# 307-11-86
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## ÉDITORIAUX
### La même carence
*Jacques Laurent, Michel Mohrt, Hubert Monteilhet*
TROIS AUTEURS qui ne sont pas de gauche et ne répugnent pas à le faire savoir, ou à le laisser dire. Trois romans publiés cette année dont les personnages et l'action se situent dans les milieux « de droite », avant, pendant ou après la guerre. Tous trois ont aussi peu de vérité intellectuelle et historique que s'ils avaient été écrits par des romanciers de gauche hargneux et rageurs : *Le dormeur debout,* paru au mois de janvier ; *La guerre civile,* en février ; *La perte de vue,* en mars. Tir groupé.
On ne reproche pas à ces trois auteurs d'avoir inventé leurs héros ; ni de les avoir voulus atypiques et marginaux. On ne leur réclame pas, ils n'en ont aucune obligation, de prendre forcément pour personnages principaux le militant exemplaire de la révolution nationale, le studieux maurrassien ou le catholique thomiste et pratiquant.
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Ils ont préféré mettre en scène des sceptiques, des débauchés, des gyrovagues. C'est leur choix, c'est leur droit, bon. Mais ces créations littéraires peu reluisantes, guère fréquentables et passablement inintéressantes évoluent dans un milieu social qui n'était pas, lui, à inventer. On aurait pu l'estomper ; l'ignorer. A partir du moment où il a dans le roman une présence explicite, et où il joue le rôle du contexte et du décor, il fallait le décrire ou l'évoquer tel qu'il fut, tel qu'il est, dans sa vérité. La droite française depuis cinquante ans, et en particulier cette partie de la droite que l'on appelle faussement l' « extrême droite », n'ont pas été composées uniquement de catholiques tartufes, de maurrassiens imbéciles, de militants nationaux ahuris : on n'en rencontre pourtant pas un seul qui ne le soit, dans les trois romans de cette année. Les trois auteurs donnent de cet univers une image qui n'est pas seulement insuffisante ou inexacte ; elle est falsifiée.
Contrairement à mes préjugés les plus méfiants, mais peut-être les plus arbitraires, ce n'est pas Jacques Laurent qui falsifie le plus. *Le dormeur debout* est le moins agressif des trois ; et le moins souvent. « Ce livre n'est nullement un livre politique », assure l'auteur dans sa prière d'insérer. Il n'a en somme que deux mauvais moments, l'un qui se situe en 1937 et se prolonge pendant soixante-quinze pages, l'autre qui est rapide comme un coup de poignard, à Ulm en février 1945, une demi-page seulement.
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Voici en 1937 une organisation de tueurs, « association terroriste et fasciste », « qui fut peut-être une des branches d'une société secrète que le public connut sous le nom de *la Cagoule* » (p. 27). La Cagoule est le surnom dérisoire que lui avait donné l'Action française pour la déconsidérer, la rejeter, la dénoncer. Car il n'y a pas, il n'y a jamais eu de terrorisme à droite, sinon par contagion et confusion, par manipulation et trahison. Le terrorisme -- c'est-à-dire le massacre volontaire, de préférence collectif et de préférence d'innocents, notamment de femmes et d'enfants -- est à droite un corps étranger, aussi étranger que par exemple le cannibalisme chez les Européens, même si l'on découvre trois ou quatre Européens qui l'ont pratiqué une fois ou l'autre. Le terrorisme a été inventé par la gauche, il est consubstantiellement de gauche et ne peut servir que la gauche. C'est la gauche qui a imaginé de faire de la Terreur une institution d'État et le nom d'un gouvernement : le gouvernement de la Terreur, du 5 septembre 1793 au 27 juillet 1794. Périodiquement, des théoriciens désaxés ou des agitateurs ignorants, rebutés par l'échec et la défaite, viennent prêcher à la droite que le moment est venu de s'emparer des armes de l'adversaire pour les retourner contre lui. Métaphore trompeuse à partir d'une vérité qui n'est que militaire : quand on prend à l'ennemi des canons et des munitions. Les « armes » qui servent à la révolution : la démagogie, le mensonge, la haine, la pratique léniniste de la dialectique -- et le terrorisme ! -- ne peuvent pas servir à la contre-révolution, laquelle, selon un axiome souvent répété mais trop peu compris, n'est pas une révolution de sens contraire, mais le contraire de la révolution.
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La métaphore médicale est ici plus vraie que la métaphore militaire : c'est la maladie, et non la santé, qui se répand par contagion ; la diffusion de la santé requiert des moyens intrinsèquement autres que ceux qui assurent la progression des épidémies. Dans les soixante-quinze premières pages du *Dormeur debout,* rien ne le suggère, et peut-être Jacques Laurent lui-même ne s'en est jamais avisé. Ce qui, tout bien pesé, fait un regret plutôt qu'un reproche.
Le reproche est pour une moitié de la page 101 où sont énoncés les divers motifs d' « entrer dans la milice » (de Darnand) : pour « éviter une peine de prison » ; pour « bouter les Anglais » ; parce que « l'Europe nazie constituait (pour un hégélien) une étape nécessaire dans la dialectique de l'histoire » ; et enfin « parce que j'avais été recalé quatre fois au baccalauréat, j'ai trouvé que la société était injuste et qu'il fallait la brusquer ». C'est inexact, c'est inique et c'est absurde.
L'injustice est aussi grande à la page 254 de Michel Mohrt. C'est la Milice qui est accusée d'avoir la première commis des crimes auxquels allaient répondre d'autres crimes, ceux de la Résistance : une apparente objectivité, attribuant des crimes égaux aux deux camps, inverse la chronologie et la responsabilité initiale. La « Milice française » était née d'une intention de légitime défense parfaitement naturelle, entièrement française, aucunement nazie : combattre le terrorisme, le plus souvent communiste, et atroce, qui sous le couvert et au nom de la Résistance s'était développé à la suite des consignes lancées par Staline le 3 juillet 1941.
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Mais la Milice française fut condamnée par les autorités d'occupation à rester sans armes, à moins de s'armer et de fonctionner sous le contrôle de l'armée et de la police allemandes : cette condition draconienne était réprouvée par Maurras, qui recommandait de la rejeter ; elle fut, sous la menace croissante du terrorisme, acceptée par Darnand, qui alla jusqu'à prêter serment à Hitler, sans que ceux qui s'engageaient dans la Milice pour combattre les atrocités communistes soient toujours bien avertis de cette situation. La vérité se suffisait à elle-même. Jacques Laurent a falsifié la vérité des cœurs, Michel Mohrt celle des faits.
L'auteur de *La guerre civile,* ou plutôt le narrateur supposé, déclare page 210 : « Je ne fais pas œuvre d'historien. Je raconte l'histoire d'un homme. » ([^1]) Il la raconte cependant au rythme d'une actualité politique abondamment évoquée, et qui commande le récit. Mais quelle évocation. Le seul « hobereau maurrassien » du livre est, par malencontre, quelqu'un qui croit que « l'ère des nations est close » (p. 228), que Vichy est « un ramassis de vieux généraux gâteux » et que « la seule France » de Maurras est une absurdité (p. 229). On aurait tout de même pu frapper à une autre porte et mieux tomber. Le seul exemple de quelqu'un qui se soit « engagé à fond du côté de Vichy » (p. 305) n'est pas un pourri ou un malade, c'est une chance, mais tout de même on s'aperçoit qu'il cherchait « non pas tant à servir une politique qu'à se servir d'elle pour s'affirmer » (p. 218).
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Dans ce livre, pas un personnage, fût-ce à l'arrière-plan ou dans le décor, qui, au lieu de se servir, ait tout bonnement, par patriotisme, voulu servir la politique de redressement national du maréchal Pétain. Ils furent pourtant des millions dans ce cas, jeunes et vieux, hommes et femmes, chrétiens et incroyants. Ni Jacques Laurent, ni Michel Mohrt, ni Hubert Monteilhet n'ont jamais aperçu le moindre individu de cette espèce.
De très loin, Monteilhet est le pire des trois. Sa *Perte de vue* s'annonce comme « un roman des temps de la Kollaboration ». Il se vante d'être « l'un des plus forts de la sulfureuse collection d'Hubert Monteilhet ». Il est vrai que Monteilhet, en une carrière littéraire de vingt-six ans, s'est efforcé avec succès de s'enfoncer sans cesse davantage, d'un livre à l'autre, dans le « sulfureux ». Dans cette dégradation progressive d'un auteur initialement doué pour le roman policier et la langue française, et qui au début n'était qu'un peu trop libertin, *Les queues de Kallinaos* en 1976 et *Neropolis* en 1984 sont des étapes spécialement répugnantes. Le mépris du maréchal Pétain, qui n'est que supposé dans les prétéritions de Jacques Laurent, et qui reste presque toujours implicite chez Michel Mohrt, devient monumental dans *La perte de vue :* « Pétain cherche une illusion d'irresponsabilité dans de vagues substantifs et dans des verbes fumeux. Il se réfugie dans l'ambigu. » « Pétain aura fait un moment l'unanimité à force de ne rien dire. Mais c'est une unanimité de malentendus. » (p. 29.)
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Ce n'est pas là un jugement de l'auteur ? Plus grave : c'est la pensée du plus « pétainiste » de ses personnages. Naturellement, on peut détester la doctrine politique du maréchal Pétain. Feindre qu'il n'en avait aucune n'est pas intellectuellement honnête. La page 20 recommande au lecteur de « passer plus vite sur quelques passages qui concernent la politique » au lieu de concerner surtout, comme le reste de l'ouvrage, les fantaisies et fantasmes sexuels. Mais ces « quelques passages politiques » ne se laissent pas ignorer. Plus encore que le maréchal Pétain, ce sont « les maurrassiens » en bloc qui sont déclarés « encore plus cons (sic) que prévu » (p. 41). On leur prête le pouvoir invraisemblable (mais suspect et compromettant) d'avoir en 1941 fait libérer le héros de son oflag. Quand on en est déjà là dans le n'importe quoi, il n'y a aucune raison de s'arrêter : « Les maurrassiens ne refusent aux nazis les juifs français que pour mieux les martyriser eux-mêmes. » « Le maurrassien est beaucoup plus vicieux que le nazi. C'est un raffiné de l'antisémitisme. » (p. 59.) Les maurrassiens ont « pourri la nation de leur aveugle méchanceté » (p. 60). Quant à la politique nationale en 1940-1944, elle consistait simplement à prévoir quel serait le vainqueur (p. 244). Et en définitive, à ne pas « choisir le mauvais camp », comme disait de son côté la prière d'insérer de Michel Mohrt au sujet du maréchal Pétain. Les romanciers de gauche ne font pas plus injuste. Ils le font parfois moins grossièrement.
\*\*\*
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On ne demande pas aux romanciers de se dire « de droite ». Il n'y en a que trop qui trouvent profit auprès du public à se laisser épisodiquement attribuer cette qualification fort inconsistante et trompeuse tant qu'elle n'a pas été tirée au clair ([^2]). C'est déjà beaucoup, c'est déjà un honneur, souvent immérité, d'être dénoncé par la gauche comme n'étant pas des siens. Mais la plupart acceptent cet honneur d'une main, en regardant vers nous, et le repoussent de l'autre, en regardant vers les honneurs. Nous demandons (par exemple) aux romanciers de ne pas faire semblant de croire, avec une commisération attendrie, qu'un journal nationaliste en 1973, en 1978, en 1985, c'est dix mille exemplaires tirés, quatre mille vendus, et encore, ne pouvant survivre que de subventions occultes quand on a sous les yeux l'exemple du contraire. On leur demande de ne pas présenter ce qui reste de l'Ordre bénédictin, avec une sympathie larmoyante, comme n'étant que onze vieillards, les derniers moines en voie de disparition, robots mystiques à demi morts, épuisés par trop de génuflexions et ayant oublié en quel siècle ils vivent quand on a sous les yeux le monastère Sainte-Madeleine du Barroux. On leur demande, lorsqu'ils font parler le plus exemplaire de leurs supposés derniers moines, de ne pas lui faire dire : -- *Je n'ai pas perdu la foi. Je ne l'ai jamais eue, comme beaucoup de nos meilleurs prêtres et de nos plus grands papes,* et de cesser de ne connaître apparemment personne qui soit capable de croire, de dire, d'expliquer, de prouver le contraire. On leur demande, lorsqu'ils montrent l'Occident assiégé par la barbarie, de ne pas misérablement le représenter comme une connivence d'esthètes et une indifférence aimable.
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On leur demande de parler de la droite sans y mettre une majuscule, si c'est pour raconter que la vraie Droite n'est pas sérieuse et que les vrais amateurs des traditions sont ceux qui ne les prennent pas au sérieux. Bref, on leur demande de ne pas fabriquer un univers où personne ne croit à rien. Quand on a sous les yeux le pèlerinage de Chartres.
Et pour en revenir à nos trois romanciers de cette année, nos trois romanciers supposés de droite et vénérés comme tels par un public trompé, il est frappant que dans aucun de leurs trois livres, qui sont subsidiairement des chroniques de la France contemporaine, la foi catholique ne paraisse avoir une importance réelle et une influence spécifique sur le comportement individuel et collectif. Cette carence est complète, et leur est parfaitement commune.
Nos trois auteurs paraissent avoir traversé les cinquante dernières années sans les comprendre, d'ailleurs eux-mêmes indifférents ; sans conviction définie, se laissant ricocher de méprise en méprise, pourvu d'y trouver occasion à des mots, des phrases, des artifices, des sentiments irréels. Une école de médiocrité et de désespoir pour les jeunes gens qui prendraient cela pour la « littérature de droite ».
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Chesterton disait en substance que les plans et prévisions de l'économiste, du sociologue, du politologue sont à chaque instant traversés et renversés par le soldat qui donne sa vie pour la patrie, par le paysan qui aime sa terre par-dessus tout, par le professionnel qui a le goût et l'honneur de son métier, par le fidèle qui observe les commandements de Dieu, toutes gens qu'inspire non des calculs intéressés, mais une vie intérieure.
Ces gens qu'inspire une vie intérieure existent toujours. S'ils n'existent plus chez les romanciers, c'est que ces romanciers ne sont plus des nôtres ; ou ne l'ont en vérité jamais été. Il importe seulement de le savoir.
Jean Madiran.
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### Le Liban et le reste...
«* Moins on a suivi le concile, mieux on se porte *»
Quelques mots à peine, un très bref article paru dans *Magazine* qui est publié au Liban, et tout est dit, une fois encore.
C'est un article du P. Jean Aucagne s.j., personnalité que nous avons déjà présentée à nos lecteurs, et dont nous avons reproduit une lettre au Président (ITINÉRAIRES, numéro 303 de mai 1986, « L'holocauste et le déshonneur », p. 62 et pp. 65 et suiv.).
On pourra relire aussi : « Au Liban avec Romain Marie », par Alain Sanders, dans notre numéro 305 de juillet-août.
C'est sans doute du Liban que l'on voit et pèse le mieux la densité réelle du catholicisme issu de Vatican II...
Voici en son entier l'article du P. Aucagne, paru au Liban le 16 août.
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*Depuis quelques semaines, on parle beaucoup d'un* « *plan du Vatican* » *pour résoudre la crise libanaise : sauvegarder l'indépendance du Liban, son unité, son identité, son caractère pluraliste. On voudrait bien y croire. Mais à voir quel acharnement on met aujourd'hui dans l'Église à dire que tout va bien alors que tout va mal, on se demande plutôt quelle tuile va encore nous tomber sur la tête.*
*En automne dernier, un synode réuni pour faire le bilan de Vatican II a déclaré que tout allait très bien. Heureusement qu'un synode n'est pas infaillible, car il suffit de lire Serrou dans* Paris-Match *du 8 août pour voir que c'est tout le contraire : dix fois moins d'ordinations, quatre fois moins de pratiquants, deux fois moins d'enfants au catéchisme, baptêmes et mariages religieux en baisse d'un tiers.*
*Ça ne concerne que la France, dira-t-on. Mais non. Si, ailleurs, ça va rarement aussi mal, ça va rarement beaucoup mieux. En gros -- et même en détail -- on peut dire que moins on a suivi le concile, mieux on se porte.*
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*Et puis regardez au Liban. Les seuls ou presque, qui semblent capables de nous envoyer du monde pour nous aider sur place, ce sont les groupes du genre charismatique, qui ignorent Vatican II parce qu'ils sont* « *ailleurs* »*, ou les fidèles de Mgr Lefebvre, qui le refusent.*
*Et comment avoir confiance, quand on sait qu'à Vatican II, on alla jusqu'à commettre à peu près un faux en écriture pour ignorer la pétition de 400 évêques demandant que l'on renouvelle explicitement la condamnation du communisme comme tel ?*
*Alors, nous n'irons pas jusqu'à chanter avec Serge Lama :* « *Je crois en Dieu -- hélas, plus du tout en ses prêtres* »*. Il leur reproche* « *leurs gestes momifiés* »*. Nous avons plutôt l'impression d'une langue de bois plus raide encore que celle qui sert à Moscou à nier le réel.*
*Alors, plutôt que tant de beaux principes, on préférerait entendre reconnaître les faits. Est-ce tellement difficile ?*
\[Fin de la reproduction intégrale d'un article du P. Jean Aucagne s.j., paru au Liban dans *Magazine*, le 16 août 1986.\]
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## CHRONIQUES
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### Le CCFD en question
par Yves Daoudal
LORSQUE Jean Madiran m'a demandé de résumer pour ITINÉRAIRES l'histoire de la « mise à nu » du CCFD ([^3]), nous savions l'un et l'autre que, compte tenu des délais inhérents à la publication d'une revue mensuelle, cet article paraîtrait à peu près au moment où l'on apprendrait du nouveau sur les relations entre le CCFD et l'épiscopat et sur l'avenir du mouvement « caritatif ». Il s'agissait de prendre date, de présenter l'état de la question, et de donner un certain nombre de références aux lecteurs qui apprendraient par leurs journaux (par exemple par PRÉSENT) le contenu de la fameuse conférence de presse commune « épiscopat-CCFD » du 26 juin.
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Cette conférence de presse a été présentée comme un événement par le conseil permanent de l'épiscopat, par le CCFD, par LA CROIX, etc. A la réflexion, et c'était déjà la conclusion de notre analyse dans PRÉSENT du 11 juillet, on peut se demander s'il est possible que les décisions prises à propos du CCFD puissent changer quelque chose *tant que le noyau dirigeant de notre épiscopat sera ce qu'il est.* Néanmoins la conférence de presse du 26 juin marque une étape. Elle marque déjà que le long et obstiné travail de Pierre Debray n'a pas été réalisé en vain et que l'épiscopat est désormais obligé d'en tenir compte. Quand bien même le résultat ne serait que celui-là, il ne serait pas négligeable.
Le communiqué de l'épiscopat concernant le CCFD, publié lors de cette conférence de presse, était en six points.
1\. -- Le CCFD, qui est rattaché à la commission sociale de l'épiscopat, est accompagné par le président de cette commission. Celui-ci est aidé par deux évêques désignés par le Conseil permanent.
2\. -- L'aumônier du CCFD sera un aumônier général ayant statut de secrétaire national. Il représente de manière habituelle l'épiscopat.
3\. -- Préalablement à leur élection par les représentants des mouvements et services qui constituent le comité national, les candidats à la présidence et au secrétariat général auront fait l'objet d'un agrément du Conseil permanent.
4\. -- Les projets de développement devront avoir l'accord de l'épiscopat local. En cas de difficultés, le CCFD en référera au président de la commission sociale qui consultera au besoin le Conseil pontifical « Cor Unum » ou la Commission pontificale « Justice et Paix ». Une relation plus étroite sera établie par le CCFD avec ces deux organismes romains.
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5\. -- Il reste à préciser les modalités de représentation de l'ensemble des paroisses et communautés sollicitées notamment par la collecte annuelle de carême.
6\. -- Sera poursuivie avec le CCFD la réflexion engagée pour actualiser la mission qui lui a été confiée voici vingt-cinq ans et les moyens les plus appropriés de la remplir aujourd'hui.
Il s'agit donc d'une reprise en mains du CCFD par l'épiscopat. Par le noyau dirigeant de l'épiscopat... Dans une longue interview à *La Croix,* le jour où ce quotidien rendait compte de la conférence de presse, Mgr Vilnet reconnaissait : « Il peut, parfois, y avoir des erreurs commises. » Des *erreurs.* Ponctuelles et rares. Mais qui ont néanmoins rendu nécessaire un plus grand contrôle du CCFD. Mgr Vilnet se refuse à établir le rapport de cause à effet entre ceci et cela. Nous le faisons pour lui. Il est évident. Et le communiqué annonce assez sèchement les mesures prises.
Mais on remarque aussitôt qu'il n'est pas question de toucher aux structures internes du CCFD ou aux hommes qui le dirigent. Ainsi Gabriel Marc en demeure le président, et sa présence au premier plan lors de la conférence de presse, conjointement avec Mgr Marchand, confirme avec éclat son poste et son rôle. Rappelons que Gabriel Marc est ce haut fonctionnaire qui, par exemple, fut choisi par le gouvernement socialiste pour négocier avec le FLNKS le bradage de la Nouvelle-Calédonie. Et à la mi-septembre ont été réélus le père Bernard Holzer et François Bellec respectivement secrétaire général et secrétaire général adjoint du mouvement. Il y a fallu cette fois l'agrément explicite et préalable des évêques.
