsme attend. Dans cette perspective, « les religions » en général, et spécialement celles que le judaïsme considère comme « issues du judaïsme », c'est-à-dire le christianisme et l'islam, sont des relais subordonnés à l'impulsion et l'animation judaïques. Nous savons que *l'enseignement des plus grands théologiens juifs est que les religions issues du judaïsme ont pour mission de préparer l'humanité à l'avènement messianique :* nous le savons ou nous devrions le savoir, puisque c'est en ces termes mêmes que le Grand Rabbinat de France nous l'avait rappelé dans sa déclaration du 16 avril 1973. L' « avènement messianique » sera celui du règne mondial d'une justice sociale ayant évacué la royauté sociale de Notre-Seigneur ; c'est-à-dire la justice sociale telle qu'elle est conçue et telle qu'elle sera universellement orchestrée par le judaïsme. Non point parce que l'humanité entière serait conduite à adopter le judaïsme comme religion unique et à s'y convertir : le judaïsme restera la religion du seul peuple juif.
65:306
Mais les dissidences et superstitions « issues du judaïsme », christianisme et islam, sortes de mythologies adaptées aux païens que nous sommes, évolueront désormais sous la suzeraineté morale du judaïsme. Il y a ainsi une coïncidence croissante entre la version talmudique de l' « avènement messianique » et l'idée d'un gouvernement mondial, direct ou indirect, du peuple juif : *Que notre peuple devienne le fils qui rassemblera tous les fils,* dit très bien Enrico Macias. Le Vatican aujourd'hui dit la même chose, quand il invite les catholiques à *préparer le monde à la venue du Messie en œuvrant avec les juifs pour la justice sociale* ([^2]). Voilà ce que nous appelons la question juive dans l'Église, autrement dit, la tentation de judaïsation du catholicisme ([^3]), en vue d'établir sur le monde une domination temporelle : « Pour beaucoup de juifs, conformément au Talmud, le Messie attendu s'est résorbé dans la domination charnelle d'Israël. » ([^4])
66:306
#### Une « nouvelle doctrine » de l'Église
Les catholiques sommeillent à ce sujet. Ou bien ils font semblant, car ils ont peur de le regarder et surtout d'en parler ouvertement. Ils ont peur parce qu'ils subissent sans réagir une intimidation psychologique qui est un terrorisme intellectuel. Ils craignent d'être automatiquement accusés d' « antisémitisme », *c'est-à-dire* d'être déclarés coupables ou complices du massacre de six millions de juifs. Mais tandis que les catholiques font comme s'ils ne voyaient rien, les juifs, eux, ne dorment pas et s'aperçoivent qu'il s'est passé quelque chose. Ils s'en aperçoivent d'autant mieux, bien sûr, qu'ils n'y sont pas pour rien. Émile Touati, qui est le président du consistoire israélite de Paris, déclare avoir fait « une analyse attentive du texte intégral de la déclaration du pape au cours de sa visite historique à la synagogue de Rome », et il conclut de cette analyse : « La nouvelle doctrine de l'Église, inaugurée par Jean XXIII et le concile à l'égard du judaïsme et des juifs, a ainsi été réaffirmée avec force et de façon spectaculaire » ([^5]). Dira-t-on qu'il se trompe ? qu'il s'illusionne ? Que la *nouvelle doctrine* est une apparence, non une réalité ? C'est tout de même un témoignage qualifié, qui mérite que l'on s'y arrête. D'autant plus qu'il n'est ni unique, ni nouveau.
67:306
Il exprime le sentiment commun de la plupart des autorités religieuses juives. En 1973, apparemment sans inquiéter ni alerter personne, le Grand Rabbinat de France prenait acte du fait qu'à ses yeux l'Église catholique, après Vatican II, reconnaît qu' « *elle n'a plus à convertir* » la communauté juive ([^6]). Depuis la mort de Pie XII en 1958, le Saint-Siège semble bien en effet avoir changé à l'égard du judaïsme. Jean-Paul II l'affirme lui-même : la déclaration conciliaire *Nostra æstate,* dans sa quatrième partie, « changeait les relations existant entre l'Église et le peuple juif, et ouvrait vraiment une nouvelle époque dans ces relations » ([^7]). Ce changement est un changement d'*attitude*. Mais il est bien, d'abord, un changement de *doctrine*, et qui apparaît au premier coup d'œil au moins en ceci : il ne tient plus aucun compte de la différence substantielle entre le judaïsme de l'Ancien Testament, avant Jésus-Christ, et le judaïsme talmudique, après Jésus-Christ ; il les considère, les désigne et en parle comme s'ils étaient un seul et même judaïsme, une seule et même religion. Quand les successeurs de Pierre et des Apôtres nous disent aujourd'hui que le christianisme est « issu du judaïsme » et qu'il a une « racine juive », leur parole serait phénoménologiquement vraie s'ils précisaient qu'elle concerne le judaïsme de l'Ancien Testament : mais ils nous donnent à entendre ou même nous affirment qu'elle concerne aussi, tout autant et indissolublement, le judaïsme actuel.
68:306
Cette confusion est bien d'ordre doctrinal ; elle est récente en effet ; elle est épouvantable.
#### « Sur le chemin de la repentance »
La conséquence nécessaire mais souvent implicite de cette confusion, le cardinal Etchegaray l'a vigoureusement énoncée : pour entrer dans ce que Jean-Paul II nomme « la nouvelle époque des relations entre l'Église et le peuple juif », « *il faudra, prévient le cardinal, beaucoup de temps pour retourner le cours de deux mille ans d'histoire et pour engager les chrétiens sur le chemin de la repentance* » ([^8]). La repentance obligatoire sera unilatérale. Le cardinal ne réclame pas une éventuelle repentance réciproque. Les torts sont d'un seul côté. Les chrétiens ont deux mille ans à regretter et à réparer. L'Église catholique, pendant deux mille ans, s'est trompée sur le judaïsme ; elle a été gravement injuste à son égard ; tandis que le judaïsme, lui, n'a commis à l'égard du christianisme aucune erreur ni aucune injustice dont il aurait à se repentir.
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Les autorités religieuses juives et catholiques sont aujourd'hui d'accord pour une dénonciation commune de l' « anti-sémitisme » et du « racisme » : une dénonciation développée d'une manière telle qu'elle accroît la confusion et occulte les vraies questions. S'il ne s'agissait en effet que de condamner le « racisme », de rejeter la haine et de désapprouver l' « anti-sémitisme » en tant que haine raciale à éventuels prétextes religieux, il n'y aurait absolument rien de nouveau depuis 1958 dans l'attitude ni dans là doctrine de l'Église à l'égard des juifs. Citons par exemple le décret du Saint-Office en date du 25 mars 1928 : « Parce qu'il réprouve toutes les haines et toutes les animosités entre les peuples, le siège apostolique condamne la haine contre le peuple autrefois choisi de Dieu, que l'on a coutume de désigner aujourd'hui sous le nom d'anti-sémitisme. » Et Pie XI, dans son allocution du 6 septembre 1938 : « L'anti-sémitisme est inadmissible. Spirituellement, nous sommes des sémites. » Il y avait sans doute dans de telles formules une surprenante assimilation de tout « antisémitisme » à une « haine », au point que « le nom d'anti-sémitisme » était donné comme désignant purement et simplement « la haine » contre le peuple juif. C'était faire quelque violence à l'état de la question et au vocabulaire en usage, où l'on trouvait la théorie d'un « anti-sémitisme d'État » nullement fondé sur la haine (et au demeurant nullement raciste). Quoi qu'il en soit de ce dernier point, la répudiation par l'Église de tout anti-sémitisme n'est pas une nouveauté issue de Vatican II. L'invocation constante d'une telle répudiation comme une nouveauté est un rideau de fumée qui cache la nouveauté réelle.
70:306
Si l'on veut mesurer en quoi consiste vraiment le changement de l'Église, il faut regarder ailleurs. Ce que les juifs ont compris de ce changement, c'est premièrement que l'Église ne se préoccupe plus de les convertir, car ils n'ont pas à l'être ; et secondement c'est qu'en revanche l'Église avait, elle, à être convertie, et que sa « conversion » vient effectivement de se produire, du moins « au sommet ». Voici comment ils l'envisagent et comment ils en parlent :
« *En 1945, nul ne se hasardait à imaginer qu'en quarante ans les Églises non seulement chanteraient les éloges de la communauté juive -- antique et contemporaine -- mais encore confesseraient publiquement les erreurs et les fautes graves commises à son égard au nom de l'Évangile. Aucun théologien, aucun homme d'Église ne conteste que la direction nouvelle ne soit conforme tant à l'esprit qu'au récit des Évangiles. La conversion des Églises au sommet est accomplie au prix d'un effort exceptionnel et d'un courage qui mérite qu'on le souligne.* » ([^9])
Il serait étonnant, et peu conforme à ce que nous savons de la nature humaine et de l'histoire des peuples, que les chrétiens n'aient jamais eu aucun tort à l'égard des juifs. Mais c'est la merveille inverse que l'on nous enseigne désormais : les juifs, en deux mille ans, n'ont jamais, nulle part, fait aucun tort aux chrétiens. Pas même du temps de Néron. La repentance, seuls les chrétiens y sont appelés. J'allais écrire : condamnés...
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#### L'enseignement du mépris
L'une des plus graves fautes reprochées à l'Église par les juifs est d'avoir, dans son catéchisme et dans sa liturgie, enseigné, pendant deux mille ans le « mépris » à leur égard. Le « service international de documentation judéo-chrétienne » a publié en 1968 le récit fait par Jules Isaac de l'audience que Jean XXIII lui avait accordée le 13 juin 1960 : « Le problème de l'enseignement catholique auquel je m'attaquais (...) touche sinon aux données mêmes de la foi et du dogme, du moins à une tradition séculaire, plus que millénaire, issue des Pères de l'Église, de saint Jean Chrysostome à saint Augustin. » -- Imaginait-il vraiment que la tradition commune des Pères de l'Église ne serait point une « donnée de la foi et du dogme » ? -- Quoi qu'il en soit, ce qu'il réclame c'est que *le chef de l'Église condamne solennellement l'* « *enseignement du mépris* » : c'est-à-dire, il ne se le dissimule point, l'enseignement des Pères de l'Église. Sans se demander à aucun moment, semble-t-il, si le judaïsme talmudique ne comporte pas réciproquement un « enseignement du mépris » à l'égard des chrétiens ([^10]). Le Grand Rabbin de Rome Elio Toaff, le 13 avril 1986, a pu dire en face à Jean-Paul II que l'Église accomplit un véritable tournant « en abandonnant cet enseignement du mépris dont Jules Isaac rappela au pape Jean le caractère inadmissible » ([^11]).
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Il est donc admis et passé dans le langage usuel que Jean XXIII fut rappelé à l'ordre par Jules Isaac et tiré par lui des errements séculaires où s'était obstinément enfoncée l'Église catholique. Je dis bien que cela est passé dans le langage usuel non seulement des juifs et du monde, mais dans celui du catholicisme lui-même, du catholicisme conciliaire et officiel, celui par exemple du journal La Croix qui imprime tranquillement : « Après des siècles d'enseignement du mépris des juifs, l'Église demande publiquement pardon (...). Le cardinal Etchegaray donnait l'exemple lorsqu'en plein synode de 1983, il demandait publiquement pardon pour l'attitude de l'Église à l'égard du peuple juif. » ([^12]) Personne n'envisage l'hypothèse réciproque, selon laquelle le peuple juif aurait à demander publiquement pardon pour son attitude à l'égard de qui que ce soit.
L'épiscopat français rabaisse le débat et embrouille tout (à son habitude) quand il demande d' « éliminer à tout jamais et de combattre avec courage en chaque circonstance les représentations caricaturales (...) par exemple celle du juif usurier, ambitieux, conspirateur » ([^13]). Cela, c'est le « mépris » au niveau des « histoires juives », qui sont aussi innocentes ou aussi condamnables, aussi méprisantes ou aussi indulgentes que les « histoires belges ».
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On pourra seulement objecter sur ce point que jusqu'ici les « histoires belges » n'ont pu être accusées d'avoir provoqué, facilité ou au moins accompagné un massacre de six millions de Belges. Une telle remarque doit être prise en considération ; mais point aveuglément. On en abuse trop souvent pour nous interdire d'énoncer, voire d'oser penser, que le judaïsme talmudique n'est pas sans reproche. Notre XX^e^ siècle est celui du massacre de soixante millions (au moins) de chrétiens dans les camps d'extermination des pays communistes : cet holocauste sans égal, et qui continue, ne ferme la bouche de personne quand il s'agit de critiquer la religion chrétienne ou le comportement des chrétiens. Nous entendons user de la même liberté.
Au niveau non plus des « histoires juives » mais de l'enseignement religieux, cette rengaine ressassée de l'*enseignement du mépris* me paraît une singulière tromperie.
Le christianisme ne *méprise* pas les juifs. Mais il comporte inévitablement une *compassion* pour eux, et je ne sais pas s'il est évitable que les juifs ressentent cette compassion comme un mépris. Je parle bien sûr du christianisme des Pères de l'Église, du christianisme traditionnel, non encore réformé à la requête de Jules Isaac, et d'ailleurs irréformable en sa doctrine. La compassion est le sentiment naturel et surnaturel du chrétien pour le juif : commisération et pitié pour la situation religieuse de cette communauté qui n'a pas reconnu Jésus-Christ et qui continue à ne pas le reconnaître ; désir de lui porter spirituellement secours en contribuant à sa conversion par la prière, par la prédication, par le prosélytisme.
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Comment un chrétien pourrait-il penser et sentir autrement, à partir du moment où il tient Jésus pour vrai Dieu et vrai homme, et pour seul accès au Père ? Il ne nous est point impossible de comprendre que les juifs aient tendance à trouver insultant d'être ainsi considérés. Leur est-il impossible de comprendre de leur côté qu'en cela néanmoins il n'y a aucune intention d'insulte ou de mépris, mais la conséquence directe et obligatoire de la foi chrétienne ?
Pour leur part, ils ne peuvent pas ne pas « enseigner le mépris » à l'égard de Celui qu'ils tiennent pour un imposteur, et à l'égard des chrétiens qui s'obstinent à être les dupes débiles d'une imposture. Comment un juif pourrait-il penser et sentir autrement, à moins de rejeter le judaïsme talmudique ?
\*\*\*
LA CONSÉQUENCE de ces incompatibilités religieuses n'est pourtant point que nous serions condamnés à nous haïr et nous entr'égorger jusqu'à la fin du monde.
On peut supposer que l'intention du « dialogue judéo-chrétien » est une intention pacifique. Mais elle a pris les choses à l'envers, tout à fait à contresens, et par suite le pronostic de son entreprise est peu réjouissant : elle court à un échec qui risque de n'être ni sans éclats ni sans éclaboussures. En effet, toute l'entreprise actuelle présuppose que la discorde et les frictions entre juifs et chrétiens proviennent des *personnes,* de leurs préjugés, de leur ignorance, de leur méchanceté, que l'on peut corriger, notamment en leur montrant qu'il n'y a pas d'opposition mortelle entre le christianisme et le judaïsme.
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Sans nourrir aucune illusion sur la sainteté des *personnes,* il faut cependant apercevoir que la cause principale de l'antagonisme n'est pas en elles, mais dans les *religions :* ayant en commun un certain nombre de préceptes moraux, oui, la religion chrétienne et la religion talmudique sont contradictoires sur l'essentiel. L'une est forcément vraie, l'autre est forcément fausse. Jésus est Dieu, ou bien il est un imposteur : ce point n'est ni facultatif ni subsidiaire. Le Messie est venu, ou bien il est encore à venir. En prétendant écarter ou estomper les « différences », on procède en fait à un trucage, qui implique secrètement la perte d'identité de l'une ou de l'autre des deux religions en présence. On ne peut pas établir la paix entre le judaïsme et le christianisme.
