# 311-03-87
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## ÉDITORIAL
### En communion avec le Saint-Siège
#### I. -- Une épine douloureuse pour le diocèse et pour l'Église
Si j'ai dessein d'entretenir le lecteur d'un communiqué publié au mois de décembre par un évêque nommé Raymond Bouchex, ce n'est pas seulement parce que ce libelle assure désormais au patronyme de l'évêque d'Avignon, mais à un titre détestable, la certitude d'une notoriété posthume, d'une longue survie auprès de la postérité, dont il aurait sans doute été dépourvu sans cet exploit singulier : il a déclaré en effet que le monastère Sainte-Madeleine du Barroux est « une épine douloureuse pour le diocèse ».
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Pauvre diocèse. Et même « une épine douloureuse pour l'Église ». Pauvre Église. *Une épine douloureuse...* Le tranchant de la formule, sa sonorité brutale, le rare degré de témérité que l'avenir lui reconnaîtra, s'agissant de la fondation de Dom Gérard, tout cela promet à coup sûr au nom de Raymond Bouchex une place honteuse mais qui durera longtemps dans les prochaines Histoires de l'Église.
Telle n'est point cependant la raison principale pour laquelle nous nous y arrêtons.
En nous provoquant, l'évêque d'Avignon nous aura procuré une occasion nouvelle de réfléchir à la communion avec le Saint-Siège.
Mais d'abord les faits.
*La communauté fondée par le Père Gérard Calvet,* fulmine Mgr Bouchex dans *Vaucluse matin* du 17 décembre 1986, *n'est pas en communion avec le Saint-Siège ni avec le diocèse d'Avignon. Elle est rattachée à Mgr Marcel Lefebvre qui ordonne les prêtres qui en font partie... Ils n'ont reçu de l'évêque d'Avignon aucun mandat canonique ni aucun pouvoir... La communauté Sainte-Madeleine se dit à tort bénédictine... La communauté féminine Notre-Dame de l'Annonciation qui prépare son installation au Barroux et qui se dit elle aussi bénédictine est dans la même situation... Ces deux communautés sont une épine douloureuse pour le diocèse d'Avignon et pour l'Église. Il est important de prier pour que cette déchirure disparaisse dans l'obéissance aux conditions que le Saint-Siège imposera.*
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Oui, pauvre diocèse d'Avignon. Pauvres diocèses de France. Privés par leurs évêques, depuis dix-sept ans, du catéchisme catholique, frappé d'interdit, qu'il soit celui de Trente, celui de saint Pie X, celui même des évêques français de 1937 ou de 1947. Mais « le mal vient de plus loin... », et même de beaucoup plus loin. Le diocèse de Troyes n'a jamais bien compris et a souvent déploré d'avoir en son sein la paroisse du Mesnil-Saint-Loup, la paroisse du Père Emmanuel. Voyez l'un après l'autre ce que devinrent les évêques qui eurent la grâce insigne, la grâce éminente, la grâce extraordinaire d'être, un temps de leur vie, évêque de Troyes, évêque du Mesnil... Je ne crois pas cependant qu'aucun d'eux soit jamais allé jusqu'à oser dire, même si d'aventure ils l'ont un peu pensé, que la paroisse du Père Emmanuel était dans le diocèse une *épine douloureuse* et une *déchirure qui doit disparaître.* Mgr Bouchex, je vous le dis, éclipse les autres. Il a décroché le gros lot. Un coup de chance. Il passera à la postérité : décoré de son « épine » et de sa « déchirure », qui lui reviendront, comme il le mérite, le marquer au fer rouge.
#### II. -- La réponse
Au nom des Amis du monastère Sainte-Madeleine, association de laïcs, leur président Laurent Meunier a fait paraître un mois plus tard, dans *Vaucluse matin* du 15 janvier 1987, la réponse que voici, rédigée avec une admirable patience :
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Le monastère Sainte-Madeleine est un monastère bénédictin « en fondation ». Comme dans toutes les fondations, une période en quelque sorte « non statutaire » se déroule ; on n'est pas encore agrégé à telle ou telle organisation. Mais déjà, on est moine, et au sens plein du terme, nous en témoignons. Est-ce que cela d'ailleurs, ne fait pas partie de ces choses qui ne se prouvent pas en les disant, mais en les faisant ? Pour reprendre la dernière phrase du communiqué de Mgr l'archevêque, Dom Gérard, ses moines et ses innombrables amis attendent du Saint-Siège avec confiance les modalités d'une reconnaissance qui, étape normale de toute fondation, ne saurait manquer d'intervenir.
Il est de notoriété publique que Dom Gérard, home de dialogue, a été, à chacun de ses séjours à Rome, paternellement reçu par des membres éminents du Sacré Collège. Quand on sait avec quelle courtoisie se sont déroulés ses entretiens avec le cardinal Ratzinger, et d'autres membres de la Curie, tels les cardinaux Mayer, Gagnon, Oddi, on se demande avec étonnement pourquoi ce qui se passe à Rome ne pourrait pas se dérouler dans notre enclave des papes. On se prend à rêver d'une visite de Mgr Bouchex au monastère, d'un dialogue entre le pasteur du diocèse et ceux qu'il faut bien se décider à appeler les plus fervents de ses diocésains.
En Provençaux, hommes de terroir et de bon sens, nous ne comprenons pas le ton du communiqué de Monseigneur, et nous estimons totalement artificielle l'angoisse qu'il exprime par l'image de « l'épine douloureuse du diocèse ».
Pour nous, laïcs, il y a quelque chose d'irréaliste à condamner en termes aussi véhéments des moines intégralement donnés à la prière liturgique la plus authentique ; comment peut-on déclarer que ne sont pas en communion avec le Saint-Siège des religieux qui ne célèbrent jamais un salut du T.S. Sacrement sans qu'on y entende une solennelle prière chantée pour « notre pape Jean-Paul », et qui n'omettent pas, au canon de la messe, de prier pour le pape et l'évêque de leur diocèse.
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Cette prière ne serait pas faite dans les « formes post-conciliaires » ? Il est vrai que les moines du Barroux ont jugé -- avec le cardinal Ratzinger lui-même -- qu'ils pouvaient faire l'économie d' « une certaine liturgie post-conciliaire devenue opaque et ennuyeuse à cause de son goût pour le banal et le médiocre, au point de donner le frisson » (*Entretien sur la foi,* page 144).
Comme l'avait demandé expressément Paul VI aux disciples de saint Benoît, ils prient donc sur un office monastique latin, dans la splendeur du chant grégorien, rappelé par les plus hautes instances comme le « chant officiel de l'Église ».
Oui, nous le répétons, en face de ce qui n'est pas une « épine douloureuse », mais une colonne de prière pour un diocèse qui en a tant besoin, nous ne comprenons pas le ton peu conciliant -- j'allais dire « peu conciliaire » --, de son archevêque. Que le pasteur vienne voir ses brebis. Qu'il vive un jour la vie de ces moines : il constatera par lui-même que c'est bien la règle de saint Benoît qui est vécue là dans sa stricte observance.
Loin de tout cet échange d'arguments juridiques, canoniques, auxquels nous, laïcs, n'entendons rien, il reste ce fait de gros bon sens : pourquoi rejette-t-on ceux qui, de notoriété publique, sont les plus attachés à la saine doctrine, à la tradition, à nos cérémonies les plus catholiques, celles de notre enfance, qui chantent encore dans nos mémoires et qui, en dépit des doctrinaires, n'ont rien d'incompatible avec les besoins les plus actuels de l'apostolat ?
D'ailleurs, les fidèles qui assistent aux messes du monastère disent tous y retrouver la foi de leur enfance.
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Cette messe traditionnelle dont nous savons bien qu'elle est la cause réelle du désaccord entre le monastère et son archevêque, voici ce qu'en dit Jean Guitton qui fut observateur laïc au concile : « Au XXI^e^ siècle qui s'approche à grands pas et qui va nous juger, comment faire comprendre aux observateurs équitables que la forme de la messe qui, depuis le Moyen Age, avait duré tant de siècles, la messe que tous les évêques du concile avaient célébrée, la messe que le concile n'a pas abolie, la messe de tant de spirituels et de saints (la messe de Pascal, la messe du curé d'Ars ou du père de Foucauld), la messe de tant de nos morts, se trouvait subitement suspectée ? Je ne parle pas au nom de la foi, mais au nom de l'équité du respect des consciences, du respect des délais. Dans cette mutation des rites, des laïcs -- dans le peuple ou dans les élites -- ont-ils été consultés ? Et tandis que la liturgie ancienne semblait rejetée, que de cérémonies anormales. N'y a-t-il pas en ces matières, si graves pour la piété, la prière, les sources de la foi, deux mesures et deux poids : l'incompréhension pour la continuité, l'indulgence pour les changements ? De nos jours encore, les fidèles attachés à la messe dite « de Saint Pie V » sont traités comme des esprits attardés, des enfants (ou des vieillards) auxquels par mansuétude on fait une concession... »
Monseigneur, vous avez la liberté de garder votre indulgence pour les changements ; mais de grâce, renoncez à votre incompréhension pour la continuité ! De cet instant, rien ne vous séparera plus de nos amis, les moines du Barroux.
Tant de vos diocésains vous ont déjà précédé sur cette voie de paix, de concorde, d'acceptation de l'autre ! Rejoignez-les pour que les deux monastères florissants du Barroux deviennent en droit ce qu'ils sont déjà dans les faits : le fleuron de votre diocèse.
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#### III. -- Nos réflexions sur la communion
Décréter qu'une personne ou une communauté *n'est pas en communion avec le Saint-Siège,* c'est rendre une sentence qui la déclare relevant de l'une (au moins) des six catégories suivantes :
-- les infidèles,
-- les juifs,
-- les hérétiques,
-- les apostats,
-- les schismatiques,
-- les excommuniés.
Je ne connais pas de septième catégorie : en tout cas, je n'en trouve point dans le catéchisme. Les *infidèles* sont « ceux qui ne sont pas baptisés et qui ne croient pas en Jésus-Christ, soit qu'ils croient à de fausses divinités, soit que tout en admettant le seul vrai Dieu ils ne croient pas au Christ Messie : tels sont les mahométans et autres semblables » ; les juifs, « ceux qui professent la loi de Moïse mais n'ont pas reçu le baptême et ne croient pas en Jésus-Christ » ; les *apostats,* « ceux qui abjurent ou renient par un acte extérieur la foi catholique qu'ils professaient auparavant ». Le monastère Sainte-Madeleine du Barroux n'entre évidemment dans aucune de ces trois catégories ;
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il n'a pas non plus été *excommunié,* ça se saurait. Il faut donc entendre que Mgr Bouchex le déclare *hérétique,* ou *schismatique,* ou les deux à la fois.
Ma première réflexion est tirée de l'histoire de l'Église. Des clercs, des laïcs, des catholiques ordinaires et même des saints se sont trouvés en discussion, en contestation, en querelle avec leur évêque ; avec le Saint-Siège ; avec le pape. Ils n'ont pas été excommuniés pour autant. Ils n'ont pas été tenus pour schismatiques ou hérétiques. Dans leur contestation ils avaient plus ou moins tort, plus ou moins raison, c'est une autre question ; la communion n'était pas rompue pour cela. Voyez par exemple : quand le Saint-Siège dissout et supprime l'Ordre des Jésuites, il ne les déclare point excommuniés ; les Jésuites qui malgré le Saint-Siège désirent, préparent, organisent et finalement obtiennent du Saint-Siège la reconstitution de la Compagnie de Jésus, aucun Bouchex ne leur a fulminé qu'ils n'étaient « pas en communion avec le Saint-Siège ».
Ma seconde réflexion est tirée de la vie de l'Église en France depuis une bonne trentaine d'années. Sous couleur d'union et d'unité, les évêques ont imposé une notion subvertie et pervertie de la communion. Ils l'ont fait en actes beaucoup plus qu'en théorie. Ils se manifestent en communion avec des baptisés qui pourtant mettent un dogme ou l'autre plus ou moins en doute ; ils considèrent la communion rompue par ceux qui mettent en doute leur auguste personne.
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Ma troisième réflexion découle des deux premières. Être en désaccord avec les humeurs, les opinions, les tactiques de l'évêque ou du pape, cela peut être plus ou moins gênant, plus ou moins grave, on a plus ou moins raison ou plus ou moins tort : mais on ne rompt pas pour autant la communion avec le Saint-Siège, on ne sort pas pour autant de la communion des saints.
Ma quatrième réflexion se situe dans la perspective panoramique des trois précédentes, mais elle concerne un trait de mœurs intellectuelles relativement récent dans la société ecclésiastique. Plus l'autorité hiérarchique devient « laxiste », comme on dit, voire évanescente en matière de fidélité dogmatique, et plus augmente son caporalisme dans les questions pratiques ou subsidiaires. Il faut bien en effet que l'administration cléricale tienne par quelque bout. Quand ce n'est plus par l'intransigeance d'un unique catéchisme, c'est par quelques prothèses idéologiques ou sociologiques.
Ces quatre réflexions débouchent sur un double souvenir qui fera la substance de la cinquième. Nous en revenons à l'essentiel de ma controverse avec le P. Congar, ou plutôt nous constatons que nous ne l'avons jamais quitté : depuis Vatican II, la caractéristique -- et l'erreur -- du gouvernement de l'Église est que les calculs humains y tiennent une place plus explicite que la révélation divine ; le pastoral y semble plus précieux que le dogmatique ; le politique l'emporte sur le religieux ; finalement le monde y compte davantage que le ciel ([^1]).
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Je peux rappeler, j'ai le droit de rappeler la permanence de cette objection fondamentale : sa permanence provient notamment du fait que le P. Congar ne s'est pas essayé à la réfuter. Souvenir connexe, le souvenir d'Étienne Gilson nous prévenant : « Le désordre envahit aujourd'hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique » ; « Les signes sont sur le mur. Dissolution de la foi au sein des Églises. Disparition quasi complète de la morale dans les sociétés civiles où nul ne sait plus comment en formuler les règles ni au nom de quel principe les prescrire... »
Ce n'est pas rompre la *communion avec le Saint-Siège* que d'avoir de telles pensées, s'en nourrir, les enseigner, et régler sur elles sa conduite.
La *communion avec le Saint-Siège* est ordinairement invoquée avec une téméraire légèreté. Elle ne consiste pas en la proclamation (ou la feinte) d'une admiration enthousiaste pour la dernière salve kilométrique de discours pontificaux. *Elle est communion avec deux cent soixante quatre pontifes romains en ce qu'ils ont de commun.* Elle n'est pas obligatoirement communion avec ce que l'un ou l'autre d'entre eux, ou le dernier, peuvent avoir de différent.
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C'est à l'intérieur de cette communion qu'il arrive aujourd'hui à des catholiques de contester leur évêque, voire le pape. Ce n'est pas contester la succession apostolique ni la primauté du siège romain, si estompées, si méconnues maintenant en leur essence par ceux qui simultanément s'efforcent d'imposer, au profit de leurs détenteurs du moment, une idolâtrie ou un séidisme.
J'ai parlé de caporalisme : le caporalisme religieux est peut-être le plus insupportable de tous. Il consiste présentement à tenir toute objection pour un blasphème, toute discussion pour une désobéissance, toute désobéissance (légitime ou non) pour un schisme. Les distinctions les plus nécessaires sont passées au bulldozer de l'inintelligence. Cela ne favorise pas l'unité. Au contraire. Voyez : elle est en miettes.
N'en déplaise aux puissants du jour dans l'Église, en tout cela je persiste et tout cela je signe, *en communion,* mais oui, *avec le Saint-Siège.*
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Le procès du CCFD
par Yves Daoudal
La transparence est une des revendications à la mode dans les milieux médiatiques. On affirme avec insistance que la « transparence » est une exigence de la « démocratie ». Il faudrait que les États déballent toutes leurs affaires sur la voie publique, qu'il n'y ait plus aucun secret d'État, même en matière diplomatique ou militaire, même si ce déballage met en cause la sécurité des pays ou de ses ressortissants. Et rien n'est plus prisé que les « *Watergate* » de toute nature. La revendication de « transparence » est la revendication d'un pouvoir moral supérieur au pouvoir politique. Elle révèle le passage, absolument illégitime bien que jamais dénoncé (« démocratie » oblige), du *moyen de communication* au *pouvoir médiatique.*
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Il en va de la « transparence » comme de toutes les autres revendications morales : ceux qui la réclament des autres avec le plus d'insistance sont souvent ceux qui la refusent pour eux-mêmes. Ainsi en est-il du CCFD, le « Comité catholique contre la faim et pour le développement », le « signe visible de la charité de l'Église de France ». Prompt à dénoncer avec la dernière énergie les activités occultes des États-Unis en Amérique Centrale, ou celle des gouvernements autoritaires (anticommunistes), il s'emploie à cacher les siennes derrière un épais rideau de fumée.
Le CCFD considère en effet qu'il a, lui, droit au secret. S'il communique volontiers la liste de ses projets et le compte rendu financier de ses activités, il refuse absolument de livrer au public ce que l'on appelle la « brique », c'est-à-dire la liste détaillée de ses activités, qui permettrait de savoir ce que cachent les intitulés vagues, indéterminés, de la brochure qu'il publie chaque année.
Or, si l'exigence de la « transparence » peut être souvent illégitime en matière étatique, elle peut difficilement être plus justifiée que pour un organisme qui, au nom de la charité, collecte des dons et les redistribue. Les donateurs ont indiscutablement le droit de savoir ce que l'on fait de leur argent. Ils doivent pouvoir vérifier que leur intention charitable n'est pas détournée.
Mais les dirigeants du CCFD (confortés par l'épiscopat) ne supportent pas qu'on soulève un coin de voile. Pierre Debray en fait l'amère expérience depuis de longues années. Quiconque ose découvrir, dans les documents à usage interne du CCFD, des actions, des mobiles et des justifications idéologiques qui s'apparentent davantage à la subversion qu'à la charité, est dénoncé comme « menteur » et « calomniateur ». Et la seule réponse aux demandes d'explication et de débat public est la menace de poursuites judiciaires.
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Le 5 mai 1986, le CCFD est passé (partiellement) à l'acte. Au cours d'une conférence de presse, son secrétaire général Bernard Holzer annonça ce jour-là que dix procédures judiciaires venaient d'être engagées contre ses « diffamateurs ». *La Croix,* rapportant les propos de Bernard Holzer, donnait le nom de *quinze* « diffamateurs ». En fait, il n'y eut que *trois* poursuites : contre le *Figaro-Magazine,* contre Guillaume Maury, auteur du livre *L'Église et la subversion,* dont le *Figaro-Magazine* avait publié les « bonnes feuilles », et l'UNI, éditeur du livre.
La goutte d'eau qui avait fait déborder le vase était la publication, le 17 avril, par *Famille chrétienne,* d'un rapport détaillé, effectué sous la direction d'un magistrat retraité, M. Vellieux, sur les activités du CCFD au Chili en 1985. Il en ressortait que sur vingt-trois « projets », cinq seulement dépendaient directement de l'épiscopat chilien, que sept n'avaient pu être identifiés sur place, que 62 % au moins des fonds alloués par le CCFD étaient allés à des « projets d'inspiration politique » (de gauche ou d'extrême-gauche). La personnalité du rapporteur, le sérieux de l'enquête, la précision des chiffres et des conclusions, donnèrent à l'affaire un retentissement qui porta un rude coup au CCFD.
En fait le travail opiniâtre de Pierre Debray, peu à peu répercuté (en premier lieu par ITINÉRAIRES) et relayé par d'autres (Roland Gaucher, Claire Battefort) avait conduit dès 1983 à un ralentissement de la collecte. Pour la première fois, cette année-là, la progression de la collecte avait été inférieure à celle de l'inflation, avouait le président du CCFD Gabriel Marc, qui en rendait explicitement responsable « des campagnes calomnieuses particulièrement efficaces ».
Pourtant, ce n'est ni Pierre Debray et son *Courrier hebdomadaire,* ni Roland Gaucher, ni Claire Battefort et son *Astrolabe* (où, au terme d'une étude de 40 pages, le CCFD était désigné comme *Comité Communiste pour Financer la Déstabilisation*), ni ITINÉRAIRES, ni PRÉSENT qui ont été poursuivis en justice. Ni même *Famille chrétienne,* alors que chronologiquement, et selon les propos mêmes de Bernard Holzer, l'annonce des procès était en rapport direct avec le rapport Vellieux. C'est le *Figaro-Magazine* que le CCFD a poursuivi, pour un article publié six mois plus tôt. Il est vrai que le 5 mai le CCFD avait pu déjà mesurer l'impact de l'article de ce magazine de très large diffusion sur la quête du carême suivant...
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D'autre part, si le CCFD décidait d'aller en justice, c'était pour se faire de la publicité : la condamnation du *Figaro* pour diffamation envers le CCFD, voilà qui serait un thème spectaculaire pour la quête 1987. Le procès lui-même attirerait la présence de toute la presse et l'attention générale.
Entreprise téméraire. Les choses étant ce qu'elles sont, le procès ne pouvait que mettre en avant et les faits dénoncés par les détracteurs du CCFD et la tactique de dissimulation des dirigeants de l'organisation « humanitaire ». Le procès, c'est-à-dire les *deux* procès. Car si le CCFD attaquait en diffamation le *Figaro-Magazine,* l'auteur de l'article et l'éditeur du livre dont l'article était tiré, le CCFD était lui-même attaqué en diffamation par cet auteur, Guillaume Maury, et par Pierre Debray. Le premier poursuivait Bernard Holzer pour ses propos tenus lors de sa conférence de presse du 5 mai : « Il s'agit en définitive d'une véritable entreprise de déstabilisation et de désinformation qui compromet l'action de toutes les forces de l'Église, depuis les instances du Vatican jusqu'au moindre militant chrétien. Les méthodes employées sont vieilles et ont fait leurs preuves : mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. Il n'y a pas de fumée sans feu... Et le mensonge et la calomnie deviennent vérité. » Pierre Debray considérait de plus comme une diffamation supplémentaire le fait qu'il ait été désigné comme poursuivi en justice par le CCFD dans de nombreux journaux alors qu'il ne l'était pas.
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Comme le souhaitait le CCFD, il y eut beaucoup de monde (dont de nombreux militants et sympathisants de l'organisation) à l'audience du procès contre le *Figaro-Magazine* (qui dura huit heures...). On entendit Guillaume Maury (c'est-à-dire Jean-Pierre Moreau, de *Permanences,* qui avait signé *L'Église et la subversion* sous ce pseudonyme) expliquer ce que signifie pour le CCFD le mot *développement* qui correspond à la dernière lettre de son sigle :
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il s'agit d'un changement des structures de la société opéré par une action de type révolutionnaire, s'appuyant sur les analyses tiersmondistes et la « théologie de la libération », dont on peut se demander s'il ne s'agit pas d'une « libération de la théologie ». Et il lança à l'adresse du CCFD : « Je dis que quêter dans l'Église sans dire ce qu'on fait de l'argent, c'est une désinformation. »
On entendit le recteur Yves Durand (préfacier du livre et de l'article) définir la subversion et montrer que le CCFD aide à la subversion, sur un ton pondéré qui fit grand effet.
On entendit Jacques Rougeot, le président de l'UNI, expliquer que l'objectif de l'UNI est de dénoncer la subversion partout où elle se trouve.
Vinrent ensuite déposer les témoins du CCFD, qui avait appelé des personnes pouvant témoigner de l'aide réellement humanitaire apportée par le CCFD dans tel ou tel pays. Le procédé, correspondant bien à la tactique de camouflage du CCFD, était assez habile. Mais les avocats de la défense n'hésitèrent pas à souligner, à chaque témoignage, qu'il n'était justement pas question de ce pays dans le livre de M. Maury, et à faire dire au témoin qu'il n'avait pas lu le livre. De plus, il y eut un couac fâcheux. Une Allemande, appelée à témoigner de l'aide du CCFD aux « réfugiés de Namibie » en Angola, finit par avouer qu'elle n'avait pas pu entrer dans les (soi-disant) « camps de réfugiés » et qu'elle ne savait donc rien sur ce qui s'y passait effectivement. (Ces camps sont en fait des camps d'entraînement des terroristes de la SWAPO contre l'Afrique du Sud, et aucun observateur, même bienveillant, n'est autorisé à y pénétrer.)
#### *L'étrange représentant de l'épiscopat*
Un témoin de poids (au sens propre comme au sens figuré) fut Mgr Fauchet, évêque de Troyes, président de la Commission sociale de l'épiscopat, qui « accompagne le CCFD depuis 20 ans » et qui représentait officiellement l'épiscopat français.
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Il se référait d'ailleurs sans cesse à « Mgr Vilnet, président de la conférence des évêques », dont il brandit une lettre d'accréditation. Venu là en porte-parole officiel du noyau dirigeant de l'épiscopat, Mgr Fauchet (col romain, veste bleue, petite croix au revers) entendait lire le texte qu'il avait sorti de sa poche. Il fallut que le président du tribunal lui signifie par deux fois (et la seconde fois d'une façon assez sèche) qu'un témoin témoigne à titre personnel et n'a pas le droit de lire un texte, pour qu'il abandonne enfin la lecture de ce qu'il avait préparé, ou de ce que le comité central de l'épiscopat avait préparé pour lui. Alors, outre un récit de l'action caritative du CCFD aux Philippines, on l'entendit proférer des réponses étranges aux questions des avocats de la défense.
-- Approuvez-vous l'exposé que fit Menotti Bottazzi (alors secrétaire général du CCFD) le 17 mai 1981 ?
-- Je n'ai pas la mémoire de retenir tout ça, moi.
-- C'était un exposé important de M. Bottazzi à la commission des projets, où il regrettait notamment qu'au Mozambique et en Angola il n'y eût pas une association assez étroite entre l'Église et le socialisme au pouvoir.
-- J'ai pas lu, j'ai pas souvenance. Il faudrait définir le « socialisme ». Il y a combien de socialismes ? \[*Au Mozambique et en Angola, il y en a un seul : le communisme marxiste-léniniste.*\] Si c'est être plus soucieux des pauvres, de ceux qui souffrent dans le monde, c'est bien. Le socialisme, c'est pas un péché !
-- C'est contestable, monseigneur ! \[*En effet, dans* Mater et Magistra, *Jean XXIII le* « *bon pape Jean* » *du concile, condamnait tous les socialismes, même modérés.*\] Considérez-vous le livre de Guillaume Maury comme un débat entre catholiques ou comme une atteinte à l'honneur du CCFD ?
-- Non, pas comme un débat. Il n'y a pas de catholiques là-dedans... Ce sont des calomnies... Il n'y a pas d'évangile là-dedans...
-- L'expression « allié objectif du communisme » est-elle une atteinte à l'honneur du CCFD ?
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-- C'est faire le procès du pape qui reçoit Jaruzelski !... En vingt ans je n'ai jamais vu le CCFD allié objectif du communisme ! Le Saint-Esprit traverse tous les cœurs, ceux des avocats, des prêtres, même des évêques... et aussi des communistes !
-- L'association « Médecins sans frontière », qui dénonçait la façon dont l'aide humanitaire était détournée par le gouvernement éthiopien, a été chassée d'Éthiopie. Comment le CCFD a-t-il pu rester ?
-- S'il est resté, c'est sans doute pour aider les gens !
-- Comment pouvez-vous expliquer l'interview que vous avez donnée à l'*Humanité* en 1974, pour le 70^e^ anniversaire du journal communiste, où vous considériez qu'il y avait un rapprochement entre la lutte des classes et la doctrine sociale de l'Église ? Voici le journal.
-- Ohf...Vous écrivez des romans, vous les avocats.
-- (Le substitut :) Comprenez-vous que l'action du CCFD au Nicaragua, en Éthiopie, à Cuba, provoque le trouble dans certaines consciences catholiques ?
-- Oui... c'est comme les syndicats ; pour certains c'est mauvais, les syndicats... Le CCFD cherche à aider. C'est pas au plan politique... C'est aider concrètement des gens qui souffrent... Quand on ne fait rien on n'a pas les mains sales ; quand on fait quelque chose on se salit les mains...
-- Pensez-vous que le livre de Guillaume Maury soit l'écho de ce trouble ?
-- Non.
-- Il ne l'est pas ?
-- ... En partie. Mais tous les évêques appellent à la collecte de carême du CCFD. Vous n'allez pas prendre tous les évêques de France pour des minus, quand même. Il y a vingt-cinq mouvements représentés au CCFD. Ce ne sont pas tous des extrémistes !
-- N'y a-t-il pas eu une réorganisation du CCFD ?
-- Il n'y a eu aucun changement dans la direction. Les mandats des secrétaires généraux ont été renouvelés. Le président est resté. Ce que nous voulons faire de plus avec le CCFD, c'est un plan de solidarité.
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\[*Réponse à comparer à la déclaration officielle de l'épiscopat : voir* ITINÉRAIRES *de novembre 1986.*\]
*-- *En dehors du Chili et de l'Afrique du Sud, le CCFD a-t-il pris position contre des régimes politiques ?
-- Oui, beaucoup. Mais je ne les ai pas toutes en mémoire, moi. Je m'occupe aussi de la commission Justice et Paix...
-- Pouvez-vous donner d'autres exemples de dénonciation ?
-- ... L'Afrique du Sud... Les Pays de l'Est... Nous avons publié tout un dossier sur la situation des croyants en URSS...
-- Ce n'était pas le CCFD.
-- Je vous ai dit que je m'occupais aussi de Justice et Paix.
-- Le procès est de savoir si la charité peut être sélective. Tout le monde n'est pas d'accord. Où est la diffamation lorsqu'on dénonce la charité sélective du CCFD ?
-- On va attraper chaud, ici, hein...
Tels furent les derniers mots de Mgr Fauchet, évêque de Troyes, président de la Commission sociale de l'épiscopat. Je me suis demandé si à l'instar de Doumeng (sa façon de parler faisait souvent penser au « milliardaire rouge ») il était un redoutable apparatchik jouant les demeurés, ou s'il n'était qu'un pion médiocre (c'est un euphémisme) manipulé par le noyau dirigeant de l'épiscopat. Bien que penchant plutôt pour la seconde solution (Mgr Fauchet est loin d'arriver à la cheville de Doumeng), je n'ai pu trancher.
Avant la plaidoirie des avocats du CCFD, on entendit encore le professeur François-Georges Dreyfus, auteur du livre *Des évêques contre le pape,* qui fit un exposé sur l'idéologie tiersmondiste et termina par une citation récente du journal du CCFD où l'URSS était présentée comme la puissance du bien...
Les avocats de la partie civile, M^e^ Teitgen et M^e^ Mignard, dénoncèrent avec une extrême virulence et une ironie mordante la « campagne de presse savamment orchestrée aux fins d'affaiblir le CCFD ». L'un et l'autre insistèrent sur ce qui semblait apparaître comme le scandale majeur : la diminution des collectes.
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« C'est à la caisse que vous avez frappé, parce que là vous pouvez marquer des points », lança M^e^ Mignard qui alla jusqu'à prétendre que les détracteurs du CCFD mettaient en cause le « patrimoine de la nation », puisque le CCFD est reconnu d'utilité publique ! (A ce propos, on notera que cette reconnaissance a été effectuée *par le gouvernement socialiste en 1984,* et on pourra se demander à quel titre une organisation qui finance des projets politiques à l'étranger peut être considérée comme « d'utilité publique ».) En conclusion, M^e^ Mignard traita les détracteurs du CCFD d' « héritiers du césaro-papisme, de l'inquisition, de Calvin et du Syllabus » (*sic*).
#### *Le réquisitoire du substitut : accablant pour le CCFD*
C'était au tour du substitut du procureur de la République de parler. Et là ce fut la surprise. A mesure qu'il prononçait son réquisitoire, on vit les dirigeants et militants du CCFD s'enfoncer dans leurs sièges et leurs avocats effarés s'agiter fébrilement, les uns et les autres blêmes de stupéfaction et de colère. C'était bien un réquisitoire, en effet, et prononcé avec éloquence, mais un réquisitoire *contre le CCFD,* contre les plaignants !
Relevant d'abord la contradiction entre les plaidoiries des avocats (l'un prétendant qu'il s'agissait d'un débat d'idées auquel les prévenus se refusaient, l'autre prétendant qu'il ne s'agissait nullement d'un débat d'idées), le substitut poursuivit : « L'ironie n'est pas à sa place quand on traite d'un sujet aussi grave que la faim en Éthiopie. Le CCFD doit-il aider tous azimuts ? Est-ce légitime qu'il accorde des aides à des pays totalitaires ? Il ne suffit pas de dire : les pauvres, les pauvres, monseigneur... Si M^e^ Mignard souligne avec tant d'insistance l' « évidence » de la diffamation, n'est-ce pas parce que cette « évidence » est difficile à démontrer ?
22:311
Lorsqu'on accuse le CCFD d'être « allié objectif du communisme », on veut dire que par son action il a pu en certaines circonstances servir objectivement le communisme. Ce peut être déplaisant, mais ce n'est pas diffamatoire. »
Le substitut releva ensuite « l'homogénéité des témoignages », à savoir que, selon les uns comme selon les autres, pour le CCFD « l'aide humanitaire doit être dépassée par un projet politique ». La tactique du CCFD, de présenter des témoins d'actions strictement humanitaires, avait échoué. Les sous-entendus politiques étaient trop voyants. Et M^e^ Teitgen avait eu l'imprudence de faire état d'une lettre d'un ancien ministre plénipotentiaire qui disait clairement que ses choix politiques n'étaient pas ceux du CCFD « qui le situent à gauche » (ce qui n'empêchait pas ce libéral typique de justifier l'action du CCFD...).
L'analyse politique du CCFD, poursuivit le substitut, provoque une « dialectique inextricable entre le religieux et le politique ». « J'ai le sentiment que le religieux se dévoie dans le politique et que le politique pour se justifier est ressourcé dans le religieux... Dans « C.C.F.D. » il y a *catholique* et *faim.* Ces deux termes rencontrent un consensus : c'est l'urgence immédiate, le catholique doit secourir son prochain. Mais après *catholique* et *faim* on se retrouve dans le *développement.* Et ce mot peut représenter beaucoup de choses. Le sigle CCFD est porteur de toute l'ambiguïté. Et les témoins de la partie civile n'ont pas levé l'ambiguïté. A Cuba, au Nicaragua, le CCFD justifie politiquement son aide humanitaire. On ne le lui demande pas. On ne donne pas au Nicaragua mais au prochain. L'aide humanitaire se dénature en politique et se justifie à partir d'une idéologie discutable. Ce ne sont pas seulement les pays capitalistes et les multinationales qui sont responsables de la famine. C'est plus encore l'emprise des pays totalitaires. Le CCFD tend à voir ces pays non comme ils sont mais comme il voudrait les voir. Il recouvre son action d'un manteau sulpicien. Ce n'est pas de ma faute si au don est accolée une image insupportable ! »
23:311
Le substitut releva ensuite « l'homogénéité de ton » entre les propos des détracteurs du CCFD et ceux de ses défenseurs : « A question politique, réponse politique. » A ce niveau, l'accusation de diffamation n'est pas recevable.
Mais le plus étonnant fut l'argument final du substitut, qui porta un coup terrible aux avocats, dirigeants et militants du CCFD. « Le CCFD, dit-il, n'a pas participé au débat sur l'aide à l'Éthiopie. Ç'aurait été intéressant. Car s'il est important d'aider, il est important aussi de parler. On ne peut pas séparer les deux. Attaquer les États totalitaires c'est aider les peuples à respirer. » Et il montra un article de Glucksman dans le *Nouvel Observateur :* dans cet article, le « nouveau philosophe » chéri de la gauche, faisant écho à son livre *Silence on tue,* dénonce avec force l'action du CCFD en Éthiopie. Il faut que les donateurs sachent où va l'argent, dit-il : aux organismes gouvernementaux. Et le substitut cite cette phrase de Glucksman : « *Nous voulons qu'on aide les victimes, pas les assassins.* » Les dirigeants du CCFD venaient de se voir jeter à la face la condamnation portée contre eux par un représentant éminent de l'intelligentsia de gauche, parue dans l'hebdomadaire de l'intelligentsia de gauche, c'est-à-dire par quelqu'un de chez eux. Ils étaient atterrés.
Outre le fait que le substitut avait ainsi fait basculer le procès avant que les trois avocats de la défense aient commencé leurs plaidoiries, une question de fond était posée : comment l'État peut-il considérer le CCFD comme « d'utilité publique » lorsque le représentant de l'État au tribunal dénonce aussi ouvertement ses activités ?
#### « *Le CCFD veut un cachet de justice* »
Le réquisitoire -- ou plutôt l'anti-réquisitoire -- du substitut, avait préparé le terrain pour la brillante plaidoirie de M^e^ Jean-Marc Varaut. « Ce que veut le CCFD, lança-t-il, c'est un cachet de justice pour sa quête de carême, et pour que le débat se taise dans l'Église.
