# 309-01-87 1:309 ### HAMISH FRASER (*1913-1986*) *NÉ à Inverness le 16 août 1913, Hamish Fraser est mort à Salto­vats le 17 octobre 1986.* *Vite dégoûté de la démocratie sociale qui est l'idéologie de son milieu social, il adhère dès son adolescence aux jeunesses communistes et, en 1936, va en Espagne pour combattre contre Franco dans les Bri­gades internationales. A la différence de beaucoup d'autres, il revient d'Espagne plus communiste que jamais. Cependant le tota­litarisme soviétique lui devient insupporta­ble. D'abord communiste* « *dissident* »*, il finit par rompre avec le parti en 1945* *Il rencontre alors la doctrine sociale de l'Église qui correspond exactement à ce qu'il cherche. Le catholicisme l'attire désor­mais de manière irrésistible. Il est reçu dans l'Église le jour de la Fête du Sacré-Cœur, en 1948.* 2:309 *Notre-Dame de Fatima devient une de ses dévotions préférées et il s'en fait le propagandiste infatigable. En 1952, le jour de la Fête de l'Immaculée Conception, il est invité à parler à la foule immense qui se presse au Parc des Expositions de Paris pour l'inauguration de la section française de l'Armée bleue de Notre-Dame de Fati­ma. Dans son allocution il déclare :* « *Je ne crois pas que la prière peut convertir les communistes ; je sais que la prière peut convertir les communistes.* » *Comme pour authentifier ses paroles, une colombe vint se poser sur sa tête et n'en bougea plus, malgré la foule et les flashes des photo­graphes qui voulaient fixer cette image in­solite sur leurs pellicules.* *Tout cela cependant n'est qu'anecdotique. Ceux qui ont connu Hamish Fraser garde­ront le souvenir d'un homme qui rayonnait véritablement son christianisme.* *J'ai eu le privilège de le rencontrer plu­sieurs fois. Quand il venait à Versailles, où Arnaud de Lassus lui donnait l'hospitalité, il me rendait visite. Sa conversation était toujours intéressante.* *Il était resté fidèle à la messe tradition­­nelle. L'évêque du lieu, Mgr Maurice Tay­lor, autorisa que cette messe fût celle de ses obsèques, auxquelles il tint à assister personnellement. Si ce geste est, dans l'état actuel de l'Église, tout à l'honneur de l'évê­que, il révèle aussi le pouvoir d'Hamish Fraser dont le rayonnement se prolongeait post mortem. Puisse-t-il, du haut du ciel, veiller sur nous tous et nous aider à le rejoindre bientôt !* Louis Salleron. 4:309 ## ÉDITORIAL ### La Tradition n'est pas un parti *Voulez-vous me permettre* (*ou me pardonner*) *de vous donner à relire ce que nous disions ici en mai 1985. Nous l'avions toujours dit auparavant et nous le disons toujours. Il ne s'agit pas d'un propos de circonstance mais d'une position de principe. Il est peut-être utile de la réitérer en cette saison.* J. M. DIVISER les « traditionalistes » ? Leur unité n'existe pas. Il n'y a pas d'unité sans autorité commune. Il y faut non pas simple­ment une autorité morale, mais une autorité de commandement. 5:309 L'autorité n'est pas un ornement venant faculta­tivement couronner l'édifice ; elle est l'organe indispensable de l'unité, elle a pour fonction principale de la main­tenir. Parmi les « traditionalistes », Mgr Lefebvre avait (il a toujours) une autorité morale sans pareille, il n'a voulu exercer sur eux aucune autorité de commandement ; il n'a voulu gou­verner rien de plus que la Fraternité sacerdotale qu'il avait fondée en 1969. Sage réserve, car les « traditionalis­tes », ce n'est pas, ce ne peut être ni un parti, ni une armée, ni une Église ; c'est un état d'esprit ([^1]). Au demeu­rant, depuis qu'a commencé la crise de la messe, ils ont été à son sujet toujours profondément divisés quant aux atti­tudes à tenir et aux initiatives à pren­dre, selon la diversité des opinions particulières, des sensibilités, des argu­mentations, des tactiques. On le cons­tate encore dans cette enquête ([^2]), même en s'en tenant à ce seul point faut-il demander en masse des autori­sations de messe, faut-il au contraire s'en abstenir ? 6:309 Il y a des raisons sérieuses pour l'une et pour l'autre attitude, et d'abord en fonction de la différence des situations. Enfin et sur­tout, il ne s'agit pas principalement des « traditionalistes » et d'obtenir des satisfactions, de la compréhension, de la bienveillance, des concessions (encore que cela ne soit pas sans im­portance), il s'agit de la crise de la foi, de la décomposition du catéchis­me, de l'éclipse de la messe ; il s'agit de la sainteté de l'Église, de la succes­sion apostolique et de la primauté du siège romain. Jean Madiran. (Postface à l'enquête : « Comment va la messe », numéro 293 de mai 1985.) 7:309 ## CHRONIQUES 8:309 ### Au cœur de la chienlit estudiantine *Les enfants de Coluche, de Jack Lang\ et d'Harlem Désir* par Alain Sanders LA NUIT du 4 décembre, cette fumeuse nuit qui a suivi une journée fameuse qui fit reculer -- sous la pression de la rue -- le gouvernement Chirac, je l'ai vécue intégralement, jusqu'à trois heures du matin, au cœur de la manifestation estudiantine. 9:309 Je n'entrerai pas dans le débat de savoir si les heurts avec les forces de l'ordre ont été provoqués par de faux lycéens ou des étudiants à moitié vrais. D'autant moins que c'est un problème qui peut se régler en deux lignes : les groupes d'assaut étaient formés par de jeunes Maghrébins (encadrés et manœuvrant comme à la parade) et par des militants de la Ligue communiste révolutionnaire manifeste­ment entraînés aux combats de rue. Cela posé, il n'en reste pas moins que des dizaines de milliers de jeunes gens les ont suivis. Et qu'ils se sont ; à un moment quelconque de la manifestation, sentis solidaires de militants qui se souciaient de la loi Devaquet comme de leur premier *keffieh* et qui n'étaient là que pour préparer -- stratégiquement et militairement -- d'autres émeutes insurrec­tionnelles. Je les voyais manifester -- Jacques de Quimper, Fran­çois de Toulouse, Jocelyne de Fontainebleau -- avec une unanimité telle dans le conformisme, l'arrogance crasse, les slogans débiles que j'ai soudainement compris : toute une frange -- et une frange non négligeable de la jeunesse de France -- est née du monstrueux accouplement de trois monstrueuses gorgones et de quelques succubes de moindre importance. Ces jeunes gens qui défilaient plus ou moins apolitiquement derrière leurs meneurs très fortement politi­sés, ce sont les enfants de Coluche, de Jack Lang et de Krasucki. S'il fallait, d'ailleurs, résumer rapidement la situation en deux mots, il suffirait de retranscrire fidèlement -- et je demande à la claviste de le faire en en respectant la non-orthographe -- deux inscriptions peintes à la hâte sur les murs de l'aérogare des Invalides : « Devaquet, on ora ta peau », et « gouvernemen pouri ». #### *On n'est pas au Chili* On pourrait, aussi, gloser à loisir sur l'un des slogans que j'ai entendus, dans la nuit du 4 décembre, après les 9 premières charges des CRS : « *A poil Monory, on n'est pas au Chili !* » Passons sur la première proposition (sur laquelle il est inutile de s'étendre) et arrêtons-nous à la seconde. 10:309 « On n'est pas au Chili. » Voilà des jeunes gens qui vont à l'école. Qui sont en classes terminales. En 1^e^, 2^e^, 3^e^ année de faculté. Qui ont fait -- on peut l'espérer -- un peu d'histoire contemporaine. Et qui ne trouvent rien d'autre comme référence -- pour exprimer leur dégoût, leur indi­gnation -- que le Chili où il y a à chaque coin de rue, cent fois moins de policiers qu'à Paris un samedi soir... On pouvait croire que pour exprimer totalement l'hor­reur de la situation -- des CRS qui empêchent des manifes­tants d'approcher l'Assemblée nationale -- des étudiants évoqueraient le 6 février 34, le massacre de la rue d'Isly, voire les bavures du métro Charonne. On pouvait imaginer que pour rendre intégralement l'étendue du quadrillage policier, la présence obsessionnelle des forces de l'ordre, des lycéens -- c'est à leur programme -- établiraient un rapprochement avec les Vopos de Berlin-Est, les Zomos de Varsovie, les miliciens de Moscou. Mais non. Une seule référence, un seul cri, un seul réflexe leur monte aux lèvres et au cerveau : le Chili... #### *Des discours stéréotypés* En essayant d'éviter les grenades lacrymogènes lancées par les uns et les cocktails Molotov envoyés par les autres, je me suis interrogé sur cette belle unanimité qui fait du Chili le symbole de l'abomination. (Pour être complet, il faudrait ajouter des références à l'Afrique du Sud.) Plus après, dans le haut du boulevard Saint-Michel où les affrontements marquèrent une accalmie, j'eus un début d'ex­plication en écoutant discourir une espèce de grand sifflet, maladroit de gestes et d'aspect, entouré par un conglomérat de gamins et de gamines montés de leurs provinces. 11:309 Je vais essayer de transcrire, en quelques lignes, la logorrhée de ce discours qui dura près de cinq minutes d'affilée : « Ouais alors on nous dit que la France c'est démocra­tique et on reste les bras croisés et qu'est-ce qu'on voit ce soir alors qu'on était venu pacifiquement on voit un specta­cle comme le Chili avec des flics partout et on nous dit à chaque coup que quand même la France c'est pas le Chili parce qu'on massacre pas les enfants eh ben ce soir ça y est c'est comme au Chili on massacre les enfants et personne ne dit rien mais ça va péter parce que dans les usines les pau­vres mecs au chômage i'vont pas se laisser faire et quand ça va éclater faudra tous être solidaires » ; etc, etc. J'ai écouté jusqu'au bout cette enfilade de clichés pro­noncée comme nous avons essayé de la rendre : sans pause ni ponctuation. Je l'ai écoutée en me disant : « Mais j'ai déjà entendu ça quelque part. » Et soudain, le déclic s'est fait en moi et j'ai compris : ce que ce garçon débitait là, c'était ce qu'il entendait dire, à longueur de journées, par la télévision, par les présentateurs de journaux télévisés, par Polac, par Harlem Désir, par Enrico Macias, par ses profes­seurs, par *Libération,* par *Le Monde,* par Séguillon, par Michel Cardoze, par Kouchner, par Ivan Levai, par Jean-François Kahn, par Malhuret et -- même -- par Léotard, Chirac, Seguin, Stasi et les autres. « Passée au conformateur éducatif et audiovisuel » -- pour reprendre une expression de Jean Madiran -- une par­tie de la jeunesse est très exactement « coluchiennisée ». Mon discoureur en était un parfait exemple : débraillé dans la tenue, façon Coluche ; sensibleries à la Jack Lang ; élocu­tion pâteuse à la Krasucki. C'est encore Jean Madiran qui notait récemment dans PRÉSENT : « Nombreux, trop nom­breux, ceux que l'éducation nationale et la télévision ont enrégimentés dans la « philosophie » de Coluche et de Jack Lang, d'Harlem Désir et de Guy Bedos, de Jacques Higelin et de Mitterrand. » 12:309 #### *Les escadrons de la mort...* Vers une heure du matin, les escouades de CRS à moto reçurent l'ordre de dégager les petites rues. Le principe de ces groupes de nettoyage est simple : une moto de trial, nerveuse, puissante, un pilote habile pour la mener, et, sur le siège arrière, un matraqueur porteur d'une arme par des­tination. Tout ce qui dépasse, tout ce qui bouge, tout ce qui court est systématiquement fauché... A proximité de la rue Médicis, un jeune homme -- 23, 24 ans -- ne put éviter le passage des motards. Un choc. Une chute. Le cuir chevelu éclaté. Beaucoup de sang. Le hasard voulut que je sois témoin de la scène en même temps qu'une jeune femme qui regardait les événements par sa fenêtre. En attendant l'arrivée d'une ambulance du SAMU, nous nous tînmes tous deux près du blessé, nous efforçant d'arrêter le sang avec un mouchoir. Les ambulanciers arrivés pour s'occuper du blessé, la jeune femme avisa mon brassard de presse : -- Ah vous êtes journaliste ! J'espère que vous allez raconter ce que vous avez vu, ce sont des sauvages, une véritable barbarie, des assassins. Entre temps, des curieux s'étaient rassemblés. L'un d'eux demanda : -- Que s'est-il passé ? J'entrepris de commencer à répondre : « Eh bien, ce sont les motards... » quand je fus interrompu par la jeune femme : -- Ah non ! Ce ne sont pas des motards, ce sont des CRS ! Et leurs motos ne sont pas immatriculées ! J'essayai de dire que les motos étaient forcément imma­triculées, que c'était obligatoire et que... Elle m'interrompit de nouveau. Haineusement : -- Ah, parce que vous trouvez que ce que fait la police ce soir est « obligatoire » ? Bravo ! Ils ont jailli comme les escadrons de la mort, c'est comme au Chili. 13:309 Elle fut bruyamment approuvée par le petit groupe qui s'était formé et chacun, tour à tour, vint rajouter son mot définitif sur Paris qui ressemblait de plus en plus à Santiago-du-Chili. La boucle était de nouveau bouclée. Des extrémistes de gauche tous ces petits zigues passés au moule « SOS-Racisme » et « Restaus du cœur » ? Même pas. Leur discours serait autrement articulé. Interrogé sur ses préférences politiques, un jeune manifestant ânonna dou­loureusement : « Alors tu vois, j'veux dire que si on était vraiment obligé, mais tu vois vraiment obligé de choisir, alors ce serait le PS. Parce que c'est le moins pire. » Ne discutons pas de savoir si le PS est « le moins pire ». Notons simplement cette coloration rosée régurgitée telle quelle. Elle est celle des écoles. Elle est celle des radios. Elle est celle de toutes les chaînes de télévision. #### *La philosophie des Frères Pétard* Un autre lycéen, Olivier, élève en terminale, expliquait plus gravement : « Sélection à l'université, sélection dans la société, les déviants en prison, sélection pour devenir fran­çais : c'est tout cela que nous refusons en bloc. » A peu de choses près, c'est ce qu'on pourrait appeler la philosophie des « Frères Pétard ». Du nom de ce film apologétique de la drogue, autorisé « tous publics » par François Léotard. Et le *Matin de Paris* n'a pas tort qui notait au lendemain de la manifestation du 4 décembre : « Les rescapés de Woodstock n'ont pas compris que les foules accros aux concerts de Balavoine, de Renaud, de Lalanne, de Télé­phone, d'Indochine ou de Goldman, que les militants si « pros » de SOS-Racisme, que les gentils mêmes mobilisés par Bob Geldof pour l'Éthiopie et par Coluche pour ses Restaus du cœur faisaient là, comme eux, bien que par d'autres voies qu'eux, leur apprentissage militant. Autrement dit leur apprentissage politique. » 14:309 C'est, bien évidemment, faire bon marché de toute une autre jeunesse -- et celle-là est encore nettement majoritaire -- qui vomit Balavoine, Renaud, Lalanne, Indochine ou Goldman et qui abomine SOS-Racisme, les colucheries, Bob Geldof. Il n'empêche que le raz-de-marée déclenché par les media porte, transporte, amplifie l'adoration désormais obli­gée -- sous peine d'être traité de ringard, de blaireau, de fâcho -- des idoles idéologiques sus-nommées. Et il faut une sacrée dose de courage et de fermeté d'âme à un gamin de quinze ans pour résister -- seul ou à peu près seul -- à tout un groupe, toute une classe, tout un lycée qui le presse de penser comme tout le monde ou d'être marginalisé. #### *Les grands ancêtres* Beaucoup de journaux se sont plu à souligner le côté bon enfant, joyeux, gouailleur de la manifestation du 4 décembre. On a moins relevé un des mots d'ordre lancé au micro de l'esplanade des Invalides : « La coordination doit ramener Devaquet ici pour qu'il s'exprime sur ce podium. » « Coordination », c'est le nom « cool » pour « soviet ». Un collectif qui, à la première occasion, retrouve les vieux instincts révolutionnaires, se transformant en tribunal popu­laire tout prêt à régler le sort d'un Devaquet que l'on aurait lynché avant qu'il soit arrivé au podium-échafaud... De la même façon, tout le monde a pu voir à la sortie du métro Gare des Invalides -- mais aussi au cours de la nuit devant la Sorbonne -- des militants masqués brandir des pistolets qui n'étaient pas tous d'alarme. Réflexion d'une petite lycéenne en direction des quelques journalistes ras­semblés à portée de voix : « Ils ont raison. La prochaine fois, il faudra venir armés et faire comme au Chili. » Comme au Chili... 15:309 Dans la nuit du Quartier latin, pendant que quelques jeunes provinciaux finissaient de se faire matraquer par les forces de l'ordre, des étudiants communistes se mêlaient aux groupes de manifestants qui, plus prudents, se tenaient à l'écart des accrochages. Eux parlaient d'assemblées générales, de grèves, d'occupation des facs, de collectifs étudiants. Au début du mouvement de contestation, on ne les avait guère entendus et, quand ils essayaient d'intervenir, d'autres étudiants -- soucieux de préserver la mascarade apolitique -- leur demandaient de se taire. Ils se sont aujourd'hui remis en selle. Qui s'en étonnera vraiment ? L'actuel mouvement de « la jeunesse », façonné par la « philosophie » des Mitterrand, Lang, Léotard et Chirac -- c'est-à-dire une « phi­losophie » commune à base de droits de l'homme, d'égalita­risme, d'humanitarisme béat et d'une bonne dose de chien­nerie -- n'a pour l'heure qu'une « sensibilité de gauche ». D'aucuns se chargent déjà d'articuler politiquement ces « bons sentiments ». Et de les ancrer idéologiquement dans des cervelles nourries de vidéo-clips, de « Burger Kings » et de slogans rabâchés par SOS-Racisme et ses épigones militants. Alain Sanders. 16:309 ### Le « parler vrai » n'a rien à dire par Guy Rouvrais « PARLONS VRAI » : c'est une émission quotidienne et matinale d'un poste périphérique. Le titre n'en a pas été choisi par hasard. Il est dans l'air du temps. La politique politicienne a ses modes. Le temps est au « parler vrai ». A vrai dire aucun homme politique n'a jamais prétendu « parler faux ». On pourrait penser que manifester sa volonté de parler vrai signifie simplement rompre avec les canons de l'éloquence classique aggravée du style fleuri des parlemen­taires de la III^e^ République. Bien sûr, il y a de ça. Mais ce n'est pas seulement cela qui est en cause. Ainsi, Jean-Marie Le Pen est un brillant orateur on ne peut plus classique, ce qui ne l'empêche pas de « parler vrai ». 17:309 En fait, « parler vrai », c'est être « authentique ». C'est faire coïncider ce que l'on dit et ce que l'on croit. C'est délivrer une parole libre de toutes précautions démagogiques. Telle est du moins ce qu'on aimerait qu'elle fût. \*\*\* Une première réflexion s'impose. Que les hommes politi­ques disent tout bonnement ce qu'ils pensent devrait aller de soi. Or, on bée d'admiration devant ceux qui manifestent un tel « héroïsme ». Ce qui, *a contrario,* souligne que l'ordi­naire du discours politique n'est pas l'heureux mariage de la parole et de la conviction. Il n'a pas pour objet de révéler mais de dissimuler. La désaffection de l'opinion à l'égard de la gent politique conduit ceux qui nous gouvernent, ou y aspirent, à investir dans le « parler vrai ». C'est d'un bon rapport en terme de popularité. C'est devenu un créneau politique sur lequel on se « positionne », comme disent les spécialistes du « marke­ting » politique dans leur patois. Ce qui, par essence, devrait être spontanéité et libre jail­lissement est devenu un exercice médiatique. On travaille durement sa spontanéité. On choisit avec soin, entouré de spécialistes, les mots, les attitudes, les inflexions de voix qui devront témoigner de votre merveilleuse authenticité. Rude discipline qui a ses forts en thème et ses cancres ! Le plus mauvais élève de la classe politique, c'est Jacques Chirac. Ses chantres ne cessent de soupirer : « Ah ! si seu­lement Jacques était à la télévision comme il est en privé, la face du monde -- et des présidentielles -- en serait chan­gée. » On a repris espoir lorsque face à Fabius, dans une joute télévisée, le chef du RPR a fait preuve d'aisance et de décontraction. Aurait-il compris enfin ? Las, il est aussitôt retombé dans ses errements. Ses « conseillers en image » -- ça existe ! -- ont été contraints de le faire redoubler et de tout reprendre à zéro. Chirac n'avait pas été vraiment bon, simplement Fabius avait été plus mauvais que lui. On remarquera d'ailleurs que nul ne se souvient plus de ce que l'un et l'autre ont dit au cours de ce débat : seule est restée l'impression d'une « victoire » de Chirac sur Fabius. Dans l'univers politico-médiatique la façon dont on dit a toujours plus d'importance que ce qu'on dit. Comment les Français peuvent-ils y prêter une oreille attentive ? 18:309 Les gourous médiatiques de Jacques Chirac ont eu une divine surprise : l'interview au *Washington Times.* Cette béré­zina politique s'est révélée, à l'analyse, d'un excellent rapport en terme d'image ! Là, Chirac s'est laissé aller. Il a dit sans fioritures ce qu'il pensait, avec cynisme et agressivité. Du coup les observateurs patentés, ceux qui font l'opinion, ont enfin découvert « une certaine cohérence » dans la politique de la France au Moyen-Orient. Que ne parle-t-il plus sou­vent comme cela ! se sont exclamés ses thuriféraires. Seule­ment voilà, le Premier ministre ne peut se le permettre ! La question posée au journaliste en préambule à l'entretien est significative : « *Ou bien je vous dis ce que je pense et vous ne pouvez pas me citer, ou bien vous le pouvez et je ne vous dis pas ce que je pense. Que préférez-vous ?* » C'est à de tels propos que l'on peut mesurer la profondeur de la crise du discours politique. La parole vraie est indicible. Le « parler vrai » en est un ersatz. Le citoyen est considéré comme un mineur incapable de supporter la vérité. Plus on lui dissimule la vérité et plus on travaille le « parler vrai » qui en est le simulacre pathétique et dérisoire. Autre mauvais sujet : François Léotard. Ce n'est pas qu'il n'y mette pas du sien ! Au contraire : il a investi tout son capital politique dans l'élaboration de son image médiatique. C'est là tout son drame. Il s'acharne, le bougre ! Il est appliqué, besogneux, discipliné. Il ne dit pas un mot sans l'avoir répété devant ses imprésarios qui magnétosco­pent tout. Mais il est d'un naturel si savamment élaboré que cela se voit trop, il produit l'effet inverse de celui qu'il veut susciter. Lui, il travaille dans la jeunesse. Il « fait » dans le créneau vieux jeune progressivement délaissé par son occupant historique, Michel Rocard. Il faut s'arrêter un instant sur ce fétichisme de la jeu­nesse auquel beaucoup croient devoir sacrifier. On doit y voir la contamination de la publicité. Commercialement par­lant, les 16-25 ans sont un segment porteur, c'est donc un marché à conquérir. 19:309 Du point de vue politique, et histori­que, rien ne dit que le soutien de la jeunesse soit décisif. De Philippe Pétain à Charles de Gaulle, sans oublier François Mitterrand, les Français se sont donnés à des hommes d'un âge vénérable. La jeunesse et son inexpérience inquiètent, la vieillesse rassure. Alors que l'on recherche un père, nos nouveaux hommes politiques aspirent à n'être que le grand frère, le copain qui les comprend. De là ces contorsions gro­tesques et démagogiques pour paraître jeune. Le « parler vrai », dans cette perspective, est supposé abolir la distance entre les générations. \*\*\* Passons maintenant aux premiers de la classe médiatique, inexpugnables au tableau d'honneur du « parler vrai ». Et d'abord Michel Rocard. C'est sa cote d'amour dans les sondages qui en a converti beaucoup aux délices du « parler vrai ». Rocard nous introduit au paradoxe du « parler vrai » et à notre seconde remarque : le « parler vrai » n'est pas le parler juste. Autrement dit, lorsqu'on parle vrai on n'exprime pas la vérité des choses mais sa sincérité sub­jective. On peut se tromper tout le temps et sur tout. Cela n'a pas d'importance si, à chaque fois, on a exprimé ce que l'on croyait vrai. On a connu Michel Rocard marxiste autogestionnaire, à la gauche de la gauche et même du Parti communiste dont il stigmatisait l'embourgeoisement. Après avoir fait scission d'avec la SFIO, on le retrouve au nouveau parti socialiste dont il est l'aile révolutionnaire. On le situe maintenant à la droite du PS d'où il dénonce l'archaïsme de l'aile gauche. Est-il libéral ? Libertaire ? Démocrate-chrétien ? Social-démo­crate ? Partisan de l'économie de marché ou adepte de la planification ? Est-il anti ou pro américain ? Est-il pour la liberté d'entreprendre ou sacrifie-t-il encore au mythe de l'autogestion ? Est-il plus proche de Barre ou de Marchais ? Bien malin qui peut aujourd'hui apporter une réponse claire et précise à ces interrogations. Lui-même doit l'ignorer. 20:309 Ce nomadisme politique et intellectuel devrait lui valoir mille sarcasmes. Il pourrait être à jamais déconsidéré comme homme politique responsable. Pas du tout ! L'histoire de ses variations n'influe nullement sur sa cote de popularité qui est stationnairement au zénith. Il est à craindre qu'il ne soit un jour président de la République si, du moins, et pour une fois, il y a quelque continuité dans sa détermination qui, exceptionnellement, serait « sans faille », l'intéressé dixit. Cet incroyable succès du ludion de Conflans Sainte-Honorine, les spécialistes vous l'expliquent : c'est que, voyez-vous, Rocard, lui, « parle vrai ». Il ne dit pas la même chose à chaque fois, mais à chaque fois, il est dans ce qu'il dit. La sincérité est absolutoire. Telle est la perversité du « parler vrai » lorsqu'il est dépouillé de son rapport à la vérité. L'homme politique n'est plus jugé sur l'acuité de son jugement, la pertinence des solutions qu'il propose, la cohé­rence des perspectives qu'il ouvre, mais sur le génial jaillis­sement de son imagination créatrice, si merveilleusement « authentique ». \*\*\* Dans un tout autre registre nous trouvons Raymond Barre, diva des sondages à l'égal de Rocard mais avec moins de continuité. Lui est, à sa manière, un novateur qui a perfectionné le « parler vrai » en le prolongeant de son contraire « le mutisme vrai ». Il est le muet du sérail. Il n'en pense pas moins. Il ne le dit pas. Il le fait dire. On écoute son silence. Il est éloquent. Il est riche de significa­tion. Ses rares propos n'ont pas pour objet premier d'enri­chir le débat politique -- il ne s'en mêle pas, pouah ! -- mais d'encadrer son silence. Moins il parle, plus sa popularité croît. Dans un premier temps, cette attitude traduisait sans doute une répulsion instinctive pour la « politique politicienne ». On notera que, lorsque Jean-Marie Le Pen exprime un tel sentiment, on dénonce aussitôt un « néo-poujadisme » gros de menaces pour la démocratie parlementaire. 21:309 Mais quand il s'agit de Barre, on le porte à son crédit en assu­rant qu'il témoigne d'une hauteur de vue dont les autres feraient bien de s'inspirer. Chez Barre ce réflexe anti-poli­ticien spontané a fait place rapidement à l'exploitation sys­tématique d'un créneau. C'est devenu un procédé qui le situe autrement par rapport à la classe politique. Car son discours privé ne coïncide pas avec son discours public. Tel journaliste se souvient encore, avec étonnement, de la façon dont il a brocardé Antoine Pinay, avec vulgarité et cruauté, alors qu'officiellement, et comme tout le monde, il exalte la sagesse de l'homme de Saint-Chamond. Barre sait qu'il s'alié­nerait sa clientèle s'il disait tout haut ce qu'il pense tout bas d'Antoine Pinay. \*\*\* Comment expliquer ce culte du « parler vrai » ? Il faut y voir l'effet conjugué, assurent les « observateurs », des ins­titutions de la V^e^ République et de l'omniprésence de la télévision. Il est exact que l'élection du président de la Répu­blique au suffrage universel a personnalisé le débat politique. C'est un homme que l'on élit et pas une doctrine. D'où la focalisation autour de sa personne. Il est vrai également que la télévision est une machine infernale. La caméra est cruelle qui, au détour d'un regard, d'une mimique subreptice, d'une hésitation, révèle un homme, pour le meilleur et pour le pire. Galériens des media, les politiques sont contraints de prendre sans cesse la pose, d'exalter leur meilleur profil, de peser leurs mots aux balances de la prudence électorale. Mais lorsqu'on a analysé ces éléments conjoncturels, on n'a pas épuisé la question. La vérité est que les hommes politiques n'ont plus rien à dire d'essentiel mais qu'ils doivent feindre de dire quelque chose. La forme l'emporte nécessairement sur le fond, c'est-à-dire l'absence de fond. Les discours sont interchangeables. Quels que soient les partis, tout le monde broute à l'inté­rieur des limites du pré-carré convenu. C'est un discours de connivence. C'est le même produit. Ils ne peuvent modifier que l'emballage. 