On peut l'établir, dans une même cité temporelle, entre les chrétiens et les juifs. Mais par une tout autre voie que celle où l'Église, le monde, les juifs et le claironnant Enrico Macias sont aujourd'hui engagés.
Jean Madiran.
76:306
## CHRONIQUES
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### L'alternance et l'irréversible
par Guy Rouvrais
LES SOCIALISTES affirment que certains changements par eux introduits sont « irréversibles ». Le premier des socialistes, François Mitterrand, se déclare toujours mandaté pour défendre « les acquis sociaux ». Devant de telles déclarations, la droite libérale s'indigne. Elle y voit un crime de lèse-démocratie en même temps que le signe d'une incroyable présomption. Elle y répond par un slogan, qui est celui de l'alternance : « Ce qu'une loi a fait une autre peut le défaire. »
Les penseurs du RPR et de l'UDF se gardent bien, toutefois, de se poser la question : « Et si la gauche avait raison ? » Ce refus d'envisager cette hypothèse trouve sa racine dans un autre refus : celui de considérer attentivement l'argumentation socialiste.
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C'est Louis Mermaz qui a formulé le plus exactement la pensée socialiste en disant qu'à l'avenir l'alternance se jouerait entre « les partis de gauche ». Horreur ! Cris d'indignation ! Mais on oublie que Mermaz fondait cette inquiétante vision d'avenir *sur le passé*. Au « Club de la presse », il posait à la cantonade, la question suivante : « Qui oserait aujourd'hui défendre le programme des Indépendants et Paysans des années cinquante ? », lequel programme, ajoutait-il, prévoyait la suppression de la Sécurité sociale. Oui, quel parti aujourd'hui propose aux Français de supprimer la Sécurité sociale ? Aucun. Pas même le Front national. En son temps, l'instauration de cette protection sociale obligatoire était dénoncée, par ce qui était alors la droite, comme un pas important vers le socialisme.
A l'heure actuelle, le débat entre « la gauche » et ce qu'on appelle « la droite » porte sur les réformes possibles ou souhaitables de cette institution. Faut-il qu'elle soit à une ou deux « vitesses » ? Faut-il diminuer les cotisations en même temps que les prestations ? Doit-on augmenter la part dite patronale ou celle de l'assujetti ? On le voit : cette discussion perpétuelle s'inscrit *à l'intérieur* du système dont plus personne ne conteste le principe. Louis Mermaz a raison : « l'alternance » *a déjà eu lieu*, dans ce domaine, *dans un univers mental qui est celui de la gauche socialiste.*
J'entends déjà la réponse des hommes de la droite libérale : « Mais on ne peut plus toucher à la Sécurité sociale : ce serait l'émeute. » Je ne sais pas si ce serait l'émeute, mais j'enregistre l'aveu : il n'est pas vrai que ce qu'une loi a fait une autre peut le défaire. *Car la loi est éducatrice des consciences, pour le meilleur et pour le pire*. La loi ne constate pas l'évolution des mentalités elle l'accentue et la fortifie.
\*\*\*
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Prenons un autre exemple, infiniment plus grave : la loi autorisant l'avortement. Si, par miracle, cette loi scélérate était remplacée par une autre qui qualifierait l'avortement pour ce qu'il est, c'est-à-dire un crime abominable, aurait-on pour autant restauré l'ordre antérieur ? Hélas, non ! Il resterait que des millions de consciences, « éduquées » par la loi, auront été gravement faussées. Le rôle pédagogique de la loi aura contribué à persuader les esprits les plus démunis que ce qui est légal est moral. Et tous les confesseurs vous diront que rien n'est plus difficile que de rééduquer une conscience fausse.
Est-ce à dire qu'il ne serait pas souhaitable que fût abrogée la loi Veil-Chirac-Giscard ? Bien sûr que non. Il est toujours nécessaire que le droit positif soit en conformité avec le droit naturel. On mesure le degré d'humanité d'une société à cette harmonie. Mais nous disons que cette nécessaire restauration du droit naturel doit s'accompagner d'une réforme intellectuelle et morale pour qu'elle soit comprise et acceptée. La finalité de la loi n'est pas d'être inscrite dans le Code mais d'être effectivement observée.
Il faut que l'interdiction de l'avortement soit comprise non comme une brimade mais comme un acte salvateur. La loi de Dieu est pour le vrai bonheur de l'homme. On doit comprendre -- et faire comprendre -- qu'avorter n'est pas une « liberté », mais une servitude, cette « liberté »-là, c'est celle du péché qui n'est que la faculté de s'autodétruire.
La droite libérale et la gauche -- mais faut-il les distinguer autrement que pour la nécessité du discours ? -- partagent la même persuasion : si la loi ne correspond plus aux mœurs, il faut aligner la loi sur les mœurs. C'est cette commune conviction, cette erreur fondamentale, qui rend, en effet. « irréversible » l'évolution de notre société vers la gauche.
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La légalité de l'avortement est comprise, de l'UDF au Parti communiste, en passant par le PS, comme « un acquis social ».
\*\*\*
La droite libérale abuse les Français quand elle prétend défaire ce que la gauche a fait. Elle ne le veut pas. Et le voudrait-elle qu'elle ne pourrait pas puisqu'elle n'a même pas conscience de la nécessité d'une réforme intellectuelle et morale qui, appuyée sur la loi, pourrait atteindre l'objectif qu'elle prétend poursuivre.
Nous avons pris l'exemple de l'avortement qui porte sur une matière infiniment grave. Mais arrêtons-nous sur un sujet beaucoup moins tragique : les lois Auroux. Lorsqu'elles furent promulguées, qui ne se souvient des clameurs du RPR et de l'UDF ? On dénonçait les soviets dans l'entreprise, le pouvoir syndical qui allait miner l'autorité du patron et des cadres, c'était une prime à la CGT marxiste, etc. Tout cela était d'ailleurs tout à fait exact. On promettait alors que le premier acte du gouvernement libéral serait de supprimer ces lois marxistes.
Qui en parle aujourd'hui ? Il est vaguement question d'ajouter aux lois Auroux un codicille sur la participation, tarte à la crème du gaullisme social. Bref, on ne touchera pas à ce qui fait partie du « socle du changement », Mauroy dixit. Pourquoi ? Parce que tout le monde s'y est habitué. Les lois marxistes continueront à régir l'entreprise, sous la droite libérale comme sous la gauche socialiste. La loi, une nouvelle fois, a assoupi les consciences, fait taire les indignations et a sanctifié le désordre établi.
81:306
La droite libérale échouera parce qu'elle épuise son crédit en criant « au loup » lorsqu'elle est dans l'opposition tout en le laissant dans la bergerie quand elle est au pouvoir. Ainsi, dit l'Évangile, « le mercenaire qui n'est pas le berger, et à qui n'appartiennent pas les brebis, voit venir le loup, abandonne les brebis, et prend la fuite ; et le loup les ravit et les disperse ».
Guy Rouvrais.
82:306
### Privatisations
par Gustave Thibon
ON M'A RACONTÉ en Amérique l'histoire « russe » suivante. Un ouvrier soviétique visite les usines Ford à Détroit. Reçu par un collègue américain, il lui demande aussitôt : « A qui appartiennent ces usines ? -- A M. Ford. -- Quel scandale ! Tout cela pour un seul homme, exploiteur de la classe ouvrière ! » Là-dessus, on visite les diverses sections de l'usine, puis on débouche sur un parking couvert d'innombrables voitures. Nouvelle question du Russe : « A qui sont ces voitures ? -- A chacun de nous : celle-là, c'est celle du directeur, cette autre, celle d'un ingénieur, celle-ci, c'est la mienne. » L'année suivante, l'Américain rend sa visite à son homologue russe. Et le scénario se reproduit : « A qui sont ces usines ? -- A l'État, c'est-à-dire à nous », répond fièrement le Soviétique. On circule, puis on arrive au parking où trône une seule voiture. « A qui est cette voiture, interroge l'Américain. -- Au camarade directeur. -- Et la tienne ? -- Moi, je n'en ai pas. »
83:306
Cette histoire me revenait à l'esprit en regardant, l'hiver dernier, la photographie d'une file de postulants attendant devant une boucherie polonaise l'octroi incertain de quelques hectogrammes de viande. Spectacle qu'on aurait pu titrer en ces termes : la boucherie est à l'État, c'est-à-dire à tout le monde, mais il est des jours où il n'y a de viande pour personne. Contraste avec les pays occidentaux : la boucherie est au boucher, mais tout le monde peut se procurer de la viande sans faire la queue...
Ce qui nous fait sérieusement douter du réalisme politique de M. Mitterrand lorsqu'il refuse de signer les ordonnances concernant la privatisation de certains services publics sous prétexte de sauvegarder *le patrimoine national*. Qu'entend-il par ce dernier mot ? L'ensemble des biens et des entreprises qui, quels que soient leurs propriétaires, constituent effectivement le *patrimoine* français ? Ou seulement les biens et les entreprises possédés et gérés par l'État, de telle sorte que ce serait porter atteinte à l'intégrité nationale que de soustraire certains secteurs de l'activité économique au monopole de l'État pour les confier à l'initiative privée ? La confusion entre l'État et la nation, qui est la clef de voûte du socialisme marxiste, éclate ici dans toute sa splendeur négative.
Or, l'histoire des sociétés humaines prouve irréfutablement que les entreprises privées sont mieux gérées et par conséquent mieux adaptées au service de leur clientèle que les entreprises d'État.
84:306
Pourquoi ? Tout simplement en vertu de cette loi que plus une entreprise relève de l'initiative privée et comporte de responsabilités personnelles, plus s'y réduit l'écart entre l'intérêt de l'individu et son devoir social. Et qu'inversement cet écart grandit dans la mesure où le gigantisme et l'anonymat de l'entreprise diluent les responsabilités de ses membres et les sanctions attachées à leurs défaillances.
Des exemples ? L'intérêt de ce vigneron, mon voisin, est de gagner de l'argent en produisant du bon vin. Son devoir aussi. Et s'il y manque, il sera le premier à en souffrir. De même pour l'artisan du coin : s'il me fait du mauvais travail, il perdra ma clientèle. Ou pour l'épicier. Ou pour l'industriel dont la prospérité dépend de la qualité de ses produits. Et quand je parle d'intérêt, j'englobe sous ce mot non seulement l'appétit du gain matériel mais des mobiles plus nobles comme le goût à l'ouvrage ou la satisfaction intime et la considération sociale qui sont les récompenses du travail bien fait.
Peut-on en dire autant des employés de l'État ? Que beaucoup fassent encore scrupuleusement leur devoir, c'est tout à leur honneur. Mais la nature de leur fonction ne les y invite pas avec la même rigueur. Tout au contraire : la sécurité de l'emploi, l'absence de concurrence, la couverture sociale étendue à tous les risques encouragent plutôt le laisser-aller, sinon le parasitisme. Que, pour des raisons de santé douteuses, un paysan perde sa récolte ou qu'un commerçant ferme trop longtemps sa boutique, c'est eux qui en pâtissent ; qu'un fonctionnaire peu scrupuleux étire indûment un congé de maladie, c'est un surcroît gratuit de loisirs qui lui sera accordé, de sorte que le manquement au devoir d'état reçoit pour les uns une punition et pour les autres une récompense.
85:306
Autre exemple : je rentre de Belgique où, depuis une grève postale, les courriers sont perturbés au point que les lettres envoyées en France n'ont atteint leurs destinataires qu'avec un retard de dix à quinze jours. Si pareille mésaventure m'arrivait avec mon épicier, j'irais me servir chez son concurrent. Mais je n'ai aucun moyen -- pas même un maigre pigeon-voyageur -- pour changer de fournisseur !
Des scandales éclatants comme celui du fameux Carrefour du développement ne forment que la partie émergente de l'iceberg. Mais combien de dépenses inutiles ou de détournements des deniers publics au profit de leurs gestionnaires, soigneusement maquillés par des artifices comptables, resteront toujours ignorés !
On pourrait me répondre que lorsque M. Mitterrand parle de protection du patrimoine national, il exprime sa crainte que la privatisation entraîne une mainmise trop lourde de capitaux étrangers sur les entreprises françaises. Ce problème mérite en effet d'être étudié. Mais on peut déjà rétorquer que l'homme dont le gouvernement a augmenté notre dette extérieure d'un nombre impressionnant de milliards, n'est guère qualifié pour parler d'aliénation du patrimoine français.
\*\*\*
Résumons-nous. Il est prouvé et réprouvé que c'est par l'extension du secteur privé qu'on sert le mieux l'intérêt public. Et que c'est non seulement le droit mais le devoir de l'État d'accélérer la privatisation, au sens d'une participation la plus étroite possible de chacun, avec les responsabilités et les risques correspondants, à la marche des entreprises.
86:306
Le discours socialiste qui tend à camoufler les faits sous les mots ne résiste pas au choc en retour des réalités méconnues et malmenées. Car les faits sont moins souples, moins maniables que les idées et les paroles ils contredisent sans parler, et, s'ils ne font jamais de discours, ils n'en ont pas moins toujours le dernier mot.
Gustave Thibon.
87:306
### Les morts, les pauvres morts...
par Georges Laffly
TRÈS TÔT, les pilleurs de tombes ont su forcer les pyramides, comme on perce un coffre-fort. Les pharaons firent alors creuser leurs sépultures dans les falaises, sans réussir mieux à cacher la retraite de leur immortalité. Les égyptologues ont déterré leurs momies par dizaines. Le plus souvent, ils n'étaient pas les premiers visiteurs, et s'ils trouvaient les carcasses, les trésors s'étaient envolés. Ailleurs, même chose, et on déterre aussi bien les corps embaumés des princesses chinoises que les ossements de ces hommes dont les armes et les outils étaient de pierre mais qui avaient déjà le souci de protéger leur repos funèbre.
Partout sur la terre, nous fouissons pour rendre au jour ces débris. La civilisation qui viole les sépultures, c'est un de nos titres. Les momies sont particulièrement appréciées. On les expose dans les musées, elles sont en vente chez les brocanteurs.
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Aller se cacher au fond d'un puits foré dans la pierre pour se trouver, trois mille ans après, arraché à l'ombre et au silence, cerné de jacassements, ébloui par les éclairs des photos, c'est un destin pitoyable. Il ne semble étonner personne, bien que nos lois interdisent le trafic de cadavres et que l'homme soit défini par le souci qu'il a de ses restes. Il enterre les morts, les brûle, les dépose dans des tours où des oiseaux viendront les dépecer, il ne les abandonne jamais. Il craint pour eux les outrages posthumes.
Y aurait-il prescription ? On sait que les concessions dites perpétuelles, dans nos cimetières, représentent un bail de 99 ans, souvent réduit en pratique à 40 ans, quelquefois moins. Maigre immortalité. D'ailleurs nous dépeçons de plus en plus de cadavres, pour l'étude. Notre respect des morts a donc ses limites et elles sont vite atteintes.
On peut estimer que nos contemporains se libèrent d'un vain attachement pour leur dépouille. Beaucoup livrent leur corps à la science, comme on dit, et une loi prévoit que, sauf opposition formelle, les cadavres des hôpitaux sont matière à dissection. Tout cela suppose un accord général. Cette indifférence est patente, quoi qu'on dise du culte qui est encore porté aux morts et qui fait que le jour qui leur est consacré par la liturgie (ou souvent, la Toussaint, jour voisin) est une des fêtes qui ont le mieux gardé leur sens.
