# 310-02-87 1:310 ## ÉDITORIAUX ### Pour une résistance nationale et chrétienne *Bernard Antony a découvert dans le courrier des lecteurs du* « *Midi Libre* » *la protestation courageuse de Madeleine Roussel, de Montpellier, contre la condamnation ini­que d'une vieille dame pour les faits que voici.* Elle est française. Elle est chré­tienne. Elle est pauvre. Elle est âgée. Elle a un fils handicapé. Pour subvenir, à leurs besoins, il lui faut, sous son toit, un locataire. Elle le préfère, comme eux, chrétien et français. C'est ce qu'elle a demandé par voie d'annonces. 2:310 Dans les annonces scabreuses du *Matin* et de *Libération* ou du *Nouvel Observateur,* on peut lire quelquefois des recherches « d'esclave noire pour se prêter à tout désir » (sic), d'em­ployé maghrébin, de conjoint ou de locataire juif. Nous tenons cela à la disposition du tribunal qui va nous poursuivre sans doute. La vieille dame a demandé, elle aussi par petite annonce, un locataire chrétien et français. 3:310 Elle a contrevenu à la loi Pleven, la loi qu'ils ont tous votée, de la gau­che à la droite ([^1]). Le couperet de la loi s'est abattu -- « la force injuste de la loi » disait Mitterrand en d'au­tres occasions -- la vieille dame a été condamnée. En 14/18 ou en 40/45, dans les zones occupées, les Allemands, eux, réquisitionnaient ; les Français n'avaient pas le choix. Ils avaient le droit de ne pas s'en réjouir. Aujourd'hui, c'est la loi, la loi fran­çaise, la loi d'une France mieux oc­cupée que militairement, qui veut que l'on ne puisse plus vouloir, sous son toit, le locataire français et chrétien de son choix. Le temps de la résistance chré­tienne et nationale est venu. L'heure de la libération viendra. Pour le res­pect des vieilles dames françaises et l'avenir de nos enfants. Bernard Antony. Cet appel de Bernard Antony a paru dans le numéro 40 de CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ, la revue du CHACH (CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER, 12, rue Calmels, 75018 Paris). Nous l'avons déjà reproduit dans notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR du 15 janvier. 4:310 De son côté, YVES DAOUDAL a écrit dans PRÉSENT, au sujet de la même iniquité, et de l'oppression exercée *ainsi par le soi-disant anti-racisme :* Mme Delard avait passé une an­nonce dans un hebdomadaire gratuit de Montpellier. Elle cherchait un « locataire chrétien français qui par­tage ses idées, avec une communauté de mœurs et de langue ». Poursuivie par le MRAP, Mme Delard a été condamnée à 1.000 F d'amende avec sursis pour « discrimination raciale ». On cherchera en vain lequel des termes « chrétien » ou « français » comporte une discrimination raciale. Cet exemple montre une fois de plus combien la loi soi-disant anti­raciste est en fait dirigée contre l'identité française. Et à quel point elle est intolérable. Mme Delard, qui vit seule avec son fils handicapé, voulait louer l'une des chambres de son appartement. Il est bien compréhensible, et normal, qu'elle ait désiré un locataire avec qui elle ait « une communauté de mœurs et de langue ». Elle ne parlait pas de couleur de peau. 5:310 ### Un « comité national d'éthique » contre la loi morale par Guy Rouvrais LA RÉPUBLIQUE s'est dotée d'une nouvelle institution : le comité national d'éthique : « trente six gardiens de la morale », affirme *Le Monde.* Ses membres sont nommés soit « en raison de leur appartenance aux principales familles philosophiques et culturelles (désignés par le président de la République), soit parce qu' « ils appar­tiennent au secteur de la recherche » (désignés par diverses institutions ou ministères). La mission qui lui a été assignée par décret consiste à donner un avis « sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les do­maines de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l'homme, des groupes sociaux ou la société tout entière ». Vaste programme, on le voit... 6:310 La création de cette instance morale nouvelle ne peut susciter qu'un seul motif de satisfaction : le législateur recon­naît implicitement qu'il y a au-dessus de lui, une loi plus élevée, et admet que la politique ne porte pas en elle-même sa propre norme morale. Cela étant dit, il faut immédiatement ajouter que l'exis­tence de cette institution consacre le rejet par la société civile de la loi morale naturelle. Car le comité n'a pas pour objet d'appliquer les principes universels de la loi naturelle aux réalités contemporaines mais de s'y substituer. Remarque : il n'y a de « problèmes » des « règles d'uti­lisation d'embryons humains » *que parce qu'il y a eu aban­don préalable du respect de la vie innocente.* Si l'embryon est assimilable à une tumeur qu'il est licite de détruire dès le sein maternel, tout devient possible dans cette « morale » dévoyée. *Le comité national d'éthique entend réglementer les violations de l'éthique fondamentale.* Au nom de quoi ? Au nom de qui ce comité entend-il dire le bien et le mal, le juste et l'injuste, le licite et l'inter­dit ? Car, après avoir mis une croix sur la loi naturelle, il faut bien se référer à une autre. Laquelle ? Toute éthique se fonde sur des valeurs qu'elle hiérarchise. Le professeur Jean Bernard semble avoir perçu la ques­tion mais sa réponse provoque plus d'interrogations que de solutions : « Il existera toujours un conflit entre deux mo­rales. » Soit ! Lesquelles ? Réponse : « celle de l'instant et celle de la réflexion ». Qu'est-ce qu'une « morale de l'ins­tant » ? Nous ne saurions en esquisser la définition philoso­phique, cette morale-là n'est pas encore répertoriée. Il sem­ble que ce soit la morale définie par les media lorsque survient un événement scientifique et que les journalistes promènent un micro devant un « spécialiste » convoqué à la hâte. 7:310 Le professeur la récuse. Mais quelle est la vocation de son comité d'éthique si ce n'est de répondre ponctuellement aux demandes suscitées par l'actualité médicale ? Le professeur Bernard, semble-t-il, privilégie la « morale de réflexion » qui serait celle du comité. Mais cette expres­sion ne dit rien sur le contenu de la morale : la « réflexion » indique le processus intellectuel par lequel elle s'élabore. La morale à laquelle se réfère le comité existe pourtant bel et bien. François Mitterrand, inventeur de cet organisme, lui a fixé son cadre idéologique, en inaugurant un de ses colloques, à Rambouillet : « Aucune de nos sociétés dites développées, a-t-il déclaré, ne peut échapper, devant les pro­grès de la science, à une réflexion sur les valeurs qui fon­dent sa propre identité. Au fond l'histoire des droits de l'homme, qui suscite à juste titre tant de passions, c'est l'his­toire d'une conquête, l'idée de personne humaine. Que faire alors quand cette notion de personne peut être modifiée par la science ? » Il y aurait beaucoup à dire sur les affirmations péremp­toires du président-philosophe. Il n'est pas vrai, par exemple, que l'idée de personne humaine soit une conquête de l'his­toire des droits de l'homme : c'est, au contraire, un fruit du christianisme. M. Mitterrand commet une confusion gros­sière entre personne et individu : la première est une notion morale qui, comme telle, n'est en rien redevable à la science, elle est d'un autre ordre ; la science ne connaît que le concept biologique d'individu. Cette notion peut être préci­sée, voire modifiée par la science au fil de ses progrès, mais le concept de « personne » ne saurait, lui, être atteint par quelque découverte scientifique que ce soit. « Personne et individu » c'était, jadis, une question de cours en classe de Philosophie. M. Mitterrand en a tout oublié, s'il l'a jamais su... 8:310 Ce qu'il est important de retenir au-delà des approximations de François Mitterrand, c'est que le comité national d'éthique doit s'inspirer de la philosophie des droits de l'homme ; des droits de l'homme sans Dieu (DHSD), cela va sans dire. S'il en avait été autrement, ce comité aurait préalablement condamné l'avortement comme offensant la loi de Dieu. Pour être sûr de s'être bien fait comprendre, le président de la République est revenu sur le sujet en annonçant qu'il allait saisir l'ONU (!) afin de suggérer l'ouverture d'un débat sur les problèmes de sciences et de morales. A cette occa­sion, il a estimé que « le rôle du comité national d'éthique est d'élargir, d'apaiser et d'éclairer la réflexion sur l'éthique médicale », et d'ajouter : « La France peut remplir un rôle exemplaire en ce domaine. La France, pays des droits de l'homme -- une étiquette fragile, -- doit jouer son rôle dans la maîtrise des relations de l'homme avec son histoire. » C'est bien en harmonie avec l'idéologie maçonnique des droits de l'homme que le comité d'éthique organise sa ré­flexion. Le « droit » de l'homme sans Dieu, c'est le droit de refuser toute vérité qui ne procéderait pas de la volonté populaire. La vérité n'est pas reçue, elle est créée : c'est une recherche. Le professeur Jean Bernard livre ainsi les mé­thodes de travail du comité : « Le comité national d'éthique est un lieu de confrontation, d'échanges, le lieu où les conséquences des progrès de la biologie, de la médecine, sont mesurés, appréciés en commun par les théologiens, les philosophes, les moralistes, les juristes, les hommes de science. Cette communauté que nous formons demeure très sensible aux interrogations, aux incertitudes de nos contem­porains. » Nous ne savons pas si Jean Bernard est franc-maçon mais ce que nous pouvons dire c'est que sa défini­tion du rôle du comité pourrait être applicable, sans en changer un mot, au travail accompli en loge. Là aussi il s'agit de dépasser les vérités particulières pour les couronner d'une « vérité » prétendument plus haute. On notera, en outre, que, selon son président, le comité d'éthique *n'est pas un simple organe de réflexion mais une* « *communauté* »*,* ce qui implique une communion spirituelle ou, à tout le moins, philosophique. C'est de cette communauté que procède la vérité morale. 9:310 En se déclarant « très sensible aux interrogations, aux incertitudes de nos contemporains », le professeur Jean Ber­nard révèle son souci de trouver une légitimité démocrati­que. Cela est si vrai qu'il a annoncé « une vaste consulta­tion nationale » pour connaître l'opinion des Français sur les problèmes de la procréation artificielle entre autres. Mais, comme toujours, cette démocratie est orientée, c'est-à-dire faussée. Car il n'a pas attendu le résultat de cette enquête pour se prononcer sur les modalités de l'avortement thérapeutique et demander la création de « centres agréés de diagnostics prénatals ». Quel est leur objet ? « L'application du diagnostic prénatal des anomalies génétiques du fœtus. » Le comité rappelle que « les malformations congénitales et les maladies héréditaires représentent dans les pays industria­lisés une des premières causes de mortalité et de morbidité pendant l'enfance », et de noter : « Elles sont un malheur pour l'individu, une épreuve affective et un fardeau écono­mique pour les familles et la société. » On comprend dès lors l'objectif de ces centres : décharger la famille et la société de cette « épreuve affective » et de ce « fardeau éco­nomique ». En conséquence, estime le comité : « Il est souhaitable de favoriser le recours au diagnostic prénatal dans les cas où la probabilité d'erreur de l'examen est suffi­samment faible pour entraîner une certitude ou une quasi certitude sur l'existence d'une anomalie génétique. » Ces centres de diagnostic prénatal sont en réalité *des centres eugéniques.* Certes, l'avortement n'y sera pas obligatoire, pas encore, mais on imagine la pression morale qui s'exercera sur les malheureux parents. C'est à l'aune de ce communiqué (*Le Monde* du 11 mai 1985) qu'il faut mesurer le prétendu respect des diverses options philosophiques dont se targue d'autre part Jean Bernard. 10:310 Un « fardeau » ? Certes, mais la foi chrétienne, à la suite de saint Paul, répond : « Portez vos fardeaux les uns les autres. » Respect des catholiques ? Mgr Lustiger s'est insurgé contre la perspective ouverte par le comité : « Il faut dénier à toute autorité civile, scientifique ou médicale, le droit de lier le diagnostic prénatal et l'avortement provo­qué en cas de malformations et/ou de maladies chromoso­miques. \*\*\* Ce comité, en fait, entend régir la morale (?) publique du haut de son magistère. Sa légitimité est nulle. Ce qu'il préconise est criminel et fait violence à la conscience chré­tienne. Mais son action est soutenue par les pouvoirs publics qui se sont engagés à tenir compte de ses avis. La nouvelle majorité n'a pas défait ce que les socialistes avaient fait. Bien plus, on vient de nommer un nouveau membre, au titre « des familles philosophiques et spirituelles » en la per­sonne de M. Ben Hamida Faker. Ce comité n'aurait jamais pu s'arroger cette tutelle mo­rale si la place n'avait été vacante. La société, comme la nature, a horreur du vide. De tout temps, dire le bien et le mal était une fonction sacrée qui relevait, en premier lieu, du prêtre. En chrétienté, l'Église, éclairée par la Révélation, enseignait ce qu'il faut faire. La Révolution, d'essence antire­ligieuse, a prétendu le lui interdire. Elle a passé outre ; jus­qu'au concile Vatican II qui, au nom d'une fausse concep­tion de « l'autonomie des réalités terrestres » a cautionné cette sécularisation présentée comme une chance pour l'Église. Plus d'écoles réellement catholiques, plus de presse vraiment catholique, plus de syndicats chrétiens, plus de doctrine sociale, plus d'enseignement du Décalogue dans les néo-catéchismes. L'Église ne donne plus de boussole et elle s'étonne que la société perde le nord ! 11:310 Cela ne veut pas dire que le pape et les évêques ne condamnent plus l'avortement entre autres. Ils le font, de temps en temps, avec des bonheurs d'expression divers et quelques approximations équivoques : Nous avons souligné plus haut la prise de position de Mgr Lustiger particulière­ment bienvenue. Mais l'Église, dans son ensemble, n'enseigne plus les principes moraux *avec autorité.* Il n'est que de lire attentivement les déclarations épiscopales. Les évêques, et encore pas tous, disent et redisent « leur conviction », « leur certitude », ils invoquent l'irrépressible injonction de leur conscience personnelle. Cela est bel et bon *mais ce n'est pas enseigner avec autorité, c'est témoigner.* Enseigner avec auto­rité c'est dire, appuyé sur le Décalogue, la loi qui s'impose à tout homme et à toute société, quels que soient les temps, les lieux, les situations. L'Église d'aujourd'hui s'y refuse au nom du « respect des consciences », des cheminements pro­pres à chacun. Que le confesseur, dans l'administration tou­jours singulière du sacrement de pénitence, tienne compte de l'état d'une conscience pour l'acheminer vers la norme mo­rale, est une chose, mais c'en est une autre, pour le magistère, que de renoncer à l'enseignement ex cathedra des vérités morales. Nos évêques ne veulent plus être les hérauts et les inter­prètes de la loi universelle ; ils demandent simplement et humblement qu'on veuille se souvenir que les catholiques, comme les autres, ont leur petite morale particulière dont il serait charitable de tenir compte. A ce titre, mais à ce titre seulement, le comité national d'éthique consent à leur laisser un strapontin entre le recteur de la mosquée de Paris, le grand rabbin de France et le grand maître du Grand-Orient : un plat de lentilles contre son droit d'aînesse... Guy Rouvrais. 12:310 ## CHRONIQUES 13:310 ### La menace extra-terrestre par Georges Laffly A LA FIN DE 1985, quelque temps après la rencontre à Genève de Ronald Reagan et de Michel Gorbat­chev, *Le Monde* publia un articulet curieux. Parlant aux élèves du lycée de Fallston, dans le Maryland, M. Reagan leur confiait qu'il avait dit au Soviétique : « Pensez comme votre tâche et la mienne seraient facilitées si ce monde était soudain menacé par des espèces venues d'autres planètes en dehors de cet univers. Nous oublierions toutes nos divergences locales et nous nous rendrions compte une fois pour toutes que nous sommes des êtres humains vivant ensemble sur cette terre. » Ce n'est pas tous les jours que la science-fiction fait intrusion dans la politique internationale, le propos valait d'être rapporté. Et sans doute *Le Monde* visait-il aussi à ridiculiser le cow-boy qui va parler d'extra-terrestres à un respectable intellectuel marxiste. Mais peu importe. 14:310 Une présentation plus vraisemblable nous amènerait à voir là une parabole. Conscient de l'enjeu -- l'avenir d'une planète qui a dans ses soutes assez d'explosif nucléaire pour se détruire, et même plusieurs fois si c'était possible -- Reagan essaie de faire prendre conscience à son interlocu­teur de la fraternité des hommes. Peine perdue ; pour Gor­batchev cette fraternité est fausse tant qu'ils ne sont pas tous communistes. L'idée d'un Père qui nous a tous créés le laisse probablement de glace (plus qu'un Krouchtchev, resté paysan). Puisque l'image d'un amour reçu par tous n'est pas acceptée, reste à évoquer l'image d'une peur subie par tous. Reagan invente une situation qui sèmerait la terreur dans les deux camps de façon égale, ce qui permettrait aux hommes les plus opposés de découvrir ce qu'ils ont en commun. Cela ne veut pas dire que Reagan croie aux extra­terrestres, mais que de telles imaginations font partie du matériel mythologique de l'époque. La rêverie sur la techni­que plus notre pouvoir d'inventer des fables produisent ces images. Et Gorbatchev même s'il n'a pas pris une seconde l'hypothèse au sérieux n'a pas dû sursauter. Lui aussi pro­bablement a lu des récits de science-fiction. Leur mythologie ne lui est pas étrangère. Sans doute, Reagan aurait-il montré un tour d'esprit plus scientifique en évoquant l'attaque de l'humanité par un nouveau virus, ou le développement d'un insecte venimeux, etc. L'hypothèse aurait paru plus réaliste, mais certaine­ment moins bouleversante. L'humanité peut être anéantie par un microbe, un champignon, mais pour susciter un élan, une réconciliation générale devant l'ennemi, il faut que le combat se présente comme un duel, que l'attaquant soit comparable à l'homme, doté d'une conscience, et le plus possible anthropomorphe. Les films de s.-f. appliquent cette règle, ce n'est pas par hasard. Pour que nous ressentions fortement la menace de l'abîme, il faut qu'elle soit incarnée dans des êtres proches de nous. 15:310 Reagan parle d' « extra­terrestres ». Il les voit comme des adversaires directs, contre lesquels on peut lutter. Une race de chats qui viendrait détruire les rats de la terre, et par accident, dans cette opé­ration, anéantirait nos villes et toute l'humanité, remplirait mal le cadre tracé. Une sorte de nuage qui assécherait les océans et les nappes d'eau souterraines, ce serait encore pis. Ce n'est pas contre de tels ennemis que l'on verrait Reagan et Gorbatchev, main dans la main, appeler à la mobilisation avec des chances de succès. On ne finira pas de s'en étonner : la possibilité d'une telle menace -- même s'il ne s'agissait que d'une fable pour conduire à la confiance réciproque, comme je le crois -- a bien été évoquée entre les chefs des deux États les plus puis­sants du monde. Cela ne donne pas plus de vraisemblance aux extra-terrestres, mais leur octroie un caractère officiel. On n'imagine pas Talleyrand et Metternich parlant des lutins de la forêt. Il est vrai qu'ils ne se souciaient que de l'Eu­rope. La Perse entrait à peine dans leur horizon. Le Japon en était exclu. Habitués à traiter de la terre entière, nos hommes d'État finissent par s'y trouver à l'étroit, et ils ont envie d'en déborder. Voilà un des inconvénients de l'État universel (même quand il y en a deux, même quand ils sont incomplets et imparfaits). Il faut un aiguillon pour occuper, guider, ma­nœuvrer les hommes, et comme on dit en reprenant l'ex­pression américaine, ils ont besoin d'une nouvelle frontière. La frontière, ce fut longtemps la ligne mouvante de l'avance des pionniers vers l'ouest. Il faut découvrir une tâche sem­blable. Quand il y a concurrence pour la domination uni­verselle, la solution semble simple : chacun dresse ses énergies contre l'autre État. Mais si cette solution suicidaire est mise de côté, si justement on se parle pour éviter d'y recou­rir, un problème difficile est posé. Il est toujours plus facile d'unir les hommes contre un ennemi que pour une œuvre commune. 16:310 Dans l'œuvre commune, la concurrence renaît, et on revient sournoisement à l'affrontement entre les deux champions. Il faut donc leur désigner un adversaire, et il ne reste qu'à le trouver hors de notre Terre. Apologue ou pas, le propos de Reagan a un sens. \*\*\* Ce sujet appelle d'autres remarques. Il faut prendre au sérieux les propos des chefs politiques. On retiendra le sou­pir : « Comme notre tâche serait facilitée ». Il est toujours difficile de gouverner, c'est-à-dire de faire obéir les hommes, et il est rare qu'on trouve un moyen inédit, ou délaissé, d'y parvenir. Il est à peu près exclu qu'un outil possible, une fois désigné (retrouvé) ne soit pas utilisé. Il y a donc dans cette menace supposée d'une invasion de la Terre quelque chose qui mérite l'attention. Il n'est pas impossible qu'on se mette un jour à beau­coup parler d'une telle situation. Il y aurait d'abord une série de films dramatiques, pour éveiller les cerveaux. Puis un ou deux incidents inexpliqués, mal connus. Des indiscré­tions calculées, des démentis, bref, tout le jeu de l'informa­tion. C'est alors qu'il conviendra de se rappeler les propos de Genève. La réalité d'une attaque de hors-venus resterait douteuse. Mais la réalité d'une mobilisation des énergies, d'un contrôle supplémentaire sur nos vies et nos pensées, serait très assurée. Pour unir les hommes, le président américain estime qu'il n'y a encore que la peur. Pour les faire obéir, ce n'est peut-être pas nécessaire. Il s'agit d'un moyen extrême, très éprouvant. On y viendra peut-être, à cause d'une situation nouvelle. Hier, les peuples étaient parfois remuants, mais il était assez aisé, le plus souvent, d'obtenir leur obéissance, parce qu'ils étaient homogènes. Ils formaient des commu­nautés, où le sang, la langue, la foi étaient les mêmes. Si pendant deux siècles l'Europe fut travaillée par le souci d'une foi unique pour chaque royaume, c'est qu'on doutait que la diversité des religions permît un gouvernement nor­mal. 17:310 Ces divisions se sont multipliées à l'intérieur de chaque peuple. Aujourd'hui les nations sont extrêmement hétéro­gènes. En France, une homogénéité profonde, due à une unité politique très ancienne, a été battue en brèche et atta­quée de toutes les façons depuis une trentaine d'années. Il est inévitable que dans des nations hétérogènes on ait devant les événements des attitudes différentes, des réactions incoordonnées et parfois opposées bien que tout l'effort de l'information aille à entretenir une anesthésie. On peut van­ter cela comme un heureux pluralisme, mais en période de crise, ce peut être l'éclatement. La nation ne remplit plus son office, qui est d'ordonner une communauté, et on se trouve devant le contraire de cette concorde : la guerre civile. Dans une nation qui comprend des éléments de plusieurs races, plusieurs langues (aux États-Unis, les « chicanos » venus du Mexique ne parlent pas toujours anglais), de reli­gion et de passé divers, que peuvent avoir en commun les citoyens ? Ce sont des êtres humains, à la limite, voilà le seul trait qu'ils partagent. Et ce caractère ne prend toute son importance, n'est ressenti comme lien fraternel que devant l'autre -- celui qui n'est pas humain et qui n'est pas de la Terre. C'est peut-être la hantise de l'hétérogénéité qui a fait parler Reagan. On s'en vante assez souvent, elle paraît liée à la modernité et au progrès : nous sommes assez « avancés » pour cohabiter entre humains de diverses sources. Mais cela ne simplifie pas la tâche de gouverner. \*\*\* On a connu dans l'histoire des empires hétérogènes, où la paix civile était assurée par la force d'un peuple dominant les autres, et par la divinisation du maître. Dans des royau­mes plus étroits, et naturellement homogènes, la confiance dans le prince, et la fidélité qui fait un devoir de le suivre, ont longtemps suffi. 18:310 La démocratie s'est fondée contre ces sentiments. Elle a déclaré la méfiance légitime. Elle a cru pouvoir compter sur le respect de la décision librement débattue, librement choi­sie. Mais la tricherie, le soupçon, la demi-sécession de cer­tains groupes ont détruit l'efficacité de ce moyen, qui était par excellence celui des démocraties libérales. Nous conti­nuons de l'employer, mais il est presque impossible de trou­ver quelqu'un qui y attache un caractère sacré, comme ce fut le cas au début. On tranche par le vote, mais par simple habitude. Il y eut aussi l'enthousiasme mobilisateur, moteur jacobin ou bolchevik, d'un si bon rendement, mais si dangereux pour tous ceux qui n'arrivaient pas à ressentir ou à feindre cet élan. Vite repérés, éliminés, ils servaient d'excuse aux échecs de ce système coûteux. Il semble bien que nous comptons surtout sur les moyens négatifs. La contrainte fait respecter un minimum de léga­lité, de plus en plus difficilement. Le divertissement est la solution courante sous nos climats : la société fournit des spectacles, une certaine abondance, l'État limite au mini­mum ses exigences perceptibles. Il sait qu'il ne peut compter que sur une fidélité passive, et qu'il ne doit pas demander de sacrifices. Il ne se risquerait pas à rappeler dix classes sous les drapeaux. La propagande joue son rôle, évidem­ment, aucune démocratie n'a pu s'en passer : un gouverne­ment de masse doit influencer les masses. Corollaire de la propagande : la censure. Ce dernier moyen -- propagande renforcée par la cen­sure -- est devenu négatif de nos jours, jouant moins sur des impulsions à donner que sur des inhibitions à créer et cultiver. Notre propagande est fondée sur la culpabilisation. 19:310 Faire honte aux gens de ce qu'ils sont, de ce que leurs pères ont été, les rend dociles et manœuvrables. C'est l'ânier qui pour mener sa bête sans se fatiguer lui ménage des plaies sur le dos. Il suffit d'y appliquer un bâton et l'âne, sous la douleur, obéit, se mettant au trot ou tournant comme on le veut. Coupables d'impérialisme, de capitalisme, de massacre écologique, coupables par leur passé et par leur action pré­sente, les peuples occidentaux, par exemple, se trouvent char­gés d'une dette qu'on leur fait payer tous les jours et qui ne s'éteindra pas. Le sentiment de leur indignité est soigneuse­ment cultivé, dès l'enfance par l'école, par les médias, par les gouvernants. Personne n'ose échapper à la mauvaise conscience, sauf évidemment ceux qui tiennent aux anciennes victimes d'une façon ou d'une autre (prolétaire, descendant de colonisé etc.). Nous voilà donc avec la honte et la peur, comme moyens d'obtenir la docilité des peuples. La honte : le méchant, c'est toi ; la peur : le méchant, c'est l'autre, qui veut ta peau. La docilité sera évidemment obtenue. Le bonheur, c'est une autre affaire. Georges Laffly. 20:310 ### *Un grand* « *architecte* »* *Le Frère Ledoux par Jan Schneider *La société ledolcienne :\ fraternité et rentabilité* A toujours citer les plus célèbres francs-maçons qui aidèrent à réaliser la Révolution française, on ne s'aperçoit pas que les « Frères » étaient à l'œuvre, non seulement dans le monde des lettres et de la politique, mais également dans celui des arts. Claude-Nicolas Ledoux, architecte en vogue sous l'Ancien Régime, était un des leurs. Ledoux bâtit pour les Grands. A la demande de Louis XV, il construisit la saline de Chaux, située entre les villages d'Arc et Senans (Franche-Comté) et l'enceinte d'oc­troi autour de Paris. 21:310 Mais le peuple s'irrita contre cette construction luxueuse, qui comportait 43 pavillons d'octroi où logeaient les fer­miers généraux. Le mot courut : « Le mur murant Paris rend Paris murmurant. » Pendant les émeutes de juillet 1789, les pavillons furent saccagés et incendiés. Suspect pour avoir été protégé par Madame du Barry, Ledoux fut incar­céré par les révolutionnaires. Son temps de gloire était passé. Plein d'amertume, il voulut être réhabilité par le juge­ment impartial des générations futures. Alors, il écrivit *L'Ar­chitecture considérée sous le rapport de l'Art, des Mœurs et de la Législation* ([^2])*.* Tout dans sa carrière porte à croire que ce fut un homme favorable à l'Ancien Régime. Cependant, la lecture de son ouvrage nous révèle un homme pétri d'idées maçonniques. Il rêve d'une société nouvelle, frater­nelle, où tous doivent se rendre utiles pour la construction d'un monde meilleur. **La fin de la société de l'Ancien Régime** Ledoux place sa ville idéale autour de la saline de Chaux qu'il a réellement construite. En dehors de l'usine et des logements, il veut édifier des bâtiments qui ont pour but d'aider et d'éduquer le peuple. Pour Ledoux, un édifice n'a pas uniquement une fonction socio-économique. Par son architecture symbolique, il doit inciter les citoyens à la vertu. L'architecte, à l'égal de Dieu, doit tout prévoir et tout régler, y compris le perfectionnement des âmes. En donnant à sa ville une forme circulaire, symbole de la perfection ; Ledoux montre qu'il ne souhaite pas de disharmonie dans sa communauté. 22:310 Telle que se présente la hiérarchie sociale de la ville idéale, elle prouve de la part de Ledoux une totale rupture avec l'ancien ordre social. Les deux ordres qui ont cessé de jouer un rôle décisif -- clergé et noblesse -- ont perdu leur importance dans sa ville. Seul le Tiers-État a droit de cité. Ledoux va plus loin que les révolutionnaires, qui main­tiennent la hiérarchie traditionnelle de l'Église, puisqu'il la réduit à un seul représentant. Le prêtre dispose de ce dont il a besoin pour vivre, mais il n'a plus les possessions super­flues d'antan. Ledoux s'allie ainsi aux révolutionnaires qui ont supprimé la dîme et confisqué les biens de l'Église. S'il garde le prêtre comme membre utile de la société, il n'en va pas de même du moine. Pour notre architecte, le clergé régulier doit entièrement disparaître, puisqu'il est une charge inutile pour les hommes qui travaillent. Les ecclésias­tiques sont jugés d'après le critère bourgeois de rentabilité. Le moine, considéré comme oisif, est exclu. Mais l'oisiveté n'est pas le seul vice du moine. Ledoux nous peint le por­trait d'un capucin mendiant qui, malgré son vœu de pau­vreté, est rubicond et a « la dent exercée » (p. 61). Il vend des livres adaptés à chaque âge et condition sociale (entre autres *l'Art d'aimer !*) sans se soucier de leur influence néga­tive sur les mœurs ; il exploite cyniquement la crédulité des faibles en leur disant la bonne aventure ; bref, il a une emprise néfaste sur la société. Cette description satirique nous rappelle les critiques du F... Diderot envers les contem­platifs. En effet, dans son livre *La Religieuse,* celui-ci demande : « Les couvents sont-ils donc si essentiels à la constitution d'un État ? » Non, au contraire ! « Faire vœu de pauvreté, c'est s'engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c'est promettre à Dieu l'in­fraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d'obéissance, c'est renoncer à la pré­rogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d'un fanatique ou d'un hypo­crite. » 23:310 On ne trouve pas un seul noble qui participe à la ville idéale. Pourtant, nous rétorquera-t-on, c'est bien un noble qui a fait construire la saline en 1774 en la personne de Louis XV ! En réalité, la saline ne symbolise pas le pouvoir royal, mais plutôt sa déchéance. Le roi était effectivement le propriétaire de la saline, mais il n'avait pas eu les moyens pour la faire construire. C'est pourquoi il avait été obligé de recourir à des entrepreneurs bourgeois. Ceux-ci avaient construit l'usine à leurs frais moyennant la cessation de la moitié des bénéfices pendant 24 ans. Pour Ledoux, la noblesse n'est plus une question d'ap­partenance à un ordre, mais une question de morale, puis­qu'elle est devenue synonyme de vertu. « Quelle erreur ! tel assemble, en payant, les preuves de ses quartiers, qui, dans un siècle corrompu, ne prouverait pas la vertu de sa mère... Les vérités qui commandent sont au-dessus des titres (p. 212). Ledoux se fait l'écho du F**.·.** Voltaire, qui critique l'oisiveté et l'orgueil injustifié des nobles français et alle­mands dans ses *Lettres philosophiques.* « Ils ne sauraient concevoir que le fils d'un pair d'Angleterre ne soit qu'un riche et puissant bourgeois, au lieu qu'en Allemagne tout est prince ; on a vu jusqu'à trente altesses du même nom n'ayant pour tout bien que des armoiries et de l'orgueil. » Les quelques nobles qui restent encore aux alentours de Chaux sont voués à la chasse. Ils forment partie d'une espèce en voie d'extinction : celle qui refuse de travailler, alors que le monde entre dans l'ère de l'industrie. **La nouvelle société** La société de la ville idéale représente la nouvelle société, née après 1789, qui -- promeut le Tiers-État. C'est la haute bourgeoisie qui détient le pouvoir. Elle est représentée par le directeur de la saline dont la position capitale se reflète dans l'emplacement central de sa maison. Les ouvriers ne forment pas encore une nouvelle classe, détachée de la petite bourgeoisie. L'ouvrier a le même statut que le compagnon. Sa maison se trouve dans le complexe industriel de la fabrication du sel au centre de la ville. Il occupe donc une position relativement centrale. 