# 314-06-87 1:314 ## ÉDITORIAL ### La leçon de Port-Marly LES ÉVÉNEMENTS survenus à Port-Marly pen­dant l'automne 1986, l'hiver et le printemps 1987 offrent la singularité que voici. D'or­dinaire, une offensive morale et physique contre une communauté catholique est le fait d'ennemis déclarés de la religion. Ici, ce fut l'évêché de Ver­sailles, avec ses deux évêques, Mgr Simonneaux et son coadjuteur Mgr Thomas. \*\*\* L'évêché est en effet l'auteur de la première contre-vérité, celle qui commande toute la suite et sur laquelle se sont fondées les violences policières : il a présenté la communauté paroissiale de Port-Marly comme un commando d'intrus et d'occupants, qui seraient brusquement venus, en novembre 1986, enlever aux autochtones l'usage de leur église. 2:314 En remettant avec cette contre-vérité l'affaire aux pouvoirs publics, l'évêché a obtenu l'interven­tion de la force armée. Il est en cela responsable de l'interruption violente d'une messe en pleine célébration, le célébrant étant molesté par la police, traîné par terre et jeté dehors en habits sacerdo­taux. Pendant huit jours l'évêché demeura silencieux, n'élevant aucune protestation contre une telle violence, un prêtre « intégriste » n'étant sans doute pas un prêtre à ses yeux, une messe « intégriste » n'ayant aucun caractère sacré ; puis finalement il avalisa ce précédent redoutable en publiant un communiqué où il insinuait que la victime l'avait bien cherché et l'avait en somme parfaitement mérité. \*\*\* L'ignorance religieuse explique en partie les ano­malies du comportement épiscopal. Au mois de novembre, Mgr Simonneaux croyait encore que le grégorien, c'est Palestrina et Delalande ; il profes­sait équivalemment que l'on est hors de la com­munion catholique si l'on ne célèbre pas selon le même rite que le pape : il n'avait jamais entendu parler des rites orientaux ; ni du rite dominicain ; ni du rite de 1962 entériné par l'indult romain de 1984. 3:314 C'est en moins de dix lignes, quelle densité, qu'il affichait des ignorances de ce volume : des ignorances dans sa partie ; dans sa spécialité ; dans ce qui devrait être sa compétence. \*\*\* L'évêché toutefois n'est pas le premier respon­sable, ni le seul. Port-Marly n'est pas un micro­cosme isolé de l'univers environnant. Religieusement, le diocèse de Versailles n'est pas très différent des autres diocèses français ; pour l'essentiel, il est dans la même épouvantable situation. Nous sommes un pays où l'épiscopat a interdit dans la « catéchèse » l'usage de tous les catéchismes catholiques existants, et ne les a pas remplacés. Je tiens que c'est là l'événement le plus considérable de l'histoire de l'Église en France ; je ne lui connais aucun analo­gue. Cette interdiction, en effet, ne résulte pas de la contrainte tyrannique d'un Nabuchodonosor, d'un Hitler ou d'un Staline ; elle n'est pas l'effet d'une persécution païenne ou athée. C'est spontanément que les évêques ont supprimé le catéchisme catholi­que. Depuis plus de quinze ans nous le maintenons sans eux et contre eux. La plupart des contempo­rains de cette interdiction inouïe -- ceux qui la res­pectent, ceux qui la rejettent, ceux qui font semblant d'y obéir mais s'efforcent de la contourner, et aussi ceux qui préfèrent ostensiblement détourner la tête ; s'en laver les mains et parler d'autre chose, comme le P. Congar -- n'ont pas vraiment mesuré la portée formidable d'une telle situation. Mais tous la vivent, qu'ils en aperçoivent ou non les implications. 4:314 En maintenant sans les évêques et contre eux le catéchisme catholique, nous ne contestons pas le pouvoir de la succession apostolique. Simplement, ses détenteurs actuels ont attiré sur eux une mas­sive et légitime suspicion dont nous tirons les consé­quences. Ils ne peuvent nous ôter la sereine certi­tude que leur interdiction abusive ne nous oblige pas. L'interdiction de la messe traditionnelle n'a pas plus de valeur. Sans parler des autres aspects théo­logiques et juridiques de la question, je m'en tiens à celui-ci : la messe dite « de saint Pie V » est celle d'une coutume séculaire dans l'Église latine. On peut laisser une coutume s'éteindre d'elle-même. On