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A mon sens, il est quand même optimiste de confondre notre insensibilité avec un progrès spirituel. Il y aura bien un théologien ou cent pour nous expliquer que nous nous rapprochons de l'Évangile, laissant les morts enterrer les morts, mais il est plus probable que notre insouciance tienne à la désacralisation de l'homme. Il n'est plus un être doté d'une âme immortelle. Quand la vie le quitte, il ne reste donc rien, qu'un objet corruptible qu'il faut balayer. Cette vie qu'il perd n'avait nul sens, nul poids, elle ne peut avoir laissé quelque auréole à l'enveloppe où elle se manifestait. Voilà un sentiment commun. Voilà pourquoi nous nous soucions moins de nos morts que les chasseurs du néolithique.
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C'est l'indice d'une régression extraordinaire, qui nous ramène bien en deçà de ceux que nous appelons les primitifs. Même s'il en est bien ainsi, rien ne justifie que nous allions déterrer les cadavres d'autres peuples, chez qui l'on attachait au contraire la plus grande importance à la tombe, au point que certains, comme les Égyptiens justement, liaient la survie de l'âme à la persistance du corps. Or, nous supprimons ou du moins nous ballottons et exhibons ces supports d'immortalité, après les avoir souvent privés des gardiens chargés de veiller sur eux et des objets familiers qu'ils estimaient nécessaires. Sans doute, nous n'agissons pas par cupidité comme les voleurs d'autrefois, mais notre mépris de ces superstitions funéraires ne vaut pas mieux, et nombre de voleurs avançaient la même excuse.
Respecter les opinions et croyances d'autrui, nous n'avons que cela à la bouche. Cela doit être sacré, paraît-il. Voilà pourtant des opinions et des croyances que nous bafouons sans hésiter, et la seule explication que nous puissions donner, c'est que ces croyances ont trois mille ans, et ne sont plus défendues par personne. Il est visible que pour nous les Égyptiens du temps des Pharaons sont une autre espèce, et ne font pas vraiment partie de la communauté humaine. Il s'agit d'un racisme dans le temps, que nous ne voulons pas voir. Inutile d'ailleurs de remonter si loin. Il suffit de voir, dans nos musées, toutes ces pierres tombales qui n'ont que cinq ou six siècles, et de penser aux restes qu'elles ont abrités et qu'on a dispersés, leur refusant aussi les messes qu'ils demandaient par des fondations perpétuelles (comme les concessions). Quelques centaines d'années suffisent donc pour que les morts nous deviennent étrangers, et qu'on ne leur doive plus rien. Mais qu'est-ce que cette unité de l'humanité qui trouve si rapidement sa limite dans le temps.
Pourtant, cela n'est pas toujours vrai. Cocteau a vu au musée Guimet le père Henrion à genoux devant la momie de sainte Thaïs. Exemple plus étonnant puisque la piété chrétienne n'y a aucune part : quand la momie de Ramsès II a été amenée à Paris, il y a sept ou huit ans, pour en recoudre et réparer la peau, la garde républicaine sabre au clair lui a rendu les honneurs dus à un Chef d'État. Ramsès reste donc bien un frère humain et même une notabilité. En même temps, on trouve naturel de l'exhiber aux yeux des touristes. On ne le laisse en paix que la nuit.
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Tantôt poussière, tantôt précieuse relique, il en est ainsi depuis toujours, sans doute. Qu'on pense au personnage du fossoyeur, dont le métier est de faire le ménage du cimetière. Creusant de nouvelles fosses, il lui arrive de rencontrer des ossements anciens, qu'il rejette comme des cailloux. Il est l'homme qui travaille en coulisses, pendant que sur le devant de la scène se déroulent rites et cérémonies. N'y a-t-il pas sur cet employé de la mort un rayon de sacré comparable à celui qui protège et met à l'écart le bourreau ? Même en tenant compte du fait que nos sociétés profanes banalisent le bourreau et le réintègrent dans la norme, supprimant cette distance à nos yeux insupportable qu'imposait le sacré, les deux cas ont toujours dû paraître différents. Le fossoyeur ne supporte nulle malédiction, loge où il veut, se marie comme il veut. Il est trop proche de la vie commune, il en fait trop partie pour qu'on le distingue. Il a seulement l'étrangeté de celui qui touche à une frontière dont les autres se tiennent loin. Il est l'homme qui doit manier comme profanes des restes qui pour tous les autres gardent quelque chose de vénérable et d'interdit. Dans la littérature, c'est un personnage jovial, qui se manifeste volontiers par des facéties (voir le fossoyeur d'*Hamlet* ou celui de *la Vouivre* de Marcel Aymé, qui s'appelle Requiem). Son indifférence est professionnelle, elle fait de lui un témoin, un spectateur, analogue au bouffon d'autrefois. Il a le droit de dire ce que les autres ne disent pas. Sa seule présence rappelle la mort, et donne un accent particulier à ses remarques. Elles sont souvent judicieuses. Requiem fait remarquer qu'il n'y a pas plus d'égalité dans la mort que dans la vie, quoi qu'on dise, et il oppose les fosses en terre sèche, au flanc du coteau, et celles qui sont tout le temps noyées par les infiltrations, et où les morts se défont plus vite.
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Si le fossoyeur, le carabin, le policier traitent le cadavre avec une désinvolture professionnelle, qui peut scandaliser (ce corps dont on découpe et étale les muscles, il y a quelques heures, il s'appelait Pierre ou Jérôme, il souffrait, il se souvenait ; en ce moment, quelqu'un le pleure), la nécessité sociale, dans toutes ces activités, est certaine. Il n'en va pas de même avec la quête de l'archéologue.
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Cela commence à la Renaissance avec ce qu'on appelait les antiquaires. Collectionneurs pieux, ils pensent être les fils de Rome et d'Athènes, et veulent rétablir la liaison avec ces ancêtres à travers un Moyen Age ignoré, renié. Pour retrouver le modèle de la beauté et de l'esprit, la règle d'or de la civilisation, on s'acharne à rassembler les dépouilles arrachées au sol, statues, moignons de statues, monnaies, vaisselles, espérant vaguement capter la vertu qui rayonne de ces vestiges. Chez eux, on trouvera aussi les premières momies. Elles font effet dans les cabinets de curiosités entre une corne de licorne et une antique fabriquée dans les ateliers italiens. Nos curieux sont partagés entre le désir de s'éclairer l'esprit au contact de ces fragments du passé (à la manière dont les cannibales dévorent leurs ennemis pour s'en incorporer les qualités) et le goût de l'étrange, à mi-chemin du bric-à-brac et de l'atelier encyclopédique. Ils pensent qu'ils ont beaucoup à apprendre de ces peuples anciens où les hommes étaient plus grands, plus magnanimes qu'aujourd'hui, comme on le voit bien en lisant Tite-Live et Plutarque. Que l'homme dégénère depuis Adam, la Bible aussi l'enseigne. Il y a donc grand intérêt à prendre modèle autant qu'on peut sur ceux qui valaient mieux que nous.
Plus tard viendra l'archéologie, pour qui Rome et la Grèce ne seront pas des domaines magiques et qui, cherchant par toute la terre les traces de l'homme, s'arrêtera souvent plus charmée par un silex que par la belle ligne d'un vase. Il n'est plus question de modèle à suivre, de Pères que l'on cherche à égaler. Il ne reste que la curiosité pour toutes les manières de vivre qu'ont inventées les hommes. L'idée qu'une de ces formes du passé pourrait être supérieure à la nôtre ne vient à personne, elle serait rejetée comme anti-scientifique. Et puis nous pouvons voir en ce point la différence entre archéologues et ethnologues.
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Ceux-ci méprisent volontiers la civilisation qui les a vus naître, bien qu'elle leur permette leurs travaux. C'est qu'aussi elle dégrade et détruit chaque jour l'objet de leur science. Les archéologues au contraire, s'ils sont tentés par l'évasion dans le passé, ne perdent rien de leur loyauté envers un système capable de produire d'excellents instruments de mesure, des frigidaires (souvent utiles) et très soucieux d'accroître ses archives, ce qui répond au souci propre de l'archéologie.
Sur ce souci, on n'est pas très éclairé. Désire-t-on connaître le passé par un mouvement de piété ? Mais justement, pour connaître, il faut exercer la pire impiété, ouvrir par exemple ces asiles clos pour l'éternité, déménager les objets qu'ils contenaient et qui avaient été choisis pour des raisons impérieuses. Le progrès du savoir passe par la pratique de la cambriole, et par le sacrilège. On raconte bien des choses sur les ouvriers locaux embauchés pour dégager des monuments funéraires, et qui renoncent ou s'enfuient. Il faut les menacer, les corrompre pour qu'ils fassent leur travail. On peut se moquer de ces manifestations déraisonnables. Elles montrent au moins que notre passion exploratrice n'est pas généralement partagée.
Nous nous sentons héritiers du Parthénon, des pyramides et même des peintures de Lascaux, bien que ne sachant pas comment elles étaient regardées quand elles furent peintes.
Très fiers de ce qu'ont fait les anciens. Mais notre souci de savoir ne s'explique pas par cette fierté. Une peinture ratée, un vase difforme nous intéressent aussi bien.
Il est remarquable que nous soyons à la fois si anxieux des civilisations anciennes et complètement indifférents à leur exemple. Nous ne pensons pas qu'elles aient quelque chose à nous apprendre. Persuadés même de notre supériorité sur elles, supériorité de celui qui étudie sur l'objet étudié (pas de quoi se vanter, pourtant, c'est d'abord une question de chronologie).
Frénétiques et incohérents. Nous rêvons de mettre Rome sens dessus dessous pour extraire les ruines que son sol cache encore, et nous travaillons activement avec nos vapeurs d'essence et nos fumées d'usine à dissoudre tous les vestiges émergés de la ville antique.
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Pour Mircea Eliade, cette quête du passé fait penser à ce qu'on dit des mourants, qu'ils récapitulent les images de leur vie avant de sombrer. Cette interprétation suppose que nous avons le sentiment de notre filiation et que nous reconnaissons être liés à tous ces ancêtres. Et il faudrait aussi que nous pensions être à la fin de l'humanité, au moins à la fin de l'histoire (après : des âges sans mémoire). La pièce est finie, tous les acteurs viennent saluer, y compris ceux que l'on n'a vus qu'au lointain premier acte. Ce ne serait donc pas par hasard qu'on a cru, il y a peu, retrouver des rejetons de l'homme de Néandertal, race que l'on supposait éteinte. Eux aussi viendront tirer leur révérence sur la scène.
Ce qui m'arrête dans cette belle imagination, c'est qu'il n'est pas sûr que nous éprouvions vraiment notre lien direct avec les chasseurs et pasteurs de l'âge de pierre, ni même avec les guerriers homériques, ou les hommes de la charrue et du cheval. Et il est au moins aussi commun de croire que nous sommes au début véritable de l'homme qu'à la fin de son histoire.
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Assez de rumeurs nous flattent, murmurant que loin d'être les derniers des hommes, nous sommes les premiers, les premiers achevés, adultes. Avant nous, le modèle restait incomplet. On peut tourner cela autrement. Nous ne serions pas les premiers, mais ceux qui viennent après. Nous regardons derrière une vitre incassable ce qu'ont été les hommes, admirant leurs cérémonies, leurs danses sacrées, leurs systèmes de parentés, et leurs dieux, car nous le savons, ils étaient reliés à Dieu bien plus fortement que nous. Depuis quelque temps, nous ne savons pas exactement depuis quand, il semble y avoir eu une nouvelle chute, une nouvelle dégradation de nos rapports avec le Ciel. Les hommes s'en glorifient, le plus souvent : nous sommes libérés, disent-ils.
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L'homme, c'est le passé. Il est au musée, au musée de l'homme. La tâche qu'il nous faut accomplir est de dresser un inventaire de ce qu'il fut, de ce qu'il laisse. L'archéologue est là pour ça. Comme de juste, il arrive quand tout est fini. Il piste les traces de la beauté, du divin, mais il est vite arrêté. Il reste « sur le seuil », dit le personnage de Philippe Beaussant dans *L'archéologue*, beau roman.
Sans doute, rien ne peut justifier cette rêverie : l'espèce, biologiquement n'a pas changé. Rien non plus ne nous permet d'affirmer que nous soyons privés de l'âme donnée par Dieu à la race d'Adam. Mais il y a des signes gênants : nous refusons, en particulier, de nous considérer comme des fils d'Adam, nous revendiquons une origine obscure, incertaine, qui nous permet de tout embrouiller. A partir de là, il serait facile d'établir que nous sommes les premiers hommes dignes de ce nom. Nous avions même inventé « la mentalité primitive », pour nous distinguer de nos ancêtres. Cela n'a pas marché, mais on pourra tenter autre chose. Le sentiment d'une rupture est très fort : l'homme des machines est un être nouveau. Et le sens de la continuité lui échappe parce qu'il ne ressent pas la durée. Il oublie, il rompt, ce qui a duré l'ennuie ou lui paraît ridicule. Il sait d'ailleurs, profondément, que la durée est mensonge. Il ne comprend évidemment pas que pour les Égyptiens, « le tombeau, appelé demeure d'éternité, était construit de manière à durer toujours ». (Edwards. *Les pyramides d'Égypte*.) Rien ne dure toujours, rien, il en est sûr. En même temps, il est probable que cet être reste fasciné par tout objet qui a traversé quelques millénaires, indice fragile de l'immortalité, voix qu'il est facile de faire taire, vers laquelle pourtant il tend l'oreille. Son réflexe, le réflexe du nouvel homme est de mettre de côté. C'est un problème auquel il s'attaquera plus tard. Comme il rêve de se faire congeler pour être réanimé quand toutes les maladies seront vaincues, et les étoiles conquises, il met au musée ces objets qu'il n'explique pas, cette beauté dont il n'a pas le secret.
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Pour le moment, il ne travaille qu'à augmenter sa puissance. Il pense n'avoir pas le temps d'écouter ceux qui lui parlent du vrai et du beau. Les poètes savent très bien ces choses-là, et Audiberti l'avait montré dans son dernier livre de poèmes, *Ange aux entrailles*. Dans *Nouba,* il réunit les poètes, qu'il accueille avec simplicité :
*Edmond Rostand, aimable à vous ! Dante vous suit ?*
et une fois qu'ils sont là, avec Hugo et Baudelaire, il leur propose le vieux jeu, bien conscient qu'il n'intéresse plus :
*Nous allons s'il vous plaît sur la table vider*
*Notre petit trésor, l'antique abécédé.*
*Les murs, mal informés, nous prendront pour des hommes*
*...Les vrais hommes vont assemblant, quand nous parlons*
*Les boulons bleus de la nacelle sidérale...*
Même opposition, dans un autre poème, *Le navire des hommes,* entre le poète, homme d'hier, qui renonce à sa puissance et à ses charmes (on reconnaît qu'ils étaient illusoires) et le technicien, chargé d'accomplir les rêves de l'humanité :
*Je ne possède ni secret, ni talisman.*
*Je laisse aux mécanos le soin du firmament.*
Le découragement d'Audiberti est bien explicable, tant le poète doit avoir aujourd'hui le sentiment que personne ne l'écoute et n'est même capable de l'entendre. Il surestime pourtant non seulement la capacité mais la confiance en soi de l'homme nouveau, qui se réfugie dans la puissance de ses machines, mais n'y trouve pas l'assurance d'être sur la voie de la vérité.
