# 312-04-87
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### PETIT CATÉCHISME de la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc
*CE petit* « *catéchisme* » *n'est pas un recueil d'articles de foi ;* « *catéchisme* » *s'entend évidemment ici au sens extensif et métaphorique reçu dans la langue française depuis le XVIII^e^ siècle : abrégé de ce qu'il faut savoir dans un domaine ou un autre* (*comme on dit catéchisme d'agriculture ou catéchisme d'économie politique*)*.*
*On va y trouver des précisions qui sont complètement ignorées, oubliées ou estompées, et l'on constatera que ce rudiment de connaissances ne court pas les rues. Mais justement : on pourrait l'y faire courir. Voyez comment à la suite de cet extrait, en page 8.*
-- *Quelle est la principale fête nationale de la France ?*
-- La principale fête nationale de la France est (ou devrait être) le 15 août, fête de l'Assomption, car la Vierge Marie est la patronne principale de la France au titre de son Assomption. (Les patronnes secondaires de la France sont sainte Jeanne d'Arc et sainte Thérèse de l'Enfant Jésus.) Mais cette fête, les autorités religieuses de la France l'ont laissé tomber en désuétude en tant que fête patronale. D'autre part, les autorités civiles de la République ne l'ont jamais reconnue.
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-- *Y a-t-il une fête nationale qui soit reconnue par la loi républicaine ?*
-- Il y en a deux. La « fête nationale » du 14 juillet, odieux anniversaire de révolution sanglante, de guerre civile et de massacres. Et la « fête nationale de Jeanne d'Arc ».
-- *Quelle est l'origine de la fête nationale de Jeanne d'Arc ?*
-- L'origine de la fête est, le 6 janvier 1904, le discours du pape saint Pie X invitant solennellement la France au culte de Jeanne d'Arc, dont il décrète le même jour « l'héroïcité des vertus ». Un tel décret est la première étape vers une éventuelle canonisation ; viennent ensuite la « béatification », puis la « canonisation » elle-même. Jeanne d'Arc fut béatifiée par saint Pie X en 1909, et canonisée par Benoît XV le 16 mai 1920.
-- *Comment fut accueilli ce discours de saint Pie X invitant la France, en 1904, au culte de Jeanne d'Arc ?*
-- Il fut accueilli par une colère diabolique de la maçonnerie, qui lança contre la mémoire de Jeanne d'Arc une campagne d'insultes et de diffamations.
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A l'époque le président de la République était franc-maçon, et aussi le président du Conseil (c'est-à-dire le premier ministre) ainsi que huit ministres (sur un total de onze). Le principal insulteur public de Jeanne d'Arc, le professeur Thalamas, écrivit contre elle ses premières infamies dans un article du 16 avril 1904.
-- *Quel a été le rôle de l'* « *affaire Thalamas* » *dans l'institution de la fête nationale ?*
-- L'insulteur Thalamas fut nommé en 1908 professeur à la Sorbonne. Sous l'impulsion de Charles Maurras et la conduite de Maurice Pujo, les étudiants d'Action française et les Camelots du roi manifestèrent énergiquement contre lui malgré la protection de la police. Ces manifestations se terminaient habituellement par un hommage à la statue de Jeanne d'Arc, place des Pyramides. Ainsi prit naissance ce qui deviendra le « cortège traditionnel ».
-- *Quelle fut l'attitude du gouvernement de la République ?*
-- La République maçonnique voulut, par la répression policière, interdire tout hommage public à Jeanne d'Arc. En 1909, en 1910, en 1911, ce sont les combats de rue menés par l'Action française qui imposent le cortège au prix de centaines de blessés et de 10.000 jours de prison. En 1912, le gouvernement renonce à interdire le cortège. Il essaiera encore, mais en vain, de l'empêcher en 1925 et 1926.
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-- *Comment la fête de Jeanne d'Arc est-elle devenue officiellement une fête nationale ?*
-- Par une loi votée sur la proposition de Maurice Barrès. La Chambre des députés, dite « bleu horizon », n'osa pas abolir l'odieuse fête maçonnique du 14 juillet. Mais elle adopta une « loi instituant une fête nationale de Jeanne d'Arc » qui fut promulguée au Journal officiel du... 14 juillet 1920. Article premier : « La République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d'Arc, fête du patriotisme. » Article 2 : « Cette fête a lieu le deuxième dimanche de mai. »
-- *Quelle était la date de la fête religieuse de sainte Jeanne d'Arc ?*
-- La fête liturgique de sainte Jeanne d'Arc était et demeure fixée au 30 mai. Sa « solennité » -- l'appellation complète est « solennité transférée », elle consiste à reporter à la grand messe d'un dimanche la célébration solennelle d'une fête qui tombe un jour de semaine -- a été fixée au second dimanche du même mois.
-- *Comment s'est établie la coïncidence entre la fête civile et la fête religieuse ?*
-- C'est bien au pouvoir civil qu'il appartenait d'instituer par la loi une fête nationale et d'en déterminer la date.
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Cette date ayant été fixée au second dimanche de mai par la loi française du 14 juillet 1920, un indult du pape Benoît XV fixa la solennité religieuse de Jeanne d'Arc pareillement au deuxième dimanche de mai « afin d'assurer la coïncidence de la solennité religieuse avec la fête civique ».
-- *Quel est le chef de l'État français qui a célébré comme il convient la fête nationale de Jeanne d'Arc ?*
-- Le chef de l'État français qui a célébré comme il convient la fête nationale de Jeanne d'Arc est le maréchal Pétain. Son message de 1941 déclarait :
« *Français,*
« *Portons aujourd'hui nos yeux sur la sainte de la patrie, dont la tête est celle de la nation tout entière. Paysanne de nos marches de l'Est, fidèle à son sol, fidèle à son principe, fidèle à son Dieu, Jeanne a tracé le plus lumineux sillon de notre histoire.*
« *Martyre de l'unité nationale, Jeanne d'Arc, patronne de nos villages et de nos villes, est le symbole de la France. Aimons-la, vénérons-la. Présentons-lui les armes de notre fidélité et de notre espoir.* »
-- *Aujourd'hui la fête nationale de Jeanne d'Arc est-elle abolie ?*
-- C'est seulement l'épiscopat français qui a supprimé en 1970 la solennité religieuse de Jeanne d'Arc. En revanche la République n'a pas aboli la loi de 1920.
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-- *La fête de Jeanne d'Arc n'a-t-elle pas subi une grande désaffection ?*
-- Avant d'être supprimée par l'épiscopat en 1970, la solennité religieuse de Jeanne d'Arc avait peu à peu disparu des églises et des missels à partir du pontificat de Jean XXIII, qui avait succédé à Pie XII en 1958. D'ailleurs, depuis 1945, les célébrations officielles étaient devenues plus minces et plus rares en raison de la désaffection croissante des autorités politiques et religieuses. L'ensemble du peuple français a été, par la plupart de ses prêtres et de ses instituteurs, systématiquement détourné du culte des saints et du culte de la patrie.
-- *Quel a été le point en quelque sorte culminant de la désaffection à l'égard de la fête nationale de* *Jeanne d'Arc ?*
-- Ce fut sans doute l'année 1967, quand la Pentecôte tomba le deuxième dimanche de mai. Cette occurrence n'avait été prévue ni par la loi française ni par l'indult pontifical. Des démarches furent entreprises pour que, conformément au précédent de 1940, la fête nationale et la solennité religieuse soient exceptionnellement transférées cette année-là au premier dimanche de mai. L'autorité civile (qui était celle du général de Gaulle) se déclara incompétente. L'autorité religieuse éluda la question. Ni le pouvoir temporel ni le pouvoir spirituel n'y attachait plus aucune importance.
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-- *Quand donc a été tout à fait interrompue la célébration de la fête ?*
-- Elle n'a pas été interrompue. Elle a été héroïquement maintenue par l'Action française quasiment seule, malgré la diminution matérielle et morale de ses moyens d'action. Puis une renaissance s'amorce à partir de 1979. En 1980 paraît dans ITINÉRAIRES l'appel à « *être attentifs et présents à cette renaissance de la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc et à y apporter tout son concours* »*.* Le Cortège traditionnel, qui s'était bien réduit, se développe à nouveau avec la participation nombreuse du Front national, du Centre Charlier, puis enfin de la Contre-Réforme catholique.
-- *Peut-on participer à la fois à la fête civique et à la fête religieuse, c'est-à-dire au défilé et à la grand* *messe de la solennité ?*
-- Par manque de coordination et négligence, on en était venu à programmer à la même heure le défilé et la grand messe solennelle de Jeanne d'Arc. Ce qui provoqua en 1983 la réclamation de PRÉSENT, demandant « *un défilé qui ne soit pas à l'heure de la grand messe, ou bien une grand messe qui ne soit pas à l'heure du défilé* »*.* Cette réclamation fut entendue à partir de 1984.
-- *Comment se célèbre aujourd'hui la fête nationale de Jeanne d'Arc ?*
-- *En province, il y* a des messes et des défilés plus ou moins nombreux, selon les possibilités locales.
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-- *A Paris,* le Cortège traditionnel, organisé par l'Action française, a repris l'ancien parcours, de la place Saint-Augustin à la place des Pyramides.
En 1983 le Front national a décidé, à la suite d'un désaccord technique sur l'organisation, de ne plus défiler à l'intérieur du Cortège traditionnel, mais avant lui. Le Centre Charlier, les Comités Chrétienté-Solidarité et d'autres mouvements suivent cet exemple depuis 1984. Au demeurant la croissance numérique du Front national suffit à lui assurer, quel que soit son rang dans le défilé, une place entièrement autonome.
-- *La grand messe de la solennité de Jeanne d'Arc* est à nouveau, et de plus en plus, chantée à une heure qui ne soit pas incompatible avec la participation au défilé. A Paris, c'est principalement la messe de 12 h 15 à Saint-Nicolas du Chardonnet ; d'autres seront vraisemblablement annoncées pour le dimanche 10 mai 1987.
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## ÉDITORIAL
### Le torrent immonde
par Guy Rouvrais
CE QUI DEVRAIT ÊTRE leur honte est leur triomphe. Les pourrisseurs qui pourraient se frapper la poitrine en contemplant les ravages mortels du sida s'appuient sur ce fléau pour achever leur abjecte entreprise. Ils font l'apologie du préservatif afin que les homosexuels, les adultères, les fornicateurs, puissent impunément souiller leur corps et perdre leur âme. Avertis de ce que certains jeunes ignorent encore de telles turpitudes, ils vont porter leur ignoble propagande jusque dans les préaux des écoles. Les seringues sont en vente libre, ainsi les drogués pourront-ils s'empoisonner en toute sécurité.
Ce flot d'insanités ne monte pas des bas-fonds. Ce n'est pas le trop-plein de minorités perverties qui se déverse sur nous. Cela vient d'en haut. C'est le gouvernement qui en est le maître d'œuvre. C'est lui qui décide, organise, subventionne cette œuvre de dégradation morale. C'est notre gouvernement. Celui qui nous représente devant Dieu et devant les hommes.
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Bien sûr, nous protestons, nous et d'autres catholiques, et même d'autres encore, qui ne le sont pas, mais qui ont l'âme bien née. Nos protestations ? On s'en moque. Pour nous, le préservatif est d'abord un moyen de contraception condamné par l'Église, au nom de la morale naturelle. On nous rit au nez. Sans le consentement des familles on va enseigner l'usage du préservatif dans les lycées.
On nous dénonce. Car bien sûr, nous sommes accusés de freiner la grande œuvre prophylactique gouvernementale. Si le sida s'étend encore, comme c'est hélas certain, c'est nous qui en serons désignés comme les agents propagateurs. Vous êtes contre le préservatif ? « L'éducation » de la jeunesse ? Les seringues en vente libre ? Votre compte est bon. Vous serez cloués au pilori par les grandes consciences médiatiques et gouvernementales.
La boucle est bouclée. Les pourrisseurs sont les sauveurs. Ceux qui les dénoncent sont les coupables.
Nous ne laisserons pas faire ce tour de passe-passe indécent. Et d'abord en établissant les responsabilités.
\*\*\*
Ils nous disent qu'il n'est plus temps de « faire de la morale ». Il y a urgence. Ils reconnaissent par là, implicitement, que la naissance et la propagation du sida sont d'abord la conséquence d'une violation de la loi morale. Il est vrai que c'est la prétendue liberté sexuelle qui est en cause. Cette liberté-là, c'est l'esclavage des passions, la dictature terrible de la chair qui rend serf celui qui s'y abandonne.
*Le temps n'est plus à la morale ?* Ah bon ! Mais lorsqu'il n'y avait pas urgence, quand le sida n'était point encore apparu, quand on avait le loisir de rappeler, tranquillement, les principes moraux, que faisiez-vous ? Où étiez-vous ? Que disiez-vous ? Vous avez oublié ? Providentielle amnésie ! Eh bien, nous allons vous le rappeler.
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Vous alliez par nos rues, vous vous répandiez dans les media, vous étiez au gouvernement ou à l'Assemblée nationale et vous y faisiez l'apologie de la libération sexuelle. M. Neuwirth a consacré la dissociation de l'amour et de la procréation grâce à une loi, élaborée dans les Loges, remboursant et recommandant l'usage de la pilule. Vous avez, avec M. Giscard d'Estaing, « libéré » la pornographie sur nos écrans. Avec Mme Veil vous avez autorisé l'avortement. Avec elle encore vous avez autorisé les jeunes filles pubères à obtenir cette fameuse pilule, même sans l'autorisation de leurs parents. Il faut se souvenir de cela : une mineure à laquelle les parents refusaient ce contraceptif était -- et est toujours -- considérée comme en « danger moral » (sic) et à ce titre pouvait -- et peut -- recevoir gracieusement sa plaquette dans un dispensaire.
La gauche, applaudissant tout cela, a continué dans la même voie. Mme Roudy a remboursé le meurtre des petits d'homme dans le sein de leur mère. Cette continuité entre la droite libérale et la gauche s'est de nouveau manifestée par le refus de Jacques Chirac de revenir sur ce remboursement. Certes, le même Chirac, en 1984, au « club de la presse », avait promis le contraire en assurant qu' « *il ne fallait plus considérer l'avortement comme un acte ordinaire* » et qu'il fallait donc « *revenir sur son remboursement* ». Et l'ineffable Toubon, en 1982, de dénoncer le caractère « choquant » de la décision de Mme Roudy : « Il s'agit là, expliquait-il, sur le plan symbolique, d'une atteinte aux convictions intimes d'une grande majorité de Françaises et de Français. » Autant en emporte le vent de l'électoralisme...
Continuité donc mais aussi aggravation. La gauche, elle, a porté son coupable effort sur la promotion, l'apologie et l'extension de l'homosexualité. Actes gravissimes lorsqu'on sait que l'homosexualité, et la sodomie, ont été les vecteurs principaux de la diffusion du sida. La liste des mesures prises en faveur des homosexuels est impressionnante. Les voici :
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-- Le 11 juin 1981, le ministre de l'Intérieur ordonne à la hiérarchie policière de renoncer « au fichage des homosexuels, aux discriminations et à plus forte raison aux suspicions anti-homosexuelles ».
-- Le 12 juin 1981, le ministre de la Santé déclare qu'il n'accepte plus de prendre en compte l'homosexualité dans la liste des maladies mentales établies par l'Organisation mondiale de la santé.
-- Août 1981 : levée de l'interdiction d'exploiter certains établissements homosexuels (saunas, bars, hôtels).
-- Décembre 1981 : les homosexuels se voient reconnaître le bénéfice de la loi d'amnistie (d'autre part refusé à Robert Hersant, hétérosexuel notoire...)
-- Février 1982 : la loi Quilliot, sur le logement, n'exige plus que les appartements soient habités « en bons pères de famille ».
-- La loi du 4 août 1982 abroge la loi Foyer qui interdisait les relations homosexuelles entre adultes et mineurs consentants (?).
-- Décembre 1982 : M. Badinter adresse une circulaire aux procureurs de la République demandant à ces magistrats de veiller aux dispositions prises quant à la non-discrimination à l'égard des homosexuels.
-- Février 1983 : Paul Quilès, candidat socialiste à la mairie de Paris, accepte que des HLM soient attribuées à des couples homosexuels.
-- Mars 1983 : abolition de l'article 40 du code de la fonction publique qui stipulait qu'un fonctionnaire « doit être de bonnes mœurs et de bonne moralité ».
-- Le ministre de la Recherche, Jean-Pierre Chevènement, subventionne une étude sur « les modes de vie homosexuels » rédigée par « la fédération des lieux associatifs gais ».
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-- Février 1984 : l'impardonnable « bavure » qui trouble la passion socialiste pour l'homosexualité : quatre établissements homosexuels sont fermés par la police pour « tapage nocturne ». Les mouvements homosexuels protestent. Ils sont reçus au ministère de l'Intérieur qui, par la voix d'un conseiller technique, fait amende honorable (?) en ces termes : « Si les instructions ne sont pas renouvelées régulièrement, elles s'oublient. » A titre de réparation pour ce crime de lèse-homo, Gaston Defferre nomme aussitôt une « Madame Homo » en la personne de Mme Aimée Dubos, chargée d'être l'interlocuteur officiel des homos pour être à l'écoute de leurs doléances.
-- 1985 : Mme Roudy réussit à ajouter la « discrimination sexuelle », en matière d'emploi notamment, à la liste des discriminations de la loi dite « antiraciste ».
On comprend que le 11 mai 1981 *Le Monde* ait pu affirmer : « On estimait dimanche que le vote homosexuel avait contribué à la victoire du nouveau président. » A l'évidence, ce n'est pas parmi les invertis que l'on trouve les « déçus du socialisme ». Mais, tandis que s'édifiait cet arc de triomphe à la gloire de l'homosexualité, on n'a entendu aucune protestation de l'opposition de « droite ». Qui ne dit mot consent. Ce n'est pas étonnant : ils baignent, les uns et les autres, dans la même fange nauséabonde de l'infraculture du monde intello-médiatique, ils en respirent les mêmes miasmes, ils en partagent les mêmes pseudo-valeurs.
Hier donc, ils nous assuraient que le bonheur et le salut de l'homme passaient par la libération des corps et le rejet des « tabous » sexuels ancestraux, ce que nous appelons, nous, la loi naturelle. Ils nous ont fait des lois pour cela. Des lois pour inciter à s'abandonner au mouvement, en faisant croire à la population que ce qui est légal est moral. Car il ne s'agissait pas d'aligner la loi sur les mœurs -- ce qui déjà eût été condamnable -- mais de *les devancer pour modifier les comportements.*
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Le fruit amer de cette politique criminelle, c'est le sida. Ils ne confessent pas leur faillite. Avec la même ferveur, ils nous prêchent le salut universel par le préservatif. Et si cette pellicule de latex n'enraye pas la propagation du sida, ils ne confesseront pas davantage leur erreur ; ils nous diront que c'est parce qu'on ne les a pas assez utilisés et que l'on n'a pas assez écouté leurs judicieux conseils.
Nous, nous disons que la seule prévention naturelle et efficace du sida, c'est la relation monogamique dans le cadre du mariage. Nous attendons que l'on nous démontre le contraire.
On ne nous le démontrera jamais, et pour cause. On veut bien dire, parfois, que nous avons théoriquement raison mais que c'est pratiquement déraisonnable.
C'est à de telles affirmations que l'on mesure aussi la dégradation morale d'une société.
Jadis, les adversaires du catholicisme assuraient que le célibat du prêtre était inhumain parce qu'il constituait un idéal inaccessible. On nous a expliqué, un peu plus tard, qu'il n'était ni sain ni possible d'empêcher les jeunes d'avoir des relations sexuelles pré-conjugales. Ensuite, que l' « exclusivité » sexuelle -- ce qu'on appelle la fidélité -- de l'époux pour son épouse, et vice-versa, est passée de mode et que d'ailleurs, c'est inhumain et contraire aux exigences d'une sexualité épanouie. Aujourd'hui, on en est à considérer que l'homme, étant finalement bi-sexuel, on ne peut réclamer de lui une hétérosexualité exclusive.
Ce qui est naturel, normal, ce que des générations de couples ont vécu, ce que d'autres continuent à vivre sans héroïsme particulier, est devenu un idéal lointain, inaccessible, impossible.
Ce que postulent de telles affirmations c'est le caractère irrépressible du désir. Sans doute, le désir sexuel est puissant ; mais il est possible de le maîtriser et de l'orienter vers son objet légitime. Encore faut-il y être éduqué. Or *la société nous offre une contre-éducation.* C'est de cela que le préservatif est le signe sensible. Des générations auxquelles on aura enseigné que le préservatif est la réponse à leurs pulsions sexuelles ne sauront jamais les maîtriser.
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La liberté sexuelle ? C'est nous qui en sommes les vrais défenseurs dans son sens authentique : être libre à l'égard des exigences tyranniques du sexe. Il est, certes, plus difficile d'être un homme maître de ses sens qu'un animal troublé par son rut. C'est pourtant ce que les pourrisseurs proposent à la jeunesse de ce pays : s'incliner devant la chair au moindre de ses frémissements. Ceux qui défendent la dignité de l'homme, c'est nous.
Nous entendons les clameurs qui pourraient accueillir ces dernières affirmations. Qui donc êtes-vous pour tenir de tels propos ? Seriez-vous impeccables ? Nous ne le sommes pas, hélas. Nous sommes pécheurs, nous aussi. Mais pécheurs de chrétienté. Nous n'appelons point le mal bien et le bien mal. Nous ne nous glorifions pas de ce qui fait notre honte. Nous ne célébrons pas nos défaites comme autant de victoires. Nous ne récusons pas la loi morale sous prétexte que nous restons trop souvent en deçà de ses exigences. Non, ce n'est pas au nom de notre vertu que nous parlons, que nous écrivons et que nous combattons. C'est au nom de l'enfance souillée, de l'adolescence pervertie, des couples troublés. C'est au nom des pauvres. Au nom des petits, des humbles, des obscurs, de ceux qui, sans défense, reçoivent le plus gros du torrent de boue que vous déversez sur eux. C'est au nom des âmes égarées par le tam-tam médiatique et l'intox gouvernementale. Vous voudriez qu'on vous les abandonne. Vous voudriez que nous nous taisions pour qu'ils entendent votre seule voix. Eh bien, non, nous ne vous les laisserons pas. Avec nos faibles moyens, peut-être ne gagnerons-nous pas cette bataille mais du moins aurons-nous essayé, à l'heure où vient la terrible nuit, de donner quelque espoir à ceux que vous enfoncez dans vos ténèbres.
16:312
Et, dès maintenant, nous prenons date. Nous vous fixons rendez-vous lorsque seront achevées nos batailles temporelles pour un autre Jour, devant un autre tribunal, convoqués par un autre Juge vers qui monte déjà la voix des pauvres que vous scandalisez.
Guy Rouvrais.
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## CHRONIQUES
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### Le CCFD a perdu « son » procès
par Yves Daoudal
Nous avons relaté en détail, le mois dernier, les procès des 13 et 14 janvier, dont le CCFD était le centre. En ce qui concerne le procès en diffamation intenté par le « signe visible de la charité de l'Église de France » contre le *Figaro-Magazine,* l'UNI et Guillaume Maury, nous avions insisté sur la témérité dont faisait preuve le CCFD quand il croyait sans l'ombre d'un doute pouvoir se faire une belle publicité à la veille de la collecte de carême en faisant condamner le *Figaro-Magazine.* Nous avions souligné comment le réquisitoire du substitut, dirigé contre les plaignants, avait fait basculer le procès intenté *par* le CCFD en un procès *du* CCFD, de son idéologie, de son action, de ses objectifs.
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Le verdict est tombé le 10 février : les prévenus sont relaxés, le CCFD est débouté de sa plainte. Le CCFD a donc perdu son procès. Son opération publicitaire se retourne contre lui, et le boomerang lui fait d'autant plus mal qu'il avait été lancé avec la dernière énergie sur une cible visible du plus large public. Mgr Fauchet était venu au procès témoigner en faveur du CCFD. L'évêque de Troyes s'exprimait en tant que président de la Commission sociale de l'épiscopat, et au nom de Mgr Vilnet, président de la conférence des évêques de France. Il apportait une nouvelle fois la caution de l'épiscopat à l'organisme qu'il n'a cessé de soutenir activement, avec détermination et avec enthousiasme. Le jugement du 10 février concerne donc également l'épiscopat. Conjointement avec le CCFD, il qualifiait systématiquement de « calomnies » (combien de fois n'a-t-on pas entendu ce mot au cours de l'audience ?) toute critique portée contre son organisme caritatif officiel. D'où son appui au procès en diffamation. Mais le tribunal a jugé qu'il n'y avait dans les dénonciations des activités subversives du CCFD aucune diffamation, aucune calomnie. Désormais l'épiscopat et le CCFD ne peuvent plus écarter le débat, ce débat qui aurait dû s'instaurer depuis longtemps sur les activités réelles et les objectifs avouables ou inavouables du CCFD, sur ce que recouvrait exactement le mot « *développement* » qui correspond à la dernière lettre du sigle.
Il ne sera pas inutile de connaître précisément quelles sont les allégations que le tribunal a considéré comme n'étant « certainement pas diffamatoires ». Si elles ne sont pas diffamatoires, c'est qu'elles sont honnêtes, même si elles peuvent être éventuellement considérées comme polémiques, et si elles sont honnêtes, il faudra débattre de ce qu'elles signifient, de leur portée, et de la réalité des faits qui les sous-tendent.
*Au Figaro-Magazine,* il était notamment reproché les expressions extraites des « bonnes feuilles » du livre de Guillaume Maury et placées en exergue de chaque page : « Enseigner la révolution en même temps que l'alphabet » ; « Parmi les nouveaux prophètes : Ho Chi Minh, Mao, Fidel Castro » ; « Un credo de la haine ; celui de la lutte des classes » ; « Une bonne œuvre : offrir un matériel de télé au Vietnam communiste » ; « En Nouvelle-Calédonie, le CCFD est du côté des rebelles ». Était visé également le sous-titre :
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« Pour soutenir les sanctuaires terroristes en Angola des catholiques ont versé : en 1982 170.000 F, en 1983 165.000 F, en 1984 160.000 F, en 1985 135.000 F. » Et encore les passages où il était fait un rapprochement entre l'action et les buts du CCFD et ceux du gouvernement communiste.
Le tribunal a considéré qu'il n'y avait là aucune diffamation, mais seulement les éléments d'un « débat d'idées », ce débat précisément que refuse le CCFD. Et le tribunal ajoute « *Il n'est pas raisonnable* d'empêcher les journalistes et les écrivains de débattre avec force et passion de l'activité d'une association caritative, de la forme que peut revêtir la charité, dans l'aide aux pays sous-développés, à tout opprimé, dès lors qu'à aucun moment le dérapage ne se fait sur le plan de la respectabilité des dirigeants de cet organisme. »
En ce qui concerne le procès qui visait le livre lui-même (*L'Église et la subversion*)*,* c'est-à-dire son auteur Guillaume Maury (alias Jean-Pierre Moreau), son préfacier le recteur Yves Durand et son éditeur l'UNI, le tribunal fait précéder son jugement sur la diffamation d'une considération qui mérite d'être relevée : « Il ne suffit pas que la partie civile excipe du préjudice qu'elle aurait supporté ou serait susceptible de subir, en raison d'un tarissement possible de ses appuis financiers, pour que le caractère diffamatoire des écrits poursuivis soit établi. » Cette considération indique que les juges n'ont pas apprécié les jérémiades incessantes des avocats du CCFD sur la baisse de la collecte -- avancée comme preuve de diffamation ! -- due à la « campagne de calomnies », et qu'ils ont en revanche retenu le propos de M^e^ Varaut : « Ce que veut le CCFD, c'est un cachet de justice pour sa quête du carême. » Les juges n'ont, semble-t-il, pas non plus apprécié que pour des propos un peu vifs à son encontre le CCFD réclame 500.000 F de dommages et intérêts au *Figaro-Magazine* et encore 500.000 F de dommages et intérêts à l'auteur du livre incriminé, en tout cent millions de centimes !
Le tribunal examine d'abord ce que le CCFD incrimine comme diffamatoire dans la préface du recteur Durand :
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« Les actions du CCFD, très diversifiées et relayées dans nombre de paroisses et d'écoles libres, consistent à diffuser l'idéologie socialiste, le nouvel ordre mondial, cousin germain de la société sans classes de Karl Marx, la théologie de la libération qu'il faudrait mieux nommer de la révolution, des opérations de subversion en Amérique, en Afrique et ailleurs à travers le monde. Vous apprendrez ce qu'est la conscientisation, quels sont les rapprochements à effectuer avec le mouvement Pax venu du froid, à quoi est employé l'argent des catholiques français. »
Le tribunal commente aussitôt :
« On ne saurait considérer comme diffamatoire le fait de propager une idéologie socialiste. »
Et il retourne l'exclamation de Mgr Fauchet : « Le socialisme n'est pas un péché ! » contre lui. Si le socialisme n'est pas un péché, si le CCFD ne condamne pas le socialisme, ce n'est pas diffamatoire de traiter le CCFD de socialiste. Le tribunal fait la même analyse des mots *subversion, nouvel ordre mondial, conscientisation,* et poursuit :
« Même si certains catholiques peuvent considérer comme préjudiciable aux intérêts de l'Église qu'un mouvement caritatif, travaillant sur le terrain, ait une inspiration politique au lieu de fonder essentiellement son action sur la parole de Dieu, l'Évangile, les options attribuées à cet organisme n'ont pas en elles-mêmes de caractère attentatoire à sa considération... L'interrogation essentielle que le préfacier pose est : « *A quoi est employé l'argent des catholiques français ?* » C'est une question qu'il a le droit d'énoncer, alors même que sa formulation implique une critique à peine voilée de l'activité du CCFD. »
En ce qui concerne le texte de Guillaume Maury lui-même, voici les passages incriminés et que le tribunal a refusé de considérer comme diffamatoires, donnant ainsi le feu vert à la continuation de la saine campagne d'information qui s'est développée jusque dans le *Figaro-Magazine* sur le « signe visible de la charité » dévoyée en activisme politique (comme disait le substitut...) :
« Son action dans les pays socialistes (c'est-à-dire marxistes-léninistes) lui permet d'accréditer la thèse que catholiques et communistes peuvent collaborer. Le CCFD alimente la lutte des classes ici et là-bas.
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Là-bas en s'opposant aux fidèles qui savent qu'on ne peut pas être socialistes et catholiques ; ici, en dialectisant l'Église : d'un côté celle des riches, réactionnaire, et celle des pauvres qui aide évangéliquement tous les peuples quelle que soit leur idéologie... »
« Il n'est pas besoin d'être stipendié par Moscou pour faire un travail de collaborateur objectif du communisme. »
« Jamais nous ne cesserons de dénoncer l'imposture du CCFD qui apporte au tiers-monde la théologie de la libération, le marxisme-léninisme et la lutte des classes. »
« Il faut avoir du discernement dans sa bourse pour ne pas donner de l'argent à n'importe qui pour faire n'importe quoi. »
« Certains sont ignorés, n'ont droit à rien, parce qu'ils n'ont pas contesté le pape, ils n'ont pas psychanalysé les couvents et fait acclamer Fidel Castro. »
« Nous savons la misère du monde, ce que nous refusons, c'est l'exploitation qu'en fait le CCFD et d'autres pour instaurer un nouvel ordre mondial, concocté dans les officines des diverses internationales de l'UNESCO, et par la Commission Trilatérale. »
« Le mouvement communiste international est « le vrai manipulateur et bénéficiaire final de cette agitation », le CCFD étant utilisé autant que de besoin par celui-ci dont il est « l'allié objectif... ». « Le sens ultime de l'action du CCFD n'a jamais été celui d'une action charitable catholique, mais une action politique. Non pas à travers un parti spécifique, mais dans la mouvance socialo-marxiste. »...
« Le discours caritatif du CCFD en faveur des pauvres n'a rien à voir avec le plus grand commandement et le second qui ressemble au premier ; il s'agit d'un acte de propagande qui utilise les pauvres comme Marx et Lénine utilisaient le prolétariat, c'est-à-dire, comme force mobilisatrice pour faire la révolution. »
« L'enjeu du CCFD ne serait ni la Justice, ni la faim, dans le tiers-monde, mais la révolution »... « Je m'adresse aux militants du CCFD et au-delà aux prêtres et aux évêques. Certains parmi eux sont de véritables commissaires du peuple. »
Après avoir affirmé de nouveau que ces attaques ne font que traduire « une appréciation à connotation péjorative de l'activité d'un mouvement », le tribunal conclut par une phrase presque identique à celle qui concluait le jugement concernant le *Figaro-Magazine :*
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« *Il est nécessaire* qu'il y ait, pour les écrivains et les journalistes une possibilité de débattre, même avec vivacité et force, de l'activité d'une association caritative, de la conception de l'aide aux populations défavorisées, de la forme que peut adopter la charité, dès lors qu'il n'y a pas eu dérapage sur le plan de la respectabilité des dirigeants du mouvement. »
\*\*\*
Comme nous l'avons dit à plusieurs reprises, l'homme qui fut à l'origine de la dénonciation des menées du CCFD est Pierre Debray. Celui-ci, pour être présent à un procès sans précédent, avait poursuivi le CCFD en diffamation parce que le CCFD avait annoncé qu'il le poursuivait alors qu'il n'en était rien. L'UNI s'était jointe à lui, car, bien qu'elle fût quant à elle poursuivie par le CCFD, elle jugeait diffamatoires les propos dont Bernard Holzer, le secrétaire général du CCFD, avait agrémenté son annonce. Mais la première audience fut tellement longue que le second procès fut reporté au lendemain. L'ambiance n'était plus la même, la cause était plus difficile à plaider, et le tribunal a estimé ces plaintes « irrecevables », en s'appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne de justice, considérant que si les propos de Bernard Holzer n'étaient pas dépourvus d' « excès », ces excès entraient néanmoins dans le cadre de la « polémique ». Cela dit, Pierre Debray était satisfait d'une part d'avoir pu s'exprimer longuement devant le tribunal, et d'autre part de voir le CCFD perdre son procès publicitaire contre le *Figaro-Magazine.*
Même pour *Le Monde,* sous la signature d'Henri Tincq, il était clair que le CCFD avait perdu son procès. Au mépris de l'évidence, *La* *Croix* titra : *Tout le monde renvoyé, dos à dos.* Sous prétexte que « tout le monde » avait été « relaxé ». La symétrie était tout de même quelque peu bancale. La direction de *La Croix* s'en aperçut. Alors, pour tenter de rendre crédible cette fausse symétrie, *La Croix* prétendit le lendemain que le *Figaro-Magazine* s'était joint à l'UNI et à Pierre Debray au second procès.
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Ainsi le CCFD était-il débouté face au *Figaro-Magazine* au premier procès, et le *Figaro-Magazine* débouté face au CCFD au second procès. Par un mensonge pur et simple, *La Croix* pouvait présenter à ses lecteurs une balance en équilibre : le quotidien de l'épiscopat ajoutait simplement sa forgerie dans le second plateau, donnant ainsi un superbe exemple de désinformation à l'état brut. Ce mensonge, repris par plusieurs autres organes de presse, venait du CCFD lui-même : il était imprimé dès le 11 février dans le document distribué par Bernard Holzer lors de la conférence de presse qu'il tint ce jour-là pour « expliquer » le verdict.
De plus, il convient d'ajouter que même si le *Figaro-Magazine* avait été présent au second procès, la symétrie inventée par *La Croix* aurait été sans fondement. Car au second procès il était question d'une plainte en diffamation concernant la manière dont le CCFD avait annoncé ses actions en justice, alors qu'au premier c'étaient l'action, l'idéologie et les objectifs du CCFD qui étaient en cause.
Puisque nous avons évoqué l'article d'Henri Tincq dans *Le Monde,* rappelons que cet article contenait néanmoins lui aussi une fausse information. (Elle a été relevée par Jean-Baptiste Castetis dans PRÉSENT du 13 février.) Pour minimiser la claque reçue par le CCFD et rétablir la dignité de l'organisme bafoué par la justice, Henri Tincq signalait qu'une délégation du CCFD avait eu « le 28 janvier un entretien avec Jean-Paul II ». Comme il va de soi, *La Croix* avait en son temps fait un large écho à cette visite à Rome d'une délégation du CCFD, sous le titre : *Le CCFD à Rome : un même langage.* On y lisait en caractères gras que « *Jean-Paul II a adressé des encouragements appuyés au CCFD dans son action* », et ensuite que « *la délégation a quitté Rome encouragée dans son action* ». Ce que ne disaient ni *La Croix* ni *Le Monde,* c'est que les dirigeants du CCFD avaient sollicité une audience privée du saint-père et ne l'avaient pas obtenue. Ils s'étaient donc retrouvés à l'audience générale, où Jean-Paul II leur avait dit selon l'habitude : « Merci, et meilleurs vœux ».
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Découvrir là un « entretien », ou des « encouragements appuyés », c'est, comme on dit pudiquement, solliciter les faits...
\*\*\*
Le CCFD était tellement certain de gagner son procès qu'il en avait intenté plusieurs autres sans attendre l'issue du procès exemplaire que devait être celui intenté contre le *Figaro-Magazine.* Bernard Holzer l'avait dit à sa conférence de presse du 5 mai 1986 :
« Dorénavant nous répondrons coup pour coup aux attaques qui nous visent et nous poursuivrons systématiquement des auteurs de diffamations en demandant des sommes considérables au titre du préjudice causé. »
On aura remarqué la promptitude à accepter le débat, l'élégance de la réponse et son caractère désintéressé.
Ainsi par exemple le CCFD poursuit-il le Comité Chrétienté-Solidarité de Lille pour un tract reprenant quelques éléments des enquêtes menées par Pierre Debray et Guillaume Maury. Hypocritement, le CCFD ne poursuit d'ailleurs pas Chrétienté-Solidarité pour le contenu du tract, mais pour une « reproduction fautive de l'emblème du CCFD » : il s'agit en fait du logo du CCFD avec son slogan *La terre est à tous,* augmenté des mots « (tous) les terroristes ». Cette légère transformation -- explicative -- du logo du CCFD est de la plume de Chard et le dessin avait paru dans PRÉSENT. Sa présence dans un dessin de presse explique et absout son côté un peu caricatural. Mais le CCFD n'aime pas du tout qu'une caricature souligne ainsi l'aspect le plus contestable de ses activités. Et il réclame 250.000 francs -- vingt-cinq millions de centimes ! -- au Comité Chrétienté-Solidarité de Lille pour une « reproduction fautive de son emblème »... qui avait paru quatre ans plus tôt dans PRÉSENT !
Autre procès : celui intenté contre le Comité nantais pour l'information et la liberté et son président François Rineau. Que lui reproche le CCFD ? D'avoir envoyé aux prêtres du diocèse de Nantes une lettre qui contient des propos « diffamatoires ».
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Pour que chacun puisse juger jusqu'où va la hargne de ces étranges professionnels de la charité, voici la lettre dans son intégralité :
« Monsieur le Curé, Monsieur l'Abbé,
« Depuis quelques années, une série d'informations sont parues ici ou là sur la nature de certains projets soutenus par le CCFD. Devant la gravité des faits incriminés, notre Comité a cherché à se renseigner à ce sujet. »
« Suite à notre recherche, il est apparu que les intentions d'une large part des fidèles donateurs et les motivations réelles des dirigeants du CCFD sont très divergentes, pour ne pas dire opposées. Il nous a semblé impensable que dans un pays comme le nôtre, on puisse laisser perdurer une situation qui s'apparente à un détournement de fonds. Aussi avons-nous cherché à informer le public catholique sur les motivations réelles et les actions des responsables nationaux du CCFD. »
« Nos actions d'information nous ont valu des remerciements, mais aussi de l'incompréhension et de l'hostilité. Afin de clarifier une situation préjudiciable à tous, nous avons demandé qu'une enquête de grande échelle soit effectuée sur l'action du CCFD. »
« Nous avons été heureux d'apprendre qu'une enquête avait été réalisée récemment au Chili, fournissant ainsi un début de réponse à notre requête. La gravité des faits mis en évidence nous a incités à répandre l'essentiel de ses découvertes à très grande échelle, et nous nous sommes permis de vous le faire parvenir. »
« Nous souhaitons qu'à votre tour, vous informiez les personnes qui participent à l'action du CCFD afin que, si elles désirent poursuivre cette action, elles puissent le faire en toute connaissance de cause, ce qui constitue, vous en conviendrez tous, le minimum pour des citoyens majeurs qui ont droit à l'information. »
« Nous nous permettons également de vous soumettre deux interrogations. De très nombreuses personnes souhaiteraient vivement que la lumière totale soit faite sur les orientations données aux actions du CCFD par ses dirigeants nationaux. Or il semble que les informations, difficiles à obtenir puisqu'il faut quasiment que des gens aillent enquêter sur place, ne parviennent qu'au compte-gouttes. D'où notre première question : peut-on laisser le silence régner sur cette affaire sans qu'une large part de l'opinion catholique en soit profondément troublée ?