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Certes, en sus du contrôle épiscopal, on aura noté que le cinquième point prévoit, mais de façon vague, la représentation des « paroisses et communautés sollicitées ». Lors de la conférence de presse, Mgr Marchand a même évoqué ce cinquième point en premier lieu « Il est nécessaire, pensons-nous, que d'autres représentants des communautés du peuple de Dieu puissent s'adjoindre à eux » (aux vingt-cinq mouvements représentés au CCFD). C'est pour avouer aussitôt : « Nous n'avons pas trouvé la manière, pour l'instant, de le faire. » Quand bien même Mgr Marchand ou Mgr Vilnet auraient « trouvé la manière » nous ne serions pas rassurés pour autant. On ne sait que trop ce que l'on entend par « peuple de Dieu » dans la mouvance de « l'esprit de concile » : il s'agit en fait des « chrétiens les plus engagés », des groupes de pression des chrétiens engagés... à gauche, dans l' « esprit » tiers-mondiste du CCFD de M. Gabriel Marc.
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Reprendre en mains le CCFD, c'est donc pour l'épiscopat veiller à ce que ne se reproduisent pas des « bavures » politiques trop voyantes (comme le soutien à des journaux ouvertement révolutionnaires, ou ces « bavures » ecclésiales que sont les intrusions du CCFD dans les diocèses du tiers-monde sans que soit seulement informé l'évêque local), mais non pas de modifier l'orientation générale des projets du CCFD. Ce qui est logique : les orientations politiques de l'épiscopat ne sont un secret pour personne. Comme l'a souvent dit Jean Madiran, son « ouverture au monde » se veut une ouverture à gauche.
L'hebdomadaire *Famille chrétienne,* qui a provoqué le grand courroux du CCFD en publiant une enquête révélatrice sur les agissements subversifs de ce « mouvement d'Église » au Chili, a pris acte des décisions annoncées le 26 juin avec une très prudente satisfaction.
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De la part de cette publication on se serait attendu à une approbation plus enthousiaste. Mais voilà. *Famille chrétienne* s'intéresse désormais de près au CCFD. Et l'hebdomadaire a découvert qu'au moment même où l'épiscopat et le CCFD mettaient la dernière main à leur « accord », les responsables du mouvement « caritatif » signaient un chèque de 200.000 F (vingt millions de centimes) pour une action ainsi dénommée : « Action kanake : études et planification »... C'est exactement le montant de la somme qui avait été attribuée à la feuille indépendantiste ouvertement révolutionnaire et agressivement anti-française *Bwenando,* un « projet » qui avait produit un tel scandale qu'*in extremis* il n'avait pas été réalisé...
Autre réaction intéressante, celle du *National catholic register.* Cet hebdomadaire américain (publié à Los Angeles) estime que les mesures décidées sont illusoires, parce que le réseau mondial des correspondants du CCFD est devenu incontrôlable, notamment en Amérique latine.
En lisant les commentaires des décisions conjointes exprimés dans *La Croix* par Mgr Vilnet et par les responsables du CCFD au lendemain de la conférence de presse, on remarque une utilisation permanente de la « *langue de bois* ». Selon le président de la conférence épiscopale, il n'y a aucun rapport entre les critiques développées contre le CCFD et cette reprise en mains. Mais la « coïncidence » est vraiment étonnante. Tellement étonnante que les journalistes de *La Croix* n'arrivent pas à se satisfaire des lénifiantes réponses de Mgr Vilnet. Selon celui-ci, le CCFD voulait « depuis plusieurs années resserrer et redéfinir ses liens avec l'épiscopat ». Et, bien entendu, Bernard Holzer, le secrétaire général du CCFD, confirme : « Nous-mêmes, nous souhaitions que les liens soient resserrés avec l'Église de France. » Et il ajoute que ce travail commun épiscopat-CCFD a été entrepris « depuis plusieurs mois ». C'est-à-dire depuis que les dénonciations opiniâtres de Pierre Debray ont débordé dans la « grande presse »...
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A en croire les uns et les autres, tout va donc désormais pour le mieux dans le meilleur des mondes, mieux qu'hier si c'était possible, et moins bien que demain... On s'étonne alors d'apprendre que les dispositions réclamées par les uns et les autres et établies sereinement en commun n'aient été votées que par *cinq* des *vingt-cinq* membres du comité national du CCFD, et que *sept* d'entre eux les aient même purement et simplement refusées jusqu'à ce que le point six soit réalisé...
*La Croix,* farouche défenseur du CCFD, faisait état dans son commentaire rédactionnel de ses « craintes » et notait que « deux points d'interrogation » subsistaient. L'article était intitulé : « Préserver la créativité. » Tout un programme, dans le plus pur style de la langue de bois. Dans la même page, le secrétaire général du CCFD ne cachait pas sa « déception » devant le texte « juridique » de l'épiscopat, et sa « préoccupation » quant au point quatre. Manifestement, les dirigeants du CCFD et leurs thuriféraires n'acceptent pas d'envisager de ne plus pouvoir distribuer en douce des subsides à des mouvements révolutionnaires et de ne plus pouvoir agir à l'insu des évêques du tiers-monde.
Ils développent alors un argument qu'ils croient imparable : mais alors, disent-ils, s'il nous faut toujours l'accord de l'évêque local, cela veut-il dire que nous ne pourrons plus venir en aide aux populations non chrétiennes, dans les régions où il n'y a pas d'évêques ? Il faut détruire cette argumentation, et ce n'est pas difficile. D'une part ce n'est pas vrai que le CCFD cherche partout et toujours à secourir des populations atteintes par de terribles fléaux. Trop souvent l'action du CCFD -- *et ses responsables proclament que c'est là l'essentiel --* est [une action de « conscientisation » subversive, et non une action de secours.]{.underline}
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D'autre part il y a un ordre de la charité, même s'il est refusé aujourd'hui par les potes des potes. « Faisons du bien à tous, dit saint Paul dans l'épître aux Galates, mais principalement, mais surtout, maxime, à nos frères dans la foi. » Ce principe doit être tenu, intégralement. Nous devons d'abord aider nos frères dans la foi, ceux qui sont *de notre famille* (*domesticos fidei,* dit saint Paul). Et nous devons aider tout le monde. Ce qui veut dire qu'un évêque du tiers-monde peut décider que l'aide destinée à sa communauté chrétienne sera mieux utilisée à secourir telle population non-chrétienne qui a besoin d'un urgent secours. Mais ce ne devrait pas être au CCFD d'en décider, en dehors de toute instance ecclésiale, s'il était véritablement un « mouvement d'Église ». Surtout lorsqu'on sait ce que recouvrent en fait ses jérémiades hypocrites.
*La Croix* poussait cependant un ouf de soulagement après son interview de Mgr Vilnet. Celui-ci, en effet, s'en prenait violemment aux attaques contre le CCFD, et surtout, il ne remettait pas en cause ce qu'il appelle « la légitimité de l'aide au développement » (dans le sens progressiste). Les critiques contre le CCFD, disait Mgr Vilnet, ont pris de telles dimensions « qu'il est assez évident qu'il s'agit de campagnes systématiques » et que « l'on peut s'interroger sur la source extérieure à la France, animée d'une volonté calculée de jeter le soupçon sur l'ensemble de l'action entreprise par les organismes caritatifs qui dépendent des Églises européennes ».
Diable ! Quelle est cette « source » mystérieuse ? Nous avons assez étudié le dossier pour savoir que du début jusqu'à aujourd'hui, ce sont des Français tout à fait indépendants qui s'en sont pris au CCFD, de Pierre Debray à Guillaume Maury, de Roland Gaucher à Claire Battefort...
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S'agit-il d'un mensonge pur et simple ? Mais si l'on observe le vocabulaire choisi par Mgr Vilnet : « organismes caritatifs », « Églises européennes », on ne peut manquer de se souvenir de la ferme dénonciation de ces dits « organismes » faite jusque dans les colonnes du *Figaro* par le cardinal Trujillo, archevêque de Medellin. Une dénonciation qui n'est pas isolée, et qui s'articule sur la condamnation des « théologies » marxisantes de la « libération ». Doit-on dès lors discerner dans cette « source étrangère à la France » le cardinal Ratzinger, auquel Mgr Vilnet n'ose pas s'attaquer de front ? On ne peut s'empêcher de remarquer que Mgr Marchand, lors de la fameuse conférence de presse du 26 juin, citait *quatre fois* dans son introduction l'encyclique *Populorum progressio* de Paul VI, soulignant que le « plan de solidarité » qui serait établi pour et avec le CCFD en 1987 marquerait le vingtième anniversaire de cette encyclique. Encyclique dont le cardinal Ratzinger dit qu'elle a permis d'inaugurer en Amérique latine « une nouvelle phase de la réception de l'impulsion donnée par *Gaudium et Spes,* phase qui devait s'avérer fatale » ([^4]).
*La Croix* était soulagée de voir que le président Vilnet, affirmant que l'épiscopat ; en la matière, était « profondément solidaire », ne remettait pas en cause « la légitimité de l'aide au développement ». Selon Mgr Vilnet, les attaques contre le CCFD ont « changé de nature » depuis deux ans. On chercherait désormais à « jeter le soupçon sur toute forme d'intervention qui ne se limite pas à des aides d'urgence ». C'est absurde. Personne n'a jamais contesté la nécessité de « projets de développement à long terme ». Cette pauvre calomnie n'est possible une fois de plus que par la langue de bois utilisée. On va répétant la phrase de *Populorum progressio :*
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« Le développement est le nouveau nom de la paix. » Mais que met-on sous ce vocable ? S'agit-il d'un travail *constructif,* du développement intégral de l'homme, dans l'optique de la doctrine sociale de l'Église, ou s'agit-il d'un travail révolutionnaire, dans une optique subversive qui se fonde sur l'interprétation (par trop facile il est vrai) de *Gaudium et Spes* et de *Populorum progressio* par les « théologiens » de la « libération » ?
Lors de la conférence de presse du 26 juin, Gabriel Marc pensait sans doute nous tirer des larmes des yeux en expliquant que « sur la base du revenu d'un Indien, c'est 40 milliards de francs qu'il a fallu aux populations du tiers-monde pour survivre pendant ces six ou sept mois de discussions, si l'on appelle vivre ce qu'on peut acquérir avec 165 F par mois », et que « pour qu'ils créent ce revenu il faut investir trois ou quatre fois plus, soit quelque 2.000 ou 2.500 années de campagne de carême ». Voilà qui est très émouvant. Mais nous savons que cela, qui peut apparaître, malgré le flou de l'expression, comme une juste conception de l'aide caritative au développement, *n'est pas,* précisément, ce que fait le CCFD, *ne correspond précisément ni à la pratique ni à la doctrine du CCFD.* Une expression d'un ancien président de cet organisme est constamment citée au CCFD comme la règle d'or intangible. « *Changer une idée dans la tête d'un homme est mille fois plus concret que construire un puits.* » C'est au nom de ce postulat criminel que le CCFD « conscientise » au lieu de creuser des puits, fait de l'agitation révolutionnaire au lieu de lancer de véritables programmes de développement. M. Gabriel Marc peut raconter ce qu'il veut dans ses conférences de presse, nous avons d'autres sources.
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Et cela révèle quel double langage va sans doute désormais utiliser le CCFD, de quel langage officiel-épiscopat il va tenter de couvrir les mauvaises actions qu'il tentera de poursuivre, le noyau dirigeant de l'épiscopat fermant plus ou moins les yeux tant qu'on se référera à *Populorum progressio* et qu'on arrachera des larmes aux pigeons...
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Peut-être ne faut-il cependant pas conclure trop hâtivement ? Ce que l'on doit entendre par « développement » sera précisé dans la « lettre de mission » que l'épiscopat et le CCFD devront élaborer, selon le point six du communiqué. Au passage, on s'étonnera que le CCFD ait pu travailler pendant *vingt-cinq ans* sans lettre de mission... Mais enfin mieux vaut tard que jamais, et si l'on considère les craintes affichées par plusieurs dirigeants du CCFD, on se prend à espérer une réflexion un peu plus lucide. Hélas, lorsqu'on lui pose la question de l'aide du CCFD aux régimes communistes, Mgr Vilnet répond que les épiscopats de ces pays, hormis la Pologne, ne peuvent pas recevoir l'aide directement. « Il faut alors passer par des organismes plus ou moins publics, mais après s'être entourés d'un maximum de garanties quant à l'emploi réellement humanitaire des moyens matériels envoyés sur place. » Tant que le noyau dirigeant de l'épiscopat nous parlera, par naïveté ou par cynisme, des « garanties » offertes par les régimes communistes au CCFD, nous ne pourrons pas croire que la situation puisse changer. C'est un sinistre détail qui à lui seul compromet tout ce qu'on pouvait espérer après la retentissante conférence de presse commune.
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Avant cette conférence de presse il y en avait eu une autre, celle de Bernard Holzer que nous évoquions au début de notre précédent article. A lire le numéro de *La Croix* qui en rendait compte, le CCFD intentait *dix* actions en justice contre... quinze publications ou auteurs, dont PRÉSENT et le *Courrier hebdomadaire* de Pierre Debray.
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PRÉSENT n'a reçu aucune nouvelle. Pierre Debray non plus. Mais il a voulu en savoir plus. Il a alors appris que seuls étaient poursuivis *Le Figaro,* l'UNI, l'auteur du livre publié par l'UNI sur le CCFD et le recteur Durand. « *Affirmer que l'on poursuit quelqu'un pour diffamation, et n'en rien faire, relève de la diffamation* », constate Pierre Debray, qui a donc décidé d'engager une procédure « contre *La Croix* et M. Holzer son complice ». Selon ses propos rapportés par *La Croix,* Bernard Holzer accusait les détracteurs du CCFD de se livrer à « une véritable entreprise de déstabilisation et de désinformation qui compromet l'action de toutes les forces de l'Église depuis les instances du Vatican jusqu'au moindre militant chrétien ». Un procès les « contraindra à sortir leurs preuves », estime Pierre Debray qui ajoute : « Ils n'en donnent aucune, ils se contentent de lancer un bruit, une rumeur infâme. »
Depuis qu'il a annoncé qu'il intentait un procès contre le CCFD, Pierre Debray subit, dit-il, d' « amicales pressions » de prêtres, d'anciens magistrats, de « vieux compagnons », qui voudraient le persuader d'y renoncer. Mais ce procès, maintes fois envisagé par Pierre Debray, mais auquel il renonçait à cause du scandale qu'il causerait, surtout auprès des incroyants, aura lieu cette fois, parce que *La Croix* a publiquement annoncé des poursuites du CCFD contre Pierre Debray pour diffamation, après une conférence de presse du mouvement « caritatif ». Dès lors, ajoute Pierre Debray, « nous voulons un procès qui aille au fond et débride la plaie ». Affaire à suivre. De près.
Yves Daoudal.
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### Les professionnels de la politique
par Guy Rouvrais
Y a-t-il des « professionnels de la politique » ? La question semble saugrenue tant leur existence est avérée. Interrogé, l'homme de la rue désignera d'emblée ceux qu'il voit défiler sur son petit écran, députés, chefs de parti, ministres, ceux dont les propos sont quotidiennement rapportés par la presse écrite.
Pourquoi, dès lors, s'interroger sur leur existence ? C'est que les intéressés récusent cette expression. Aucun n'accepte d'être un *professionnel* de la politique. Tous découvrent dans cette appellation une connotation péjorative. Pourtant, à s'en tenir au sens obvie des mots, on ne perçoit, a priori, rien de péjoratif. Dans un autre secteur d'activité, être qualifié de « professionnel » est même un compliment. Cela signifie que l'on a atteint la maîtrise du métier que l'on exerce. Ainsi, le signataire de ces lignes n'élèverait aucune objection si le lecteur voulait bien voir en lui un professionnel du journalisme.
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D'où viennent alors les protestations de nos hommes politiques ? Du souci d'être perçus comme des hommes *désintéressés.* Avoir une profession, c'est en tirer l'essentiel de ses revenus. Être un professionnel de la politique sous-entend, dans l'esprit de beaucoup, qu'il s'agit là d'un gagne-pain comme un autre. Or, l'homme politique souhaite qu'on voie en lui quelqu'un qui n'est mû que par le seul souci du bien commun ; qu'une rémunération y soit attachée lui apparaît comme vaguement peccamineux et comme portant atteinte à sa pureté civique. C'est pourquoi l'homme politique préfère parler de vocation et non de profession. Jusqu'à pousser plus loin la métaphore religieuse en évoquant son « sacerdoce ».
Au regard des réalités, c'est-à-dire du nombre important de ceux qui ont dû leur fortune à la politique ; au regard des scandales passés, présents et à venir, ces protestations de pureté et de désintéressement pourraient susciter une facile ironie. Il faut s'en garder, comme on doit se garder d'accabler le pécheur qui porte en lui la quête, toujours difficile, de la sainteté. Lorsqu'ils refusent d'être des « professionnels de la politique », nos politiciens découvrent l'essence de la vocation politique qui est bien action désintéressée au service du bien commun.
Pourtant, ils se trompent en pensant que ce qui fait d'eux des professionnels est l'argent qu'ils tirent de leur activité. *La politique est leur profession parce que, dans la cité, ils n'ont jamais eu d'autres responsabilités professionnelles.*
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Quel est l'itinéraire des princes, co-princes, marquis et barons qui nous gouvernent ? A la sortie du lycée, ils entrent à Sciences Po, dans la foulée ils « font » l'ENA ; ils intègrent alors un cabinet ministériel après avoir momentanément appartenu à un grand corps de l'État. Les plus heureux deviendront ministres, d'autres députés. Ils seront passés à côté de la réalité sociale, économique, politique *concrète* de la cité dont ils veulent assumer la destinée.
Comparons cet itinéraire à celui des notables du temps jadis qui empruntaient un parcours exactement contraire. Reconnu dans sa profession, ce qui le recommande à l'attention de ses concitoyens, le notable devient conseiller municipal de sa ville puis maire, conseiller général, député peut-être, ministre parfois.
Certes, notre homme, notre énarque, pilier de cabinets ministériels, peut, lui aussi, devenir conseiller municipal, maire, conseiller général. Mais il ne devra sa situation qu'à la caution du parti qui l'a fait roi et qui l'impose « à la base ». Celle-ci l'acceptera, non à cause de sa compétence, mais parce qu'elle jugera que sa fréquentation du pouvoir peut être bénéfique pour le village, la ville, le canton ou la circonscription. Ainsi, au cheminement logique qui veut que l'on s'occupe d'abord de la micro-économie locale avant de s'attaquer à la macro-économie nationale, le professionnel de la politique fera l'inverse.
Quand on parle de « faire reculer l'État », on parle dans le vide tant qu'on n'aura pas fait reculer l'emprise des « commis » de l'État. L'étatisme, ce ne sont pas seulement des structures, ce sont aussi des hommes qui les font vivre et en accroissent ainsi le champ. L'alternative que l'on nous offre est mensongère : ou bien l'État omniprésent, à travers ses hommes, ou bien le règne du laisser-faire. En réalité, il y a un troisième terme : la libre action des corps intermédiaires qui est un moyen naturel de régulation de la société.
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Mais nos professionnels de la politique n'y songent nullement, n'ayant jamais appartenu à ces corps intermédiaires, ou bien, tout en y étant (comme chef de famille, par exemple), ils ne reconnaissent pas qu'ils sont le lieu privilégié d'une action civique.
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Pour remédier à cette situation, le Front national a proposé de rendre incompatibles la possession d'un mandat électif d'importance et l'appartenance à la fonction publique. Ce fut même la première proposition de loi déposée par le groupe de Jean-Marie Le Pen sur le bureau de l'Assemblée nationale. Comme tant d'autres elle fut balayée d'un revers de main méprisant. Ce n'était pas seulement parce qu'elle émanait du Front national, c'est aussi et surtout parce que l'adoption d'une telle loi menaçait l'existence des professionnels de la politique.
\*\*\*
Ce professionnel, après son passage dans un cabinet ministériel, ou un revers politique, est assuré de jouir d'une sinécure dans le grand corps de l'État dont il est issu. Il ne reçoit pas la sanction professionnelle, et pécuniaire, de son activité précédente. Qu'elle ait été bonne ou mauvaise, qu'elle ait débouché sur un échec ou un triomphe, qu'elle ait coûté cher au contribuable ou qu'elle ait rempli les caisses de l'État, pour lui, c'est la même chose. Il est irresponsable. Quelle profession bénéficie de tels privilèges ? On comprend que la proposition de Jean-Marie Le Pen leur ait fait froid dans le dos et que, toutes tendances confondues, ils l'aient repoussée avec horreur.
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De temps en temps, un ministre s'aperçoit qu'il s'agit là d'une situation exorbitante qui fait violence au principe de l'égalité entre les citoyens. Le remède vrai, c'est le Front national qui le propose. Le faux remède, ce n'est pas de supprimer le privilège, c'est de l'étendre ! Ainsi a-t-on décidé que les salariés du secteur privé pourraient avoir droit à un « congé d'élections ». Le candidat député devrait être assuré de retrouver sa place dans l'entreprise après une éventuelle défaite. Qui ne voit que cette création de nouveaux professionnels de la politique est aberrante ? D'abord, on fait peser sur l'entreprise le poids d'une décision éminemment individuelle. Car il faudra bien remplacer le salarié absent, « en campagne ». On se rend compte qu'il s'agit là d'une décision de technocrate qui pense l'entreprise privée sur le modèle de la fonction publique où un employé de plus ou de moins n'a pas d'incidence sur la mauvaise marche du travail. Et, surtout, on dévalorise l'action politique en la dépouillant de tous risques.
Pour expliquer l'incontestable succès du Front national, les commentateurs ont parlé « immigration », « insécurité ». Mais ils ont eu tort de ne pas noter que, dans ses rangs, il n'y a pas de professionnels de la politique. Il y a des salariés, des chefs d'entreprise, des commerçants qui n'ont jamais vécu de la politique. De là leur libre parole et leur communion avec la France profonde. On comprend, dès lors, que ces députés-là, et eux seulement, pouvaient déposer la proposition de loi que nous évoquions plus haut et qui, si elle avait été adoptée, aurait sonné le glas des professionnels de la politique.
Guy Rouvrais.