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Le mécano dont parle Audiberti, c'est l'homme du monde technique, possédé du désir de puissance qu'il satisfait grâce au savoir qu'il accumule. En deux siècles, il a vraiment changé le décor et une part des données de son existence ; lui qui aime par-dessus tout l'efficacité, il peut se flatter d'être efficace. Mais il manque à son lot ce que tous les hommes avaient jusque là : la réponse aux questions premières. Le mécano n'a rien à dire de la mort.
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J'entends bien que cet homme, c'est aussi vous et moi (et Audiberti) qui croyons échapper au modèle. Ce n'est pas possible. Nous faisons partie de ce monde, au moins à temps partiel, ce monde où la foi respire si mal. Nous y baignons tous -- sauf les moines.
C'est une constatation cent fois faite que la piété envers les défunts s'affaiblit. On prie moins devant les tombes, et plus nombreux, plus démunis encore ceux qui ne savent plus prier. Que feraient-ils devant ce carré de maçonnerie ? Les plus jeunes ne mettent que rarement les pieds au cimetière. Un signe : les monuments, les ornements funèbres ne changent pas, depuis près d'un siècle, tandis qu'un style nouveau a modifié le décor, les objets quotidiens, les meubles. Pour la mort, rien de neuf, sauf que la croix disparaît ou se fait mince comme un fil sur les pierres tombales. Est-ce pour ne pas gêner les autres, comme on le dit pour expliquer que l'on renonce à porter le deuil ? Ces pudeurs nouvelles parlent clairement. Il y a étiolement, refroidissement et sclérose de toutes les manifestations funéraires, parce qu'on ne sait plus que penser de la mort. Ce qu'on fera de leur corps, disent les gens, les préoccupe peu. Cette insouciance est évidemment liée au recul de la foi en l'immortalité, qui est peu encouragée, même dans les églises.
Affirmée par un non-chrétien, comme Jünger, cette foi paraît une bizarrerie, vaguement scandaleuse. Elle n'est pas comprise et ne peut l'être dans le monde technique. Reste qu'une sorte de survie, apparentée au spiritisme, se vend bien. Du moment qu'il s'agit de quelque chose qui se mesure, se pèse, se photographie, voilà le mécano rassuré et tout prêt à se fier à des témoins qui font commerce de leurs « expériences » : il y a toute une littérature là-dessus, très populaire.
Cela prouve que le mécano est préoccupé, comme les autres hommes le furent -- il n'est donc pas un être si neuf qu'il le croit. Mais un peu sourd, prétentieux, comprenant mal et peu, assourdi de plus de radios et de télés qui ne le laissent jamais seul ([^14]), il se laisse tromper facilement.
97:306
C'est un être fragile. Éphémère, c'est probable. Il est bien possible qu'il ne laisse derrière lui que des ruines, et qu'il incarne une seconde chute de l'homme. Une seconde chute qui consiste d'abord dans l'*oubli* de la première, qui est niée, reçue comme invention, conte incroyable. Or, ce qui restait à l'homme de sa condition première, c'était le souvenir obscurci mais vivace de cet état privilégié, et cela le rendait exigeant. Il aspirait à retrouver les dons perdus. Oubliant cela, le prenant pour un rêve insensé, il aura un sommeil plus tranquille. Tel est peut-être le rôle du mécano, nous couper de notre mémoire. Quoi qu'il en soit, il règne.
Georges Laffly.
98:306
### Une croix sur le Liban ?
par Danièle Masson
**Le labyrinthe historique.**
« Nos ancêtres les Phéniciens... » Peu chauvin, le jeune Libanais moderne n'est pas nourri dès l'école de son appartenance historique, qui revient sous d'autres cieux comme une comptine. Pour une raison sans doute bien simple : tant de civilisations se sont succédé sur son sol qu'il finit par se considérer comme méditerranéen d'abord, citoyen du monde ensuite (mais Libanais quand même). Terre d'accueil, le Liban l'a été depuis la plus haute antiquité. »
Telles sont les premières lignes de *Lumières du Liban,* un livre que j'ai trouvé dans une petite boutique d' « artisanat libanais », en plein cœur du quartier d'Achrafieh à Beyrouth-Est, près du lieu où Béchir Gémayel, le jeune chef nouvellement élu de l'État libanais, fut assassiné par les Palestiniens reçus sur cette « terre d'accueil » par les « citoyens du monde ».
99:306
Ces jours-là, les musulmans se sont joués du martyre et des signes : Cheik Béchir fut assassiné le 14 septembre, jour de l'Exaltation de la sainte Croix, et le jour même de ses funérailles, le leader de l'O.L.P., Yasser Arafat, était reçu en audience privée, auparavant programmée, par le pape Jean-Paul II. Comme si les musulmans, non contents de tuer, avaient voulu établir un signe de contradiction, dresser la croix contre la croix entre ce pape et ces maronites qui s'étaient ralliés à Rome depuis le XVI^e^ siècle.
Sur le bateau qui nous ramenait à Chypre, après avoir autant que c'était possible regardé sur les hauteurs de Jounieh la blanche Vierge de Harissa tournée vers le sud (miraculeusement, disent les Libanais) et l'immense trirème phénicienne renversée quille en haut que ne cessent de construire les Libanais, défi à l'Occident et à l'Islam, comme s'ils avaient fait le serment qu'ils ne quitteraient pas, sinon par la mort sacrificielle, la plus vieille terre chrétienne du monde, j'ai cherché à comprendre.
Et ce livre trouvé à Jounieh, *Lumières du Liban,* aux images somptueuses des grandeurs passées m'a semblé d'une involontaire ironie, à moi qui revenais plutôt avec des visions de « nuits et brouillard ». S'y mêlaient, dans le bleu dur du ciel et le vert des cactées, les rangées de buildings et de grands hôtels de la corniche beyrouthine, aujourd'hui décor surréaliste de maisons éventrées et d'immeubles écroulés ; les artères de Beyrouth, « respiration de la cité », aujourd'hui encombrées de blocs de béton, chicanes pour éviter les camions-suicides ; la faculté de médecine, aujourd'hui déserte et qu'envahissent les bougainvillées.
Byblos ou Jbeil, la plus vieille cité du monde, qui donna son nom au livre, sur cette baie au « cercueil de pourpre où dorment les dieux morts », Byblos où se dresse fièrement le château fort des Croisés arrivés en 1098 à Arka, village du Nord-Liban ; les armées croisées dont les Mardaïtes formèrent aussitôt les bataillons de reconnaissance et d'avant-garde.
100:306
Lorsque quelques jours avant, en « touriste », j'avais vu cet impressionnant témoin de l'âge de la chevalerie, je n'avais pu m'empêcher de penser à cette maman libanaise rencontrée sur le bateau et rentrant au pays avec ses enfants. Elle nous avait dit sa crainte de nous voir vêtus de T-shirts où se dessinait fièrement un chevalier bardé de fer, souvenir des temps de Baudouin et de saint Louis. Animée par la peur (et qui ne la comprendrait ?), elle craignait d'exacerber le fanatisme musulman. Le rêve d'un Liban creuset de civilisations et de cultures différentes s'effondrait.
Visages divers enfin : regard d'un curé de la montagne à la barbe imposante et aux moustaches en crocs ; âpre et beau profil assyrien ; berger sémite au regard de moine et de prophète ; visage enfin de femme de la montagne « doucement ridé par les ans », gage de « l'immortalité du Liban », nous dit-on, et à côté de lui les cèdres, « emblème national et symbole de pérennité ». Il n'y a plus guère de cèdres au Liban. Et parmi ces êtres, gages de « la pérennité du Liban », combien de « déplacés », de meurtris, d'assassinés par les hordes islamiques ?
Chercher à comprendre : c'est ce qu'a voulu faire dans *Le peuple chrétien du Liban* Walid Pharès, tâchant de dépister, de déceler tous les signes, tous les facteurs d'unité. Car il fallait bien réduire l'histoire du Liban à « treize siècles de lutte » contre l'envahisseur pour justifier une « guerre qui opposa depuis toujours et qui oppose encore le peuple chrétien du Liban à toutes les forces et volontés qui tendent à l'asservir et à l'éloigner de la réalisation de ses aspirations légitimes et historiques ».
Presque dès les origines, l'histoire et la géographie du Liban en font l'objet privilégié de convoitises de tous les prédateurs jusqu'aux rives de nos jours où Beyrouth la féminine, Beyrouth la douce est devenue la fille de joie des musulmans frustrés :
*Nous confessons maintenant, ô Beyrouth,*
*Que nous t'aimons seulement comme des bédouins,*
*Te lâchant à l'aube...*
*J'étais à quelques mètres du crime,*
*Épiant les assassins*
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*Pendant qu'ils couchaient avec Beyrouth*
*Comme avec une fille de joie.*
*L'un succédait à l'autre*
*Selon les protocoles de la tribu,*
*Les privilèges familiaux*
*Et les grades militaires.*
(Traduit de l'arabe par le journaliste libanais Jad Hatem, *L'Orient le jour,* Beyrouth, 20 et 28 avril 1978.)
Le Liban a-t-il une histoire ? Sans doute, mais trop riche, trop multiple, trop contradictoire pour qu'on puisse d'emblée y déceler un sens. Dès son origine ce pays joue un rôle unique d'intermédiaire entre la Mésopotamie, l'Égypte et les civilisations de la Méditerranée. Tourné vers la mer, il est menacé vers le II^e^ millénaire par les grands empires continentaux qui se succèdent dans l'Orient ancien, l'Égypte d'abord, puis au premier millénaire l'Assyrie, l'empire néo-babylonien, les Perses achéménides. La conquête d'Alexandre (333 avant Jésus-Christ) ouvre les régions libanaises à l'hellénisation. Et tel est, selon Walid Pharès, le premier facteur d'unité : « C'est à travers la participation à la civilisation hellénique que les habitants du Croissant fertile s'unirent dans le cadre d'une vision universelle basée sur la philosophie et la logique. » Fort bien. Mais il faut savoir aussi que cette « participation » s'est faite au prix -- entre autres -- du siège de Tyr par Alexandre, assisté par les Sidoniens. Quand au bout de sept mois il parvient à l'investir, il massacre les habitants et détruit la ville : c'est le glas des orgueilleuses cités phéniciennes qui sonne sur les cadavres de Tyr. Tel fut le prix de l'hellénisation.
Le deuxième facteur d'unité, selon Walid Pharès, a été le fait des Romains : et l'on sait que les Romains n'étaient pas des tendres et que la pax romana n'excluait pas la paix des cimetières.
Mais demeurons longtemps sur le troisième facteur : le christianisme. C'est à Banias (Césarée de Philippe), sur les confins du Liban, de la Syrie, de la Palestine que le Christ dit à Simon : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. »
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C'est à Damas que Paul est investi par le Christ et ses paroles « Je suis ce Jésus que tu persécutes » résonnent étrangement aujourd'hui sur le pays dont on a dit qu'il était « le Christ des nations ». C'est à Antioche que le premier siège épiscopal de la chrétienté a été fondé. Plus tard la communauté des maronites rattache son origine à l'ascète syrien ami de saint Jean Chrysostome saint Maron, mort en 410... A partir du XII^e^ siècle, les maronites se rapprochent de Rome. L'union avec le pape est définitivement scellée en 1584. A la suite de la conquête de la Syrie par les Arabes au VII^e^ siècle, les maronites se réfugient dans les hauteurs du Mont-Liban et leur communauté s'accroît par la conversion des tribus guerrières du Mont-Liban. Autour de leurs moines, les chrétiens retranchés dans les montagnes inaccessibles deviennent agriculteurs par goût, soldats par nécessité et dès le VI^e^ siècle s'affermit cette double vocation qui justifie aujourd'hui encore la résistance agricole et la résistance militaire. « Leur opiniâtreté broya les roches des plus hautes cimes, leur sueur et leur sang les arrosaient et les rendirent fécondes. Ils ne parvinrent pas seulement à vivre et à sauver leur indépendance, ils se firent encore craindre et redouter. » (Douwaihi, *Histoire des Maronites*.)
Si longtemps la France a assumé au Liban son rôle naturel de protectrice des chrétiens de l'Orient -- pour s'en démettre honteusement aujourd'hui --, elle l'a joué à cause du goût farouche des Maronites pour l'indépendance et de leur courage que rien ne faisait plier.
Mais ce pays que n'avait pu dompter définitivement l'Islam, qu'il s'agisse des mameluks égyptiens, des Ottomans, des druzes, on peut dire que les forces franco-britanniques, pourtant libératrices, en 1918 commencèrent d'en sonner le glas. Lorsque le 1^er^ septembre 1920 le général Gouraud dit solennellement : « Je déclare le grand Liban », il proclame l'acte de naissance d'un état bi-national non viable en ajoutant à la montagne chrétienne quatre territoires périphériques à populations musulmanes arabes. Plus tard, en 1946, le Liban « indépendant » devient une république parlementaire, un état multiconfessionnel. En vertu du « pacte national » de 1943, le président de la république devait être un maronite, le chef du gouvernement un musulman sunnite, le président de l'assemblée un musulman chiite et l'un des vice-présidents un chrétien grec orthodoxe.
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Cette alliance contre nature traduit l'aveuglement devant la réalité de l'Islam. L'enfant musulman apprend que « l'Islam domine et ne saurait être dominé », qu' « un musulman ne peut être gouverné que par un musulman ». L'adulte musulman n'hésite pas à faire des enfants, dussent-ils devenir de la chair à canon, alors que nous avons vu bien des jeunes chrétiennes libanaises renonçant au risque des enfants et même du mariage « parce que c'était la guerre »... Enfin, et c'est l'impasse tragique que l'on trouve dans le beau livre de l'homme de gauche Péroncel-Hugoz *Une croix sur le Liban,* la démocratie est impuissante devant l'Islam. Le Liban, écrit Péroncel, « cet héroïque bastion de la modernité, du non-exclusivisme, des droits de l'homme ». Et la naïveté de l'Occidental trouve son écho tragique dans cette proclamation du jeune chef charismatique Béchir Gémayel : « Dans ce Moyen-Orient où libre cours est donné à tous les excès du despotisme et de l'intolérance, notre Liban sera pacifique par vocation, démocratique par tradition, laïque et libéral par nécessité. »
A ce tragique confluent de la vocation, de la tradition, de la nécessité se trouve l'assassinat de l'espoir que fut pour les Libanais la mort de Cheik Béchir, où ils croyaient reconnaître à la fois l'indispensable héritier d'une famille, les vertus monastiques -- sa sœur Yarzé (le Cèdre) est la mère générale des sœurs de la Croix -- et guerrières -- on aime à montrer sa photo, en treillis, arme au poing -- enfin l'investiture démocratique.
L'unification autour du chef charismatique unique est aujourd'hui brisée en charismes éclatés. Il y a le soldat-moine -- Samir Geagea -- mais il ne fait pas partie d'une dynastie et nous l'avons vu et entendu, héroïque et distant, comme prenant la mesure du pouvoir qui pèse sur lui et qu'il assume sans ruse. Il y a le moine-soldat -- le R.P. Boulos Naaman -- mais sa confiance (il nous l'a dit, l'a-t-il pensé ?) en la « diplomatie vaticane » montre à quel point le Liban a perdu de sa force et combien Simone Weil avait raison, nommant « la justice, cette fugitive du camp des vainqueurs ».
104:306
Tous ces éléments font comprendre que le voyageur qui, par le lâchage des gouvernements occidentaux, arrive au Liban les mains vides soit tenté d'avoir une sensibilité à fleur de peau, sans aspiration vers l'avenir. Ils font comprendre aussi pourquoi l'Occident, trouvant mille alibis à sa mauvaise conscience, a tout fait pour que le Liban perde la guerre médiatique.