22:309 C'est donc à celui qui paraîtra plus vrai que l'autre. C'est ce qu'exprime, à sa manière, Jean-Marie Le Pen en englobant dans une même réprobation « la bande des quatre ». Lui, il a quelque chose d'essentiel à dire qui porte sur l'identité et la pérennité de la patrie française. Il témoigne de ce que les autres ignorent : la parole vraie se moque du « parler vrai ». Guy Rouvrais. 23:309 ### Humiliation par la science par Georges Laffly LA SCIENCE est un multiplicateur du pouvoir de l'homme sur la nature (et donc sur lui-même). Il lui paraît qu'elle réalise ses rêves fondamentaux -- ces rêves qui semblaient conçus comme la contre-partie exacte de la réalité : voler, être présent partout à la fois, rester jeune, sain. Il y a cinq siècles, nous ne savions pas que l'Amérique existât ; aujourd'hui nous pouvons assister, de notre fauteuil, en direct, à l'élection d'un président des États-Unis -- ou à son assassinat. Cela cause une sorte d'ébriété, bien excusable. On en oublie que ces rêves ne sont pas réalisés comme la magie le ferait. Ils sont en fait interprétés. L'homme ne vole pas, il s'enferme dans de grosses machines qui, elles, volent et le transportent très vite, après l'avoir fait long­temps poireauter dans des hangars de béton. Il n'est pas présent partout à la fois, mais il peut assister à des spectacles qui ont lieu à l'autre bout du monde, à condition de se fier à l'œil de la caméra. 24:309 C'est la différence entre une jambe et un appareil orthopédique. Reste la supériorité de la technique sur la magie : c'est qu'elle fonctionne régulièrement. Dès que l'on compare notre situation avec le passé, notre supériorité éclate, si évidente que rien ne paraît impos­sible. Ce qui n'est pas encore atteint le sera. Un abîme sem­ble nous séparer de l'homme qui taillait des silex, et même de celui qui, hier, poussait une charrue traînée par des bœufs. C'est au point que nous concevons mal que ces hommes soient nos frères. La loi du progrès nous souffle de renier ces parents infirmes. Mais ce regard en arrière, en même temps nous donne confiance : quand on a fait tant de chemin, tous les espoirs sont permis. Non seulement les hommes modifient la nature, la maî­trisent, mais ils se modifient eux-mêmes. Dès aujourd'hui, ils sont vainqueurs de multiples maladies, ils transplantent des cœurs, des reins, d'un corps à un autre. Ils sont capables de se transporter sur la lune, et leur regard perce l'abîme jus­qu'à des milliards d'années-lumière. Ce n'est pas la nature qui leur a donné ces pouvoirs, c'est leur industrie. Demain, agissant sur les gènes, ils seront capables de modifier leur corps, leur cerveau en particulier. Ces succès suffiraient à expliquer qu'il nous soit difficile de ne pas penser selon le progrès. Progrès de l'espèce, dit la doctrine de l'évolution, qui nous fait partir d'une sorte de rat pour aboutir à l'*homo sapiens sapiens ;* progrès du *sapiens* dans la connaissance et dans la capacité d'action ; spirituali­sation du *sapiens,* paraît-il. L'homme grandit. Il tend vers l'Esprit, proclame Teilhard, d'un mouvement irrésistible ; il arrive à des théologiens de voir dans l'incarnation du Christ le point de départ et le modèle d'une transformation de l'homme en dieu (je mets la minuscule, par respect, mais cela doit trahir leur pensée). Mais ce genre de vision est déjà celui de Hugo. Il prophétisait qu'on verrait *Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux* (Le Satyre). Et Nietzsche, en somme, reste fidèle à ce schéma : « Nos arts ne cessent de s'intellectualiser, nos sens de se spiritualiser... » (*Humain, trop humain,* t. 1.) 25:309 Il n'est pas mauvais de choisir comme je viens de faire des exemples un peu éloignés les uns des autres : cette forme d'union sacrée révèle à quel point les hommes les plus libres dépendent de leur temps, prisonniers comme les poissons dans l'aquarium. Si l'on regarde bien, l'enthousiasme pour la métamor­phose de l'homme est plus le fait de poètes, de philosophes, que de savants. D'ailleurs, quelle autorité possède un scienti­fique, hors de sa spécialité, et quelle spécialité permettrait d'étudier ce phénomène de *divinisation ?* En tout cas, ce mouvement où l'homme dépasse sans cesse ses limites, ren­verse l'ordre du monde et arrache des prérogatives qui sem­blaient réservées au Ciel (foudroyer ou guérir, par exemple), le mythe l'a décrit depuis longtemps, avec Prométhée. Et notre civilisation peut être dite prométhéenne, sauf que les hommes ne comptent pas sur un Titan, mais sur eux-mêmes. Ce rapprochement suppose que les contraintes qu'ils secouent, les limites qu'ils dépassent étaient senties comme des chaînes injustes, dont il y a gloire à se libérer. Mais nos conquêtes sont-elles le produit d'une révolte, d'un assaut, ou celui d'une ascension, d'une croissance naturelle ? C'est toute la différence entre la vision de Hugo et celle de Teilhard. Elle sépare deux formes de *gnose,* dont la seconde semble l'emporter de nos jours. L'orgueil y est encore plus éclatant et l'assurance plus ferme, mais sans défi -- ou du moins le défi est-il inconscient. Encore une fois, on parle d'une atmosphère mythique et de rien d'autre. La « science » n'est pour rien dans cette affaire. (« La science ? Il y a des savants, et des moments de savant », dit Valéry.) Ou, si l'on veut l'y mêler, il faut reconnaître qu'elle augmente la puissance de l'homme, mais aussi qu'elle dégrade son statut. Et plutôt que d'une escalade prométhéenne, il faudrait parler d'une entreprise d'abaisse­ment. Les disciplines scientifiques rabattent le caquet de ce rêveur qui se flattait d'être fils de Dieu, roi de la Terre, au centre de la Création. Les rationalistes renchérissent Voltaire le traite d'insecte, Valéry de mouche. Mais on ne saurait mieux dire que Freud : 26:309 « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du sys­tème cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibi­lité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Dar­win, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter des rensei­gnements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. » (*Introduc­tion à la psychanalyse, 1916.*) Il est bien certain que Freud a raison. Le résultat du progrès de nos connaissances, c'est sûrement un pouvoir gri­sant, c'est sûrement aussi une humiliation. L'homme est bafoué dans ses prétentions, amené à l'idée d'une origine honteuse, d'un destin sans importance, sans signification, et obligé de reconnaître que l'esprit dont il est si fier est menacé sans cesse d'explosions intérieures qu'il ne peut dominer. On s'arrête rarement à considérer la connaissance comme une entreprise d'humiliation. Point de vue pourtant très éclairant. Vous avez remarqué au passage l'espèce de frémis­sement jubilatoire qui anime la prose de Freud. On dirait qu'il prend une revanche sur des prétentions qui l'auraient longtemps exaspéré. 27:309 Devant ces découvertes désagréables, les hommes -- ceux du moins qui ne demandent qu'à la science de les informer sur la nature et le destin de leur espèce -- se sont partagés en deux camps. Les uns, par une sorte de compensation, ont renforcé leur attitude prométhéenne. Plus conquérants que jamais (et plus que jamais révoltés contre un ciel dont ils assurent d'ailleurs qu'il est vide), ils rêvent d'élargir en­core l'empire, de vaincre la mort et de peupler les étoiles ; d'aller en somme jusqu'au point où la minceur des origines et la faiblesse de l'animal pourront être supportées sans honte, étant niées de fait. Reste qu'une petite voix conti­nuera de souffler la remarque de Pascal : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument fort. On a beau dire : il a crû, il est changé ; il est aussi le même. » L'autre réaction est la démission. Acceptant de n'être rien, comme nous y invitent nos sciences, nous sommes débarrassés d'encombrantes responsabilités. Comme l'esclave, nous sommes encore plus inexistants que vils. C'est avec soulagement que le trône est abandonné, et avec lui l'im­mortalité, et l'importance absolue de nos actes. Le renonce­ment est la vraie libération. Nos pires crimes ne méritent pas un châtiment d'ailleurs impossible puisque les Cieux sont vides : l'homme retrouve une innocence, celle du néant. *La pluralité des mondes habités* Il n'est pas tout à fait sûr que les hommes aient accepté leur condition de locataires d'une planète infime et excentri­que. Ils continuent de dire que le soleil se lève et se couche, et que les étoiles tournent dans le ciel. Cependant, ils savent qu'il n'en est rien. La révolution copernicienne, nous dit-on, gênait l'Église parce que la Bible ne présente pas les choses de cette manière. On passe sous silence un fait plus impor­tant. Cette révolution heurte en chacun de nous un senti­ment inné, invincible, obscur. L'instinct nous dit que nous sommes au centre du monde, le savoir le nie. Il y a désarroi et angoisse -- aujourd'hui encore. La perte du centre crée un vertige. 28:309 Autant que la piété, le défi aux dieux, le rêve promé­théen suppose un minimum d'importance des hommes, une base solide pour l'escalade du Ciel. Autrement, il fait rire. Le drame entre Dieu, l'homme et la nature réclame que l'homme ait le poids d'un antagoniste. On le place donc au centre du monde : c'est nécessaire pour une mise en scène vraisemblable. Les calculs de Copernic ont ruiné cela en passant. Si l'on accepte de considérer l'humanité comme un pro­duit quelconque de la vie, il suit immédiatement qu'il y a vie dans bien d'autres lieux que la Terre, et vraisemblable­ment des formes de conscience. L'énoncé le plus sûr me paraît être celui de Frédéric Hoyle, un astronome, dans un roman qui a pour titre le Nuage noir : « La Nature ne pro­cède pas par entités uniques. » (Donc, il y a dans l'univers d'autres êtres conscients que l'homme.) Mais déjà Cyrano, en 1648, voyait la lune comme un monde, un monde habité dont nous sommes la lune : il se mouvait parfaitement dans le relatif. Quarante ans plus tard Fontenelle pense aussi que la lune est habitée, et bien d'au­tres globes. Il a parfaitement assimilé les conséquences du nouveau savoir, et il parle déjà comme Freud, ravi d'une humiliation qui nous remet à notre place : « Je lui sais bon gré (à Copernic) d'avoir rabattu la vanité des hommes, qui s'étaient mis à la plus belle place de l'Univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes ». Il imagine d'ailleurs les planètes habitées par d'autres êtres que les hommes, n'étant pas vraisemblable que dans des lieux si divers on trouve les mêmes formes de vie. Ce serait encore vanité et naïveté de notre part d'aller croire que la forme humaine est la seule capable de loger un esprit raisonnable. Cependant, cette pente est si naturelle que l'au­teur des *Entretiens* loge des astronomes dans Jupiter, et un « journal des savants » -- alors que la simple supposition de la télépathie nous éviterait déjà les complications de l'im­primerie. Mais ce n'est pas par là que Fontenelle aime vagabonder. Nous sommes beaucoup plus aventureux dans nos imaginations. 29:309 Comme Hoyle, il fonde son opinion au sujet de la plura­lité des mondes habités sur le fait qu'il est inadmissible que la Terre soit une exception : « ...Il faudrait concevoir que ces grands corps auraient été faits pour n'être point habités, que ce serait là leur condition naturelle et qu'il y aurait une exception justement en faveur de la Terre toute seule. Qui voudra le croire, le croie... » On voit que les conséquences de la nouvelle mécanique céleste sont acceptées sans hésitation, chez ces Français. Pas d'angoisse chez Cyrano, ni chez Fontenelle. Il est vrai que pour tous deux le plaisir de mettre raisonnablement l'Église en difficulté suffirait à les rallier à la solution de la pluralité. Car des questions se posent : si des êtres dotés d'esprit exis­tent dans bien d'autres planètes, leur condition est-elle sem­blable à la nôtre ? Sont-ils pécheurs, et ont-ils été rachetés par la mort du Christ ? Tout cela ravit les libertins, heureux d'avoir trouvé un nouveau terrain pour embarrasser les théologiens. D'ailleurs, nos deux auteurs se font encore une idée très rassurante des dimensions de l'univers. L'homme n'y est pas perdu. Cependant le trouble existe, et la dégradation infligée à l'homme, Freud ne s'y est pas trompé, le blesse au cœur. Jusqu'alors Fils unique, centre de la Création, se mouvant dans un monde absolu où chaque acte peut le damner ou le sauver, voici l'homme transféré au monde du relatif. Un monde où il n'y a pas de centre, où l'être humain n'est cer­tainement pas le seul à jouir d'une conscience, où il n'y a aucune raison qu'il le soit, et donc aucune raison pour qu'il ait avec Dieu un rapport privilégié, et même essentiel dans l'économie de l'univers. On pourrait voir là la première forme de la perte du Père. Il y aura avec Darwin perte du père commun des hommes : il n'y a pas eu d'Adam. Et avec Freud, mythe du meurtre du Père. Le cercle se referme. 30:309 Si le Père devient improbable, c'est une raison supplé­mentaire pour que les hommes exigent des frères, ces créa­tures des autres mondes. Quand on n'est pas *le seul,* on a grand peur d'être seul, et on recherche désespérément des semblables. Et c'est bien ce qui se passe, pour répondre à une exigence de la raison, pour répondre aussi à une an­goisse qui point. Se trouver seul, perdu dans un coin écarté, peut-être sans témoin, sans personne qui sache que nous existons, cela inspire la peur. On sait que Pascal l'avait deviné et comptait placer dans la bouche de son libertin l'exclamation fameuse : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraye. » Le XIX^e^ siècle, qui se faisait des *Pensées* une image romantique et assez sotte, voyait là le cri de l'homme pieux, affolé, se jetant dans les bras du Père pour échapper à sa peur, la religion profitant ainsi de la terreur. Valéry le croyait encore, et ses pages sur le sujet s'en ressentent. En réalité, les choses ne se passent pas ainsi. Ce que l'homme supporte encore plus mal que la solitude, c'est l'exil. Robinson dans son île se sent perdu, oublié, loin du centre qu'est Londres, qui représente la vie sociale, la civili­sation, *le lieu où ça se passe.* Il se sent aussi effroyablement seul, au point qu'il rêve d'entrer en contact avec les sau­vages qui débarquent. Il finit par ramener Vendredi, sau­vage, mais victime, non hostile et même éducable. Or, si Vendredi peut recevoir une éducation, son maître est à nou­veau au centre d'une apparence de vie sociale. On n'imagine pas Adam et Ève, seuls au jardin, ressen­tant une solitude ou un exil. Ils sont le centre de la Créa­tion. Et les hommes jusqu'à hier, n'ont pas connu non plus cette angoisse ; eux aussi ils se voyaient au centre, sous les constellations tournoyant exprès pour eux et pour écrire leur destin. C'est lorsque cet heureux état prend fin que l'an­goisse apparaît, et Pascal le savait. Ce sentiment persiste. En 1983, Pionnier 10, un satellite américain, est sorti du système solaire. C'était la première fois, pour un engin fabriqué par les hommes, et nous n'en sommes pas à parler de l'au-delà de Pluton comme on par­lait hier de l'au-delà de Suez. 31:309 Un journaliste scientifique très connu, Albert Ducrocq, évoquait à ce propos les mondes lointains qui doivent connaître la vie, et ces êtres qui, sans doute, « se sont demandé s'ils étaient seuls », ajoutant que « cet effrayant sentiment de singularité absolue a dû leur glacer le sang comme à nous ». C'est exactement ce qu'avait noté Pascal. On remarquera le retournement de situation. Pour le chrétien, pour l'homme d'hier, le fait de constituer une exception, « une singularité absolue » n'entraîne nul effroi, mais un sentiment de fierté et de reconnaissance. Il est vrai que l'exception d'aujourd'hui ne serait pas l'œuvre d'un Créateur aimant, mais le produit d'un hasard insensé, ce qui change tout. A. Ducrocq conclut sagement son article (c'était dans *Le Point*) en disant que ces autres êtres existent -- c'est un acte de foi dans la raison -- mais que nous n'avons aucune chance de les rencontrer : les distances sont trop grandes, la probabilité trop mince. N'empêche que nous leur avons envoyé, avec Pionnier 10, une jolie plaque dorée sur laquelle sont gravés les portraits en pied d'un homme et d'une femme, ainsi qu'une série de lignes et de symboles chargés de faire comprendre où se trouve la Terre. C'est supposer que ces autres êtres sont doués d'yeux assez semblables aux nôtres pour percevoir la gravure, mais sans ce genre de suppositions : 1. -- aucun signal n'est possible ; 2. -- ils ne nous intéressent pas. Car nous avons beau faire, il nous les faut tout proches, ces extra-terrestres (fraternels, encore une fois). Déguisés, si l'on veut, avec une trompe et des écailles, ou six bras, mais doués de sens pareils aux nôtres : on les entendrait, ils nous parleraient ; et d'un langage ; et, rêvons-nous aussi, d'un esprit semblable au nôtre -- la raison doit être la même -- ainsi que d'une sensibilité assez proche de nous. C'est beau­coup demander, et c'est là que l'on voit, au-delà de l'exi­gence de la raison (pourquoi l'homme serait-il une excep­tion ?) le poids de l'angoisse. Dans le roman de Frédéric Hoyle, c'est une sorte de nuage de poussière, plus grand que le système solaire, qui se trouvait doué de raison. Ce n'est pas cela que nous attendons. Il y a attente, c'est évident, sans elle les gens ne verraient pas si souvent des soucoupes volantes. 32:309 Attente de visiteurs angéliques, dans le genre d'E.T., personnage d'un film qui eut grand succès il y a quelques années, et même, à la rigueur, de personnages ter­rorisants, comme dans le film *Les Envahisseurs.* Ce que nous n'attendons pas, ce que nous refusons, ce sont des visiteurs indifférents, c'est-à-dire en somme imperceptibles. Nous ne les verrions pas, ils ne nous verraient pas, ou pour parler autrement, nous vivrions à des étages différents, l'angoisse resterait. Ce que nous voulons, ce sont des rencontres, et même de démons, si les anges ne sont pas disponibles. L'angoisse d'être abandonné se manifeste encore sous une autre forme : l'obsession des étoiles mortes. Il est vrai que c'est là encore quelque chose de scandaleux pour nos esprits. Les astres nous semblent immortels, et l'idée qu'ils peuvent s'éteindre nous étonne. De façon moins consciente, nous prenons peur que ce monde infini ne soit habité que par la mort et ne constitue qu'un tombeau, où nous serions enterrés vivants. *Et la lueur des nuits venait d'astres éteints* dit Cocteau. Vers qui signifie la peur du triomphe universel de la mort. Ces étoiles que nous voyons briller, et dont beaucoup aiment à penser qu'elles dirigent leur destin, en réalité sont obscures. Leur lumière est un anachronisme, la source est tarie, et le rayon qui nous atteint encore, c'est le message d'un bateau qui a coulé. On en vient à soupçonner que la scintillation d'un ciel d'été n'est qu'un mensonge. En réalité, la fête est finie, et on a éteint les lumières, nous allons l'apprendre d'un instant à l'autre. Voilà un tour sinis­tre de l'imagination, et symptomatique, il me semble. Georges Laffly. 33:309 ### Un aventurier tricolore (III) : le marquis de Morès (1858-1896) par Alain Sanders #### Aux frontières des Indes CEUX QUI PRÉTENDENT que l'on peut passer, facilement, de la vie d'aventurier dans les libres prairies du Far-West à celle de jeune homme à la mode dans les salons parisiens sont des menteurs. Morès s'ennuie. Morès a besoin de grands espaces. Et d'action. Son père, le duc de Vallombrosa, lui conseille d'aller voir du côté des Indes -- où lui-même a connu des heures exaltantes -- si les tigres sont toujours aussi redoutables... Morès s'empare de l'idée : « Les Indes ? Pourquoi pas. ? » Fin 1887, Antoine et Medora de Morès débarquent à Bombay. De là, ils prennent le train pour Calcutta où ils sont reçus par le vice-roi des Indes, Lord Dufferin. 34:309 Pendant que les deux hommes parlent « politique », les dames par­lent de Londres et de Paris. -- Savez-vous qui nous arrive ? demande le vice-roi à Morès. Le prince Henri d'Orléans et le prince Bernard de Saxe-Weimar. Ils viennent chasser, me dit-on. Ils viennent chasser, en effet. Et il ne faudra guère de temps pour que se développe entre Morès et les deux princes une véritable amitié. Un soir, Morès et Henri d'Orléans annoncent aux officiers anglais qui les reçoivent dans leur club : -- Nous avons décidé d'organiser une expédition pour aller chasser le tigre. -- Excellente idée, répondent les officiers. Mais dans quelle région ? -- Les Sunderbunds. -- Les Sunderbunds ! Impossible. Ah ça, des tigres vous en rencontrerez ! Mais aussi des serpents et des marécages où vous vous enfoncerez corps et biens avec vos éléphants... Lord Dufferin lui-même interviendra pour essayer de faire renoncer Henri d'Orléans et Morès à leur folle idée. En pure perte. Les deux hommes ont même réussi à persuader un autre Français, M. de Boissy, à les accompagner dans ce mystérieux delta du Sunderbunds dont tout le monde sem­ble avoir grand peur. Seule concession de Morès : son épouse ne le suivra pas et sera l'invitée de Lady Dufferin. Quand Morès voyage, il aime à le faire confortablement. Il a donc installé, sur une espèce d'île flottante de trente mètres de long et traînée par un bateau à vapeur, une véri­table maison avec chambres à coucher, salle à manger, promenoir... Après quatre jours de voyage, Morès et ses compagnons débarquent dans le dernier village connu. Au-delà, c'est la jungle et ses mystères. Il écrit à sa femme : « Nous arrivons ce soir sur le terrain de chasse pour quel­ques jours. Le pays est rempli de tigres. Nous sommes à Iessore. Ici commence la jungle. » Ici commence la jungle et ici commence la chasse aux redoutables « mangeurs d'hommes ». Pour chasser le tigre, il y a plusieurs techniques. La plus connue et la plus utilisée consiste à attacher, à un piquet, une vache. 35:309 En espérant qu'elle beuglera assez fort pour attirer les fauves. Le 15 février 1888, Morès peut envoyer à Medora un bulletin de victoire : « Enfin ! premier tigre, nous ne retournerons pas sans avoir tué. Hier un indigène des environs est venu nous dire qu'un tigre avait tué sa vache. Le Prince et moi sommes partis avec nos shikaris, Dipchai, Nelagagi, Bushi, Raddi, Jaffor, Bullo, Chagem, et le shikari du village, Changram (le Papouan). En arrivant nous avons trouvé la vache morte, et décidé de faire une battue. « Les coolies, à peine partis, ont fait passer une tigresse que le Prince blessa. Alors commença une chasse que je n'oublierai jamais. La tigresse, saignant un peu, parcourut environ deux miles, traversa une rivière, et alla se cacher dans une jungle très épaisse. Après avoir essayé plusieurs fois de la faire sortir, les shikaris et coolies abandonnèrent. « Étant décidé à la trouver, je plaçai le Prince d'un côté de la jungle, et, à la tête des coolies, je me frayai un passage de plus d'un mille à travers la jungle, sur les traces de l'animal. Finalement nous le chassâmes jusque dans une petite jungle séparée par une clairière et une dernière battue fut faite. Le Prince et moi à pied, à cinquante pas l'un de l'autre, et, à dix mètres de la jungle, Nelagaya et Bushi Raddi, derrière nous avec d'autres fusils. « J'aperçois la tigresse à trente mètres, prête à bondir, mais deux balles calibre huit (dont une explosible) dans l'épaule, l'arrêtent. Je l'approche et cinq autres balles calibre huit dans la tête l'achèvent. « Il n'y a que les balles explosibles pour chasser à pied. « Je suis enchanté car il eût été très ennuyeux de n'avoir pas réussi. « Le Prince ayant touché le premier a eu la peau. Il a fait de jolies photographies. « Je vous envoie le bout de la queue. Nous retournons dimanche, n'ayant pas le temps d'aller chasser les rhinocéros. Il faudrait deux mois pour l'entreprendre et ce serait excessi­vement pénible. » Pas le temps d'aller chasser le rhinocéros ? C'est mal connaître Morès. Le surlendemain de la chasse aux tigres, il entraîne le Prince sur les traces d'un de ces animaux. Sans succès, semble-t-il. Il écrit à Medora : « Je suis désireux que nous puissions tuer un rhino pour faire voir aux Anglais que nous pouvons nous tirer d'affaire seuls. » 36:309 Le seul qui trouve que la plaisanterie a assez duré, c'est Boissy. Écœuré par l'allant de ses deux compagnons, la jun­gle et les marches forcées, il ne suit plus aucune partie de chasse. Morès commente à l'intention de sa femme : « Le plus drôle est de voir Boissy furieux, parce qu'il ne peut pas sortir et est obligé de rester sur le bateau. » Quant au prince Henri, il est ravi. Il écrit à sa famille : « M. de Morès est le plus charmant compagnon qu'on puisse trouver, et, sous le rapport de chasse, équipement, fusils, il s'y connaît à merveille. Sans lui, nous n'aurions pas fait grand'chose. » Mais il faut rentrer pour préparer une nouvelle expédi­tion de chasse au Népal, expédition à laquelle Medora, qui a épuisé les charmes menus de Calcutta, participera. Avant de rentrer Morès lui a envoyé ses instructions : « Il faudra que nous partions au Népal aussitôt que nous serons ren­trés, par conséquent veuillez préparer tout. Les munitions sont commandées. Vous aurez quatre fusils, et pourrez vous servir du Paradox pour lequel j'ai des balles explosibles, le 12, le 450 et l'Express. » A Calcutta, Morès rencontre le duc d'Orléans qui lui fait part de son désir de le voir se charger de l'organisation de la chasse au Népal. Comme Morès voit les choses en grand et que les safaris de chasse à cette époque sont de véritables opé­rations guerrières, il faudra près de dix charrettes à bœufs pour emporter jusqu'à la gare les *impedimenta* des chasseurs. Charles Droulers écrit : « Le marquis et la marquise de Morès (car celle-ci a tenu cette fois à accompagner son mari) emportent dix carabines, deux fusils Holland, calibre 12, un Paradox, cinq revolvers et neuf mille cartouches, de quoi anéantir un régiment. Leur tente est du modèle *Swiss cottage,* de dix pieds carrés. Un avant-corps sert de vestibule d'accès, en arrière et, de forme identique, une salle de bains, au centre, une vaste pièce carrée qui est tour à tour salon, salle à manger et chambre à coucher. De chaque côté deux pièces pour les bagages et leurs accessoires. » 37:309 Aux bagages d'Antoine et de Medora s'ajoutent ceux que l'on imagine tout aussi imposants du duc d'Orléans, du prince Henri, de M. de Boissy (manifestement remis de ses émotions dans les Sunderbunds), du duc de Montrose, du docteur Forsyth et du colonel de Parseval... M. de Boissy va d'ailleurs s'apercevoir très vite que la chasse au tigre au Népal est, si faire se peut, encore plus épuisante que dans les marais des Sunderbunds. Au début, pourtant, il a été enchanté de voir qu'au lieu de chasser à pied comme affectionne de le faire Morès -- parce que c'est plus « sportif » -- on va chercher la bête à dos d'éléphant. Le 26 mars 1888, les chasseurs, juchés sur leurs énormes montures, progressent à travers une jungle où seuls des élé­phants peuvent pénétrer et les tigres se dissimuler. Le duc d'Orléans faillit d'ailleurs être victime d'une tigresse belli­queuse : ayant bondi par surprise sur la nacelle de rotin (faowlah) dans laquelle le duc se tenait, la bête le renversa avec armes et bagages avant de disparaître dans la jungle. « Elle était énorme, dit Morès, nous la retrouverons. » Ils la retrouveront en effet. Dès le lendemain. Le duc d'Or­léans, peu expérimenté ou encore choqué par sa mésaven­ture de la veille, tire sans attendre sur l'animal mais ne réus­sit qu'à le toucher à la cuisse. Une fois de plus, l'animal échappe aux yeux des chasseurs. Sans rien dire, Morès s'est précipité à sa poursuite. A travers une végétation inextricable, il suit la bête à la trace. Il finit par la retrouver et la tuer. Au grand soulagement de ses compagnons qui désespéraient de le voir revenir de cette traque fort risquée. Le 14 avril, la petite troupe rentre à Calcutta. Quelques semaines plus tard, le marquis et la marquise de Morès s'embarquent pour la France. C'est pendant ce voyage de retour, sans doute, que Morès consigna ses impressions sur un pays où l'Anglais régnait en maître. Charles Droulers retrouvera dans les papiers du marquis, une note concernant le séjour indien : 38:309 *Hyderabad --* La population est agricole : Dravidiens, aborigènes et Mahrattes (Vendéens de l'Inde), environ 11.000.000. Féodalité musulmane. Classes dirigeantes servies par des mercenaires arabes de la côte Somalie et Afghans, environ 80 000. Le pouvoir exécutif est exercé par le « Niz­zam », vingt-quatre ans, élevé à l'anglaise, très intelligent, entouré d'intrigues, il le sent. Abus des femmes et haschich, sous la surveillance d'un secrétaire anglais. Il a comme favori le général Afsur-Inney, commandant de la brigade de Gol­conde, et gouverneur du château de Golconde où sont ca­chés les trésors du Nizzam. *Politique anglaise --* Leur politique consiste à faire pren­dre aux souverains indépendants des engagements pécuniaires qu'ils ne peuvent remplir et à exiger des compensations en terrains et en hommes. *Au point de vue français --* Hyderabad est la mèche qui, de Pondichéry, peut allumer l'Inde. Le souvenir de Dupleix et de Bussy sont là à chaque pas et cent mille fusils distri­bués aux Mahrattes en feraient des guerriers invincibles, de là l'importance de Pondichéry. On croit lire à livre ouvert dans les pensées de M. de Morès : cent mille fusils et il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour le lancer, à la tête des Mahrattes, ces « Ven­déens de l'Inde », sur une chasse encore plus passionnante que celle des tigres et des rhinos... (*A suivre*) Alain Sanders. 