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Trente-trois jours aux USA (I)
### A la conquête du Far West avec le chant choral
par Nicole Delmas
*JE les ai suivis en Amérique, pas l'Amérique des buildings et des affaires ; celle du Far West, de l'immensité, du surprenant, de la beauté. Je les ai accompagnés dans leurs fous rires et leur générosité. Quatre-vingt-dix enfants, et trente adultes venus de France pour présenter leur pays à travers sa musique et son chant choral de Rameau à Fauré, de Bouzignac à Poulenc, et aussi chanter Mozart.*
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*Cent vingt petits et* « *jeunes grands* » (*c'est ainsi que l'on nomme les jeunes voix d'hommes à la chorale*) *catholiques, venus prier en musique ou par la musique.*
*Cent vingt Français, accueillis chaque soir par des familles américaines, confrontant fantaisie et confort, tradition et recherche d'un passé.*
**29 juillet**
Paris -- très loin au-dessous le Labrador (nous empruntons la voie du « grand cercle », plus directe) -- Dallas et son folklore déjà dans l'aéroport et puis Los Angeles. Nous avons traversé huit fuseaux horaires et je ne suis même pas fatiguée.
J'ai tout appris pendant le voyage.
La Maîtrise de la Sainte Chapelle, fondée en 1970 par Francis Bardot (encore actuel directeur, ainsi que de la Maîtrise de Chartres qu'il reconstitua) s'est fait remarquer comme l'un des plus prestigieux chœurs d'enfants. C'est pour cela que depuis son installation au collège Passy-St-Nicolas-Buzenval de Rueil-Malmaison en 1985, le Conseil général des Hauts de Seine a fait de la Maîtrise le chœur officiel du département sous le nom de « Maîtrise des Hauts de Seine ». (Fr. Bardot est l'ancien délégué départemental à la musique.) Ce chœur fait partie de la fédération mondiale des Pueri Cantores, créée par Mgr Maillet, et le seul à être officiellement d'Église.
33:307
Depuis 1978, ce chœur est officiellement aussi le chœur d'enfants de l'Opéra de Paris (400 représentations), puis de l'orchestre de Paris ; et si l'année sert à assurer les spectacles, ils profitent de leurs vacances pour voyager, chanter, présenter la culture française.
Un orchestre de jeunes de Levallois de l'ensemble Alfred Loewenguth, un organiste : Nicolas Pien et un pianiste : Aleksander Woronicki accompagnaient le chœur pour cette tournée 1986.
Los Angeles fut baptisée à l'origine El Pueblo de Nuestra Senora la Reina de Los Angeles de Porciuncula ; manifestation du « rêve » américain, soleil, villas et « belle vie ». Depuis 1964, la Californie est l'État le plus peuplé des USA et la NASA s'est installée à Pasadena, au nord-est de Los Angeles.
C'est ma première répétition et déjà j'ai mes préférences. Mais je ne connais pas encore la différence qui existe entre une répétition-travail et l'état de grâce de l'œuvre offerte.
**31 juillet**
Premier contact avec l'université d'État de Los Angeles, CSULA (California State of University Los Angeles). 20.000 étudiants dont 300 en musique destinés à devenir musiciens professionnels, principalement en musique commerciale (cinéma et maîtres de chœur).
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Mr Robert Fowells, professeur d'enseignement de la musique à l'université, me raconte ce qu'a été la « master class » réclamée à Fr. Bardot par l'université.
Pendant 15 jours, en juillet, ce dernier a enseigné aux Américains : 2 h le matin à des chefs de chœur sur le thème « training of select boys choir » et 2 h l'après-midi avec un exposé sur l'histoire et l'interprétation de la musique chorale française du XV^e^ au XX^e^ siècle. Ces classes furent demandées par l'université à la suite du passage de la chorale il y a deux ans.
L'Amérique ne possède pas de chœurs d'enfants capables de chanter la musique sacrée. Elle manque de chefs de chœur et à Los Angeles comme à San Francisco on trouve une seule église pouvant produire un chœur, mais de niveau inférieur à celui présenté. Il y a des enfants, il y a des voix, il n'y a pas de bon enseignement, me dit Mr Fowells. La tradition de chœurs d'enfants vient d'Europe, de l'Église catholique. La tradition musicale des USA a été faite par les huguenots et les beaux-arts et la musique sont réservés à une élite.
C'est la première fois qu'un maître de chœur européen vient donner un enseignement musical à des chefs de chœurs (le chœur d'enfants de l'Opéra de San Francisco a beaucoup d'instructeurs pour les instruments mais la technique manque pour l'enseignement vocal). Les chœurs américains chantent volontiers en anglais, italien, allemand, latin mais la prononciation française est pour eux très difficile (c'est pourquoi le chant choral en français est pratiquement introuvable dans les magasins, car apprécié seulement d'une élite). C'est pour pallier ce manque que sont organisés depuis peu de temps des cours de musique française de la Renaissance et de l'époque baroque. Mais les Américains gardent une tendresse particulière pour Francis Poulenc (pour eux le meilleur compositeur choral du XX^e^ siècle), reconnaissant qu'il faut comprendre la langue pour totalement apprécier.
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La chorale de Fr. Bardot est donc un événement pour les connaisseurs car il est rare de trouver des enfants capables de chanter la musique de la Renaissance (un chœur anglais a été remercié). Il existe peu d'enregistrements de musique française baroque, davantage de musique allemande. La tournée 1986 s'est donné pour objectif premier le soutien des communautés catholiques, surtout en pays protestant et mormon : Saint-George, Price, Salt Lake City. L'Église catholique, minoritaire, a besoin de prestations de prestige pour montrer sa spécificité. Et la Maîtrise des Hauts de Seine a cette spécificité d'être la chorale catholique agréée par les Pueri Cantores, qui se doit de participer aux liturgies et aux messes dominicales ou propres. Elle a son aumônier (également aumônier des artistes de Paris), le père dominicain Joseph de Naurois. Elle est de plus la seule à être ouvertement subventionnée par les Hauts de Seine.
La répétition se poursuit... Il fait chaud dans les jardins de l'université, encore plus chaud à Hollywood sur le plus fameux trottoir du monde aux empreintes célèbres. En récompense, dégustation de glaces chez C.C. Brown. Je reviendrai... Enfin, Beverley Hills. Malgré l'insistance des enfants, E. Murphy ne se montre pas et je suis déçue car « les flics de Beverley Hills » ont un parfum merveilleux de cinéma.
Après un dîner, voulu léger, de choucroute un peu sucrée arrosée de coca-cola, concert au Theater Variety Arts de Los Angeles. Le consul attend, on retrouve les costumes perdus, le bar sert de loge improvisée et soudain, c'est le spectacle, le vrai, celui qui touche la sensibilité et le cœur des Américains. La réputation du chœur d'enfants de l'Opéra de Paris a attiré beaucoup de monde.
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L'orchestre attaque l'hymne américain suivi de la Marseillaise.
Pour la première fois je suis émue.
Comme cette musique paraît belle quand on est loin de la France, que le respect s'installe et que c'est debout, physiquement et moralement, que les Américains l'écoutent :
« Je ne comprends pas les paroles mais je salue le drapeau français. »
Je suis fière de l'idée que l'on se fait de mon pays et, Dieu merci, c'est bien que personne ne comprenne les paroles...
Au programme, presque inchangé durant un mois, de la musique profane (*le Tourdion* d'un anonyme du XV^e^ siècle -- *la Nuit* de J.-Ph. Rameau, XVII^e^ siècle et cette admirable voix d'enfant) et surtout un choix de musique sacrée, tantôt a cappella (*O Jesu Christe* de Van Berchem, XVI^e^ siècle -- *Ave Maria* et *Ecce Homo* de Bouzignac, XVII^e^ siècle -- l'émouvant *Quand Jésus mourait au Calvaire* de Liebard, XX^e^ siècle), tantôt avec orchestre et c'est l'admirable *Cantique de Jean Racine* de Fauré, XIX^e^ siècle et Mozart avec, entre autres, des extraits du *Requiem* et le *Regina Coeli.* Le concert se termine sur *America the beautiful* qui met des larmes aux yeux des Américains et qui deviendra ma récompense pendant un mois.
37:307
**1^er^ août**
Escapade à Disneyland. C'est en musique, dans un kiosque de poupée rouge et or que les enfants jouent aux artistes. Partout, raffinement du détail, royaume enchanté et en technicolor. Ce monde est magique et la magie sied bien aux adultes.
**2 août**
Matinée à Marineland via San Pedro. Nous sommes en vacances, le Pacifique à nos pieds et dans le Baja Reef l'homme peut nager, dans un aquarium, parmi les poissons.
Le soir, messe dominicale en anglais, concélébrée par le curé de Saint-Andrew et l'aumônier du chœur. L'évangile est proclamé simultanément en anglais et en français. Messe chantée, priée, dans un recueillement qui ne se rencontre plus dans toutes les églises. De part et d'autre de l'autel, le drapeau américain et le drapeau du Vatican. Il se dégage une telle impression de sacré que même les incroyants s'agenouillent et c'est dans cette atmosphère que, la messe terminée, le père de Naurois explique l'évangile aux enfants.
Le concert proprement dit suit la messe. Peu de musique profane, beaucoup de musique sacrée entrecoupée de morceaux de piano (Chopin -- Liszt) par Aleksander Woronicki ou d'orgue (Bach) par Nicolas Pien. Près de moi, un Mexicain semble figé.
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Il s'est glissé dans l'église au milieu du concert, a progressé petit à petit jusqu'aux premiers rangs et les yeux fermés, il pleure. L'émotion est intense chez ceux qui l'aperçoivent.
La fête se termine par un gigantesque pique-nique de deux cents personnes, comme seuls les Américains peuvent l'organiser, enfants français et familles américaines mêlés pour partager poulet, maïs et « San Antonio », ce délicieux vin californien qui donne aux adultes la nostalgie de la France. Il fait nuit à vingt heures mais les Français savent retenir la nuit.
**3 août**
Premiers incidents : deux enfants sont perdus... et retrouvés. Premier retard, rattrapé. Nous sommes invités à participer au service de l'église presbytérienne de Claremont. L'office, présidé par un pasteur homme et deux pasteurs femmes, en aube et étole, se résume en prières et partage de pain et de jus de raisin servi dans de minuscules verres. Malgré l'absence de présence réelle, il règne ici un profond recueillement, à la recherche de Dieu, dans une quête commune.
Avant le concert prévu à 15 h, je prends l' « apéritif » au bord de la piscine d'un notable de Claremont : coca et brie (!)
35° dans l'église. Pour la première, mais non la dernière fois, Fr. Bardot rappelle aux Américains ces vérités qu'il est bon de faire découvrir à nos enfants de France :
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« Si aujourd'hui ces enfants peuvent librement venir chez vous, c'est parce qu'il y a 40 ans vos enfants sont venus mourir sur les plages de France » et, avec humour, il poursuit : « A cette époque, nous étions heureux de voir les avions américains survoler la France. »
L'Américain a de la fantaisie. Il a surtout du cœur et un profond attachement à la terre de France pour ce qu'elle représente (certains diront ce qu'elle a représenté) d'honneur et de courage, de foi et de patriotisme. C'est pourtant à nous qu'ils ont donné des leçons. Nous les en remercions en chantant et ça, nos petits le font mieux que personne et c'est, dans la Nuit, cette phrase attrapée : « est-il de vérité plus douce que l'espérance » et encore Fauré, Delalande et toujours Mozart et le triomphe de la musique.
**4 août. -- Mythe et réalité**
Je suis rassurée. Le laisser-aller existe aussi chez les gens les plus « robotisés » du monde. Pour preuve, notre location de voitures. Malgré une commande passée il y a neuf mois et une double confirmation, il faut 5 heures pour que les premiers véhicules nous arrivent, soit sans rétroviseur, soit avec une roue très abîmée. Il faudra attendre le lendemain pour avoir nos dix-sept voitures, en état de marche. La légendaire efficacité américaine est ici prise en défaut et nous arborons un flegme très anglo-saxon, inattendu, ponctué de quelques éclats de voix (pour rappeler que nous sommes français) et de la menace de faire, dans l'agence, la répétition prévue au théâtre. Un des conducteurs s'est endormi dans l'angle de la porte. Il dort depuis une heure. Pour combien de temps ?
40:307
Fin de journée. On nous demande de nous regrouper dans un bureau « éloigné ». Nous faisons désordre. L'employé semble épuisé et nous sourions toujours. Il est vrai que le groupe a totalement englouti le déjeuner prévu pour les employés. « Ils n'avaient pas le temps. »
**5 août**
Nous les avons enfin. Elles roulent. Et c'est le départ : quatre groupes de quatre voitures, plus un motor-home (infirmerie-transit-rencontre-détente), plus l'orchestre, indépendant. Les U-haul (petites cabines installées sur les toits) sont remplis, les banderoles collées (Paris Opéra boys choir -- Maîtrise des Hauts de Seine), les drapeaux placés, la tournée vraiment lancée. Nous croisons Winchester House, maison de l'inventeur de la carabine. Pour l'anecdote : à sa mort, sa femme eut la prémonition que, si elle interrompait la construction de sa maison, elle mourrait. D'où une extravagante et interminable maison. Mais... le jour suivant le départ des charpentiers, elle mourut.
Nous sommes attendus à la Mission San Miguel Archangel, fondée en 1797 par les franciscains à San Luis Obispo. Devenue église paroissiale, elle reste un des endroits les mieux préservés de Californie. Nous arrivons au coucher du soleil parmi les figuiers de Barbarie, les cactus et la poussière pour « faire » l'avant-première d'un festival annuel Mozart, écoutés par un public de connaisseurs qui se fait vite attendri. Ils sont beaux ces enfants et ils chantent si bien ! (Ils se savaient attendus, ils se sont surpassés dans Mozart.)
41:307
La nuit sera douce chez les vignerons de Paso Robles qui cultivent le « médoc » et ont obtenu des daims qu'ils ne viennent pas effrayer nos voitures.
**6 août**
*In memoriam...*
Paso Robles vers San Francisco. Le paysage me rappelle celui du sud de la France, mais en grand, en très grand, en grandiose.
Le bouquet que l'on m'a offert au départ de Los Angeles sèche lentement dans la voiture.
Nous avons perdu l'orchestre ; 3.000 ha de vignes s'étendent devant nous. Tout devient un peu irréel. Voici San Francisco et ses rues « en montagnes russes » pour film d'aventure. A l'extrémité de la presqu'île, la ville apparaît ou disparaît selon l'heure et le caprice du brouillard et se montre oppressante, ou lumineuse, mais toujours pittoresque, voire fascinante.
Le temps grisâtre est réchauffé par la vodka de Mgr Robert F. Hayburn. Étonnant personnage que ce vicaire épiscopal de la paroisse Saint-Brigid de San Francisco.
42:307
Auteur d'une « somme » sur « the papal legislation on sacred music : 95 A.D. to 1977 A.D ». Son livre parut en 1979 ; il vint à Solesmes pour étudier la musique grégorienne avec Dom Pierre Combe O.S.B. En 1950 il fit une étude de la direction du grégorien et en 1960 des recherches pour son livre, à Solesmes, mais aussi au Vatican. C'est de Solesmes qu'est partie la renaissance du chant grégorien et si notre chorale française est si appréciée aux USA, c'est qu'elle continue la tradition des maîtrises françaises, maîtrises si rares aux USA.
Il existe en Amérique une tradition musicale récente. Vers 1873, ce sont les Allemands qui ont entrepris la rénovation de la musique sacrée avec John Singenberger. Mais la France reste supérieure par sa tradition et les moines de Solesmes, en étudiant les vieux manuscrits, ont retrouvé le chant original. Le Père Pons O.S.B. (1959-1961) \[*sic*\], avec une documentation identique, a écrit sur ce sujet un livre en français. Mais, aux dires de l'évêque de San Francisco, son livre est « le livre définitif sur le sujet ». D'où son envoi au pape. A suivre...
Le lendemain, inhabituel concert public sur la grande place d'Union Square, la Concorde de San Francisco. Faune cosmopolite, gens allongés, beaucoup de Français pour écouter un programme condensé profane et sacré, mais toujours précédé des hymnes.
Après une visite à Oakland par Oakland Bridge et un passage à Berkeley University, concert à l'église jésuite de San Francisco, Saint-Ignatius, grande, froide (il fait 10° dehors). Programme unique de musique sacrée, filmé par la télévision. La différence de température a rendu les violons un peu bas et le moral un peu tiède. Il manque ce quelque chose qui fait les grandes soirées.
43:307
**9 août**
Adieux à Mgr Hayburn qui place la suite du voyage sous la protection de Dieu. Nous avons hâte de franchir le Golden Gate, frontière vers le soleil.
En cinq heures, nous passons de 10° à 40°. Il tombe du feu à Sacramento et la vieille ville, style « ruée vers l'or », n'indique en rien que nous sommes dans la capitale de la Californie.
Égalité -- Fraternité -- Charité -- Patriotisme : c'est la devise de l'église qui nous accueille, véritable lieu de paix ; atmosphère feutrée et reposante ; une fontaine coule à l'intérieur : l'eau, la vie, symbole et réalité dans ce pays. Il s'en dégage un réconfort que je ne retrouverai nulle part ailleurs. Est-ce pour cela que, cette nuit, la musique s'était faite louange ?
Milieu cosmopolite et simple de Chinois, Japonais, Philippins et Américains venus, en famille, nombreuse aux U.S.A., certains pour la première fois, entendre de la musique, ce soir exclusivement de la musique sacrée. Et l'émotion s'installe. Les enfants le ressentent sûrement car le *Lauda Jérusalem* éclate et *O Jesu Christe* se transforme en prière. Comme c'est beau un enfant qui chante avec son âme, et ceux qui sont venus par hasard écoutent, la main sur le cœur. Dans ce coin de désert, j'ai croisé l'essentiel...
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**10 août**
La messe dominicale est chantée et concélébrée par notre aumônier et un dynamique curé, à l'œcuménisme charmeur. Dans la voiture qui me conduit au lac Tahoe dans la Sierra Nevada, un des plus grands du monde, j'interroge « Mais qu'a donc de plus que les autres ce chœur d'enfants ? » Son président, choriste lui-même, m'explique :
-- La participation d'un groupe d'une trentaine d'hommes aux 90 enfants apporte quelque chose de particulier dans l'atmosphère et dans le répertoire. Sans voix d'hommes, le répertoire est plus intimiste (je pense aux petits chanteurs de Vienne, au nombre réduit). Sans concurrencer les chœurs professionnels adultes, les possibilités sont illimitées. Le nombre exceptionnellement élevé de choristes (remarquablement maîtrisés par le chef du chœur) relève de la gageure, et Fr. Bardot obtient de ses enfants ce que l'on demande habituellement aux adultes.
Quand on a onze ou quinze ans, on se laisse séduire par d'autres formes de musique. Et pourtant, ils me l'ont dit, c'est la musique sacrée qu'ils préfèrent ; et s'ils vont à la messe, quand ils y vont, ils souhaitent y entendre Delalande, Poulenc ou Mozart. « La musique sacrée exprime quelque chose d'extraordinaire, Dieu je crois... » « La musique est un héritage, transmet une tradition, et la musique que l'on nous fait chanter à la messe ne transmet rien. » Ils ont l'insolence de quinze ans, du disco dans les jambes, mais sont conscients d'avoir appris la beauté.
45:307
**11 août**
Au départ de Sacramento, Mgr O'Neill cite Marc-Antoine à la mort de César :
« Si vous avez des larmes, c'est le moment de les verser. »
Après la baignade d'hier, les vacances continuent vers le parc national de Yosémite, fondé en 1890, soit 3.100 km ^2^ de montagnes, vallées et lacs entre 600 et 4.000 m d'altitude.
Déjà une semaine de contacts avec le gigantesque et on ne s'habitue toujours pas. La nuit tombe trop vite, d'un seul coup, et ajoute aux péripéties qui se transforment en souvenirs. (Nous n'oublierons pas le sourire de celui qui, en une demi-heure, nous servit soixante pizzas.)
Courte nuit au motel du parc. Il est 5 h mais nous ne pouvions pas quitter Yosémite sans nous assurer de la taille des séquoias. Partis de 3.500 m, nous descendons vers Death Valley, paysage de western à 86 m au-dessous du niveau de la mer, point le plus bas des USA, 130 km de désert de pierraille, 50° au soleil, seulement 44° à l'ombre. (Nous sommes tout près du centre d'essais nucléaires.) On ne peut s'empêcher de penser à notre célèbre cow-boy solitaire : « *I am a poor lonesome cow-boy...* » Et c'est ce moment que choisit Christophe pour me parler de l'importance de la couleur de la voix de ce chœur, couleur inchangée depuis qu'il fréquente la chorale (une dizaine d'années), couleur unique ici et qu'il ne sait à quoi attribuer.
Couleur de la voix, couleur du désert, insaisissables dans les deux cas et si présentes.
46:307
Le soleil se couche sur Death Valley et nous roulons toujours. Peut-être est-il semblable à tous les couchers de soleil ? Pourtant non. On vient de traverser la vallée de la mort, il peut se coucher.
Et c'est Las Vegas, surgie du désert, inattendue, mirage de lumières qui s'affirment, mieux, rêve qui se rapproche. Le regard, soûlé de soleil, s'est reposé avec la nuit et brusquement la nuit n'existe plus.
Désert parsemé de casinos, ou casinos interrompus de morceaux de désert. Cela est indifférent ; tout est indifférent, les joueurs et les croupiers hommes-machines. Disneyland pour adultes qui, hélas, ont perdu leur âme d'enfant.