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Cela nous conduit à demander qu'une enquête approfondie soit effectuée, et que les résultats en soient connus. Notre seconde question est la suivante : si les faits du type de ceux révélés par l'enquête au Chili sont confirmés, quelle confiance peut-on accorder aux dirigeants du CCFD qui eux, depuis des années, abusent de la confiance des évêques, des prêtres et des fidèles ? »
« Ce sont de graves interrogations que celles-ci, mais elles ne sont que le reflet de celles qu'un nombre de plus en plus grand de personnes se posent. Et notre Comité a l'intention de mettre en œuvre tout ce qui est en son pouvoir, notamment par une information répandue le plus largement possible, pour que la vérité éclate sur cette affaire. »
« Pour terminer, nous vous assurons que, en dépit des insinuations et des insultes dont nous avons été (et dont nous serons probablement encore) l'objet, nous n'agissons que dans le but de servir la vérité. »
« Dans cet esprit, nous vous prions d'agréer, Monsieur l'Abbé, Monsieur le Curé, l'expression de notre respectueuse considération. »
« Le Président », « François Rineau ».
« PS : Il a été dit dans la presse, à la suite de la conférence de presse tenue le 5 mai par les responsables du CCFD, que l'auteur du rapport cité et la revue *Famille Chrétienne* avaient été cités en justice. Or, quelques jours plus tard, la revue *Famille Chrétienne* elle-même écrivait qu'à l'heure où elle publiait, ni elle ni l'auteur du rapport n'étaient cités en justice. »
« Par ailleurs, nous attendons toujours qu'une information apporte un début de preuve à l'affirmation que ce rapport est mensonger. »
« En fait, il apparaît plutôt qu'à défaut d'infirmer les affirmations du rapport, les responsables du CCFD cherchent à faire peur en brandissant de lourdes menaces, et ne craignent rien tant qu'une information objective. »
On ne peut honnêtement que constater la grande modération des propos. On peut les comparer avec les extraits du livre de Guillaume Maury reproduits plus haut -- et aujourd'hui jugés non diffamatoires bien qu'autrement plus incisifs. Le CCFD voit néanmoins une diffamation dans les deux expressions suivantes : « une situation qui s'apparente à un détournement de fonds », et « (si ces faits sont confirmés) quelle confiance peut-on accorder aux dirigeants du CCFD ? »
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Hélas pour le CCFD, l'expression « détournement de fonds » a été amplement explicitée au cours du procès du 13 janvier. Il ne s'agit en aucun cas d'accuser les dirigeants du CCFD de détourner l'argent des catholiques à leur profit personnel, mais de mettre en lumière le détournement d'un argent destiné à venir en aide aux malheureux du tiers-monde au profit d'organismes et de journaux subversifs. Quant à la « confiance » que l'on peut accorder aux dirigeants du CCFD, le jugement du 10 février a confirmé qu'elle pouvait être honnêtement discutée sans que l'on y voie « calomnies » et « diffamation ». C'est pourquoi c'est d'une façon bien téméraire que le CCFD a osé demander la condamnation de François Rineau et de son CNIL, avec 125.000 F de dommages et intérêts. Il faudra bien que le président-haut-fonctionnaire-socialiste du CCFD Gabriel Marc et son secrétaire général le Révérend Père Bernard Holzer au look d'instit du SNI abandonnent leur subite frénésie procédurière et acceptent, en compagnie de leurs chaperons épiscopaux, un débat sans fard sur leurs véritables activités et ambitions, sous peine d'être définitivement ridiculisés et déconsidérés par les jugements des tribunaux auxquels ils font imprudemment et effrontément appel.
Yves Daoudal.
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### Cinémas
par Georges Laffly
LE MELTING-POT des États-Unis n'a pas abouti à une véritable fusion, faute de temps. Peut-être n'y aboutira-t-il jamais, si disparaît la notion d'un modèle dominant, auquel les fils de tous peuples voulaient ressembler. Ce modèle était *wasp* (*white, anglo-saxon, protestant*)*,* dans des temps déjà lointains, et rien ne l'a remplacé.
On voit ressusciter le particularisme indien ; les « chicanos » dédaignent de parler anglais ; les Noirs, dit-on, se forment une langue à eux qui, en bien des points n'est plus celle de leurs concitoyens. Autant de signes que des forces centripètes sont à l'œuvre. Comme partout dans le monde, on voit réagir contre l'Occident, et réapparaître des traits d'autres cultures, qu'on pensait en voie d'élimination.
Tout cela montre à quel point la cohésion sociale est difficile à obtenir quand on réunit sur un même sol des gens de religions, de traditions et de langues différentes. On connaît, pour les États-Unis, les facteurs favorables : la technique et les modes de vie qu'elle entraîne, le rejet de l'Europe et du passé, accompagné de la foi dans un « nouveau monde », au sens plein de cette expression.
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Je voudrais signaler ici le rôle des films -- au cinéma et à la télé -- dans le renforcement de cette cohésion. Ce sont les films qui ont eu pour rôle de montrer partout et avec force ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, et comment se conduire dans les circonstances difficiles. A eux aussi de modeler les figures de héros dont le culte favorise la communion des citoyens.
Malgré bien des écarts, les films ont joué aux États-Unis, ce rôle de régulateurs des mœurs. A l'occasion, ils ont été chargés de les corriger, de les orienter dans la bonne voie. L'exemple des Indiens me paraît typique. Dans les débuts du cinéma, ces pauvres Indiens sont vraiment très mal traités. Cela s'explique assez : d'abord le souvenir du grand-père scalpé, ou rôti dans sa ferme est encore présent, la tradition orale a transmis un certain nombre de souvenirs bien affreux. Et puis tout un monde de films exalte la conquête de l'ouest, première œuvre commune des Américains. C'est le passé qu'ils ont en propre, qui fonde leur nation, de manière moins tragique que la guerre de Sécession.
Le *western* est donc une entreprise nationaliste. Dans cette lutte, il faut bien un ennemi : c'est l'Indien. L'avantage est qu'il constitue un public négligeable. Ce n'est pas sur les habitants des réserves qu'on compte pour les recettes.
Cette attitude, comme on sait, a complètement changé depuis une quarantaine d'années. Les hommes rouges sont devenus exemplaires comme représentants d'une minorité. D'autres minorités, si puissantes qu'elles soient, sont inquiètes de leur fragilité. Elles trouvent intérêt à donner cette leçon de morale par Mohicans interposés : les Indiens sont aussi des hommes, et tous les hommes ont droit au bonheur, c'est dans la Constitution, etc. Et puis la civilisation moderne doute d'elle-même. On regrette d'avoir tué tant de bisons et tant de Peaux-rouges. On admire ces derniers de vivre près de la Nature, en communion avec la Terre-Mère, dont ils continuent d'être les fidèles. Ils méprisent dit-on les machines, et celles-ci ont déçu les Blancs. Bref, on va demander aux anciens occupants une leçon de sagesse, et faire une cure de masochisme.
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On pourrait montrer de même que l'intégration des Noirs dans la vie commune a été facilitée et accélérée par les films où ils sont devenus, presque d'un jour à l'autre, des égaux, puis des héros. Le public a avalé les images avant de conformer sa conduite au schéma qu'elles indiquaient. Le virage a été pris en douceur grâce au cinéma.
Il est établi, en France, que le cinéma américain est admirable parce qu'il ose traiter à chaud les problèmes de l'actualité, sans craindre les réactions passionnelles. Bien sûr ! Ils sont un outil indispensable pour résoudre les problèmes. C'est le seul moyen de se faire entendre rapidement de tous, et en même temps, d'indiquer la bonne voie, la solution qui assurera la paix sociale.
Un film comme *West side story,* ce n'est pas Roméo et Juliette chez les loubards, même si c'est cela que voit d'abord un public français, c'est un film sur l'intégration des Porto-Ricains. La jeune fille dit à un moment, pénétrée de ferveur : « Cela va être ma première soirée de jeune dame américaine. » Elle en est fière, elle aide les autres à comprendre qu'il y a là quelque chose d'important. Fidélité au drapeau, serment d'allégeance à la nation, voilà ce qui est en jeu.
On voit pourquoi il est juste de dire que ce cinéma est régulateur de mœurs. Cela est peut-être dû simplement au bon sens de quelques producteurs et « ingénieurs des âmes », comme disait Staline. Et sans doute, le même cinéma a exalté le gangster, la violence la plus idiote. Mais regardez bien. Pour l'essentiel, pour les problèmes vitaux, il ne s'est pas trompé, -- il a renforcé la société américaine.
Nous pouvons saluer, tout en regrettant que forcément ces films *édifiants* jouent au contraire un rôle destructeur quand ils sont exportés vers de vieilles nations :
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tout simplement parce qu'ils les habituent à substituer à leurs héros et à leur passé les héros et l'histoire d'une autre nation, et à prendre une vision américaine des difficultés et des questions que pose l'actualité.
\*\*\*
Si la conscience nationale des États-Unis s'est forgée pour une bonne part à travers les films, Hollywood devient aussi, comme son nom nous l'indiquait (bois sacré) un haut lieu, vénérable, méritant la reconnaissance du peuple américain.
Nous n'avons rien de semblable en France. Il est tout à fait exceptionnel que le cinéma ait exalté le passé français mine d'or inépuisable et intacte. Tout d'abord parce que le régime entretenait de mauvaises relations avec ce passé. On a pu voir sous Staline Eisenstein célébrer la grandeur d'Ivan le Terrible. Et les héros du passé russe sont les héros du cinéma russe. En France, rien de tel, à quelques exceptions près : le *Napoléon* de Gance, une *Jeanne d'Arc* de Marc de Gastyne, que la cinémathèque vient de révéler. Ce film muet a des moments sublimes et Simone Genevoix, qui incarne Jeanne d'Arc était digne de le faire. Mais comme il ne faut pas compter sur la télé pour diffuser ce film, qui le verra ?
Ajoutons un *Duguesclin* assez terne et un *Monsieur Vincent* honnête, et c'est à peu près tout.
Une règle tacite mais intransigeante veut que les Français ne soient pas mis en contact avec leur passé, sauf s'il s'agit de le faire haïr (voir les émissions historiques de la télévision : chacune a pour objet de ranimer une guerre civile ; à nous les cathares, à nous les huguenots ; et même, à nous Mandrin, et Cartouche).
Se sentir enfant trouvé est sans doute plus démocratique. Quand l'histoire sera bien effacée de toutes les mémoires, quand le vide triomphera, nous aurons obtenu ce que Spengler appelait un peuple de fellahs, plus facile à gouverner, privé au moins de l'insupportable orgueil de ceux qui se sentent héritiers de glorieux souvenirs.
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Il est clair qu'on ne tend pas, en agissant ainsi, à maintenir et à renforcer la cohésion nationale. Au contraire, on l'attaque. On vise à faire croire au Midi qu'il a été victime du Nord, et colonisé. On oublie de dire que les politiciens du Midi, depuis un siècle, ont donné aux divers pays d'oc une sacrée revanche sur cette défaite imaginaire (car le Sud fut loin d'être tout entier cathare, par exemple, ou tout protestant). On perpétue l'idée absurde, forgée par l'école de 1880, que les Français d'hier étaient les esclaves de leur châtelain et de leur curé, et qu'ils ne sont libres que depuis la Révolution. Autant d'atteintes à la cohésion et à l'unité du pays.
\*\*\*
Le cinéma, sommé de choisir entre le réalisme et le rêve, a évidemment opté pour le plus facile. Il a préféré les progrès successifs de ses moyens -- la parole, la couleur, le grand écran -- à l'imagination. Et, choisissant l'illusion, il choisissait aussi l'effet de choc. Il vit des chocs qu'il produit (ah, les premiers films parlants, les premiers technicolor), et comme l'habitude émousse très vite cette sensation de surprise, que de plus les vraies découvertes techniques sont rares, le péril est grand. Comment retenir des attentions fléchissantes, comment produire des chocs de plus en plus forts ? En jouant sur les instincts les plus puissants -- l'érotisme et l'agressivité -- en accentuant, d'année en année, la violence de l'image, jusqu'à aller au bord de l'insupportable.
Cela, ce n'est pas une spécialité française, on s'en doute. Comparez la manière dont le meurtre est commis dans un western de John Ford, par exemple, et comment il est prolongé, assaisonné par Sergio Léone. La lenteur, la cruauté de l'image, les détails sadiques. C'est très instructif.
Il en résulte, forcément, un avilissement du public. Dans un écrit récent, le peintre Georges Mathieu décrit parfaitement la situation : « La télévision, le cinéma, par la puissance explosive de leurs images, tuent chaque jour ce qui reste de véritable humanité dans le cœur des hommes. » (*L'abstraction prophétique*. Coll. Idées.) ([^1])
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Nos films nous habituent à des scènes de meurtres, de viols, de tortures de plus en plus saisissantes, de plus en plus sadiques. Ils rendent le monstrueux familier, quotidien. Ils le banalisent. A protester contre ces images, on se fait facilement traiter de « pudibond » ou de « poule mouillée », preuve qu'on a décroché de la moyenne admise, et que l'on est étranger au milieu de ses contemporains. Peu importe. N'oublions pas que les films indiquent des modèles à suivre : le spectateur s'identifie à un ou plusieurs des personnages qu'il voit sur l'écran, il se *projette* dans leur histoire. On le sait très bien, puisqu'on utilise ce pouvoir dans les films de propagande. Ne comptons pas sur la distance entre la réalité et le spectacle, sur les freins qu'une éducation raisonnable met à nos instincts. Ces modèles de criminels et de monstres que le cinéma nous offre sont perçus, sont acceptés par toute une population coupée de ses traditions, à qui personne n'a enseigné la morale. Elle n'a plus de mœurs non plus : les mœurs, justement, c'est ce que la mode, les spectacles nous montrent comme modèles, seul « le dernier cri » est digne d'être imité.
On s'est aperçu récemment en Grande-Bretagne que les bambins de 6 à 8 ans s'intéressaient particulièrement aux films de massacre où les tronçonneuses interviennent pour découper en rondelles la chair humaine. Grâce aux magnétoscopes, plus répandus chez eux, les enfants pouvaient ainsi se payer des spectacles excitants. Il paraît que les psychiatres s'inquiètent, ce qui ne changera rien.
Nos modèles filmés diffusent comme des comportements fréquents, communs, et souvent justifiables, le vol (à main armée, c'est plus émouvant, et avec prise d'otages), le meurtre de toute personne représentant un obstacle aux désirs du héros, les coups très violents et la torture pour extorquer des renseignements.
35:312
Dans son livre sur André Breton, Michel Carrouges note que les romans « noirs » ou « gothiques » de la fin du XVIII^e^ siècle (*Melmoth, les mystères d'Udolpho*) avec leurs crimes étranges, leurs fous, leurs monstres sont comme un avertissement, un présage, de la tourmente qui allait bouleverser l'Europe de 1790 à 1815. Les écrivains, appareils sensibles, auraient traduit à l'avance dans leurs productions le déluge de sang proche. Si l'on accepte cette idée d'une prémonition, on peut poser la question : nos films barbares, que présagent-ils ?
Georges Laffly.
36:312
### Un « grand architecte » : Le Frère Ledoux (II)
par Jan Schneider
*La religion ledolcienne :\
des symboles qui restent symboles*
A la différence du XX^e^ siècle, aux XVIII^e^ et XIX^e^ siècle les notions de vertu et de vice dominent encore dans tous les esprits. Malgré leurs convictions différentes, les chrétiens comme Bernardin de Saint-Pierre, les déistes comme Voltaire, les athées comme Diderot s'accordent tous pour faire l'éloge de la vertu et la critique du vice. Même les libertins ne sortent pas de ce système. Bien qu'ils prennent position pour le vice, ils ne sont pas pour autant sortis des catégories de la morale.
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Il suffit de lire les titres de quelques-uns des livres du marquis de Sade pour s'en rendre compte : *La philosophie dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux, Justine ou les malheurs de la vertu, Juliette ou les prospérités du vice.* Même s'il essaie de démolir la morale, elle reste tout au long de ses œuvres son point de référence.
Ledoux fait partie de ceux qui fondent leur traité d'éducation sur la vertu. Il part du principe que l'homme a des défauts, mais qu'il est capable de s'améliorer si l'on lui donne une bonne éducation morale. Comme « les principes n'ont de valeur qu'autant qu'on les met en pratique » (p. 117), il prend des mesures concrètes pour guider l'homme vers la vertu, tout en lui inspirant l'horreur du vice.
« Qu'est-ce que la vertu ? C'est la résistance au vice » (p. 184). Quel est le but de l'art ledolcien ? C'est mettre « en action la saine morale pour vous apprendre à repousser les passions désastreuses, à vous garantir des voluptés corruptrices » (p. 184). Comment notre auteur procède-t-il ? Avant de commencer l'éducation proprement dite, il veut faire prendre conscience aux hommes de l'importance de la vertu et faire en sorte qu'ils désirent la posséder.
« L'art qui frappe, qui étonne vos sens par des modèles calqués sur la nature... est si puissant qu'il ravit nos substances intellectuelles et les transporte dans l'empire affermi du beau idéal » (p. 184). La pureté des lignes et l'harmonie des proportions -- qui se trouvent dans tous les bâtiments ledolciens -- donnent une première impulsion. Étant donné que les constructions architecturales sont imitation et représentation de l'harmonie universelle et par là de la perfection divine, celui qui les contemple doit souhaiter dépasser ces simples apparences afin de se rapprocher de l'Original.
Grâce à des constructions symboliques, le spectateur peut comprendre la structure de l'Univers et le chemin qu'il doit parcourir. Ledoux en personne nous assure que son architecture a un caractère symbolique : « Si les artistes voulaient suivre le système symbolique qui caractérise chaque production... ils élèveraient les idées de ceux qui les consultent et il n'y aurait pas une pierre qui, dans leurs ouvrages, ne parlât aux yeux des passants » (p. 115).
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L'initiation maçonnique s'effectue essentiellement par le biais d'innombrables symboles. Dans la loge, les objets, les paroles, les déplacements et même le temps ont un caractère symbolique. L'enseignement que le F... Ledoux a reçu, il le retransmet dans son *Architecture...* à travers une cohorte de symboles. Nous nous bornerons à en indiquer les plus importants ([^2]).
**L'eau et le sel**
Étant donné que Ledoux a groupé sa ville idéale autour d'une saline, nous commencerons par regarder de près le parcours de l'eau salée.
Dans une première phase négative, l'eau est tumultueuse. Au sujet de la maison des surveillants de la source de la Loue (la rivière salée qui alimente la saline de Chaux), Ledoux évoque les « déluges de la terre » (p. 51). Le pont sur la Loue doit résister « aux torrents qui se précipitent des hautes montagnes, rien ne peut arrêter leurs flots écumeux » (p. 46). En décrivant les pompes du canal de graduation, notre auteur nous met en garde contre les eaux qui « inquiètent et inondent ceux qui oseraient se confier à leurs caresses perfides » (p. 54).
Dans une deuxième phase positive, l'eau est maîtrisée. Dans le bâtiment de graduation, elle est canalisée ; le fleuve débordant devient « une mer doucement agitée » (p. 57). Enfin, dans les fourneaux du bâtiment de fabrication du sel, l'eau est chauffée afin de la séparer du sel.
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Quel est le symbolisme de ce processus physique ? En général, on peut associer le cours de l'eau au cours de la vie humaine. L'eau est d'abord indifférenciée. A ce moment-là, elle représente toutes les possibilités de développement que l'homme a en lui. Il y a les germes du mal comme ceux du bien. On peut même dire que les éléments négatifs prédominent d'abord. Les flots tumultueux symbolisent bien le désordre et le manque de contrôle des passions déchaînées. L'eau salée est amère. Par là, elle symbolise l'amertume et l'insatisfaction. De plus, elle rend stériles les terres qu'elle arrose. Ledoux associe le mouvement bruyant et sans but des pompes du canal de graduation à l'activité stérile et fébrile de l'imagination et des désirs. « L'activité de l'imagination ne laisse aucun repos, elle agit même quand les facultés semblent l'abandonner. Les oppositions, les contrastes, les provocations qui nous entourent, éveillent le sentiment ; plus on possède, plus on désire » (p. 54). Il veut nous montrer par là que nous sommes sans cesse agités par les désirs et que nous sommes toujours insatisfaits, parce que nous n'avons trouvé que le plaisir passager au lieu du bonheur durable.
Pour sortir de cet état d'agitation, il nous faut maîtriser nos instincts et nous purifier moralement. Le bâtiment de graduation dompte les torrents d'eau qui arrivent d'une manière graduelle. La lutte contre les tendances négatives exige un effort prolongé et une grande persévérance. Dans les fourneaux, on sépare le sel de l'eau -- allusion à la purification sous deux aspects. Premièrement, l'eau devient pure. Elle ne répand plus l'amertume et la stérilité, mais la joie et la fertilité, elle devient source de vie. Deuxièmement, le sel se cristallise en cube, symbole de l'incorruptibilité et de la stabilité : « Les Grecs appelaient un homme carré celui que l'on ne pouvait jamais détourner de la vertu ou de ses devoirs » (p. 185).
**La caverne**
La source de la Loue est située dans une caverne. Dans l'introduction de *L'Architecture...,* Ledoux nous rapporte le récit d'un homme qui décrit sa visite de la caverne. Il ne s'agit pas d'une visite ordinaire, mais d'une véritable « descente aux enfers », d'un voyage initiatique.
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« On me conduit à la saline, raconte le voyageur, le directeur guide ma curiosité... Les portes des lieux sombres s'ouvrent, je descends dans des antres profonds » (p. 43). Par ces phrases, notre auteur veut nous montrer qu'il est important d'avoir un maître spirituel pour être bien initié. Les « portes des lieux sombres » semblent représenter la limite entre deux modes de vie. Le voyageur passera d'une vie quotidienne où il ne s'est pas posé de questions à une phase de remise en question de lui-même. Il descend dans d'immenses salles voûtées où filtrent les « larmes du temps » (p. 43) : il prend conscience des peines de l'existence humaine et du destin en général. Il est en proie aux torrents (symbole des passions débordantes), cherche un sillon incertain pour se mettre à l'abri, lutte contre les « chimères ailées » (p. 43) sorties d'une imagination malsaine, traverse des ponts et des torrents dont le bruit intimide son courage. Il franchit des marais (victoire sur la paresse) pour éviter le « moderne Achéron » (p. 43) et ne pas être entraîné chez les damnés. Tout à coup, sa torche s'éteint ! Dans la tradition antique, la torche sert à traverser les ténèbres de 1'enfer. Le fait qu'elle s'éteigne indique que la traversée de l'enfer est finie.
« Quoique l'on ne revienne point sur ses pas pour revoir la lumière des cieux, frappé par ses rayons bienfaisants, qui font à leur aurore revivre la terre, après tant d'anxiétudes, je retrouve enfin les soupiraux du monde » (p. 43). Voilà que le voyageur est touché par les rayons célestes. Il entre dans une phase bénéfique dont il va tirer toutes les richesses. « Je remonte par une voie obscure remplie d'une épaisse fumée, je quitte cet abîme ténébreux » (p. 44). Sur ce chemin, on « rencontre cette action renaissante qui propage la richesse du gouvernement » (p. 44). Ledoux choisit la richesse qu'apporte au gouvernement le commerce du sel pour représenter les fruits de la maîtrise de soi-même. Après la purification morale, le voyageur sort de la caverne.
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Dans la tradition initiatique, la caverne est l'image du cosmos. Sa voûte représente le ciel, son sol la terre. On connaît le célèbre épisode de l'allégorie de la caverne dans la *République* de Platon. Ce philosophe suggère très bien que l'homme doit subir deux morts avant de pouvoir connaître Dieu, une mort au monde des sens, aux vices et une mort au psychisme, au raisonnement, à l'imagination. Ce même itinéraire est présent dans le christianisme, quand le Seigneur nous invite à nous purifier moralement en étant vertueux, puis à nous purifier spirituellement en priant, allant à la messe, étudiant les textes sacrés.
Ledoux par contre, s'il use du symbole de la caverne pour transmettre son message « initiatique », réduit le cheminement spirituel à une amélioration éthique. Son voyageur se contente de prendre conscience de ses lacunes, de ses défauts, pour cultiver les vertus. Sont absents chez Ledoux la purification intellectuelle, le travail pour s'approcher de la connaissance de Dieu, la prière et le lien d'amour entre l'homme et son Père céleste.
Chez Ledoux, il y a bien sortie de la caverne comme chez Platon. Notre architecte reprend l'idée d'une lumière céleste pénétrant à travers une ouverture au sommet de la voûte quand il dit que le voyageur est frappé par les « rayons bienfaisants » du ciel et qu'il retrouve enfin les « soupiraux du monde ». Pour que cette sortie puisse avoir lieu, il faut enlever la pierre qui ferme l'ouverture de la caverne, la clef de voûte. La question qui se pose est de savoir si cette sortie est identique à celle de Platon. Pour Platon, sortir équivaut à connaître Dieu et à être illuminé par lui, déjà durant cette vie. Une étude de l'architecture de Chaux permettra de résoudre cette question.
**La porte d'entrée**
La porte symbolise le lieu de passage entre deux états d'existence. La porte d'entrée de Chaux est la limite entre le monde profane extérieur et la ville sacrée, entre l'inconscience et la pureté.
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De plus, par son architecture, elle indique les trois phases qu'il faut parcourir pendant l'initiation. L'ensemble du bâtiment d'entrée avec ses annexes est construit avec des pierres taillées rectangulaires. La porte proprement dite comporte une voûte en pierre brute à l'intérieur et en pierre taillée arrondie à l'extérieur : Ledoux fait allusion aux trois degrés de la hiérarchie franc-maçonne -- apprenti, compagnon, maître -- et aux trois pierres symboliques qui leur sont propres : pierre brute, pierre cubique et pierre de voûte. Que représentent la pierre brute et la pierre taillée ? « On peut être vertueux ou vicieux, explique Ledoux, comme le caillou rude ou poli » (p. 3). La pierre brute représente le chaos, l'inconscience. La pierre cubique est le fruit de la purification morale (cf. le sel cristallisé en cube). La pierre de voûte équivaut à la sortie du cosmos, à l'ascension vers le Ciel, à l'élévation vers Dieu. Il est intéressant de voir que Ledoux lui-même associe expressément la caverne de la porte d'entrée au cosmos : « Quel est cet antre sorti de la terre pour s'affilier avec la voûte céleste ? » (p. 107.)
Le premier plan d'ensemble de Chaux prévoyait un ensemble industriel carré. Notre architecte l'a laissé tomber au profit d'un deuxième plan de forme demi-circulaire, qui a été effectivement exécuté. Plus tard, dans son livre, il le complète et en fait un cercle entier. La forme carrée a été abandonnée au profit du cercle dont la « forme plus rapprochée de la voûte céleste est pure et plaît aux yeux exercés » (p. 66). On pourrait voir dans ce changement de plans une indication qu'il faut passer du carré au cercle, du cube à la sphère, de la Terre au Ciel. Dans la franc-maçonnerie, les formes carrée et circulaire sont rappelées par l'équerre et le compas qui servent à les tracer. Le maître franc-maçon se retrouve toujours « entre l'équerre et le compas », c'est-à-dire qu'il est un médiateur entre la Terre et le Ciel. Curieusement, la première de toutes les planches de *L'Architecture...* nous montre un buste de l'architecte Ledoux, entouré de plans de bâtiments et de ses instruments de travail, l'équerre et le compas !
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**Symbolisme architectural\
et réalisation spirituelle**
Voyons maintenant les bâtiments où s'opère une mise en pratique de ce que l'initié a seulement vu auparavant. Grâce à ces édifices, l'homme peut passer de l'initiation virtuelle à la réalisation spirituelle. Nous avons classé les constructions suivant leur architecture en trois catégories, correspondant aux trois degrés de la hiérarchie maçonnique : ceux qui représentent le chaos et les vices du monde profane (apprenti), ceux qui réalisent la purification morale (compagnon) et ceux qui correspondent à l'ascension et à la sortie de la voûte céleste (maître).
A part la porte d'entrée, il n'y a aucun édifice en pierre brute à Chaux. Néanmoins, il en existe un qui par sa forme symbolise le vice. Il s'agit justement de la maison du vice, l'oikèma (du grec οΐκημα : maison de débauche). Le plan de son rez-de-chaussée a une forme phallique : on s'y livre aux orgies ! Pourquoi notre architecte bâtit-il une maison du vice ? Il sait que l'homme a des tendances à la débauche. Au lieu de lui faire croire que le vice n'existe pas, il veut le lui montrer dans toute sa laideur. « Vu de près, le vice n'influe pas moins puissamment sur l'âme ; par l'horreur qu'il lui imprime, il la fait réagir vers la vertu » (p. 2). Voilà une conception singulière de la sanctification ! Un bordel comme garantie efficace de l'épuration des mœurs ! Ledoux lui-même doit reconnaître implicitement qu'il peut y avoir des hommes qui prennent goût au vice et qui continuent à visiter l'oikèma. Pour les en éloigner, il fait appel à leur sentiment d'honneur. La pudeur « exige que les noms de ceux qui fréquentent ces repaires tolérés, soient inscrits en lettres ineffaçables sur ces surfaces... Qui voudrait y voir son nom ? » (p. 203). En d'autres mots, on cultive moins l'horreur du vice que la peur du qu'en-dira-t-on, incitant ainsi à l'hypocrisie.
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Dans la ville idéale, il y a beaucoup de bâtiments avec une surface carrée où l'homme développe ses vertus : le pacifère, la maison d'union, la bourse, l'église et le panaréthéeon.
Le panaréthéeon est une école pour apprendre la vertu (πανάρετος : tout à fait vertueux). Sa façade est ornée de statues. Chaque statue représente un principe. Par sa beauté, elle développe, dans le cœur de celui qui la regarde, la vertu qu'elle représente. Pour compléter l'effet des statues, il y a des inscriptions murales que même « l'homme le plus mal organisé pourra se faire lire » (p. 186). Il est un peu naïf de croire qu'il suffit de regarder quelques statues pour devenir vertueux. L'enseignement dispensé par l'école de la vertu reste abstrait, alors que celui de l'école du vice est bien concret !
Il faut encore que l'élévation vers Dieu puisse se réaliser, celle qui va permettre de renaître hors du cosmos. Mais où s'effectuera-t-elle ? Cherchons un bâtiment sphérique, représentation du Ciel, et nous connaîtrons la clef du « grand mystère » !
C'est le cimetière qui a la forme d'une sphère parfaite. Au sommet de la sphère, il y a une ouverture par où rentre la lumière. Dans le livre, sous le titre « élévation du cimetière de Chaux », nous trouvons une gravure qui montre non pas un bâtiment, mais... le ciel avec les sept planètes ! On peut en conclure que le cimetière est bâti à l'image du cosmos.
Suivant Ledoux, l'ascension et la sortie de la voûte céleste s'opèrent ainsi : « Sur un palier commun on épure les morts pour exciter les vivants à la vertu ; l'un des côtés conduit aux champs du bonheur..., l'autre côté mène aux supplices éternels... C'est ici où le mérite va renaître de ses cendres ; déjà les flammes du génie s'élancent ; les voyez-vous électriser la nue, la diviser et se mêler aux clartés célestes... Le monde intellectuel pour lequel \[l'homme\] a été fait vous offre une échelle graduée qui reçoit l'affluence des êtres électrisés par la flamme céleste ; il vous offre ces divins génies qui s'élèvent au sommet de la voûte éthérée : l'Architecte est là » (pp. 193-195).
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Pour notre « philosophe », à la différence de Platon et du christianisme, en ce monde et durant cette vie, il n'est point envisageable de s'élever vers Dieu. L'existence humaine se trouve ainsi réduite à la dimension horizontale.
\*\*\*
Que penser de cet homme, rival du G**.·.** A**.·.** D**.·.** L**.·.** U**.·.** (« Grand Architecte De L'Univers ») ? Il est intéressant que, fidèle à sa profession d'architecte, Ledoux fonde son éducation sur des bâtiments et qu'il ait réussi à réaliser ses idées maçonniques à travers son art. Nous pouvons admirer sa générosité idéaliste qui veut le mieux pour l'humanité, mais il faut également signaler que vouloir être le « rival du Créateur » et se poser comme maître spirituel traduit un grand orgueil de sa part.
Et c'est précisément là que réside le danger de cet itinéraire ledolcien, comme de tout itinéraire maçonnique. Il manque à ce genre d'enseignement la vertu d'humilité. A trop accumuler de symboles, qui tous se ressemblent, Ledoux reste dans un pur intellectualisme et oublie de dire concrètement ce qu'il faut faire pour rejoindre Dieu. C'est pourquoi ses symboles restent symboles.
Ces symboles, il les puise dans l'Antiquité grecque, faisant ainsi l'impasse sur dix-huit siècles de christianisme. La caritas chrétienne, fondée sur la grâce divine et la foi humaine, se voit remplacée par la vertu sociale de bienfaisance. Le guide de l'homme sur terre n'est plus le Christ, mais un directeur qui est là pour défendre les intérêts financiers des citoyens, leur inculquer la vertu du travail et les maintenir dans une paix sociale. L'église des pierres a supplanté l'Église de Pierre.
La volonté de Ledoux de vouloir réduire la vie humaine à la seule pratique de la vertu annonce le XIX^e^ siècle, qui sera un siècle essentiellement moralisateur. Le danger d'une telle attitude est de supprimer la raison qui doit pousser l'homme à être vertueux.
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Car la morale qui ne s'inscrit pas dans le dessein de se parfaire pour ressembler à Dieu devient une morale sociale. Et finalement, c'est souvent l'impression qui ressort à la lecture de Ledoux. Les hommes sont « initiés » afin d'acquérir les vertus qui leur permettront d'être de bons « citoyens ». Certes Dieu est présent chez Ledoux, mais c'est le Dieu des déistes, un Dieu lointain.
Jan Schneider.
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### Réflexions sur le péché politique
par Jean-Baptiste Morvan
IL NE NOUS SERA POINT DONNÉ d'écrire l'histoire intellectuelle du XX^e^ siècle ; il nous faudrait vivre aussi longtemps que Mathusalem pour avoir le recul nécessaire et tracer les lignes essentielles d'un paysage confus. Du moins pouvons-nous tenter quelques approximations et recherches de perspectives, afin de fournir une aide préalable à nos successeurs, si la Providence daigne nous en accorder. Le premier service à leur rendre consisterait à proclamer énergiquement que le véritable paysage psychologique et moral a été, durant la deuxième moitié du siècle, cyniquement truqué, masqué par des décors de carton. Ensuite, pour faciliter l'analyse des réalités, on aimerait à inventer des formules un peu étranges, au moins inattendues et surprenantes, un peu à la manière de celles qu'affectionnait Thibaudet pour ses titres et sous-titres.
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Il convient de restituer à cette époque la nouveauté subversive dont elle s'est d'abord vantée, mais que certains, l'âge venant, s'efforcent maintenant de présenter comme l'effet des causalités inscrites dans une continuité naturelle et logique. Les avorteurs de la pensée française veulent passer pour des accoucheurs pleins de probité scientifique, inspirés par un souci constant de thérapeutique humanitaire. Nous n'avons point à travailler à leur respectabilité présente ou future ; remettons en lumière les ambitions de leur jeunesse, même si elles leur paraissent aujourd'hui désobligeantes.
A propos des mutations funestes et des fléaux variés que nous persistons à refuser, il se trouvera toujours des gens pour dire que ces phénomènes étaient en germe depuis plusieurs générations. Nous répondons qu'il existe des germes qui sommeillent longtemps et dont certains n'ont jamais encore manifesté leur nocivité ; peut-être même, dans le foisonnement multiforme de la création y eut-il des virus morts sans que l'homme ait jamais eu à pâtir de leur existence heureusement secrète. A nos appréhensions, à nos légitimes frayeurs, des sceptiques paresseux et réputés aimables allégueront que le mélange du bien et du mal est constant, que le monde continue pourtant et que l'humanité survit aux initiatives destructrices. Les siècles antérieurs ont connu des hommes de science et des hommes de lettres, doués de cervelles bizarres et enfiévrées, fabricateurs de systèmes extravagants que le vent de l'Histoire emporta dans un définitif oubli. Seuls les spécialistes érudits ont gardé le souvenir de ces cosmogonies vertigineuses, de ces constructions aberrantes que le XVIII^e^ siècle finissant produisit en abondance. Il resterait à savoir si l'exemple de ces vaticinations à la mode ne fut pas contagieux et tristement encourageant pour des esprits qui, sans retenir le fatras des thèses, adopta le style frénétique de ces rêveurs de réforme universelle. Notre siècle vingtième, même s'il se penche parfois avec complaisance sur les écrits de Sade, présente un panorama caractérisé par d'autres impératifs et d'autres tendances : par exemple, le souci d'une stratégie intellectuelle disciplinée et l'art sournois d'effacer dans les consciences toute trace des doctrines de la tradition jusque dans leurs applications les plus quotidiennes et les plus complètes.
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Un auteur futur de l'histoire actuelle de la pensée ne remplirait dignement son rôle que s'il se proposait d'abord une étude apparemment négative : le recensement de toutes les omissions, la mise en lumière de tous les abandons, non seulement dans les spéculations intellectuelles, mais dans l'univers social et politique que ces trahisons savantes ont très vite modifié.
Les pires jacobins, les terroristes en bonnet rouge, s'ils infléchissaient à leur manière les prescriptions de la morale, ne cessaient d'en parler. De nos jours, il me paraît primordial de savoir comment le péché a disparu : la chose et le mot. L'historien mesurerait l'élimination progressive du terme, jusqu'au moment où il a pris un aspect de désuétude si proche du ridicule que les écrivains n'ont plus aucune envie de s'en servir encore. Des critiques subtils se demanderaient comment cette abolition est survenue si vite après une génération littéraire qui raffinait sur le thème du péché jusqu'à une angoisse si méticuleuse, si paradoxale qu'elle ressemblait à un tourment gratuit. Impossible de se faire illusion : c'est la génération suivante, celle des disciples fervents, des grands lecteurs de Mauriac, Bernanos et d'autres moins illustres, qui a établi une situation de complaisance à tant d'étonnantes indulgences, à tant de scandaleuses absolutions. Les raisons peuvent être multiples ; une au moins est assez apparente. Il fallait briller par l'étalage constant du paradoxe, proclamer que le péché n'était pas là où le sens commun l'avait toujours vu, mais qu'au contraire il régnait avec une virulence secrète là où on n'avait pas voulu le voir. Ainsi l'on se faisait une réputation de « prophétisme » ; le mot est encore répété avec délices. On acquérait une notoriété de profondeur critique et d'exigence morale en délaissant les fautes bien connues, parfois même en y trouvant des supériorités spirituelles insoupçonnées issues d'expériences humaines regardées comme torturantes, voire crucifiantes. Les tenants attardés de la morale traditionnelle étaient dénoncés comme les défenseurs d'un pharisaïsme conservateur et, avec psychanalyse à l'appui, comme des obsédés sado-masochistes.
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On parla beaucoup alors des « péchés sociaux » : péchés collectifs bien commodes en vérité. A propos des uns, la responsabilité personnelle paraissait atténuée, et l'on estimait qu'il fallait charitablement composer avec eux. Remarquez la prudence onctueuse et réticente avec laquelle, même chez des théologiens, on évoque l'avortement et la drogue. Par contre, à entendre les nouveaux théoriciens, on devait combattre d'estoc et de taille contre les « péchés sociaux » provoqués par les structures économiques et sociales ; d'ailleurs, à la limite, tous les « péchés sociaux » n'en étaient-ils pas la conséquence ? C'est ainsi que de vénérables badernes théologiques, qui s'étaient jadis voilé la face devant le « politique d'abord » de Maurras, volontairement mal interprété, firent prévaloir un autre « politique d'abord » bien à eux et largement ouvert sur les démagogies marxisantes.
Un bon sens un peu trop court laisserait croire que les gouvernants apparemment hostiles au progressisme révolutionnaire sont par définition opposés fermement à une telle conception. Ce serait mal connaître l'humaine nature. Puisque, dans l'état actuel des choses, la société semble sécréter inéluctablement l'immoralisme du fait de ses mutations psychologiques, la responsabilité des gouvernants s'en trouve diminuée d'autant, jusqu'à l'effacement total. Il leur est toujours permis d'estimer qu'ils font ce qu'ils peuvent, qu'ils peuvent peu ou rien du tout. Débordés par le soin accablant des affaires courantes, comment trouveraient-ils le loisir nécessaire pour modifier le laxisme anarchique de l'opinion ? Ils sont obligés de « faire avec », comme dit le charabia à la mode. Le peuple souverain, généralement heureux d'une telle abstention, ne songera pas à leur en faire reproche. Quant aux clercs les plus officiels, ils se sentiraient mal venus de réclamer des mesures légales forcément peu nuancées, après qu'eux-mêmes aient toujours pratiqué une casuistique accueillante. D'où une complicité universelle qu'il faudrait un miracle pour briser.