24:310 Ledoux essaie aussi d'intégrer les pauvres dans la société en leur construisant des maisons. Même si le pauvre ne pos­sède rien, « la nature ne lui a pas refusé l'industrie » (p. 104) (« Industrie » est pris ici dans le sens du mot latin « indus­tria » : application, activité, assiduité). Travailler devient désormais la vertu essentielle. La consi­dération sociale est liée à la fortune et non plus au titre. Tout homme qui n'est pas rentable n'a pas de place dans la Cité. C'est pourquoi moines et aristocrates restent en dehors d'elle. Mais Ledoux, s'il accorde une large place à la notion d'utilité, met encore plus l'accent sur la nécessité de n'avoir que de bons éléments à Chaux. La confiance en la bonté et en la responsabilité de la haute bourgeoisie, la croyance que l'industrie et le commerce apporteront la richesse et le bon­heur à tous, toutes ces convictions sont fondées au début du XIX^e^ siècle. A côté de ces valeurs nouvelles, on trouve, chez Ledoux, des éléments qui appartiennent au XVIII^e^ siècle. Les liens entre le directeur, les employés et les ouvriers de la saline reposent sur les mêmes principes de respect et de solidarité de métier que ceux qui ont toujours lié le maître à ses compagnons et apprentis. Ledoux ne peut imaginer sa ville sans qu'une entente fraternelle unisse ses membres, réglée par une sorte de « contrat social ». **Les institutions de la ville idéale** C'est pourquoi notre architecte sélectionne les habitants qu'il veut avoir dans sa ville, des gens qui ont la volonté de se rendre utiles à la société. Pour les guider et les soutenir, à l'égal du législateur de Rousseau, il leur donne des insti­tutions. 25:310 Les citoyens ont des relations harmonieuses entre eux grâce aux institutions juridiques qui éliminent les sources de discorde. Les prisons en dehors et à l'entrée de la ville empêchent les méchants de nuire à la société. L'idée de tenir éloignés de la ville les éléments nuisibles se trouve déjà dans l'Antiquité. Pour préserver sa cité idéale, Platon prévoyait pour les malfaiteurs, suivant la gravité du cas, l'athymie, l'amende, l'exil ou la mort. Depuis l'Antiquité jusqu'au XIX^e^ siècle, l'exil était une peine fréquemment appliquée. Mais notre auteur va plus loin : non seulement, il tient les mé­chants loin de sa ville, mais encore il veut les améliorer afin de les réintégrer dans la société. Le lieu de cette épuration est un *hospice*, situé au milieu d'une clairière, où sont accueillis, nourris et logés les voyageurs qui se sont perdus dans la forêt. Le lendemain de son arrivée, le bon voyageur peut tranquillement repartir, tandis que le mauvais est retenu. On l'oblige à travailler pour le rendre meilleur. Il doit accomplir des travaux forcés et ne sera remis en liberté que lorsqu'il se sera repenti, qu'il se sera rendu compte qu'il ne doit plus faire du mal aux autres, mais se rendre utile à la communauté. Nous voyons ici à nouveau l'importance du travail pour Ledoux. Grâce aux prisons, le mal est banni de la cité. A Chaux, la justice n'a plus qu'à régler les petites discordes qui nais­sent de la vie de tous les jours. Dans le « pacifère » (du latin « pacem ferre » : « porter la paix »), un juge bienveil­lant et indulgent oblige les gens à se pardonner mutuelle­ment et à se réconcilier devant lui. La « maison d'union » exhorte les citoyens à garder l'union entre eux par des inscriptions telles que « si la félicité s'achetait à prix d'or, pourrait-on l'obtenir sans l'union ? » (p. 117). Ledoux fait une comparaison entre l'homme et la société pour montrer l'importance de l'unité : « Voyez l'ingénieuse structure de l'homme... Peut-on décom­poser son ensemble ? L'union est l'âme vivifiante des em­pires » (p. 117). Les habitants de Chaux ont des conditions matérielles décentes grâce aux institutions économiques. Il est intéres­sant de remarquer que la bourse n'est pas qu'un centre pour le commerce local et régional. 26:310 Elle doit aussi promouvoir les échanges internationaux : « Les hommes que vous croyez barbares parce que vous ne leur donnez aucune idée de vos jouissances, deviendront aussi industrieux que vous, ils enri­chiront votre territoire d'échanges multipliés qui le feront fructifier » (p. 127). Curieusement, pour Ledoux, les échanges internationaux sont accompagnés d'un effet civilisa­teur sur les barbares, alors qu'au XVIII^e^ siècle, la littérature ne cesse de vanter les vertus du bon sauvage qu'elle oppose aux vices de l'homme « civilisé ». Rousseau affirme catégo­riquement, dans son *Discours sur les sciences et les arts,* que « le luxe (est) diamétralement opposé aux mœurs ». Dans son ouvrage *Paul et Virginie,* Bernardin de Saint-Pierre, disciple de Rousseau, loue la condition de Paul, « sauvage » vertueux : « Bénissez votre sort, qui vous permet d'avoir une conscience à vous, et qui ne vous oblige pas, comme les grands, de mettre votre bonheur dans l'opinion des petits, et comme les petits, de ramper sous les grands pour avoir de quoi vivre. Vous êtes dans un pays et dans une condition où, pour subsister, vous n'avez besoin ni de tromper, ni de flatter, ni de vous avilir, comme font la plupart de ceux qui cherchent la fortune en Europe ; où votre état ne vous interdit aucune vertu. » Mais pour Ledoux, les sauvages ver­tueux ne sont pas au-dessus des habitants de la ville idéale, puisque ceux-ci sont aussi vertueux. Sur le plan moral, les citoyens de Ledoux sont au moins les égaux des « bar­bares ». Sur le plan économique, ils leur sont supérieurs et c'est pourquoi ils doivent les aider à développer leur bien-être matériel. Ledoux peut être rapproché de l'encyclopédiste Saint-Lambert, qui pense que le luxe va de pair avec la vertu. La bourse est aussi responsable des finances de l'État. Elle est la caisse publique dont dépend la force ou la fai­blesse de l'État. Souvenons-nous qu'un des facteurs décisifs de la chute de l'Ancien Régime était le manque d'argent du gouvernement. Notre auteur veut éviter que l'État ne serve qu'à un petit groupe de privilégiés comme c'était le cas sous l'Ancien Régime : les caisses financières sont « nourries par le bien même qu'elles font refluer sur tous les membres de la société » (p. 5). Par des œuvres de charité, la bourse sou­tient le citoyen qui a perdu sa fortune dans des circons­tances adverses. 27:310 La vie quotidienne des citoyens est soulagée par une série de mesures humanitaires. Des moments de loisir sont prévus qui se déroulent dans la « maison de récréation ». Peuple, « là tu pourras, par des jeux qui te seront préparés, dans des fêtes dont tu seras l'objet, effacer le souvenir de tes peines, boire l'oubli de tes fatigues, et dans un délassement réparateur, tu puiseras des forces nouvelles et le courage nécessaire à tes travaux » (p. 6). Des logements agréables avec des jardins utiles et beaux améliorent la qualité de vie. Tandis qu'au XVIII^e^ siècle, la maison avec jardin restait le privilège d'une élite, dans la cité idéale, tout le peuple y a droit. \*\*\* Point de doute à avoir ! Ledoux était bien un des leurs ! Les francs-maçons remplacèrent la monarchie de droit divin par la République des droits de l'homme. Ledoux s'inscrivit parfaitement dans leur dessein de détruire à jamais le théo­centrisme pour lui substituer l'anthropocentrisme. Ce culte de l'Homme et l'orgueil démesuré qui en découle -- ou qui en est l'origine --, Ledoux l'illustre bien quand il écrit : « Quel mortel... ne sent pas toute sa petitesse et ne se pros­terne pas devant l'Architecte rival du Créateur ? » (p. 8). A l'égal de Dieu, ce « Grand Architecte » veut tout savoir, tout prévoir, tout régir. Ses citoyens ne sont pas libres de pouvoir mener leur vie comme ils l'entendent. Tout dans leur vie, travail comme loisir, est organisé par Ledoux. Sous peine d'expulsion, ils doivent correspondre à un certain moule. La communauté prime sur l'individu. Ainsi par exemple, ce n'est plus à cha­cun de pratiquer la vertu chrétienne de charité, car désor­mais, c'est l'État qui s'en occupe. Les hommes doivent être travailleurs et fraternels moins pour leur salut individuel qu'au nom de la bonne marche de la société. 28:310 Le but de cette ville idéale est l'enrichissement matériel. Les rois de France étaient animés par la foi ; le directeur de la saline est guidé par la recherche du profit. Alors que le christianisme invite à se détacher des biens de ce monde, la nouvelle idéologie bourgeoise veut que le bien-être matériel apporte le bonheur. En somme, Ledoux fut effectivement réhabilité par les générations futures. Le rêve ledolcien de la cité idéale s'est concrétisé dans la République qu'ont édifiée ses « frères » du XIX^e^ et XX^e^ siècle : celle de l'État-Providence et de la course au bonheur terrestre. Toutefois, Ledoux ne se contente pas d'avoir établi des fondements solides pour la vie sociale, car il tient absolu­ment à transmettre à chacun de ses citoyens l'initiation maçonnique qu'il a reçue. Fidèle à sa profession d'architecte, il construit de nouveau des bâtiments pour guider les hom­mes dans un but, cette fois-ci, non plus socio-économique, mais « religieux ». (*A suivre*.) Jan Schneider. 29:310 ### Un aventurier tricolore (IV) : le marquis de Morès (1858-1896) par Alain Sanders #### Aux frontières de la Chine **-- **Et vous dites qu'au Tonkin... -- C'est un monde qui s'offre à nous, mon cher marquis ! Francis Garnier et le commandant Rivière, Jean Dupuis nous ont ouvert de nouveaux espaces. Malheureu­sement on a un gouvernement de petits boutiquiers frileux... Sur le bateau qui le ramène des Indes en France, Mores écoute avec une attention toute particulière les récits que lui font les officiers qui viennent de faire campagne au Tonkin. L'histoire de Francis Garnier qui, avec six canonnières et deux cents hommes, a repoussé près de dix mille troupiers annamites et occupé tout le delta du Fleuve Rouge, est de celles qui ne peuvent que le faire piaffer de plaisir. 30:310 -- Le grand problème dans ces régions où les bandits sont comme chez eux, insaisissables, ce sont les moyens de communications. -- Mais les pistes, les rivières ? -- Oui, les pistes, les rivières... Ce sont des endroits choisis pour des embuscades meurtrières. Au point que pour acheminer vivres et matériels nous sommes obligés de mon­ter à chaque fois de véritables expéditions militaires... -- Mais le train ? -- Il n'y a pas de train... -- Mais si on construisait une voie ferrée ? -- Difficilement réalisable... Difficilement réalisable ? Morès se fait apporter des car­tes. Dans la cabine du bateau ou dans le salon où se retrouvent les passagers pour tuer les longues heures de navigation, il étudie les moyens de réaliser l'irréalisable. -- C'est là qu'il faut passer ! On partirait de la baie d'Along, on remonterait au nord, parallèlement à la fron­tière chinoise et on couvrirait la partie orientale du Tonkin. Morès n'est pas depuis deux jours à Paris qu'il demande à rencontrer M. Goblet, le ministre des affaires étrangères. Il va droit au but. -- Monsieur le ministre, je suis capable de faire cons­truire, sans subvention et sans garantie du gouvernement, un chemin de fer qui relierait la frontière de Chine à la mer par le Tonkin. -- Monsieur le marquis... -- Je ne partage en rien vos opinions politiques mais pour moi la politique s'arrête à la frontière. Si vous estimez que je puis être utile au rayonnement de la France dans cette région du monde, disposez de moi comme bon vous semble. M. Goblet a écouté sans avoir l'air de bien comprendre ce qu'on lui expliquait. Puis : -- Voyez M. de La Porte, le sous-secrétaire d'État aux colonies. 31:310 Morès réexplique ses projets à M. de La Porte qui l'écoute gravement et semble montrer plus d'intérêt que M. Goblet au rayonnement de la France au Tonkin... Il conseille même à Morès d'adresser à Floquet, le président du conseil, une demande de concession. Cette demande, datée du 15 août 1888, est ainsi libellée : « Monsieur le Président du Conseil, J'ai l'honneur de vous demander en concession les ter­rains désignés ci-après, à charge par moi de remplir les conditions stipulées en même temps : 1\. L'île montueuse contenant un fortin situé à Port-Courbet à l'entrée de la baie d'Along, pour en faire la tête de ligne commerciale de la voie ferrée projetée, notamment pour y établir un dépôt de charbon, à charge pour moi d'y construire un embarcadère dans l'espace de trois ans après la signature de la concession de cette île ; 2\. Deux cents hectares par kilomètre de voie construite à choisir dans un rayon de dix kilomètres de chaque côté de la voie, parmi les terrains non cultivés ou non concédés à l'époque de la concession. Je réclame le droit de passage sur les terrains domaniaux et le droit d'expropriation. En contre-partie je m'engage à construire 100 kilomètres de voie ferrée dans les cinq ans et à établir la communica­tion entre la frontière chinoise et la mer dans un délai de dix ans. Les voies projetées sont les suivantes : 1\. Une ligne reliant la côte dans la région de Tien-Yen à la frontière du Quan-Si en passant par Lang-Son. 2\. Une ligne reliant la région de Tien-Yen à la frontière chinoise et longeant le Song-Tien-Yen. 3\. Une ligne reliant la région de Tien-Yen à Hanoi. 4\. Une ligne des Sept Pagodes à la frontière du Yunnam. » L'État n'aurait, on le voit, rien à perdre dans un projet pour lequel Morès ne lui demande aucune aide, aucune subvention, sinon un appui moral. 32:310 Mais c'est mal connaître l'État et ses desservants que de croire qu'ils vont sauter sur une telle opportunité. « Votre idée n'est pas une mauvaise idée, fait-on répondre à Morès. Mais elle soulève des pro­blèmes que nous mettons à l'étude afin de pouvoir vous répondre plus complètement. » Morès a compris : on lui refuse poliment la concession demandée. Il insiste pourtant : -- Permettez-moi d'aller sur place pour étudier plus complètement mon projet. A mon retour, je vous en ferai une présentation sans doute plus convaincante. Au ministère, on n'est pas mécontent de se débarrasser de cet « enquiquineur » patenté. Et c'est bien volontiers qu'on lui accorde toutes les lettres d'accréditation auprès des agents consulaires français en Chine et au Tonkin. Le 21 novembre 1888, Morès débarque à Hong-Kong en compagnie du fidèle William Van Driesche, le compagnon des aventures américaines, et d'un ingénieur, M. Thorel. Une semaine plus tard -- le temps de prendre une première bouffée d'Asie -- il réembarque pour Haïphong où il arrive le 1^er^ décembre. Le résident général au Tonkin est un nommé Richaud, fils d'un marin de Martigues. C'est un homme intelligent qui a été successivement officier du Commissariat, inspecteur des services administratifs, chef de cabinet du gouverneur de l'Inde et de Bourbon, Rouvier. C'est surtout un homme droit et qui détonne un peu dans le personnel habituel des ministères républicains. Après avoir rencontré le général Borgnis-Desbordes, gouverneur militaire du Tonkin, pour lui exposer son projet, Morès met sur pied une caravane pour gagner Lang-Son par Bac-Ninh, Dap-Co, Phulangthuon, Kep. Le 24 décem­bre -- la caravane a quitté Hanoi le 18 -- Morès et sa petite troupe sont à Lang-Son où ils sont reçus par le rési­dent général et les officiers. Charles Droulers écrit : « Il suffit de regarder une carte pour se convaincre de l'importance de Lang-Son : place militaire, base d'opération et de surveillance de la frontière est, et aussi base d'opérations politiques à cause des relations avec les autorités d'en face, généraux et administrateurs chi­nois. 33:310 Cette double utilité confirme Morès dans l'idée d'en faire le point d'arrivée de son chemin de fer. En causant avec les officiers, parmi lesquels il a retrouvé d'anciens camarades de Saint-Cyr, Morès apprend des choses curieu­ses. Entre autres celle-ci : le ravitaillement de nos postes est assuré par des soldats chinois, preuve que nos voisins ne désirent pas nous faire la guerre, mais gagner de l'argent. » Morès aura bien vite une preuve encore plus concrète de cette « bonne volonté » chinoise quand un chef de bande vint le voir pour lui proposer de mettre neuf mille hommes à son service pour la construction de la voie ferrée. Aux officiers parfois un peu sceptiques, Morès explique : -- La colonisation du Tonkin ne se fera pas à coups de fusil mais par des travaux publics. Il faut y coloniser et y dépenser un peu d'argent productif. Il faut, surtout, prendre comme associés les gens du pays. Il faut, enfin, neutraliser les « pirates ». Et nous aurons des « pirates » jusqu'au jour où nous les prendrons à notre solde. Utilisons-les pour mener à bien des travaux publics. Droulers note : « Appliquant ces principes, Morès s'adresse d'abord au chef de la Congrégation des Canton­nais. Les Chinois ne vivent pas comme des individualités séparées. Ils font tous partie d'une association qui a partout des représentants et qui partout prête secours à ses mem­bres. Morès dit au chef de la Congrégation : « Je ne suis ni un soldat ni un percepteur. Je viens faire des routes. Les routes vous attireront du commerce. Pouvez-vous m'aider à passer ? » Le lendemain, il reçoit dix hommes avec ce mot : « Vous pouvez compter sur eux. » Et, en effet, aucun inci­dent ne se produisit pendant cette partie du voyage. » Morès quitte Lang-Son le 28 décembre et remonte vers le nord, passe par le poste de Dong-Dang pour s'engager, à partir de là, vers Phoï-Mat. Le 1^er^ janvier 1889, la petite troupe atteint That-Ké puis redescend sur Dong-Dang où le chef de poste, le capitaine Ruelle, présente à Morès le géné­ral chinois de Nain-Quan, apparemment rallié aux bienfaits de la « paix française ». Le 6 janvier, la caravane est de retour à Lang-Son. Le 7, elle en repart. 34:310 Droulers raconte encore : « Tout de suite on se trouve en pays désertique et montagneux. On campe à Dong-But où l'on tire des faisans et des perdreaux. Le pays est très pittoresque. Le lendemain, on passe le col de Deo-Co, en­droit difficile. Puis on recommence à marcher. A partir de Din-Lap, les villages sont abandonnés. Les pirates ont passé par là, dévastant, pillant et brûlant tout, enlevant les femmes et les enfants. Le chemin est étroit et le plus souvent sous bois. Des forêts de bambous gigantesques couvrent la mon­tagne. La température devient étouffante. Le soir on ne déplie pas les tentes et l'on campe à la belle étoile en allu­mant et entretenant des feux pour éloigner les tigres qui pullulent. « Le 11 janvier, à midi, la petite caravane atteint son but, Tien-Yen, ayant franchi en quatre jours et demi les cent quatre-vingts kilomètres qui séparent cette ville de Lang-Son. Ce résultat témoigne du talent exceptionnel d'organisateur du chef de l'expédition. Il prouve aussi que le tracé ne ren­contrera pas d'obstacles insurmontables. Deux passages seu­lement nécessiteraient des travaux d'art importants : le col de Deo-Co et celui de la haute rivière du Song-Phu-Cu. » Ayant bien repéré le terrain et décidé à commencer les travaux le plus vite possible, Morès regagne Hanoi et obtient une entrevue avec M. Richaud, le résident général. Les deux hommes n'ont aucune peine à s'entendre. Ils sont de la même trempe. Ils vibrent pour les mêmes choses : -- Je suis derrière vous, Monsieur de Morès. Je mets à votre disposition tous mes services pour les problèmes tech­niques. Je vous prête deux de mes ingénieurs, MM. Bourguet et Voignier. Ils surveilleront les travaux sur place à Tien-Yen. Il y a bientôt trois cents coolies qui, sous les directives de trois ingénieurs et de Morès, ont commencé à débrous­sailler. Courant février, M. Lion, un ingénieur dépendant de l'administration vient séjourner sur le chantier pour se ren­dre compte de l'état des travaux. Le rapport de mission qu'il remet au résident général est tout à fait favorable à la continuation du projet. 35:310 Mais Morès va jouer de malchance. A Paris, le cabinet Floquet est renversé. C'est le ministère Tilard qui le rem­place avec, à l'Intérieur, Constans ; Constans qui a été gou­verneur de l'Indochine pendant six mois et a laissé sur place gabegie et confusion. Droulers donne une explication de la suite des événe­ments : « Quelles intrigues jouèrent auprès de l'ancien gou­verneur devenu ministre ? On prétend que les milieux politi­ques chinois se seraient émus de la création d'un chemin de fer qui aurait drainé vers le Tonkin une partie du commerce des provinces limitrophes. Notre représentant en Chine en aurait été avisé. D'autres intérêts se trouvaient concurrencés par l'entreprise de Morès. Bref, une pression aurait été exer­cée sur Constans pour combattre le projet. Peut-être, aussi, la haine de l'ancien gouverneur pour son successeur, l'intè­gre Richaud qui avait dévoilé ses tripotages, le poursuivit-elle sur la personne de l'ami de celui-ci ? Quoi qu'il en soit, Constans alors tout puissant use de son influence pour enterrer le rapport favorable de Richaud et noyer l'affaire. Une dépêche de Paris dessaisit de la question M. Richaud pour la remettre entre les mains d'une commission dont les conclusions sont défavorables. Morès est invité officieuse­ment à rentrer en France avec une vague promesse de dédommagement sous forme de concession. » Morès obtempère et, le 5 mars, repart pour la France. Pour « l'intègre Richaud », les choses vont aller très vite. Par télégramme daté du 10 juin 1888, télégramme suivi d'un rapport circonstancié, il avait éclairé le ministre des colonies sur les graves malversations dont s'était rendu coupable Constans pendant ses six mois de gouvernorat indochinois. Constans n'a jamais pardonné à Richaud. Et comme Constans est désormais ministre de l'Intérieur, il se venge : son ordre de révocation lui est adressé avec une note l'in­formant qu'il doit se présenter au ministre des finances qui lui trouvera un poste dans son administration. C'est, autre­ment dit, un enterrement de première classe. 36:310 Richaud, discipliné, prend place sur le *Calédonien --* ce bateau sur lequel Morès est arrivé à Hong-Kong quelques mois plus tôt -- non sans avoir laissé entendre à son entou­rage qu'il ne s'embarque pas sans biscuits et qu'il a dans ses bagages quelques documents capables de confondre Constans... La conclusion, nous la laissons à Droulers : « Un matin, on le trouve mort dans sa cabine. Le cadavre est aussitôt cousu dans un sac et jeté à la mer. La version officielle déclare qu'il a succombé -- ainsi que son boy -- à une attaque foudroyante de choléra, hypothèse invraisemblable. Le Calédonien est mis en quarantaine à l'arrivée en rade de Marseille, aucun cas suspect n'est constaté. Un fonctionnaire vient prendre possession des papiers du gouverneur Richaud et les met sous scellés. » Rentré à Paris en avril 1889, Morès décide de faire payer à Constans ses mauvaises manières. S'il ne fallait donner qu'une seule preuve de l'incroyable audace de Morès, elle tiendrait dans ce trait : s'attaquer à un ministre de l'Intérieur... (*A suivre*.) Alain Sanders. 37:310 ### La sainte Église catholique (VI) par le P. Emmanuel *Sixième article, août 1883* #### Le Saint-Esprit et l'Église Saint Jean, dans sa première épître (V. 7-8), met en regard les trois témoins célestes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; et les trois témoins terrestres, l'eau, le sang et l'es­prit. Les trois témoins célestes rendent témoignage que Jésus-Christ est vrai Dieu ; les trois témoins terrestres rendent témoignage qu'il est vrai homme. 38:310 Car en mourant il est sorti de sa bouche un souffle ou un esprit, il est sorti de son côté de l'eau et du sang : ce qui marque en lui une vraie humanité. Mais l'eau, le sang et l'esprit nous rappellent aussi les trois effusions, les trois baptêmes qui ont produit l'Église. Il y a eu premièrement un baptême d'eau ; Jésus l'a reçu pour elle dans le Jourdain. Il y a eu ensuite un baptême de sang ; il l'a reçu pour elle dans sa Passion. Enfin du haut du ciel il lui a donné le baptême de l'Esprit Saint. L'eau n'eût pas suffi à laver l'Église, sans le sang de Jésus-Christ ; l'eau et le sang n'eussent pas suffi à la vivifier, sans l'effusion de l'Esprit Saint. Ce n'est pas sans fondement que nous appelons baptême l'effusion de l'Esprit Saint. Notre-Seigneur a employé cette expression : « Sous peu de jours, dit-il à ses Apôtres, vous serez baptisés dans l'Esprit Saint. » (*Act.,* I, 5.) Mais, afin qu'on n'entende point par là une effusion passagère, ce que Notre-Seigneur appelle ici un *baptême,* il l'appelle ailleurs un *vêtement :* « Vous serez, dit-il encore aux Apôtres, revêtus de la Vertu d'en haut. » (*Luc, *XXIV, 49.) Non, l'Esprit Saint venant dans l'Église ne devait pas y descendre comme un visiteur de passage, mais comme un consolateur permanent et comme un hôte éternel. « Je prie­rai le Père, dit Notre-Seigneur aux siens, et il vous donnera un autre Consolateur, afin qu'il demeure avec vous éternel­lement ; c'est l'Esprit de Vérité que le monde ne peut rece­voir, parce qu'il ne le voit pas et qu'il ne le connaît pas ; mais vous, vous le connaîtrez, parce qu'il habitera en vous et qu'il sera en vous. » (*Joan., XIV* 16, 17.) \*\*\* Ces paroles du divin Maître marquent évidemment un mode d'habitation nouvelle, à la fois plus intime et plus complète, du Saint-Esprit dans les Apôtres et dans l'Église. Écoutons là-dessus saint Augustin : 39:310 « Avant la Pentecôte, dit-il, les Apôtres avaient le Saint-Esprit, et ils ne l'avaient pas ; car ils ne l'avaient pas au degré où ils devaient l'avoir. Ils l'avaient avec restriction ; il devait leur être donné sans restriction. Ils l'avaient secrète­ment ; ils devaient le recevoir publiquement (*In Joan.*)*.* » Ils l'avaient, ajouterons-nous, individuellement ; ils devaient le recevoir collectivement. Le caractère de la mission du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte, fut donc d'être donné pleinement, sensiblement, collectivement. Il habitait en Notre-Seigneur avec plénitude ; ce jour-là il descendit avec plénitude dans le corps mystique de Jésus-Christ qui est l'Église ; et par cette présence, accompagnée de tous les dons célestes, il la fit passer soudainement de l'enfance à la virilité. Il se manifestait en Notre-Seigneur d'une manière sensi­ble ; il descendit visiblement sur les Apôtres, et manifesta sa présence en eux par toutes sortes d'opérations merveilleuses ; et aujourd'hui il manifeste sa présence dans l'Église par des signes plus clairs que le soleil. Il était tout entier en Notre-Seigneur. Désormais il fut tout entier dans l'Église ; non pas tout entier en chaque membre, mais tout entier dans le corps ; diversifiant ses opérations suivant la nature de chaque membre, exprimant son unité par l'unité du corps composé de tous les mem­bres. C'est pourquoi nous disons qu'il fut donné aux Apô­tres, non individuellement, mais collectivement ; il leur fut donné pour être leur lien mutuel, le lien de l'Église, la cause permanente de son indissoluble unité. Avant la Pentecôte, le Saint-Esprit portait son action ici-bas, tantôt sur un point, et tantôt sur un autre ; il éclairait et sanctifiait tantôt une âme, tantôt une autre ; il ne résidait pas dans un corps, il n'avait pas un centre d'action invaria­ble. Depuis, ce divin Esprit est établi à perpétuelle demeure dans le corps mystique de Jésus ; c'est là le centre où il est fixé, duquel il rayonne sur l'humanité tout entière. Ceci nous donne la clef d'une expression de saint Augus­tin, étrange au premier abord, mais aussi juste que profonde. 40:310 Il appelle la Pentecôte la nativité du Saint-Esprit, *dies natalis Spiritus sancti* (*Ser.*)*.* Par l'Incarnation, le Verbe se donna un corps visible ; il naquit au monde, se manifesta aux hom­mes. De même, à la Pentecôte, le Saint-Esprit entra dans un corps visible, qui est l'Église ; il y entra pour en être comme l'âme, et par lui se manifesta sensiblement au monde. Il était descendu sur Jésus le jour de son Baptême en forme de colombe, symbole d'innocence, de douceur et d'a­mour. Il descendit sur l'Église naissante sous forme de lan­gues de feu, pour montrer que le corps du Verbe serait lui-même tout verbe et en même temps tout charité. Langues de feu, prosélytisme brûlant, apostolat dans la charité, rayon­nement de l'Esprit de Vérité sur la terre entière : voilà le caractère immortel de l'Église, et son signalement au sein de l'humanité. La doctrine que nous exposons d'après saint Augustin a été magnifiquement exprimée par saint Grégoire de Nazianze ; c'est une joie de rapprocher ces deux lumières. « Depuis la Pentecôte, dit saint Grégoire, le Saint-Esprit est donné plus parfaitement ; il n'est plus seulement présent par *opération* comme auparavant, il demeure avec nous, il converse avec nous d'une manière qu'on peut appeler *subs­tantielle.* Il convenait que le Fils ayant vécu avec nous cor­porellement, l'Esprit vînt aussi corporellement ; et que, le premier s'en allant, le second lui succédât. » (*Orat. XLI, in Pent.*) Les dernières paroles de saint Grégoire nous mettent sous les yeux et nous invitent à considérer la succession, ou, comme disaient les anciens, la divine économie des mystères. Durant sa vie mortelle, Jésus avait travaillé à former le corps de son Église, dont il avait constitué la hiérarchie et distribué les ministères. C'était un travail analogue à celui par lequel Dieu modela de terre le corps du premier Adam ; à ce corps pourvu de tous ses membres restait à infuser l'esprit de vie ; Dieu le fit, et Adam devint *âme vivante* (*Gen.,* II, 7). Ainsi Jésus, du haut des cieux, répandit l'Es­prit de vie sur son Église ; et elle se leva, et elle fut vivante d'une vie impérissable. 41:310 Mais il fallait, pour que cette effusion eût lieu, que Jésus fût glorifié. « Si je ne m'en vais pas, dit-il à ses Apôtres, l'Esprit ne viendra pas ; mais si je m'en vais, je vous l'en­verrai. » (*Joan.,* XVI, 7.) Jésus ne pouvait envoyer le Saint-Esprit que comme Dieu, conjointement avec le Père ; car il procède de tous les deux. Il fallait, pour faire cet envoi, qu'il fût pour ainsi dire réuni au Père, étant remonté au ciel et assis à sa droite. Il était en outre convenable que le Saint-Esprit, qui pro­cède du Fils, ne commençât ici-bas sa mission qu'après que le Fils eût terminé la sienne. Notre-Seigneur enseigne claire­ment que la mission de l'Esprit de Vérité est basée sur la sienne propre. « L'Esprit, dit-il à ses Apôtres, recevra de ce qui est à moi et il vous l'annoncera. » (*Joan.,* XVI, 14.) Il n'ajoutera à mon œuvre rien d'essentiel ; il vivifiera les ger­mes que j'ai déposés. Il prendra mes paroles et mes mys­tères, il vous en donnera l'intelligence, il les gravera au plus intime de votre cœur. Il fera circuler en vous une vie qui prend sa source en moi. Ici nous est découvert le rôle du Saint-Esprit dans l'Église : il relie les membres à la tête, il fait passer dans les membres la vie du Chef divin qui les domine. Étant sur la terre, Notre-Seigneur, était au milieu de ses Apôtres comme le premier d'entre eux, mais enfin comme l'un d'eux. Il y avait d'eux à lui un lien en quelque sorte individuel, et mêlé d'affection humaine. Mais il monte au ciel ; dès lors il apparaît comme la tête qui domine le corps, à laquelle par la pure foi tous les membres se rattachent. Et c'est le Saint-Esprit qui forme le lien. Il sort de Jésus Dieu et homme, de Jésus tête de l'Église, comme un fleuve de vie impétueux, et va se répandre dans tous les membres, les unissant, les affermissant, leur donnant une cohésion puissante qu'aucune puissance ne peut dissoudre. Ainsi s'explique le mot de l'Apôtre : « Jésus-Christ est monté au plus haut des cieux, pour tout remplir. » (*Eph.,* IV, 10.) Il est monté pour pénétrer de ses influences tous les membres de son corps mystique et par eux le monde entier. Il est monté comme le soleil, pour tout inonder de sa cha­leur ; et cette chaleur est l'Esprit Saint. 42:310 Grâce à ce divin Esprit, Jésus est en communication intime et continuelle avec ses fidèles ; il vit en eux, eux vivent en lui. Jésus et son Église, la tête et le corps, forment une seule et même personne mystique. Peu importent les lieux et les temps : il y a unité parfaite, grâce à cet Esprit immense et éternel. Grâce encore à lui, ce corps mystique grandit et se déve­loppe à la manière des corps vivants, jusqu'à un terme connu de Dieu, qui sera la réunion plénière de tous les élus en Jésus-Christ, ce que saint Paul appelle la pleine mesure de l'âge parfait de Jésus-Christ. (*Eph.,* IV, 13.) Et ce terme, le corps mystique de Jésus-Christ l'atteindra infailliblement, sous l'impulsion vitale du Saint-Esprit qui l'anime. Cette vue du Saint-Esprit dans l'Église nous amène à considérer tout à la fois son action extérieure et sa vie intime, à contempler en elle la dignité de l'Épouse et les tendresses de la mère. Toutes ces belles questions feront l'objet des articles qui suivront. (*A suivre*.) Père Emmanuel. 43:310 ## INTERVIEW ### Michel de Saint Pierre et l'Afrique du Sud Michel de Saint Pierre vient de publier un nouveau roman qui se passe cette fois-ci en Afrique du Sud *Les Cavaliers du Veld* (Albin Michel éditeur). Sur l'Afrique du Sud, il avait précédemment écrit la grande étude historique et politique que l'on a lue dans notre numéro 299 de janvier 1986 : *Vérités sur l'Afrique du Sud.* Rémi Fontaine a interviewé Michel de Saint Pierre sur ses *Cavaliers du Veld.* *-- Comment vous est venue cette passion pour l'Afrique du Sud ? Quelle est la genèse des* « *Cavaliers du Veld* »* ?* *-- *Je connaissais l'Afrique du Sud d'abord par des sou­venirs d'enfance, mon père m'ayant beaucoup parlé de la guerre des Boers et de l'injustice anglaise qui avait déjà inventé alors des camps de la mort, avant les nazis. 44:310 Cela avait attiré mon attention sur ce pays qui conquit son indé­pendance après avoir perdu une guerre mais qui n'a jamais cessé d'affirmer son identité. Cette poignée d'hommes très peu nombreuse -- puisque aujourd'hui encore il y a moins de cinq millions de blancs en Afrique du Sud -- a su créer dans cet immense pays une nation, une patrie, qui se ré­clame déjà d'une tradition de trois cents ans... L'autre point qui a porté mon attention vers ce pays, c'est l'injustice commise aujourd'hui par les media en ce qui concerne l'*apartheid,* la sottise de l'Occident à cet égard telle qu'elle a été dénoncée par Soljénitsyne, notamment dans son discours de Harvard de 1978. J'ai voulu voir et savoir de plus près, avec mon épouse, ce qui s'y passait et ce qui s'y était passé. Nous sommes donc partis là-bas respirer le souffle de ce pays. J'ai surtout été intéressé par l'installation de ces pionniers-là. Je me suis penché sur tous les livres qui ont pu être écrits à ce sujet en français. Or, j'avais remarqué que l'implantation des hugue­nots français faisait l'objet de très peu de pages dans ces histoires. Pas un seul roman historique ne leur était consa­cré ; alors qu'il y a eu trente-six romans sur le grand Trek, la guerre des Boers, la guerre des noirs... Dès ce voyage, ma résolution fut prise : je tenterai de brosser une fresque romanesque de cette graine française d'émigrés de la religion réformée -- vivant au sein de l'Afrique Australe une aventure qui ne ressemble à nulle autre. Je voulais en outre peindre en mots amoureux et précis les images inoubliables de ce pays fantastique que je garde au cœur et dans le fond des yeux. -- *Ainsi commence ce qu'on appellerait aujourd'hui une* « *saga* »*, c'est-à-dire l'épopée des Afrikaners* (*fran­çais*)*, leur conquête du Veld...