**La guerre médiatique.**
Les Libanais ont reçu la délégation que nous constituions avec une hospitalité généreuse, un naturel, parfois des apprêts surprenants. Il nous semblait qu'un Liban fantôme recevait, en grande cérémonie, une France fantôme.
L'étonnement grandit quand le père B. Naaman nous reçut avec bonté, pour nous dire que face à la Syrie, « gendarme du Moyen-Orient », la communauté chrétienne allait « défendre le président Amine Gémayel, qui pour une fois se retrouve avec son peuple ». Spontanément je n'avais jamais considéré Amine comme un traître mais comme un homme porté non, comme son frère, à forcer le destin mais à le courtiser. Mais j'avais emporté d'Occident l'imagerie facile de moines-soldats maronites prompts eux aussi à forcer le destin ou s'y briser.
La honte vint quand le Patriarche nous dit cérémonieusement vouloir « consolider le Liban sans distinction de confessions » et félicita la France en la personne de la sainte trinité de ses évêques, nosseigneurs Lustiger, Etchegaray et Decourtray qui « avaient tout compris ». Je n'avais pas honte pour eux mais pour nous qui les avons acculés à mettre en pratique ce proverbe arabe souvent cité en Orient : « Dans les dangers, raccroche-toi jusqu'aux cordes du vent. »
105:306
Au retour, j'ai repris Lartéguy (*Liban : huit jours pour mourir*) et Péroncel-Hugoz (*Une croix sur le Liban*) et compris quel tribut acceptaient de payer les chefs spirituels et temporels du Liban pour sauver ce qui reste de leur peuple. J'ai compris pourquoi, chez eux du moins, le pouvoir ne montait pas à la tête, les accablant plutôt.
Marc Bonnefous, ancien ambassadeur de France à Tel-Aviv, directeur du département Afrique du Nord Moyen-Orient, justifia le départ des deux mille soldats français de Beyrouth par la nécessité d'être prêt, si c'était nécessaire, à se battre en « première ligne ».
-- Où ça ?
-- Mais en Afrique du Nord, où la France ne pourrait tolérer que s'installent des régimes khomeinistes.
-- Le Quai met donc une croix sur le Liban ?
-- Si vous voulez. Une croix, ça fera plaisir aux chrétiens... (Cité par Péroncel-Hugoz.)
Voilà le cynisme qui a fondé la volonté de perdre pour le Liban en Occident la guerre médiatique.
« Les mots gagnent les guerres », disait Lénine faisant un bien étrange écho à un très vieux proverbe arabe : « La gueule du canon est moins dangereuse que la bouche des calomniateurs. »
Lisez Lartéguy. Il surprend une conversation entre journalistes :
-- Dans la montagne, dit l'un, on vient de découvrir un charnier : deux cents druzes massacrés par les chrétiens.
-- Vite, une bagnole ! dit l'autre. Quel titre !
Un troisième intervient : « Ça ne vaut pas le dérangement. Les victimes ne sont pas des druzes mais des phalangistes. » Et comme pour s'excuser : « Après tout, ils n'avaient qu'à pas aller dans le Chouf. »
Lisez dans Péroncel-Hugoz l'histoire de ces « petits poucets du Chouf » qui après l'assassinat des leurs par les druzes vécurent seuls pendant deux mois, se nourrissant d'herbes et de baies, avant de pouvoir passer en zone chrétienne.
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Lisez l'histoire de cette famille -- le père, la mère, les quatre enfants -- déjeunant devant sa maison, effacée dans un petit jardin de Mazraat el-Chouf par une mitraillade druze. Cette famille dont le nom du père résume le visage multiple du Liban : Sélim Elias Charbel. Sélim comme le sultan ottoman, Élie comme le prophète hébreu, Charbel comme le saint ermite paysan. Mort pour crime de pluralisme...
L'histoire enfin de Nabil Achkan (quatorze ans) qui sauva sa vie après l'assassinat des siens en barbouillant ses mains et sa chemise du sang de sa mère et en simulant la mort.
Et puis regardez les photos d'hommes, de femmes, d'enfants torturés avant la mise à mort que l'on trouve au département des Relations extérieures : elles ne vous feront pas oublier Sabra et Chatila, elles vous feront comprendre.
Face à ce qui n'a de nom dans aucune langue humaine, les études sémantiques de Péroncel-Hugoz ne font pas le poids. Sans doute n'aurait-il pas fallu traduire le mot « kataëb » (qui sonne si vigoureusement) par les « phalanges », mot à « connotation fasciste », alibi supplémentaire à ceux qui savent que Pierre Gémayel fonda son parti en 1936, après les Jeux Olympiques internationaux tenus dans l'Allemagne nazie. Sans doute serait-il en revanche habile de traduire le nom qui désigne les miliciens druzes, les « mourabitoun », qui signifie « moines guerriers », et mieux encore celui de « fedayin », qui signifie « rédempteurs ».
La victoire des musulmans « progressistes » sur les chrétiens « fascistes » n'aurait peut-être pas été aussi facile. Peut-être. Mais on peut dire avec certitude que l'Occident avait décidé de perdre la guerre médiatique et que la jonglerie verbale n'était que l'apprêt des funérailles.
En fait la faille libanaise n'est pas là. Elle est en ce que Péroncel-Hugoz croit illusoirement sa force. Parcourant la littérature du parti kataëb, il s'enchante qu'il n'y soit question que de « pacte social », de « citoyen nationaliste, laïc, progressiste et engagé », de « femme libérée ». Il admire le culte que l'on voue là-bas au personnalisme chrétien d'Emmanuel Mounier et se félicite qu'au printemps 84 à l'université de Kaslik un jeune religieux, auteur d'une thèse sur « l'internationalisme chez E. Mounier », fasse un cours sur « l'actualité du personnalisme » et « l'ouverture à toutes les religions ». Décidément les chrétiens ont déjà vendu la corde pour les pendre.
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Il faut donc lutter à la fois contre le « crime médiatique » de l'Occident, fruit de sa lâcheté, et contre l'autodestruction d'une certaine intelligentsia libanaise -- fût-elle maronite --. L'Islam, lui, ne s'ouvre pas et pour cela ne tremble pas. D'où la fascination -- qui n'est paradoxale qu'en apparence -- qu'il exerce sur les occidentaux « ouverts ».
Il faut fortifier la chrétienté et le goût de la vérité : on ne sauvera pas autrement l'Occident et l'Orient chrétiens. Car notre destin est lié au leur. Sans doute les Libanais se trompaient-ils quand ils affirmaient au lendemain du drame du Drakkar que « notre union était scellée dans le sang ». Mais ils ne se trompaient pas quand ils disaient que l'épilogue de leur destinée était le prologue de la nôtre. La violence au Liban se développe en spirale plus large qui n'atteint pas les seuls Libanais mais qui se reconvertit en terrorisme en Occident. Le combat que l'Occident n'a pas mené pour l'honneur, il lui faudra bien l'assumer par nécessité.
**La faucille, le croissant, la croix.**
« Le Liban est plus qu'un pays. C'est une idée. D'où l'acharnement à le détruire. Une idée et une exception, celle d'un État de droit au milieu de la géhenne orientale. » (Péroncel-Hugoz.)
Le Liban est plus qu'un État de droit : c'est l'ultime rempart de la chrétienté. Plus qu'une idée : c'est une plaie ouverte dans notre chair ; nous avons mal au Liban comme on a mal à la France. Car c'est dans le drame de la communion des saints que le Liban nous force à entrer.
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Le christianisme veut, de ce corps mystique dont le Christ constitue la tête et les chrétiens les membres, qu'aucun membre ne souffre sans communiquer sa souffrance à tous les autres. Il veut que, par la réversibilité des mérites, s'opère un équilibre, « une balance entre les mérites et les démérites humains, en sorte que les dénués spirituels soient assistés par les opulents et les timides suppléés par les téméraires » (Léon Bloy.)
Fadi Boutros, jeune étudiant orthodoxe, écrivait à un prêtre français : « Nous croyons plus que jamais que notre calvaire se fait au nom de tous les chrétiens du monde, certitude qui nous stimule... » Et Béchir Gémayel, le jour de sa mort sacrificielle : « De chez nous partira un jour le renouveau de l'Occident chrétien. Car, loin d'être par rapport à la chrétienté d'Occident une dernière Byzance, nous avons le sentiment d'être, pour l'âme occidentale, sa nouvelle Jérusalem. »
Pour l'âme occidentale seulement ? Un jeune chrétien disait même : « Est-ce que les musulmans savent que nous nous battons aussi pour eux ? » Certains, assurément, le savent car près du secteur dix de Beyrouth, point chaud sur la ligne de démarcation, nous avons vu fleurir quelques tchadors, alors que les chrétiens ont déserté ces lieux...
A Tamaris, l'un des plus démunis parmi les centres de réfugiés, où s'entassent sur cent mètres carrés soixante personnes, qui ont fui leur village envahi par les druzes, le seul adulte francophone -- qui était instituteur -- m'a demandé de lire tout haut le message à eux envoyé par un prêtre français : « Vous payez par vos souffrances le tribut pour le salut de la chrétienté. » M'aurait-il demandé de lire parce qu'il ne comprenait pas ou pour me prendre à témoin ? De toute façon, même après cette lecture à voix haute, il ne semblait pas comprendre encore... Et en effet avons-nous le droit de faire du Liban le Christ des nations, avons-nous le droit de leur faire porter la Croix à notre place en la déclarant rédemptrice ? Ne ressemblons-nous pas à ces chrétiens prêts à tendre la joue gauche de leur prochain ?
Sur la zone de front, devant des jeunes « combattants » de quatorze ans -- « Il faut être un peu inconscient pour se battre ainsi », nous disait-on en manière d'excuse -- me revenait un proverbe arabe : « Être chrétien, c'est être perdant. » Car ils pensent, ces musulmans, que la victoire est dans la violence, dans la mort sans réconciliation ni pardon.
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Sur un mur de Beyrouth nous avons vu des graffiti qu'on nous a traduits de l'arabe : « Nous vaincrons et nous égorgerons. Palestine vaincra. » Et puis d'autres en français « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Voilà qui donnait aux jeunes combattants cette force tranquille qui nous a tous frappés tuer sans haine, mourir en pardonnant.
Où est la force et où est la faiblesse ? Massignon, fasciné par l'Islam voyait dans les musulmans la postérité d'Ismaël, exclu de la promesse donnée par Dieu à Isaac, peuple d'exclus face aux élus qu'étaient les Juifs. Et pour cela Ismaël implore Dieu pour qu'il bénisse la descendance de son fils aîné en lui garantissant abondance et pérennité, « marquant cette race ismaélienne d'une vocation : l'épée ». Et il est vrai que l'expansion de l'Islam se fera par les armes.
Sixième pilier de l'Islam, le djihad est au cœur même de la théologie musulmane. Le monde est divisé en deux : le Dar el-Islam, territoires où règne déjà le droit musulman, et le Dar-el-harb, territoires de guerre, proie offerte au vainqueur.
La ummah -- qui est la mère au sens charnel -- désigne la communauté islamique mondiale des musulmans. Solidarité contre les non-musulmans plus qu'entre les musulmans, elle est le lien d'essence supra-nationale qui permet de s'unir contre « l'infidèle ». C'est pourquoi pour le musulman l'Islam prime la libanité.
L'Islam est théocratique ; il est ce « cercle de fer qui entoure la tête du croyant » comme disait Renan. Il fait comprendre cette affirmation d'un chef sunnite : « Toute concession politique signifie forcément une concession à la doctrine. Le musulman au Liban ne peut qu'être engagé dans la création d'un État islamique. »
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Cette religion d'État qu'est l'Islam prend toute sa force quand elle s'unit à l'État tombé en religion qu'est le communisme. Écoutons Kadhafi formé à Moscou : « Les États chrétiens lancent une croisade anti-islamique au Proche-Orient et en Afrique, contre le Tchad et la Libye. Musulmans de tous les pays, prenez part au djihad au Liban contre les nouveaux croisés. » On songe au mot d'ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Faire de l'agresseur l'agressé, manipuler le vocabulaire, universaliser la lutte : cela est tout à fait conforme à la stratégie communiste mais peut aussi fort bien se marier avec l'ummah islamique. Les communistes le savent bien et les noces du communisme et de l'Islam se célèbrent en Libye, en Syrie, chez les druzes. Si l'Union soviétique veut s'offrir un nouveau balcon méditerranéen, au Liban face à celui qu'elle possède en Libye, elle sait qu'elle peut se faire de l'Islam un « allié objectif » : le manichéisme, la divinisation de l'État, l'absence de scrupule quand il s'agit de l'ennemi, la volonté d'hégémonie totale sont des traits communs au communisme et à l'Islam. « Les Cosaques sont déjà là sur les montagnes libanaises, dominant l'entrée de l'Asie et de la Méditerranée... Qu'en sera-t-il de l'Europe et de l'Afrique ? » disait Michel Hayek, prêtre maronite.
Et l'une des failles du christianisme oriental est de ne pas toujours connaître la nature et la force de l'ennemi. Jean Lartéguy a saisi ce dialogue entre Israéliens :
-- Les Libanais ont l'habitude d'être lâchés et de survivre... Ils s'en sortiront.
-- Pas cette fois, dit un autre. A moins de s'allier avec le diable.
-- Qui est le diable ?
-- Les Russes. Certains maronites y pensent. Rappelez-vous cette déclaration que fit Béchir Gémayel il y a quelques années, avant qu'il ne tienne un langage plus prudent : « Si l'on me demandait de choisir entre l'Islam et les soviétiques, moi chrétien, je n'hésiterais pas : je choisirais Moscou. » L'heure vient où ce choix n'est plus possible ; et s'il faut choisir un allié il faut le faire parmi ceux qui sont directement intéressés à la survie du Liban. Or, comme le dit Péroncel-Hugoz, « l'encre de l'acte de naissance d'une « république islamique libanaise » pourrait aussi bien servir ensuite à coucher le permis d'inhumer l'État juif... Le Liban aurait alors été le tombeau d'Israël ».
111:306
Une autre faille du christianisme d'aujourd'hui explique à la fois la vague de conversions à l'Islam en Occident, et en Orient la faiblesse du Liban.
Cette faille, un penseur musulman l'a parfaitement traduite : « La conscience chrétienne a été ébranlée par l'esprit moderne, pour se laisser finalement absorber par lui... L'Islam est resté lié à un type de moi où la totalité de l'homme n'est pas reconnue, où l'homme n'est homme qu'en tant que croyant. » Lui fait écho Claudio Mutti, chrétien converti à l'Islam : « J'avais dû constater que le christianisme ne se trouvait pas sur des positions de lutte contre « le monde moderne » mais sur des positions de passivité, souvent de complicité... l'Islam par conséquent était un choix obligé. »
Dans l'avion qui nous menait à Chypre j'ai rencontré une journaliste libanaise, co-fondatrice des *Cahiers de l'Orient* dont elle m'a donné le numéro 2. Grande admiratrice de Béchir, elle considérait mort l'espoir d'unité libanaise après son assassinat et mettait son ultime espoir dans les « musulmans modérés ». Lus au retour en France, les *Cahiers de l'Orient* sont bien l'image de l'incompréhension de ce qu'est l'Islam. La quête de Maha Baaklini (l'une des rédactrices) la conduit à chercher désespérément à dissocier dans le musulman le « religieux » et le « politique ». Du discours de Renan au Collège de France sur l'Islam elle fait un élément marquant dans « l'histoire des théories racistes ». Elle va chercher dans Massignon la « spiritualité de l'Islam », la « leçon de sérénité spirituelle » que constitue « la langue arabe », elle croit enfin trouver « le culte de l'hospitalité » et « des perspectives eschatologiques » profondes dans l'Islam qui, ose-t-elle écrire, est aussi la « religion de la réconciliation ». Incompréhension chez cette Libanaise intelligente qui a longtemps vécu au Liban et qui y retournait ? Évidemment non, mais aveuglement volontaire ou manipulation. Le Liban ne vaincra jamais tant que ses sources vives seront taries ou empoisonnées.