A une minorité jusqu'à présent peu écoutée en dépit de quelques signes favorables mais récents, les gouvernants opposeront s'il en est besoin, les sacro-saints principes de la liberté et des droits de l'homme. Encore n'est-ce que pour ménager une dignité de façade. Il n'est pas en effet interdit d'avancer une explication plus secrète, tenant à un pragmatisme honteux.
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Dans leurs tenaces illusions, nos gouvernants persistent à croire que les états dans l'État qui vivent et prospèrent sur les vices tolérés représentent des groupes assez faciles à connaître, à repérer, à surveiller. Éventuellement on prendra des contacts obscurs avec eux, on « causera » -- et causer, c'est traiter. Par contre, comment discerner et circonscrire les idéalistes impénitents, les croyants intransigeants et les gens exempts de tout casier judiciaire ? Pas de délit, donc pas de chaîne ni de laisse, pas de médaille au cou de Médor ! Voilà qui est insupportable, qui pose aux finesses de l'art politique d'affreux casse-tête. Nos maîtres raisonnent à l'égard de ces marginaux-là comme le Docteur Knock à propos des gens sans maladie.
Nous aurons l'audace, l'effronterie, de proclamer que dans une société pareille, il y a des péchés d'État, des péchés politiques ; non point des « péchés de société », mais des péchés particuliers à ceux qui détiennent le pouvoir. Les accommodements qui se prévalent du pragmatisme à la petite semaine sont devenus si nombreux, si pesants que l'on y voit des péchés fossilisés, pétrifiés, pierres angulaires d'une caricature d'État ; des péchés constitutifs de l'État, d'un État qui s'identifie de plus en plus à un contre-État. Il y a des péchés contre la Foi qui sont automatiquement des péchés contre la France, des péchés contre la France qui sont des péchés contre toute image un peu consciente et précise de la conviction chrétienne. Et de tous ces péchés solidaires, l'homme souffre, pleure et saigne : un humanisme abstrait qui, de proche en proche, est allé très loin et très haut, excelle à méconnaître les plaies les plus visibles.
Le péché politique dégringole en cascade sur toutes les autorités, hautes, moyennes et basses, depuis les gouvernants télévisés jusqu'au plus ignoré des exécutants. Admettons que la faute soit plus scandaleuse chez les chefs ou supposés tels : il paraît cependant impossible d'absoudre totalement les plus humbles et de les créditer d'une totale innocence. Le « sida » politique atteint les fonctionnaires, les corps constitués et les corps intermédiaires, les « ordres » dans la mesure où ils ont encore quelque apparence de vie et quelque plausible raison d'être.
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Sans doute gémiront-ils, diront-ils qu'ils ne peuvent rien contre les lois, tout comme les élus affirment qu'ils sont sans force contre le cours décadent des mœurs. Mauvaise excuse : vous êtes citoyens, vous avez le droit de vous manifester politiquement, d'adhérer à des groupements et de vous abonner aux journaux qui ne mangent pas de ce pain-là. Si parmi les exécutants des lois putrides, quelques milliers ouvraient la bouche pour proférer une parole audible, il y aurait de l'espoir. Mais le fond du problème, c'est que vous attendez toujours que « ça se tasse ». Alors, voyons un peu comment ça se tasse.
J'entendais dernièrement à la radio un Diafoirus renégat qui a encore le front de se dire chrétien bien qu'il ne croie plus à la vie éternelle et qu'il attende du catholicisme une modernisation des dogmes. Son cas est représentatif. Il tient l'avortement pour un meurtre, mais trouve aberrant de vouloir en abolir les remboursements sociaux. Dévot éternel de De Gaulle, il est persuadé que la France est fichue ; c'est son mot ; mais dans son humaniste sérénité il s'en console noblement. Pas une seconde il ne s'interroge sur les souffrances multiples, prévisibles et imprévisibles, des Français dans une France fichue. Pourtant, dès maintenant, un homme doué d'un peu de cœur ne saurait se dissimuler la réalité d'une situation catastrophique où nos grands pécheurs politiques frétillent comme des asticots dans une viande avariée.
On ferait sourire bien des intellectuels en évoquant les aspects de l'expression littéraire au temps présent. Il me fut naguère impossible, à cause du dégoût, de continuer à faire l'exégèse des romans annuellement primés ; pour les plus récents, un simple aperçu relatif aux thèmes de ces bouquins a réveillé mes nausées. A qui fera-t-on croire qu'un État pourvu d'institutions dites culturelles est incapable de la moindre suggestion, de la moindre intervention capable de modifier le cours d'un intellectualisme fangeux ? Quand un État remplit sa mission, il a tout naturellement un prestige, une présence, qui même sans action directe, donne un certain ton, un style. Quand au contraire il laisse en place les histrions de la profanation, les installe, leur accorde des titres et des tribunes, il suggère par là-même qu'ils ont raison, que l'idée de l'homme qu'ils présentent est naturelle, normale, exclusive de toute autre perspective.
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Tout le monde ne lit pas les livres, mais de proche en proche une conviction avilissante se répand. « L'homme de France, répondra-t-on, a le droit de penser autrement, de penser à autre chose. » Il le peut de moins en moins et cet argument est plus qu'une plaisanterie, c'est une offense.
Entre la matérialité agressive des écrits et celle qui s'attaque à la chair même de l'homme, il y a une profonde unité. Viols, assassinats, drogue, et au-delà, les peurs et les hantises des victimes que l'état de choses n'a pas menées jusqu'au trépas : qui d'entre les gouvernants témoigne à ces événements un souci qui devrait aller jusqu'à l'obsession ? Je connais des gens agressés qui, plusieurs années après, frissonnent au premier bruit nocturne et dans leurs insomnies hagardes, éprouvent le désir de tuer. Comme le Macbeth de Shakespeare, nos pécheurs politiques ont assassiné le sommeil innocent. Que devient la liberté pour les victimes, la liberté pour les drogués ? La politique grotesque à laquelle on veut donner un air de prudence et de sagesse respecte scrupuleusement des libertés qui prennent l'homme à la gorge, d'autres qui salissent des vies entières et avilissent la Création. Le péché politique doit être expié ; qu'on se décide au moins, sans tarder, à le démasquer et à accepter des révisions déchirantes : l'État dans lequel on nous ficelle ne mérite qu'une chose, et c'est d'être déchiré.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Un aventurier tricolore (V) : le marquis de Morès 1858-1896
par Alain Sanders
#### L'entrée en politique
-- T'ATTAQUER À CONSTANS ? Mais tu es devenu complètement fou, Antoine !
Et pourquoi donc, s'il te plaît ?
-- Tu es resté trop longtemps à l'étranger. Il s'est passé des choses graves en France...
Des choses graves ? Eh bien la geste du « brav' général Boulanger » au moins... Dans leur ouvrage déjà classique, *Les droites dans la rue* (Éditions DMM, 1985), Philippe Vilgier et Francis Bergeron notent : « La République des modérés, des affairistes, des opportunistes, ébranlée, a composé un portrait charge du général Boulanger destiné à décourager par avance tous ceux que pourrait tenter pareille aventure. » Et ils ajoutent : « La III^e^ République aura su employer toutes les manœuvres pour abattre Boulanger. Et si le général se suicide sur la tombe de Marguerite de Bonnemain, au cimetière d'Ixelles, le 30 septembre 1891, c'est certes par désespoir amoureux mais aussi dans une certaine mesure, parce qu'il a été brisé par la République. »
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Entre le 14 juillet 1886, date à laquelle le général « Revanche » est follement acclamé, et ce triste jour de septembre où il se suicide sur la tombe de sa maîtresse, la classe politique a tremblé. Le 22 mai 1887, une élection partielle à laquelle il n'était même pas candidat lui donne à Paris 39.000 voix. Le ministre de la guerre le punit en le mutant à Clermont-Ferrand...
A partir de 1888 paraît *La Cocarde,* le journal de Barrès, où se retrouvent les membres du *Comité républicain de protestation nationale* (boulangiste) : Déroulède, Naquet, Rochefort, Armand de Mackau.
Boulanger n'est pas un homme seul. Mais il a des ennemis puissants : Floquet, le président du Conseil, qui le blesse sérieusement au cours d'un duel ; Georges Clemenceau qui crée la « Société des droits de l'homme » pour lutter contre la « réaction » ; Constans qui prend une part active dans la campagne de calomnie déclenchée contre Boulanger jusqu'à le contraindre à l'exil. Le 14 août 1889, cet officier qui, dans la nuit du 27 janvier 1889, avait refusé de marcher sur l'Élysée, sera même condamné par contumace à la détention perpétuelle pour atteinte à la sûreté de l'État...
Constans est, à l'origine, un avocaillon toulousain, rayé en 1861 du barreau sur réquisition du procureur général pour « affaire de mœurs ». Grillé en France, Constans passe alors en Espagne et s'associe avec un certain Puig pour y exploiter très exactement des pompes à... merde. Ce sont des choses qui ne s'inventent pas.
En 1876, il fait sa rentrée à Toulouse. Il a entre-temps, volé son associé espagnol. L'a-t-on oublié ou bénéficie-t-il d'appuis très puissants ? Toujours est-il qu'il réussit à se faire élire député... Et il fait une carrière fulgurante : ambassadeur de France en Turquie, ambassadeur de France en Chine, gouverneur d'Indochine, ministre de l'Intérieur.
L'homme est donc puissant. Ce n'est pas pour effrayer Morès :
-- Ils ont beau avoir dérobé les dossiers de M. Richaud. Je sais, moi, ce qu'ils contenaient...
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Un député, M. de La Martinière acceptera de poser à la tribune de la Chambre quelques questions embarrassantes dont celles-ci : « Quelles sont les causes exactes de la mise à l'écart de M. Richaud et de son rappel en France ? » La question semble d'importance puisque des députés de gauche -- Clemenceau, Millerand, Pelletan -- demandent au gouvernement de produire son dossier. En vain.
Charles Droulers raconte : « M. Constans, mis en cause, se défend en quelques mots hautains et maladroits : « Je ferais trop d'honneur à ce député (M. de La Martinière) de m'occuper de ce qu'il a dit... », puis passe à l'apologie personnelle : « Si vous regardiez dans ma vie vous n'y trouveriez depuis quarante ans que la continuité d'un travail de chaque jour et pas autre chose... », puis à la métaphore malheureuse qui montre que l'orateur a un peu perdu pied : « Il est possible que j'aie eu à me plaindre de M. Richaud après mon départ d'Indochine, mais je ne veux pas récriminer et je dois me souvenir que je parle d'un homme dont la tombe est à peine fermée... » Lorsque le ministre de l'Intérieur descend de la tribune, M. de La Martinière peut très justement s'exclamer : « Messieurs, je constate qu'il n'a pas été répondu un seul mot aux arguments que j'ai apportés à cette tribune et aux pièces que j'ai produites. » La Chambre sait maintenant que Richaud accusait Constans de faits précis de concussion. Elle vote cependant la clôture et, sur la proposition de M. Millerand demandant une enquête, elle se prononce par 304 voix contre et 258 pour. »
Morès a compris :
-- Assez de paroles, des actes. Ces députés sont des pourris. Je passe à l'action.
Le 17 juillet 1889, il adresse au journal *Le Matin* la lettre suivante qui sera reprise par toute la presse :
Monsieur le directeur,
En qualité d'ami de M. Richaud, je viens répondre à votre article du 14 juillet intitulé : « Ambition sans frein ». Comme vous le savez, j'arrive du Tonkin où j'ai été m'occuper de colonisation. J'y ai rencontré M. Richaud. J'ai appris à l'estimer. J'étais son ami. Je suis l'ami de sa veuve et de ses enfants.
57:312
Vous avez eu le grand courage d'entreprendre la défense de M. Constans. Je prends la parole à la place de M. Richaud.
J'ai vu au Tonkin les résultats de l'administration de M. Constans et, à mon avis, aucun administrateur honnête et intelligent ne pouvait prendre la responsabilité de sa succession. Pour ma part j'accuse M. Constans, gouverneur général de l'Indochine, d'avoir :
1° Fait perdre à l'État 440.000 francs dans l'affaire des cercles chinois, les documents officiels ci-joints vous montreront dans quelles circonstances. « La brutalité de certains faits, disait Richaud, rend leur justification impossible. » Je le répète avec lui ;
2° D'avoir, comme gouverneur de l'Indochine, falsifié les rapports militaires et sciemment trompé le gouvernement.
Je suis revenu par la Chine, la réputation laissée par M. Constans, ministre de France, m'a fait rougir en ma qualité de Français d'avoir été représenté par un tel homme, et j'accuse M. Constans, ministre de France, d'avoir :
1° compromis très gravement les intérêts de la France dans le traité avec la Chine, dans le règlement des questions concernant le commerce du sel, l'enclave de Paklung, la délimitation des frontières ;
2° déshonoré ses fonctions de représentant de la France en Chine, par son brocantage.
Ces accusations et d'autres encore, je suis prêt à les formuler, soit en cour d'assises, soit devant la barre du peuple, et je suis prêt à défendre mes amis sur tous les terrains.
Recevez, Monsieur le directeur, l'expression de mes sentiments les plus distingués.
Morès.
Les documents que possède Morès ?
1\. Une lettre d'un certain Acham qui propose de verser 440.000 francs dans les caisses du Trésor pour l'ouverture et la concession, deux années durant, des cercles de jeux de Cholon et de Saigon.
2\. Le texte des instructions de M. le gouverneur de l'Indochine autorisant sans taxe spéciale l'ouverture desdits cercles.
58:312
Ce qui signifie, en clair, que les cercles chinois ont été rétablis et que le sieur Acham a eu *pour rien* ce qu'il offrait de payer 440.000 francs... Morès produit une copie d'une lettre de Constans, datée du 10 avril 1888 et adressée au lieutenant-gouverneur de la Cochinchine. Cette lettre précise que ces cercles chinois ne seront pas une source de revenus pour la colonie et n'auront, par suite, à subir *aucune taxe ni* *redevance spéciale.*
La lettre est reprise par les journaux de Paris et de province. On attend, on exige, une réponse de Constans. Elle viendra dans *Le Soir* pour expliquer, grosso modo, que M. de Morès n'a pas digéré le refus de sa demande de concession. Mais la lettre du sieur Acham ? Mais le texte des instructions très spéciales de M. le gouverneur de l'Indochine ? Constans n'en parle même pas.
Le procédé est tellement grossier que même le *Moniteur universel* en est choqué :
« Il faut chercher une autre réponse que celle que *Le Soir* a imaginée et qui n'en est pas une. Il faut trouver autre chose. Continuer à se taire, à organiser, comme on dit, la conspiration du silence, serait encore de tous les partis le plus maladroit, parce que pour dix journaux républicains qui se tairont, il y aura vingt journaux conservateurs qui parleront et qui le feront d'autant plus haut qu'ils sauront que leurs adversaires attachent plus de prix au silence. »
Il en faudrait plus pour gêner Constans, ministre de l'Intérieur et grand faiseur -- et « défaiseur » -- de députés. Morès ne se décourage pas pour autant et continue à publier les « documents Richaud ». On y lit notamment ceci :
« Les cadeaux reçus par M. Constans ont produit à Saigon un vif sentiment d'étonnement, j'ajouterai même d'indignation. La coïncidence d'un de ces présents avec l'autorisation donnée à S. M. Norodom de rétablir le jeu des trente-six bêtes a donné lieu à des commentaires véritablement injurieux pour la réputation de mon prédécesseur.
« Or il est avéré à Saïgon que S. M. Norodom, immédiatement après avoir obtenu de M. Constans le rétablissement du jeu des trente-six bêtes, détacha sa ceinture d'or, fermant par une plaque enrichie de diamants, et l'envoya à M. Constans.
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Ce présent, à cause de sa grande valeur, pouvait-il être rangé dans la catégorie des cadeaux d'usage, tels que bijoux, boîtes d'or ou d'argent, etc., que Sa Majesté cambodgienne avait, du reste, généreusement distribués à ses hôtes pendant son séjour à Saigon ? »
Répondant de surcroît à Constans qui l'accuse d'avoir conçu de la « mauvaise humeur » en raison du refus de concession, Morès écrit au journal *L'Estafette :*
« Je suis, en effet, de fort mauvaise humeur, et, comme j'ai au Tonkin des intérêts avouables et honorables, mon intention est d'empêcher une bande subventionnée de s'emparer d'un pays conquis au prix du sang de mes camarades ! Dans la voie où je suis engagé, je serai sans pitié et j'irai jusqu'au bout. Je ne discute pas, j'exécute ; et quand l'heure sera venue, j'accuserai encore. De plus, pour parer aux attentats de M. Constans, ministre de l'Intérieur, je propose que la presse, gardienne de nos libertés, publie le nom, l'adresse, le signalement, la tenue (civile ou d'uniforme) des membres de la *brigade politique.* Ces hommes seront ainsi à leur domicile sous la surveillance du peuple. »
La *brigade politique* évoquée par Morès est une équipe de coupe-jarrets chargés d'exécuter les basses œuvres du ministre de l'Intérieur. Avec une certaine audace -- et beaucoup d'imprudence -- Morès va les défier en écrivant à tous les journaux qu'il s'inscrit pour mille francs au profit des premières victimes (ou de leurs familles) de cette bande de tueurs...
Le 22 septembre 1889, Constans descend à Toulouse pour se présenter à la députation. Morès l'y suit, accroché à ses talons comme un chien de meute. Mais Constans n'est pas descendu seul dans la « ville rose » : la brigade politique, gonflée de quelques demi-sels locaux est de la partie. L'adversaire de Constans est M. de Susini. C'est un honnête homme mais ce n'est pas un foudre de guerre. Morès fera sa campagne avec une fougue qui lui vaudra quelques ennuis. Toutes les réunions de M. de Susini sont envahies par des hommes de main qui, sans discussions inutiles, frappent sur tout ce qui bouge.
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Un soir, Morès vient juste de terminer un discours particulièrement musclé -- il a comme on dit un peu vulgairement, « taillé un costume » à Constans -- quand il est assailli par une vingtaine d'individus. Débordé par le nombre, il tire son revolver pour essayer de se dégager. C'est le moment qu'attendaient des policiers envoyés par Constans pour l'interpeller très officiellement. Au cours de l'échauffourée d'ailleurs, un agent maladroit recevra un coup de canne-épée initialement destiné au marquis...
Moins d'une semaine plus tard, Morès est jugé pour « port d'armes illégal ». Le président du tribunal lui demande :
-- Vous reconnaissez avoir été, ce soir-là, porteur d'une arme à feu.
-- Bien sûr, monsieur le président. Et j'ajouterai : fort heureusement.
-- Comment cela fort heureusement ?
-- Oui, monsieur le président : fort heureusement ! je le répète. Sans mon revolver j'étais purement et simplement assassiné...
Le président du tribunal aura alors ce mot :
-- Cela aurait été regrettable, bien sûr. Mais mieux vaut se laisser assassiner que de violer la loi.
Moyennant quoi, Morès sera condamné à cent francs d'amende et ses agresseurs jamais inquiétés...
Malgré tous ses efforts, Morès ne réussira qu'à mettre Constans en ballottage. Au deuxième tour, il sera élu. Sans que ce soit vraiment une surprise : M. de Susini est boulangiste et les Boulangistes, abandonnés par leur chef, subissent une grave déroute dans tout le pays.
Un autre homme serait découragé. Pas Morès. Début 1890 -- il rentre d'un long séjour en Angleterre -- il déclare à ses amis :
-- Il serait peut-être temps de passer aux choses sérieuses...
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« Passer aux choses sérieuses »... Et qu'a-t-il fait d'autre jusqu'à présent ? « A cette passion de servir, écrit Droulers, Morès va tout sacrifier : son temps, son activité, sa fortune, la douceur de son foyer. La marquise de Morès vit dans des angoisses continuelles. Il sacrifie aussi la plupart de ses relations familiales et mondaines qui ne comprennent pas la hardiesse de ses théories sociales, son dévouement à la cause des humbles et des ouvriers. Il connaît l'amertume de se voir désavoué par son père, et c'est le déchirement suprême. Mais rien ne peut fléchir sa volonté. »
Le livre-choc de Drumont, *La France juive,* est paru en 1885. Morès l'a lu très attentivement. Aux États-Unis, se souvient-il, son entreprise, la *National Consumers Company,* a été brisée par une coalition de capitalistes et de bouchers israélites à qui elle faisait directement concurrence. Au Tonkin, se rappelle-t-il, son projet de chemin de fer a été bloqué par un ingénieur israélite auquel il a refusé de verser une commission de 25.000 francs. Et il lui revient encore que, lors de la campagne électorale de Toulouse, le préfet si empressé à servir les intérêts de Constans était aussi israélite...
Morès demande à faire la connaissance de Drumont. Les deux hommes se rencontrent et sympathisent immédiatement. Un soir, Drumont lui demande :
-- Que faites-vous de votre soirée, mon cher Morès ?
-- Rien de spécial, je suis libre.
-- Eh bien je vous emmène à Neuilly écouter un fort bon orateur : Francis Laur.
Pour Morès, Laur n'est pas un inconnu. Député boulangiste -- puis invalidé -- il a créé un certain scandale en lançant du haut de la tribune de l'Assemblée nationale un « guerre aux Juifs ! » retentissant.
Nous sommes le 18 janvier 1890. Morès entre véritablement en politique. Pour le meilleur et pour le pire.
(*A suivre.*)
Alain Sanders.
62:312
### Le génocide des catholiques dans leur histoire
par Jean Dumont
IL NE FAIT PAS BON, aujourd'hui, nous avoir transmis la foi, d'âge en âge.
Toutes les civilisations, autres qu'une certaine civilisation catholique post-conciliaire abusive, honorent encore, et même de plus en plus, leurs ancêtres. Jusqu'aux déracinés les plus profonds de la civilisation la plus déracinée, les Noirs des États-Unis, recherchent anxieusement leurs racines, dont le nom anglais, *roots,* se charge aujourd'hui chez eux d'une fascination intense. En France, l'évocation de la savoureuse civilisation villageoise et terrienne d'avant l'industrialisation, et des belles cultures provinciales qu'elle nourrissait, comble l'attente des esprits et des cœurs au point de faire les succès de librairie et de spectacles. Partout l'enracinement, le rétro, sont l'objet d'une forte demande.
63:312
Ils traduisent le besoin, pour les hommes et les femmes d'aujourd'hui, de se réchauffer, par-delà les froids *bla-bla-bla* modernistes et permissivistes qui sont le signe de notre temps, aux convictions de leur tradition culturelle. Le besoin, pour eux, de s'enrichir au contact de l'exemple laissé par nos aïeux d'une humanité plus exigeante pour elle-même et plus réellement solidaire, notamment dans la famille. Le besoin pour nos contemporains, plantes fragiles battues par le tourbillon technologique et médiatique, de retrouver un terreau humain leur permettant de nourrir une pousse, une stature plus fermes et plus droites. Le besoin, pour nous tous, de reprendre ainsi, dans toute notre vie, une profondeur d'âme.
Mais, me direz-vous, le catholicisme était mieux préparé que quiconque pour satisfaire cette puissante aspiration de nos contemporains. Depuis les Apôtres, et de plus en plus seul depuis la Réforme et la Révolution française, il était la Tradition. Par la féconde permanence de coutumes anciennement sanctifiées, par la révérence attentive à l'exemple des saints venus siècles après siècles, par l'élaboration dogmatique, morale et sociale sans cesse enrichie, il était, dans le terreau de l'humanité appelée au Salut, le plus puissant réseau de racines, de mots. Il offrait aux hommes et aux femmes de la Chrétienté toute une solidarité immémoriale et bénie, la plus dense des profondeurs d'âme.
#### *Haine des racines*
C'est bien fini aujourd'hui, du moins si l'on considère une certaine Église post-conciliaire abusive, surtout en France. Car cette Église post-conciliaire abusive hait toutes les racines catholiques, *roots,* qui ne sont pas modernistement homologuées par ses commissions bureaucratiques. Cette Église post-conciliaire, aigrie par ses hypnotisés du progressisme, hait tout le bienheureux *rétro* catholique. Elle hait les vieilles coutumes sanctifiées et sanctifiantes, de la procession à la première communion solennelle.
64:312
Elle hait les saints, dont elle a bouté hors des églises les effigies. Elle hait les anciennes élaborations dogmatiques, morales et sociales qui n'ont pas été passées à la moulinette de la langue de bois moderniste répandue dans ses déclarations. Elle hait jusqu'aux martyrs de ses propres Églises locales qui n'ont pas respecté les signes des temps tels qu'elle prétend les discerner, et qui déplaisent à ses docteurs véritables, les médias « avancés ». Elle hait tout historien qui ose témoigner pour le grand passé catholique. Elle hait en fait l'histoire catholique elle-même, dont elle a entrepris et dont elle conduit -- nous allons le voir -- le génocide systématique.
Grâce à Dieu, cette Église post-conciliaire abusive n'est pas le tout de l'Église, mais c'est bien elle qui donne souvent le ton, et agit. Qu'on en juge ! En 1982, le seul article venimeux publié contre notre ouvrage *l'Église au risque de l'Histoire,* qui s'efforce de rendre justice au passé de l'Église, l'a été dans *La Croix,* quotidien de ladite Église post-conciliaire abusive en France. Notre ouvrage y était traité de « marchandise suspecte ». Et assimilé aux efforts des défenseurs des atrocités nazies, ce qui assimilait aimablement le passé de l'Église du Christ à celui du parti de Hitler. En 1984, à Angers, 99 martyrs de la persécution révolutionnaire en ce lieu ayant été béatifiés par Jean-Paul II, l'évêque local, dans une déclaration officielle, s'empressa de mettre en garde les catholiques contre une admiration aveugle pour ces hommes et ces femmes qui, selon lui, avaient en 1794 si mal interprété, politiquement, les signes des temps.
#### *En Vendée, génocide inversé*
De 1982 à aujourd'hui, le grand spectacle du Puy du Fou, en Vendée, qui est, à l'initiative de notre ami Philippe de Villiers ([^3]), un émouvant hommage populaire aux centaines de milliers de martyrs vendéens de la foi catholique, sous la Révolution, n'a pas eu d'adversaires plus acharnés que les curés post-conciliaires des paroisses de la région.
65:312
Ceux-ci faisaient sans cesse pression sur leurs ouailles pour qu'elles refusent de tenir leurs engagements de participation, par paroisses entières, à ce spectacle attirant des centaines de milliers de personnes. Alors que de nombreux membres des organisations laïques se pressaient au Puy du Fou, attirés, au grand risque de leurs préjugés anticatholiques, par la qualité scénique et populaire et la valeur *rétro* du spectacle. La radio locale ayant les mêmes animateurs catholiques que le spectacle, *Radio-Alouette,* qui est la plus puissante des radios libres françaises, se voyait refuser de son côté, par l'évêque local, le droit de diffuser la messe dominicale. Si bien, on le remarque, que le génocide au moins moral, en Vendée, s'est inversé : contre les catholiques, dans leur histoire, il n'est plus le fait des révolutionnaires athées, mais de l'Église en place.
En 1986, en Espagne cette fois, était désormais seule dans son canton la très ancienne procession de la Fête-Dieu (*Corpus Christi*) du « village blanc » de Zahara de la Sierra, dans les montagnes de Cadix. Cette procession, attirant aussi les foules, s'y déroule, superbe, au long de rues entièrement recouvertes, sur les maisons et au sol, de palmes, branches, feuillages, fleurs et plantes odorantes, en stations successives devant d'émouvants reposoirs populaires. Pourquoi cette procession était-elle désormais seule ? Parce que, comme nous l'avons appris de témoins directs, sur place, les curés post-conciliaires des villages voisins, aussi aigres que leurs confrères de Vendée, refusaient obstinément la pétition de leurs paroissiens désirant la continuation de l'hommage processionnaire, traditionnel, au Saint-Sacrement. Cet hommage qui, là, fêtait si finement et si généreusement l'Eucharistie selon l'image de l'entrée du Christ à Jérusalem.
#### *Chartres donnée au* « *Zen* »
Cette même année 1986, quinze jours auparavant, pour la Pentecôte et en France, à Chartres, l'évêque local, soutenu par le maire franc-maçon de la ville, refusait la cathédrale à 20.000 pèlerins catholiques venus à pied, la plupart, de Paris.
66:312
Comme ils l'avaient fait l'année précédente, où le pape les avait bénis par les bons soins du cardinal Gagnon. L'évêque invoquait le prétexte que ces pèlerins désiraient entendre dans la cathédrale la messe de saint Pie V, que nos pères y avaient entendue pendant quatre siècles et notamment le poète Péguy, inoubliable rénovateur, au début du présent siècle, du pèlerinage à Chartres. Alors que, quelques semaines plus tard, la même cathédrale était accordée aux organisateurs de cérémonies bouddhiques *Zen.* Tout comme elle avait été, précédemment, lieu d'accueil de francs-maçons. Pourquoi cela encore ? Parce que, pour une certaine Église post-conciliaire dominante, toutes les traditions sont dignes d'accueil, y compris les traditions les plus païennes et les plus ésotériques, voire anticatholiques. Sauf la Tradition catholique.
Nous arrêterions volontiers là, ce triste palmarès. Mais vient de nous apparaître un cas de menées plus graves encore, réalisant systématiquement le génocide de l'histoire catholique par ceux qui devraient en être les défenseurs. De ce cas, il nous paraît indispensable de démonter l'abominable mécanisme.
Oh ! certes, pareilles menées, non plus, ne sont pas absolument nouvelles. Nous avons déjà signalé dans nos ouvrages le fait que certaines des calomnies les plus lourdes contre les catholiques et le catholicisme au long de l'histoire se trouvent avancées sous la signature d'universitaires catholiques et de religieux ou de prêtres séculiers. Ce fut notamment le cas dans l'*Histoire de l'Église par elle-même* publiée sous la direction du P. Loew O.P. et de Michel Meslin, professeur à la Sorbonne (Paris 1978), et dans l'*Histoire vécue du peuple chrétien,* publiée sous la direction de Jean Delumeau, également professeur à la Sorbonne (Toulouse 1979). Mais l'autodémolition de l'histoire catholique était là plus ponctuelle que systématique. Du moins dans le premier ouvrage, le second étant emporté presque tout au long par le progressisme caractérisé de son directeur. Et dans les deux, se manifestant un excès de confiance à l'égard de l'objectivité et du sérieux de l'enseignement universitaire courant, en fait fort sujet à caution aujourd'hui.
67:312
#### *Une filiation avouée*
Nous avons déjà signalé également, dans nos ouvrages et autres publications, le travail de complaisance, cette fois systématique, envers l'histoire jacobine et « philosophique » anticatholique, mené depuis les années 1960 par l'abbé Plongeron, hélas professeur à l'Institut catholique de Paris. Notamment dans ces charges haineuses contre le « modèle tridentin » qui ont pour titres *Conscience religieuse en Révolution* (1969), *Théologie et politique au siècle des Lumières* (1973). Et nous ne pouvons que le constater : cette complaisance, à propos de l'histoire de la Révolution française et de ses préludes, aboutit actuellement à la glorification de ladite Révolution persécutrice, à l'occasion de son bicentenaire. Dans une collaboration étroite entre ledit professeur à l'Institut catholique et Michel Vovelle, professeur à la Sorbonne d'histoire de la Révolution, qui étale volontiers son appartenance de toujours au parti communiste, et bénéficie fastueusement des puissants moyens éditoriaux de celui-ci.
Nous avons noté encore, récemment, que cette complaisance de l'abbé Plongeron ne lui est plus seulement personnelle. Pour, entre autres, la dépréciation de la résistance catholique à la persécution révolutionnaire et l'apologie de l'Église constitutionnelle favorable aux jacobins, le professeur à l'Institut catholique fait de plus en plus école dans le clergé post-conciliaire. Notamment chez les membres de ce clergé ayant réussi, par la tournure au moins partiellement traditionnelle donnée à leur ministère, à attirer de bons catholiques avides de Tradition. On voit maintenant -- ô surprise -- ces prêtres révéler publiquement leur véritable pensée, explicitement plongeronienne.
68:312
Selon les formules qu'emploie l'un d'entre eux, l'abbé Chanut, curé de Saulx-les-Chartreux, près de Paris, dans ses conférences, il n'y aurait pas eu sous la Révolution « deux camps rivaux » de spiritualité, mais des « sensibilités d'Église » diverses, répandues également dans « toutes les factions ». Et la persécution n'aurait épargné « personne de catholique ». Alors qu'il y a bien eu le camp de la fidélité vraiment catholique, rejeté dans la clandestinité, la persécution, la déportation, le martyre. Et le camp ouvert au monde comme on dit aujourd'hui, basculant en deux ans, massivement, dans l'abdication et souvent l'apostasie. Un second camp qui fournit à la Révolution ses persécuteurs-massacreurs les plus acharnés, tels l'ex-curé Lebon à Arras ou l'ex-religieux Ichon dans l'Yonne. Et ses politiciens continuant douillettement dans leurs fonctions politiques après l'abolition révolutionnaire du culte chrétien, tel l'ex-évêque constitutionnel Grégoire à la Convention. Lequel n'a pas plus été persécuté, comme prétendument catholique, que Lebon, Ichon et autres « buveurs de sang » chrétien fournis par la même « sensibilité d'Église » constitutionnelle. Cette fois le génocide des catholiques, dans leur histoire, ne s'est pas seulement inversé, comme dans la Vendée du Puy du Fou, opéré qu'il est aujourd'hui par un certain clergé en place au lieu de l'être par les révolutionnaires. Il a aussi retrouvé la filiation avouée et célébrée qui le rattache à un modèle grossier de modernisme d'Église et d'autodémolition.
#### *Le cas-type*
Ainsi le ver est-il, de toutes parts, plus profondément entré dans le fruit qu'une observation superficielle pourrait le laisser à penser. Ainsi le génocide de l'histoire catholique est-il devenu, dans et par une certaine Église post-conciliaire, du moins en France, une entreprise généralisée et sans vergogne, semblant assurée de son triomphe définitif. Ainsi sommes-nous préparés à prendre toute la mesure du cas-type de ce génocide que nous apporte, en Espagne cette fois, la publication de la grande (1548 pages pour le seul tome I de 1984) *Historia de la Inquisition en Espana y América,* (Histoire de l'Inquisition en Espagne et en Amérique), dans la « Biblioteca de Autores Cristianos » (Bibliothèque des Auteurs Chrétiens), B.A.C.
69:312
Nous ne saurions trop remercier notre éminent ami Juan Vallet de Goytisolo, secrétaire général de l'Académie espagnole de Jurisprudence et de Législation, qui vient aussi d'être élu membre de l'Académie espagnole des Sciences morales et politiques, d'avoir eu la générosité et la perspicacité de nous adresser cet ouvrage. Tout y est du mécanisme de l'entreprise qu'il nous faut ici dénoncer sans faiblesse.
En l'année 1984 où paraissait cette *Historia,* l'histoire de l'Inquisition espagnole, grâce à de récents et considérables dépouillements d'archives, et au labeur d'historiens de qualité, en Espagne et à l'étranger, était heureusement sortie du Grand-Guignol sanglant, bestial et cupide où elle avait été trop longtemps confinée. Le Britannique Kamen, professeur à l'université de Warwick, avait montré cette Inquisition pauvre, et profondément perspicace dans son refus de la répression capitale des sorcières, refus alors unique en Europe, comme dans son refus de condamner Galilée et les autres savants. Le Français Bennassar, président de l'université de Toulouse-Le Mirail, avait rendu un hommage marqué à la justice de cette Inquisition, « supérieure à toutes les autres » ne craignait-il pas d'écrire. Le Danois Henningsen, directeur des archives folkloriques danoises, avait mis au jour l'extraordinaire valeur anthropologique et ethnographique des enquêtes et procès de l'Inquisition espagnole. Celle-ci se révélait être un des témoins les plus pénétrants et les plus brillants de l'histoire de l'homme en Europe et en Amérique latine.
#### *Partant d'une histoire détendue*
Tant et si bien qu'en 1981 l'historien académique espagnol Antonio Dominguez Ortiz, d'esprit fort libéral, pouvait commencer ses *Autos de la Inquisicion de Sevilla, siglo XVII* (Les Autodafés de l'Inquisition de Séville au XVII^e^ siècle) d'une manière qui eût choqué cinquante ans auparavant.
70:312
Il notait qu'au moment où se commémorait, dans cette ville qui était la sienne, le 5^e^ centenaire de la naissance de l'Inquisition espagnole (née en 1481), nous ne pouvions nous « sentir autorisés à lancer des anathèmes sur nos prédécesseurs », les propres performances de notre siècle dans le domaine répressif ayant atteint les sommets que l'on sait. D'autant, ajoutait-il, que beaucoup le penseraient : l'Inquisition espagnole, à cet égard, pourrait être « accusée d'avoir eu un faible taux de productivité ».
Et le même historien libéral et laïque commentait notamment les documents de sa ville, faisant revivre à nos yeux l'incroyable « prison ouverte » de l'Inquisition sévillane. Les condamnés, qui en étaient absents tout le jour pour vaquer à leurs plaisirs ou à leurs affaires, y rentraient chaque soir pour se coucher, comme dans un hôtel qui eût été gratuit. Non sans que les inquisiteurs, attentifs à leur bien-être, aient protesté contre un projet de transfert de cette prison qui aurait imposé aux condamnés un petit éloignement du centre de la ville, où elle se trouvait. Et, écrivaient-ils, leur aurait imposé « l'incommodité » de la courte traversée d'un pont sur le Guadalquivir, le soir, à leur retour ([^4]). Ce pont de Triana que des dizaines de milliers de Sévillans aujourd'hui empruntent plusieurs fois par jour, dans les deux sens et sans aucun problème...
L'historiographie inquisitoriale avait partout adopté ce ton objectif et plutôt détendu, éloigné des fulminations anticatholiques d'antan, lorsque, de toute évidence, une certaine Église post-conciliaire, par le biais de la renommée « Biblioteca de Autores Cristianos », décida d'agir.
71:312
#### *Avec un formidable arsenal*
Cette « Biblioteca », sans équivalent à notre connaissance hors d'Espagne, réunissait déjà quelque 300 ouvrages, en remarquables éditions souvent annotées, toujours indexées, reliées, et imprimées sur papier bible. L'ensemble constituait un formidable arsenal de connaissances pour le catholique désirant s'instruire dans sa foi et ne pas s'en laisser conter sur l'histoire de l'Église. Et cette « Biblioteca » (sorte de « Bibliothèque de la Pléiade » plus vaste encore et qui serait intégralement catholique) était publiée sous les auspices et la haute direction de l'université pontificale de Salamanque, dont on sait le très ancien prestige. La présidence en était assurée par l'évêque de Salamanque, la vice-présidence par le recteur de l'université. Le comité de direction réunissait les doyens et professeurs principaux des diverses facultés. Pour les ouvrages importants, telle l'*Historia de los heterodoxos espanoles* (Histoire des hétérodoxes espagnols) de Menéndez y Pelayo, le point était fait, dans l'édition, sur l'auteur et l'œuvre, *in fine,* par un docteur catholique incontestable : concernant les *Heterodoxos,* par l'archevêque de Grenade, Mgr Garcia y Garcia de Castro.
#### *On s'est rendu*
Pour l'*Historia de la Inquisicion,* -- toutes ces garanties ont disparu. Éliminés l'évêque et l'université pontificale de Salamanque. Éliminé le comité de direction de doyens et professeurs de ladite université. Éliminé le docteur catholique incontestable faisant le point. On s'est ouvert au monde, c'est-à-dire qu'on s'est rendu, comme souvent. Les bergers sont partis et les loups sont entrés dans la bergerie.
72:312
Car on a confié maintenant la pleine direction de l'ouvrage à un *Centro de Estudios Inquisitoriales* (Centre d'Études Inquisitoriales) qui s'est autodésigné et a pour animateurs remuants les universitaires idéologues positivistes que nous allons voir à l'œuvre. Au nom de la tolérance, ils auront toute liberté pour distiller leur venin anticatholique dans la « Bibliothèque des Auteurs Chrétiens »... Et ils tiendront en otages pathétiques, comme nous le montrerons, les quelques spécialistes vraiment catholiques, et fidèles à l'histoire de l'Église, auxquels ils devront faire appel pour compléter l'ouvrage. Par ailleurs ils ne manqueront pas de se renforcer d'historiens non membres dirigeants de leur Centre d'Études, mais choisis parmi les déraillés catholiques les plus notoires. Tel ce Suarez Fernandez, naguère bon chercheur, dont le *Nouvel Observateur,* en France, reproduit avec délectation les déclarations aujourd'hui aberrantes. Selon lui saint Thomas d'Aquin n'est qu'un plagiaire du Juif espagnol Maïmonide, dont les coreligionnaires, en outre, « ont fait l'être espagnol », le *Don Quichotte,* etc. ([^5])
Bien sûr, l'opération a été subventionnée. Par qui ? Par le ministère de l'Éducation et de la Science du gouvernement socialiste espagnol. Ce gouvernement sectaire qui est en voie de réussir l'extinction de l'enseignement libre que son pendant socialiste français a manqué. Et dont la conférence épiscopale a dû dénoncer la propagande et les entreprises anticatholiques. On se doute que pareil financement n'a pas été gratuit.