* *-- *Je me suis dit : cela va faire cinquante ans d'histoire. La révocation de l'édit de Nantes date de 1685. Trois ans après, un certain nombre de Français huguenots trouvent refuge en Hollande et notamment à Amsterdam. 45:310 En 1688 la Compagnie des Indes orientales leur propose comme à d'au­tres, Allemands ou Hollandais, de partir pour l'Afrique du Sud afin d'étoffer ce qui n'était pas encore la Colonie mais un Comptoir, simple relais sur la route des Indes. En tout, deux cents Français, je crois, ont accepté l'expédition. Au­jourd'hui leur descendance forme à peu près le quart de la population blanche de l'Afrique du Sud. Mais cette aventure totale ne pouvait commencer que par une extraordinaire aventure maritime dont les historiens ont fait trop peu de cas -- à bord de navires jointés de bois, aussi beaux que fragiles et inconfortables, dans l'essor des grandes voiles. Comme j'aime la mer (pour avoir été moi-même marin pendant quatre ans) et comme je possède cer­taines connaissances de l'histoire maritime avec notamment le vocabulaire spécifique en usage à l'époque -- je me suis beaucoup familiarisé avec les mémoires de corsaire --, j'ai donc entrepris d'illustrer ce voyage qui, du Texel au Cap, pouvait durer près de six mois ! Une véritable odyssée... Les noms des bateaux que je cite sont en plus authentiques puisque j'ai eu la chance de les trouver, dans une thèse inédite de doctorat d'Annette Keaney que j'ai rencontrée au Cap. Cette thèse qu'elle m'a confiée pour en faire bon profit en France est unique en son genre, avec une documentation qui ne figure nulle part sur la présence française en Afrique du Sud... C'est donc l'immensité de la mer que devaient d'abord connaître nos huguenots en rejoignant le Cap de Bonne-Espérance pour replonger ensuite dans l'autre immensité du Veld qui est la rude prairie sud-africaine. Je possède des estampes qui représentent la « baie de la Table » telle qu'elle pouvait être vue par ces gaillards-là lorsqu'ils arri­vaient en vue du Cap. Cette Table est maintenant célèbre dans le monde entier par le tourisme, mais à l'époque c'était un sujet d'émerveillement pour les visiteurs qui arrivaient de si loin. J'ai voulu ensuite montrer comment ces deux cents Français se sont heurtés à l'administration hollandaise de la Compagnie des Indes orientales qui fut une espèce de marâ­tre ne tenant pas ses promesses et dont les gouverneurs exerçaient une pression terrible sur les malheureux qui allaient défricher les terres quelquefois à vingt ou trente lieues de l'agglomération du Cap et de sa forteresse. 46:310 L'installation de ces calvinistes exilés s'est faite dans le Veld qui est tantôt une brousse tantôt une prairie sud-africaine. Les « réformés » que je mets en scène rejoignaient des Hollandais et des Allemands installés là depuis peu d'années, auxquels ils se mêlèrent par amitié, par amour et par des liens religieux qui sont aussi forts que l'amour. Une race fut ainsi créée par la force des choses, loin de l'Europe déchirée : celle des *Afrikaners* qui devinrent plus tard les *Boers* (fermiers), et qui n'avaient de richesse que leur Bible et leur courage. Nos huguenots français dont un certain nombre étaient vignerons, marqueront néanmoins, malgré l'ostracisme dont ils furent victimes, l'empreinte de la France dans ce pays, tant par leur apport, leur esprit et leurs goûts que les noms bien de chez nous qu'ils laissent encore là-bas. Un monu­ment se dresse pour honorer leur mémoire à *Franschloek* (coin des Français). L'inscription qui s'y trouve gravée dit à ceux qui viendront : « *Élevé sur cette terre sacrée en 1943 par le peuple sud-africain en l'honneur des huguenots du Cap* (*1688*)*, en reconnaissance de leur apport inestimable à la for­mation de notre nation.* » *-- Et les indigènes ?* -- Il faut bien savoir que les blancs, même lorsqu'ils sont partis en *trekboers* (migration des fermiers) loin du Cap pour fuir les tracasseries administratives de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, n'ont pris la terre de per­sonne. Ils n'ont chassé aucun indigène, anéanti aucune race à l'inverse des pionniers d'Amérique du Nord. Un journa­liste a dit à propos de mon livre : « *Il faut attendre la page 200 pour voir un noir dans cette région du Cap. Et encore c'était un esclave !* » Et il ajoute « *Est-ce que les blancs étaient aussi aveugles qu'aujourd'hui.* » Je réponds à cela : Mille regrets, il n'y avait pas de noirs ! Les premiers noirs dont je parle étaient en effet des esclaves. C'étaient les esclaves du gouverneur. 47:310 A l'époque, l'esclavage régnait sur toute la terre civilisée et même barbare (chez les noirs entre eux).J'ajoute que ces esclaves étaient vendus par leur propre tribu, venant du Mozambique principalement et de la Grande Ile (qui est devenue Madagascar). Ils venaient d'ailleurs... On ne peut donc pas dire que les blancs aient pris la région du Cap aux noirs parce qu'il n'y avait pas une seule tribu installée. S'ils se sont heurtés à certaines tribus comme les *Hottentots* ou les *Boschimans* c'est parce que celles-ci étaient des nomades, éleveurs sommaires, qui se sont atta­qués à eux durant leur transhumance. Les véritables guerres contre les noirs sont venues bien après. Mais là encore, elles n'ont pas été des guerres d'anéantissement comme en Amé­rique du Nord. Il y a aujourd'hui 20 millions de noirs en Afrique du Sud. Il n'y a pas, que je sache, 20 millions d'In­diens aux États-Unis. -- *Qu'est-ce que ces pionniers français ont finale­ment apporté sur le sol africain ?* -- Sur le sauvage continent africain, ces huguenots ame­naient dans une main leur bible, dans l'autre un cep de vigne et, s'il y avait eu une troisième main, cela aurait été pour un bon mousquet car ils savaient se défendre, notam­ment contre les bêtes sauvages et les incursions des soldats de la forteresse hollandaise. Ils ont réussi avec leurs compa­gnons hollandais et allemands à fertiliser le Cap et à en faire une région absolument privilégiée. Le résultat est qu'au­jourd'hui le standard de vie de cette région est le plus déve­loppé de toute l'Afrique noire. Ce fut une aventure humaine hors série dont j'ai voulu retracer en partie la genèse. Et s'il y a une injustice vraiment criante aujourd'hui, c'est bien celle commise contre ce pays et ses bâtisseurs au nom d'un soi-disant anti-apartheid. Mais c'est une autre question... (Propos recueillis par Rémi Fontaine.) 48:310 ## O Século do nada ### Avertissement *Pour Graça,*\ *en souvenir.* DE 1973 jusqu'à sa mort en 1978, Gustave Corçâo fit à la revue ITINÉRAIRES le très grand honneur de lui apporter son renfort le plus militant, le renfort d'un admirable et génial « vieux laïc qui veut lutter jusqu'au bout ». Je l'avais rencontré pour la première fois à Paris le 27 avril 1973. Il avait sous le bras son livre *O Século do nada* qui venait tout juste de paraître à Rio ce mois-là. -- *Un Sud-Américain nommé Quorçon est ici aux Nouvelles Éditions Latines, il est de passage et demande à vous voir*, m'avait téléphoné Fernand Sorlot par acquit de conscience et sans espoir, il savait d'expérience que je ne voyais (presque) per­sonne. Mais le nom et la haute qualité de Gustave Corçâo, inconnus en France, je les connaissais par Dom Gérard, ren­tré du Brésil quatre ans auparavant. Il m'avait dit : « C'est le Chesterton brésilien. » 49:310 Ce 27 avril, avec Graça qui l'accompagnait, nous sommes allés déjeuner dans un restau­rant savoyard de la rue des Quatre-Vents. Nous y retour­nâmes ensemble une autre année, cette fois avec les parents du Père Dom Thomas d'Aquin, lors du dernier voyage en France de Corçâo. Avec lui, très longuement, trop courtement, nous avons beaucoup conféré, à Paris, à Rio, à Bédoin, au cours de ces cinq années qui vont de 1973 à 1978. Ses articles, tantôt tra­duits du portugais par Hugues Kéraly, tantôt écrits directe­ment en français par lui-même, figurent dans ces cinq an­nées-là de la revue. C'est moi qui, un peu malgré lui, l'ai appelé Gustave. Son prénom s'écrit Gustavo. Mais, comme je le lui avais expliqué sans peut-être tout à fait le convaincre, si l'on écrit « Gustavo » en français, tout le monde entendra et pronon­cera : « GustaVO », alors que le Gustavo portugais se pro­nonce et s'entend à peu près « Gustav' » -- ce qui en fran­çais s'écrit Gustave, CQFD. (Je n'ai pas osé toucher au nom propre, que nous autres Français, quand nous le voyons écrit, prononçons évidem­ment Corsao, alors qu'il se prononce (à peu près) Corson. Je demande pardon pour cette timidité coupable. Quand la langue française était vivace, elle trouvait tout naturel de dire Jules Mazarin et non pas Giulio Mazarini. Mais trois siècles plus tard, il parut impossible de dire : Benoît Mussolin.) Après la mort de Corçâo, de mai 1980 à janvier 1982, nous avons publié chapitre après chapitre les vingt-quatre chapitres de sa *Découverte de l'autre,* qui est le premier de ses livres traduits en français, et jusqu'à présent le seul ; et toujours point édité en librairie. En 1973 déjà, ses œuvres avaient été traduites dans la plupart des grandes langues européennes. L'édition française ne connaît pas Corçâo, ce qui, sans nous surprendre, nous confirme ce que nous pen­sons d'elle depuis trente et quarante ans. 50:310 Voici *O Século do nada*. Nous entreprenons avec lui un grand voyage, l'un de nos plus longs « itinéraires ». L'ou­vrage, dans son édition originale, comporte 437 grandes pages de texte serré. C'est vraiment beaucoup. *Mais c'est notre histoire :* l'histoire principalement française de l'intelli­gentsia catholique au XX^e^ siècle ; l'histoire de son chemine­ment de mort, allant de la foi chrétienne au monde mo­derne ; et l'histoire du cheminement inverse de Gustave Corçâo, rebroussant comme Henri Charlier du monde mo­derne à la foi chrétienne. Littéralement, *O Século do nada* signifie : « le siècle du néant ». Il s'agit du néant spirituel, il s'agit du retour que fait le siècle à ce néant-là. Je pense qu'il faudra un jour transposer ce titre plutôt que le traduire mot à mot. En attendant, il reste provisoirement *O Século do nada.* Jean Madiran. 51:310 ### O Século do nada *Introduction* par Gustave Corçâo « Lacrymabiliter »\ (Léon Bloy, *Le Désespéré*.) JE COMMENCE AUJOURD'HUI, je commence ici même, par ces lignes, une œuvre qui me travaille l'esprit depuis plus de quatre ans et qu'après bien des hésitations j'ai résolu de mettre en chantier. Pressentant déjà que ce livre, comme tous ceux que j'ai voulu écrire et qui l'ont été, comme les milliers d'autres que je n'ai pas faits, reste rigou­reusement au-dessus de mes forces... 52:310 Mais tout ce que j'ai lu ces cinq dernières années, sur ce qui s'est passé dans le monde catholique, sur ce qui me paraît expliquer ce qui s'y passe actuellement, me fait comme une obligation, un devoir d'écrire celui-ci : non que je l'estimerais rigoureusement né­cessaire pour l'Église et le monde, mais parce que je juge indispensable aujourd'hui de compléter ou corriger le témoi­gnage transmis depuis tant d'années par mes livres, mes cours et mes articles. En outre, par-delà l'impératif de cer­taines rétractations qu'il me brûle de formuler, je ne cache pas la vieille passion de professeur qui m'accroche à la téméraire entreprise de chercher des explications dans les eaux troubles du siècle. D'où les sous-titres que j'ai réunis, avant de songer au reste : RÉTRACTATIONS\ RÉAFFIRMATIONS\ INTERROGATIONS\ ET AUTRES...IONS Dans ces pages d'introduction, je voudrais donner au lecteur quelques explications personnelles sur les positions prises dans ma vie : celles qui m'obligent aujourd'hui à rétractation et me stimulent dans la recherche des causes. Le ton ici ou là en sera personnel, évocatif, affectif, puisqu'en réalité je m'en vais rouvrir des blessures, et me blesser où je me croyais sauf. Je laisserai courir la mémoire sans préoc­cupation de méthode et de systématisation ; mais après cet épanchement sur l'épaule, imaginaire, d'un lecteur hypothé­tiquement amical, nous mettrons le cap en direction des terres où tout le drame du siècle s'est noué. J'essayerais alors de m'oublier moi-même, d'oublier le lecteur, pour me livrer corps et âme à l'observation du registre des faits qui ont accouché chez nous de si formidables calamités. Il nous faudra interroger beaucoup d'auteurs, nous écarter parfois de tel ou tel que nous ne quittions pas, nous approcher aussi de quelques autres qu'un préjugé des années quarante et cinquante nous interdisait de voir et d'admirer... Toutes choses qui ont coûté à l'auteur de ce livre un grand effort d'étude ; 53:310 effort rendu possible par ce qui nous restait de santé et de force, à l'heure des retraites professionnelles et des simplifications familiales, pour rechercher tout ce que nous avions négligé de lire en trente années d'études davan­tage portées sur les principes immuables que sur les oura­gans engendrés dans l'histoire par les rapports, toujours dif­ficiles, toujours tragiques, entre l'Église et le monde. #### *En sursis...* Commençons, donc, les explications personnelles. Et comme il convient en toute œuvre, même minuscule, qui prétende au service de Dieu, commençons sous le signe de la sainte croix. *In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti.* Avant toute chose, il nous faut rendre grâces à Dieu d'être encore en situation de recevoir et de remercier. Pour moi, je ne considère pas sans quelque stupéfaction, et même une certaine gêne, ce haut palier de vie auquel je n'aurais jamais cru grimper. D'aussi loin qu'il m'en souvienne, je me vois en perma­nence étonné d'être encore en vie. Non que je fusse d'humeur mélancolique ou maussade. Au contraire, j'étais un enfant allègre et débordant de vie ; mais par là-même, ou par une de ces nombreuses contradictions du pendule de l'âme, j'ai tou­jours mesuré de façon très vive, très aiguë, le caractère provi­soire de tout ce que j'entreprenais. Dès l'âge de dix ou douze ans, je ne vivais que de survivre et de m'en étonner. Quand j'en eus vingt-quatre, je me tins pour un Mathusalem et pariai en moi-même que je n'atteindrais pas les vingt-cinq. Des années plus tard, je faisais la connaissance d'Oswaldo Goeldi. Il voulait illustrer mes *Licôes de Abismo* ([^3]) et s'était mis en tête, avant d'aller plus loin, de connaître l'au­teur à fond, personnellement. 54:310 Ce fut donc à la recherche d'une âme qu'il sonna à ma porte, un bel après-midi. Nous avons bavardé. Dix minutes plus tard nous devenions des amis d'enfance. Dix minutes encore et nous n'étions pas loin de pleurer ensemble, chacun prenant sur lui la douleur de l'autre. La sienne, pour l'heure, campait sur le terrain d'ex­position de la Biennale. Au seul mot de « Biennale » son œil virait au rouge et les syllabes lui traversaient la gorge comme un sanglot. -- *Et vous ? et vous ?* demandait-il, malheureux de ne pas savoir quelle était, ce jour-là, ma douleur biennale... Ces pauvres vingt minutes durent contenir toute notre amitié vécue. Plus tard, traversant la rue entre les pare-chocs d'un embouteillage, je le vis qui attendait son tour, dans la queue d'un arrêt d'omnibus. Lui aussi m'aperçut, il semblait au comble de la stupéfaction : -- *Mais, vous êtes vivant ? vivant !?* Le lendemain, je reçus l'information la plus extravagante et la plus naturelle du monde : Oswaldo Goeldi était mort. La courte histoire de la plus courte de mes amitiés peut sembler déplacée dans ce livre et, plus encore, dans la brève introduction d'un livre qui me surprendra fort moi-même le jour où je l'aurai entre les mains. Mais j'ai voulu illustrer le sentiment, le critère assez simple qui me classe dans cet hémisphère de l'humanité où se côtoient, toujours mal as­sises, les âmes incongrues qui cheminent ici-bas comme si elles voyageaient « de l'autre côté », à l'inverse, à l'envers de tout. #### *Animal professeur* Il n'en reste pas moins que dans cet envers, de surprise en surprise, d'admiration en admiration, d'action de grâces en action de grâces, je revendique aujourd'hui un kilomé­trage qui n'est pas loin de couvrir son siècle. 55:310 Je suis né en effet avant le premier aérostat de Santos Dumont. Avant l'affaire Dreyfus. Avant le siècle. Et tout de suite, j'ai com­mencé à enseigner. A onze ans je touchais mes premiers élèves en arithmétique ; avec eux, j'ai pris très tôt l'habitude de respecter les humbles marques de l'incapacité à percer les rudiments de l'abstraction numérale. Je me souviens avec beaucoup de tendresse et d'admiration de mon élève et ami José, onze ans comme moi, qui, au terme d'un effort qua­siment musculaire, rouge de honte ou de fatigue, me sup­pliait : -- *Gustavo, recommence l'explication. Plus lentement. Tu sais bien que je suis un âne.* Plus tard, dans ma vie de professeur ou de journaliste, j'éprouverai bien souvent une lancinante nostalgie de l'hon­nête et géniale ânerie de José. J'ai grandi dans un collège, enseignant moi-même pour tous les niveaux comme à toutes les races. Où que je tourne mes souvenirs, dans les étapes du passé, je me vois en train d'apprendre quelque chose à quelqu'un. J'ai enseigné au Collège Corçâo -- collège pauvre et foisonnant de mélanges, à la manière d'autrefois -- toutes les matières du primaire et du secondaire, plus quelques autres que notre fantaisie ajoutait. J'ai enseigné les mathématiques, le portugais, la géographie, les sciences, la sténographie, les échecs et l'es­crime. Toute la famille étudiait et enseignait ; moi-même, en son sein, j'accomplissais une manière d'être, un instinct de nature, un code génétique. Professeur. Animal-professeur. A perpétuité... A l'École Polytechnique de Rio, celle des beaux jours où l'on n'avait pas encore inventé le monstre difforme baptisé « université », je fus professeur de chimie et d'astro­nomie chaque fois qu'une avance sur des collègues moins studieux m'en offrait l'occasion. Principe des vases commu­nicants. Comprenez bien ceci : je ne cherche pas à me faire passer ici pour un homme capable de tout enseigner, physi­que et chimie, mathématiques, astronomie, escrime ou jeu d'échecs. Je dis seulement que tout au long de ma vie, par une sorte de fatalité chromosomique, j'allais enseignant le peu que j'avais appris avant que les autres n'y accèdent à leur tour. 56:310 Je me vois davantage ingénieur que professeur une seule année, en 1919, quand je partis établir des relevés géographiques aux confins du Mato Grosso : je m'y perdis plusieurs fois, brûlant de soif et de fièvre, j'appris à manier le lasso et à cueillir le *sombrero* posé sur le sol sans tomber du cheval au galop. A quoi riment tous ces souvenirs ? Les sous-titres de mon œuvre n'avaient point menacé de « confessions »... J'abrège donc les lieues parcourues dans ces déserts, et les années vécues comme ingénieur. Au milieu de ma course je troquais l'astronomie pour l'électronique, qui venait de naî­tre. Ensuite, après quinze ans de collaboration scientifique à Radiobras, avec Carlos Lacombe et José Jomotskoff, où nous fûmes les pionniers des premières liaisons transatlanti­ques de radiotéléphone, je me vois enseignant ladite électro­nique appliquée aux télécommunications dans la toute neuve École Technique de l'Armée (aujourd'hui Institut Militaire d'Ingéniérie) ; j'y fus une sorte de parrain de la nouvelle technique, que je devais enseigner pendant trente-cinq ans. A l'École Nationale d'Ingénierie de l'Université du Brésil, j'enseignais également cette discipline jusqu'à la retraite. #### *Retour à la Maison* Mais ce fut bien avant, ce fut au milieu du chemin, quand « *la dirita via era smarrita* » ([^4])*,* au contraire de ce qui arriva à Dante, que je me découvris soudain dans la Maison Lumineuse, comme si j'étais déjà passé « de l'autre côté » -- là où le regard brûlant d'Oswaldo Goeldi, un soir inoubliable, m'avait vu. Je retournais à la foi de mon bap­tême. Je rentrais à la Maison. Il m'est venu la sotte extra­vagance de vouloir conter l'histoire de ce retour dans *A Descoberta do Outro* ([^5])*.* 57:310 Je garde aujourd'hui un certain malaise de ce que j'ai pu livrer alors de moi-même et de mes angoisses spirituelles ; mais ce n'est pas là-dessus que je ressens l'obligation de me dédire et de me rétracter. Je serais incapable de trouver aujourd'hui en moi-même suffisamment de culot ou assez d'innocence pour écrire, réécrire ou désécrire *A Descoberta do Outro.* Cette décou­verte restera ce qu'elle est. *Quod scripsi, scripsi.* Telle est la loi, la dure loi d'irréversibilité des textes imprudemment lâchés. Si du moins, au lieu de papier et d'encre, nous nous contentions d'écrire sur le sable avec le doigt, nous aurions un meilleur patron que le procurateur de Judée... ([^6]) Henri Charlier fut beaucoup mieux inspiré, quand un jeune intellectuel vint le trouver pour recueillir l'histoire de sa conversion ([^7]). Abandonnant avec mauvaise humeur l'œu­vre qu'il peignait, le maître déchira un morceau de journal pour y griffonner : « *Ma conversion est une grâce imméritée de la Toute-Puissance divine.* » Aussi sage, l'humble et obs­cur compagnon qui écoutait en silence l'histoire des « convertis » du Centre Dom Vital. Lorsqu'ils l'interrogèrent (-- *Et toi ? Comment ça s'est passé ?*)*,* l'ami resta sans voix ; il finit par balbutier : -- *Ça s'est passé comme ça : Dieu m'a pris, Il m'a conduit à la porte de l'église, et m'a poussé dedans...* De cette façon ou d'une autre, « *à plat-ventre dans la Maison Lumineuse* » ou ballon dans le *goal* de Dieu, je fus instantanément dirigé sur mes positions fondamentales d'animal-professeur. Étudier pour enseigner. Enseigner pour être le premier à apprendre, et le communiquer. 58:310 Excepté deux cours encore sur l'électronique appliquée aux télécom­munications, je me mis à enseigner ce que voulait dire, mot à mot, le Symbole des apôtres : *Je crois en Dieu le Père Tout-Puissant,* etc. Sur ce cours, je n'ai jamais songé à prendre de retraite ni à me rétracter. Dans le temps qui restait j'écrivais des livres, et commençais l'interminable série d'articles dont je continue de remplir les colonnes de journaux. Toujours dans la même position génétique, inévitable, d'enseignant. Mis à part quelques pages où je permis que l'extravagant, le mas­que-de-fer, prenne la plume et laisse déborder la nostalgie de folie qu'il tenait enchaînée sous sept devoirs d'état, j'ai tou­jours repris mon service, et remis le même tablier. J'obéis­sais, comme je l'ai dit, à une sorte de détermination glandu­laire. Et voici que, dans cette récapitulation, une inquiétude s'introduit ; voici que je me surprends à craindre d'avoir été exagérément professeur. Pardon aux amis que j'ai dû assommer d'ennui quand j'oubliais à leurs dépens qu'il est un temps pour chaque chose, comme dit le sage de l'Ecclé­siastique. Mais la raison de tous ces préambules, où je m'expose déjà au risque de compromettre ce qui me tient le plus à cœur, n'est pas de brosser un portrait pour une hypothéti­que postérité, ni de me disculper d'être ce que je suis. La raison est ailleurs. Revenant sur tant d'années d'enseigne­ment, de communications, de livres, de conférences, je réca­pitule avec inquiétude, et même avec effroi, tout ce que j'ai transmis. Mieux, je récapitule ce que je n'ai pas dit... Je m'annonçais tout à l'heure tenu de faire diverses rectifica­tions, diverses rétractations ; mais ce qui me presse le plus en ce moment est l'idée d'une omission qui emporte avec elle toute une série de choses : une omission qui me sub­mergerait de honte et de tristesse si, à l'heure de prononcer le *nunc dimittis --* « pardonnez-nous nos offenses » -- l'orage de son incroyable noirceur me revenait à l'esprit. 59:310 Laquelle ? -- Celle de n'avoir jamais écrit, dans une longue vie d'écrivain, parmi tant et tant de pages de louange et d'admiration, d'enthousiasme et d'apologie, ces quelques lignes exigées par la plus claire vérité et la plus simple jus­tice, oui, ces quelques mots qui auraient dû déjà déborder de mon cœur ébloui de reconnaissance : Honneur et gloire à l'Espagne catholique de 1936. Honneur et gloire à don José Moscardo Ituarte, défenseur de l'Alcazar, à son fils Luis Moscardo, à Queipo de Llano et José Antonio Primo de Rivera. « *España libre, España bella,* *Con Requetes y Falanges,* *Con et Tercio muy valiente...* » Honneur et gloire aux douze évêques martyrisés, et aux quinze mille prêtres, frères et religieuses, « *véri­tables martyrs dans la pleine, sainte et glorieuse accep­tion du terme* » (Pie XI). Honneur et gloire à tous ceux qui sont morts en témoignant de leur SANG : -- *Viva Cristo Rey !* #### *Notre* « *antifascisme* » Puisque j'ai survécu assez pour m'acquitter ici en toute urgence de ce devoir omis, nous allons pouvoir nous expli­quer plus posément sur la trame d'inattentions, d'erreurs, d'équivoques et de tricheries qui, entre autres choses, est responsable d'une omission de cette taille à travers tant de livres et d'écrivains catholiques. Si Dieu a bien été servi, je transmettrai au lecteur ce que j'ai découvert depuis tant d'années sur les causes prochaines de la crise qui ruine notre siècle et frappe l'Église elle-même avec une effrayante cruauté. Je tiens à quelques mètres de distance, en forma­tion de combat, la centaine d'ouvrages essentiels au sujet, dont j'ai déjà tiré les fiches principales ; sur la table un beau cahier ouvert, tout blanc, vertigineusement blanc, attend la ruée du stylographe. 60:310 C'était en 1939. Oui, pour cerner les tenants et les abou­tissants d'une si lourde omission, il me faut revenir un peu sur les explications personnelles. C'était donc l'année 1939, et j'avais rejoint le groupe d'amis qui militaient alors au Mouvement Liturgique, autour du monastère de Saint-Benoît et du Centre Dom Vital. J'avais quarante-deux ans, je reve­nais à la foi de mon baptême, et j'ouvrais les yeux sur le monde. Toute ma formation antérieure était celle d'un ingé­nieur, celle d'un quasi-barbare armé de quelques connais­sances scientifiques, flanqué de quelques tentatives littéraires, épisodiques et mal venues, mais qui se tenait totalement à l'écart de l'avalanche d'événements dont notre siècle, presque à mi-course, précipitait le cours. Il serait difficile d'imaginer plus grande candeur, plus grande impréparation que celle du pauvre ingénieur enseignant qui, au milieu de l'an 1939, se retrouva cerné par la Grâce et sommé de se rendre sans conditions. J'avalais les livres de Chesterton et d'autres de Maritain. Je découvrais l'Église en même temps que le monde, à quarante-deux ans. Et dans le même éveil, je me rencontrais moi-même à travers les tentatives que j'avais pu faire dans le monde de la poésie, de la musique et de la peinture. Tout cela, que je gardais caché, qui me tenait à l'écart du monde presque comme un anachorète, dans la clôture de la station réceptrice de Radiobras à Jacarepagua, m'obligeait alors à pénétrer dans le tourbillon des faits. Au Brésil, le système mis en place par le coup d'État de 1937 m'avait porté au dégoût de tous les régimes politiques qui lui ressemblaient. J'ai épousé le courant « d'antifascisme » qui nous venait d'Europe, et spécialement de France, sans vouloir distinguer entre les significations fort diverses que le mot recouvrait. J'avais suivi de loin l'ascension d'Hitler et de Mussolini. J'ai gardé le souvenir du méchant cinéma de Jacarepagua où le visage d'Adolf Hitler m'apparut pour la première fois, martelant ses phrases dans un décor wagné­rien. Je me dressai, comme tiré du sommeil, sans pouvoir retenir une exclamation : -- *Cet homme est un fou !* Ma femme me retint par la manche, tandis que je contemplais avec effroi la sérénité de l'assistance. J'eus ce jour-là l'intui­tion très forte qu'une période de démence universelle com­mençait, sans pouvoir dire les traits qu'elle allait prendre ni les chemins qu'elle suivrait. 61:310 La silhouette de Mussolini, défi­lant au pas de gymnastique avec tout son cabinet ministé­riel, vint illustrer ce que recouvrait le mot de « fascisme », et nous faciliter l'ouverture du tiroir à mépris : nous y four­rions sans vergogne le régime de Salazar au Portugal, et la dictature que venait d'imposer en Espagne le général Franco. A l'époque où je me réveillais dans le monde, la guerre civile d'Espagne était déjà terminée. Il en restait de vagues et sinistres allusions au génocide des prêtres et des religieux ; mais elles étaient entretenues par des catholiques que notre groupe -- fidèle à Jacques Maritain, le maître supposé infaillible -- entourait d'un net mépris. Obsessions de « réac­tionnaires »... La vérité oblige à dire, sur deux ou trois exemples que j'examinai avec plus d'attention, que les défen­seurs de l'*Alzamiento* catholique en Espagne servaient mal la cause de Franco, en la liant aux vues du vieil autoritarisme ibérique, et qu'elle eût mérité de meilleurs avocats. Englouti dans l'étude de la philosophie thomiste et de la Sainte Doctrine, je m'accrochais, je collais pour ainsi dire à la peau de Jacques Maritain, et j'enfilais ses positions politi­ques sans plus d'examen. Racontant cela aujourd'hui, au seuil d'un livre qui me fait déjà mal comme un décollement de peau, je mesure à quel point l'univers des faits est plongé dans la nuit : nous y marchons à l'aveuglette, armés d'une minuscule chandelle, pour accrocher des vérités entre l'abîme et la paroi. Consi­dérez en outre qu'à cette époque j'avais encore mes sept devoirs d'état, une grande famille, et plusieurs cours à assu­rer quotidiennement, sans compter les élèves qui commen­çaient déjà de venir me trouver pour apprendre à ma suite ce que je découvrais. La vie tranquille du pauvre ingénieur qui avait passé quinze ans loin des hommes, en compagnie des électrons, dans la station réceptrice de Radiobras, du matin au soir et du soir au matin, cette vie tranquille se métamorphosait. Mettant à contribution la moindre brèche de mon emploi du temps pour avancer dans l'étude de la doctrine éternelle, je ne pouvais pas suivre à travers les revues ce qui arrivait au monde catholique. 62:310 Dans les années 39-40, je serais tombé des nues, au point de n'en rien croire, si quelqu'un était venu me dire ce qui se tramait alors à Paris du côté de la *gauche catholique.* Il m'aura fallu vivre ou plutôt survivre de longues années pour trouver le temps de revenir sur cette période et de découvrir, entre autres choses, ce que ladite *gauche catholique* avait fait dans le cas de Robert Brasillach. Il faut aussi rappeler qu'en 1939, le monde entier concen­trait toutes ses capacités d'attention sur la guerre mons­trueuse qui venait d'éclater. A partir de septembre 1939, notre planète se trouva brusquement simplifiée ; la philosophie politique de mes pre­mières années d'apprentissage humain se simplifia dans les mêmes proportions. Pas d'erreur possible : il fallait suivre comme un seul homme l'exemple des « démocraties ». La débâcle française me laissa complètement abattu. J'ai pleuré comme un gosse. Mais sitôt que se dessina une possibilité de résistance anglaise, pour nous, Brésiliens, et pour moi, catholi­que alphabétisé de fraîche date, le chemin du devoir et de la politique retrouva sa simplicité. Il n'était une fois encore que d'emboîter le pas des « démocraties ». En rang par trois s'il vous plaît. En 1941, vous tournerez à gauche. Insérons au passage un modeste éloge que le pauvre catho­lique semi-analphabète de ces années-là aura tout de même mérité. En dépit de la puissante tornade « antifasciste » et des prestidigitations d'Hitler, qui balançait entre comique et diabolique, je n'ai jamais partagé le moindre enthousiasme pour l'URSS et le rôle que tous lui attribuèrent alors, en se pressant d'oublier le pacte germano-soviétique. Je n'ai pas tourné à gauche en cette extrémité, et concentrai toutes mes espérances dans l'écrasement d'Hitler par les Anglais et les Américains. Ensuite, on verrait bien. A cette époque, je l'ai dit, la conversion m'avait contraint de fournir un effort d'étude plus important que jamais : l'animal-professeur devait se retrouver debout cha­que matin, dans son attitude fondamentale, pour les longues années de vie nouvelle qui l'attendaient. 63:310 #### *L'ingénieur et le catéchisme* Je voudrais préciser quelque chose à propos du Mouve­ment Liturgique, sorte de train en marche où je dus m'ac­crocher. On ne s'y occupait que de liturgie, tous les cours portaient sur la signification de la messe et des sacrements. Il existait dans ce mouvement une claire et bonne conscience de la nécessaire participation des fidèles au *mysterium fidei,* mais j'y sentais également autre chose qui se conjuguait mal avec le peu de catéchisme que je venais de retrouver... Le souvenir le plus joyeux, c'est l'histoire de ma première initia­tion catéchétique. Avant de rencontrer ses nouveaux amis, et alors qu'il avait déjà lu tant d'ouvrages élevés et difficiles, l'ingénieur, père de famille nombreuse, perçut en effet un jour la nécessité et la valeur des propositions toutes simples et des formules bien nettes pour monter la garde autour des plus profonds mystères de la foi. Je possédais déjà ce premier résumé qui figure dans le Symbole des apôtres. Les apôtres du Nouveau Testament et l'ingénieur de 1937 gardaient d'ailleurs une chose en com­mun : le bon sens de celui qui sait que l'homme ne pense pas seulement avec la tête, mais aussi avec les mains. Nous autres, ingénieurs ou pêcheurs, nous communions par divers côtés dans la certitude que l'homme, face à la réalité des choses, doit rester docile et obéissant. L' « intellectuel » au contraire est cet individu hautement raffiné qui se défend mal de trouver une certaine vulgarité au réel, et pour cela préfère « *penser* » plutôt que « *connaître* »*,* c'est-à-dire pré­fère jongler avec les êtres de raison qu'il aura sortis de son sac. J'insiste là-dessus, au risque de n'en point finir avec cette introduction, sans parler du livre, car il me semble qu'on ne dira jamais assez la valeur du simple bon sens dans les plus belles ascensions de l'esprit. 