39:309 ### Dialogue avec un prêtre diplômé par Marc Dem *LA correspondance qu'on va lire, je ne l'avais pas entreprise pour la publier. Elle eut* *pour origine mon désir de retrouver, de longues an­nées après, un ancien camarade dont je n'avais jamais eu de nouvelles -- ni lui des miennes -- un peu comme, dans le roman de Hermann Hesse, Goldmund retrouve Narcisse dans le monastère où ils ont vécu leur adolescence.* 40:309 *Mais un dialogue avec un prêtre de l'Église en marche est chose trop rare -- Jean Madiran en sait quelque chose -- pour qu'on n'en fasse pas bénéficier un public choisi quand on est parvenu à le provoquer, et bien qu'il s'agisse ici, sur le plan du résultat, d'un dialogue inutile.* *Il n'est pas sans intérêt, cependant, pour l'histoire des derniers temps de l'Église, d'observer le cheminement de la pensée d'un prêtre ordonné sous Pie XII et qui pourrait dire sa messe à Saint-Nicolas s'il n'avait traversé la tourmente conciliaire en mettant à la cape.* *C'était dans le temps de nos études un fort en thème, il l'est resté et a suivi depuis une carrière intellectuelle. On doit déplacer pour entrer dans sa chambre des piles de livres qui viennent plus souvent du Seuil ou du Centurion que de chez DMM. J'ai changé son prénom et effacé les références permet­tant de l'identifier, mais tout le reste est la reproduction scrupuleusement exacte de notre échange épistolaire.* M. D. Le 2 mars 1985 Mon cher Marc, J'ai lu d'une seule traite ton livre sur le catéchisme. Ma réaction est assez mêlée. D'une part, il est nécessaire de faire un effort de présentation qui tienne compte de la psychologie des enfants d'aujourd'hui, et d'autre part tu as raison de dénoncer des formules inacceptables et des présentations ambiguës, qui se révèlent même nocives quand on connaît les arrière-pensées théologiques d'un certain nombre de res­ponsables de la catéchèse actuelle. 41:309 Aussi je me sens peu porté à trancher personnellement dans des problèmes com­plexes, qui se posent dans un secteur auquel je suis malheu­reusement étranger. Je vois que tu accordes crédit aux tenta­tives inspirées de *Redating the New Testament* de Robinson. J'ai consacré plusieurs années de ma vie à l'étude du Nou­veau Testament et je crois que la ligne Robinson-Tresmon­tant-Carmignac est une impasse du point de vue scientifique. Il a fallu des décennies de méditation ecclésiale sous la mouvance du Saint-Esprit pour que les implications des actes et des paroles de Jésus trouvent leur formulation adé­quate ! Mais cette formulation est normative pour nous et il ne faudrait pas que, sous couleur de s'adapter à la psycho­logie enfantine, on se débarrasse par exemple de la foi en la divinité du Christ comme le fait Hans Küng. La position juste me paraît sur ce point exprimée dans le livre de P. Grelot, *Évangile et Tradition apostolique.* Je te conseille la lecture de ce livre. Je te rejoins plus complètement en considérant le mou­vement philosophique et théologique dans le catholicisme post-conciliaire. Je pense qu'une grande part de ce qui se fait conduit à des résultats ruineux pour la foi et que le nœud du problème est, en dernière analyse, d'ordre philoso­phique (pour le dire en un mot, c'est le problème de la valeur du concept). On lit couramment que « le thomisme, c'est fini » et les théologiens se mettent à la remorque de Kant, de Heidegger et de Lévinas, quand ce n'est pas de Nietzsche... On aboutit alors, au mieux, à une sorte de fidéisme (on continue à croire, mais en dépit de toute philo­sophie) et, au pire, à un nouveau modernisme (on considère que les dogmes étaient utiles pour leur temps, mais qu'il faut leur substituer d'autres formules plus adaptées aux nécessités de notre époque)... Tu vois donc ce qui m'éloigne de toi et ce qui m'en rapproche. Bien à toi. 42:309 (*Sur ce, mon correspondant m'envoya un exemplaire de Jésus le Christ, de Walter Kasper, théologien de Tübingen, un* « *modéré* » *selon lui, dont la lecture me fit frémir ainsi que la suite des lettres le montrera et dont je fis un article pour* ITINÉRAIRES.) Le 25 décembre 1985 Mon cher Marc, Ce que tu dis de W. Kasper m'étonne, car il se trouve que j'avais dernièrement relu la première partie, philosophi­que, de son livre *Le Dieu des chrétiens* paru en français voilà un an. W. Kasper n'est pas assez thomiste à mon goût : il se laisse emporter trop loin par son slogan favori de « déshellénisation du christianisme ». N'empêche que dans son ouvrage que je viens de citer, il réagit de façon très saine dans le sens de la valeur de la théologie naturelle (preuves de l'existence de Dieu, etc.) et de l'apolo­gétique... Même s'il lui arrive de se tromper, tu me parais trop sévère pour lui, parce que tu es trop étranger à la mentalité des penseurs catholiques de notre temps. Tu as tendance à mettre au compte de la mauvaise volonté des chercheurs des réserves ou des perplexités causées par la gravité des pro­blèmes qui se posent aujourd'hui. Dis-toi bien que les posi­tions qui nous ont été enseignées il y a quarante ans ne peuvent plus être défendues telles quelles, sinon par des gens qui confondent la piété avec l'étroitesse d'esprit ou l'igno­rance. D'ailleurs, toi qui prises si fort Ratzinger, tu devrais bien te dire que si Kasper a été nommé rapporteur du der­nier Synode, c'est un signe que le pape Wojtyla et le cardi­nal Ratzinger le considèrent comme parfaitement valable... Je lirai volontiers et avec curiosité ton article d'ITINÉRAIRES mais tu vois dès maintenant de quel côté je penche. Avec mes sentiments de fidèle amitié. 43:309 Le 22 janvier 1986 Mon cher Bernard, Je t'envoie ITINÉRAIRES. Tu me trouveras féroce envers Kasper, dont je ne connais pas toute l'œuvre et qui, même dans celle-ci, exprime de très bonnes idées. Mais les abomi­nations qu'il énonce me semblent rédhibitoires. Faut-il renoncer aux vérités qui nous ont été enseignées il y a quarante ans sur des points aussi fondamentaux que l'au­thenticité des miracles de Jésus, la corporalité, dans le sens commun du mot, de la Résurrection, la matérialité de l'As­cension, l'âme, la vie éternelle dans un empyrée que nous ne pouvons pas nous imaginer mais qui existe bel et bien, etc. ? Je ne mets pas en doute les intentions apologétiques et missionnaires qui sont à l'origine des travaux de ces théolo­giens, avec une bonne dose il est vrai d'appétit spéculatif, mais je suis de plus en plus persuadé qu'ils font fausse route. Il n'y a pas de problèmes spécifiques à notre temps sur ces questions-là et l'homme est d'autant moins prêt à se démy­thologiser qu'affranchi de ses croyances religieuses, il se jette dans les élucubrations ésotériques les plus échevelées. Il me semble d'autre part que si le pape n'avait voulu faire le Synode qu'avec des théologiens au-dessus de tout soupçon, il aurait pu le tenir dans sa bibliothèque au lieu d'utiliser la basilique Saint-Pierre. Si tu as un moment de libre, dis-moi ce que tu penses de ma charge de la Brigade légère. En te renouvelant mes amitiés. Le 30 janvier 1986 Mon cher Marc, Tu me demandes ce que je pense de ton article. Pour parler franchement, je te donnerais raison sur quelques points secondaires, mais l'ensemble me paraît à côté de la question. 44:309 Tu réagis devant l'exégèse moderne comme réagissent sou­vent ceux qui n'ont pas fait d'études bibliques spécialisées, fussent-ils prêtres ou professeurs d'université. J'ai eu la chance de faire deux années d'études bibliques à Rome... Ceci me permet, sans être spécialiste, de pouvoir m'orienter dans la forêt des productions de ceux qui consacrent toute leur vie à ces études. L'approche de ces savants me paraît tout à fait saine dans son principe, et ma foi ne souffre pas de savoir que Jésus n'a pas dit tout ce que les Évangiles lui font dire. Jésus n'a réellement dit que ce qui forme comme le germe de tout ce que l'Église a ensuite explicité (et mis dans la bouche de Jésus) sous la conduite du Saint-Esprit. C'est ainsi, en particulier, que l'Évangile de saint Jean ne contient que fort peu de choses qui aient été dites littérale­ment par le Jésus de l'Histoire, mais cela ne m'empêche pas d'être attaché aux écrits johanniques comme à la synthèse fulgurante du message chrétien. Encore une fois, tout cela n'apparaît bien que si l'on a consacré une partie de sa vie à ces études. Ta critique de Kasper est comparable à ce que vaudrait la réfutation par l'un de nous d'un ouvrage émanant d'une sommité médi­cale : ce serait de l'inconscience plus encore que de l'orgueil. Je t'envoie la photocopie de quelques pages d'un livre dont l'auteur enseigne à la faculté de théologie protestante de Stras­bourg. Ces pages expriment grosso modo ce qui est la convic­tion commune des exégètes actuels. Tu me diras peut-être qu'ils sont tous fous ou tous hérétiques, mais je te répondrais alors sans méchanceté que lorsqu'on voit tant de fous autour de soi, il est prudent de se faire examiner... Notre divergence de vues sur ce point n'est qu'un cas particulier de la difficulté qui existe aujourd'hui pour ceux qui voudraient vivre intellectuellement leur foi (et il y en a beaucoup, cf. le succès des enseignements théologiques par correspondance). Certes on peut faire son salut sans être intellectuel, mais alors il ne faut pas s'arroger un magistère qui permet de juger ceux qui ont pour vocation et pour métier d'être intellectuels ! Crois malgré cela, mon cher Marc, à mes sentiments de fidèle amitié en N.-S. 45:309 Le 8 février 1986 Mon cher Bernard, Ta lettre me fait clairement ressentir que théologie et exégèse font partie d'un domaine réservé auquel n'ont accès que les spécialistes, et encore pas tous, car tu écartes de nombreux théologiens qui sont loin de partager l'approche de la caste dont fait partie Kasper. Il est facile de justifier ce terme de caste : dans les extraits que tu me fais parvenir, je remarque une fois de plus que les mêmes noms sont tou­jours invoqués, dans une curieuse absence de certains autres et aussi de la glorieuse théorie des Pères et docteurs de l'Église, qui compte pourtant des personnalités de premier plan, même dans le sens que tu donnes au mot « intellec­tuel ». Il est vrai que pour Kasper comme pour Küng, Jésus n'en était pas un. Tu es inutilement blessant à plusieurs reprises mais lais­sons cela. Kasper dit que Jésus n'a pas fait les miracles qu'on lui attribue, à quelques exceptions près. Tu ajoutes, après Collange et d'autres, qu'il n'a pas prononcé les paroles que les Évangiles nous rapportent. Il ne reste plus grand chose et on se demande à quoi le divin Maître a passé les trois années de sa vie publique, à supposer que ce chiffre trois ne soit pas tout simplement symbolique. Faut-il penser que déjà la caste était au pouvoir dans les premiers temps ? Puisqu'il est question de magistère, laisse-moi te dire que ce sont ces exégètes qui s'en arrogent un, qu'ils n'ont pas. Pour ma part, je me réfère au magistère de l'Église et constate qu'il ne couvre aucunement les élucubrations de ces « savants ». Le pauvre Paul VI est mort en croyant toujours à des choses comme le monogénisme, la transsubstantiation, le péché originel (voir sa Profession de foi catholique). Notre pape actuel continue à citer les paroles de Jésus sans soup­çonner qu'il ne les a point dites et à l'entendre, croit dur comme fer à ses miracles. Et le concile lui-même, continuant en cela dans la ligne des précédents, prétend que « les quatre Évangiles transmettent fidèlement ce que Jésus le Fils de Dieu a réellement fait et enseigné ». 46:309 Il dit aussi (le Concile) : « Tout ce qui concerne la manière d'interpréter l'Écriture est soumis en dernier lieu au jugement de l'Église, qui s'acquitte de l'ordre et du ministère divin de garder et d'interpréter la parole de Dieu. » Je mets au compte de ton affolement ce raisonnement peu thomiste : « Tu me diras peut-être qu'ils (les exégètes actuels) sont tous fous ou tous hérétiques, mais je te répondrais alors sans méchanceté que lorsqu'on voit tant de fous autour de soi, il est prudent de se faire examiner. » Tu fais ici la demande et la réponse. Je ne les crois pas fous du tout mais profondément pervertis. Je ne les enverrais pas se faire examiner car c'est une attitude totalitaire qui donne un relief saisissant à mon sous-titre « le terrorisme théologi­que ». Je les laisserais bien tranquilles si je ne voyais arriver dans la catéchèse et dans la prédication les échos de leurs phantasmes. Le devoir du chrétien est de défendre sa foi. L'Église a toujours eu beaucoup de tolérance pour les théo­logiens qui battaient la campagne, elle mettait le holà ! lors­que les erreurs franchissaient les murs des cabinets de tra­vail. Elle le fait encore mais avec moins de cœur à l'ouvrage depuis qu'on a dit qu'il ne fallait plus condamner. C'est pourquoi ces théologiens ont forcé la dose, mais cela ne les rend pas plus crédibles ; même s'ils se protègent derrière une immunité dont le fondement ne m'apparaît pas. Ce divorce entre le magistère et les idées avancées par eux ne te paraît-il pas inquiétant ? Éclaire-moi sur ce point si tu as un peu de temps à perdre et crois, mon cher B., en mes sentiments amicaux. Le 18 février 1986 Mon cher Marc, Je réponds à ta lettre sans enthousiasme, non que je n'aime pas t'écrire, mais parce que nous risquons d'échanger des pages et des pages sans aboutir à rien. 47:309 D'abord, tu ne sembles pas mesurer l'importance des mises au point qu'impose à la foi le progrès des sciences. L'idée du « monogénisme » est devenue insoutenable : il faut donc reformuler (je ne dis pas supprimer !) le dogme du péché ori­ginel. Paul VI est peut-être mort en croyant à Adam et Ève, mais le pape qui a condamné Galilée est sans doute mort en croyant que le soleil tournait autour de la terre ! Parmi les sciences, il faut compter aussi l'étude critique des textes, développée à partir de la Renaissance, mais sur­tout au siècle dernier. Les écrits des Pères sont surtout inté­ressants comme témoignages de la foi de leur époque et gardent pour nous une valeur durable. Mais il ne faut pas demander aux Pères de contribuer à une lecture scientifique et détaillée de l'Écriture : prends par exemple le cas des rapports des Évangiles de Marc et de Jean ; les Pères mélangent tout, et il faut les écarter par pure méthode. Tu écris que les exégètes sont « profondément perver­tis » ; je les ai suffisamment fréquentés pour savoir qu'il n'en est rien. Simplement, ils sont aux prises avec des problèmes dont tu sous-estimes la difficulté et, étant des hommes, il leur arrive de se tromper. Ce seraient plutôt les philosophes et les théologiens qui « battent la campagne » et il m'arrive à moi aussi d'être désorienté par certaines de leurs élucubrations. Mais il faut ajouter, à leur décharge, que la philosophie et la théologie qui nous ont été ensei­gnées ne sont plus tenables, qu'il faut faire autre chose et que peu de gens voient clairement ce qu'il faut faire. Les théologiens dont tu te réclames sont plus forts pour critiquer ce qui se fait que pour proposer du neuf et du raisonnable j'ai même le sentiment qu'en général ils ne voient même pas que leurs systèmes sont périmés et devenus enfantins. Grâce à Dieu, il existe quand même des penseurs comme Kasper (que tu sembles mettre dans le même sac que Küng), Woj­tyla, de Lubac, Congar... pour nous aider à avancer sur le bon chemin. En conclusion, que puis-je te souhaiter ? Essentiellement d'être moins angoissé à l'idée d'un aggiornamento de la foi. En fait, tu penses, selon le régime du tout ou rien : je t'écris que toutes les paroles mises sur les lèvres de Jésus par les évangélistes n'ont pas été *littéralement* prononcées par lui, et tu traduis : « Jésus n'a pas prononcé les paroles que les Évangiles nous rapportent. » 48:309 Je conçois, du reste, qu'une telle façon de poser le pro­blème inquiète, parce qu'elle comporte quelque chose de flou et donc d'incertain. Mais il faut s'y faire : l'ère des cer­titudes massives est terminée ; on n'a pas tout à fait tort de reprocher à la Somme de saint Thomas d'avoir « réponse à tout » et l'ère où un Mgr Cholet se permettait d'écrire un livre sur « la psychologie des trépassés » est révolue... J'aime cette phrase du psaume souvent citée par Maurice Blondel : « *lucerna pedibus meis* » *:* une lanterne pour m'aider à voir où je dois mettre le pied... Les vérités de la foi (et, encore plus peut-être, celles de la philosophie) ne sont discernables que dans une sorte de clair-obscur. Mais cette situation est, à tout prendre, plus saine que ce sentiment d'une pseudo-évidence dans lequel nous avons été formés. Tous les pro­blèmes paraissaient clairs parce qu'on en avait formulé des réponses tranchées et péremptoires, qui paraissaient convain­cantes parce qu'on les savait par cœur ! Rabelais fustigeait déjà cette conception de l'enseignement. Le 16 avril 1986 Mon cher Bernard, Je réponds, comme tu vois, à loisir à ta lettre du 18 février. Je ne cherche pas, moi non plus, à prolonger des discussions, bien qu'elles aboutissent quelquefois à quelque chose, mais j'attachais du prix à connaître ton point de vue, car il est rare qu'un véritable dialogue puisse se poursuivre et tu me sers de référence, ayant appris la même religion que moi aux temps anciens, lorsque nous avions le même ancêtre Adam et nous agenouillions sur les mêmes bancs passablement durs, mais stables. 49:309 Si je comprends bien, cette religion a changé. Je te dirai tout de suite que dans ce cas, en vertu de mon principe du tout ou rien, je m'empresserais de la quitter, car nous aurions été trompés d'une façon inadmissible. Mais ce qui m'étonne, c'est que tu justifies ce changement touchant au dogme par le progrès des sciences. Quel progrès des sciences en ce qui concerne, par exemple, le monogénisme ? C'est une question que j'ai exa­minée de près et je constate qu'aucun scientifique sérieux ne croit plus à l'évolutionnisme, que ceux qui en font encore état s'y réfèrent comme à une idéologie, que la paléontolo­gie le récuse toujours plus clairement, que l'on a retrouvé dans les terrains les plus anciens assez de squelettes d'hom­mes comme toi et moi à côté de fossiles de prétendus ancê­tres pour que l'on ne puisse plus croire que les premiers descendent des seconds. C'est à l'époque de notre adoles­cence que l'on pouvait encore se poser des questions, mais justement les progrès de la science nous permettent aujour­d'hui d'avoir sur ce terrain de quasi-certitudes... Ne serait-il pas plus prudent de s'en tenir à la Genèse et au dogme établi ? En tout état de cause, si le péché originel est à écarter -- je ne vois pas comment on pourrait le « reformuler », à moins de recourir aux artifices de langage que je reproche à Kasper (qui accepte la Résurrection cor­porelle du Christ à condition de trouver un autre sens au terme de corporalité) -- le mal est inexplicable, Dieu n'est donc pas bon et par conséquent, il n'existe pas. Je me demande pourquoi les clercs se compliquent tellement l'exis­tence, qu'ils se privent de la seule explication possible du problème du mal. En vois-tu une autre ?... Tu me diras que les théologiens veulent se tenir dans les courants de pensée contemporains, mais est-ce bien ce qu'on leur demande ? Le résultat, c'est qu'ils se prennent pour des philosophes, tout comme les exégètes se prennent pour des chartistes. Eux aussi oublient de partir du point de vue de la foi, font comme s'ils ne l'avaient pas et finissent par ne plus l'avoir. Que diable ! l'Écriture sainte n'est pas le Code d'Hammourabi. Si elle a le Saint-Esprit pour auteur, comme j'ai la faiblesse de continuer à le croire, comment imaginer que le Saint-Esprit nous ait laissé pendant si longtemps prier, croire et nous faire martyriser sur des textes mal traduits, ne voulant pas dire ce qu'ils semblent dire, et pour le moins ambigus ? 50:309 Comment comprendre que l'Église, qui a pour chef Jésus-Christ, se soit laissé abuser par des Pères qui mélangeaient tout ? Il s'ensuit que, comme tu me le dis, ces théologiens ne voient plus clairement ce qu'il faut faire. Alors, de grâce ! qu'ils laissent les choses en l'état. Quand ils auront trouvé, qu'ils viennent nous le dire, mais qu'ils aient l'humilité de garder pour eux leur incertitude et leurs recherches. Quel intérêt à faire régner un clair-obscur là où existait la clarté ? Il me semble que Jésus a dit qu'il était la lumière de ce monde. Comment, au strict sens théologique, s'accommoder d'un clair-obscur ? En ce qui me concerne, sans certitudes, je laisse tout tomber. Il est trop grave d'engager sa vie sur des approximations, à la lueur de la lanterne sourde de Maurice Blondel. Et puis, sans vouloir faire d'humour, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Deux points de détail pour terminer. Tu m'avais écrit le 30 janvier : « L'Évangile de Jean ne contient que fort peu de choses qui aient été dites littéralement par le Jésus de l'Histoire. » D'autre part l'affaire Galilée, que j'ai étudiée d'un peu près, nous fait comprendre que Urbain VIII n'est pas mort en croyant que le soleil tournait autour de la terre, puisqu'il était copernicien, comme ses deux prédécesseurs, et que le système de Copernic était enseigné librement à Rome... Fidèlement à toi et à la Sainte Église. *18 avril 1986* Mon cher Marc, Bien reçu ta longue missive, j'y répondrai le plus brièvement possible. 1\. Pour ce qui est d'Adam et Ève. Ne pouvant être spécialiste en tout, on est bien obligé de s'en remettre à l'opinion commune. 51:309 Je parlais dernièrement du monogénisme avec le professeur d'Ancien Testament d'une faculté de théologie catholique : il trouve comme moi que l'idée d'un premier couple n'est plus défendable. On pourra toujours trouver un original qui affirme le contraire, mais il en va de même dans tous les domaines ! 2\. Tu me dis que sans le péché originel tel qu'on nous l'a enseigné « le mal est inexplicable ». Mais ce que nous appelons le mal était déjà expliqué dans la théologie classi­que (je ne parle pas du mal moral, mais du mal physique essentiellement la souffrance et la mort) comme une consé­quence de notre *nature* finie et matérielle susceptible de génération et de corruption, selon les expressions d'Aristote. Dieu ne crée pas le mal, car le mal n'est pas une subs­tance ; mais il permet le mal, qui est un caractère de l'être créé et donc imparfait. Déjà la théologie du Père D. (notre ancien professeur commun) considérait que l'absence de souf­france et de mort était chez Adam et Ève des dons *préterna­turels,* nous faisant échapper à notre condition humaine normale. Et je suppose que tu admets que la souffrance et la mort existaient dans le monde avant l'apparition de l'homme... De plus, le salut auquel nous croyons répond en un sens à notre aspiration à échapper à la souffrance et à la mort. Je ne vois pas en quoi la bonté de Dieu exigerait que les souffrances de ce monde et la mort soient des punitions de péchés commis par nos premiers parents ! J'ai lu récem­ment que le mal radical que Kant voit dans la pente de notre volonté vers l'égoïsme correspond assez bien à ce qu'il faut garder de l'idée de péché originel, et je me sens d'accord avec cette vue. 3\. Pour une présentation ouverte et autorisée des pro­blèmes d'interprétation scripturaire qui te préoccupent, je te renvoie à deux livres récents du P. Grelot... 4\. L'expression de moi à laquelle tu fais allusion repre­nait une phrase du P. Geffré, o.p., qui disait approximati­vement ceci : « Tout le monde est d'accord pour ne pas reprendre le thomisme tel qu'il est, mais personne ne voit exactement ce qu'il faut faire. » 52:309 Tu as l'air de dire : il n'y a pas à s'occuper de ce que les gens pensent, il n'y a qu'à s'occuper de reprendre l'enseignement traditionnel. Cette atti­tude implique un dédain des valeurs de la pensée humaine qui est profondément étranger à l'esprit de saint Thomas. Pour ne prendre d'exemples que dans le domaine moral, la façon dont saint Paul prêchait la soumission des esclaves à leurs maîtres, et la soumission des femmes à leurs pères puis à leurs époux, fait partie d'une civilisation qui n'est plus la nôtre. Et la récente instruction de la Congrégation de la Foi sur la théologie de la libération dit, sur la répartition des biens, des choses que l'Église n'avait jamais dites aux siècles derniers, tout simplement parce que les conditionnements techniques et économiques étaient différents. Il y a à procé­der à un perpétuel aggiornamento de la doctrine chrétienne parce qu'il y a malgré tout, un progrès de l'humanité. Le cœur du problème est là. 5\. Pour le « clair-obscur de la foi », ta charge est mal­heureuse, car je n'ai fait que reprendre la formule d'un de mes anciens maîtres, le P. Garrigou-Lagrange, dominicain intégriste qui sévissait au Saint-Office sous Pie XII. Tu fini­rais par condamner saint Thomas lui-même qui écrivait « *quod Deus est, est nobis penitus* (= totalement) *ignotum* »*.