112:306
Les chrétiens doivent à la fois connaître l'ennemi et ne pas se vider d'eux-mêmes. Posséder la plénitude de la doctrine catholique est vital pour ceux qu'assaillent des hommes -- musulmans ou communistes -- dont « la main n'a jamais tremblé » et qui n'exercent que par là leur fascination.
« Quand le Liban, Christ des nations, agonise, calomnié, et meurt, Pierre... où est Pierre ?
« Ah ! Si j'avais été là avec mes Francs ! » s'écriait à l'irréel du passé ce roi fougueux ! Nous attendons avec confiance vers l'an 3.000 une émouvante et rétrospective intervention d'un roi de France très chrétiennement navré. »
Ne nous hâtons pas de faire du Liban le Christ des nations. Le martyre est individuel. On ne peut décréter qu'un pays tout entier est un pays martyr. Faire du Liban le Christ des nations mourant pour la rédemption du monde, n'est-ce pas confondre les plans, le temporel et le surnaturel, comme l'avait fait Pierre quelques heures avant la Passion ?
Avant de venir au mont des Oliviers, le Christ dit à ses apôtres :
« Quand je vous ai envoyé sans bourse ni besace ni chaussures, avez-vous manqué de quelque chose ?
-- De rien, dirent-ils.
-- Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, pareillement celui qui a une besace, et que celui qui n'en a pas vende son manteau pour acheter un glaive...
-- Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives.
-- Cela suffit, leur dit-il. » (Luc, XXII, 35-38.)
Jésus prend sans doute des risques calculés en laissant Pierre à ce moment se munir de l'épée. Et Pierre qui n'a rien compris veut se servir de l'épée au moment de l'arrestation pour couper l'oreille du serviteur du grand-prêtre. Alors Jésus lui dit : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui auront pris le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse prier mon Père qui me fournirait à l'instant douze légions d'anges et plus ? Comment donc s'accompliraient les Écritures selon lesquelles il doit en advenir ainsi ? » (Matthieu, XXVI, 52-54.)
113:306
Contradiction entre Matthieu et Luc ? Contradiction intime du Christ ? Bien sûr que non ! Mais Pierre se sert de l'épée pour contrecarrer le plan divin de la Rédemption. Il n'a pas compris que l'épée que lui avait ordonné de prendre le Christ était réservée à un autre usage et à un autre temps. Le temps, après le retour du Fils au sein du Père, où les apôtres seraient privés de l'Époux. Le temps de l'épée. Nous y sommes.
Danièle Masson.
114:306
### Brève séquence sur le nouveau clergé
par l'abbé Denis Marchal
*Avertissement.* -- Cet article rapporte des paroles d'une scandaleuse grossièreté, surtout dans la bouche de prêtres et en présence du Saint-Sacrement. Mais tel est le langage actuel du clergé installé à La Salette. Il fallait bien le rapporter tel qu'il est pour le flétrir comme il le mérite. D'autant plus que ce cas précis n'est point un cas isolé.
J. M.
PARTIS DE LOURDES le jeudi 26 juin 1986, et après deux jours passés à Écône pour les ordinations et les premières messes des nouveaux prêtres, nous allâmes le dimanche 29 juin 1986 prier la Vierge à La Salette.
115:306
Dès la veille, je demandai aux pèlerins de prier la Vierge pour que nous ayons la permission de célébrer la messe. Le dimanche matin à 9 h nous dîmes un chapelet à cette intention et je recommandai instamment aux pèlerins de conserver le plus grand calme pendant notre passage à La Salette.
Et nous allâmes devant la maison de Maximin pour réciter les litanies des Saints toujours à cette intention.
Vers 10 h 30, nous arrivâmes à La Salette, et notre car se fit remarquer car nous nous étions trompés en cherchant une place au parking et immédiatement des personnes sont venues examiner d'où venait notre car.
Je donnai comme instruction à mon groupe que nous allions visiter le sanctuaire et chercher un endroit pour dire la messe, mais que le rendez-vous serait à l'entrée du sanctuaire à 11 h 30.
Nous visitâmes donc le sanctuaire, et je repérai les lieux. A 11 h 30 une deuxième messe était concélébrée dans la basilique. C'est à 11 h 45 que je donnai comme consigne de se réunir dans le petit cimetière qui domine La Salette pour dire éventuellement la messe. Puis j'allai demander la permission aux autorités du sanctuaire ; en suivant les indications, je trouvai une dame en civil (une sœur ?) qui enregistrait des intentions de messes ; je lui demandai où je pourrais célébrer la messe. Très gentiment, elle téléphona à la permanence des prêtres et eut quelques difficultés à trouver un interlocuteur. C'est alors qu'un prêtre (en manches de chemise) arriva près du bureau de cette dame ; aussitôt, elle lui exposa mon cas. Très courtoisement, il me salua, m'informa qu'il était dommage que j'aie manqué la messe concélébrée mais que je pourrais aller à la procession du Saint-Sacrement à 14 h et participer à l'autre messe concélébrée qui aurait lieu à 16 h. Je lui réponds que, venant de Lourdes, nous devons repartir à 14 h, que je ne pourrai participer à ces cérémonies et qu'étant à la tête d'un groupe d'une trentaine de personnes je désirais dire la messe pour le groupe.
116:306
Il me conduisit à un oratoire (intitulé salle C) et me montra tout ce qui pourrait m'être utile, le tabernacle, le vin, le missel, les étoles, les aubes... Je le remerciai et il me précisa que pour être plus tranquille, je pourrais fermer les portes de l'oratoire.
Nous sortîmes ensemble et continuâmes à échanger quelques propos courtois. J'entrepris alors de rassembler les pèlerins qui étaient répartis dans tout le sanctuaire, et envoyai chercher au car le nécessaire pour dire la messe traditionnelle. Quand les pèlerins commencèrent à arriver, je leur dis de s'installer, et demandai à trois de mes garçons de préparer le nécessaire, mais de ne pas encore préparer l'autel. Vint alors le sacristain qui s'inquiéta de savoir si nous avions bien ce qu'il fallait, je le lui confirmai ; il me précisa aussi que pour être tranquille, je pourrais fermer les portes du fond de l'oratoire et il s'excusa de ne pouvoir nous aider davantage étant très occupé ce jour-là. Je le rassurai en disant que nous rangerions l'oratoire et remettrions chaque chose à sa place, il s'en alla alors. Tous les pèlerins étaient maintenant arrivés.
(*Note sur l'oratoire :* c'est une salle rectangulaire à deux issues, une double porte donne sur le couloir, et en est l'accès principal. Et à l'autre bout à droite, une porte donnant dans une sacristie, qui communique elle-même avec une salle conférence-chapelle, salle qui a aussi une entrée principale donnant sur le même couloir. L'oratoire est garni de sièges, qui entourent sur trois côtés un autel tourné face au peuple et contre le mur, à l'opposé de la porte d'accès principal : à gauche une statue de Notre-Dame de La Salette qui porte une inscription : « Par le Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu » et sur la droite un tabernacle sans lampe, et qui contenait ce jour-là les espèces eucharistiques. Il est situé juste à côté de la porte qui donne dans la sacristie.)
117:306
Après avoir tourné l'autel face au Saint-Sacrement, je pus dire la messe (troisième anniversaire de mon ordination, sacerdotale). Durant la messe, le sacristain est revenu et est resté dans l'espace (1 m -- 1 m 50 environ) de la porte double, à regarder des livres qui se trouvaient sur une petite table et à surveiller la messe. Il quitte son poste d'observation au moment de l'offertoire et s'en va sans rien dire. Je termine la messe, à laquelle tous les pèlerins communient et à la fin, nous chantons le Salve Regina.
Je retourne à la sacristie où le Père Joachim m'attend pour dire sa messe, c'est à ce moment qu'un prêtre de tempérament sanguin et de large carrure ouvre la porte de l'oratoire et furieux s'exclame : « Cela ne se fait pas ici, je suis responsable de cette maison. Ce qui se passe ici est inadmissible. C'est tout pour le moment, mais ce n'est pas fini... vous verrez les conséquences » et la porte se referme ; le Père Joachim commence la messe calmement.
Mais avant l'offertoire, le prêtre perturbateur entrouvrant la porte du fond, s'est exclamé par deux fois : « Qu'est-ce que c'est ce *bordel *? », et à l'adresse des deux jeunes qui gardaient la porte : « Vous êtes des petits cons. » Un monsieur de notre groupe qui s'était joint aux deux jeunes s'est retourné et lui a dit « que Dieu vous pardonne ».
Puis un peu plus tard, le prêtre qui m'avait si aimablement accueilli est venu, a entrouvert les portes de l'oratoire, et furieux, les a refermées violemment sur le dos de ce monsieur. C'est alors que faisant le tour, il passe par la sacristie où je me tenais et me dit :
-- Vous m'avez trompé ! Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? (*sic*) Je suis le responsable ici !
Je lui demande en quoi je l'ai trompé et lui affirme que j'ai célébré la messe, il me redit le même propos, je lui fais voir le cahier des prêtres de passage pour lui montrer que j'ai bien célébré la messe.
-- Ça ne veut rien dire ! Je m'en fous ! Venez avec moi voir le recteur.
-- Volontiers.
118:306
Et je prends avec moi le cahier des prêtres de passage. Je lui dis de se calmer. Alors, sortant de la salle conférences-chapelle, il me demande soudain mon « celebret ».
-- Bien volontiers.
Je pose alors le cahier des prêtres de passage et je cherche mon « celebret », que j'ai oublié, aussi je le lui dis en m'excusant, alors il s'exclame :
-- Nom de Dieu ! Vous êtes un con (*sic*).
Je lui présente alors une image de mon ordination.
-- Je m'en fous ! Donnez-moi vos papiers d'identité.
-- Volontiers, mais vous n'avez aucune autorité pour me les demander.
-- Vous m'avez menti ! Vous êtes là depuis 10 h 30, on vous a à l'œil depuis que vous êtes arrivés et vous auriez pu vous joindre aux concélébrateurs.
-- La concélébration n'est pas une obligation.
-- Je vais chercher le recteur.
Et nous nous séparons. Je retourne alors rejoindre le groupe. Le Père Joachim venait de consacrer les Saintes Espèces. Je retourne à la sacristie dont je ferme la porte donnant sur la salle de conférences-chapelle et mets une chaise devant elle. Laissant ouverte la porte entre la sacristie et l'oratoire, je m'installe tout près sur une chaise pour lire mon bréviaire. J'entends du bruit dans la pièce voisine aussi je rentre dans la salle de conférences-chapelle, la porte s'ouvre, bousculant la chaise qui était devant elle. Deux hommes en civil surgissent : le prêtre qui m'avait accueilli et un autre plus corpulent, portant des lunettes. En colère, ce dernier me dit :
-- Qu'est-ce que vous foutez là ?
-- J'ai reçu l'autorisation de dire la messe.
C'est alors que tous les deux décident d'aller à l'oratoire, ils m'y précèdent mais immédiatement, je m'intercale entre eux et l'autel. Le Père Joachim, qui continuait de célébrer la messe, avait fini de réciter le Pater.
Le prêtre aux lunettes s'exclame :
-- Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?
119:306
J'essaie de le calmer et lui dis que nous célébrons la messe que le pape a autorisée.
-- Je m'en fous ! Votre messe n'est pas valide. Vous n'avez pas le droit d'être ici, vous êtes sur le domaine de l'évêque de Grenoble.
Je lui fais remarquer que le Saint-Sacrement est derrière lui. Il me répond alors qu'il n'a pas peur de parler devant le Saint-Sacrement comme Jésus parlait dans le Temple. Et il continue :
-- C'est vous qui semez le trouble, nous sommes en accord avec l'évêque de Grenoble ; et le pape, ce n'est pas l'Église cela ! (en désignant notre groupe) vous vous cachez et vous vous enfermez, pourquoi n'allez-vous pas là-haut (aux messes qui sont dites à la basilique) ?
-- Monsieur, nous pouvons dire une messe pour notre groupe, c'est le prêtre qui vous accompagne qui m'a lui-même dit de fermer les portes.
-- Pourquoi m'appelez-vous monsieur ? J'ai une croix (croix en bois de La Salette attachée à un cordon de cuir), je suis prêtre.
A ce moment, les fidèles du groupe se sont récriés, certains ont dit :
-- A votre tenue, on ne le dirait pas.
Je leur recommande de se taire. C'est alors que l'autre prêtre me dit :
-- Pourquoi tremblez-vous ? Vous êtes dans votre tort. (Je tremblais effectivement.)
-- C'est devant votre méchanceté que je tremble. Le prêtre à lunettes reprit :
-- Foutez le camp.
-- Nous terminerons d'abord la messe, puis nous partirons.
-- Alors, dit-il, vous avez cinq minutes pour quitter les lieux et repasser le pont.
120:306
Et nous allâmes de nouveau à la sacristie, ce prêtre continua en me disant qu'il pouvait me montrer des photos où on le voit concélébrer avec le pape.
-- J'ai aussi des photos où je suis avec le pape.
Et ils repartirent tous les deux furieux, le regard haineux, traversant la salle conférences-chapelle. Ils me redirent de « foutre le camp » et que si nous ne partions pas ils appelleraient la police. « Cela ne nous fait pas peur, leur dis-je, mais quand même calmez-vous. »
Je revins à l'oratoire où le Père Joachim terminait sa messe, je lui dis de prendre son temps. Et une fois la messe finie, nous remîmes tout en ordre, il était treize heures vingt. Nous fîmes un dernier tour au lieu des apparitions, et achetâmes quelques souvenirs. En sortant du magasin, je fus accosté par trois dames qui me demandèrent de bénir quelques objets. Nous reprîmes le car et à quatorze heures, nous étions partis.
J'atteste que ce récit est véridique et que ces tristes événements se sont déroulés en présence des trente personnes du pèlerinage, dont les témoignages ont été recueillis et sont en ma possession. Si nous les publions, ce n'est pas par amour du scandale, mais parce que nous y voyons une vérification des prophéties de Notre-Dame de La Salette sur le clergé, et pour faire remarquer à Mgr Matagrin, évêque de Grenoble et responsable de La Salette, qu'avant de calomnier publiquement Mgr Lefebvre (« Il est, dit-il, de ceux qui estiment que la grandeur du catholicisme romain est d'avoir purgé l'Église du venin du Magnificat et des Béatitudes »), il ferait bien de balayer d'abord devant sa porte ([^15]).
Abbé Denis Marchal.
121:306
## FICTION
### Paul donne une leçon de business à Baggie
*et autres épisodes*
AVIS AU LECTEUR. -- Ceci n'est pas exactement de la science-fiction. Ou alors, c'est de la science-fiction ecclésiastique : une ecclésiologie-fiction, dirons-nous. En tout cas, un récit de pure invention. Et encore, ajoutons qu'il est mis en musique dans le registre du roman satirique, de la simplification outrancière, avec un style sarcastique et dérisoire, lyrique et désabusé. Bref, une création littéraire ; un simple divertissement.