64:310 Mais revenons à mes premiers besoins de doctrine sacrée. Fouillant un peu partout dans la maison, je suis tombé sur le catéchisme de mon fils qui avait fait ses études au Collège Saint-Ignace quand j'étais encore vaguement philocommu­niste, et que le Collège Saint-Ignace passait encore pour vaguement « intégriste ». J'eus la mauvaise surprise de découvrir en marge les réflexions grinçantes que mon fils avait faites et que, certainement, je lui avais inspirées. On y volait de plaisanteries en insolences, sans oublier les transi­tions requises en forme de gros mots. C'est dans ce petit manuel, témoin de ma propre misère, que je reçus la première vue d'ensemble de la Sainte Doc­trine. Je comprenais que ce « degré du savoir » imposait de commencer par une vision globale, une première approxima­tion du *tout* doctrinal. La connaissance s'y accrocherait en­suite pénétrativement, en creusant les définitions dogmati­ques, et non comme un bolide qui s'envolerait vers Dieu. J'apprenais tout par cœur, pesant chaque mot comme une entrée dans les mystères de la foi. Parfois je m'arrêtais, saisi d'angoisse, humilié ; parfois je pleurais ; mais parfois aussi j'entrevoyais une lueur d'éternité et j'embrassais alors la page, où je tombais aussi bien sur les mauvaises grimaces suggérées par ce pauvre diable qui fut philocommuniste en 1934 et 1935. Marxiste, jamais. Le matérialisme athée et spécialement le marxisme, mo­destie à part, m'ont toujours paru débordants de stupidité. A l'époque, ce n'était pas l'existence de Dieu qu'il m'était le plus difficile d'accepter à genoux. C'était le pain de vie, c'étaient les plaies d'un Dieu scandaleusement crucifié pour moi. C'était surtout le mystère de l'Église perpétuant *avec des hommes* et *pour eux* la distribution du précieux Sang. Dans les années de la guerre, enfin converti, et fort sou­tenu par les amis bénédictins, par Fabio Alves Ribeiro, je commençais à lire Gardeil, Garrigou-Lagrange et saint Thomas. J'écrivis alors mon premier livre, *A Descoberta do Outro,* qui rencontra un succès inespéré : en moins de quinze jours, la première édition était épuisée ; la deuxième et la troisième, en quelques mois. Des gens se présentèrent au Centre Dom Vital pour me rencontrer. Ma vie devenait fort complexe quant à l'exécution des tâches, et très simple au niveau des critères. 65:310 Je devais étudier la philosophie et la théologie, aspirer à la victoire de l'Angleterre, combattre le « fascisme » et la dictature du président Vargas. Et par-dessus tout, je devais vouloir être parfait comme notre Père céleste est parfait : je devais à tout le moins désirer ce désir, et ne jamais cesser de le désirer. Notre philosophie sociale se résumait alors en un credo démocratique extrêmement simpliste, mais sans appel au sein du groupe que nous formions. Tous ceux de Saint-Benoît, du Centre Dom Vital et du Pinguim communiaient dans les mêmes convictions tranquilles et bien définies. Le Pinguim était une boîte de disques et musiques dans la *Rua do Ouvidor* ([^8]) dont le génie tutélaire, Oscar Rocha, dissi­mulait sa fine sagesse sous une douce et ironique modestie, en s'offrant le luxe supplémentaire d'avoir une tête de Bee­thoven. Dans l'arrière-boutique, sur un forum qui faisait bien ses quinze mètres carrés, se tenait tous les soirs une *ter­tulia* ([^9]) où j'eus le bonheur de découvrir les plus hétéro­clites et surprenants exemplaires de notre pauvre genre humain. Si quelque agent secret de la planète Mars, à cette épo­que, avait voulu ravir un « terrestre » aux fins de l'étudier, je lui aurais volontiers recommandé ce Pinguim où, presque tous les soirs, Fernando Carneiro brandissait un nouvel argument pour imposer silence à Barreto Filho sur le socia­lisme en général et le Labour Party en particulier, et où monsieur Ovale promenait volontiers son brillant monocle, en même temps que la révélation d'un nouvel aperçu sur des évidences définitives à pleurer d'ennui. Nous avions aussi Villa Lobos, en chair, os et cigare, toujours lyrique et tou­jours absurde. Et c'est dans ce réduit d'éphémères que le vent de la Vie a soufflé ; c'est au fond de cette boutique que plusieurs reçurent pour la première fois la nouvelle de l'Éternité. Je me souviens de mes bons filleuls, Oswaldo Dourado, Maria Isabel, de l'excellent Tancredo Ribas Car­neiro et surtout d'Alfredo Lage, rencontré lui aussi au Pinguim. 66:310 Tous les soirs, ponctuellement, nous renversions Hitler et nous sauvions le Brésil. Barreto Filho et Fernando Carneiro avaient eu l'idée de fonder la « Résistance Démocratique », nouveau groupe qui allait devenir lui aussi, au fil des jours, un fortin du règne de Dieu. Il nous soufflait en ce temps-là, depuis l'Europe catholi­que, un fort vent d'activisme. Le chrétien devait porter son témoignage dans la cité temporelle. Mais notre Résistance Démocratique fonctionna à rebours : les résultats temporels furent tout à fait médiocres ; en revanche, il y eut de nom­breuses conversions, qui poussèrent Fernando Carneiro à lancer un pathétique appel en direction d'Hilcar Leite, athée, vaguement socialiste, et fin connaisseur de toutes les prisons de Rio et de Niteroï. Statuts en main, Fernando Carneiro mettait en avant le caractère aconfessionnel de la Résistance, et suppliait notre ami de se maintenir dans la bonne voie : -- *Hilcar Leite, tu restes aujourd'hui le seul athée de cette honorable maison, qui est, je le rappelle, une institution stric­tement a-con-fes-si-on-ne-lle... La Résistance Démocratique espère que tu sauras où se trouve désormais ton devoir !* Chacun riait, heureux, et au fond de la pièce Hilcar Leite lui-même exhibait un pauvre sourire édenté, où se lisait la joie commune du partage entre frères. #### *1945 : quelle victoire ?* Le 2 avril 1945, le monde entier se réveilla électrisé par l'annonce de la fin de la guerre. Annonce qui me plongea dans un indicible malaise. Je rentrai chez moi plus tôt que de coutume, ce soir-là. Toute la maison était endormie quand le téléphone sonna. Je décrochai. Une voix de femme étrangère me criait au milieu du vacarme : -- *Les Russes sont entrés à Berlin !* 67:310 J'en restai sans voix. La voix répétait de toutes ses forces : -- *Les Russes sont entrés à Berlin !* Inexplicable­ment, je répondis : -- *Merde !* Et dans cette pièce, après un instant de prière devant ma table de travail et le crucifix, je me pris la tête entre les mains et j'étais là, à répéter comme un malade qui geint : -- *Les Russes sont entrés à Berlin...* Une effroyable et brutale certitude m'envahissait : *nous avions perdu la guerre.* Ou plutôt : *nous avions perdu la paix.* Je sentais le poignard, le puissant concours de trahisons qui se concluait. En ce jour de festivités monstrueusement équi­voques, une ère d'inimaginables impostures commençait. In­croyablement, après tant de souffrances, tant de dépasse­ments, après de si beaux héroïsmes, les peuples de langue anglaise, vaincus par eux-mêmes, vaincus par le libéralisme et la religion démocratique, livraient au communisme, au monstre communiste, dix fois plus *que cette partie de la Pologne pour laquelle le monde libre était entré en guerre.* Cynique et singulier paradoxe : c'est pour remplir un traité, pour éviter la partition de la Pologne, que l'Angleterre et la France avaient fini par affronter la responsabilité d'une guerre mondiale contre le pacte germano-soviétique ; or en 1945, après la victoire militaire sur le nazi-communisme, on livrait la Pologne entière au système soviétique qui ne com­paraissait au milieu des vainqueurs qu'au cinquième acte de la comédie des dupes, sous le coup d'un solécisme historique d'autant plus aberrant qu'on ne pouvait même pas en imputer l'astuce au bénéficiaire principal... Le sentiment d'une direction occulte, derrière cette comédie des dupes, s'imposait. J'entendais les feux d'artifice. Des milliers de bons ci­toyens, excellents pères de famille, modèles d'anti-nazisme, s'embrassaient et se congratulaient les uns les autres, convaincus de fêter la victoire finale des « démocraties ». Et je demandais : quelle victoire ? 68:310 #### *1948 : le virus français* La guerre étant finie, nous retournâmes à nos moutons. Notre groupe s'enrichissait chaque jour de familles entières, et d'amitiés qui se multipliaient dans leur proportion respective. Il ne nous serait jamais venu à l'esprit le moindre soupçon que, quelques années plus tard, un ouragan spiri­tuel allait jeter la planète dans une dévastation supé­rieure à celle de toutes les guerres réunies : que nous ver­rions alors les prêtres abandonner leur soutane, les moines oublier leur Règle et leurs vœux, et les évêques se transfor­mer en directeurs, secrétaires, présidents et vice-présidents d'une organisation bureaucratique chargée de dif­fuser de fausses nouvelles, en accord avec un système de doctrines et d'espérances encore plus faux que celles-ci. N'an­ticipons pas. Un soir, ce devait être en 1948, j'étais en train d'écouter un disque de Mozart quand quelqu'un frappa à ma porte. C'était Fernando Carneiro, l'inimitable Fernando Carneiro qui vous arrivait toujours avec l'air de vouloir se poser entre deux courses, j'allais écrire entre deux vols, pour faire part d'une chose qu'il venait de pondre sur la politique d'immi­gration ou sur la peine de mort. Il lui était vital de trouver quelqu'un qui l'entende, et on le voyait nerveux, contrarié, prêt à reprendre son vol au premier signe d'impatience ou d'inintérêt. Cher Fernando Carneiro. Il aura passé toute sa vie pour un original, presque pour un fou, alors que c'était un homme plein de sagesse et de bonté. Je garde comme pierres précieuses les quelques conseils qu'il m'a laissés, aux heures cruciales de ma destinée. Sur les questions de doctrine sociale nous n'étions pas d'accord, Carneiro investissant dans les gauches tout le cré­dit qu'il pouvait. En l'occurrence, j'avais déjà payé mon tribut à la bêtise humaine, et ne me sentais pas la moindre envie de recommencer. Mais nous étions tous bien loin de pouvoir imaginer ce qu'il nous faudrait encore souffrir sur ce chapitre-là. 69:310 A peine atterri, Carneiro demanda de l'eau. Au milieu de la pièce, le verre dans la main et son mouchoir dans l'autre, il avait l'air d'un magicien se préparant à sortir du verre ou du mouchoir une portée de lapins. En fait de lapin, il fit jaillir le Père Lebret. -- *As-tu déjà entendu parler du Père Lebret ?* Je n'en avais pas entendu parler. Carneiro poursuivit : -- *Écoute. L'affaire se résume ainsi : Aristote, saint Thomas, Lebret.* J'accusai le choc en moi-même, sans ciller. Et Carneiro me raconta l'histoire de ce frère dominicain qui avait prêché l'insurrection sociologique chez les prêcheurs de France, fondé le mouvement « Économie et Humanisme », et qui venait maintenant chercher au Brésil un nouveau terrain de dévastation... Nous aurions pu savoir à cette époque, si nous avions suivi de près les progrès de la gauche catholique et de l'infil­tration communiste dans l'Ordre dominicain, si nous avions connu l'histoire de l'hebdomadaire *Sept* « mort de grippe espagnole » et vite ressuscité en *Temps Présent --* publica­tion présentée par Mauriac et les autres comme totalement distincte de *Sept* (condamnée par Pie XI) alors qu'elle sor­tait du même tonneau -- si nous avions lu encore les esca­pades de Maritain dans *Vendredi,* nous aurions pu com­prendre que le Père Joseph Lebret exportait au Brésil en 1948 les premiers germes de « l'activisme désespéré » dont s'occupera la dernière partie de cet ouvrage, qu'il y exportait le premier *virus* du gauchisme catholique dont sortira vingt ans plus tard le scandale des dominicains de Sâo Paulo transformant le couvent des Perdrix en sanctuaire pour la guérilla. Mais n'anticipons pas. Le personnage qui captivait Fer­nando Carneiro était dominicain, cela suffisait à ma tran­quillité. Je me souviens de la première impression que produisit sur moi la parole du frère Pedro Secondi. 70:310 Il dévelop­pait devant nous quelque problème social bien carrément, sans prendre aucun détour. Le frère avait dû remarquer un début de surprise ou de scandale chez les dames de l'assis­tance, car il s'expliqua : -- *Nous autres, dominicains, nous pouvons avancer sans crainte sur tous les terrains, car nous avons bon pied et bonne doctrine !* Pour illustrer la maxime, Pedro Secondi marcha avec force d'un bout à l'autre de l'estrade, tandis que je m'émerveillais du bruit qu'imposait aux planches la corpulente orthodoxie du frère dominicain. Dans une tendresse encore plus vive (mais indiciblement meurtrie), je me souviens comme si c'était hier de cet après-midi, sur la place du Quinze-Novembre, en 1941 ou 1942. Les garçons de l'Action Catholique Universitaire qui avaient choisi l'habit blanc de saint Dominique nous arrivaient de France ; chez nous, le gros des troupes avait déjà rejoint la communauté du monastère Saint-Benoît ou s'y préparait. Sans doute était-ce la première fois que je voyais un domi­nicain ; du moins un dominicain en fleur. Celui qui se ren­dait ce jour-là au Centre Dom Vital pour dire quelques mots de ses projets et de ses espérances au Brésil, s'appelait frère Romeu Dale. Je pris place au fond de la salle, où convenait que s'agglutine le petit peuple des novices et des ignorants, et j'attendis avec fièvre l'apparition du lys blanc, fleur vivante qui jaillissait du cœur de saint Dominique. Quand dans l'allée centrale, en face d'Alceu, s'avança un garçon de grande taille aux joues rouges, avec un rire d'en­fant, je le suivis des yeux et du cœur dans un transport de vénération, presque autant que si j'avais vu surgir en chair et en os l'imposante personne de saint Thomas d'Aquin. Sur l'estrade, à côté d'Alceu qui fondait de bonheur comme un père comblé, frère Romeu Dale nous parla de la France, et confia qu'il avait l'intention de donner un cours de théologie morale selon saint Thomas d'Aquin. Au hasard de la causerie, je ne sais pourquoi, il parla de Gilberto Freyre, regrettant « *que cette grande intelligence se soit éga­rée dans le socialisme* »*.* Alceu souriait, ébloui. Et je fixais, j'imprimais dans mon cœur comme un trésor la figure, l'ha­bit, les paroles qui nous promettaient la II^a^ II^ae^ du Docteur Angélique... 71:310 Un tout autre jour, voyant la majestueuse tête grison­nante de Gilberto Freyre à cinq mètres de distance, au Conseil Fédéral de la Culture, je me souvins de la profes­sion de foi qu'il avait faite dans l'ascenseur, où quelqu'un l'interrogeait pour savoir en quoi finalement il croyait. Le visage soudain sévère, Freyre montra le plafond de l'ascen­seur et s'exclama : -- *En Dieu, voyons ! En Dieu, en Dieu.* Un courant de secrète sympathie s'établit aussitôt. L'écri­vain s'était tourné vers moi et me souriait. Je me sentis alors transporté je ne sais où, vers un ciel de ce monde si ce n'est pas de l'autre. La scène merveilleuse qui se déroulait, dans la lumière de l'imagination, me faisait asseoir à nou­veau au fond de la salle, dans les derniers rangs, attendant l'entrée d'un Gilberto Freyre annoncé par un Alceu de rêve ou de délire. Gilberto s'avançait, dans la fleur de ses soixante-dix ans, et moi, recroquevillé sur mes soixante-treize, je le voyais monter sur l'estrade à côté d'Alceu et dire avec sévérité : -- *En Dieu, voyons, en Dieu !...* Quelques mots plus tard il levait les bras au ciel en regrettant que la jeunesse de frère Romeu se soit égarée dans un « progres­sisme » communisant. Quelque temps après l'annonce de Fernando Carneiro -- nous revenons en 1948 --, j'assistais à une conférence du Père Lebret. Je n'avais confié à personne mes réserves et ma préoccupation. Le moine s'exprimait d'une voix grave, conte­nue, qui chantait son feu intérieur et forçait l'admiration. Il décrivait les favelles qu'il avait vues chez nous, pour en exprimer sa douleur avec beaucoup de décente fermeté : --* J'ai pleuré.* La salle était comble, Hélio Beltrào s'était assis aux pieds du frère sur l'estrade, et lorsque le prêcheur leva le bras pour tendre un doigt accusateur, j'admirai ce tableau vivant en me souvenant d'un autre semblable où Eça de Queiroz ([^10]) décrit la cape universitaire d'Antero de Quental ([^11]) qui tombait sur les marches du grand escalier avec d'impeccables plis... De l'autre côté de la salle, Carneiro s'essuyait le front et ne lâchait pas des yeux le prédicateur. 72:310 Tout le monde approuvait. Nous savions tous à cette époque qu'il fallait affronter la question sociale, que nous devions porter le témoignage chrétien aux moins favo­risés. On répétait souvent la phrase de Pie XI au père Car­dijn, fondateur de la JOC : « *Le plus grand scandale du siè­cle fut la perte de la classe ouvrière.* » A gauche, dans le groupe d'Action Catholique, j'aperce­vais des filles de connaissance, Yolanda, Maria Augusta, Nair Cruz. Au moment précis où le Père Lebret flétrissait d'une moue réprobatrice le « paternalisme » de certaines institutions caritatives d'Action Catholique, Maria Augusta regarda autour d'elle, nos yeux se croisèrent furtivement et je vis que Maria Augusta était heureuse. La proscription du « paternalisme », au nom de la véritable action sociale de bas en haut, nous maria le temps d'un éclair. Et je me disais que tous les amis étaient heureux de se sentir camper là devant une certitude, immergés dans leur confortable *consa­bido :* leur « savoir commun ». Mais ça me lancinait bientôt dans une jointure de l'âme, de mesurer l'étrange pouvoir d'agrégation des paroles souvent répétées. Au fond de cha­cun d'entre nous subsiste cet insatiable appétit de voir ce que les autres voient, sentir ce que les autres sentent, savoir ce que les autres savent, jusqu'à attribuer aux paroles le même spectre de connotations et de résonances que les autres leur attribuent. Nous ne supportons pas aisément de voir tout seuls, de sentir, entendre, savoir isolément. J'avais déjà écrit ma *Descoberta do Outro,* et me mis à penser : c'est ainsi que doit être le ciel, un grand, un resplendissant consensus (*consabido*) avec l'ami Carneiro les yeux rivés sur l'Orateur, et la Marie-Auguste regardant autour d'elle comme pour transmettre aux autres la joie reçue d'un autre. Je me disais : le ciel c'est les autres. Mais je sentis soudain une douleur très aiguë, douleur d'être passé juste à côté du but, tel un pianiste suspendu à l'accord final qui ne viendrait pas. Un intellectuel pourri écrira plus tard : « *L'enfer c'est les autres.* » Ma douleur à moi venait me découvrir le ridi­cule de notre ciel improvisé. J'imaginai comme il serait facile de placer là devant nous un autre moine, disant tout autre chose, pour réchauffer sinistrement dans une serre identique ces âmes dont le bonheur consiste à vivre aggluti­nées. La relativité des choses que les hommes respirent par les mots me donnait le vertige, et je quittai la salle tout triste, avec ma pauvreté. 73:310 C'est seulement dans la rue que je me corrigeai : non, le ciel est Dieu. Dans cette salle de conférence nous avions, tous ensemble, modelé le prédicateur sous une projection convergente de subjectivités. Le ciel du Seigneur doit être, au contraire, une vérité qui s'impose *fortiter* et *suavitater *; une vérité qui nous assure, comme la main du père assure celle de l'enfant. La conclusion de tous ces vertiges s'imposa : ce religieux ne pouvait me convaincre d'aucune chose qui transcende la triste « *patho-synchrone* » des cœurs contemporains. Je restais sur mes réserves sans cesser de reconnaître la vérité des thèmes, dans leur ordre propre, et la force communicative du prédica­teur. Certainement, ce n'est pas sur le même registre que le même Père Lebret avait décidé dans sa jeunesse d'abandonner le siècle et d'intégrer l'Ordre des Frères Prêcheurs fondé par ce Dominique de Guzman qui se donnait la Discipline, rugissant de douleur et d'amour pour le salut des âmes. #### *Un communiste... qui s'ignore ?* Discutant de tout cela quelques jours plus tard avec Fabio Alves Ribeiro, nous commencions à trouver que le mouvement du Père Lebret s'accordait plutôt mal avec ce que nous avions étudié chez saint Thomas, Garrigou-La­grange et Maritain lui-même qui venait d'écrire son *Huma­nisme intégral* ([^12]). Le dominicain français selon nous parlait trop d'*efficacité* ([^13]), chose qui s'accordait mal, aussi, avec ce que nous apportait le Monastère. 74:310 Abrégeons. Un soir, nous nous promenions tous au Monastère avec le Père Lebret. Je revois bien la scène : marchant derrière les autres, je pouvais observer les diverses configurations du groupe et enregistrer ses réactions sans qu'il soit besoin d'entrer dans le jeu. Devant nous, à côté d'un Père Abbé courbe et affable, la forte *carrure* du domi­nicain au visage massif, dur et résolu. Deux moines s'en arrachaient le cou, sous le plaisir d'entendre parler français, et Murillo Mendes, enhardi par la circonstance, et sa propre légèreté, voulut profiter d'un silence pour placer un juge­ment définitif. Il sortit : « *Le communisme nous embête parce qu'il n'a pas le sens de la poésie !* » Mes yeux n'ont pas oublié la scène qui s'ensuivit. Le Père Lebret se retourna d'un bloc comme piqué par une guêpe, il planta sur Murillo deux prunelles d'un bleu impla­cable et lâcha : « *C'est vous qui n'avez rien compris du com­munisme.* » Les moines souriaient. L'abbé souriait. Personne ne savait plus quoi faire de son enveloppe charnelle. Murillo rengaina dans un silence de morgue. Par bonheur, le couloir se terminait là et une porte vitrée provoqua un tourbillon de petites amabilités qui enterraient l'accident. La visite du Monastère reprenait, nos pieds inquiets et vifs foulaient les pierres tombales du cloître, la vie au-dessus des morts re­prenait ses droits, mais je me sentais comme paralysé, pétri­fié, et quand mon esprit revint à la surface, je me surpris à grommeler dans ma barbe : -- *Ce moine est un communiste qui s'ignore.* Tout se passa alors comme si ma barbe avait répondu : -- *Qui s'ignore ?* Je sus plus tard par Fabio, de nous tous le mieux informé, que le mouvement *Économie et Humanisme* fut fondé conjointement par le Père Lebret et le Père Des­roches, un autre dominicain qui avait quitté l'habit religieux pour se faire résolument marxiste... Le Père Lebret est mort dans l'Église et dans l'Ordre. On a même dit publiquement qu'il fut l'inspirateur de *Populorum progressio.* 75:310 A l'époque dont je parle, ce n'étaient pas chez nous des sujets de conversation. Nous savions peu de chose sur ce qui prenait déjà en Europe des allures d'effervescence et presque d'explosion. Je refoulai mes états d'âme, et recon­nus que rien de ce que j'avais entendu dans la bouche du Père Lebret n'était incompatible avec la doctrine sacrée. J'aurais seulement pu dire, si nous avions usé alors d'un tel vocabulaire, que sa prédication restait « sécularisante » ; qu'elle suspendait aux choses temporelles le centre de gravité de la vie... Où allait nous conduire, avec le temps, la fusée brésilienne mise sur orbite par le Père Lebret ? (*A suivre.*) Gustave Corçâo. 76:310 ## La pensée politique d'Henri Charlier ### Son appel aux jeunes Français *pour l'indépendance d'une Europe chrétienne* Comment furent composés les écrits politiques d'Henri Charlier, et pourquoi nous avons entrepris de les publier à nouveau, nous l'avons dit en février 1985 dans notre numéro 290. Voici cette fois un grand texte, ou plutôt deux : puisque cet arti­cle, qui est de juin 1963, en cite longuement un autre, qu'Henri Charlier avait écrit en 1938. Dans l'un et l'autre, et surtout dans le plus récent des deux, il s'exprime en quelque sorte à bâtons rom­pus. Il faut parfois pour le suivre quelque concentration. Éventuel­lement la plume à la main. Mais cela en vaut la peine. Espérons que de jeunes Français sauront se donner cette peine-là, davantage et mieux qu'en 1963... *J. M.* 77:310 VOICI DONC LA France qui parle de défendre l'indépen­dance de l'Europe. Nous sommes de trop petits per­sonnages pour être au courant de la manière dont elle peut le faire. Et ce qui s'est passé en Algérie n'inspire pas confiance. Ce qui a été fait en Algérie, criminellement c'est sûr, était pour pouvoir jouer ce rôle en Europe. Mais « le diable porte pierre » ; l'indépendance de l'Europe doit être défendue ; et l'occasion est peut-être la dernière à s'offrir. Car il ne faut pas se faire illusion sur l'état du monde. L'esprit des Anglo-Saxons, les mœurs sociales qu'ils ont adoptées et qu'ils veulent nous imposer, ne valent pas beau­coup mieux que la société marxiste ; la liberté qu'ils ont à la bouche est la liberté de l'argent, elle est aussi démoralisante que la contrainte bolcheviste. Pour tout dire ce sont là deux sociétés matérialistes. \*\*\* Il y a donc à fonder une société politique, économique, sociale, d'après les principes du droit naturel et d'après les principes chrétiens. *Comment pourrait-elle se fonder s'il n'y a pas au moins une nation indépendante et de préférence un groupe de nations capables de se défendre économiquement ?* Car une charte du travail faisant régner (autant que possible en ce bas monde) un ordre social chrétien se mettra forcé­ment, au début, en état d'infériorité non pas *économique* mais *concurrentielle* vis-à-vis de sociétés où toutes les puissances de l'argent se ligueront (même par le dumping et les artifices du crédit) pour la détruire. Ce serait le rôle de l'Europe. Le chancelier Adenauer le comprend certainement, et mieux qu'on ne le comprend chez nous. Nous étudierons plus loin les conditions politiques du moment présent, mais tout de suite nous disons à la jeu­nesse de France : ceignez vos reins, prenez le bouclier de la foi et le casque du salut. Il y a pour votre génération un glorieux travail à entreprendre. 78:310 Beaucoup des meilleurs de cette jeunesse sont décontenancés, désolés et même déses­pérés (si jeunesse pouvait l'être) par tous les malheurs qui ont frappé la France depuis plus de vingt ans et particulière­ment par les derniers en date. C'est l'expiation des fautes de vos pères ; profitez-en : devant vous s'ouvrent les conditions d'une glorieuse entreprise. Vous n'avez pas en ce moment de chefs sur la terre, ni chez les laïcs, ni dans le clergé. Vos chefs sont au ciel : ce sont saint Louis et Jeanne d'Arc. Réussirez-vous ? Comme eux. Saint Louis est mort sur un lit de cendres au pied des murailles de Tunis, Jeanne sur la place du Vieux-Marché à Rouen. Mais saint Louis a créé spirituellement la France que ses pères lui avaient préparée dans la foi ; Jeanne a empêché la chrétienté de tomber sous le régime anglo-saxon qui eût mené la France au schisme et à l'hérésie. Au demeurant nous mourrons tous, il s'agit d'abord de mourir saintement. \*\*\* Nous trouvons d'ailleurs un allié dans le plus grand des esprits anglais de notre temps, Chesterton, Parlant de l'*Iliade,* il dit que les sympathies de l'auteur vont au vaincu plus qu'au vainqueur : « Hector grandit d'âge en âge ; il devient l'un des paladins de la Table Ronde, et c'est son épée que la Chanson met au poing de Roland à son dernier combat, dans la pourpre et la gloire de son propre désastre, La figure d'Hector, tracée en lignes archaïques sur le crépus­cule du matin, est l'image prophétique du premier chevalier ; le nom d'Hector présage des défaites sans nombre que devaient subir notre race et notre foi et le triomphe de sur­vivre à toutes les défaites. » (*L'Homme éternel.*) Et parlant de Jeanne d'Arc il a écrit : « Tolstoï ne fit que l'éloge du paysan ; elle fut le paysan. Nietzsche n'a fait que l'éloge du guerrier ; elle fut le guerrier. Elle les a battus tous deux sur le terrain de leurs idéals opposés ; elle fut plus douce que l'un, plus violente que l'autre. Elle fut une per­sonne parfaitement pratique qui fit quelque chose, eux ne sont que d'extravagants spéculateurs qui n'ont rien fait. 79:310 Or, il était impossible que cette pensée ne traversât pas mon esprit que Jeanne et sa foi avaient eu peut-être quelque secret, maintenant perdu, d'unité et d'utilité morale... L'amour d'un héros est plus terrible que la haine d'un tyran. La haine d'un héros est plus généreuse que l'amour d'un philanthrope... » (Orthodoxie*.*) Jeunes gens, si la France veut réellement, si vous voulez effectivement être le bras droit du Christ pour aider l'Europe à se sauver des deux périls matérialistes qui la menacent à l'Est et à l'Ouest, vous aurez des alliés partout dans le monde, ceux à qui la grâce de Dieu a fait entrevoir la lumière d'un salut. En voici un, en Angleterre même, et de quelle taille ! Mais, suivant le conseil d'un de nos poètes du temps lointain où saint Louis était un petit garçon : *Veilleur de la tour,* *Guette à l'entour des murs* *Si Dieu te garde !* Seriez-vous las du bien ? C'est cela le pessimisme ; car le mal n'a qu'en apparence une existence réelle. Elle lui vient de la Privation d'un élément essentiel du bien. Ce qui nous paraît mauvais ne peut subsister que par le bien qui demeure en dessous ; l'existence est un bien, le plus grand après la grâce. La force de Dieu qui soutient les justes dans l'être soutient aussi les autres, et ses ennemis mêmes pour leur laisser l'occasion de découvrir ce bien. \*\*\* Jeunes filles, votre vocation est d'être les éducatrices du genre humain. Tous les enfants dépendent de leur mère jusqu'au temps où l'éducation est réussie ou manquée, vers dix ans. Vous serez le modèle de vos enfants, de vos filles pendant longtemps. De vos fils toute votre vie. Soyez donc modestes, pudiques, et prenant conscience des hautes des­tinées de l'homme, voyez votre tâche ; 80:310 vous avez à former l'humanité héroïque de demain, capable de dominer par la raison l'attrait des plaisirs défendus ou même vains, et capable de faire des sacrifices pour l'établissement du règne de Dieu dans les âmes et d'une société chrétienne dans les travaux et les jours. La vertu des chefs dépendra de la vôtre, car vous les aurez formés ; le courage de tous dépendra des vertus domestiques dans lesquelles vous les aurez élevés. Car la famille est la société fondamentale et les vertus domes­tiques sont les vertus de la vie en commun en toute société. N'ayez crainte, car Dieu le veut. C'est cela qu'Il veut. Vous ne Le décevrez jamais car Il sait tout, mais vous serez con­frontées au modèle qu'Il a donné de toutes les vertus en son fils Jésus-Christ. La France doit faire l'effort d'être véritablement indépen­dante pour que vous puissiez rendre à notre société un ordre naturel normal, c'est-à-dire conforme à la loi naturelle et au décalogue, et s'il se peut, en faire profiter l'univers. Beaucoup vous suivront qui ne croient pas, à cette heure, ces buts possibles ; ils sont sur les ruines d'une société chré­tienne, et il ne s'en aperçoivent même pas, bien qu'ils vivent encore de ses restes. Il faut leur apprendre, par votre con­duite même, que tout est possible à Dieu. Les Maccha­bées, jadis, ont arrêté en Judée l'invasion de la pourriture grecque et préparé au Seigneur un peuple qui L'attendait. Ici, de même, un peuple attend. Il ne sait pas quoi, c'est à la jeunesse de le lui apprendre par sa conduite et par ses actes, par son obéissance à Dieu. Vous n'êtes pas seuls ; une multitude de saints dans le ciel « *qui désirent ardemment,* disait Pie X aux évêques français, *avoir pour compagnons dans la gloire céleste les frères bien-aimés de leur patrie* », vos pères tombés en si grand nombre pendant la guerre mondiale et ces Allemands aussi qui revenaient six fois de suite à l'assaut dans le ravin de la Mort ou sur la redoute devant Damloup ; sans illusion mais par devoir... Que font dans le ciel, dans la paix de Dieu, ceux qui sont morts ainsi pour leurs frères, sinon désirer qu'on connaisse et aime davantage ce Dieu qui les a sauvés ? 81:310 Quelle tâche magnifique s'offre à la génération présente... si elle veut ! \*\*\* Ceci est un prologue. Il nous faut en venir aux faits précis. Nous lisions récemment, après l'échec de la conférence de Bruxelles, dans un excellent hebdomadaire catholique, sous le titre *Une Erreur,* une critique de la conduite de nos repré­sentants. On y lisait que les pourparlers avaient été rompus *pour des motifs de peu d'importance.* Peu d'importance, l'agriculture ! Voilà qui montre bien l'ignorance des citadins. Cela nous a remis en mémoire une étude que nous avons écrite il y a vingt-cinq ans, à la suite d'un voyage au Canada. Elle rappelle deux textes importants, l'un de 1886, l'autre de 1901. Quand un problème reste soixante-quinze ans sans que les dirigeants s'aperçoivent de son existence, il y a bien des chances pour qu'il soit devenu de plus en plus difficile à résoudre. C'est le cas pour l'agriculture européenne. Voici ce texte : #### Note sur la culture du blé, et la situation de l'Europe (juin 1937) On s'étonne quelquefois des difficultés que cause la surproduction du blé ; on se demande comment cela peut se faire. La mise en valeur désordonnée des terres neuves en est la raison. Nous désirons montrer que ces conditions dureront longtemps, qu'il faut nous en accommoder, et comment. Quelques chiffres vont donner une idée de ce qui se passe. 