* 6\. Tu relèves une formule d'une de mes lettres sur l'évangile de Jean. Je n'y vois rien d'incompatible avec ce que j'ai écrit par ailleurs. Pour les Évangiles synoptiques, il faudrait au contraire accorder qu'un certain nombre de pa­roles remontent au Jésus de l'histoire. L'essentiel est d'ad­mettre que c'est bien substantiellement le message du Christ que nous transmet le Nouveau Testament. 7\. Je crois qu'une chose reste certaine : Urbain VIII pouvait accepter le système héliocentrique *à titre d'hypothèse* plus apte à rendre compte des phénomènes du point de vue mathématique, mais non comme vrai du point de vue phy­sique (à cause des autorités conjointes de la Bible et d'Aristote). 53:309 En conclusion je souhaiterais te mettre sous les yeux une allocution de Jean-Paul II où j'avais coché certains passages pour mon usage personnel. Puisses-tu te pénétrer des idées qui sont exprimées là et te libérer d'un certain passéisme, d'un certain fidéisme, d'un certain pessimisme et d'une cer­taine crispation dont témoignent la plupart de tes objections. Crois à ma fidèle amitié. *6 mai 1986* Mon cher Bernard, Je te sais gré de ta franchise, qui a permis à ce « dialo­gue » d'aboutir à une mise au clair de nos réflexions respec­tives. J'ai seulement regretté que dans ta lettre du 18 avril tu aies quelque peu cédé au terrorisme théologique avec les mots, très souvent décernés aujourd'hui à ceux qui ne sont pas d'accord, de passéisme, de pessimisme et de crispation. J'ai lu avec la plus grande attention l'allocution de Jean-Paul II pour le centenaire de l'encyclique *Aeterni Patris.* Je suis très étonné que tu penses que je puisse ne pas y sous­crire entièrement, ce qui montre que nous nous sommes mal compris. Saint Thomas aurait écouté les philosophes mo­dernes comme il l'a fait pour ceux de l'antiquité, je n'en ai jamais douté, et il aurait cherché ce qui pouvait être à rete­nir dans leurs écrits. Mais « avec la soumission à la foi chrétienne », ce que ne font pas les Kasper : ils adoptent purement et simplement leurs points de vue et réforment allègrement les dogmes à la lumière de Hegel, de Heidegger ou de Kant. Jean-Paul II dit, à propos de l'Aquinate : « A la base de son attitude pleine de compréhension à l'égard de tous, mais non dépourvue d'esprit franchement critique cha­que fois qu'il en sentait la nécessité -- et il le fit courageu­sement dans de nombreux cas -- il y a sa conception même de la vérité. » Je retiens aussi cette phrase : « Il est impos­sible que la raison puisse diverger de la foi et, si elle diverge, il faut revoir et considérer à nouveau les conclu­sions de la philosophie. » 54:309 La conséquence à en tirer me paraît claire : si la philo­sophie contredit des vérités de foi comme le monogénisme, le péché originel et la source du mal que nous constatons en nous et autour de nous, c'est la philosophie qui a tort et il faut reconsidérer aussi les affirmations de la science. Si je ne me trompe, c'est le péché originel que tu reconsidères et tu en déduis que « l'idée d'un premier couple n'est plus défen­dable ». Laisse-moi te le dire sans détour : il ne s'agit plus de la foi catholique. Que la souffrance et la mort ne soient ni plus ni moins que les conséquences de notre nature finie et matérielle ouvre la voie au fatalisme et à la révolte contre le Créateur. L'idée en est incompatible avec la bonté de Dieu, qui ne saurait qu'être bon s'il existe. Elle supprime la Rédemption, rend inexplicables les souffrances du Christ, supprime la croyance en sa divinité car le père ne saurait être le bour­reau de son Fils. Tu fais mention du Père D., mais ce qu'il disait des dons préternaturels, en accord avec la théologie classique, suppose bien entendu l'existence du premier cou­ple Adam et Ève. N'y a-t-il pas une contradiction dans ta démonstration ? Et même une incohérence monumentale : ton raisonnement conduit à la conclusion inverse de celle que tu cherchais. Qu'est-ce qui a supprimé ces dons préter­naturels, en effet, sinon le péché originel, la chute ? Quant à savoir si la souffrance et la mort existaient ou non avant l'apparition de l'homme, je n'en sais rien et je n'en suis d'ailleurs pas sûr. Kant l'ignore tout autant que moi. Mais saint Paul devait en savoir quelque chose, puis­qu'il dit que « la création attend anxieusement cette révéla­tion des fils de Dieu. C'est au désordre, en effet, que fut assujettie la création, non de son gré, mais à cause de celui qui l'y a assujettie, avec l'espoir que la création, elle aussi, serait libérée de l'esclavage de la corruption ». Mais tu sais tout cela mieux que moi. Pourquoi aller chercher chez Kant une nouvelle défini­tion du péché originel ? C'est ce que j'avais senti chez Kas­per, Rahner et les autres : toute cette nouvelle théologie a Kant pour Messie (peut-être parce qu'il se prénommait Emmanuel ?), les théologiens modernes ont changé de trot­toir avec lui à l'annonce de la prise de la Bastille : ils n'ont pas tort ceux qui parlent d'une révolution dans l'Église. 55:309 Tes exemples ne me convainquent pas. Pourquoi ne les prends-tu que dans le domaine moral et pourquoi penses-tu que la hiérarchie familiale ait été changée par la grâce des conditionnements techniques et économiques actuels ? Suffit-il d'une loi Giscard pour abroger la Genèse ? Que les conseils de saint Paul aux esclaves n'aient plus d'application pour la bonne raison qu'il n'y a plus d'esclaves, soit ! Mais le reste demeure vrai, en dépit des affronts subis par la loi naturelle, auxquels nous n'avons pas à souscrire. Sinon, il faut accepter aussi l'avortement et, dans un futur prévisible, la libéralisation de l'euthanasie. Tu me permettras aussi de prendre comme une boutade ta citation de saint Thomas : *Quod Deus est, est nobis peni­tus ignotum.* Car alors, pourquoi aurait-il consacré au sujet tant de pages de sa Somme ? Et de te rappeler, à propos du P. Grelot, dont je connais les ouvrages, la fable du « Conseil tenu par les rats ». L'idée de ce mini-concile fut d'aller atta­cher un grelot au cou du chat. Mais cela n'a pas résolu leur problème. Ne me tiens pas rigueur de ces précisions et crois, mon cher B., à ma durable amitié. *9 mai 1986* Mon cher Marc, Je souhaiterais quant à moi que non seulement nos positions soient claires, mais que tu te rapproches de l'orienta­tion prise par l'Église de ce temps ! 1\. Je ne puis répondre à tes questions sur le transfor­misme : ce sont des problèmes qui sont trop loin de mes études habituelles, il faudrait que je me documente. Sur ces questions, je fais confiance à des auteurs qui me paraissent le mériter. 56:309 2\. Il ne faut pas mettre dans le même sac Kasper, Rah­ner et Küng. Quant à dire ce qu'il faut prendre et laisser chez Hegel, Heidegger et Kant, ce sont des questions qui m'entraîneraient bien loin. Sache cependant que je me bats contre X, Y et Z, qui sont heideggeriens en philosophie et même en théologie. Je reste très attaché à l'essentiel du thomisme. 3\. Je faisais mention de dons préternaturels de la théo­logie classique pour te montrer que même cette théologie voyait dans la souffrance et la mort des êtres vivants, y compris l'homme, des caractères inhérents à leur nature. Je ne vois pas là d'objection à la bonté de Dieu, qui ne peut créer que des êtres imparfaits, passibles et mortels puisqu'ils sont matériels. Tu parais douter que les animaux aient connu la mort avant l'apparition de l'homme : crois-tu donc comme certains apologistes du siècle dernier, que les fossiles ont été créés par Dieu en l'état ? Je vois avant tout dans la passion du Christ l'expression de l'amour de Dieu pour les hommes : Dieu s'est rendu vulnérable au péché selon la belle formule de saint Augustin : « *Fecerunt civitates duas amores duo : amor sui usque ad despectum Dei et amor Dei usque ad despectum sui.* » Dans l'Écriture, la rédemption est d'abord un *opus a Deo ;* c'est l'influence grecque qui a fait prédominer l'aspect *opus ad Deum* (= la réparation offerte à Dieu, cf. saint Anselme). Ton ami Ratzinger a dit d'excellentes choses sur la question dans son « Introduction à la foi chrétienne ». 4\. Saint Paul s'est inspiré de ce qu'on appelle l'adamo­logie des rabbins dans son tableau de la condition humaine avant le péché \[*note de Marc Dem :* Tiens ! Quel péché ?\]. Depuis au moins Ricœur (Le volontaire et l'involontaire), on considère généralement que ces représentations sont mar­quées par le mythe, ce qui est naturel quand on veut *imagi­ner* ce qui se passe au début ou à la fin des temps. 57:309 5\. Tu plaisantes sur Kant et la prise de la Bastille : ce sont des questions énormes, mais dont mon travail quoti­dien m'habilite plus à parler que de l'évolution des pithè­ques. L'humanisme de Kant est un aboutissement et la prise de la Bastille est un symbole de la philosophie des Lumières (Aufklarung). L'Église débat depuis deux siècles sur le juge­ment à porter là-dessus. Historiquement la philosophie des Lumières a généralement pris l'aspect d'un humanisme *pro­méthéen* (à savoir que l'homme croit ne pouvoir trouver sa valeur qu'en se révoltant contre Dieu) : le baron d'Holbach est athée parce qu'il refuse la complicité de l'Église et de l'État pour réprimer la liberté de penser. Plus largement que la liberté de conscience, ce sont les droits de l'homme et, plus largement encore, la démocratie qui forment l'objet de la revendication moderne. On peut même dire que les pro­grès de la science et de la technique font rêver, au XVIII^e^ siè­cle, d'une amélioration des conditions politiques et maté­rielles de la vie humaine. Marx sera l'héritier de d'Holbach et de Feuerbach. Nietzsche s'insurgera aussi à sa manière contre une dévalorisation de la condition humaine. Devant cet état de choses, deux attitudes sont possibles pour l'Église : 1. -- Une réaction traditionnelle, qui identi­fiait l'essence du christianisme avec la figure que celui-ci avait prise depuis ses débuts, et en particulier au Moyen Age. On a quelquefois appelé cette figure l'augustinisme politique, le propre de l'augustinisme -- et plus précisément du plato­nisme -- étant de considérer l'ordre naturel comme un sim­ple moyen pour la réalisation des fins surnaturelles (par exemple la vie terrestre comme un simple moyen pour ga­gner le ciel). Cette attitude traditionnelle croit donc menacée l'essence du christianisme et voit dans les idées nouvelles susdites quelque chose de diabolique, elle s'exprime en parti­culier chez Grégoire XVI (condamnation de Lamennais) et Pie IX (Syllabus). 2. -- Une attitude de discernement entre les valeurs nouvelles qui sont bonnes en elles-mêmes et peu­vent être assumées par le christianisme, et la possibilité que ces valeurs soient utilisées de façon antichrétienne, dans un humanisme athée. Cette deuxième attitude est de type tho­miste : Léon XIII en a été le grand initiateur au niveau de la papauté et la constitution *Gaudium et Spes* de Vatican II en est l'épanouissement. 58:309 Pour saint Thomas, la grandeur de Dieu et celle de la créature ne sont pas antinomiques : au contraire la grandeur de Dieu appelle la grandeur de l'homme et c'est faire injure à la bonté divine que de mépri­ser la création et les causes secondes. Rien ne me semble plus révélateur de la philosophie de Mgr Lefebvre que sa dénonciation d'une idolâtrie de l'homme dans l'enseignement de Jean-Paul II. Celui-ci est dans le droit fil du thomisme lorsque, se gardant d'opposer les droits de Dieu aux droits de l'homme, il répond à l'humanisme athée par un huma­nisme chrétien : ses discours en France m'ont paru pleine­ment significatifs à cet égard. En ce sens j'accepte ton juge­ment : « Ils n'ont pas tort ceux qui parlent d'une révolution dans l'Église. » La lecture de certains écrits de Mgr Lefebvre me fait penser que tout le reste (et d'abord la liturgie) n'est qu'un paravent destiné à rallier les âmes simples : en réalité l'essentiel est de savoir quel jugement on porte sur la Révo­lution française et les valeurs modernes qu'elle symbolise. Saint Thomas me fait croire à un vrai progrès de l'huma­nité, bien que les choses bonnes risquent toujours d'être uti­lisées par l'homme contre lui-même et que la religion bien comprise soit, de fait, nécessaire pour que cet usage soit bon (cf. le « supplément d'âme » réclamé par Bergson). 6\. Voilà donc qui ne ressortit pas au domaine moral au sens étroit du terme. Tu me dis qu'il n'y a plus d'esclaves, mais c'est justement là une conséquence d'une idée plus exi­geante des droits de l'homme. 7\. Saint Thomas empruntait l'expression de « penitus ignotum » au pseudo-Denys. Effectivement le langage théo­logique ne se justifie que s'il garde toujours le sens de sa pauvreté. Saint Thomas lui-même a été trop bavard. L'idée est traditionnelle, cf. saint Paul, 1 Cor. 13,12. Voilà, j'en ai terminé pour aujourd'hui. Je voudrais que tu comprennes que l'Église revient de loin : Pie XII rompait encore en visière à tout le genre humain, pour reprendre une expression de Molière. Puisses-tu, selon l'esprit de saint Thomas, sympathiser avec tout ce qu'il y a de bon dans le monde moderne et désirer que l'évolution inaugurée par Léon XIII se poursuive et s'approfondisse, afin que l'Église se présente un jour devant le monde « sans tache ni ride ». Le Monde moderne n'est pas intrinsèquement pervers, mais il faut le guérir de ses erreurs. Bien à toi. 59:309 3 septembre 1986 Mon cher Bernard, Des mois ont passé depuis ta dernière lettre. Des mois qui sont pour moi chaque année les plus bousculés, mis à part celui qui vient de s'achever et pendant lequel je me refuse à toucher à une machine à écrire. Je dois avouer aussi que tu me rends de plus en plus perplexe. Nous étions partis de Kasper, si j'ai bon souvenir, et de mes reproches aux évêques au sujet du catéchisme. Bien des changements ont été apportés à la deuxième édi­tion de Pierres Vivantes à la demande de « mon ami » Rat­zinger, sur des points d'importance. Preuve que la première était défectueuse. Mais cette nouvelle version est loin d'être encore satisfaisante puisque Rome a décidé d'éditer un caté­chisme universel afin de mettre un terme à la polémique. De fil en aiguille nous avons échangé des points de vue et je constate avec effarement que tu as cessé de considérer qu'il existe des vérités de foi. Voici quelques points sur les­quels tu ne m'as pas donné de réponse claire : -- L'évolutionnisme. Sur cette affaire capitale, tu t'en remets à quelque autre et tu m'invites à en faire autant. Comment peut-on s'en remettre à un tiers pour savoir si oui ou non le dogme concernant nos premiers parents est in­firmé par les découvertes scientifiques ! Surtout si ce tiers est en contradiction avec le magistère. Mais si l'on veut en juger du simple point de vue de la raison, non, mille fois non, ce n'est pas à un spécialiste, si distingué soit-il, à le faire à la place de chacun. 60:309 A lui d'apporter ses connais­sances et ses arguments, mais la conclusion ne lui appartient pas. On irait loin si on se mettait dans cette position d'as­sisté intellectuel ! Et surtout on changerait d'avis tous les quatre matins. Au tribunal, les experts sont convoqués comme témoins, mais c'est le président ou les jurés qui tranchent. -- L'adamologie des rabbins me laisse pantois, tout autant que l'influence grecque sur l'idée de Rédemption. Est-ce une question d'écoles ou une vérité révélée à laquelle il faut croire pour être sauvé ? -- Comment peut-on dire que « Dieu ne peut créer que des êtres imparfaits, passibles et mortels » ? Est-il Tout-Puissant ou non ? Je croyais du reste que, selon l'enseigne­ment constant de l'Église, le premier couple était impassible et non soumis à la mort (de façon préternaturelle, soit !), au demeurant parfait dans son ordre, jusqu'à la chute. -- Comment peut-on soutenir, de même, que « la souf­france et la mort sont les conséquences de notre nature finie et matérielle » ? Dans ce cas, Dieu ne serait pas bon et la Genèse nous mentirait en disant qu'il a regardé sa création comme « très bonne ». -- Autre question sans réponse : faut-il rejeter la Ré­demption dans le sens que l'Église lui donne ? Faut-il nier le caractère propitiatoire du sacrifice du Christ ? S'il n'y avait rien à racheter, je ne vois pas en quoi sa passion peut être l'expression de l'amour de Dieu pour les hommes. Il ne s'agit plus de tel ou tel passage des Écritures que l'on pour­rait traduire autrement, c'est tout le message évangélique qui s'écroule. Une question précise encore : si tout ce que tu me dis correspond à l' « orientation prise par l'Église de ce temps », c'est que l'on doit y voir autre chose que ce qu'elle ensei­gnait en d'autres temps. J'ai bien peur de te comprendre quand tu ajoutes : « l'Église revient de loin ». En d'autres termes, l'Église aurait changé de religion. Notre « dialogue », je pense, touche à sa fin. Tu sais que j'attache du prix à ton point de vue, et c'est pourquoi je l'ai entamé. Sois assez gentil pour me donner ces quelques précisions. 61:309 *9 septembre 1986* Mon cher Marc, Décidément le fossé qui existe entre nous est plus infran­chissable que je ne l'imaginais ! En tout cas, je n'ai pas « cessé de considérer qu'il existe des vérités de foi »... Sur l'évolutionnisme, tu dis que je me mets dans une « position d'assisté intellectuel ». Mais on ne peut juger par soi-même qu'en un petit nombre de disciplines, que l'on a mis des années à maîtriser, et cet apprentissage même porte à s'en remettre aux spécialistes pour les autres problèmes. Je me sens à peu près chez moi en philosophie, en théologie et en exégèse du Nouveau Testament. Pour le reste je fais confiance ; sinon on en vient à la stupidité de ces gens qui, par exemple, sans avoir fait aucune étude médicale, préten­dent avoir raison contre des médecins chevronnés... Sur les dons préternaturels, je t'ai dit ce que je pensais : si tu veux une autre réponse, adresse-toi à d'autres ! Sur des questions qui relèvent à la fois de la révélation et des sciences, il me paraît normal que le progrès de ces dernières oblige l'Église à abandonner des positions jadis considérées comme de foi, cf. l'affaire Galilée. Je ne crois pas que le « sacrifice propitiatoire » dont tu parles ait pour objet premier le « péché originel », et d'autre part ce sacrifice est à comprendre beaucoup plus comme don inspiré par l'amour que comme la « satispassion qu'envisageait saint Anselme : sur ce point les expressions maladroites ont foisonné. Ceci dit, je crois néanmoins que les « dogmata majora » que sont la Trinité, l'Incarnation et la Rédemption ne sont pas sujets à révision (bien que la présentation de ces mystères puisse être améliorée). 62:309 Oui, je pense que « l'Église revient de loin » : elle était déphasée par rapport au progrès de l'histoire depuis au moins le XIV^e^ siècle. Mais depuis Léon XIII elle a commencé à sortir de l'ornière, et le concile Vatican II a marqué une amélioration substantielle. Mais des problèmes qui ne se po­saient pas avec acuité il y a vingt-cinq ans requièrent main­tenant une solution. Le magistère ne pourra éviter de recon­naître une part de relativité dans les formules dogmatiques. Comme je te l'ai déjà dit, cela est solidaire des limites de l'esprit humain et donc de la condition humaine, à laquelle se plie la condescendance divine. Je ne suis pas non plus favorable à la continuation entre nous d'une correspondance portant sur les questions reli­gieuses, car je me sens incapable de te convaincre. Ton arti­cle d'ITINÉRAIRES sur Kasper est assez révélateur de la façon dont tu te braques et te crispes, alors qu'il faudrait tout simplement et modestement accepter d'évoluer. Crois, malgré cela, à ma fidèle amitié. Le 8 octobre 1986 Mon cher Bernard, Oui, le fossé paraît infranchissable, hélas ! non seulement entre toi et moi mais entre celui que tu étais il y a quelques dizaines d'années et celui qui signe aujourd'hui ces déclara­tions étonnantes. Elles m'ébranleraient peut-être -- un court instant tout au moins -- si tu n'avais eu la charité d'y glis­ser plusieurs contradictions qui les relativisent. Par exemple, tu te défends de cesser de considérer qu'il existe des vérités de foi, tout en rejetant au moins l'une d'elles : le monogénisme. Dans ta première lettre (2 mars 1985, comme le temps passe !) tu écrivais qu'en se mettant à la remorque des phi­losophes « on aboutit au pire à un néomodernisme (on considère que les dogmes étaient utiles pour leur temps, mais qu'il faut leur substituer d'autres formules plus adaptées aux nécessités de notre époque) ». 63:309 Et maintenant tu veux « reformuler le dogme du péché originel ». Tu dis : « Le magistère ne pourra éviter de reconnaître une part de relativité dans les formules dogmatiques. » Il n'est pas possible, pour­tant, que tu souscrives à un nouveau modernisme qui te sem­blait, voilà un peu plus d'un an, la pire des issues. Tu écris encore : « Ceci dit, je crois néanmoins que les dogmata majora que sont la Trinité, l'Incarnation et la Rédemption ne sont pas sujets à révision (bien que la pré­sentation de ces mystères puisse être améliorée) ». Comment améliorer la présentation sans reformuler d'une certaine façon, car la formulation actuelle est d'une précision telle que je ne vois pas ce qu'on pourrait y changer sans toucher au contenu. Lorsque Hans Küng, que tu réprouves, estime insupportable aujourd'hui la formule « Dieu existe », on se demande par quoi on pourrait la remplacer si ce n'est par son contraire, et j'ai bien peur que ce soit ce que fait ce malheureux. J'en reviens une dernière fois au dogme de l'évolution­nisme, inconciliable, qu'on le veuille ou non, avec la foi catholique. Si on ne peut juger par soi-même du dossier scientifique qui s'y rapporte, n'est-il pas préférable, plutôt que de s'en remettre à de prétendus spécialistes (à l'exclu­sion de spécialistes tout aussi qualifiés qui pensent le contraire), de se ranger tout simplement à l'enseignement de l'Église ? Je ne suis pas séduit par ta référence aux « médecins chevronnés » et aux « sommités médicales ». Un savant ayant découvert la cause d'une maladie ou un nouveau trai­tement n'est jamais cru sur parole ni par ses pairs ni par le public « ignorant ». Il doit fournir ses preuves et ses statis­tiques dans les communications qu'il fait et dans les revues médicales. Et encore lui arrive-t-il souvent, aujourd'hui comme hier, de se tromper. L'erreur de diagnostic n'envoie le patient qu'au cime­tière. L'erreur propagée par les encyclopédies sur les origines de la matière vivante et de l'homme est beaucoup plus grave. Cela vaut quand même la peine d'étudier la question. 64:309 Mais il est temps de cesser notre dialogue, pour le plus grand bien de l'Église, car tu repousses sans cesse davantage dans le temps le début de son « déphasage ». Te voilà rendu au XIV^e^ siècle. Comme le Moyen Age est, comme cha­cun sait, une longue période d'obscurantisme, il nous faut remonter aux Grandes Invasions et encore, l'époque qui précède, si l'on en croit la nouvelle catéchèse, apparaît-elle plutôt trouble, avec la lente élaboration de la pensée chré­tienne par les communautés primitives. Non vraiment, je ne puis te suivre sur ce terrain non plus. Ce que tu appelles ma crispation n'est que tranquille assurance de celui qui, ayant pied sur une nef solide, n'a aucune raison de se jeter à l'eau ou d'y retourner s'il en sort. Dieu me garde, sur ces questions d' « évoluer » et c'est la grâce aussi que, très sincèrement, je te souhaite. Crois-en ma vieille amitié. (*Ici s'est terminé le dialogue*) Marc Dem. 65:309 ### La sainte Église catholique (V) par le P. Emmanuel *Cinquième article, juillet 1883* #### Jésus-Christ et l'Église Saint Paul nomme Jésus-Christ le nouvel Adam : il y a dans ce mot une admirable lumière. (*1* *Cor., XV, 17.*) Adam, le premier Adam, était destiné par Dieu à devenir la tige d'une humanité toute sainte ; il tombe, et engen­dre une humanité charnelle et pécheresse. Alors Dieu lui substitue Notre-Seigneur, dont il fait un nouvel Adam, c'est-à-dire la tige d'une humanité nouvelle, celle-là vraiment sainte et immaculée. 66:309 Adam, pour engendrer l'humanité, avait eu besoin d'un aide semblable à lui-même : Dieu lui avait donné Ève ; mais afin de maintenir l'unité d'origine, il l'avait formée de la substance d'Adam. Notre-Seigneur, lui aussi, pour engen­drer l'humanité nouvelle, voulut un aide ; et Dieu lui donna l'Église ; mais ici encore, pour affirmer l'unité, il la tira des flancs du nouvel Adam. Adam est tout à la fois antérieur et supérieur à Ève ; antérieur comme étant son principe, supérieur comme étant son chef ; et néanmoins elle est son égale, puisqu'elle devient son épouse. Tous ces rapports se retrouvent en Notre-Sei­gneur vis-à-vis de son Église ; il lui est antérieur, comme principe, supérieur comme chef ; mais il l'aime, il s'abaisse vers elle, il la relève à lui, et nous osons dire qu'il la rend son égale en la faisant son épouse. Si nous examinons le récit de la création d'Ève, nous y distinguons trois choses : 1° Elle est formée par Dieu de la substance même d'Adam ; 2° Dieu l'amène et la présente à Adam ; 3° Celui-ci la reconnaît pour l'os de ses os, pour la chair de sa chair, et il la prend pour son épouse. (*Gen.,* II, 20, 25.) Ces trois choses se reproduisent dans le mystère de l'Église ; nous allons montrer comment. \*\*\* Premièrement, disons-nous, Jésus-Christ nous apparaît comme le principe de l'Église ; elle est tirée et formée de la substance de grâce qui est en lui. Cette proposition est vraie aussi bien pour les temps antérieurs à l'Incarnation que pour les temps postérieurs. Depuis le péché, Jésus-Christ est l'unique médiateur entre Dieu et les hommes : tous les élus, depuis le premier jus­qu'au dernier, sont spirituellement issus d'une grâce qui découle de lui ; et en lui ils sont un comme dans la tige mystérieuse qui les a produits et qui les supporte. Toutefois il faut reconnaître que, depuis l'Incarnation, nous sommes dans une dépendance de Jésus-Christ plus intime et plus complète. 67:309 Dans notre naissance, dans notre accroissement comme enfants de Dieu, nous trouvons la vie divinement humaine de Jésus qui agit en nous, qui nous transforme, qui nous unifie ; et c'est là proprement le mys­tère de l'Église. Les anciens, quoique vivant de Jésus-Christ par la foi, n'entraient pas dans ce mystère aussi avant que nous. Nous sommes, selon saint Paul, entés sur Jésus-Christ, comme le sauvageon sur l'olivier franc. Notons encore un point très important. Cette vie divi­nement humaine de Jésus se transmet dans les âmes, suivant la voie ordinaire, par les mains des ministres sacrés dans lesquels Jésus-Christ continue d'agir, au moyen des sacre­ments qui contiennent sous des signes sensibles et les opéra­tions de sa grâce et sa personne sacrée. Dès lors l'Église est une société visible, constituée visiblement, et se développant visiblement. Sous ce rapport, elle date de l'Incarnation et de la mort de Jésus-Christ ; elle lui est postérieure de toutes manières, elle n'existait pas avant lui ; on la représente à bon droit comme sortant de son Cœur entrouvert par la lance du soldat. La mort de Notre-Seigneur était voulue de Dieu, pour que les âmes eussent une pleine vie, les sacrements une pleine efficacité. Au moment où les dernières gouttes de sang jaillirent avec l'eau de son côté épuisé, l'œuvre de la formation de l'Église fut consommée. Salut à la nouvelle Ève, qui sortit alors, toute pure et immaculée, du flanc de l'Adam céleste, du Cœur très aimant de Jésus ! \*\*\* Après avoir tiré Ève du flanc d'Adam, Dieu l'amène et la présente lui-même à Adam ; de même l'Église, tirée de Jésus-Christ, lui est amenée par le Père céleste. Comment cela ? Elle est formée des grâces qu'il a méritées ; mais ces grâces, c'est Dieu qui les répand, et qui, les répandant, attire les âmes à son Fils incarné. « Nul ne vient à moi, dit-il lui-même, si mon Père ne l'y attire. » (*Joan.,* VI, 44.) 