24:311
Mais en revenant d'Éthiopie les Médecins sans frontière nous ont appris que *l'aide peut tuer.* L'aide peut tuer ! La collectivisation des terres s'est faite au prix de six millions de morts en Ukraine. En Éthiopie il y en a déjà un, ou deux, ou trois -- on ne sait -- *avec l'aide du CCFD.* Il faut rappeler qu'un milliard et demi d'hommes et de femmes ont réagi à la gigantesque campagne télévisée sur le drame éthiopien. Grâce à la générosité de ces personnes, le régime éthiopien a rétabli sa balance des paiements, qui était en déficit en raison des achats d'armes à l'URSS ! Il y a une manière d'organiser le malheur. Il y a un bon usage de la famine, théorisé par Lénine. Il y a un bon usage de l'aide internationale : grâce à l'aide « humanitaire » du CCFD à Cuba, Castro peut investir davantage dans la révolution en Afrique et en Amérique latine ; le CCFD aide le Vietnam -- l'État vietnamien -- au moment où le Vietnam écrase le Cambodge. »
Pour apprécier l'idéologie du CCFD, poursuivit M^e^ Varaut, il suffit de lire ses propres déclarations. Les principes, toujours rappelés, sont qu'il faut « modifier les structures » et « conscientiser les populations » (« la terre est à tous », dénonciation des multinationales comme seules responsables du sous-développement, pacifisme unilatéral, instauration d'un « nouvel ordre mondial »). « Menotti Bottazzi avait expliqué comment l'engagement du CCFD dans les luttes de libération du Vietnam, du Cambodge, de l'Angola, du Mozambique, du Nicaragua, de Tanzanie, avaient nourri sa réflexion. Comme par hasard tous ces pays sont devenus totalitaires ! Je ne sais si l'on dit encore que le communisme est intrinsèquement pervers, mais la formule est dans une encyclique et on peut encore le penser... »
Le CCFD, rappela M^e^ Varaut, a publié un rapport de quatre-vingts pages sur le Nicaragua, qui était « un engagement aux côtés des sandinistes et une dénonciation de l'Église ». En 1983, Bernard Holzer expliquait : « Aucun projet n'est neutre... Le problème n'est ni la faim ni le sous-développement, le problème fondamental est la libération de toutes les structures oppressives et de toutes les aliénations. »
25:311
Et M^e^ Varaut produisit une lettre décisive, qui réduit à néant toutes les accusations de mensonge et de calomnie, et celle de diffamation, inlassablement réitérées par le CCFD contre ses détracteurs. Il s'agit d'une lettre du CCFD répondant par l'intermédiaire de Mgr Gilson à un habitant du diocèse du Mans qui s'indignait du contenu du livre de Guillaume Maury. « Nous nous gardons bien de démentir » ce qu'il y a dans ce livre, disait le CCFD, car « la plupart » des faits rapportés proviennent « de textes du CCFD lui-même ».
Il est un autre aspect de la plaidoirie de M^e^ Varaut qui mérite d'être relevé. Tout au long de son intervention, il plaida aussi pour le droit des « traditionalistes » à exister et à s'exprimer dans l'Église. Réagissant aux attaques venimeuses (et diffamatoires, fit-il remarquer) de M^e^ Mignard, il commença ainsi : « *Césaro-papiste, inquisiteur, esclavagiste,* présent ! Vous nous traitez de *traditionalistes,* et c'est là pour vous toute l'horreur. Vous avez résolu le procès en vous plaçant dans un camp de l'Église. Au nom d'un lobby clérical, vous vous êtes présentés pour une tradition contre la Tradition. » Plus tard il s'exclama : « La compassion du Christ pour le pauvre et celui qui souffre doit être celle de tous les fidèles et de tous les pasteurs. La doctrine sociale appelle à un engagement effectif. C'est un péché de ne pas combattre avec les armes de la justice. Mais nous disons que l'évangile des Béatitudes n'est pas un catéchisme révolutionnaire. Nous avons le droit d'exprimer la pensée que vous appelez traditionaliste. Nous sommes des parias. Nous avons peu d'occasions de parler. Je ne laisserai pas passer cette occasion. » Et il poursuivit par deux citations de Jean-Paul II clairement opposées à la théologie de la libération. Il termina sa plaidoirie par ces mots : « Nous avons le droit de savoir, de dire et de parler. Vous avez choisi votre camp. Vous vous dites conciliaires et progressistes. Vous nous dites anticonciliaires et traditionalistes. Laissez-nous notre place dans l'Église. » A vrai dire, un tel discours devant un tribunal laïc, dont le président dit « monsieur » aux prêtres et aux évêques conformément à la loi, avait quelque chose de surréaliste...
26:311
Le second avocat de la défense rappela opportunément ces lignes de la préface du livre de M. Maury où le recteur Durand souligne qu'au moment où les socialistes s'en prenaient à l'école catholique ils soutenaient activement le CCFD, notamment par la voix de Christian Nucci, et que trois membres du journal du CCFD *Développement magazine,* dont le rédacteur en chef, faisaient partie du désormais célèbre *Carrefour du développement.* Il souligna qu'aucun des témoins de la partie civile n'avait lu le livre, qui est d'une « exceptionnelle modération » et ne contient « aucune attaque personnelle », et que d'ailleurs *la partie civile n'avait retenu aucune citation du livre dans son accusation.* Il dénonça le « réflexe frileux » du CCFD qui, devant l'analyse idéologique qui est faite de son action, ne reconnaît pas qu'il s'agit bien de cela mais continue de dissimuler sa stratégie : « Nous faisons clandestinement une action politique, mais ouvertement nous creusons des puits et nous aidons les aveugles. » Il déclara encore que « propager l'idéologie socialiste » n'est pas diffamatoire en soi, quand tant de Français s'en font une fierté. On peut ajouter, pour compléter les propos du substitut, qu'être « allié objectif du communisme » ne peut être considéré comme diffamatoire quand il y a un groupe communiste au Parlement.
Le troisième avocat parla au nom du directeur du *Figaro :* « Max Clos plaide qu'il ne s'est pas contenté de reproduire des textes contre le CCFD, il considère que le droit légitime du journaliste de dénoncer entraîne le devoir de l'éditeur de publier. »
#### *Bernard Holzer : Mauvaise foi et dissimulation*
Après ces trois plaidoiries il était plus de 21 h 30, et le second procès fut reporté au lendemain. Au cours de cette longue audience, on n'avait entendu ni le président du CCFD, Gabriel Marc (haut fonctionnaire socialiste intermédiaire, notamment entre Mitterrand et le FLNKS), ni le secrétaire général, le religieux assomptionniste (à tête d'instituteur socialiste) Bernard Holzer.
27:311
Le premier allait assister aux deux audiences sans rien dire (mais non sans dormir, semble-t-il). Quant au second il s'était réservé pour le duel qui allait l'opposer à Pierre Debray lors du second procès. Il mena sa longue intervention selon deux axes. Le premier était la justification de l'action du CCFD par les soutiens officiels qu'elle reçoit : reconnaissance d'utilité publique, subventions et cofinancements de la CEE et du ministère de la coopération. Face à une respectabilité aussi bien établie, il n'y a que des opérations de « désinformation », des « calomnies », etc.
Le second axe était une parfaite illustration de ce qui avait été dénoncé la veille. Troquant son air de procureur contre une mine de sœur de la charité bouleversée par la misère du monde, le bon apôtre certifia qu'il n'avait « jamais donné un sou au *gouvernement* éthiopien », qu'à Cuba le CCFD aidait les enfants sourds, qu'au Vietnam il n'envoyait pas d'argent mais seulement du matériel... Et avec un trémolo dans la voix : « Comment faire pour qu'en Afrique, en Pologne, l'agriculture nourrisse les paysans, que dans les villes les jeunes aient un emploi ? Nous creusons des puits, nous aidons à la formation, voilà ce que nous faisons. Nous sommes confrontés à l'urgence, nous devons résoudre des problèmes difficiles dans des pays en guerre. Nous cherchons à être un facteur de réconciliation, à ce que les communautés se parlent, fassent l'apprentissage de la démocratie », etc., etc.
L'ennui est que ce n'est pas du tout ce discours que tient Bernard Holzer lorsqu'il se trouve avec les militants du CCFD, où l'on va répétant comme un slogan : « Changer une idée dans la tête d'un homme est mille fois plus concret que construire un puits... » Et c'est ce que confirment les listes de projets : 23 % des fonds distribués le sont pour des actions de « *conscientisation* ».
28:311
Je relèverai de plus quelques « perles » de Bernard Holzer au cours de cette intervention : « Quand nous aidons l'Éthiopie on dit que nous aidons Mengistu, quand nous aidons la Pologne on ne dit pas que nous aidons Jaruzelski. » (Bien sûr : l'aide à l'Éthiopie est sous la coupe du gouvernement, tandis que l'aide à la Pologne passe par l'épiscopat polonais.) « Nous avons signé un accord très clair avec le Vietnam, et depuis dix ans cet accord a toujours été respecté de part et d'autre. » *Sic*. « En Éthiopie, cela fait huit ans que nous travaillons avec les paysans qui s'organisent. » (Il s'agit de la collectivisation dite « villagisation ».) « Nous sommes des praticiens, pas des intellectuels. » (Il faut voir Bernard Holzer dire cela pour en apprécier toute la saveur.) Et enfin : « Dorénavant nous n'accepterons plus qu'on nous attaque. » On verra bien...
Il convient également de consigner à part l'exemple patent d'extrême mauvaise foi qu'il étala devant le tribunal « Pierre Debray a accusé le CCFD d'avoir financé un chemin de fer permettant l'invasion du Cambodge par les troupes vietnamiennes. C'est absurde. Chacun sait qu'il n'y a pas de chemin de fer entre Hanoï et Phnom-Penh. D'autre part, un coup de téléphone à la SNCF. permet d'apprendre que la somme en question aurait permis de construire... 1,5 km de voie ! »
On comprend que Bernard Holzer n'ait pas digéré l'affaire du Cambodge. C'est elle qui détermina Pierre Debray à mener son enquête. Mais l'ironie du secrétaire général du CCFD est particulièrement déplacée. Fin 1979, Médecins sans frontière dénonçait le fait que seules des « organisations politisées faisant croire qu'elles sont apolitiques », dont le CCFD, étaient autorisées par l'occupant vietnamien à travailler au Cambodge, c'est-à-dire à stocker des milliers de tonnes de nourriture et de médicaments servant aux armées d'occupation, à la fois pour leur propre subsistance, et comme chantage à la faim pour soumettre les populations. A cette époque le CCFD diffusait une ignoble bande dessinée où une petite Cambodgienne faisait l'éloge de l'occupation vietnamienne, tandis qu'un petit Nicaraguayen faisait l'éloge de la révolution sandiniste. Alors Pierre Debray fit ses premières recherches. Il trouva un projet du CCFD intitulé « *Wagons pour le Vietnam* ».
29:311
Il s'agissait de 100.000 F de « *wagons de voyageurs* » pour la ligne *Hanoï-Saïgon,* ligne indispensable au contrôle du Cambodge par le Vietnam. (Il suffit de regarder une carte : Phnom-Penh est à 300 km de Saigon, Hanoï à 1.100 km et sans aucun moyen de communication.) Pierre Debray découvrit ensuite la mention d'une aide de 800.000 dollars (3.400.000 F) pour le Vietnam communiste. Aide qui fut annoncée officiellement par le secrétaire général du CCFD mais n'apparut jamais dans les comptes de l'organisation. On n'eut connaissance que d'une opération « Cent mille livres pour le Vietnam » : il s'agissait de cent mille exemplaires d'un conte de fées adapté à la propagande communiste par le vice-ministre de la culture du Vietnam... Il y a longtemps que tout cela a été publié par Pierre Debray, et ce fut l'occasion de la première attaque du CCFD contre Pierre Debray. Or ses sources sont inattaquables. *Devant le tribunal où il jure de dire la vérité, Bernard Holzer ment purement et simplement en disant qu'il se serait agi de construire une ligne de chemin de fer entre Hanoï et Phnom-Penh :* Pierre Debray a publié la fiche du CCFD où il est question de l'*achat de wagons* pour la ligne *Hanoï-Saïgon.*
#### *Pierre Debray accuse*
Prenant au procès la parole après le secrétaire général du CCFD, Pierre Debray rappela l'affaire du Cambodge, et ce que faisait le CCFD pendant la guerre du Vietnam : au Sud il aidait les « prisonniers politiques ». Au Nord, il aidait les « mutilés de guerre » : dans l'un et l'autre cas, les combattants communistes du Viet-Minh. Jamais un sou pour les « prisonniers politiques » au Nord ou les « mutilés de guerre » au Sud... Pierre Debray rappela également que le CCFD défendait le « modèle mexicain » au moment même où René Dumont, écologiste d'extrême-gauche, dénonçait l'exploitation des paysans par la bureaucratie mexicaine.
30:311
Au début de sa longue intervention, prononcée avec passion et le talent de tribun qu'on lui connaît, Pierre Debray avait expliqué qu'il avait longtemps hésité avant de faire ce procès. Saint Paul n'avait-il pas lancé aux Corinthiens procéduriers : « Que ne souffrez-vous plutôt l'injustice ? » Mais il y a dix ans que nous souffrons l'injustice, dit Pierre Debray, et « trop c'est trop » (expression utilisée en mars 1980 par Mgr Ménager -- alors caution épiscopale du CCFD -- contre Pierre Debray). *Le CCFD n'a opposé que des menaces de procès à mes demandes de débat,* expliqua-t-il*, et le 5 mai 1986 il a annoncé qu'il me poursuivait -- sans le faire. Cela est de la diffamation.* Car dans l'esprit des gens, Pierre Debray est poursuivi, et il ne peut -- et pour cause -- se défendre devant le tribunal.
Allant au fond de la question, Pierre Debray définit l'idéologie du CCFD, un « socialisme utopique », tiersmondiste, « pas marxiste-léniniste : Marx et Lénine c'était plus sérieux... » Mais un « socialisme sans contact avec la réalité qui peut être à tout moment utilisé par les marxistes-léninistes, qui sont plus malins ». En fait, ce que l'on reproche au CCFD (devant le tribunal de la République), ce n'est pas son idéologie, mais le fait qu'il la cache à ses donateurs. Ceux-ci « croient donner à une œuvre humanitaire, or leurs dons servent en grande partie à des actions de « conscientisation », de propagation de la seule idéologie qui selon ses dirigeants peut combattre le sous-développement » (sans parler des aides directes aux pays communistes). « Qu'ils l'exposent clairement ! » s'exclama Pierre Debray, « qu'ils disent aux donateurs que leur aumône de carême ne va pas au Secours catholique ou à l'Œuvre d'Orient, mais à une œuvre politique ! »
Dans sa plaidoirie, M^e^ Varaut, qualifiant l'annonce de poursuites de « vulgaire stratagème », releva que le CCFD utilisait la justice comme « relais politique ». Une fois de plus, il dénonça le fait que le CCFD osait parler de « mensonges » quand il reconnaissait lui-même par ailleurs que les documents cités étaient exacts, et il cita à son tour quelques autres actions officielles du CCFD clairement politiques.
31:311
Les deux avocats du CCFD devaient lui répondre. La plaidoirie de M^e^ Teitgen fut -- il faut le reconnaître -- brillante, mais centrée sur des arguties juridiques qui ne nous intéressent pas ici. En revanche, il nous faut relever deux points de celle de M^e^ Mignard. Si le CCFD n'a pas poursuivi Pierre Debray, expliqua-t-il, c'est en raison de son « rôle subalterne » dans la « campagne de désinformation » ; son *Courrier hebdomadaire* a « valeur de tract » et « sert de relais à d'autres », il n'est qu'un appui à la campagne du *Figaro.* Il est inutile de rappeler aux lecteurs d'ITINÉRAIRES que Pierre Debray est au contraire *à l'origine* de la « campagne » contre le CCFD et que *c'est lui qui a accompli tout le travail* qui allait, plusieurs années après, être relayé par d'autres. Mais au tribunal M^e^ Mignard avait le dernier mot. Celui de la... désinformation.
D'autre part, il souligna que le *Figaro-Magazine* paraissait au Chili. Dans cet épouvantable pays où règne un dictateur qui foule aux pieds toutes les libertés. (Il n'ajouta pas, bien entendu, que paraissent également au Chili -- en kiosque -- des journaux socialo-communistes révolutionnaires *dont certains subventionnés par le CCFD*.) Mais l'action de Louis Pauwels au Chili ne s'arrête pas là, continua-t-il. Il a même donné une interview à *El Mercurio,* « journal qui chante les louanges de Pinochet ». Et tout cela « n'est pas sans conséquences ». Il y a eu l'assassinat du père Jarlan, et le rappel du consul général de France. C'est ainsi que M^e^ Mignard, à bout d'arguments, n'a pas trouvé mieux que d'impliquer Louis Pauwels dans la mort du père Jarlan. Et *La Croix* s'est empressée de reproduire ces propos.
Quant à l'avocate de ce journal, elle pleurnicha d'une voix éteinte et monocorde qu'attaquer le CCFD c'était « remettre en cause un organisme officiel de l'Église », et plaida qu'en mentionnant le *Courrier hebdomadaire* comme objet de poursuites du CCFD, *La Croix* ne visait pas nommément Pierre Debray ! Il était plus que temps que ce procès, de plus en plus lamentable pour le CCFD, s'achevât enfin...
Yves Daoudal.
32:311
### Réflexions sur le terrorisme
par Gustave Thibon
ON EST INJUSTE pour les terroristes, me dit un jeune idéaliste, farci de théories révolutionnaires. Ils croient en leur cause et luttent courageusement pour la faire triompher. En fait, rien ne les distingue des soldats. Les journaux sont pleins de vociférations contre ces auteurs de « lâches attentats » qui font tant « d'innocentes victimes ». Deux contre-vérités. D'abord les terroristes ne sont pas des lâches : ils courent autant de risques que les soldats et certains sacrifient d'avance leur propre vie comme dans les raids-suicides. Et quant aux innocentes victimes, si l'on entend par ce mot l'irresponsabilité de celles-ci dans la genèse du conflit, n'est-ce pas le fait de toutes les guerres ? Ces soldats qu'on conduisait hier à l'abattoir ou ces civils qu'on massacrait sans pitié sous les bombes, les avait-on consultés avant d'ouvrir les hostilités ? Alors pourquoi exalte-t-on les vertus du soldat et jette-t-on l'anathème sur le terroriste ?
33:311
Constatons d'abord ce fait que, pour la première fois dans l'histoire, il n'existe pratiquement plus de guerres ouvertes, c'est-à-dire officiellement déclarées entre les nations et que, par ailleurs, le terrorisme affecte un nombre toujours grandissant de pays : hier en Italie et en Allemagne avec les Brigades rouges et la bande à Baader, aujourd'hui en Irlande, en Corse, au Pays Basque, en Amérique Latine, en Afrique du Sud et tout récemment à Paris.
Or, dans les guerres officielles, il existait des lois de la guerre, dictées par un code d'honneur traditionnel ou par des conventions internationales : respect des populations civiles et de la vie des prisonniers, interdiction du pillage des biens privés, etc. en deux mots, proscription de la violence en dehors des opérations proprement militaires. Que ces lois aient été souvent violées soit par les ordres injustes des chefs, soit par l'indiscipline des troupes, personne ne le conteste, mais du moins existaient-elles et s'appliquaient-elles avec une relative efficacité. Ainsi, dans les premiers temps de l'Occupation, les soldats allemands ne se sont-ils pas comportés en assassins et en pillards à l'égard des populations désarmées. De même pour les prisonniers de guerre qui n'ont pas été traités avec la même inhumanité que les déportés dans les camps de concentration.
Rien de semblable chez ces soldats de l'ombre que sont les terroristes. Leur combat clandestin ne connaît ni loi, ni code d'honneur : les moyens les plus bas -- attentats aveugles, prises d'otages et chantage odieux concernant leur sort, piraterie aérienne, torture physique et morale, etc. -- sont employés sans pudeur dès qu'on les juge efficaces. Seul compte l'enjeu du combat et tous les moyens sont les bienvenus.
D'où l'effacement total de l'esprit chevaleresque qui planait jadis sur les guerres au grand jour. Plus d'estime ou d'admiration mutuelles entre les adversaires. Plus de réconciliation sous le nom de « paix des braves », mais la haine et le mépris réciproques.
34:311
Je pense à un épisode de la première guerre mondiale : le Kronprinz d'Allemagne se faisant présenter les défenseurs du fort de Vaux, acculés à la reddition par l'épuisement des munitions et des vivres, les félicitant de leur résistance héroïque et remettant une épée d'honneur à leur commandant. Imagine-t-on pareille attitude d'un de nos chefs d'État à l'égard d'un groupe de terroristes capturés, même s'ils se sont défendus courageusement et s'ils ont laissé des morts sur le terrain ?
Résumons-nous : ce qui manque au terroriste, c'est le face à face avec l'adversaire, l'emploi des mêmes armes et l'égalité devant le danger qui font la noblesse des vraies guerres.
On dira que tout dépend aussi de la qualité de la cause servie par le terroriste. Il est impossible de juger d'après les mêmes critères moraux et politiques les auteurs d'attentats terroristes comme le furent hier les résistants de la dernière guerre mondiale et les Israéliens avant la reconnaissance officielle de leur État, les fellaghas algériens, puis les membres de l'O.A.S. et comme le sont aujourd'hui les hommes du djihad islamique ou de l' « ASALA » arménienne, les partisans afghans menant la guérilla contre l'oppresseur soviétique, les séparatistes basques ou corses et jusqu'aux anarchistes de tout plumage dont le seul idéal est de déstabiliser la société actuelle sans trop savoir par quoi la remplacer.
Mais tout dépend surtout du succès de la cause pour laquelle on tue ou l'on meurt. L'histoire contemporaine abonde en exemples où les factieux qu'on traitait la veille comme de vulgaires criminels deviennent, si leur révolte aboutit, les héros du lendemain. De sorte que, installé au pouvoir, le terroriste d'hier dicte des lois à son tour et rejette ses adversaires dans le clan maudit des hors-la-loi. Inutile de citer des noms qui sont sur toutes les bouches : l'histoire nous montre que la gloire couronne la réussite et que la honte s'attache à l'échec.
Mais pour les Français confrontés aux terroristes qui sèment la mort dans leurs capitales, le problème est beaucoup plus clair : il ne s'agit pas de discuter sur leurs idéologies, mais de prendre des mesures efficaces pour les empêcher de nuire.
35:311
L'homme de la rue n'a pas à pâtir des rivalités et des conflits qui déchirent le Proche-Orient. L'extrême rigueur s'impose donc mais avec ce triste et nécessaire revers que les agents de l'ordre se trouvent du même coup condamnés à l'usage de moyens presque aussi impurs que ceux de leurs adversaires. Tels les interrogatoires de type musclé (ceux qui seront pris parleront, a proclamé récemment M. Chirac...), les appels et les primes à la délation, au besoin la liquidation physique sans jugement.
Ce qui nous conduit à cette constatation générale : notre époque qui compte de moins en moins de guerres ouvertes baigne de plus en plus dans une atmosphère de guerre civile avec tout ce que ce mot comporte d'incontrôlé et d'inexpiable. J'ai le plus grand respect pour les forces de l'ordre qui luttent contre cette gangrène du terrorisme s'infiltrant en pleine paix à l'intérieur des nations. Pas d'autres répliques possibles à un ennemi masqué que ce combat souterrain. Mais il est permis de déplorer ce pourrissement de la guerre qui nous conduit à confier de plus en plus au policier le rôle de gardien de la cité qui fut jadis celui du soldat.
Gustave Thibon.
36:311
### Petit guide du français « branché »
par Guy Rouvrais
*Un nouveau langage, dit* « *branché* »*, agresse nos oreilles, pollue les ondes, et s'insinue parfois malgré nous dans notre conversation. Il paraît qu'il faudrait s'accommoder de cette néo-langue française au motif qu'elle serait celle de la jeunesse, dont, on le sait, toute vérité et tout bien procèdent.*
*C'est ce que font les commerçants des media audiovisuels et leurs bateleurs ainsi que les démagogues professionnels. On a même vu un honorable septuagénaire, président de la République de surcroît, s'y essayer avant les élections de mars 1986 en compagnie de M. Mourousi.*
37:311
*Pour résister à l'envahissement de cette infralangue il faut repérer exactement les mots, les locutions, les expressions qui lui appartiennent et en saisir l'esprit. C'est l'objet de ce petit guide du français branché.*
*On aurait tort, toutefois, de penser que ce phénomène se réduit à une simple pollution verbale. Un langage, quel qu'il soit, renvoie à une pensée. Ce qu'exprime la langue* (*?*) *branchée, c'est le fou, le désarticulé, l'inachevé. C'est le refus du concept qui cerne, tranche, délimite. De là ces expressions que nous examinons ci-après :* « *J' veux dire* »*,* « *j' te raconte pas* »*,* « *quelque part* »*,* « *j' le sens pas* »*,* « *tu vois* »*, etc.*
*Cette impuissance à aller jusqu'au bout d'une phrase, c'est-à-dire d'une idée, pourrait laisser croire aux naïfs que nos* « *branchés* » *atteignent la profondeur de l'ineffable. Il n'en est rien. Certes, l'indicible existe. Mais chez les mystiques qui savent que le mot ne peut rendre compte de leur tête-à-tête avec l'Absolu.*
*L'indicible branché, c'est celui du nourrisson. Le langage branché est une régression infantile. On ne communique plus par des mots mais par osmose conviviale, comme la mère et son bébé. Mais, même si l'heure est grave, que cela ne nous empêche pas de sourire...*
**Chouette.** Peut indifféremment désigner le beau, le bon ; l'agréable, le meilleur. Entre le « chouette » et le sublime, il n'y a rien. S'applique indifféremment à un film, un livre, un beefsteack-frites, avec ou sans ketchup, un concert rock, une bande dessinée, un gourou indien, une fresque de Michel-Ange, un suicide réussi, un suicide raté, le soleil couchant, une lampe de poche sans pile mais achetée à Katmandou, un « joint ».
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Tout peut être chouette. Il suffit de le dire. Contraire de chouette : « c'est beurk ». Exemples : « Harlem Désir, il est chouette, ce mec » ; « Le Pen, il est beurk, ce mec ». Notez « beurk » et pas « Beur ». Beurk s'applique indifféremment à... (voir plus haut).
**Coincé.** Est réputé coincé celui ou celle qui entend respecter le minimum de conventions sociales. Si l'on dit systématiquement : « Bonjour », « au revoir », « merci », « je vous prie de bien vouloir m'excuser », c'est que l'on est encore coincé *quelque part* par des tabous sociaux, c'est-à-dire, et par définition, conventionnels et factices. Ils vous empêchent d'épanouir votre merveilleuse créativité qui illumine toutes choses dans l'univers branché.
**Copain, copine.** Rien ne répugne tant à l'individu branché que de définir avec précision la nature des liens affectifs qui l'unissent aux autres. Aussi, le vieux mot « copain » est-il devenu passe-partout. Il recouvre une grande variété de sentiments ou de relations, des plus superficiels aux plus profonds.
1\. *-- Copain-camarade :* c'est le sens courant. Mais, au parti communiste, copain supplante camarade. La déstalinisation a porté un coup fatal au mot camarade. Le terme, fossilisé, ne subsiste plus que dans les discours officiels. Dès le début des années soixante, les militants disaient : « Tu peux parler devant lui, c'est un copain. »
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2\. *-- Copain-amant :* quand une très jeune fille (expression *coincée*) vous dit : « c'est mon copain », cela veut dire qu'elle couche habituellement avec lui.
3\. *-- Copain-concubin :* quand une fille, un peu moins jeune que la précédente, vous dit : « c'est mon copain », cela veut dire qu'elle couche avec mais qu'elle vit aussi avec lui.
4\. *-- Copain* (*le patron est un*)* :* Cela veut dire que le patron du restaurant ou du cabaret où vous avez vos habitudes ne vous connaît ni d'Ève ni d'Adam mais qu'il fait comme si parce que c'est un bon commerçant.
5\. *-- Copain* (*mon père est un*)* :* Cela signifie que le pauvre gosse n'a déjà plus de père bien qu'il ne soit pas juridiquement orphelin.
6\. *-- Copain-copine* (*on reste*)* :* C'est ce que disent d'eux un homme et une femme qui n'ont plus à rien à se dire entre eux.
7\. *-- Copine* (*ma femme est d'abord une*)*.* Cela veut dire que la femme de ce monsieur a déjà un autre *copain* (voir sens n° 1).
**Évident (pas).** C'est un des mots les plus répandus du langage branché. Il gagne chaque jour du terrain dans les media tant parlés qu'écrits. « C'est pas évident » est mis pour « c'est difficile, je ne comprends pas » ou « ce n'est pas raisonnable ». L'expression tend également à cerner le drame de l'incommunicabilité : « T'es pas un mec évident. »
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La fortune du « pas évident » réside en ceci : la quête de l'évidence est au cœur de la « pensée » branchée : ne plus réfléchir, ne plus conceptualiser. L'évidence, elle, se constate, elle s'appréhende spontanément, sans aucun effort. « C'est pas évident » peut donc être traduit par : « Pour comprendre une question aussi difficile, je devrais réfléchir mais c'est trop fatigant. » Afin d'éviter cet immense effort on laisse donc tomber, dans un soupir qui se veut éloquent et profond : « Tu vois, c'est pas évident, ce truc-là. »
**J'veux dire.** C'est ce que l'on dit quand on n'a plus rien à dire ou que l'on ne sait pas quoi dire. Ceux qui balbutient cet embryon de propos veulent accréditer l'idée que ce qu'ils portent en eux est tellement riche de sens, tellement lourd de signification qu'ils ne peuvent trouver les mots pour le dire qu'au prix d'une douloureuse recherche dans les plis de leur mémoire. Ils frôlent sans cesse l'ineffable et la profondeur de l'indicible. En réalité, comme le disait Nietzsche « Rien n'est plus profond que le néant. » Aussi, après avoir entrevu cet abîme, ils s'arrêtent juste après « j'veux dire » et ne disent rien d'important. Ce qui ne les empêche pas de recommencer dans la phrase suivante. En cinq minutes, au cours d'une interview, un chanteur a employé 17 fois ce « j'veux dire ». Je ne sais toujours pas ce qu'il voulait dire.
L'alternative est pourtant simple : ou bien ils ont quelque chose à dire, et qu'ils le disent sans dire qu'ils vont le dire ; ou bien s'ils n'ont rien à dire, qu'ils se taisent !
**J'te dis pas** ou « j'te raconte pas ». C'est à la fois le contraire et la même chose que « *j'veux dire* »*.*
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Le contraire : cela signifie que l'on a quelque chose d'important, d'amusant ou d'étonnant à annoncer. La bonne traduction de « J'te dis pas » se trouve dans une lettre de la marquise de Sévigné : « Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus ordinaire, la plus incroyable... etc. »
La même chose : Ce que j'ai à te dire est ineffable, les mots me manquent, aussi : « J'te dis pas. » La différence d'avec « *j'veux dire* », c'est qu'on finit par dire quelque chose.
**Quelque part.** S'exprimer, c'est aussi émettre des nuances. Penser, c'est aussi pondérer un jugement trop abrupt par d'autres qui l'atténueront. Le langage branché, flou par vocation, ne saurait se résoudre à formuler une phrase principale compliquée d'une relative qui l'enrichirait d'une nuance. Dans cet univers mental, on ne peut donc pas dire : « Je lui ai donné un accord qui ne me satisfait pas entièrement, j'éprouve encore quelques réticences. » Tout le monde comprendrait. Or, il ne s'agit pas de comprendre mais de suggérer que votre vie intérieure est à ce point fertile que, malgré vos recherches, vous ne savez ni pourquoi ni comment vous êtes réticent.
On dira donc : « J'ai dit oui mais quelque part je disais non.
On pourrait croire que ce « quelque part » trahit un freudisme sous-jacent. Il n'en est rien. Car, dire : « J'ai dit oui mais mon inconscient disait non », ce serait se référer encore à une anthropologie contestable, certes, mais structurée et cohérente qui voudrait que l'homme possédât un conscient, un inconscient, un subconscient. Le « quelque part », c'est nulle part.
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Ou, plus exactement, c'est un lieu, une zone, une pulsion, que votre interlocuteur doit découvrir. Vous n'avez pas à le lui dire. Dire où est ce « quelque part », c'est définir, cerner, intellectualiser, communiquer par des mots qui ne pourront jamais transmettre votre merveilleux bouillonnement intérieur, la richesse de votre moi à jamais et statutairement incommunicable.
Le « quelque part » peut se compliquer du « quelque chose » et du « quelqu'un ».
Exemple :
-- Quelque part, je refuse quelque chose.
-- Quelque chose ou quelqu'un ?
-- Ouais, enfin, *j'veux dire, ch'ais pas*, moi, *j'veux dire* ou plutôt *j'sais*, c'est quelque part quelque chose, *j'veux dire* qui me renvoie à quelqu'un, mais quelqu'un *tu vois* qui serait quand même plutôt quelque chose, j'veux dire, sans être quelque part, *tu vois *?
-- C'est vachement *chouette* ce que tu dis là et puis ça va vachement loin. Tu as un regard très vrai sur toi-même qui me dit *plein de trucs* quelque part.
**Trucs (plein de).** Naguère, le truc était un objet, une chose dont on avait le nom sur le bout de la langue mais qui n'arrivait jamais à franchir le seuil de nos lèvres. Désormais, le terme a conquis une nouvelle extension. Il s'applique également, en langue branchée, aux sentiments, aux émotions, aux états intérieurs.
Incapable de formuler un jugement esthétique, de rendre compte avec des mots adéquats de ce qu'il éprouve, l'individu branché dit, devant un tableau, un film, en écoutant une musique, fût-ce la sienne, en contemplant un coucher de soleil ou une femme, « ça me fait plein de trucs ».
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Lorsqu'il veut approfondir son émotion, il est plus éloquent : « C'est drôle, c'est vachement *chouette, j'veux dire,* je sens plein de trucs là-dedans et même des trucs super*-chouettes.* » Quand l'émotion est plus sensuelle, voire sexuelle, on peut dire « Ça me fait plein de choses » ou alors « ça me fait comme de drôles de *trucs,* enfin, j'veux dire, des choses, quoi, *tu vois* ».
**Tu vois ?** Cette phrase est en réalité une interjection dans le langage branché dont elle ponctue la conversation. Exemple :
-- « Je devais y aller, *tu vois,* et puis bon, j'm'suis dit pourquoi j'irais, *tu vois,* bien sûr sentimentalement j'aurais dû y aller, *tu vois,* mais bon j'y suis pas allé quand même, tu vois. »
C'est une façon de renvoyer à votre interlocuteur ce que vous ne comprenez pas, vous, en espérant que, lui, a compris et qu'il démêlera le fil de vos raisons. Bien sûr, il n'y a rien à comprendre. C'est également un clin d'œil de complicité conviviale : il y a une telle intensité de communion entre vous et votre interlocuteur que vous le comprenez sans qu'il s'exprime vraiment. La communication chez les branchés s'opère par la chaleur affective et non par des mots. Quand on vous dit « Tu vois », la politesse recommande de répondre, l'air pénétré et méditatif : « Ouais... je vois. »
**Sens pas (j'le).** Expression omniprésente chez le branché médiatique. Lorsqu'un sujet est proposé, on ne dit pas : « Il ne m'inspire pas » ou « je n'ai pas la capacité de le traiter ».
44:311
Cela supposerait l'intervention de l'intelligence et de la réflexion. « J'le sens pas » renvoie à votre sensibilité, vos émotions qui sont le critère dernier qui vous permet de juger la réalité, vos aptitudes et les propositions qui vous sont faites.
Guy Rouvrais.
45:311
### Sida physique, sida mental
par Rémi Fontaine
*SIDA mental*... C'est pour avoir proféré ces deux mots dans un éditorial fameux que Louis Pauwels a été voué aux gémonies médiatiques... ([^2]) Il appliquait son diagnostic à une certaine jeunesse estudiantine qui a perdu, disait-il, ses immunités naturelles : « *tous les virus décomposants l'atteignent...* »*.*
46:311
La réaction démagogique et indignée des courtisans de cette jeunesse n'a pas manqué, de Jack Lang à *l'Événement du jeudi.* Car si notre société -- elle aussi atteinte d'un sida mental -- sécrète encore des simulacres d'anticorps, c'est exclusivement contre ses excitants. Sentinelles de l'autodémolition, elles se tiennent sur le rempart des media avec pour consigne de sommation : -- *Touche pas à mon sida* (moral) !
Cette singulière levée de boucliers justifiait à elle seule le concept de Pauwels dont l'extension est plus large qu'il ne disait. Oui, cette manie mentale qui interdit les défenses morales de l'organisme social est à la ressemblance de la maladie physique qui empêche les défenses naturelles de l'organisme individuel. Maladie honteuse !
47:311
« *Il est interdit d'interdire* »* :* telle est l'expression symptomatique de cette maladie mentale dont l'une des victimes les plus graves est sans doute notre gouvernement libéral actuel.
Sa politique de prévention contre le sida (physique) me fait penser à cet enseignant sans autorité -- c'était après 68 -- qui, pour ne pas avoir d'encombres avec les classes voisines lors des interrogations écrites (très chahutées), nous donnait la recommandation scandaleuse : -- *Trichez, mais en silence !*
Avec la distribution des préservatifs et des seringues, le mot d'ordre officiel contre le sida n'est-il pas aujourd'hui -- *Péchez, mais proprement ?* L'avortement légalisé et remboursé nous avait déjà valu l'incitation analogue de tuer l'innocent... pourvu que cela soit fait proprement.
Sous prétexte de prévention, on fournit gratuitement l'arme parfaite du crime aux criminels : qu'importe la destination de l'instrument pourvu qu'il soit désinfecté ! Pourquoi les « délinquants » se priveraient-ils d'un tel cadeau ? Cette politique de Gribouille a pour effet, évidemment, d'aggraver les maux qu'elle prétend combattre. « *Quand le mal est toléré, il pullule* »*,* disait saint Vincent de Paul.
On sait pour le sida que les « populations à haut risque », comme on les appelle, sont à l'origine : les homosexuels (par la sodomie) puis les drogués (par le sang), auxquels se sont ajoutés les « touristes » du sexe (ceux qui pratiquent le pluralisme en la matière). Le virus se transmet en effet par le sperme et le sang...
Au lieu d'isoler les porteurs de virus et d'exercer une « quarantaine » (au moins morale) à l'égard de ces populations perverties et dangereuses, l'État promulgue aujourd'hui toute une série de publicités à leur intention, pleines de prévenance, pour leur expliquer comment continuer leurs relations coupables sans danger.
Sous prétexte d'information et de lutte anti-sida, l'homosexualité, l'usage de la drogue, la multiplicité des « partenaires » sexuels passent, avec les deniers du contribuable, du stade de la banalisation à celui d'une propagande de fait.