Le concert donné à l'auditorium de l'université reflète cette ambiance, froide au début, qui se réchauffe soudain, pour un détail, un gag du pianiste et qui serait passé totalement inaperçu ailleurs. On sent un public qui cherche une culture qui perce difficilement. L'importante colonie française de Las Vegas (curieusement la plus « étrangère » dans ce concert) devrait se sentir concernée. Gros succès musical tout de même car la qualité s'impose. (Et pourtant, ce soir-là, nos chères têtes blondes avaient plus dans l'esprit le bruit des piécettes qui dégringolent que celui de la baguette du chef.)
**14 août**
Nous continuons notre visite du Nevada à travers la vallée du Feu et son paysage chaotique de grès rouges et jaunes sculptés par les Indiens, il y aurait 1500 ans.
47:307
Il fait horriblement chaud au bord du lac Mead, lac de barrage à 30°, lac bleu, sans un arbre. Et personne ne rechigne au moment du départ.
Temps de repos avant la messe du 15 août, concélébrée en deux langues et avec orchestre. Ici aussi importante participation des fidèles. Le *Regina Coeli* sonne la fin de la cérémonie quand, étrangement, l'évêque de Las Vegas prie le chœur de chanter... la Marseillaise. Réflexion faite, cette demande n'a rien d'étrange dans un pays où le patriotisme et la religion sont si étroitement unis.
La messe était belle, le dîner de gala qui suivit fut somptueux par le décor, américain par la cuisine et chaleureux par l'ambiance. Spontanément des chansons sont lancées et l'œil et la voix de velours de notre ténor professionnel polonais firent rêver plus d'une Américaine.
Après... adieu à la nuit de Las Vegas...
(*A suivre*.)
Nicole Delmas.
48:307
### Un aventurier tricolore : Le marquis de Morès (1858-1896)
par Alain Sanders
#### L'enfance d'un chef
Le 14 juin 1858, l'hôtel particulier sis au 79, rue de Grenelle résonne de la bonne nouvelle : un garçon vient de naître. Il se prénomme Antoine-Amédée-Marie-Vincent. Son nom de famille ? Manca de Vallombrosa. Mais la postérité gardera son souvenir sous le titre qu'il prendra à sa majorité : marquis de Morès.
49:307
Les Manca ont commencé de s'illustrer en Sardaigne. Le plus lointain ancêtre connu du marquis de Morès, don Pedro Manca, est venu d'Espagne en Sardaigne avec l'armée du roi d'Aragon en 1322. Que venait faire le roi d'Aragon en Sardaigne au XIV^e^ siècle ? Aider le pape Boniface VII à assurer sa souveraineté sur l'île occupée par les Pisans.
Après deux années de combats meurtriers, don Pedro Manca peut rentrer en Sardaigne. Ses petits-fils, eux, choisissent de s'y établir définitivement. Ils sont au nombre de trois qui se battent comme cent beaux diables : Jacobo, l'aîné, Jean et André. En 1346, don Alphonse d'Aragon les récompense de leur fidélité :
« Le roi d'Aragon concède les trois villages de Tissi, Queremule et Bessude, en Sardaigne, à Jacobo, Jean et André Manca, et à tout héritier ou successeur, perpétuellement, sous l'obligation habituelle du service militaire, suivant l'usage dans le royaume, en transférant lesdits villages avec les montagnes, les plaines, les forêts, les prairies, les pâturages, avec tous les droits, pertinences, eaux à moulins, fourneaux et tout ce qui se trouve compris dans leurs limites, ou qui leur appartient, ou doit appartenir, pour quelque chose que ce soit, avec hommes, femmes, chrétiens, juifs, sarrasins, et tous les autres habitants. »
Deux ans plus tard ces concessions sont transformées par Philippe V en marquisat de Montemayor et en marquisat de Morès. Tout au long des siècles, les Manca s'illustreront contre les Barbaresques et, en règle générale, contre tous les ennemis de la Sardaigne et de l'Espagne. En 1713, lorsque, par le Traité de Londres, la Sardaigne est unie à la Savoie, don Jayme Manca, marquis de Morès et de Montemaggiore, comte de Saint-Georges, baron de Tissi, est grand d'Espagne de 1^e^ classe. Son petit-fils, Antoine, sera un fidèle sujet de Victor-Amédée II dont il reçut le duché de Vallombrosa.
Le petit-fils d'Antoine, Vincent Manca, n'aura pas semble-t-il la même fidélité à l'égard de son souverain. Une obscure histoire de conspiration l'oblige même à s'exiler un temps en France. Il y épouse, en 1831, Claire de Galard de Brassac de Béarn. C'est un beau mariage : la belle épousée ne descend-elle pas d'une famille alliée à celle d'Henri IV ?
50:307
Antoine et Claire n'auront qu'un fils : Richard, duc de Vallombrosa. Le duc Richard nous rapproche très directement de notre aventurier tricolore, le marquis de Morès : c'est son père. Le duc Richard est, lui-même, un de ces hommes puissants qui ne s'épanouissent véritablement que dans l'action. Pour se désennuyer, il entreprend de traverser les Indes en partant de Bombay pour rejoindre le Cachemire. Ce voyage audacieux lui vaut d'être remarqué et de recevoir la croix de commandeur de l'ordre des Saints-Maurice-et-Lazare. Fatigué des Indiens, des tigres, des eaux croupies et des jungles impénétrables, le duc Richard se fixe à Paris. Pour y épouser Geneviève de Pérusse des Cars, fille du général duc des Cars, un des héros de la conquête de l'Algérie.
La naissance difficile d'Antoine, futur marquis de Morès, contraint le couple à s'installer sur la Côte d'Azur. A Cannes très exactement où le duc Richard achète la villa des Tours. Le climat de la Côte d'Azur doit être bon : en 1864, la duchesse met au monde un garçon, Odet (il ne vivra que quelques mois) ; puis, en 1868 une petite fille, Claire ; puis, en 1880, un autre garçon, Amédée.
Antoine de Morès est un garçon turbulent. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles ses parents le confient à l'abbé Raquin, un abbé de choc qui ne se laisse guère influencer par le petit caractère d'un gamin de dix ans. « Les classes, expliquera le bon abbé, étaient, la plupart du temps, des conversations, des discussions prolongées. L'élève questionnait beaucoup. Les réponses suivaient. Les objections venaient ensuite. Parfois, il semblait n'avoir pas écouté et cependant la leçon se fixait dans sa mémoire. Déjà, il manifestait cette merveilleuse facilité d'assimilation, cette rapidité de conception qui, dans le cours de sa carrière, étonnèrent plus d'une fois son entourage. »
Et Charles Droulers, qui consacra un livre au marquis de Morès en 1932, note : « Morès appartient à la catégorie des enfants terribles. Son impétuosité naturelle l'entraîne en des escapades continuelles. Tel Du Guesclin, il se plaît à organiser avec les enfants de son village de petites troupes qui se livrent des combats acharnés dont il revient avec de bons horions. Les instincts militaires apparaissent déjà. Ses portraits d'enfant le montrent tenant à la main un petit fusil. »
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Impétueux et turbulent, Antoine n'en oublie pas pour autant l'étude : à dix ans, il parle couramment l'anglais, l'allemand, l'italien. Armand de Pontmartin fut témoin, en 1872, d'une petite scène de genre à la sortie du collège Stanislas de Cannes (Antoine a alors 14 ans) :
« Un jour, à la suite d'une de mes mélancoliques promenades, j'assistai à la sortie des externes. Cet âge est sans pitié. Ces écoliers, adolescents de douze à quinze ans, avaient pris pour souffre-douleur un de leurs camarades, disgracié de la nature, chétif, maladif, presque contrefait, et dont l'intelligence ne rachetait pas les disgrâces physiques. Le pauvre enfant n'essayait pas de se défendre. Il pleurait, il disait entre deux sanglots : « Maman ! » tandis que ses bourreaux lui tiraient les oreilles, lui arrachaient sa casquette, déchiraient sa tunique et le criblaient de coups de pied. Soudain la scène changea : un des élèves, resté un peu en arrière, se précipita sur les assaillants, et, à l'aide d'une grêle de coups de poing, dégagea leur victime.
« Je regardai ce généreux défenseur de la faiblesse. Il était admirablement beau. Sa taille élégante et forte dépassait celle de ses camarades, quoiqu'il fût évidemment de leur âge. Ses larges épaules, son air de vigueur, l'éclat de ses yeux noirs, pouvaient rassurer sur les suites de cette rapide croissance. Ses yeux étincelaient, il était vraiment superbe tandis qu'il disait aux persécuteurs du *patito,* qu'il venait d'arracher de leurs mains : « N'avez-vous pas honte ? Un infirme, incapable de se défendre ! Vous êtes des méchants et des lâches ! ... Désormais, quiconque touchera du bout des doigts ce pauvre Fernand aura affaire à moi ! » Dans ce bel adolescent, on devinait l'homme qui serait un athlète, l'athlète qui serait un chevalier, le chevalier qui s'éprendrait des grands horizons, aurait horreur des platitudes de la vie bourgeoise, ne respirerait à pleins poumons que dans l'immensité des forêts, des océans, dès lacs et des solitudes, et vivrait dans le péril comme dans son élément. »
En 1873, Antoine entre au collège de la Seyne-sur-Mer.
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Comme de nombreux adolescents d'alors, il veut faire Navale. Une méchante maladie l'empêchera de se présenter à l'examen d'entrée. « Ce n'est rien, dira Antoine à ses parents. Je vais entrer à Saint-Cyr. »
Il prépare avec sérieux son baccalauréat et, en octobre 1877, il entre à Saint-Cyr où il côtoie Philippe Pétain et Charles de Foucauld. A l'époque, un jeune homme de qualité ne peut être que « cavalier ». En 1879, Antoine est nommé sous-lieutenant à Saumur. Il y retrouve un homme avec lequel il va se lier d'une profonde amitié : Charles de Foucauld.
En 1879, Charles de Foucauld n'a rien de « l'ermite du Sahara » (pour reprendre le titre du livre que René Bazin lui a consacré). C'est, disons le mot, un dandy et un joyeux fêtard. Le général Laperrine, dans un récit intitulé « Les étapes de la conversion d'un houzard » (in *Revue de cavalerie,* octobre 1913) note que la chambre des deux amis -- Antoine et Charles -- « devint célèbre par les excellents dîners et les longues parties de cartes que l'on y faisait pour tenir compagnie au puni car il était bien rare que l'un des deux occupants ne fût pas aux arrêts ».
René Bazin écrit pour sa part : « Le contraste était grand entre Vallombrosa \[Morès\], toujours en mouvement, beau cavalier, homme de sport, et Foucauld, casanier, apathique, rêveur. Cependant, pour des raisons communes ou différentes, ils étaient tous les deux aimés des élèves-officiers : Foucauld, par exemple, comme son camarade, l'était pour sa générosité, pour son intelligence de prime-saut, pour sa franchise. On riait de ses frasques et de ses travers. Il s'habillait avec une recherche extrême, ne fumait que des cigares d'une certaine marque, n'acceptait jamais qu'un garçon de café ou un cocher lui rendît la monnaie d'un louis, jouait gros jeu, et dépensait si follement que son oncle, M. Moitessier, devait bientôt, à la grande fureur de Charles, le pourvoir d'un conseil judiciaire » (*Charles de Foucauld, explorateur-ermite au Sahara,* Casterman, 1926).
La chambre 82 est vite transformée en une espèce de club pour officiers chics. Au mur, des gravures anglaises choisies par Antoine. Sur le sol, un tapis de haute laine acheté par Charles. En guise de porte-montre, un fer à cheval en or massif serti de turquoises...
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Marguerite Castillon du Perron note : « Grand, mince, athlétique et fougueux, l'œil profond, le geste vif, Antoine réunit tous les contraires et anime les lieux pour le plus grand plaisir de ceux qui, à tout instant, frappent à la porte en quête de distraction ou d'alcool. Toujours en mouvement, plein de projets, il n'aura de cesse qu'il n'ait changé le monde. Rien ne le laisse indifférent et il voudrait être partout en même temps. Revues et journaux s'entassent sur son bureau en désordre. Il est au courant de tous les discours à la Chambre, a envie d'interpeller lui-même chaque député, s'exaspère devant la neutralité et l'immobilisme du gouvernement. Chrétien et papiste convaincu, ce qui ne l'empêche pas de forniquer à sa guise, il se montre aussi bien moderniste qu'antisémite. Indigné par les fortunes qu'édifient les industriels nés de la Révolution, il souhaite voir les ouvriers participer à la gestion des affaires, défend le droit de grève et prêche la révolte des classes moyennes. L'heure est à l'audace et aux grands investissements. L'Australie réclame des immigrants. Il reste des terres vierges en Amérique. Que fait-on pour protéger la veuve et l'orphelin ? Continuera-t-on à laisser les vieillards sans retraite ni asile ? Vallombrosa parle, parle. Nonchalamment drapé dans sa robe de chambre de calife, Charles écoute et se distrait » (*Charles de Foucauld,* Grasset, 1982).
Un jour, Antoine et Charles apprennent qu'un certain Jacob, usurier du quartier Saint-Lazare qui a un petit appartement à Saumur pour mieux prêter aux officiers, a tondu rasibus un de leurs camarades sans le sou. Leur décision est prise : il faut sévir et châtier l'usurier. En pleine nuit, accompagnés d'une dizaine d'amis, Antoine et Charles investissent la maison du grigou, le bombardent d'œufs et l'inondent de champagne. Jacob porte plainte et le maire et le sous-préfet, lassés par les frasques répétées du futur marquis de Morès, obtiennent du général L'Hotte que le meneur -- Antoine -- récolte trente jours d'arrêts de rigueur... Solidaire de son compagnon, Foucauld refusera de partir en permission à Pâques. Antoine lui jure qu'il lui rendra la pareille à la première occasion. Les occasions ne manqueront pas, Foucauld collectionnant en un an soixante-dix jours d'arrêts dont quarante-cinq de rigueur.
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Les deux jeunes gens ne se quittent guère. A Paris, à Dreux chez les Vallombrosa, à Louye chez les parents de Charles, ils passent leurs permissions, tuent le temps de la façon qui leur semble la plus agréable, c'est-à-dire en pratiquant un aimable épicurisme...
En novembre 1879, les résultats tombent. Antoine a 1160 points et il est classé 66^e^. Charles n'en a que 866 et se retrouve classé 87^e^ sur 87... Vallombrosa est affecté à Maubeuge dans un régiment de cuirassiers. Foucauld doit rejoindre Sézanne (il ne lui faudra que six semaines pour se faire muter au 4^e^ Hussards Pont-à-Mousson).
Avant de se quitter, les deux amis font une dernière bamboche à Paris et se promettent de s'écrire le plus souvent possible. Ils ne se reverront jamais.
Le 23 décembre 1891, à la veille de renoncer au monde, Charles de Foucauld écrira une dernière lettre à son ami :
« La Trappe\
de Notre-Dame du Sacré-Cœur\
par Alexandrette (Syrie)
23 décembre 1891.
Mon cher Antoine,
Depuis près de deux ans je suis novice à la Trappe, le jour approche où je prononcerai mes vœux. Je tiens à te l'annoncer à toi, mon vieil ami, toi à qui mon cœur est resté si chaudement dévoué. C'est une grâce infinie que Dieu me fait. Remercie-le pour moi. C'est la meilleure part qu'il me donne.
Tu me connais, tu sais mon affection pour toi. Ni le temps ni l'absence ne l'ont changée.
Pauvre moine, je prie de loin pour ceux que j'aime. Je prierai pour toi. Tu pourras toujours compter sur mon cœur qui n'a jamais cessé de t'être tout dévoué et qui l'est d'autant plus maintenant qu'il l'est en Notre-Seigneur.
55:307
Que cet adieu que je t'envoie au moment de quitter les derniers liens qui me rattachent au monde te dise, te répète toute l'affection, tout l'attachement, le profond dévouement de ton ami en N.S.J.C.
Charles de Foucauld. »
Mais nous n'en sommes encore qu'en 1880. A Maubeuge. Morne plaine. Il ne faut guère faire d'efforts d'imagination pour imaginer Morès, débarquant à Maubeuge, Ardennes...
On aura beau lui expliquer le passé historique de la ville, lui chanter les charmes de la Sambre, lui rappeler Vauban et Louis XIV, Morès ne voit en Maubeuge qu'une petite ville de province où il craint de ne pouvoir exprimer son trop plein de jeunesse.
Alors, pour passer le temps, il fait le héros. En circonscrivant un incendie qui a pris dans un dépôt de marchandises et menace de s'étendre aux maisons avoisinantes. En faisant décrocher d'une auberge une enseigne qu'il juge insultante : « Aux armes de Prusse ». En sautant les barrières fermées des passages à niveau au grand galop de son cheval, quelques dixièmes de seconde à peine avant que le train n'arrive...
En 1881, Morès le cuirassier est affecté au 10^e^ Hussards. Un régiment qui lui va beaucoup mieux au teint mais une garnison qui ne le séduit guère. Il y reste le temps des grandes manœuvres d'automne puis est muté à Nancy. Enfin une ville ! On croit qu'il va s'y plaire. Il s'y ennuie à mourir. Au vrai, c'est la vie de garnison qui l'ennuie. Il s'attendait à trouver des guerriers, au moins des soldats, il ne rencontre que des militaires.
Fin 1881, la nouvelle claque comme un défi dans les mess d'officiers : « Morès a donné sa démission ! » C'est l'étonnement général. Ses camarades tentent de le raisonner.
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Rien n'y fait. « Libre à vous, leur dit-il, de végéter dans les casernements. Moi, il me faut de l'action. »
Lors d'une permission à Paris, Morès a rencontré une jolie jeune fille. Elle est blonde. Svelte. Américaine. Il est grand. Mince. Bien sanglé dans son uniforme de hussard. Ils se plaisent. Ils se revoient. La jeune fille s'appelle Medora de Hoffmann et elle est née avec une cuillère d'argent dans la bouche : son père est banquier à New York.
Le 15 février 1882, Mgr Terris, évêque de Fréjus, bénit le mariage très mondain célébré en l'église Sainte-Marguerite de la Bocca à Cannes. La cérémonie célébrée, les époux s'éclipsent et vont abriter leurs amours dans la villa du « petit Biarritz » au golfe Juan.
Sept mois plus tard Antoine et Medora débarquent aux États-Unis. En visite touristique ? Non : pour s'y installer et commencer une nouvelle vie. C'est M. de Hoffmann qui a décidé son gendre à venir voir du côté du Nouveau Monde si la fortune sourit véritablement aux audacieux.
La première année américaine est cependant bien morne pour Morès : son beau-père a décidé de l'initier aux affaires, au « big business ». Il rêvait d'action, le voilà transformé en rond-de-cuir besogneux.
« C'est ça l'Amérique ? », demande-t-il aux New Yorkais. « Non, ça c'est New York. Ça c'est la côte Est. Pour les aventuriers, les têtes brûlées, il y a la vie sauvage du Far West. » Le Far West... Morès va en rêver des mois durant. Jusqu'au jour où son cousin Fitz-James, qui est allé chasser dans le Dakota, emporte sa décision : il sera ranchman quelque part là-bas, dans les vertes prairies.
En avril 1883, Morès part repérer les lieux. Il a à vrai dire, une petite idée de l'endroit où il aimerait se fixer dans une vallée située entre le Montana et le Dakota. Un homme l'accompagne dans cette exploration : William Van Driesche. Nous retiendrons son nom car nous le retrouverons aux côtés de Morès en de bien périlleuses circonstances.
57:307
Après un long voyage sur la Northern Pacific Railway, les deux hommes arrivent à Comba. Un trou. A peine un village. De pauvres terres brûlées qui ont valu à la région le nom de « Bad Lands » : les mauvaises terres. Charles Droulers écrit : « C'est là, à l'intersection de la ligne du Northern Pacific et du petit Missouri que Morès s'installe. De ce poste, il aperçoit une large vallée, arrosée par le petit Missouri et bordée par une ligne de falaises au-delà de laquelle commence la région désertique et fantastique des *bad lands.* Çà et là, de rares bouquets d'arbres, *cotton wood trees* (arbres à coton). L'herbe pousse et l'on peut vivre. Morès parcourt à cheval cette région et juge qu'elle se prête à l'élevage. Le voisinage d'un pays de chasse lui plaît. Les Indiens ont été refoulés en deux *reservations :* au nord les *Gros Ventres,* au sud les *Sioux*. Pour le moment, aussi loin que porte le regard, la solitude semble complète. Morès écrit à un ami : « *I like this country because there is room to turn around without stepping on the feet of others* » (j'aime ce pays parce que l'on peut s'y promener sans marcher sur les pieds de quelqu'un). »
Antoine de Morès, ancien cuirassier passé hussard et versé comme réserviste au 22^e^ régiment de dragons, vient de choisir son destin : il sera cow-boy...
(*A suivre*.)
Alain Sanders.