68:309 Venu ici-bas pour réparer la désobéissance d'Adam, Notre-Seigneur nous apparaît en toutes choses comme essen­tiellement dépendant de son Père. « Il ne juge pas... il ne parle pas de lui-même... il ne cherche pas sa gloire... il n'est pas venu pour faire sa volonté... il ne fait que ce qu'il voit faire à son Père. » (*Joan.,* V, 19-30 -- VIII, 26-30.) De même il amasse des mérites ; il prie, et prie avec larmes, pour qu'ils soient appliqués aux hommes ; mais, quant à l'application qui en est faite, il se met dans la dépendance de son Père ; et cette application a lieu d'après un choix, une *élection,* dont les raisons se perdent dans la profondeur de la sagesse et de la science de Dieu. (*Rom., *XI.) Il y a des signes extérieurs, et même éclatants, qui dési­gnent Notre-Seigneur aux hommes ; intérieurement, il y a un attrait, venant du Père des lumières, qui lui amène les âmes. Tandis qu'il repose dans la crèche, entouré de ses deux premiers adorateurs Marie et Joseph, d'un côté la voix des anges, de l'autre le rayon de l'étoile, l'indiquent aux bergers et aux mages, aux juifs et aux gentils. Ils accourent : c'est déjà l'Église, et l'Église au complet. Il y a là un premier ébranlement venu d'en haut. Plus tard le doigt de saint Jean désigne l'Agneau de Dieu aux premiers Apôtres. (*Joan.,* I, 36.) André et Jean viennent à lui, puis Simon Pierre, puis Philippe, puis Natha­naël, s'entraînant les uns les autres. Ensuite Jésus parle, prêche, fait des miracles : il se manifeste lui-même. Mais à côté du doigt de Jean, il y a le doigt de Dieu ; à côté de Jésus qui parle, il y a le Père qui enseigne (*Joan.*, VI, 45) ; c'est le Père qui révèle son Fils aux petits et aux humbles, qui lui compose peu à peu une Église. (*Mat.,* XI, 25.) Quand Simon Pierre, s'élevant au-dessus de la chair et du sang, confesse hautement la divinité de Notre-Seigneur, il y a là une révélation spéciale du Père des lumières. (*Mat., *XVI, 17.) C'est de lui que découlent originairement les sublimes prérogatives de Pierre ; c'est au Père à déterminer ceux qui auront les premières places dans le royaume de son Fils. (*Mat., *XX 23.) 69:309 En résumé, la construction de l'Église se fait par une élection et par une vocation de tous ses membres, lesquels sont superposés un à un, comme des pierres vivantes, sur le premier et principal fondement, sur la pierre angulaire qui est Jésus-Christ. Dieu est l'architecte de l'édifice. Comme Dieu, Notre-Seigneur agit conjointement avec son Père, puisque tout ce que fait le Père il le fait également (*Joan.,* V, 19) ; mais, comme homme, il accepte humblement ceux que son Père lui amène, ceux qu'il retire du monde pour les lui donner. (*Joan.,* XVII, 6.) Ces vérités sont très certaines. Toutefois il ne faudrait pas penser que Notre-Seigneur reste passif dans la construc­tion de son Église. Nullement. Il l'édifie lui-même avec les hommes que son Père lui remet entre les mains. Dieu amène à Adam son épouse ; mais Adam l'accepte, et il en fait son épouse. Il amène/ /à Jésus son Église, qu'il a choisie ; Mais Jésus l'accueille /, il la choisit lui aussi pour son épouse, il ratifie amoureusement et librement le choix pa­ternel. L'Écriture nous laisse entrevoir le ravissement qui s'em­para de l'âme d'Adam, à la vue d'Ève son épouse ; il la contemple, la reconnaît et s'écrie : C'est l'os de mes os, et la chair de ma chair ! Ainsi, mais avec une bien autre puis­sance et une bien autre douceur, tressaillit le Cœur de Jésus, quand son Père lui amena ses premiers Apôtres et en eux l'Église. Ils lui apparaissent comme les prémices de sa grâce, revêtus de ses mérites, ornés par avance de son précieux sang. Il peut s'écrier lui aussi : C'est l'os de mes os, et la chair de ma chair ! Sur l'un d'eux, il fixe un regard encore plus profond et plus lumineux que sur les autres, et il lui dit : « Toi, Simon, fils de Jonas, désormais tu t'appelleras Pierre. » (*Joan.,* I, 42.) En cet Apôtre il voyait toute son Église. Après que son Père lui a ainsi amené les pierres princi­pales, Notre-Seigneur agit incontinent comme fondateur et comme chef. Les yeux fixés sur le plan invisible de l'archi­tecte éternel, il édifie son Église ; il assigne à chaque membre son lieu et sa fonction. 70:309 Il compose définitivement le col­lège apostolique, conservant toujours à Pierre son incontes­table primauté, et y ajoutant le privilège de l'infaillibilité ; il choisit les ministres de second ordre, à savoir les soixante-douze disciples ; à tous il donne une mission. Ainsi se trouve constituée de toutes pièces la hiérarchie de l'Église nouvelle, sortie indifféremment des diverses tribus d'Israël autour des pasteurs et des chefs se groupent les simples fidèles. Le corps mystique du Verbe est pourvu de tous ses organes, de tous ses membres. Cette Église est encore dans l'enfance : le Verbe incarné converse au milieu d'elle comme son précepteur et son guide ; il l'instruit par ses paraboles, et la forme par ses exemples. Il supporte en elle les faiblesses et les imperfec­tions du premier âge, avec une bonté et une longanimité incomparables. Au moment où le Bon Pasteur est saisi, frappé, crucifié, les timides brebis se dispersent. Mais il ressuscite, il reparaît et rassemble de nouveau son troupeau ; il affermit à jamais dans la foi les colonnes de son Église, à savoir ses Apôtres ; il confirme à Pierre ses divines prérogatives de primauté et d'infaillibilité doctrinales ; à tous il renouvelle leur mission, enfin il monte au ciel en leur présence. Désormais l'Église est associée à la vie immortelle de Jésus glorifié ; la vertu de sa résurrection s'est étendue sur elle. Mais il est temps qu'elle passe de l'enfance à la virilité. Le corps mystique du Sauveur est formé ; mais il lui faut une âme, un esprit qui le dirige. Cet Esprit sera l'Esprit Saint, l'Esprit du Père et du Fils, l'Esprit qui les unit d'un lien indissoluble. Notre-Seigneur est monté au ciel, pour l'envoyer à son Église, afin qu'il la régisse, l'illumine, la vivi­fie à tout jamais ! (*A suivre*) Père Emmanuel. 71:309 ## DÉBAT SUR « MISSION » ### Présentation MISSION : film anglais de Roland Joffé. Palme d'or au festival de Cannes 1986. L'histoire se passe au Paraguay, au XVIII^e^ siècle, et concerne la suppression dramatique des « réduc­tions » dans lesquelles les missionnaires jésuites avaient organisé la vie des Indiens Guaranis chris­tianisés. #### Brève chronologie Au XVIII^e^ siècle, on appelait Paraguay une vaste étendue com­prenant, outre le territoire qui porte actuellement ce nom, des ter­ritoires appartenant aujourd'hui à l'Argentine, au Brésil, à la Bolivie. Ce Paraguay a été exploré par les Espagnols à partir de 1515 ; il est rattaché à la vice-royauté du Pérou en 1535. Il sert surtout de transit par voie fluviale entre La Plata et le Pérou. 72:309 Les sauvages qui le peuplent, cannibales et coutumiers de toutes sortes de cruautés, sont des Indiens Guaranis. Ils sont de plus en plus hostiles à la colonisation européenne dont ils ne connaissent que les razzias des marchands d'esclaves portugais venus du Brésil. Le pays est à peu près abandonné par les Espa­gnols quand y arrivent en 1585 les premiers missionnaires jésuites. Ceux-ci reçoivent du roi d'Espagne Philippe IV, en 1604, pleins pouvoirs sur l'administration du pays. Alors commence l'histoire des « réductions ». \*\*\* Les « réductions » -- ou regroupements -- sont des villages fortifiés dans lesquels les jésuites rassemblent les Guaranis christia­nisés et leur organisent une vie sédentaire de travail agricole et artisanal. Ils y réglementent l'activité économique et les loisirs, l'organisation militaire et la vie religieuse. Les marchands d'es­claves portugais ni leurs complices espagnols ne peuvent y péné­trer ; mais pas davantage les fonctionnaires et les militaires du roi d'Espagne : simplement, un tribut modéré est payé par chaque « réduction » à la couronne espagnole. L'histoire des « réductions » s'étendra sur un siècle et demi (1610-1767), sans pourtant qu'aucun de ces Guaranis soit jamais ordonné prêtre. \*\*\* En 1750, un accord entre l'Espagne et le Portugal décide un nouveau tracé de la frontière entre leurs possessions. Ce nouveau tracé fait passer une douzaine de « réductions » sous la domina­tion portugaise qui ne reconnaît pas les franchises concédées aux jésuites par la monarchie espagnole. Les Guaranis de ces « réduc­tions » se révoltent. Les Portugais devront leur faire une guerre de six années (1750-1756) pour arriver à les soumettre ; ils reproche­ront aux jésuites d'avoir armé et dirigé cette résistance. Le premier ministre portugais, le marquis de Pombal, était un anti-clérical acharné, résolu à briser la puissance de l'Église dans les territoires portugais. Les cours d'Europe, creusant politique­ment leur tombe sans le savoir, étaient pareillement infectées d'esprit voltairien (à l'exception de l'Autriche, de la Pologne et de Venise). 73:309 Voltaire avait dit : « *Une fois que nous aurons détruit les jésuites, nous aurons beau jeu contre l'Infâme* » (c'est-à-dire contre l'Église catholique), -- les jésuites étant alors, comme ils le restè­rent jusqu'à une date relativement récente, catholiques intégraux et ardemment contre-révolutionnaires. \*\*\* Clément XIII, pape de 1758 à 1769, pontife sans courage et sans énergie, ne défendit les jésuites que très faiblement. Pombal les interdit et les emprisonna en 1758, il en fit même brûler vif à Lisbonne en 1761. En 1764, la Compagnie de Jésus est abolie en France. En 1767, en Espagne. Et le pape Clément XIV la supprimera en 1773. La voie sera libre alors, comme l'avait prévu Voltaire, pour la subversion anti-catholique : mais elle ira beaucoup plus loin qu'il ne l'avait pensé. \*\*\* En 1767, l'expulsion des jésuites du Paraguay entraîne la ruine des « réductions » qui étaient restées en territoire espagnol lors de l'accord hispano-portugais de 1750. Les habitants de ces « réduc­tions » sont pour la plupart exterminés ou réduits en esclavage. La préparation et l'exécution de cet épisode final sont le principal sujet du film *Mission.* H. H. 74:309 ### Plutôt « pour » *Une nostalgie de la chrétienté* par Danièle Masson LE TOLLÉ que souleva, chez les journalistes, la proclama­tion du palmarès, lors du Festival de Cannes -- le jury attribuant la palme d'or à *Mission,* du britan­nique Roland Joffé -- est bien compréhensible. Car Joffé, c'est aussi le réalisateur de *La Déchirure.* Or, si *La Déchirure* condamnait la barbarie désordonnée des Khmers rouges, elle mettait quelque espoir dans l'ordre de fer vietnamien : on restait en famille. En revanche, la critique de gauche ne s'y est pas trom­pée : elle a trouvé que *Mission* était une œuvre « idéologi­quement douteuse ». Pourtant, c'était bien parti : Joffé, après *La Déchirure,* avait songé à faire un film politique sur le Salvador. 75:309 Et, même s'il avait dévié pour se consacrer aux Indiens Guaranis, qui, au milieu du XVIII^e^ siècle, armés par les missionnaires s'étaient heurtés aux colons portugais, le sujet permettait encore l'apologie de la théologie de la libé­ration. La matière était belle. L'action se passe en 1750, au Paraguay, au moment où l'Espagne et le Portugal, après le traité de Madrid, rectifient les frontières de cette région, avec l'intention d'y affaiblir l'influence grandissante des jé­suites. Le cardinal Altamarino, ancien jésuite, est envoyé par le pape -- pour raison d'État -- pour convaincre les jésuites d'abandonner à la jungle et aux marchands d'esclaves ces Indiens qu'ils ont pacifiés, civilisés et convertis. Les « réduc­tions » -- petites républiques théocratiques et communau­taires régies par la Compagnie de Jésus, et protégées par la couronne d'Espagne, seront détruites par les colonisateurs, et les Indiens Guaranis massacrés, dans une tuerie qui tourne au génocide. Faire l'apologie de la libération, au nom des principes révolutionnaires revus et corrigés par le marxisme, était-ce le projet initial de Joffé ? Peut-être. Mais il tourne court. Il y a pourtant, dans *Mission,* des vestiges de rousseauisme façon XVIII^e^ siècle. Le monde des Guaranis, l'effervescence de sa nature, la beauté violente des chutes d'eau d'Iguazu, qui rendent presque inaccessible leur territoire, a quelque chose du jardin d'Eden, ou de l'Eldorado voltairien. Les Guaranis, en leur quasi-nudité saine et robuste, avec leurs enfants superbes et silencieux qui sont souvent les instigateurs de l'action -- c'est un petit Indien qui tend au missionnaire Mendoza sa vieille épée, afin qu'il prenne la tête de la rébel­lion indienne -- rappellent le mythe du bon sauvage. En fait, « Guarani » signifie « guerrier ». La guerre était pour eux une institution, chaque tribu étant engagée par rapport aux autres dans un interminable cycle de vengeances, et les captifs, mis à mort sur la place du village, étaient dépecés, et mangés par tous, y compris par les enfants incités ainsi à bien se venger plus tard. La conquête européenne interrom­pit ces coutumes barbares. Or, Roland Joffé fait sur elles un étrange silence. 76:309 La barbarie des Guaranis rendrait peu crédible l'une des premières scènes, d'ailleurs fort belle -- Gabriel qui, après l'ascension périlleuse, en haut des chutes d'Iguazu, joue de la flûte pour charmer les Indiens intrigués, et les apprivoise ainsi -- si l'histoire ne venait la confirmer. Maxime Haubert (*La vie quotidienne des Indiens et des Jésuites au Paraguay au temps des missions*) écrit en effet : « Par la musique et le chant, les missionnaires semblent reproduire en Amérique les prodiges d'Orphée... les jésuites musiciens apparaissent comme des chamanes d'une puissance extraordinaire. » D'où la musique, leitmotiv du film, parfois maladroitement ex­ploité, depuis la flûte du père Gabriel relayée par la flûte de Pan, jusqu'aux cantiques angéliques entonnés dans les « réductions » à l'arrivée du cardinal, pour s'achever sur les hymnes violents qui rythment la guerre et la fuite suicidaire dans les rapides, enfin l'ultime image des enfants indiens rescapés qui s'en retournent vers la jungle, emportant avec eux un de ces violons qu'on leur avait appris à fabriquer. Tout cela encore rappelle Rousseau. Joffé disait que *Mission* était un film sur « la perte de l'innocence de l'homme » et il semble hésiter entre le mythe du bon sauvage et l'exaltation de l'œuvre civilisatrice européenne, où d'abord la conquête spirituelle marcha de pair avec la coloni­sation. D'où vient que le film ne correspond en rien d'essentiel aux poncifs de la théologie de la libération, dont Joffé, à présent, dit prudemment : « Les théologies de la libération, je connais bien, c'est très ambivalent. » ? Les jésuites ne cherchaient pas à « libérer » les Guaranis de la civilisation occidentale pour les livrer aux idéologies révolutionnaires qui couraient l'Europe à cette époque. Les idéologies révolutionnaires déracinent et déchristianisent ; elles ne veulent pas guérir, mais au contraire aggraver le mal ; car il faut des amers, des meurtris pour faire les révolutions. Un siècle plus tard, le marxisme-léninisme précisera cette stratégie : il faut frapper sur la plaie de la misère ouvrière et non pas la guérir, afin que le prolétariat, totalement déraciné et démuni, soit mûr pour la révolution. 77:309 Les missionnaires du Paraguay en revanche poursuivaient l'œuvre conjuguée de la christianisation et de l'enracinement. Ils n'établirent pas des « républiques communistes chrétien­nes », mais au contraire substituèrent à la maison collective des villages serrés autour de l'église. Ils sédentarisaient ces récents nomades et les incitaient à se consacrer à l'élevage et à l'agriculture, alors que les Indiens étaient peu enclins à se gâcher la vie par un travail intensif. Assurément, Joffé n'évite pas l'imagerie d'Épinal quand il montre les Indiens laborieux, alors que l'on sait que les Jésuites eurent à lutter contre les chamanes. Or les chamanes prétendaient leur ou­vrir le chemin de la terre sans mal, terre des dieux et des ancêtres, où le mais pousse tout seul. Les jésuites ne furent pas les utopistes du « Royaume de Dieu sur terre », ils établirent tout simplement une chré­tienté : « Les Guaranis s'étant soumis pacifiquement, ils gardent la pleine propriété de leurs terres ancestrales, et leur libre vasselage a pour contrepartie l'obligation pour l'Es­pagne de défendre leurs biens » (Maxime Haubert). Autre entorse essentielle à la théologie de la libération ce n'est pas à des États « réactionnaires » qu'incombe la responsabilité du massacre des Guaranis, mais à l'idéologie des philosophes du XVIII^e^ siècle. Patrice de Plunkett nous rappelle que « Gomes Freire de Andrade, le chef des sou­dards portugais qui ravagent les missions du Paraguay en 1755-56, et son homologue espagnol José Joaquin de Viana, le gouverneur de Montevideo, sont les hommes de main des politiciens « philosophes » à Madrid et à Lisbonne autour du marquis de Pombal, « philosophe » lui-même, adversaire implacable du catholicisme ». Si Joffé évoque dans *Mission* la figure du marquis de Pombal et sa haine du catholicisme, on regrette qu'il n'y insiste pas, et que l'histoire réelle échappe ainsi au spectateur peu perspicace, qui risque de ne retenir que la vision manichéenne des saints jésuites rebelles et des États chrétiens oppresseurs. 78:309 En 1764, en France, la Compagnie de Jésus est dissoute, alors même qu'allait déferler la vague de déchristianisation, prélude à la Révolution française. Ces jésuites-là n'étaient pas dans le sens de l'histoire : il fallait les supprimer. Faut-il ajouter que l'esclavage, interdit dans le Bas-Empire romain grâce au christianisme, retrouve ses lettres de noblesse à la Renaissance, qui propose comme idéal justement le modèle romain ? Voilà pourquoi, pour les idéologues crypto-communistes de la *Revue du Cinéma, Mission* est un film difficilement récupérable : « Ce beau scénario, y lit-on, qui se pare de toutes les meilleures intentions de la bonne conscience chré­tienne, est évidemment assez dur à avaler, même si Bolt et Joffé montrent bien comment la mission autonomiste est condamnée à mort au nom des intérêts politiques coloniaux contradictoires entre l'Espagne et le Portugal. » \*\*\* Faire du combat des jésuites une lutte autonomiste est un contresens grossier. Rien ne le montre mieux que les deux missionnaires superbement incarnés par Jeremy Irons et Robert de Niro. « Relation sado-masochiste », dit la *Revue du Cinéma*, pour éluder l'incursion du surnaturel qu'a été la géniale trouvaille de ces jésuites plus vrais que nature. Leur surnaturelle amitié se scelle en trois temps. Men­doza, mercenaire chasseur d'Indiens, commet un crime de jalousie sur la personne de son frère, qui lui a ravi l'amour de la belle Carlotta. Le remords le ronge. Le Père Gabriel convertira ce remords en repentir ; et Mendoza, déjà igna­tien en diable, sacrifiera son point d'honneur à l'honneur de Dieu. Dans une cellule de l'hôpital d'Asuncion, Gabriel lui impose Dieu : -- « Va-t-en, curé, dit Mendoza. Gabriel. -- Vous préféreriez que je fusse le bourreau. Mendoza. -- Pour moi il n'est nulle rédemption. » 79:309 Mais Gabriel propose au conquistador de lancer à Dieu une sorte de défi. Et Mendoza s'inflige -- chemin de croix ou rocher de Sisyphe ? -- de traîner, monstrueux ballot de ferraille qui lui scie les épaules, ses cuirasses et ses épées. Estimant suffisante la pénitence de l'ex-mercenaire, un jésuite au nom de tous les missionnaires, coupe la corde ; Mendoza la renoue. Et Gabriel le justifie : « Lui veut conti­nuer. Nous n'appartenons pas à une démocratie : nous sommes membres d'un Ordre. » C'est jusqu'aux Guaranis que Mendoza doit parvenir. Reconnaissant leur persécuteur, ils sont sur le point de l'égorger. Puis, se ravisant, ils cou­pent la corde et le délivrent. Geste surnaturel et non pas inspiré, cette fois, par le mythe du bon sauvage : Dieu a relevé le défi. Mendoza et Gabriel, suffoquant de rire et de larmes -- la scène la plus émouvante du film -- scellent en Dieu leur union : Mendoza, délivré, se convertit et se fait moine. Quand l'émissaire du pape enjoint aux jésuites de quitter les réductions, tous deux restent auprès des Guaranis. Mais Gabriel va au-devant de la mort sacrificielle, portant l'osten­soir, sous le feu des assaillants. Mendoza, lui, prend l'épée ; « je veux être délié de mon vœu d'obéissance » demande-t-il à Gabriel qui refuse. Et il se bat magnifiquement et désespé­rément avec sa vieille épée d'ancien mercenaire -- mais sans quitter sa soutane -- à la tête des Guaranis qui lancent leurs flèches dérisoires à l'assaut des armes à feu. Mortellement blessé, Mendoza semble attendre dans la mort Gabriel qui tombe presque en même temps que lui. Ainsi se retrouvent l'apôtre, saint de la foi reçue, et le conquistador, saint de la foi choisie. Leur mort commune, au même moment, est le signe de leur connivence retrouvée, et justifie la figure la plus attachante du film : celle du moine-soldat. Par-delà ces retrouvailles, elle reprend un thème qui court tout au long du film : la mort des martyrs se transmue en vie et leur sang est semence de chrétiens. « Si le grain ne meurt il ne donne rien. » Depuis l'une des premières images du film -- un missionnaire attaché à une croix, coiffé d'une sorte de casque d'épines, et jeté dans les chutes d'Iguazu -- jusqu'à l'une des dernières -- un Guarani se saisit de l'ostensoir qui s'échappe des mains de Gabriel, et prend le relais du missionnaire mourant -- Joffé décou­vre que les martyrs sont les maillons d'une même chaîne. 80:309 Alors que le vieux cardinal-légat reste seul : « Votre Sain­teté, eux vivent désormais, et moi je suis mort. » \*\*\* Rien dans cette œuvre qui exprime la lutte des classes, des races, ou le syndrome d'un Occident honteux. Les quel­ques enfants rescapés, revenus à leur nudité primitive, mais qui emportent sur leur barque le violon de leurs civilisa­teurs, expriment bien plus le regret du lâchage de l'Occident que le mythe du bon sauvage. Si *Mission* était initialement un film prévu pour la gloire de la théologie de la libération, alors Joffé a été piégé par l'histoire réelle, par le goût de l'aventure et du succès -- peu compatibles avec l'ennui que suscite l'idéologie -- et surtout, par Dieu. Il avoue ingénument « le besoin de sens, la recherche de spiritualité », ajoutant : « C'est merveilleux de découvrir dans son propre film des choses que l'on ignorait absolu­ment. » Et Jeremy Irons se dit désormais convaincu du « pouvoir de Dieu à l'intérieur des hommes », et il ajoute « je n'appartiens à aucune religion, mais je suis très sensible à la promesse d'éternité ». La France, pays de mission ? Et si, dans le naufrage du « catholicisme » officiel, où la hiérarchie brade les promesses de la vie éternelle, des cinéastes « athées » prenaient la relève, et devenaient, à leur manière, missionnaires ? Car il est probable que, dans l'élaboration de leur œuvre, ils ne cherchaient pas Dieu : mais Dieu les attendait. *Mission* est un film irrécupérable pour les marxistes ; mais rien ne nous empêche, nous, de le récupérer -- c'est-à-dire de recouvrer en lui notre bien. Car il serait dommage que nous soyons les cathares du catholicisme et que, à l'image de l'intelligentsia persifleuse qui a snobé *Mission,* nous méprisions le multiplicateur de puissance qu'est le film à grand spectacle. 81:309 Sans le savoir peut-être, Joffé contredit le relativisme moral de Montaigne, écrivant à propos des cannibales « Rien de barbare en cette nation, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son visage » ; il corrige aussi l'imposture de *Voltaire,* fustigeant, dans *Candide,* les jésuites du Paraguay : « C'est une chose admirable que ce gouver­nement. Les padres y ont tout, et les peuples rien. » Il pré­pare ainsi, à sa manière, et avec d'autres -- Pauwels, Viguerie, Furet, Richet... -- un bi-centenaire imprévisible de 1789. Danièle Masson. 82:309 ### Des questions par Nicole Delmas QUEL MERVEILLEUX FILM que *La Mission* de Roland Joffé. Grandiose par les images, étonnant par la musique, remarquablement interprété autant par les acteurs vedettes que par ceux d'un jour. Et pourtant, que de questions... Plus que par cette fantastique aventure tant humaine que spirituelle (je citerai, par exemple, le problème de la trans­mission de la foi aux Indiens à travers la culture occiden­tale ; mais pourquoi avoir présenté ce petit Indien chantant à la façon d'un soliste d'Europe, alors qu'un des mérites des jésuites a été de respecter la spécificité de leur culture ?), j'ai été passionnée, intriguée par l'élément majeur, pour moi, de ce film : comment est vécu, par les trois principaux person­nages, le vœu d'obéissance à l'Église. 83:309 Le capitaine Mendoza, marchand d'esclaves et assassin repenti, a sauté dans la conversion en réponse à un défi lancé par le Père Gabriel, supérieur jésuite de la Mission San Miguel. C'est en psychologue que ce dernier lui a parlé, c'est en homme que le mercenaire lui répond, orgueilleux jusqu'au sublime, mais pas converti. La pénitence qu'il s'im­pose est totalement inutile. Et la première question se pose : -- A-t-on le droit de choisir sa peine ? Non, répond la théologie par la bouche des compagnons jésuites du Père Gabriel : « Combien de temps va durer cette stupidité ? » Et c'est le pardon et l'accueil des Indiens qui le sauvera. « Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » « Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; mais devenu homme, j'ai laissé là ce qui était de l'enfant. (...) Présentement la foi, l'espérance et la charité demeurent toutes les trois ; mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité. » Ce texte de saint Paul, proposé par le Père Gabriel, même l'ayant médité, Mendoza ne peut le comprendre, il n'est pas assez converti. Et quand viendra l'épreuve, ce sont ses réflexes militaires qui ressortiront, non son état de prê­tre. Pourtant, à chaque degré de son évolution, le Père Gabriel a tenté une étape supplémentaire, spirituelle, et on croit qu'il a compris. L'homme que l'on nous présente montre de l'amour pour les Indiens, certes, mais pas vraiment par amour pour Dieu. La fin du film et l'émotion du Père Gabriel le confirment. Pourtant, c'est à lui que le supérieur va donner la croix du premier martyr jésuite en Amazonie. Non en signe d'approbation pour son attitude à nouveau guerrière et incompatible avec son sacerdoce, mais... ils sont de la même famille, jésuite. Il reste son frère. Mendoza a demandé à rompre son vœu d'obéissance. « Vous êtes prêtre » lui dit le Père Gabriel qui refuse. Prê­tre, oui, pour toujours, mais désireux de sauver ses amis par des moyens proprement humains et non spirituels et voulus par Dieu. 84:309 Il représente un type de réaction que l'on voit se développer dans certaines parties du monde. Peut-être ce que l'on appelle la « théologie de la libération » ? Il a oublié l'essentiel. Ce n'est pas donner sa vie qui est important (le Père Gabriel la donnera aussi), c'est la donner à la façon du Christ, par obéissance -- « Mon Dieu, que votre volonté soit faite et non la mienne » -- et dans la charité. Et là on voit bien que le capitaine Mendoza n'est pas allé jusqu'au bout des paroles de saint Paul. \*\*\* « Nous appartenons à un Ordre, pas à une démocra­tie. » Le Père Gabriel, arrivé en pays indien avec deux armes, sa flûte et sa foi, connaît, lui, la puissance de ce vœu particulier aux jésuites, l'obéissance. « Obéissez ou renoncez à être jésuite », dit-il à Mendoza qui présente au caricatural gouverneur espagnol des excuses aussi savoureuses que subtiles. Et il cédera, par fidélité à son vœu. Le Père Gabriel, lui, ne cédera pas. Il n'acceptera pas de partir sur l'ordre du légat du pape venu supprimer les « réductions » en pays espagnol, ou portugais (?)