82:310 Jusqu'en 1880 on ne récoltait au Canada, que 7 millions d'hec­tolitres de blé ; les importations de blé et de farine dépassaient les exportations de plus de 3 millions d'hectolitres. En 1898 la récolte était de 18 millions et l'exportation de 9 millions. En 1928, trente ans après, la récolte atteignait 205 millions d'hectos, plus du double d'une bonne récolte française pour un pays de 10 millions d'habitants, et les trois États canadiens qui récoltent ce blé n'ont ensemble que 2.300.000 habitants. On cultive ce blé dans la région qu'on appelait autrefois « les prairies ». Le long des Montagnes Rocheuses, depuis le sud des États-Unis jusqu'au nord du Canada, s'étendait une région cou­verte d'herbe, où les buffles sauvages allaient et venaient suivant les saisons en immenses troupeaux. Le climat dans l'ensemble est sec, surtout l'hiver, à ce point que les premiers éleveurs qui occupèrent ces régions se contentaient de laisser paître en hiver l'herbe qui avait séché sur pied. Et cela se pratique encore. Cette région a été défrichée aux États-Unis avant de l'être au Canada et exploitée de façon intense sans qu'on laissât un pouce d'herbe. Or ces régions sont abritées des pluies par les Montagnes Rocheuses. Il y a des périodes sèches qui peuvent durer dix ans. L'herbe des prairies n'en souffrait guère, sa racine allait au fond du sol et y demeurait. Mais le blé n'occupe pas le ter­rain toute l'année, sa racine est annuelle : il n'a pu supporter (aux États-Unis du moins) ces longues sécheresses. Le sol s'est desséché peu à peu ; le vent, comme au Sahara le simoun, a emporté la terre au loin. New York était parfois huit jours de suite dans un brouillard fait de la terre des anciennes prairies allant se perdre dans l'Océan. Ces contrées deviennent des déserts que le cultivateur abandonne. On calcule qu'il faudrait cent jours de pluie continue, c'est-à-dire un véritable déluge, pour rendre au sol l'humidité nécessaire à la culture. On a essayé d'y mettre à nouveau de l'herbe, mais elle ne pousse plus. Voilà le type d'une exploitation sauvage : la création d'un désert. Le Canada n'a pas les mêmes misères, sauf dans l'extrême Sud des États de la Prairie, à la frontière des États-Unis. Ce n'est qu'une petite partie de la prairie canadienne qui est ainsi désolée, La neige reste si longtemps dans les terres canadiennes (jusqu'en avril et jusqu'en juin dans les bois de la province de Québec) qu'elle fournit longtemps de l'eau quoique l'été soit très chaud. D'ailleurs la province de Québec elle-même serait aride en partie si elle n'avait conservé ses bois, et si sa population, d'origine française, n'y avait mené son train de vie paisible, pour vivre et non pour s'enrichir. 83:310 Les Américains et les Canadiens de l'Ouest ont exploité la terre comme on exploite une mine, On mettait du blé tous les ans sans engrais dans la même terre, où il venait plus haut qu'un homme. Lors de la crise le gouvernement interdit ces pratiques. Les Canadiens, avertis par le désastre américain, sont plus prudents que leurs voisins. Enfin si les pluies sont relativement peu abondantes dans cette région, il y a beaucoup de rivières et de lacs dont l'eau sert aux irrigations. Que tirerons-nous de ce bref exposé ? Pour comprendre notre situation vis-à-vis de ces pays neufs, il faut se dire que les Cana­diens vivent à 10 millions sur un pays aussi grand que l'Europe, dont ils écrèment les ressources avec tous les moyens de l'in­dustrie moderne. Il n'y a pas de beaux arbres au Canada, à moins de s'enfoncer où il n'y a plus de routes. Car tout a été coupé le long des rivières, des routes et des lacs pour envoyer aux papeteries, qui exportent les trois quarts de leur production. Nous ne pouvons lutter avec des contrées si neuves et si riches et qui ont si peu d'habitants à nourrir. Les terres à blé du Canada ont dans la partie cultivée 2 à 3 habitants par kilomètre carré. En France la moyenne est de 70. Tout arrivant au Canada (aujourd'hui après un an de séjour) y reçoit gratuitement 54 hec­tares de bonne terre. Sans doute ces pays ont plus que nous leurs crises. La monoculture rend leurs profits extrêmement variables. Que faire du blé quand personne n'en veut ? Et comment vivre si on ne récolte rien autre chose ? Les Canadiens viennent de passer par une crise très grave, auprès de laquelle les ennuis de nos paysans sont peu de chose. Le Brésil aussi est fort embar­rassé de son café. On le brûle dans les locomotives, et son gou­vernement cherche quelles cultures il pourrait introduire pour remplacer le café en excès. Il y a dans ces pays d'Amérique une fureur de gagner qui leur fait gâcher des trésors. Et les dix mil­lions de chômeurs des États-Unis, s'ils voulaient vivre comme nos parents vivaient, ne seraient pas chômeurs, il y a de la place. En résumé, la prospérité de ces pays neufs qui se protègent d'ailleurs contre l'immigration, durera longtemps. Ils se peu­pleront petit à petit, la terre coûtera plus cher à acquérir, elle s'appauvrira aussi, et les laboureurs retrouveront des conditions analogues aux nôtres ; mais ce n'est pas de sitôt. Et ces pays resteront toujours des pays de grosse production. Il faut nous arranger pour n'en pas souffrir. \*\*\* 84:310 Nous touchons aux problèmes de politique économique et de politique générale qui sont à l'heure actuelle livrés aux mains des hommes d'affaires et des aventuriers. Mais si les bons citoyens s'en étaient préoccupés en temps voulu, ils auraient ainsi préparé les solutions politiques. Voici ce qu'écrivait en 1886 LA TOUR DU PIN : « La surproduction en denrées coloniales et continentales provenant de l'agriculture de l'Amérique, de l'Australie et des Indes, est un phénomène aussi inéluctable et aussi considérable pour les anciens États civilisés que l'a été pour eux la découverte des richesses métalliques du Nouveau Monde. « Ce rapprochement historique qui s'impose et qui est même déjà banal, mène à des conclusions qui ont été tirées à Pest avec beaucoup de netteté : a\) La reconnaissance d'une infériorité agricole non pas acci­dentelle et passagère, mais normale, destinée à s'accroître encore, ouvrant une nouvelle ère agronomique pour l'Ancien Monde en face du Nouveau ; b\) L'utilité d'une entente internationale entre les nations euro­péennes pour conserver leurs marchés respectifs, à l'exception de la Russie, considérée elle-même comme un pays de surpro­duction agricole, et de l'Angleterre, qui l'est en partie par son empire indien ([^14]) ; c\) Le caractère provisoire et forcément insuffisant de la pro­tection douanière même ainsi pratiquée ; d\) L'urgence d'une transformation de l'assiette agricole par une connaissance plus complète du marché, un meilleur équi­libre entre ses diverses branches et l'amélioration des cultures ; e\) Le besoin d'une organisation du crédit agricole qui le pro­tège contre la spéculation tout en lui fournissant des ressources suffisantes ; f\) Enfin, d'une manière générale, la nécessité d'organisations économiques au sein des populations agricoles, qui, basées à la fois sur l'organisation spontanée et sur une législation protec­trice, soient aptes à préserver les existences sociales aujourd'hui menacées de disparaître et de tomber dans le prolétariat ; 85:310 g\) Le devoir pour les grands et moyens propriétaires de prendre l'initiative de ces formations, et pour les gouvernements celui de les soutenir. » \*\*\* Ce programme si juste et qui eût été si fécond a été publié il y a cinquante et un ans. Les événements nous ont cependant sur­pris comme si ces paroles n'avaient jamais été prononcées. On voit le mal que cause à un pays d'être séparé par les institutions de ses élites, de ses autorités sociales naturelles. Il est vrai que les différents gouvernements se sont ingéniés à empêcher de naître les vraies associations agricoles qui eussent jugulé la spéculation et organisé la production ; l'histoire des Chambres d'Agriculture est instructive à cet égard ; l'office du Blé est un nouveau moyen d'empêcher de naître des association, agricoles indépendantes de l'État. Le petit peuple des campagnes est au fond satisfait de l'Office du Blé parce que, pour reprendre les paroles du congrès de Pest, « il organise le marché, le protège contre la spéculation tout en lui fournissant des ressources suffi­santes ». Il *semble organiser* le marché, il représente une spécu­lation politique qui, *la chute du franc étant prévue*, devait empêcher les paysans de se défendre contre la dévaluation en élevant les prix. Et bien d'autres inconvénients plus graves qui se montreront à l'usage, aux années d'abondance. Mais là où il n'y a rien, l'Office du Blé n'a pas de peine à paraître quelque chose. Or ces associations spontanées sont d'une extrême importance pour la vie économique d'un pays, et pour sa réorganisation. La réussite de Dollfuss, celle de Mussolini, la facilité relative avec laquelle cet homme politique a pu réorganiser son pays tiennent en grande Partie au consentement général sans doute, mais aussi à ce fait que l'organisation avait spontanément commencé, Si on ne m'en croit, qu'on écoute les paroles écrites en 1902 par Georges Sorel, et publiées dans les cahiers de Péguy. L'article avait pour titre *Socialismes nationaux :* « L'Italie est, encore plus que la France, un grand pays agri­cole ; et on oublie trop souvent que l'agriculture est de quelque poids dans l'économie des nations ; il me semble vraisemblable que *l'évolution du socialisme devra subir très fortement l'in­fluence d'institutions rurales qui étaient à peu près inconnues il y a trente ans.* 86:310 « Les associations agricoles ont pris chez nous un énorme développement ; on a eu la sagesse de les laisser fonctionner à leur guise et de se contenter des formalités qu'elles remplissent en se constituant sous forme syndicale. Les auteurs de la loi de 1884 ne se doutaient en aucune façon des applications que l'agriculture allait en faire ; quand on examine l'extrême com­plexité des relations qui auraient dû être réglées par une loi complète sur la matière, on doit se féliciter de l'erreur commise en 1884 ; l'expérience a montré une fois de plus, contre les socia­listes de la chaire et les professeurs de l'École de Droit, que la meilleure manière de protéger les associations c'est de les laisser tranquilles. ...... « L'association agricole est l'association par excellence, celle qui réalise le plus complètement la notion ; la société la plus parfaite n'est pas, en effet, celle qui réunit des hommes, mais celle qui met la volonté au second plan pour faire passer au pre­mier les intérêts communs existant entre des biens : c'est faute d'avoir compris cette vérité si simple que les théoriciens de la coopération tombent si souvent dans le bavardage philanthro­pique, l'union entre les hommes est toujours précaire ; elle ne se maintient (après les premiers mouvements d'enthousiasme) que par routine, indifférence, soumission ou par intérêt ; et nulle part les intérêts ne sont combinés d'une manière aussi forte, aussi stable, aussi claire que dans les sociétés qui ont pour objet l'amélioration des exploitations rurales. « Dans l'agriculture on trouve tout ce qui peut donner de la force à l'association ; les associés ont des intérêts communs d'une nature autrement plus concrète que ne sont les intérêts des actionnaires ; cette coalition d'intérêts se révèle dans la pratique de la vie économique journalière et se rapporte tout au moins à l'achat ou à la vente de produits semblables ; -- ils sont d'un même lieu et on ne saurait trop insister sur l'importance de cette considération, car l'unité de résidence crée non seule­ment un usage commun et continuel de choses collectives, mais à la campagne force presque tout le monde à s'intéresser à la gestion de ces choses collectives ; -- enfin des héritages voisins gagnent tous beaucoup à la multiplicité des services fonciers réciproques ; c'est ce qu'on voit se manifester à un degré éminent dans les pays d'arrosage. ...... 87:310 « L'Italie possède, depuis des siècles, de grandes associations de dessèchement, de défense et d'irrigation ; depuis quelques années des sociétés de toute nature se sont constituées pour per­mettre à l'agriculture de suivre la voie progressive ; MM. Mabil­leau, Rayneri et de Recquigny en ont décrit plusieurs types remarquables dans leur livre sur la prévoyance sociale en Italie. M. Gatti a la bonne fortune de vivre dans une région où les institutions coopératives et les nouvelles méthodes de culture ont pris le plus grand développement ; c'est dans l'Émilie que le député Guerci et le professeur Bizzorezo ont accompli une des œuvres qui prouvent le plus l'énergie de nos voisins ; c'est éga­lement là que le célèbre agronome S. Solari a inauguré son sys­tème d'assolement qui semble destiné à exercer une influence si considérable sur l'avenir de l'Italie ([^15]). Ramener l'accord entre la doctrine et la conduite, voilà ce que devrait réaliser le socialisme pour vaincre la crise ; il une semble pas que l'on ait fait encore de pas décisifs dans cette voie. Il ne serait pas impossible que l'Italie fût appelée à résoudre le conflit, grâce à la pratique de ses institutions rurales ; elle a été déjà plusieurs fois l'éducatrice de l'Europe ; elle pourrait l'être encore une fois de plus ; car elle semble être arrivée à une situation qui lui permettrait d'élaborer des doc­trines qui revivifieraient le socialisme. » Nous avons fait cette longue et étonnante citation pour faire réfléchir, pour apprendre à penser et pour bien faire remarquer plusieurs points : 1° Les réformes corporatives accomplies par Mussolini étaient préparées de longue main en Italie par une organisation sociale à laquelle le clergé lui-même avait participé ; 2° Sorel, qui a écrit ces pages prophétiques en 1901, est l'homme dont Mussolini a dit : « Ce que je suis, je le dois à Georges Sorel. » Or c'est un Français, nous l'avons coudoyé ; qui l'a connu ? Nous sommes pourris d'intellectuels qui ne savent que lire et compiler. Les intellectuels catholiques comme les autres. Mais ils ignorent la nature des choses ; 3° Sorel était socialiste pour les conservateurs, réactionnaire pour les socialistes ; c'était tout simplement un penseur. On voit le tort immense que nos institutions ont fait à la France en la divisant en deux camps rendant impossible la réunion des élites ; 88:310 4° La population agricole a été coupée de ses élites naturelles ; 5° C'est ce qui a empêché de se développer les unions agri­coles. Elles se sont contentées de menus progrès, comme l'achat en commun des engrais par exemple, mais n'ont point su être les organisatrices des marchés et de la Production que réclamait en 1885 le congrès de Pest. Au moment où elles s'y fussent peut-être décidées (trop tard évidemment) l'État démagogique a créé l'Office du Blé. Et le peuple mal informé, séparé de ses élites par les passions poli­tiques, est content de son asservissement. N'y aura-t-il donc que les malheurs pour donner aux Français le goût d'une union qui leur est si nécessaire ? Il faut être fort pour pouvoir dire : Non, sans qu'on s'y frotte. *Sommes-nous sûrs qu'on ne nous imposera pas de recevoir quelque jour en franchise, ou presque, les blés ou d'autres marchandises américaines, en reconnaissance d'un service militaire ou financier ? ou simplement parce qu'on le voudra ?* Il faut créer des débouchés dans nos colonies et coloniser ; on a fait de lourdes erreurs. On a laissé (surtout depuis la guerre) produire à l'Algérie des vins analogues aux nôtres, au lieu de lui demander de faire ceux que nous achetons à Porto ou en Grèce. Il va y avoir bientôt surproduction de légumes au Maroc et en Algérie, c'est le Conseil d'administration de la banque d'Algérie qui donne cet avertissement ; le Maroc ne sait pas tou­jours quoi faire de son blé. En somme, nous imitons dans nos colonies la manière des Américains, Or nos colonies, en particulier notre Afrique du Nord, ne sont pas en terres neuves, et elles doivent rester complémentaires de la mère patrie. On parle d'économie dirigée comme d'un monstre. Mais Sully et Colbert ont dirigé l'économie. Il y a la manière, voilà tout. Les partisans du libéralisme écono­mique y sont fort opposés parce qu'ils ne désirent qu'exploiter à fond, pour leur intérêt personnel, les richesses naturelles. L'économie algérienne a été dirigée en dépit du bon sens, Puisque aujourd'hui Méridionaux et Algériens bloqués l'un par l'autre ne savent que faire de leur vin, et le gouvernement leur fait arracher des vignes. C'était si facile à prévoir que j'ai averti de la chose il y a trente ans dans la revue de viticulture. La colonisation a été mal comprise, elle aussi ; depuis notre enfance nous entendons dire qu'il ne faut laisser aller dans notre Afrique du Nord que les colons largement munis de capitaux, pour y faire de grands domaines en utilisant les indigènes. C'était en effet la loi du moindre effort gouvernemental : on ne voulait que des colons capables de se débrouiller tout seuls. 89:310 Beaucoup de parlementaires et d'amis des parlementaires ont obtenu à bon compte de grands domaines qu'ils n'ont évidemment jamais eu l'intention d'exploiter eux-mêmes et d'habiter. Or l'intérêt natio­nal est le même dans les colonies de peuplement que dans la mère patrie. Une politique nationale agricole consiste à nourrir le plus de monde possible sur le sol du pays. Elle était d'attirer en Afrique du Nord le plus de Français possible. Le problème étant ainsi posé, il fallait trouver le moyen de le résoudre. L'effroyable démagogie dont nous jouissons ne s'en soucie guère. Sans doute les grands colons armés de capitaux ne sont pas à dédaigner, au contraire. Sous Louis XIV et Louis XV, au Canada, il était créé pour les colons riches, pour les officiers des garnisons qui demandaient à demeurer au Canada, des sei­gneuries dont les droits seigneuriaux subsistent encore, c'est-à-dire qu'on demandait aux principaux colons, en échange de certains droits, de prendre les charges d'administration ou d'or­ganisation de ces pays neufs, La fortune avait ainsi des charges régulières, charges sociales, dont l'a libérée la Révolution. Mais s'il n'est pas douteux que Mussolini accepte avec joie tous les capitaux et les colons riches qui voudront s'installer en Abyssinie, il mettra tout en œuvre pour y installer le plus de colons pauvres qu'il pourra, en créant les institutions coopéra­tives et les associations qui leur permettront de tenir. Or nous avons laissé quitter la terre et tomber dans le prolétariat une foule d'excellents laboureurs ou vignerons dont nous eussions mieux fait de faire des colons ; nous y eussions gagné en puis­sance de toutes manières, car nos colons algériens ont plus d'enfants qu'on en a en France ; il faut seulement diriger l'éco­nomie de manière à ne pas faire des colons les concurrents de leurs frères restés en France : or c'est ce qui se ferait de soi-même si on n'y pense pour eux. La première idée d'un vigneron du Midi s'installant en Afrique sera d'emporter des plans de vigne de son pays et non d'en demander à Porto ou à Samos. Je désire seulement montrer, par ces exemples, la nécessité de diriger la production, mais qu'elle ne peut l'être que par des gens très renseignés et compétents, capables de vues générales ; montrer d'autre part la nécessité d'unions agricoles très fortes pour résoudre à l'avantage des agriculteurs, et en somme à l'avantage de tout le pays, les questions extrêmement graves qui nous sont posées par la mise en valeur des pays neufs et Ceux connexes ou semblables de notre propre colonisation. 90:310 La question agricole reste la principale dans le monde entier. Elle est masquée en Europe par la prépondérance de l'industrie, par la prépondérance aussi des idées mercantiles des Anglo-Saxons, que le triomphe de leurs hommes d'affaires dans le règlement de la guerre de 1914 a fait admirer au monde entier. Ces idées mercantiles, étroites et inhumaines, n'ont pas tardé à amener la fameuse crise dont nous ne sommes pas encore sortis, et dont nous ne sortirons que par une réorganisation générale. Les erreurs de pensée, et dans l'expression de leur pensée, chez les dictateurs des pays d'Europe, ne doit pas nous cacher que sous des noms divers ou sous des appellations philosophique­ment et chrétiennement insoutenables (racisme, totalitarisme) ces hommes substituent une économie faite du point de vue du bien commun à l'économie dont la révolution française a assuré le règne et dont la base est la liberté de l'individu. Ce libéralisme économique aboutit à l'enrichissement extraordinaire de quelques nations privilégiées ; mais il aboutit aussi à la création d'une classe prolétarienne dont les membres n'ont plus ni bien, ni maison, ni métier, ni patrie, et qui sont à la veille, partout où des hommes clairvoyants n'ont su l'éviter, de détruire sauvagement la branche qui les porte. L'œuvre de quinze siècles de christia­nisme avait été de faire de l'esclave, puis du serf, un pro­priétaire ou un ouvrier irremplaçable et, par la corporation, propriétaire de son métier. L'œuvre de cent ans de révolution a été de refaire de ce peuple une foule de manœuvres inter­changeables, comme au temps où les entrepreneurs romains traînaient dans leurs mines ou sur leurs chantiers des troupes d'esclaves transportant du béton. Le socialisme a été un effort pour réagir là contre. Cet effort a été conçu comme une lutte de classes : on peut aisément montrer que c'est une idée fausse, mais elle ne faisait que répondre à une autre idée fausse, le libéralisme économique, qui a probablement causé plus de désastres moraux que le socialisme même. Ne peut-on espérer que, dans la réorganisation qui s'impose, les Français sauront *former librement des associations libres ?* Cette note sur la culture du blé a pour but de leur en montrer la nécessité. La connaissance du marché, sa surveillance sont œuvre collective, et aussi les mesures de défense. Les dictateurs nos voisins, Salazar, Dollfuss, Mussolini, ont été formés par des penseurs français. L'article de G*.* Sorel que nous avons cité a presque certainement été lu par Mussolini, car il a servi de préface en 1902 à l'ouvrage d'un député au parlement italien, G. Gatti, sur « le socialisme et l'agriculture ». Les paysans fran­çais commencent à comprendre que tout ce qui se fait sans eux se fait contre eux ; et contre la France par là même. « *Les associations rurales*, continue Sorel, *deviennent singulièrement importantes pour les socialistes*. » 91:310 (Mettons à la place si vous voulez : « hommes d'État ») : « *deviennent singulièrement importantes pour les hommes d'État le jour où ceux-ci com­prennent que tout changement social suppose l'élaboration de nouvelles formes d'association et l'éducation juridique du peuple.* » -- Je fais une nouvelle parenthèse pour demander à mes lecteurs où ils croient qu'étaient les vrais hommes d'État en 1902, et s'ils pensent toujours que Waldeck-Rousseau en était un ? « *C'est à la campagne* -- continue Sorel -- *bien plutôt qu'à la ville qu'ils doivent aller chercher des exemples capables d'éclairer la notion d'association. D'autre part les associations agricoles se présentent à nous comme les facteurs directs et indispensables du progrès technique actuel dans les campagnes : elles agissent donc dans le sens du socialisme. Elles ont d'autant plus de valeur pour nous qu'il est souvent difficile de savoir si certaines pratiques assurent le progrès économique dans l'in­dustrie, taudis qu'ici il ne peut, y avoir de doute dans les appréciations. S'il existe donc dans un pays un socialisme rural* (Sorel entend par socialisme un ordre social dépendant de la nature des choses, et on n'eût pas, eu de difficulté à lui faire dire que la nature des choses pour l'homme comporte la morale ; l'édu­cation juridique du peuple, dont il parle, est un fait moral)*, un socialisme rural lié d'un côté aux forces qui produisent l'édu­cation juridique et de l'autre à une organisation du travail où le progrès est facile à mesurer, il ne peut être exposé à tomber dans l'utopie, il ne peut être que réaliste*. » Les forces ou, pour mieux dire, les courants de pensée qui produisent l'éducation juridique viennent des cours de justice, y compris les plus humbles, comme la justice de paix, puis des législateurs, des philosophes, des éducateurs et du clergé, qui jugent les faits du point de vue de la morale. Au Moyen Age, une nouvelle *société intermédiaire* se créa, celle des artisans et des marchands habitant les villes. Elle réclama ses *libertés* et les obtint surtout par l'intervention des rois de France. Car il y eut conflit, bien entendu. Il s'est produit de nos jours un conflit du même genre avec les syndicats ouvriers ; une nouvelle société intermédiaire prenant conscience de son existence, il lui fallait ses libertés. Dans l'anarchie géné­rale, la solution n'a pas encore été trouvée. Il ne s'agit pas, comme on l'a dit, d'un *droit nouveau *: la justice ne change pas. La justice ne change pas, mais l'usage de la liberté humaine jointe au labeur incessant des hommes produit des cas nouveaux qui ont l'air de fonder un droit faussement appelé nouveau. En examinant de près ces solutions pacifiantes, on n'y peut trouver que la justice ; mais il y faut, suivant l'expression profonde de Sorel, une éducation juridique. 92:310 L'étonnement de l'Amérique et de l'Angleterre devant l'Europe vient de ce que leur éducation juridique n'est pas faite au sujet des nouvelles formes d'association qui se fondent. Leur situation ne leur en a pas encore fait éprouver le besoin. L'Angleterre a l'esprit commerçant et par conséquent l'idée d'un gain fondé sur le risque, la chance et la demande, L'Europe a l'esprit du producteur ; le gain y repose sur le coût de l'objet produit et le juste prix : l'entente n'est pas aisée. L'Amérique exploite avec un petit nombre d'hommes par rapport à l'étendue de son territoire des richesses naturelles immenses qu'elle peut gâcher sans inconvénient, et chacun y court la chance d'une trouvaille qui peut l'enrichir. L'Amérique est un pays neuf où il y a de la place pour tous. Un individu énergique qui veut arriver n'y prend la place de personne, n'y gêne que des gens ayant exactement les mêmes idées que lui, à savoir d'arriver à tout prix ; et son succès ouvre généralement une voie nouvelle dans une communauté qui s'enrichit constam­ment en hommes et n'a pas exploré encore tout le sol dont elle jouit. Une demi-heure après être sorti de New York, où il y a quelque cinq ou six millions d'habitants, un Français habitué aux innombrables petits champs cultivés de son pays peut se croire au lac Tchad. Au Canada français, où les familles comptent souvent de dix à douze personnes, les parents n'ont jamais, jusqu'à ces dernières années, eu d'inquiétude pour l'avenir de leurs enfants. Pour des motifs très différents de ceux de l'Angleterre, l'Amérique est donc aussi, à l'intérieur de ses frontières (car elle est fort protectionniste), partisan de l'économie libérale. Mais les pays de l'Europe continentale, où la terre est cul­tivée depuis mille, deux mille, trois mille ans et qui sont sur­peuplés, ne peuvent gâcher plus longtemps leurs forces dans cette concurrence effrénée où, même à l'intérieur d'un pays, aboutit l'économie dite libérale. *Tout y appartient à quelqu'un, bien peu ont de trop ; l'homme d'affaires qui veut s'enrichir ne peut guère que prendre aux autres, ou nuire aux autres*. Par exemple, un capitaliste peut être tenté d'établir de grands mou­lins dans un port de l'Océan. Les bateaux lourds de milliers de tonnes se déchargeront directement au-dessus de ses cylindres. Il aura plus de bénéfices et moins d'ennuis qu'à ramasser le grain dans les fermes par dix, trente ou cent sacs. 93:310 Mais quel gouvernement vraiment soucieux de la vie des dix-huit millions d'agriculteurs français qui vivent pauvrement, mais avec dignité, sur leurs terres, pourra supporter cette excellente combinaison capitaliste qui aboutirait à dépeupler promptement nos cam­pagnes ? Des associations d'agriculteurs et des règlements pro­fessionnels s'ensuivront nécessairement. La liberté les aven­turiers de l'économie sera diminuée, la liberté de mal faire sera supprimée, mais au profit de *l'indépendance économique* de chacun. Enfin, une autorité forte et indépendante à la tête du pays peut seule assurer la liberté de ces associations et le respect des règlements. De là naissent ces « nouvelles formes d'associa­tion » qui demandent une « éducation juridique nouvelle ». Elles font horreur, bien entendu, aux associations patronales qui dirigent les affaires en Amérique et en Angleterre et voudraient bien garder pour elles le pouvoir que donne l'union. Elles restent ainsi seules indépendantes devant la masse de leurs concitoyens économiquement soumis. Mais l'Amérique et l'Angleterre y viendront aussi. Les États-Unis ont dix millions de chômeurs. Le vice de l'économie libé­rale est ici bien visible. Elles devront, elles aussi, enlever la direction de la politique aux hommes d'affaires, car le bien commun ne coïncide que très rarement avec le bien des hommes d'affaires. Le bien commun a pour base des conditions morales, et l'économie libérale, depuis plus de cent ans qu'elle règne sans conteste, n'a fait qu'abaisser d'une manière incroyable la valeur morale de l'humanité qu'elle régit en asservissant tout à l'argent. Elle a dépouillé les pauvres de leur métier, de leurs maisons, de leurs champs, de toute indépendance économique. Ils n'ont plus rien à conserver et l'on voudrait qu'ils soient conservateurs. Les anciennes corporations ont été supprimées pour laisser le champ libre aux forts et aux riches. Il était fatal qu'il s'en crée d'autres lorsque la prospérité ou la facilité cesseraient. Les peuples d'Europe ont pu, tant qu'ils fournissaient sans concurrence le monde entier de produits manufacturés, sup­porter sans inquiétude l'accroissement de leur population et le désordre de l'économie libérale. Mais l'Europe ayant elle-même outillé le reste du monde pour la production industrielle, ne sait plus que faire de la sienne, ses peuples sont sans ouvrage et sa terre toute occupée. Seules les nations européennes possédant des colonies pour y loger l'excédent de leur peuple et y vendre les produits de leur industrie peuvent s'en tirer. 94:310 Mais il faut se souvenir de ceci : il est de droit naturel que la terre est faite pour tous les hommes et pour les nourrir tous. L'idée absolue qu'on se fait de la propriété dans le monde entier est une idée très, fausse ; non seulement dans le droit chrétien pour qui la richesse est une charge publique destinée à soulager les pauvres, mais dans le droit naturel que le droit chrétien ne détruit pas mais hausse jusqu'au monde de la charité. Tout n'est donc pas sans raison dans les demandes des peuples européens. Seul un chef indépendant peut dire comme Louis XV : « Je fais la paix en roi et non en marchand », envi­sager ces questions et les résoudre pour le mieux de la paix uni­verselle. Aussi nous n'en dirons pas plus long ; il n'est presque personne qui soit en ce moment capable d'en discuter sans pas­sion. Il nous suffit d'attirer l'attention des esprits réfléchis. \*\*\* L'Angleterre se croit elle-même très libérale car elle laisse volontiers leur « chance » aux pays producteurs, mais parce qu'elle regagne dans le commerce et la banque ce qu'on peut lui prendre en production, Elle modifie d'ailleurs son attitude depuis qu'elle a des chômeurs. L'Angleterre et l'Amérique doi­vent comprendre que l'ordre nouveau qui cherche à naître en Europe est une nécessité dérivant de la nature des choses ; *chaque peuple l'élabore suivant son caractère particulier*. La véritable civilisation est très inégalement répartie, même en Europe. Nous mettons de côté en ce moment la valeur morale des actes qui peut être très répréhensible pour étudier leur ori­gine naturelle qui peut obliger non pas au mal mais à l'action. Car la nature des choses atteindra aussi l'Amérique et l'Angle­terre, et l'Amérique avant l'Angleterre si celle-ci peut maintenir sa prééminence dans le commerce et la banque. Avoir tant de chômeurs dans un pays aussi fortuné que les États-Unis est le signe d'une mauvaise économie. Viendra le jour où la richesse partira en impôts, en emprunts, voire en canons, et où les États-Unis demanderont des experts à l'Europe. Quant à l'Angleterre, son libéralisme ne nous fait pas illusion. Elle a toujours, au cours de son histoire, réagi avec une grande brutalité quand son intérêt seulement se trouvait menacé. Cela nous promet pour l'avenir ; à ce moment nous comparerons les actes. Car l'Angleterre, représentée souvent comme très tradi­tionaliste parce qu'elle conserve aux « mangeurs de bœuf » de la Tour de Londres les hallebardes du temps de Marie Tudor, a été la nation la plus révolutionnaire d'Europe, celle qui a rejeté la première l'ordre social chrétien, qui la première a coupé le cou de ses rois, inauguré le règne de l'argent, dans un monde soumis encore au juste prix, à l'honneur, à la charité. \*\*\* 95:310 La France paraît, par la faiblesse de ses gouvernants, faire actuellement partie du même clan mercantile que l'Angleterre, mais il n'en est rien. Les penseurs français, en particulier La Tour du Pin, Maurras, Georges Sorel et Péguy, ont précédé de vingt, trente, quarante ans les réformateurs du reste de l'Europe. Mais leur idée du bien commun est une idée chrétienne ; le socia­lisme de Sorel, un ordre naturel dérivant de la nature des choses ; et la nature des choses, quand l'homme y est compris, comporte non comme accessoire mais comme règle, la famille, la patrie, la justice. Tel est l'ordre nouveau qui se prépare en France. Le parlementarisme seul empêche son établissement : il remplit son rôle normal d'évincer les élites naturelles. Le socia­lisme et le communisme en sont les enfants ; ce sont des maladies nées du libéralisme. Si les penseurs français sont écoutés et compris des hommes d'action, alors il sera possible de rendre eu corps social l'équilibre et la santé ; peut-être même à l'Europe entière. Cela ne se fera que par de grands changements, avec une autorité ferme et indépendante. En Amérique, les efforts de Roosevelt, ses essais, ses projets contrariés ou contradictoires, sont ceux d'un homme qui com­prend la nécessité d'un ordre nouveau mais ne peut ni dire la vérité, ni même la laisser entendre, car le suffrage universel est le règne du mensonge. Roosevelt est obligé toujours de choisir les solutions qui lui assurent le plus de voix et non celles qui feraient le plus de bien. Les livres américains et les romans même, ceux de Pearl Buck et d'autres, montrent bien que si l'Amérique s'est enrichie, elle ne s'est peut-être pas amé­liorée. Comprendra-t-elle ? Il y a dans son peuple simplicité, générosité et bonne foi. Mais chez ses maîtres ? « A bon entendeur, salut ! » (Achevé en 1938.) NOUS N'AVONS RIEN AJOUTÉ ni retranché à ce texte écrit il y a vingt-cinq ans. Nous avons seulement souligné un passage prophétique sur l'action des États-Unis. Si prophétique que le président Kennedy a déclaré l'an passé : 96:310 « *Nous voulons garder la porte du Marché Commun ouverte à l'agriculture américaine et l'ouvrir encore davan­tage.