#### *Comme à la Télévision*
Il a même été si payant qu'apparaît tout de suite une ressemblance frappante entre cette *Historia de la Inquisicion* et la Télévision socialiste espagnole, bien connue comme machine de guerre anticatholique. Dans l'une comme dans l'autre, on maintient quelques îlots-alibis de témoignages de fidélité catholique, les plus candides ou les moins dérangeants possibles pour l'idéologie régnante.
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Mais on les fait battre par une tempête déchaînée à tout propos, qui déverse sur ces îlots de fidélité les apologies des hérésies, des hérétiques, des déviateurs, des confessions opposées à la catholique, les dénonciations du retard mental et de l'autoritarisme de l' « Église officielle », les dénonciations de ses compromissions avec l' « oppression » politique et sociale, de son goût du lucre aux dépens des « pauvres », de son inattention aux « justes libertés » réclamées dans les opinions et dans les mœurs, de ses turpitudes cachées, notamment financières et sexuelles, etc.
Dans l'*Histoira* comme à la Télévision, le manteau qui couvre tout est celui de la science. Le sous-titre donné au tome I de l'*Histoira* le proclame d'emblée. Ce tome offre : *La connaissance scientifique et le processus historique de l'Inquisition.* Proclamation sans cesse répétée dans le texte de l'ouvrage : ce qui s'était écrit auparavant sur l'Inquisition était « ascientifique » (première page de la Présentation), et ce qui s'écrit maintenant est le produit de la « rénovation actuelle de la recherche » (p. 47), débouchant enfin sur « l'intellection scientifique du Saint-Office » (p. 224).
#### *Une caricature de la science historique*
En fait, les bergers s'étant enfuis, les idéologues positivistes inspirateurs de l'opération s'en prennent, comme une meute de loups, au troupeau de l'histoire catholique. Et ces hommes, les Escandell, Avilés, Pinto, Contreras, animateurs du *Centre d'Études Inquisitoriales,* ne nous offrent, ce faisant, qu'une caricature de la science historique. D'abord en rabaissant tout au niveau d'un sociologisme laïcard et réducteur qui, assimilant le pouvoir spirituel à l'oppression, et la religion à la magie, abolit en fait les dimensions spirituelles de l'Histoire.
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Ainsi apprenons-nous que l'Inquisition n'est qu'un « phénomène de nature sociale » (p. 221), qu'un « instrument de contrôle social » (p. 224), venu bien sûr de la « politique constantinienne qui avait converti l'État en bras armé de l'Église » (p. 225), même une « arme d'essence politique » (p. 702). Mais alors pourquoi n'y a-t-il pas eu d'Inquisition dans tout le millénaire et plus qui va du IV^e^ siècle de Constantin au XIII^e^ siècle, voire à la fin du XV^e^ siècle en Castille ? Pas de réponse. Ou encore nous apprenons que l'Inquisition est le produit d'un « paradigme (modèle, prototype) magico-religieux » (p. 229), car la « société traditionnelle » est « magico-religieuse » (p. 929), la religion étant le « mortier des composantes politiques et socio-économiques » (p. 701), et « l'erreur opiniâtre dans la foi, la plus grave dissidence sociale » (p. 702).
#### « *Aimons et protégeons l'ivraie* »
Tout cela est évidemment obtus. Même un historien agnostique, franc-maçon et tout à fait de gauche comme Marcel Bataillon, « Monsieur le prince des hispanistes », avait vu ce qu'il y avait de profondément et autonomement religieux dans l'époque de l'Inquisition espagnole. Nous écrivant le 28 avril 1975, dans les dernières années de sa vie, à propos de notre travail en commun sur le « romance » *Sevilla la realeza* (1538), qui appelait à la lutte contre le Turc plus socialement et étatiquement que l'Inquisition n'appelait à la lutte contre l'hérétique, il nous livrait sa conviction. De tout cela, notait-il, « au fond c'était quand même l'ouverture eschatologique qui constituait l'élément entraînant ». L'ouverture eschatologique : on combattait l'Infidèle ou l'hérésie, d'abord dans la vision ardente des fins dernières, dans un mouvement vif de foi religieuse, dans le désir agissant du Salut pour soi-même et pour tous.
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Ce faisant on pouvait se tromper, en tout cas à nos yeux relativistes d'hommes du XX^e^ siècle. On imitait, dirions-nous, l'intolérance violente de l'Ancien Testament (où, remarquons-le, l'État constantinien n'avait aucune place), au lieu d'imiter le règne d'amour et de miséricorde du Christ, qui demande de ne pas arracher l'ivraie. Encore que le Christ ne soit pas le bon gentil écolo, non-violent et laxiste, qui nous est présenté par Escandell dans l'*Historia.* Car, témoin sans faiblesse du culte dû à son Père, le Christ expulse de force les marchands du Temple. Maître du banquet de la noce mystique, il envoie ses serviteurs chercher, et faire entrer de force, des remplaçants aux invités absents. Pasteur aimant, mais aussi exerçant pleinement son autorité, et son droit éminent de propriété sur le troupeau, il part à la recherche de la brebis perdue ; et il veut qu'il y ait « un seul troupeau et un seul pasteur ». Juge des hommes à qui il a déclaré qu'ils doivent « demeurer en Lui », il leur rappelle que les « sarments inutiles » seront jetés dehors, puis au feu. Quelle que soit l'insistance de nos modernistes, il est donc bien difficile d'accepter que le message essentiel du christianisme devienne seulement : « Aimons et protégeons l'ivraie. » Tout au plus aurait-on là un assez exact slogan ou sous-titre pour l'*Historia de la Inquisicion* qui nous occupe.
Mais, de toute manière, si on se trompait en recherchant et en combattant l'hérétique, c'était bien, d'abord, d'un mouvement intrinsèquement religieux.
#### *Dissimulation des données*
L'explication purement sociologique du phénomène inquisitorial, obtuse, n'est pas pour autant innocente. Car elle permet, derrière la mise en avant du « contrôle social » qui est de toutes les époques, de dissimuler les données socio-religieuses spécifiques des époques particulières qui virent la création de l'Inquisition médiévale puis de l'Inquisition espagnole.
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Concernant la première, Suarez Fernandez omet ainsi de souligner ce fait fondamental : l'hérésie manichéenne des cathares représentait un danger absolument mortel pour les sociétés humaines. Nous lui dédions dès lors ce qu'en écrit un grand érudit de l'Université laïque française, Ferdinand Lot : « Il faut dire que nulle société moderne ne tolérerait cette doctrine. Condamnant la procréation comme un acte horrible et à éviter, elle vise à faire disparaître l'homme de la Terre. \[...\] De nos jours les manichéens seraient relégués dans un camp de concentration ou fusillés, et cela dans n'importe quel État, quelle que soit sa structure politique » ([^6]). Suarez Fernandez omet aussi de signaler que la prédication générale, extraordinairement étendue et intense, opérée par les nouveaux ordres mendiants selon une théologie rénovée, a doublé en Languedoc l'intervention de l'Inquisition, même l'a dépassée en importance. Une importance qui est bien, encore, intrinsèquement religieuse. Et cela au point que Georges Duby peut écrire : « En réhabilitant la matière, la théologie catholique détruisait le fondement du catharisme, et ce fut peut-être le cantique franciscain des créatures qui remporta sur l'hérésie les victoires décisives. » ([^7])
La bibliographie concernant l'Inquisition médiévale, donnée par le même Suarez Fernandez est, d'ailleurs, gravement insuffisante. Ce qui concourt à expliquer le grand nombre d'autres silences ou inexactitudes que présente le texte de cet auteur. S'arrêtant en 1966, cette bibliographie ignore, bien peu « scientifiquement », les travaux essentiels de Jean Duvernoy, de Mgr Vidal, le *Montaillou* de Le Roy-Ladurie qui exploite les précédents, et les pas moins de quatre volumes successifs de Mgr Griffe, doyen de la faculté de théologie de Toulouse, sur les cathares et l'Inquisition, publiés en 1969, 1971, 1973 et 1980, la grande synthèse récente sur le sujet.
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#### *Rien n'apparaît du véritable problème*
Concernant l'Inquisition espagnole, l'*Historia* donne semblablement dans la dissimulation. Escandell ressort la vieille explication de sociologisme débile selon laquelle, si on s'en prenait aux Juifs, c'était parce qu'on leur attribuait l'empoisonnement des fontaines. Il présente comme une simple « effervescence humaniste » la mise en accusation circonstanciée de la duplicité religieuse des Juifs convertis, par les meilleurs d'eux-mêmes devenus sincèrement chrétiens. Il n'a pas un mot sur l' « arrogance insolente » desdits *conversos,* puissamment établis et armés, « s'emparant des charges publiques » et se jetant dans la « plus grande audace » en « célébrant à leur gré des cérémonies judaïques », comme en témoigne le chroniqueur *converso* Alonso de Palencia. Pas un mot non plus sur le fait que ces « nouveaux chrétiens opprimaient les vieux chrétiens de toutes les manières », comme le notait cet autre *converso,* maître à penser des Rois Catholiques, Diego de Valera. Et, si le co-auteur d'Escandell, Meseguer, en dit un peu plus à cet égard, il réussit cette performance de ne pas évoquer le caractère *converso* (vraiment chrétien, là) de l'Inquisition elle-même, encore ainsi intrinsèquement religieuse. Pas un mot, par exemple, sur ce fait archiconnu que le premier inquisiteur général et grand architecte de l'Inquisition, Torquemada, était lui-même de famille *conversa.*
Rien n'apparaît donc du véritable problème « eschatologique », comme nous l'écrivait Bataillon, plus que social, pour la résolution duquel a été créée l'Inquisition : le danger immédiat d'une judaïsation forcée de l'Espagne. En fait la tentative de « contrôle social », dans l'Inquisition espagnole, comme dans l'Inquisition médiévale, est la tentative adverse, illégitime, et fondamentalement antichrétienne, la tentative de minorités opprimant la majorité. Celle de la noblesse cathare s'emparant des églises et des abbayes dans le Languedoc médiéval ([^8]).
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Celle des *conversos* insincères s'emparant du pouvoir dans l'Espagne de 1470. Des tentatives de « contrôle social » ennemi qu'avaient permises les excès de tolérance catholique du millénaire sans Inquisition, prolongé de deux siècles en Castille, jusqu'à la fin du Moyen Age. Excès de tolérance livrant le troupeau chrétien aux loups ravisseurs, ce que le Christ n'a tout de même jamais recommandé.
Le peuple espagnol, par ses massacres de *conversos,* ayant déjà pris les choses en main, le « contrôle social » chrétien rétabli ne fit en réalité que substituer aux voies de fait une justice régulière, visant et obtenant finalement la pleine qualification chrétienne des *conversos.* Le « contrôle social » chrétien ne fut donc bien ni la cause, ni l'essence de l'événement. Il ne fut que la régularisation de ses effets, leur modération mise en œuvre pour obtenir la réconciliation.
#### *Éliminée la concrète substance historique*
Mais tout est fait dans l'*Historia,* pour que le lecteur ne puisse le comprendre. Les interdictions du concile de Bâle (1431), citées p. 284 par Meseguer, lui signalent bien que, non seulement en Espagne mais dans toute la Chrétienté, était exigée, pour des raisons intrinsèquement religieuses, la séparation des *conversos* et des Juifs, exigence pré-inquisitoriale. Mais personne ne lui dit que ces interdictions ne faisaient que reproduire les interdictions à l'égard des Juifs plus dures encore, et de même intrinsèquement religieuses, des temps apostoliques, édictées par le premier concile d'Espagne et d'Occident, celui d'Elvire (Grenade), en 305. Sans que soit alors intervenu le moindre « contrôle social » de type « constantinien » puisqu'à cette date Constantin n'exerçait pas encore le pouvoir.
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De même les soulèvements préalables et massifs du peuple espagnol, contre les *conversos* judaïsants, sont occultés. Escandell parle bien d' « affrontements » à Tolède en 1449, qu'il minimise et laïcise en les qualifiant « mi-confessionnels, mi-antifiscaux ». Mais il ne signale ni le soulèvement anti-*converso* de Ciudad-Real (1449 aussi), ni le second soulèvement *anti-converso* de Tolède et de Ciudad-Real (1467), ni le soulèvement *anti-converso* de Sepulveda (1468), ni le soulèvement identique de Cordoue, étendu à toute l'Andalousie centrale et à la Manche du Sud (1473). Ni le soulèvement identique de Jaen (1473 aussi). Ni le soulèvement, toujours *anti-converso,* de Ségovie (1474), dont sont témoins les Rois Catholiques eux-mêmes. Ainsi est éliminée, en même temps que l'essentielle substance religieuse du phénomène inquisitorial, sa concrète substance historique.
La suite de l'histoire inquisitoriale, dans l'ouvrage, emprunte le même cours de débilité de pensée et de dissimulation des faits. Pour Contreras présentant les années 1564-1621, c'est dans « les antagonismes socio-religieux polarisés autour de Rome et de Genève » que se trouve « le nœud gordien qui explique presque tout » (p. 705). On voudrait bien savoir, d'abord, comment un nœud gordien peut expliquer quoi que ce soit. Et ensuite quels sont les antagonismes sociaux qui pouvaient alors opposer Rome à Genève. Il n'y en avait en fait aucun, la société calviniste étant largement aussi « autoritaire » et « contrôlée » que la société catholique. Mais le mot Contre-Réforme ne paraissant probablement pas assez repoussant à ses yeux, Contreras forge et emploie la formule « Contre-Réformisme » (p. 706), sous laquelle il ne met bien sûr que du négatif : intolérance, contrôle policier, etc. Pourtant le mot Contre-Réforme lui-même est déjà abusif, comme l'a souligné Braudel ([^9]), la Réforme catholique ayant souvent précédé la Réforme protestante (par exemple justement en Espagne), n'étant jamais que partiellement antiprotestante, et toujours d'elle-même fort créatrice.
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#### *Citations à sens unique*
Si l'on passe au XVIII^e^ siècle on voit citer, sous la plume d'Egido, pour illustrer la dureté de la répression inquisitoriale, un texte du polémiste anticatholique de la fin de l'époque, Blanco White (p. 1402). Mais on n'a pas trace des témoignages en sens inverse, par exemple ceux, à l'époque même, de l'abbé de Vayrac, voyageur français, ou de Bourgoing, diplomate français. Ce dernier voyant dans l'Inquisition, comme le premier, un « modèle d'équité », et montrant en témoin direct la bénignité concrète d'une peine comme celle du fouet ([^10]).
Dans l'article suivant, dû à Mme Pérez, pareille dissimulation orientée se reproduit. On cite comme un témoignage incontestable (p. 1406) les *Noticias secretas* (Nouvelles secrètes) de Juan et Ulloa sur le Pérou du XVIII^e^ siècle et le prétendu relâchement de son clergé. Mais on ne fait nulle mention des réfutations de ce texte publiées il y a une trentaine d'années. Par exemple la thèse présentée devant l'université de Georgetown, à Washington, par le père augustin Luis Merino (1956), ou les ouvrages du jésuite Constantino Bayle, spécialiste de l'histoire du clergé d'Amérique. *Idem* encore concernant le procès d'Olavide, sous la plume de Mme Moreno. On omet de signaler que la peine de confiscation des biens du condamné, que l'on note (p. 1274), n'a pas été exécutée, ainsi que dans une infinité d'autres cas. Il aurait pourtant suffi de préciser que l'ami d'Olavide, chez qui il s'installa ensuite en France, Dufort de Cheverny, écrit que le confisqué prétendu « y vécut en grand seigneur (...), donnant tous les jours à dîner » (*Mémoires,* chap. XV).
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#### *Récolte de bourdes*
Mais il y a plus frappant encore. Les erreurs et bourdes abondent sous la plume de nos auteurs s'autoproclamant « scientifiques ». Erreurs et bourdes qui confirment clairement ce que sont ces auteurs : des idéologues pressés, trop pressés, de faire avancer leur propagande. Suarez Fernandez, traitant des premiers antécédents de l'Inquisition, écrit par exemple (p. 250) qu'en l'an 849, au concile de Quierzy-sur-Oise, le moine Gottschalk a été condamné pour avoir nié l'identité réelle de l'Eucharistie et du corps du Christ. Or, en fait, c'est pour avoir défendu la thèse de la prédestination et en avoir tiré les conséquences les plus rigoureuses que ce moine a été confiné dans un couvent ([^11]). Pareille erreur est impensable pour qui connaît un peu l'époque, car c'est cette condamnation qui nous a valu, sur ce sujet, et non sur le sujet précédent : trois traités d'Hincmar, archevêque de Reims, contre Gottschalk ; un traité de Ratrand de Corbie pour Gottschalk ; une condamnation d'Hincmar par l'Église de Lyon ; un nouveau concile réuni à Saint-Médard de Soissons en 853 ; un nouveau concile encore réuni à Valence en 855, en présence de l'empereur Lothaire I^er^ ; un nouveau concile encore réuni à Savonnières en 859 ; enfin un dernier concile réuni à Thusey en 860, qui ne conclut pas. Gottschalk mourut peu après, et ce fut seulement alors que la controverse s'éteignit.
De son côté Avilés, vice-président du *Centre d'Études Inquisitoriales* avec Escandell, et donc particulièrement significatif, commet page 446 une bourde révélatrice, elle aussi, du trop pressé de sa documentation. Garcia de Loaysa, président du Conseil de l'Inquisition en 1522 et inquisiteur général en 1546, fut, écrit-il, « fils de D. Alonso de Carvajal et de Da Ana Gonzalez de Paredes. Furent ses frères Fr. Jeronime de Loaysa et Fr. Domingo de Mendoza ». Aïe, aïe, aïe !
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Écrire cela qui est doublement faux, quant aux père et mère, et quant au premier des frères prétendus, sur un personnage central de toute l'époque, parce qu'en outre archevêque de Séville, commissaire général de la Croisade (contre le Turc), cardinal, président du Conseil des Indes, confesseur et correspondant intime de Charles Quint, après avoir été général des dominicains, manifeste qu'on ne sait pas grand chose de ladite époque. D'autant que le double sépulcre des parents véritables de Garcia de Loaysa est un des beaux monuments de la sculpture du temps, conservé qu'il est dans la magnifique église de San Gines de Talavera que Loaysa avait fait bâtir. Conservé à leurs vrais noms qui sont Pedro de Loaysa et Catalina de Mendoza. Et frappé de leurs armes : l'écu à bande transversale des Mendoza et l'écu aux cinq roses des Loaysa.
#### *Où l'on voit ceux qui sont sérieux*
Cela était bien connu depuis toujours, le père de Garcia de Loaysa ayant été lui-même un personnage distingué. On lit en effet dans le *Nobiliario genealogico* (Nobiliaire généalogique) de Lopez de Haro (1622) : « Pedro de Loaysa, *corregidor* de Salamanque et membre du Conseil des Rois Catholiques, père du cardinal-archevêque de Séville Garcia de Loaysa. » ([^12]) Et on lit dans les *Hommes illustres de l'ordre de Saint-Dominique* de Touron, ouvrage paru en 1747, à l'article Jérôme de Loaysa : « Mélendez a cru qu'il était le frère de Garcia de Loaysa. Cette opinion doit être rejetée, car chacun des deux a une patrie et des parents différents. Le cardinal naquit à Talavera de Pierre de Loaysa et Catherine de Mendoza. Jérôme naquit à Trujillo de Don Alvarez de Carvajal et de Jeanne Gonzalez de Paredes. » Au début du présent siècle, on pouvait lire encore, dans les *Prelados sevillanos* (Prélats sévillans) de José-Alonso Morgado, parus en 1906 :
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« Le père de Garcia de Loaysa, Pedro de Loaysa, descendait de Jufre de Loaysa, un des plus célèbres conquistadors de Séville. » Et ce texte était repris de celui d'un autre Morgado, contemporain de Garcia de Loaysa, et auteur d'une renommée *Histoire de Séville* parue en 1587.
On nous le dira peut-être : les mêmes erreurs que celles faites par Avilés se trouvent dans divers dictionnaires d'histoire récents, dont le *Diccionario de Historia Eclesiastica de Espana* (Dictionnaire d'Histoire ecclésiastique d'Espagne) et le *Diccionario de Historia* (Dictionnaire d'Histoire) publié par la revue *Occidente.* Cela ne fait que confirmer le peu de sérieux de certains ouvrages d'aujourd'hui, aux rédacteurs pourtant bien souvent universitaires. Et les historiens moins légers, comme Juan Pérez de Tudela, ne s'y sont pas trompés. Dans son Étude préliminaire aux *Cronicas del Peru* (Chroniques du Pérou) de la « Biblioteca de Autores Espanoles » (Bibliothèque des Auteurs Espagnols), celui-ci souligne l'importance de Jeronimo de Loaysa, premier archevêque de Lima, premier responsable de l'Inquisition en Amérique du Sud, personnage essentiel du Pérou colonial et même un moment son vice-roi de fait. Or il ne le dit jamais frère de Garcia de Loaysa, au même moment président du Conseil des Indes dont dépend le Pérou. Il le dit « étroitement lié au cardinal-président Garcia de Loaysa » et simplement « parent » de celui-ci, ce qui était la vérité.
#### *Un tombereau d'ordures*
Mais Avilés ne se sent nullement retenu par son ignorance de la véritable identité de Garcia de Loaysa. Comme chez les autres animateurs de l'*Historia de la Inquisicion,* la légèreté de l'information ne fait (naturellement) que nourrir chez lui l'animosité à l'égard de l'histoire catholique. Car ce Garcia de Loaysa qu'il connaît si mal, Avilés va s'employer immédiatement à l'ensevelir sous un tombereau d'ordures.
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Utilisant les ragots recueillis par l'Anglo-Saxon Keniston, que critique vivement l'historien de Charles Quint Ramon Carande, et à l'époque par le *converso* et protestantisant Alfonso de Valdés, ennemi personnel de Loaysa auprès de l'empereur, et dénonciateur patenté autant qu'excessif des mœurs du clergé, Avilés va faire de Loaysa un président du Conseil des Indes corrompu, recevant des cadeaux d'or pour prix de ses protections (p. 456). Et un général des dominicains libidineux, faisant des enfants aux saintes femmes qui l'approchaient, tout comme à ses parentes (p. 459).
Certes pareille hypercritique à base de ragots avait déjà été avancée, du moins en matière financière, par Juan Pérez de Tudela, concernant Garcia de Loaysa et son parent Jeronimo de Loaysa, au Pérou. Mais les recherches des historiens spécialisés et le simple bon sens avaient rétabli la vérité. Jeronimo de Loaysa au Pérou, comme l'a montré l'historien spécialisé Guillermo Lohmann Villena ([^13]), loin d'être le protecteur des agissements des conquistadors, selon ce qu'affirmait Pérez de Tudela, fut un personnage profondément évangélique, « enflammé d'amour pour les indigènes » et comme tel, s'étant acquis un « considérable prestige personnel ». Il finit sa vie en soignant les Indiens, dans un réduit de l'hôpital qu'il avait fondé pour eux et qui existe toujours (bien qu'il ait été transféré), à Lima. Or il était, on l'a noté, « étroitement lié » à son parent Garcia de Loaysa, président du Conseil des Indes.
De celui-ci il est absurde que Charles Quint, qui prenait très à charge de sa conscience le gouvernement du Nouveau Monde, lui en ait confié la responsabilité effective, s'il avait été le corrompu que l'on prétend dans l'*Historia.* Et là encore l'historien spécialisé, cette fois des finances de Charles Quint, Ramon Carande, ne cite Garcia de Loaysa que parmi les plus purs (*depurados*) des grands gestionnaires impériaux ([^14]).
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De même il est absurde que Charles Quint ait pris le général des dominicains Garcia de Loaysa comme confesseur, si ce général avait été le libidineux que l'on dit. Et absurde qu'il ait accepté ensuite de recevoir de lui, comme son confesseur, la dure et magnifique correspondance qui a été conservée et publiée. On ne trouve d'ailleurs nulle part d'enfants naturels de Garcia de Loaysa auprès de celui-ci, ou dans les généalogies de sa famille, ou dans le majorat de Huerta de Valdecarabanos, près de Tolède, qu'il avait doté pour cette dernière et où se voient encore ses armes. Enfin au moment même (années 1518 à 1524) où le général des dominicains Garcia de Loaysa est dit multiplier les fornications et les enfants naturels, il installe personnellement, sur les terres mêmes de sa famille à San Gines de Talavera, la très exigeante « ultraréforme » des Prêcheurs ([^15]) qu'adoptera un grand nombre de couvents de l'ordre dominicain. Et même qui attirera à cet ordre des couvents jusqu'alors hiéronymites.
#### *L'abominable formule*
Est-il excessif, dès lors, d'avancer qu'au moins quelques-unes des objections ci-dessus auraient dû être signalées par Avilés, en contrepartie des ragots qu'il accueillait, si ce vice-président du *Centre d'études inquisitoriales* avait été vraiment un « scientifique » sans parti pris ? Or, au contraire, la formule de compensation à cet égard, choisie par lui, va être l'abominable formule que nous avons signalée de quelques mots au début de cette analyse de l'*Historia :* faire rédiger un chapitre complémentaire sur Garcia de Loaysa, en tant qu'inquisiteur général, par un prêtre fidèle à l'histoire catholique, mais sans lui permettre de répliquer directement aux imputations infamantes préalablement avancées. Ainsi sera en quelque sorte pris en otage le P. Andrés, non membre dirigeant du *Centre d'Études Inquisitoriales.* Qui ne peut qu'écrire avec force, pages 533 à 537, le contraire de ce qu'a écrit le vice-président du *Centre.*
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C'est, dit Andrés, de la réforme de l'ordre dominicain, réalisée sous l'impulsion de Garcia de Loaysa, que procède rien de moins que l'illustre école théologique de Francisco de Vitoria, Domingo de Soto, Melchor Cano, etc. Et rien de moins que l'illustre travail missionnaire indigéniste des dominicains, en Amérique, avec son frère Domingo de Mendoza, Montesinos, Las Casas, etc. « Charles Quint estimait très haut » Garcia de Loaysa, et l'ambassadeur de Venise disait qu'il était la seule personne capable d'avoir une influence sur l'empereur. Sa correspondance avec celui-ci est un monument de fidélité, de vision à la fois politique et spirituelle. Il avait bien sûr des ennemis, notamment chez ceux des dominicains que son généralat avait dérangés, ou qui se montraient en Amérique indigénistes à outrance. Mais l'empereur cherchait et trouvait en lui, « religieux exemplaire », « l'homme de conscience, la personnalité d'intégrité totalement indépendante ».
On le voit, la protestation indirecte du P. Andrés est ferme et émouvante. Ce qu'il dit n'est au reste rien d'autre que ce que disaient déjà les historiens de l'ordre dominicain, ou Morgado dans ses *Prelados sevillanos :* « religieux parfait », « d'un zèle extrême pour la discipline ecclésiastique », faisant de nombreuses « libéralités secrètes aux pauvres familles ». Ou encore Diego Ortiz de Zuniga qui, dans ses bien renseignées *Anales eclesiasticos y seculares de Sevilla* (Annales ecclésiastiques et séculières de Séville), parues en 1677, précisait : « Quelque peu rigide de caractère \[...\], réunit de grandes richesses en raison de sa manière parcimonieuse de vivre \[dans les hauts postes cumulés et bien rémunérés que furent les siens\], quoiqu'il fût extrêmement généreux en aumônes. » ([^16]) L'or de Garcia de Loaysa ne venait donc pas de la corruption, et ne servait pas à entretenir des maîtresses et enfants naturels : il n'était que le produit de ses jeûnes, abstinences et mortifications de religieux vivant dans le siècle au plus haut niveau de rétribution.
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Mais, cela, c'est ce dont les lecteurs de l'*Historia de la Inquisicion* auront tout lieu de douter. Ils ne pourront que prendre pour un aimable naïf le P. Andrés, qui ignore que son « religieux exemplaire » se faisait donner des pots de vin d'or et couchait avec les saintes femmes qui lui tombaient sous la main. Comme ils l'auront appris, eux, d'Avilés, soixante-dix pages auparavant. Du beau travail de génocide des catholiques, dans leur histoire... Presque du crime parfait.
#### « *Sex-shop* » *et bourdes fort comiques*
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet insistant aspect *sex-shop* de la *Historia de la Inquisicion,* répété de l'inquisiteur du Pérou au XVI^e^ siècle jusqu'aux carmélites et à leurs confesseurs au XVIII^e^ siècle. Là Egido relève lui-même qu'il s'agit plus d' « histoire du sexe », scandaleuse pour l'histoire catholique, que d'hétérodoxie (p. 1393). Il y aurait aussi à souligner ce fait que n'est jamais évoquée, en revanche, la grandeur du discernement intellectuel que sut avoir l'Inquisition espagnole. Lorsqu'elle refusa, par exemple, de condamner Copernic, Galilée ou Descartes, condamnés à Rome (Pérez Villanueva ignore totalement, p. 1077, l'importance à cet égard de l'*Index* de 1667). Pas plus que n'est évoquée la grandeur de l'influence culturelle de l'Inquisition elle-même, à travers les œuvres de premier plan, notamment, de Rodrigo Caro, consulteur de l'Inquisition ; de Lope de Vega, familier de l'Inquisition ; de Pérez de Montalvan, notaire de l'Inquisition ; de Calderon de la Barca, « poète inquisitorial » (Menéndez y Pelâyo).
Mais nous ne pouvons quitter cette *Historia de la Inquisicion* sans y relever rapidement deux autres bourdes, fort comiques. Et qui confirment l'esprit antiscientifique étroitement orienté, jusque dans le subconscient, qui préside à cette publication. Page 706 Contreras, dans sa grande attaque contre le « Contre-Réformisme de Trente », cite parmi les témoins du temps, en 1567, « le vieux cardinal de Granvelle ».
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Or, en 1567, le cardinal de Granvelle, franc-comtois et haut administrateur des divers États de Philippe II, n'est pas « vieux » : il n'a que cinquante ans. Et il n'est pas vieux au sens plus large de décrépit, car il se montre riche de vitalité : douze ans plus tard, en 1579, Philippe II le jugera encore assez jeune pour prendre les rênes de son empire, comme son premier ministre, à Madrid. Cela en pleine crise intérieure aiguë (renvoi du secrétaire royal Antonio Pérez) et en pleine aventure extérieure (conquête du Portugal). Mais voilà ! D'une part Contreras, comme ses confrères, a une connaissance suffisamment légère de l'époque pour ne pas savoir qu'en 1567 Granvelle n'est pas vieux. Et d'autre part Granvelle, étant l'inspirateur principal de la politique de résistance à la Réforme en Europe, ne peut être qu'un homme dépassé par nature, pour un idéologue progressiste comme Contreras. Alors le subconscient orienté prend la place du conscient ignorant, et écrit : « le vieux cardinal de Granvelle ».
Page 1275 nous est offerte la prestation exactement inverse, comme un décalque. Mme Moreno rappelle que la condamnation d'Olavide par l'Inquisition transforme le condamné en martyr de l'intolérance, célébré dans toute l'Europe par les médias de la gent « philosophique ». Parmi les plumes qu'occupent alors les malheurs d'Olavide, Mme Moreno fait figurer celle du « jeune poète Marmontel ». S'est déclenchée la pirouette idéologique inverse de celle qui a fait apparaître indûment le « vieux cardinal de Granvelle ». Aussi inexacte et aussi significative. Car en 1779, au moment où il chante le condamné Olavide, Marmontel n'est pas « jeune » : il a déjà cinquante-six ans, étant né en 1723. Et, dans quatre ans, en 1783, il sera fait secrétaire perpétuel de l'Académie française, qui n'est pas un poste de gamin. Mais voilà ! Marmontel, étant « philosophe », incarne évidemment le progrès, la jeunesse du monde. Alors, là aussi, le subconscient orienté prend la place du conscient ignorant. Au lieu d'écrire « le vieux Granvelle », il écrit cette fois « le jeune Marmontel »...
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#### *La Chrétienté n'est que la mère du K.G.B.*
Qu'attendre d'un ouvrage qui, de plus, termine son analyse du « phénomène inquisitorial » catholique en classant, parmi les « survivances » de ce phénomène, « le K.G.B. » et « le Goulag » (p. 228 sous la signature d'Escandell) ? Nous terminerons, à notre tour, sur la notation, bien suffisante en définitive, de cette infamie. Offerte, noir sur blanc, aujourd'hui, dans la grande « Bibliothèque des Auteurs Chrétiens » ! Mais non sans noter, quand même, que nos auteurs sont progressistes assez tordus par les vents d'Est pour ajouter encore une « survivance » au « phénomène inquisitorial », tel que leurs petites têtes le conçoivent. Cette survivance supplémentaire de l'Inquisition, qu'ils assimilent tout simplement au K.G.B. et au Goulag, en une profondeur et exactitude d'analyse que nous vous laissons admirer, c'est... « la C.I.A. » (p. 228, idem) !
Et, si l'on veut fermer tout à fait le ban, il suffira de noter encore que, pour ces prétendus « Auteurs Chrétiens », la Chrétienté n'est pas la fraction du monde et de l'histoire dans laquelle le christianisme a illuminé tout le temporel, vie et mort, coutumes, arts, et pensée. De cette manière souvent divine ou du moins sainte à laquelle nous sommes toujours et tellement redevables. La manière qui a uni saint Louis et Thomas d'Aquin, Fra Angelico et François d'Assise, Isabelle la Catholique et Thérèse d'Avila, Vincent de Paul et Bossuet. Qui, au lieu de chercher à aimer et protéger l'ivraie, ainsi que le font les auteurs de l'Historia, a cherché à faire un monde « pensé par Dieu », où « tout est œuvre et reflet de l'éternel » comme l'a noté Génicot ([^17]).
Non ! La Chrétienté n'est pas cela, c'est-à-dire le terreau de nos irremplaçables racines, *roots,* jusque dans l'indicible. Mais, écrivent les idéologues de l'*Historia*, abolissant en fait toute l'histoire catholique (Escandell, pages 236 et 243 à 246), « un mariage illégitime de l'Église et de l'État, donnant des fruits adultérins ».
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Une « nouvelle forme des antiques théocraties » païenne, constantinienne ou judaïque. Élaborée par les « barbares siècles médiévaux ». En une « progression vers le précipice » : « l'écrasement effectif de l'esprit chrétien des origines » (celui-ci reconstruit à leur manière faisant doctrine des préjugés modernistes, et exclusive de toute Tradition ultérieurement assumée). En bref, pour ces Messieurs, la Chrétienté n'est que la femme adultère de l'esprit chrétien, mère du K.G.B. et du Goulag. Pour penser puis écrire cela, même les beaux visages et les grandes âmes de saint Louis, aussi premier roi de l'Inquisition médiévale, et d'Isabelle la Catholique, aussi première reine de l'Inquisition espagnole, ne les ont pas arrêtés !
Qui prétendra que nous exagérons en parlant de génocide des catholiques, dans leur histoire ?
Jean Dumont.
La traduction espagnole de cette étude a paru dans le numéro 251-252, janvier-février 1987, de la substantielle revue catholique *Verbo,* José Abascal 38, Madrid 3.
91:312
### La sainte Église catholique (VII)
par le P. Emmanuel
*Septième article, septembre 1883*
#### L'Église épouse et corps mystique de Jésus
En montrant comment l'Église était sortie du Cœur entr'ouvert de Jésus, nous l'avons dépeinte comme la nouvelle Ève épouse du nouvel Adam.
En montrant comment l'Esprit Saint l'avait remplie et vivifiée au jour de la Pentecôte, nous l'avons représentée comme un corps mystique dont la tête, à savoir Jésus glorifié, réside au plus haut des cieux.
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L'Église est donc l'épouse de Jésus, et en même temps elle est le corps mystique de Jésus. Ces deux titres ne sont pas en opposition, mais en harmonie : harmonie si belle et si divine que, pour en saisir un écho, nous appellerons à notre aide le grand maître dans les choses divines, qu'on appelle Bossuet.
\*\*\*
« Comment, se demande Bossuet, l'Église est-elle le corps de Jésus, et en même temps son épouse ? Il faut adorer l'économie sacrée avec laquelle le Saint-Esprit nous montre l'unité simple de la vérité, par la diversité des expressions et des figures. »
« C'est l'ordre de la créature de ne pouvoir représenter que par la pluralité ramassée l'unité immense d'où elle est sortie ; ainsi dans les ressemblances sacrées que le Saint-Esprit nous donne, il faut remarquer en chacune le trait particulier qu'elle porte pour contempler dans le tout réuni le visage entier de la vérité révélée ; après, il faut passer toutes les figures pour connaître qu'il y a dans la vérité quelque chose de plus intime, que les figures, ni unies, ni séparées, ne nous montrent pas ; et c'est là qu'il faut se perdre dans la profondeur du secret de Dieu, où l'on ne voit plus rien, si ce n'est qu'on ne voit pas les choses comme elles sont. Telle est notre connaissance, tandis que nous sommes conduits par la foi. Entendez par cette règle générale les vérités particulières que nous méditons devant Dieu. Seigneur, donnez-nous l'entrée, puisque vous nous avez mis la clef à la main. »
« L'Église est l'épouse, l'Église est le corps : tout cela dit quelque chose de particulier, et néanmoins ne dit au fond que la même chose. C'est l'unité de l'Église avec Jésus-Christ, proposée par une manière et dans des vues différentes. La porte s'ouvre ; entrons et voyons, et adorons avec foi, et publions avec joie la sainte vérité de Dieu. »
93:312
« L'homme se choisit son épouse ; mais il est formé avec ses membres. Jésus-Christ, homme particulier, a choisi l'Église ; Jésus-Christ, homme parfait, a été formé, et achève de se former tous les jours en l'Église et avec l'Église. L'Église, comme épouse, est à Jésus-Christ par son choix ; l'Église, comme corps, est à Jésus-Christ par une opération très intime du Saint-Esprit de Dieu. Le mystère de l'élection par l'engagement des promesses, paraît dans le nom d'épouse ; et le mystère de l'unité, consommée par l'infusion de l'Esprit, se voit dans le nom de corps. Le nom de corps nous fait voir combien l'Église est à Jésus-Christ ; le titre d'épouse nous fait voir qu'elle lui a été étrangère et que c'est volontairement qu'il l'a recherchée. Ainsi le nom d'épouse nous fait voir unité par amour et par volonté ; et le nom de corps nous porte à entendre unité comme naturelle : de sorte que dans l'unité de corps il paraît quelque chose de plus intime, et dans l'unité d'épouse quelque chose de plus tendre. Au fond ce n'est que la même chose. Jésus-Christ a aimé l'Église, et il l'a faite son épouse. Jésus-Christ a accompli son mariage avec l'Église, et il l'a faite son corps. Voilà la vérité : deux en une seule chair, os de mes os et chair de ma chair ; c'est ce qui a été dit d'Adam et d'Ève ; et c'est, dit l'Apôtre, un grand sacrement en Jésus-Christ et en son Église. Ainsi l'unité de corps est le dernier sceau qui confirme le titre d'épouse. Louange à Dieu pour l'enchaînement de ces vérités toujours adorables. »
« Il était de la sagesse de Dieu que l'Église parût tantôt comme distinguée de Jésus-Christ, lui rendant ses devoirs et ses hommages ; tantôt comme n'étant qu'une avec Jésus-Christ, vivant de son esprit et de sa grâce. »
« Le nom d'épouse distingue pour réunir, le nom de corps unit sans confondre, et découvre au contraire la pluralité des ministères : unité dans la pluralité, image de la Trinité, c'est l'Église. »
« Outre cela, je vois dans le nom d'épouse la marque de la dignité de l'Église. L'Église, comme corps, est subordonnée à son chef ; l'Église comme épouse, participe à sa majesté, exerce son autorité, honore sa fécondité.
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Ainsi le titre d'épouse était nécessaire pour faire regarder l'Église comme la compagne fidèle de Jésus-Christ, la dispensatrice de ses grâces, la directrice de sa famille, la mère toujours féconde et la nourrice toujours charitable de tous ses enfants. »
\*\*\*
Ainsi parle Bossuet. Après une semblable page, nous devrions nous taire. Si nous y ajoutons quelque chose, c'est pour montrer qu'elle n'est pas seulement une brillante conception du génie, mais encore, ce qui vaut mieux, la fidèle expression de la vérité des Écritures.