Merci à l'auteur, Raymond Delestier, de nous avoir confié ces pages bouleversées, où il va de soi que toute ressemblance avec des personnages et des situations ayant réellement existé serait etc. etc. etc.
J. M.
122:306
LE SALON était tendu de damas cramoisi qui flattait le teint des interlocuteurs. -- Ici tout se retient, rien ne s'écrit. -- Marcpinkus secoua d'un geste las son Davidoff dans le cendrier d'opaline dessiné par Tuccini. Il ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil vers la fenêtre d'où l'on apercevait le Monte Mario embrasé par les rayons du couchant. Ce qui donna à Cesaroli l'occasion de l'observer de plus près : ses yeux d'un bleu clair semblaient fatigués ; ses bajoues qui prenaient du volume n'alourdissaient cependant pas son visage qui gardait une certaine fermeté, laissant percer malgré tout une pointe d'amertume.
-- Voyez-vous, mon cher Luigi, seul le charisme de notre Polak m'intéresse. Sa prestance aussi, sa présence sur les planches, ses succès de foules dont il raffole... Ce séducteur gyrovague est le plus sûr garant de notre tranquillité, de notre réussite pour tout dire. Et croyez-moi, il a retenu la leçon de la filière bulgare. Bref, plus il voyage, mieux cela vaut pour nous. Qu'il ponde de temps à autre une encyclique, je m'en fiche !
-- Je vous avouerai Très cher, répondit Solvestrani, qu'il y a belle lurette que je n'ai plus lu une encyclo, sauf en diagonale dans l'*Osservatore* au petit déjeuner.
Son sourire découvrit une rangée d'incisives jaunies par la nicotine. Son visage en lame de couteau (ou en tranche de gorgonzola, comme vous voudrez) ressemblait à celui de Fernandel. Il affectait une certaine niaiserie, mais on pressentait une intelligence vive, une connaissance profonde des réalités, un caractère sournois mais tenace.
-- Écoutez mon vieux, répondit Paul tout en palpant machinalement son ZX 457 ([^16]), les encycliques c'est comme les satellites, plus on en lance moins on y fait attention.
123:306
Mais, chers amis, reprit-il en se retournant vers un auditoire restreint, si j'ai provoqué cette réunion... informelle disons, c'est pour vous entretenir de la situation financière. Vous savez que le denier de Saint-Pierre va s'amenuisant. Depuis l'affaire P2 j'ai dû vendre en catastrophe nos participations dans les casinos de la Riviera. D'autre part, cette résistance inopportune à Beyrouth de la part d'un quarteron de « fous de Dieu » qui se croient encore au temps des Croisades indispose la Syrie et gêne les approvisionnements de l'honorable société via le Moyen-Orient. Cela nous fait un manque à gagner de 2 millions de dollars par mois.
(Ici le cramoisi n'empêcha pas l'assistance de pâlir.)
« Il n'y a plus guère que nos actions dans les pétroles off-shore qui soient d'un certain rapport. Il y a cependant une lueur d'espoir. Hier au cocktail de l'ambassade des États-Unis, Zu-Fan-Dong, confident de Teng-Hsiao-Ping que j'ai bien connu lors de son stage à la Rockefeller Foundation, m'a laissé entendre que Pékin encouragerait notre participation dans le financement des centrales nucléaires du Yunnan. Mais il y a un pépin : les capitaux doivent transiter par Hong-Kong où certains milieux dont on ne sait s'ils travaillent pour la C.I.A. (il prononçait *Scie Aïe Ééé*) ou pour Tokyo, perçoivent 25 % au passage. »
-- Vingt-cinq pour cent ! s'écria Baglione qui jusque là était resté silencieux. Mais Mobutu ne prend que 12 % et Khomeyni se satisfait de 18 % sur l'exportation des Chiraz...
Son visage de comptable retraité devint livide, ses lunettes carrées s'embuèrent, on ne vit plus que le tremblement caractéristique de son triple menton et de ses bajoues callipyges.
-- Mon vieux *Baggie*, reprit Marcpinkus, (c'est le diminutif qu'utilise Paul chaque fois qu'il est en réunion « informelle » avec le cardinal Baglione). *First,* je ne suis pas marchand de tapis. *Second,* je n'y suis pour rien si Gelli a fait une « connerie » (en français dans le texte) en soutenant la roupie sahraouite à coups de groutch-papier en jouant à terme en vue de faire sortir la lire du serpent monétaire...
124:306
-- Je ne vois pas le rapport !
-- Vous ne voyez jamais le « rapport », *Bag* (autre diminutif) mais vous saisissez toujours ce qui « rapporte ». En cela vous êtes toujours le boutiquier que vous auriez dû rester. On ne devrait jamais laisser les théologiens s'occuper de finances, répondit Paul en soupirant. Je vous expliquerai tout cela en détail demain matin dans mon bureau. Sachez pour l'instant qu'en traitant le marché du diamant en mémoire RAM 256 K.O. avec différentiel Multiplan Slow vous ne pouvez éviter le come-back du Basic Mullard en DR Logo.
-- Vous plaisantez ou quoi ?
-- Écoutez mon vieux, l'ère du boulier-compteur est terminée. Vous verrez tout cela en couleurs sur mes écrans. Le DR Logo provoque une exponentielle en B6 qui assez curieusement traduit une hausse du cacao et du cuivre en bourse de New York. Depuis toujours la hausse du cacao provoque une baisse du diamant. Or, c'est le BA ba en cette matière, il faut acheter à la baisse et vendre à la hausse. C'est pourquoi j'ai une confiance absolue en Oppenheimer qui joue Botha perdant et escompte sa chute avant un an.
-- Ce que vous dites me sidère, dit Cesaroli, car je possède quelque bien à Pretoria.
-- Quoi au juste ?
-- Des maisons. Une douzaine !
-- Quelles maisons ? Jeu ou passe ?
Cesaroli ne rougit même pas car il en avait vu d'autres. Il hésita un instant puis avoua :
« Moitié -- moitié. »
-- Bien, répondit Marcpinkus, alors il n'y a pas un instant à perdre. Vous passez un coup de bigophone à Muhl et Muhlstein au Cap et vous vendez vos maisons de jeux. Je vous conseille de garder vos maisons de passe, mais doublez les gardes du corps (on n'a jamais si bien dit) de ces demoiselles.
125:306
Dans 12 mois il n'y aura plus une femme blanche en Afrique du Sud et les noirs n'en seront que plus friands. Vous allez tripler vos bénéfices. Même topo qu'en Rhodésie. Vous ferez votre deuil de vos casinos mais en revanche, grâce à notre introduction toute récente sur le marché vietnamien, vous ferez du 35 % sur le caoutchouc de Poulo-Condor exploité par les Vietnamiens avec la main-d'œuvre cambodgienne...
A ce moment le téléphone retentit.
-- Pour vous Paul, dit Baglione en tendant le cornet que Marcpinkus saisit vivement :
-- Hello... Yeah... Listen... Je t'ai déjà dit mille fois de ne pas m'appeler ici, Lola... Je me fiche des soldes chez Capucci.
Il raccrocha brutalement et reprit.
-- ... Ce qui nous laissera en gros 12 millions de dollars. Une misère, soupira Paul, quand on sait que le grand show d'octobre à Assise -- encore une fantaisie de Karol -- nous en coûtera une vingtaine.
-- Vingt millions de dollars, s'écria l'assistance. C'est *démentiel*. (Au Vatican on ne dit pas encore « *dément* ».)
La lividité des prélats fit pâlir un instant le damas cramoisi.
-- Que voulez-vous, du côté de la Synagogue il n'y a aucune contribution à espérer, malgré tous mes efforts. Et pensez-vous que tous ces roitelets nègres animistes étant également chefs religieux au même titre que les muftis, imams, ayatollahs et gurus accepteront de passer quinze jours dans ce bled sans leurs femmes ? Ils ne peuvent pas s'en passer. Il faudra louer des villas. Déjà dans toute l'Ombrie il n'y a plus un clapier à louer.
-- Ah ! s'écria Cesaroli, ces musulmans ont beaucoup à nous apprendre. Hier encore avant de m'endormir je relisais la sourate 26...
126:306
Baglione toutefois tenta une timide objection :
-- Paul, j'ai beaucoup d'estime pour vous, mais toutes vos affaires auxquelles je ne comprends goutte m'inquiètent. Je dois vous avouer certains scrupules. Tout cela s'accorde-t-il encore avec *Populorum progressio *? D'autre part, n'oubliez pas que la police italienne est à vos trousses depuis l'affaire P2.
-- Don't worry, my poor Bag, j'ai la police italienne dans ma poche. Mais si vous autres, dit-il en pointant un index menaçant, voulez me mettre sur la touche, allez-y, on verra bien comment vous vous débrouillerez. Tel que je vous connais Bag (que certains prélats américains appellent « Big-Bag »), vous seriez capable d'acheter des maravédis sri-lankais au cours du dollar canadien. En tout cas, rugit-il en abattant son poing sur le délicat guéridon marqueté qui fit voler en éclats le cendrier d'opaline (voir plus haut), je suis ici pour faire marcher la baraque et ELLE MARCHERA, dussiez-vous avaler toutes vos encycliques. Désolé de vous décevoir Chers collègues, mais vous ne me verrez jamais vendre des savonnettes sur la piazza del Popolo.
-- Du calme Paul, dit un personnage vers lequel toutes les têtes se tournèrent avec une curiosité mêlée de respect. L'homme à cheveux blancs gominés style 1930 paraissait la soixantaine, suçotait un porte-cigarettes de prix et caressait nonchalamment un splendide angora qui se lovait voluptueusement entre ses cuisses en miaulant sans égards pour l'assistance. Le contre-jour rendait l'interlocuteur encore plus mystérieux. « L'association que je représente, reprit-il, est satisfaite des services que vous avez rendus et je pense personnellement qu'ils sont inappréciables même si vous avez commis un faux pas, c'est entendu. Mais tout le monde peut se tromper, comme disait le porc-épic en descendant de la brosse à cheveux. »
127:306
A ce trait d'esprit douteux les cardinaux sourirent d'un air servile. Il se fit malgré tout un malaise à la suite de cette plaisanterie épaisse qui se voulait subtile. Une sorte de profanation d'un lieu qu'avaient hanté tant d'augustes pontifes. Baglione revit en un instant la silhouette haute et blanche d'Eugenio Pacelli, son masque cireux, ses lèvres minces, ses yeux cernés, son nez romain très fin, ses yeux qui disaient le désir du ciel... Cette vision fugitive s'évanouit...
-- Par contre, reprit le mystérieux personnage qui répondait au nom assez vague de Don Alfredo, le problème le plus urgent est cette « Marche sur Rome » que de Nantua va entreprendre à la tête de ses 80.000 phalangistes. Ce vieux toqué serait capable de se faire parachuter dans les jardins avec un commando. Je vous rappelle qu'il y a un an exactement, il a lancé d'un ballon 200 exemplaires du *Liber accusationis* dans la Città. Quelques gardes suisses qui l'avaient emporté chez eux par curiosité ont été définitivement guéris de leurs insomnies...
-- Veuillez m'excuser Messeigneurs, fit Marcpinkus en consultant son bracelet-montre, il se fait tard et je dîne ce soir chez le Grand Rabbin. Priez pour moi car ce youtre a pris ombrage de l'implantation de la Grande Mosquée d'en face et cela pourrait nous faire sauter le soutien financier des « Salomon Brothers » dans notre projet d'exploitation des schistes bitumineux au Canada. Ah ! Luigi, fit-il en s'adressant à Solvestrani, n'oubliez pas notre rendez-vous sur le « green » d'Ostie mardi prochain. Shalom.
#### Le « spectacle total » de Georges dans le ciel romain
Le spectacle était hallucinant. Bombardini, commandant de la place de Rome, Sanzio, capitaine des carabinieri, scrutaient l'horizon de leurs jumelles « made in Taiwan ».
128:306
Le ciel était constellé de montgolfières frappées du sceau de la Ligue : le Sacré-Cœur surmonté d'une croix que tous les Romains avaient pu voir sur les tracts déposés dans leurs boîtes la veille et, flottant sous les nacelles en osier, les bannières portant : « Si Dieu le Veult. »
Bombardini, genre Vittorio de Sica à moustaches poivre et sel, abaissa lentement ses jumelles et découvrit un visage où se lisaient tour à tour la stupéfaction, l'incrédulité et l'inquiétude. Les deux hommes se regardèrent un long moment puis reprirent presque en même temps leur contemplation.
L'astre du jour à peine levé rendait les aérostats pareils à de scintillants bijoux. Cette éblouissante tapisserie qui se teignait de mille feux, déployant ses nuances d'un bout à l'autre de l'horizon, naviguait lentement poussée par le vent frais de la mer tyrrhénienne. Le tableau était silencieux, solennel, royal (certains globes portant l'effigie du Roi soleil), féerique en un mot. Il faisait presque chanceler la raison. Quels étaient les sentiments de nos deux soldats ? Ceux d'Alexandre devant les éléphants de Darius ou de Porée ? Ceux du maître-pointeur Günter Witte le 6 juin 1944 à l'aube ? Ceux de Mlle Toshiko Sasaki le 6 août 1945 à Hiroshima ? Ou, plus près de nous encore dans le temps, ceux du colonel Mohammed Al Kahdafi le 14 avril 1986 où de sa tente il vit foncer sur lui les F 111 de l'USAF ?
L'événement était d'autant plus incroyable que les services de renseignements n'avaient rien signalé de particulier. Les radars de la Marine étaient restés de marbre (cela se conçoit), mais il faut préciser que les conseils de soldats avaient voté à l'unanimité la réduction des heures de travail. Les appareils de détection ne fonctionnaient désormais que du lundi midi au vendredi 15 h. Cependant, il était difficilement concevable qu'une telle armada n'ait pas été repérée même de nuit. D'où venait-elle ? Qui avait financé l'opération, construit les aéronefs ? Mystère.
129:306
Dans l'esprit de Bombardini un seul lien logique rétablissait la vraisemblance (mais le réel est-il logique ?) : la concordance, l'harmonie presque entre cette audacieuse parade céleste, vraie merveille, et le caractère pur et dur mais plein de munificence du Chef de la Communion phalangiste, catholique, royaliste et française, loin de l'erreur paresseuse, des lapsus racistes et des déambulations électoralistes.
-- Formule originale, laisse tomber platement Sanzio, et inattendue pour tout dire.
-- Vous n'y êtes pas, Orazio, répartit son compagnon. Il est superbement génial. Je crois savoir qu'il dédaigne d'une certaine manière les techniques modernes où il ne voit que diableries, mais à ce point-là ! Évidemment les radars n'ont rien détecté. Nous attendions sa venue par la route, par le train, par la mer. Pourquoi ai-je dédaigné ce renseignement capital sur les expériences faites à Saint-Forges-lès-Maudes et à Avignon sur les parallélépipèdes de taffetas ? A quand les béliers hydrauliques ?
-- On vous demande au téléphone mon commandant. Plus bas : le Vatican.
-- Oreste ? Ici Eugenio.
-- C'est Baglione, fit Bombardini en regardant fixement Sanzio.
-- Cher Oreste, je ne vous téléphone pas uniquement au sujet de ces aéronefs. J'ai essayé de toucher Karol. Comme vous le savez, pour des raisons de sécurité, le saint-père devait revenir un jour plus tôt de sa tournée en Océanie, c'est-à-dire hier à 15 h GMT. Si j'ai bien compris, à l'heure qu'il est, les commandos nantuistes battent la semelle à Fiumicino. Seulement il y a un pépin. Après s'être recueilli longuement sur la tombe de Jacques Brel à Tahiti, le saint-père a rejoint d'un coup d'aile Toutouila, pas loin des Fidji, où il devait présider une assemblée de sorciers adorateurs du dieu Kora-Kora et de la déesse Lorak. Karol, comme d'habitude, s'est montré très compréhensif, très conciliant, bref, plein de sollicitude.