58:307
### « Problèmes de société »
par Jean-Baptiste Morvan
IL EXISTE des formules en apparence si naturelles, si raisonnables, si justifiées, qu'elles ne sauraient laisser transparaître immédiatement les équivoques et les perfidies qu'elles recouvrent. On ne prend conscience de leur puissance corruptrice que quand elles sont déjà entrées depuis assez longtemps dans le langage commun, dans la fameuse « langue de bois » faussement intellectuelle dont on use pour dissimuler l'aspect réel des questions, leurs urgences, leurs périls. L'expression « problèmes de société » m'avait semblé simplement solennelle et plate jusqu'au jour d'avril 1986 où j'entendis une émission radiophonique de « France-Inter » évoquer incidemment les embryons humains congelés dont les progrès techniques de la science permettraient de différer la naissance ; l'intervalle serait si considérable que l'ordre généalogique en subirait une déroute totale, que la succession chronologique des générations s'en trouverait bouleversée. Le journaliste de la radio proclama gravement alors que ce serait à coup sûr « un problème de société », et il s'en tint là, laissant aux auditeurs la même insatisfaction que la phrase de la vieille conteuse des veillées : « Et la suite vous apprendra le reste... »
59:307
Un « problème de société » est apparemment un problème ressenti par la société dans son être, ses structures, son fonctionnement, et en même temps un problème dont elle aurait, pour éviter des dommages, à découvrir la solution. Visiblement, dans le cas considéré, l'auteur du propos n'envisageait pas un seul instant qu'on pût refuser le problème, au nom des intérêts vitaux de la société et de la conscience personnelle de chacun de ses membres. Le rejet des manipulations extravagantes de la nature humaine, la mise en question d'une génétique subversive en proie au délire des frénésies expérimentales, ne devaient nullement être des hypothèses à prendre en compte, ne fût-ce qu'un instant. Le problème se réduisait à l'invention ingénieuse de possibilités d'adaptation, dans des conditions nouvelles que leur nouveauté même rendrait intangibles et sacrées. Qu'est-ce qu'un problème dont on n'aurait pas le droit de se demander s'il n'est pas un faux problème ? Et qu'est-ce qu'une société qui accepte de rechercher les moyens d'assurer sa propre subversion ? Étymologiquement, « société » suppose des rapports établis, des liens, des accords, des alliances ; or ils ne peuvent se former qu'en s'appuyant sur le temps et l'expérience, sur des principes qui les justifient, sur des pratiques éprouvées qui leur apportent quelque solidité durable. Comment tout cela aurait-il chance d'apparaître et de s'instaurer dans un magma en continuelle fermentation, où chaque élément serait d'avance marqué d'un caractère de désuétude anticipée ? La société ainsi conçue ne serait qu'un puzzle jamais terminé, éparpillé aussitôt que commencé, déconcertant et décourageant pour tout effort de pensée. La société évolutionniste et subversive n'arrive point à se faire un visage humain, une âme, une intelligence humaine. Comment alors, et de quel droit, ce monstre imparfait par nature entreprendrait-il sans dérision de résoudre un problème ?
Il serait sans doute opportun de s'attaquer d'abord à cette notion de « problème », au mot lui-même dont notre époque fait, jusque dans le langage vulgaire, un usage aussi constant qu'abusif. Il devrait être réservé à des situations, à des domaines où la recherche adopte les procédés, les rythmes et les disciplines de pensée d'une science authentique, même élémentaire. La première précaution consiste à se garder des faux-problèmes, et à savoir qu'il peut exister des problèmes sans solution.
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Or on nous propose souvent des spéculations aussi vaines que la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel, avec un optimisme qui se croit héroïque et qui n'est que burlesque ; on admet comme « données » irrécusables des éléments hétéroclites, incohérents, et l'on est convaincu qu'en fourrant tout cela dans un ordinateur ou quelque machine semblable, la mécanique pondra une solution. D'ailleurs on n'est pas fort exigeant sur la nature et la valeur des solutions. Je me demande parfois si le remplacement du verbe « résoudre » par le néologisme barbare « solutionner » tient seulement à une fuite honteuse devant des difficultés de conjugaison. « Résoudre » impliquait un résultat assez clair et précis ; « solutionner », dans le langage des économistes et des politiques, s'applique aisément à des cotes mal taillées, à des replâtrages, à des compromissions et à des conciliations illusoires. Il ne semble pas que ces solutions-là réclament une pensée forte et claire ; lors des études mathématiques de notre enfance -- où j'ai fort peu brillé -- il y avait des méthodes imposées, des bases certaines, « incontournables » comme dit le jargon à la mode, des voies sévèrement balisées ; et il y avait des élèves médiocrement doués, d'autres franchement inaptes. La « société », dont on attend pour aujourd'hui ou pour demain la solution de problèmes extravagants, apparaît comme le cancre que nul n'aurait droit de punir pour ses réponses incomplètes ou ses solutions fausses. Innocente par définition, réputée comme possédant une « bonne volonté » tenant lieu d'infaillibilité, elle bénéficie dans son ensemble de l'indulgence molle et tiédasse qu'on prodigue sans discernement à toute la jeunesse. Il est impossible de séparer, dans le sujet qui nous occupe, la valeur morale de la puissance intellectuelle : pour résoudre un problème, une vigueur persévérante s'impose, une forte envie de mener à bien une conquête, en vue d'un objet qui la mérite. Le paradoxe contemporain, c'est de proposer à une intelligence abaissée, émoussée, des problèmes abstrus relatifs à des situations douteuses ou indignes.
Si le terme de « problème » est désormais si bizarrement déformé dans sa signification, c'est qu'il a été appliqué à des objets sans rapport avec l'exercice d'un raisonnement rigoureux. Dans le cours des existences individuelles, « problème » signifie mécompte, déception, tracas, gêne ou malaise : en somme un événement ressenti comme une sorte d'injustice de la destinée, et non pas comme l'occasion d'une recherche stimulante, voire exaltante. « J'ai des problèmes », disait naguère comiquement le chanteur Antoine qui, par sa formation scientifique, savait bien ce qu'étaient les problèmes véritables.
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La société présente craint par-dessus tout les émotions, inopportunes à son gré, de ses membres, leurs protestations éventuelles au nom de principes et de perspectives qu'on qualifie dédaigneusement de « dogmatiques ». Ce qu'elle désire, c'est de faire entrer toutes les inquiétudes, tous les étonnements, dans un ensemble d'apparences propres à écarter les mouvements d'indignation. Tel comportement contredit les lois, les règles ? Eh bien, on remplacera celles-ci par d'autres, on fabriquera de nouvelles normes plus tolérantes et hospitalières. Ce projet est sans doute encore un problème, bien sûr ; mais c'est un problème à l'envers, du moins au jugement des attardés comme nous qui pensent encore que les comportements devraient respecter les lois antérieures. La société aura pour tâche d'accueillir, puis d'intégrer ce qui fut jusque là considéré comme anomalie et comme délit. Le maître mot est « dédramatiser ». Encore un mot révélateur : on ne retient du mot « drame » que le sens vulgaire, le caractère d'émotion violente et disproportionnée ; on oublie que dans le vocabulaire du théâtre, le drame reposait sur un fait mettant en cause les principes moraux. Le contenu des pièces antiques et modernes tirées de la légende d'Œdipe sera incompréhensible quand la « société » moderne aura admis l'inceste : on s'aperçoit effectivement que cette entreprise-là est en cours de réalisation. Et les tentatives génétiques évoquées au début sont appelées à abolir la plus grande partie des « problèmes » que l'humanité, au cours de son histoire et pour son perfectionnement, n'a cessé de « dramatiser ».
Pour prendre un exemple actuel, connu et fréquent, de cette méthode ou de cette anti-méthode, utilisée par la société pour la solution de ses « problèmes », considérons un moment les nouvelles perspectives juridiques sur les agressions, et la manière remarquable avec laquelle on a malaxé le concept de « légitime défense ». Jusque là, une agression était tenue pour une double attaque, à la fois contre la personne privée et contre la société tout entière. S'il s'agissait d'un voleur, la victime se défendait avec tous les moyens dont elle disposait à l'instant même, et cela paraissait normal ; si le voleur réussissait son coup, la société se devait de le poursuivre, de l'arrêter, à la fois pour le mettre hors d'état de nuire, pour affirmer le soutien social au volé, pour exiger du chenapan une satisfaction au moins partielle, apportée à la victime et à l'ordre social lésé dans son existence. Police et gendarmerie devaient accomplir la mission inhérente à leur rôle et à leur état ; toute rébellion, toute tentative manifeste de fuite, représentaient une sorte d'aveu implicite de culpabilité et une agression supplémentaire.
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Aujourd'hui, la fonction dite « répressive » s'insère dans une sorte de jeu gratuit, enfantin, « au gendarme et au voleur », où l'arrestation ne peut plus être qu'un phénomène rarissime, vu les libertés et les garanties admises en faveur de l'agresseur, vu les obligations imposées aux agents de la force publique, sans parler des citoyens assez malavisés pour leur apporter un concours jadis tenu pour civique et méritoire. Le policier doit être en état de « légitime défense », alors qu'auparavant on le considérait comme en état de « légitime attaque » ; il ne représente plus que sa propre personne, sa fonction étant oubliée. La société s'est en somme retirée du problème ; c'est sa méthode pour « banaliser » un « problème de société » qu'elle pourra désormais regarder de haut et de loin, avec sérénité et même avec indifférence. Les agressions vont donc se multiplier ? Tant mieux : leur fréquence en fera un phénomène social réductible comme tous les autres à l'intangibilité des faits accomplis. Aucune défense collective ou particulière ne pourra se dire « légitime », c'est-à-dire conforme à la loi, car la loi ancienne est déjà en passe d'être remplacée par une autre. Le nombre des délits et des anomalies impose le respect dû à toute statistique ; les lois à venir n'auront qu'à s'adapter au pullulement nouveau des anciennes exceptions. Que dira l'opinion ? Demain, sinon aujourd'hui même, elle acceptera ce qui la scandalisait hier. Il n'est que de voir les résultats absurdes ou révoltants de certains « sondages », fort peu différents au fond du suffrage universel lui-même, pour se convaincre que l'opinion est déjà docile au nouveau courant, persuadée du caractère inévitable et comme sacro-saint des pesanteurs les plus brutales. Quand elle ne se manifeste que par ses hésitations ou ses timidités, c'est tout de même probant. Pour ménager la transition, et rassurer les attardés, on proclamera sans doute que l'agression est un « problème de société », qui dormira dans les cartons verts d'on ne sait quelle commission d'études. Il n'y a pas de réels problèmes pour une société comateuse.
Toute référence morale est évacuée. On parle bien, de temps en temps, ici ou là, d' « éthique ». Notons à ce propos que ce docte vocable, obscur au commun du peuple, a été bien utile comme rideau de fumée. La morale, on savait ce que c'était ; l'éthique, c'est affaire de gens savants et lointains. Écoutez les gens qui disent qu'ils « ont des problèmes » ; vous découvrirez vite qu'il s'agit souvent de scrupules, de remords peut-être : mais ces mots-là sont oubliés. Les fautes morales sont réduites à de petits enquiquinements, garantis d'avancé contre toute punition, et même contre toute réprobation.
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On n'a jamais tant parlé de « responsables » et de « responsabilité », mais la responsabilité n'est plus que fumée légère, et façon de parler. Il serait insupportable à la société nouveau style que les personnes particulières s'avisent de considérer les « problèmes » avec un sérieux archaïque, qu'elles se proposent de les résoudre selon des principes ressentis intensément comme salutaires et admirables, sans se soucier des théories, des paradoxes et des sondages. Pour elle, la situation serait catastrophique : imaginez les « problèmes » soumis à des initiatives personnelles, menées avec vaillance, avec esprit de sacrifice, à tout le moins avec une saine obstination ! Les « problèmes » redeviendraient une sorte de propriété privée, un territoire énergiquement gardé par chacun. L'éthique nouvelle, hostile à toute forme de propriété privée dans l'ordre matériel, la regarde aussi comme une prétention outrecuidante dans l'ordre de l'esprit. Toutefois cette tentation désuète a été aussi prévue par les nouveaux sages. Tous les problèmes moraux, tous les problèmes religieux ont été soumis au brassage et au nivellement des « média », de leurs enquêtes, de leurs sondages, et placés sur le même plan que les questions les plus anodines, les plus médiocres, les plus ponctuelles. Et le malheur suprême, c'est que des « responsables » religieux, officiels et officieux, se sont prêtés à ces manipulations, qu'ils n'ont jamais protesté de manière audible contre un intellectualisme dévoyé soucieux de tout égaliser, de tout avilir.
Si paradoxale et si difficile que soit la position à tenir, nous devons récuser l'autorité tyrannique, le totalitarisme douceâtre et paralysant d'une « société » sans nom, sans visage, sans cœur, sans volonté et sans raison. Nous affirmerons qu'il existe effectivement de vrais problèmes, dans une véritable société : la société où se situent ces vrais problèmes s'appelle France et Chrétienté. La plupart des « problèmes de société » évoqués dans les bavardages des nouveaux « bien-pensants », « bon chic et bon genre », ne méritent qu'une critique sans merci. C'est peut-être pour nous actuellement le plus important « problème de société »...
Jean-Baptiste Morvan.
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### Œcuménisme et catholicité
*A propos de deux livres récents*
par Yves Chiron
REJOIGNANT par là l'opinion de nombreux clercs, Jean Guitton pense que l'œcuménisme est le phénomène le plus remarquable de l'histoire contemporaine de l'Église catholique. Rassemblant sous ce titre *Œcuménisme* le sixième tome de ses *Œuvres Complètes,* ce sont plus de mille pages, en ce seul domaine, qu'il peut rééditer comme bilan d'une vie et d'une pensée ([^5]).
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Au même moment paraît une importante étude consacrée à *Monsieur Portal* ([^6])*,* ce prêtre lazariste précurseur du « dialogue » avec les anglicans qui, en outre, comme aumônier de l'École Normale Supérieure, a fortement influencé une certaine génération de laïcs catholiques. Ceux-là mêmes qui, depuis l'après-guerre, ont contribué, en France, à faire de l'Église catholique ce qu'elle est devenue -- avant d'être dépassés par d'autres : Marcel Légaut, Robert Garric, Jean Guitton lui-même, Pierre-Henri Simon, etc.
Ces deux ouvrages, chacun dans leur genre (là un recueil d'essais, ici l'histoire d'un prêtre et de son influence considérable), permettent de prendre la mesure de « l'aventure œcuménique » au XX^e^ siècle. Plus exactement, la mesure des véritables enjeux d'un tel mouvement d'idées et la considération de ses impasses.
**Leibniz, Newman.**
Parce que l'intérêt et les ambitions des Princes allemands permirent à la Réforme de s'établir durablement, celle-ci ne tarda pas à s'institutionnaliser en Églises rivales ou « sœurs », selon l'occasion. Néanmoins, dès le début du XVII^e^ siècle on pouvait parler des « Protestants » de manière générale, sûr de trouver entre leurs « Églises » respectives suffisamment d'accords -- et de haines communes aussi -- pour les distinguer nettement et ensemble de l'Église catholique.
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Ce front uni de protestantisme, dont Bossuet établira un siècle plus tard avec d'autant plus de soin les « variations » qu'il lui savait un esprit commun, ne pouvait pas ne pas attirer le zèle apostolique de reconquête des catholiques. Saint François de Sales dans le Chablais, Pierre Canisius en Allemagne furent deux des éminents « convertisseurs » de l'époque. On les eut bien étonnés et scandalisés en désignant, comme Jean Guitton n'hésite pas à le faire aujourd'hui, protestantisme ou anglicanisme comme « les formes légitimes de la diversité chrétienne et humaine » ([^7]). Un tel indifférentisme n'était pas acceptable.
Dans le camp protestant, deux attitudes allaient peu à peu se dessiner. L'une de fuite en avant, qui faisait se multiplier les « confessions », les « Églises », les divergences doctrinales. L'autre, de recherche d'une légitimation, donc de recherche d'un dialogue avec l'Église de Rome. Leibniz est sans doute la figure la plus marquante de ce désir d'une convergence entre protestants et catholiques. On peut même dire que le ton qu'il a donné à son œcuménisme syncrétiste a déterminé, peu ou prou, toutes les démarches œcuméniques jusqu'à aujourd'hui. Monsieur Portal, Jean Guitton, le Père Congar sont, dans cette question de l'union des Églises, plus héritiers de Leibniz que fils de l'Église catholique et fidèles à l'enseignement des papes. Leibniz croyait possible une rencontre protestants-catholiques « sur les sommets », la réunion des Églises séparées se ferait quand réticences et divergences auraient été surmontées. L'unité des Églises ne serait pas retour de certaines vers l'Une, Sainte, Catholique, Apostolique et Romaine, mais nouvelle Église, rassemblement créateur de formes inédites. Très directement Leibniz avouait à une correspondante française :
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« ...Vous avez raison de dire que, de la manière dont nous nous y prenons, il semble que les Catholiques deviendraient aussi tous protestants et que les Protestants deviendraient catholiques. C'est ce que nous prétendions aussi. Il en viendra un mixte, s'il plaît à Dieu. » ([^8])
Leibniz poussait l'affection pour l'Église catholique et l'attention à la voir évoluer jusqu'à préparer des plans de réforme de certains ordres religieux... Cet œcuménisme protestant qui souhaiterait voir l'Église catholique se réformer (en doctrine et en discipline), afin de pouvoir la considérer comme une sœur, est celui que l'on retrouve, plus de trois siècles plus tard, dans l'esprit d'un mouvement comme celui de Taizé. En 1960 le pasteur Schutz déclarait à Jean Guitton : « Je préfère au mot de « retour » -- qui indique je ne sais quelle marche arrière -- le mot de « dépassement » qui indique qu'on va en avant, vers un au-delà de soi. » Dépassement de soi, abandon des préjugés jusqu'à la perte de son identité propre et de sa doctrine : voilà ce que demandait Leibniz et, aujourd'hui, des mouvements comme Taizé ou le Conseil Œcuménique des Églises.
Cette attitude de Leibniz qui rêve d'un mythique au-delà de réconciliation, où les divergences seraient « surmontées », trouve son opposé exact dans l'attitude d'un Newman, au XIX^e^ siècle. Lui, en milieu anglican, voit sa propre Église, à travers le Mouvement d'Oxford, se rapprocher sur certains points, de liturgie notamment, de l'Église catholique tout en revendiquant le droit d'être reconnue par celle-ci comme une branche autonome et authentique d'une Église qui n'existerait plus qu'à l'état de dispersion. Que fait Newman ? Il ne suit pas ce mouvement « unioniste » qui se fait jour dans l'anglicanisme, il ne travaille pas à une hypothétique réconciliation générale par la reconnaissance mutuelle des légitimités.
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Homme d'étude et de caractère, il examine longuement l'histoire de l'Église et, « après quinze années d'études, de prières et de comparaisons, (il a) senti que l'Église anglicane était une Église analogue aux Églises donatiste ou monophysite qu'il connaissait par l'histoire » ([^9]). Il rejoint l'Église catholique et écrit, en 1845, son *Essai sur le Développement* où il explique les raisons de son « retour » à Rome. Jean Guitton remarque par ailleurs : « Newman, persuadé que l'Église romaine est le vrai *développement* de l'Évangile et de l'Antiquité, s'est converti en ce mois d'octobre 1845 où le jeune Renan quitta le Séminaire Saint-Sulpice parce qu'il ne pouvait pas concilier la foi avec les conceptions hégéliennes de *l'évolution.* L'opposition diamétrale de ces deux destins intellectuels, l'ambiguïté si secrète et si profonde de la notion de « changement » proposent des objets de réflexion presque indispensables à qui veut comprendre l'époque présente et le partage des doctrines. » ([^10])
**Convergence ou conversion**
Jean Guitton rapporte que Paul VI lui fit part, vers 1963, de sa crainte qu'on substituât, dans les questions œcuméniques, la notion de « convergence » à celle de « conversion ». C'est effectivement ce qui s'est passé. Le danger, d'ailleurs, n'était pas récent. La convergence, c'est ce dont rêvait déjà Leibniz. C'est aussi ce qui avait été le moteur de l'œcuménisme catholique, depuis Monsieur Portal jusqu'aux travaux de Congar en passant par les entretiens de Malines.
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En septembre 1889, Monsieur Portal, prêtre lazariste, rencontre Lord Halifax, anglican attaché depuis de nombreuses années déjà à l'unionisme anglo-catholique. Jusqu'à cette rencontre Fernand Portal ne s'était guère soucié de la question des « frères séparés ». C'est Halifax qui, par quelques conversations, va orienter de façon décisive la vie de ce jeune prêtre dans un chemin pour lequel, selon son biographe, il était loin d'être suffisamment armé doctrinalement. Ce prêtre catholique qui rencontre un noble et cultivé anglican ne cherche pas à le convertir, il se laisse séduire et part au combat de la réunion des Églises avec, semble-t-il, une bonne dose de naïveté. Pourtant, son exemple et son influence seront énormes dans l'Église catholique. Dès les premiers temps de ses rencontres avec Halifax sa détermination à préférer le dialogue et la recherche en commun à la persuasion et à la conversion est évidente. Dans une lettre de cette époque, il explique son refus de chercher à ramener son ami anglican à l'Église catholique : « Je me mépriserais si j'essayais d'agir de la sorte. Non, on doit respecter les consciences. (...) la conversion n'est pas le seul bien à poursuivre. Le rapprochement des esprits, la disparition des préjugés sont aussi des résultats appréciables, dignes d'être recherchés pour eux-mêmes. » ([^11])
Lord Halifax, disciple de Pusey ([^12]), tenait pour la théorie ecclésiologique dite des « trois branches ». L'Église anglicane est, selon lui, une authentique partie de l'Église catholique dont l'Église catholique romaine et les Églises orthodoxes sont deux autres branches. C'est cette thèse que Portal va adopter et contribuer à répandre dans les milieux catholiques. Si bien qu'aujourd'hui encore pour nombre de théologiens et de croyants, la réunion de l'Église, hormis le cas protestant, signifie la réconciliation de trois Églises (catholique, anglicane, orthodoxe) qui n'ont été séparées que par les vicissitudes de l'histoire et des questions de vocabulaire.
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Rome n'avait, à l'époque de Portal, jamais accepté cette vision des choses. L'enseignement constant du magistère sur les anglicans était clair : on ne pouvait légitimement parler d' « Église anglicane » (comme on parlait d'Églises séparées d'Orient) parce que les ordinations qui y sont pratiquées sont nulles et lui ôtent ainsi son caractère d'Église. La nullité des ordinations intervient à un double niveau : les évêques anglicans n'étant pas les successeurs légitimes des apôtres ne peuvent ordonner des prêtres. De plus, le rite lui-même a souffert pendant très longtemps d'un « *defectus formae* ». Si l' « *Accipite Spiritum Sanctum* » figurait bien dans le rite, l'intention avait été volontairement omise (« *ad officium et opus presbyteri* »). Si bien que pour Rome, tout ministre anglican revenu à l'Église catholique devait être ordonné à nouveau.