« Jésus-Christ, homme particulier, s'est choisi son épouse. » Lisez les Évangiles, et en particulier celui de saint Jean ; vous y verrez l'histoire de cette élection, de cet amour, de ces fiançailles, de ces noces.
Jésus-Christ sort du Père et vient en ce monde : pourquoi ? Pour chercher une épouse, comme l'homme quitte son père et sa mère pour chercher la sienne.
Il la rencontre sur les bords du Jourdain. Saint Jean est là comme paranymphe, qui présente à Jésus sa fiancée. « Je ne suis pas le Christ, dit-il, je suis seulement son précurseur. Celui qui a l'épouse, c'est lui qui est l'Époux ; l'ami de l'époux, qui se tient là et qui l'entend, se réjouit à la voix de l'époux. Cette joie m'a été donnée. Il faut qu'il grandisse, et que moi je m'éclipse. » (*Joan.,* III, 28, 31)
Plus tard Jésus désigne ses Apôtres : et quel nom leur donne-t-il ? Il les nomme les Envoyés, *scheliaschim,* du nom que prenaient les compagnons de l'époux quand ils allaient chercher l'épouse pour la lui amener. Les Apôtres étaient donc les porteurs du message d'amour de Jésus à son Église, laquelle devait surgir à leur voix du judaïsme et de la gentilité.
Jésus lui-même se donne le doux nom d'époux. Aux pharisiens qui se scandalisent de ce que ses disciples ne jeûnent pas, il répond : « Est-ce que les enfants de l'époux peuvent s'affliger, tandis que l'époux est avec eux ? Viendra l'heure où il leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. » (*Math.* IX, 14.) On voit par cette réponse que le titre d'époux était un des noms du Messie, d'après la tradition juive : Notre-Seigneur le prend, qui pourrait dire avec quelle allégresse !
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Autrefois l'époux achetait l'épouse à prix d'argent ; Notre-Seigneur rachète l'Église au prix de son sang. « Le Christ, dit saint Paul, a aimé l'Église, il s'est livré pour elle, afin de se donner à lui-même une Église glorieuse sans tache ni ride, ni rien de semblable, mais qui fût sainte et immaculée. » (*Eph.,* V, 27.) Il possède son épouse, comme l'ayant achetée ; il l'a achetée, en mourant pour elle. Cette mort d'amour clôt la vie de Jésus ; et son épouse lui est conquise éternellement.
Ainsi Jésus, tandis qu'il est sur la terre, agit avec son Église comme avec une étrangère dont il recherche miséricordieusement la main, lui le Seigneur des cieux ; c'est, dit Bossuet, le mystère de l'élection par l'engagement des promesses qui s'accomplit.
Quand il est remonté au ciel, et que sur cette Église il a répandu son Esprit, elle est toujours son épouse ; mais de plus elle est son corps. Les fidèles de Jésus sont devenus ses membres. Un trait des actes des Apôtres nous révèle cette transformation. Apparaissant à saint Paul (alors Saul le persécuteur de l'Église), sur le chemin de Damas, Jésus lui crie : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? (*Act.,* IX, 5.) Il persécute l'Église : et c'est Jésus assis à la droite du Père qui se dit persécuté. « Voyez, dit saint Augustin, il s'est fait une seule personne, de la tête et du corps, de Jésus et de l'Église, de l'époux et de l'épouse ; n'étant qu'une même chair, pourquoi n'auraient-ils pas une même voix ? Le Christ parle dans son Église, la tête parle au nom du corps. » (*In Ps. XXX.*) On sent que l'unité a été consommée entre l'époux et l'épouse par une opération très intime du Saint-Esprit.
Louange à Dieu, répéterons-nous avec Bossuet, pour l'enchaînement de ces vérités toujours adorables !
(*A suivre.*)
Père Emmanuel.
96:312
### Saint Alphonse-Marie de Liguori
par Jean Crété
NOUS CÉLÉBRERONS CETTE ANNÉE, au mois d'août, le deuxième centenaire de la mort de saint Alphonse-Marie de Liguori.
Né à Naples, d'une noble famille, en 1696, il donna dès son enfance des signes d'une vive piété et d'une grande vertu. Très doué, il commença à douze ans ses études de droit, et à seize ans il était docteur en droit civil et en droit canon. Il n'en négligeait pas pour autant les œuvres de piété et de charité ; il pratiquait la communion fréquente à une époque où ce n'était guère l'usage, et visitait les malades dans les hôpitaux. Par déférence envers son père, il accepta de devenir avocat. Il se montra très brillant dans cet office ; mais l'échec d'une cause qu'il plaidait le fit réfléchir. Il décida de se consacrer entièrement à Dieu, abdiqua son droit d'aînesse et alla déposer son épée à l'autel de Notre-Dame de la Merci.
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Après la préparation requise, il devint prêtre. Il convertit de grands pécheurs. Il avait le souci d'évangéliser les pauvres. A cette fin, il institua en 1732 la congrégation des prêtres du Très Saint Rédempteur (les rédemptoristes), qui prêcha surtout dans les campagnes. Saint Alphonse-Marie donnait l'exemple ; il prêchait avec une grande ardeur et il publia des livres d'instruction religieuse et de piété à l'usage du peuple. Il célébrait la messe avec une ferveur extraordinaire et avait une grande dévotion envers la Sainte Vierge. Son exceptionnelle intelligence et son souci du bien de l'Église l'amenèrent à publier aussi des traités de théologie dogmatique et morale.
En théologie dogmatique, il chercha un rapprochement entre le thomisme et le molinisme. Il insista surtout sur la prière qu'il appelait *omnipotentia supplex,* la toute puissance suppliante, vocable qu'il appliquait aussi à la Sainte Vierge. Par sa grâce actuelle, Dieu sollicite les âmes à la prière. Si l'âme ainsi sollicitée prie, elle reçoit d'autres grâces : « *Celui qui prie se sauve certainement, celui qui ne prie pas se damne certainement* »*,* répétait-il.
En morale, il chercha aussi une voie moyenne entre le rigorisme des jansénistes et le laxisme de certains jésuites. Sa théorie de l'équiprobabilisme s'est, en définitive, imposée : on peut choisir entre deux opinions à peu près également probables. Il contribua aussi à résoudre le délicat problème du prêt à intérêt. L'Église avait toujours condamné l'usure, au sens le plus large : c'est-à-dire la perception d'un intérêt quelconque sur un prêt. Mais au XVIII^e^ siècle, le développement de l'industrie exigeait l'investissement de capitaux importants. Saint Alphonse-Marie contribua beaucoup à faire admettre que l'investissement d'un capital dans une entreprise qui produisait des biens justifiait une rétribution ; alors que le prêt usuraire proprement dit restait condamnable. Très mortifié et âme d'oraison, saint Alphonse-Marie fut favorisé de dons mystiques ; il fut plusieurs fois ravi en extase au cours de ses sermons. Il convertit un grand nombre de pécheurs.
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En 1762, le pape Clément XIII nomma saint Alphonse-Marie évêque de Sainte-Agathe des Goths, près de Naples ; il dut accepter par obéissance. Pendant treize ans, il se dévoua inlassablement à son diocèse, tout en continuant à diriger sa congrégation à laquelle il ajouta une congrégation de religieuses. Il combattit les erreurs et les vices et poussa la charité jusqu'à vendre son mobilier personnel pour nourrir les affamés.
De graves infirmités l'obligèrent à renoncer à l'épiscopat en 1775. Il devait vivre encore douze ans et se trouver affligé d'une très dure épreuve : une scission se produisit chez les rédemptoristes, et leur fondateur se vit rejeté par une partie de ses fils. Dieu lui révéla que l'unité serait rétablie après sa mort. Accablé d'infirmités, il continuait à écrire. Il mourut le 1^er^ août 1787 à Nocera degli Pagani. Pie VII le béatifia en 1816. Grégoire XVI le canonisa en 1839, le jour de la Sainte Trinité. Pie IX le déclara docteur de l'Église en 1871. Enfin Pie XII le constitua patron des confesseurs et des moralistes. Sa fête est célébrée le 2 août. Très populaire en Italie, saint Alphonse-Marie de Liguori est assez peu connu en France. Que ce centenaire soit pour nous une occasion de le connaître et de l'invoquer, surtout dans les problèmes de morale et en préparation à la confession. Mais par-dessus tout rappelons-nous ses exhortations à la prière.
Jean Crété.
99:312
### Peut-on dire : Nous avons le même Dieu que les musulmans ?
par Dom Gérard o.s.b.
« *Nul n'est monté au ciel sinon celui qui est\
descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est au ciel.* »\
(*Jn III, 13*)
MAINTS CATHOLIQUES sont troublés dans leur foi par des affirmations telles que : « Juifs, chrétiens, musulmans, nous avons le même Dieu. » Cette phrase lancée au début du siècle par le fameux prêtre apostat Hyacinthe Loyson se retrouve de nos jours dans nombre de revues, discours, colloques œcuméniques.
100:312
Que faut-il en penser ? Nous voudrions, en marge d'un cours de théologie, simplement répondre à cette question d'une actualité brûlante : « Avons-nous le même Dieu que les musulmans ? » Réponse qui suppose quelques distinctions indispensables, faute de quoi on tombera inévitablement dans le piège d'un faux œcuménisme. Il faut en premier lieu distinguer le plan objectif et le plan subjectif.
-- D'un point de vue purement objectif il est évident que nous avons le même Dieu que les musulmans, en ce sens que c'est Dieu créateur et sauveur, juge suprême des vivants et des morts qui a créé et a racheté le genre humain et qui jugera musulmans et chrétiens, croyants et athées : il n'existe qu'un seul Dieu qui règne sur tous. En ce sens donc, oui, nous avons le même Dieu que les musulmans. Les êtres humains, les animaux et les plantes sont évidemment gouvernés par le même Dieu.
-- D'un point de vue subjectif peut-on soutenir que musulmans, francs-maçons, déistes, chrétiens *en tant que tels,* saisissent la même Réalité divine ? Évidemment non, car alors on change de plan : il ne s'agit plus de la souveraineté de Dieu sur toute chair, mais de l'approche humaine de cette souveraineté. Du point de vue du sujet, il y a une différence abyssale entre la réalité divine, saisie en elle-même dans son essence véritable, telle que la lumière de la foi nous la dévoile, et les représentations humaines de Dieu que proposent les fausses religions. Si nous nions cette différence, si nous l'atténuons seulement, nous rendons vaine la nécessité d'une révélation divine ; le christianisme se présente alors comme une religion parmi d'autres et la religion du Christ prendra place parmi ce que Guénon appelle « les traditions ».
101:312
Du point de vue subjectif, donc, c'est-à-dire du point de vue de la religion que l'esprit et le cœur de l'homme font monter vers le Ciel, il n'y a place, en dehors de la révélation divine, que pour des approches imparfaites, liées aux conditions de l'homme privé des lumières de la foi surnaturelle. Non seulement cette religion étant naturelle reste incapable d'accéder à une union intime avec l'essence de Dieu tel qu'Il est en lui-même, mais encore se trouvera-t-elle déformée par l'apport idéologique de religions forgées de main d'homme, comme c'est le cas pour l'Islam.
IL EN EST DE MÊME pour le déisme des sociétés secrètes. Le « grand architecte » des francs-maçons est une pure construction de l'esprit. Ce Dieu abstrait n'existe que dans l'univers mental de ceux qui l'ont conçu. Le Dieu de Mahomet, objet de la « foi » islamique, est un Dieu fabriqué à partir de traditions juives, nullement identique à Celui que Jésus a pour mission de révéler. Car telle est l'affirmation solennelle que nous lisons dans S. Matthieu au chapitre 11, verset 27 : « Nul ne connaît le Père sinon le Fils et celui auquel le Fils voudra le révéler. »
Ce que les musulmans, à travers le Coran et les Hadiths, croient savoir de Dieu reste totalement étranger à la Réalité divine telle qu'elle existe en fait. Ce monarque lointain et solitaire, maître et scripteur implacable du destin des hommes, restant inconnaissable afin d'imposer sa pseudo-transcendance, ce Dieu qui récompense ses croyants par des sensualités innommables dans un paradis de harem, est un Dieu qui n'existe que dans le cerveau de Mahomet et de ses sectateurs.
102:312
Ce n'est pas assez dire que chrétiens et musulmans n'adorent pas le même Dieu, il faut dénoncer l'inanité, l'inadéquation totale de l'idée religieuse forgée par la pensée musulmane. L'Évangile est catégorique : seul le Christ peut révéler la personne du Père : « Je suis la porte. » (Jean 10, 9) « Personne ne vient au Père sinon par moi. » (Jean 14, 6) « Si vous me connaissiez vous connaîtriez aussi mon Père. » (Jean 14, 7) « Qui refuse le Fils n'a pas le Père. » (1 Jean 2, 23) Ces affirmations montrent bien l'incapacité des religions dites naturelles à parvenir à une connaissance salutaire de Dieu et à une adoration « en esprit et en vérité ». Résumons. On ne peut pas dire que nous avons le même Dieu que les musulmans, primo parce que eux-mêmes nous en offrent une image dégradante qui altère considérablement l'essence divine ; *secundo* parce que la négation du Fils entraîne la méconnaissance du Père ([^18]).
Faisons place à une objection. Parmi ceux d'entre nous qui ont fréquenté les milieux arabes, qui peut dire n'avoir jamais ressenti d'émotion à la vue d'une prière rituelle prise sur le vif ? Peut-on affirmer que la prière des quelque 750 millions de musulmans répandus dans le monde est vaine, sans objet réel, une pure objectivation du sentiment religieux ?
103:312
Une nouvelle distinction s'impose. D'une part nous maintenons que la religion islamique en tant qu'islamique et mahométane est *de soi* incapable d'élever l'homme au plan surnaturel et d'engendrer une prière qui la mette en rapport intime avec Dieu ; d'autre part, et c'est le deuxième terme de notre distinction, on ne peut interdire à la toute-puissance de l'Amour rédempteur de communiquer secrètement aux âmes situées en dehors de l'Église des grâces de purification et d'union surnaturelle agissant invisiblement et comme à distance. Dès lors ces âmes que Dieu seul connaît entrent dans l'amitié divine non par le secours de leur religion mais malgré celle-ci. En dépit de l'idéologie déformante d'une fausse religion, la grâce divine est capable -- et elle seule -- de toucher et d'illuminer le cœur du croyant, parfois même à son insu, nous voulons dire sans que cette transformation intérieure tombe nécessairement sous le champ d'une connaissance réflexive. Dès lors le croyant musulman de bonne foi entre dans le mystère de la communion des saints. Justifié par le baptême de désir, il adore sans le savoir le Dieu de Jésus-Christ, dont la grâce toute miséricordieuse et souverainement libre n'est jamais enchaînée par l'économie normale des moyens de sanctification : l'instruction et les sacrements.
104:312
Tel fut probablement le cas de Al-Hallaj ([^19]). Mais ceci, qui est le secret de Dieu, reste dépendant de son bon vouloir : on sort de l'économie normale des moyens de sanctification. On entre dans un ordre de relation purement intérieure, mystère des âmes qui ne sera dévoilé que dans le Ciel et qui échappe ici-bas à toute investigation humaine. Peut-on dire que, en vertu de cette disposition providentielle, chrétiens et musulmans adorent le même Dieu ? Non ; parce que s'il est possible que les musulmans de bonne foi, dans une proportion qui nous est inconnue, jouissent secrètement du don de la grâce sanctifiante, il n'en reste pas moins que les disciples de Mahomet, en tant que tels, appartiennent à une religion d'État exerçant sur ses adeptes une force d'oppression incroyable, fondée sur la mémorisation et le psittacisme. Cette religion se prétend une religion inspirée, une religion du Livre. Et lorsque le Coran enseigne qu'il est blasphématoire de reconnaître que Dieu ait un fils, il faut l'en croire : il n'existe pas un musulman qui ne protesterait énergiquement à l'idée que la religion islamique permette d'adorer le même Dieu que les chrétiens.
UNE QUESTION en amène souvent une autre. S'il est erroné de prétendre que nous avons le même Dieu que les musulmans, ne peut-on pas dire cependant que christianisme, judaïsme et islam ont ceci de commun qu'ils sont tous les trois des religions monothéistes ?
Il semble à première vue que oui. Partons d'une définition du monothéisme : « croyance en un Dieu unique ». Les chrétiens croient en un seul Dieu (Credo in unum Deum), juifs et musulmans croient eux aussi en un Dieu unique. Ne peut-on pas en inférer qu'il s'agisse là d'une notion commune aux trois religions et par conséquent d'une base « œcuménique » de départ ?
105:312
La Trinité des personnes propre à la foi chrétienne se présenterait alors comme une phase ultérieure, tandis que l'unicité de Dieu offrirait une notion commune initiale sur laquelle les adeptes des trois religions pourraient fusionner.
Le Père Manaranche S.J., dans « Le monothéisme chrétien » (Le Cerf 1985), dénonce vigoureusement cette fausse conception : « De ce fait, la Révélation court le risque de s'ajouter comme un étage à ce rez-de-chaussée indispensable : la Trinité n'influe pas vraiment sur l'Unité, elle ne conduit pas à la repenser de fond en comble. D'où la tendance des apologistes à faire bon marché de la différence chrétienne au nom d'un œcuménisme de courtoisie... ou d'impatience. » (page 18) A la fin de son ouvrage l'auteur poursuit : « Il est impossible pour la chrétienté de penser une divinité hors du jeu de la charité par lequel elle se communique : elle n'existe pas sans le don (d'amour) qu'elle fait d'elle-même et qui est elle-même. Ce qui, en nous, est séparé coïncide en Dieu. » (page 226)
Le « Dieu naturel » supposé commun aux « trois religions monothéistes » est un *être de raison*, une conception purement humaine sans fondement dans la réalité, un Dieu qui n'existe que dans l'esprit de l'homme. A l'appui de cette thèse, le Père Manaranche cite l'orthodoxe Jean Zizoulias : « Il serait impensable de parler du « Dieu un » avant de parler du Dieu qui est « communion », c'est-à-dire de la Sainte Trinité. La Sainte Trinité est un concept ontologiquement primordial et non une notion qui s'ajoute à la substance divine. » (page 227)
106:312
Sans doute les manuels de théologie sont bien obligés, pour la clarté du discours, d'étudier séparément le Dieu un et le Dieu trine, mais il ne faut pas que les exposés donnent l'impression que la Trinité est « un correctif ajouté après coup à l'unité divine ». Elle n'est pas « un ajout secondaire ou facultatif ». La Trinité des personnes *est* l'essence divine. Loin d'être une notion accidentelle, la Trinité est la façon inouïe, unique, inimitable qu'a Dieu d'être un.
Le Père Manaranche conclut : « L'important c'est de répudier résolument une théologie à deux niveaux un rez-de-chaussée universel et évident, un étage facultatif et rajouté, qui serait le véritable obstacle à l'unanimité. » (page 224)
Le monothéisme chrétien diffère donc totalement du monothéisme des religions juive ou islamique. C'est par un dangereux trompe-l'œil que l'on en vient à user de l'expression : « les religions monothéistes ». Le contenu de chacune de ces religions est essentiellement et radicalement différent.
ON NOUS PERMETTRA UNE RÉFLEXION. Ces principes et leurs conséquences ont-ils été suffisamment présents lors de la réunion œcuménique d'Assise ? Jean-Paul II voulant rassurer d'avance ceux parmi les catholiques qui s'interrogeaient sur le bien-fondé de la journée du 27 octobre 1986 assura qu'il ne s'agirait pas de prier ensemble, mais de se réunir ensemble pour prier ; éloignant ainsi, pensait-il, tout risque de syncrétisme. Qu'en est-il exactement ? On ne peut mieux faire pour saisir la pensée œcuménique de Jean-Paul II que d'en demander la clef à son discours aux cardinaux ([^20]).
107:312
Tout le discours, en effet, cherche à définir « l'esprit d'Assise », « l'événement d'Assise », le « ministère d'Assise » en fonction de « l'unité de l'unique Peuple de Dieu » telle que la décrit le décret de Vatican II sur l'œcuménisme (*Unitatis redintegratio*)*.*
Or la pensée du pape se développe comme si cette unité surnaturelle de l'Église, Corps mystique du Christ, qui est le but de l'œcuménisme, provenait du fait que des hommes ou des femmes sont *capables de prier* : « C'est ce que l'on a également vu à Assise : l'unité provient du fait que tout homme et toute femme sont capables de prier, c'est-à-dire de se soumettre totalement à Dieu et de se reconnaître pauvres devant lui. » (paragraphe 11)
Cette affirmation et la portée que le pape a voulu lui donner en insistant sur « l'événement d'Assise » pose au théologien une grave question : faute d'une distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, n'y a-t-il pas dans le discours du pape une confusion dramatique ? 1) Est-il vrai que « tout homme et toute femme sont capables de prier, c'est-à-dire de se soumettre totalement à Dieu » ? Oui, au plan naturel, il y a une capacité réelle de prier, capacité inhérente au sentiment religieux humain naturel. 2) Mais cette prière peut-elle fonder l'unité du Corps mystique, qui est d'ordre absolument surnaturel ? L'Église, Épouse mystique du Christ, sera-t-elle jamais le fruit d'une capacité *naturelle* de prier ? Il serait hérétique de le prétendre ([^21]).
108:312
Or, pour que se construise l'unité du Corps mystique, mystère essentiellement surnaturel, il faut le mérite et l'intercession d'une prière elle aussi surnaturelle, comme seules la foi et la charité peuvent la faire naître dans l'âme. Prétendre le contraire serait nier la nécessité de l'Incarnation et de la Rédemption. Toute l'économie du salut en serait bouleversée et comme rabaissée au plan des achèvements humains. Nous sommes alors en plein naturalisme. Or, la journée d'Assise réunissait autour du pape des infidèles, des païens et des idolâtres. Que représentait ce rassemblement ? Pouvait-il en sortir autre chose qu'un sentiment religieux *naturel,* donc étranger à la vraie foi et donc impuissant à sauver ? La confusion la plus habituelle, la plus répandue, même chez les chrétiens, est celle qui brouille les frontières existant entre la foi et le sentiment religieux. Telle est le plus souvent la forme que prend aujourd'hui le naturalisme. C'est là, pensons-nous, la cause principale de l'échec dramatique que connaît l'œcuménisme contemporain. Sur ce sujet, comment ne pas citer la *Lettre à une mère sur la foi* du Père Emmanuel ? Voici ce que nous lisons au chapitre VI intitulé : « Quelle différence il y a entre la foi et le sentiment religieux. »
109:312
« Le sentiment religieux, Madame, est un don de Dieu assurément. C'est un bien, un bien de l'ordre naturel. Le sentiment religieux est la conséquence naturelle de notre qualité de créatures, comme le respect des parents est naturel à l'enfant. Le sentiment religieux est ainsi le respect que nous avons, comme créatures, pour notre Père qui est dans les Cieux, et qui, par le fait seul de notre création, nous regarde comme ses enfants, et nous donne à tous le pain de chaque jour, la lumière de son soleil, les fruits de la terre, la vie, la santé, et mille autres biens, également de l'ordre naturel. Le sentiment religieux, étant naturel à l'homme, se trouve chez tous les hommes, fidèles ou infidèles ; car tous ont ce fond commun de respect pour Dieu, qui quelquefois se traduit par un acte religieux fondé sur le vrai, comme chez nous chrétiens ; quelquefois par un acte religieux entaché d'erreur comme chez les infidèles et les idolâtres.
« Il y a des peuples chez lesquels le sentiment religieux est très profond, et cela naturellement par exemple chez les Arabes. Un Arabe ne manquera jamais à sa prière du matin, à celle du midi, à celle du soir. Il entend le *muezzin* crier du haut du minaret la formule sacrée : *La Allah,* etc. Aussitôt il se met en prière, qu'il soit en compagnie, qu'il soit au milieu d'une place, qu'il soit à n'importe quel travail ; l'heure est venue, il prie. Par ce même sentiment religieux, l'Arabe rapporte tout à la volonté de Dieu ; les accidents de la vie, la santé, la maladie, la mort même, il ramène tout à Dieu, et en toutes circonstances, il répète : Dieu est grand !
110:312
Voilà le sentiment religieux dans toute sa puissance. Mais, souvenez-vous, Madame, que notre nature est déchue en Adam ; et, d'une nature déchue, il ne peut venir qu'un sentiment religieux lui aussi frappé de déchéance. La nature ne peut se relever d'elle-même ; et le sentiment religieux purement naturel ne peut absolument pas ramener l'homme à Dieu, ni le tirer du péché. »
Ce sentiment religieux est bon, mais il est insuffisant. A lui seul, il est impropre au salut : il laisse l'homme privé du seul moyen d'accès à la vraie connaissance de Dieu et de la vie éternelle. Ce moyen indispensable, c'est la foi théologale, vertu infuse reçue au baptême. Mais laissons la parole au Père Emmanuel. « La foi n'est pas un sentiment, la foi n'est pas de l'ordre naturel. La foi est l'assentiment de notre esprit à la vérité révélée de Dieu. C'est un bien qui ne dérive point de notre nature, mais qui lui est donné d'en haut pour la guérir. La foi est essentiellement purifiante. *Fide purificans corda* (Act. 15, 9). Elle éclaire l'esprit, le dépouille de l'erreur : elle redresse l'homme tombé, le replace dans la voie de Dieu, elle pose la base de l'œuvre du salut ; elle achemine l'homme vers tout bien. La foi est essentiellement fortifiante. *Confortatus fide,* dit saint Paul (Rom. 4, 20). Et encore : *Fide stas*, Si tu es debout, c'est par la foi (Rom. 11, 20). La foi est vivifiante : Le juste vit de la foi, dit toujours saint Paul (Gal. 3, 11). Si le sentiment religieux nous laisse de glace pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, il n'en est pas de même de la foi ; elle le rend présent, vivant dans nos cœurs ; *Christum habitare per fidem in cordibus vestris* (Eph. 3, 17). La foi est le principe d'un monde nouveau, régénéré en Jésus-Christ Notre-Seigneur ; la foi, c'est la lumière avant-coureur des splendeurs de l'éternité où nous verrons Dieu ; la foi, c'est la mère de la sainte espérance et de la divine charité. »
111:312
Cette distinction entre foi et sentiment religieux se prend à partir d'une autre distinction plus fondamentale encore : la distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, véritable pivot autour duquel gravitent toutes les questions théologiques, lumière centrale à laquelle il faut toujours revenir si l'on veut traiter correctement de la nature de la grâce, des rapports de l'âme avec Dieu, du mystère de l'Église et du salut des infidèles. Nous pensons que c'est encore cette grande et si précieuse distinction entre naturel et surnaturel qui permettra de répondre clairement à la question : « Avons-nous le même Dieu que les musulmans ? » Faute de quoi l'œcuménisme mal compris, tel qu'il sévit actuellement, enferme dans une cage de verre ceux que leur évidente bonne volonté jointe à un amour insuffisant de la vérité intégrale s'avère incapable de délivrer.
Fr. Gérard o.s.b.
112:312
### O Século do nada
*Suite et fin de l'introduction*
par Gustave Corçâo
*Nous avons commencé dans notre numéro de février à publier la traduction française de l'œuvre à nos yeux principale de Gustave Corçâo. Dans ce même numéro, nous avons dit pourquoi. La traduction de* « *O Século do nada* » *est faite comme avait été faite celle de* « *La Découverte de l'autre* » *que nous avions publiée en 1980-1982.*
J. M.
113:312
#### *La grâce et le venin*
IL SOUFFLAIT en ce temps-là un fort vent d'activisme qui nous pressait d'élever nos devoirs de citoyens, et aussi notre témoignage chrétien, à un véritable engagement direct dans le combat pour un ordre temporel plus juste : un monde plus chrétien, un monde qui devait nous permettre de devenir plus humains. L'œuvre de philosophie politique et culturelle de Maritain nous éveillait à un devoir de participation consciente, elle s'épanouissait sur notre aversion pour la dictature du président Vargas. Charles Journet avait soufflé la formule magique -- « *une nouvelle chrétienté demande à naître* » *--,* que nous recevions d'un cœur confiant et plein d'espoir... Je me demande combien de fois j'ai dû répéter cette sentence à mes élèves et compagnons, à l'époque où je ne la savais pas insérée, et parfois compromise, dans un contexte culturel manipulé par les gauches ; envenimée par l'infiltration de cette *praxis* communiste qui commençait de ravager l'Europe dans les années trente, et la France avec plus d'intensité.
La vie continuait, et le pauvre ingénieur qui avait vécu à Jacarepagua presque comme un anachorète, au point de (mal) connaître une personne au plus par an, et même un jour de ne pouvoir citer le nom du président de la République, se propulsait maintenant en plein *turmoil* ([^22]) ; cours-cours-cours, étude-étude-étude, conférence-conférence-conférence, campagnes électorales, enfants-enfants-enfants ; après quoi tous les soirs, au Centre Dom Vital, le plus impréparé des hommes recevait des gens, des gens, des gens, et, aux équinoxes, des familles entières.
114:312
***La conversion des étudiants***
Dans les années cinquante, contre toutes mes habitudes, je me risquai à sillonner l'immense territoire brésilien pour donner des conférences sur les choses du Royaume de Dieu. Je me souviens d'un de nos voyages à Belo Horizonte, où nous découvrîmes avec surprise que les étudiants avaient couvert les rues d'affiches et lâché des camionnettes dans la ville pour annoncer les conférences de votre serviteur. Toute la Jeunesse Catholique était alors de notre côté, on ne relevait pas un seul virus communiste en ses rangs. Pardon, il y avait Luis Carlos. Ce fut un marathon de conférences, rencontres et tables rondes, sans interruption. Je crois bien qu'en deux ou trois jours nous fîmes plus de douze conférences, parfois devant quatre cents auditeurs, des jeunes étudiants. L'infiltration de la sottise n'avait pas commencé. Les garçons et les filles étaient encore adjectivement *des jeunes* et non substantivement et magiquement « *les jeunes* »*.* Le communisme alors n'avait pas commencé...
Pardon, il y avait Luis Carlos. Oui, le Carlos. Au second jour de la bataille, à douze heures trente, je réussis à lâcher les étudiants, j'allais rejoindre l'hôtel pour déjeuner et reprendre des forces, quand quelqu'un m'attrapa le bras. C'était Luis Carlos, qui se présentait. Il voulait seulement me toucher un mot. Nous discutâmes plusieurs heures de suite : Luis avait des idées communistes, mais qui lui paraissaient déjà moins assurées ; il cherchait plus et mieux. Le jour de la Fête-Dieu, dans une grande fête où plus de cinq cents jeunes se confessèrent avant de recevoir la sainte communion, Luis Carlos était là, humble et heureux. Plusieurs mois après je reçus à Rio une lettre des parents de Luis, et sur un bout de papier son remerciement griffonné au crayon, avec un « adieu » qui nous donnait rendez-vous dans la Maison du Père, comme dit le mot.
115:312
J'avise que j'ai dû me tromper dans la chronologie. Ce fut lors d'une seconde visite à Belo Horizonte que je connus Luis Carlos. Tout le reste est certain. Pour cette seconde visite où j'étais venu prêcher à la Jeunesse Universitaire Catholique une préparation à la Fête-Dieu, j'avais choisi le thème : « *Les signes de Dieu* »*.* La salle était comble et le père Francisco Lage avait pris place entre une douzaine d'autres soutanes, au premier rang. Il m'accompagnait partout et, chaque fois qu'il passait à Rio, ne manquait pas de venir déjeuner. C'est lui qui offrit leurs deux premiers Missels aux deux premières filles de mon second mariage. J'ai reçu de lui des lettres d'une très grande affection. A Belo Horizonte, assis au premier rang, il suivait mes conférences sans se distraire d'un millimètre ; parfois, quand quelque analogie théologique (qui est le propre de cette science) ou quelque image inopinée qui faisait partie de mon rôle lui paraissait réussie, il souriait en ouvrant des yeux ronds de chat comblé par la vie. Nous quittions la salle ensemble, discutant de sacrements et sacramentaux.
De nombreux garçons qui revenaient à la vie religieuse me demandaient de leur indiquer un prêtre, et je leur indiquais le père Lage.
Les jours passèrent, et les années. Un soir on frappa à ma porte. C'était Antônio Pimenta, qui débarquait de Belo Horizonte « pour remettre les pendules à l'heure ».
Ce garçon faisait partie d'un groupe d'étude qui s'était formé à Ferros autour du père Lage. Je savais que le père Lage avait fondé une cellule d'*Économie et Humanisme,* et voici que frappait à ma porte Antônio Pimenta et cette terrible évidence : le père Lage était en train d'enseigner le marxisme aux garçons que je lui avais envoyés pour qu'ils persévèrent ou renaissent dans le christianisme !
Je raconte tout ceci, car ce père Lage est aujourd'hui une personnalité internationale. Il existe des livres en français bourrés de mensonges sur le père Francisco Lage Pessoa, comme ces mêmes livres nous mentent sur Dom Helder Câmara. Pour le dire en un mot, j'ai vécu, jour après jour, j'ai touché du doigt l'évolution de ces prêtres qui troquaient la Communion des Saints pour le Parti communiste. J'assistais de près à bien d'autres dégradations de cet ordre que j'aurais jugées impossibles. Nous entrions, à notre tour, dans la Passion de l'Église selon le XX^e^ siècle.
116:312
**« *N'allons-nous donc rien faire ?* »**
En 1956, je compris que l'Ordre dominicain au Brésil, et certainement dans le monde entier, était entré dans un processus d'érosion ; je compris ce que j'aurais pu dire quelques années auparavant au frère Pedro Secondi, en m'appuyant sur saint Paul : « *Que celui qui se croit solide prenne bien garde de ne point tomber.* » (I Cor., 10. 12.)
C'est également en 1956 que les Soviétiques envahirent la Hongrie. Ce matin-là, mon fils m'appelle par téléphone, d'Itamarati ([^23]), et ne pose qu'une question : -- *Papa, n'allons-nous donc rien faire ?*
Nous convenons de nous retrouver le soir même pour une manifestation publique de protestation et, sans attendre, je me rends avec Gladstone Chaves de Melo au couvent dominicain dans l'idée d'examiner la chose avec le frère Romeu Dale. « *Père, n'allons-nous donc rien faire ?* » Frère Romeu, prévenu, nous conduit aimablement à la bibliothèque. Sitôt assis, je lâche toute mon horreur de ce qui se passe en Hongrie. J'attaque sans retenue, innocemment. Soudain, comme sous l'effet d'une douche froide, je dois m'arrêter : en face de moi un pseudo-frère Romeu, ou *le véritable* frère Romeu, un sourire au coin des lèvres, commence d'expliquer :
-- *Vous savez, les Anglais aussi, à Suez...*
J'explosai. Abattant le poing sur la table, moins fort que ne l'eût fait saint Thomas, je criai sans pouvoir me retenir :
-- *Père, voici bien le dernier endroit au monde où je pensais entendre une chose pareille !*
117:312
Je lui criai d'autres choses, dont le souvenir ne m'est pas resté. Des frères se pressaient à la porte de la bibliothèque pour savoir ce qui se passait. Ressaisi, j'ai présenté des excuses au frère Romeu et nous quittâmes le couvent. Dans la rue, je restai silencieux : le sol semblait fuir sous mes pieds ; je comprenais que jamais plus je ne viendrais m'asseoir dans cette maison où tant de fois j'avais cru voir passer, portées par les anges, les figures de Dominique, Thomas, Catherine de Sienne... et bien d'autres.
Quelque temps plus tard, le père Lage accorda une interview à la revue *Manchete *: il y parlait de christianisme social et osait dire que « *cette histoire d'administrer les sacrements* » lui paraissait « *sans avenir* »*...* Les étudiants catholiques ne m'invitaient plus. En trois ou quatre ans, sans aucune modification de ma part, on m'appela « l'ennemi numéro deux des étudiants », et deux ou trois de ceux qui m'avaient eu pour parrain en la Fête-Dieu écrivirent des articles où j'étais désigné comme « momie » ; j'étais « mort », disaient-ils, on avait simplement oublié de me « mettre en bière ».
***Le viol des âmes***
Une violente infiltration du milieu étudiant commençait. J'ai vu cette infiltration comme qui voit une mouche tomber dans le lait. J'ai vu comme on dégrade les jeunes, comme on viole les âmes, comme on emplit les cœurs de venin. Ce spectacle de la communisation des catholiques reste certainement le plus laid, le plus déprimant de ceux que notre siècle exhibe en son obscénité.
On créa la UNE ([^24]), le journal « Métropolitain », et le Brésil entier pataugeait déjà dans une nouvelle sorte de fange spirituelle quand débarque à Rio un dominicain français du nom de Cardonnel, qui se met aussitôt en contact avec les étudiants de la UNE et les futurs dirigeants de *Vozes* ([^25])*.*
118:312
En juin 1960 il commence à parler, c'est-à-dire à sortir ses énormités. A cette époque nous étions déjà des vétérans, nous savions que quelque chose allait arriver dans l'Église et spécialement dans l'Ordre des dominicains. Pour nous, le père Cardonnel eut le mérite d'être le premier à livrer les échantillons d'un phénomène qui allait virer au déluge en bien peu de temps. Dans le *Diario de Noticias* du 31 juillet 1960, sous le titre « Signes des temps », j'avais relevé ce topique de son autorité :
« Il faut -- disait le père Cardonnel -- nous méfier de ce que j'appellerai la fuite dans l'abstraction. Par exemple, parlons des hommes, en leur situation concrète, et non de la personne humaine avec son éminente dignité. La valeur abstraite que nous pourrions détacher des hommes réels reste indifférente à ce qu'ils sont de fait. En quoi consiste par exemple le droit de la Famille, sur lequel on s'interroge souvent ? La famille est une abstraction qui n'existe pas comme telle. »
C'est sur ces routes que galopait le père Cardonnel dans les années soixante, à la grande admiration des étudiants de la UNE et du *Métropolitain.* Je répondis par plusieurs articles : « *Les deux mondes* »*,* « *Encore les deux mondes* »*,* « *L'anti-anticommunisme* »*.* Dans une *Lettre ouverte* à un étudiant de Belo Horizonte, qui recommandait la retraite pour les intellectuels, je recommandais l'obligation du baccalauréat pour les journalistes.
Nous entrions dans la lutte éreintante qui dure encore aujourd'hui. L'infiltration communiste dans le milieu des étudiants catholiques gagnait chaque jour du terrain, comme s'il y avait eu une organisation pour activer les agents et une autre pour amollir les patients.
119:312
Le père Cardonnel fut un pigeon-voyageur qui s'aventura trop loin et arriva avant les autres, en un temps où il existait encore des évêques, l'épiscopat brésilien ne s'étant pas dissous dans le liquéfacteur des fameuses « conférences » ; et c'est ainsi que j'ai pu voir, sans doute pour la dernière fois de ma vie, fonctionner l'autorité épiscopale. Le boute-feu Cardonnel fut ré-exporté en France : huit ans plus tard, grâce à la marée montante d'imbécillité qui submergea ce beau pays, ses blasphèmes et ses âneries y remportèrent un énorme succès ; mais c'est l'abbé de Nantes qui se retrouva interdit, suspens a divinis et tout et tout.
Nous entrions dans le temps de la Passion. C'est à cette époque que je fis ma première visite au cardinal Jaime Câmara, pour demander, suggérer, supplier, démontrer la nécessité de fermer la JUC ([^26]), avec l'idée de la rétablir plus tard, après la purge. Dom Jaime me livra tout un flot de méditations où les mots de « prudence », de « charité », et tous ceux qu'il empruntait au lexique chrétien semblaient jouer à cache-cache avec la vérité. Le cardinal me confia aussi qu'il pensait désigner un évêque pour s'occuper spécialement des problèmes de la jeunesse. Quelques jours plus tard, les journaux annoncèrent en effet la nomination de Mgr Cândido Padim, qui venait combler une lacune dans la collection des équivoques ecclésiastiques. Mon épouvante grandissait, d'autant qu'on pouvait clairement percevoir sur la photographie et les déclarations de l'intéressé que le Candide en question débordait d'optimisme ! J'appris plus tard que Gladstone Chaves de Melo avait eu une conversation semblable, et pareillement inutile, avec le cardinal de Rio.