* » NOUS VOULONS ! Il était temps de défendre notre indépendance. Comme l'Amérique vend *à perte* ses produits agricoles, elle veut faire endosser le plus qu'elle pourra de cette perte aux agriculteurs européens au profit des siens. \*\*\* Aujourd'hui un bon ministre de l'Agriculture apparaît comme un phénomène parce qu'il applique les idées de La Tour du Pin (1886) et de Sorel (1901), malheureusement il rompt le bel équilibre de la liberté et de l'association voulu par ces deux maîtres ; la funeste habitude prise par l'État de vouloir *administrer* lui-même ce qu'il ne devrait que *diriger* enlève toute liberté réelle aux associations néces­saires. Voici comment La Tour du Pin voyait la situation agri­cole. Il fait remarquer que les importateurs, après avoir spéculé entre eux et échangé vingt fois la même marchan­dise sans qu'elle ait quitté les ports américains d'embar­quement, sont néanmoins maîtres des prix en Europe pour les raisons que nous avons dites dans l'article ci-dessus. Et il ajoute : « *Et pourtant il faut remarquer que l'importation ainsi maîtresse du marché, ne fournit qu'une faible part de la consommation, et que l'Europe pourrait se suffire mieux que jamais aujourd'hui, si elle n'était tenue en échec, sur ses propres marchés, par suite de sa transformation en marché exotique où l'on traite* d'ELLE, CHEZ ELLE ET SANS ELLE ». Comment se fait-il qu'à la conférence de Bruxelles nous étions seuls ? Nous étions seuls en apparence à cause des idées politiques qui faisaient le fond du conflit, et dont nous traiterons plus loin. Mais aussi la Belgique a toujours sacrifié son agriculture à son industrie. Grande seulement comme quelques départements français, son bassin houiller est presque aussi important que celui du Nord de la France, qu'il continue. Son industrie est celle d'un vaste pays : elle est nécessairement exportatrice pour vivre. 97:310 Si nos départe­ments du Nord étaient indépendants, si la Ruhr formait un État, ces régions sacrifieraient pareillement leur agriculture ; et les grands industriels de la Ruhr se moquent de l'agri­culture allemande autant que de la française. En quoi ces hommes qui représentent le plus gros de la fortune allemande confondent le bien commun avec leur propre enrichissement. Ils seraient très disposés à suivre l'exemple des États-Unis et de l'Angleterre où l'agriculture ne vit que de subventions. Or la France est un pays agricole autant qu'industriel. Elle possède 50 % des terres cultivables des six pays du Marché Commun. Sa population est faite pour un quart d'agriculteurs. Ceux-ci représentent seulement 15 % de la population allemande, et 4,5 % de la population anglaise. L'Angleterre vit à bon marché de denrées coloniales et de céréales bradées au rabais par l'Amérique du Nord. Elle veut bien entrer dans le Marché Commun mais ne veut pas payer le prix, c'est-à-dire étendre le Marché Commun à l'agriculture. **Les raisons politiques.** La France avait donc de très sérieuses raisons, nulle­ment secondaires mais fondamentales, de ne vouloir du Marché Commun avec l'Angleterre comme avec ses parte­naires qu'en y comprenant l'agriculture. Elle a même attendu trop longtemps pour s'en apercevoir. Elle a trop lâché sans rien recevoir sur ce point. Mais les raisons politiques aggravaient le conflit. Il s'agis­sait tout simplement de l'indépendance de l'Europe. L'An­gleterre a renoncé à son indépendance pour gouverner l'Europe sous la direction des États-Unis. Tel est le résultat de la conférence des Bahamas. Les faits eux-mêmes mon­trent que le fond de la pensée était politique : la France lui offrait l'association, c'est-à-dire un traité de commerce réduit à l'industrie en excluant l'agriculture. 98:310 L'Angleterre a refusé avec hauteur parce qu'elle voulait faire partie *politiquement* de l'Europe. Maintenant qu'elle a perdu cette manche, elle négocie un traité d'association, car les indus­triels de Grande-Bretagne ont beaucoup de chômeurs ; ils tiennent à entrer à tout prix dans le Marché Commun et l'*Amérique investirait aussitôt de gros capitaux en Angle­terre pour les faire travailler sous nom anglais dans le Marché Commun.* Leur monnaie n'est pas en bonne situation, et *ce sont les six du Marché Commun qui la soutiennent.* Les Anglo-Saxons voulaient entrer dans le Marché Commun pour soutenir à nos dépens un système économique et social parfai­tement fou et ne pouvant aboutir qu'à quelque catastrophe à laquelle nous serions associés. Et c'est pourquoi la France négociait avec ses partenaires une entente pour limiter ou contrôler l'entrée des capitaux américains dans le Marché Commun, et cela *avant que l'Angleterre n'en fît partie.* On voit qu'il s'agit bien, même économiquement, de l'indépendance de l'Europe. On critique notre gouverne­ment au sujet de ses dépenses atomiques. Mais nous dépen­serions autant pour acheter aux États-Unis ce qui peut faire marcher une industrie atomique. Jusqu'à ce que l'usine de Pierrelatte soit achevée, nous leur demandons eau lourde, hélium, uranium enrichi. Et les États-Unis ont exigé un droit de contrôle très strict sur l'emploi fait de ces matières. Le dernier de ces contrôles a eu lieu du 22 octobre dernier au 5 novembre. Il portait sur l'emploi de l'uranium enrichi pour les réacteurs de recherche et les moteurs de navire, et sur l'emploi de j'eau lourde dans dos piles atomiques. Continuer ainsi, qu'est-ce autre chose qu'un état de sujé­tion dans lequel l'Amérique voudrait nous maintenir, car l'Amérique veut bien vendre des matériaux atomiques, mais tient secrètes les manières de s'en servir. Elle en a communiqué une partie à l'Angleterre. Celle-ci en Europe y jou­erait le rôle des États-Unis. Or déjà le gouvernement canadien a été renversé pour avoir montré trop peu d'indépendance vis-à-vis des États-Unis. Et cependant son chef avait déclaré publiquement que le canada ne voulait pas être une nation satellite. 99:310 Si notre gouvernement réussit, il n'aura pas que l'Europe avec lui. Pourquoi donc l'acharnement de la Belgique et de la Hollande lors de la conférence de Bruxelles ? Ces pays n'ont jamais été indépendants que par l'antagonisme des grandes puissances qui les entouraient. L'Allemagne les garantissait contre la France, la France contre l'Allemagne ; et l'Angle­terre veillait sur les bouches de l'Escaut. Ils pouvaient se permettre d'économiser sur leurs dépenses militaires. L'en­tente de l'Allemagne et de la France les jette, pour se pro­téger, dans les bras de l'Angleterre. Pour se protéger de quoi ? D'être de vrais Européens ayant une vraie politique européenne. Ils prônent une Europe parlementaire où par les intrigues de couloir un Spaak pourrait devenir premier ministre d'Europe. C'est-à-dire une Europe totalement impuissante et livrée d'avance aux bons vouloirs des Anglo-Saxons. Ils le savent et c'est leur but. La position des Allemands et des Italiens est plus nuancée. Les Italiens baignent dans la Méditerranée et c'est la flotte américaine qui les protège. Les Allemands sont face à face avec l'armée russe et ce sont les Américains qui font les trois quarts de leur défense (comme de la nôtre). Il n'y a encore aucun traité de paix signé entre l'Allemagne et ses anciens adversaires. Une indépendance trop marquée atti­rerait des conflits diplomatiques avec les Russes. Enfin leur industrie se sent compétitive et capable de battre Américains et Anglais sur leur terrain même, surtout s'ils n'ont pas à faire les frais militaires de leur propre indépendance. Enfin Belges, Italiens, Hollandais sont en régime parle­mentaire, ce régime est très soumis aux influences exté­rieures, les socialistes y gouvernent et ont toujours louché du côté du Labour Party. Le président du Conseil belge, un catholique démocrate, allié aux socialistes, déclarait -- « Il n'y a plus de grande puissance en Europe, il y a ceux qui le savent et ceux qui ne le savent pas. » Ils oublient que s'ils voulaient être Européens, l'Europe serait une grande puis­sance. 100:310 **Les raisons sociales.** Mais pour cela, au lieu de faire de la démagogie, il faut se ceindre les reins et accepter les conditions de la liberté. Bien entendu, si on se contente de faire une Europe imitant l'Amérique, ce n'en est pas la peine. Car nous sommes entre deux régimes : celui de l'Est, le régime de la contrainte (qui amène non seulement un désastre moral mais économique aussi ; les pays qui le subissent sont en particulier incapables de faire prospérer l'agriculture) ; et le régime anglo-saxon qui est un régime mercantile. Les Anglais, comme tous les Européens, ont été en majorité des agriculteurs jusque vers la fin du dix-huitième siècle. Cependant, comme dans tous les pays protes­tants, les cultivateurs avaient perdu la propriété de la terre. L'aristocratie anglaise, en s'emparant des biens de l'Église, n'avait pas respecté les contrats de tenure perpétuelle qui laissait aux tenanciers une possession héréditaire de la terre par eux cultivée, et protégeait la propriété foncière contre l'extrême division qui chez nous a suivi la Révolution. Mais à partir du dix-septième siècle le commerce avait pris une extension rapide, et la minorité qui le dirigeait et dont l'aristocratie anglaise faisait partie, donna à toute l'Angleterre cet esprit mercantile. Aujourd'hui les agricul­teurs ne sont plus dans ce pays qu'un nombre infinie et sont formés eux aussi par l'esprit public qui est mercantile. Copions-en la description chez un autre Anglais, Hilaire Belloc, dans son livre *Pour bien comprendre l'Angleterre contemporaine :* « Il existe une profonde différence entre l'esprit mercan­tile et l'esprit producteur dans le caractère économique d'une nation. Une communauté où le ton est donné par les paysans et les artisans considère la richesse comme une chose qui est en relation avec la personnalité, comme la récompense de l'industrie individuelle... Tandis que là où l'idée économique primordiale est l'idée d'échange, la faculté créatrice est reléguée à l'arrière-plan... 101:310 Dans l'État producteur, « être quelqu'un », réussir, c'est être excellent artisan, excellent cultivateur, même si le bénéfice est mince. Dans un État mercantile au contraire, le succès ne peut se mesurer que d'après la richesse ; d'où il résulte que la richesse, dans cet État, devient à peu près le seul critère de la valeur civique... » (p. 49-51.) « Et voici de cet état de choses les conséquences : « 1° Quand l'intérêt qu'un homme apporte aux *choses* réelles et concrètes vient à diminuer, son intérêt pour la richesse abstraite (c'est-à-dire pour l'argent) augmente en proportion. L'homme qui fabrique une table ou qui récolte du blé fait de la réussite de la table ou de la récolte de son blé une question de compétence et d'habileté. Mais pour l'intermédiaire qui achète et qui revend la récolte ou la table, la qualité de la récolte ou de la table est bien indif­férente ; il ne se préoccupe, lui, que du profit réalisé par la revente de ce qu'il a acheté... « ...Certes tous les hommes partagent plus ou moins cette illusion (que le plus riche doit être meilleur) et on la retrouve dans tous les pays ; mais elle est singulièrement forte dans les sociétés mercantiles. Tous les hommes voient dans les richesses un attribut ; mais l'esprit mercantile en fait une qualité ; il la considère exactement comme on con­sidère ailleurs le courage, la beauté, la force. « 2° Il est clair que l'esprit mercantile lutte contre l'exis­tence ou la survivance d'une classe agricole... Dans l'État agricole, les mœurs commerciales seront grossières, mala­droites et perpétuellement contrecarrées. Dans l'État mer­cantile, la classe agricole est vouée à la destruction. » (pp. 115-118.) \*\*\* L'esprit mercantile a fait beaucoup de progrès en Europe depuis la dernière guerre, et c'est contre lui, sous des formes diverses, que se sont heurtés nos représentants à Bruxelles. 102:310 L'économie est dirigée uniquement pour la pro­duction, c'est-à-dire pour le bénéfice de ceux qui en détien­nent les moyens, et non pour l'homme. Et de ce fait elle est dirigée *contre l'homme.* Il en est un exemple dans le travail de nuit ; celui-ci peut être indispensable : il a toujours fallu un « quart » de nuit sur les voiliers. Il en faut un dans la chaufferie des vapeurs. Un haut fourneau qui s'arrête devient inutilisable. Mais dans la fabrication des bas et des chaussettes ? On a introduit le travail à trois équipes dans ces industries pour amortir plus vite les machines. Un pro­grès mécanique peut les rendre commercialement inutili­sables, très rapidement, et bonnes pour la ferraille (notre société est très gâcheuse). Mais comme ce sont surtout des femmes qui sont employées dans ces usines, on voit ici clairement comme cette organisation est inhumaine, elle détruit la famille (et aussi la santé). L'organisation mer­cantile est pour l'argent, mais *contre l'homme*. Il en est bien d'autres exemples. En 1945 nous nous trou­vions chez un grand fabricant de bonneterie (homme par ailleurs très bon et très juste), La femme d'un autre indus­triel dit : « Je ne sais ce que nous allons devenir si le nylon prend : il est inusable, nous n'aurons plus de travail. » La solution a été rapidement trouvée : on a fait des fils de nylon si fins, si fins, que le bas est forcé de céder quand même, et les usines tournent. Vous voyez, Mesdames, l'ori­gine d'une mode. \*\*\* Autre chose. Je lis dans *La Forêt française*, journal des propriétaires, des exploitants et des experts forestiers, un article sur *la situation internationale du marché du bois*. On y reproduit les réflexions d'un journal étranger. La situation est très bonne, mais les industriels se méfient : « La consommation accrue de meubles en Angleterre ne semble pas résulter du fait que le consommateur dépense proportionnellement plus pour son ameublement que pour d'autres biens de consommation, mais provient d'un simple accroissement de la population comme du plus d'argent liquide dont disposent présentement les travailleurs. 103:310 Ceci est le seul point faible, disent les journaux anglais, dans le développement actuel des affaires. *En Grande-Bretagne, l'acheteur moyen d'un ameublement l'achète pour une durée de vingt ans ; l'Américain, lui, renouvelle son mobilier tous les dix ans. Aussi va-t-on entreprendre des efforts en Grande-Bretagne pour* « *éduquer* » (sic) *le public dans cette voie.* Un renouvellement plus accéléré des mobiliers d'usage serait, disent les promoteurs de cette idée, un bien pour le commerce des bois durs ! » Il n'est pas tenu compte de l'utilité commune ni du bien commun, mais du *développement des affaires*, c'est-à-dire gagner toujours plus. Le rédacteur français de l'article s'indigne, bien qu'il soit intéressé à la vente du bois : il a l'esprit producteur. Il est clair qu'on ne peut pas espérer une bonne fabrication d'un mobilier destiné à durer dix ans. Ni à plus forte raison la création d'un *style* capable d'honorer tout un règne ; tout au plus un changement de *modes* qui poussera à renouveler le mobilier. \*\*\* D'autre part l'usine elle-même est organisée de manière supprimer tout l'intérêt que l'ouvrier pourrait porter à son travail. Il s'ennuie du matin au soir sur des besognes quasi mécaniques, et il y a entente générale pour en faire le moins possible. Ceux qui n'ont que *productivité* à la bouche la verraient certainement augmenter si l'ouvrier avait le moindre intérêt psychologique et pécuniaire à organiser lui-même au sein d'une grande entreprise son fragment d'ate­lier. Il est très concevable de voir un groupe d'ouvriers se concerter pour entreprendre une chaîne de montage, tout en respectant exactement les indications du bureau d'étude. Ils joueraient ainsi le rôle des sous-traitants ; ils devien­draient des hommes ayant une initiative dans l'organisation de leur travail (et de leur journée), dans le choix de leurs compagnons, au lieu d'être des robots ennuyés. Il se déga­gerait ainsi une élite ouvrière, élite aujourd'hui brimée par la masse des manœuvres qu'excitent les politiciens du monde ouvrier. 104:310 On trouvera dans les œuvres de H. Dubreuil (*L'exemple de Bata ;* *L'équipe et le ballon ;* *A chacun sa chance*) les exemples utiles pour entrer dans ces pensées qui ne sau­raient se discuter dans l'abstrait. Les communistes ont voulu mener l'agriculture comme une usine : l'ennui, la passivité, la diminution du rendement s'en sont suivis aussitôt. Une longue habitude empêche de remarquer que c'est tout pareil à l'usine, malgré les chrono­métrages et probablement aussi à cause des chronométrages. Rendre à l'homme l'*intérêt personnel, moral et pécuniaire qu'il peut trouver dans le travail est moralement la pre­mière des réformes sociales à entreprendre*. Elle est indispensable. L'ouvrier finirait par aimer son usine comme l'artisan aime son établi. Aujourd'hui, malgré toutes les institutions qui s'acharnent à détruire la famille, et malgré l'organisation du tra­vail qui la dissocie, *la famille reste le dernier bastion où peut se réfugier la loi naturelle des sociétés*. Car, on aura beau faire, à moins d'accoupler les hommes comme des lapins et d'enlever les enfants à leur mère (ce qui se voit en Chine), la famille demeure la cellule indispensable de toute société humaine. Qu'elle se défende donc ! Pour prouver qu'en proposant à la jeunesse française la tâche admirable de construire une société normale nous ne sommes pas seuls, nous avons cité des auteurs anglais. Voici maintenant un Belge, dans ce pays dont les dirigeants se sont montrés si acharnés à laisser mener l'Europe par l'esprit mercantile des Anglo-Saxons. Voici un texte de Marcel De Corte, Professeur à l'Université de Liège et dont le titre est significatif : *L'homme contre lui-même* ([^16]) : « *C'est dans le christianisme et le foyer que les exemples vécus de vie totale se retrouvent encore, inaltérables. A la persistance de leur conjugaison est suspendu tout notre destin. La famille chrétienne est désormais le seul lieu de la terre où, si nous le voulons, se maintiennent les élites.* 105:310 *Si nous le voulons ! Tout est là... Il faut que le père et la mère soient aujourd'hui tels que leurs enfants puissent les admirer, leur accorder leur approbation, les imiter, décou­vrir en eux des modèles d'homme et de chrétien, des exemples de finalité vécue, tant naturelle que surnaturelle ; la subordination des moyens à la fin n'est plus qu'un jeu lorsque la fin s'incarne, lucidement, volontairement.* « *Ainsi naîtront de nouvelles élites, humbles, solides et vraies, par la contagion de l'exemple, dans le secret du cœur qui prie sans lassitude, dans le secret du foyer dont la lumière brille.* » Nous ne vivons pas dans l'illusion. Nous savons que la famille est attaquée de toutes parts, même dans les œuvres ecclésiastiques qui la dissocient sans y prendre garde, et avec les meilleures intentions. Mais n'ayant jamais élevé de famille, nés eux-mêmes, s'il se trouve, dans des familles déjà dissociées, les ecclésiastiques qui s'occupent de ces œuvres ne se rendent pas compte qu'elles sont indispensables là où la famille n'existe plus, mais deviennent nui­sibles lorsqu'elles séparent les pères et les mères de leurs enfants dans les familles chrétiennes. **Restaurer tout dans le Christ.** Que la jeunesse se persuade donc que sa tâche demeure, comme le disait saint Pie X après saint Paul, de tout res­taurer dans le Christ. En commençant par la famille. Car les enfants élevés dans une famille désunie par un ordre extérieur défectueux ignorent les principes élémentaires : entraide, subordination des tâches, et subordination de tous aux autres, dans l'amour. Tout enfin de ce qu'ils devront apprendre (trop tard) au régiment et dans la vie, et qu'ils ne sauront peut-être jamais faire, par la faute d'une pre­mière éducation manquée. 106:310 Péguy disait : « Il faut que France, il faut que chrétienté continue. » C'est la volonté de Dieu et elle s'accomplira certainement. Par qui ? Je ne sais. Par vous, si vous voulez. Profitons donc de ce que notre gouvernement s'engage, probablement sans le savoir, dans une voie qui permettra à notre pays (et à l'Europe) de tenter l'expérience d'un ordre social vraiment naturel et par là même susceptible d'être chrétien. Car l'état d'esprit mercantile y est aussi opposé que l'état d'esprit marxiste. Il subordonne l'homme, sa vie sur terre et sa fin éternelle au profit. Bien entendu l'esprit mercantile aboutit toujours à quelque catastrophe, car l'appât du gain, la tentation d'un profit, sont plus forts que la sagesse, et à force de tirer sur la ficelle, elle casse. On l'a vu en Amérique en 1929. On le reverra et peut-être plus tôt qu'on ne le croit. Quand sont apparues les machines à laver, il s'en est vendu vingt-cinq en un an dans notre petit village. Aujourd'hui il ne s'en vend pas autant qu'il se crée de nouveaux ménages, car on se les prête en famille. La dernière guerre avait fait tant de ruines qu'à la fin les besoins furent immenses. Mais le terme arrive. Si la France veut s'appliquer à cette tâche raisonnable de limiter les droits de l'argent au profit de l'homme, bien qu'elle paraisse isolée elle sera soutenue par tous les bons esprits de l'Eu­rope. Et voici décrit par un Anglais même le sort des sociétés mercantiles. Chesterton parle de Rome et de Car­thage : « Rien au monde ne menaçait plus Carthage que Carthage elle-même. Il lui restait le mauvais génie des puissances marchandes, qui est, pour nous autres, une vieille connais­sance ; il restait le ferme bon sens et l'esprit pratique des grands financiers, les gouvernements de techniciens, les recommandations des experts, il restait le point de vue positif de l'homme d'affaires. (*L'Homme éternel*, p. 203.) « ...De leur côté les brasseurs d'affaires de Carthage, avec le coup d'œil infaillible qui distingue les véritables réali­sateurs, voyaient clair dans la situation ; il y a, comme chacun sait, des races qui montent et d'autres qui descen­dent, et elle des Romains était bel et bien finie. Toute résistance était sans espoir, donc la guerre était terminée, vu que les gens, en pareil cas, ne sont pas assez bêtes pour résister. 107:310 Tel étant le bilan, il restait maintenant à donner au gros bon sens commercial une nouvelle série d'appli­cations concrètes. Les guerres se font avec de l'argent, et, par conséquent, coûtent cher ; peut-être même sentaient-ils confusément, comme nombre de leurs pareils, qu'il doit y avoir quelque chose de contraire à la morale dans un exercice aussi coûteux. L'heure était donc venue de mettre un frein aux généraux et aux frais généraux, c'est-à-dire aux continuelles exigences d'hommes et d'argent de cet Annibal, qui ne se lassait pas de réclamer du renfort, anachronisme ridicule en un moment où la reprise des affaires demandait la plus vigilante attention... (pp. 264-265.) ...... « Comment se fait-il donc qu'il y ait toujours des gens pour nourrir l'étrange pensée que le sordide, en tant que tel, doit l'emporter sans faute sur le magnanime, et qu'il est indifférent d'être sot, pourvu que l'on ait soin d'être à la fois canaille ? Et pourquoi s'obstinent-ils à confondre cheva­lerie et sentiment, sentiment et faiblesse ? Parce que tous les hommes sont mus par leur religion, leur conception de l'univers, et que ceux qui ne croient qu'à la peur ne peuvent croire qu'au mal. La mort étant, d'après eux, plus forte que la vie, les choses inertes seront plus fortes que les créatures vivantes ; l'or, l'acier, les machines, les montagnes, les rivières et les puissances aveugles de la nature ne peuvent manquer d'imposer leurs lois à l'esprit. » (pp. 266-267.) Le seul moyen d'éviter cette catastrophe est d'inaugurer une économie politique faite *pour l'homme.* **Les moyens d'une grande tâche.** Nous conseillons donc à la jeunesse de s'examiner d'abord au sujet de la famille. Car si comme le disait Péguy «* la réforme sociale sera morale ou ne sera pas *», il est clair qu'il faut la commencer par soi-même. 108:310 Peu de jeunes gens se rendent compte que leurs parents se sont subordonnés à eux pendant la plus grande partie de leur vie active, et que l'obéissance qu'ils demandaient à leurs enfants était une nécessité du bien commun pour eux-mêmes, et une nécessité dans toute société. Vous obéirez et vous comman­derez tour à tour, et c'est par nécessité qu'on doit com­mander. Je me souviens d'une attaque pendant la grande guerre où tous les gradés étaient tombés, un sergent dut prendre le commandement de la compagnie. C'était un ins­tituteur, il commença un discours comme quoi il restait notre égal, et les hommes l'arrêtèrent en lui disant : « F... s-nous la paix : commande ! » La « Liberté » qui brille dans l'esprit des adolescents comme un idéal à atteindre est une illusion. Elle n'existerait que pour l'homme vivant seul au fond des bois. Elle est donc contraire à la nature même qui comporte l'union des sexes. Dès que ce pas est fait, la « Liberté » n'existe plus. La justice au contraire n'est pas une illusion, nulle part, en aucun temps. La « Liberté » en est une. Partout vous retrou­verez, aux champs, à l'usine, les conditions de la famille : subordination de tous à tous, intérêt commun, et dette d'amour. Il est donc nécessaire d'apprendre à fond le métier que vous aurez choisi : il vous enseignera qu'il y a une *nature des choses* contre laquelle les discours ne peuvent rien, Les gouvernements qui veulent importer des pommes de terre quand il gèle à moins 20 degrés ne savent pas que les pommes de terre gèlent à moins, et que s'ils voulaient s'en rapporter aux gens compétents, aux hommes de métier, ils ne commettraient pas d'erreurs de ce genre. Il y a une nature des choses qui diffère de métier à métier ; elle oblige le travailleur ; il y a des conditions sociales par­ticulières à chaque métier. Vous éviterez donc les erreurs des technocrates et des idéologues qui veulent tout rassembler sous une idée simple, disons simpliste, et appliquer les mêmes règles à cinquante métiers et cinquante millions d'hommes. Il vous faut donc observer soigneusement et lire les ouvrages qui peuvent vous éclairer. 109:310 D'une manière générale, il faut *éviter de faire trop tôt des règlements universels*. Il y a mille essais à faire en divers métiers pour y organiser le travail et les profits d'une manière conforme à la justice. Un événement imprévu peut être une occasion à saisir pour commencer une œuvre par le biais que l'événement présente, et non autrement. Par exemple, les livres de Louis Salleron dont des extraits ont été publiés par cette revue ([^17]) préconisent une solution excellente en elle-même. Elle consiste à attribuer aux salariés une part *du capital en formation* en créant une société pour la gérer, dont les ouvriers seraient actionnaires. Le capitalisme a en effet créé une forme nouvelle de pro­priété sans possession directe des biens réels, la société par actions. Les énormes abus des directeurs de ces sociétés ne doivent pas cacher qu'en soi cette innovation est bonne. Elle permet une propriété commune qui reste néanmoins attachée à la *personne ;* car celle-ci garde une libre disposition de sa part de cette propriété commune. La fausse idée de liberté qui règne depuis la Révolution française n'a en fin de compte laissé de liberté qu'à l'argent et aux manieurs d'argent, non aux actionnaires eux-mêmes. Car la Révo­lution a voulu sciemment dissocier toutes les associations naturelles qui pouvaient s'opposer au pouvoir de l'argent. D'où les méfaits du capitalisme. La solution proposée par L. Salleron est donc bonne. Les distributions gratuites d'actions représentent des bénéfices épargnés et réinvestis dans l'entreprise. Il est juste que tous les membres de l'en­treprise, cadres et ouvriers, en aient leur part. Il y a un autre problème, l'intérêt psychologique de l'ouvrier à son travail, qui paraît purement moral, mais dont la solution dépend de l'organisation du travail. Il touche aussi à la justice, car la valeur technique et morale de chaque ouvrier sera mise en valeur. Ce sont les livres de Hyacinthe Dubreuil, cités plus haut, qui vous expliqueront ce pro­blème. Ils sont d'autant plus importants que Hyacinthe Dubreuil fut mécanicien ajusteur et secrétaire du syndicat des métaux avant 1914 ; il a de la condition ouvrière une expérience irremplaçable. 110:310 Mais par où commencer ? Par ce qui se présente : par la patte, la queue ou les cornes. Nous avons donné l'exemple de l'un de ces commencements dans le numéro 20 de cette revue : *Naissance d'une corporation.* Ceux qui auraient du mal à trouver ce numéro pourront se procurer le texte de la conférence qui en est l'origine : *La Corporation du textile de Tarare,* par M. Marcel Doligez, président d'honneur de la Fédération nationale des Syndicats patronaux de la Branche Teinture et Apprêts. (12, rue d'Anjou, Paris -- 16^e^) C'est en 1939, deux mois après l'entrée en guerre, que démar­rèrent les institutions destinées à parer à toutes les diffi­cultés provoquées par cette guerre -- manque de matières premières, chômage, difficultés de ravitaillement, etc. Il s'en est suivi la constitution d'une caisse corporative, « *propriété commune à tous les participants d'une profession, apportant aux salariés, au-dessus des entreprises, cette augmentation de sécurité qu'ils réclament, et ceci sans toucher aux pré­rogatives patronales ; les entreprises restent à l'intérieur de la corporation absolument indépendantes et libres de régler leur activité sous leur entière responsabilité. Les employeurs et les salariés versent mensuellement leurs cotisations à une caisse professionnelle locale, administrée paritaire­ment*. » Tout est à lire dans cette brochure ou cet article. C'est là l'embryon d'une corporation. Conséquence heureuse et inattendue, les patrons eux-mêmes, qui sont très indivi­dualistes, qui ne songent guère à s'unir que contre les ouvriers, qui sont obsédés par la lutte à outrance contre leurs concurrents (et par des moyens parfois qui répugnent à l'honnêteté naturelle), les patrons eux-mêmes se sont rapprochés les uns des autres, car ils consentent pour cette œuvre d'importants sacrifices. Comme quoi la réforme des mœurs est fondamentale, et inextricablement liée (l'homme n'étant ni ange ni bête) à des formes d'organisation matérielle. 111:310 L'association entre gens d'un même métier est aussi natu­relle qu'entre personnes d'une même famille. S'opposent à la corporation tous ceux qui vivent de la lutte des classes, comme les dirigeants des grands syndicats ouvriers et les imbéciles de droite, de gauche, du Nord, du Sud, qui croient à une fatalité de l'histoire en ce sens. Il n'y a pas de fatalité pour l'homme. Et voici une anecdote qui montre à quel point ces syn­dicats sont opposés à la paix sociale et, d'une manière géné­rale, à toute organisation légale d'une profession. Le directeur d'une coopérative agricole avait fait accepter à tous les coopérateurs l'attribution aux ouvriers de la coopé­rative d'une part des bénéfices. La loi socialisante qui régit ces institutions fait une obligation aux ouvriers, en ce cas, d'être syndiqués. On choisit la C.F.T.C. : après les pre­miers pourparlers avec les responsables locaux de ce syndicat, ceux-ci, voyant qu'il n'y avait aucune chance d'augmenter les contingents de la guerre sociale avec ces ouvriers satisfaits, déclarèrent. « Oh ! ils ne nous intéres­sent guère : ils ne revendiquent pas ! » La fondation de la Corporation du textile de Tarare est significative par autre chose que sa réussite même. Elle est l'exemple d'une occasion saisie par les cheveux. Elle montre que l'événement toujours imprévu (et qui vient de Dieu), jamais commandé, doit guider l'action. On ne peut imposer aux circonstances l'ordre logique des vues de l'esprit ; il faut adapter les principes aux circonstances. L'administration en commun, par les employeurs et les employés, d'un bien de la corporation forme et dégage une élite ouvrière bien différente, et bien supérieure à celle qui dirige les syndicats ; celle-ci n'est qu'une élite de politiciens vivant des passions qu'ils excitent dans la masse. Si les syn­dicats voulaient représenter réellement les intérêts écono­miques et moraux de la classe ouvrière, il n'y en aurait qu'un par profession, et ce serait la véritable élite ouvrière qui serait à sa tête. Élite aujourd'hui réduite à l'impuis­sance par la démagogie des syndicats. 112:310 Les circonstances dans lesquelles fut planté cet arbris­seau qu'est la corporation de Tarare furent les mêmes par­tout en France. Pourquoi n'y eut-il qu'un arbre de planté ? Encore un mystère. Il suffit de deux ou trois hommes, peut-être d'un seul qui ait la vue claire... et des idées. C'est, comme on le voit, plutôt rare. \*\*\* On trouvera rassemblés dans le numéro 67 d'*Itinéraires* sur LA CIVILISATION CHRÉTIENNE tous les textes des papes la concernant. Enfin le livre de M. Marcel Clément : *Le sens de l'histoire*, est certainement l'ouvrage qui résume le mieux et la situation de la civilisation contemporaine depuis la Révolution, les erreurs qui provoquent sa lamentable ins­tabilité, ses injustices, et les remèdes à y apporter dans l'esprit et dans la pratique. « Le sens de l'histoire, dit-il, ce n'est pas la réalisation d'un régime politique idéal ni le régime économique parfait, c'est le salut des âmes, la réalisation du plan divin jusqu'à ce que le nombre des élus soit complet... L'efficacité certaine et universelle de la réforme des institutions n'est qu'une illusion. » (p. 156.) Mais l'homme est un ; la réforme des mœurs n'est pas non plus un *préalable ;* à le dire nous tomberions à nouveau dans les erreurs de logique que faisaient en même temps Maurras et ses adversaires et que nous avons relevées dans l'appen­dice de notre livre *Culture, École, Métier* sur les *Quatre Causes* ([^18])*.* Les créateurs de la Corporation de Tarare étaient des hommes de bien, désireux dans le commun malheur de vivre en paix avec leurs ouvriers ; et de les sou­tenir, mais en même temps des hommes profondément versés dans tout ce qui concerne leur métier. *Des hommes d'une haute moralité mais sans expérience technique et sans expérience humaine peuvent se tromper lourdement au sujet des réformes à faire*. C'est le cas de beaucoup de pro­gressistes. A l'heure actuelle une réforme du syndicalisme aurait certainement une heureuse influence morale, mais il faudrait que nos chefs eussent la pensée de l'interdépen­dance des causes morales, sociales et politiques. 113:310 **Au-dessus des gouvernements.