48:311
Pour les drogués, on ne dit pas : « *Ne vous piquez plus !* » Mais : « *Ne prêtez pas votre seringue ; on va vous en donner à la pelle !* » D'un côté, le gouvernement lance une coûteuse campagne anti-drogue. De l'autre, il vulgarise l'usage de la seringue par la campagne anti-sida. La main gauche redonne ce qu'enlève la main droite : logique du libéralisme.
Pour les homosexuels et les coureurs de sexe, on ne dit pas : « *Changez vos mœurs contre nature : le sexe a une loi inaliénable qui s'appelle la procréation et la fidélité conjugale.* » Non, on prône la « *morale-capote* » ! On invite même toutes les jeunes filles à porter des préservatifs dans leur sac. Tout juste si on ne fait pas des travaux dirigés en classe...
Bref, au lieu de sonner l'hallali de cette lie croissante de la société avec quoi le sida et le diable font leur vinaigre, on avalise tout ce dépôt nauséabond, au nom des sacro-saints droits de l'homme... sans Dieu.
N'est-ce pas Marcel Jullian lui-même qui se réjouissait l'autre jour (devant Anne Sinclair) de la banalisation (aux hétérosexuels) du sida -- d'abord « *sélectif* » et « *délateur* » *--* sans laquelle, commentait-il, « *nous aurions probablement été ignobles vis-à-vis des minorités* » (*sic*) ? Voilà ce monarchiste, prétendant aimer le peuple, qui se met à défendre la liberté (de nuire) des toxines de la société qui s'exerce toujours aux dépens du peuple et des plus humbles. Bravo le démophile !
On nous répète que les malades du sida, ou ceux qui sont en puissance de l'être, ne sont pas des « pestiférés ». D'abord, c'est péjoratif pour les malades de la peste qui ne sont pas responsables de leur maladie. La charité, elle, n'est pas sélective. Ensuite, qu'on le veuille ou non et si les mots ont un sens, le sida est bien une épidémie, une maladie infectieuse, contagieuse et même vénérienne puisque son virus se transmet surtout par l'abus dévoyé du sexe. Le sida n'est ni innocent ni inoffensif.
49:311
Il ne s'agit pas bien sûr de maudire ceux qui en sont atteints (parmi lesquels se trouvent des bébés ou des accidentés et de plus en plus d'innocents). Il faut les secourir et les soigner selon les dangers et les risques de leur maladie. Il faut surtout conjurer la raison de ce fléau. La prévention routière contre l'ébriété implique des remèdes de plus en plus drastiques contre les « populations à haut risque », qui ne font hurler personne contre l'atteinte aux libertés individuelles. La protection contre le sida exige pareillement des remèdes qui sont essentiellement moraux. Car, une fois encore, au risque de se répéter, le corps humain a ses lois qui sont de vivre selon ses fins, selon la nature humaine, selon la raison. On ne les viole pas impunément.
Aujourd'hui, le camp de la mort avance sous couvert de liberté sexuelle. Suicide : mode d'emploi ! Par une inversion diabolique, ce qui devrait donner la vie, donne la mort. On a réduit l'amour à des techniques polyvalentes du plaisir. Voilà le résultat ! Selon le mot de Dom Paul B. Marx, rappelé par Antoine Barrois, « *le problème majeur de l'Occident n'est pas la surpopulation mais la surcopulation* ».
A ce degré de décomposition morale, mis davantage en relief par l'avènement du sida, la seule angoisse métaphysique que manifestent nos « autorités » médiato-politiques, de François Mitterrand à Marcel Jullian, de Jacques Chirac à Jean Daniel, c'est celle de remettre en question la prétendue révolution sexuelle, la soi-disant libéralisation des mœurs, c'est l'appréhension de manquer de mœurs pornographiques, la peur de faire peur aux légions d'avachis...
Conclusion : une politique d'autruche. La seule parade qu'on a trouvée : le préservatif ! Le corps politique a désormais lui aussi perdu ses immunités naturelles. Il semble même que le sida (physique) soit une tragique rémunération de l'autre sida. Mental d'abord. Plutôt que d'accepter lucidement ce qui apparaît comme un châtiment mérité, plutôt que de se repentir énergiquement, faire passer la vertu et combattre l'esprit de jouissance, on préfère retourner comme un chien, à ses vomissements libéraux : -- *Touche pas à mon sida !*
50:311
Soljénitsyne affirme qu'on peut tenir plus facilement un peuple en esclavage par la pornographie qu'avec des miradors. C'est fait. Et dans ce pourrissement par la luxure qui toujours accompagne et accélère ordinairement la fin des civilisations, dans cette infection ou ce *cancer* généralisé, combien de « justes » suffiront-ils pour épargner à la fille aînée de l'Église la *foudre* soviétique ?
Rémi Fontaine.
51:311
### Juifs maghrébins
*Leur vie idyllique\
avant l'arrivée des Français*
par Alain Sanders
« *Cheikh Ennsara fis sennara ; Cheikh el Yehoud fis sefoud ; Cheikhna fi eljenna ; Ouhna âlih chehoud* » (« Le maître des chrétiens à l'hameçon ; le maître des juifs à la broche ; notre maître au paradis, nous témoignerons en sa faveur »)...
CETTE CHARMANTE COMPTINE que l'on peut entendre fredonner par les petites musulmanes dans les rues des villes du Maghreb, m'est revenue en tête, l'autre jour, en entendant Michel Boujenah -- cet acteur qui est une espèce d'Enrico Macias du pauvre -- déclarer : « *Les communautés musulmane et juive s'entendaient très bien en Afrique du Nord jusqu'à l'arrivée des Français.* »
52:311
Michel Boujenah faisait cette très intéressante profession de foi lors d'une interview à propos du film anti-français de Lakhdar-Hamina : *La dernière image.* Ce film, véritable insulte à la communauté pied-noire, est sensé se passer en 1939 : ce qui n'a pas empêché Lakhdar-Hamina d'introduire dans la petite ville où se déroule l'action des « miliciens »... Comme le disait plus récemment encore Michel Boujenah sur TV6 : « L'Histoire, c'est l'Histoire, on ne peut pas l'ignorer et se cacher les yeux »...
Puisque Boujenah est si féru de vérités historiques, on pourrait parler de la vie idyllique des Juifs maghrébins avant l'arrivée des Français. Pour ne pas forcer le trait, nous ne prendrons pas nos exemples au Maroc où, du fait que ce pays a échappé de tout temps à la domination turque, les Juifs ont été plutôt mieux traités qu'en Algérie ou en Tunisie.
#### *Obligations et interdictions*
Rappelons tout d'abord qu'en droit musulman un non-musulman ne peut vivre en terre d'Islam que s'il paie une taxe de capitation, un tribut nommé *djeziya.* C'est sous ce régime de droit commun que vivaient les Juifs maghrébins. Ajoutons que, pour eux, le principe islamique de l'impôt imposé aux non-musulmans pouvait se compliquer -- et ce fut le cas au Maroc -- d'une dépendance totale des seigneurs territoriaux.
Quand les sultans commencèrent à réduire les seigneurs du *blad es-siba* (terres de rébellion), les Juifs passèrent sous la protection du *Makhzen* (administration centrale) et furent placés sous la *demna,* c'est-à-dire sous la « protection » du sultan.
53:311
Dans *La condition juridique de l'Israélite marocain* (paru en 1950), André Chouraqui rappelait quelques-unes des obligations auxquelles étaient soumis, sous peine de mort, d'amendes, ou d'autres pénalités, les Juifs :
-- Interdiction de se servir du Coran par raillerie ou pour en fausser le texte.
-- Interdiction de parler de Mohamed (Mahomet) en termes jugés mensongers ou méprisants.
-- Interdiction de parler de l'Islam avec irrévérence.
-- Interdiction d'approcher une femme musulmane.
-- Interdiction d'essayer de détourner un musulman de sa foi.
-- Interdiction de secourir l'ennemi et d'héberger l'espion.
-- Obligation de porter un vêtement distinctif, une ceinture (le *zunnar*) et une pièce d'étoffe cousue sur les habits.
-- Interdiction de bâtir des maisons plus hautes que celles des musulmans.
-- Interdiction de faire entendre les trompettes lors des cérémonies religieuses.
-- Interdiction de lire à haute voix les livres religieux.
-- Interdiction de dire à haute voix les prières.
-- Interdiction de faire entendre les cris de deuils et les lamentations.
-- Interdiction de se servir de chevaux (mais uniquement d'ânes et de mulets).
-- Interdiction de boire du vin en public.
Dans sa *Reconnaissance du Maroc* (parue en 1888), Charles de Foucauld, qui a effectué une mission exploratoire en 1883-84, déguisé en rabbin et guidé par un Juif algérien, Mardochée Abi Serour, note : « Les Israélites du Maroc se divisent en deux classes ceux des régions soumises aux sultans, Juifs de *blad el-makhzen,* ceux des contrées indépendantes, Juifs de *blad es-siba.* Les premiers, protégés par les puissances européennes, soutenus par le sultan qui voit en eux un élément nécessaire à la prospérité commerciale de son empire et à sa propre richesse, tiennent par la corruption les magistrats, auxquels ils parlent haut et fort, tout en leur baisant les mains, acquièrent de grandes fortunes, oppriment les Musulmans pauvres, sont respectés des riches, et parviennent à résoudre le problème difficile de contenter à la fois leur avarice, leur orgueil et leur haine de tout ce qui n'est pas juif (...)
54:311
Les Juifs de *blad es-siba* ne sont pas moins méprisables, mais ils sont malheureux : attachés à la glèbe, ayant chacun leur seigneur musulman dont ils sont la propriété, pressurés sans mesure, se voyant enlever au jour le jour ce qu'ils ont gagné avec peine, sans sécurité pour leur personne, ils sont les plus infortunés des hommes (...) Ils ont tous les vices des Juifs de *blad el-makhzen* moins leur lâcheté. Les périls qui les menacent à toute heure leur ont donné une énergie de caractère inconnue à ceux-ci, et qui dégénère parfois en sauvagerie sanguinaire. »
#### *La vie dans le mellah*
Jugement très sévère et ainsi nuancé par André Chouraqui dans *Les Juifs d'Afrique du Nord* (paru en 1952) :
« Charles de Foucauld devait subir cette présence de la pire misère, on comprend qu'il l'ait jugée avilissante ; son irritation est telle qu'il ne se rend même plus compte qu'il est l'hôte des Juifs, que ces derniers lui accordent la plus large hospitalité alors qu'ils risquent le pire s'ils sont surpris hébergeant ce faux rabbin, cet officier de l'armée française en mission secrète... Les défauts \[des Juifs\], souvent très réels et confirmés par d'autres témoignages, sont le fruit inévitable de la déchéance où les tenait le seigneur des lieux. Sans la ruse pour permettre de déjouer l'avidité grande ouverte autour de lui, le Juif n'avait qu'à disparaître ; et sans la corruption, il devait mourir ; le mensonge devenait une réaction de défense biologique ; l'alcoolisme, il le dit très justement, une heureuse faculté donnée par Dieu aux mortels pour leur faire supporter les peines de la vie. »
55:311
En ville, le Juif se reconnaît à sa calotte et à ses babouches noires : il n'a pas le droit de porter une autre couleur. A la campagne, il peut chevaucher un âne ou un mulet -- jamais un cheval -- mais, si son chemin croise un notable musulman ou une *koubba* (un « marabout »), il doit mettre pied à terre ou faire un large détour.
En arrivant aux portes de la ville, le voyageur juif est soumis à la même taxe que les bêtes de somme. Dans le même temps, il doit se déchausser, descendre de son mulet et rejoindre au plus vite le quartier qui lui est réservé (le *mellah*) en évitant de s'approcher des lieux de culte musulman. A huit heures du soir, les portes du mellah sont closes pour n'être réouvertes que le lendemain matin.
Charles de Foucauld note encore : « Les Israélites qui, aux yeux des Musulmans, ne sont pas des hommes, à qui les chevaux, les armes, sont interdits, ne peuvent être qu'artisans ou commerçants. Les Juifs pauvres exercent divers métiers ; ils sont surtout orfèvres et cordonniers ; ils travaillent aussi le fer et le cuivre, sont marchands forains, crieurs publics, changeurs, domestiques dans le mellah. Les riches sont commerçants, et surtout usuriers. En ce pays troublé, les routes sont peu sûres, le commerce présente bien des risques ; ceux qui s'y livrent n'y aventurent qu'une portion de leur fortune. Les Israélites préfèrent en abandonner aux Musulmans les chances, les travaux et les gains, et se contentent pour eux des bénéfices sûrs et faciles que donne l'usure. »
Et il ajoute -- ce qui vient balayer les « vérités historiques » de Michel Boujenah : « Les Juifs de *blad el-makhzen* dépendent des seuls gouverneurs des sultans et leur paient un impôt. *Ceux qui ont quelque fortune sont sous la protection d'une puissance européenne ; les uns l'obtiennent par un séjour vrai ou fictif en Algérie, la plupart l'achètent des agents indigènes que les nations possèdent dans les villes de l'intérieur* »*...*
#### *La loi des sids*
Voilà donc des Israélites qui, aux dires de quelques histrions, vivaient en parfaite symbiose avec les communautés musulmanes, qui paient pour devenir les « protégés » de nations européennes ?
56:311
Et plus particulièrement de celle qui, si l'on croit Boujenah, est venue perturber les relations idylliques entre Israélites et Musulmans du Maghreb, la France...
Mais revenons aux faits bruts et, même, aux faits brutaux. Tout Juif du *blad es-siba* appartient corps et biens, à son seigneur, à son *sid*. Il lui est échu par héritage. Comme une partie de son avoir.
Quand un Juif arrive dans un village où il souhaite se fixer, il doit se constituer « le Juif de quelqu'un ». Son hommage rendu, le Juif était lié pour toujours -- lui et sa postérité -- au *sid* qu'il s'était choisi. Dès lors, le *sid* « use de lui comme il gère son patrimoine, suivant son propre caractère ».
Si donc le *sid* est un homme avisé et, disons le mot, un brave homme, les choses peuvent se bien dérouler et le Juif et sa famille mener une vie à peu près acceptable. « Mais que le seigneur soit emporté, prodigue, il mange son Juif comme on gaspille un héritage. Il lui demande des sommes excessives ; le Juif dit ne pas les avoir : le *sid* prend sa femme en otage, la garde chez lui jusqu'à ce qu'il ait payé. Bientôt, c'est un nouvel ordre et une nouvelle violence. Le Juif mène la vie la plus pauvre et la plus misérable ; il ne peut gagner un liard qui ne lui soit arraché, on lui enlève ses enfants. Finalement, on le conduit lui-même sur le marché, on le met aux enchères et on le vend, ainsi que cela se fait en certaines localités du Sahara, mais non partout ; ou bien on pille et on détruit sa maison et on le chasse nu avec les siens, on voit ainsi des villages dont tout un quartier est désert. Le passant étonné apprend qu'il y avait là un mellah et qu'un jour les *sids*, d'un commun accord, ont tout pris à leurs Juifs et les ont expulsés. »
Le Juif est à la merci totale de son maître musulman. Veut-il voyager ? Il faut qu'il en demande l'autorisation. Lui est-elle accordée ? Il doit partir seul et laisser femme et enfants en otages. Veut-il marier sa fille à un Juif d'une autre région ? L'épouseur doit racheter sa promise au *sid* local qui fixait son prix suivant la fortune du jeune homme et la beauté de la jeune fille.
57:311
#### *La* « *protection* » *des maîtres*
La « protection » que le *sid* voulait bien accorder à son Juif était sanctionnée par un document -- dit « Acte de *horm* » *--* remis au Juif après une prestation de serment sur la Bible, le sacrifice d'un taureau à l'ancêtre du *sid* (la *debiha*) et le paiement d'une redevance annuelle.
On trouve, dans le *Bulletin de la Société de géographie et d'archéologie d'Oran* (1914, pp. 110-112), un exemple d'acte de *horm* délivré à un Israélite de Debdou (Maroc oriental) par son *sid* marocain (en l'occurrence la communauté religieuse musulmane de Kenadsa)
« Louange à Dieu seul ! A la djemaâ des gens de Debdou. Sachez que nous sommes la caution d'El Hazan Brahim, fils d'El Harha, il est soumis à nous et est entré sous notre protection (horm) et sous celle du cheikh sidi Mahmed ben Abi Ziyan. Nous l'avons accepté, il est notre juif. Que Dieu se détourne de quiconque lui fera du mal. »
Cette « protection » -- comme celle du sultan -- était, on s'en doute, très relative. José Benech écrit dans *Essai d'explication d'un mellah :* « Très souvent, le Makhzen était incapable de protéger les Juifs contre les massacres perpétrés par la populace qui, au moindre désordre, se dirigeait instinctivement vers le mellah pour manifester sa puissance contre le Juif méprisé, pour en retirer, par le pillage, un certain bénéfice. »
Des exemples ? En 1875, vingt Israélites sont assassinés à Debdou, *horm* ou pas *horm.* En 1885, les musulmans envahissent le même mellah et le mettent à sac. Au début de ce siècle, les Juifs du Maroc oriental font les frais des querelles dynastiques et sont jetés en prison. En 1909, des bandes de pillards entrent à Debdou et rançonnent tous les commerçants juifs...
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Dans son livre sur Oujda, la grande ville marocaine qui fait frontière avec l'Algérie alors française, Canal rapporte qu'en 1885 les Juifs étaient vêtus de longues tuniques noires et luisantes de crasse, qu'ils étaient toujours habillés de noir, coiffés d'une toque, noire également, serrée par un foulard roulé et chaussés de babouches noires. Canal ajoute : « Ils étaient même obligés de marcher pieds nus dans certaines rues et ils ne pouvaient ni monter à cheval ni acheter de jardins. »
#### *L'appel à la France*
Dans les *Renseignements coloniaux* de 1906 concernant Oujda (notons que la France est alors en Algérie depuis plus de 75 ans...), on relève que les tâches les plus répugnantes sont confiées aux Juifs : « le transport des charognes, le salage \[NDLR : d'où le nom de *mellah* donné aux quartiers juifs, du mot arabe *melh :* le sel\] et l'accrochage des têtes des rebelles \[NDLR : préalablement « salées », pour les mieux conserver\] aux portes de la ville ».
Lors du passage à Oujda du chef rebelle soulevé contre le Makhzen, le fameux Rogui Bou Hmara, ses partisans lui présentèrent une requête demandant que les Juifs reprennent les vêtements spéciaux qu'ils avaient tendance à délaisser. Le Rogui n'accéda pas à cette requête. Pour ne pas perdre une source de financement éventuelle ? Sans doute. Mais surtout, comme le notent les *Renseignements coloniaux de 1908*, *pour ne pas se brouiller avec la France dont se prévalaient les Juifs algériens d'Oujda à la moindre vexation du Makhzen...*
Loin de penser que la présence française venait perturber les « bonnes relations » que l'on vient d'évoquer entre les communautés israélites et musulmanes, l'Alliance israélite universelle s'employa très tôt à mettre sur pied, dans les principales villes marocaines, des écoles juives où furent enseignées la langue et la culture françaises : à Tétouan en 1862, à Tanger en 1865, à Fès en 1883, à Mogador en 1888, à Casablanca en 1897, à Marrakech en 1900, à Meknès et Larache en 1901, à Rabat en 1903, à Mazazan en 1906, à Safi en 1907, à Settat en 1911 (cf. *L'Enseignement indigène au Maroc* de Michaux-Bellaire, RMM, 1911, pp. 422 et suivantes).
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En 1910, l'informateur de l'Alliance israélite à Oujda écrivait à ses correspondants étrangers :
« Depuis longtemps, la région de Debdou est dans un perpétuel état d'anarchie et nos coreligionnaires subissent le contre-coup des luttes des tribus voisines. Il y a quelque temps, un Européen de passage à Debdou, où un Israélite lui avait accordé l'hospitalité, a été assassiné par les gens d'une tribu voisine, ainsi qu'un chef arabe qui l'accompagnait. La mort du chef indigène, très influent dans la région fut pour les Israélites le prélude à de rudes représailles. Les partisans de ce chef, nommé Ould Hanou, les Oulad Amora, livrèrent un combat à Debdou même. Dans la bagarre, quatre Israélites, dont deux femmes, furent tués, vingt maisons incendiées et pillées. Le quartier israélite resta fermé pendant huit jours (et) privé d'eau. La neige qui l'emplissait a servi à désaltérer les Israélites. Il est inutile de parler des autres attentats dont femmes et jeunes filles ont été l'objet de la part des Musulmans. »
Peu de temps après, d'ailleurs, le comité central de l'Alliance israélite universelle fit des démarches officielles auprès de la Légation de France à Tanger pour qu'elle se charge de la protection de la population juive de Debdou d'autant plus que celle-ci renouvelait « les supplications pour déterminer l'occupation française » (cité par N. Slousch in *Les Juifs de Debdou,* pp. 268-269).
#### *La nationalité française*
Dans *Le Maroc d'aujourd'hui* (Armand Colin, 1910), Eugène Aubin témoigne du souci des Juifs maghrébins non seulement d'obtenir la protection de la France mais aussi d'obtenir une nationalité française qui les mettrait définitivement à l'abri des persécutions musulmanes :
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« J'ai assisté à la célébration de la Pâque juive dans une maison française du mellah, qui est une des six ou sept de son espèce, parmi les Juifs de Fez. Le père Boutbol, mort aujourd'hui, était venu s'établir en Algérie, à Mascara, où il acquit la naturalisation française. Il se trouve qu'avec la famille Boutbol, nous ayons fait une bonne acquisition. Ce sont de braves gens, suffisamment aisés et fort estimés dans le mellah ; l'un des frères a récemment achevé son service au 1^er^ zouaves, à Fort-National ; un autre est employé à la poste française. Pour célébrer la Pâque, toute la famille s'était réunie dans la petite maison de l'aîné, et la table pascale était dressée dans la meilleure chambre, à la porte de laquelle se trouvait fixée la mezouza coutumière, le rouleau de parchemin placé sous verre, contenant le Schema d'Israël, l'acte de foi israélite, que l'on doit pieusement baiser, en entrant ou en sortant de la maison. »
Notons la démarche du père Boutbol -- à l'intention des Boujenah et autres Macias : juif marocain, il est venu en Algérie -- là où les méchants Français sont venus interrompre les idylliques relations entre Israélites et Musulmans... -- pour acquérir la nationalité française puis, muni de cette inestimable protection, il est revenu s'installer à Fès où, en tant que Juif français, il ne risque alors presque plus rien. Sinon d'être victime d'une de ces flambées populaires (et Fès en connaîtra plusieurs) au cours desquelles les émeutiers ne font pas forcément la différence entre un « juif maghrébin » et un Juif fraîchement pourvu d'un beau passeport français... « *Cheikh et Yehoud fis sefoud !* » (« le maître des Juifs à la broche »), ce n'est pas seulement un refrain dans la bouche des fanatiques...
Eugène Aubin note encore, à propos des écoles de l'Alliance israélite au Maroc : « La langue d'enseignement général est le français, et cela suffit à faire de ces écoles de véritables écoles françaises ; les cartes murales proviennent de France ; on a choisi pour livres scolaires des livres français publiés à Constantinople à l'usage des écoles du Levant ; dans toutes les classes sont affichés, en gros caractères, les dix commandements en langue française ;
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enfin, les bibliothèques ne contiennent guère que des ouvrages français. Ce sont donc notre langue et nos idées, que les jeunes Israélites du Maroc acquièrent de préférence dans les écoles de l'Alliance. »
#### « *Seule une puissance européenne...* »
Remarque qui s'applique tout aussi bien aux jeunes Israélites de Tunisie, à l'époque, et *a fortiori,* à ceux d'Algérie qui, au moment où écrit Eugène Aubin, connaissent la France depuis 80 ans.
La conclusion, nous l'emprunterons à un professeur marocain, historien et notable musulman tout à la fois, Moulay Abdelhamid Smaïli. Il a écrit dans la *Revue de la Société d'Histoire du Maroc* (année 1978) les lignes suivantes :
« Somme toute, aux yeux des Israélites marocains, seule une puissance européenne, et en premier lieu la France, était en mesure de mettre un terme à des siècles de malheur et de servitudes morales et matérielles.
« C'est que le rayonnement de la civilisation française avait déjà permis au Juif algérien de se hisser pratiquement au rang de véritable citoyen, par une série de mesures législatives dont la plus significative fut le Décret Crémieux ([^3]) (octobre 1870).
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« Le processus de « régénération » avait également porté ses fruits à Melilla \[NDLR : l'enclave espagnole en terre marocaine, au nord-ouest d'Oujda, sur la Méditerranée\] où tous les Israélites avaient été naturalisés par l'Espagne. Et lorsque se précisa, progressivement, la mainmise de la France sur une partie du Maroc oriental, nombreux furent les gens de Debdou qui s'y établirent dans un élan spontané pour accéder à la maîtrise d'un nouvel état d'être.
« Certes, leurs espoirs ne furent pas totalement satisfaits car, sous un régime hybride s'appuyant sur la coopération avec le Makhzen, les notables juifs ne pouvaient pas facilement entrer en contact avec les autorités françaises.
« Cependant, ils étaient enfin libres de s'habiller à leur guise, d'habiter où ils l'entendaient, de circuler librement, d'être propriétaires immobiliers hors du mellah. Ils étaient exemptés des taxes spéciales que leur valait leur qualité de dhimmi ; ils étaient également garantis contre les exactions et les mauvais traitements. Donc, en quelques années, les données réelles et juridiques du Juif marocain allaient subir des changements radicaux, à l'ombre de la puissance protectrice française, dans le sens du rétablissement de la dignité personnelle, de la sécurité des biens et de la revalorisation culturelle et morale de toute la communauté juive. »
Vous me direz peut-être : « Macias et Boujenah, qui ne connaissent manifestement pas l'Histoire de France, ne sont pas obligés de connaître bien l'histoire des communautés juives maghrébines jusqu'à leur prise en charge par les autorités françaises. » C'est vrai. Mais nous ne sommes pas obligés, non plus, de subir sans réagir les ignorances arrogantes -- et parfois mensongères -- de ces messieurs.
Alain Sanders.
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### Le bienheureux Marcel Spinola
*Cardinal-archevêque de Séville\
*(*1835-1906*)
par Jean-Paul Krempp
*LE 29 mars 1987 Jean-Paul II procédera à la béatification du cardinal Spinola archevêque de Séville. La crise que traverse l'Église est étroitement liée, notamment en France, à l'attitude de l'épiscopat. Les historiens ne tarderont pas à mettre en lumière les surprenantes défaillances des évêques français devant les bouleversements de la société de cette deuxième moitié du XX^e^ siècle : abandon de leur autorité, conflit sur la question de l'enseignement de la doctrine, démission devant les assauts menés contre les droits de l'Église, compromissions politiques, incapacité de répondre aux besoins et aux misères d'une société à la dérive.*
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*Dans ce contexte difficile il est du devoir et de l'intérêt de tous les catholiques de porter leur attention sur les figures d'évêques que l'Église continue de proposer à leur vénération et à leur imitation.*
#### Une vocation tardive.
Marcel Spinola y Maestre naquit le 14 janvier 1835 à San Fernando, petite ville située au fond de la lumineuse baie de Cadix et célèbre pour ses salines et son arsenal. Son père, le marquis de Spinola, était d'ailleurs officier du corps d'artillerie de marine. Le hasard des affectations promena la famille tout le long de ce merveilleux littoral de l'Andalousie et du Levant, encore intact des dégradations que lui feront subir, un siècle plus tard, les aberrations de l'industrie touristique : Motril, Alicante, Cadix, Huelva. Marcel était le cadet d'une série de huit enfants dont quatre moururent en bas âge. Paisible et réfléchi, il délaissait souvent les jeux bruyants de son frère Raphaël pour s'occuper de sa jeune sœur Rosario à qui il enseigna patiemment la lecture et l'écriture. Son calme avait le don d'irriter l'intrépide Raphaël qui par jeu et par malice aimait à l'appeler *San Marcelo,* sans soupçonner, bien entendu, le caractère prophétique du surnom. Sa scolarité fut tout simplement remarquable : il était de ces forts en thème à qui rien ne résiste ; chaque année, inexorablement, il remportait tous les premiers prix.
A 21 ans il termine des études de droit et embrasse la carrière d'avocat. Ce choix semble répondre avant tout au souhait de ses parents. Il s'inscrit donc au barreau de Huelva où son père est nommé commandant du port. Très vite sa réputation est faite dans les milieux les plus humbles. Les pauvres se communiquent son adresse : non seulement le nouvel avocat les défend avec ardeur, mais il ne leur demande presque rien et s'intéresse même à l'occasion aux difficultés de chaque famille.
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Dès cette époque s'affirment les principaux traits de sa personnalité. Marcel Spinola est un homme tenace qui met toute son énergie dans ce qu'il entreprend. Mais cette énergie reste contenue dans les limites qu'il s'est fixées ; elle est canalisée par deux digues : son inaltérable amabilité et sa parfaite simplicité.
Ce métier qu'il a pourtant pris à cœur, ne l'occupe que deux ans. Il lui semble discerner de plus en plus clairement l'appel du Seigneur. Mais des scrupules nés d'une profonde humilité le font hésiter : « *Ai-je ou n'ai-je pas la vocation ? Hélas, ma foi languissante, faible, vacillante, mon peu de zèle pour le salut des âmes, mon manque de vertu me font redouter que ce que j'ai cru être la vocation et dont j'ai voulu me persuader, n'est rien d'autre qu'une hallucination de mon esprit... Je désire que Dieu m'appelle à cet état. Mais dans quel but ? Serait-ce pour me sanctifier ? Non, car alors je m'efforcerais d'être mortifié, fervent, régulier dans ma prière et j'essayerais d'acquérir toutes les vertus qui me manquent... Par ailleurs puis-je abandonner dans les circonstances actuelles la maison de mes parents ? Je suis leur seul appui et leur unique consolation. Ma mère dont la vue s'affaiblit ne peut plus écrire ; je lui sers de secrétaire pour correspondre avec ses enfants qui sont au loin. Mon père se trouve dans un état semblable ; je règle ses affaires et assure son courrier. Si je les abandonnais, ils ne trouveraient personne en qui ils pourraient avoir la même confiance et ils voudraient accomplir eux-mêmes ces tâches au préjudice de leur santé.* » ([^4])
Il est donc nécessaire qu'intervienne le Seigneur. Il le fait en mettant sur le chemin de Marcel Spinola un homme remarquable : Don Diego Herrero y Espinosa, chanoine de la cathédrale de Cadix. Avec intelligence et délicatesse ce -- prêtre d'une grande envergure spirituelle va l'aider à traverser cette nuit obscure et à reconnaître la volonté de Dieu. Contrairement à ce que pensait Marcel, la nouvelle n'est pas une surprise pour sa mère ; les mamans, c'est bien connu, sont les premières à deviner les secrets de leurs enfants.
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Le printemps 1863 apporte d'importants changements dans la famille Spinola : Marcel revêt la soutane et le turbulent Raphaël, devenu officier de marine, s'embarque pour Saint-Domingue où l'Espagne est en guerre. Il se produira l'année suivante une de ces mystérieuses et tragiques coïncidences qui dévoilent un peu les desseins cachés que le Seigneur a sur chacune de nos vies et nous rendent presque sensible le prodigieux Mystère de la Communion des Saints. Le 21 mai 1864, à l'heure précise où Marcel gravit les marches de l'autel pour offrir avec le cardinal Lastra qui vient de l'ordonner prêtre, le saint sacrifice de sa toute première messe, Raphaël tombe mortellement blessé à la bataille de Laguna offrant à Dieu le sacrifice de son exubérante vie.
L'abbé Spinola sait -- nous l'avons retrouvé dans ses notes personnelles -- que la vie du prêtre est une vie de sacrifice et d'immolation à Dieu pour le bien et le salut des âmes. Son chemin sacerdotal qui le mène de Cadix à Sanlucar puis à Séville, lui offre quotidiennement des pierres pour édifier l'autel de son holocauste. Il attache par ailleurs une très grande importance au sacrement de pénitence. Jeune vicaire d'abord, puis curé à Saint-Laurent de Séville, il prend l'habitude d'être présent au confessionnal dès l'ouverture de l'église. Ses paroissiens ne tardent pas à le savoir et très vite sa réputation d'excellent confesseur se répand à travers toute la ville et parvient même au palais des Montpensier. Devenu évêque il continue de confesser une heure par jour ; et lors de ses tournées pastorales sa première démarche est de s'installer au confessionnal où chacun peut retrouver le Père en se confiant à celui qui s'efforce toujours d'en être le représentant le plus digne possible. Voilà un trait qui n'est pas sans rappeler l'attitude du saint Curé d'Ars ou celle de saint Pie X. Il devrait « interpeller » nos évêques qui, paradoxalement, n'ont jamais été si éloignés de leurs peuples, réfugiés qu'ils sont derrière leur écran médiatique et bureaucratique.
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Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant pour évoquer le portrait physique de l'abbé Spinola. C'est un homme de petite taille, une frêle silhouette, dira-t-on plus tard, qui au cours des cérémonies semblait disparaître sous l'ampleur des vêtements pontificaux. Les photographies que nous avons de lui sont surtout de l'époque de l'épiscopat. Elles confirment une constitution pas très robuste qu'il n'hésitera pas pourtant à soumettre aux plus dures mortifications. On y découvre un visage aux traits paisibles mais vieillis avant l'âge. Ses mains sont fines et pourtant ridées et noueuses comme des sarments de vigne ; il s'en dégage une impression de force et d'énergie qui contraste avec la douceur du visage. Je partage l'avis du Père Bruckberger lorsqu'il affirme qu'un homme, à quarante ans, est responsable de son visage. Cela est encore plus net lorsque la personne est habituée à l'ascèse et à la prière. Il suffit de fréquenter un peu les monastères pour être frappé par cette lumière qui rayonne sur les visages, les façonne, lentement les transfigure, et finit par leur donner des traits qui les font se ressembler. L'âme de Monseigneur Spinola se lit sur son visage d'une façon impressionnante. Un regard clair et profond, habitué à se fixer sur les choses saintes, avec cependant une pointe d'espièglerie renforcée par les petits plis qui entourent les yeux. Son légendaire sourire dont il ne se départait jamais qui illumine tout le visage d'indulgence et de bonté. Rien de vulgaire dans ces traits usés, mais plutôt une sorte de distinction naturelle qui témoigne d'un homme parvenu à une véritable aristocratie spirituelle.
#### « Omnia possum in eo.
En 1881 Monseigneur Lluch, archevêque de Séville, informe le chanoine Spinola de sa nomination épiscopale. Toutes les formalités sont remplies, son nom est approuvé à Rome et à Madrid, l'archevêque qui a grand besoin d'un auxiliaire n'attend plus que son acceptation personnelle.
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Le chanoine prend conseil puis accepte, conscient des difficultés qui l'attendent mais sans abandonner sa sérénité. Plus tard sa profonde humilité lui reprochera cette « acceptation inconsidérée ». Pour l'instant sa confiance en Dieu lui inspire une devise qu'il trouve dans saint Paul : « *Omnia possum in eo* », « En lui, en Jésus-Christ, je peux tout. » Admirable formule qui résume à la fois l'humilité et l'énergie confiantes du nouvel évêque. Il a pris soin d'engager le Seigneur dans sa vie et grâce à son assistance il dispose de forces inépuisables pour faire face aux tribulations qui l'attendent. Autre signe révélateur : il fait surmonter son blason du Sacré-Cœur pour exprimer qu'il veut consacrer sa vie d'évêque à étendre son règne.
Aussitôt il entreprend la visite pastorale du vaste archidiocèse qui comprenait alors la province de Séville, celle de Huelva et des parties de celles de Cadix, Malaga et Cordoue. Ce sont alors des heures et des heures à cheval et des milliers de confirmations par jour car certains villages très isolés n'avaient pas reçu la visite de l'évêque depuis plus de cinquante ans. Il est difficile de s'imaginer jusqu'où est allée son endurance. Ses lettres à sa mère reflètent parfois, quoique de façon fugace, les victoires qu'il doit constamment remporter sur lui-même : « *Hier je n'ai pas arrêté de toute la journée. Le matin après un long moment passé au confessionnal, j'ai prêché le panégyrique de Notre-Dame de Cano Santo, non sans peine car l'assistance était très nombreuse et l'après-midi j'ai présidé, mitre en tête, la procession qui fut très fervente. Ce matin j'ai déjà confirmé 853 personnes ; il y en a autant de prévu pour cet après-midi.* (*Canete 19 IX 1881.*) *Ma répulsion pour les voyages ne diminue pas... Bien que je sois résigné et même heureux d'accomplir la volonté de Dieu, mon cœur se tourne sans cesse vers Séville. Pour être franc, ce genre de vie m'est de plus en plus pénible.* » ([^5])
Monseigneur Spinola ne manque jamais de rendre compte au cardinal Lluch de ses voyages apostoliques. Mais un jour, au retour d'une de ses visites pastorales, il remarque un changement dans l'attitude du cardinal à son égard.