***Les amis du président***
En novembre 1963, Alceu Amoroso Lima, président du Centre Dom Vital, revint d'un long séjour à l'étranger pour livrer sur une pleine page du *Jornal do Brasil* une sorte d'encyclique intitulée : *L'Église, le socialisme et le communisme.*
120:312
Il y expliquait au Brésil que, de Grégoire XVI à Jean XXIII, l'attitude de l'Église vis-à-vis du socialisme et du communisme était passée de « l'intolérance rigide » au « jugement éclairé », puis finalement au « dialogue » et à la collaboration. J'ai montré moi-même dans *Dois Amores, Duas Cidades* que le prétendu « dialogue » de Jean XXIII reste dénué de tout fondement, et que le « jugement éclairé » de Pie XI est parti d'un texte de *Quadragesimo Anno* où notre journaliste interpose dans les paroles du pape deux paroles de son invention, en caractères gras, par lesquelles la phrase de l'encyclique romaine change de sens. C'est à la fin du paragraphe 43, lorsque le pape dit : « *Une condamnation encore plus forte...* »*,* et que le journaliste ajoute, en soulignant : « *que celle du communisme* »*,* aliénant le sens de toute la citation.
Je décidai d'abandonner le Centre Dom Vital où, quinze années de suite, j'avais milité. J'adressai une lettre au président du Centre pour me plaindre du charcutage qu'il appliquait sans vergogne aux textes pontificaux, et des nouveaux chemins où s'égarait sa prédication. Alceu me répondit aimablement, insistant pour que nous poursuivions ensemble, chacun restant sur ses convictions. Je me rendis alors chez le cardinal et lui fis part de ma décision d'abandonner un institut où chacun des dirigeants continuerait d'enseigner la troupe en « restant sur ses idées », pour transmettre ainsi comme seule leçon commune celle du mépris de la vérité et de l'exaltation de la Sainte Doctrine.
Quand j'eus fini de m'expliquer, le cardinal posa la main sur mon bras et dit :
-- *Non. Celui qui doit partir, c'est l'autre.*
Je lui répondis que la chose n'était pas de mon ressort. Ce qu'il me fallait, ce que j'acceptais dans les locaux du Centre, c'était une simple salle pour continuer les cours que je donne aujourd'hui encore au même groupe, renforcé des enfants nés et grandis en son sein. Le cardinal me demanda alors de lui indiquer les noms de trois personnes de confiance et de bonne doctrine. Je lui recommandai Fabio Alves Ribeiro, Oswaldo Tavares et Eduardo Borgerth. Le cardinal ajouta :
121:312
-- *Tenez-vous à l'écart : que personne ne puisse vous accuser de vouloir briguer la présidence du Centre.*
Je pris congé du cardinal qui me raccompagna jusqu'à la porte, promettant de me tenir au courant. Plusieurs jours s'écoulèrent sans nouvelles de lui, et notre groupe s'était déjà mis en quête d'une autre salle pour les cours, quand je fus informé par les trois amis que le cardinal les avait convoqués pour concerter un plan avec eux : dans une lettre qui devait partir le jour même, Dom Jaime demandait au professeur Alceu Amoroso Lima de présenter sa démission. Le jour suivant, je découvris avec stupeur dans les colonnes du *Jornal do Brasil* la nouvelle d'une conjuration ourdie au Centre Dom Vital contre le professeur Alceu Amoroso Lima, à la veille de son soixantième anniversaire !
L'explication de cette fausse « fuite » dans la presse nous parvint après coup. Le cardinal Jaime Câmara avait bien rédigé la lettre prévue mais, pour ménager le professeur Alceu auquel il demandait de renoncer à la présidence, celle-ci commençait en ces termes : « *J'ai été pressenti par un groupe du Centre Dom Vital...* » En outre, toujours pour faire plaisir au professeur Alceu, le prélat eut l'idée de confier sa lettre aux bons soins de Dom Helder Câmara... On a vu le résultat de toutes ces précautions : la lettre fit étape à la rédaction du *Jornal do Brasil,* et le professeur Alceu répondit respectueusement qu'il abandonnerait la présidence s'il en était démis, mais que lui-même ne se sentait pas en conscience contraint de démissionner. Le cardinal recula, et toute l'affaire en resta sur cette conclusion, comme si la « conjuration » avortée était effectivement partie de notre petit groupe...
C'était l'époque où le Concile épuisait l'attention des évêques. Notre cardinal oublia le Centre Dom Vital, que les nouvelles idées de son président vidaient de la majorité de ses membres, et la revue *A Ordem* disparut.
122:312
L'œuvre de Jackson de Figueiredo mourut avec elle, tandis que la généreuse donation du docteur Guilherme Guinle se perdait. Pour l'Église, le temps des « ouvertures » commençait. Avec cette conséquence remarquable qu'on *fermait* partout : des séminaires, des Ordres, des couvents, des collèges religieux. Beaucoup plus tard, en 1968, nous ouvrîmes pour notre part le mouvement PERMANENCIA avec le groupe d'amis qui nous suivaient au Centre Dom Vital depuis près de vingt ans, et les souscriptions qui pleuvaient du Brésil entier.
#### *Souvenir d'un cauchemar et d'un miracle*
L'épisode du Centre Dom Vital, qui s'expliquera au jour du Jugement, nous a fait dévier de l'histoire que nous étions en train de conter -- celle de l'infiltration du Brésil par les communistes et de leur prise de pouvoir, jusqu'au dénouement inespéré de 1964. J'ai raconté cette histoire, plus d'une fois, sous le titre *Souvenir d'un cauchemar et d'un miracle,* mais ne résiste pas au plaisir de l'insérer dans cette introduction qui menace déjà d'envahir le livre entier...
Comme l'a si bien exprimé Chesterton, l'homme est un monstre curieux qui s'élance impétueusement vers l'avenir les yeux fixés sur le passé. La vigueur d'une civilisation se reconnaît à l'attention, au soin avec lequel on y tient compte du passé, y enregistre les faits et gestes, y jalonne de pierres -- à l'image du Petit Poucet -- le chemin parcouru, comme si celui-ci était en même temps un chemin de retour. A l'inverse, la gravité d'une crise de civilisation (comme celle que nous subissons dans le monde entier) se mesure au mépris et à la violence manifestés par ses fils dans leur frénésie de rupture avec le passé : attitude du barbare ou du désespéré ; attitude qui reste, en toute hypothèse, au-dessous de l'humanité.
123:312
Rompre avec le passé, dans la ligne horizontale qui est celle de Freud, revient à désirer le meurtre du père ; dans la ligne verticale qui est celle de la théologie, c'est vouloir la mort de Dieu. Dans une autre perspective, qui inclut sous un même cheminement ces deux dimensions, rompre avec le passé c'est rompre avec l'humain.
Tous, nous aspirons ardemment à un monde meilleur, un monde délivré de ses tares, de tant d'erreurs accumulées sur nos têtes, un monde renouvelé par le perfectionnement moral des hommes. Tous, nous savons que l'homme est essentiellement *progressif* et que s'il ne progresse point il doit régresser, tant nous reste interdite l'immobilisation des pas dans ce *restless Universe* ([^27])*.* Mais nous savons aussi que seul progresse ce qui demeure : seul avance dans la direction d'un réel progrès celui qui a le regard tourné vers les hauts faits et les grands engagements de l'humanité.
C'est fort de cette certitude que nous reportons ici notre attention sur un passé récent -- spécialement les journées de mars-avril 1964 dans lesquelles s'est décidé, je crois miraculeusement, le sort du Brésil entier.
*L'organisation du désordre*
On ne perd rien à réveiller le souvenir de ces jours sinistres, où il nous semblait vivre un cauchemar. Après des années de démagogie populiste et d'étatisations désastreuses, le Brésil débouchait dans la phase Kubitschek ([^28]). La patrie paraissait s'être métamorphosée en un char de carnaval. On commit la gravissime erreur de la construction de Brasilia, qui allait ruiner le Brésil et compromettre jusqu'à nos jours le contrôle de l'inflation. Les buts à atteindre furent tout bonnement renversés, la préférence allant aux dépenses superflues, au détriment des choses urgentes et nécessaires pour la population.
124:312
Peu de gens savent que l'accroissement en pourcentage de la puissance électrique installée, même en tenant compte des 350.000 kilowatts/heure de la station d'Itapetininga (Sâo Paulo-Grupo Ligth) entièrement construite sous le gouvernement précédent et simplement « inaugurée » par le président Juscelino ([^29]) stagnait à la moitié du chiffre atteint par les gouvernements antérieurs. Tout cela sans parler du climat de corruption allègre qui a fait de Brasilia notre Panama -- avec la différence de sa radicale inutilité.
A cette période de joyeuse irresponsabilité succéda le fugace gouvernement d'un fou, qui ne mérite aucun commentaire. Et nous voici dans la sinistre épreuve du gouvernement Goulart. L'inflation s'aggrave, et c'est le Président qui prend lui-même en charge l'organisation du désordre. Comme tous les esprits revanchards, ou comme tous les hommes de gauche, Joâo Goulart s'imagine que l'offense au principe d'autorité fait plaisir aux pauvres, ce qui serait vrai si tous les pauvres du Brésil avaient déjà été « conscientisés » grâce au fameux abécédaire de la lutte de classe utilisé par le M.E.B. ([^30]). Suivant son idée fixe, Goulart provoque avec l'aide de ses ministres et de ses bandes la multiplication des désordres, grèves, insubordinations, insolences. Les communistes s'emparent de postes-clés. Au ministère de l'Éducation, ils disposent des deniers publia avec une surprenante facilité : des garçons de vingt ans délivrent des reçus pour plusieurs millions sur des bouts de papiers, et brandissent comme un titre de recommandation la preuve qu'ils appartiennent au parti communiste. L'UNE ([^31]) obtient du Congrès des versements de trois billions de cruzeiros ([^32]).
125:312
Nous filions droit vers le chaos. L'affaire de la Faculté Nationale de Philosophie en donne bien la mesure : un jour, les terroristes du comité insurrectionnel refusent l'entrée au « protecteur » élu de la Faculté, le gouverneur Carlos Lacerda. Le gouvernement fédéral, comme pour appuyer le désordre, mobilise ses forces. Le protecteur, le recteur et tous les professeurs présents sont couverts d'insultes. Cet après-midi-là, j'ai vu un brave coiffeur agiter son rasoir pour demander au ciel, aux arbres et au vent :
-- *Comment a-t-on pu ? Comment a-t-on pu ?... Armer les élèves contre leurs professeurs, c'est* *comme si on poussait le fils contre son père !*
*Sans issue, sans issue... !*
Après le rassemblement du 13 mars à la Gare centrale du Brésil, les événements se précipitèrent. Je revis souvent la scène, et souhaiterais que tous revivent comme moi cet après-midi sinistre. Nous avions le sentiment d'une menace lourde, imminente. On eût dit que le ciel lui-même accumulait en se chargeant des signes de malheur. Là-bas s'étaient réunis les possédés qui rêvaient de transformer le Brésil en bagne, avec quatre-vingts millions de détenus. Les radios lâchaient hystériquement des nouvelles, des noms, des slogans. Un quotidien imprima sa première manchette sous ce nouveau titre de gloire : LE COMMISSAIRE DU PEUPLE... Le public assez restreint qui entourait la tribune multipliait les cris et les gestes pour compenser sa fragilité numérique. Un prêtre, bien reconnaissable à son habit ([^33]), se propulsait à près d'un mètre de hauteur chaque fois que son système nerveux se trouvait soumis aux décharges électriques provoquées en lui par les slogans. Et le peuple ? Le peuple, que les étudiants de l'UNE qualifiaient « d'anti-peuple », assistait avec crainte et dégoût à la montée du désordre... Grèves tous les jours. En cet après-midi sombre et livide, on manqua même d'électricité : rationnement de la Compagnie Ligth.
126:312
(Ce rationnement de la Compagnie Ligth en 1964 fut un des résultats des contre-priorités nationales établies par Juscelino Kubitschek. La Ligth avait décidé sous son gouvernement la construction de l'usine de Ponte Coberta, qui devait fournir plus de 100.000 kilowatts/heure à Rio. L'entreprise était financée par l'étranger, mais soumise à l'accord du gouvernement brésilien et donc à la signature du Président. Par deux fois, la Compagnie dut renvoyer les ouvriers et refaire tous ses plans : le président Juscelino, par une criminelle négligence, tardait à confirmer ses engagements. Douze mois de suite, les dirigeants de la Compagnie vinrent relancer le Président sans obtenir son paraphe, dont dépendait pourtant l'énorme construction qui devait apporter lumière et confort à quatre millions de citoyens.)
Dans notre quartier, les rues étaient désertes. On pouvait voir sur le rebord des fenêtres, durant tout le jour, des cierges allumés : signe que dans cet appartement, cette maison, une famille priait Dieu qu'il ne permît pas l'assassinat du Brésil. Ce fut cette même semaine, je crois, qu'un journaliste catholique présenta les réformes annoncées par Goulart comme une initiative justifiée par les enseignements de Jean XXIII !
Les événements se précipitaient. Fut-ce cette ultime semaine ou celle d'avant ? Chaque matin, en sortant de la messe, entre amis on se regardait avec la tête des gens qui ont un grand malade à la maison. Chacun évitait d'aborder le sujet. Ce matin-là, pourtant, l'un de nous demanda :
-- *Vous avez vu ce qui s'est passé hier à l'île de Fundâo ?*
Le président Goulart avait provoqué une rencontre avec le recteur, les professeurs et les étudiants. Arrivant sur le campus en hélicoptère, il fait immobiliser l'appareil à quelques mètres du sol et se met à crier :
-- *Passez devant, les étudiants ! Passez devant !*
Les étudiants se ruent alors en masse, forçant à coups de poings et de coudes la rangée des professeurs. Nous autres, en écoutant ce récit, nous nous sentions envahis d'une honte immense, entrecoupée par des convulsions de colère inutile. Ah, quelle soif de se battre ! « *Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie...* » ([^34])
127:312
Chaque nouvelle apportait son injure. Chaque page de journal, son soufflet. Nous avions les nerfs à vif, et le cœur sanglant... On n'entrevoyait alors aucune solution, aucune issue. Un seul petit espoir : que l'armée s'organise, que ses chefs sachent faire prévaloir la loi naturelle sur la mesquine légalité engendrée par le positivisme juridique brésilien. Le sauraient-ils ? Le pourraient-ils ? De fait, le communisme se trouvait déjà au pouvoir et bénéficiait de l'indolence d'une société malmenée par tant et tant de mauvais gouvernements. Il manquait bien encore à la Révolution une organisation formelle, mais elle pouvait compter sur une grande partie de la presse, sur les « intellectuels », les étudiants, les prêtres, et jusqu'aux archevêques « progressistes » qui se faisaient déjà la voix pour déclamer :
-- *Camarades ! Moi aussi je suis communiste ! Et même je l'ai toujours été !*
D'où nous viendrait le secours humain, la planche de salut ? On m'apporta un revolver. Qu'aurais-je fait d'un revolver, contre un commando d'exécuteurs encerclant de nuit ma maison ? On me conseilla de modifier la position de mon bureau, placé face à la fenêtre du rez-de-chaussée. J'avais déjà saisi la table quand je me ravisai, songeant qu'en admettant cette première, j'ouvrais la porte à une série de précautions intolérables. Les amis me suggérèrent encore de changer de maison, mais la même perspective de l'organisation de la peur me retint. Sincèrement, dans un Brésil souillé par le communisme, je préférais ne pas survivre.
Quelques jours plus tard, je partis donner mon cours habituel à la Compagnie des Téléphones, avenue du Président Vargas. Non loin du but, je me vis encerclé dans la voiture par une dizaine d'individus visiblement mal intentionnés.
-- *Que venez-vous faire ici ?*
128:312
-- *Donner mon cours,* grommelai-je avec une répugnance infinie.
-- *Nous sommes le piquet de grève ! Vous ne savez donc pas que la C.T.B.* ([^35]) *est en grève ?*
Sous le coup d'une colère explosive, je sentis chanceler ma raison. J'avais peur, et enrageais d'avoir peur. J'avais trois secondes pour me dominer : j'embrayai, tête baissée pour me garantir d'une balle éventuelle, et fonçai à tout va dans l'avenue du Président Vargas parmi les cris de la racaille et les coups de frein. Le lendemain, je lus dans le journal ce que ce même piquet de grève fit d'une jeune dactylo de la Compagnie qui avait osé discuter avec eux : ils se firent un plaisir de la déshabiller ; la malheureuse se retrouva entièrement nue, dans la contre-allée.
Les possédés ! Les possédés ! Nous avions le sentiment que leur nombre augmentait, que leurs forces se multipliaient. Nous enragions devant l'inexplicable impassibilité de certains intellectuels et de bien des prêtres et des évêques qui ne comprenaient point l'odeur de la substance leur entrant par le nez. Perchés sur leurs schémas, aveuglés d'amour-propre, ou bien serviles à honorer de leurs louanges la hideuse machine qui nous écrasait, ces intellectuels et ces prêtres osaient découvrir dans le communo-goulartisme cruel et ignare une application de la doctrine sociale... catholique, rien de moins !
On n'imaginait plus la moindre solution. Surtout lorsqu'il nous venait à l'esprit de comparer la situation du Brésil à celle des pays tombés sous le joug communiste. Le processus était le même... « Voyez le cas de la Tchécoslovaquie » -- disait un commentateur de politique internationale. Je me réveillais en grommelant, je ne sais pourquoi en français : « *Sans issue, sans issue... !* » Nous redoutions tous que nos propres leçons de la *Resistência Democratica* ([^36]) se transforment en objections de conscience, superstitions ou points d'honneur mal placés chez nos meilleurs soldats : démocratie, volonté du peuple, légalité -- nous redoutions de voir tous ces mythes recouvrir les notions fondamentales de bien commun et de loi naturelle, paralysant les bonnes volontés.
129:312
De Minas parvint la nouvelle réconfortante d'un rassemblement racaillo-communiste mis en pièces par un bataillon de femmes armées de chapelets. Mais l'anarchie se précipitait. Le groupe de marins rebelles réunis au Syndicat de la Métallurgie avait triomphé de la résistance du gouvernement lui-même. L'amiral Aragâo reprit le commandement des fusiliers, et la population de notre ville dut subir dans l'avenue Rio Branco leur outrageant défilé de carnaval, avec à sa tête le caporal Anselmo. D'heure en heure, la chinification du Brésil se précipitait. Le Club Naval ébaucha une résistance qui contraignit le président Goulart à reprendre l'offensive, dans le discours tristement célèbre de l'Automobile Club.
Cette nuit-là, le Brésil atteignit le point le plus bas de son histoire. Un marin rebelle, prenant la parole, se lança dans un discours aussi stupide que conventionnel. Par la force de l'habitude, il laissa échapper le mot « discipline », qui lui valut d'être bruyamment hué.
*Comment le Brésil s'est libéré*
Un matin, à la sortie de la messe, nous avons tout de suite senti que l'anormalité brésilienne avait atteint un point de non-retour. Avant même d'apercevoir les foulards aux couleurs de la Vierge, nous respirions l'air d'une journée décisive, pas comme les autres... Que faisaient là ces garçons au foulard bleu, le revolver à la ceinture ? C'étaient des volontaires. A quoi se préparaient-ils ? A une attaque des forces communistes du gouvernement fédéral contre le palais du gouverneur de la Guanabara ([^37]) à peine défendu par ses fonctionnaires et des volontaires improvisés.
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Des queues commençaient à se former devant les magasins. La ville entière -- nous le sentions -- se préparait et se raidissait. Nous marchâmes vers le palais. Des amis, de paisibles citoyens, commerçants, professeurs, s'y dirigeaient également -- un pistolet à la ceinture : un pistolet qui sortait du tiroir paternel, et n'avait jamais aspiré à de telles responsabilités. Le bon Brésilien, le Brésilien un peu gauche, modeste, s'avançait tranquillement et sans affectation d'héroïsme au-devant d'une situation où il lui faudrait peut-être faire le sacrifice de sa vie... Peuple doux, peuple bon, pensais-je, mais aussi peuple sans malice ni savoir-faire de combat. Qu'allait-il arriver ?
Au coin d'une rue, je surpris cet échange entre deux passants :
-- *On dit que les tanks vont attaquer le palais du gouverneur par la rue Paissandu.*
-- *Impossible, voyons ! Tu ne sais donc pas que la rue Paissandu est en sens interdit ?*
Aux alentours du palais, la foule devint plus dense. Entre ces hommes qui faisaient sans discours le sacrifice de leur vie circulaient des enfants à bicyclette, des jeunes filles rieuses et insouciantes. Était-ce dans la jeunesse, cette batterie neuve et bien chargée, qu'ils puisaient une telle énergie ? Non. Le peuple tout entier, à mieux y regarder, respirait un gracieux et discret courage. Une humeur collective de courage. J'eus tout d'un coup l'intuition vive et fulgurante de la victoire toute proche de ce génie brésilien, contre la substance étrangère qui le menaçait.
Peu après, nous vint une première vague de nouvelles fulgurantes : les tanks avaient pris le parti du gouverneur ; Joâo Goulart s'était enfui du palais de Laranjeiras sans même avoir eu le temps d'arranger sa chemise dans le pantalon.
131:312
L'information fut bientôt confirmée, et (à l'exception des intellectuels de gauche et des ecclésiastiques communisants) le peuple brésilien sut que Notre-Dame avait entendu ses supplications, que Dieu allait le sauver, et que l'instrument choisi pour ce miracle était notre bon soldat national, marin, aviateur ou fantassin.
*Avec Dieu, pour la Liberté*
Deux jours plus tard, le peuple emplissait les rues de toutes les grandes villes du Brésil par sa « *Marche de la Famille* -- *avec Dieu, pour la Liberté* »*.* Mes amis et moi, nous étions perdus, noyés dans la multitude la plus dense que nous ayons jamais vue rassemblée... Le voilà, « l'antipeuple » des intellectuels de gauche ! La voilà, la sève vivante de notre bon Brésil !
Je me suis pris ce jour-là d'une énorme admiration pour ce peuple singulier qui venait de remporter son *Mundial,* sa Coupe du Monde dans la lutte contre le communisme. Remerciant Dieu pour ces grâces exceptionnelles, que d'une certaine façon nous ne méritions pas, je Le remerciais également pour les grâces reçues dès le premier jour et leurs conséquences obligées ([^38]). Peuple grand ! « *L'Europe s'est inclinée devant le Brésil* »*,* disait-on aux temps de l'aviateur Santos-Dumont. Enfant de quatre ans, j'ai chanté ce petit hymne de notre rayonnement international.
132:312
Au seuil de ma soixante-dixième année, je chantais un hymne nouveau et présumais, naïvement, une admiration universelle devant la facilité ludique, gracieuse, dionysiaque, avec laquelle le peuple brésilien avait mis les communistes en déroute. (Je ne pouvais pas imaginer, dans l'ardeur de mon enthousiasme, que le monde entier allait nous calomnier. Les États-Unis, en vertu de leur attachement superstitieux à la philosophie libérale, de leur « démocratisme » ; l'Europe à cause de l'emprise gauchiste sur les moyens de communication.)
Cette Marche historique fut un des plus beaux spectacles de ma vie. Comme je plains les cœurs aliénés et secs qui ne pouvaient pas jouir d'une si bonne et si belle joie... Ces cœurs réveillaient en moi le souvenir d'une page de Léon Bloy. La France venait de remporter la victoire de la Marne. Dans les journaux, la joie, l'espoir, le triomphe se donnaient libre cours. Mais Léon Bloy parcourait ces articles dans une colère croissante, bientôt suivie d'une tristesse infinie. Que cherchait donc le vieux lion dans les colonnes des périodiques ? Il l'a écrit dans son Journal : « *Je cherche en vain le nom de Dieu.* »
Or, en notre grande Marche -- dont la photographie est devant moi -- on ne trouvait brandi aucun des noms de ces civils et militaires qui eussent pourtant bien mérité les applaudissements du peuple. On n'y brandissait qu'un seul nom : *le nom de Dieu.*
*Quand les religieux eux-mêmes\
en arrivent à mentir*
Le soulèvement militaire de 1964 sut expulser les communistes des postes de gouvernement ; il ne put faire de même au sein des ordres religieux, où l'infiltration s'aggrava, sous la couverture des évêques déjà bureaucratisés et comme motorisés par la CNBB ([^39]).
133:312
Dom Jaime Câmara et plusieurs autres évêques brésiliens avaient pris position contre le danger imminent et évident de l'infiltration communiste. Mais bientôt, au fil du courant « post-conciliaire », et de l'autorité épiscopale qui se liquéfiait, le communisme des prêtres devenus fous se fit ouvert et agressif, tandis que les heurts avec le gouvernement se multipliaient. Un des premiers à se faire arrêter fut le Lazariste que nous avons laissé, au début de ce livre, enseignant le marxisme à Ferros, près de Belo Horizonte.
Plus tard on arrêta deux Pères assomptionnistes français appartenant à l'Action Populaire, qui prêchaient eux aussi la Révolution. Le père Guillemin, supérieur des Assomptionnistes, se dépêcha d'arriver. Dès sa première interview il invoqua les exigences de la « nouvelle Église post-conciliaire », tissa une bonne douzaine d'âneries autour du thème principal et reprit l'avion pour l'Europe, où il devait porter l'affaire devant la *Commission Justice et Paix :* une commission déjà « ad hoc » pour accueillir toutes les réclamations de gauche, ou qui s'y préparait. Moi-même, j'eus droit sous la signature de ce supérieur assomptionniste à une lettre doucement injurieuse ; n'ayant aucun talent de collectionneur, je n'ai pas conservé l'autographe de l'individu.
Entre temps, avec quelque vingt ans de retard, le phénomène Teilhard échoua sur les beaux rivages brésiliens. J'écrivis plus de dix articles, en 1965, sur cette nouvelle facette du polyèdre, du kaléidoscope de stupidités que l'univers catholique construisait avec acharnement. Le succès de librairie réservé aux œuvres du Père Teilhard de Chardin, œuvres privées de toute valeur philosophique, théologique, littéraire ou scientifique, ne saurait être comparé qu'à la fièvre épidémique de valorisation des tulipes dans la Hollande du XVII^e^ siècle, ou à l'idolâtrie du zébu passionnément pratiquée voici plus de cinquante ans dans l'État de Minas Gerais ([^40]). Pour tenir compte ici de la gravité des matières exposées, osons écrire que l'épidémie teilhardienne fut à coup sûr l'événement le plus humiliant du dernier millénaire, sur les deux hémisphères de notre honorable planète.
134:312
Je n'en dirai pas davantage, le phénomène tirant déjà sur son déclin : il devrait bientôt rejoindre, dans l'oubli le plus total, les malices de Simon le Magicien.
Moins comique que l'omégalisation et la noogenèse du malheureux jésuite, la dégradation s'accélérait dans l'Ordre dominicain. Il faut rappeler qu'en 1968 les gauches brésiliennes, vaincues et expulsées des chaires, commencent à relever le front. Charles Antoine publie à ce sujet chez Desclée de Brouwer, en 1971, un livre divertissant : *L'Église et le Pouvoir au Brésil.* Sous-titre : *Naissance du militarisme.* L'auteur, qui est prêtre, ou qui le fut, ouvre son chapitre 4 sur ces paroles du plus incroyable cynisme jamais imprimé : « *L'année 1968 est particulièrement fertile en campagnes d'opinion publique contre l'aile avancée de l'Église. L'offensive se déroule sur trois fronts : corruption financière des évêques ; communisme dans les rangs du clergé ; perversion sexuelle dans les collèges catholiques. Les responsables de ces campagnes sont respectivement les milieux conservateurs, les intégristes catholiques et les militaires de la ligne dure.* »
Plus loin, l'auteur s'enthousiasme de notre fameuse Grande Balade. Dom Castro Pinto et le père Adamo s'étaient mis en quatre pour organiser cette Balade dite des « 100.000 », où tout le monde s'asseyait par terre quand le garçon qui la conduisait se déclarait fatigué. -- *Assis par terre !* tel était l'ordre. Les prêtres, religieux et évêques obtempéraient...
Au comble de l'enthousiasme, le professeur Cândido Mendes publiait cette chose, sous le titre « *Enfin la Marche !* »*,* dans son langage particulier :
« Tout au sommet, l'alternative à la répression des matraques ou à la charge de cavalerie se constituait dans l'exaspération des dispositifs de « *deterrência* »*,* expression qui assume chaque jour davantage un rôle de premier plan dans la logistique du conflit contemporain. » ([^41])
135:312
L'avalanche de perversion et de stupidité se précipite (en grossissant) sur les restes d'une civilisation vacillante, sous le masque et les appellations de « progrès », « fruits merveilleux » du Concile Vatican II : concile qui se voulut lui-même plus « pastoral » que condamnateur, définisseur ou dogmatique, commençant par prêter au mot de « pastoral » une signification de tolérance contraire non seulement à la Tradition, mais à toute idée de gouvernement. Si Vatican II avait été aussi authentiquement pastoral que ses Pères s'y étaient engagés, il aurait réservé une très large place à la dénonciation des mercenaires et au cri d'alarme contre les loups. Nous avons eu tout au contraire un concile *optimiste,* avec les résultats que l'on sait.
La fameuse *Constitution pastorale sur l'Église et le monde moderne,* qu'un irrespectueux appellerait *Constitution pastorale sur l'Église et le monde lunaire,* « mesure avec reconnaissance l'aide multiple reçue *des hommes de toutes classes et de toutes conditions* »*.* Qu'est-ce à dire ? Que l'Église remercie les boulangers et les vignerons ? Qu'elle rend grâces au monde moderne de l'affabilité avec laquelle celui-ci tolère sa présence, au point de distribuer le gaz et l'eau courante à ses institutions... ? Un autre passage de *Gaudium et Spes* énonce solennellement que « *l'Église, tout en rejetant absolument l'athéisme, proclame toutefois sans arrière-pensée* (sic) *que tous les hommes, croyants et incroyants,* doivent collaborer à *la juste construction du monde dans lequel ils vivent ensemble : ce qui, assurément, n'est possible que par un dialogue loyal et prudent* »*.* Par où l'on voit que, pour les Pères conciliaires, les décrets de Pie XII et de Jean XXIII interdisant toute forme de collaboration avec les communistes sont déjà périmés. Comme est périmée dans l'esprit de *Gaudium et Spes,* pour ne pas dire davantage, cette *définition* du concile de Trente selon laquelle « *l'Église sur cette terre est nommée militante parce qu'elle supporte une guerre constante contre trois ennemis déclarés : le monde, le Diable et la chair* »*.*
136:312
-- Dans la définition de Vatican II, tout au contraire, « *nous sommes témoins de la naissance d'un nouvel humanisme* (*!?*) *dans lequel l'homme reste principalement défini par sa responsabilité devant ses frères, et devant...* »
Devant ? Si nous avions dicté ce texte aux enfants du catéchisme, voici quelques années, en leur demandant de compléter la phrase, ils auraient tous écrit : « *devant Dieu* »*,* sans hésiter.
Or, ce n'est pas devant les hommes et devant Dieu que le « nouvel humanisme » se veut principalement responsable mais « *devant les hommes* ET DEVANT L'HISTOIRE » ! Bien sûr, c'est nous qui soulignons. Nous qui réagissons. Nous qui sursautons. Des proclamations de cette sorte se débitaient autrefois dans les discours maçonniques, ou au pied des pyramides égyptiennes. Mais nous autres catholiques, race humble et fière qui ne connaît pas d'autre Seigneur que le Dieu des Armées, nous savons bien que l'histoire, minusculaire ou majusculaire, comme cours des événements ou comme science humaine, si elle peut être objet de jugement, ne juge elle-même rien du tout ; nous savons que ce n'est pas devant le trône du XX^e^ ou du XXX^e^ siècle que chacun de nos actes sera jugé.
De tels relâchements dans la doctrine et la rédaction devaient rapidement engendrer des relâchements directs de la morale et de la discipline, donnant lieu à d'effrayants spectacles dans la Maison de Dieu. Dès 1967, des couvents dominicains et bénédictins de Belo Horizonte ouvrent leurs portes aux faux étudiants de l'UNE. Sous couvert de retraite spirituelle, figurez-vous. Ces jours-là j'écrivais : « *J'allais formuler un appel... Mais, quand les religieux eux-mêmes en arrivent à mentir* -- *à mentir consciencieusement, à prétendre qu'ils s'étaient trompés, au point de prendre pour un besoin de retraite spirituelle le rendez-vous de militants révolutionnaires* -- *tous les appels se font inutiles et par trop innocents.* » ([^42])
137:312
En 1968, comme on l'a su plus tard dans le Brésil entier, les guérilleros de Marighela tenaient leur quartier général au Couvent des Perdrix de Sâo Paulo. Quand les forces de police arrêtèrent « Frei Chico » (le prieur), dans le droit fil de l'enquête, tous les religieux progressistes se sont mobilisés ; on les vit défiler dans les rues de Sâo Paulo revêtus des habits de l'Ordre qu'ils commençaient déjà de maudire dans le quotidien. La conférence épiscopale fit pression sur le gouvernement fédéral. Le cardinal Rossi fit pression sur le gouvernement de Sâo Paulo, puis sur la présidence de la République.
Ces messieurs s'agitaient en vertu de deux principes, ou dogmes, de leur invention : 1°) étant dominicain, le prisonnier ne pouvait être révolutionnaire, et encore moins communiste ; 2°) les autorités qui conduisaient l'enquête étant militaires, l'injustice de cette dernière n'avait nul besoin d'être démontrée... A la même époque, le provincial et le vice-provincial dominicains, *chacun avec sa chacune* ([^43])*,* lorgnaient déjà la malle pour tout abandonner -- ce qu'ils firent sans tarder.
C'est dans cette atmosphère d'apostasie et de corruption morale que nos seigneurs évêques décident de réformer les structures économiques de l'Amérique latine. Réunis à Medellin, Colombie, sur la base d'un manifeste communiste commandé à un religieux belge nommé Joseph Comblin, ils élaborent un document débordant d'auto-suffisance, mais absolument vide de tout savoir socio-économique. Le sens commun le plus rudimentaire aurait dû les dissuader de discourir si profusément sur une matière aussi étrangère à leur science et à leur juridiction, tandis que l'incendie ravageait les âmes dans leurs diocèses abandonnés.
Oui, Messeigneurs, les âmes qui vous furent confiées sont en train de se perdre ! Oui ou non ? Mais alors, si la plus importante des « affaires » n'est pas celle du *salut,* si ce n'est point pour coopérer avec le Christ crucifié que les prêtres sont prêtres et que les évêques sont évêques, alors vous aurez bien prouvé, à la lumière de *Gaudium et Spes* et des autres postulats conciliaires sur le sens de l'Histoire, la parfaite inutilité du Sang versé sur la Croix.
138:312
*Qui sème le vent...*
Un an après la conférence de Medellin éclate le scandale Marighela ; aussitôt, comme il fallait s'y attendre, l'Europe nous passe les directives et fournit les agents de la corruption : elle multiplie les attaques contre « l'arbitraire » et la « perversité » du gouvernement brésilien.
Le ténébreux sommet de cette montagne de perversion et de stupidité est atteint le jour où tous les provinciaux dominicains de France adressent une lettre au cardinal Roy, président de la *Commission Justice et Paix :* une lettre incroyable, par laquelle les supérieurs français rejettent purement et simplement les faits, accusant le gouvernement brésilien d'avoir tout inventé !
-- *Qu'est-il donc arrivé à l'Ordre dominicain ?* Qui aurait dormi, non pas cent ou deux cents ans de suite, comme dans les contes de Perrault, mais seulement vingt, ne manquerait pas de poser la question.
Oui, que s'était-il passé entre le débarquement du père Lebret au Brésil et le jour où le terroriste Marighela prit son rendez-vous fatal avec deux hommes qui trahissaient deux fois ? ([^44]) -- Seulement ceci : les trafics de doctrine, les déviations de plume avaient produit leurs conséquences. Qui s'étaient aggravées. *Parvus error in initio magnus est in fine :* la moindre erreur dans les principes accouche à terme de grands dégâts...
139:312
La vague de bombes et d'enlèvements recouvre maintenant toute l'Amérique latine. On y programme froidement des crimes épouvantables. Pour fêter l'anniversaire de la mort du « Che », les « tribunaux » révolutionnaires ordonnent l'exécution d'un citoyen nord-américain choisi au hasard : l'officier Chandler est ainsi mis à mort -- « *justiçado* »*,* disent-ils -- tandis qu'il sortait de chez lui avec son fils de onze ans.
Gonflé à bloc par ces exploits de « jeunes », Dom Helder Câmara, archevêque d'Olinda et de Recife, prend l'avion pour Paris. Au cours d'une interview à *L'Express,* qui mérite de figurer comme archétype dans les annales de la honte planétaire, il applaudit aux enlèvements et aux assassinats. Mieux : il en redemande. Il écrit dans un livre que nous devons ouvrir à ces jeunes « *un crédit de confiance illimité* »*,* rien de moins... Et nous sommes là, à ressasser inlassablement les mêmes interrogations : que s'est-il donc passé ? Qu'est-il arrivé au Concile ? au pape ? aux évêques ? et jusqu'à ces religieuses qui mettent en vente leurs patrimoines, images et objets de culte pour aller donner de droite et de gauche des conférences sur le sexe ? Oui, qu'est-il arrivé à l'Église ? « *Has the Church gone mad ?* » ([^45]).
Un coin du voile peut être levé ici par le Livre Saint « *Simon, Simon, Satan est venu vous chercher pour vous cribler comme on crible le froment. Mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point. Lors donc que tu seras converti, aie soin d'affermir tes frères.* » ([^46])
En cette sixième heure du siècle, dans les années soixante, Dieu a permis que Satan passe au crible les disciples de Jésus.
Pour dégager quelque intelligence d'un si sombre mystère, il faudra remonter plusieurs années en arrière, il faudra voir et ausculter ce que pouvaient bien faire ces hommes qui descendaient d'une civilisation chrétienne, pour annoncer orgueilleusement au monde la naissance d'un « nouvel humanisme »...
140:312
Dans les pages qui suivent, j'apporte à ce sujet ma minuscule collaboration, une collaboration arrachée à l'étude, aux larmes, que la grâce de Dieu et celle d'une étonnante survie ont rendue possible. J'ai voulu les mettre toutes deux au service de cette même Église de Dieu, si belle, si lumineuse, mais momentanément obscurcie, éclipsée par la foule de ceux qui la trahissent sans quitter ses tours et ses portes, parce qu'ils ont fait métier de rentabiliser leur scandale, dans un ultime outrage à la Mère bafouée. Osons souhaiter à tous ces mauvais fils qu'ils s'en aillent enfin loyalement, pour se régaler de glands en compagnie des porcs : ce serait peut-être la dernière occasion qu'il leur vienne un jour quelque nostalgie de la Maison du Père. -- Quant à nous, comme les petits qui tremblent entre chien et loup, aux temps mauvais, nous déposons aux pieds de Notre-Dame, consolatrice des affligés, ce gros paquet de pages, une à une souffertes et pleurées.
Maintenant que j'ai fini d'esquisser nos itinéraires et nos égarements, laissons là ce Brésil où les effets de causes anciennes et étrangères commencent juste de se manifester. Dans les pages de ce livre qui tarde un peu à commencer, on propose au lecteur de partir à la recherche, je ne dis pas des causes elles-mêmes -- le mot est trop austère, et l'aventure au-dessus de mes forces -- mais plutôt des signes, des *empreintes,* des *traces* abandonnées dans l'Histoire par le passage de la caravane des démolisseurs patentés. Contentons-nous des pistes proches, encore fraîches, et tâchons de découvrir d'où ils viennent, ce qu'ils racontent, par où ils sont passés...
Que personne ne vienne se plaindre de trouver en Europe, et principalement en France, en Angleterre, en Espagne, les acteurs de cette Comédie des Dupes ; que personne n'aille raconter non plus dans les coins que je me désintéresserais du sort de la mère patrie. Dans cette tourmente tragi-comique dont dépend pour quelques millénaires le destin de notre Civilisation, j'ai déjà écrit et continue d'écrire des milliers de pages sur ce qui se passe en territoire brésilien. Réunies en volumes, elles occuperaient dix livres plus gros que celui-ci.
141:312
Et maintenant, avançons. Examinons les traces, sur le sol du siècle. Voyons d'où viennent es principales, par où elles passent et ce qu'elles ont laissé en chemin. Puis retirons-nous, pour observer les nouvelles étape de la sinistre caravane qui donne à la désespérance et au néant du siècle les noms d'optimisme et de Progrès.
Gustave Corçâo.
142:312
## NOTES CRITIQUES
### Lectures et recensions
#### Henri Thomas *Une saison volée *(Gallimard)
Paul Souvrault, professeur aux États-Unis revient à Paris pour un congé sabbatique, et un drôle de sabbat l'attend en effet. Errant dans les quartiers du bord de la Seine, où il a bien des souvenirs, il retrouve le vieux Dordivian, en train de contempler, comme ils étaient tout un groupe à le faire, dix ans avant, une plante, chiendent ou pissenlit, qui s'obstine à fleurir au flanc du pont Louis-Philippe, improbable et obstinée comme la vie même.