** Nous invitons donc la jeunesse à s'intéresser à l'indépen­dance de l'Europe, occasion à saisir, la seule peut-être, qui permette de rendre viable un ordre social fait *pour l'homme* et non contre lui. Nous savons qu'il y a beaucoup d'idées fausses, dans les têtes de nos dirigeants. La plus grave, nous l'avons dénoncée dans le second numéro de cette revue même, c'est *la confu­sion du gouvernement et de l'administration.* Elle est si grave qu'elle causa la chute de l'Empire romain. Elle est grave parce que les principes du gouvernement sont opposés à ceux de l'administration : leur confusion aboutit à créer des difficultés de gouvernement. Ce qui est bien visible dans les conflits de l'État avec le secteur nationalisé ; car il y perd le rôle d'arbitre et n'est plus qu'un patron débordé par une tâche qui n'est pas la sienne. Les gouvernements sages évitent le plus possible d'admi­nistrer eux-mêmes ; ils laissent les groupes sociaux s'admi­nistrer à leurs frais. Mais lorsque les administrations ont réussi à dominer l'État, les administrations prolifèrent dans leur unique intérêt, au détriment de la nation ; une bonne administration consiste en effet à établir les règles les plus simples et les plus générales ; un bon gouvernement à susciter, protéger les initiatives les plus diverses pouvant con­tribuer au bien commun. Sous peine de succomber à la complexité des cas divers, *l'administration doit être régio­nale et limitée à des cas simples*. Si l'État veut administrer au lieu de gouverner, il épuise les hommes qui sont à sa tête à résoudre (mal, faute de compétence) ce qu'il devrait laisser à l'initiative des corps intermédiaires. Notre gouvernement actuel hérite d'un lourd passé d'erreurs et d'incurie (en France comme en Algérie, d'ail­leurs). Il hérite en somme de soixante-dix ans d'anarchie. Il y a cinquante ans, que les musulmans instruits auraient dû avoir part à l'administration de l'Algérie : 114:310 notre admi­nistration, qui gouvernait en l'absence d'institutions ren­dant le gouvernement possible, a gardé les places pour elle. Il y a cinquante ans que devrait exister un enseignement agricole sérieux (il n'existe pas encore). On aurait alors des paysans aptes à tenir leur rôle non seulement dans leur métier, mais dans l'État. Ils sont aujourd'hui ceux des citoyens les plus proches de la révolte. Et il en est de même dans le monde entier. L'État est alors obligé de suppléer à l'absence d'initiatives cohérentes chez les hommes, de la terre. C'est un cercle vicieux. Les citoyens actifs et compétents se forment dans les corps intermédiaires. En supprimant la liberté de ces derniers, on empêche de se former l'élite capable de con­seiller l'État, et de s'administrer elle-même. Ainsi ce Fonds d'Organisation des Marchés agricoles est alimenté par le budget de l'État, mais dirigé *administrati­vement*, il est toujours en retard pour l'action, indifférent aux profits et pertes. En même temps les associations de producteurs qui doivent fonctionner grâce aux cotisations de leurs membres, assises sur la valeur des produits, doivent recevoir l'agrément de l'État, agrément qui *peut leur être retiré par simple décret*. C'est-à-dire que l'administration décourage d'entreprendre quoi que re soit sans elle. Et comme pour favoriser le monde ouvrier l'État fixe arbitrairement le prix des produits agricoles, comment les cultivateurs auraient-ils des économies à placer dans les associations de producteurs et des œuvres propres à leur profession ? Tout se passe comme si on voulait nationaliser l'agriculture. On connaît le résultat dans les pays qui ont donné dans cette erreur. \*\*\* Aujourd'hui trop de gens ne pensent qu'à gagner de l'argent pour vivre (qu'ils croient) dans la béatitude. Nos parents ne demandaient qu'à gagner leur vie pour élever leurs enfants convenablement. « *Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît*. » 115:310 Cette parole de Jésus est une vérité entière, certaine, expérimentalement vérifiée ; mais, la justice du royaume de Dieu demande non l'insouciance, mais une stricte fidélité au devoir d'état. S'il y a une jeunesse qui ait le désir de bien faire (et nous savons qu'elle existe), elle ne manquera pas de besogne, à savoir : entreprendre la réforme de soi-même, tâche univer­selle et condition de la vie ; connaître le mieux possible son métier ; travailler à l'indépendance de l'Europe par son application à instaurer un ordre juste et humain apte à faciliter la vie morale dans toute la société. Le Play disait (*Organisation du travail*, p. 180) : « Ces écrivains (les économistes) ont assimilé les lois *sociales* qui fixent le salaire des ouvriers, aux lois *économiques* qui règlent l'échange des marchandises. Par là ils ont introduit dans le régime du travail un germe de désorganisation ; car ils ont amené les patrons à s'exempter en toute sûreté de conscience des plus salutaires obligations de la coutume. » Cette erreur est toujours celle du monde anglo-saxon. Il disait encore (p. 15) : « La corruption provient, en général, des classes dirigeantes ; elle peut avoir parfois sa source dans le personnel des ateliers... Mais au milieu de cette diversité d'origine, le mal n'a à vrai dire, qu'une seule cause première : la transgression de la loi morale. » L'indignité possible du gouvernement des États n'est pas une raison suffisante pour s'abstenir. Sully fut le grand ministre d'un grand roi. Ce grand roi fut jusqu'à la fin de sa vie incapable de maîtriser une très basse passion pour le cotillon. La fortune de Sully commença au sac d'une petite ville du Midi de la France, par la bande protestante dont il faisait partie. Il s'y empara d'une cassette contenant 75.000 écus d'or. Avec cet argent il fit le commerce de che­vaux pour la remonte de la cavalerie des révoltés. Nous citerons un passage de Le Play. Personne n'ose parler de cet écrivain. C'est lui pourtant le grand économiste du XIX^e^ siècle ; nous avons cité dans le numéro 50 d'*Itiné­raires* (p. 80) la préface prophétique qu'il écrivait en juillet 1870 sur l'avenir de l'Europe, dans son ouvrage sur *L'Organisation de la* Famille. Voici un extrait de *L'Orga­nisation du Travail* (1870) 116:310 « *Ceux qui croient à la chute fatale de certaines nations voient dans nos catastrophes réitérées une nouvelle vérifi­cation de leur fausse théorie. Les uns et les autres se per­suadent de plus en plus que les Français sont désormais incapables de remonter le courant qui, depuis deux siècles* (*Le Play compte le XVIII^e^ siècle*)*, les entraîne vers la déca­dence. Pour moi, j'ai été soutenu dans tous mes travaux par la conviction opposée, et je m'y assure davantage à mesure que je connais mieux les hommes et les choses de mon pays. Je suis porté par les considérations suivantes à penser que la réforme est loin d'être impossible ; je vois même qu'elle pourrait être prochaine, si les bons citoyens qui aperçoivent le mal se concertaient et se dévouaient pour revenir au règne du bien.* » Là-dessus est arrivée, la III^e^ République ; elle a accru le désordre, créé une guerre civile endémique, et avancé la décadence. Mais aujourd'hui où le régime parlementaire soulève le dégoût de tout le monde (sauf des parlementaires, bien entendu), où il s'installe petit à petit un vrai régime représentatif (celui des syndicats professionnels), on peut se reprendre à espérer comme le faisait Le Play : « *Même après les deux siècles funestes qu'ils viennent de traverser, les Français ne se sont point tous résignés à subir la décadence... Il est vrai qu'ils se sont constamment égarés dans leurs tentatives de réforme, soit avec les lettrés du siècle passé, soit avec les révolutionnaires et les légistes de l'ère actuelle ; mais du moins ils ont toujours manifesté un vif désir de restaurer un meilleur ordre de choses.* « *D'un autre côté, en se livrant à ces tentatives, les Fran­çais n'ont point montré cette légèreté et cette inconstance qu'on se plaît parfois à leur reprocher. On peut même dire qu'à certains égards ils ont eu trop de suite dans leurs idées et dans leurs actions. Ils ont supporté pendant un siècle les désordres de l'ancien régime en décadence, attendant avec une patience inaltérable que la monarchie absolue nous ramenât enfin, comme au temps de Louis XIII, à la pros­périté.* 117:310 *Désabusés après une si longue attente, et tombant aussitôt dans une erreur nouvelle, ils ont demandé aux révo­lutions, avec la même constance, ce que l'ancien régime ne leur donnait plus. Jamais peuple ne fut plus longtemps fidèle à deux idées fausses, après avoir persisté pendant huit siècles dans une idée juste.* « *Ce zèle pour la réforme, cette fidélité pour les principes, ne sont point éteints à notre époque. Ils porteront leurs fruits dès que la France sera rentrée dans les voies de la prospérité, c'est-à-dire quand la distinction du bien et du mal aura été généralement rétablie dans les esprits et dans les cœurs.* » Les livres de Le Play ont vieilli, bien entendu, puisqu'ils datent de plus de cent ans ; le mal s'est beaucoup accru sous toutes ses formes, mais jamais les observations fondamen­tales n'ont été faites avec plus de force et de précision, même dans les encycliques pontificales qu'elles précèdent de trente, ou quarante, ou cent ans. Un contact étroit avec les réalités journalières du travail est nécessaire pour en parler avec précision. Les encycliques sont particulièrement utiles pour permettre de *distinguer parmi les penseurs appliqués à l'étude de ces questions ceux dont la pensée est conforme à la doctrine de l'Église.* Le Play fut continué par La Tour du Pin. Voici un extrait de ce dernier pris presque au hasard dans ses œuvres : « Les peuples ont probablement le gouvernement qu'ils méritent, et certainement celui qu'ils peuvent. Autrement dit, il y a une relation certaine entre la constitution de la société civile et celle du pouvoir. Les transformations de l'une s'imposent à l'autre ; et lorsqu'il y résiste, une révo­lution vient faire l'œuvre de l'évolution retardée. Sans même évoquer les exemples historiques qui s'offrent en foule à la pensée, celle-ci se figure difficilement la société du Moyen Age sans un pouvoir féodal, la République oligarchique de Venise sans un patriciat, une société désorganisée sans une démagogie césarienne. 118:310 « Lorsqu'on touche, comme la France actuelle, à ce der­nier stade, on est porté à le croire fatal, tant il correspond au nivellement, à l'émiettement actuel de la société ; à moins que de se demander si cet état social est lui-même aussi fatal qu'il le paraît, ou s'il n'est pas heureusement modi­fiable jusqu'au point d'être capable de se prêter à un autre principe de gouvernement et même d'en favoriser l'établissement... (p. 421). Nous avons voulu montrer dans le déve­loppement du mouvement syndical et dans son extension à toutes les conditions comme à toutes les professions le point de départ des organisations corporatives de l'avenir -- modernes en leur formation, car la classe ouvrière, devenue plus nombreuse en même temps que le patronat lui devenait moins accessible, y doit avoir, à l'égal de toute autre, son droit propre et y trouver ses garanties ; -- antiques en leur principe d'association, car c'est celui même de la société chrétienne auquel s'attaqua tout d'abord la Révolution. » (*Vers un ordre social chrétien*, p. 422 ; article daté de 1896.) Or un jeune prêtre de trente-cinq ans environ m'avouait n'avoir jamais entendu parler au séminaire ni de Le Play ni de La Tour du Pin. Ces textes cependant nous relient à la vraie tradition chrétienne, qui respecte la nature humaine des sociétés, et sans quoi rien ne peut se faire qui soit fructueux. Ils nous apprennent aussi que nous n'avons pas inventé grand-chose, que les maux contemporains viennent de loin et qu'ils ont été, avant nous, exactement jaugés. Il n'est pas jusqu'à l'endettement du monde agricole au crédit national qui n'ait l'air voulu par l'administration. Car il existait et il existe toujours un *Crédit agricole mutuel* prospère, que l'État n'a pas réussi à éliminer malgré les avantages puisés dans le budget qu'il alloue à son propre crédit agricole. Nous avons des illustrations très anciennes de cette manière de faire dans la Genèse : « Les pays d'Égypte et de Chanaan étaient épuisés à cause de la famine. Joseph recueillit tout l'argent qui se trouvait dans les pays d'Égypte et de Chanaan, contre le blé qu'on achetait, et il fit rentrer cet argent dans la maison de Pharaon... » 119:310 Joseph leur donne alors du blé en échange de leurs trou­peaux, et l'année suivante, la famine continuant, les Égyptiens vinrent à nouveau vers Joseph : « Il ne nous reste devant mon Seigneur que nos corps et nos terres : achète-nous ainsi que nos terres pour du pain... Joseph acquit ainsi toutes les terres à Pharaon. » Mais le Pharaon ne prit ensuite que le cinquième de la récolte. Trois mille cinq cents ans après, en Algérie, les grands propriétaires musulmans s'adjugent les quatre cinquièmes et ne laissent qu'un cinquième à leurs fermiers. \*\*\* Les jeunes gens ont donc en face d'eux un travail de relèvement moral et social dont on peut dire qu'aujourd'hui les principes ont été posés par nos grands devanciers, avec clarté, et par les encycliques. Il s'accorde avec l'essai d'indépendance de l'Europe sans laquelle il n'est pas d'indé­pendance économique possible et par suite pas de réforme sociale. Que fera l'Europe ? Et comment se fera-t-elle ? Nous n'en savons rien. Il a toujours fallu un fédérateur pour fédérer des pays dissemblables. Ce sont par exemple les Bernois qui ont fédéré les cantons suisses. Thésée a fédéré les petits chefs de l'Attique. Nos rois ont fédéré les Bretons, les Basques et les Provençaux, Picards et Bourguignons ; et les carac­tères de ces différentes provinces, loin d'être nivelés par cette union, après tant de siècles sont toujours aussi marqués. Personnellement nous désirons voir se faire l'Europe dans une parfaite égalité de tous les groupes et sans vouloir dominer qui que ce soit. Cependant nous nous sentons archi-français, probablement avec les défauts attachés à cette qualité. Adenauer qui, toute sa longue vie, fut partisan de l'entente avec la France, est sans doute archi-allemand. 120:310 Les seuls vrais Européens qui existent encore sont les membres des anciennes familles royales de d'Europe qui sont toutes alliées entre elles. Blanche de Castille fut la mère de saint Louis (et quelle mère !). Elle était fille d'une mère française. Catherine de Médicis était à moitié ou aux trois quarts auvergnate. Seul un membre de ces familles nous semble avoir l'autorité morale et l'indépendance politique lui permettant d'être accepté dans toute l'Europe et d'être un fédérateur pacifique. Il faut remarquer que l'Europe des Six actuelle est tout entière de formation intellectuelle et morale catholique. Elle est capable de comprendre ou d'admettre un ordre social chrétien. Elle devrait s'adjoindre l'Espagne. Contre ces deux points travailleront de toutes leurs forces l'Angle­terre et les socialistes de partout, en particulier les socia­listes belges et hollandais. Pauvres hommes politiques ! quelle tâche est la leur : qu'ils paient chèrement leur autorité d'un jour ! N'essayez pas de la leur enlever, Dieu les mène malgré eux. Il tire le bien du mal. Et vous, jeunes gens qui fondez une famille, qui prenez un métier, vous avez une tâche bien claire, sim­plement en élevant vos enfants chrétiennement, en paci­fiant votre métier, vous transformerez la constitution de la société civile. Il faut résister à l'État pour le débarrasser lui-même de la sujétion où il est vis-à-vis d'une administration oublieuse de sa vraie fonction, pour défendre l'autonomie des corps intermédiaires. Comme le dit La Tour du Pin (et l'expé­rience historique) : « *Les transformations de la société civile finissent par s'imposer à l'État... et lorsqu'il y résiste, une révolution vient faire l'œuvre de l'évolution retardée.* » Il s'agit de retrouver les conditions normales d'une société, faite pour l'homme et non pour l'enrichissement des spécu­lateurs. Elle ne peut se faire au moment du temps où nous sommes que par la restauration des mœurs chrétiennes, car depuis cent cinquante ans toutes les idéologies ont échoué. Elles ont échoué parce qu'elles étaient toutes matérialistes et voulaient oublier ou étouffer la grande aspiration de l'humanité vers Dieu : que votre règne arrive ! Henri CHARLIER. 121:310 ## NOTES CRITIQUES ### Le *Céline* de Bardèche Maurice Bardèche\ *Louis-Ferdinand Céline\ *(La Table ronde) Contrairement à ce que doivent imaginer les journalistes, ces deux célèbres témoins d'une période noire n'ont pas passé leur vie à comploter ensemble contre la démocratie. Et même Bardèche explique, au seuil de son livre, que jusqu'à ces derniers temps, il connaissait mal l'œuvre de Céline. Il s'y est intéressé à cause d'une idée qui paraît assez fausse : l'écri­vain, pensait-il, était un artisan, il est devenu un exhibitionniste passant sa vie, comme le pélican, à mettre ses tripes au soleil. Bardèche voyait comme exemples typiques de cette évolution J.-J. Rousseau, Léon Bloy et Céline. L'étude de ce dernier l'a fait revenir de ses préventions : « Je dus même admettre qu'il avait été cet artisan que je souhaitais retrouver chez l'écrivain. » En regardant de plus près Rousseau ou Bloy il serait arrivé à la même conclusion. Son étude de Céline, admirable de justesse, lui a fait faire des décou­vertes qui seront bien utiles à tout le monde, tant cet écrivain a embrouillé ses pistes. Et d'abord l'auteur du *Voyage* et de *Rigodon* ne cesse d'inventer. Ce n'est pas sa vie qu'il raconte, contrairement à ce qu'il laisse croire, c'est une broderie fantastique à partir de sa vie. 122:310 On se dou­tait bien sûr que Bardamu n'a pas traversé l'Atlantique en galère, mais on ne savait pas qu'il ne fut jamais le soldat anarchiste ou le marginal qui nous est montré. Ou plus exactement, Bardamu peut bien être ci, ça, ce n'est pas Céline dont l'enfance ne fut pas miséreuse, dont la révolte ne fut ni si complète, ni si précoce. Et on sait depuis longtemps que la fameuse trépanation n'eut jamais lieu, etc. Alors ? Alors il faut penser que Céline est dans sa meilleure forme lorsqu'il invente, délire, avec une liberté totale, guidé seulement par ce qui l'émeut. Dans une lettre à Léon Daudet (citée ici p. 343) il écrit : « Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. » Tous les mots comptent dans cette phrase qui pourrait être la devise de l'œuvre. Les confins de la mort, on les côtoie, on les rêve, tout au long de ses livres. Le grotesque : c'est sa hantise de faire rire, crever de rire, avec les scènes les plus horrifiques. Se réjouir de cette étrange situation, c'est le penchant de cet écrivain aux couleurs du siècle, coaltar et soufre. Céline fait le pitre, pense-t-il, pour échapper au bourreau. Il a le rôle de bouffon d'un despote asiatique. Aujourd'hui ce despote c'est l'opinion, la foule. Elle a une brutalité bestiale et une grande cruauté dès qu'on ne l'amuse plus. C'est pour lui plaire que Céline a commencé par *Le Voyage au bout de la nuit,* où il orchestre des thèmes gauchards à la mode (la guerre vue comme par Barbusse, la colonie comme par Gide, l'Amérique comme par Duhamel). Pour vendre plus, dit-il, en s'esclaffant. Jugement exact de Bardèche : « Céline est un communiste sentimental d'avant la dialectique marxiste. » Bardamu, c'est le petit écrasé par les gros, les malins : thème cher à la France du XX^e^ siècle. Puis viendront les pamphlets dont Céline ne vit sans doute pas à quel point ils l'engageaient. Cela le conduira à fuir en Allemagne, au Dane­mark, bien furieux d'être pris au piège. Son excuse : « J'ai fait ça pour la paix. » Sa manière de s'en tirer : retrouver ses sentiments de cuirassier de 14, héroïque, patriote, toujours volontaire pour les missions risquées. Il se plaint amèrement qu'on le confonde avec les « collabos » (il insulte Cous­teau, *Rivarol* etc.). Cela n'est sans doute pas très honnête. Mais Céline se retrouve très à l'aise dans le personnage du bouffon menacé, du gibier toujours pressé par la meute, plaisantant pour prolonger la course, survi­vre. Maurice Bardèche raconte cela très bien. Il a bien raison de mettre *Nord* très haut : un des sommets de l'œuvre avec *Mort à crédit* et *D'un château l'autre.* C'est dans *Nord* qu'on trouve ce mot-clé, clé pour Céline, clé pour toute l'époque : « ...*tous les vaincus sont des ordures !* » Pas de place pour la pitié, dans ce monde dur, pas assez de raison pour un jugement libre. Chacun a juste la vie suffisante pour courir se ranger avec les vainqueurs, écrasant et injuriant ceux qui ont perdu. C'est la morale des masses, on n'est pas près d'en sortir. Dans sa vision hallucinée, Céline a finalement décrit avec exactitude un enfer monotone, la face du monde moderne qu'on n'aime pas voir. 123:310 Je finirai par une petite digression. Dans *Nord* on peut lire : « l'inva­sion slave ! comme vous les berbères à Marseille !... naturel !... mainte­nant ici bientôt les russes ! Les polonais pour commencer ! et puis les chinois pour finir. » Cette obsession de l'invasion, l'Europe blanche submergée par les peuples d'autres continents, on peut penser qu'elle joue chez Céline le rôle d'une justification : « En refusant la guerre, voilà ce que je voulais évi­ter. » Ce n'est pas seulement chez Céline, mais aussi chez d'autres écri­vains qui furent suspects en 45 que l'on trouve cette hantise. Abellio, dans *Visages immobiles* promet pour le prochain siècle une *pax sinica* étendue au monde. Chardonne écrivait : « Plus tard, les Chinois motori­sés, alors deux milliards, couleront sur le globe comme l'huile. » (*Le ciel dans la fenêtre.*) Et le même cite Morand faisant dire à Jacques Cazotte : « Après Caliban blanc, ce sera Caliban jaune et puis Caliban noir ; après ce sera le singe parce qu'il imite le mieux l'homme, et puis il n'y aura plus que des choses. » J'insiste : la phrase est mise dans la bouche d'un homme du XVIII^e^ siècle, temps où l'on admettait la hiérarchie supposée ici. Aujourd'hui, « il y a des idées interdites », comme le rappelle Bardèche, et des tribunaux pour faire respecter ces limites. Toutes ces prédictions datent des années cinquante. Une génération après, elles n'apparaissent pas invraisemblables, sauf que ce n'est pas le Chinois qu'on voit s'installer en Europe. Autre passage grinçant, dans *Nord,* celui où Hauboldt, le docteur S.S., évoque ses rencontres à Lisbonne (terrain neutre) avec des médecins alliés, tous se lamentant : la guerre pourrait être raccourcie par de bonnes épi­démies, mais elles ne prennent plus. On a trop bien vacciné les peuples. Eh bien, cette situation est peut-être en train de changer. Il y a le sida. Georges Laffly. 124:310 ### Chirac à la lumière de Platon En repensant au « mouvement » étudiant de l'automne, et aux recu­lades successives du gouvernement Chirac, j'ai rouvert *La République* de Platon (livre VIII, 562 c) : « *Lorsqu'une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s'enivre de ce vin au-delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d'être des criminels et des oligarques.* » Jacques Chirac le premier, avec son bonnet phrygien comme emblème, en avait versé de ce vin à ses électeurs, avant mars. Au-delà de toute décence. Sa « philosophie », si tant est qu'il en ait une, il ne savait la résumer qu'en s'opposant à Jean-Marie Le Pen, par une vague profession de foi aux droits de l'homme sans Dieu de 1789 (DHSD). Le voici déjà châtié pour le petit projet d'une loi sur l'enseignement supérieur, à peine moins socialiste que la précédente : trop dur pour ce qu'il a de mou et trop mou pour ce qu'il a de dur (comme disait Bainville à propos du traité de Versailles). Le voici déjà traité de « criminel » et de « fasciste » par des émeutiers furieux, typiquement « démocrates » au sens de Platon. Au nom de quoi, avec son bonnet phrygien, pourrait-il résister aux « *bourdons* » de la République. Les bourdons sont chez Platon les relé­gués ou les perdants du régime, que la classe dirigeante en place a exclus de son sein ; ils espèrent toujours, à la faveur d'une révolution politique, rentrer en possession des biens ou des pouvoirs qu'ils ont perdus. La plu­part, quoique pervertis, sont doués et savent exploiter habilement les pas­sions populaires et notamment celles de la jeunesse. Cela est d'autant plus aisé aux bourdons d'aujourd'hui qu'ils contrôlent, malgré leur relégation, les services publics d'enseignement et de communication... *Docilité oblige !* La situation et les principes mêmes du premier ministre l'obligeaient à la docilité envers la rue et la pègre gauchisante : il s'est rendu comme il se rendra probablement à nouveau. Cela est connaturel à la politique de la droite libérale tant qu'elle appellera les Français, comme le ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, à « *défendre avec nous la République et la démocratie* »*.* 125:310 Comme Jack Lang et Michel Rocard, comme Harlem Désir et David Assouline, comme Henri Krasucki et Georges Marchais. Ils ont tous le même langage. La même langue de bois des bourdons de la République. Démagogie oblige ! C'est inscrit dans le principe de l'alter­nance majoritaire. Le code de la nationalité ? Si Jacques Chirac ne se montre pas aussi docile, il s'expose au même châtiment. Comme pour Devaquet et sa loi, les bourdons et leurs essaims habituels descendront dans la rue exiger la tête de Chalandon et le retrait de son texte. La loi électorale en Nouvelle Calédonie ? Idem. La tête de Pons est déjà réclamée par Tjibaou, le pré­tendu président du gouvernement rebelle que Mitterrand a établi chez les Canaques. Et ainsi de suite selon la logique infernale de la cohabitation. Une coordination qui n'est pas seulement étudiante est toujours prête pour mobiliser au moment opportun : On l'a vu avec les cheminots... Mais revenons à Platon et à sa description d'une cité démocratique décadente : « *Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d'hommes serviles et sans caractère. Par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l'air de gouvernés et les gou­vernés qui prennent l'air de gouvernants. N'est-il pas inévitable que dans une pareille cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?* (*...*) *Qu'il pénètre, mon cher, dans l'intérieur des familles et qu'à la fin l'anarchie gagne jusqu'aux ani­maux ?* (*...*) *Que le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'ait ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre, que le métèque devienne l'égal du citoyen, le citoyen du métèque et l'étranger pareillement.* » (562 d.) Tout est dit. Nous sommes dedans. Et Chirac est dedans. *L'air de gouvernants* Un exemple. Plusieurs élèves du collège Louis Jouvet de Bellac (Haute-Vienne) ont été « *collés* » un mercredi pour avoir participé à la grande manifestation de protestation contre la loi Devaquet. Le directeur estimait en effet qu'il s'agissait d'une « *absence irrégulière* » telle qu'elle est prévue dans le règlement de l'établissement. Il l'a donc signalé par lettre aux parents en leur demandant s'ils se déclaraient « *solidaires* » de leur enfant. Dans la négative, les manifestants ont dû subir une retenue de quatre heures. Eh bien, au rectorat de Limoges, on s'est montré « *très étonné* » (*sic*) de cette initiative. Je ne sais même pas si le directeur n'a pas été sanctionné... 126:310 Au lycée Henri IV de Paris, l'administration était plus avisée : « *On a donné au proviseur la liste des grévistes, indiquait un élève de première ; comme cela, au conseil de classe, il pourra témoigner que les absents ne sont pas des fumistes mais des grévistes.* » On régularise ainsi l'irrégularité en reconnaissant un statut de manifestant, une qualité de *gréviste,* à des lycéens... *non salariés !* Le rectorat ne s'est pas « étonné »... Mais lors des manifestations, on a même vu Charles Hernu, l'ancien ministre de la Défense, suspendre la réunion du conseil municipal de Vil­leurbanne pour organiser une quête au profit des lycéens de sa com­mune : 3.700 francs ont été recueillis, afin de leur payer leur promenade séditieuse à Paris. Sans se soucier de l'avis éventuel des parents. Les gouvernés qui prennent l'air de gouvernants, selon l'expression de Platon, ce sont aujourd'hui les lycéens et les étudiants, tout au moins la partie récupérée qu'on veut faire prendre pour « la jeunesse ». Ils savent tout avant même d'avoir appris et fait leurs études. Les adultes surtout n'ont rien à leur enseigner. On assiste à un véritable culte de la jeunesse, signe de toutes les décadences. *L'air de gouvernés :* « *Le maître craint ses disciples et les flatte,* écrit encore Platon, *les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent plein d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.* » (563 a.) C'est tout à fait cela. Si l'on en croit un sondage *Ipsos* paru dans *VSD* (12 décembre) : 79 % des Français ont donné raison à Jacques Chi­rac d'avoir retiré le projet Devaquet. C'est la population qui emboîte le pas à cette jeunesse. C'est ce père de famille de 49 ans, enseignant, qui a marché avec son fils et ses élèves, devant lequel s'extasie *La Croix* (5 décembre) : « *Que le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal... que le fils s'égale à son père...* » C'est aussi et surtout la classe politique qui se met à l'école des éco­liers, courtisant la jeunesse de gauche à droite, dans tous les camps. Un consensus de plus, comme dit Frossard : « *La jeunesse a toujours raison.* » 127:310 Même quand elle a tort ! C'est Monory qui « l'aime et la respecte » et trouve « sympathiques » ses mouvements spontanés (*sic*). C'est Mitterrand qui rend hommage à la « sagesse profonde des jeunes » et à leur « matu­rité » (*resic*)*.* C'est enfin Chirac qui capitule pour avoir commis, malgré lui, le crime de lèse jeunesse... « *Des gouvernants qui ont l'air de gouver­nés* »* :* avec quelle superbe, dit aussi Platon, ils foulent aux pieds tous les principes de la civilisation, s'occupant seulement à affirmer leur bienveil­lance pour le peuple (558 b). *Les* « *serviles* » Quant à ceux qui obéissent à la loi, ceux qui travaillent simplement, la majorité des étudiants en réalité, la démocratie avec ses pouvoirs médiatiques les bafoue et les traite de « *serviles* »*,* sans caractère. Mépris du gouvernement lui-même pour ceux qui l'ont soutenu. Les policiers, les forces de l'ordre, les « CRS-SS » deviennent les boucs émissaires, les responsables de tous les maux. Considérés comme une insupportable provocation par leur seule présence, ils devraient rece­voir tous les coups sans broncher, sans jamais riposter : pour ne pas heurter la sensibilité des étudiants, indisposer les émeutiers, brimer provo­cateurs, casseurs de flic, faiseurs de barricades, incendiaires de voitures et pilleurs de magasins... Contre eux seuls désormais, avec leur uniforme honni, s'exerce le « *délit de sale gueule* »*.* C'est bien « *contre les violences policières* » en effet qu'ont défilé le 10 décembre 1986 quelque 200.000 gouvernés-gouvernants. « *Contre les vio­lences policières délibérées ayant atteint des étudiants et des lycéens qui ne revendiquaient qu'un légitime droit d'expression* »*,* ose dire le MRG qui n'a certes pas le monopole de l'originalité. « *Plus jamais ça* », affirmait le mot d'ordre de la manifestation. Autrement dit : que plus jamais ceux qui sont les gardiens de la paix opposent une légitime défense à la violence de quelques séditieux ou autres *hooligans,* premiers responsables de la mort du jeune Malik Oussekine. *La fantaisie des terroristes* Mais en démocratie décadente, les gens d'arme ne peuvent plus faire respecter la loi ni les juges la défendre. C'est connu depuis Platon : 128:310 « *Dans cet État,* constate-t-il, *on n'est pas contraint de commander si l'on en est capable, ni d'obéir si l'on ne veut pas, non plus que de faire la guerre quand les autres la font, ni de rester en paix quand les autres y restent, si l'on ne désire point la paix ; d'autre part, la loi vous interdit-elle d'être magistrat ou juge, vous n'en pouvez pas moins exercer ces fonctions, si la fantaisie vous en prend.* » (557 e) C'est exactement ce qui s'est passé en décembre à la Cour d'Assises de Paris, devant les menaces de mort du terroriste Régis Schleicher contre les jurés qui devaient décider de son sort ainsi que de celui de deux autres « militants » d'Action directe. Les jurés ont craqué. Le tribunal s'est défait, incapable de juger. Car la justice « prolétarienne » met aujourd'hui plus facilement ses menaces à exécution que la justice légale. Le comble : c'est elle qui apporte ainsi à nos députés et nos ministres la preuve de l'effet dissuasif de la peine de mort ! « *Hé quoi !* ajoute Platon, *la mansuétude des démocraties à l'égard de certains condamnés n'est-elle pas élégante ? N'as-tu pas déjà vu dans un gouvernement de ce genre des hommes frappés par une sentence de mort ou d'exil rester néanmoins dans leur patrie et y circuler en public ? Le condamné, comme si personne ne se souciait de lui ni ne le voyait, s'y pro­mène, tel un héros invisible.* » (558 a) On croirait reconnaître certaines amnisties d'aujourd'hui. Le voilà donc cet État où le laxisme et la démagogie sont maîtres, où les objec­teurs de conscience ont un statut régulier comme les écoliers buissonniers celui de gréviste ! Où surtout les terroristes en viennent à devenir des par­tenaires avec lesquels on négocie. Où finalement les marginaux et les minorités font la loi selon leur fantaisie pour le dommage du plus grand nombre des citoyens. *L'égal du citoyen* Mais qu'est-ce qu'une cité dans ces conditions ? Qu'est-ce qu'un citoyen ? Néant. Platon le dit : « *Un gouvernement agréable, anarchique et bigarré dispense une sorte d'égalité aussi bien à ce qui est inégal qu'à ce qui est égal* (*...*) *Le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque et l'étranger pareillement.* » Les droits qui dérivent de la nationalité ne s'héritent plus ou ne se méritent plus. On est Français non plus par le sang reçu et par la sueur ou le sang versés mais par sa seule présence sur l'hexagone. Il suffit d'y être pour y rester et d'y rester pour devenir Français, sans même le demander et souvent sans le savoir. 