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Un secrétaire dominateur a circonvenu le vieil archevêque et l'a retourné contre son auxiliaire. Monseigneur Spinola supporte les sarcasmes de son supérieur en silence. Au mois de mai 1882 un incident majeur survenu à l'occasion des festivités du bi-centenaire de la mort du peintre Murillo acheva de détériorer leurs relations. Les cérémonies devaient permettre à plusieurs groupements, notamment aux jeunes de la Congrégation de l'Immaculée Conception, d'honorer l'artiste sévillan dont le génie nourri de ferveur religieuse avait magnifié l'Immaculée Conception dans les plus célèbres de ses toiles. L'idée provoqua la fureur des loges maçonniques qui, ne supportant pas que l'Église « récupérât à son compte » un événement culturel, déclenchèrent une campagne pour dénoncer « ces festivités qui dissimulaient une manœuvre politique à caractère carliste ». Il serait trop long de suivre toutes les péripéties de ces journées. Les premières manifestations eurent lieu normalement sous la présidence de l'archevêque et des autorités civiles. Mais cédant sans doute aux pressions, le cardinal Lluch fit brusquement savoir dans la matinée du 20 mai qu'il retirait son patronage aux organisateurs du centenaire et annulait sa participation à la grande procession de clôture prévue pour l'après-midi. Désemparés les organisateurs se tournèrent vers l'évêque auxiliaire qui était alors souffrant. Monseigneur Spinola n'hésita pas : « *Je suis malade, mais puisque tout le monde abandonne les enfants de Marie Immaculée, dussé-je m'y traîner, je les accompagnerai pour les couvrir de mon ombre et les protéger de mon nom.* » La procession débuta dans le calme sous les applaudissements de la foule. Mais arrivée place du Musée, au pied de la statue de Murillo, un groupe vociférant se mit à lancer des injures contre le clergé, le pape et la Vierge. Monseigneur Spinola et ses prêtres réussirent à maintenir le calme dans les rangs des jeunes gens et la procession regagna l'église du Saint-Sauveur par le plus court chemin. Mais un nouvel assaut survint au moment de rentrer dans le temple. L'évêque fut molesté ; il réussit cependant à faire fermer les portes. « *Nos jeunes gens avaient alors perdu leur calme, précise-t-il dans le rapport que le nonce lui demanda de rédiger, et plusieurs prétendaient sortir pour donner une leçon à nos agresseurs.*
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*Je montai aussitôt en chaire. Je louai la patience héroïque de nos jeunes et j'obtins d'eux la promesse de ne pas se venger.* » ([^6]) Grâce à sa présence et à son sang-froid le pire avait été évité. Monseigneur Spinola eut dans cette affaire la seule attitude qui fût digne d'un prélat catholique. Mais son courage ne lui valut que la rancœur de son archevêque et la haine d'une certaine classe politique dont il subira les avanies jusqu'à la fin de sa vie. A la mort de Monseigneur Lluch, quelques mois plus tard, il eût été logique d'accéder aux vœux des Sévillans en appelant Monseigneur Spinola à sa succession. Mais l' « infamante » étiquette de carliste venait d'être collée à sa personne et le gouvernement s'y opposa.
Après deux ans de disponibilité forcée on l'envoie à Coria en Estremadure. C'est à cette époque une petite ville de 3000 habitants sans université, sans industrie, sans chemin de fer, siège d'un très ancien évêché qui recoupe la région la plus déshéritée de toute l'Espagne. Il n'y reste qu'un peu plus d'un an mais cette période est très active. Il lui faut d'abord faire face à une épidémie de choléra et il n'hésite pas à transformer son palais épiscopal en hôpital de secours. Puis il entreprend la visite pastorale des célèbres Hurdes, région montagneuse très isolée, ravagée par le paludisme et toutes sortes de maladies dues à la malnutrition et aux mariages consanguins. Enfin c'est à Coria qu'est fondée par ses soins une congrégation de religieuses enseignantes, les *Servantes du Divin Cœur* qu'il verra grandir et sur laquelle il veillera paternellement jusqu'à son dernier souffle. De 1886 à 1896 il occupe le siège épiscopal de Malaga avant de retourner à Séville où il restera, cette fois-ci en tant qu'archevêque, jusqu'à sa mort en 1906.
Là où il se trouve, un moyen privilégié de son apostolat est la prédication. A la cathédrale, dans les villages lors de ses innombrables tournées, dans les maisons religieuses, les hôpitaux, les écoles, les prisons, il prêche quotidiennement, souvent même plusieurs fois par jour. Chaque fois qu'il le peut il dirige lui-même les retraites de ses prêtres.
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D'ailleurs il tient beaucoup à maintenir un contact direct avec son clergé. L'évêché était pour chaque prêtre sa véritable maison de famille. On pouvait s'y rendre à tout moment pour y rencontrer le père, pour se confier, épancher ses peines et toutes les contradictions de la vie sacerdotale. Tous en sortaient consolés et réconfortés. Bousculant un peu le protocole, beaucoup l'appelaient *Don Marcelo* avec ce mélange de respect et d'affection que permet ce titre espagnol. Don Marcelo aimait ses prêtres et ceux-ci le savaient. Il s'est beaucoup préoccupé de leur formation. Partout il travaillait inlassablement à relever le niveau de l'enseignement dans les séminaires, renouvelant le corps professoral, présidant en personne les jurys d'examens. Une des plus grandes joies de sa vie fut d'obtenir du Saint-Siège, après bien des démarches, la transformation du séminaire de Séville en université pontificale.
Proche de ses prêtres, Monseigneur Spinola est aussi proche de son peuple. A Coria les paysans qui descendaient de leur village le jour du marché avaient pris l'habitude, avant de s'en retourner, d'aller saluer Monseigneur à l'évêché. Jamais il ne montra le moindre signe d'impatience. Il les interrogeait sur leur village et leur famille, parfois les présentait à sa mère, les introduisait dans sa chapelle et bien sûr, si l'un ou l'autre désirait se confesser, il était à sa disposition. A Séville on avait coutume de dire qu'il était plus facile de voir l'évêque qu'un simple curé. On peut dire que son apostolat se caractérise par l'exemple qu'il donne de sa vie et par ce contact constant et direct avec les âmes dont il a la charge. Jamais il ne refuse sa présence là où elle peut faire du bien et les fidèles sont habitués à trouver leur évêque toujours à leurs côtés. Jubilés, expositions du Saint-Sacrement, mois de Marie, toutes les occasions sont bonnes pour entrer dans une église, visiter un curé, prier avec les gens. Comme un père, c'est avant tout par son exemple que l'évêque travaille à la sanctification des prêtres et des peuples qui lui sont confiés. Personne n'osera prétendre qu'une telle attitude n'est pas adaptée à notre époque car ce qu'a fait Monseigneur Spinola correspond exactement à la mission pastorale de l'évêque telle qu'elle est définie par le canon 387 du nouveau Code :
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« *Se souvenant qu'il est tenu par l'obligation de donner l'exemple de la sainteté dans la charité, l'humilité et la simplicité de vie, il s'appliquera à promouvoir de toutes ses forces la sainteté des fidèles selon la vocation propre de chacun.* »
#### L'archevêque mendiant.
Il est une expression que les clercs actuels ont toujours sur les lèvres comme s'ils venaient de la découvrir, c'est celle d' « Église des pauvres ». Comme si la période antéconciliaire avait ignoré les pauvres ! Comme tant d'autres au XIX^e^ siècle Monseigneur Spinola a lutté de toutes ses forces contre la misère. Il l'a fait avec la clairvoyance et l'intelligence qui illumine tout son apostolat. Un des premiers, il s'intéresse à ce qu'il est alors convenu d'appeler la « question ouvrière » qui commence à se manifester en Espagne, parfois même de façon sanglante. Dans une lettre pastorale, l'évêque de Malaga réprouve les attentats commis mais expose clairement les abus dont est victime l'ouvrier et le bien fondé de ses revendications. « *Nous n'ignorons pas non plus que l'ouvrier se plaint souvent avec raison de l'attitude du capitaliste qui, avide de gain, l'exploite comme s'il s'agissait d'une machine à laquelle il suffit de mettre un peu d'huile et de graisse pour qu'elle fonctionne à la perfection... La plupart du temps son salaire n'est pas proportionné à ses besoins, ce qui explique pourquoi il vit mal.* » Il propose donc la révision des salaires, la création d'une assurance sociale et la diminution du temps de travail. Pour mettre un terme aux conflits sociaux il faut amener l'esprit et la volonté du travailleur sur un terrain plus serein. « *L'Église aime l'ouvrier. Elle veut lui montrer la noblesse de son origine, la grandeur de son destin et la haute mission qui lui est impartie dans le monde. Le langage de la justice est paisible et serein, celui de la haine et des passions est violent et irréfléchi.* » ([^7]) Les textes cités sont tirés de documents publiés par Monseigneur Spinola en 1890. L'encyclique *Rerum novarum* est de 1891.
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Pour concrétiser ce lien consubstantiel entre l'Église et les pauvres il ouvre des cours du soir pour jeunes ouvriers, fait appel aux salésiens pour la formation des apprentis et surtout fonde des « cercles d'ouvriers » dans toutes les villes de son diocèse. Il sait en effet que les meilleures lois ne servent à rien, si elles ne trouvent pas appui dans le cœur et la volonté de ceux à qui elles sont destinées. Ces cercles doivent permettre aux ouvriers d'acquérir les connaissances dont ils ont besoin ; ils ont aussi pour but de les conforter dans leur religion, de les aider à comprendre leurs devoirs chrétiens, familiaux, professionnels et sociaux et enfin de favoriser le rapprochement entre les différentes catégories sociales, « *afin qu'une fois pour toutes soit détruit l'égoïsme, principe funeste qui divise les hommes en classes : entre riches et pauvres, entre tyrans et esclaves* »*.*
Cela était le travail à long terme. Mais souvent le chômage et la misère obligeaient de parer au plus pressé. Dès son arrivée à Malaga, il note que « *la misère promène ses haillons et son visage émacié et livide dans les rues de la ville* ». Aussitôt il ouvre un asile et, appuyé par la municipalité, il met sur pied un service de repas gratuits qui atteindra le nombre de 2000 rations par jour. Quand on pense qu'aujourd'hui ce genre d'initiative est l'apanage de paillasses, on n'a pas lieu d'être fier.
A Séville la grande sécheresse de 1905 va lui donner l'occasion de manifester une fois de plus son ardente charité. Dès les derniers jours de mars le thermomètre avait atteint 42°. En avril on sut qu'il n'y aurait pas de récolte. Les pâturages étaient brûlés, le bétail périssait. Malgré leur générosité, les propriétaires fonciers ne parvenaient pas à nourrir tous leurs journaliers. Ils étaient près de cent mille à se retrouver sans travail et sans pain. Une commission se rendit alors à Madrid pour implorer l'aide du gouvernement.
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Mais la réponse tardait à venir. Voyant qu'aucun subside n'arrivait, Monseigneur Spinola décida d'intervenir. Le 18 avril il réunit quelques personnes compétentes à qui il proposa de lancer une vaste souscription dans tout le diocèse. En quatre jours des comités furent mis sur pied dans tous les villages pour venir en aide aux malheureux. Un vaste mouvement de solidarité était lancé. Mais pour lui donner encore plus de force, l'archevêque décida d'aller en personne dans la rue pour demander l'aumône. Il commença le lundi 21 et toute la semaine Séville vécut dans l'admiration. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire le récit vivant qu'a reconstitué José Maria Javierre à partir de différents témoignages qu'il est facile de vérifier puisque la liste complète des donateurs est conservée à l'archevêché de Séville :
« *Il était nu-tête, la cape violette sur ses épaules. Le soleil le brûlait. Son visage était livide, baigné de sueur. Il suffoquait sous la chaleur ; mais sur ses lèvres affleurait son ineffable sourire. Sa démarche était lente. Il passait par les rues du centre et par les bas quartiers. Il entrait dans les palais, descendait dans les taudis, visitait les cercles et pénétrait dans les tavernes. Partout il tendait sa main décharnée pour les pauvres affamés, et jamais personne ne lui refusa le secours qu'il demandait.*
« *Le voici dans les magasins chics de la rue Francos :* « *Je viens demander votre aide pour les pauvres affamés.* »
*Le directeur de la succursale de la banque d'Espagne de la rue Pajaritos n'avait jamais rien vu de pareil : l'archevêque lui rend visite, lui parle, sollicite son aide... Il promet de transmettre la demande à la banque centrale de Madrid.*
*Rue Chapineros, rue Villegas, place del Salvador, rue Sierpes. Les cercles, les boutiques...*
*Maintenant les gens ont compris ce qui se passe. Tout le monde se découvre au passage de l'archevêque. Une femme s'approche et lui remet une peseta. --* « *Dieu vous la rende* » *répond en souriant don Marcelo.*
« *Le troisième jour de la collecte à midi, le docteur Lupianez déclare aux autres accompagnateurs :* « *Monseigneur a les mains brûlantes.* »
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*Ce n'est pas étonnant, il doit avoir de la fièvre. L'asphalte des rues fond littéralement. On manque d'air.*
-- « *Monseigneur, ne sortons pas cet après-midi ; Votre Excellence a de la fièvre.*
-- « *Cela est sans importance. Ne vous inquiétez pas. Il faut que nous sortions. Si je savais qu'il y avait une peseta au bout de la Alameda ou à la Cruz del Campo, j'irais la chercher.* »
*Le lendemain au marché très populeux de la Encarnacion, la police est obligée d'intervenir pour ouvrir un chemin à l'archevêque et lui permettre de repartir. Marchands de légumes, de fruits, porte faix, petits vendeurs, tous veulent baiser son anneau. Don Marcelo sourit toujours :*
-- « *Dieu vous le rende.* »
*Ceux qui l'accompagnent notent soigneusement chaque don.*
-- « *Je donne avec grand plaisir et donnerais plus...*
*-- On n'a jamais vu ça !*
*-- Il faut qu'on fasse mieux que la rue Francos.* »
*C'est un robuste boucher en bras de chemise qui s'est porté volontaire en tête du comité pour lui frayer un chemin parmi les étals. Pièces d'argent. Pièces de cuivre.*
-- « *Dieu vous le rende.*
*-- Bénie soit votre mère, don Marcelo, bénie soit-elle !* »
« *Place de la Alfafa, rue Alcaiceria, rue Siete Revueltas, rue Venera, rue Orfila. Un grand élan de générosité gagne tout le peuple.*
-- « *Regarde-le mendier de porte en porte...*
*-- Bénissez-nous, Monseigneur, bénissez-nous, nous sommes si mauvais.* »
*Dans une boutique une femme éclate en sanglot.*
*--* « *Pourquoi pleurez-vous ?*
*-- Parce que je n'ai rien à donner, pas même cinq centimes.* »
*Devant le comptoir d'un débit de boissons un homme est debout. Son verre est rempli de vin et cinq centimes sont posés sur le comptoir. L'archevêque entre, provoquant l'émoi dans l'assistance. L'homme écoute ce qui se dit puis écarte son verre et remet la pièce au prélat :*
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-- « *Si j'avais mille douros, je donnerais mille douros, car voilà bien la plus grande chose que j'aie jamais vue.* »
« *Dans un autre café don Marcelo rencontre Ruano, bien connu pour ses idées progressistes. Ils se sourient. Ruano porte la main à sa poche, en sort son portefeuille et le donne à l'archevêque. Don Marcelo le lui rend et lui dit d'une voix reconnaissante :*
-- « *Je ne demande qu'une aumône pour ceux qui ont faim.* »
*Ruano est ému, il ouvre son portefeuille, en sort tous les billets et les donne tous à l'archevêque.*
« *Avec des grains de sable on élève des montagnes. Le comité de Séville rassembla des milliers de douros : 327.895 pesetas exactement, qui furent distribuées au fur et à mesure qu'elles arrivaient, selon un plan qui tenait compte de l'urgence des besoins. Des renforts prestigieux vinrent plus tard, suscités par la belle figure de l'archevêque mendiant : Paris, Vienne, Londres, Bruxelles, New York, Philadelphie, Chicago, La Havane voulurent porter secours à Séville. Quatre-vingt-dix-neuf villages reçurent une aide, particulièrement importante pour certains. Pas un centime ne se perdit dans la bureaucratie. Alphonse XIII félicita Monseigneur Spinola et le gouvernement proposa de le décorer. Don Marcelo répondit simplement :* « *Je n'ai fait qu'accomplir mon devoir d'évêque.* » ([^8])
#### Une lettre à la reine.
A l'heure actuelle le drame des évêques de France tient au fait qu'ils ne semblent pas libres de leurs actions. On dirait que leur unique préoccupation est de ne pas apparaître à contre-courant de ce qu'ils croient être l'opinion générale.
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Songez, par exemple, à leur inexplicable silence au moment du vote de la loi Weil-Chirac libéralisant l'avortement. Ou encore à leur embarras avoué lorsque montait l'immense marée des défenseurs de l'enseignement libre. Mon évêque, comme les autres, manie la « langue de bois » avec un art consommé. Lorsqu'on lui parle des églises qui se vident et qu'on l'interroge sur la déchristianisation qui frappe un des diocèses de France où la pratique religieuse était encore exemplaire il y a 25 ans, il répond toujours à côté de la question, à l'instar des chefs de certains partis politiques qui font semblant de se prêter à des débats, bien décidés cependant à n'exprimer que l'optimisme béat laborieusement élaboré par leurs bureaux. Les défenseurs de la foi sont devenus les chiens muets annoncés par le prophète.
Monseigneur Spinola a vécu lui aussi une époque difficile. Mais il ne s'est pas dérobé devant les graves questions que posait alors la place de l'Église dans la société. Esprit véritablement ouvert il a su être présent au monde et faire face à ses besoins en restant fidèle à l'Évangile. Il a été l'un des rares évêques de son temps à comprendre l'importance que prenait la presse dans la vie sociale et l'urgence de créer un quotidien catholique. En effet dénoncer l'action corrosive de la mauvaise presse était certes nécessaire mais bien insuffisant. Il fonde donc en 1899 *El Correo de Andalucia* qui, devenu aujourd'hui le doyen de la presse andalouse, continue d'être lu dans toute la région de Séville. On peut être persuadé, comme l'un de ses biographes, que si Monseigneur Spinola avait vécu à notre époque, il n'aurait eu de cesse jusqu'à obtenir la création d'une chaîne privée de télévision pour tous les catholiques.
A cette époque, en Espagne, l'épiscopat était en partie dépendant du pouvoir politique puisque les évêques étaient nommés par Rome sur proposition du gouvernement. Malgré cela, Monseigneur Spinola fut toujours prodigieusement libre. Il a puisé cette liberté dans son union intime à Jésus Crucifié et dans sa fidélité à l'enseignement de l'Église. Conformément à la Constitution, il fut désigné par ses pairs pour représenter sa province ecclésiastique au sénat.
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Il prit cette tâche à cœur car il y voyait la possibilité de servir l'Église. Plusieurs de ses interventions sont restées célèbres, notamment celle qui permit de repousser le projet de réforme laïque de l'enseignement (loi Romanones). Les lecteurs d'ITINÉRAIRES trouveront l'essentiel du discours de Monseigneur Spinola dans le n° 290 de la revue ([^9]). Bien entendu ses prises de positions ne lui valurent pas que des amis. On lui reprocha son intransigeance et on l'accusa, une fois de plus, d'être carliste. Sa réponse mérite d'être à nouveau citée ; elle donne une idée exacte de ce que doit être la vraie liberté d'un évêque : « *La gloire de Dieu, le bien des âmes, l'Église, sa doctrine et son esprit sont l'unique objet de mes pensées, de mes aspirations et de ma vie. Si sur certains points les carlistes pensent comme moi, c'est tout simplement parce que sur ces points-là les carlistes pensent comme l'Église.* »
Que certains hommes politiques n'aient pas compris la hauteur de vue de Monseigneur Spinola, passe encore. D'autant plus qu'il avait parfaitement dévoilé les menées maçonniques pour détrôner le Christ de la Cité en marginalisant l'Église. Mais que certains de ses confrères, sans doute plus enclins aux compromis, l'aient tenu en suspicion, voilà qui est assez inquiétant. Une déplorable affaire l'opposa, bien malgré lui, au cardinal Sancha, archevêque de Tolède. L'incident fut considéré comme le plus grave ayant opposé deux évêques sous le pontificat de Léon XIII. En 1899 le primat des Espagnes publia les « *Conseils du cardinal Sancha au clergé de son diocèse* » dans lesquels il affirmait que les catholiques ont non seulement un devoir de soumission et de respect envers les autorités légitimes, mais que ce principe et les difficultés du moment impliquaient la renonciation aux exigences qui leur étaient propres et à l'opposition à certaines lois. Le gouvernement libéral se frotta les mains et la presse qui le soutenait donna une ampleur nationale à cette étrange interprétation de l'esprit du « ralliement ».
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A Séville le chanoine Roca y Ponsa, prédicateur du chapitre, demanda à son archevêque l'autorisation de publier « *Les observations que le chapitre XIII de l'opuscule du cardinal Sancha, archevêque de Tolède, a inspirées à un citoyen espagnol* »*.* Son commentaire, d'une logique implacable, étant rédigé dans un style respectueux et ne contenant rien contre la foi et les mœurs, Monseigneur Spinola donna son accord. On ne voit pas au nom de quoi il l'aurait refusé. Mais le bon cardinal prit la chose très mal. Il publia aussitôt une lettre pastorale « *Sur l'obéissance due aux prélats* » pour condamner les « *Observations* » de Roca y Ponsa en faisant comme s'il s'agissait de la désobéissance d'un clerc vis-à-vis d'un évêque et en mettant en cause directement l'archevêque de Séville qui « *s'était laissé emporter par sa passion politique* »*.* Pourtant Monseigneur Spinola est le seul à n'avoir rien dit et il gardera le silence jusqu'à la fin de cette affaire. Refusant de la prendre pour ce qu'elle était : une divergence d'opinion en matière politique de deux docteurs privés, le cardinal Sancha, de plus en plus furieux, crut bon d'en référer à Rome. Roca y Ponsa de son côté rédigea un second ouvrage pour sa défense et envoya le tout à la Congrégation de l'Index, sollicitant un jugement favorable ou défavorable auquel il était disposé à se soumettre. Bien entendu il n'eut pas de réponse. Léon XIII adressa une lettre bienveillante et prudente au cardinal Sancha et le secrétaire d'État Rampolla pria le nonce de transmettre à l'archevêque de Séville le souhait du pape de voir l'affaire en rester là, sans que fût publiée la réponse de Roca y Ponsa. Cinq ans plus tard Monseigneur Spinola profita d'un voyage privé du cardinal Sancha dans le diocèse de Séville pour lui rendre visite. Et avec cette suprême élégance morale qui le dépeint tout entier, il l'invita à présider les fêtes mariales de Séville à l'occasion du cinquantenaire de la proclamation du dogme de l'Immaculée-Conception.
Pourtant ces odieuses accusations auxquelles il ne répondit jamais ne pouvaient pas rester sans conséquence. La reine Marie-Christine, de plus en plus intriguée par tout ce que l'on racontait au sujet de l'archevêque de Séville, lui fit part de ses griefs par l'entremise d'un messager confidentiel. Cette fois-là il fallut bien répondre, d'autant plus qu'à travers sa personne, c'était l'attitude de l'Église qui était en cause.
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Voici la traduction de la première partie de sa lettre. Elle est datée du 8 août 1899 :
« *Madame,*
« *Le révérend Père Panadero m'a fait part des griefs, de l'amertume et de la méfiance que ma conduite récente a fait naître dans le cœur de Votre Majesté.*
« *Je lui ai expliqué mon comportement sans rien atténuer de ce qui a donné lieu aux accusations formulées contre moi par la presse et reprises par un député qui a la réputation d'être un batailleur. Mes arguments l'ont convaincu que dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, les gestes les plus simples sont déformés et grossis par ceux qui se complaisent à tout envenimer avec des intentions et des visées connues d'eux seuls.*
« *L'archevêque de Séville, Madame, n'est pas un homme de parti. Il n'est qu'un prélat de l'Église catholique, qui se considère selon l'expression de saint Paul comme le débiteur de tous. Voilà la clé qui permet d'expliquer ma façon d'agir si diversement interprétée.*
« *On a également cru voir un signe d'hostilité de ma part dans ce qui s'est passé au sénat le jour où j'ai prêté serment. On a jugé bien durement ce qui, à mon humble avis, aurait mérité les applaudissements des partisans des idées libérales les plus avancées.*
« *On y discutait de la réponse à faire au discours du trône et j'ai personnellement soutenu devant mes frères dans l'épiscopat qui siégeaient avec moi dans cette haute assemblée, que nous ne devions pas nous y associer. La raison sur laquelle je me fondais se ramène au fait que ce vote, par sa nature même, est essentiellement un vote politique. Il signifie l'approbation de la pensée politique d'un parti et il équivaut, en fin de compte, à une adhésion à ce parti et du même coup à une opposition aux autres, qu'ils se succèdent ou non au pouvoir. Et cette attitude, disais-je, ne convient pas à des prélats qui se rendent au parlement pour y défendre les hauts intérêts de la religion et de la patrie, et doivent de ce fait se maintenir dans une absolue indépendance à l'égard de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à l'esprit de parti.* » ([^10])
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Il est difficile de ne pas voir une conséquence de cette incompréhension dont fut victime Monseigneur Spinola dans l'ajournement de son élévation au cardinalat. Ce titre est alors attribué à quatre Espagnols dont deux sont traditionnellement les archevêques de Tolède et de Séville. Or Monseigneur Spinola prend possession de l'archevêché de Séville en 1896. Au consistoire de 1897, Léon XIII crée, à la surprise générale, un cinquième cardinal espagnol en la personne de l'archevêque de Saint-Jacques de Compostelle. Nouveau consistoire en 1899 : le cardinal Monescillo décédé est remplacé par le Père Llevaneras qui reste à la Curie romaine. Monseigneur Spinola est toujours exclu. En 1903 le décès de l'archevêque de Valladolid permet la nomination de Monseigneur Herrero y Espinosa de Los Monteros, archevêque de Valence. Une fois de plus Monseigneur Spinola était oublié, les langues allaient bon train. C'est seulement le 23 octobre 1905, quelques mois avant sa mort, que l'on apprendra enfin sa promotion au cardinalat. Il est vrai que Pie X avait succédé à Léon XIII et Monseigneur Mery del Val avait remplacé le cardinal Rampolla à la Secrétairerie d'État.
#### La plénitude du sacrifice.
Un jour, alors que s'achevait l'office de tierce dans la cathédrale de Malaga, les chanoines qui assistaient l'évêque autour du trône épiscopal et l'aidaient à revêtir ses ornements pontificaux pour la célébration de la sainte messe, oublièrent de lui passer sa croix pectorale. Monseigneur Spinola, comme à l'accoutumée, eut un sourire.
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« *N'oubliez pas cette croix si légère, leur dit-il, et qui pourtant est si lourde. Soyez bien sûrs qu'intérieurement je la porte toujours.* » Et dévotement l'évêque baisa sa croix comme le prescrivent les rubriques. Il n'a jamais oublié l'avertissement de saint Augustin : le nom d'évêque n'est pas un titre honorifique, c'est celui d'une charge aux lourdes responsabilités.
Grâce à ses notes personnelles rédigées à l'occasion des exercices spirituels qu'il pratiquait régulièrement, nous pouvons suivre la ligne ascendante des progrès de son âme. On constate d'abord qu'il avait déjà atteint une remarquable maturité spirituelle dès l'époque de sa consécration. En 1881 il prend la résolution d'examiner chaque jour comment il a pratiqué la vertu d'humilité afin de faire contrepoids aux marques de respect dont est entourée la fonction épiscopale. « *Ma consécration épiscopale sera sans aucun doute un moyen par lequel Dieu m'élèvera à une dignité que je ne mérite pas, qui me donnera de nouveaux pouvoirs et me conférera un brillant honneur. Mais en même temps que tout cela, la consécration est aussi l'immolation, le sacrifice dans sa forme la plus achevée, l'holocauste. Consacré comme le temple que Dieu habite ou comme le calice qui contient le sang du Christ, je ne pourrai, sans grave profanation, me dédier à d'autres occupations, me complaire dans autre chose que ce qui est divin et éternel. L'épiscopat est la plénitude du sacerdoce et, par le fait même, la plénitude du sacrifice.* »
De ce point de vue théologique découlent des normes de conduite pratiques dont nous voyons les exigences s'affiner d'année en année. En voici quelques rapides exemples : *En* 1881 :
-- « *Si l'épiscopat m'ouvre le chemin de la persécution et des tribulations... je ne me plaindrai pas. Au contraire je bénirai Dieu qui, pour couronner ma vie sacerdotale, me donne ce que Lui-même a choisi pour achever sa vie de Rédempteur et de Sauveur.* »
-- « *L'attachement aux biens de la terre est l'un des plus grands ennemis de la sainteté. Que faire puisque je ne puis me vouer à la pauvreté effective ? M'en approcher le plus possible en renonçant au superflu et en usant de ce que je ne peux laisser comme si je n'en usais pas.* »
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En 1887 il envisage d'abandonner la direction de la congrégation des Servantes du Divin Cœur qu'il a fondée en 1885 avec la marquise de La Puebla de Obando :
« *L'affection que j'ai pour la supérieure n'est sans doute pas mauvaise, mais peut-être n'est-elle pas aussi spirituelle qu'elle devrait l'être...* »
En 1891 : « *Donner beaucoup, ne rien exiger en retour, ni attentions, ni marques de respect, car je ne mérite rien.* »
-- « *Me réjouir que les autres fassent le bien plutôt que moi car ainsi Dieu est glorifié et je suis délivré de la tentation de la vanité.* »
-- « *Me cacher le plus possible, n'apparaître dans les manifestations publiques que lorsque les exigences de mon état ne pourront m'en dispenser et même dans ces circonstances, m'exhiber le moins possible.* »
-- « *Tout faire de la façon la plus parfaite, sans jamais le montrer et encore moins le dire. M'y engager par vœux serait très généreux, mais serait une entreprise démesurée pour ma bassesse, aussi je m'en tiendrai à une résolution.* » ([^11])
S'il fallait rattacher Monseigneur Spinola à une école de spiritualité, ce serait certainement celle de saint Ignace. Avec cependant quelques nuances. Ses biographes ont mis en lumière des traits qui l'unissent à saint François de Sales. L'archevêque de Séville avait d'ailleurs une trop grande admiration pour l'insigne évêque de Genève pour qu'elle ne laissât pas de traces dans sa vie spirituelle et son apostolat. Ils ont en commun une confiance en Dieu sans limites qui leur communique une sorte de sérénité, un tempérament paisible, un regard plein de tendresse sur les problèmes humains. L'un et l'autre prêchent ce qu'ils vivent et enseignent ce qu'ils ont pratiqué. Ils ont la volonté non seulement d'arracher les âmes au péché mais de les conduire sur le chemin de la perfection car ils sont convaincus que les moyens de sanctification sont à la portée de tous les chrétiens.
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Puisque c'est surtout par son exemple que l'évêque travaille à la sanctification de ses fidèles, jetons un rapide coup d'œil sur une journée ordinaire de l'archevêque de Séville. Il se lève à 5 h 30 et se prépare à la célébration de la sainte messe par une heure de méditation. De 8 h à 9 h il confesse dans la chapelle de l'archevêché. Après le petit déjeuner, il récite une partie du bréviaire et travaille seul dans son bureau pendant deux heures. De 11 h à 13 h 30 il reçoit en audience, comme nous l'avons vu, tous ceux qui souhaitent le rencontrer sans aucune distinction sociale. Il arrive souvent que ces entretiens se prolongent au-delà de 14 h -- n'oublions pas que nous sommes en Espagne -- ce qui retarde d'autant le dîner qu'il prend ordinairement en compagnie de sa sœur Rosario, de son chapelain et de son secrétaire. Après le repas tous les convives se rendent à la chapelle pour un moment d'adoration devant le Saint-Sacrement. Puis l'archevêque regagne son bureau où il lit ou écrit jusqu'à 16 h. C'est alors le moment de ses fameuses visites dans les différentes paroisses de Séville. De retour à l'archevêché il travaille avec son secrétaire jusqu'à 20 h, heure à laquelle il retrouve son chapelain dans l'oratoire pour réciter avec lui les matines et les laudes de l'office du lendemain. A 21 h 30 on se retrouve à la salle à manger pour le souper qui est suivi d'une demi-heure de récréation. La journée s'achève dans la chapelle par la récitation en commun du chapelet. Sa sœur précise qu'on attendait toujours 23 h afin que tout le personnel de l'archevêché pût s'y associer. Monseigneur Spinola consacre encore une partie du « grand silence » à la pratique de certaines dévotions, à la rédaction de ses lettres pastorales ou à la correction des épreuves du *Bulletin de l'archevêché* qu'il rédige presque entièrement de sa main. A la fin d'une journée si dense, sa fatigue est souvent telle qu'il est obligé, pour ne pas s'endormir, de travailler debout sur un haut secrétaire. Ce programme quotidien est impressionnant. Il serait presque inconcevable si nous ne connaissions pas l'esprit d'humilité et de sacrifice qui l'a rendu possible.
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Arrêtons-nous encore sur son humilité. Toute sa vie Monseigneur Spinola s'est reproché d'avoir accepté l'épiscopat « à la légère ». Ses notes personnelles prises à l'occasion de retraites nous indiquent qu'il se juge indigne et inapte au métier d'évêque. Il envisage à plusieurs reprises de renoncer à l'épiscopat et cherche conseil. Voici une lettre adressée au futur Benoît XV, datée du 23 août 1902, c'est-à-dire au moment où les journaux et l'opinion se passionnent pour savoir si l'archevêque de Séville obtiendra ou non le chapeau cardinalice :
« *A son Illustrissime Seigneurie Monseigneur Jacques Della Chiesa*
« *Très estimé Monseigneur,*
« *Dans sa dernière lettre, votre Illustrissime Seigneurie, toujours pleine de bonté, me disait que si j'avais besoin de quelque chose je lui en fisse part sans crainte aucune. Aujourd'hui je vais profiter de cette offre bienveillante pour une affaire qui, je l'espère, ne lui causera pas un grand dérangement.*
« *Fréquemment, depuis que je suis évêque, des doutes m'ont assailli concernant ma vocation épiscopale. Aujourd'hui, à l'approche de la vieillesse, ces doutes vont grandissant de façon notable et, pour ainsi dire, ne me laissent plus un instant de répit. Il y a peu de temps j'ai reçu un pli anonyme dans lequel, entre autres insultes auxquelles étant habitué je n'accorde aucune attention, on me disait que mon diocèse est le plus mal administré de toute l'Espagne. Ce dernier point, je l'avoue, m'a beaucoup impressionné, car je crois que c'est la vérité. Comme le remède ne se trouve pas en moi, car si je ne fais pas mieux c'est parce que je n'y parviens pas*, *je considère que c'est à l'autorité supérieure, c'est-à-dire au saint-père d'y remédier et qu'il me revient à moi de lui aplanir le chemin. En un mot, l'heure me semble arrivée de céder ma place vu que le motif en est suffisant : il s'agit du bien des âmes. Mais désirant ne pas donner le moindre sujet de contrariété à Sa Sainteté, je prie votre Illustrissime Seigneurie, pour qui cela est chose aisée, de sonder son cœur et de me dire si elle verrait d'un bon œil que je sollicite d'être démis de la charge qu'elle déposa sur mes frêles épaules qui ne peuvent la supporter puisque Dieu ne m'a pas accordé les qualités d'un évêque.*
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« *Cette démarche surprendra peut-être Votre Illustrissime Seigneurie ; mais qu'elle sache que la conviction d'avoir été bien léger en acceptant la mitre ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier. C'est une idée qui va et vient, diminue et grandit, mais demeure toujours cachée en moi et refait surface dès qu'une circonstance lui en donne l'occasion, ce qui arrive très fréquemment car dans les heures critiques que nous vivons, les difficultés sont quotidiennes. Un autre que moi saurait conjurer la tempête ; en ce qui me concerne je ne peux qu'endurer l'averse lorsqu'elle survient.*
« *Que Votre Illustrissime Seigneurie pardonne ma hardiesse. Cette démarche n'est motivée que par le cri de ma conscience sans qu'intervienne aucun motif humain.*
« *Qu'elle sache que je reste son humble et dévoué serviteur et ami qui lui baise respectueusement les mains,*
« *Marcel, archevêque de Séville.* » ([^12])
Et pourtant Monseigneur Spinola était de ceux qui n'ont pas recherché la croix de l'épiscopat mais qui l'ont entièrement reçue du Seigneur. Voilà une lettre véritablement dictée par l'humilité.
Lorsque parvient à Séville la nouvelle de son élévation au cardinalat, Monseigneur Spinola est un homme usé, miné par la maladie, épuisé par l'effort d'une vie toute consacrée à l'apostolat. Le 12 janvier 1906 devait avoir lieu à Madrid le mariage de l'infante Marie-Thérèse avec le prince Ferdinand de Bavière. L'abbé José Caro, secrétaire de Monseigneur Spinola adressa un télégramme au ministre des Cultes pour le supplier d'épargner à son maître un nouveau voyage à Madrid. Craignant que son absence ne renouvelât les bavardages au sujet de ses sympathies carlistes, le ministre insista : « *Qu'il fasse un sacrifice en venant à la cour car son absence pourrait donner lieu à une interprétation défavorable.* »
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Le voyage fut épouvantable et pendant les deux heures que dura la cérémonie, le cardinal eut plusieurs défaillances. Au retour, sans s'arrêter à Séville, il se rendit directement au monastère de Regla à Chipiona où il était attendu le dimanche 14, pour présider aux fêtes du sanctuaire. Après la messe solennelle pendant laquelle, comme d'habitude, il prononça l'homélie, le cardinal visita un sanatorium puis reprit le train pour Séville. A chaque gare il recevait l'hommage de ses diocésains venus lui dire leur affection et leur reconnaissance.