Contre les campagnes de Portal et de ses amis en faveur de la reconnaissance de la validité des ordinations anglicanes, Léon XIII devra réaffirmer la position traditionnelle de l'Église par la lettre *Apostolicae Curae,* en 1896, puis réduire au silence le Père Portal et sa *Revue anglo-romaine.* On a fait de Portal un précurseur injustement condamné. En fait Léon XIII était lui aussi fort préoccupé d' « œcuménisme », mais il l'entendait comme une œuvre de conversion des chrétiens séparés, un retour à Rome, non comme un travail de convergence où l'on se serait attaché à un accord sur l'essentiel. Régis Ladous note : « Léon XIII, le pape de l'union des Églises, fut d'abord le pape du rosaire, de la neuvaine de la Pentecôte, des prières après la messe où saint Michel était énergiquement conjuré de chasser Satan et la troupe démoniaque. Il voulait réduire les schismes et les hérésies par des prières indulgenciées, par des rafales d'oraisons, par une supplication orchestrée, par la clameur des peuples venant demander à la Mère du Christ de bien vouloir implorer le divin Esprit pour qu'il répande l'abondance de ses dons sur les frères séparés. » ([^13])
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Notons un mouvement assez caractéristique. Le Père Portal, blâmé par Rome pour ses audaces œcuméniques et réduit au silence sur ce sujet en juillet et novembre 1896, est nommé supérieur du Grand Séminaire de Nice à la rentrée de 1897. Insatisfait pourtant de cet exil doré, il obtient de ses supérieurs de pouvoir ouvrir, en octobre 1899, un séminaire à Paris, propre à son ordre, le Séminaire Saint-Vincentde-Paul. Supérieur libéral il laisse ses élèves aller suivre les cours de Loisy à l'École Pratique des Hautes-Études. Il se lie également d'amitié avec Édouard Le Roy et Laberthonnière. Avec ce dernier il fonde une Société d'études religieuses qui a pour organes les *Annales de philosophie chrétienne* pour la philosophie et la *Revue Catholique des Églises* pour l'œcuménisme. On voit donc se dessiner un mouvement dont les conséquences se font encore sentir de nos jours : au lieu d'aborder de front la question de la réunion des Églises, on va désormais l'aborder par le biais de la réforme de l'Église catholique, préalable indispensable.
Portal, sous l'influence de ses nouveaux amis, élargit son souci de réunion des Églises à une volonté de changer l'Église catholique elle-même. A Lord Halifax, le 8 octobre 1906, il écrit la nécessité de « refaire une autre Église ». Avec la même assurance le manifeste de la Société d'études religieuses avait, l'année précédente, pris l'exact contre-pied de la dernière proposition du *Syllabus.* Laberthonnière, Le Roy et Portal déclaraient vouloir prendre « la mentalité de notre temps » telle qu'elle est. « Il s'agit de l'accueillir, de nous ouvrir à elle par charité vraie, de vivre par sympathie ses idées, ses aspirations, ses illusions même, de nous mettre avec elle dans le rang pour faire œuvre scientifique et philosophique, de nous poser les questions qu'elle se pose, de sentir les difficultés auxquelles elle se heurte, de souffrir de ses doutes, et de porter le poids de ses négations. C'est en nous laissant pénétrer par elle que nous pourrons la pénétrer à notre tour. » ([^14])
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On le voit, pour Portal et pour ses amis, le catholicisme doit s'adapter au monde moderne et se réformer ; ce n'est qu'ainsi qu'il aura quelque chance de séduire les « frères séparés ». Dans les années 1922 à 1925, quand le cardinal Mercier, à Malines et à la demande de Portal et d'Halifax, acceptera de faire se rencontrer de façon informelle et non officielle anglicans et catholiques, il cédera aux instances de Portal sur des points importants : il accepte de ne plus parler de « chrétiens dissidents » mais de « frères séparés », de ne pas mettre la question des origines de l'anglicanisme à l'ordre du jour des conversations et de renoncer à obtenir la proclamation du dogme de Marie Médiatrice qui lui tenait à cœur...
Portal, homme d'influence ! De 1906 à 1926, date de sa mort, il tiendra au 14 de la rue de Grenelle une maison fréquentée par nombre d'étudiants catholiques de l'École Normale Supérieure. Parmi les disciples ou amis de Portal : Robert Garric, fondateur des Équipes Sociales et, en 1924, du Parti démocrate populaire (ancêtre du M.R.P.) ; Marcel Légaut, Pierre-Henri Simon, Jean Guitton. Parmi les clercs : l'abbé Naudet, chantre de la *Justice Sociale,* dira considérer Portal comme son père spirituel ; le Père Congar revendiquera lui aussi l'héritage portalien et publiera, en 1937, avec *Chrétiens désunis, principes d'un œcuménisme catholique,* un manifeste bien dans l'esprit de son prédécesseur. A tous Portal aura transmis une sensibilité plus qu'une doctrine.
**L'œcuménisme de Jean Guitton.**
Il serait abusif de ne voir en Jean Guitton qu'un disciple de Monsieur Portal (c'est un autre lazariste, Monsieur Pouget, qui a davantage marqué son esprit).
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Comme philosophe, Jean Guitton a élaboré une œuvre personnelle originale, son *Journal* et ses livres de souvenirs témoignent aussi d'un talent certain d'écrivain. Mais dans les questions œcuméniques il reste sous l'influence de Portal, quoique partagé entre deux attitudes.
Jean Guitton craint l'œcuménisme syncrétiste du minimum, celui qui se réduirait à une « religion de l'homme » (*op. cit*., p. 860). Il craint « qu'au prochain siècle on voie s'étendre un catholicisme vague, qui ne différerait pas beaucoup d'un athéisme humaniste et tolérant » (p. 30). Mais, dans le même temps, il ne peut s'empêcher de voir dans le protestantisme, l'anglicanisme et l'orthodoxie des « richesses spirituelles » qui manquent à l' « Église romaine » (sic) « pour obtenir la *plénitude* catholique » (p. 358). Ainsi il manquerait quelque chose à l'Église qui se dit « catholique » : ce serait la catholicité-même, dans la diversité des dons. Par cette opinion, Jean Guitton rejoint d'ailleurs tout à fait Monsieur Portal pour qui « chaque Église, y compris l'Église romaine, a besoin de quelque chose qu'elle n'a pas et que les autres peuvent lui apporter » ([^15]).
Ailleurs, Jean Guitton indique « deux vérités complémentaires qui sont l'âme de l'œcuménisme catholique : la première est que l'Église catholique a la charge d'annoncer au monde qu'elle est l'unique Église voulue par son divin Fondateur, l'Église sans couture en qui tout doit se récapituler visiblement. (...) Mais être catholique, c'est aussi proclamer que la réalisation de l'unité ne sera parfaite que lorsque les formes légitimes de la diversité chrétienne et humaine pourront retrouver leur place et leur juste liberté dans le sein de l'Église » ([^16]).
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Dans cette dernière proposition, fort portalienne d'esprit et qui contredit la première, Guitton perçoit chez nos « frères séparés » des « formes légitimes de la diversité chrétienne et humaine », -- il ne nous indique d'ailleurs pas quelles sont-elles --, formes qui manqueraient à l'Église catholique. La réussite de l'œcuménisme serait de les y rapatrier. Nier la Présence Réelle ou l'Immaculée Conception est-ce une des « formes légitimes de la diversité chrétienne et humaine » ou est-ce une perversion de la foi chrétienne ? Où arrêter le dialogue avec les « frères séparés » ? Qui va déterminer ce qui est acceptable ou ne l'est pas ? Dans ses mille et quelques pages d'essais consacrés depuis plus de cinquante ans à l'œcuménisme, Jean Guitton n'aborde pas une seule fois de façon détaillée cette question de l'autorité dans l'Église, et, plus particulièrement, dans le dialogue œcuménique. Certes Jean Guitton n'a pas prétendu faire œuvre de théologien. Il s'est voulu témoin, incitateur, à l'occasion intermédiaire. Mais une question peut être posée, dont la simplicité ne demande aucun grade en théologie n'est-ce pas entre catholicité et œcuménisme qu'il faut choisir ? Georg May, ancien doyen de la faculté catholique de droit canonique de l'Université de Mayence, a fait un constat qui pourrait s'avérer terrifiant à l'heure du Jugement Dernier : « ...L'œcuménisme catholique conduit à priver les frères séparés de ce que l'amour du prochain oblige à leur donner de plus précieux : la foi catholique, l'appartenance à la véritable Église du Christ, les splendeurs des sacrements, la certitude de la doctrine. L'œcuménisme rassure les protestants dans leur schisme... » ([^17])
Yves Chiron.
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### La sainte Église catholique (III)
par le P. Emmanuel
*Troisième article, mai 1883*
#### Les deux Testaments
Saint Augustin résume comme il suit, avec autant de brièveté que de profondeur, les phases qu'a traversées l'humanité, et, dans l'humanité, l'Église qui y était contenue, avant la venue de Notre-Seigneur.
« L'Église, dit-il, qui est le peuple de Dieu, même dans le pèlerinage de cette vie, est une chose antique : parmi ceux qui la composent, les uns forment sa partie spirituelle, les autres sa partie charnelle. L'ancien Testament est relatif à ceux-ci, le nouveau à ceux-là.
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Durant les premiers temps, l'un et l'autre demeurèrent cachés, à savoir d'Adam à Moïse. A dater de Moïse l'ancien Testament fut révélé : dans son sein était caché le nouveau, parce qu'il était représenté d'une manière secrète. Après que le Seigneur fut venu dans la chair, le nouveau Testament fut révélé : les sacrements de l'ancien prirent fin, mais les concupiscences qui s'y rapportent ne cessèrent pas. Car de même que, sous les voiles du Testament ancien, il y avait des hommes spirituels, appartenant en secret au nouveau qui était alors caché ; de même, sous les voiles du Testament nouveau qui maintenant est révélé, il y a beaucoup d'hommes charnels. » (*Aug. de Bapt. contra Don., lib. I,* c. XV.)
En ce passage du grand Docteur, la lumière est tellement concentrée qu'elle éblouit ; la doctrine tellement condensée qu'elle est presque énigmatique. En cent endroits de ses œuvres, saint Augustin explique lui-même ce qu'il présente ici en raccourci : nous allons rapporter ces explications.
\*\*\*
On nomme Testament, suivant le langage usité des Écritures, un pacte de Dieu avec les hommes. Il y a deux Testaments, l'un passé avec le peuple juif par l'intermédiaire de Moïse, l'autre inauguré par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Dans le premier, nommé l'ancien Testament, Dieu, s'étant choisi un peuple, promet de récompenser la fidélité de ce peuple par la prospérité temporelle : il montrait ainsi, dit saint Augustin, qu'il était le maître des biens de cette vie, et qu'il en disposait à son gré. Dans le second, qui a été scellé par le sang de Jésus-Christ, Dieu promet les récompenses éternelles, et propose à ses adorateurs les biens de la vie future.
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Dans l'intention de la Sagesse divine, la prospérité temporelle n'était qu'une sorte d'amorce, tendue à un peuple grossier, pour l'amener à expérimenter la puissance et la bonté de Dieu, et ainsi pour lui insinuer le goût des biens d'un ordre plus relevé. Malheureusement beaucoup ne voyaient que l'amorce, et servaient Dieu d'un cœur tout charnel ; ceux-là, dit saint Augustin, appartenaient tout entiers à l'ancien Testament, et n'avaient rien de commun avec le nouveau. D'autres, élevant leur âme au moyen des choses temporelles jusqu'aux réalités supérieures, même sous l'ancien Testament, servaient Dieu pour lui-même, en esprit de foi, en vue des promesses éternelles ; et ceux-là, quoique sous l'observance des sacrements anciens, appartenaient en esprit au Testament nouveau.
Ce dernier a été inauguré par Notre-Seigneur. Venant au monde, il éleva puissamment l'humanité à un degré où elle pût goûter de prime abord les biens spirituels. Il proposa donc avant tout les récompenses célestes et arbora, pour les conquérir, le drapeau des renoncements évangéliques. L'ancien Testament, avec ses promesses relatives à la vie présente, avec ses sacrements figuratifs, prit fin ; mais hélas ! la concupiscence des biens temporels ne s'éteignit pas dans le cœur des hommes. Tous ceux qui, au sein de l'Église, nourrissent dans leur cœur cette concupiscence, ceux-là, dit saint Augustin, sous les livrées du Testament nouveau, appartiennent à l'ancien ; ils ne sont pas exclus de l'Église, mais ils forment la partie charnelle de cette même Église.
Après avoir expliqué ce qu'il faut entendre par les deux Testaments, nous allons montrer leur apparition successive.
\*\*\*
« Durant les premiers temps, dit saint Augustin, c'est-à-dire d'Adam à Moïse, l'un et l'autre Testament étaient cachés. » Dieu n'avait pas encore passé un pacte public avec les hommes, pour former avec eux une société, soit dans l'ordre spirituel, soit dans l'ordre temporel. Est-ce à dire que l'humanité était isolée de Dieu ? Nullement : il y avait les promesses d'un Sauveur, faites à Adam, renouvelées à Noé, transmises par eux à leurs descendants, et qui devaient être scellées en Abraham par le signe sensible de la Circoncision. L'humanité vivait de ces promesses, mais sans être rattachée à Dieu par un pacte d'une nature spéciale.
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Pour comprendre quel était alors l'état du monde, il faut savoir que, si Adam n'eût pas péché, l'humanité eût été toute spirituelle, quoique nullement impeccable ; les parents eussent transmis à leurs enfants la grâce en leur donnant la vie, et par suite l'humanité n'eût été qu'une même chose avec l'Église.
Après la chute, Dieu ne changea pas l'ordre antérieurement établi. Il voulut que les pères transmissent à leurs enfants, non pas, il est vrai, la grâce par voie naturelle, mais au moins les promesses d'un Sauveur par voie traditionnelle. Seulement, en raison de la corruption originelle, il se forma parmi les enfants d'Adam deux courants distincts : d'un côté les enfants de Caïn, nommés les enfants des hommes, rejetèrent les promesses du Sauveur pour s'attacher uniquement à la vie présente ; de l'autre les enfants de Seth, nommés les enfants de Dieu, conservèrent ces promesses, et se les transmirent comme un héritage. Mais bientôt ces deux courants se confondirent dans une corruption commune, dans un commun oubli de Dieu ; et le Seigneur mit fin par le Déluge à cette humanité dévoyée.
Au sortir du Déluge, deux des enfants de Noé furent bénis, et l'autre maudit : ils reçurent tous les promesses avec charge de les transmettre à leurs enfants. « Il est probable, dit saint Augustin, que le culte du vrai Dieu se conserva principalement dans la postérité de Sem et de Japhet, quoique dans cette postérité même il y ait eu sans aucun doute bien des hommes charnels, de même qu'il y eut dans celle de Cham des hommes spirituels. » (*De Civit. Dei, lib. XVI, c. X.*) Toutefois les traditions, touchant les promesses d'un Sauveur, confiées simplement au cours des générations humaines, ne tardèrent pas à s'altérer une seconde fois ; et la tour de Babel nous montre l'humanité affolée d'orgueil contre Dieu, et punie par la confusion des langues.
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Alors il devint évident, par une double expérience, qu'il ne suffirait plus de confier les promesses aux pères pour les transmettre à leurs enfants ; il fallait les envelopper pour ainsi dire dans un pacte spécial, et les confier en dépôt à une race choisie. Et c'est ce que Dieu fit avec Abraham.
\*\*\*
Dieu en effet suscita et appela ce grand homme ; il le rendit dépositaire des promesses, en lui annonçant qu'elles s'accompliraient dans sa race ; puis il le marqua du sceau de la Circoncision. Abraham crut à Dieu, et cela lui fut réputé à justice (Rom., IV, 3) : cet acte de foi lui mérita le titre de père des croyants. Par son sang, il est le père des juifs charnels ; par sa foi, il est le père de tous ceux que saint Paul nomme *l'Israël de Dieu.* (*Gal., VI, 16.*)
Les promesses, scellées de Dieu, furent transmises à Isaac, à Jacob et à ses enfants. Cependant le peuple, issu des flancs d'Abraham, grandissait. Quand il fut pour ainsi dire adulte, Dieu le tira de la captivité d'Égypte sous la conduite de Moïse ; puis, sur le sommet du Sinaï, il se manifesta en présence de ce peuple, et conclut solennellement avec lui le pacte de l'ancienne alliance qui fut arrosé du sang des victimes. Dès lors, comme dit saint Augustin, l'ancien Testament fut révélé ; et dans son sein, ajoute-t-il, était caché le nouveau, comme étant figuré par lui.
Par suite de ce pacte, Dieu prit le peuple d'Israël pour son peuple, et le gouverna lui-même directement. Il lui donna une loi, il institua un sacerdoce, il régla tous les détails du culte, il manifesta sensiblement sa présence dans l'Arche. Était-ce l'Église ? Non, ce n'en était que la figure. L'Église est avant tout une société spirituelle : or le peuple de Dieu n'était qu'une société temporelle administrée par Dieu lui-même.
Les promesses du Sauveur et de la vie future étaient comme recouvertes par les promesses d'une félicité temporelle ; les sacrifices, bien que figuratifs du Sacrifice du Calvaire, n'étaient que l'effusion du sang de vils animaux, impuissant à effacer les péchés (*Heb., X, 4*)* ;*
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les rites d'expiation ne visaient directement qu'à affranchir le coupable de la mort corporelle (Rom., X, S) ; enfin les prodiges de Dieu, dans la conduite de son peuple, tous dans l'ordre temporel, étaient de simples figures des merveilles de la loi de grâce. (*1 Cor., X.*) Tout cet ensemble représentait une image exacte de l'Église ; mais la réalité n'existait pas encore ; et beaucoup, malheureusement, prenaient l'image pour une réalité.
Sous cette image l'Église était cachée, comme l'arbre dans son germe. Car de même que, chez les Juifs, l'ordre des générations tendait au Sauveur, toute l'économie de l'ancien Testament tendait à l'Église, qui devait un jour surgir du milieu d'Israël.
\*\*\*
Enfin parut Notre-Seigneur, et le nouveau Testament fut révélé.
Il était temps : l'humanité était convaincue de son impuissance. Dieu avait employé tout d'abord, pour maintenir la vraie religion, des moyens en quelque sorte naturels, comme est la tradition orale qui passe des pères aux enfants ; puis il avait employé des moyens d'une nature spéciale, comme est l'institution du peuple juif, accompagnée de tant de miracles. Tous ces moyens extérieurs, vivifiés par la grâce qui toujours et en tous lieux a suscité à Dieu des adorateurs, avaient été rendus insuffisants par la faute des hommes. L'humanité s'égarait de plus en plus dans des voies perdues ; le judaïsme allait s'éteignant en des sectes rivales, analogues aux sectes philosophiques de la gentilité. Il était temps que Notre-Seigneur vînt ; et que, comme dit saint Paul, tous étant renfermés dans l'incrédulité, il fit miséricorde à tous. (*Rom., XI, 32.*)
Il parut, et sa venue changea la face du monde. L'esprit de grâce, qui couvait sous les voiles du Testament ancien, qui transpirait dans les écrits de Moïse, dans les psaumes et les prophètes, éclata tout d'un coup.
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Les promesses temporelles furent reléguées au second plan ; les promesses éternelles se saisirent des esprits. Du sein du judaïsme surgit une société vraiment spirituelle, en un mot l'Église, brisant les enveloppes sous lesquelles elle était cachée, et les entraves qui gênaient sa liberté.
La réalité prenait la place de la figure. A la société temporelle bornée à un peuple succédait une société spirituelle étendue au monde entier ; aux sacrifices de la loi ancienne, multipliés en raison de leur impuissance, succédait l'unique Sacrifice de la Croix, répété indéfiniment sur les autels en tous lieux de la terre ; au sacerdoce ancien, propagé par le sang, succédait le sacerdoce nouveau, issu purement de l'élection divine ; aux sacrements du rite mosaïque, à la fois nécessaires pour rompre la dureté du peuple et insupportables à sa faiblesse, succédait le joug léger et le doux fardeau des sacrements institués par Notre-Seigneur ; enfin aux prodiges de Dieu dans l'ordre temporel succédaient les miracles de la grâce, et l'effusion du Saint-Esprit sur toute chair, annoncée par le prophète Joël.
Tout cela, c'était l'Église ; c'était l'épanouissement de l'Incarnation, c'était l'irradiation de Jésus-Christ dans la race humaine.
(*A suivre*.)
Père Emmanuel.
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La pensée politique d'Henri Charlier
NAISSANCE D'UNE CORPORATION
\[Voir It. 20-02-58, Enquête sur la Corporation, Réponse d'Henri Charlier : une corporation naissante\]
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## TEXTE
### L'oraison funèbre de Coluche
par Louis Veuillot
COLUCHE était à la mesure du monde moderne ; et le monde moderne est à la mesure de Coluche pour longtemps. Il y a de grandes « libertés » dans son énorme bagage. Son principal talent, très remarqué au temps de ses débuts, était de présenter et de faire accepter des *sketches* (1) « hardis ». Il a si bien dompté la vergogne du parterre que plus rien n'est hardi maintenant. Coluche a donné aussi des *histoires drôles* (2) du même cru que ses *sketches* (3)*,* épaisses et répugnantes, sans aucune verve, sans aucune langue. Les *histoires drôles* (4) passaient comme les *sketches* (5) ; les *auditeurs* (6) en redemandaient.
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Il est mort sur une *moto* (7)*,* débarrassé des soucis de l'heure dernière ; mais il aurait mieux choisi le moment s'il avait été consulté. Il y avait une grande *coupe de football* (8) en train qui prenait toute l'attention, et cet expert dramaturge a manqué son dernier effet de scène. Il est sorti au milieu du bruit, comme un figurant.