129:310 Cette nouvelle justice égalitaire des DHSD profite évidemment aux immigrés au détriment des Français de souche ou d'élection (véritable). Elle leur apporte des avantages considérables sans obligation de charges ordonnées à la réalisation du bien national. Elle leur apporte une « part sociale » anormale, constituée de droits sans devoirs. Les Beurs peuvent par exemple choisir le terrain de leur service militaire sans perdre aucun de leurs droits (en 1985 : 6037 avaient choisi l'armée FLN, 569 l'armée française). Pardon pour le jeu de mots, mais ils peuvent avoir le beurre et l'argent du beurre à l'encontre du bon sens populaire : il suffit de regar­der certaines statistiques de la Sécurité Sociale ou de l'ANPE pour mesu­rer la disproportion. Tout est bon pour eux en France (jusqu'aux prisons qui en regorgent sans qu'on pense même à les expulser en dépit de la surpopulation carcérale). En outre, le chiffre de plus en plus élevé d'étrangers sur notre sol constitue une menace pour le bien commun national dans la mesure où ce seuil atteint gravement notre identité culturelle. Car cet « envahisse­ment » d'immigrés principalement musulmans n'implique pas l'assimila­tion mais provoque au contraire le heurt des cultures comme on a pu le voir au Liban et comme on commence à le constater en France. En matière d'immigration, comme en toute politique, c'est la discrimi­nation ou « *l'inégalité protectrice* » qui doit s'appliquer. La discrimination nationale qui distingue entre citoyens et étrangers est dans toute civilisa­tion et n'a rien, en France, de racial. C'est la préférence nationale qui protège le bien commun de la cité. Platon le savait. Les métèques qui n'ont pas les mêmes devoirs que les citoyens n'ont pas les mêmes droits. Or, c'est simplement pour avoir demandé aux immigrés, déjà privilé­giés par système, d'opter officiellement pour ces privilèges, c'est-à-dire d'opter pour la nationalité française, que le garde des sceaux Chalandon voit aujourd'hui lui aussi sa tête menacée par SOS-Racisme, par la gauche entière, l'épiscopat et quelques Stasi. Là encore, si ceux qui gou­vernent ne se montrent pas dociles, ils seront probablement châtiés. *Telles que leurs maîtresses* *Mais le terme extrême de l'abondance de liberté qu'offre un pareil État,* nous enseigne toujours Platon, *est atteint lorsque, selon le proverbe,* « *les chiennes y sont bien telles que leurs maîtresses* ». (563 c) 130:310 Mieux traitées encore ! Puisque les vétérinaires déconseillent l' « IVG » aux premières pour des motifs physiologiques et « psychologiques » (*sic*), alors que les médecins négligent la plupart du temps ces raisons pour les secondes (en direct sur *France Inter* le 4 novembre 1984 à l'émission « *L'heure des bêtes* »* :* voir PRÉSENT du 30 novembre 1984). Mieux vaut chienne que femme ! Et mieux vaut truffe que bébé ! Michel de Rostolan, député du Front national, a demandé (en août der­nier) au bureau de l'Assemblée nationale son agrément pour constituer un « *groupe d'études pour favoriser l'accueil de la vie* »*.* Afin notamment de lutter contre l'avortement en proposant par exemple de transférer les sommes qui vont chaque année à la Sécurité Sociale pour son rembour­sement à un « fonds de secours » pour aider les femmes en détresse. Cet agrément lui a été refusé par une correspondance d'octobre, au moment même où il recevait des propositions d'adhésion au « *groupe d'études de la truffe* » et au « *groupe d'études pour la protection animale* » ! « *Et nous allions presque oublier,* ajoute Platon, *de dire jusqu'où vont l'égalité dans les rapports mutuels des hommes et des femmes.* » Pas besoin d'images. La télévision et le cinéma nous en présentent suf­fisamment aujourd'hui : concubinage, inceste, homosexualité mâle et fe­melle, jusqu'à cette actrice qui s'affiche avec un gorille. Tout cela est accepté, encouragé par le gouvernement Chirac : que ce soit par le minis­tre de la famille Barzach (pour le concubinage et l'homosexualité considé­rés comme « faits de société ») ou par le ministre de la culture Léotard (pour les exploits pornographiques de l'écran). Il n'y a plus de limites à l'égalité et à la liberté « démocratiques ». C'est à cette enseigne que Jacques Chirac maintient le remboursement du crime abominable pour ne pas défavoriser les plus pauvres ! C'est par le même sophisme que Michèle Barzach entend proposer seringues aux dro­gués et préservatifs aux homosexuels pour lutter contre le sida sans condamner les pratiques qui sont la cause de son expansion. Toutes les civilisations mortes ont péri en pourrissant dans la débauche et la luxure. Cela devrait servir d'avertissement. *Le péché de Créon* « *Or, vois-tu,* demande Platon, *le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu'ils rendent l'âme des citoyens tellement ombrageuse qu'à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s'indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître.* » 131:310 Voilà pour conclure à quoi est condamnée notre démocratie altérée de liberté : aucun maître et surtout pas de suprême Maître. Ni Dieu ni maî­tre. « *L'être suprême pour l'homme c'est l'homme* »*,* comme dit Feuerbach. Tout n'a de sens que par lui et lui n'a pas de sens. Que Créon surtout n'espère pas lui en donner ! La raison libérale est pharisienne. Elle refuse de critiquer sa propre « philosophie », mais elle refuse aussi les conséquences pratiques de cette philosophie. En se fondant sur le principe de la liberté absolue de penser, dire et faire n'importe quoi, le pouvoir libéral s'est mis hors d'état de s'opposer aux plus absurdes revendications suivies de leurs multiples dé­sordres moraux et sociaux. C'est par une inconséquence de cuistre que ce pouvoir fondé sur un tel principe ose encore « condamner » les crimes terroristes qui trouvent pourtant dans la même philosophie leur entière justification. « *Pas de crimes de fait si l'on ne pose au moins le principe des crimes de pensée* »*,* écrivait Laurent Morteau en 1973. Avant les Nurem­berg, c'est un tribunal pour les idées qu'il faudrait... « *Les plus énormes attentats,* écrit encore Laurent Morteau, *créent des brèches, certes. Mais des brèches relativement réparables. Car elles ne font qu'arracher quelques pierres aux solides remparts de la cité. Tout au contraire, l'indifférence pour l'erreur supprime jusqu'à la possibilité d'un rempart solide. Elle détruit jusqu'aux fondements de la muraille et en pré­pare l'universel effondrement.* » Si Chirac, comme tant d'autres, pensait faire sien le mot de Nietzsche (tirant les conséquences de la mort de Dieu) : « *Ce n'est qu'à partir de moi qu'il y aura sur terre une grande politique...* »*, --* c'est raté ! On ne se moque pas de Dieu et de ses commandements (qui sont en langage moderne les « informations » du corps social). Créon plus que quiconque doit se garder du péché d'Adam. Car le péché d'Adam (révolte de la par­tie contre le tout) se prolonge toujours très logiquement et ontologique­ment par le péché de Caïn (révolte de la partie contre la partie) qui est la guerre fratricide (ou la guerre civile). A chaque fois qu'une politique refuse de se subordonner aux lois divines, l'homme part à la dérive. Car l'État est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel, nous dit Rivarol après Antigone. Chaque fois qu'on largue ses amarres, l'homme tombe de Dieu sur lui-même, selon le mot expressif de Bossuet. Et en tombant, il se fait très mal. Platon déjà le savait... Rémi Fontaine. 132:310 ### Spiritualité d'Église Dom Romain Banquet\ *Retraite monastique\ *(Éditions Sainte-Madeleine) Être un peu plus présent à Dieu qui est toujours présent à nous, tel est le but premier de toute retraite, tel en est le propos général, qui englobe toutes les méditations particulières, toutes les exhortations, tous les « exercices », tous les élans de prière. « Dieu est principe de tout et fin de tout, voilà la retraite, c'est son cadre réel. Dieu au commencement de la retraite. Dieu dans la continuation. Dieu à la consommation. Dieu nous a faits pour lui. » C'est par ces propos que dom Romain Banquet, père abbé d'En-Calcat, commença en 1910 une retraite prêchée aux moniales de l'abbaye bénédictine Sainte-Scholastique de Dourgne dans le Tarn. Cette retraite, nous disent les éditeurs (les moines de l'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux) « resta profondément gravée dans les es­prits et dans les âmes ». Les paroles de dom Romain Banquet furent prises en sténo et retranscrites. Certains se demanderont s'il est judicieux et opportun de publier des propos s'adressant exclusivement à des religieuses cloîtrées, dont la vie est extrêmement différente de celle des laïcs. A ceux-là les éditeurs répon­dent : « Le titre de *Retraite monastique* ne doit pas nous leurrer. Toutes les âmes, jusqu'à la fin du monde, seront sujettes aux mêmes tentations, tri­butaires des mêmes grâces et des mêmes vertus. La vérité de l'homme ne change pas, et les paroles qui lui sont adressées ici débordent largement le cadre et les conditions où elles furent prononcées. » Il est clair qu'un certain nombre de propos sur le silence, sur le tra­vail, sur la prière liturgique, plus encore sur la vocation monastique et sur l'obéissance, ne concernent pas directement le laïc. Mais il est tout aussi clair qu'il n'y a pas une spiritualité monastique qui serait distincte d'une spiritualité laïque. La spiritualité de l'Église est une, même si elle prend une coloration différente selon les tempéraments et la vocation de chacun. 133:310 Tout chrétien est appelé à la sainteté. Et il n'y a qu'une sainteté : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. » De même il n'y a qu'une seule attitude face à Dieu : l'adoration. Dès le début de sa retraite, dom Romain Banquet insiste sur ce point. L'ado­ration de Dieu est d'ailleurs le premier commandement du décalogue. Et cette adoration, anéantissement de la créature devant son Créateur, crainte révérencielle, reconnaissance de notre dépendance et de la source de notre liberté, manifestation de foi, d'espérance et d'amour, etc., doit pénétrer toute notre vie, devenir la trame de notre existence. Ce fondement posé, dom Romain Banquet va en dégager toutes les implications ascétiques, une à une, dans toute leur exigence, sans fiori­tures, mais au contraire d'une façon nue et abrupte. La vie spirituelle est un âpre combat, et les armes qui nous sont données sont la foi, « la foi pure, la foi absolue », la grâce qui ne nous manque jamais, les sacre­ments, la prière. Insensible aux gémissements du lecteur empêtré dans sa médiocrité, dans son égoïsme, dans ses petitesses, dans ses fausses excuses, ou plutôt pour provoquer ces gémissements, la mise à nu de la blessure du péché, mettre à jour l'évidence de l'étendue du désastre et la distance qui le sépare de la sainteté malgré ses précautions quotidiennes, ses doux mensonges quotidiens sur lui-même, dom Romain Banquet, maniant le scalpel sans états d'âme, sans fausse pudeur, décrit toutes les exigences de la séparation de tout mal, de tout ce qui ressemble au mal, de l'obéis­sance, du renoncement à soi-même, de la conversion des mœurs, du silence, de la pénitence, du travail, de l'humilité. A ce propos, dom Romain Banquet fait remarquer à ses auditrices, qui sont des vierges consacrées, que l'humilité est à ce point fondamentale que la Sainte Vierge n'a jamais chanté la virginité, mais que dans le *Magnificat* elle a chanté « le cantique de l'humilité ». Ce qui correspond à la parabole des vierges folles, leur folie consistant principalement « dans leur absence d'humilité, dans la fidélité gardée à l'orgueil et à l'amour propre ». Bénédictin s'adressant à des bénédictines, dom Romain Banquet évo­que longuement la liturgie, l'Œuvre de Dieu, la louange divine. Comme dom Guéranger, il souligne l'impuissance des « méthodes d'oraison » et des « pratiques particulières ». La seule vraie méthode d'oraison est la prière de l'Église. Considérations qui débouchent naturellement sur la messe, le sacerdoce, l'eucharistie vue plus particulièrement comme « communication de la vie ». Dom Romain Banquet évoque longuement le Sacré-Cœur, avant de revenir une dernière fois sur l'oraison. En précisant les implications théo­logiques du culte du Sacré-Cœur, il continue de s'inscrire dans la tradition bénédictine. Car bien avant sainte Marguerite-Marie, les moniales sainte Gertrude et sainte Mechtilde avaient plongé dans les secrets intimes du divin Cœur. 134:310 Dans son ensemble, la retraite monastique de dom Romain Banquet apparaît comme un éclairage de la règle de saint Benoît par le « caté­chisme » et un éclairage du catéchisme par la règle de saint Benoît. Si le mot de catéchisme vient spontanément, c'est en raison de la précision, de la clarté et de la simplicité avec lesquelles l'abbé d'En-Calcat exprime la foi et la morale de l'Église, et qui dénotent une longue pratique et une longue méditation de la théologie scolastique. De cette clarté et de cette simplicité dont seuls sont capables les « grands savants ». Et c'est aussi rare dans le domaine religieux que dans le domaine profane. Yves Daoudal. ### Lectures et recensions #### Vladimir Volkoff *Nouvelles américaines *(Julliard/L'âge d'homme) Volkoff dans une postface parle très bien de ses nouvelles. Il explique d'abord que vivant le plus souvent aux États-Unis, il y reste un *étran­ger ;* ce pays tient une place secon­daire dans son œuvre comme dans sa vie d'esprit. Autre remarque : « Après avoir cherché à saisir mes personnages du dedans, à la fran­çaise ou à la russe, je voulais voir si je saurais les faire vivre à l'améri­caine, par leur comportement seul : pour cela la short story, genre où les écrivains d'outre-Atlantique ont tou­jours excellé, s'imposait. Il y a, ajoute Volkoff, des écrivains fres­quistes, miniaturistes, paysagistes, portraitistes ; il y a des écrivains photographes. Ce n'est pas là du tout ma spécialité ; pour une fois cependant, j'ai trouvé intéressant de me contenter de la réalité, vue peut-être à travers un prisme, mais cueil­lie telle quelle et non pas brassée et pétrie comme c'est généralement le cas dans un roman. » 135:310 Voilà, vous savez le principal. Ces nouvelles sont souvent tirées de faits-divers, à peine modifiés. Elles se passent dans le Sud. On y retrouve les traits connus : les confréries d'étudiants, les notables qu'on appelle colonels comme s'ils revenaient de la guerre de Séces­sion, le goût et la honte de l'al­cool, les sectes, les Noirs, les poli­ticiens qui ont une réputation à sauver... Mais, à mesure que mon énumération s'allonge, il me sem­ble que je me rapproche de nous. C'est que le monde s'uniformise vite. Au fond de ces histoires, le plus souvent, le dévoiement du sens de la justice. Avec des récits pénibles, comme par exemple, *Un homme juste,* et plus encore *Un cas de force mineure.* Dans ce dernier, on voit cruellement éclairé l'homme occidental tel qu'on l'a dressé, ou plutôt tel qu'il est déchu. Voilà un personnage qu'on imagine tout aussi bien à Bagnolet ou à Bou­gival. Volkoff traite ces récits avec rapidité, une grande netteté de dessin. Plus que dans d'autres œuvres, il montre ici un sens de l'humour (et du sarcasme) très vif. Je vous recommande à ce point de vue *Le docteur vous verra mainte­nant* et *Ce qui s'appelle prêcher d'exemple.* A les bien regarder, ces nou­velles sont très sombres, et le regard que Volkoff jette sur la société bien angoissé : ce monde va vers la culbute, inévitablement. Georges Laffly. #### Jean Servier *L'ethnologie *(Que sais-je ?) C'est avec la philosophie des Lumières que commence notre in­compréhension de l'Autre, et l'idée farfelue que la civilisation euro­péenne représente le sommet d'une Évolution commençant à l'amibe pour aboutir à l'Occidental équipé d'un minitel. Tel est le fond de ce petit livre plein d'idées. Il pro­longe une réflexion que l'auteur a commencée avec ses premiers ou­vrages, *l'Homme et l'invisible,* par exemple (ou même. *Adieu, djebels*). Ethnologue renommé, Jean Ser­vier ne partage nullement les pré­jugés de la profession. Il ne pense pas que l'importance donnée au sacré et à l'invisible soit le signe d'une *arriération*. Il sait aussi que les hommes sont tous frères, issus d'une même souche, mais telle­ment divers qu'il leur est arrivé de ne pas reconnaître leur parenté. On se moque volontiers de nos premiers explorateurs doutant que ceux qu'ils rencontraient fussent vraiment des hommes. Mais les Océaniens, les Américains prirent les premiers Blancs qu'ils virent pour des fantômes (d'où le respect qu'on leur montrait). Pour les Eskimos, les officiers de la marine impériale russe, avec leurs dorures et leurs cuirs, étaient des sortes de poissons-scies. C'est une vieille histoire : l'Autre est toujours difficile à accepter, et plus encore aujourd'hui, (contrairement à ce que croient les imbéciles) parce que nous ne savons plus ce qui consti­tue l'homme. 136:310 On sait de reste que les Grecs, les Chinois, dont il est difficile de nier la civilisation, méprisaient les autres, nommés indifféremment Barbares. Et la moindre des tribus d'Amazonie ou d'Afrique nomme ses membres les hommes, rejetant le reste de l'humanité dans la classe des dé­mons ou des esprits. La grande rencontre avec les Autres commença pour notre civi­lisation avec les voyages de Vasco, de Colomb, de Magellan. Qu'on n'objecte pas la rencontre de l'Is­lam, antérieure. Pendant plusieurs siècles, il ne fut pour la Chrétienté qu'une hérésie, -- et être héréti­que, c'est encore être parent. L'Église n'hésita pas un instant, quand la question se posa avec les grandes découvertes et obligea à reconnaître des hommes dans ces êtres nouveaux, aux corps peints, coiffés de plumes, en qui certains auraient préféré ne voir que des bêtes de somme. Et de ces hom­mes, il fallait faire des chrétiens. Bulle du pape Paul III en 1537 : « Les Indiens et tous les autres peuples qui à l'avenir pourraient être découverts, même au temps où ils sont encore hors de la foi chrétienne, ne doivent pas être privés de leur liberté et du do­maine de leurs biens. Ils doivent pleinement en jouir et on ne doit point les réduire en servitude. Tous actes contraires de quelque manière qu'ils aient été faits sont invalides, nuls, sans force ni va­leur. Que les dits Indiens et tous les peuples à découvrir soient invi­tés à la foi du Christ par le moyen de la prédication de la parole de Dieu et par l'exemple des bonnes mœurs. » Le choc de deux cultures est toujours dangereux, plus encore si l'inégalité technique entre elles est grande. Des Indiens, des Noirs ont pâti de l'arrivée des Blancs, c'est sûr, mais on a tort aujourd'hui de ne vouloir retenir que cela. Il y eut aussi civilisation et christianisation et ces *Autres,* si étrangers, furent reconnus comme frères. L'Église affirmait l'unicité du genre hu­main : nous sommes tous fils d'Adam. Le plus important dans le livre de Servier, c'est qu'il montre comment on commence à dévier avec la philosophie des Lumières (dont nous dépendons toujours). Selon cet esprit, notre civilisation est non seulement supérieure à toutes les autres, mais la seule, non pas parce qu'elle est la civili­sation qui porte le Christ, mais parce qu'elle le renie, et renie toute foi religieuse, se vantant de ne servir que la Raison -- il faut la majuscule à partir de ce moment-là. Toutes les autres cultures étant religieuses, sont inférieures : elles végètent dans la *superstition,* tan­dis que nous sommes en train de nous en débarrasser. D'ailleurs le philosophe raisonnant voit très bien les différences entre les hom­mes. Il a peine à croire qu'ils soient tous issus de la même souche, et comme c'est la Bible qui le dit, il a fortement envie de dire le contraire. D'où l'impor­tance attachée aux races. Sur le moment, on ne s'aperçoit pas qu'en refusant de suivre la Bible sur ce point, on prépare des affron­tements sanglants et des mépris qui eux-mêmes produiront des res­sentiments : des sujets de haine pour des siècles. On imagine une hiérarchie qui mène du singe à l'homme blanc occidental, but ultime de l'évolu­tion puisqu'il est le dépositaire de la Raison. J'ose ajouter : entre deux Européens, de même forma­tion, celui qui serait religieux se révélerait *évidemment* inférieur. La pensée des Lumières vit de l'idée d'un progrès unilinéaire, d'une évolution qui est au travail dans l'homme même. L'ethnologie va se plier à ce schéma. C'est à ce moment qu'on invente le « primi­tif » et « la pensée pré-logique ». 137:310 On met à toutes les sauces le *mana,* le *totem* et le *tabou* pour expliquer les raisonnements et conduites de ces êtres étranges : nos semblables. Ce roman débor­dera l'ethnologie avec la catastro­phique construction de Freud *To­tem et tabou,* livre qui fait hausser les épaules à l'ethnologue comme à l'historien des religions, mais qu'il reste convenable de traiter en ouvrage sérieux (probablement à cause du *mana* qui protège Freud !). Dans cette perspective *l'Autre* est devenu un ancêtre, dans la mesure où l'ancêtre n'est pas le modèle, le patriarche, mais l'ébau­che encore informe de l'homme d'aujourd'hui. On croit dur comme fer que les tribus d'Ama­zonie ou d'Australie n'ont pas bougé depuis cinquante mille ans pour nous donner une image vraie de ce qu'étaient nos aïeux du paléo­lithique. Heureuse confiance. Jo­seph de Maistre se trompait certai­nement moins en pensant que les « sauvages » ne sont que des civili­sés qui ont dégénéré. En tout cas, la naïveté est du côté de qui pense que le but unique des hommes a été d'améliorer leurs techniques. Pour la pensée officielle, disions-nous, l'homme, sauvage à l'ori­gine, passe par la barbarie pour arriver à la civilisation. Ces mots forment le titre d'un ouvrage de Lewis H. Morgan (1877) qui serait bien oublié si Engels ne s'en était servi, ce qui a fait de Morgan un fondateur du matérialisme histori­que. Tout marxiste s'y réfère comme à un texte sûr. On le réédite. Ce n'est pas le seul cas, nous dit Servier, où les théories ont précédé et remplacé les faits. Et les faits souvent ne sont vus qu'à travers les lunettes des thé­ories : s'ils n'entrent pas dans le cadre, on les rejette. Lévy-Bruhl comme son maître Durkheim (*Les forces élémentaires de la vie reli­gieuse*) ont élaboré dans leurs cabinets des systèmes, à partir de ce que d'autres avaient observé. Tous deux pèsent depuis près d'un siècle sur la pensée française. Pour­tant, dit Servier, la pensée de Durkheim n'agissait qu'en fonc­tion du principe d'autorité, principe renforcé par la notoriété et la position sociale de l'auteur, capa­ble d'ouvrir ou de fermer les revues importantes, de faire attri­buer un poste, des crédits etc. Pour prendre la mesure exacte de cette affirmation, il faut relire Monnerot (*Les faits sociaux ne sont pas des choses* et *Intelligence de la politique*)*.* Voilà un secteur, ce n'est pas le seul, où la pensée officielle, dans un pays qui prétend n'en pas avoir, arrête la recherche, impose des idées fausses et censure, géné­ration après génération, tous les travaux qui pourraient lui porter ombrage. Ajoutez depuis un demi-siècle, le contrôle marxiste, et vous aurez une idée des obstacles apportés à la connaissance dans un siècle qui se vante de ne révérer qu'elle. Sans doute, il y a une autre voie, qui biaise avec l'officielle celle de Griaule et, pour sa partie méthodologique celle de Marcel Mauss. A l'étranger, les rigidités sont moindres. Voyez les œuvres de Hahn, de Frobenius (encore que celui-ci semble interdit, non-réédité), celle de Schmidt, qui pen­sait avoir établi la croyance pre­mière et universelle au mono­théisme, thèse sur laquelle on fait silence, elle contredit le schéma. Jean Servier, qui rend justice à l'Église du XVI^e^ siècle, ne craint pas non plus d'évaluer justement la colonisation : « Elle a eu pour effet de mettre des hommes culti­vés, administrateurs, magistrats, enseignants, missionnaires, à mê­me d'observer des sociétés étran­gères à l'Occident en vivant au milieu de populations différentes, leur consacrant les années de la maturité de leur vie. » (Il a noté plus haut que la lecture des *Lettres édifiantes* des missionnaires jésuites reste indispensable à tout ethnolo­gue.) 138:310 Autre avantage reconnu, et qui n'est pas mince : grâce à la colonisation, les ethnologues comme les autres ont pu travailler en paix dans des pays que rien n'agitait. Dans sa conclusion, l'auteur prévoit un avenir sans fin pour l'ethnologie. Plus les peuples se rencontrent, plus on aura besoin d'elle. Plus ils changent, plus on aura intérêt à conserver les traces du passé. Sans doute. Cet optimisme est peut-être raisonnable. Je voudrais quand même glisser une remarque qui ne sera pas du même ton. L'Occident, dans la mesure où il se manifeste sur la planète entière n'est pas, malgré les missionnaires, porteur d'une foi. Il a surtout appris au reste du monde à renier le divin -- ou à l'oublier. Il s'est présenté de plus en plus comme un monde qui a coupé les voies de communication entre la Terre et le Ciel, et qui considère cette rupture comme un grand progrès. L'Occi­dent a tenté de donner le christia­nisme au monde, mais il a mis beaucoup plus d'acharnement à lui donner sa technique et ses marchandises. Au total, il est principalement profanateur et laïcisant, activement laïcisant. Au­jourd'hui où il doute de ce qu'il apporte, où son influence reflue partout, on peut envisager l'heure du choc en retour. Cet Occident profane, et qui a perdu presque toute foi, ce qui le menace, c'est de recevoir le sacré d'autrui : la faim religieuse existe. Et la seule reli­gion qui soit attaquée par les Occidentaux, c'est la leur. Si l'on peut prévoir un choc en retour des autres cultures, à nou­veau offensives et conquérantes sur un Occident affaibli -- ne le voit-on pas déjà partout -- il faut noter que c'est chez nous-mêmes que cette offensive trouve un appui, un aspect de l'ethnologie qui complète ceux que présente Servier. Alfred Métraux disait : « La plupart des ethnographes sont... des rebelles, des anxieux, des gens qui se sentent mal à l'aise dans leur propre civilisation. » (*Entretiens,* Éd. Mouton.) Il y a ainsi toute une part de la vogue de l'ethnologie qui est née de la volonté de rupture avec l'Oc-cident, le désir d'aller trouver ail­leurs une société plus acceptable -- c'est en somme le mythe du bon sauvage -- et qui a pu avec le temps développer l'habitude de voir notre société du dehors, non plus en le déplorant (c'est un obs­tacle à une compréhension réelle d'un groupe humain que de ne pas participer pleinement à ce qu'il révère, aime ou craint) mais en s'en flattant. L'ethnologie a été aussi un détour pour se détacher de notre civilisation. Georges Laffly. #### Paul Morand *Les extravagants *(Gallimard) C'est le premier roman de Paul Morand, écrit en 1910, demeuré inédit. Plus tard, en 1936, Morand utilisera ce titre « Les extrava­gants » pour coiffer deux nou­velles : *Milady* et *Monsieur zéro.* 139:310 Ce sera donc une particularité de sa bibliographie que la même dénomination couvre deux ouvra­ges qui n'ont rien de commun. On peut comprendre la publica­tion de cette œuvre : elle révèle un grand talent en herbe. Rien du Morand aux images claquantes, aux raccourcis heurtés. C'est en­core écrit très sagement, avec l'in­consciente ambition de plaire aux hôtes de M. Eugène Morand, le père, homme de goût, écrivain à ses heures. On a pu évoquer pour ce livre les noms de Bourget, d'Abel Hermant, noms honora­bles, mais qui renvoient à une génération antérieure, et à l'Eu­rope d'avant le déluge, le Morand véritable étant d'après. (Il l'a lui-même noté dans *Le journal d'un attaché d'ambassade :* « Après le déluge, nous. ») « Scènes de la vie de bohème cosmopolite », dit le sous-titre. Le mot qui compte est *cosmopolite* et non pas *bohème.* Rien de Mürger, ici, le milieu est celui de la bour­geoisie cossue et de l'aristocratie. On va de châteaux anglais en palais vénitiens. Il est vrai qu'on entrevoit deux silhouettes de Fran­çais qui vivent à Londres pauvre­ment, en gravant, en traduisant. Mais ils disparaissent tout de suite. *Cosmopolite,* au contraire, c'est essentiel dans ce livre. Leur autre nom est *extravagant,* au sens pro­pre du terme. C'est, nous avertit l'auteur -- mais sa science sur ce point est-elle bien assurée -- le nom dont on se servait au Moyen Age pour désigner les clercs, jon­gleurs, poètes et autres errants. Et Anquetil, qui est l'homme sage du livre, et celui qui en proclame le message évoque : « ...des enthou­siastes, cherchant dans une conti­nuelle errance une vie de l'esprit plus forte, des idées neuves à remuer, des êtres curieux et char­mants à connaître... » Cette pro­fession de foi l'oppose à Savelier-Lévy, juif nationaliste, pour qui l'art et la pensée meurent, sans patrie. Si l'on veut le point de vue cos­mopolite dans toute sa force, il faut relire *Barnabooth.* A côté de Larbaud, les propos d'Anquetil paraissent bien frivoles et légers. L'intrigue du roman est simple. Anquetil décide son jeune ami Simon de Biéville à le rejoindre à Londres : il lui fera connaître ce milieu des extravagants, le sel de la terre, dans la ville la plus vivante et la plus cosmopolite du globe. Simon tombera amoureux de Mrs Hyde, une Anglo-indienne (Anglaise née aux Indes), femme passionnée et libre puis, de façon définitive, de la jeune princesse Lemska, qui le fuit. Mais ils se retrouvent à Venise, et se rejoi­gnent. Cela finit par un mariage. Et ce qu'il y a de plus piquant, c'est que ce roman, écrit en faveur des belles théories d'Anquetil, a une conclusion qui les nie. Simon avoue à son ami : « Il y a, voyez-vous Anquetil, des extravagants par nature et des extravagants par occasion. Je suis de ces derniers. » Une fois le couple formé, l'instinct sédentaire l'emporte : « C'est pour­quoi une maison de Touraine m'est aujourd'hui si chère. » Voilà qui aurait fait plaisir à Barrès, et qui permettra à Savelier-Lévy de triompher. Mais ne sourions pas. Barnabooth finit aussi par se ma­rier et par chercher retraite sur un territoire familier pour *vivre emprés ses parents* *le reste de son âge* comme dit un autre extravagant, qui regrettait si fort le temps perdu à Rome. M. Vincent Giroud qui présente ce texte -- préface et notes, tout finit en Sorbonne -- et se montre un ferme partisan du cosmopoli­tisme, devrait réfléchir à cette tra­hison. Les écrivains sont quelque­fois plus complexes qu'on ne croit, et difficiles à enfermer dans une catégorie. 140:310 Pour Morand, l'amour d'autrui, le goût de paysages diffé­rents n'entraîne aucun reniement des vertus propres à la France. Il leur a rendu hommage avec une ardeur sincère, et ici, le retour de Simon à la Touraine n'est pas un signe négligeable. M. Giroud se demande aussi si le personnage d'Anquetil n'a pas pour modèle un homonyme qui fut connu entre les deux guerres comme journaliste à scandales. Je crois pouvoir lui dire que non, il n'y a aucun lien entre le person­nage de Morand, homme de ri­gueur et de sagesse et l'auteur auquel il est fait allusion. Ils ne sont pas du même monde. Georges Laffly. ============== fin du numéro 310. [^1]:  -- (1). C'est l'odieuse loi dite anti-raciste du 1^er^ juillet 1972, d'initiative parlementaire ; proposée par le député socialiste René Chazelle, elle bénéficia du ralliement immédiat de René Pleven, garde des sceaux et ministre de la justice ; elle fut votée aussi bien par la « droite » majoritaire que par la gauche minoritaire : à l'unanimité ! Sur tout cela, se reporter au numéro 278 (décembre 1983) d'ITINÉRAIRES, dont les arti­cles et documents ont été repris dans notre brochure : *Le soi-disant anti-racisme. Une technique d'assassinat juridique et moral* (76 pages : 29 F). [^2]:  -- (1). Paris 1804. Tous les numéros de page qui seront notés renvoient à la réédition de F. de Nobele en 1962. [^3]:  -- (1). Leçons de l'abîme, livre paru en 1950 à Rio. Le seul et grand roman de Gustave Corçâo. Traduit en cinq langues. Couronné par l'Unesco. (Note du traducteur.) [^4]:  -- (2). Quand j'avais perdu la ligne droite. (*Note du traducteur.*) [^5]:  -- (3). *La découverte de l'Autre,* autobiographie spirituelle, 1944. Le seul livre de Gustave Corçâo traduit en français ; paru non encore en volume, mais dans ITINÉRAIRES, du numéro 243 au numéro 259. (*Note du tra­ducteur*.) [^6]:  -- (4). *Quod scripsi, scripsi,* « ce qui est écrit est écrit » : réplique de Ponce-Pilate au clergé juif qui lui reprochait les termes de la condamna­tion du Christ affichée sur la croix. Corçâo lui oppose une scène de l'Évangile où l'on voit que Jésus, en silence, écrivait sur le sable avec son doigt... (*Note du traducteur.*) [^7]:  -- (5). C'était Maritain. Qui à vrai dire n'était plus tellement jeune. La scène est racontée par Bernard Bouts dans ITINÉRAIRES, numéro 216 de septembre-octobre 1977. [^8]:  -- (6). La rue de l'Écouteur, où l'on venait brancher le sien sur les petits secrets de la ville, dans le centre de Rio. (*Note du traducteur*.) [^9]:  -- (7). *Tertulia *: réunion amicale, informelle et nocturne des fanatiques de la discussion. Corçâo devait en raffoler. (*Note du traducteur.*) [^10]:  -- (8). Romancier portugais, 1843-1900. (Note du traducteur.) [^11]:  -- (9). Écrivain et poète portugais, 1842-1891. (Note du traducteur.) [^12]:  -- (10). En France, *Humanisme intégral* avait paru en 1936. (Note de J. M.) [^13]:  -- (11). Les mots français en italique sont en français dans le texte de Gus­tave Corçâo. Nous laissons également en italique les mots empruntés aux autres langues latines dans le texte original de *O Século*. (Note du traducteur.) [^14]:  -- (1). On voit que dès 1886, les esprits clairvoyants voyaient la néces­sité d'une entente européenne continentale au point de vue écono­mique (Note de 1938). [^15]:  -- (1). Il existe une très importante littérature populaire destinée à vulgariser la méthode Solari ; le clergé catholique s'est fait l'ardent propagateur de la nouvelle agriculture. (Note de Sorel) [^16]:  -- (1). Neuvième volume de la « Collection Itinéraires » (Nouvelles Éditions Latines). Le passage cité est extrait du chapitre intitulé « La crise des élites », publié dans *Itinéraires*, numéro 71. [^17]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 57 : « La réforme Salleron ». [^18]:  -- (1). N.D.L.R. -- Premier volume de la « Collection Itinéraires » (Nouvelles Éditions Latines) : *Culture, École, Métier,* par Henri CHARLIER.