-- « *Quel bonheur, Monseigneur, tous les villages acclament leur père !*
*-- Ce dimanche, Caro, ressemble au dimanche des Rameaux, mais vendredi prochain sera le Vendredi Saint.* »
A l'aube du 15 janvier il a un fort accès de fièvre. Il se rend pourtant à un mariage qu'il s'était engagé à bénir ce matin-là. A son retour on est obligé d'interrompre le défilé des visiteurs. Le médecin, enfin consulté, diagnostique une hernie étranglée. L'opération aura lieu le lendemain. Opération barbare et inutile : le cardinal va de plus en plus mal. Le jour suivant aucune amélioration ; il a même une première syncope. Le médecin fait appeler l'abbé Caro qui lui administre l'Extrême-Onction selon le rituel d'urgence. Mais Don Marcelo ouvre les yeux et lui dit : « *Pourquoi ne portez-vous pas le surplis ? Ne prenez pas la formule abrégée ; accomplissez tout ce qui est prescrit.* » La nouvelle s'est répandue dans Séville. Au matin du 18 une foule nombreuse envahit la cour et les jardins du palais épiscopal. Les Servantes du Divin Cœur, ses filles de prédilection, se relaient dans l'antichambre. A 10 h 1/2, les vomissements ayant cessé, on lui apporte en grande solennité le viatique depuis la cathédrale.
Le lendemain à l'aube, le médecin signe un bref bulletin : « Le malade est à l'agonie. »
-- « *Caro, demande le cardinal, aidez-moi à méditer les sept paroles de Notre-Seigneur en croix.* »
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La matinée s'écoule lentement. On l'entend encore murmurer : « *Je vous offre ma vie, mes œuvres et mes peines en réparation de mes péchés.* » Puis les cloches de la Giralda se mettent à sonner. Nous sommes le 19 janvier 1906, il est midi. Après avoir récité l'angélus avec tous les présents, le cardinal se redresse pour bénir une dernière fois ses proches collaborateurs, sa sœur Rosario, Mère Teresa la supérieure générale des Servantes du Divin Cœur, toute la congrégation, les pauvres, la campagne, le diocèse.
Il lève encore les yeux sur une petite statue de Marie Auxiliatrice et commence à réciter lentement le psaume 121 : « *Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi : in domum domini ibimus.* » Mais sa mémoire lui fait défaut ; il murmure dans un dernier sourire : « *Je ne m'en souviens plus... Je l'achèverai ce soir.* » Monseigneur Spinola est mort. Un vendredi, à l'heure sainte de midi.
\*\*\*
Il n'est pas rare, contrairement à ce que l'on pourrait penser, que la sainteté de l'Église se manifeste à travers l'épiscopat. L'époque moderne et plus particulièrement le début du XX^e^ siècle, en offrent de remarquables exemples parmi les causes introduites à Rome. De même que l'œuvre prophétique de saint Pie X semble armer l'Église en vue des tribulations du siècle qui commence, de même la pensée et les actes de ces évêques si proches de nous et que l'Église nous donne en exemple, doivent nous aider à garder l'esprit de discernement dans la crise que nous traversons. Tout se passe comme si le Seigneur avait voulu nous donner le remède avant de permettre le mal.
Cette crise qui aujourd'hui frappe durement l'Église a certes des origines très lointaines. Mais depuis 1962 elle prend un tour nouveau et particulièrement inquiétant : elle semble s'amplifier, s'exaspérer jusqu'à atteindre le Magistère même et le paralyser. Le catéchisme n'est plus enseigné, les sacrements sont dévalués, la liturgie est détournée de son objet, le scandale de la Croix devient insupportable à beaucoup, l'élan spirituel se dilue dans le communautarisme sentimental ou se réduit aux dimensions de projets purement temporels.
89:311
Jamais nous n'avons eu autant besoin d'évêques conscients du rôle irremplaçable qui est le leur dans l'économie du salut et décidés à « rechercher d'abord le Royaume de Dieu et sa Justice ». En proposant le bienheureux Marcel Spinola à notre vénération, l'Église nous rappelle les principes éternels qui doivent guider leur action un ardent amour de la Vérité, un sens aigu de l'authentique charité pour répondre à l'appel angoissé d'un monde spirituellement exsangue, enfin le courage de s'engager sur l'unique chemin pour mener à bien une tâche si ardue, celui de la sainteté.
Jean-Paul Krempp.
#### Brève chronologie
1835
14 janvier : naissance à 6 heures du matin à San Fernando (Cadix).
15 janvier : baptême en l'église paroissiale de la garnison par l'aumônier militaire ; ses prénoms : Marcel, Raphaël, Joseph, Marie des Douleurs, Hilaire.
1848
8 juin : bachelier en philosophie avec la mention très bien à Grenade.
1856
14 juin : docteur en droit de l'université de Séville puis avocat au barreau de Huelva.
90:311
1858
Début des études de théologie à Sanlucar de Barrameda sous la direction du chanoine doctoral de la cathédrale de Cadix don Diego Herrero y Espinosa de los Monteros.
1864
21 mai : ordination sacerdotale à 8 heures du matin dans la chapelle de l'archevêché de Séville par le cardinal de La Lastra.
3 juin : fête du Sacré-Cœur, première messe en l'église des oratoriens de Séville.
1868
27 janvier : décès de don Juan Spinola y Osomo, père de don Marcelo.
1871
17 mars : administrateur de l'église Saint-Laurent de Séville.
1878
27 juillet : archiprêtre du doyenné de Séville.
1879
23 mai : chanoine titulaire de la cathédrale de Séville.
1881
6 février : consécration épiscopale dans la cathédrale de Séville par Monseigneur Joaquin Lluch, archevêque de Séville.
15 février : visiteur général de l'archidiocèse de Séville.
1885
14 février : prend possession du diocèse de Coria.
Juin : effectue pour la première fois la visite pastorale de la région des Hurdes où aucun évêque ne s'était jamais rendu depuis la création du diocèse au XII^e^ siècle.
91:311
12 juin : consacre son diocèse au Sacré-Cœur.
26 juillet : fondation des Servantes conceptionistes du divin Cœur à Coria.
1886
8 septembre : prend possession du diocèse de Malaga.
1887
19 juin : consacre son diocèse au Sacré-Cœur.
1890
8 avril : décès de dona Antonia Maestre, mère de don Marcelo.
1896
2 février : reçoit le pallium.
11 février : prend possession de l'archidiocèse de Séville.
1897
4 août : approbation de Rome pour la fondation de l'université pontificale de Séville.
1898
17 juin : consacre son archidiocèse au Sacré-Cœur.
1899
1^er^ février : parution du premier numéro de son journal *El correo de Andalucia*.
8 août : lettre à la reine dans laquelle il rappelle hautement que la liberté de l'Église exige l'indépendance du ministère épiscopal à l'égard du pouvoir politique et des partis.
1901
8 novembre : intervention au sénat contre la laïcisation de l'instruction publique et contre le monopole de l'État en matière d'instruction.
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1905
21 au 28 août : mendie dans les rues de Séville pour porter secours aux victimes de la sécheresse.
11 décembre : créé cardinal par saint Pie X.
1906
19 janvier : à midi rend son âme à Dieu.
22 janvier : funérailles et sépulture dans la chapelle du Très-Saint-Sacrement de la cathédrale de Séville.
1913
23 janvier : transfert de la dépouille mortelle dans le sépulcre construit à son intention dans la chapelle Notre-Dame des douleurs de la cathédrale.
1927
14 juin : session inaugurale du procès informatif diocésain sur la réputation de sainteté en présence du cardinal Eustache Iludain Esteban.
1945
25 mars : décret sur les écrits.
1956
19 février : décret d'introduction de la cause à Rome.
1982
5 novembre : lors de son voyage en Espagne le pape Jean-Paul II vient prier sur la tombe du serviteur de Dieu.
1983
24 septembre : décret sur l'héroïcité des vertus.
1987
29 mars : béatification.
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### Sainte Monique et saint Augustin
par Jean Crété
L'ANNÉE 1987 est celle du 16^e^ centenaire de la mort de sainte Monique, qui suivit de peu la conversion de son fils saint Augustin.
L'année de la naissance de sainte Monique ne nous est pas connue. Chrétienne, elle fut mariée toute jeune à un païen, de beaucoup son aîné. Ils habitaient Tagaste en Afrique du nord. Leur fils Augustin naquit en 354 et ne fut pas baptisé. Enfant et adolescent, il fit preuve d'une intelligence exceptionnelle et il poussa très loin ses études. Il se laissa entraîner dans la débauche et eut, d'une de ses liaisons, un fils naturel. Monique, qui avait réussi à convertir son mari à l'article de la mort, pria longtemps, et avec larmes, pour la conversion de son fils. A la dépravation des mœurs s'ajouta chez celui-ci la dépravation de l'esprit : il se laissa séduire par le manichéisme et s'y tint pendant des années.
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Par un coup de la Providence, Augustin fut nommé professeur de rhétorique à Milan. Monique accompagna son fils. Celui-ci ne fit aucune difficulté pour aller entendre les sermons de saint Ambroise, réputé pour son talent oratoire. Saint Ambroise ébranla les convictions manichéennes d'Augustin. Celui-ci se rapprocha du christianisme. Il était au bord de la conversion, mais les passions charnelles le dominaient encore. Monique redoublait de prières et de larmes.
Augustin étudiait la Bible. Un jour, il se trouvait dans le jardin, avec une Bible sur sa table. Il entendit soudain une voix lui dire : « *Tolle, lege, tolle, lege* » (prends et lis). Il ouvrit la Bible au hasard et tomba sur un passage qui entraîna sa conversion. Tout en larmes, il fit acte de foi catholique, puis se fit admettre au catéchuménat et reçut le baptême des mains de saint Ambroise, probablement à Pâques 387. Il partit ensuite pour Ostie avec sa mère. Celle-ci avait éprouvé une joie immense de la conversion de son fils. Elle tomba malade à Ostie et, après neuf jours de maladie, elle rendit son âme à Dieu. Elle fut ensevelie à l'église Sainte-Aure d'Ostie. Au XV^e^ siècle, le pape Martin y fit transférer son corps à Rome, en l'église Saint-Augustin.
Saint Augustin nous raconte en termes émouvants la mort de sa mère (*Confessions,* livre 9, chapitre 12). L'Église attribue expressément aux pieuses larmes de sainte Monique la conversion de saint Augustin et nous fait lire à sa messe l'évangile de la résurrection du fils de la veuve de Naïm (Luc, chapitre 7, versets 11 à 16), avec une homélie de saint Augustin qui nous rappelle que cette résurrection corporelle est la figure de la résurrection spirituelle des âmes.
Saint Augustin revint en Afrique et se fixa à Hippone ; c'est la ville appelée Bône en français moderne et rebaptisée Annaba depuis l'indépendance de l'Algérie. Je donne ces précisions à l'intention des jeunes, car les géographies en usage ne donnent plus les noms français des villes algériennes ; un jour, parlant de Bône à un jeune homme de seize ans, je m'aperçus qu'il avait compris Bonn en Allemagne.
L'évêque d'Hippone, Valère, ordonna Augustin prêtre.
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Celui-ci mena d'abord la vie religieuse avec quelques compagnons ; il écrivit une règle très souple qui a été adoptée depuis par des ordres aussi différents que les chanoines réguliers, les dominicains, les visitandines et les assomptionnistes. Valère le sacra évêque coadjuteur en 394. A la mort de Valère, Augustin devint donc évêque d'Hippone. Tout en remplissant avec zèle sa charge pastorale, Augustin publia de nombreux écrits contre les hérésies et pour l'exposé de la foi catholique. Outre les manichéens, il combattit spécialement les pélagiens qui minimisaient le rôle de la grâce et exagéraient celui de la volonté dans l'œuvre de la justification. Saint Augustin insista donc fortement sur la nécessité de la grâce. Mais c'est abusivement que Luther, Calvin et Jansénius ont cité quelques passages isolés de saint Augustin pour justifier leurs hérésies. Saint Augustin dit expressément que Dieu fit don à l'homme du libre-arbitre tout en le régissant par son commandement (*Enchiridion,* chapitre 25). En outre, l'œuvre théologique de saint Augustin doit être complétée par celle des docteurs postérieurs, notamment de saint Thomas d'Aquin. De son vivant, saint Augustin eut des controverses assez vives avec saint Jérôme qui le traita de « jeune homme », alors qu'il n'y avait que quatorze ans de différence entre eux. Les saints ont leur caractère ! Saint Augustin eut la douleur de voir Hippone assiégée par les Vandales ; il mourut en 430.
Saint Augustin et sainte Monique sont invoqués spécialement pour la conversion des pécheurs et des hérétiques. Les larmes de sainte Monique ont valu à l'Église ce grand docteur de la grâce. Invoquons-les donc pour la conversion des égarés et la défense de la foi contre les hérésies.
Jean Crété.
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## L'abbé Raymond Dulac
### In memoriam
*L'ABBÉ RAYMOND DULAC avait donné à ITINÉRAIRES une douzaine d'articles, de 1968 à 1972. Il est mort le dimanche 18 janvier, dans cette ville de Draguignan où il avait trouvé refuge auprès des Carmélites.*
*A la grande époque du Séminaire français de Rome, celle du P. Le Floch, il y avait été le condisciple de l'abbé Berto, de l'abbé Jean-Luc Lefèvre, de Mgr Marcel Lefebvre, et aussi de Mgr Guerry. Il fut l'un des meilleurs écrivains ecclésiastiques de langue française en notre siècle. Plusieurs de ses principaux écrits ont paru dans* La Pensée catholique *de l'abbé Lefèvre ; certains sont recueillis en un volume de 1979 aux Éditions du Cèdre :* La collégialité épiscopale au deuxième concile du Vatican.
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*C'est aux alentours du grand tournant ecclésial de 1969-1970 que je l'ai un peu connu, pas mal fréquenté et beaucoup admiré pour D'intelligence de son érudition et l'art de son écriture. Il fut éminent dans les disciplines juridiques, historiques et théologiques. Mais depuis des années il s'était retiré du monde, même religieux, et de tous débats publics : comme s'il n'y apercevait plus qu'une confusion générale, un tohu-bohu où sa voix mesurée, élégante, nuancée aurait été recouverte par trop de vacarmes contraires.*
*Sans la persécution qui, à partir de 1926, s'était abattue à l'intérieur de l'Église sur les prêtres et les laïcs* « *trop* » *attachés à l'intégrité de la doctrine et à l'authenticité de la tradition -- persécution que le règne de Pie XII n'arriva pas à interrompre pleinement, et qui s'épanouit après sa mort en 1958 -- l'abbé Dulac aurait été un évêque d'une éclatante distinction intellectuelle et sans doute un cardinal d'une grande et juste allure. Ce n'était plus le genre que l'on recherchait ; on les voulait d'une espèce plus médiocre, plus facile, on l'a trouvée sans peine, en grande abondance.*
*Aux pages suivantes, nous allons retrouver l'abbé Raymond Dulac. Il a été un confesseur de la foi.*
J. M.
98:311
Articles de l'abbé Raymond Dulac parus dans « Itinéraires »
\[Voir Table.doc\]
99:311
### La Messe de Saint-Pierre-aux-liens
*Les raisons d'un refus respectueux*
par l'Abbé Raymond Dulac
S.S. le Pape Paul VI a pris, ces derniers mois, une détermination assez importante pour qu'il ait cru pouvoir dire qu'elle ouvrait « une ère nouvelle dans la vie de l'Église » (Alloc. du 19 nov. 1969) : il a entrepris d'ajouter -- ou de substituer ? -- à l'ordonnance du rite romain de la Messe, en usage depuis dix à quinze siècles, un rite tout nouveau, confectionné, depuis trois ou quatre ans, par une commission d' « experts ».
100:311
Commentant lui-même l'événement, le Souverain Pontife a déclaré, ce même 19 novembre :
« Le changement a quelque chose de surprenant, d'extraordinaire, la Messe étant considérée comme l'expression traditionnelle, intangible, de notre culte religieux, de l'*authenticité de notre foi*. »
Et, le 26 :
« Ce changement... touche notre patrimoine religieux héréditaire, qui semblait... devoir porter sur nos lèvres la prière de nos ancêtres et de nos Saints ; nous donner, à nous, le soutien d'une *fidélité à notre* *passé spirituel*, que nous rendions actuel pour le transmettre ensuite aux générations à venir. »
On ne nous l'a pas dit, mais nous le supposons : Paul VI devait avoir des sanglots dans la voix en annonçant cette révolution subite et spontanée, dont il acceptait de prendre la responsabilité devant les Anges et devant les hommes.
Une pareille révolution, même préparée, depuis la fin du Concile, par de petites démolitions graduelles, presque imperceptibles, ne pouvait pas ne point susciter, dans le monde catholique -- et même le monde profane -- une énorme émotion.
Celle-ci s'est manifestée de bien des façons, mais son expression la plus saisissante a été la lettre adressée, au mois d'octobre, à Paul VI, par deux cardinaux de l'église romaine : Ottaviani et Bacci.
Cette lettre, dépassant de très haut la considération, à soi seule capitale, d'un bouleversement radical et soudain du plus sacré des rites, cette lettre ne craignait pas d'affirmer :
« La nouvelle ordonnance de la Messe représente, dans son ensemble et dans ses détails, un impressionnant éloignement de la théologie catholique de la S. Messe, telle qu'elle fut formulée dans la Session XXII^e^ du Concile de Trente (...) De tout temps, les sujets, au bien desquels une loi est destinée, ont eu, quand la loi se révèle au contraire nuisible, le devoir de demander au législateur l'ABROGATION de celle-ci. »
101:311
Ces deux puissantes voix suffisaient largement à donner une confirmation incontestable à une résistance qui allait d'une réserve mesurée jusqu'au refus total.
Le directeur d'ITINÉRAIRES a désiré qu'un simple prêtre, revêtu d'aucun titre d'autorité dans l'Église, fît entendre, à côté de ces hautes paroles, celle de son expérience sacerdotale pure et simple, et qu'il manifestât la position personnelle qu'il prenait à l'égard de la nouvelle messe. Je suppose que Jean Madiran s'est adressé à ma modeste personne pour deux raisons : d'abord parce que j'avais reçu, de 1920 à 1926, l'enseignement de *l'église romaine*, au Séminaire français et à l'Université Grégorienne sous des maîtres qui s'appelaient Lazzarini (élève du cardinal Billot), de la Taille, Cappello..., à côté de condisciples qui sont aujourd'hui élevés aux plus hautes dignités ecclésiastiques : les cardinaux Garrone, Lefebvre, les évêques Michon, Johan, Jenny, Théas, Vion, de la Chanonie, etc. (pour ne parler que des français).
Je pouvais, à ce titre, témoigner à côté d'eux, cinquante ans après, de ce qu'était la doctrine *commune, incontestée, très ferme, officielle,* de l'église de Rome, sur la théologie et la liturgie de la Messe.
A cette qualité de témoin pouvait s'ajouter l'expérience assez variée d'un vicaire de ville, d'un curé de campagne, d'un professeur de philosophie, d'un prédicateur de retraites et (par aventure) d'un avocat d'officialité.
Enfin, mon ami Jean Madiran prenait sur lui de supposer que je pourrais, sur un sujet difficile, dans une circonstance redoutable, parler avec l'indépendance d'un homme qui n'espère plus (si même il en a eu, un jour, l'illusion) porter les insignes d'un chanoine, d'un camérier ou d'un décoré de l'État républicain.
Je vais donc, mon cher Directeur, vous apporter mon témoignage, un simple témoignage.
\*\*\*
102:311
L'exposé de ma position devrait, pour être complet, répondre à deux questions :
I. -- A ne la considérer que dans sa FORME seule, la Constitution de Paul VI qui « promulgue » la nouvelle messe est-elle revêtue des caractères qui en font une Loi véritable, créant une obligation juridique ?
II\. -- *Dans l'affirmative* à la question précédente, cette loi peut-elle, sous un autre aspect, être REFUSÉE par les sujets, parce que : NUISIBLE, OU INUTILE, OU IMPOSSIBLE, c'est-à-dire, enfin, parce que contraire au bien commun de l'Église, considéré non pas seulement pour le moment présent mais aussi pour un proche avenir ?
Je ne répondrai, aujourd'hui, qu'à la première question LE NOUVEL ORDO MISSÆ PORTE-T-IL UNE OBLIGATION JURIDIQUE, STRICTEMENT DITE ?
Nous répondons : NON.
Pour plusieurs raisons, dont voici les principales :
**1. -- **Un acte de l'Autorité n'a force de Loi que si cette Autorité manifeste, clairement et sans équivoque, qu'elle entend obliger ses sujets.
La seule expression soit d'une « directive », soit d'un conseil, soit d'un désir ne suffit pas.
Même la *manifestation d'une simple volonté* serait sans valeur et inopérante : il faut, en plus, que cette volonté se déclare comme une volonté d'OBLIGER.
Or, pour des raisons connues de lui, le Pape Paul VI n'a pas exprimé dans l'acte de sa Constitution, d'une manière qui ne laisse place à aucun *doute,* sa volonté que le nouvel O.M. soit strictement obligatoire.
Donc...
La Majeure de ce syllogisme est connue de tous les juristes. Dans une Consultation rédigée pour le *Courrier de Rome,* nous avons prouvé la Mineure. Nous nous permettons d'y renvoyer, pour aujourd'hui, le lecteur d'ITINÉRAIRES. -- Il la trouvera reproduite en appendice à la suite du présent exposé.
103:311
**2. -- **La Constitution de Paul VI ne légifère point sur une matière entièrement *neuve :* ses dispositions, quelle qu'en soit la force exacte, se présentent comme paraissant *se substituer, à quelque degré,* aux dispositions de la Constitution de saint Pie V : *Quo primum*.
Et *donc,* pour exprimer clairement le caractère exact de l' « obligation » nouvelle qu'il entendrait imposer, Paul VI devrait référer, dans *un détail exprès, complet et précis*, sa Constitution à celle de son Prédécesseur.
Or on paraît ignorer que les dispositions de la Constitution de Saint Pie V étaient multiples et *complexes. --* Voici leur énoncé final :
« En conséquence, qu'il ne soit permis à personne, absolument, d'enfreindre... le texte présent de Notre per*mission, statut*, *ordonnance, commandement, précepte, concession, indult, déclaration, volonté, décret* et *défense*. Si quelqu'un entreprenait un attentat de cette sorte, qu'il sache qu'il encourra l'indignation du Dieu tout-puissant et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul. »
*Onze* termes, onze, soigneusement choisis et affirmés ! Même si l'on voulait tenir l'un ou l'autre pour synonymes, ils manifesteraient au moins, par leur insistance, la fermeté d'une résolution. Mais on ne peut absolument pas identifier un « commandement » à une « concession », un « décret » à une « déclaration », un « indult » à une « défense ».
Saint Pie V sait ce qu'il veut et il veut ce qu'il dit. Il ne le laisse ni ignorer ni deviner, et la menace, à la fin, de « l'indignation » du Dieu tout-puissant et des bienheureux Apôtres, encourue par les délinquants, exprime assez la vigueur *surhumaine* que le Pontife de 1570 entend donner à sa décision. Il faut donc scruter attentivement celle-ci.
Cette décision est quintuple. La voici, dans son détail :
104:311
a\) Le Missel édité devient *obligatoire* dans toute l'Église (latine).
b\) A ce Missel rien ne pourra être *ajouté* ni *retranché ;* rien n'y pourra être *modifié.*
c\) Tout *autre* Missel est *prohibé.*
d\) Néanmoins, *permission* est donnée d'user d'un autre, dans deux cas très précis :
-- Quand cette concession a été accordée par le Siège Apostolique, dès l'institution de ce Missel.
-- Quand cet usage peut s'autoriser d'une prescription de plus de deux cents ans.
e\) Dans tous les cas, aucune autorité, à aucun titre, ne pourra *imposer* un autre Missel au prêtre qui voudra user de celui qui est édité par Saint Pie V. Le Pontife déclare concéder « *à perpétuité* » ce « libre et licite » usage, comme une sorte de *privilège* ou d'*indult* (« indulgemus »), sans que le prêtre puisse encourir aucune espèce de censure ni de peine.
Cette cinquième disposition vise le cas du célébrant qui, à raison d'une obligation particulière, serait normalement tenu de suivre un autre Missel que celui de Pie V.
Il apparaît ainsi que le Missel de 1570 est doté d'un privilège qui ne pourrait être aboli que dans les conditions très *exactes, requises* alors par le Droit.
-- Nous omettons, pour aller vite, les dispositions suivantes, relatives aux éditions et rééditions de ce Missel ;
Et, de même, la clausule finale du « NONOBSTANT », énoncée avec l'indication vraiment *exhaustive* des ordonnances précédentes et des coutumes que la Constitution entend expressément abroger.
Il est manifeste, dès la première lecture, que la Constitution de Paul VI a très volontairement évité pareille précision et pareille décision :
Les quatre cinquièmes du document sont employés à *décrire* tout simplement les nouveautés du nouveau Missel.
105:311
Quant à la partie finale, qu'on pourrait croire dispositive, le Pape ne déclare avec précision et dans les formes requises :
Ni ce qu'il *commande,*
Ni ce qu'il *prohibe,*
Ni ce qu'il *concède.*
Quant à la clausule finale du NONOBSTANT, elle est trop générique pour que, dans le style technique d'un document de cette gravité, elle soit censée ABROGER, sans laisser de doute possible, l'acte législatif parfaitement clair de Saint Pie V.
Il y a donc lieu d'appliquer ici le canon 23 du Code de Droit canonique :
« Dans le *doute,* la révocation de la loi préexistante n'est pas *présumée,* mais les lois postérieures doivent être ramenées (*trahendae*) aux précédentes, et, autant qu'il est possible, conciliées avec elles. »
A nos yeux, il n'y a même pas de *doute :* Paul VI n'a certainement PAS VOULU rendre OBLIGATOIRE son missel, d'une obligation vraiment *juridique.*
**3. -- **On peut alors se poser la question : pour quelle raison le Pontife de 1969 n'a-t-il pas *voulu abroger* une Loi de quatre siècles, une loi dont il fait un grand éloge, une loi qu'il ne charge d'aucune critique, une loi qui, à son origine, sanctionnait une COUTUME vieille, déjà, dans sa partie essentielle, de mille ans ; une loi, enfin, revêtue, dans ses termes, des formalités les plus solennelles ? -- Il n'a point voulu, disons-nous, l'abroger, et, néanmoins, il *semble* lui en SUBSTITUER une autre ?
C'est assurément une grande question.
Il y en a une plus grande encore : pourquoi n'avoir PAS DIT clairement qu'*on ne voulait pas abroger ?* Pourquoi avoir laissé à des « spécialistes » le soin et peut-être le péril de le dénoncer ? Pourquoi avoir laissé naître, en certains esprits, le soupçon affreux : « Tout se passe *comme si* l'on n'avait osé imposer une obligation, tout en laissant croire le *contraire ?* »
106:311
Ce n'est certes pas l'Instruction du 20 octobre 1969 pour l' « application graduelle » du nouvel Ordo Missæ qui est capable de lever le soupçon et d'ôter l'incertitude : si on veut l'appeler une explication, c'est l'explication de l'obscur par le plus obscur : *obscurum per obscurius :*
L'Instruction admet en effet des EXCEPTIONS à l'observation de la loi (présumée). Or celles-ci sont telles, qu'elles devraient normalement tuer le nerf de la loi, *si c'en était une :*
En effet : quelles sont ces « infirmités », ces « maladies », ces « difficultés », reconnues dans l'Instruction comme pouvant légitimement dispenser d'observer la « loi » du nouveau rite ?
Qui les appréciera ? S'agit-il d'incapacités uniquement *physiques ? Psychiques,* aussi ? *Définitives ? Guérissables ?* -- Si nous avions le cœur de rire sur un pareil sujet, nous demanderions à M. Bugnini : allez-vous instituer un Conseil de Révision à côté de la Congrégation des Rites ? Y aura-t-il des « réformés » temporaires ? Des invalides définitifs ? Pensionnés ?
Ensuite : qu'est-ce qu'une messe « avec peuple » ? « sans peuple » ? -- S'agit-il d'une simple *assistance,* ou bien d'une assistance doublée de ces « *participants* » qu'on nous énumère ailleurs : un lecteur, un chantre, un commentateur, un « communicateur », un ordonnateur des mouvements d'ensemble de l'assistance ? -- Car on a préparé un *rôle* pour ces quatre *personnages* (qui pourront être, paraît-il, du sexe féminin) !
Qui ne voit que ces indispensables précisions, si elles étaient ajoutées à une LOI qui en serait vraiment une, en feraient une loi élastique et flottante, c'est-à-dire tout le contraire d'une vraie loi ?
Et quelle application imaginable de pareilles minuties, de pareils artifices, dans les neuf dixièmes de nos paroisses françaises ?
Ah ! c'était bien la peine à M. Bugnini d'ameuter l'opinion contre le « rubricisme » de l'ancienne liturgie, pour lui substituer ce manuel de l'école de section à l'usage d'une escouade de paroissiens ?
107:311
On veut, nous assure-t-on, procurer une plus grande « participation » du « peuple » ? -- Mais cette participation deviendrait, si l'on vous suivait, une figuration ! Et votre « messe », une *revue !*
Non, Paul VI n'a pas « voulu » obliger à tout ÇA !...
Ou bien, s'il l'a voulu, il l'a voulu contraint et forcé. Mais s'il en est ainsi, quelle peut être la force obligatoire d'une « loi », imposée à toute la communauté par un chef auquel une partie de celle-ci a commencé par l'imposer « souvent contre son gré » ?
**4. -- **Poser une pareille question, ouvertement et en public, eût été, il y a quelques mois encore, une injure atroce. Il n'en est plus de même aujourd'hui : l'injure cesse, mais elle fait place à une immense pitié...
.. Il n'en est plus ainsi depuis l'interviouve inimaginable accordée à un journaliste autrichien par le Cardinal Gut. -- On sait que celui-ci est le Préfet de la « Congrégation pour le Culte divin », et donc le dignitaire qui préside à la réforme liturgique d'où est issue la nouvelle messe. Cette interviouve a été reproduite dans la *Documentation catholique,* n° 1551, du 16 novembre 1969, aux pages 1048-1949.
Voici le passage capital pour ce qui nous intéresse (p. 1048, col. 2) :
« Nous espérons que, désormais, avec les nouvelles dispositions, contenues dans les documents, cette maladie de l'expérimentation va prendre fin. *Jusqu'à présent*, il était permis aux évêques d'*autoriser* des expériences, mais on (= ?) a parfois franchi les *limites* de cette autorisation, et beaucoup de prêtres ont simplement fait *ce qui leur plaisait*. Alors ce qui est arrivé parfois, c'est qu'ils SE SONT IMPOSÉS. Ces *initiatives* (!) prises sans autorisation, ON (= ?) ne POUVAIT plus, bien souvent, les arrêter, CAR cela s'était répandu trop loin. Dans sa grande bonté et sa sagesse, le Saint-Père a ALORS CÉDÉ, souvent CONTRE SON GRÉ. »...
108:311
Nous voici donc instruits, par le personnage le plus qualifié qui soit en l'affaire, de cette circonstance assez importante : que l'*auteur* de ce que certains voudraient faire passer doucement pour une LOI, ne l'a point édictée LIBREMENT, et que, s'il eût été maître de son choix, il eût édicté sans doute le contraire...
Ne nous attardons pas à nous scandaliser d'un pareil aveu. Mais tirons-en résolument les conséquences.
\*\*\*
Ces conséquences, les voici :
**I. -- **Par la volonté même ou la tolérance de son auteur, la Constitution de Paul VI ne promulgue pas une LOI véritable, imposant une obligation proprement juridique au for *externe. --* On n'y peut reconnaître qu'une sorte de « directoire », fortement conseillé, mais qui reste provisoire et facultatif.
**II. -- **Ce directoire, parce qu'il émane de l'Autorité Suprême, ne saurait être refusé pour la seule raison qu'il est facultatif. -- Ce REFUS, s'il doit s'exprimer, devra être justifié par des RAISONS très graves, qui dépassent les considérations d'une simple préférence personnelle. -- Il ne devra, en aucune façon, mettre en discussion le POUVOIR pontifical comme tel, mais concerner uniquement son application dans un cas singulier, extraordinaire ; application qui relève, chez le chef, d'une VERTU, *distincte* de la pure *autorité* et, qui est en soi, absolument *faillible :* la vertu de prudence politique.
**III. -- **Ce REFUS, plusieurs RAISONS le justifient clairement à nos yeux dans le cas présent, à ne considérer déjà que la seule FORME de la Constitution de Paul VI. -- Disons ici, à l'avance, que l'examen de son FOND en révélera d'autres, infiniment plus graves.
109:311
Voici ces raisons :
1° Le Pape, au témoignage du Cardinal Gut, ne s'est résolu à la réforme liturgique dont la nouvelle messe est la pièce principale, que *sous l'empire* d'une PRESSION, et d'une pression produite par un *parti* de clercs rebelles : « Le Saint-Père a *cédé*, souvent *contre son gré*. »
2° L'ordonnance de cette nouvelle messe est tantôt grevée *d'indéterminations*, tantôt assortie de *permissions*, qui doivent nécessairement et pour une durée inimaginable, faire entrer la liturgie romaine dans une période de mutations, d'inventions, de variétés, bref de CHAOS, radicalement incompatible avec la STABILITÉ et la SOLENNITÉ requises par le concept de loi.
3° Les CRITÈRES qui ont servi à justifier, depuis quatre ans, les réformes successives qui ont abouti au rite de 1969, sont, EN SOI, tellement *vagues*, *arbitraires, génériques,* que la seule volonté du Pouvoir Suprême sera incapable de LIMITER leur application par une Loi de portée universelle. Ce sera, ici encore, le chaos.
Que restera-t-il alors de *l'unité* de l'Église catholique, signe de sa vérité ? L'unité de sa prière *publique ?*
Que restera-t-il même du *lien* social fondamental sans lequel il n'est point de communauté véritable, mais seulement des sectes, ou des clans, ou des hordes ?
Les critères, tels qu'on nous les a révélés, sont les suivants :
*a*) Une plus grande « *participation* » du « peuple » aux rites.
*b*) Une plus grande « prise de *conscience* » de ceux-ci.
*c*) Leur expression de plus en plus « *communautaire* »*.* On le voit : ces notions flasques ouvrent un champ illimité aux « expériences ».
Là-dessus, le Cardinal Gut veut bien appeler celles-ci une « maladie », et déclare : « Nous ESPÉRONS que *désormais,* AVEC *les nouvelles dispositions,* cette maladie de l'expérimentation prendra fin ».
110:311
... Quel optimisme ! Faut-il adjoindre à la Congrégation des Rites, des « experts » en « psychologie de la révolution », pour apprendre à des moines ingénus que les concessions précipitées faites à des mutins ne servent qu'à aiguiser leur appétit et encourager leur audace ?
Mais alors l'Église entière devra se plier aux *prochaines* aberrations d'un parti de « malades », parce que le Pape, en lui « cédant », a LÉGALISÉ leur RÉVOLUTION ?
.. « Nous *espérons* que désormais... » -- Éminence, une loi fondée sur cette sorte d'espérance n'est pas une « ORDONNANCE de la RAISON », mais la démission lâche et perpétuellement mobile d'un SENTIMENT. Elle est radicalement inapte à exiger le *rationabile obsequium,* la soumission intelligente, dont parle saint Paul.
Dans un tel cas si quelqu'un la refuse, il n'y a pas un refus, par le sujet, de la loi, mais le simple constat qu'IL N'Y A PAS DE LOI.
Un moine ami vient de nous dire tout à l'heure : Paul VI a cédé « pour éviter un schisme ».
Nous ne pouvons croire que le Successeur de Pierre a, pour éviter une division, consenti à une anarchie.
Si Pierre est de nouveau DANS les LIENS, il faut, comme la première fois, que l'Église se mette en prière, puis s'efforce à le libérer. Or on ne libère pas un prisonnier en s'attachant à ses chaînes.
Paul VI ne cessera de « céder » que s'il trouve *dans l'Église* le soutien d'une résistance dont il n'a pu jusqu'ici trouver la force en lui seul.
Dans la circonstance inouïe où l'Église de Jésus-Christ est jetée, le REFUS est devenu la forme surhumaine de l'obéissance.
4° Nous n'avons plus même à prévoir ce qui doit arriver : l'avenir est déjà présent :
Le rite de la nouvelle messe, décrit dans *l'éditio tgpica* qui a été publiée au mois de juin, n'est plus le même au mois de décembre :
111:311
La Constitution... APOSTOLIQUE (!) de Paul VI est enrichie dans son deuxième « tirage » d'un *nouveau* paragraphe ajouté.
On nous annonce, d'autre part, dans un papillon épinglé sur les récents exemplaires de l'édition « originale » (!), que la fameuse *Institutio generalis,* APPROUVÉE par le Pape (*sic : ed. typica : decretum,* p. 5 et *Constit.,* p. 9) subira des remaniements *ad usum delphini.*
Tout cela dans les actes OFFICIELS du Pape et du Saint-Siège !
Quand on en vient après cela aux « traductions » (aux traductions *officielles, approuvées*) des nouveaux textes, substitués aux textes millénaires, alors...
Alors nous avons une TROISIÈME MESSE : ce n'est plus la messe de Paul VI, c'est la messe de Mgr Boudon, président de la Commission Gauloise. Voyez seulement la traduction du Néo-Pseudo-Offertoire : il ne s'agit plus là d'une traduction « infidèle », mais bien d'une traduction adultère. Le pauvre prêtre désemparé de nos campagnes, auquel on demande d' « obéir », questionne alors :
A *qui ?*
Et *jusques à quand ?*
\*\*\*
A qui ?
Et jusques à quand ?
Vous vous êtes fait, mon cher Jean Madiran, l'écho troublé de cette angoisse. Le pur instinct de leur baptême ou de leur sacerdoce a déjà ému des milliers de chrétiens contre une fausse loi qui prétend ouvrir « une ère nouvelle dans l'Église ». Mais ils souhaitent, me dites-vous, les raisons et l'exemple d'un prêtre ?
112:311
Des *raisons,* je viens d'en exposer quelques-unes : les plus faciles, celles qui vont *au plus pressé,* qui évitent les redoutables critiques de fond, d'ordre dogmatique, qu'il faudrait faire à un Ordo Missæ *polyvalent,* mi-luthérien, mi-catholique. Des raisons qui se bornent à puiser dans les caractères étranges et vraiment inouïs de l'acte pontifical, les MOTIFS RESPECTUEUX DE LE REFUSER.