On l'a enterré à *la Madeleine* (9)*,* en gala, l'église de sa paroisse, dont il ignorait l'existence, ayant été jugée trop étroite pour contenir sa gloire. Il y avait foule, places réservées pour les artistes, considérablement de *motos* (10) à la queue du corbillard, des gens du *Château* (11)*.*
On l'a farci de *trois* (12) discours : -- *Il était grand ! -- Adieu, enfoiré ! -- Salut, ma poule !*
Il est question de ne graver sur sa tombe que son seul nom, COLUCHE, comme qui dirait TURENNE ou BOSSUET.
Louis Veuillot .
*p.c.c. Robert Le Blanc*
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N.B. -- On a simplement remplacé Scribe (vaudevilliste mort en 1861) par Coluche, et quelques mots, dans ces lignes extraites des *Odeurs de Paris* de Louis Veuillot. A la place des mots mis en italiques, il y avait : (1) situations ; (2) et (4) romans ; (3) pièces de théâtre ; (5) vaudevilles ; (6) lecteurs ; (7) et (10) fiacre(s) ; (8) procès ; (9) Saint-Roch ; on sait que le premier projet de son impresario Paul Lederman était d'organiser les obsèques de Coluche à la Madeleine ; (11) la Cour ; (12) Scribe eut droit à quatre discours et non trois, que Veuillot résume ainsi : -- *Adieu Scribe ! -- Adieu, belle intelligence ! -- Que la terre te soit légère ! -- Repose en paix !* Les trois phrases authentiques que nous citons à la place ont été prononcées respectivement par l'abbé Pierre, Yves Montand et Jacques Attali, l'émissaire du Château (de l'Élysée).
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## NOTES CRITIQUES
### Un aveu de Mgr Gilson
*Prier sur de la laideur*
« En faisant la réforme liturgique, nous avons paré au plus pressé. Nous n'avons pas intégré la beauté. L'urgence tue toujours le beau. » Ainsi parlait un homme-phare du réformisme post-conciliaire, Mgr Gilson, en ouvrant une exposition consacrée à « l'art et le sacré aujourd'hui ».
Cette réflexion ouvre un abîme de méditations dont peu sont à la gloire de la nouvelle liturgie. Il nous faut d'abord enregistrer l'aveu. Jusqu'ici, on nous assurait que la nouvelle messe était au moins aussi belle que l'ancienne et qu'en plus elle y ajoutait un caractère « festif », « vivant », « convivial » dont l'autre était dépourvue. Ce n'était pas vrai. La nouvelle liturgie est laide. Néanmoins, alors qu'hier nous étions invités à « prier sur de la beauté » nous sommes contraints aujourd'hui à prier sur de la laideur, sous peine de sanction.
En second lieu, et c'est là le plus grave, le propos épiscopal trahit une méconnaissance totale de la nature de la liturgie. Dans la conception gilsonnienne, la beauté est un élément adventice de la liturgie. C'est une matière à option, étrangère à son essence. On peut y mettre de la beauté, si l'on a le temps, mais s'il y a « urgence » on peut s'en dispenser sans que la liturgie en souffre. En corollaire, les fidèles qui s'en plaignent trahissent un souci esthétique futile et non leur attachement à la messe de toujours.
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Or la beauté est bel et bien essentielle au sacrifice de la messe. La messe, ici-bas, est le reflet, et l'anticipation, de la messe éternelle du Fils qui s'offre éternellement au Père, laquelle s'opère au sein de la Jérusalem céleste dont la beauté est décrite dans le chapitre vingt-deuxième de l'Apocalypse. La messe de la terre doit tendre, sans jamais y parvenir, à la beauté ineffable de la messe éternelle. Si Mgr Gilson n'en est point convaincu, qu'il médite... les textes du deuxième concile du Vatican : « Dans la liturgie terrestre nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem, à laquelle nous tendons comme des voyageurs où le Christ siège à la droite de Dieu, comme ministre du sanctuaire et du vrai tabernacle. » (Décret sur la sainte liturgie, 1-5.) Comment aurions-nous un avant-goût de cette liturgie d'en haut, si ici-bas, la liturgie négligeait la beauté ?
Car la beauté, selon le concile Vatican II, est nécessaire : « Ce monde dans lequel nous vivons a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. La beauté, comme la vérité, c'est ce qui met la joie au cœur des hommes. » (Message du concile aux artistes.) Sans beauté, pas d'avant-goût de la cité céleste ; sans beauté, pas d'espérance ; comment Mgr Gilson peut-il estimer qu'elle n'est point une exigence fondamentale de la réforme liturgique ?
Sans doute, quelqu'un qui assisterait au saint sacrifice de la messe mû seulement par un souci esthétique aurait un motif insuffisant. Mais il ne faut point éteindre « le lumignon qui fume », comme dit le prophète Isaïe. Combien d'hommes et de femmes sont entrés dans une église en mélomanes et en sont ressortis croyants ? Car, en Dieu, la Beauté, la Bonté et la Vérité se confondent. La Beauté est un chemin d'accès au vrai et au bien. C'est ce chemin-là vers la foi que Mgr Gilson ferme aux incroyants.
La Beauté est vraie et la Vérité est belle. C'est pourquoi, et en deçà du débat théologique, la laideur de la liturgie actuelle nourrit un a priori défavorable quant à son orthodoxie. Si elle n'est pas belle, elle ne conduit pas à la vérité de la foi. La conception de Mgr Gilson est homogène à la nouvelle définition de la messe. S'il s'agit seulement de « faire mémoire », la beauté peut être un élément secondaire. Ce qui fait la valeur d'une telle « messe », ce n'est plus son caractère sacrificiel mais l'intensité de *l'échange entre les participants.* La communion n'est plus d'abord avec Dieu mais entre eux. L'hypothétique beauté n'aura d'intérêt que dans la mesure où elle facilitera l'échange émotionnel.
Pour justifier l'abandon de la beauté comme élément constitutif du sacrifice eucharistique, Mgr Gilson invoque « l'urgence », la nécessité de parer « au plus pressé ».
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Quelqu'un né de la dernière pluie, lisant Mgr Gilson, en conclurait qu'en ce temps-là il y avait une insurrection des fidèles, des prêtres, des évêques, bref, de l'Église universelle, qui pressait la hiérarchie, par mille clameurs, de procéder à une réforme liturgique. Or, il n'y eut rien de tout cela ! La réforme liturgique a été imposée à un peuple fidèle qui ne demandait rien. Si la hiérarchie avait sollicité l'avis des fidèles, si celle-ci avait réussi à les convaincre de procéder à une telle réforme, c'est bien volontiers qu'ils eussent accordé tout le temps que l'on voulait ! Ils n'étaient pas pressés. En revanche, oui, il y avait bien un quarteron de néo-modernistes qui étaient pressés de subvertir la foi de toujours à travers une messe « d'aujourd'hui ». Il leur fallait agir rapidement pour empêcher le peuple chrétien de riposter.
Guy Rouvrais.
### Livres pour enfants
*Erreurs, faux amis et petits monstres*
L'erreur historique la plus drôle que je connaisse, je l'ai trouvée dans un livre sur la petite cour de Saint-Germain et je vous la livre : « Marie de Médicis parcourait la France, précédée du drapeau bleu blanc rouge. »
Moins charmante est celle des *Légendes et récits de Paris,* éditions Nathan, collection : « Contes et Légendes de tous les pays. »
Ici l'auteur, Jacqueline Mirande, nous offre un Paris révolutionnaire, dont ce serait la vocation d'ailleurs et qui débute au XVI^e^ siècle. Nous voici privés du Paris médiéval, tortueux et artisanal et qui se développait à l'ombre de ses couvents et de ses églises selon sa foi. Paris centré sur des capacités *révolutionnaires* en voilà une nouvelle ! Ce n'est pas la seule erreur de ce recueil de contes ; sous la plume de Jacqueline Mirande sainte Geneviève n'est qu'une bergère qui appelle à la résistance et n'est pas la patronne de Paris. Ici les récits d'Alexandre Dumas voisinent avec l'affaire de Jeanne de Navarre mêlée à une affaire de sorcellerie. Le livre est partial. Il offre un tableau dont la composition et les couleurs ne conviennent pas à un enfant catholique.
(*Contes et Légendes de Paris,* Jacqueline Mirande, éditions Nathan, collection : « Contes et Légendes de tous les pays ».)
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Sur cette lancée le même reproche est à faire aux *Nuits de l'Histoire.*
Ce livre est un ensemble de textes, écrits par André Castelot, pour célébrer les hauts lieux de France par des spectacles Son et Lumière. Dès quatorze ans on dévore ce genre de lecture. C'est ici une curieuse célébration, révolutionnaire elle aussi. Comme si vraiment les hauts lieux d'avant 1789 n'existaient plus ! Cette France au Christianisme rasé n'est pas une éducation pour un adolescent.
(*Les Nuits de l'Histoire,* André Castelot, éditions Librairie Académique Perrin.)
Toujours dans le même ordre d'idées, *Contes et Légendes de Normandie* est un très joli livre, fidèle reflet de l'âme normande. On y retrouve ces personnages si malins, si retors, qu'ils s'emberlificotent à la fin dans leurs propres intrigues. Seulement, l'auteur nous offre un saint Michel Archange à la religion très personnelle ; saint Michel et le diable bâtissent tous les deux un château. Le diable perd le match et saint Michel lui dit : « *Je pourrais te chasser désormais de ce pays. Mais, j'ai pitié de toi. Je te donne mon palais. Peut-être pourra-t-il changer ton cœur.* »
Voyez-vous cela !
Laissons de côté cet Archange copie non conforme à l'original avec son sentimentalisme bêlant, son pardon répertorié nulle part ! Le vrai disait en déclarant la guerre : « Quis ut Deus » ! (M. H. Duval, éditions Nathan.)
\*\*\*
Née d'une inspiration en pleine créativité religieuse n'oublions pas l'histoire de *David et Salomon* selon Michel Kahn. Puisant dans Midrach -- légendes venues de Judée et récoltées par des anonymes à partir du II^e^ siècle après Jésus-Christ -- l'auteur brode sur le motif et l'avoue d'ailleurs honnêtement. Il crée un Salomon faisant commerce avec les démons et parlant avec les bêtes. Passe Ammon, fils de Salomon et aussi l'inceste qu'il fit avec sa sœur, sans compter le péché de David et de Bethsabée et quelques incongruités et fantaisies de l'auteur. L'ensemble est souligné d'étranges images qui semblent des symboles. Elles ont un certain sens géographique vues à l'endroit et nettement érotique à l'envers. (David et Salomon, Michel Kahn, éditions Magnard, collection : « Fantasia ».)
\*\*\*
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Les livres destinés aux adolescents n'abondent pas aux vitrines des libraires. *L'herbe tendre* en est un. Il fait enrager car il met en scène trois enfants de campagne qui découvrent les adultes. Nous sommes dans les années 30. La tradition catholique de cette époque est typifiée ici par des personnages bien veules, suffisamment bêtes, méchants, ou ridicules, pour que l'effondrement de juin 1940 aille de soi. Et l'on enrage, oui, parce qu'il n'y a rien à aimer, à respecter dans cet univers sale et grossier. L'herbe tendre -- une âme de 14 ou 15 ans -- est toute flétrie par ce vent pollué de décadence.
(L'herbe tendre, André Voisin, éditions Robert Laffont.)
*Voyage aux Amériques,* d'Antoine, c'est encore autre chose. C'est ce que nous aimerions stigmatiser d'un qualificatif infamant : délit de fuite. Le rêve d'Antoine est que le ciel soit bleu, la mer tiède et les filles belles et faciles. Antoine souffre d'un monde trop laid, le plante là car il ne sait comment le changer, et cherche l'oubli mais ne trouve pas le bonheur. Le tout est présenté comme un très joli documentaire de voyage avec de belles photos pleines d'espace et c'est exactement ce que les adolescents aiment lire et ce qui ne leur convient pas !
(*Voyage aux Amériques,* Antoine, éditions Arthaud.)
\*\*\*
Et maintenant il me faut bien aborder le moment le plus désagréable de cet article. J'ai passé une matinée à chercher s'il n'existait pas d'autres livres que les suivants, lesquels seraient à enlever de vos bibliothèques. Eh non, pour être honnête c'est bien de ceux-ci qu'il faut parler !
Il n'y a pas si longtemps par la grâce de Dickens, de Madame d'Aulnoy ou du charmant Andersen il n'existait qu'une honnête féerie où les bons étaient bons et les méchants vraiment méchants. Si d'aventure un méchant quelconque s'avisait de gagner un petit moment, les forces du Bien nous remettaient vivement les choses en place. C'était un peuple gentil et joli, d'elfes et de gnomes, de princesses et d'enchanteurs. Kidnappés en silence, happés par l'oubli, ils ont disparu sans dire ouf ni au revoir et les kidnappeurs ont chaussé leurs chaussures. Aux heures des veillées dans les buildings, qui se tapit dans ces contes si étranges ? C'est une race nouvelle, duveteuse, écailleuse et interlope, qui prend le relais de la télévision.
C'est ainsi que *Jean de l'Ours* fait les beaux jours d'un album édité par Casterman et qui n'est pas rassurant du tout.
Griffu, poilu, farouche, Monsieur Jean de l'Ours est né d'une femme et d'un ours et c'est déjà du joli ! Ensuite il se bat contre un nain à sept têtes et sous prétexte d'exorciser « nos peurs et nos angoisses » fait frémir son pauvre petit lecteur d'épouvante. Sous couleur d'esthétique vous aurez peut-être récolté cet album en cadeau. Il y a des gens qui n'y verraient pas malice. Malsain, laid il est dangereux car il fait vivre dans une atmosphère de mal et cet album ne produit pas du tout le genre de rêveries souhaitables pour des petits de 7-8 ans. (Bruno de la Salle, éditions Casterman, collection : « Contes de Toujours ».)
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Frappé d'un caractère inquiétant aussi -- quoique moindre -- *James et la grosse pêche* fait vivre dans un monde peu ragoûtant, où, entre sa tante Éponge et sa tante Piquette, un pauvre garçon est sauvé d'une enfance lamentable par l'avènement d'une pêche fantastique. Ma phrase est longue ? Moins que ce bouquin fleuri d'asticots géants et de bêtes à pattes et à élytres qui est si indigeste. Vivre dans une pêche c'est une idée gracieuse. Par la grâce de l'auteur et celle de l'imagier, ces insectes géants pour enfant triste font de la pêche énorme un séjour inhabitable et mal fréquenté.
(James et la grosse pêche, Roald Dahl, éditions Gallimard, collection « Folio cadets ».)
Dans ce foisonnement de personnages laids, fils du ciment et des villes sans âme nous arrive *le Pulpul,* être nouveau pour évasions fantastiques. *Mais où est donc passé le Pulpul* est l'histoire de cette bestiole qui n'a pas de : « Poils-à-mettre-sur-la-tête ». C'est une histoire, ou plutôt un conte plein de trouvailles mais Dieu que ce Pulpul est vilain, vilain, vilain !
(On ne pourrait pas de temps en temps nous inventer un nouveau bestiaire couleur diamant ou couleur aurore, ou irisé comme des perles et avec des yeux de cristal et des pieds de fleurs, histoire de faire un peu gai, un peu riche par ces temps amers ?...)
Bref, ce Pulpul est une création de René Escudié qui écrit son histoire et la publie aux éditions Magnard dans la collection : « Tirelire Poche ».
A ranger parmi les créations charmantes, il y a quelque temps paraissait un certain : « *Superchat contre Vilmatou* »*.* Tenant du dessin animé, l'histoire présentait une certaine Chattemerline qui descendait du ciel par un escalier de cristal, chantant et le micro à la patte. La chatte rose et irréelle se promenait dans un univers familier où tous les minets du quartier participaient. La suite : *Superchat contre les chats pitres* nous fait tomber de l'escalier de cristal et choir dans une histoire hachurée, bizarre. Faire une jolie fête pour Maminette c'était à fondre n'est-ce pas ! Tous ces petits chats... un univers idéal pour les très petits enfants se dit-on. Et puis arrive un pâté ; le chat qui, le chat que, le chat dont... le chat superbe et magnifique, Shah Rabbia « le prince des magiciens, roi des disparitions, des manipulations et des passes diaboliques ».
Grâce à lui les queues des matous s'évanouissent ou réapparaissent, la magie peut tout réussir et la fête est superbe. L'enfant, lui, retiendra la leçon. (Paul Fournel, éditions Nathan, collection : « Arc-en-poche ».)
Cette idée de magie, science merveilleuse et parfois vengeresse traîne assez souvent dans les livres. Même les B.D. les plus innocentes en apparence peuvent véhiculer ce thème et sous bien des formes.
C'est le cas de : *Yakari et la toison blanche.*
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Yakari c'est la B.D. classiquement bien dessinée et qui branche son histoire sur le pouvoir -- à l'occasion maléfique -- des talismans. Sans son talisman, volé par un aigle à titre de punition, l'indien héros de l'aventure, tombe dans une sorte de coma : il est au pouvoir des ténèbres et de ses forces. Yakari le papoose fait des prouesses pour le lui rapporter. Les bouquetins aident Yakari dans sa quête. Vous me direz que ce n'est pas bien méchant. Seulement bouquetins, boucs et chèvres, même à toison blanche, pouvoirs des amulettes, ne sont pas des idées à inculquer aux enfants chrétiens. A 7-8 ans il vaut mieux penser aux pouvoirs réels des anges.
(Yakari et la toison blanche, Derib et Job, bande dessinée, éditée par Casterman.)
*Le mystérieux géant de Barletta* est une histoire fine, assez jolie d'ailleurs et subtile.
L'album a quelques belles images de ville italienne sur fond de ciel avec une pointe de piquant et l'aventure pernicieuse que voici : pendant que les gens vont à la messe à l'église du Saint-Sépulcre, juste en face, veille sur Barletta une statue géante, le doigt levé. Quand l'invasion menace, une vieille donne un petit conseil à la statue de pierre. Le géant fait *un miracolo* en quelque sorte. Il se lève, sort de la cité, et trouve une astuce pour détourner les soldats d'y venir. Puis le géant remonte sur son socle et devient, ou plutôt redevient, une statue qui a l'air sans âme, le doigt levé.
Cette statue est en somme une puissance active, opposée à l'église qui reste coite en cas de danger. Il y aurait donc l'église pour aller à la messe et des forces inconnues pour se protéger en cas de malheur. Bonne idée à inculquer aux petits enfants, comme bien vous pensez ! (Le géant de Barletta, Tomie de Paola, éditions Flammarion.)
Les forces mystérieuses étant très à la mode il y a un très joli *Apprenti sorcier,* suivi de *Kun-Krun l'effroyable sorcière* qui développe autrement le même sujet. Ici les deux contes ont de magnifiques images. Les deux héros y pratiquaient la magie. Le premier, un apprenti, fait des bêtises mais son maître pratique le bien. Le second héros est une vieille femme échevelée qui fait le mal. Les deux enfants qu'elle ensorcelle deviennent un peu sorciers à leur tour sans doute. Les voilà qui se défendent d'elle à grands coups de formules magiques et ainsi dominent la situation, avec un charme, une drôlerie dans les mots, qui donnent envie de jouer et de faire pareil. Conclusion du double conte ? La magie noire est mauvaise, la magie blanche est bonne et par la magie jeu on se tire bien d'affaire.
Et voici une poétique sensibilisation à des jeux dangereux, jamais recommandés par l'Église.
(L'apprenti sorcier, suivi de Kun-Krun l'effroyable sorcière, album Gautier-Languereau.)
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Allons jusqu'au bout et piquons une tête dans une matière étrange, différente de la matière bretonne, ces cycles de légendes qui ont passionné le Moyen-Age et tant inspiré Chrétien de Troyes.
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Il est question dans ces aventures fantastiques d'entrer dans des donjons, des lieux bas et terribles, des paysages horribles et des endroits affreux. Il est question de choisir soi-même son costume et ses armes et de choisir aussi sa bataille. Il est question de retourner page tant, si l'on change d'avis. On s'y bat avec des monstres étranges, des forces obscures, des araignées géantes. Des cloaques, des marais, des déserts, la peur et l'angoisse attendent le lecteur. Ce n'est pas un, mais des dizaines et des dizaines d'ouvrages qui développent ce sujet. Qui plus est les enfants en raffolent. La collection s'intitule : « Donjons et dragons », éditée par Solard.
Je citerai pour exemples et pris dans cette collection : *Sous l'aile du dragon* de John Kendall, *La lame du Samouraï* de Moriss Simon, ainsi que *La planète captive* du même auteur.
Dans ces ouvrages est sollicitée l'adhésion du lecteur qui participe avec toutes ses facultés à une aventure qu'il bâtit en partie lui-même. Et savez-vous ce que l'on me rapporte à propos de ces livres ? Aux États-Unis les enfants qui les lisent font des crises de dépression et les psychiatres s'arrachent les cheveux devant cette épidémie, laquelle est doublée d'une épidémie de suicides.
Les catholiques ont mieux à faire que de titiller les squelettes et provoquer les forces mauvaises en combat singulier.
Il faut apprendre aux enfants à entrer dans le donjon, la « Tour d'ivoire » qu'est Notre-Dame et y rester.
France Beaucoudray.
### Michel de Saint Pierre poète
Avec *La Source et la mer* (La Table Ronde), j'ai découvert Michel de Saint Pierre poète. Rares sont je crois ceux qui connaissaient cet aspect de son œuvre. Leur privilège s'évanouit aujourd'hui. Ou plutôt il devient désormais l'apanage d'un grand nombre. Telle devrait d'ailleurs être toujours la fonction de l'édition. Hélas...