... La politique joue ici son vilain rôle. « C'est un saint » m'a dit ma filleule de 14 ans. Et ma réponse a jailli : non, il aurait obéi. Pour sauver ses Indiens, il a repris ses armes, le chant devenu prière et l'ostensoir. Il mourra, en prêtre, martyr, mais il a rompu son vœu. A la différence de Mendoza qui avait capitulé devant le gouverneur espagnol, ce n'est pas lui seul qui est en cause, mais ses ouailles. Et il ne peut se rési­gner à obéir. Et la deuxième question se pose : -- Quand a-t-on le droit de désobéir à l'Église ? Et la troisième : -- A-t-on le droit de désobéir à l'Église ? 85:309 Ici intervient le personnage clef de ce film : le légat envoyé par le pape Clément XIII pour supprimer les mis­sions jésuites au Paraguay. La politique est reine ; le Portu­gal et l'Espagne, maîtres du jeu. Le pape, inquiet, est prêt à sacrifier l'œuvre des jésuites en Amérique latine pour sauver l'Ordre en Europe. Ils sont devenus trop puissants et le Por­tugais criera « le dédain des jésuites pour l'autorité de l'État ». Dédain ou liberté intérieure telle qu'elle devient inacces­sible, donc inadmissible. Ne leur reprochait-on pas en Europe, à la même époque, de former une élite dont la liberté intérieure, justement, les mettait à l'abri de tout endoctrinement de l'État ? (Ce sera d'ailleurs la cause de leur suppression.) Le film nous montre cet autre monde spi­rituel, bien que temporel, où seule compte la foi, où l'hom­me et encore moins l'État ne peut les atteindre. Monde autre, mais pas contre le monde, à la façon du Christ. Issu de l'Ordre jésuite, le légat sait tout cela. Il découvre avec émerveillement la Mission San Miguel, puis San Car­los : « le paradis sur terre », dira-t-il. (Royaume de Dieu ou royaume jésuite ?) Il voit la foi de ces prêtres, l'espérance de ces Indiens, la charité dont la survie dépend de lui -- « en mon âme et conscience ». Au bout, pour lui, le martyre de l'obéissance -- « le monde est tel que nous le bâtissons, tel que je l'ai bâti ». Et il donne l'ordre de tout abandonner, de tout disper­ser, non par soumission à l'ordre temporel mais par obéis­sance absolue à l'Église. Moralement, il en mourra : « Eux sont vivants et moi je suis mort. » Et, s'il y a un saint dans ce film, à mon avis, c'est lui. \*\*\* Plus qu'une mise en accusation de l'Église, ce film dé­montre la difficulté de mettre en accord la foi et la vie, l'idéal et le concret. L'optique est différente suivant que l'on agit en fonction de Dieu ou en fonction de l'homme. 86:309 « En mon âme et conscience » dit l'esclavagiste espagnol ; « en mon âme et conscience » dit l'homme de Dieu, envoyé par le pape. A la fin du générique, quand toute la salle s'est vidée, apparaît la dernière et inattendue image. Le légat a terminé sa lettre au pape et il regarde la salle. Il nous regarde. Peut-être pour poser toutes mes questions. Nicole Delmas. 87:309 ### Ce qu'il y a de faux par Jean Madiran CE QU'IL Y A DE FAUX dans *Mission,* il me semble, à lire ce qu'en ont écrit les uns et les autres, qu'ils l'ont senti ou pressenti, vaguement, et non point discerné. Et alors ils se sont efforcés de l'exorciser à l'aveuglette, quand ils craignaient que le film n'en soit méconnu ; ou bien au contraire ils ont inventorié des origines, des inten­tions, des influences suspectes, et la suspicion que mérite le personnage de Roland Joffé, par crainte de laisser passer, sans l'arraisonner une marchandise sournoisement subversive. Ce qu'il y a de faux dans cette mission, c'est qu'elle est une mission sans péché, sans pénitence et sans rédemption ; du moins pour les sauvages, objet de la mission. La péni­tence, la rédemption ne sont la part que du méchant merce­naire européen, esclavagiste et criminel, ce Mendoza qui en avait si spectaculairement besoin et qui se fera jésuite. 88:309 Les sauvages, eux, les Guaranis évangélisés par la mission, n'en avaient apparemment que faire : on n'aperçoit nulle part leur pénitence, nulle part leur rédemption. Dans un film sur une mission, c'est un tour de force. \*\*\* Mais on peut ne pas s'en apercevoir d'abord. Sur le moment je ne m'en étais pas aperçu ; je n'y suis venu que par un cheminement inverse, que je vais dire. J'ai vu *Mission* le jour de la Toussaint, occurrence qui rendait plus manifeste encore la coïncidence finale du film avec la liturgie des martyrs, ainsi qu'Yves Daoudal l'a si­gnalé ([^3]). Et comme c'est à la fin, on sort enveloppé d'une espèce d'envoûtement mystique. Si bien qu'à la sortie je n'avais rien contre ; du moins rien d'essentiel. Mais c'est ensuite que la réflexion a suivi ce que je viens d'appeler un cheminement inverse ; ou plutôt, récurrent : suivant non plus l'ordre chronologique du film, les sauvages devenant chrétiens, mais partant au contraire de leur état terminal de convertis formant une chrétienté. Cette chrétienté est utopique. Elle n'existe pas. Elle n'a pas pu exister *ainsi.* Il ne s'y produit ni crime, ni délit, ni péché ; il n'y a ni police, ni justice, ni châtiments. Ce n'est (malheureusement) pas cela, ce n'est jamais cela le résultat social de la conversion chrétienne. On n'a jamais vu une chrétienté sans voleurs, sans assassins, sans adultères (etc.) toutes ont eu une police, une justice, des prisons, -- et des bourreaux pour la peine de mort. Même dans le cas excep­tionnel et particulier de la société très sainte que forment les moines dans leurs monastères, et où il n'y a pas (en général) de crimes majeurs, il y a tout de même des fautes et des délits, la règle de saint Benoît prévoit des punitions. 89:309 Chez les Guaranis convertis, rien de tel, ni autorité autre que spi­rituelle et persuasive ; ni querelles ni injustices ; ni discipline ni châtiments, -- et chez des jésuites ! et des jésuites du XVIII^e^ siècle ! Peut-être le film a-t-il voulu ainsi nous rendre ces sauvages plus sympathiques ; peut-être a-t-il pensé qu'ainsi nous serions davantage frappés par l'horreur de leur abandon et de leur massacre. Mais c'était forcément fausser leur portrait. \*\*\* Certes la rédemption a (aussi) des effets sociaux : ils ne sont pas (hélas) aussi radicaux. Ils ne suppriment pas l'exis­tence du mal. A partir de cette première erreur, que l'on pourrait appe­ler une exagération utopique des effets sociaux de la conver­sion chrétienne et de la rédemption, on en vient à se de­mander : -- Mais au fait, la rédemption, où est-elle ? Elle n'est pas là. Le film *Mission* se passe en dehors de toute rédemption, à part l'exception signalée du méchant Européen. Le film *Mission* se passe en dehors de toute rédemption pour les sauvages. On n'a rien vu de leur conversion, -- ce qui est pour­tant l'objet principal d'une « mission ». On n'a rien vu de leur état antérieur et de leur sauvagerie. On a vu seulement qu'ils ont martyrisé un premier missionnaire, et qu'ils se sont laissé apprivoiser par le second parce qu'il leur jouait de la flûte. \*\*\* *Apprivoiser*... Les Indiens dans ce film n'ont pas été convertis, ou du moins nous n'avons pas vu leur conversion, nous avons vu qu'ils ont été apprivoisés. Et leur apprivoisement a donné un résultat extraordinaire, que n'obtient à ce degré aucune conversion. 90:309 Autrement dit : les sauvages de *Mission* vivent dans un univers sans péché originel. Alors, c'était encore le mythe du bon sauvage ? Mais oui : plus ou moins déguisé, et super­bement orchestré. Jean Madiran. 91:309 La pensée politique d'Henri Charlier Naissance de la civilisation chrétienne \[It. 67-11-62, p. 112 sv.\] 114:309 ## NOTES CRITIQUES ### Dom Gérard m.b. *Demain la chrétienté *(Dismas éditeur) NOUS SOMMES TOUS DES BARBARES. « Pour saint Benoît, l'homme qui frappe à la porte du monastère est plus ou moins barbare. » Qui est cet homme qui frappe ? L'aspirant à la vie monastique ou l'homme du monde ? Les deux sans doute. Car nous sommes tous plus ou moins des barbares, puisque le barbare, c'est « celui qui est sans mémoire, sans passé, sans tradition », puisque « le caractère de la barba­rie, c'est la discontinuité ». Nous sommes de plus en plus nombreux à ne pas savoir « descendre en nous-mêmes pour savoir faire les gestes de notre race » -- qu'on ne nous a jamais appris -- et à ne pas avoir reçu, comme cadeau de naissance, les vertus chrétiennes, fussent-elles débaptisées. Dans cet appel à la fois doux et pressant qu'est *Demain la chrétienté* (Dismas éditeur), Dom Gérard prend acte de cette barbarie des temps modernes. D'une certaine manière, *Demain la chrétienté* prend le relais de *l'Église face aux nations.* Dans son cours aux jeunes moines du monastère de Bédouin, le Prieur insistait sur l'État catholique, structure politique de la chrétienté : « Sans doute, la renaissance d'une chrétienté sera d'abord le fruit d'une grâce insigne inclinant le cœur à la pénitence et à la conver­sion. Mais cette conversion doit s'accompagner d'une reconnaissance officielle de l'Église de Jésus-Christ par l'État. » 115:309 Aujourd'hui, et sans rien renier de la nécessité d'un État catholique, il me semble qu'il insiste plus sur la conversion, qui doit non seulement accompagner mais précéder. Conversion, c'est trop dire encore, trop bru­tal. Car il faut « fonder une société, et pas seulement convertir ; une chrétienté comme espace, atmosphère, terreau, labour irrigué. Qu'est-ce qu'un converti privé de la terre nourricière et de l'oxygène qui ravitaille ses poumons ? » Les institutions sont le fruit d'une disposition du cœur. Elles sont l'effet de cette charité inventive qui, comme celle de saint Rémi pour Clovis, sait « deviner chez un adversaire les ressources cachées d'un futur ami du Christ ». Il faut respecter l'ordre : d'abord, la grâce « trans­forme intérieurement les âmes ». Alors, elles « traduisent cette vie nou­velle en gestes humains ». Puis « les lois et les institutions, à leur tour, se font les remparts de la lumière qui les a suscitées ». Il faut réapprendre, ou apprendre, les gestes chrétiens. Les barbares à l'assaut de son monastère ont appris à Dom Gérard combien la société moderne est malade, au point, dit-il, que les structures d'un monastère sont des « structures d'hôpital ». A cause du péché originel sans doute. Et à cause aussi de la rechute que fut la Renaissance, et qui a durable­ment blessé l'Esprit. La barbarie moderne n'est pas la barbarie primitive, sauvage, brutale, ignorante ; celle des « races nobles » qu'aimait Nietzsche, rôdant en quête de carnage, audacieuse, indifférente au risque, éprouvant à détruire une gaîté terrible. La barbarie moderne est savante, raffinée ; elle a lentement détruit la civilisation européenne, effort conjugué du moine et du soldat, pour lui substituer des cultures, échafaudées par des esprits tortueux. Or, disait Psichari, « il y a moins de l'ignorance à la science que de la fausse science à la vraie science ». Qu'il s'agisse de l'optimisme naturaliste postulant la bonté de la nature humaine ou du pessimisme protestant héritier du manichéisme, les modernes barbares ont brisé la ligature délicate de la nature et de la grâce. Ils ont mis le désordre dans *ce* champ chrétien où le surnaturel est comme la greffe dont la nature est la souche nécessaire. Le désastre est si grand que l'on est tenté de « comprendre » les lâches que fustige Dom Gérard : ceux qui réduisent la demande du Pater « que votre règne arrive » à un royaume intérieur, ou à un millénarisme sans incidence sur le présent. « L'Église catholique » aujourd'hui, risque d'offrir le double spectacle de « l'Archipel et de la Chapelle » : ceux qui ont livré l'Église au monde comme une place forte assiégée qui n'a pas tenté sa sortie, ceux qui sont reclus dans la Chapelle comme dans une arche de Noé ou un fortin assiégé, à l'abri des vents mauvais du monde. 116:309 Et nous n'avons pas mérité d'avoir un chef d'État qui invoque les droits de Dieu, ni de porter, comme les combattants libanais, des armes dont la crosse s'orne d'une image de la Verge de Fatima. Peut-être serait-ce une chance si un nouveau Néron promulguait un nouveau « non licet esse christianos » : mais nos « chapelles » différent des églises des catacombes en ce que nous n'y risquons pas notre vie. *Feu la chrétienté* Le beau livre de Dom Gérard porte une nostalgie rayonnante peut-être tragique sûrement : l'amour d'une chrétienté défunte. « L'enfant qui naissait dans un univers de chrétienté... attrapait la religion dans son entourage, par un effet de contagion. » Même dans les situations adverses, tout conspirait, en quelque sorte, pour Dieu : Clovis n'était qu'un barbare honnête et rude, qui, en fait d'œuvres pieuses, découronnait et massacrait allègrement ses concurrents. Mais il trouve en Rémi « l'Église qui enfante et qui fonde » ; en Clotilde « la sainteté qui influe mystérieusement par la prière et le sacrifice ». Saint Louis, le justicier vêtu d'hermine, fut un miracle, sans doute ; mais il avait en héritage la mission d'Hugues Capet : « Nous n'avons de raison d'être que si nous rendons la justice à tous et par tous les moyens » que ses successeurs, l'un après l'autre, se sont transmis : « garde son droit à chacun ». Jeanne d'Arc aussi fut un miracle ; mais, écrit Dom Gérard, « Jeanne n'est pas un fruit purement spontané ; il y avait en France, à l'époque, des milliers de familles offrant un terrain d'éclosion humainement assez riche pour qu'y pût naître une Jeanne d'Arc ». Du coup elle fait du roi le lieutenant de Dieu : « Le roi donne son royaume à Jeanne ; Jeanne donne ce royaume à Dieu ; Dieu donne ce royaume à Charles pour qu'il l'ait en commende ». 117:309 Dans la tunique sans couture de la chrétienté, et quelles que soient ses taches, nul ne manquait à l'autre : le saint inspirait l'homme d'armes et l'homme d'Église était protégé par le prince. Saint Aignan inspire à Aetius l'offensive contre Attila, aux Champs catalauniques ; Bossuet vante ainsi la loi du rempart : « Nos mains désarmées sont heureusement sou­tenues par la puissance des princes » ; en revanche, dans la Castille du XII^e^ siècle, des moines se font soldats. Les vertus militaires et les vertus monastiques sont comme réversibles, et, pour que la justice ne soit pas cette « fugitive du camp des vainqueurs », il faut que la victoire soit en quelque sorte crucifiée. Il faut que le soldat sache être à la fois rempart et hostie. Psichari l'exprimait ainsi : « Si nous croyons à la vertu du sang répandu au calvaire, comment ne croirions-nous pas, d'une manière ana­logue, à la vertu du sang répandu pour la patrie ? La vertu de ce sang-là est aussi certaine dans l'ordre naturel que la vertu de l'autre dans l'ordre surnaturel. Oui, nous savons que le sang des hosties offertes à la patrie nous purifie. Nous savons qu'il purifie la France, que toute vertu vient de lui, que sa vertu est infinie, que toute patrie ne vit que de sa vertu. » Ainsi du moine au soldat, n'y a-t-il pas discontinuité, comme il n'y a pas discontinuité entre Rémi et Clovis : « Que pourrait la chrétienté sans l'Église-source ? Mais que peut le flot sacramentel de l'Église sans l'auto­rité du chef franc qui en creuse le lit et en organise le cours ? » *Les chances\ d'une Renaissance chrétienne* En même temps qu'il stigmatise le mal, Dom Gérard propose le remède : le mal qui nous ronge, c'est la barbarie, c'est-à-dire la disconti­nuité, la rupture. Rupture de la Renaissance avec la culture populaire pour se tailler une antiquité sur mesure ; rupture de la pensée mani­chéenne et gnostique entre le Dieu créateur et le Dieu sauveur ; rupture cartésienne entre la matière et l'esprit ; rupture luthérienne entre la foi et les œuvres, la grâce et la liberté ; rupture marxiste entre les « dominés » et les « dominants » ; rupture entre l'Église et l'Évangile, l'Église et la chrétienté. C'est donc à une patiente reconstruction -- « madréporique » -- d'une société et d'une pensée en voie d'atomisation que nous convie Dom Gérard, car les pentes sont faites pour être remontées. 118:309 Tâche immense, et d'abord contre nous-mêmes. Le manichéisme am­biant nous a parfois entraînés dans la lutte nécessaire contre le monde, à un zèle amer qui pousse à exclure, à briser, à « pencher brutalement du côté opposé de l'erreur », et nous donnons ainsi des armes contre nous aux chrétiens dans le vent qui sont, eux, « à l'écoute » de tout et de tous -- sauf de Dieu. Dom Gérard nous convie, non pas à « pencher », mais à nous « élever au-dessus des contradictions » : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Cette élévation ne rendra pas la lutte moins âpre, mais elle apprendra la hiérarchie des devoirs, et à « porter un regard de douceur sur les choses du temps ». C'est par la douceur que l'on conquiert : « Bienheu­reux les doux : ils posséderont la terre. » Elle apprendra à exclure le moins possible. Remontant le temps, Dom Gérard salue l'enfance de l'humanité dans les divinités grecques, dieux rêvés précédant Dieu connu ; il donne en exemple saint Grégoire, qui n'incitait pas à détruire les temples païens, mais à les baptiser ; il voit dans les vertus païennes « des pierres d'at­tente, sinon des pierres de touche, de la charité divine ». Et l'on songe aux présocratiques, à cet « Héraclite l'obscur » qui dit de Dieu : « Dieu est surabondance et famine » ; surabondance, parce qu'il déborde les désirs humains ; famine, parce qu'il attise un désir qu'aucune satisfaction humaine ne peut combler. On songe à Socrate qui, ayant déjà la prescience de sa condamnation à mort, affirme que le comble de la honte n'est pas de subir l'injustice, mais de la commettre : « Laisse-toi mépriser, traiter d'insensé ; souffre même qu'on t'insulte, si l'on veut, et qu'on t'in­flige, par Zeus, ce soufflet qui est pour toi la suprême déchéance ; ne t'en trouble pas : tu n'en éprouveras aucun mal, si tu es appliqué à l'exercice de la vertu. » Il faut avoir pour les modernes barbares le même regard que pour les anciens : être iconoclaste quand c'est nécessaire, et sans peur mais sans haine, avec le regard même de Dieu qui ne souhaite pas la mort du pécheur mais sa repentance. Et Dom Gérard nous donne un exemple charmant d' « intégration » avec ce Noël dans les Aurès, en 1958, où le colonel de Blignières se demande que faire des Harkis : « Les exclure ? Pas question. Leur demander une prestation liturgique ? Impossible. Alors on les plaça autour des assistants, on leur remit des torches et on leur demanda de les porter très haut dans la nuit. Et cette nuit-là les torches des Harkis ont éclairé le monde. » 119:309 La passion de l'unité pénètre *Demain la chrétienté.* La chrétienté, c'est de faire « l'un avec du divers » ; et il faut « embrasser dans l'unité d'un seul regard le splendide horizon de l'univers catholique ». Simplement, ne peut-on s'interroger sur l'optimisme de Dom Gérard, quand il nous dit que « toute chrétienté naissante nous relie à l'histoire de l'Église primitive et porte en elle la grâce des recommencements » ? La France n'est ni, une chrétienté, ni un pays de mission. La primitive Église, persécutée du dehors, ne ressemble pas à la nôtre, empoisonnée au-dedans. La barbarie primitive appelait à prendre les armes ; celle d'au­jourd'hui porte à les baisser. Et Dom Gérard le sait bien, qui refuse les deux tentations d'un christianisme dévoyé : la Croix sans croisade des milieux Maritain et Mounier, où l'on voulait substituer le dialogue à la conquête ; la croisade sans Croix, par laquelle une certaine droite, par désespoir peut-être, prétend accomplir la contre-révolution sans Dieu. Il est vrai que nous sommes des enfants malades, et que « nous avons besoin de remèdes énergiques, dont le glaive ». Et il est vrai que la seule raison d'être, la seule justification d'une contre-révolution est Dieu. Les images qui courent dans ce livre, de la source et du fleuve, du ter­reau, de la greffe et de la souche, de l'irrigation du champ des mœurs, se comprennent par le but que s'est fixé l'auteur, et qu'il nous fixe ; but modeste et humble, si l'on comprend par humilité cette « vertu politique » qui consiste à assumer pleinement, pour chacun, les exigences de la place qui lui est assignée. Ce but, c'est simplement de créer les conditions d'une bonne terre, en sachant bien, serviteurs inutiles, que Dieu seul est le semeur, et qu'une chrétienté est une pure grâce de la providence divine. C'est de gagner sur le barbare des espaces chrétiens, des espaces respirables, et l'on songe au monastère Sainte-Madeleine, et Dom Gérard y songe aussi, qui rappelle le mot de Saint-Exupéry : « Si tu veux unir les hommes, fais-leur bâtir une tour. » Et si, jadis, tous œuvraient pour la chrétienté -- « le peuple offrait sa sueur, le marchand ses ducats, le baron sa terre, l'artiste son talent », c'est aujourd'hui une paroisse invisible qui fait monter les murs du monastère, remparts contre les agressions du monde. *Dialogues multiples* Et l'on peut lire dans ce livre un dialogue du Prieur avec sa paroisse invisible. 120:309 Et encore un dialogue avec l'ami et voisin Gustave Thibon. Thibon préface le livre ; et, s'il y sent une « telle fraternité de pensée et de cœur », c'est à cause de l'incarnation, de l'unité ancienne où « le sacré pénétrait jusqu'aux racines le profane ». Thibon aime la tradition parce qu'il aime la fidélité, l'unité, l'harmonie. Mais il sait aussi que Dieu est « l'au-delà de tous les chemins », qu'Il transcende infiniment cette chré­tienté imparfaite, née de l'Église et de la glèbe, et que le nom qui le dit le mieux, c'est le « nihil » de Scot Érigène, le « nada » de saint Jean de la Croix. Lorsqu'il évoque la nuit mystique -- « Si tu comprends, ce n'est pas lui », dit saint Augustin ; « cette ignorance nous unit à Dieu », ajoute saint Thomas, qui dit aussi : « Dieu est connu comme inconnu », pourquoi ne serait-ce pas à Thibon que pense Dom Gérard ? Et il songe à lui encore, dédiant son livre, en quelque sorte, à son préfacier, quand, après la voie négative, il évoque la voie d'analogie. Saint Augustin inter­rogeant le monde sur Dieu, le monde lui répond : « Je ne suis pas ce que tu cherches », mais, ajoute le saint, « la beauté du monde attisa mon désir de Dieu », faisant écho au psaume : « Vous avez visité la terre et vous l'avez enivrée. » De même, Thibon est un amant de la terre, mais sent en elle un frémissement d'éternité, qui n'est pas une simple promesse, mais des espèces sonnantes et trébuchantes : les arrhes de l'éternité. Dialogue intérieur enfin. Le destin du monastère Sainte-Madeleine, comme celui des toutes premières fondations bénédictines, est singulier. Les moines ont été à la fois les fugitifs volontaires de la civilisation -- tenant toute chose, avec saint Paul, pour de la balayure -- et les fonda­teurs involontaires de la civilisation. Par eux, écrit Dom Gérard, « la reli­gion du Christ a pénétré en imprégnant la terre par inondation, comme un fleuve déborde de toute part ». Le monastère du Barroux est un refuge, un rempart contre le monde au sens johannique, et un phare dans la tempête ; et le phare ne choisit pas ceux qu'il éclaire. L'hospitalité bénédictine s'ouvre aux meurtris de la vie sans leur demander un certificat d'orthodoxie catholique ; d'où le rayonnement exercé par le monastère qui n'exclut personne, mais le conduit doucement, irrésistiblement à Dieu. Il y a dans le livre de Dom Gérard (qu'il me pardonne) quelque chose d'un Platon qui aurait bien tourné. L'allégorie de la caverne évoque un philosophe ravi à lui-même par la contemplation des Essences, et que l'on contraint ensuite à redescendre contre son gré pour gouverner les pri­sonniers de la caverne. En revanche, écrit Dom Gérard, « la chrétienté est née d'un double amour, de la tendresse des saints qui ne va pas sans une tension tragique : ils veulent mourir parce qu'ils sont ravis d'amour et rester sur la terre pour nous conduire par la main ». 121:309 On retrouve ici cette « tension tragique ». Ancien élève d'André Charlier, et sollicité par lui d'écrire « l'histoire de Maslacq », il ne comprend pas d'abord : la passion de Dieu était « quelque chose de puissant et de neuf qui vous fait passer pour jamais le goût de remuer des cendres mortes ». Puis il se résout à l'écrire, parce que les hommes ont besoin de connaître cette lumière en leur exil obscur, « jusqu'à ce que le jour vienne à poindre et que l'étoile du matin se lève », qui rend inutiles les lumières humaines. De même, la devise des anciens pères était de passer de la cellule au ciel -- de cella ad caelum -- mais nos temps barbares demandent de passer « per bona temporalia » -- les choses bonnes de l'ordre temporel -- pour sauver tout ce qui peut l'être. Le plan du livre est d'ailleurs éclairant : il s'ouvre sur la primauté de la transcendance de Dieu, pour s'achever sur les Bénédictins. Dieu enserrant véritablement la chrétienté qui « se dégage lentement de sa gangue historique et charnelle, mêlée aux impuretés du sang et de la terre, se purifiant par degrés, avec de longs gémissements, des cris de révolte, des échecs désas­treux ». C'est pourquoi le chrétien n'est pas d'abord un être de devoir, de morale -- de ces devoirs vertigineusement vides dont, depuis la philosophie stoïcienne jusqu'à l'impératif catégorique de Kant, on a nourri les esprits et les cœurs. L'effort moral n'est qu'un effet du désir d'anticiper l'éternité en imitant les mœurs divines puisque chaque être est une image (et plus qu'une image : un vestige, une empreinte) de Dieu, et que « cette image n'a qu'une hantise, qu'un désir : retrouver la ressemblance parfaite ». Danièle Masson. ### Fernand Braudel *L'identité de la France *(Arthaud -- Flammarion) Il fallait de longues journées à cheval pour traverser le royaume, il nous suffit de deux heures d'avion. On voyageait beaucoup, mais pas pour se « distraire », comme nous. 122:309 Les différences de régime politique, de niveau de vie, notre idée frénétique du temps, tout nous pousse à croire naïve­ment que les changements ont plus d'importance que les permanences. Nos ancêtres sont d'une autre espèce ou d'une autre planète, et nous nous berçons de l'idée que nous leur sommes bien supérieurs. Les historiens eux-mêmes ont souvent cédé à ce mauvais pli, d'où le grand intérêt de ceux qui, comme Fernand Braudel ont réagi et réappris à considérer le long terme, tout ce qui ne bouge pas ou bouge lentement. Ils nous aident à accommoder et à percevoir le monde avec plus d'exactitude que lorsque nous cédons aux modes, à l'actualité et à la dernière pluie. Braudel vante les livres « qui ont l'avantage d'ouvrir des perspectives longues, de nous dégager des interminables séquences événementielles ». Qu'on ne s'y trompe pas : l'historien ne dédaigne nullement « les événe­ments », ni ne diminue la part des hommes, de leurs vertus ou de leurs faiblesses, dans le cours des choses. Les « séquences événementielles » qui l'irritent sont celles qui déforment le réel selon les engouements et bizarre­ries des *informants*. Gardons-nous par exemple de confondre la vie de la France d'aujourd'hui avec ce qu'en dit le journal télévisé. Avec Braudel (et aussi avec P. Chaunu, et d'autres) est retrouvé le sens des constantes, des lignes de force qui traversent les siècles. Dans ce volume-ci on trouvera même l'hypothèse que la famille nucléaire n'est peut-être pas, comme on le croit, la suite, le produit d'une décomposition de la famille patriarcale, mais un mode de vie concurrent, parallèle, et fixé depuis très longtemps dans certaines régions. Le fait demanderait à être étudié, et l'auteur avoue que son hypothèse est « une insulte au temps changeant de l'histoire ». C'est bien intéressant de voir s'exercer ainsi un regard différent, cherchant des points fixes là où l'on nous apprenait à ne voir que l'écoulement de toutes choses. Un peu plus loin dans ce livre, Braudel, loin de nier l'antique adage qui dit que l'histoire se répète, constate sans crainte qu' « elle a ses habitudes ». Il pense que les frontières du traité de Verdun (843) avaient un fon­dement linguistique : d'un côté, les parlers germaniques, de l'autre le français naissant. Si elles avaient été arbitraires, elles auraient vite disparu. Or, elles ont beaucoup compté dans l'histoire de l'Europe depuis onze cents ans. C'est l'occasion pour l'auteur de noter le poids de ces limites, leur capacité à persister (c'est bien agréable ; on a l'impression qu'il se plaît à ce qui dure) : les limites administratives de l'Empire romain, reprises par l'Église comme cadre des diocèses, ont été valides jusqu'à la Révolution française. 