Un *exemple ? --* Ils ont celui, éminent, suffisant, de deux cardinaux de l'église romaine : Ottaviani et Bacci. Que pourrait y ajouter celui d'un simple prêtre, revêtu d'aucun titre d'autorité ?
Un témoignage ?
Le voici :
Je témoigne qu'au cours des six années de mes études romaines jamais, au grand jamais, je n'ai entendu, de nos maîtres, un mot, un seul mot qui eût pu suggérer le souhait ou l'idée de la réforme liturgique que l'on tente aujourd'hui d'imposer à l'Église stupéfaite.
Jamais je n'ai reçu, d'aucun maître, un enseignement qui pût autoriser, de près ou de loin, la « théologie » de la messe et de ses rites, que nous voyons serpenter dans l'*Institutio generalis* mise en tête du nouveau missel. -- J'ai entendu un enseignement exactement contraire, souvent, même, en plusieurs points, au nom du *dogme* catholique.
Jamais, en particulier, je n'ai entendu présenter l'Offertoire de la Messe, tel qu'il était, depuis mille ans, énoncé, gestes et paroles, dans notre rite romain, comme un « doublet » superfétatoire qu'on pût, à volonté, supprimer ou « alléger », en le réduisant à une manipulation purement utilitaire de sacristain pressé.
Jamais je n'ai entendu évoquer, sous forme même d'hypothèse, une réforme possible du saint Canon romain c'était chose inimaginable.
.. Et je ne dis rien des « expérimentations », des rites flottants, des traductions fantaisistes, des femmes à l'ambon, des tractations de l'hostie consacrée, des messes-casse-croûte. Ces extravagances, qui copient les « messes sèches » fabriquées pour les chasseurs du haut Moyen Age, ces profanations qui évoquent l'abomination des « messes noires », nous auraient fait horreur, à simplement les imaginer : nous ne les concevions que dans quelque hallucinant tableau de Jérôme Bosch ou dans les cauchemars délirants d'un fébrile.
113:311
Voilà donc mon TÉMOIGNAGE.
Je m'assure que si on demandait le leur, mes condisciples romains de 1920-1926, devenus aujourd'hui illustres, ne le donneraient pas différent.
N'est-ce pas, Éminence Garrone, Éminence Lefebvre ? N'est-ce pas, Monseigneur Ancel, Monseigneur Michon, et Johan, et Vion, et de la Chanonie ?
C'est à vous tous que je remets aujourd'hui la déclaration désolée mais ferme de mon refus. C'est à vous, pour que vous la portiez au Souverain Pontife, que je remets aussi ma supplique : elle est celle de milliers de prêtres muets auxquels le moins digne a prêté aujourd'hui sa voix qu'on nous laisse célébrer notre dernière messe comme nous avons célébré la première.
Et que Paul VI, RÉVOQUANT l'acte, quel qu'il soit, qu'il a, « contre son gré », porté, se libère lui-même en libérant l'Église.
*Épiphanie 1970.*
Raymond Dulac.
prêtre.
#### *Appendice*
Voici la consultation canonique résumée que l'abbé Raymond Dulac a donnée au *Courrier de Rome.* Nous la reproduisons ci-après en son entier.
C'est à la dernière partie du *paragraphe III* et du *paragraphe IV* de cette consultation que l'abbé Raymond Dulac fait plus spécialement référence dans la première partie de son article ci-dessus.
I. -- Il apparaît, à des signes nombreux et certains, que S.S. le Pape Paul VI n'a pas VOULU donner au nouvel ORDO MISSÆ la force d'une LOI véritable, selon toutes les conditions requises, pour cela, par la tradition canonique.
114:311
Il ne peut, dans le cas, s'agir que de ce qu'on appelle une « directive », augmentée assurément d'un conseil, d'une exhortation, d'un souhait, d'un vœu pressant, peut-être même d'une volonté.
Mais, pour fonder une LOI, une simple volonté ne suffit point. Comme dit Suarez, il ne suffit pas que le supérieur COMMANDE, pour vraiment « légiférer », il faut, en plus, qu'il veuille OBLIGER ses sujets.
La désobéissance à un *simple commandement* peut être une FAUTE, de gravité plus ou mains grande, mais elle ne sera jamais un DÉLIT, passible d'une PEINE canonique au for EXTERNE -- à moins qu'elle ne s'accompagne de manifestations de révolte : celles-ci ne sauraient être, en tout cas, qu'une CIRCONSTANCE extrinsèque, parfaitement séparable de la « désobéissance » en soi.
II\. -- Que Paul VI n'ait pas voulu créer une vérifiable OBLIGATION juridique, on peut le conclure avec certitude, du fait qu'il ne l'a pas MANIFESTÉ CLAIREMENT, et d'une manière qui ne laisse place à aucun DOUTE.
III\. -- S'agissant d'un acte de portée LÉGISLATIVE, il est sûr qu'il ne faut point chercher la *manifestation* de l'obligation juridique ni dans les allocutions du St Père, ni dans une simple « circulaire d'application » (telle que l' « Instruction » du 20 octobre 1969).
Il faut chercher l'expression de la CLAIRE VOLONTÉ D'OBLIGER (dans l'acte constitutif : à savoir la Constitution Apostolique MISSALE ROMANUM, du 3 avril 1969.
Or, cette claire volonté *ne s'y trouve pas.*
Dans le présent résumé, nous ne pouvons donner que deux signes de ce DÉFAUT : deux signes indirects, mais convaincants à eux seuls :
C'est que, s'apercevant d'une LACUNE qu'ils déploraient probablement, le traducteur italien et le traducteur français (les seuls que nous puissions aujourd'hui juger) ont AUDACIEUSEMENT MODIFIÉ, d'une part et... COMPLÉTÉ, d'autre part, le texte *latin authentique* de la Constitution.
IV\. -- La MODIFICATION touche la phrase de Paul VI qui ouvre la conclusion. La voici :
« Ad extremum, ex iis quae hactenus de novo Missali Romano exposuimus, QUIDDAM nunc COGERE et EFFICERE placet. »
115:311
La traduction sincère, exacte, de cette phrase doit être :
« De tout ce que nous venons jusqu'ici d'exposer touchant le nouveau Missel Romain, il nous est agréable de TIRER maintenant, pour terminer, UNE CONCLUSION. »
Or, voici la traduction française, publiée par « la Salle de Presse du St Siège » (*sic*, dans : *Docum, cathol*. n° 1541, 1^er^ juin 1969, p. 517, col. 1, initio)
« Pour terminer, Nous VOULONS (= placet !) donner FORCE de LOI (= cogere et efficere !) à TOUT (= quiddam !!!) ce que Nous avons exposé plus haut (= hactenus) sur le nouveau Missel romain. »
Et voici la traduction italienne :
« Infine, vogliano dare forza di legge a quanto abbiamo finora esposto... »
V. -- Le... COMPLÉMENT de la CONSTITUTION pontificale est une phrase de 22 mots AJOUTÉE dans la traduction française exactement avant le dernier paragraphe du document. La voici :
« Nous *ordonnons* que les *prescriptions* de cette Constitution entrent en vigueur le 30 novembre prochain de cette année, premier dimanche de l'Avent. »
La traduction italienne comporte la même addition, avec, toutefois, en moins, le mot : « nous ORDONNONS ». -- La voici :
« Le prescrizioni di questa Costituzione andranno in vigore... (etc) »
VI\. -- On peut discuter sur les INTENTIONS qui ont dicté les deux énormes altérations que nous venons de dire. Ce qui est indiscutable, c'est que :
1° Elles constituent *objectivement* un FAUX.
2° Ce faux manifeste *à lui seul,* en voulant frauduleusement la combler, *la lacune essentielle* d'une Constitution que certains souhaiteraient *obligatoire,* mais qui, dans sa teneur authentique, ne l'est pas.
VII\. -- On ne saurait non plus trouver l'expression de la VOLONTÉ d'OBLIGER dans l'ultime paragraphe de la Constitution, dont voici les mots essentiels :
116:311
« Nostra *haec* autem *statuta* et *praescripta* nunc et in posterum *firma et efficacia* esse et fore *volumus*. »
Certes, les cinq mots que nous venons de souligner exprimeraient une *volonté* d'obliger. Mais il y manque l'essentiel : le Pontife ne dit pas QUELLES SONT, en *détail précis,* les LOIS et les PRESCRIPTIONS qu'il déclare vouloir rendre « fermes et efficaces » !
Le « HAEC » qui entend les *démontrer,* les *désigner*, se rapporte à tout *ce qui précède.* Or, dans tout ce qui précède, on ne trouve (à la p. 9 de l'ed. typica) que deux prescriptions précisées : les trois nouveaux Canons et l'incise « quod pro vobis tradetur » ajoutée aux paroles de la consécration du pain. Or (sans parler de l'expression à l'indicatif *passé* de la volonté : STATUIMUS -- JUSSIMUS, expression étrange dans un texte qui devrait marquer une décision actuelle et durable) :
1° L'usage des trois nouveaux Canons est présenté comme purement facultatif.
2° Quant à l'addition « quod pro vobis tradetur », les deux motifs qu'on en donne sont tels (les « raisons pastorales » ; la « commodité de la concélébration » !) sont tellement douteuses en soi que le doute en rejaillit sur la prescription, *si c'en était une.*
VIII\. -- Il faudrait ajouter, aux VII considérations qui précédent, d'autres qui toucheraient un problème très épineux : la Constitution de Paul VI a-t-elle voulu ABROGER celle de St Pie V ? -- Nous disons : NON. Les arguments qui précédent peuvent être aisément étendus jusque là. Mais il faudrait un certain développement.
EN CONCLUSION
Nous estimons que, à ne la considérer que dans SA FORME CANONIQUE, la Constitution de Paul VI ne VEUT PAS édicter une véritable OBLIGATION.
Il est donc légitime de ne la considérer QUE comme une directive de Paul VI, valant ce que valent les raisons ou les motifs dont elle s'inspire.
Vouloir l'imposer serait une VIOLENCE.
R. D.
117:311
### Déclaration
\[rejetant la messe nouvelle de Paul VI\]
Article de l'abbé Raymond Dulac paru dans Itinéraires, numéro 149 de janvier 1971.
Nous avons été les premiers à dénoncer le défaut radical, inguérissable, du nouvel *Ordo Missæ.* C'était le 25 juin 1969, quelques jours après l'apparition en France de l' « édition *typique* » de cette messe réformée ([^13]).
Nous y sommes revenus bien des fois, depuis cette date.
Nos critiques étaient assez graves pour que nous ayons pu dès le début y trouver le motif d'un REFUS.
Mais jamais nous n'avons dit que la nouvelle messe était « hérétique ».
118:311
Hélas ! *elle est, pourrait-on dire,* PIS *que cela *: elle est ÉQUIVOQUE ; elle est flexible en des sens divers. Flexible *à volonté.* La volonté individuelle qui devient ainsi la règle et la mesure des *choses.* L'hérésie formelle et claire agit à la manière d'un coup de poignard.
L'équivoque agit à la manière d'un poison lent. L'hérésie attaque un article précis du dogme. L'équivoque, en lésant l'habitus lui-même de la foi, blesse ainsi *tous* les dogmes.
On ne devient formellement hérétique qu'en le voulant.
L'équivoque peut ruiner la foi d'un homme à son insu.
L'hérésie affirme ce que nie le dogme, ou nie ce qu'il affirme.
L'équivoque détruit la foi aussi radicalement en s'abstenant d'affirmer et de nier : en faisant de la certitude révélée une opinion libre.
L'hérésie est ordinairement un jugement *contradictoire* à l'article de foi.
L'équivoque est dans l'ordre de ce que les logiciens appellent le « disparate ». Elle est à *côté* de la foi. A côté même de la raison, de la logique.
Eh bien, nous oserons dire : il y a pis encore, peut-être, que l'équivoque : il y a le *substitut* de la foi théologale, sa *contrefaçon,* son *ersatz :* son *succédané sentimental* ([^14])*.*
119:311
Et le plus détestable de ces succédanés, c'est celui qui dissimulerait l'artifice sous le vernis mystique ; celui qui, dans le cas de la Messe, masquerait l'INDIGENCE THÉOLOGIQUE ou sa carence formelle sous le sucre d'une mystique frelatée, comme si l' « émotion », l' « expérience », l' « action » pouvaient suppléer aux omissions ou aux équivoques de la foi *intellectuelle :*
« La sagesse mystique, goûtant *dans l'amour* cela même que la foi atteint comme *caché,* nous fait juger et estimer de façon meilleure ce que nous connaissons *par la foi,* mais ne nous découvre aucun OBJET de connaissance *que la foi n'atteindrait pas.* Elle perfectionne la foi quant au *mode* de connaître, non quant à *l'objet* connu. »
C'est J. Maritain qui écrivait ces excellentes choses, -- en 1932 : le Maritain non point de l'Hu*manisme intégral,* mais celui des *Degrés du Savoir* (3^e^ éd. ; p. 524).
Et il ajoutait : « C'est une DÉSASTREUSE ILLUSION de chercher l'EXPÉRIENCE mystique *en dehors de la Foi,* d'imaginer une expérience mystique affranchie de la foi *théologale.* »
Appliquez ces principes au nouvel Ordo Missæ, vous le condamnez d'une façon irrémédiable.
\*\*\*
120:311
Ce qui d'emblée avait soulevé le sens catholique contre le nouvel O.M., c'était l' « *Institutio generalis* » qui précédait le Missel proprement dit : instruction en 341 articles, couvrant 63 pages ! C'est ainsi que les Réformateurs du Concilium, entendaient « simplifier » la liturgie et réagir contre l'ancien « rubricisme » !...
Parmi ces 341 articles, c'est le fameux art. 7 qui avait excité les plus vives protestations (« La Cène du Seigneur, autrement dit la Messe, est la sainte assemblée du peuple de Dieu qui se réunit sous la présidence du prêtre... », etc.).
Il faut le dire, en le déplorant profondément chez beaucoup de catholiques, la considération de cette *Instruction* (...minimisée bientôt par ses auteurs en simple « Présentation » !) est allée jusqu'à éclipser le RITE lui-même de la nouvelle messe, dont les rubriques n'étaient pourtant que la formulation réglementaire ou la glose !
Or c'est le RITE lui-même (*paroles, gestes* et *objets* sacrés), c'est le rite qui méritait la critique radicale, celle que la lettre à Paul VI des cardinaux Ottaviani et Bacci avait exprimée en des termes si sévères :
« Le nouvel O.M., à considérer ses éléments nouveaux, *même* si on les estime susceptibles d'une appréciation diverse..., représente, dans son ensemble comme dans ses détails, un IMPRESSIONNANT ÉLOIGNEMENT de la théologie catholique de la S. Messe... »
Et cette critique du RITE nouveau devait, pour être lucide, porter dans un détail précis, sur quatre points :
-- ses *suppressions --* ses *additions --* ses sub*stitutions ou modifications* de paroles et de gestes.
Tout cela convergeant au même but, à savoir :
1 ° -- Réduire la Messe à une cérémonie purement commémorative, ou, tout au plus, à un sacrifice de simple « action de grâces », nettement distinct d'un sacrifice « propitiatoire » pour la rémission des péchés.
2 ° -- Par voie de conséquence, *minimiser,* jusqu'à *l'anéantir,* la notion catholique du PRÊTRE célébrant : auteur *personnel* d'une ACTION distincte de la simple prière, agent d'une OBLATION vraiment *sacrificielle* accomplie *par la vertu même du rite* ordonné par Jésus-Christ.
121:311
L'examen minutieux, attentif, du RITE nouveau révèle ainsi quantité de petites ruses verbales, d'arrière-pensées, de réticences, comme en sont seuls capables des... EXPERTS, non point tant experts en théologie qu'en *psychologie :* psychologie de « groupe » et de « publicité » !
Le relevé exhaustif de ces leurres, pièges et chausse-trapes n'a point encore été fait. Nous y travaillons personnellement et nous exhortons nos amis à faire eux-mêmes ce travail pour leur propre compte, dans un esprit de foi en Jésus-Christ et de fidélité à l'Église de toujours.
Mais nous leur recommandons vivement la règle suivante :
Ne pas se tenir satisfait et rassuré par un MOT, apparemment irréprochable.
Il y a le mot, et il y a l'USAGE du mot : son usage *liturgique, traditionnel, sacré,* dont la signification UNIVOQUE était, dans le Missel de St Pie V, préservée par tout le contexte et par un emploi séculaire immuable.
Exemple : le mot « *sacrifice* » porte *plusieurs* sens ! De même : « *offrande* »*.*
Il y a déjà un CRITÈRE pour ce discernement les nouvelles TRADUCTIONS en langue vulgaire. Ce que le latin du nouvel O.M. *paraissait* encore maintenir se trouve entièrement altéré, et d'une manière *identique,* dans *toutes* les traductions ; nous disons : les traductions OFFICIELLES. -- Ainsi « offerimus » (« nous Vous offrons ») est traduit : « Nous vous *présentons* »* :* ce qui est tout autre chose qu'une maladresse : un contresens exprès d'inspiration protestante.
\*\*\*
122:311
En publiant, il y a quelques semaines, une nouvelle édition « EXEMPLAIRE » de son O.M., la Commission Bugnini a cru ou voulu croire ou cherché à faire croire que quelques corrections verbales apportées à *l'Institutio generalis* suffiraient sinon à lever les énormes défauts du RITE, du moins à calmer les protestations. Mais la Commission s'est bien gardée de toucher au RITE !
... Si peu de gens savent *lire !... Si* peu sont capables de *méditer !... Si* nombreux sont ceux qui souffrent d'être *troublés* dans leur quiétude !... Si nombreux les lâches qui se déchargent des responsabilités de *leur* baptême et de *leur* confirmation sur les « théologiens » ou les évêques.
Disons-le fermement : l'édition « *exemplaire* » du nouvel O.M. destinée à clarifier, en 1970, l'édition *déjà* « *exemplaire* » de 1969, est une moquerie :
A Dieu,
Et au « peuple de Dieu ».
Les correcteurs de 1970 n'ont rien corrigé *dans le* RITE de leur messe polyvalente.
Ce Rite continue à porter un PÉCHÉ ORIGINEL que nulle circoncision ne sera jamais capable de supprimer : le péché d'avoir voulu fabriquer une « messe » passe-partout, apte à être célébrée par un catholique et par un protestant.
Tant que les prières d'OFFERTOIRE du Missel de St Pie V n'auront pas été rétablies, dans leurs termes séculaires, nous continuerons fermement :
A SUSPECTER le nouvel O.M. A LE REFUSER.
-- Nous le refusons, aujourd'hui comme hier.
Raymond Dulac, .
prêtre.
123:311
### Le génocide des Carmélites françaises
Article de l'abbé Raymond Dulac paru dans Itinéraires, numéro 155 de juillet-août 1971.
#### I. -- Dans l'église incendiée sauver d'abord les tabernacles
Six ans après la fin du concile « sans précédent », l'incendie soigneusement allumé dans les caves des Commissions a gagné tout l'édifice : le parvis, les nefs, la voûte et déjà le chœur lui-même.
124:311
Il n'est plus possible de dissimuler le désastre. Les plus béats parmi les prophètes de l'Aggiornamento veulent bien admettre, après deux ou trois reniflements, que « ça sent un peu le roussi ». Mais si vous leur demandez comment ifs pensent lutter contre le fléau, l'Athanase parisien répond pour eux : « Sur les ruines de l'ancienne église, jeter les fondations d'une *nouvelle,* fonctionnelle cette fois et ignifugée. Et, comme le temps presse, accélérer l'incendie. »
-- Il fallait y penser.
Nous sommes quelques-uns à avoir une autre idée : conserver des trésors qu'on ne refait pas et qui, au surplus, ne sont pas à nous. Les mettre à l'abri, arrêter le feu et, s'il nous reste du temps, pendre les incendiaires.
Mais par quoi commencer, quand les flammes jaillissent partout ? -- Par le plus précieux, par le plus fragile. Dans l'église embrasée sauver les tabernacles, et, dans le tabernacle, les ciboires.
Le plus précieux, c'est la messe. Le plus fragile, les monastères. Les deux, d'ailleurs, inséparables : la messe étant l'acte de la plus haute contemplation, et les vœux monastiques réalisant, à la perfection, les offertoires.
Pensons-y bien : le dogme nié reste *en soi* ce qu'il est, malgré la négation. Si tu nies la résurrection de Jésus-Christ, tu ne peux, en la niant, faire qu'elle n'ait pas été. Mais si tu nies la messe-sacrifice, si tu nies les vœux, tu *détruis* la messe et les vœux, car la Messe est l'œuvre de ta volonté et de tes mains bien conduites ; les vœux l'œuvre de ton cœur et de ton sang donnés.
\*\*\*
En cette année 1971, les monastères sont en péril de mort, ceux de femmes en particulier.
Ce que la fureur et la cupidité des princes luthériens du XVI^e^ siècle ; ce que la rage des politiciens laïcistes du XIX^e^ et du XX^e^ commençant n'avait pu réaliser qu'à l'extérieur et partiellement, des clercs dénaturés, traîtres ou déments, sont en train de l'accomplir : en douce, du dedans, au nom du Concile, pour fonder, disent-ils, une Église qu'ils appellent « missionnaire »...
125:311
-- Une Église qui ne convertira point, parce qu'on n'y priera plus, ou qu'on y priera mal ;
Une Église qui n'aura rien d'autre à donner aux hommes que les biscuits vitaminés et les culottes de Mgr Rodhain -- en attendant la prochaine guerre du Biafra et le prochain typhon pakistanais dont la pénitence de la petite carmélite éloignait périodiquement le fléau.
Les trente mille kilomètres en avion et les vingt-deux discours asiatiques de Paul VI auront moins fait, infiniment, pour la conversion d'un seul bouddhiste, qu'un *Ave Maria* de la Sœur cloîtrée à Zamboanga.
... Ou à Pau, ou à Draguignan. -- Nous venons de nommer là les deux premiers carmels français condamnés à être rasés, par la plus stupéfiante conjonction d'autorités : celle d'un évêque, celle d'un Provincial -- promu pour la circonstance « Assistant religieux » (... de ses victimes !) et le concours doucereux d'une dénommée « Provinciale fédérale », carmélite recyclée qui a mis sa cornette à l'envers, afin d'être « présente au monde ».
Avec quelles complicités supérieures, à l'aide de quels stratagèmes ces trois bourreaux-de-famille sont-ils parvenus à jeter à l'eau, par dessus un Pont des soupirs, des femmes désarmées qu'ils appelaient leurs *Sœurs* et leurs *Mères,* c'est ce que nous sommes décidé à révéler. Aujourd'hui ou demain.
Ce faisant, nous ne perdrons certes pas de vue les Conjurés en cagoule qui par derrière tiennent les fils. Ceux qui ont élaboré de loin la théorie sociologico-théologique du génocide, sa technique opératoire et... la répartition finale des morceaux de la tunique déchirée. Religieux désœuvrés en rupture de clôture et globe-trotter, spécialistes de l'action psychologique en « milieu d'Église », devenus par ennui les auxiliaires des « sombres officines » dont parlait S. Pie X dans sa *Lettre sur le Sillon*. -- Sans oublier les « Promoteurs » (...immobiliers !) qui continuent l'engeance des vautours de « la Bande Noire », occupés, en 1792, en 1848, en 1904, à se partager « le Milliard des Congrégations », après... « Inventaires ».
126:311
Nous avons esquissé les grandes lignes de ce Plan de « crime parfait » dans le numéro 76 du *Courrier de Rome,* reproduit dans le numéro 149 d'ITINÉRAIRES ; c'était à propos de la démolition d'un Carmel, dont nous avions voulu taire provisoirement le nom : il s'agissait de celui de Draguignan, au diocèse de Fréjus-Toulon, dont l'évêque est Mgr Barthe, l' « Assistant religieux » un carme, du nom de Guillet (ou : Louis-de-la-Trinité) et la Fédérale une Sœur Christiane, tirée du couvent d'Avignon.
Ce Carmel de Draguignan, réduit aujourd'hui par violence à quelques moniales, résiste et se défend.
Celui de Pau, déjà dispersé, est décidé à demander justice et l'obtiendra.
Mais il y en a d'autres, hélas ! Suicidés par persuasion, après avoir été drogués dans des sessions ou des « assemblées fédérales » puis par des « circulaires » qui violent imperceptiblement la simplicité innocente de ces cloîtrées.
Il y a cinq ou six ans, la France métropolitaine abritait 130 Carmels, totalisant 2 739 religieuses. Le « plan » des conjurés prévoit la suppression d'une cinquantaine de couvents. Il n'y aurait plus qu'un seul monastère par « département », les moniales dispersées étant « regroupées » : c'est le terme savant des Planificateurs. -- Devinez comment ! -- Par âge, oui : « par âge ! », les *vieilles* entassées dans des « anciennats » : c'est encore le vocabulaire du Laboratoire. Anciennat, comme pensionnat, mais pour le « troisième âge ».
C'est l'APARTHEID complétant le GÉNOCIDE*.*
Le théoricien de l'affaire, un dominicain Luchini, d'*Économie et Humanisme,* a résumé ses vues dans les quelques aphorismes suivants :
« Lorsque le vieillissement d'une communauté a dépassé le seuil *critique* (?), elle ne dispose plus du potentiel d'imagination et de détermination pour concevoir et appliquer des décisions *radicales.* »
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Or : « Au-delà d'un certain seuil, la démographie devient *contrainte absolue.* »
Dès lors : « Aucune autorité ecclésiastique ne peut se permettre de temporiser. »
Que faire ? -- Voici :
« Des solutions allant du *transfert* à la *fermeture* sont mises en œuvre dans les cas extrêmes. Il paraît *souhaitable* (!) de ne pas retarder des décisions *moins douloureuses* et *plus rationnelles,* lorsqu'elles sont préparées PROGRESSIVEMENT. »
Nous tirons ces extraits d'un énorme bouquin en trois volumes du dit Luchini ; il est édité par l' « Union des Supérieures majeures de France », éblouies par les statistiques, graphiques et prospectives tirés par le « sociologue » de son ordinateur. -- Ces extraits sont du t. II, p. 31. -- Nous donnons la référence par scrupule, mais qu'on n'y voie absolument pas la moindre recommandation pour ce bouillon de noisettes, destiné uniquement à épater quelques béates et leur faire, sans grimace, avaler la pilule : celles qui l'achètent l'admirent sans l'avoir lu.
C'est le bréviaire de l'euthanasie dévote à l'usage des couvents de cloîtrées. Ces regroupements économiques par âge ne sont, d'ailleurs, qu'une préparation psychologique à d'autres, plus subtils (*ibid.*)
« On peut se demander si des regroupements dans des *structures appropriées*, entre congrégation de *même type* (?) ne s'imposera pas de plus en plus. On y disposerait de *formatrices plus spécialisées* » -- soigneusement dressées aux méthodes et astuces de la *dynamique des groupes !*
De regroupements en fusions, de fusions en conversions on arriverait peu à peu à la métamorphose des monastères de vie contemplative en congrégations de vie active, puis de celles-ci en de petits instituts insensiblement laïcisés, qui ne laisseraient plus rien subsister ni de la consécration religieuse, ni de la profession des vœux, ni de la règle commune. Des béguines en mini-jupe adaptées à « l'ère post-chrétienne », comme dit le Supérieur général des Frères.
Cela, c'est l'auto-démolition, accomplie *du dedans.*
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Mais il y a une démolition *parallèle*, étroitement *synchronisée*, qui révèle désormais aux plus myopes la maîtrise d'un chef d'orchestre. Je pense, en écrivant ceci, à tout un ensemble de faits, que les dernières années ont curieusement rassemblés en France :
1° -- La vie des religieuses portée à l'écran ou sur la scène, dans des spectacles infâmes, où les premiers rôles sont joués par de célèbres catins. Cela avait commencé par la polissonnerie de Diderot. Elle avait causé scandale et protestations. On a fait plus sale et plus médiocre, depuis, et les protestations ont cessé. Lisez, pour votre édification, les comptes rendus des spectacles dans l'ex-*Croix* et autres feuilles de la *Bonne Presse :* le comble de l'indulgence tartuffarde.
2° -- Les deux procès faits par des parents manœuvrés, à deux novices qui étaient majeures, mais qu'on disait psychiquement troublées. Procès ridicules, bientôt classés, mais qui fournirent aux journaux matière à campagne antimonastique.
3° -- L'affaire des religieuses indoues, venues travailler en Europe et qu'une autre campagne scélérate présentait comme victimes de négriers faisant commerce d'esclaves.
4° -- Les interviouves idiots de nonnes dessalées, à la télévision ou dans des magazines, où une carmélite parisienne servit, un jour, de cover-girl (*L'écho de notre temps :* avril 1971 : n° 65).
5° -- Enfin des articles habilement démolisseurs, spécialement dans les I.C.I., où une Polonaise, Marlène Tuininga, est chargée (... par *Pax ?*) de la besogne du termite.
Il y a là toute une aveuglante stratégie de subversion, qui devrait démontrer aux Veilleurs de l'Église ce qu'il faut absolument CONSERVER, en révélant ce qu'on cherche à DÉTRUIRE.
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#### II. -- Le mirage conciliaire et son exploitation
Tout a commencé au Vatican II.
Le pauvre Jean XXIII, agacé d'être appelé un « pape de transition », décida, on le sait, sous le coup d'une inspiration mystérieuse, de convoquer le Concile « œcuménique » que ses deux prédécesseurs, Pie XII et Pie XI, avaient renoncé à réunir, après avoir pesé, avec les meilleurs conseillers, les obstacles et les dangers de pareille chimère en l'an de grâce 1960.
Angelo Roncalli s'entêta. Il crut pouvoir résoudre toutes les difficultés en faisant de ce Concile une simple « assemblée pastorale » qui cessa alors, *ipso facto,* d'être un *vrai* concile. Mais le bon vieillard, plus visuel qu'intellectuel, ne retenait que le *spectacle :* la procession de ces deux mille évêques de toutes les couleurs, les trompettes d'argent, le *Te Deum,* le discours d'inauguration fignolé par Mgr Montini et puis le vote par acclamations des *soixante-dix* schémas (d'un total de quelque vingt mille pages !).
Bref : une espèce de cérémonie de béatification en alleluia commencée à l'automne et qui devrait absolument se terminer avant la Noël : en somme quelques semaines de grandes vacances pour deux mille prélats, ravis de faire connaissance, d'échanger leurs signatures et de compléter leur collection de timbres.
Mais les « experts » veillaient et, au-dessus d'eux, l'Expert des experts, Achille cardinal Liénart, « ténébreux courtois » ! Dès le premier jour, d'une voix fluette, et malgré le cardinal Tisserant, président de séance, qui lui avait refusé le micro, l'évêque de Lille renversa le bel échafaudage en réclamant et obtenant que les « Commissions » désignées par Jean XXIII fussent dissoutes et remplacées par de nouvelles, composées par les « Conférences épiscopales », puis élues par les 2000 évêques éberlués.
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Les neuf dixièmes de ceux-ci ignoraient jusqu'au nom d'un Mgr Huyghe, évêque d'Arras, et celui de Mgr Vendargon, évêque de Kuala Lumpur. Ils votèrent néanmoins pour eux. De confiance. Un concile inattendu commençait, qu'il allait falloir *improviser.*
Ce sont ces deux évêques et une trentaine d'autres, la plupart pareillement inconnus, qui préparèrent ce qui deviendrait le « décret sur la rénovation adaptée de la vie religieuse ».
Nous ne pouvons faire ici l'histoire et l'analyse de ce document. Il avait été durement critiqué au cours de la discussion qui occupa deux seules séances (la 120^e^ et la 121^e^ : les 11 et 12 novembre 1964). Comme pour tous les autres textes conciliaires, les évêques novateurs s'étaient opposés à ceux qu'on appelle traditionalistes : les Suenens, Döpfner, et Huyghe aux Ruffini, de Barros, Camara, et Spellman : ceux-ci *ayant derrière eux la grande majorité des Pères.*
Mais pour ce document, comme pour les autres, le résultat fut identique : le texte définitif fut voté (le 28 octobre 1965) en même temps que *cinq* autres, *dans une seule matinée !* Comment, dans une pareille précipitation, aurait-on pu tenir compte des... *quatorze mille* (sic) amendements proposés après la discussion de l'année précédente ?
En fait tout avait été réglé à une virgule près dans les laboratoires des 13 sous-commissions qui fixèrent définitivement les 25 articles du Décret.
-- Une décision « conciliaire », celle-là ? ?...
Ce qui peut excuser cette procédure inouïe, c'est, d'abord, les très très vagues *généralités* du texte soumis au vote ; ensuite le renvoi des indispensables *précisions* à un travail post-conciliaire. Mais cette excuse elle-même ouvrait un terrible danger : que l'on mette plus tard au compte du Concile des précisions qu'il aurait certainement rejetées si on les lui avait proposées *une par une et clairement.*
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Or c'est précisément ce que les Conjurés des Commissions (les « Experts ! ») avaient voulu soigneusement éviter !
On nageait dans l' « implicite » et le polyvalent. Comment dans ce brouillard, les 2000 évêques ne se seraient-ils point mis finalement d'accord ? Chacun prenait son bien dans un plat préparé apparemment pour tous les goûts !
Nous avons souvent cité une confidence de Schillebeeckx sur laquelle on n'a cessé, depuis 1965, de faire un profond silence. (Dans la revue hollandaise : *De Bazuin :* 48 (1965), n° 16).
Il s'agit du texte relatif à un pouvoir « collégial » dans l'Église, tel qu'il fut proposé dans la Const. *Lumen Gentium* avant la *Nota praevia.*
Schillebeeckx jugeait ce texte trop faible et réticent. Il le déclara à un expert de la Commission. Écoutons ce dialogue d'augures :
« *Un théologien de la Commission doctrinale, à qui, durant la deuxième Session, j'avais exprimé mon désappointement en face du minimalisme sur la collégialité papale, me répondit, dans l'intention de me tranquilliser : Nous l'exprimons d'une façon diplomatique, mais,* APRÈS LE CONCILE, *nous tirerons les conclusions* IMPLICITES. »
Schillebeeckx ajoute : « J'estimais cela malhonnête. » -- Cela, c'est-à-dire ce qu'il appelle : « une ÉQUIVOQUE VOULUE. »
Quel scrupuleux chercheur fera le relevé de ces calembours et logogriphes qui font, de textes qualifiés pourtant de *pastoraux,* des oracles de sibylles ? -- Mais il faudrait, pour cela, que Paul VI ouvrît le libre accès des Actes du Concile, qu'il s'est jusqu'ici obstiné à refuser !...
Il ne reste, pour faire parler le Sphinx conciliaire, que l'Œdipe du *Figaro,* l'irremplaçable Laurentin, enfant terrible qui, les doigts dans le nez, répète à table les secrets de famille, qu'il a entendus derrière les portes sans paraître les avoir totalement compris.
Voici, sur le Décret relatif à la vie religieuse, ce qu'il écrit en son *Bilan* (p. 262 et suiv.) :
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« *En dépit des conditions de maturation* hâtive..., *le décret constitue l'instrument d'une* réforme *appelée à faire* ÉTAPE. »
«* ...Il a fait passer au second plan la notion de sainteté au profit de la charité. *»
« *La chasteté est considérée de manière* moins matérielle, *plus* réaliste. »
« *Le Décret favorisera* l'intégration *de la vie religieuse à la vie* actuelle, *en sorte que les religieux apparaissent comme exemplaires et non comme* marginaux. »
« *Le décret ouvre la voie à des réformes très attendues* (*cf.* « *le monde attend* » *des années 1962-1965*)*. Les supérieurs généraux d'un grand nombre d'ordres* préparent déjà une sorte de petit concile de rénovation. *Ce processus doit normalement* s'accélérer *par* la force des choses. »
Qui nous fera croire que cette mélasse, ce débagoulage de camelot expriment l'idée et la volonté du « Concile » ?
Nous lui opposerons 4 extraits d'interventions faites au cours de la discussion conciliaire :
De Mgr Perantoni, archevêque de Lanciano, « *parlant au nom de 370 Pères conciliaires de diverses nations* » (*sic* dans le compte rendu officiel) :
« *Il serait opportun de sauvegarder la variété dans les vocations religieuses. Une pareille variété ne se peut réduire à l'ordre des phénomènes* sociologiques, *mais doit être conçue comme la manifestation des divers charismes dans l'Église.* »
De Mgr Guilly, évêque de Georgetown, « parlant au nom de 263 Pères » :
« *Le passage du schéma concernant les ordres contemplatifs est inadéquat. Il est nécessaire que, précisément de notre temps, on renouvelle l'estime envers les contemplatifs. Il faut favoriser ce genre de vocation : elle est éminemment apostolique. Ces religieux ne doivent point céder à la tentation des activités apostoliques, qui les distraient de leur but. Après avoir tant et tant parlé des évêques et des laïcs, le Concile devrait tout de même dire quelque chose de ceux qui, dans le silence et la contemplation, servent le Seigneur et contribuent tellement à la fécondité du travail apostolique. L'action de l'Église, et surtout l'action missionnaire, ne se fonde pas sur des moyens humains mais sur l'union avec le Christ, qui a racheté le monde au moyen de la croix.* »
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De Mgr Sartre, archevêque titulaire de Beroë, après avoir été, pendant 5 ans, archevêque de Tananarive. Il parlait « au nom de 265 Pères conciliaires et de 250 supérieures générales de congrégations féminines » :
« *L'aggiornamento de tout Institut doit être accompli dans la fidélité à son esprit propre et aux intentions du Fondateur.* »
Du Cardinal Spellman, qui occupait le siège de New York :
« *L'aggiornamento de la vie religieuse présuppose la compréhension et la défense de la vie religieuse dans sa nature intime et de sa fonction essentielle dans la vie de l'Église. Cet aggiornamento concerne des aspects* secondaires *et* accidentels *de la vie religieuse, laquelle est essentiellement une totale consécration à Dieu, une vie d'oraison, de sacrifice et d'abnégation. Ce serait une grave erreur de la confondre avec une forme d'apostolat* laïque, *dont elle différerait uniquement par le fait que les religieux émettent des vœux* (*...*) *En de nombreux cas, l'intelligence et l'esprit des religieux, hommes et femmes, souvent de communautés entières, ont été troublés par le doute qu'on leur distillait, au point que plusieurs ont désiré abandonner la vie religieuse.* »
#### III. -- Textes « ouverts » à l'usage de cloîtrés
La Commission préconciliaire chargée d'élaborer le Schéma concernant la vie religieuse avait rédigé un document de 32 chapitres, couvrant 110 pages de texte et de notes.