Dordivian est d'ailleurs très malade et Souvrault va l'héberger dans son appartement de la rue de la Femme sans tête, un logis trouvé grâce à Peillet. Celui-ci est le fondateur du Collège de pataphysique. On le connaît sous le nom de Sainmont, ou de Latis. Là le roman délaisse la fiction pour toucher à la réalité, à l'historique. Le Collège, Sainmont, on les connaît par ailleurs, revues et livres en gardent l'écho. Nombreux ceux qui ont connu Peillet. Le romancier gardant ses droits, tout ce qui est dit de ce personnage est-il exact, je n'en sais rien. Je le supposerais volontiers. Autre précision : sans dire que Souvrault est un double de l'auteur, il faut noter que c'est un personnage avec qui il entretient des relations étroites. Il est le héros de *La Nuit de Londres* (où, d'ailleurs, il meurt), mais on le retrouve aussi dans *le Migrateur,* qui n'est pas un roman, mais une suite de notes autobiographiques (ou proches de l'autobiographie). Enfin, noter qu'un poème du *Joueur surpris* (on sait qu'Henri Thomas est un des trois ou quatre poètes français vivants) est dédié à Peillet.
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Peillet veut rencontrer Souvrault, et l'invite dans sa villa de banlieue, *Clinamen.* C'est d'abord pour lui annoncer la mort de Merlen, l'ami, l'alter ego avec lequel il a mené toute l'entreprise du Collège. La rencontre tourne à la querelle. Il est certain que les deux hommes, qui se sont connus en Khâgne, ont été amis, très proches même, avant que Souvrault s'éloigne et sente du mépris, le mot y est, pour Peillet. Il me semble que nous sommes là au cœur du livre, et que l'essentiel est l'attitude à l'égard du langage. Dans une étude de *la Chasse au Trésor* (parue d'abord dans la N.R.F., n° 1 de janvier 1953) Thomas cite un article de Julien Torma, autre pseudonyme de Peillet, où on lit : « Nous n'avons plus à recommencer l'expérience, elle est assez claire. Après Lautréamont, Rimbaud et Jarry, ceux qui écrivent encore sérieusement sont des cons (je modère mon expression). Les arts ont éclaté : inutile de nous faire prendre des poésies pour des lanternes. »
A quoi Thomas oppose la poésie de Baudelaire, et celle de Mallarmé qui « suppose une confiance absolue dans le langage (*les mots de la tribu* mais aussi *le sens plus pur*) »*.* Et c'est de ce côté que se situent ses propres poèmes. Le langage n'est pas une mécanique cassée, un jeu dérisoire, il est le « saint langage » du vers de Valéry, (« Honneur des hommes, saint langage ») peut-être plus encore que le croyait Valéry. Il nous ouvre accès à la vérité, à ce qui est.
Revenons au roman. On voit sur quoi les deux hommes s'opposent. Un peu plus tard surviendra un incident qui me paraît significatif. Un jeune homme, Plomb, « dataire » du Collège, s'empare d'un exemplaire rarissime d'*Une saison en enfer* et s'enfuit. Mais le volume sera rapporté à Souvrault (cf. p. 154). Sans tenir compte d'un autre passage où la *Saison* semble retenue par un autre personnage, Henriette, épisode que je m'explique mal (pourquoi brouiller les pistes ?), je m'en tiens à ce transfert, et j'en tire que le volume talisman, l'œuvre de Rimbaud, un moment séquestré par le Collège, est libéré, et revient à celui qui en est digne.
Encore un mot sur les rapports entre Souvrault et le Collège. Dordivian, lui aussi poète, poète académique autant qu'on puisse en juger, mais d'ailleurs une sorte de saint, est effrayé en feuilletant une des œuvres de Torma. Souvrault lui dit : « Vous avez raison de juger mauvaises, perverses et stupides aussi, les choses qui sont dans ce petit livre. Je m'en éloigne comme vous. Depuis longtemps, je les ai refusées, mais malgré moi je vous jure j'ai été mêlé à toute cette élaboration ; je n'y ai pas contribué, j'ai été témoin... »
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Je laisse de côté bien des détails étonnants sur Peillet et Merlen, sur l'organisation et la puissance du Collège (où l'on trouvait Bunuel, René Clair, Queneau, le baron Mollet ! et qui créa l'ouvroir de littérature potentielle -- OULIPO -- entreprise de négation de la littérature, et de négation de l'esprit), qui forment la partie la plus romanesque du livre, d'un romanesque fantastique, et où pourtant sans doute presque tout est « réaliste ».
Je laisse aussi de côté tout ce qui touche aux souvenirs parisiens, aux promenades à travers la ville et à l'amour de Fernie, qui fait une bonne part du charme de ce livre. C'est le roman le plus mystérieux et le plus lumineux d'Henri Thomas, une grande œuvre sans doute. Elles sont bien rares dans les nouveautés de la librairie.
Georges Laffly.
#### R-E Huc *L'empire chinois *(Éd. du Rocher)
Régis-Évariste Huc, prêtre de la congrégation de Saint-Lazare, fut missionnaire en Extrême-Orient de 1841 à 1851. De ses séjours en Chine, en Tartarie, au Tibet, il rapporta deux livres de souvenirs pleins de faits, de vues justes, de réflexions pleines d'intérêt. Ce chrétien à la foi ardente savait voir, et juger : la charité n'est pas aveugle. Il a aussi un sens très sûr du comique.
*L'empire chinois* et *Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et au Tibet* sont devenus tout de suite célèbres. Léon Bloy s'en régalait. Ils méritent toujours d'être lus, et l'on regrette que les éditions du Rocher, après avoir réédité le premier n'aient pas remis le second en circulation.
*L'empire chinois* reste très instructif sur la Chine (de même que les *Lettres édifiantes,* publiées un siècle auparavant). J'y ai appris, par exemple, que l'expression « tigre de papier » n'est pas une trouvaille de Mao, comme le croyaient Malraux et d'autres adulateurs du despote, mais une vieille expression chinoise que M. Huc cite au passage. (Je dirai : Monsieur Huc, de préférence.)
Ce livre est écrit au moment de la révolte des Taï-Ping. On oublie trop souvent que pendant douze ans, cette secte gouverna la moitié de la Chine. Sa capitale était Nankin. L'auteur rappelle qu'une telle division du pays n'est pas si extraordinaire qu'on pourrait le croire.
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Il y en eut bien d'autres : « Dans une période de temps donnée, depuis l'an 420, date de l'entrée des Francs dans la Gaule, jusqu'en 1644, où Louis XIV monta sur le trône de France, et où les Tartares s'établissaient à Pékin, dans cette période de douze cent vingt-quatre ans, la Chine a eu quinze changements de dynastie, et tous accompagnés d'effroyables guerres civiles. » Vu de loin, cela disparaît, on a l'illusion d'une continuité sereine. Si la Chine a supporté le communisme de Mao, c'est qu'il la sortait d'une situation terrible où elle était partagée entre les divers seigneurs de la guerre -- l'autorité de Tchang Kaï Chek ne s'étant jamais imposée pleinement et partout. Ce souvenir retient bien des mouvements de révolte.
Huc note que le mouvement des Taï Ping ressemble beaucoup à un Islam : c'est finalement un Islam qui a échoué. On sait que Hong, son chef, se prétendait frère cadet du Christ. Dans cette Chine bouddhiste ou confucéenne, il apportait un monothéisme (très influencé par la Bible), et la promesse du partage des terres. Succès foudroyant. La bande armée se multiplia rapidement. On peut penser que ce mélange des armes et d'une foi est un modèle en train de redevenir actif : l'exemple de Khomeyni est frappant.
M. Huc ne dissimule pas que la Chine où il vit est en pleine décadence. Elle est gouvernée depuis trois siècles par une dynastie étrangère. Ses institutions sont faussées et corrompues. Ses arts sont à l'image du pouvoir, sans force et sans âme. Basse époque, au total. Il faudra en tenir compte, comme faisait l'auteur lui-même, quand on en viendra à ses jugements sur le peuple tel qu'il l'a vu.
Un point qu'il faut toujours avoir présent à l'esprit, c'est l'essentielle diversité de cet empire. Ce qui est *un,* c'est la civilisation chinoise. Mais elle imprègne des peuples divers, sous des climats très variés. Règle de M. Huc : « La différence est peut-être plus tranchée, en Chine, de province à province, qu'entre divers royaumes de l'Europe. »
Ce livre commence au moment où le missionnaire, expulsé du Tibet, se retrouve en Chine. Il arrive dans le Se-Tchouan, est fort bien reçu et on lui donne une escorte, dirigée par un mandarin, pour l'accompagner jusqu'à Canton. Il suivra le Yang Tsé jusqu'à Houang-Tchéou, puis coupera à travers le Kiang-Si. Chemin faisant, et racontant les incidents de ce long voyage, M. Huc évoque aussi des souvenirs de son séjour dans le nord de la Chine. Il parlait évidemment très bien le chinois (ainsi que le mongol et le tibétain). Pour pénétrer dans le pays, où le statut d'étranger, et plus encore de missionnaire catholique, était précaire, il avait dû passer pour Chinois, portant la longue tresse imposée par les vainqueurs mandchous, une forte moustache déguisant son nez européen. « Mon teint passablement foncé, ajoute-t-il, fut encore rembruni par une couleur jaunâtre. » N'oublions pas qu'à cette époque, et plus tard, des prêtres seront tués en Chine avec des tortures sadiques.
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Comment M. Huc juge-t-il les Chinois ? Il souligne la décadence d'une nation qui deux ou trois siècles auparavant, était bien supérieure -- pour ne pas remonter au temps de Marco Polo. Le portrait du Chinois de 1850 le montre laborieux, ingénieux, commerçant prodigieux et cupide, très joueur, débauché, indifférent aux sentiments les plus communs, et cruel. Le portrait n'est pas flatté. M. Huc montre pourtant beaucoup de sympathie pour les Chinois qu'il a connus, la charité l'anime manifestement, et il s'est attaché à plusieurs amis. Mais il ne triche pas. Il n'a nulle arrogance (contrairement à ce qu'on voudrait faire croire des Européens de son temps), il n'a non plus aucune mauvaise conscience comme c'est aujourd'hui la règle. Il ne tombe pas non plus en admiration comme on le fait automatiquement (affiche de la revue *Actuel*. En gros titre : *Pourquoi les Chinois sont-ils plus intelligents que nous ?* La seule explication est que *nous* signifie seulement les lecteurs d'*Actuel*).
Indifférents, les Chinois ? Huc se rappelle que vivant dans le sud de la Chine, il connaissait un lettré, natif de Pékin, qui lui était sympathique et lui paraissait avoir des qualités de cœur. Ayant l'occasion de faire partir un courrier pour Pékin, il demande à ce Chinois s'il ne veut pas en profiter pour envoyer une lettre à sa mère. -- « Mais oui, dit l'autre, voilà quatre ans que je ne l'ai pas vue et que je la laisse sans nouvelles. Il serait bon d'écrire. » Alors, dit M. Huc, je le vois appeler un de ses écoliers, et lui tendre une feuille de papier : « Fais-moi vite une lettre pour ma mère, le courrier va partir. » (Le récit est bien plus amusant dans le livre. M. Huc a un sens aigu de la drôlerie.)
Commerçants ? « Le Chinois est cupide et passionné à l'excès pour le lucre ; il aime l'agiotage, les spéculations, et son esprit plein de ruse et de finesse se plaît infiniment à calculer, à combiner les chances d'une opération commerciale ; le Chinois par excellence est un homme installé du matin au soir derrière le comptoir d'une boutique, attendant sa pratique avec patience et résignation, et dans les intervalles de la vente, réunissant dans sa tête et supputant sur les boules de sa tablette de mathématiques les moyens d'accroître sa fortune. » On les voit toujours ainsi hors de chez eux, dans les pays où ils s'installent. Faut-il penser qu'ils sont autres à l'intérieur de la République populaire de Chine et que quarante années de communisme ont bouleversé les âmes ? Ce n'est pas si sûr, et il semble bien que Deng l'a emporté sur les maoïstes purs en s'appuyant justement sur ces aptitudes traditionnelles au commerce, au calcul, qui ne trouvaient pas à s'exprimer depuis que la Chine était rouge. (Elle est en train de devenir rouge et or.)
Raffinés, les Chinois que M. Huc rencontre. Mais aussi barbares à nos yeux. La condition de la femme chinoise fait pitié, dit le missionnaire. Elle n'a pas d'âme, aux yeux des mandarins qui comprennent à la rigueur qu'un Chinois devienne chrétien, mais trouvent absurde qu'une Chinoise soit chrétienne, puisqu'elle n'a rien à sauver.
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Sa naissance est une humiliation pour sa famille. Elle est élevée en servante de ses frères. Elle trouvera une autre servitude dans le mariage. La polygamie n'arrange rien. L'auteur parle à juste titre du « lamentable état d'oppression et d'esclavage auquel ont toujours été réduites les femmes chez les peuples dont les sentiments n'ont pas été régénérés et ennoblis par le christianisme ». Cela n'empêche évidemment pas nos féministes d'être antichrétiennes, et de rêver à tous les exotismes, Islam compris. Grand bien leur fasse.
D'autres traits, dans ce livre, offrent de curieux rapprochements avec ce que nous sommes devenus. Peut-être parce que toutes les décadences se ressemblent. M. Huc est révolté par l'incroyance des Chinois. Il évoque avec amertume une rencontre entre Chinois qui ne se connaissent pas : « Il est d'usage qu'on se demande à quelle sublime religion on appartient. L'un se dit confucéen, l'autre bouddhiste, un troisième, disciple de Lao-Tze, un quatrième, sectateur de Mahomet ; car il existe en Chine un grand nombre de musulmans. Chacun fait l'éloge de la religion dont il n'est pas ; la politesse le veut ainsi ; et puis tout le monde finit par répéter en chœur : Pout-toun Kiao, toun-Ly, « les religions sont diverses, la raison est une ; nous sommes tous frères... ». Cette formule, qui est sur les lèvres de tous les Chinois, et qu'ils se renvoient les uns aux autres avec une exquise urbanité, est l'expression bien nette et bien précise de l'estime qu'ils font des croyances religieuses. A leurs yeux, les cultes sont tout bonnement une affaire de goût et de mode ; on ne doit pas y attacher plus d'importance qu'à la couleur de ses vêtements. » Comme on voit, M. Huc n'était pas mûr pour la liberté religieuse et les merveilles de Vatican II, ou d'Assise.
Les mœurs chinoises sont très relâchées. Jeu, alcoolisme, débauche, sont des passions frénétiques, auxquelles on cède jusqu'à en mourir. Un autre trait découle de ce que l'auteur nomme « la putréfaction de la vieille civilisation chinoise ». Il note : « Le langage est déjà d'un cynisme révoltant, et l'argot des mauvais lieux tend de jour en jour à devenir le style ordinaire des conversations. » Il est bien remarquable que l'on puisse maintenant en dire autant de nous.
Il y a bien d'autres richesses dans le livre de M. Huc. Il serait trop long de les énumérer. On espère avoir donné envie de lire ce grand classique des récits de voyage, plein de charme, et toujours bon à consulter les peuples peuvent changer, mais leur passé reste révélateur, et il est bon de connaître le chemin parcouru (et puis de fait, il n'y a que la révolution technique ou les grandes migrations qui changent vraiment les choses. La Chine est en deçà de l'une et de l'autre.).
Georges Laffly.
148:312
#### Jurgis Baltrusaitis *La Quête d'Isis *(Flammarion)
L'esprit curieux de l'auteur s'est attaché à explorer les ramifications de la légende d'Isis, et le résultat est le livre le plus étrange, peut-être, de la série des « aberrations » : les anomalies de l'imagination érudite ont sans doute leurs lois et produisent des effets aussi surprenants que les anamorphoses étudiées dans un volume antérieur.
Essayons de suivre quelques pistes dans cette forêt luxuriante de la mythologie d'Isis. Dès le Moyen Age, sa légende s'établit en France. Suivant ce qu'en dit saint Augustin dans *La Cité de Dieu* (au livre XVIII), on voit en elle Io, la fille d'Inacchus. Elle aurait vécu six cents ans, et au cours de ses voyages séjourné en Gaule. Bienfaitrice de cette terre, elle y fut adorée. Christine de Pisan trouve dans son histoire des allégories du christianisme. On tient dur comme fer que l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, fut d'abord un temple d'Isis. Le savant Gilles Corrozet écrit en 1532 que dans son enfance on voyait encore sur le côté de l'abbaye une vieille statue de la déesse. C'est d'elle, croit-on alors, que vient le nom de Paris (*par Isis,* proche de cette Isis de Saint-Germain). Autre preuve : la nef des armes de Paris, qui est le vaisseau d'Isis. D'autres disent que le nom d'Issy vient d'Isis ; ou qu'elle avait un temple à Melun, ville qu'elle aurait fondée.
Ce sont là des inventions d' « antiquaires », comme on disait, où l'on mêle les perspectives et les mythologies, où le calembour remplace la philologie. On connaît dans ce genre de rêveries innocentes celle qui fait de Francus, fils d'Hector, l'origine de nos rois (Ronsard en fit *la Franciade*)*,* ce qui permettait de rattacher notre pays à l'illustre ville de Troie, comme l'avaient déjà fait les Romains, avec l'*Énéide.*
Les choses changent au XVIII^e^. La légende prolifère, en se chargeant d'intentions ténébreuses. Elle va servir au combat engagé contre le christianisme. Avec Court de Gébelin (*Le monde primitif*) l'origine isiaque de Paris est réaffirmée. Or, ce Gébelin représente la science la plus officielle. Louis XVI souscrit cent exemplaires de ses ouvrages. Nous sommes au début de l'histoire des religions, conçue avec une naïveté extrême. Tantôt on affirme qu'Osiris est l'équivalent du Christ, d'autres disent de Bacchus, tantôt on rapproche avec gravité les noms d'Isis et de Jésus, pour conclure que c'est le même. Prétention et incompréhension triomphent : l'époque des Lumières bien qu'elle soit possédée par les mythes (le progrès, le complot jésuite, le bon sauvage etc.) ou justement à cause de cela, ne sait absolument pas comprendre et étudier les mythes anciens.
Avec la Révolution, le délire est total. Sur les ruines de la Bastille, le 10 août 1793, on élève la *Fontaine de la régénération.* Une grande figure de femme assise, en forme de déesse égyptienne (toujours Isis), est censée incarner la Nation.
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« De ses fécondes mamelles qu'elle pressera de ses mains jaillira une abondance d'eau pure et salutaire dont boiront tour à tour quatre-vingts commissaires envoyés des assemblées primaires. » (Il y avait quatre-vingts départements.) Des gravures nous gardent le souvenir de ces belles inventions. Le but est évidemment de faire passer le pays à une nouvelle religion. C'est le moment où l'on affirme que Notre-Dame de Paris fut à l'origine un temple d'Isis. Charles Dupuis, qui fut l'un des Cinq-Cents (cette assemblée que Bonaparte fit sauter dans les jardins de Saint-Cloud) affirme : « Isis était la déesse des anciens Francs. » Et A. Lenoir, autre savant : « Le christianisme n'est qu'une suite des anciens cultes dont on a défiguré les principaux personnages, et comme nous l'avons déjà démontré nous retrouvons Isis en toutes ses attributions dans la Vierge des chrétiens. » Lalande (l'astronome) fait écrire dans le *Dictionnaire des athées :* « Le culte du Christ vient des bords du Nil. » Utiliser contre *la superstition* l'autorité de la science, ce vieux truc était déjà pratiqué. Et peu importe bien sûr que la science en question soit nulle et fausse.
Le tour est joué. Le christianisme est une imposture, qui a *défiguré* un culte plus ancien pour lequel on n'a que respect et enthousiasme. D'autant plus que les francs-maçons déclarent se rattacher à cette religion antique. En 1784, Cagliostro installe à Paris sa *Mère loge de l'adaptation de la haute maçonnerie égyptienne.* Cette loge avait son temple d'Isis, nous dit Baltrusaitis, où Cagliostro officiait lui-même comme grand-prêtre. Cela devait valoir le coup d'œil.
La Franc-Maçonnerie se réclamant ainsi d'une antiquité plus vénérable et d'une vérité plus assurée, peut snober une religion qui n'a pas encore 2.000 ans. (Aujourd'hui, on attaque fréquemment le christianisme en disant qu'il est trop vieux et qu'il a fait son temps ; il n'y a pas deux siècles, ce qu'on lui reprochait, c'était d'être trop neuf.)
On cite souvent avec componction (mot employé ici avec le faux sens moderne : une gravité hypocrite) le livret de *la Flûte enchantée,* opéra représenté en 1791. Je me suis souvent étonné d'y entendre des phrases ridicules comme : « Sarastro vous remercie (les prêtres) au nom de l'humanité » ou « Ô Isis et Osiris, accordez l'esprit de sagesse au nouveau couple ». Il paraît que la Reine de la Nuit, si méchante, représente l'impératrice Marie-Thérèse, qui fut en réalité héroïque, sage -- et catholique. Tamino serait son fils Joseph II, homme des Lumières et franc-maçon. Tout le fatras égyptien et ésotérique de cet opéra s'explique par le fait que Schikaneder, l'auteur du livret était maçon, comme Mozart lui-même. Quel était pour Mozart le sens de cet engagement, j'avoue l'ignorer. Ne lui prête-t-on pas plus qu'il n'est raisonnable, dans cette occasion ? Après tout, si les paroles de *la Flûte* prouvent qu'il était ennemi de l'Église, sa *Messe en ut mineur* prouve tout autant qu'il était bon catholique.
Beaucoup de gens admirent que cet opéra célèbre observe scrupuleusement la symbolique maçonnique, et y voient la preuve de l'importance qu'attachait Mozart à la pensée des Loges : il aurait laissé là, en quelque sorte, son message, et cherché à diffuser la vérité nouvelle (à la fois nouvelle et très antique, comme on l'a vu). Et je pense bien qu'on peut admirer l'orthodoxie maçonnique de cette pièce : Schikaneder a tiré son livret de Sethon, roman égyptien de l'abbé Terrasson, écrit en 1731. Et les rituels maçonniques, nous dit Baltrusaitis, n'ont pas une autre origine. « Le rituel égyptien des confréries françaises se base aussi sur l'abbé Terrasson dont le roman, donné pour traduction d'un manuscrit grec, tient lieu de témoignage historique. »
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N'y a-t-il pas de quoi rire ? Les rites et salamalecs auxquels se sont astreints tant de gens graves sont tirés d'un roman dans le genre des *Derniers jours de Pompei* ou de *Salammbô,* et certainement d'une érudition bien moins sûre.
Après cela, on pourra prétendre que l'abbé Terrasson avait trouvé ce moyen pour diffuser des vérités depuis longtemps cachées. Hypothèse peu vraisemblable, puisqu'il s'agit de cérémonies secrètes, initiatiques, qui ne doivent être révélées qu'à ceux qui en sont dignes. Ce qui est arrivé c'est que des gens avaient besoin d'un rituel et l'ont péché là où ils l'ont trouvé, dans un roman qui se présentait comme un ouvrage scientifique : le temple a été rebâti en carton-pâte. On devrait bien rééditer *Sethon.*
L'égyptomanie a fait d'autres ravages, qui ne sont que pittoresques. On a retrouvé l'influence des pharaons tour à tour en Inde, en Chine et au Mexique. Des théories absurdes ont été édifiées, des savants s'en sont donné à cœur joie. Puis tout s'est effondré : Champollion commençait à décrire une Égypte vraisemblable, une science moins faramineuse s'édifiait.
Georges Laffly.
#### Ricardo Paseyro *Taïwan, clé du Pacifique *(P.U.F.)
Bastion de la résistance au communisme, Taiwan -- qui pendant des siècles fut Formose, mais le repli de l'Europe se traduit aussi dans les noms -- est une petite île au large de la Chine. Elle représente un point stratégique capital, que deux nations au moins surveillent avec inquiétude : le Japon, car presque tout son ravitaillement en pétrole passe non loin de là, et l'U.R.S.S. à cause de sa flotte. Si Taiwan n'existait pas les vaisseaux de guerre soviétiques seraient sous la surveillance de la République populaire de Chine, et cela ne plairait nullement à Moscou.
Taiwan est un État politiquement précaire -- cette île est diplomatiquement assez isolée -- mais prospère, actif, et qui a peut-être plus d'avenir que l'immense Chine rouge. Rappelons les faits. En 1949, Tchang-Kaï-Chek, président du Kuomintang est vaincu sur le continent, qu'il abandonne à Mao. Il se réfugie à Taiwan où il fonde la République de Chine. Il y amène deux millions de personnes. L'île en comptait déjà quatre. Aujourd'hui on compte vingt millions d'habitants sur ces 36.000 km ^2^ dont la moitié est occupée par des montagnes.
Une fourmilière d'une activité et d'une ingéniosité remarquables. Toutes les qualités chinoises s'exercent dans les conditions les plus favorables et ont transformé cet ancien refuge de pêcheurs en l'un des nouveaux États industriels du Pacifique -- un de ceux qui font un peu peur à l'Europe, quand elle ne se cache pas la tête sous l'aile.
151:312
A Taiwan, on se tourne vers les industries de pointe, ressource nécessaire quand on a peu d'espace et de matières premières, donc on développe un haut niveau d'instruction. Les chiffres que donne Paseyro sur le tirage des journaux et la lecture des livres auraient de quoi nous rendre mélancoliques. Commercialement parlant, la République de Taïwan engrange chaque année des milliards de dollars d'excédent. Elle prête ses techniciens aux États voisins. C'est un modèle pour toute la région, et les Chinois émigrés ne s'y trompent pas.
Ce bilan est donc très satisfaisant. Le sort de l'île n'en est pas moins incertain. Depuis quinze ans, les États-Unis ont choisi l'alliance de Pékin, précieuse sans doute contre l'U.R.S.S. Mais peu habiles, ils cèdent à la Chine rouge et soutiennent de plus en plus mal leur ancien allié de Taïwan. En particulier, ils lui chicanent le matériel militaire indispensable. Inutile d'ajouter que les États-Unis ne sont pas seuls dans cette lâcheté. La France, espérant toujours de mirifiques contrats -- jusqu'ici de purs mirages -- tourne le dos à Taiwan, et refuse même de lui vendre des armes. Et le Pape, dans son voyage en Asie, fit un détour pour éviter l'île et n'avoir pas à bénir ses fidèles catholiques.
Pékin considère évidemment que Taiwan doit réintégrer la communauté nationale, comme va le faire Hong-Kong. Mais Taiwan ne se considère ni comme une province sécessionniste, ni comme un État séparé, indépendant de la Chine et ayant une vocation propre. Taiwan dit qu'elle est un fragment libre de la Chine, et vit dans l'espoir que cette liberté se propagera, d'une façon ou d'une autre, à l'ensemble du continent.
Situation instable. Le professeur Lee Cheng-Chung a cette formule « Cela peut continuer trois ans, cinq ans, dix ans et même vingt, mais non pas trente-cinq ans. » D'ici une génération, donc, la question serait réglée. Mais quand on envisage tous les bouleversements probables d'ici à ce temps-là, on s'aperçoit que Taïwan n'est qu'un des points, entre cent autres, promis à la métamorphose.
L'île a des atouts, à commencer par l'échec du communisme en Chine comme ailleurs. Sans doute, pour les Chinois, le communisme signifie l'unité, et sa tyrannie est contre-balancée par le souvenir de l'anarchie et des seigneurs de la guerre. Reste que Taïwan donne une image prestigieuse de ce que peuvent réussir les Chinois, bien gouvernés, et cela commence à se savoir. Taïwan représente aussi l'héritage culturel de cette antique civilisation : l'immense musée national de Taipeh en garde la quintessence (c'est un héritage de Tchang Kaï-Chek).
Le sort hésite. Ce qu'il faut savoir, c'est que l'avenir de Taiwan importe au monde. Si cette république libre était abandonnée et emportée, nul en Asie ne pourrait plus croire en l'Occident et en ses valeurs. Le monde du Pacifique basculerait. Le livre de R. Paseyro, très clair, très vivant, fourmillant de faits et de chiffres l'explique très bien ; il est pleinement convaincant.
G. L.
152:312
## FICTION
### Les soupçons de Don Alfredo et les certitudes du Mossad
par Raymond Delestier
RÉSUMÉ SYNTHÉTISEUR ET POST-CRITIQUE DES ÉPISODES PRÉCÉDENTS. -- *On avait d'abord assisté aux évolutions sans équivoque et aux discussions familières de hauts personnages du Vat' tels que Paul Marcpinkus, Agostino Cesaroli, Achille Solvestrani et Sebastiano Baglione. Mais voici que le pape a disparu au cours de sa visite œcuménique à une secte de sorciers adorateurs du dieu Kora-Kora et de la déesse Lorak, dans l'île de Toutouila* (*non loin des Fidji*)*. Profitant de la situation, Mgr Paul Marcpinkus, directeur de l'IOR, imagine d'utiliser ses contacts dans le milieu international de la banque et du crime pour organiser la mise en scène d'un sosie, prétendument enlevé comme otage par des bandits qui réclament une rançon.*
153:312
*Pour libérer le pape, tout l'univers catholique souscrit entre les mains de Marcpinkus. Mais une bonne relation de celui-ci, l'énigmatique Don Alfredo Salerno, patron de la maffia, soupçonne la supercherie et laisse entendre qu'il faudra lui consentir sa part. De son côté, le Mossad a percé l'affaire à jour. Je rappelle au lecteur que ce récit est une fiction déambulatoire, translucide et transposable, publiée ici à titre purement expérimental, pour contribuer aux progrès des sciences futurologiques et socio-ecclésiastiques. Toute ressemblance avec des événements et des personnages réels n'aurait d'autre portée que celle du O MYTHOS DELOI TI.*
J. M.
-- Cette mousse de foie de volaille n'est pas mauvaise.
-- Voilà qui me fait plaisir. Je ne vous cache pas que je préfère La Pergola, mais comme vous aviez affaire au palais Madame j'ai pensé qu'il vous serait plus commode de venir à l'Eau-Vive. Tout au moins pour déjeuner, car le soir nous risquerions quelque rencontre inopportune. Le décor est un peu froid mais la chère est excellente et vous fera renouer avec la cuisine française. Comment trouvez-vous ce pommard ?
-- Charnu et de bonne sève, fit Mgr Paul Marcpinkus en connaisseur.
*Visus, olfactus, gustus*. Ayant longuement contemplé la robe pelure d'oignon, Don Alfredo porta le verre à ses lèvres et, sans pudeur, y plongea à moitié son nez busqué en fermant les yeux.
-- Le voilà en extase, un vrai tamanoir, observa Paul. Attendons qu'il sorte ses griffes.
-- Comment se déroule la campagne ? fit le Sicilien en s'essuyant les lèvres.
154:312
-- Plutôt bien. New York a atteint les dix millions, Boston cinq, San Francisco 3. Pour les States nous en sommes à cinquante millions. L'Europe suit de peu avec l'Allemagne en tête, talonnée par l'Italie mais la France est à la traîne. C'est maintenant que les catholiques vont devoir prouver leur attachement au pape. Jaruzelsky nous a envoyé une petite contribution de cent mille dollars en souvenir de sa visite au Vatican. La somme est modeste mais il faut tenir compte de la situation financière du pays qui est criblé de dettes. Je viens de recevoir ce matin un chèque de Fidel. Ce n'est pas grand chose, mais j'apprécie le geste. Cela nous fait au total cent soixante-dix millions. Le démarrage est satisfaisant. Achille se débrouille bien, mais le matraquage médiatique nous coûte cher, ajouta Paul Marcpinkus en repoussant son assiette du bout de l'index.
-- Mon Dieu ! s'écria Don Alfredo. Appelez-moi Paola, je vous prie, fit-il en s'adressant à l'une des travailleuses-missionnaires africaines.
La gérante qui faisait fonction d'hôtesse s'approcha d'un pas de mannequin, vêtue d'une élégante robe drapée couleur fuchsia.
-- Ma chère Paola, votre canard est délicieux mais je suis pris de remords. J'espère que ces oranges ne viennent pas du Cap ?
-- D'Afrique du Sud, Don Alfredo ? fit Paola avec surprise. Le Seigneur nous en préserve ! Rassurez-vous, elles sont d'Israël, répondit-elle en ayant recouvré son sourire attentif.
Au nom d'Israël, le directeur de l'Institut des œuvres de religion tressaillit, en se demandant s'il ne s'agissait pas d'un coup monté. Mis sur ses gardes, il attaqua son filet de bœuf à la châtelaine avec appréhension. « Voyons où veut en venir ce faisan, pensait-il. Encore heureux qu'il n'ait pas amené son angora. Je déteste cet animal. »
-- Paul, j'ai un problème qui me turlupine, fit Alfredo d'un ton embarrassé. Je sais que vous avez un certain mépris pour la chiromancie et les phénomènes de voyance. Je ne vous en tiens pas rigueur car nous avons des sensibilités très différentes. J'estime beaucoup Madame Solstizia que j'ai consultée pas plus tard qu'hier.
155:312
Marcpinkus fit la moue en jetant un bref regard sur son interlocuteur. Don Alfredo continua.
-- C'est une personne extraordinaire et je pense comme Eugenio qu'il eût mieux valu que Karol la consultât avant d'entamer son périple océanien. Mais vous savez qu'il n'y a pas plus têtu qu'un Polonais.
S'étant assuré que personne n'écoutait, il se pencha vers Paul et lui confia d'une voix feutrée :
-- Carlotta a vu Karol dans sa boule de cristal. Il est mort avec l'équipage d'un submersible coulé dans la fosse des Tonga...
Paul Marcpinkus sentit une chaleur lui monter le long de l'échine. Des picotements lui parcoururent le crâne. Nous y voilà, vieux requin. Il avala non sans peine sa pomme dauphine et fixa Alfredo. Les yeux noisette de l'ancien barbier de Corleone soutinrent le regard bleu acier du joueur de base-ball de Cicero. Le choc des atavismes, des sensibilités, des cultures dirions-nous, se manifesta par une imperceptible étincelle.
-- Cher collègue, fit Paul en posant délicatement fourchette et couteau, voilà bientôt treize ans que je travaille sans désemparer à la sueur de mon front dans cette baraque que vous connaissez presque aussi bien que moi. J'y ai découvert que nous vivons dans un monde où tout est possible. Si l'on m'apprenait tout à l'heure qu'Élisabeth d'Angleterre a quitté Philippe d'Édimbourg pour partager la couche de l'Émir d'Abou Dhabi je n'en serais pas autrement surpris. Mais votre canard sans orange mijoté par Madame Solstizia je ne l'avale pas !
-- J'ai une grande confiance en Carlotta, continua AIfredo sans se laisser démonter. Lorsqu'il y a dix ans mon frère a disparu lors d'une discussion un peu vive avec ceux de Caltanissetta, elle a « vu » le cadavre dans le béton de fondation d'un chantier à quelques kilomètres de Palerme. Nous nous y sommes rendus et mes hommes ont travaillé deux jours et deux nuits au marteau-piqueur. Le surlendemain la dépouille de Pietro était bénie par le curé de Corleone, mais une semaine plus tard celui de Caltanissetta conduisait cinq de ses paroissiens à leur dernière demeure.
156:312
-- De nos jours, dans ce genre d'histoires, les protagonistes meurent de mort naturelle dans leur bureau ou en prison, quelquefois dans leurs pantoufles. Ces pratiques de barbares tendent à diminuer. (Je t'ai reçu cinq sur cinq vieille fripouille.) Pour en revenir à notre affaire, comme chacun sait Karol est aux mains des terroristes et bien vivant. Nous en avons des preuves à suffisance, affirma Paul Marcpinkus très décontracté en savourant son filet. Cette volaille vous plaît-elle ?
-- Elle fond dans la bouche, très cher. Ces petites font admirablement la cuisine. Mais il faut que je vous dise, fit Alfredo en se penchant à nouveau vers Paul. La nuit passée j'ai eu un affreux cauchemar. Dans chacune des îles du Pacifique il y avait un pape, *mais aucun n'était le vrai.*
-- Mon pauvre ami, rétorqua Paul sèchement, votre cas relève plus de la psychiatrie que de la voyance et c'est sans tarder qu'il vous faut consulter le professeur Szygmund.
-- Vous êtes dur, Paul, reprit l'ancien barbier d'un ton de reproche. Remarquez bien que je n'ai aucune certitude. (-- Il disait vrai --.) Mais, nous autres Siciliens, nous avons le culte des morts, nous croyons aux présages, nous sommes familiarisés depuis le berceau avec les réalités de l'au-delà. Toutes choses auxquelles vous, Américains aveuglés par votre confort, êtes insensibles. Particulièrement vous, Paul, plongé dans vos chiffres à longueur de journée.
Puis, changeant de registre :
-- Au fond nous aurions dû essayer la carpe à la polynésienne, porc et ananas. C'est d'actualité. Pour le dessert je penche pour les profiteroles au chocolat. Puis-je vous conseiller la coupe Galilée, glace à la vanille, mandarines, figues, grand marnier et crème fraîche ? Pour vous dire la vérité, cette somme colossale réclamée par les ravisseurs me laisse rêveur.
-- Vous avez dit « rêveur » ?
-- Bien sûr, pourquoi ?
-- Il me semblait avoir entendu « songeur ».
-- Je ne saisis pas la nuance.
157:312
-- Je vais vous l'expliquer. *Rêveur* suppose le laisser-aller de pensées vagues avec une tendance à l'envie. Tandis que *songeur* est plus réflexif, plus analytique et sous-entend l'incrédulité. De toute façon, cela n'a aucune importance.
-- Mettons que je sois perplexe.
-- C'est bien ce que je pensais, conclut Paul. Mais ne croyez-vous pas que j'enrage de voir passer sur mes écrans ces sommes fabuleuses à donner le vertige ? De devoir remettre presque un milliard en billets verts à ces canailles ? J'en ai parfois les larmes aux yeux.
-- Mon cœur de Sicilien saigne, Paul. Je ne puis m'empêcher de penser au Carême de partage. A tous les sans-travail du Mezzogiorno que cette prodigalité va léser. Aux hôpitaux que l'on pourrait créer en Éthiopie par exemple...
-- Si vous ne vous étiez pas acoquinés avec le caporal bohémien vous y seriez encore. (Monsieur n'en est pas encore au dessert et il veut déjà sa part du gâteau.)
-- Hélas ! Le Duce a été pris dans l'engrenage fatal. Mais tout cela est bien loin et il nous faut résoudre les problèmes de l'heure. Dans le domaine bancaire, vous êtes imbattable, Paul. Vous êtes le compas et je suis l'équerre. Cependant, dites-vous bien que hors les murs du Vatican, sans parler des caves, c'est l'inverse. C'est pourquoi il faudrait envisager dans le cas précis de cette opération un *modus vivendi,* ainsi que disent les diplomates et les politiciens. Un *consensus,* comme disent les gazettes. Je ne désespère pas de nous voir arriver à un accord dans un climat d'estime réciproque et de franche camaraderie. Je sens le poids des ans et souhaite remettre à l'honorable société un bilan largement bénéficiaire.
« Il ne sait rien », se dit Paul en achevant son café. « Il ne peut rien savoir mais il bluffe. Toutefois Chauck avec sa parapsychologie et la voyante perçoivent les mêmes choses. »
Les deux convives quittèrent la salle sans jeter le moindre coup d'œil à la fresque en voûte figurant Pomone dans son char entourée de bambins chargés de fleurs et de fruits. L'un perdu dans ses présages, l'autre dans ses calculs, n'ayant en partage que digestion laborieuse, méfiance réciproque et sombres pressentiments.
\*\*\*
158:312
Pas une miette de la conversation n'avait échappé au crayon feutre qu'Amédée Fleurissoire remit en poche après avoir réglé l'addition. Il s'agissait en réalité d'un microphone. Quittant l'étroite via di Monterone il atteignit rapidement la piazza Rotonda où Jacoppo dans son échoppe lui remit sa pile habituelle, une dizaine de quotidiens qu'il déplia fiévreusement en commandant un café à la terrasse du Nico's bar. Là il dévora les manchettes :
*Osservatore romano :*
« L'infatigable et robuste voyageur au blanc manteau prêchant la réconciliation de par le monde comme Christ Jésus en Galilée croupit dans une geôle immonde, subissant mille tourments, couvert du crachat de ses bourreaux... »
*International Herald Tribune :*
« Is pope 999 millions dollars worth ? »
Dix-sept siècles se dit Amédée, séparent cette fontaine de Clément XI du Panthéon d'Agrippa. D'un coup de canne il chassa un pigeon importun et reprit sa lecture.
*Libération :*
« Ordre noir, Peste brune et fascisme de couleur. » (Mojshe Kranepuhl.)
*Le Monde :*
« Du bunker de la Chancellerie aux marais putrides de Nouvelle-Guinée. » « Terrassée à Berlin en 1945, terrée hier encore dans les moiteurs amazoniennes, la Bête abrite ses derniers soubresauts dans la touffeur des marécages de Papouasie. Pourrira-t-elle par la tête ou par la queue ? » (Alain Rollat.)