123:309 Cet ouvrage sur « l'identité de la France » est resté inachevé. L'édi­teur publiera un second volume, mais il semble que l'auteur en prévoyait quatre. Nous devrons donc nous contenter de ce début, très riche, très passionnant. Le volume publié comporte trois parties : diversité de la France, systèmes de liaisons entre des espaces différents, et pour finir éléments d'unité tenant à la géographie. Le résultat de ce plan, le livre, est une savante et très divertissante promenade à travers la réalité fran­çaise. Il nous la rend un peu plus précieuse, un peu plus vénérable. Pour Braudel, le fait premier est que la France est diversité. Elle jux­tapose des sols, des paysages, des climats différents. Ainsi se définissent des « pays » qui ont chacun leur originalité, et dont les habitants ont leurs coutumes propres, leur tempérament, leur parler souvent. Chaque province compte bien une vingtaine de ces « pays ». C'est le mouvement « la Fédération », si je me souviens bien, qui avait avancé un projet de découpage de la France en 650 « pays » : là est la réalité géographique et historique, non dans les départements et les régions. On insiste fortement de nos jours sur cette diversité, et c'est souvent avec une sorte de haine pour l'unité. Et pourtant celle-ci est indéniable et solide. La France existe, imaginez-vous. « Son unité politique et culturelle aura été l'une des pre­mières à émerger en Europe, pour ne pas dire la première. » (Braudel) Il y a là un mystère, dont on voit assez comment il peut être éclairci, mais on regrette que notre historien, n'ait pas eu le temps d'y apporter ses lumières propres -- en écrivant là troisième partie de son ouvrage. On aime l'abondance de faits qui nourrit ce chapitre, et le ton vrai­ment filial qu'y met l'auteur. On apprend au détour d'une page -- expression qui sert à nous rappeler la promenade, où les points de vue curieux se succèdent -- que les procès-verbaux de la commune d'Arles dans ses délibérations sont rédigés en français à partir de 1503, c'est-à-dire 36 ans avant l'édit de Villers-Cotteret. En pleine Provence ! Il y a de quoi faire écumer les « Occitans ». Même dans le Midi, les villes parlent fran­çais au XVIII^e^. « Vous parlez naturellement le français » dit Henri IV à ses nouveaux sujets du Bugey et de la Bresse qu'il vient de conquérir, et il justifie par là l'annexion. Petits faits qui nous réapprennent que le français n'était pas seulement parlé place Maubert, ce qu'on finirait par imaginer. L'espace s'organise, nous explique le deuxième chapitre, autour du vil­lage, du bourg, de la ville, qui ont chacun leur rôle, et, dans leur ordre, exercent leur attraction jusqu'aux lieux où d'autres pôles marquent leur influence. En somme, tout se passe comme dans la gravitation universelle. La limite du canton, c'est le point d'où un paysan peut aller au bourg et revenir dans la journée. 124:309 Les villes ont leur destin, déterminé d'abord par leur situation et leurs environs campagnards. Besançon, admirable place-forte est restée à l'écart (et même à l'écart de la Comté) souffrant de mauvaises liaisons avec les pôles proches, Lyon, Genève, Dijon. Roanne au contraire doit sa fortune aux routes. Pour les deux villes, qui le croi­rait, la prospérité a longtemps dépendu du vin produit autour d'elles. Laval, autre cas, vit de l'exportation de ses tissus. Sa campagne pauvre lui livre une main-d'œuvre peu coûteuse, très « concurrentielle ». Caen, au contraire, se développe dans une campagne grasse, porteuse de richesses. On y mange certainement plus de viande qu'ailleurs : au XVIII^e^, 30 kg par an et par habitant. Mais sur ce point, comme pour la consommation du bois, du vin (ou du cidre), les choses varient de pays à pays, et on risque de se faire des idées fausses dès que l'on ne garde pas en tête assez d'exemples divers. Le troisième chapitre pose la question : la géographie a-t-elle déter­miné l'unité et les limites de la France ? Encore une fois, Braudel rappelle qu'il connaît « le poids énorme des origines lointaines » et du passé his­torique, mais aussi celui des conditions physiques, avec les orientations et les conditions qu'elles imposent. Mais au total, sa réponse est négative. Le paysage limite le nombre des possibles, le choix demeure. Ce sont les hommes qui tranchent. La France, dans les temps où la plus grande vitesse est celle du che­val, jusqu'à hier donc, est un empire immense (et soit dit en passant, voilà qui diminue la force de la centralisation). Malgré ses côtes très longues et ses ports nombreux, elle n'a pas eu vraiment la vocation maritime, elle l'a toujours subordonnée aux besoins de la terre. Philippe Auguste le regret­tait, Louis XIV non pas (après Colbert, il délaissera la flotte) ; Louis XVI a la passion de la marine, on le récompensera mal. La grande, l'impé­rieuse affaire, ce sera au cours des siècles la défense des frontières, qui engloutira bien des sacrifices. Cette exigence renforcera l'État, et l'unité. Car il faut des garnisons et des armes, pour cette défense. Et voilà un lieu où toutes les provinces apprennent à parler français et à sentir leur communauté de destin. Revenons-y. Le sentiment de l'unité française est ancien, et ce senti­ment ne se résume pas dans la fidélité au roi, quoiqu'elle tienne une grande place. Les nations d'Europe ont pris forme assez tôt, et senti le besoin de se distinguer. Braudel voit se fixer les grands traits d'un équili­bre européen dans les premières années du XIII^e^ siècle. Les Almohades sont écrasés, l'Espagne chrétienne renaît. A Bouvines, Philippe Auguste a fait reculer les Impériaux, et écarté les Anglais. 125:309 Mais ce ne sera pas son fils qui régnera à Londres, bien que des barons anglais l'aient appelé. L'année précédente, Simon de Montfort a vaincu l'alliance du comte de Toulouse et du roi d'Aragon. En somme, la Manche devient frontière, l'Espagne avance vers le sud, la France se tourne vers l'est et le midi (une Occitanie possible s'évanouit avant même d'avoir pris forme). Cette mar­che vers l'intérieur des terres continuera pendant des siècles, toute l'atten­tion portée à consolider la frontière nord-est, la plus fragile, même ren­forcée par les forteresses de Vauban. On avance lentement vers le Rhin, dont Frédéric II de Prusse pense encore qu'il est la limite entre France et Germanie. Ce n'est pas qu'on parle de « frontières naturelles » : hormis un mot de Richelieu, c'est là un thème propre à notre Révolution. Et, précise Braudel, « la Révolution poursuit, si elle la gâche, la politique de l'Ancien Régime ». Voilà un livre fourmillant de faits et de vues, passionné, passionnant, et qui respire l'amour de la France, un amour qui connaît bien son objet (et n'est pas aveugle à ses défauts. Braudel cite le mot du vieux gentil­homme disant à Tilly : « Monsieur, nous sommes une nation à tragé­dies. »). On attend le deuxième avec grand intérêt. Il n'y a guère qu'un point qui me laisse rêveur. Dans la bibliographie abondante et très variée on passe des auteurs anciens aux écrivains et journalistes contemporains. Il semble qu'entre 1850 et 1970, il n'y ait pas eu grand chose à retenir. Et puis, voyant cités Madaule, O. Todd ou Y. Florenne, on s'étonne de l'ab­sence de certains autres noms, de certaines œuvres. Il est vrai que Brau­del se proclamait homme de gauche. « Personne n'est parfait » comme il est dit à la fin de *Certains l'aiment chaud.* Georges Laffly. 126:309 ## FICTION ### Troisième suite par Raymond Delestier MANHATTAN-EAST\ 306 -- 42^e^ avenue\ 24^e^ étage\ Une plaque :\ « Groupe charismatique PNEUMA » -- Je regrette Jeff, mais on a décidé ça hier soir. Il faut que tu comprennes : confondre le mari et l'amant ça se paye­. -- J'y suis pour rien s'ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. On se demande d'ailleurs pourquoi la bonne femme... -- T'avais qu'à porter des lunettes. Des « méchant look » par exemple, ça t'irait bien. 127:309 -- Toi qui raterais un éléphant dans un corridor ! Tu te prends pour Big Jim Colossimo ? -- Suffit Jeff ! Tu nous a fait perdre 10 sacs et les pou­lets nous filent le train. Je suis ici pour transmettre, pas pour discuter. On t'envoie en cure d'air. -- Et où ça se passe ? -- En Nouvelle-Guinée. -- Quoi ? Dans ce marigot où Daddy s'est fait flinguer par les Japs en 44 ? -- Là-même mon Loulou. Il Padrino a estimé que tu devrais prendre des bains de boue et te mettre au régime des patates douces. On t'adjoint Jo Corbillard et Tony Linceul. -- Mais j'peux pas les sentir ! -- Justement tu feras ton purgatoire. D'ailleurs c'est ta dernière chance. Uncle Jo t'esspliquera tout en détail demain matin avant la réunion. En bref tu passes d'abord à Manille où Papa Desco t'aide à monter un bureau d'information, puis tu fais un saut à Jak \[Djakarta\] où tu recrutes des gus. Neuf, pas plus. Comme ça vous serez douze, comme les apôtres. Ensuite tu files à Port-Moresby où tu attends nos instructions. Inutile d'emporter ta boîte à maquillage, tu te laisses pousser la barbe comme Castro, mais on te sup­prime les cigares. Tchao pantin ! Doc claqua la porte en faisant tomber la photo de Daddy en uniforme. Le verre se brisa sur la moquette vert gazon. Jeff atterré eut la force de se relever et d'en ramasser les morceaux. Douze exactement. Là il pâlit : douze, tou­jours douze ! Douze ans de mariage, douze ans de tôle, douze apôtres, douze morceaux. Il se dirigea vers la fenêtre qu'il ouvrit grand et aspira un bon bol d'air puis baissa la tête. Son regard se fixa sur une mouche qui trottinait sur une plaque métallique : « *Don't lean out* »*.* \*\*\* 128:309 -- Les gars on vous a choisis entre mille because votre excellente condition physique et votre Q.I. au-dessus de la normale pour exécuter un contrat hors du commun : *Opéra­tion Tamouré* que ça s'appelle. Le raid du siècle. Jo, enlève tes pieds de mon bureau veux-tu ? Mais attention, ça ne se déroulera pas dans les bars, dans les salles de jeux ou sur les boulevards. Pas de confort douillet, pas d'alcool, pas de filles. Ça sera une tout autre musique. Les conditions seront dures : la chaleur accablante, les pluies torrentielles. Tony, cesse de te curer les trous de nez, tu m'énerves. Si vous réussissez vous vivrez peinards le restant de vos jours à Miami beach avec une Rolls en prime. Quant à moi je pourrai abandonner ce fichu métier où je n'ai que des emmerdes à graisser la patte aux maires, aux poulets et aux journalistes pour réparer les conneries des autres. Le nain jeta un regard torve aux lueurs fauves sur Jeff dont la gaffe était évidemment une souillure sur le blason de la maison. *Il Padrino,* de son vrai nom Feffo Caponi, était le sous-traitant de Lou Coppola pour les affaires humides. Ses bureaux -- expertises en tous genres -- étaient installés à Long Island, non loin des entrepôts d'une société d'import-export dirigée par son frère Bobby. Feffo qui ne dépassait pas le mètre cinquante était juché sur un fauteuil Prestige Président à suspension pneumatique et réglage assisté qui lui permettait de parler à son interlocuteur d'égal à égal. Des petits yeux mauvais, un visage rond au teint olivâtre. Les joues mal rasées, il mâchouillait un cigare à demi éteint dont le jus lui coulait sur la chemise, vraie constellation de ba­vures de limaces. Aux côtés de ce petit monstre éructant et gigotant, ses adjoints Doc et Uncle Jo -- des yesmen -- se bornaient à émettre de timides remarques par monosyllabes. Devant lui les meilleures gâchettes de la côte Est : Jeff le Bigle, Jo Corbillard et Tony Linceul. Jo Corbillard ainsi nommé parce qu'il envoyait toujours une splendide couronne aux funérailles de sa victime. Teint mat, lèvres minces, regard impénétrable. Travaillant le plus souvent en complet sombre et gants noirs. Tony Linceul, blond aryen aux yeux bleus, était un ancien béret vert. 129:309 Au Vietnam il enveloppait les copains tués au combat dans un sac en plastique et s'amu­sait au poker à imiter le bruit de la fermeture à glissière. Un absent de marque : *Monsieur Propre* dont l'âme avait été jugée trop délicate pour s'occuper d'une aussi rude besogne. Surnom mérité par un souci rigoureux de ne jamais laisser de souillures le travail sitôt terminé. Ni mares de sang, ni éclaboussures de cervelle. « J'aime le travail propre, soigné, rangé. Lorsque j'ai descendu un type, je place la tête du cadavre sur un coussin et je salue le mort avant de m'en aller. » -- Doc, ouvre un peu la fenêtre, on étouffe ici. Si l'élec­tricien ne vient pas réparer le conditionnement avant midi on ira le chercher à la mitraillette. Donc, je continue. Sur­tout les gars pas de coups fourrés, pas d'histoires entre vous. Vous devez être comme les doigts de la main. L'équipe doit être soudée comme un bloc, n'ayant comme souci que le but à atteindre. Tout doit y être subordonné. Mais, comme disait Lincoln, qui veut faire de grandes choses doit penser profondément aux détails. Vous partirez séparément. J'ai pensé pour vous : tout est minutieusement programmé. « *Credere, obedere, combatere* » a dit un grand homme, le succès est à ce prix. Rompez et bonne chance. Le trio des fines gâchettes se retrouva dehors. -- On est toujours content de sortir d'ici. -- Après une telle harangue sûr qu'on est partis pour le casse-pipe. -- Un bungalow à Miami plus une Rolls en prime, à supposer que ça soit vrai, t'aurais jamais pu te payer ça comme accessoiriste aux « Ziegfield Folies ». -- Ni toi en rinçant les verres au « Maspalomas ». -- J'aurais dû me méfier en répondant à cette annonce « Carrière évolutive dans un groupe réputé ». \*\*\* 130:309 « *Comment a-t-il pu exister, cet âge disparu où\ notre monde paraissait si merveilleux et si vaste,\ les quatre coins du globe si magnifi­quement\ distants, leur exotisme intact. Dis-le-moi, Jim.\ Qu'est-elle devenue notre jungle à nous ?* » *Doug Headline.* Hugo Huebner, alias Jeff, négociant en peaux de croco­diles, dormait encore lorsque le Jet de la TWA toucha l'aé­roport international de Nicholsfield à 7 h 45 après avoir quitté la veille au soir ce qu'on appelait encore il y a cent ans « *El Pueblo de la Reina de los Angeles de la Porciùn­cula* ». L'escale de nuit à Honolulu avait été énervante : quatre heures de demi-sommeil entrecoupées du grondement des jets (80 Jumbo-jets par 24 heures, vingt mille passagers par jour). Un Tax-free shop encombré de bois sculptés, de coquillages et de branches de corail désinfectées. Quelques discrets vendeurs de « pot » (marijuana). Dehors le bruit d'une bagarre entre autochtones et soldats américains de la base. A Manille, le taxi prit le boulevard Roxas qui longe la baie et le mena rapidement au Sheraton. La chambre 827 donnait sur la baie, la vieille ville et le zoo. A l'horizon, l'île célèbre de Corregidor. Hugo s'affala sur le lit et demanda qu'on ne le réveillât qu'à midi. \*\*\* -- Vous avez de la chance de passer chez nous juste avant la saison des pluies, monsieur Huebner, et puisque vous allez en Nouvelle-Guinée vous échapperez de peu à la mousson du sud-est. De toute façon là-bas les pluies battent tous les records, mais vous trouverez de bons équipements à Port-Moresby. Un conseil : visitez-y la ferme des crocodiles financée par les Nations-Unies car il vous faudra distinguer un crocodile d'eau salée de son homologue d'eau douce. 131:309 Lorsque j'étais à Barcelone en 1944, Laval -- ce nom ne vous dira peut-être rien -- m'a raconté l'histoire de ce ministre soviétique qui s'est fait saquer par Staline faute d'avoir su distinguer une vache beurrière d'une vache lai­tière. Ne finissez ni comme Laval, ni comme le ministre. Que puis-je vous offrir ? -- Il paraît que vous avez une bonne bière ici. -- Ali, voulez-vous nous servir deux San-Miguel bien fraîches ? Le Malais vêtu d'un boléro rose et d'un sarong de soie verte s'éloigna d'un pas souple. Papa Desco ressemblait à Dario Moreno comme deux gouttes d'huile. Même type levantin, même corpulence -- une boule de suif de 130 kg -- les cheveux ruisselants de brillantine, le regard velouté, la bouche charnue ornée de deux petites moustaches en forme de virgule. Une cascade de mentons s'affaissant sur une poi­trine mamelue ornée d'un croissant et d'une croix gammée sinistrogyre. Les doigts boudinés étaient chargés de cheva­lières et de brillants. Tout dans le personnage respirait la cautèle et le vice et son air de fausse candeur devait désar­çonner plus d'un naïf. -- Voyez-vous, monsieur Huebner, continua-t-il en s'a­dressant à Jeff, j'ai suggéré à Ferdinand de ne pas s'accro­cher au pouvoir. Il a suivi mon conseil, de mauvais gré sans doute, à cause d'Imelda, cette ancienne entraîneuse, mais il est sauf. Peut-être dans quelques mois donnerais-je le même conseil à Corazon, mais il est encore trop tôt pour le dire. Quant à moi, grâce à mes amulettes, fit-il en caressant le croissant et la croix gammée, je ne quitterai ce fauteuil que de mort naturelle. Voilà mon meilleur gilet pare-balles, fit-il en découvrant une mamelle grosse comme un oreiller. Ce faisant il éclata de rire découvrant des dents de carnassier. -- Un moment j'ai eu l'intention de m'introduire dans le marché immobilier japonais, mais il était déjà trop tard. Savez-vous, fit-il en se penchant vers Jeff, qu'un mètre carré dans le quartier d'affaires de Tokyo coûte 215.000 dollars et qu'on demande 130.000 dollars pour la carte de membre du Samouraï Golf club ? 132:309 C'est à décourager les fonceurs. Je crois que je ne monterai jamais plus au-delà du 30^e^ paral­lèle. D'ailleurs depuis le blocus de Cuba, mes plants virgi­niens sont devenus les meilleurs du monde. Pour en revenir à notre affaire, fit-il en changeant de ton, j'ai bien reçu le message de Feffo. Bien entendu le bureau d'information aura un caractère strictement confidentiel. Il s'agira d'un simple relais, d'un point d'appui et nous continuerons d'uti­liser notre système de messages codés, mais avec plus de prudence encore. Vous trouverez dans cet attaché-case un décodeur tonal et toutes les babioles du métier. Ah, très important : lorsque vous serez sur place remémorez-vous les termes du contrat passé avec monsieur Torato avant de prendre la moindre initiative. Si vous hésitez, consultez-nous. Encore un détail : le recrutement de votre équipe de protec­tion se fera ici en partie et la Mer de Bismarck sera utilisée pour les livraisons. Sur place vous comprendrez mieux les raisons de ces modalités. Bon voyage, cher monsieur. Le fait d'avoir été reçu par le chef de l'Asian connexion en personne, le regard appuyé, la poignée insistante de ces mains moites, les confidences -- vraies ou fausses -- faites d'un ton enjoué, tout cela confirma Jeff dans l'idée que le montage était vraiment exceptionnel. En même temps il eut le sentiment vague de servir d'appât. Il se détailla dans le miroir de l'ascenseur. Sa barbe lui donnait l'air macho. Le complet en coton aéré l'avantageait malgré les fatigues du voyage. Il constata qu'il portait bien ses quarante-trois ans et se promit de passer la soirée à Olongapo, ce Las Vegas exotique au flanc de la Subic Bay, port d'attache de la 7^e^ Flotte. \*\*\* « The Islander » était situé entre l'aéroport international de Jackson et Port-Moresby dans un parc de 10 acres. Le réceptionniste lui remit deux enveloppes qu'il fourra immé­diatement dans sa poche. 133:309 Jeff remarqua qu'il avait entre les narines le trou qui servait à enfiler un os décoratif. L'aven­ture commence là où la civilisation se termine, se dit-il. Sitôt dans sa chambre il jeta un coup d'œil de part et d'autre de la terrasse, prit une douche écossaise et s'allongea encore mouillé sur le canapé. Du premier pli s'échappa une cou­pure du *Manilla Times :* Djakarta Reuter 12 mai. -- Le colonel Muhamed Rykat, commandant de la province d'Irian-Barat a été abattu ce matin vers 10 heures d'une rafale de mitrail­lette alors qu'il quittait sa résidence de Kebajoran pour participer à une réunion des chefs d'état-major des trois armes. Selon les services de renseignements, cet attentat serait l'œuvre du groupe d'Auraru Torato, né en 1956 à Djajapura (Irian-Barat) dont le frère fut napalmisé en 1984 au cours d'une opération de net­toyage de l'armée indonésienne dans les monts Maoké. Les frères Torato font partie des « Crocodiles gris », aile dure du PNGP (Parti nationaliste de la Grande Papouasie) réclamant depuis 1969 le rattachement de la province d'Irian-Barat à la Papouasie Nouvelle-Guinée. Le texte codé extrait de la seconde enveloppe donnait ceci : « C'est notre homme. Rencontre le 20.5 à 15 h 15 au Jais Aben Resort à Madang, tél. 82 33 11. Deman­dez Mr Roberts. » \*\*\* Le De Havilland Twin Otter de Talair décrivit un large arc de cercle, laissa Port-Moresby au sud et longea le golfe de Papouasie. Il survola les plantations d'hévéas sur plus de cent kilomètres et prit de la hauteur en longeant le mont Albert Edward, un 4000. A l'ouest une énorme masse de cumulus stagnait au-dessus des Highlands. L'enfer vert s'étendait en majeure partie au sud de cette chaîne mais aussi au nord autour du Sepik river. D'un coup d'aile l'avion dévoilait le théâtre des opérations. On apercevait à présent l'immensité du bush puis les taches jaunes des trou­peaux de bovins dans les pâturages. 134:309 Dans la cabine deux Papous discutaient ferme sur le prix du fret en pianotant furieusement sur leurs calculettes. Jeff apprit qu'ils vendaient des objets sculptés aux boutiques de Port-Moresby et de Monnt-Hagen. Derrière eux, Jo et Tony déguisés en géologues. Les autres places étaient occupées par un groupe d'une dizaine de personnes, hommes et femmes, le crâne rasé et le front ceint d'un bandeau de soie rouge orné d'un soleil portant une svastika. Tous étaient pieds nus et vêtus d'une longue robe de lin couleur safran. Le grand échalas en robe noire qui les conduisait avait bien dans la soixantaine. Un crâne en pain de sucre complètement dégarni. Une longue barbe blanche à reflet roux passée la veille au brushing prenait naissance sous des pommettes sail­lantes et flottait jusqu'à la ceinture. Ses yeux de visionnaire entourés de cernes mauves accentuaient son teint malsain. Le regard fixe lui donnait une aura d'illuminé qui ne laissait pas d'être inquiétante. On pouvait s'attendre à un réveil bru­tal et imprévisible des vasanas karmiques enfouies dans les profondeurs de son subconscient. A ses pieds une valise por­tait un badge : « Ashram du Jardin des Huit Béatitudes -- Rit celto-bouddhique accepté ». Les sectes qui de nos jours prolifèrent de par le monde ne provoquent plus qu'indiffé­rence blasée se traduisant le plus souvent par un sourire ou un haussement d'épaules. Jeff pensa : « Un charlatan camé conduisant une bande d'enshnouffés. » Jo et Tony se firent un clin d'œil. Les choses allaient cependant se corser. Au tintement de la Ghantâ, clochette rituelle agitée par le Maître qui avait consulté au préalable son bracelet-montre à quartz, les disciples avec un synchronisme parfait inclinè­rent comme ils purent le tronc entre les sièges et se mirent à réciter une prière commençant par les mots « *Aum mani padme Hung* ». Le grand échalas se leva ensuite et, sans se préoccuper des autres passagers, tint à ses adeptes le dis­cours suivant qui enflait à mesure : -- Pauvres humains, tout est émanation d'énergies vi­brantes, disait Hermès Trismégiste, et les Forces cosmiques dominent tout l'Univers et le régissent. 135:309 A ces mots les deux Papous cessèrent de pianoter et regardèrent le grand échalas les yeux ronds. -- Bouddha et Ieschoua de Nazareth, disciple de Toth, ne sont que des émanations de la chromosphère solaire et le Fils de l'Homme, pur Aryen, s'initia de l'Égypte au Tibet en passant par les Temples de l'Inde. Et la déesse Lorak n'est elle-même qu'une émanation de la Mana, force céleste symbolisée par la Svastika sinistrogyre qui signifie « Qu'il en soit ainsi ». Svastika réalisatrice de toutes les grandes constructions de jadis, des Pyramides de Gizeh à celles de Teotihuacan. Moi, Tolbouc-Bador, fils de Râ et de Ptah, unique dépositaire des secrets perdus, je sais que la Nouvelle-Guinée n'est qu'un des vestiges de l'Ancien continent Mu, paradis de l'Age d'or que le Déluge disloqua en dix mille îles. Bhaishahajyaguru me dit que dans quelques instants nous survolerons les ruines du palais de Ratokar, Roi des rois, descendant de Salomon, époux de la troisième fille d'Hiram. Palais dont les antennes en forme de dodécaèdre étoilé \[Étoilé ? pensa Jeff. S'il ne ferme pas son clapoir on va lui en faire voir des étoiles !\] captaient les forces cosmi­ques. Forces qui ont anéanti à Tutuila le Grand Imposteur fruit de la Prostituée du Tibre après son accouplement avec Gog et Magog. L'anneau du Grand Gyrovague repose à présent au fond des mers et la disparition de l'Usurpateur voulue par les dieux clôt l'Ère des Poissons. « Pauvres humains, \[Tu t'es déjà regardé ?\] le Grand Châtiment approche. Il est imminent le Choc des extra et des intra-terrestres. Combat gigantesque accompagné de moultes phénomènes dans les airs et dans les mers. Des laves étincelantes jailliront du Centre de la Terre \[Arrête ton char, tu dérailles !\] libérant les Anges noirs et les Dra­gons verts. \[Les Anges noirs ? C'est un groupe punk qu'on a vu à la Télé et le Dragon vert c'est une chouette man­geoire à Manhattan !\] « Moi, Tolbouc-Bador, ni Dieu ni homme \[Ni Dieu, ni homme ? Montre un peu comment qu't'es fait !\] prince des Lémures, fils d'Uranus et de Saturne, enfant d'Hyperborée et d'Agartha, dans mon 665 avâtara, je sens le Feu de Suchandra me pénétrer. 136:309 Pauvres humains soyez prêts. Nouez votre prâna des Sept Nœuds sacrés : \[Boucle plutôt ta cein­ture de sécurité espèce d'enflé !