Dans un poème en prose intitulé *François d'Assise,* Michel de Saint Pierre donne sa définition du poète : « Celui qui aime et salue le monde dans la simplicité de son cœur. » En l'occurrence le poète est lucide, car cette définition correspond en effet tout à fait à la poésie de Michel de Saint Pierre. Elle est néanmoins incomplète. Il convient d'ajouter : « Et qui sait exprimer cet amour et ce salut. » Car pour qu'il y ait poésie il faut qu'il y ait communication. Et Michel de Saint Pierre communique admirablement, « dans la simplicité de son cœur », tout son amour de la création et son « émotion d'admirer ».
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Dans sa préface, Pierre Chaunu écrit : « *Je l'avais deviné, la foi de Michel de Saint Pierre est vraie, donc charnelle.* (*...*) *Dieu l'a mis dans une chair, une chair pleine de sève, d'élan, et dans ses artères, un sang rouge qui bat sous les tempes, pourquoi voudriez-vous que Michel, le hobereau poète de Saint-Pierre-du-Val, fasse mine de guigner la peau d'un autre ?* »
Une poésie charnelle, donc, qui prend la vie à bras le corps. La vie sous tous ses aspects. C'est la nature, des bois normands aux paysages de Provence, évoqués à travers les diverses saisons, symboles des périodes de la vie humaine : la joie de vivre, les fruits verts de la jeunesse, mais aussi l'automne « fille aux mains pleines de sang » qui « reviendra me chercher un soir », et l'hiver « aussi pur que la mort »... J'ai particulièrement remarqué l'attention que Michel de Saint Pierre porte à la lumière ; savouré cette définition de la fleur : « écho terrestre des lumières » ; relu avec délices cette phrase extraite de ce même poème qui est le *Témoignage* de la lumière à travers les quatre saisons : « Et tu reprends ta marche, lumière, épuisant d'amour des victimes heureuses, tuant les fleurs et mûrissant des fruits aux rayons de tes doigts. » Ou celle-ci, d'un *Septembre normand :* « Il y a dans les bois des rinceaux qui jaunissent, des verrières de feuillages que le soleil décompose et projette sur le sol, comme il projette l'âme des rosaces sur le sol des cathédrales. » Et c'est ainsi que la lumière peut devenir prière, à « l'heure brève d'un soir où la paume de Dieu se fait douce comme un berceau ».
La vie, c'est aussi la femme, le corps de la femme, le mystère de la femme, l'amour de la femme. Et certes ici aussi la poésie de Michel de Saint Pierre est charnelle. Qu'on ne s'effarouche pas cependant. L'érotisme de Michel de Saint Pierre (laisserions-nous ce mot aux pornographes ?) respecte la pudeur et le mystère, ou plutôt exprime la pudeur et le mystère, que ce soit dans des *Psaumes païens de la pureté,* dans *Femmes au bain,* dans *Je n'aime pas tes vingt ans,* ou dans ce quatrain à la musique incomparable :
*Et j'avais des fleurs sans pareille,*
*Ô plaisir mâle où je riais !*
*Corps de femme fleurant l'œillet,*
*Sexe endormi qu'un souffle éveille.*
La vie, c'est encore l'activité humaine, lorsqu'elle est en rapport avec la nature. C'est le jeu de pelote basque à main nue, c'est le travail des artisans d'art, par exemple « ces étonnants sertisseurs dont les mains sont si vives qu'il doit y avoir un cœur d'oiseau battant sous leur paume ». C'est le travail du rôtisseur, décrit par Michel de Saint Pierre avec une rare puissance d'évocation, en une grande fête de la vue, de l'ouïe et de l'odorat.
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La vie, c'est enfin la vie de l'âme. Une âme qui cherche Dieu, une âme qui prie, mais dans un corps charnel, et qui livre ses difficultés -- ses universelles difficultés humaines -- sans fausse pudeur. De ce point de vue les textes essentiels sont la *Méditation de Noël* et la *Prière.* « Oh ! jamais l'âme et le corps de l'homme ne pourraient aller jusqu'au bout de leur voie, s'ils n'étaient pétris de divinité. » La vie supérieure de l'âme, c'est l'amour, et « nous ne savons pas aimer ». Car l'amour passe par la souffrance et par le renoncement, et c'est le combat dans lequel l'homme a du mal à s'engager. « Le Christ a tendu vers les hommes Ses mains sanglantes qui donnaient tout et ne demandaient rien. Voilà ce que j'appelle l'amour. »
On aura remarqué que je cite surtout les poèmes en prose de Michel de Saint Pierre, ceux de la première partie : « La danse du feu », plutôt que les poèmes en vers de la deuxième partie : « De la vigne au pressoir ». En effet je préfère ces poèmes en prose, qui me touchent davantage et me paraissent plus « signifiants ». Et pourtant, la justice commande que je parle aussi de l'étonnante perfection formelle des vers de Michel de Saint Pierre. Une perfection formelle qui n'a pas la vanité de briller pour elle-même, dois-je ajouter pour couper court à toute interprétation malveillante, mais qui est au service de la plus haute poésie. J'en ai déjà donné un exemple. En voici un autre, pour bien faire comprendre de quoi il s'agit :
*Et voici le silence ouvert comme un labour*
*Où des chants vont germer comme les blés en terre,*
*Un silence creusé des sillons de l'amour,*
*Un antique silence où marche la lumière.*
La difficulté du poème versifié est d'accorder le rythme à la prosodie. En effet il ne suffit pas de compter le nombre voulu de pieds. Même chez de grands poètes trop prolixes, les vers qui ont le nombre exact de pieds et sont cependant bancals sont légion. Or dans tous les vers publiés par Michel de Saint Pierre je n'ai pas trouvé une seule rupture de rythme incongrue. Ces poèmes sont de purs joyaux d'une langue simple et d'un *legato* qui coule de source. Et cela se manie, comme on l'a vu, avec une science accomplie des sonorités, rimes, assonances, allitérations, dans une parfaite harmonie. En voici un autre exemple, comme un impromptu de Schubert :
*Ô fille d'or si proche et si lointaine*
*A quelle peine*
*Souriez-vous*
*Car l'autre soir vous étiez sans défense*
*Et le silence*
*Parlait de vous.*
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La poésie de Michel de Saint Pierre est une musique de lumière, chant de l'âme, mais incarnée, avec les sombres accords, les plaintes et les cris de l'homme. A travers la substance même de la création, baignée par la lumière céleste, et donc par la grâce, le chant s'élève, et élève, et dans la limpidité du mystère, saint François d'Assise, plusieurs fois invoqué par le poète, lui inspire un programme de vie qui résonne comme un joyeux et lumineux silence à la pointe de l'âme : « Devenir simple et remercier les heures quand chaque vigne est une aurore. »
Yves Daoudal.
### Lectures et recensions
#### Alain de Benoist et Thomas Molnar *L'éclipse du sacré *(La Table ronde)
Curieux dialogue entre Molnar et Benoist sur un sujet où ils n'ont pas un seul point commun. Léon-Paul Fargue disait qu'on ne pouvait discuter de façon utile que lorsque les deux parties étaient d'accord jusque dans le détail. C'était très judicieux. Ici, quoi qu'aient voulu les auteurs, nous n'avons que des monologues parallèles.
Pour ma part, j'ai retenu que, selon Molnar, la crise de la civilisation occidentale ruine l'Église, au lieu qu'on dit souvent que c'est la crise de l'Église qui affaiblit notre civilisation. Il ajoute d'ailleurs que l'Église cédant à la pression du milieu est devenue enragée de modernité, ce qui la marginalise dangereusement. Un pays comme la France redevient païen, totalement ignorant de la religion qui fut son armature pendant un millénaire et demi (avec toutes les conséquences qu'on peut deviner pour la suite de l'histoire) ; et je ne suis pas sûr que l'Italie, par exemple, soit en meilleur état.
Molnar ne veut pas s'engager, quant à une éventuelle renaissance spirituelle. Je ne voudrais pas non plus jouer le rôle de Mme Soleil. Il y a cependant des mouvements que l'on peut voir.
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La faim spirituelle, non satisfaite dans notre société, se trompe avec n'importe quel faux-semblant, et même les plus fous. D'où le développement des sectes et des communautés où les transes trouvent un bon terrain, où l'on s'imagine des pouvoirs et des charismes. De là on peut passer à des mouvements de masse, pour peu qu'on trouve des prédicateurs à la Billy Graham. Dans cette voie, on verrait le besoin religieux asservi au commerce et aux troubles pathologiques. Ailleurs, le même besoin religieux sera mis au service des instincts guerriers ; c'est le cas de l'Islam actuel, dont la « renaissance » n'est pas au service de la mystique mais d'une conquête temporelle. Tel est le triste paysage. On ne peut qu'espérer un regain catholique, peut-être à travers un élan de la vie monarchique.
Alain de Benoist, lui, pense que d'autres dieux peuvent venir. Il est en tout cas sûr d'une permanence du sacré. Ce n'est pas du tout un rationaliste rebelle à tout sentiment du divin, c'est un ennemi décidé, acharné, du christianisme, à qui il reproche tout et le reste. En particulier d'avoir désacralisé le monde, et par là de l'avoir conduit à l'athéisme. Son discours, d'une grande érudition se réfère à de multiples auteurs et nous abreuve d'étymologies savantes qui vont de l'hébreu au sanscrit et au haut-saxon.
Cela serait peut-être plus convaincant si n'intervenait une notion qui ne correspond à rien. Il parle d'une religion « judéo-chrétienne » qui n'existe pas. S'il s'agit du monothéisme, je ne vois pas pourquoi il laisse l'Islam de côté. S'il s'agit du contenu réel, complet, précis d'une foi, il y a celle des Juifs et celle des Chrétiens. Le « judéo-christianisme » pour commencer amoindrit et même escamote la personne du Christ. N'est-ce rien ? Ou plutôt : est-ce supportable dans une discussion sérieuse ?
Même quand il s'agit du seul Ancien Testament, je ne suis pas sûr que Benoist ait bien raison. Il affirme par exemple que pour les Juifs le sacré n'existe pas (mais seulement la sainteté). « L'arche d'alliance n'est pas sacrée », dit-il. Allons donc. Je ne souhaite pas à Alain de Benoist le châtiment qui frappa les Philistins, ses vieux amis, après qu'ils se furent emparés de l'arche (voir le livre de Samuel), châtiment qui montre bien qu'il y avait eu sacrilège, attentat à un objet sacré.
Georges Laffly.
#### Roger Joseph *Essais d'épigraphie profane et sacrée Inscriptions*
L'œuvre de Roger Joseph, prise en son ensemble, comporte trois éléments : des écrits polémiques fort salutaires, consacrés à la défense de Maurras et des valeurs nationales ; des essais de critique littéraire, au sens généreux du mot ; des recueils poétiques situés dans la ligne d'un classicisme fortement et personnellement vécu.
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Une profonde unité s'observe en tous ces livres, due aux mêmes ferveurs et aux mêmes fidélités. Pour ces *Essais d'épigraphie profane et sacrée,* qui ont vu le jour en 1986, on est tenté de croire un instant à une malicieuse subtilité dans le choix du titre, qui peut donner à penser qu'il s'agit d'un travail d'érudition, tout au moins d'un hommage didactique rendu à la poésie antique. Il s'agit bien en fait d'un recueil de poèmes, guidé certes par l'admiration des maîtres anciens, mais regroupant de courtes méditations lyriques inspirées par les hauts-lieux célèbres et par des paysages moins connus, où les affections constantes du poète retrouvent exaltation ou tendresse. Œuvre hautement classique par ses structures, ces *Essais d'Épigraphie* adoptent la concision et la concentration d'âme inhérentes au genre « lapidaire », au sens primitif du mot. Une auberge du bord de Loire, hantée par les souvenirs de personnalités connues jadis ou naguère, aussi bien que la tour portugaise de Belem ou l'Alcazar de Tolède, donnent l'occasion de reprises de conscience essentielles, en même temps qu'elles offrent l'inoubliable dessin d'un paysage ; le sens est rappelé ou découvert, le symbole renouvelé ou inventé, et toujours au service des fidélités tutélaires. Deux ou trois strophes suffisent, conformément à la loi du genre et à l'adage classique : « Beaucoup d'art et peu de matière » ; l'objet le plus simple prend alors une signification d'éternité, comme cet anneau d'airain au pied de la muraille, dans l' « Inscription pour le mur grec de Saint-Blaise ». Roger Joseph emprunte aux modèles antiques le thème des « curiosités naturelles », par exemple le cours du Loiret, résurgence et affluent de la Loire, ou les légendes étranges et prestigieuses comme l'incendie des forêts primitives de Madère, lequel aurait duré sept ans entiers. Le précepte classique de l'imitation, loin de nuire à l'originalité, renforce le caractère personnel : ainsi l' « Inscription pour les Alyscamps de Touraine » (c'est-à-dire Saint-Côme en Vendômois, sépulture de Ronsard) reprend le rythme et les rimes du poème célèbre de P. J. Toulet, avec une intention différente le lecteur cultivé en éprouve le plaisir de la réminiscence, et la joie de retrouver le souvenir précieux de Ronsard en un monde tumultueux et dangereux. La satire a inspiré souvent les lyriques de l'antiquité : elle a sa place, discrète mais forte, dans le quatrain « Pour le cippe d'un Grand » : le dessin figurant au verso ne nous laisse aucun doute sur le « Grand », objet de ce texte allusif mais vengeur... L'exemple de Maurras, ses enseignements, ses prédilections, unis au culte de l'héritage gréco-latin, sont sensibles dans le choix des paysages et des pèlerinages : la Provence à Saint-Blaise, la Toscane de Dante, la source Pirène. C'est une somme poétique de l'Occident, mais soumise à un souci permanent de la hiérarchie des valeurs, indiqué dans les titres des deux parties « Graffiti profanes », « gnomismes sacrés ». Le premier est trop modeste pour des textes marqués d'une noblesse lyrique et d'une vibration profonde ; mais il est vrai que le deuxième groupe, avec les inscriptions « Pour la maison de Marie », « Pour l'auvent de la Crèche », « Pour le puits de la Cova da Iria », « Pour le Quai de Rouen », est orienté dans le sens d'une ascension religieuse, jusqu'à « L'autel de la Messe ». Ainsi le thème antique de l' « inscription » retrouve la valeur de l'épigramme votive : le don d'une piété généreuse et la leçon éternelle présentée au passant. Il est bon de proclamer la pérennité du classicisme ; il est meilleur encore de la prouver, comme le fait ici le poète, par une œuvre reflétant la vigueur personnelle d'un art longtemps mûri.
(Imprimerie Pierre L'Hermitte, 26, boulevard de Châteaudun -- Orléans.)
Jean-Baptiste Morvan.
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#### *Laudes *Cahiers du XX^e^ anniversaire
Nous avons eu le plaisir de signaler ici naguère, à propos de deux œuvres du Chanoine Vuaillat, l'intérêt de la revue de poésie *Laudes,* fondée en mars 1966. Pour célébrer sa vingtième année, *Laudes* publie un numéro spécial de 80 pages, orné de dessins inédits illustrant un thème commun qui préside également au choix des textes : « Offrande à Dieu de la Création par le poète ». Un émouvant poème d'André Henry, « L'Enfant au Capuchon de nuit » ouvre la série des poèmes des collaborateurs habituels de la revue : Jean Vuaillat lui-même, Ch. Vachot, R. Plantier, R. Bécousse, Senghor, J.-Cl. Renard, J. Laugier, Le Quintrec ; leurs méditations, fort variées de style, s'attachent aux visions de la nature éclairée par la foi ; il en est de même pour une deuxième série où figurent des inédits de J. Bancal, G. Baudry, Ch. Bory, A. Canot, H. De Visscher, J.P. Rousseau, P. Étienne, A. Gateau, A. des Mazery, M. Pierre, P. Sartin, Ch. Thomas. Ces deux ensembles encadrent les apports de poèmes inédits d'auteurs ayant œuvré pour *Laudes* depuis la fondation : M. Béalu, J. Bouhier, J. Cayrol, L. Decaunes, F. Dodat, Guillevic, J.
Rousselot, S. Wellens, des témoignages de personnalités, dont le Cardinal Decourtray, des inédits des poètes disparus, La Tour du Pin, Lanza Del Vasto, Charles Forot, Chabaneix, R. L. Geeraert, M. Manoll. Et des poèmes anciens de saint Jean de la Croix et du Cardinal du Perron, outre leur valeur propre, sont là pour rappeler le sens et la mission de *Laudes*. Cet ensemble aura valeur de document pour la connaissance future de la poésie chrétienne en notre temps ; peut-être aussi pour être la matière de quelques discussions : l'originalité et la force de certaines œuvres est parfois déconcertante et non dépourvue d'obscurité ; faut-il admettre et accueillir ces difficultés avec l'humilité exigée du lecteur par le texte d'Anne Hébert au verso de la couverture ? Il nous semble en tout cas qu'il convient de retenir ce que dit Jean-Claude Renard à la page 19 : « Sache n'oublier -- qu'aussi loin soit-elle plongée dans l'espace ou prise dans le vide -- aucune planète à fable et merveille, -- fût-elle souveraine en l'étrangeté de sa substance même, -- n'a pouvoir sur l'âme : -- ne touche au *mystère* sinon pour l'accroître ! »
Jean-Baptiste Morvan.
(Jean Vuaillat, 76, rue François Genin, 69005 Lyon C.C.P. Lyon 4013-23 U -- L'exemplaire 45 francs.)
116:307
## DOCUMENTS
### Nous sommes tous des syro-malabars
Reproduction intégrale de l'éditorial d'*Una Voce*, numéro 128 de mai-juin 1986.
En rendant compte du voyage du saint-père en Inde, la presse n'a pas manqué de relever qu'il y avait dans ce pays « des milliers de chrétiens catholiques appartenant à la vieille tradition apostolique de l'Orient chrétien et à la tradition liturgique et canonique des Syriens orientaux, les Chaldéens ». Et le *Figaro* qui nous rapporte ce fait ajoute « Ces chrétiens persistent dans la foi et gardent leurs traditions propres et d'abord le rite de leur liturgie. Voulant montrer que l'unité ne s'oppose pas dans la catholicité à la diversité, le pape désire encourager ces Églises. En signe d'appui Jean-Paul II a célébré ainsi le dimanche 9 février 1986 à Kottayam, près de Cochin, une messe de rite syriaque, geste inédit pour un pape. »
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Ainsi, le saint-père a trouvé légitime l'attachement de nos frères indiens à leur tradition liturgique et il a tenu à satisfaire leur désir de voir célébrer la messe dans ce rite vénérable.
Or nous sommes des millions de chrétiens catholiques appartenant à la vieille tradition apostolique de l'Occident chrétien et à la tradition liturgique romaine. Pourquoi faut-il que nous qui sommes attachés à cette antique tradition où plongent les racines de notre prière, pourquoi faut-il que nous ne puissions voir à nouveau célébrer la messe dans le rite de nos pères ?
Ne valons-nous pas les syro-malabars ?
\[Fin de la reproduction intégrale de l'éditorial d'*Una Voce*, numéro 128 de mai juin 1986.\]
============== fin du numéro 307.
[^1]: -- (1). Sur l'ensemble de cet ouvrage, voir Georges Laffly : « La guerre civile », dans ITINÉRAIRES, numéro 304 de juin 1986.
[^2]: -- (2). Comme on n'est pas tenu de toujours tout dire en même temps, et que d'ailleurs on ne le pourrait pas, pour ce qui est de « tirer au clair » cette qualification, je renvoie à *La droite et la gauche,* un volume aux Nouvelles Éditions Latines 1977.
[^3]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 305 de juillet-août 1986 : « Le CCFD, histoire d'une mise à nu. »
[^4]: -- (2). Cardinal Joseph Ratzinger, *Les principes de la théologie catholique*, Téqui, p. 429-430.
[^5]: -- (1). Jean Guitton, Œcuménisme, tome 6 des *Œuvres Complètes*, D.D.B., 1986, 1031 pages. Sept ouvrages sont réédités, parfois corrigés et, complétés. Une Préface, inédite, de trente-quatre pages explicite l'intention de l'auteur. Un des livres réédités est le fameux *Paul VI secret* (1979) où Guitton rapporte notamment des propos très sévères, voire diffamatoires, de Paul VI à l'encontre de Monseigneur Lefebvre.
[^6]: -- (2). Régis Ladous, *Monsieur Portal et les siens* (*1855-1926*), préface d'Émile Poulat, Cerf, 1986, 521 pages.
[^7]: -- (3). Jean Guitton, *Œcuménisme*, *op. cit.*, Préface, p. 20. Souligné par nous.
[^8]: -- (4). Cité par Jean Guitton, « Vers l'unité dans l'amour ». (1963) in *Œcuménisme*, *op. cit.*, pp. 615-616.
[^9]: -- (5). Jean Guitton, « Dialogue avec les précurseurs » (1962) in *Œcuménisme*, *op. cit.*, p. 490.
[^10]: -- (6). Jean Guitton, « Vers l'unité dans l'amour » (1963) in *Œcuménisme*, *op. cit.*, p. 633.
[^11]: -- (7). Régis Ladous, *Monsieur Portal*, Cerf, 1986, p. 49.
[^12]: -- (8). Auteur de l'*Eirenicon* (1865), charte de l'unionisme anglicano-catholique.
[^13]: -- (9). Régis Ladous, *op. cit.*, pp. 81-82.
[^14]: -- (10). Cité par Régis Ladous, *op. cit.*, p. 175.
[^15]: -- (11). Régis Ladous, *Monsieur Portal*, *op. cit.*, p. 260.
[^16]: -- (12). Jean Guitton, Œcuménisme, « Préface », *op. cit.*, p. 20.
[^17]: -- (13). Georg May, *L'œcuménisme, levier de la protestantisation de l'Église*, éditions du Cèdre, s.d., pp. 20-21.