n'a le droit de l'interdire que si elle est mau­vaise. L'interdiction ne serait valide que si elle pouvait se fonder sur un jugement déclarant mau­vaise la messe qui a été celle de l'Église pendant des siècles. Cela mérite considération. \*\*\* Un faux concept de la *communion,* épiscopale­ment fort utilisé, sert d'arme empoisonnée contre les catholiques que l'on s'efforce de frapper d'*apar­theid* en les désignant comme « traditionalistes » ou « intégristes ». Je ne me reconnais ni l'un ni l'autre. Je m'affirme catholique traditionnel, pléo­nasme rendu nécessaire par l'apostasie immanente des formes nouvelles du catholicisme. 5:314 Quoi qu'il en soit de ces dénominations, l'épiscopat qui a osé interdire tous les catéchismes catholiques existants multiplie abusivement les excommunications contre les fidèles qui n'obéissent pas à son interdit ; et même contre ceux qui sont en désaccord avec lui sur le CCFD, le socialisme, le droit de vote aux immigrés. Excommunications atypiques, sour­noisement prononcées : elles consistent à déclarer, avec des signes extérieurs de tristesse, que ces fi­dèles sont « hors de la communion », « sortis de la communion » ou « ayant rompu la communion ». Mais la communion catholique n'est pas n'im­porte quelle obéissance dans n'importe quelle union. Elle n'est pas une union, elle n'est pas une obéis­sance qui ne comporteraient ni conditions ni limi­tes. Sinon saint Paul aurait été excommunié quand il s'est opposé à saint Pierre ; on sait que saint Pierre lui a finalement donné raison. La commu­nion catholique, c'est la communion des saints que nous professons dans le Credo et que nous expli­que le catéchisme. Elle est communion dans la foi, l'espérance et la charité théologales. La charité re­jette une union dans le mensonge, une obéissance dans l'injustice ; la charité n'est elle-même que si elle est en règle avec la justice et avec la vérité. Sans quoi elle est une fausse charité, comme celle qui fait l'aumône à quelqu'un pour se dispenser de lui rendre son dû...Une obéissance, une union pour interdire le catéchisme et la messe, ce n'est pas la communion catholique. Catholiques traditionnels par conviction (et par pléonasme) nous communions dans la foi en la succession apostolique et en la primauté du siège romain. 6:314 A cette succession, à cette primauté nous nous efforçons d'apporter une obéissance chrétienne et non pas une obéissance servile. C'est sans doute par aveuglement religieux plus que par méchanceté que ceux qui ont cru pouvoir interdire la messe et le catéchisme nous réclament une obéissance servile au nom de l'obéissance chrétienne. Une fois de plus, ils ne savent pas ce qu'ils font. Jean Madiran. *Ce texte de Jean Madiran est la préface du LIVRE BLANC DE PORT-MARLY, textes et documents rassemblés par Alain Sanders et Rémi Fontaine, Éditions de l'Orme rond* (*en vente à Difralivre, 22, rue d'Orléans, 78580 Maule ; tél.* (*1*) *30 90 72 89*)*.* 7:314 ANNEXE ### Réponse à Mgr Tchidimbo sur la « communion » *L'ACCUSATION d'avoir* « *rompu la communion* »*, employée contre Port-Marly comme contre le monastère Sainte-Madeleine du Barroux, tend à devenir la riposte unique aux argumentations, toujours non réfutées, de ceux qui défendent* (*et maintiennent*) *le catéchisme catholique et la messe traditionnelle.* *L'éditorial d'ITINÉRAIRES de mars :* « *En communion avec le Saint-Siège* »*, avait déjà traité la question, qui a rebondi avec l'affaire de Port-Marly, d'où l'éditorial du présent numéro.* *Jean Madiran avait d'autre part répondu dans PRÉ­SENT du 2 mai à une interview de Mgr Tchidimbo.* *Bien que plusieurs passages de cette réponse soient quasiment dans les mêmes termes que* *l'éditorial ci-dessus concer­nant Port-Marly, elle peut venir, en annexe, le compléter.* \*\*\* 8:314 *Mgr Raymond-Marie Tchidimbo est l'ancien archevêque de Conakry, qui fut emprisonné pendant neuf ans dans les geôles communistes de Sékou Touré. Depuis 1981 il seconde à Rome le cardinal Gagnon au Conseil pontifical pour la famille. Mal­gré toutes les pressions et tous les courants contraires, il est un des très rares évêques qui osent aujourd'hui* APPELER LE COMMUNISME PAR SON NOM (*au lieu de se réfugier dans de vagues abstractions* « *philosophiques* » *sur le* « *marxisme* ») *et il déclare en toute netteté :* « IL N'Y A PAS DE COLLABORATION POSSIBLE AVEC LE COMMUNISME*.