\] les Sublimes Châkras, nous approchons du Palais de Rotokar. Aaah ! les dodécaèdres me transpercent de leurs dards brûlants. Rotokar, Rotokar es-tu là ? Tu bous en moi comme une urne trop pleine ! Aujourd'hui à la troisième lune du Mantavara, l'Ère du Dragon est commencée et l'Ange Noir est en moi. Désor­mais c'est lui qui parle par ma bouche. *Ô Vajrassatva, je suis ton rayon !* \[*Pas étonnant qu'il roule sur la jante !*\] *Ô Zarathustra, je suis ton fils !* *Ô Korak Ô Lorak, dieux puissants et cruels,* *Puisque les Temps sont accomplis,* *Brisez le sceau de Salomon !* *Brisez le Carré magique !* *Puisque l'Imposteur n'est plus !* \[*Vite ! La camisole de force*\] « Voilà ! fit-il d'une voix tonnante, le bras tendu et l'in­dex pointé vers le hublot : voilà le palais de Rotokar. » A ces mots les disciples assis dans la rangée de droite se précipitèrent vers le côté gauche de la cabine. L'appareil déséquilibré tangua brusquement et, piquant du nez, jeta les passagers les uns sur les autres. Les Papous hurlèrent. Le pilote tonna au micro : « Que chacun regagne sa place ou je ne réponds plus de rien ! » Jeff et Tony se dégagèrent à coups de coudes et de poings. « Bande d'idiots, tenez-vous tranquilles » cria Jo en jetant un regard mauvais vers le grand échalas. « Balancez-moi ce tordu par la portière », hurla Jeff. Les disciples dont le visage avait tourné au vert-dragon se calmèrent peu à peu tandis que Tolbouc-Bador, vidé par la surexcitation de son discours, tombait dans un profond abattement. 137:309 Soudain une tache indigo apparut au milieu des nuages la Mer de Bismarck bordée de palmiers et de plantations de cacao. Au nord le ruban boueux du Sepik déployait ses méandres et on distinguait nettement la frange éclatante de la côte de corail avec le cône volcanique de Karkar. L'avion descendit doucement vers Madang. \*\*\* Le même jour à 15 h 10 deux voitures s'arrêtèrent le long de la route de corail à hauteur du Jais Aben Resort, complexe hôtelier situé dans une plantation de cocotiers de 22 acres non loin du petit port de Nagada. Jo sortit de la Mazda blanche et laissant ses deux compagnons dans la Toyota gris perle, demanda Mr Roberts à la réception. Ce faisant il jeta un coup d'œil rapide sur la terrasse. Au nom de Mr Roberts un jeune Papou coiffure rasta s'extrayit paresseusement de son fauteuil de bambou et se dirigea sans se presser vers Jo. Aussitôt deux voisins abaissèrent leurs journaux et leurs lunettes de soleil fixèrent Jo qui se rendit compte que le lascar était bien protégé. -- Mr Roberts ? -- Lui-même, Mr Antlich. -- Avez-vous vu mon python vert ? -- Désolé. Par contre je viens de retrouver votre croco­dile gris. L'atmosphère se détendit un peu. -- J'aimerais rencontrer monsieur Torato. -- Mes amis et moi allons vous conduire jusqu'à lui. Si vous voulez nous suivre en voiture. La Mazda blanche de Jo suivit la Land Rover. Jeff et Tony attendirent 30 secondes avant de voir une Honda jaune canari sortir du parking et rouler à la suite des deux véhicules. Jeff démarra et les quatre voitures suivirent len­tement la route de corail jusqu'aux abords d'Alexishafen juste devant le monument japonais de la Seconde guerre mondiale, sentinelle blanche d'une vingtaine de mètres face à la Mer de Bismarck. Au fond du parc de stationnement un motor-home près d'un buisson de roseaux. Jeff y pénétra seul et se trouva immédiatement en présence d'un Papou de taille moyenne à la bouche épaisse, aux yeux perçants. Coif­fure afro, moustaches tombantes, boucles d'oreilles. Vêtu d'une chemise bariolée, d'un Jean et de baskets. 138:309 -- Bonjour monsieur Torato. Félicitations pour votre exploit du douze (l'attentat de Djakarta). -- Merci. Vous êtes connaisseur ? -- Un peu oui. -- Quand livrez-vous ? -- Comme convenu vous recevrez 20 tonnes d'armes dans les 48 heures à l'endroit qui vous sera précisé ce soir. Les hélicos suivront de peu. -- Et la seconde partie de l'acompte ? -- Je vous renvoie au point 8 du contrat. Après la première phase seulement. De combien d'hommes disposez-vous actuellement ? -- Trois mille deux cents répartis dans toute l'île dont sept cents dans cette région. J'ai une garde de soixante hommes super-entraînés. -- Tous Papous ? -- Tous, sauf un Australien. -- J'aimerais le rencontrer. Quel genre ? -- Une tête brûlée. -- Comme vous ? -- Je ne suis pas une tête brûlée, répondit Torato d'un air courroucé. Je combats pour l'unité de mon pays contre l'oppression indonésienne, contre les ploutocrates et les mul­tinationales pour préserver l'authenticité de mon peuple. -- La politique n'est pas mon rayon. Ma mission se borne à faire exécuter un contrat avec le maximum d'efficacité et le minimum de casse. Quand j'aurai vu vos hommes à l'œuvre nous pourrons passer au briefing. -- Mes guerriers s'entraînent depuis plus de dix ans en combattant les soldats de Suharto. Ils ont fait leurs preuves. -- Nous verrons cela. -- C'est tout vu. 139:309 -- Puis-je vous rappeler que nous avons un droit de regard en vertu du paragraphe 10 du contrat. Si vous ne remplissez pas vos obligations il n'y aura pas de livraison et nous investirons ailleurs. Une question cependant : quelle est la nature du précieux colis qui doit être acheminé par vos soins à part de tout le reste ? -- Je l'ignore. Moi aussi j'ai des instructions qui me parviennent au compte-gouttes. -- Cela m'étonne. Vous n'êtes pas le chef ? Le visage de Torato se durcit. Jeff jugea inutile d'in­sister. -- Quoi qu'il en soit il est stipulé que vous nous livrez un colis dont nous aurons la garde jusqu'à la fin des opéra­tions. D'accord ? -- Tout ce qui est de plus d'accord. Les deux hommes se saluèrent d'un signe de tête assez sec et Jeff regagna ses acolytes d'un air soucieux. \*\*\* *H + 60 H + 61 H + 62 H + 63 H + 64 H + 65 H + 66. 66 jours après la disparition de JP II lundi 2 juin.* Le feu d'artifice commença à 04 h 18 GMT. Les vingt-deux fours à étages sautèrent un par un comme les pétards du Nouvel-An chinois. Les trois épaississeurs géants agités de tremblements craquèrent finalement en lançant des gerbes multicolores. Les hydroclasseurs puis les hangars craquèrent comme des allumettes et les tôles tordues furent projetées jusqu'à cent mètres de haut. Les Star mountains à 2.500 m furent inondées de lumière et le tonnerre éclata jusqu'à Tabubil et dans toute la vallée de la Fly River et puis encore au nord dans tout le bassin du Sepik. Soudain le mont Fubilan trembla sur sa base et la masse grise du bar­rage se fissura laissant échapper un fleuve de boue qui submergea la forêt dans un grondement assourdissant. 140:309 Les mines de cuivre et d'or d'OK Tedi, propriété de l'American Kennecott Corporation à 640 km de la mer, étaient totale­ment détruites. Cent quatre-vingts millions de dollars et dix ans d'efforts s'envolaient en fumée. Au même moment une explosion détruisait la centrale électrique de Port-Moresby. Les réfrigérateurs cessèrent de ronfler, les aiguilles des horloges électriques se figèrent et les rotatives du *Post Courrier* et du Wantok expirèrent dou­cement. A six heures du matin, Burt Jamieson, directeur du Post Courrier, quotidien anglophone de la capitale, extraya une photo de l'enveloppe qui lui était adressée. Elle représentait un homme au masque volontaire mais fatigué. Le front était ridé, les yeux d'un gris-bleu étaient mélancoliques sous une arcade sourcilière prononcée. Burt reconnut immédiatement Jean-Paul II. Il tenait déployé le numéro du *Post Courrier* de l'avant-veille. Sur une feuille de cahier d'écolier une écri­ture contrefaite avait tracé ces mots : Fatigué par de nombreux voyages Karol Woytila est actuellement en cure de repos dans nos établis­sements. Dès qu'il sera rétabli nous ne manquerons pas de le rendre à ses amis de la curie. 141:309 En attendant nous signalons à cette honorable institution que la note de frais s'élève à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millions de dollars non remboursés par la Sécu­rité sociale, notre groupe n'étant pas conventionné. *Les Crocodiles gris.* (*A suivre*, *peut-être*) Raymond Delestier. ![](media/image1.png) 142:309 ## DOCUMENTS ### La déclaration de Buenos Aires *Mgr Marcel Lefebvre et Mgr Antonio de Castro Mayer\ répondent à une question posée par Rome* Le 2 décembre 1986, à Buenos Aires, Mgr Marcel Lefebvre, archevêque-évêque émérite de Tulle et fondateur de la Frater­nité sacerdotale Saint-Pie X, et Mgr Antonio de Castro Mayer, évêque émérite de Campos, ont signé une « Déclara­tion faisant suite aux événements de la visite de Jean-Paul II à la Synagogue et au Congrès des religions à Assise ». En voici le texte intégral. « Rome nous a fait demander si nous avions l'intention de proclamer notre rupture avec le Vatican à l'occasion du Congrès d'Assise. « La question nous semblerait plutôt devoir être la suivante : Croyez-vous et avez-vous l'intention de proclamer que le Congrès d'Assise consomme la rupture des Autorités romaines avec l'Église Catholique ? 143:309 « Car c'est bien cela qui préoccupe ceux qui demeurent encore catholiques. « Il est bien évident en effet que depuis le concile Vatican II, le pape et les épiscopats s'éloignent toujours plus nettement de leurs prédécesseurs. « Tout ce qui a été mis en œuvre pour défendre la foi par l'Église dans les siècles passés, et tout ce qui a été accompli pour la diffuser par les missionnaires, jusqu'au martyre inclusivement, est désormais considéré comme une faute dont l'Église devrait s'accuser et se faire pardonner. « L'attitude des onze papes qui depuis 1789 jusqu'en 1958 ont, dans des documents officiels, condamné la Révo­lution libérale, est considérée comme « un manque d'intelli­gence du souffle chrétien qui a inspiré la Révolution ». « D'où le revirement complet de Rome depuis le concile Vatican II, qui nous fait redire les paroles de Notre-Seigneur à ceux qui venaient l'arrêter : « *Haec est hora vestra et potestas tenebrarum* » (Luc, 22, 52-53). « Adoptant la religion libérale du protestantisme et de la Révolution, les principes naturalistes de J. J. Rousseau, les libertés athées de la Constitution des Droits de l'Homme, le principe de la dignité humaine n'ayant plus de rapport avec la vérité et la dignité morale, les autorités romaines tournent le dos à leurs prédécesseurs et rompent avec l'Église Catholique, et elles se mettent au service des destructeurs de la Chrétienté et du Règne universel de Notre-Seigneur Jésus-Christ. « Les actes actuels de Jean-Paul II et des épiscopats nationaux illustrent d'année en année ce changement radical de conception de la foi, de l'Église, du sacerdoce, du monde, du salut par la grâce. « Le comble de cette rupture avec le magistère antérieur de l'Église s'est accompli à Assise, après la visite à la Syna­gogue. Le péché public contre l'unicité de Dieu, contre le Verbe Incarné et Son Église fait frémir d'horreur : Jean-Paul II encourageant les fausses religions à prier leurs faux dieux : scandale sans mesure et sans précédent. 144:309 « Nous pourrions reprendre ici notre Déclaration du 21 novembre 1974, qui demeure plus actuelle que jamais. « Pour nous, demeurant indéfectiblement attachés à l'Église catholique et romaine de toujours, nous sommes obligés de constater que cette Religion moderniste et libérale de la Rome moderne et conciliaire s'éloigne toujours davan­tage de nous, qui professons la foi catholique des onze papes qui ont condamné cette fausse religion. « La rupture ne vient donc pas de nous, mais de Paul VI et Jean-Paul II, qui rompent avec leurs prédécesseurs. « Ce reniement de tout le passé de l'Église par ces deux papes et les évêques qui les imitent est une impiété inconce­vable et une humiliation insoutenable pour ceux qui demeu­rent catholiques dans la fidélité à vingt siècles de profession de la même foi. « Nous considérons donc comme nul tout ce qui a été inspiré par cet esprit de reniement : toutes les réformes post­conciliaires, et tous les actes de Rome qui sont accomplis dans cette impiété. « Nous comptons avec la grâce de Dieu et le suffrage de la Vierge fidèle, de tous les martyrs, de tous les papes jus­qu'au concile, de tous les saints et saintes fondateurs et fon­datrices des Ordres contemplatifs et missionnaires, pour nous venir en aide dans le renouveau de l'Église par la fidélité intégrale à la Tradition. » \[*Fin de la reproduction intégrale du texte original, communiqué par le district de France de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X*.\] 145:309 ### Liban : un discours de Samir Geagea Samir Geagea est le commandant des Forces libanaises. Nous reproduisons une allocution télévisée qu'il a prononcée le 23 août 1986. Ce discours résume l'essentiel de ce que la France ignore, et que méconnaît ou dissimule la grande presse démo­cratique internationale. Il y a quatre ans que, un 23 août comme aujourd'hui, Cheikh Bachir Gémayel, premier commandant de la Résistance chrétienne libanaise, était élu président de la République. Pour marquer cet anniversaire, il faudrait organiser de grandes mani­festations. Je voudrais les remplacer cette année par une courte allocution adressée à chaque membre de notre société : au combattant des Forces libanaises, au soldat de l'Armée libanaise, au cultivateur dans son champ, à l'ouvrier dans son usine, au fonctionnaire dans son service, à chaque maîtresse de maison et même à chacun de nos enfants. La crise n'en finit pas et la pression augmente dans tous les domaines : -- Politiquement, l'anarchie et l'émiettement se sont généralisés. 146:309 -- Militairement, la tension persiste sur les lignes de démarcation, quoi­que d'intensité variable. -- Sur le plan de la sécurité, les opérations subversives ou terroristes comme les voitures piégées sont devenues l'obsession quotidienne de la société. -- Économiquement, la paralysie des institutions et le gaspillage ont engendré une situation économique difficile et complexe dont le simple citoyen paie le prix à la sueur de son front et aux dépens du bonheur de sa famille -- et je n'ignore pas ce que chacun de vous endure à cet égard. Ne pas désespérer Le pire serait, devant toutes ces difficultés, par lassitude ou désespoir, que nous baissions les bras. Un amer et âpre combat nous oppose à cette crise. Si elle l'emporte, nous traînerons à jamais dans l'enfer des difficul­tés. Mais si nous la surmontons, nous aurons, certes, provisoirement peiné, mais nous aurons au moins assuré aux générations qui nous sui­vent une vie stable. Ne nous y trompons pas : la crise ne se réglera pas d'elle-même. Ne nous attendons pas à ce que les États-Unis, l'URSS, Israël ou la Syrie nous offrent la solution sur un plateau d'argent. La crise sera réglée quand nous aurons décidé d'une manière définitive de la régler. Cette crise n'est pas née d'hier : elle remonte à 1300 ans. Le problème est qu'à ce jour aucune génération n'a voulu assumer la responsabilité de lui trouver une solution définitive. Au contraire, chaque fois que ces générations y étaient confrontées, elles choisissaient de la régler à l'amia­ble, en renvoyant à la génération suivante le règlement de la crise. Mais notre génération n'acceptera pas de faire hériter ses enfants de cette crise, cent fois non ! Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, en dépit des difficultés, pour la régler cette fois sur des bases claires, saines et définitives. Pour parvenir à ce règlement, nous nous attacherons aux constantes et principes suivants : Sur le plan externe, nous devons nous attacher au principe du départ de toutes les armées étrangères d'occupation du sol national. Notre concept de la souveraineté est un concept absolu, et ne saurait admettre ni concessions ni restrictions. Nous n'admettons, sous aucun prétexte, la présence de soldats étrangers sur notre sol : ni le prétexte du "voisi­nage" et de la "fraternité", ni celui de "l'histoire", ni celui de la "géographie". 147:309 Peut-on imaginer l'armée allemande stationner en France sous prétexte de "voisinage" et de "fraternité" ? Ou alors les États-Unis occupant le Mexique sous le prétexte de la "sécurité stratégique" ? Concertation et pluralisme La priorité doit être accordée aux pourparlers avec les parties concer­nées, quitte, en cas d'échec, à poursuivre la résistance armée, à l'exemple de toutes les sociétés victimes d'occupations à travers l'histoire. Et cela sera notre droit le plus légitime. Sur le plan national, l'entrée en matière de tout règlement devra être la reconnaissance du pluralisme et de la réalité politique libanaise. Pour­quoi avoir peur de la vérité et la fuir ? Pouvons-nous encore nier qu'au Liban il existe une collectivité islamique qui a sa propre pensée religieuse, sociale et politique ? Pouvons-nous ignorer l'existence d'une collectivité druze qui possède des particularités et des incidences historiques propres ? De même, nul ne peut nier l'existence d'une collectivité chrétienne au Liban -- collectivité qui demeure la plus nombreuse, la plus forte et la plus significative, en dépit de tout ce qu'elle a enduré. Reconnaissance J'invite toutes les parties à se reconnaître les unes les autres. A partir de là, quelles que soient nos divergences, nous pourrons toujours parvenir à un seuil minimum d'entente sur l'avenir du Liban. Cessons de jouer au jeu des personnes représentatives ou non repré­sentatives, nationales ou non nationales, progressistes ou réactionnaires. Au même titre que Walid Joumblatt représente les Druzes, ou les Assises islamiques les Sunnites, les leaderships politiques des régions-Est représen­tent, quant à eux, les chrétiens. Et lorsque certains ont usurpé la repré­sentativité des chrétiens, leur fin a été fatale et rapide. Je souhaite que ces principes soient à la base du dialogue amorcé il y a peu à l'Assemblée nationale -- dialogue que nous appuyons, avec l'es­poir que toutes les chances de succès soient de son côté. 148:309 A ce sujet, j'aimerais clarifier un point : notre attachement au principe du pluralisme du peuple libanais ne signifie nullement que nous soyons prêts à abandonner une quelconque portion du territoire libanais. Ainsi, toutes les thèses suspectes concernant la partition sont catégoriquement rejetées. Les chrétiens du Liban sont-ils donc confinés aux régions-Est ? Les habitants de Kobeyate, Bcharré, Amioun, Deir el-Ahmar, Hammana, Zahlé, Bhamdoun, Deir el-Kamar, Jiyeh, Jezzine, Marjeyoun, Kleya et Machghara sont aussi des chrétiens. L'échec de 1943 Sur le plan politico-social, la société ne saurait reposer que sur des insti­tutions, et l'institution des institutions, c'est l'État. Dès lors, comment pourrions-nous espérer un quelconque bien pour notre société, alors que l'État est dans cette situation de sous-développement, de corruption et de laisser-aller, dans cette situation d'anarchie qui dure depuis 1943 ? Au cours de ces 40 dernières années, ce ne sont ni la compétence ni la productivité qui étaient les critères en cours dans notre société, mais le clien­télisme, les liens avec tel ou tel leader politique et l'intérêt particulier. Aucun sentiment de responsabilité ou d'appartenance à une institution n'existait. C'est ce qui a conduit nos institutions à se transformer en d'étroits groupe­ments partisans, en un amas d'intérêts particuliers, ce qui, à son tour, conduit à la négligence des intérêts du citoyen, à une société éparse, anarchi­que, à des individus déboussolés, abandonnés. Dans ce domaine en particu­lier, j'invite les personnes de bonne volonté -- et elles sont nombreuses -- à une véritable révolution sans répit contre les forces du mal, de l'arriération et de la corruption, avec l'espoir de parvenir à forger des institutions droites, saines, productives, remplissant leur rôle et produisant un citoyen conscient, créatif, engagé fermement à l'égard de la société dont il fait partie. Voilà les principes généraux d'ordre national, politique et social auxquels nous croyons et qui sont à la base de notre action. J'invite toutes les parties à un dialogue basé sur ces principes, parce que le langage de la violence ne saurait aboutir à rien d'autre qu'à l'extinction physique des Libanais. Que l'on se mette face à face et je suis sûr que, en dépit des divergences, nous parviendrons à la solution souhaitable, sachant que rien en ce monde n'est impossible quand la volonté et la force nécessaire sont disponibles. Et nous vous certifions qu'elles le sont. \[Fin de la reproduction intégrale de l'allocution télévisée prononcée par Samir Geagea le 23 août 1986.\] 149:309 In memoriam ### L'abbé Jean Carmignac Article publié par Lucien Méroz dans *Una Voce helvetica,* bulletin romand de l'Association pour la défense de la foi, du latin et du chant grégorien, numéro d'octobre 1986. C'est avec une très grande peine que nous avons appris le décès de M. l'abbé Jean Carmignac, le 2 octobre dernier, à l'hôpital Saint-Joseph, à la suite d'une pneumonie. Il était âgé de 72 ans. Les obsèques eurent lieu le 8 octobre, à Paris, en l'église Saint-François de Sales, où il était domicilié. Car ce savant remarquable, connu chez les exégètes du monde entier, ne se confinait pas dans sa bibliothèque et ses travaux scientifiques ; il était d'abord prêtre et vicaire de paroisse et il passait bien des heures au confessionnal. Il était d'un abord direct et cordial, d'une admirable simplicité et l'on sentait dans ses propos tout l'amour qu'il portait au Christ. Il était soucieux de faire prévaloir la vérité mais sans aucune agressivité ni aucune trace de ces partis pris fanatiques que l'on rencontre si souvent aujour­d'hui dans l'Église et qu'il dut lui-même subir de la part d'adversaires de ses thèses, comme l'abbé Pierre Grelot. 150:309 Auteur d'un important ouvrage sur le « Notre Père » dont un résumé a été publié pour le grand public, il s'est battu pendant des années, mais en vain, pour faire changer la traduction officielle en français, fautive sur un point essentiel : « *Ne nous soumets pas à la tentation* »*,* comme si Dieu pouvait être un tentateur. Il aurait fallu traduire : « *Garde-nous de consentir à la tentation.* » Personnellement, il n'aimait d'ailleurs pas le tutoiement. Nous nous souviendrons de la joie qu'il nous a manifestée d'être venu parmi nous à Genève pour parler de ses travaux à un large public (la salle de l'Athénée était pleine). « Ce sera la première fois que je parlerai en Suisse », nous avait-il écrit. Quelle chance avons-nous eue de discuter avec lui et de l'entendre, loin de soupçonner qu'il disparaîtrait si vite. Il laisse une œuvre très considérable, en grande partie inédite et malheureusement inachevée et l'on se demande qui sera en mesure de re­prendre le flambeau. Nous garderons son souvenir au fond du cœur et dans notre prière. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Lucien Méroz paru dans *Una Voce helvetica,* numéro d'octobre 1986.\] 151:309 In memoriam ### Michel Creuzet Article signé « L'équipe de l'AFS », paru dans L'Action familiale et sociale, numéro 67 d'octobre 1986. Michel Creuzet est mort le 17 août 1986, tué dans un accident d'auto avec son épouse et son dernier fils, Xavier, en revenant d'un pèlerinage à Lourdes. Nous demandons à nos amis de prier pour le repos de son âme et pour celles des membres de sa famille disparus avec lui ; nous lui devons beaucoup, car c'est lui qui, en 1964, fonda *l'Action scolaire* dont est issue, en 1975, notre propre organisation. Fils unique d'une famille ouvrière de Saint-Étienne, Michel Creuzet, immédiatement après son baccalauréat, commença à travailler comme ins­tituteur suppléant dans la banlieue de la ville ; simultanément il passait sa licence de philosophie. S'étant fait titulariser, il fit une carrière d'instituteur dans la Loire. 152:309 Dans les années de l'immédiat après-guerre, il fit la connaissance de Jean Ousset, de Jean Masson et de la naissante *Cité catholique.* Il passionna vite pour cette œuvre qui définissait ainsi son but : « *Mille œuvres peuvent être nécessaires, mais il importe que chacune ait constitution que lui* « *spécifie* » *la fin qu'elle se propose. Or, la fin plus particulière de la nôtre, fin importante s'il en est, c'est la formation de cadres, formation intensive d'un certain nombre d'hommes rayonnants, formation d'une élite, non caste orgueilleuse et fermée, mais troupe plus généreuse au service du règne social du Sacré-Cœur de Jésus.* » Les « Cercles d'études » que Michel Creuzet créa à Saint-Étienne purent bientôt servir de modèle à ceux qui s'organisaient un peu partout France. C'est d'ailleurs dans cette ville que se tint, les 10, 11 et 12 septembre 1949, la première session d'études de la *Cité catholique.* Pendant une douzaine d'années, Michel Creuzet consacra à la *Cité catholique* les heures de liberté que lui laissaient sa famille et son métier d'instituteur ; puis, en 1957, il rejoignit à Paris l'équipe de Jean Ousset, pour y travailler à temps complet aux côtés de Michel de Penfentenyo et François Gousseau. Sa collaboration devait durer plus de vingt-cinq ans ; seule la maladie y mit un terme. Ces vingt-cinq années furent fertiles en travaux de toutes sortes : réu­nions et stages de formation, visites sur le terrain, articles multiples pour *Verbe* puis pour *Permanences,* voyages en Espagne pour y faire connaître y représenter la *Cité catholique* qui devint en 1963 *L'Office,* ouvrages rédigés pour le travail en cellule dont voici les principaux : -- *Le libéralisme,* *-- Tolérance et libéralisme,* *-- L'Enseignement,* *-- Enseignement-Éducation* *-- Vie paysanne et progrès dans le monde moderne* (sous le pseudo­nyme d'Alain Thoranches et en collaboration avec Pierre Bévillard), -- *Le Travail* (refonte d'un ouvrage de Jean Ousset en collaboration avec l'auteur). Compte tenu de sa formation et de son métier d'origine, Michel Creuzet fut, dans l'équipe de la *Cité catholique* puis dans celle de *l'Office,* spécialiste des questions d'enseignement, d'éducation, de pédagogie. Quand *l'Office* se diversifia en « satellites », il créa avec quelques amis, *L'action scolaire.* Il était à l'aise dans ces mille activités, avec son agilité d'esprit, sa gentillesse, sa disponibilité, sa passion pour la cause qu'il servait avec tant simplicité... et d'efficacité. Combien d'animateurs de la *Cité catholique* puis de l'Office ont pu trouver en lui un modèle. 153:309 Il faut dire qu'il avait été à bonne école et qu'il sut tirer parti des formations reçues : formation du métier d'instituteur ; double formation de la *Cité catholique* et des Exercices spirituels de saint Ignace. Dans son rapport au VI^e^ congrès de la *Cité* *catholique,* à Reims, en juillet 1955, Michel Creuzet citait un texte du cher frère Agathon com­mentant saint Jean-Baptiste de La Salle : « *Un maître est comme une lampe placée sur le chandelier, qui éclaire bien par sa lumière, mais qui doit encore échauffer par sa chaleur.* » Tant que sa santé le lui aura permis, Michel Creuzet aura été à l'image de ce maître : une lampe qui éclaire par sa lumière et échauffe par sa chaleur. Nous lui devons beaucoup. Et c'est en priant pour le repos de son âme que nous pouvons le mieux exprimer notre reconnaissance. Nous adressons par ailleurs à ses enfants le témoignage de notre affec­tueuse sympathie. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article paru dans *L'Action familiale et sociale,* numéro 67 d'octobre 1986.1 ============== fin du numéro 309. [^1]:  -- (1). Et, bien sûr, un comportement. Une *professio* et une *devotio.* (Note de décembre 1986.) [^2]:  -- (2). Enquête « *Comment va la messe* » menée par Yves Daoudal avec la collaboration de Rémi Fontaine dans le quotidien PRÉSENT à la fin de l'année 1984 et au début de l'année 1985, et reproduite dans ITINÉRAIRES, numéro 293 de mai 1985. [^3]:  -- (1). Dans PRÉSENT du 17 octobre.