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Les observations faites sur ce document par les Pères conciliaires formèrent 2 volumes de 243 pages dactylographiées.
Le Décret finalement voté et promulgué n'a plus que... 5 (cinq !) pages, partagées en 25 pauvres petits articles.
Ils sont d'une banalité désolante. Fallait-il donc rassembler, sous le nom de concile œcuménique, deux mille et quelques évêques pour mettre au jour semblable pensum d'écolier ?
Seulement, voilà : les Experts avaient fourré, çà et là, dans le texte, comme fèves dans le gâteau, les *mots-clefs* qui permettraient, une fois « *explicités* » après le Concile, d'OUVRIR toutes les clôtures !
Laurentin nous a découvert ci-dessus quelques-uns de ces textes piégés.
Nous allons en indiquer quelques autres : ceux qui intéressent plus directement le sujet de nos Carmélites :
-- Les Ordres contemplatifs « sont une gloire et une source de grâces pour l'Église. MAIS leur manière de vivre doit être *révisée* selon les principes et les critères d'une rénovation *adaptée.* » (§ 7.)
*-- *La Vie monastique « ...après avoir conservé son caractère propre doit *renouveler* ses traditions bienfaisantes et les *adapter* aux nécessités *modernes* des âmes. » (§ 9.)
-- La Clôture : « Elle doit être maintenue pour les moniales de vie contemplative, MAIS elle doit être *adaptée* selon les conditions des *temps* et des *lieux,* et les coutumes désuètes supprimées. » (§ 16.)
-- L'Habit : « ...Conformé aux exigences de l'hygiène ; *adapté* aux circonstances des *temps* et des *lieux.* » (§ 17.)
*-- *Et voici le point capital : la SUPPRESSION éventuelle des Communautés. Il fait l'objet du § 21 :
« Les Instituts et les Monastères qui, au jugement du St-Siège, les Ordinaires des lieux intéressés ayant été entendus, ne présentent pas un espoir fondé qu'*ils continueront à fleurir* (*ut ulterius floreant*) se verront interdire de recevoir à l'avenir des novices et, si cela est possible, ils devront être unis à un autre institut ou monastère *plus vivant* (*vegetiori*)*,* qui ne soit *pas trop différent* par le but et par l'esprit. »
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Quelle rédaction ! Je ne reconnais pas la rigueur romaine dans ces énoncés flasques, vagues et pendulaires. Qu'on le veuille ou non ils *ouvrent,* par le vague même de leur formulation, la porte à toutes les fantaisies, et le dernier à toutes les violences : il n'en a pas fallu davantage à Mgr Barthe et au Provincial Guillet pour raser le Carmel de Draguignan avec une audace presque sauvage.
Et quelle logique ! Vous interdisez de recevoir des novices au monastère qui ne peut, dites-vous, espérer de « refleurir » ; or le meilleur moyen de *refleurir* n'est-il pas précisément de pouvoir accueillir des novices ? -- A ce compte là, vous devriez fermer tous les séminaires de France et... les trois quarts des évêchés, lesquels, hélas, pour les fleurs et les fruits...
\*\*\*
Huit mois après la clôture du Concile, le 6 août 1966, Paul VI publiait un *Motu proprio : Ecclesiae Sanctae* qui est l'instruction d'application des décrets conciliaires relatifs aux Évêques, aux Prêtres, aux Religieux et aux Missionnaires.
Le Pape commence par déclarer qu'il ne s'agit là que de normes « expérimentales » n'ayant de valeur que « jusqu'à la promulgation du nouveau Code de Droit canonique ».
Hélas ! Nous avons fait, depuis quatre ans, l'expérience de ces « expériences ». En tout : en théologie, en liturgie, dans les séminaires, dans les instituts religieux... On voit le résultat !
Pour avoir substitué à la solennité et à la stabilité des LOIS la fantaisie et le flottement de ces expériences, le Pape Paul VI portera, devant l'Histoire, l'épouvantable responsabilité d'avoir introduit le CHAOS dans l'Église de Jésus-Christ.
Cette Église a perdu momentanément son UNITÉ et le Siège de Rome est pratiquement VACANT. Des évêques aux prêtres tout le monde clérical « est *en recherche* »*,* c'est-à-dire fait pratiquement *ce qu'il veut.* C'est le bambin qui taille la peau de son tambour pour savoir ce qui, dedans, produit le son.
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Trois considérations de simple bon sens auraient dû, *avant* tout essai, interdire ces expériences :
1° Elles étaient parfaitement INUTILES : la plus commune connaissance de la nature humaine vous en dispensait. On sait *d'avance* ce qui arrivera si vous relâchez l'exigence des vieilles règles en matière de clôture, d'habit, d'office choral, d'élections, etc.
2° Ces expériences révèlent une PRÉCIPITATION qui est folle ou qui est hypocrite. Pourquoi donner des permissions *dites provisoires* puisque vous déclarez qu'elles devront céder la place à des lois *définitives* quand sera promulgué le nouveau Code mis en chantier ? Qu'est-ce donc qui *pressait* d'abolir en quelques semaines des lois et des coutumes dont l' « expérience » était acquise, sanctionnée depuis des siècles et que vous serez peut-être amené à rétablir dans le futur Code ?
Votre excuse : « Le monde *attend.* » *--* Le monde ? Quel monde ?
Il y en a un qui *n'attend* que deux choses : *du pain et des cirques.*
Ce monde-là se moque bien que la robe des carmélites soit de laine ou de tergal !
Il y a un autre monde, le seul pour lequel Jésus *a prié :* ce monde frémit peut-être ou s'effraie ou s'étonne devant l'austérité des veilles, des jeûnes, du cilice et de la solitude de la jeune fille qu'il a vu, un jour, s'enfermer derrière les grilles du Carmel. Mais il s'avoue, à voix basse, qu'elle a choisi « la meilleure part » ; qu'elle s'est mystérieusement *substituée* pour porter les péchés de ce monde et prier mieux qu'il ne sait faire.
Ce « monde », nous l'avons vu subitement à Draguignan s'indigner à la nouvelle que des hommes d'église voulaient vider SON Carmel et *vendre ses biens,* alors que Clemenceau, sénateur du Var, l'avait, au début de ce siècle, protégé contre la spoliation que ses amis politiques avaient décidée. -- Une pétition improvisée pour le maintien de ce Carmel a réuni, au début de cette année en quelques semaines, deux mille sept cents signatures les plus diverses, c'est-à-dire plus du quart des « électeurs » de la petite ville.
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Il y a enfin un troisième monde. -- Lequel ? Mais celui des intéressées elles-mêmes ! Elles vivaient en paix ! Elles se seraient parfaitement passées des sollicitudes de ce Concile !
Mettre « *à jour* » des femmes qui ont choisi de s'établir, dès ici-bas, dans *l'éternité ?*
« S'adapter » aux « circonstances des *temps* et des *lieux* »*,* quand elles ont, une fois pour toutes, décidé, selon le conseil de saint Paul, de « ne point se conformer au *siècle* »* ?*
Les faire changer ? Mais si elles n'y tiennent pas ? Respectez cette liberté et cette dignité de la personne humaine dont vous avez la bouche pleine et les mains vides. Elles ont eu le temps de mesurer leurs forces avant de s'engager. Si, un jour, comme la femme de Lot quelqu'une se retourne en arrière pour regarder la ville, eh bien ! déliez-la de ses vœux, qu'elle reprenne ses boucles d'oreilles et qu'elle serve de chauffeur au Père Élisée.
#### IV. -- Psychanalyse de l'autodémolition des Carmels
Au moment d'écrire ce paragraphe je pense aux premières lignes de ce chapitre III, du 2^e^ *Livre des Machabées,* qui va narrer la persécution de la Nation juive par les Syriens :
« Tandis que la Ville Sainte *vivait au sein d'une paix complète* et que *les lois* étaient observées *très fidèlement, les rois* (*païens*) eux-mêmes regardant ce lieu comme digne d'un très grand honneur, (le juif) Simon, qui avait été établi *Assistant* du Temple, ruminait quelque méchante trame dans la Ville... »
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On sait la suite de l'histoire : ce temps de la « mixture », comme on l'appela, où des prêtres juifs tentèrent une assimilation criminelle de la Loi de Moïse aux mœurs grecques :
« Ne s'attachant même plus aux fonctions de l'autel, méprisant le Temple, négligeant les sacrifices, ils couraient prendre part à la palestre et au lancer du disque. » (IV, 14.)
Et ce détail honteux, qu'on peut aisément allégoriser pour notre temps post-conciliaire : « Ils bâtirent un gymnase à Jérusalem, à la manière des Païens et se fabriquèrent des prépuces. » (I *Macch*., I, 16). *--* Une fois mêlé aux jeux des Grecs, il fallait bien cacher les signes de sa race, pour n'être point moqué. Les libertés de l'apostasie ont leurs dures contraintes.
\*\*\*
Les Carmels français vivaient eux aussi « dans une paix complète », quand survint le Concile et son Aggiornamento. Il y avait, en 1965, 130 monastères de femmes qui abritaient 2 739 moniales.
Combien de couvents d'hommes, en regard ? -- *Neuf,* je dis bien : neuf, avec en tout et pour tout, quelques dizaines de carmes-migrateurs (qui ont dû fermer, depuis, leur noviciat, faute de postulants).
Curieux paradoxe : les maisons relâchées se ferment ; les austères prospèrent. Certes il y a, ici aussi, une « crise des vocations », mais dont les causes sont *extrinsèques* à la profession monastique : on prouverait aisément que le nombre a baissé quand le chaos post-conciliaire a favorisé l'abominable campagne dont nous avons parlé plus haut.
Là-dessus citons encore un extrait de l'intervention, à la tribune du Concile, de ce grand archevêque missionnaire, Mgr Sartre :
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« *Il est nécessaire que le Concile déplore ouvertement et condamne l'attitude de nombreux prêtres qui ne comprennent pas la vie religieuse, la critiquent, la déconseillent systématiquement aux jeunes, exaltent les valeurs du mariage et de l'apostolat des laïcs, au point de déclarer que la sainteté peut être mieux atteinte, en forme plus complète et apostolique, dans l'état laïc que dans la vie religieuse.* »
Quel démon peut bien pousser ainsi des clercs à cette destruction de la meilleure part du patrimoine ? -- Il y en a plusieurs démon de la jalousie ; démon de l'ennui ; démon de l'oisiveté ; ce dégoût des choses spirituelles qui envahit les tièdes et les paresseux : les vieux maîtres l'appelaient *acedia*, sorte de nausée ou d'anorexie spirituelles.
Tous ces diables réunis en engendrent périodiquement un autre : celui du CHANGEMENT et de la RÉFORME. C'est... un *transfert de ferveur.* Au lieu de se corriger eux-mêmes, des religieux relâchés vont se donner pour tâche de réformer leurs Constitutions. Au lieu de mettre de l'ordre dans leur maison, ils vont en mettre dans celle du voisin...
... Ou de la voisine.
De la voisine qui n'en a, la plupart du temps, ni besoin ni envie.
Qu'importe ! On créera l'*envie* et l'envie créera *le besoin.* Il y a là tout un travail d'ACTION PSYCHOLOGIQUE qui a emprunté, à l'insu peut-être de ses auteurs *mais pas de tous,* la technique des révolutionnaires politiques.
Il s'agit, au principe, de « *réveiller de leur sommeil dogmatique* » des âmes qui n'avaient jusque là, comme on dit, « aucun *problème* »*.* Alors on va leur en faire prendre « CONSCIENCE ». -- Comment ça ?
1*° *Par le procédé des *questionnaires suggestifs* et des enquêtes.
2*° *Par des *sessions* où des meneurs bien formés orientent questions et réponses au sein d'un travail « en équipes », garnies d'autres meneurs.
3*° *Par des *vœux* préfabriqués votés à la sauvette, qui préparent des « réformes de structure » pour tous les monastères, lesquels sont censément « représentés » par leur « déléguée », habilement recyclée.
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Un mot magique résume l'inspiration de ce remue-ménage le mot qui a donné toute sa raison d'être au Concile qui n'en avait rigoureusement aucune : le RAJEUNISSEMENT OU AGGIORNAMENTO.
Il faudrait développer en détail l'analyse spectrale de ce travail de sape. Nous nous contenterons aujourd'hui de rapporter un texte dont la clarté vaut à elle seule une longue démonstration. Il est d'un maître-démolisseur expert en Carmels de femmes : le déjà nommé P. Guillet, carme lui-même, en religion Louis de la Trinité. Nous tirons cet extrait d'une de ces circulaires que le benoît Père, alors « Assistant religieux de la Fédération des Carmélites Avignon-Lyon », adressait périodiquement aux moniales qu'il « assistait » -- on va voir avec quelle sollicitude :
Du 8 février 1968 :
« *Pendant plus de deux mois, la presque unanimité des monastères de France et de Brabant ont communié dans une* RECHERCHE *sur le sens de leur vie contemplative.* ENSEMBLE, les *carmélites ont* pénétré plus avant *dans le* mystère *de leur* vocation. *Le fait d'exprimer, dans un* climat de vérité, *ce qu'elles sont, leur a donné une occasion nouvelle de* SE REMETTRE EN QUESTION.
« *Les Sœurs* SE DÉCOUVRAIENT *mutuellement* sous *un jour nouveau : jamais elles n'avaient* ÉCHANGÉ (sic) *à une telle fréquence* (*sic*)*, à un niveau si profond. Il en est résulté dans la communauté une union qui* PRENAIT CONSCIENCE *d'elle-même...*
« *Ce fut l'occasion d'une réflexion prolongée sur les textes de Vatican II... Nombreuses furent les Sœurs qui ont reconnu à quel point il est bienfaisant de* DONNER un BUT à la LECTURE.
« *Les équipes étant* composées *de saurs diversement cultivées, celles qui n'étaient pas habituées à travailler* en ces domaines, *l'ont appris* AU CONTACT DES AUTRES SANS S'EN APERCEVOIR.
« *Des Saurs, plutôt* silencieuses à l'ordinaire, *ont étonné la communauté par leurs* TROUVAILLES. »
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Cet extrait suffit pour décrire le procédé. Il n'y a qu'un mot pour le désigner : le VIOL. Mais le viol d'une vierge préalablement *droguée* jusqu'à *l'inconscience *: de l'héroïne dans de l'eau de mélisse.
L'auteur de ce papier inappréciable, le P. Guillet de la Trinité, est celui-là même qui a décidé l'évêque de Fréjus, d'abord hésitant, à fermer le Carmel de Draguignan, paisible, heureux dans le Seigneur, suffisamment varié, et fervent.
Le même religieux avait déjà fait fermer celui de Pau dans des conditions de cruauté inimaginable, amenant le Supérieur Général des Carmes à déclarer, dans la presse locale, qu'il n'était pour rien dans cette démolition, n'ayant même pas été consulté avant.
Ce Guillet a tout de même été démis de sa charge d'Assistant religieux des Carmels « fédérés » de la Région « Avignon-Aquitaine »... mais il reste toujours *Provincial *! -- Telle est la logique de la Curie romaine, à l'ère de la collégialité et sous le pontificat d'un Pape qui ne cesse d'exalter la « promotion de la Femme » et la « dignité de la Personne humaine. »
#### V. -- La machine à démolir les Carmels
Cette machine, c'est le système de regroupement des monastères en « fédérations ».
Institué sous le pontificat de Pie XII, ce système, apparemment innocent, portait dans ses flancs la plus redoutable des dynamites explosives.
En somme, c'était la réplique, à l'intérieur des communautés religieuses, des « assemblées épiscopales ». Elles devaient avoir infailliblement les mêmes *effets*. Je ne crains pas de dire : elles avaient, dans la pensée des meneurs secrets, les mêmes *buts *:
142:311
1° *Dépersonnaliser* les autorités locales : celles des Abbesses ou des Prieures, comme celle des évêques diocésains.
2° *Collectiviser* (ou : socialiser), au « plan national », des institutions qui, au plan local, jouissaient, depuis toujours, d'une juste et bienfaisante autonomie : celle-ci garantie d'une saine variété à l'intérieur de l'unité monastique. Bienheureuse protection contre les périls, en cas de crises historiques, d'une corruption de l'idéal religieux qui serait décidée du sommet à la base par une lointaine anonyme autorité « fédérale ».
3° Au terme : *un totalitarisme clérical*, infiniment éloigné de l'unité véritable de l'Église Sainte, Catholique et Apostolique.
Ces « fédérations » de Carmels ont leur Statuts. Il serait capital d'étudier l'*histoire* de leur *rédaction*, de leur *adoption*, enfin d'en *analyser* les articles, non seulement dans leur lettre, mais dans leur esprit et dans leur application de fait, telle que l'a révélée l'expérience de Pau, de Draguignan et d'autres moins connus.
Nous essaierons un jour ce travail. Qu'il nous suffise aujourd'hui de dire tout, en trois mots : théoriquement, la dénommée « Présidente fédérale » n'a « aucune autorité sur le gouvernement des Monastères et sur la vie personnelle des Sœurs ».
C'est l'art. 42 qui le dit, mais l'art. 44 ajoute : « Elle exécutera les *décisions* de l'Assemblée fédérale et *s'inspirera* de ses *directives*. »
Inutile de chercher plus loin : ces 2 lignes donnent en fait les *pleins pouvoirs* à une *vraie* Supérieure MAJEURE, que le Monastère n'a point élue, sinon par la *fraction* de bulletin de vote qui lui est concédée en même temps qu'à quelque 250 autres électrices (les prieures et les « déléguées » des carmels français).
Contre toute la tradition monastique en général et contre la tradition carmélitaine en particulier, le gouvernement de chaque couvent est ainsi remis aux mains d'une Supérieure *étrangère, lointaine,* qui pourra, « au nom de la Fédération », modifier l'ordre quotidien de la maison et décider peut-être, un jour, sa SUPPRESSION.
143:311
La simple analyse a priori devait le prévoir, l'expérience le confirme : cette INVENTION de bureaucrates est le plus puissant instrument de SUBVERSION de la vie religieuse que les pires ennemis de l'Église pouvaient imaginer.
Ce disant, je n'oublie pas que l'invention a été promulguée sous Pie XII, confirmée par le Vatican II et recommandée par Paul VI.
Mais je demande :
1° Pourquoi les Carmels d'*Italie* et d'*Espagne* ont-ils, unanimement, refusé ce carcan ?
2*° *En France, quatre, hélas, seulement, ont refusé d'entrer dans la Fédération. Or combien y sont *entrés*, qui, instruits par l'expérience, voudraient maintenant en *sortir*, mais qui ne savent comment faire ou qui ne le peuvent, car les Statuts *français* sont muets là-dessus, en sorte que des couvents qui ont renoncé aux grilles de clôture pour... « se conformer aux lieux et aux temps », se trouvent quasiment *séquestrées* dans une *souricière ! --* Je connais le cas d'une moniale qui *voudrait* retourner au Carmel qu'on lui a fait dolosivement quitter, et à qui *l'évêque interdit de le faire !*
3° Pourquoi le Saint-Siège n'ordonne-t-il point, sur ce sujet, une *libre et sincère* consultation des intéressées ? Point une consultation *filtrée* au moyen de questionnaires généraux, suggestifs, préfabriqués, et *alambiqués* ensuite dans des synthèses frauduleuses. Ni une « enquête » menée par les Assistants et les Présidents en place. Non ! une consultation directe, individuelle, de *chaque moniale,* dans chaque couvent, faite par un Visiteur canonique *inconnu*, hors de soupçon, libre d'idées préconçues, nommé par Rome ?
Cette consultation, légitime déjà pour d'autres motifs, le serait particulièrement si l'on se souvient que cette innovation, comme tant d'autres, n'a été autorisée que : « ad experimentum » : à l'essai.
144:311
C'est le moment ou jamais de montrer que ces « expériences » n'étaient pas le masque d'une réforme hypocrite qui cachait son nom et cherchait à créer ainsi des « situations *irréversibles* »*,* selon le mot si ingénieux d'un augure (le Prieur de Taizé) : la DYNAMIQUE du PROVISOIRE.
#### VI. -- Le non de celles qui avaient dit : oui
Ah ! ce OUI, cet *amen* à Dieu, que la petite enfant de Marie avait dit, il y a trente ans, en sonnant à la porte du Monastère où elle allait cacher sa jeunesse « avec le Christ, en Dieu » ; cet abandon, confiant, ingénu, à l'Église, de son cœur, de sa volonté, de sa chevelure, qu'en avez-vous fait, Père Guillet, et vous, Madame la Fédérale ?
-- Enfermés ! Dans des Anciennats ! C'était donc ça, l'Aggiornamento ?
Écoutez : vous êtes allés trop vite. Vous êtes allés trop fort. Vous aviez des protections puissantes, qui, pensiez-vous, vous mettaient à l'abri, à Rome même, et *très haut !*
Vous ne pouviez supposer que le OUI de ces cloîtrées pourrait, un jour, devenir un NON.
Vous vous êtes trompés : car ce OUI contenait un NON :
Le OUI à Dieu, un NON aux hommes,
Aux hommes que vous êtes devenus en disant OUI au MONDE.
\*\*\*
Dans le désarroi où l'Église de France est jetée, et puisque ceux qui ont autorité pour parler se taisent, un simple prêtre prend la responsabilité de donner les conseils suivants à des abandonnées :
145:311
1° Refusez d'entrer dans la Fédération.
2° Si vous y êtes, hâtez-vous d'en sortir.
3° Si l'on veut ordonner la suppression de votre Carmel, RÉSISTEZ.
4° Résistez à l'évêque, en recourant à la Congrégation des Religieux.
5° Si celle-ci se dérobe, recourez au Suprême Tribunal de la Signature Apostolique.
6° Si le Cardinal Villot fait pression sur la Signature, criez-le !
Criez-le au Pape. Et si le Pape est sourd, criez-le aux Anges et au Monde ! Le Pape qui a déclaré sainte Thérèse d'Avila docteur de l'Église ne pourra que bénir ce saint refus.
... Et sans doute l'intercession du Président de l'O.N.U. fera-t-elle le reste ?
Raymond Dulac, .
prêtre.
146:311
## FICTION
### Le second Avènement. (conte)
AVERTISSEMENT. -- Ce conte est extrait d'un livre paru en 1925, il y a donc soixante-deux ans. Je l'avais déjà reproduit il y a vingt ans, dans notre numéro 115 de juillet-août 1967. A part ce qui est emprunté à l'Évangile, ce récit est évidemment une hypothèse imaginaire. Mais qui peut donner à penser : O MYTHOS DELOI TI.
*J. M.*
-- Ce qui m'inquiète, mon cher Raymond, ou plutôt, car il ne faut rien prendre au tragique, ce qui m'intrigue, c'est le silence obstiné du Chanoine Broussillard.
-- Le chanoine Broussillard se tait, sourit l'instituteur, pour la simple raison qu'il n'a plus rien à dire.
147:311
-- Un homme qui n'a rien à dire peut-il être aussi sombre ?
-- Mon Dieu oui, surtout lorsqu'il est par vocation un prophète de malheur et qu'il lui arrive celui d'être un mauvais prophète. Il lui est, hélas ! donné ironiquement de vivre assez vieux pour être le témoin d'une époque bénie.
Plaignez-le, doux abbé, cet apocalyptique chanoine qui n'attendait pour chanter son « Nunc Dimittis » que le chambardement universel, et qui est obligé de voir tous les gouvernements réconciliés avec le Pape, les hérétiques et les protestants rentrés dans le giron de l'Église, Israël aux trois quarts converti, tous les conflits aplanis par la Société des Nations dont Benoît XX est le président, la masse prolétarienne heureuse et assagie ayant dans ses Bourses du Travail le portrait de Léon XIII et enfin -- suprême et superbe conquête -- les Amicales d'Institutrices et les Syndicats d'Instituteurs se consacrant au Sacré-Cœur. Tout cela est assez humiliant pour cet excellent vieillard, que du reste nous respectons comme la seule survivance des mentalités défuntes, et que nous aimons pour la puissance de sa personnalité.
-- On sonne. Je parie que c'est Lui.
C'était lui en effet, toujours énorme sous ses quatre-vingt-dix-huit hivers, les vastes épaules à peine un peu voûtées, comme il l'avait affirmé jadis, par le poids d'un monde trop léger.
-- Bonjour, rugit-il, et sans transition : Enfin ils apparaissent !
-- Quoi ?
-- Les signes. Et Broussillard s'assit avec un bruit d'effondrement et posa ses bras sur la table comme deux solives.
-- Ah oui ! fit négligemment l'instituteur, il y a en effet des phénomènes bizarres dans la Lune, dans Mars et dans Sirius. On a prétendu entendre des cloches dans la Lune, observer dans Mars un arbre extraordinairement grand et rouge en forme de croix et voir couler de Sirius des larmes bleues qui, en se rejoignant, formaient des lettres étranges. L'Académie des Sciences s'en préoccupe.
148:311
-- Ce n'est pas elle qui l'expliquera, dit Broussillard. C'est le Voleur que j'attends.
-- Comment, monsieur le Chanoine, intervint le jeune Curé, un esprit aussi solide que le vôtre peut-il attacher une importance quelconque à des symptômes aussi mal précisés, d'une nature évidemment scientifique et dont les vieilles femmes elles-mêmes ne s'effraient plus.
-- Tu ne trouves pas, mon pauvre petit, que l'air est par trop respirable ?
-- Il est vrai, intervint l'instituteur, que jamais peut-être l'atmosphère ne fut aussi pure. C'est presque une ivresse de vivre.
Et Broussillard de répondre : *Arescent homines* (les hommes sècheront de frayeur).
-- Voyons, Monsieur Broussillard, reprit l'Instituteur, avouez que vos prédictions sinistres ne sont plus de saison sous le règne du « Pasteur Angélique ».
-- Monsieur l'Instituteur, avez-vous la foi ? Pouvez-vous, sur l'honneur me jurer que vous avez la foi ?
-- Permettez, Monsieur le Chanoine, interrompit le jeune Curé, tremblant pour l'Union Sacrée, mais il semble que M. l'Instituteur a donné assez de gages...
-- Trop, éclata Broussillard. Ah ! je n'ai pas tout de suite compris, j'ai longtemps cherché. Cet esprit nouveau, c'était tellement en dehors des cadres de ma pensée. C'était inimaginable pour moi, et ce l'est pour vous, Dieu merci, pauvre jeune Curé, qui pourtant n'en êtes pas tout à fait indemne.
-- Qu'avez-vous donc découvert, Monsieur Broussillard, interrogea l'Instituteur, plus curieux que troublé, en frisant avec détachement sa moustache blonde.
-- Ceci, rugit Broussillard, que le diable est arrivé, et très adroitement et sans qu'on s'en doute, à laïciser le catholicisme. Poussés par un louable désir de conquête, des apologistes brillants ont consacré tout leur talent à démontrer qu'il est la seule force de conservation, d'ordre et de justice sociale, que son passé est la seule garantie d'avenir et sa morale la seule source de paix dans l'homme et entre les hommes.
149:311
D'admirables travaux historiques ont balayé toutes les calomnies et brisé même la conspiration du silence. On a pu en même temps établir que l'humanité devait à son dogme et à son culte ses états d'âme les plus profonds, les plus exquis, les plus raffinés. En face de l'anarchie et des guerres menaçantes, dégoûtés d'ailleurs par la vulgarité et la brutalité des joies qu'avait charriées le Progrès, las du Sport et honteux du Cinéma, insatisfaits par le confort moderne et même par les jouissances intellectuelles, les gouvernements d'une part et les élites de l'autre ont été peu à peu conquis par cette croisade élégante d'écrivains et d'orateurs qui préconisaient surtout les résultantes humaines du Catholicisme. Il est devenu à la mode. La politique et le snobisme s'en sont emparés. Les chefs d'État et les parlements y ont vu un instrument puissant et docile, poussés du reste et presque contraints par l'opinion. Les intellectuels et même les instituteurs auraient eu peur de passer pour des Homais et des primaires, s'ils n'avaient affiché une dévotion et même un mysticisme ardent. Une grande partie du Clergé s'y est laissé prendre, évitant inconsciemment je veux le croire, d'insister sur l'objet même de nos croyances, notamment sur la Trinité, le Ciel et l'Enfer, exaltant surtout les sentiments et les dévotions supérieures que les dogmes et le culte développent en nous. Avec la meilleure bonne foi du monde, on a naturalisé la Foi.
-- En somme, Monsieur le Chanoine, railla l'Instituteur, ne sachant plus trop où poser vos anathèmes, vous vous voyez contraint, pour rester fidèle à votre tempérament, de déplorer l'absence de toute persécution.
-- Je déplore, au contraire, la dernière persécution, plus hypocrite et plus savante que toutes les autres, celle dont une grande partie du clergé elle-même est la victime par son involontaire complicité.
-- Mais, Monsieur le Chanoine, observa l'Abbé, depuis la condamnation de l' « intériorisme », il y a quinze ans, le Pape et les Évêques n'ont eu à frapper aucune doctrine. Aucun ouvrage n'a été mis à l'index.
-- Et c'est bien ce silence général qui, à très bref délai, va provoquer le Jugement universel.
150:311
Il y eut un silence, puis :
-- Messieurs, ricana effroyablement le Chanoine, comme la lumière est pure. Ne trouvez-vous pas que c'est une ivresse de vivre ?
-- Sans doute, fit négligemment l'instituteur, mais la sécheresse se prolonge un peu trop.
-- Oui ! dit Broussillard, en lui plantant les yeux dans les siens. Et le soleil, malheureux, est aussi traître que ta foi.
-- Je ne vous permets pas, bégaya celui-ci devenu très pâle. D'un même mouvement tous les deux s'étaient levés presque menaçants.
-- Je sais ce que tu vas me dire, continua le Chanoine, que tu fais apprendre le Catéchisme, que tu diriges une Chorale à l'église, que tu communies, misérable ! Eh bien ! moi j'affirme devant Notre-Seigneur qui va apparaître, que tu ne crois pas au symbole des Apôtres.
Il y eut un silence tel qu'on entendait battre les cœurs. Se tenant des mains à la table pour ne pas tomber, l'Instituteur murmura d'une voix blanche : « *Le royaume de Dieu est en moi selon la parole de Jésus. Je crois donc au divin qui s'y manifeste, triple et unique comme puissance, lumière et amour, Père, Fils et Saint-Esprit. Je crois en Jésus qui l'a incarné et le réincarne en moi, qui, après avoir souffert, être mort et enseveli dans les âmes, les rachète de leurs péchés en ressuscitant dans nos cœurs, qui montant au ciel de nos pensées, y est assis à la droite de Dieu dont il est la plus noble expression et par la voix de notre conscience surnaturalisée nous juge vivants et nous permet de juger les morts. Je crois à un Esprit Saint dont je sens à certaines heures la présence et l'action dans mes concepts et dans mes sentiments. Je crois à l'Église Catholique qui a fixé, coordonné et fécondé la vie la plus élevée de l'âme humaine, à la communion des saints qui par leurs apports de beauté et de bonté ont réalisé en chacun de nous une humanité supérieure, à la résurrection de ma chair qui, de sa bestialité inerte, surgit spirituellement vivante sous l'influence de ma foi. Je crois enfin à la vie éternelle de l'idée religieuse dans le monde.* »
151:311
Le jeune Curé se frottait les yeux, hébété et comme sortant à peine d'un doux sommeil. Mais l'impitoyable Broussillard : « Et c'est cela que vous enseignez aux enfants ! »
-- Oui sans doute, et je puis vous affirmer que tous les catholiques de cette paroisse, sauf le vieux ménage que vous dirigez, sentent ainsi leur religion.
-- Mais alors ! ... mais alors, balbutiait le pauvre curé, tout le monde a trompé Dieu. C'est le sacrilège de toute une paroisse.
-- Dites, c'est le sacrilège de toute la terre, répartit Broussillard.
-- Comment le pouvez-vous savoir ?
-- Par tout ce que je lis d'abord, par déduction ensuite. Si M. l'Instituteur et tous les autres disciples de l'Antéchrist avaient formulé une négation quelconque, l'Autorité se serait émue, les fidèles auraient pu réagir contre leur emprise. Mais non, ils ont accepté avec enthousiasme les formules de tous nos dogmes, en les évidant de toute transcendance. Ils se sont bien gardés de dire qu'ils rejetaient la personnalité de Dieu, mais ils ne parlaient que de l'action divine en nous. Ils expliquaient la transsubstantiation par notre transformation spirituelle. Mais leur prudence et leur respect de la Foi catholique étaient capables de séduire les élus eux-mêmes. Rien ne paraissait répréhensible dans cette manière habile de traduire par la vie intérieure les divers articles du Symbole. Seulement « traduttore » « traditore ». *Le seul fait de ne jamais s'attacher à la vérité historique et à l'objectivité des vérités révélées induisait la grande majorité des âmes à les négliger, pour s'attarder uniquement à leurs répercussions mystiques. En méconnaître l'importance, c'était au bout d'un certain temps, se désintéresser de leur existence.* Presque tout l'univers a perdu ainsi la vraie foi sans s'en apercevoir.
-- Comment se fait-il Monsieur le Chanoine, demanda le Curé, que vous seul dans l'Église ayez découvert cette conspiration ?
-- Moi seul ! Ne le croyez pas. Les Évêques sont très inquiets, mais comment atteindre des rébellions qui se dérobent et qui s'agenouillent d'avance sous la menace de la crosse. Quant au Pasteur angélique...
152:311
-- « L'UNIVERS », édition de midi, criaient les camelots dans la rue. L'Instituteur fit un signe et on lui apporta le grand journal catholique ressuscité depuis vingt ans et tiré à des millions d'exemplaires.
Une manchette énorme annonçait la mort du Pape et la convocation immédiate par sans fil de tout le conclave. D'après la dépêche de Rome, Benoît XX était décédé presque subitement et dans des circonstances tout à fait mystérieuses : il avait reçu en audience privée une très vieille femme qu'on avait éconduite jusqu'à présent, à cause de son déséquilibre mental.
Au départ de celle-ci, le Secrétaire du Saint-Père l'avait trouvé évanoui. A peine eût-il repris ses sens qu'il fit appeler tous les cardinaux présents à Rome. Il leur annonça sa mort prochaine et leur fit, suppose-t-on, une révélation effroyable, les suppliant d'élire en hâte son successeur. Il avait expiré en disant : « ET PORTAE INFERI NON PRAEVALEBUNT. » (*Et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas*.)
-- Vous voilà content, Monsieur Broussillard, plaisanta l'Instituteur qui essayait de reprendre contenance. Cela a une bonne odeur d'Apocalypse.
Mais Broussillard, sans prendre garde à la plaisanterie, continua la lecture du journal : « Les Éminentissimes cardinaux prévenus dans la matinée seront transportés dans la Ville Éternelle par avions spéciaux et pourront être tous rendus dans la soirée. L'élection du nouveau Pape sera connue avant minuit. »
-- Vous plaît-il de dîner avec moi et d'attendre ici les événements, proposa le Curé.
-- Je vais arroser mon jardinet et je reviens, dit l'Instituteur.
-- L'abbé, ordonna Broussillard, allons prier quelques heures à l'église. C'est vigile aujourd'hui.
-- Quelle vigile ?
-- Celle du second avènement.
\*\*\*
153:311
Au dîner, l'Instituteur fut très gai. « Eh bien, Monsieur le Chanoine, le soleil s'est couché comme d'habitude. Le couchant n'était pas plus rouge que de coutume. »
-- C'est vrai, aveugle ! mais vous n'avez donc pas remarqué que la nuit n'est pas venue. Elle devrait être là depuis une heure.
-- Ce qui signifie ?
Broussillard ne répondit pas tout de suite, son visage détendu paraissait transsuder une puissante lumière. « Ce qui signifie ? » réitéra l'Instituteur. Le vieillard joignit les mains et d'une voix très douce qui n'était plus la sienne : « Il n'y aura plus de nuit. »
De fait le jour continuait indéfiniment, ou plutôt une clarté beaucoup plus suave habillait toute chose d'une splendeur apaisée et semblait pénétrer les hommes et rafraîchir indéfiniment leur sang. Leur être se dilatait, ils avaient envie de courir et de chanter. Une musique immense montait de la ville et la lumière faisait vibrer les cloches immobiles. La continuité des ondes sonores était plus impressionnante que la plus ample sonnerie : « Nous sommes en présence, déclara l'Instituteur, de phénomènes cosmiques du plus haut intérêt. » Mais Broussillard qui, à d'autres moment, eût piétiné triomphalement ce pauvre propos, s'adressant à l'Instituteur avec une bonté grave :
-- Les minutes sont comptées, il est peut-être temps encore d'abjurer vos erreurs.
-- Quelles erreurs avez-vous pu relever dans mon CREDO ? Vous l'avez constaté vous-même, nous ne nions rien. Je n'ai même pas critiqué votre anthropomysticisme. Il me semble bien que définir Dieu c'est le diminuer, mais chacun appréhende le divin à sa façon, le résultat intérieur est le même. Nous avons la même foi au fond, Monsieur Broussillard, puisque la Foi c'est la vie. Vous avez besoin pour entretenir la vôtre de projections extérieures et de définitions scolastiques, c'est votre affaire, mais tout chemin ne mène-t-il pas à Rome !? ...