*Le Figaro :*
« Opération « Liberté pour Jean-Paul II » : l'Épiscopat français divisé. »
*France-Soir :*
« Au Parc des Princes : 6 jours pour le pape.
« Avec la participation de Miles Davis et Ornette. Coleman : « Last exit to Tutuila ». Charlie Mingus : « Searching the pope », « Karol's blues », et les Pink Floyds.
159:312
*Le Matin :*
Sondage IFOP France-Inter :
« Ce qu'on aurait pu faire avec 6 milliards de francs nouveaux :
« Cochez :
-- 60 Foyers d'immigrés.
-- 50 MJC.
-- 20 Centres de détente pour droits communs.
-- 10 Universités de plus : gratuites et sans sélection élitiste.
-- Des vacances en Polynésie pour tous les Français.
Derrière les treize colonnes soutenant le pronaos reposent Raphaël, deux rois et une reine. Mais le saint-père reposera-t-il jamais derrière les 284 colonnes de la place Saint-Pierre ? *Sed libera me de ore crocodile.*
\*\*\*
#### Bat-Yam près de Tel-Aviv Bunker du Mossad, 3^e^ sous-sol
« *Et il a donné leur terre en héritage\
à Israël son peuple.* » *\
*Psaume 134.
Les deux visages brillèrent longtemps sur l'écran perlé puis s'évanouirent dans l'obscurité. Il n'en subsista plus que l'élément graphique, comme un trait net exécuté au crayon à mine dure. Ces deux canevas glissèrent insensiblement jusqu'à se superposer puis s'écartèrent. Le petit jeu continua quelque temps encore : rapprochement -- superposition -- éloignement.
160:312
David Ringelblum passa la main sur son crâne rasé, se racla la gorge et se tourna vers ses deux voisins que l'on percevait à peine dans l'obscurité de la salle de projection. Seuls l'éclat de l'écran et la veilleuse de sécurité révélaient le relief des visages, la forme des mains sans plus.
-- J'ai préféré utiliser le MOX 76 dérivé de l'Identi Kit. Cette comparaison par transparence nous révèle des dissemblances. Contrairement à A, B n'a pas de ride intersourcilière. L'implantation des cheveux est beaucoup plus basse chez A. Ses paupières inférieures sont ridées, celles de A ont des bourrelets. Les nez sont pareils de même que le dessin des lèvres. Nous n'avons aucune photo de profil de B, mais A possède un nez rectiligne à base abaissée. D'après leurs reconstitutions les experts estiment que B doit avoir un nez légèrement cave à base horizontale. Les lèvres sont minces de part et d'autre, cependant B a les commissures abaissées. Encore une distorsion au niveau des oreilles : B semble ne pas avoir de tubercule sur le lobe. Enfin, ce qui est décisif : il existe une différence de 2 mm entre les axes orbitaux.
-- De sorte que pour vous, colonel, cet individu ressemble autant à Jean-Paul II que Golda Meir à Isabelle Adjani ?
-- Si vous voulez, monsieur le Ministre.
-- Il s'agirait donc d'un mauvais sosie, du moins pour un expert en anthropométrie ?
-- Incontestablement, monsieur le Ministre.
-- Et comment ont-ils recruté ce spécimen ?
-- Aussi incroyable que cela puisse vous paraître, monsieur le Ministre, ces messieurs ont des archives soigneusement tenues. Le 10 juillet a eu lieu à Disneyland un concours intitulé « *The best double* » organisé par les chaînes de fast-food Mc Donald's et Ham & Hamburger. Une de ces stupides manifestations fort prisées par les Américains, comme avaler deux litres d'ice cream sur les douze coups de minuit ou parcourir à moto les arches du Golden Gate bridge. Nous nous sommes procuré une cassette vidéo que je vais vous projeter si vous le permettez... Passons les majorettes... Ah ! Voici deux Winston Churchill montant chacun d'un côté de l'estrade. Même tronche de bouledogue, même nez violacé, même embonpoint. Ils dodelinent du chef car ils ont déjà sifflé cinq ou six scotch avant de se présenter.
161:312
Ensuite deux Frank Sinatra, mêmes yeux bleus un peu vitreux, même perruque, mais ils n'ont pas la voix d'or du célèbre *crooner.* Voilà à présent un Adolf Hitler en chemise brune, ses yeux lancent d'inquiétants éclairs. Il est copieusement hué. Deux Khomeyni en turban et robe noire. Sifflets. Jets de tomates. A présent trois Ronald Reagan absolument identiques, à la peau parcheminée mais droits comme un *i* et d'allure athlétique. Applaudissements... Et enfin, monsieur le Ministre, deux répliques de Karol Wojtyla en soutane blanche. Voyez comme ils se prosternent pour baiser le podium avec componction. Même démarche souple, assurée, même sourire séducteur. Ils brûlent les planches. Le nôtre est celui de gauche. Un Polak bien sûr, fit le colonel avec dédain Mikolaj Skladkowski, né à Tarnow le 4 avril 1920, célibataire. Ancien métallo à Pittsburg. S'intéresse aux sciences divinatoires et à l'astrologie. Prend son rôle au sérieux. A publié une encyclique de cinquante pages : *Beati juvenes,* qui a été mise en musique par un groupe de hard-rock. Quelques évêques s'y sont laissé prendre. Les gars de Capponi ont dû le contacter tout de suite après la rencontre Marcpinkus-Coppola du 28 mars à Madère...
Ringelblum arrêta le projecteur et ralluma l'éclairage d'ambiance.
Le ministre, Yitzhak Maretz, orthodoxe sépharade shas, 54 ans, vêtu d'un complet bleu marine écoutait le colonel avec attention. La kippa couvrait à moitié sa calvitie. Ses yeux doux un peu mélancoliques et sa barbe carrée de rabbin lui conféraient une certaine noblesse. Un peu en retrait, affalé dans un fauteuil de cuir fauve, un sexagénaire rougeaud et rondouillard, avec de rares cheveux blancs lui voletant autour des oreilles et dans la nuque. Un nez fortement convexe, des lèvres charnues et des yeux globuleux. Bref, les vestibules sensoriels pléthoriques, comme disent les anthropologues. Un ashkénaze pour tout dire. Il posa une question pleine de bon sens :
-- Comment expliquez-vous que les empreintes soient authentiques ?
162:312
-- Lors de l'attentat du 13 mai 1981 Ali Agça a touché Jean-Paul II à l'index de la main gauche, au coude droit et à l'abdomen. Il y a eu des fuites à Gemelli, à la Questura et même au Vatican. En Italie aucun document judiciaire n'est à l'abri des investigations de la Maffia.
-- A part nous, qui pourrait être au courant de l'affaire ?
-- Je n'ai reçu aucune nouvelle de Langley (CIA) qui a le meilleur service d'interprétation photographique. Bien que cela ne les concerne pas directement ils ne doivent pas être dupes. Mais il y a un phénomène d'osmose entre la CIA et la Maffia. Par contre on a remarqué une réaction très nette du MI 6. James Bond qui hier matin encore arpentait le green de Guadalmina s'est envolé de Gibraltar dans le début de l'après-midi en Sea Harrier à destination de Londres.
-- De Gibraltar ? fit Spielberg.
-- Oui, la frontière a été rouverte il y a deux ou trois ans mais on la franchit à pied uniquement, le passage des voitures n'étant pas autorisé. John Callaghan a dû interrompre sa partie de polo à Soto Grande pour accompagner Bond. Ira de Fürstenberg était paraît-il très dépitée.
-- Et que va-t-il se passer maintenant ? fit Spielberg en remuant dans son fauteuil.
-- D'abord une recrudescence des réservations d'hôtels à Canberra puisque la capitale australienne sera la base d'opération des journalistes et des agents de renseignements. L'opération « Liberté pour JP II » a dépassé les prévisions de ses organisateurs. Il y a actuellement 999 millions de dollars entreposés dans les chambres fortes de l'Institut pour les œuvres de religion (IOR) qui doivent être pleines à craquer et surveillées par un triple cordon de gardiens armés jusqu'aux dents. L'échange pourrait avoir lieu dans une semaine ou deux dans le plus grand secret.
-- Et vous pensez toujours que c'est ce *shaiketz* ([^47]) de Marcpinkus qui a monté l'affaire ?
-- Les messages décodés nous en apportent la preuve irréfutable. Le montage porte le nom d' « Opération Tamouré » et a été mis au point par le directeur de l'IOR et Lou Coppola en collaboration avec Feffo Capponi de Long Island, Nicodemo Scarfo, dit Nicky, d'Atlantic City, d'Angelo Tuminaro, dit Little Angel, de West Palm Beach.
163:312
-- Et Jean-Paul II ?
-- Pour notre département PSI : dans la fosse des Tonga par 12.800 mètres de fond. Je ne puis vous en dire davantage car les circonstances de cette disparition nous restent inconnues.
-- Et que comptez-vous faire dans l'immédiat ?
-- Rien de vraiment important. Aucune mesure active en tout cas. Sinon envoyer un agent filmer l'échange, s'il est possible. Il faut se garder à tout prix de gripper les rouages de ce mécanisme parce que Skladkowski ne fera pas long feu et ils le savent. Au premier contact les familiers du Vatican -- les sœurs polonaises et le médecin personnel -- se rendront compte de la supercherie. C'est pourquoi à mon avis le sosie n'atteindra jamais Rome. Ils déclencheront leur dispositif à partir de l'escale de Karachi en mettant les Sikhs ou les Tigres noirs (séparatistes tamouls) dans le bain.
-- Et la rançon ? fit Spielberg alléché, les yeux brillants et les babines fumantes.
-- Après déduction des frais et partage il restera 500 millions de dollars qui seront intégrés en quelques semaines dans le patrimoine de l'IOR par capillarité, si j'ose dire, c'est-à-dire au terme d'une opération de blanchissage qui occupera une vingtaine d'établissements bancaires dans différents paradis fiscaux. Il y aura du grabuge entre la Maffia et Torato. Celui-ci disparaîtra peut-être au cours d'un règlement de compte, mais cela n'a aucune importance, son rôle sera terminé. D'ailleurs tout est programmé. J'en arrive à ma conclusion :
« 1° Jean-Paul II disparu ; Skladkowski éliminé, le camerlingue déclarera le siège vacant.
« 2° Aaron Moustiker a toutes ses chances.
« 3° Dans moins de trois mois les finances du Vatican seront rééquilibrées et le successeur de Pierre recueillera une situation saine à condition que nous procédions au préalable à un rajeunissement des cadres de l'IOR. Nous avons déjà une équipe de remplacement dans la maison.
164:312
« 4° Mais il faudra d'abord neutraliser Marcpinkus au jour J pour l'empêcher de court-circuiter l'acheminement des fonds et de faire disparaître le magot par piratage électronique. Les autres n'oseront pas lever le petit doigt.
-- Est-ce possible ?
-- Rien n'est impossible au Mossad, monsieur Spielberg. Il suffira de communiquer certaines pièces du dossier à Sarah Benton, la nièce du cardinal Sebastiano Baglione devenue entre-temps la petite amie d'Alfredo Salerno dit Don Alfredo. Reste à évaluer les possibilités de réplique du KGB qui verrait d'un mauvais œil cette solution à la crise. Pour cette neutralisation il nous faut l'accord de notre oncle d'Amérique. ([^48])
-- J'ai un vol pour New York dans deux heures, répondit Spielberg. Préparez-moi un lunch en vitesse avec un Earl Grey et conduisez-moi à Lod. Vous aurez la réponse dans 48 heures. Dites-moi colonel, monsieur le Ministre m'a communiqué votre dossier. Vous étiez à Varsovie le 16 mai 1943 ?
-- J'avais 14 ans à l'époque et je suis entré dans le groupe « Rosa Luxemburg » un an après ma bar-mitzvah.
-- Vous étiez donc à la Marszalkowska ? -- Pour sûr.
-- Curieux. Je dirigeais le commando « Herzl » à deux pas. Nous avons dû nous voir. Le temps a passé depuis.
-- Oui monsieur, soupira Ringelblum, le chemin de Varsovie à Jérusalem a été long mais je ne me serais jamais douté qu'il passât par Rome.
-- En faisant un crochet par New York colonel. Shalom.
(*La fin approche.*)
Raymond Delestier.
165:312
## DOCUMENTS
### Il y a dix ans Saint-Nicolas du Chardonnet
*Le dimanche 1^er^* *mars, nous avons fêté les dix années accomplies de l'église parisienne Saint-Nicolas du Chardonnet rendue au culte traditionnel.*
*A la grand messe, l'abbé Philippe Laguérie a prononcé un* « *sermon mémorable* »*,* « *dont l'histoire de l'Église devra garder la mémoire* »*. Il a fait l'objet de l'article suivant de Jean Madiran, dans PRÉSENT des 2 et 3 mars :*
Naturellement, je n'ai pas pris de notes pendant le sermon de l'abbé Laguérie, et je ne sais s'il en existe un enregistrement. En ce dixième anniversaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, il a lancé un noble défi, il a même juvénilement dit un « pari », dont l'histoire de l'Église devra garder la mémoire. C'est pour aider à cette mémoire que je voudrais en transcrire simplement ici le point essentiel, celui qui concerne la catholicité tout entière.
Je rappelle d'abord qu'au lendemain du concile Vatican II avaient surgi des pastorales nouvelles qui prétendaient s'imposer comme dogmatiquement obligatoires et qui voulaient ouvrir l'Église au monde. Elles ont vidé les églises. L'expérience est faite.
166:312
L'expérience inverse est faite aussi. « *Laissez-nous faire l'expérience de la Tradition* »*,* demandait Mgr Lefebvre. On n'a ni facilité, ni autorisé, ni même en général toléré cette expérience inverse. Elle a dû, comme à Saint-Nicolas, prendre elle-même la liberté d'exister. Et elle a montré sa capacité à remplir les églises.
Remplir les églises ou les vider est un signe visible qui n'est pas seulement matériel, qui n'est pas seulement représentatif, mais qui est déjà en soi une réalité surnaturelle : la pratique religieuse, la fréquentation des sacrements, l'assistance à la messe, la participation aux rites liturgiques constituent la voie ordinaire, normalement obligatoire, du salut éternel des âmes. Il y a grand risque à en priver les baptisés : et leur en présenter une image dégradée, une pratique évanescente, voire pervertie, est aussi une manière de les en priver. Le culte nouveau, qui devait faire merveille, a fait diminuer de plus de 50 % en vingt ans la pratique religieuse en France.
C'est dans ce contexte historique que l'abbé Laguérie a prononce son mémorable sermon du dixième anniversaire de Saint-Nicolas, le dimanche 1^er^ mars.
Il a dit :
« *Donnez-nous des églises, et nous les remplirons.* »
Il a lancé :
« *J'en fais le pari.* »
Mais ce n'est même plus un pari : la preuve est faite. Envers et contre tous, malgré oppositions et persécutions, la Tradition remplit les églises. Au cœur de Paris, lumière du monde pour le pire, mais aussi pour le meilleur, avec un éclat qui porte loin, à Saint-Nicolas du Chardonnet.
L'abbé Laguérie a dit encore :
-- *Que nous manque-t-il donc ? Une seule chose, paraît-il : la juridiction canonique. Eh ! bien, que ceux qui nous l'ont prise nous la rendent !*
Cela fut dit avec mesure et fermeté ; avec la jeune sagesse surnaturelle d'un pasteur d'âmes de trente-quatre ans ; avec l'humble fierté d'un prêtre de Jésus-Christ.
Si les hommes auxquels sa parole s'adressait persistent dans leur refus de l'entendre, Dieu l'entendra. Il l'a déjà entendue.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean Madiran paru dans *Présent* des 2 et 3 mars 1987.\]
167:312
*L'* « *occupation* » *de Saint-Nicolas du Chardonnet avait été racontée en son temps par Antoine Barrois dans le numéro 212 d'ITINÉRAIRES* (*avril 1977*)* :*
\[...\]
172:312
### L'exploitation de la crédulité publique par Mgr Coffy
*Article de Jean Madiran dans PRÉSENT du 6 mars, sous le titre :* « *Le "cléricalisme" de Mgr* Coffy ».
■ Je vous annonçais hier Mgr Coffy. Le voici : avec une intervention fracassante sur le Code de la nationalité. Archevêque de Marseille, Mgr Robert Coffy est l'une des têtes pensantes de l'épiscopat français. A l'autorité doctrinale qui lui est personnelle s'ajoute le fait qu'il est membre du noyau dirigeant de l'épiscopat, le « conseil permanent ». Enfin son intervention est reproduite dans le numéro qui vient de paraître de la *Documentation catholique,* ce qui lui donne une portée quasiment officielle.
■ Que les évêques se prononcent sur des questions politiques, je ne suis certes point contre, s'ils le font pour énoncer les principes de la morale et de la religion que la politique ne doit pas enfreindre.
173:312
Et c'est bien ce qu'annonce Mgr Coffy : « *Je ne fais pas de propositions concrètes, cela regarde les pouvoirs publics.* » Son intention est de « *rappeler les conditions auxquelles doit satisfaire un Code de la nationalité pour être conforme à la vision de l'homme que nous donne la Révélation* »*.* Bravo, très bien, tel est en effet le rôle de l'évêque, nous écoutons.
■ Nous écoutons et nous sommes blousés. Notre confiance est trompée avec un aplomb implacable. Ayant invoqué la Révélation divine, Mgr Coffy n'en dit plus un mot. Il nous raconte qu'il ne faut pas « *demander une démarche publique à un jeune* », car c'est « *risquer des ruptures avec sa propre famille* » ; et que « *l'adhésion explicite que demande le nouveau Code ne tient pas compte du processus concret d'intégration de l'étranger* ». Cela se discute. Ce sont les vues personnelles du citoyen Robert Coffy. La Révélation divine, elle, ne s'effarouche pas des « démarches publiques » demandées aux jeunes, fût-ce au risque, explicitement accepté, d'une « rupture avec sa propre famille » : c'est dans l'Évangile.
■ On ne va pas en conclure témérairement que l'Évangile demande ou autorise la même démarche et le même risque au plan politique. Mais on ne peut pas non plus en conclure le contraire. D'ailleurs Mgr Coffy ne s'embarrasse pas de l'Évangile. Il disserte selon ses vues personnelles sur « une nouvelle vision de la nation » « *Nous sommes,* dit-il, *en présence d'un changement culturel dont nous devons tenir compte.* » Il aperçoit une « *mutation* » dans le sens des « *concepts de nation et de patrie* »*.* Voici que « *les jeunes* » (tous en bloc) « *n'ont plus le même sentiment de la nation et de la patrie qu'avaient leurs grands-parents* »*,* « *une législation ne peut ignorer ce fait culturel* »*.* Mgr Coffy ne se demande pas si ce fait culturel est bon ou mauvais ; s'il faut l'adopter ou le réformer. Il l'accepte de façon non critique, comme s'il avait implicitement la religion du fait accompli. C'est l'attitude, aujourd'hui générale, du chien mort dérivant au fil du courant culturel. Mais que l'on adopte ou que l'on rejette cette cascade d'opinions personnelles énoncées par Robert Coffy, citoyen de Marseille, le grave n'est pas là. Le grave est qu'il n'y a rien d'autre, dans son intervention, que des opinions de cette catégorie.
■ Aucune référence, aucune allusion à l'Évangile, aux conciles, aux Pères de l'Église, aux enseignements pontificaux. Rien qui vienne de la Révélation. Rien d'épiscopal. Il parle de « nation » et de « patrie » seulement sous l'aspect du fait culturel (partiellement) changeant, il n'a pas une pensée et en tout cas pas un mot pour ce quatrième commandement de la loi morale à la fois naturelle et révélée qui, par le devoir de piété filiale, commande en effet toute la question nationale.
174:312
■ J'ai annoncé : « le cléricalisme de Mgr Coffy ». Mais *cléricalisme* est ici une litote. Ce terme désigne l'ingérence indue d'un pouvoir religieux. Dans l'intervention de Mgr Coffy, il y a beaucoup plus grave que du cléricalisme ordinaire. Il parle en tant qu'évêque et, profitant de l'ignorance religieuse devenue générale, il donne comme provenant de la Révélation divine des idées (de gauche) qui n'ont rien à voir avec la Révélation. Il escompte qu'un évêque déclarant parler de la Révélation sera cru sur parole. C'est une exploitation de la crédulité publique. Cela porte un nom, ouvrez vos dictionnaires : c'est du charlatanisme.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean Madiran : « Le "cléricalisme" de Mgr Cofïy », paru dans *Présent* du 6 mars 1987.\]
*Le Littré, le Grand Robert et le Petit Larousse sont en effet d'accord : le charlatan est* « *celui qui exploite la crédulité publique* »*.*
*Pour que l'on puisse constater que, prétendant énoncer ce qu'enseigne la Révélation, Mgr Coffy a en réalité exprimé des opinions dont aucune n'est tirée de l'Évangile ou des actes du Magistère, voici le texte intégral de son intervention sur le Code de la nationalité :*
Une interview donnée au journal *le Matin* a suscité de la part des moyens de communication locaux quelques réactions. On m'a demandé de m'expliquer ou de résumer mon intervention. Il n'est pas possible en quelques phrases ou quelques lignes d'exprimer parfaitement ma pensée.
Je reprends la question en précisant d'abord à quel plan je me situe.
Je ne critique pas toute la loi, mais certains de ses aspects. Je ne fais pas de propositions concrètes, cela regarde les pouvoirs publics. Mais, quand on m'interroge, je crois devoir rappeler les conditions auxquelles doit satisfaire un Code de nationalité pour être conforme à la vision de l'homme que nous donne la Révélation. De même, quand on m'interroge, je dois me prononcer sur le sort concret qui est fait à l'homme, quel qu'il soit.
La question qui me paraît fondamentale et qui constitue la toile de fond de ma réponse est celle de l'appartenance à une nation.
175:312
Les nations, à leur origine, ont connu des conflits entre ethnies différentes, conflits qui, progressivement, se sont résorbés. Au cours de leur histoire, elles ont accueilli des étrangers qui, en quelques générations, se sont intégrés. Il y a certes la naturalisation demandée par des individus, mais il y a aussi une intégration qui est un processus culturel dont les facteurs principaux sont l'école, la religion, la vie relationnelle quotidienne. L'étranger qui demeure dans un pays qu'il a choisi ou dans lequel il a été contraint de se réfugier, ou dans lequel il est né, devient progressivement membre de ce pays par « acculturation », par acceptation tacite du destin de ce pays.
La Charte des droits de l'homme, qui prévoit la libre circulation des idées et des hommes amorce une nouvelle vision de la nation et une nouvelle conception des frontières. Nous sommes en présence d'un changement culturel dont nous devons tenir compte. Ce n'est pas la fin des concepts de nation et de patrie, mais peut-être une mutation de leur sens. Les jeunes qui grandissent en même temps que se forme péniblement l'Europe occidentale et qui voyagent de plus en plus n'ont plus le même « sens », le même « sentiment » de la nation et de la patrie qu'avaient leurs grands-parents. Une législation ne peut ignorer ce fait culturel. Ce qui ne veut pas dire qu'elle doit ignorer que patrie et nation sont des réalités.
La nation remplit une double fonction : l'intégration qui procure au groupe une certaine cohésion permettant de surmonter les conflits, et une fonction disciplinaire, c'est-à-dire la soumission à des lois qui régissent la vie commune.
L'adhésion explicite que demande le nouveau Code de nationalité ne tient pas compte du processus concret d'intégration de l'étranger dans une nation. Il y a en effet tout un comportement habituel de l'étranger qui est l'équivalent de l'adhésion. Même les mariages blancs -- qui sont répréhensibles mais dont il faut faire la preuve -- peuvent manifester la volonté de l'étranger de devenir membre à part entière du peuple qu'il choisit.
Par contre, la demande explicite n'est pas sans inconvénient. Laisser un enfant et un jeune dans l'incertitude de l'acceptation ou de la non-acceptation de son appartenance à la nation dans laquelle il vit, grandit et se forme, risque d'entraver le processus d'insertion. Le jeune ne saura quel parti prendre : ou s'intégrer dans la société avec le risque d'être renvoyé et de devenir étranger en son propre pays, ou demeurer en attente et retarder ainsi son insertion.
Demander une démarche publique à un jeune, n'est-ce pas aussi risquer des ruptures avec sa propre famille ?
Les critères de renvoi sont prévus. C'est en particulier les cas de délinquance. Mais que recouvre ce mot ? Quel degré de gravité motivera le renvoi ? C'est encore la connaissance de la langue française. Comment l'évaluer ?
Ce sont des questions qui se posent et qu'il est légitime de se poser. Ce peut être un moyen d'améliorer la loi.
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L'histoire de Marseille apparaît exemplaire en ce domaine. Au milieu de heurts qui se comprennent, Marseille a toujours su accueillir l'étranger et lui faire progressivement une place. Les étrangers du siècle dernier ne le sont plus. L'avenir reconnaîtra qu'ils ont enrichi le patrimoine culturel de la ville.
Il reste qu'un État, surtout dans la conjoncture présente, doit édicter une législation qui réglemente l'entrée des étrangers dans le pays dont il est responsable. Il y a des seuils critiques à ne pas franchir si l'on veut que l'intégration se fasse harmonieusement. Il reste que si tout homme, quel qu'il soit, a des droits, il a aussi des devoirs et qu'il appartient aux gouvernements de faire respecter les droits et de demander la pratique des devoirs nécessaires à la vie commune.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'intervention de Mgr Robert Coffy sur le Code de la nationalité, texte original paru dans la *Documentation catholique* du 1^er^ mars.\]
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### La réduction des inégalités engendre le chômage et la misère
*Dans l'excellent bulletin* « *De Rome et d'ailleurs* »*, où écrivent habituellement Michel Martin et H. Le Caron, et que dirige Roger Salet* ([^49])*, un remarquable article de Michel Martin sur la réduction des inégalités comme cause de chômage et de misère :*
La première revendication d'égalité est celle de Satan qui a voulu être *semblable au Très-haut.*
C'est par l'égalité qu'il a séduit Ève : « *Vous serez comme Dieu,* connaissant le bien et le mal ». (Gen. III, 5)
Il n'y a pas d'égalité non plus au Ciel :
« Il leur dit : « Quant à mon calice, vous le boirez. Mais quant à être assis à ma droite et à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder. C'est pour ceux auxquels cela est destiné par mon Père. » (Mtt. XX, 23)
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Il y a certes, des inégalités injustes, lorsque, par exemple, par fraude, on a usurpé une fonction élevée et frustré ainsi un plus méritant. Mais l'injustice réside dans les moyens malhonnêtes utilisés et non pas dans le fait d'occuper un poste plus important.
Vouloir supprimer les inégalités pour la seule raison qu'elles sont des inégalités est attenter à un ordre voulu par Dieu comme n'a pas craint de le rappeler saint Pie X. Et comme on est puni par où l'on a péché, la « lutte contre les inégalités » a eu pour seul effet d'en créer d'autres qui, elles, portent atteinte à la justice.
Avant les réformes de l'enseignement dans un sens égalitaire, presque tout le monde occupait une place correspondant à peu près à ses goûts et à ses aptitudes. Aujourd'hui, les jeunes les moins doués sont au chômage ou dans les « Tuc » de sorte que l'on a créé entre eux et ceux qui ont réussi une inégalité pire. On évoque généralement pour expliquer le chômage l'extraordinaire progrès technique de ces dernières années. Mais il n'est pas, tant s'en faut, la cause principale. Il y a en France deux millions et demi de chômeurs mais si vous demandez pour une réparation un plombier, un électricien ou un couvreur, on vous fait attendre des semaines et parfois des mois !
Et voici une autre cause du chômage dont on ne parle jamais : c'est le *travail des femmes*. Car les statistiques sont formelles l'augmentation en France du nombre des femmes au travail est sensiblement égal au nombre des chômeurs.
Il ne faut pas pour autant condamner tout travail féminin. Il y a d'abord les femmes qui, volontairement ou non, ne se sont pas mariées, sont veuves ou, pour une raison ou une autre, ont besoin de gagner leur vie. Et puis, il y a quelques métiers qui, de toute évidence, conviennent mieux aux femmes qu'aux hommes.
On dira que si le nombre des femmes qui travaillent a considérablement augmenté dans ces dernières années, c'est sous l'empire de la nécessité. Je réponds : qu'est-ce que c'est que ce progrès technique qui, au lieu de faciliter la vie la complique ? Ce progrès aurait dû rendre la vie plus facile à tous et notamment libérer la femme. Pourquoi est-ce le contraire qui s'est produit ?
La vérité n'est pas là. Les puissances occultes qui, en fait, nous gouvernent, ont voulu mettre les femmes au travail pour détruire la famille. Et c'est la raison pour laquelle, contre l'évidence, ils ont proclamé la parfaite égalité des sexes. C'est sciemment que, par une habile propagande, on a incité à travailler hors de leur foyer des femmes qui, le plus souvent, n'en avaient ni le désir ni le besoin. Et c'est dans ce but pervers qu'on leur a ouvert certaines carrières qui ne correspondent manifestement pas à leur sexe comme l'armée et la police.
Et, ce qui est abominable, c'est d'avoir poussé les femmes à travailler au dehors en les persuadant qu'elles ne pourraient s'épanouir qu'ainsi et *d'avoir tout fait pour déconsidérer la femme au foyer*.
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Encore une fois, il ne s'agit pas de condamner les femmes qui travaillent à l'extérieur. Mais je dis qu'il est abominable de faire croire que celles qui restent au foyer appartiennent à une catégorie inférieure.
La vocation normale de la femme est de se marier, d'avoir des enfants et de s'en occuper. C'est à l'homme seul que Dieu avait dit « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Il est donc conforme à l'ordre naturel que ce soit le mari qui gagne le pain du ménage pendant que la femme s'occupe du foyer. Et si, en dépit du progrès, ce n'est plus possible, il faut condamner une évolution économique et sociale qui a abouti à untel résultat.
Terminons en rappelant que la tentative la plus radicale de nivellement social, la révolution russe de 1917, n'a fait qu'aggraver les inégalités. Cette révolution avait fait disparaître les classes supérieures (ainsi d'ailleurs que les paysans petits propriétaires par millions). Mais pour se maintenir au pouvoir, les dirigeants du Kremlin ont dû créer *une nouvelle classe de privilégiés : la* «* Nomenclatura *».
Il y a là une injustice fondamentale, non pas parce que cette « Nomenclatura » jouit de privilèges dont le peuple est frustré, mais parce qu'elle maintient le peuple en servitude en le privant du droit naturel de posséder les moyens de production et de subvenir librement à ses besoins.
Sous prétexte de faire disparaître les inégalités, on a créé la misère.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Michel Martin paru dans le numéro de février du bulletin *De Rome et d'ailleurs*.\]
============== fin du numéro 312.
[^1]: -- (1). Dans le même volume, ceci : « Paradoxe de notre République, qui édicte 105 mesures contre les racines du crime, mais permet la diffusion et la rediffusion des films les plus violents sur les grands et petits écrans. Paradoxe de notre République, qui finance ses chaînes de télévision au prorata de leur popularité, de leur bassesse. »
Ce grand peintre sait raisonner, et juger.
[^2]: -- (1). Pour déchiffrer le sens des symboles, nous nous appuierons sur René Guénon : *Symboles fondamentaux de la Science Sacrée*, Paris 1962, et sur Jean Chevalier et Alain Gheerbrant : *Dictionnaire des symboles*, Laffont, Aylesbury (GB) 1982.
[^3]: -- (1). Le terme « notre » n'engage que l'auteur de l'article (NDLR).
[^4]: -- (2). Antonio Dominguez Ortiz, *Autos de la Inquisicion de Sevilla* (*Siglo XVII*)*,* Séville 1981, p. 51.
[^5]: -- (3). *Nouvel Observateur*, n° des 11-17 avril 1986. Article « Cinq cents ans après l'Inquisition, la résurrection des Juifs d'Espagne ».
[^6]: -- (4). Ferdinand Lot, *Naissance de la France*. Ouvrage publié en 1948 ; édition revue et mise à jour, Paris 1970, p. 552.
[^7]: -- (5). Georges Duby, *Le Temps des cathédrales*, Paris 1976, p. 178.
[^8]: -- (6). « Ce qui a fait la fortune du catharisme dans les pays de Languedoc \[...), c'est l'appui que lui a apporté une noblesse anticléricale », désireuse de s'emparer des biens d'Église (Mgr Élie Griffe, *Le Languedoc cathare et l'Inquisition*, Paris 1980, p. 3).
[^9]: -- (7). Fernand Braudel, *La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II* (Paris 1966, tome II, pages 102 à 105). Ouvrage fondamental, notamment pour l'histoire espagnole et romaine, jamais cité par les auteurs de l'*Historia*. Qu'il remet d'avance à leur très petite place.
[^10]: -- (8). J. F. Bourgoing, *Tableau de l'Espagne moderne* (Paris 1797, tome I, pages 369 et 366).
[^11]: -- (9). Ferdinand Lot, *op. cit.*, pages 545 et 546.
[^12]: -- (10). *op. cit.*, tome I, p. 391.
[^13]: -- (11). Guillermo Lohmann Villena, *El corregidor*...en et Peru (Madrid 1957).
[^14]: -- (12). Ramon Carande, *Carlos V y sus banqueros* (Barcelone 1978, tome I, p. 495).
[^15]: -- (13). V. Beltran de Heredia, o.p., *Historia de la Reforma de la provincia de Espana* (Rome, 1939).
[^16]: -- (14). *op. cit.*, Séville 1677, page 503.
[^17]: -- (15). Léopold Génicot, *Les lignes de faîte du Moyen Age* (Paris 1969, p. 236).
[^18]: -- (1). Peut-on appliquer le même principe dans le cas des adeptes de la religion juive ? Pour répondre à cette question, on distinguera : a) la foi des Israélites d'avant la venue du Christ : celle d'Abraham, d'Isaïe, de David. Elle avait pour objet ce Dieu unique qui se révélait à eux avec une perspective pressentie de la vie trinitaire, dont le contenu implicite n'était pas rejeté. En ce cas notre Dieu est évidemment le même que le Dieu des justes de l'Ancien Testament. b) La « foi » des juifs à partir de la mort de Notre-Seigneur : dans la mesure où est refusée la personne du Fils qui seul révèle le Père, on tombe à nouveau sous le coup de la sentence de saint Jean : « Qui negat Filium nec Patrem habet. » (I Jean 2, 23)
[^19]: -- (2). Al-Hallaj fut condamné par les chefs religieux de Bagdad et mourut crucifié en 922 pour avoir prêché l'amour mystique et l'union transformante de l'âme avec Dieu, blasphème impardonnable aux yeux des musulmans. Al-Hallaj représente le type même de l'âme ouverte aux rayons de la grâce, tout en demeurant, par une ignorance invincible, attachée aux principes de la dissidence, et se trouvant par le fait même hors de la mouvance visible de l'Église du Christ.
[^20]: -- (3). La situation du monde et l'esprit d'Assise, discours du pape aux cardinaux, dans la salle Clémentine (22 décembre 1986).
[^21]: -- (4). Cette capacité naturelle de prier serait-elle une forme de ce « christianisme anonyme », concept élaboré par Karl Rahner, Cette théorie a été vivement combattue par le cardinal Ratzinger. Voici quels sont les propos rapportés par Messori dans « Entretiens sur la foi » : « En s'appuyant sur des théories comme celle du « christianisme anonyme », on en est arrivé à soutenir que la grâce est présente chez un homme -- ne croyant en aucune religion, ou bien adepte de n'importe quelle religion -- pourvu qu'il se borne à s'accepter lui-même comme homme. D'après ces théories, le chrétien n'aurait en plus des autres que la conscience de cette grâce qui, de toute façon, serait en tous, qu'ils aient ou non reçu le baptême. Après avoir diminué l'essentialité du baptême, on en est venu à insister exagérément sur les valeurs des religions non chrétiennes que certains théologiens présentent non comme des voies extraordinaires de salut, mais bien plutôt comme des voies ordinaires. » (...) « Du reste on doit se garder de « romantiser » des religions animistes, qui contiennent naturellement des « germes de vérité », mais qui, dans leur forme concrète, créèrent un monde de terreur, pour lesquelles Dieu était éloigné et la terre livrée aux esprits déroutants. Comme il advint dans le bassin méditerranéen au temps des Apôtres, ainsi, en Afrique, l'annonce du Christ, qui a vaincu les « forces spirituelles du mal » (Eph. 6, 12), a été une expérience de libération de la terreur. Le paganisme innocent et serein est l'un des nombreux mythes de l'ère contemporaine. » (pages 247 et 167.)
[^22]: -- (12). Tumulte, agitation. En anglais dans le texte. (Note du traducteur.)
[^23]: -- (13). Palais du ministère des Relations Extérieures à Rio, où le fils de Gustave Corçâo travaillait comme diplomate.
[^24]: -- (14). Union Nationale des Étudiants brésiliens. Organisation communiste responsable de toutes les manifestations dont il sera question plus loin dans le texte de Gustave Corçâo. Dissoute par les militaires en 1964. (Note du traducteur.)
[^25]: -- (15). Revue progressiste dirigée par les franciscains du couvent de Leonardo Boff, dont sortira plus tard la théologie brésilienne de la « libération ». (Note du traducteur.)
[^26]: -- (16). Jeunesse Universitaire Catholique, la « JEC » brésilienne. (Note du traducteur.)
[^27]: -- (17). En anglais dans le texte de Corçâo. (Note du traducteur.)
[^28]: -- (18). Années 1956-1961. (Note du traducteur.)
[^29]: -- (19). Prénom du président Kubitschek. (Note du traducteur.)
[^30]: -- (20). « Mouvement d'Éducation de Base », où les militants communistes et le clergé progressiste brésilien œuvraient côte à côte. (Note du traducteur.)
[^31]: -- (21). Union Nationale des Étudiants brésiliens, déjà citée. (Note du traducteur.)
[^32]: -- (22). Plusieurs millions de nos francs. (Note du traducteur.)
[^33]: -- (23). Dans le Brésil de 1964, catholiques ou communistes, tous les prêtres portaient encore la soutane pour être entendus. (Note du traducteur.)
[^34]: -- (24). En français dans le texte, naturellement. (Note du traducteur.)
[^35]: -- (25). Compagnie des Téléphones du Brésil, dont Corçâo fut le père fondateur par ses inventions. (*Note du traducteur.*)
[^36]: -- (26). Association d'études politiques que le professeur Corçâo et ses amis avaient fondée pour combattre la « dictature » du président Vargas (1937-1954), comme on l'a vu plus haut. (*Note du traducteur.*)
[^37]: -- (27). Ancien État du Brésil, élargi et rebaptisé « Rio de Janeiro » depuis la construction de Brasilia. (Note du traducteur.)
[^38]: -- (28). Rappelons en effet que le Brésil est le seul pays du monde à avoir été inauguré par une messe au lendemain de sa découverte (22 avril 1500). Le premier soin du chef de l'expédition portugaise, Pedro Alvarez Cabral, avait été de faire dresser une croix sur le rivage qu'il venait d'aborder, et auquel pour cette raison on donna d'abord le nom de Terra de Santa Cruz, au matin du 23 avril, une messe solennelle d'action de grâces fut dite devant cette croix, en là présence amicale et étonnée des Indiens. Le nom de Brésil a prévalu plus tard, sous l'influence de considérations végétalo-commerciales : le pays était riche de braisil, un bois « couleur de braise » qui servit longtemps de matière première tinctorale. (Note du traducteur.)
[^39]: -- (29). Conférence nationale des évêques du Brésil. (Note du traducteur.)
[^40]: -- (30). Le zébu est un grand bovidé, originaire de l'Inde, qui possède une réserve de matière nutritive dans une bosse extensible au niveau du garrot. Tous les pays de sécheresse en ont tiré profit. (Note du traducteur.)
[^41]: -- (31). *Correio da Manhâ*, 30 juin 1968, j'ai rendu comme j'ai pu. (Note du traducteur.)
[^42]: -- (32). *O Globo,* 2 juillet 1967.
[^43]: -- (33). En français dans le texte. (Note du traducteur.)
[^44]: -- (34). Comme moines, et comme Brésiliens. (Note du traducteur.)
[^45]: -- (35). « L'Église est-elle devenue folle ? » En anglais dans le texte. (Note du traducteur.)
[^46]: -- (36). Évangile selon saint Luc, XXII, 31-32.
[^47]: -- (1). Voyou qui n'est pas juif, en yddish.
[^48]: -- (2). Le Grand Conseil des B'naï B'rith.
[^49]: -- (1). De Rome et d'ailleurs, « Informations et commentaires à la lumière de la doctrine catholique », boîte postale 177, -- 78004 Versailles Cedex.