130:306
A partir de ce moment il y a deux versions. Selon la première les faux sorciers étaient de vrais terroristes et ayant neutralisé le service de sécurité, ont pris Karol en otage. La deuxième version, poursuivit Baglione d'une voix haletante, prétend que les sorciers étaient de vrais sorciers mais de la pire espèce. Dès que le saint-père eut pénétré dans l'espace sacré il leur tint un discours sur le dialogue entre les religions et la fraternité universelle, soulignant les valeurs éminemment spirituelles du korakorisme. Seulement voilà, Oreste, vous qui avez été thuriféraire à Santa-Maria della Pace, le savez mieux que quiconque, celui qui balance l'encensoir trop loin risque de faire des dégâts et c'est ce qui est arrivé. Ils l'ont tout simplement réduit en fumée.
-- Que me dites-vous là ? Avez-vous perdu le sens commun, Eugenio ?
-- Oui, volatilisé, disparu, désintégré pour ainsi dire. Plus de nouvelles de son escorte, plus de traces des sorciers qui se sont évanouis dans la jungle. Cela peut vous paraître incroyable, mais ce que nous voyons au-dessus de nos têtes ce matin ne l'est-il pas moins ? Je l'ai d'ailleurs mis en garde avant son départ : « Vous allez trop loin Karol. Même dans les milieux de la curie on jase sur votre comportement depuis le voyage aux Indes. Soyez prudent et dites-vous bien que l'Orient et l'Occident ne se rencontrent jamais. » A l'instant même le professeur Cowley, ethnologue à Harvard, qui est ici à mes côtés, confirme la seconde version : le saint-père se serait attiré les foudres de la déesse Lorak parce que son prénom en est l'anagramme. Vous saisissez ? Lorak-Karol. Ouf ! Alors, que fait-on des montgolfières ?
-- Laissez-moi le temps de réfléchir au problème, Eugenio. A première vue il y a un concours de circonstances assez troublant. Le pape disparaît au moment où Georges de Nantua est aux portes de Rome. Sa flotte survolera la ville dans une demi-heure à peu près.
131:306
Sait-il que le saint-père ne reviendra pas de sitôt ? S'il s'avère que le pape est retenu en otage, Georges de Nantua retourne bredouille. Si les télex confirment la seconde version, l'abbé va tenter sa chance. Mais il va tomber sur un os car je lui réserve une surprise. Quoi qu'il en soit, le pape disparu, le siège apostolique risque tôt ou tard d'être vacant et nous risquons d'avoir en outre les divisions sedevacantistes sur le râble. Il faut donc retrouver le saint-père quoi qu'il en coûte.
-- J'admire votre sang-froid Oreste, mais je dois bien avouer que ces événements me font perdre la tramontane. Ma secrétaire vient de perdre connaissance à l'instant, mon aspirateur vient de rendre l'âme, le réfrigérateur est en panne et j'ai passé vainement la soirée d'hier à essayer de réparer la chasse d'eau. Mon plombier a une fluxion de poitrine...
Bombardini, après une profonde inspiration, prit son ton le plus paternel et dit lentement :
-- Un malheur n'arrive jamais seul, Baggie ([^17]). Je vous enverrai un technicien des forces armées. Ne paniquez pas. De toute façon cela n'annule pas la tenue blanche de ce soir. Dans quelques heures nous verrons plus clair et nous parlerons de tout cela après nous être recueillis sous l'acacia. Puis, plus profond : A ce soir Frère. Confiance en Isis et à tout hasard priez saint Antoine.
132:306
#### Comment la presse mondiale annonça la disparition du souverain pontife
*La Stampa *: « Dove è il Papa ? »
*Washington-Post *: « The big flight of Super-Star ».
*New York Times *: « Pope has disappeared ».
*The Guardian *: « Has JP II vanished ? »
*Morning News *: « Pope has a hostage ? »
*Evening Standard *: « Pope rapted by KGB ? »
*Le Monde* : « Jean-Paul II victime de l'incommunicabilité ».
*France-*Soir : « J'ai vu le Pape monter dans une soucoupe volante ».
*La Croix *: « Jean-Paul II ou l'apostolat des extraterrestres ».
*Le Canard enchaîné *: « La Déesse était au rendez-vous ».
*Libération *: « Y a-t-il un pape dans l'avion ? »
*La Pravda *: « Le champion des droits de l'homme victime d'un commando néo-nazi ».
*L'Humanité *: « Un coup monté par l'extrême-droite valet du capitalisme pour faire oublier le problème angoissant du chômage dans le monde ».
*Frankfurter Zeitung *: « Johannis-Paulus II : Nacht und Nebel ? »
*Renmin Ribao* (Pékin) : « Le pape était un tigre en papier ».
*Le Soir* (Bruxelles) : « Mais où donc est passé JP II ? »
*Le Journal de Genève *: « Coup d'arrêt brutal aux voyages du pape ».
133:306
*Paris-Match *: « Jean-Paul II, ou le rêve évanoui » (Robert Serrou).
*Annales de psychologie *: « Tout se passe comme si Jean-Paul II avait voulu échapper à la chosification ».
*Atlantis *: « Trop progressiste pour être pape, Karol Wojtyla est victime des forces supra-terrestres qui régissent le cosmos ».
#### Ce qui arriva ensuite
Au quartier général de la police de Rome, couloir latéral, salle B, l'écran géant laissait défiler lentement ses caractères luminescents tandis que le plan de la ville se parait de petits rubis clignotants :
1 OVI ([^18]) EMPALÉ SUR COLONNE TRAJANE.
4 OVI ÉCRASÉS DANS TEMPLE DE SATURNE.
8 OVI DISLOQUÉS DANS COLISÉE.
1 OVI SUSPENDU À PYRAMIDE DE CESTIUS.
1 OVI EMPALÉ SUR OBÉLISQUE PL. ST-JEAN DE LATRAN.
2 NACELLES FLOTTENT DANS FONTAINE DE TREVI.
3 OVI SE BALANCENT ENTRE QUADRIGES MACHINE À ÉCRIRE ([^19]).
134:306
-- Cela suffit, Emilio. Hé bien messieurs, déclara Bombardini en bombant le torse, nous pouvons dire avec soulagement que la flotte de la Ligue est en pleine débâcle. Nous n'avons désormais plus rien à craindre de l'abbé de Nantua qui vient à l'instant de faire une déclaration de son Q.G. de Madonna di Bracciano, que je vous prie d'écouter :
« Moi, Georges de Nantua, prêtre catholique, chef de la Communion phalangiste, fils soumis de l'Église catholique, apostolique et romaine, devant la situation extrêmement grave créée par la disparition toute récente de notre saint-père le pape Jean-Paul II, décide de retirer mes valeureuses phalanges au-delà du Rubicon. C'est avec tristesse... »
-- Voyez-vous messieurs, reprit Oreste, je dois reconnaître que la chance m'a servi. Paradoxalement, cet enlèvement du saint-père, qui est un acte de barbarie, m'a permis de gagner du temps et de déclarer Rome VILLE OUVERTE. De Nantua est un général qui a le goût du panache. Au fond, il rêvait d'entrer dans Rome deux ou trois chevaux tués sous lui, couvert de poussière et de sang et de confondre publiquement le pape.
-- C'est un Napoléon de basse-cour !
-- Capitaine, je ne vous permets pas de parler de l'abbé sur ce ton. De Nantua a été un adversaire astucieux mais loyal. Je ne partage pas ses opinions, loin de là, car je crois que les lumières finiront par triompher avec ou sans l'Église. Mais, je tiens à le souligner, ses phalanges ont été d'une correction parfaite, s'acquittant des péages autoroutiers, payant leur place dans le métro et respectant les zones piétonnes. Je viens d'avoir de Nantua au bout du fil. J'ai eu affaire à un homme d'honneur, ferme, parfois dur, mais toujours courtois. Il a d'ailleurs fait cadeau d'une montgolfière (intacte) à la ville de Rome. Lorsque toute cette affaire aura trouvé une issue heureuse, du moins je l'espère, je souhaiterais vivement le recevoir dans notre ville officiellement avec Monsieur le Maire et vous-même rassemblés.
135:306
En attendant, je me permets de vous confier qu'en déclarant Rome ville ouverte j'escomptais sa réaction. Il aime à conquérir de haute lutte et se défie de qui se donne trop aisément. Mais il n'en est pas pour autant un mufle dont vous connaissez la définition : « Un homme qui se refuse à une femme qui s'offre. » Sourires de l'assistance. Jeunes lieutenants à l'œil vif. Officiers racés aux tempes grisonnantes portant uniformes de bonne coupe taillés dans des tissus de choix. Charme, élégance, distinction. Derrière, près du buffet, quelques sous-officiers courtauds et bedonnants comme des curés de campagne d'avant le concile.
-- Bref, conclut Oreste, *venit, vidit sed non vicit*.
Rires et applaudissements de l'auditoire. Bombardini sourit finement sous ses moustaches en débouchant une première Veuve Cliquot.
-- C'est vous qui êtes génial, mon commandant.
-- « Si peu, Orazio. » Aussitôt son visage se rembrunit et il pensa à part lui : « Chaque fois qu'on me loue, je respire mon tombeau » ([^20]).
\*\*\*
Tout s'était passé très rapidement sous l'œil impavide de Neptune triomphant. L'Alfa Roméo rouge déboulant de la via Poli avait percuté de plein fouet la Golf GTI des touristes autrichiens, provoquant un attroupement. D'autres véhicules se tamponnaient en klaxonnant à qui mieux mieux dans une confusion qui ne cessait de grandir. Le bassin avait été vidé le matin même par les services de la ville et les deux nacelles échouées lamentablement entre la Salubrité et l'Abondance sur un tapis de pièces de monnaie miraculeusement intact étaient semblables à des galions éventrés : C'est le moment que choisirent Vassil Bondartchouk et Evgeni Raskasnikov pour enfourner dans le triporteur rose du marchand de gelatti trois tubulures pareilles à des sèche-cheveux et une batterie de piles photo-voltaïques constituant le système de propulsion des montgolfières.
136:306
C'est ainsi que les angelots de bois peint disposés aux quatre coins du baldaquin festonné couvrirent de leurs ailes innocentes le précieux appareillage convoyé dessous les savoureuses crèmes pistache, vanille et chocolat. Pétaradant à travers Rome le triporteur devait atteindre plus tard Fiumicino où l'attendait un Tupolev tous réacteurs vrombissants.
La scène n'avait cependant pas échappé à Amédée Pleurissoire dissimulé sous un balcon dont l'ombre propice atténuait à peine l'originalité de sa vêture. La cravate à pois luminescents contrastait avec une chemise de fine batiste. En revanche la taille était bien prise dans un veston d'alpaga dont le ton havane s'accordait subtilement aux chaussures marron en veau de Lombardie. Il semblait consulter avec attention son Baedeker sorti d'un sac de voyage d'où surgissait *Le Figaro* de la veille et s'éventait de temps à autre avec un canotier dont l'anachronisme le signalait habituellement aux passants amusés. Quelques notes griffonnées sur son calepin, il disparut prestement dans la ruelle.
\*\*\*
La silhouette de l'homme était grandie par la houppelande que la fraîcheur du soir lui faisait porter. Il enleva son béret alpin et les derniers reflets du couchant qui donnaient aux merveilleux nuages leur aspect d'irréelle splendeur vinrent adoucir son masque carré, ses mâchoires volontaires, son vaste front soucieux.
Un regard noble mais étrange, fait de dépit mais non d'amertume accentuait la mâle énergie qui se dégageait de ses pommettes, de son menton, de ses mains lourdes qu'il portait à son front livide et en sueur.
137:306
Il semblait qu'entre cet homme et la Ville éternelle qui s'étendait à ses pieds dans la douceur vespérale tout était désormais consommé. Qu'il n'y reviendrait jamais plus conduire ses pèlerins, ses cohortes, ses phalanges en chantant les hymnes d'antan.
La brise qui faisait bruire les pins se calma et l'on crut entendre un sanglot étouffé. Georges de Nantua, car c'était lui, serra les poings, se recoiffa, jeta un pan de sa houppelande par-dessus l'épaule et s'enfonça dans la nuit au moment où Vénus apparaissait et où le Grande Raccordo Annulare revêtait son manteau de vers luisants.
(*A suivre, peut-être*)
Raymond Delestier.
138:306
Le calendrier liturgique
\[...\]
============== fin du numéro 306.
[^1]: -- (1). *La Croix-L'événement,* numéro des 27-28 juillet 1986.
[^2]: -- (2). *Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme,* publiées par la commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme, datées de mai 1985 et rendues publiques le 24 juin de la même année. Voir ITINÉRAIRES, numéro 301 de mars 1986, pp. 63 et suiv. -- Ce document a été approuvé et repris à son compte par Jean-Paul II dans son discours du 28 octobre 1985.
[^3]: -- (3). C'est le titre d'une brochure publiée par l'Action familiale et scolaire (AFS) : *Le mystère d'Israël et la tentative de judaïsation du catholicisme,* par Jean-Daniel Granville.
[^4]: -- (4). *Op. cit.,* à la note 3, p. 30.
[^5]: -- (5). *Information juive,* numéro 56 de juin 1986.
[^6]: -- (6). Déclaration du 16 avril 1973, citée dans la *Documentation catholique* du 6 mai, p. 422.
[^7]: -- (7). Discours du 28 octobre 1985, cité dans la *Documentation catholique* du 1^er^ décembre, p. 1.101.
[^8]: -- (8). Discours du cardinal Etchegaray le 18 décembre 1985, reproduit dans la *Documentation catholique* du 16 février 1986 ; cf. p. 226.
[^9]: -- (9). Lazare Landau, dans *Tribune juive,* numéro 904 du 24 au 30 janvier 1986, p. 21.
[^10]: -- (10). Le récit de Jules Isaac est cité dans la *Documentation catholique* du 17 novembre 1968, col. 2.015 et suiv.
[^11]: -- (11). Discours cité dans la Documentation catholique du 4 mai 1986, p. 435.
[^12]: -- (12). Article de Bernard Le Léannec dans *La Croix-L'événement* des 17 et 18 novembre 1985.
[^13]: -- (13). Orientations pastorales du comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, parues dans la Documentation catholique du 6 mai 1973 ; cf. p. 420.
[^14]: -- (1). Quand Pascal dit que tout le malheur de l'homme vient de ce qu'il ne sait demeurer dans sa chambre, il ne pouvait supposer que la chambre deviendrait le rendez-vous du monde entier, et de toutes les causes de divertissement.
[^15]: -- (1). Sur la calomnie caractérisée (et non réparée) de Mgr Matagrin, voir Jean Madiran : Réponse au communiqué de Grenoble, dans ITINÉRAIRES, numéro 305 de juillet-août 1986.
[^16]: -- (1). Mini-détecteur de micros.
[^17]: -- (2). La mère de Bombardini, née à Atlanta, était cousine de Franklin Delano Roosevelt.
[^18]: -- (3). Objet volant identifié.
[^19]: -- (4). Le monument de Victor-Emmanuel.
[^20]: -- (5). Le commandant est un admirateur de Montherlant dont il connaît La Reine morte de mémoire presque aussi bien que La Divine comédie.