\*\*\*
154:311
A ce moment, le canon se mit à tonner et vingt et un coups annoncèrent l'élection du nouveau Pape. « Pourvu que ce ne soit pas le Cardinal Santo, ce vieux romain obtus et têtu qui fut jadis pêcheur comme le premier pape et qui n'est guère plus lettré que lui ! Ce serait tant pis pour l'Église » déclara l'Instituteur.
-- La prophétie de Malachie annonce que le dernier Pape sera Pierre le Romain, dit le Curé. Si c'était ce vieux Romain de Rome et qu'il prît le nom de Pierre, la coïncidence serait troublante.
-- Que ce soit lui ou un autre, qu'il s'appelle Pierre ou non, ce sera le dernier Pape, prononça lentement le vieux Chanoine. En douteriez-vous l'Abbé ? Et le jeune prêtre se contenta de murmurer « *In manus tuas Domine, commendo spiritum meum*. »
L'UNIVERS, troisième édition ! criaient au dehors les camelots. Plusieurs passèrent en courant. L'Instituteur jeta deux sous et on lui jeta un journal. Fébriles, les trois hommes se penchèrent sur la même feuille et ils lurent :
ÉLECTION DU SOUVERAIN PONTIFE\
PIERRE II
*Le Cardinal Santo a été élu au premier tour de scrutin.*
-- Bonsoir Messieurs ! fit l'Instituteur, et sans autre commentaire il sortit précipitamment. « Le jugement commence, dit Broussillard. Les boucs se séparent des brebis. » -- J'ai peur, gémit le jeune prêtre en tombant à genoux. -- D'ici peu toutes les tribus de la terre vont hurler de terreur mais, rassurez-vous, ces jours seront abrégés à cause des élus.
Un violent coup de sonnette les fit sursauter. L'Abbé se releva avec peine, livide d'angoisse, et alla ouvrir puis revint avec deux visiteurs. C'était M. et Mme Leroy, le vieux ménage qui seul avait continué sa confiance au Chanoine Broussillard.
-- Nous sommes venus nous réfugier auprès de vous, dit le vieillard, car c'est la fin, n'est-ce pas ?
-- Oui, répondit simplement le Chanoine.
155:311
-- Personne n'a l'air de s'en douter. Le nom de Pierre II a fait revenir dans les conversations la prophétie de saint Malachie. On discute autour. On discute aussi des signes dans le ciel et de ce jour indéfiniment prolongé, mais sans effroi. On trouve tout cela très intéressant. Il paraît cependant qu'en haut lieu, l'élection du Cardinal Santo provoque un mécontentement sourd mais qu'on est décidé coûte que coûte à maintenir l'Union Sacrée.
-- Les imbéciles ! s'exclama Broussillard. Mais laissons le monde qui n'est déjà plus qu'un souvenir et récitons les prières des agonisants.
La ville avait fini par s'endormir malgré la persistance de l'excitante lumière. Le silence n'était comme d'ordinaire troublé que par quelques voitures matinales et tout, sauf le ciel, semblait avoir repris son aspect ordinaire.
\*\*\*
Il était trois heures du matin exactement, lorsque tout à coup et dans toutes les tours, les cloches se mirent à sonner. Ce n'était plus la vibration musicale de tout à l'heure. C'était le halètement du tocsin. En même temps d'énormes sirènes emplissaient les rues de leur monstrueux hululement. Une nuée d'afficheurs se répandaient sur tous les points de la cité et collaient sur les murs de larges placards. La foule, à peine habillée, se ruait pour lire et on entendait monter un grondement d'imprécations et de menaces.
Les placards portaient ceci :
LE PREMIER ACTE DU PAPE PIERRE II\
MISE EN INTERDIT DU MONDE
« *Le Souverain Pontife, à la suite de la Révélation foudroyante qu'a reçue avant de mourir son prédécesseur Benoît XX, ayant acquis la certitude que l'univers catholique, à part l'Église enseignante et quelques fidèles, a perdu la vraie Foi, pour empêcher la continuation du mensonge et du sacrilège, ordonne la fermeture des églises, la suppression du Culte et des Sacrements.*
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*Il permet aux prêtres en communion avec Rome d'accorder une dernière absolution aux vrais croyants et à ceux des incroyants dont le repentir et la Foi seraient évidents. Le Pape Pierre II s'en remet à Notre-Seigneur pour l'exécution de cette sentence et accorde une bénédiction suprême à ceux qui sont restés à sa Droite.*
« *Donné à Rome le dernier jour de la terre en l'an d'épouvante 2000.*
« PIERRE, évêque. »
Ce fut alors un indescriptible spectacle de fureur et d'orgies. La multitude se précipita dans les églises, encouragée par la police, pillant et saccageant tout, piétinant ou souillant les hosties consacrées. Puis des prêtres apostats se mirent à célébrer des messes noires où la foule se rua. Ce fut un délire de luxure et de sacrilège.
L'Instituteur vint dans la matinée chez son ancien ami le Curé où une vingtaine de croyants se trouvaient maintenant réunis.
-- Vous savez, leur dit-il, que le Pape a suicidé le Catholicisme : sauvez-vous car on va vous massacrer.
-- Tant mieux, dit le jeune Prêtre.
-- Ne bougez pas, commanda Broussillard, voici Notre-Seigneur !
Le soleil n'était pas encore levé, bien qu'on fut en été et à l'heure de midi, mais la belle lumière qui l'avait remplacé se faisait de plus en plus vive. Son intensité devint si effrayante que les corps et les pierres apparurent tout à coup translucides. Les arbres n'étaient plus que des bouquets de flamme et les édifices se volatilisaient
« A moi ! cria le malheureux instituteur qui déjà n'était plus qu'un fantôme. A moi ! au secours ! »
Et ce fut partout une clameur sans nom. Un peuple de spectres lumineux hurlait : « Pitié ! Pitié ! Pitié ! » Des ombres de bras se tordaient désespérément.
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Cependant que les étoiles tombaient du ciel, que de prodigieux clairons sonnaient aux quatre vents, et que les cimetières s'ouvraient vomissant leurs morts, comme l'éclair qui bondit de l'Orient à l'Occident le Fils de l'homme apparaissait avec une grande puissance et une grande majesté...
Jacques Debout.
Jacques Debout n'est pas un personnage mythique. C'était le nom de plume de l'abbé Roblot, très lié à des milieux plus ou moins modernistes de son temps. Ce qu'il avait vu chez ses amis lui faisait pressentir déjà à cette époque les résultats que met en scène son conte, par lequel il entendait illustrer, selon ses propres termes, « *la nécessité de maintenir en soi et autour de soi mieux qu'une atmosphère de morale et de sympathie catholique, mais la croyance pure et forte aux dogmes tels que les définit l'Église, c'est-à-dire leur complète objectivité* »*.* On aura remarqué, entre autres, que le « Credo » qu'il mettait en 1925 dans la bouche de l'instituteur est d'une grande actualité en 1967 ...
158:311
## FICTION
### Un grain de sable : le Missel réclamé
RÉSUMÉ SYNTHÉTIQUE ET CRITIQUE DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS. -- Ce récit picaresque, satirique et translucide s'est ouvert sur un tableau de la vie ordinaire et du langage coutumier de certains hauts fonctionnaires de la curie romaine. Puis, coup de tonnerre : le pape disparaît, alors qu'il visitait, au cours d'un voyage exotique, les cérémonies rituelles de sorciers locaux. Les hauts fonctionnaires du Vat' hésitent entre l'hypothèse de la prise en otage (mais elle n'est pas « revendiquée ») et celle d'une désintégration magique opérée par sorcellerie. Voici maintenant que nous avons à craindre que l'énigmatique Mgr Marcpinkus n'entreprenne d'exploiter cette situation à son profit, sous couleur de renflouer les finances vaticanes. Nous l'avons vu utiliser ses relations internationales dans le monde de la banque et du crime pour mettre sur pied un complot extravagant.
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Ne va-t-il pas faire réclamer une rançon colossale par ses complices, en échange de la libération... d'un sosie du pape, soigneusement préparé et conditionné à cet effet ? -- Les épisodes précédents ont paru dans nos numéros de septembre-octobre, de décembre et de janvier. Je renouvelle l'avertissement à charges multiples que j'avais lancé chaque fois : il s'agit ici d'un genre littéraire parfaitement classique, mais qui n'est pas exactement celui du traité de théologie, de l'oraison funèbre, du discours à la nation ni de l'éditorial politico-religieux. Nous sommes en pleine science-fiction ecclésiastique, dans le registre du roman satirique, de la simplification sarcastique, où toute ressemblance avec des personnages et des situations ayant réellement existé serait absolument bouleversante. Alors pourquoi ce divertissement littéraire ? Platon a répondu : O MYTHOS DELOI TI.
J. M.
Le camerlingue tenait la photo pincée entre le pouce et l'index. Il avait la tremblote et s'épongeait le front de temps à autre :
-- Il n'y a pas de doute, le bélino n'est pas fameux mais c'est bien lui.
-- Bien sûr que c'est lui, Bag. Qui voulez-vous que ce soit ? Évidemment l'image n'est pas parfaite, continua Paul en ajustant ses demi-lunes, mais c'est voulu. L'intention est d'accentuer l'effet dramatique. Ces gens-là savent bien ce qu'ils font.
160:311
-- Possible Paul, mais pourquoi avoir attendu plus de deux mois pour se manifester ?
-- Dans le même ordre d'idées, pour porter la tension provoquée par l'incertitude à son paroxysme. En d'autres termes pour mettre les fidèles à bout de nerfs.
-- Et cette destruction d'OK Tedi ? interrogea Achille.
-- Cela veut dire en clair : « Voilà ce dont nous sommes capables. Prenez-nous au sérieux. »
-- Mes amis, reprit Eugenio, cette histoire m'a rendu malade. « J'en ai un ulcère à l'estomac », modula-t-il d'un ton douloureux en caressant « Nonos Inducas », un épagneul King Charles dont le docteur Cajus dans son *Treatise of English dogs* dit que « si l'on souffre de l'estomac ou de la poitrine, il suffit de frictionner la région malade avec l'un de ces petits chiens qui ôtent le mal, devenant à son tour si malade qu'il en meurt ». Ce qui donne un goût sordide à l'affection du camerlingue.
-- L'Église en a vu bien d'autres, répartit Don Alfredo en calmant le dos rond de « Felix Culpa », son chat préféré. Rappelez-vous les papes d'Avignon, Pie VI arrêté par le Directoire, Pie IX à Gaète...
-- Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, curieux chiffre, pourquoi n'ont-ils pas arrondi ? remarqua Cesaroli.
-- Pas difficile à comprendre, fit Paul qui avait réponse à tout. Les trois premiers chiffres retournés font 666. Le chiffre de la Bête, plus six zéros pour ceux qui n'ont pas compris. Les ravisseurs ont lu l'Apocalypse au moins. Ils sont spirituels en plus.
-- Puis-je me permettre de vous faire remarquer que le zéro est le chiffre du néant, ajouta Achille. La menace est à peine voilée : « Si vous tentez de nous court-circuiter le saint-père sera supprimé. »
-- J'émets des doutes à propos de votre interprétation, objecta doctement Agostino, le zéro dans ce cas n'est pas nécessairement le chiffre du néant. Il est plus simplement le symbole destiné à remplacer dans la numérotation écrite les ordres d'unités absentes. La notion d'absence est suggérée. Karol est le Grand Absent.
161:311
-- Le zéro a également la signification de nullité. Ou mieux, il symbolise la personne qui n'a de valeur que par délégation, renchérit Don Alfredo, tandis que Bag, surpris par le tour sibyllin des propos, jetait un regard effaré vers Paul.
-- En effet, renchérit Achille excité, cela voudrait dire « Pour nous Wojtyla ne représente rien si ce n'est le bénéfice que nous pouvons en tirer. »
-- Tiens, fit hardiment Agostino, j'ai déjà entendu ça quelque part.
-- N'y faudrait-il pas voir également une allusion à la température zéro du corps, reprit Don Alfredo qui savait de quoi il parlait. L'idée qu'ils pourraient, excusez-moi, « refroidir » le saint-père me vient brusquement à l'esprit et...
-- Chers amis, interrompit Paul avec agacement, nous n'allons pas entamer un colloque sur la symbolique des nombres. La question est de savoir s'il nous faut entrer en rapport avec les ravisseurs. Je pense que oui.
-- Pourquoi, fit Bag. Pensez-vous qu'ils consentent à un rabais ?
-- Qui vous parle d'argent ? Il faut d'abord adoucir les conditions de détention du saint-père.
-- Croyez-vous qu'il soit maltraité ?
-- Non mais vous ne voyez pas clair ? Ses vêtements flottent. A cette allure il aura bientôt une silhouette de jockey.
-- Bon, admettons. Encore qu'ils n'aient pas intérêt à le faire dépérir. Dans un sens il est bizarre qu'ils demandent une rançon, constata Don Alfredo. En général les terroristes liquident leurs otages ou posent des revendications. Ici aucune exigence mais de l'argent et pas un peu. J'en déduis que le groupe n'est pas soutenu par une puissance étrangère.
-- Mes amis, fit Bag, il est peut-être égoïste de parler ainsi, mais je me sens soulagé. Cette attente intolérable a pris fin. Nous savons au moins où il est.
-- C'est beaucoup dire, objecta Achille. La Papouasie fait deux ou trois fois l'Italie.
162:311
-- Nous sommes tous soulagés Bag, enchaîna Paul. Tous les chrétiens -- et même les autres -- sont soulagés. Enfin le monde respire. Nous respirons tous. Reste à rassembler les fonds.
-- Votre tempérament de fonceur vous fait brûler les étapes, Paul. Ne pourrait-on envisager une opération de commando visant à libérer Karol ? Rappelez-vous l'opération « Chêne » au cours de laquelle Skorzeny et 50 Waffen-SS de la Friedenthal ont libéré Mussolini au Gran Sasso le 12 septembre 1943 ?
-- Vous avez bonne mémoire.
-- Ce jour-là j'ai vu décoller les planeurs à Practica di Mare.
-- A l'heure qu'il est connaissez-vous quelqu'un qui soit de la trempe de Skorzeny à part Rambo ? Et les commandos, les avez-vous sous la main ? Sans compter les voyants et les radiesthésistes ?
-- Ne pourrait-on faire venir Madame Solstizia ?
-- La voyante ! fit Paul avec dédain. De quoi aurions-nous l'air ? Sans préjuger de l'attitude du gouvernement de Papouasie-Nouvelle-Guinée et à supposer que nous ayons réussi à localiser le lieu de détention, avez-vous pensé aux risques ? Imaginons un instant la situation suivante : sur le point d'être neutralisés les Crocodiles gris abattent le saint-père. Qui portera le chapeau ? Nous ! Nous aurons bonne mine. N'oubliez pas qu'au Gran Sasso le Duce était gardé par des Italiens qui ont détalé comme des lapins. (Murmures de protestation parmi l'assistance.) Ici la situation est totalement différente. Nous avons affaire à des terroristes résolus à tout. Il serait très dangereux de jouer avec le feu. Je vous en conjure, prenez conscience de l'écrasante responsabilité que nous porterions en cas d'échec.
-- Qui dirige là-bas ?
-- Paias Wingti, un gars de 32 ans. Sympa mais sans expérience. En réalité c'est Julius Chan, son aîné de quinze ans, qui tient les rênes. C'est un métis chinois, excellent homme d'affaires et catholique de surcroît qui subissait jusqu'à ces derniers jours l'influence de l'évêque de Port-Moresby dont le nom ne me revient pas.
163:311
-- Pourquoi « subissait » ?
-- Parce que l'évêque nous a quittés pour rejoindre les Témoins de Jéhovah.
-- Bah ! Que nous importe de perdre un évêque papou si nous retrouvons le pape !
-- Vous faites bien peu de cas des papous ce me semble. Vous serez peut-être surpris. Un jour ils nous rattraperont.
-- Sans doute, à l'allure où nous allons.
-- Je ne vois pas très bien un papou à la barre de l'IOR, fit Paul goguenard.
-- Et pourquoi pas ? « Par le seul effort de son intelligence et de sa volonté chaque homme peut grandir en humanité, valoir plus, être plus. »
A ce moment un huissier ayant frappé discrètement vint apporter à Baglione une enveloppe bleu ciel de format commercial portant la mention « Urgent -- confidentiel ». Le camerlingue en sortit une feuille de format A4 couverte d'une écriture qu'il connaissait bien. Au fil de la lecture ses yeux s'écarquillèrent, des petites perles de sueur se mirent à cheminer sur son front plissé tandis que son dentier entamait un numéro de claquettes. Nonos Inducas s'agita les yeux humides en jetant des petits jappements affolés. Son maître fit « oooh », la bouche arrondie et la lippe baveuse. Il porta la main au cœur en faisant une grimace de douleur et laissa tomber la missive. Paul se précipita sur lui et dégrafa son col.
-- Ce n'est rien, ce n'est rien, articula péniblement Baglione en se reprenant. Per la Madonna ! Lisez ceci vous autres. Lisez à haute voix Paul, fit-il en esquissant un geste de découragement. L'archevêque jeta un coup d'œil sur la lettre en chaussant ses demi-lunes. Son visage passa au rouge pivoine.
*Cher Eugenio,*
*Auriez-vous l'obligeance de nous faire parvenir, aux bons soins de Mr Jamieson, directeur du* « *Post Courier* »*, un Missale Romanum selon saint Pie V ainsi qu'un autel portatif. ?*
164:311
*Quelle que soit l'issue de cette tribulation, ne faites rien pour contrecarrer les desseins de la divine Providence.*
*Invoquant l'Esprit Saint et confiant à la très Sainte Vierge Marie cette heure douloureuse nous prions et espérons.*
*Johannes Paulus II*
*-- *Qu'est-ce que cela signifie ? rugit Cesaroli bondissant tel un jaguar et arrachant la lettre des mains de Paul.
-- Un *Missale romanum* selon saint Pie V ! Mais ce n'est pas croyable ! C'est une plaisanterie, une sinistre plaisanterie, aboya Solvestrani qui s'était rapproché de lui.
-- Non, fit lentement Eugenio dont le regard hébété fixait le sol, c'est bien son écriture et puis ils ont eu soin d'apposer l'empreinte de son index gauche. J'ai reconnu la cicatrice. Pauvre Karol, soupira-t-il, la conjonction lui était défavorable. Je le lui ai bien dit : un Taureau ne doit jamais voyager dans le deuxième décan des Poissons. Le Soleil est mal inspecté par l'opposition de Jupiter. Il aurait dû faire nettoyer son ciel astral par Madame Solstizia avant de partir.
-- *Quos vult perdere Jupiter dementat prior.*
*-- *Je crois que c'est tout le contraire. Un Missel saint Pie V ? Il commence à voir clair. Voilà ce que c'est que de lui avoir donné le temps de réfléchir, répliqua Don Alfredo en frappant du pied de dépit.
-- Non mais ! Les *Crocodiles gris,* ça ne vous dit rien ? fit Agostino saisi par une subite inspiration. Cette appellation a une connotation fasciste. Rappelez-vous qu'Ali Agça était un *Loup gris*. Il faut attribuer cette demande saugrenue à l'état psychologique de Karol. Les ravisseurs en font explicitement état en disant qu'il est « fatigué ». Leur cure de repos est plutôt un traitement psychiatrique. J'ai la conviction que le saint-père est aux mains de fascistes qui l'ont drogué. Cela explique tout.
-- Des fascistes papous ? Vous voulez rire !
-- Oh ! Je ne ris pas, cher ami. « *Le ventre est encore fécond de la Bête immonde...* »
*-- *Allons Agostino, laissez cela aux groupes de base, répliqua Don Alfredo.
165:311
-- Un Missel saint Pie V ! Il faut refuser de participer à cette mascarade.
-- Refuser ! Au saint-père ! Que faites-vous de l'obéissance ?
-- Obéir à un drogué ? Jamais ! Ce serait céder aux terroristes.
-- Qui vous dit qu'il est drogué ? Son écriture est ferme, elle ne trahit aucun déséquilibre, aucune défaillance, pas la moindre altération de ses facultés mentales.
-- Seriez-vous graphologue ?
-- D'abord on ne vous demande pas d'obéir, Achille. Cette lettre m'est adressée personnellement, répliqua Baglione. C'est donc moi seul qui déciderai de donner satisfaction à la demande du saint-père. Et la réponse sera positive puisqu' « il ne saurait y avoir sainteté là où il y a dissentiment avec le pape ».
-- Et que faites-vous de la collégialité ?
-- La collégialité n'a rien à voir là-dedans. C'est moi seul qui déciderai, vous dis-je. A choisir je préfère la sainteté à la collégialité.
A ces mots les prélats se figèrent. Leur visage se durcit et il tomba un silence à couper au couteau qui ne fut interrompu que par un « faux problème ! » risqué par Cesaroli. Réplique qui tomba à plat.
-- Inutile de communiquer cette histoire de Missel saint Pie V à la presse. Je vous demande la plus grande discrétion. Que rien ne transpire non plus de nos entretiens. Je ne tiens pas à en lire la teneur dans le prochain numéro de *Si si No no.*
*-- *Vous lisez ce canard, Paul ?
-- Ne faites pas l'idiot, Bag ! Tout le monde le lit ici, même les huissiers.
-- Sans compter les ambassadeurs et les agents de renseignements, ajouta aigrement Agostino.
-- Pas possible, pas possible, marmonna Achille, que Karol avec son Missel saint Pie V remette en question les acquis du Concile, tout le travail d'Annibale (Bugnini) (Paix à l'âme de ce noble artisan), qu'il réduise à néant tout l'immense effort de renouveau liturgique accompli au cours de ces vingt dernières années.
166:311
-- Oui, renchérit Agostino. Le Concile, cette merveilleuse utilisation de l'intelligence humaine tendue vers l'amour d'Omega...
-- Vous avez raison de faire référence à un grand humaniste trop tôt disparu. Nous avons la même utopie, nous marchons dans la même ligne. Avec lui je crois que l'humanité est en marche vers un niveau supérieur de conscience.
Paul leva les yeux au ciel. Il ne comprenait que le langage des chiffres.
-- Mais revenons à nos moutons, euh... je veux dire à nos crocodiles. Par rapport à leurs prétentions, quelle est la situation de nos finances ? fit Baglione en se tournant avec inquiétude vers le directeur de l'IOR.
-- Vous ne lisez pas les journaux ? La conjoncture nous est extrêmement défavorable et l'horizon est on ne peut plus sombre. La baisse des cours du brut -- je parle du pétrole -- ajouté au tassement des aurifères nous a fait perdre pas mal d'argent. Si cela avait eu lieu avant le Big Bang dérégulateur provoqué par les ondes de choc du scandale Boesky cela n'aurait eu qu'une importance minime, mais, comble de malchance, notre associé à Wall Street s'est entremis à notre insu avec Pickens et Kahn qui eux aussi ont fait la culbute et ont été « suicidés » par la suite. Conséquence : la banque du Saint Esprit se retrouve avec un déficit de 550 millions...
-- De lires ?
-- De dollars bien sûr, répondit Paul en haussant les épaules. A l'IOR on ne travaille pas avec des boutons de culotte. Déficit que l'on aurait pu éponger à la rigueur avec la plus-value de la Pizza connection alimentée par l'Heroin pipeline. Mais vous n'ignorez pas qu'Antonio Salerno et Carmine Persico ont été mis à l'ombre aux States par l'assistant attorney Ron Goldstock. Déplorable affaire. Hélas nous ne sommes plus du temps de Bébé Rebozzo. Par prudence nous avons rompu toute relation avec ces gens-là. D'autre part vous connaissez la situation précaire de nos investissements Outre-Atlantique où le widening gap a provoqué un push down des taux d'intérêts...
167:311
-- Et ici, coupa Bag, que donne la Valise ?
-- La fréquence et le volume des transferts de fonds par le canal de la Valise diplomatique ont fortement diminué. Nous voilà le dos au mur. Ronald Rumpsteak, PDG de la Clotbank, me disait hier encore qu'il ne donnerait pas deux roupies sahraouites pour tout l'actif de l'IOR, ce qui est excessif car nous en sortirons malgré tout mais en perdant pas mal de plumes.
-- A propos de plumes, je suppose que vous avez prévu malgré tout un petit matelas de sécurité ? demanda Don Alfredo.
-- Cela va de soi. Mais tout est relatif en ce domaine.
-- Bien sûr Paul, répliqua Bag. Mais, encore une fois, en faisant abstraction des accommodements que nous pourrions trouver avec les ravisseurs, avez-vous un actif suffisant pour pouvoir satisfaire leurs exigences ?
-- My poor Bag. *First*. Vous pensez bien que je n'ai pas cette somme dans ma tire-lire ou ma boîte à gants. *Second.* Pour des raisons techniques qu'il serait trop long de vous exposer pour l'instant il m'est impossible de distraire plus de dix millions de dollars de notre patrimoine. Pour conclure, il vaudrait mieux s'orienter vers l'organisation d'une campagne mondiale de récolte de fonds pour le paiement de la rançon en utilisant tout au plus une demi-douzaine de slogans mobilisateurs mis au point par les services spécialisés. Il suffirait de dévisser pendant quelque temps nos sociologues jésuites et nos agitateurs franciscains de leur dada tiersmondiste et de les brancher sur la THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION DU PAPE. Il n'y a qu'à saquer ceux qui rechignent, ça nous fera des économies.
-- Voilà qui est parler, s'écria Solvestrani enthousiasmé. Mobilisons l'appareil ecclésial en utilisant les courroies de transmission classiques. Si chaque baptisé donne un dollar et soixante cents au cours d'une opération menée rondement nous aurons libéré Karol dans moins de six semaines.
168:311
-- Il faudra bien en venir à cette solution, fit sourdement Baglione. Achille, je vous charge d'organiser cette campagne que nous appellerons « Sauvons notre Pape ! » ou quelque chose de ce genre. Bien sûr Paul, l'IOR sera chargée de recueillir les sommes en fin de parcours...
-- Veuillez m'excuser chers amis, fit Marcpinkus en consultant son bracelet-montre, il se fait tard et je dîne ce soir chez le Grand Mufti. Priez pour moi car ce melon a pris ombrage de la visite de Karol à la Synagogue et cela pourrait nous faire sauter le soutien financier de l'Iranian Bank contrôlée par Khomeiny dans notre projet d'exploitation des pétroles d'Afghanistan. Ah ! Eugenio, fit-il en s'adressant à Bag, n'oubliez pas notre bridge de mercredi chez la princesse Chiaramonti. Le Dalaï-Lama sera des nôtres. Il a un délicieux basset du Népal qui tiendra compagnie à votre épagneul anglais. Salâm !
\*\*\*
Extraits des messages codés échangés entre Paul et Lou Coppola.
« *Gorille à Biscuit Lu* » ([^15]) : « Bravo pour coup empreinte. Que signifie fantaisie « *Missel S. Pie V* »* ?* Pas au programme. Exige explications. »
« *Biscuit Lu à Gorille* »* :* « Satisfaisons désirs Sa Sainteté. Mon curé m'a toujours dit que rien n'avait changé. Pas de bile pour Missel. Querelle de burettes. »
« *Gorille à Biscuit Lu* »* :* « Importance capitale. Grain de sable risque gripper rouages Tamouré. »
« *Biscuit Lu à Gorille* » : « Don't worry. All is OK. For the Test : go jump in the lake. » ([^16])
(*A suivre, probablement.*)
Raymond Delestier.
169:311
## DOCUMENT
### Les prétentions des derniers venus
*Le bel écrivain et grand critique qui signe* « *Jacques Cardier* » *dans PRÉSENT y a publié le 23 janvier dernier un article* « *qui est à méditer* »*, oui, ligne à ligne, et à lire dans les écoles, s'il y a encore des écoles françaises, et à faire apprendre par cœur aux écoliers français, -- avant que ne soit venue l'heure de la dernière classe.*
*Le voici en son entier.*
170:311
Un graffiti à l'Étoile : « *Pas de France arabe* ». Le lendemain, il est barré, et on a écrit à côté : « *Nous sommes tous des enfants d'immigrés.* » Rengaine que l'on commence à connaître. Ainsi, il y a sur la terre des Polonais, des Italiens, des Tamouls, des Maghrébins : tous peuples parfaitement authentifiés, reconnus, qui viennent s'installer comme tels sur les bords de la Seine ou du Rhône. Mais il n'y a pas de Français. Les Français ne seraient que les Polonais, Italiens, etc. de la veille.
De même, il y a deux ans, Michel Pezet dans son Conseil régional saluait les Arméniens, Juifs, Italiens, etc. qui ont construit la Provence. Ils étaient tous nommés, sauf les Provençaux. Parce que, voir ci-dessus, il ne peut y avoir de Provençaux indigènes. (Parcourez, pourtant, les villages : vous verrez dans les églises et les monuments aux morts des listes de noms qu'on ne retrouve pas toujours dans les annuaires téléphoniques. Voilà où ils sont passés, les anciens habitants, pour une bonne part : tués pendant la grande guerre.)
On arrive à cette croyance absurde que la France a attendu, pour être peuplée, les immigrants du XX^e^ siècle. Non. Elle n'a même pas attendu les invasions du V^e^. Il est bien reçu de se moquer des livres d'histoire de Lavisse qui faisaient apprendre aux petits Français « Nos pères s'appelaient les Gaulois. » Cela fait rire nos universitaires analphabètes : vous voyez bien, les Gaulois eux aussi étaient des immigrés. Mais enfin, des immigrés qui sont là depuis 2.500 à 3.000 ans, cela commence à faire une différence avec ceux qui sont là depuis 20 ou 30 ans, et qui parlent si fort.
171:311
Sur le fond celte sont venues se greffer, de siècle en siècle, des populations diverses, et d'ailleurs en quantités réduites, sauf au moment des grandes invasions -- et aujourd'hui.
Or, tout le monde parle comme si la France il y a un siècle, était quelque chose comme le Far-West : un pays vide, sauf quelques milliers d'Indiens. Voilà ce que c'est que d'aller trop souvent au cinéma. On finit par perdre le fil de la réalité. Il est vrai que s'y ajoute le fait que les Français, coupés de leur passé, sont persuadés qu'ils sont nés d'hier (et on fait tout pour les pousser dans ce sens, de l'école à la télé). Comme ils connaissent beaucoup mieux l'histoire de Géronimo et de Billy the Kid que celle de saint Louis ou du grand Ferré, cela ne les étonne pas trop qu'on confonde la France avec une terre vierge. Et qu'on en fasse le lieu d'un « melting-pot » tout récent, que M. Slama, du *Figaro,* a d'ailleurs la bonté de considérer comme réussi.
Cette façon de présenter les choses a deux conséquences. La première, nous épargner toute reconnaissance envers ceux qui ont défriché la forêt gauloise, modelé ces plaines pour les rendre belles comme des jardins, et civilisé la nature rétive. La seconde, c'est que nous sommes tous sur un pied d'égalité : il n'y a pas d'antériorité, d'ancien lignage. Voilà un pays où tout le monde est chez soi, c'est-à-dire que personne n'y est chez soi. Un pays livré à n'importe qui.
Inutile de préciser qui a avantage à diffuser ces sottises.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jacques Cardier : « Les prétentions des derniers venus », dans *Présent* du 23 janvier 1987.\]
============== fin du numéro 311.
[^1]: -- (1). Le concile en question. *Correspondance Congar-Madiran* sur Vatican II et sur la crise de l'Église. Un volume, 1985, en vente à ITINÉRAIRES, chez DMM et à DIFRALIVRE.
[^2]: -- (1). Il s'agit de son éditorial intitulé « Le monôme des zombis » paru dans le FIGARO-MAGAZINE du 6 décembre 1986. Le samedi suivant (13 décembre), devant l'assaut des critiques, Louis Pauwels justifiait son terme de « *zombis* » : « *Nous vivons dans l'imaginaire médiatique. Beaucoup d'étudiants et de lycéens se crurent à l'image de l'image que l'on donnait d'eux...* » « Je suis jaloux de Louis Pauwels pour avoir trouvé cette formule », a écrit pour sa part Jean-Edern Hallier, à propos du « sida mental », dans une « Lettre ouverte à la jeunesse française » publiée dans le FIGARO-MAGAZINE du 10 janvier. A dire vrai, la « formule » avait pour auteur Jean Madiran dans un article de PRÉSENT du 29 novembre, intitulé « Le règne de l'imaginaire », où l'on lisait notamment : «* La réalité n'a plus aucun droit, aucun poids, aucune existence contre l'imaginaire qui est créé par l'audiovisuel et qui, comme un raz-de-marée, submerge les consciences, nivelant comme autant de châteaux de sable les faibles résistances d'un esprit critique dont le discernement n'a pas été éduqué ni développé par* des «* études *» *devenues non-sélectives, non-directives, inconsistantes. Ces lycéens et étudiants sont audio-visuellement télécommandés, ils sont conditionnés comme des perroquets somnambules. Ce n'est plus seulement l'empire illimité du monde des images sur leur esprit : eux-mêmes sont entrés dans le monde irréel des images fabriquées, ils se conforment à l'image d'eux-mêmes que leur donne la télévision, ils sont devenus des images de leur image.* (...). *Ceux qui font* «* l'information *» *vivent eux-mêmes dans un rêve irréel, victimes eux aussi de l'imaginaire qu'ils diffusent.* (...). *Ils n'ont même pas conscience d'être mal informés, d'avoir mal informé, de mentir. Ils vivent dans l'imaginaire collectif, qu'ils forgent et qu'ils subissent simultanément. A la limite, c'est le monde tout entier de l'audiovisuel qui relèverait de la psychiatrie, si les psychiatres eux-mêmes n'étaient atteints du même mal : cette déconnexion du réel est contemporaine de la démocratie moderne, elle lui est sans doute consubstantielle, elle est comme un SIDA psychologique, paralysant et détruisant les défenses immunitaires de l'esprit critique, que l'on appelle aussi le discernement des esprits*. »
[^3]: -- (1). Décret Crémieux (24 octobre 1870) : inspiré par Isaac Adolphe Crémieux (1796-1880). D'une famille israélite, avocat à Nîmes, puis à Paris, élu député de Chinon en 1842, Crémieux joua un rôle très important lors de la Révolution de 1848. Député de Paris en 1869, il prit le portefeuille de la justice dans le gouvernement de la Défense nationale (1870). Dans ce poste, il inspira le décret qui porte son nom et qui, accordant la nationalité française aux Juifs d'Algérie, fut ressenti comme une mesure très profondément discriminatoire par tous les musulmans. Et plus particulièrement par ceux qui souhaitaient devenir français et à qui cela fut refusé.
[^4]: -- (1). JOSÉ A. de SOBRINO, *El venerable Spinola, Perfil y espiritu,* Bac, 1984, p. 26.
[^5]: -- (2). JOSÉ A. de SOBRINO, *op. cit*, p. 46.
[^6]: -- (3). JOSÉ MARIA JAVIERRE, *Don Marcelo de Sevilla,* Juan Flors, 1963, pp. 163-164.
[^7]: -- (4). Lettre pastorale du 24 mai 1890, citée par JOSÉ MARIA JAVIERRE, *op. cit.*, pp. 275-276.
[^8]: -- (5). JOSÉ MARIA JAVIERRE, *Op. cit.*, pp. 434-436.
[^9]: -- (6). «* Un évêque pour la vraie liberté de l'enseignement. *» ITINÉRAIRES, février 1985, p. 35.
[^10]: -- (7). JOSÉ MARTA JAVIERRE, *El arzobispo mendigo*, Bac, 1974 pp. 201-202.
[^11]: -- (8). JOSÉ MARIA JAVIERRE, *Don Marcelo de Sevilla,* Juan Flors, 1963, pp. 288-290.
[^12]: -- (9). JOSÉ MARIA JAVIERRE, *op. cit.* pp. 411-412.
[^13]: -- (1). Dans le *Courrier de Rome,* numéro 49.
[^14]: -- (2). Paul VI, allocution du 19 novembre 1969 : « Qu'il soit bien clair que rien n'est changé dans la substance de notre Messe traditionnelle. Quelqu'un peut se laisser peut-être impressionner par quelque cérémonie particulière, ou par quelque rubrique annexe, comme si c'était ou si cela cachait une altération, ou une diminution de vérités de la foi catholique pour toujours acquises et sanctionnées avec autorité ; en sorte que l'équation entre la loi de la prière, *lex orandi*, et la loi de la foi, *lex credendi,* s'en trouverait compromise. » Et voici le passage critique, qui suit immédiatement : « Mais il n'en est pas ainsi. Absolument. Avant tout parce que le rite et la rubrique correspondante *ne sont point de par soi* une DÉFINITION DOGMATIQUE, et sont susceptibles d'une *qualification théologique de valeur diverse* suivant le contexte liturgique auquel ils se réfèrent ; ce sont gestes et termes qui se rapportent à une ACTION RELIGIEUSE VÉCUE et VIVANTE d'un mystère ineffable de présence divine..., action que *seulement la critique théologique* peut analyser et exprimer en FORMULES DOCTRINALES logiquement satisfaisantes. » Il y a là une *réduction*, au moins apparente, des rites de la Messe à ce que Paul VI appelle « une ACTION religieuse VÉCUE et VVIVANTE d'un mystère ineffable », tandis que la formation « doctrinale » de ces rites qu'il appelle «* logiquement satisfaisante *» est renvoyée par lui à une « théologie » qui semble ainsi exilée de la liturgie, comme étrangère ou profane, à la manière des catéchumènes ou des pécheurs publics, invités à rester à la porte pendant la célébration du Mystère. Cette dichotomie va loin.
[^15]: -- (1). Gorille est le surnom donné par les Italiens à Marcpinkus qui a débuté comme gorille de Paul VI.
[^16]: -- (2). Va te faire voir.