* » *Mais dans son interview au quotidien PRÉSENT Mgr Tchi­dimbo, à propos d'Écône et de Port-Marly, avait notamment déclaré :* « Nous ne devons pas être opposés les uns aux autres. Ce qui doit nous caractériser dans l'Église c'est la communion. (...) Je connais particulièrement Mgr Lefebvre (...). Mon vœu à chaque eucharistie, c'est que Dieu l'amène à rejoindre la communion avec le saint-père sous son obéissance (...). Le re­proche que nous faisons à Mgr Lefebvre, c'est d'avoir rompu la communion (...). On ne peut pas dire : « Je rejette le pape d'aujourd'hui pour ne m'attacher qu'au pape d'hier. » Le pape d'hier n'a plus rien à jouer. On se réfère à son enseignement parce qu'il y a une tradition dans l'Église qu'il faut conserver. Mais notre attachement au Christ aujourd'hui n'est valable que dans la mesure de notre communion avec Pierre d'aujourd'hui. » *C'est à de telles déclarations que Jean Madiran a fait la réponse ci-dessous.* Il me paraît impossible de ne pas prier respectueu­sement Mgr Tchidimbo de daigner être attentif aux objections qu'appellent ses déclarations sur Port-Marly et sur Mgr Marcel Lefebvre. Le concept non défini de « *rompre la communion* » qu'il utilise semble largement inadéquat. 9:314 La communion, c'est la « communion des saints » que nous professons dans le Credo. C'est la commu­nion dans la foi, dans l'espérance, dans la charité théo­logales. Elle n'est pas n'importe quelle union ; elle n'est pas rompue par n'importe quelle désunion. L'union pour interdire la messe traditionnelle, celle que Mgr Tchidimbo a été ordonné pour célébrer, celle qui était célébrée par tous les Pères du Concile, est une union injuste. L'union pour interdire l'usage de tous les catéchismes catholiques préexistants, même celui de Trente, même celui de saint Pie X, est aussi une union injuste, et d'ailleurs la même. L'union n'est pas un signe de charité quand elle est union dans l'injustice, dans le mensonge, dans l'*impiété filiale envers l'être his­torique de l'Église.* La charité n'est pas véritable quand elle n'est pas en règle avec la justice : comme de faire l'aumône à quelqu'un pour se dispenser de lui rendre son dû. La communion avec Pierre et l'obéissance à la hié­rarchie ecclésiastique, Mgr Tchidimbo en parle comme si elles étaient *sans distinctions et sans limites.* En par­lant comme lui, on aurait dû reprocher à saint Paul de « rompre la communion » quand il s'est opposé à saint Pierre. Les *limites,* les *distinctions* font les bonnes *définitions,* sans lesquelles on arriverait à ne même plus savoir de quoi l'on parle. Personne n'a dit : « Je rejette le pape d'aujourd'hui pour m'attacher au pape d'hier. » Nous sommes en communion avec deux cent soixante-quatre pontifes romains en ce qu'ils ont de commun. Il n'y a aucune obligation automatique d'union avec ce que le deux cent soixante-quatrième a d'éventuellement différent de ses deux cent soixante-trois prédécesseurs. 10:314 J'ajoute que l'on peut s'opposer ou désobéir même *à tort* sans que ce tort soit *nécessairement* une « rup­ture de la communion ». Il y a des degrés dans les torts. Toute désobéissance n'est pas schisme. On voit réclamer maintenant une obéissance servile qui n'est pas l'obéissance chrétienne, mais un système de domination et d'arbitraire. Si, l'ayant discerné pour ce qu'il est, nous ne lui faisions pas une juste opposition, c'est alors que nous ne serions plus dans la communion des saints. Jean Madiran. 11:314 ## CHRONIQUES 12:314 ### Le CCFD perd un second procès par Yves Daoudal NOUS AVONS ÉVOQUÉ dans notre numéro d'avril dernier le procès en diffamation intenté par le CCFD au Comité nantais pour l'information et la liberté (CNIL) en la personne de son président François Rineau. Le jugement a eu lieu le 1^er^ avril. Le CCFD a perdu son procès. Le soi-disant « Comité catholique contre la faim et pour le développement » venait de perdre son procès contre le *Figaro-Magazine* et Jean-Pierre Moreau, alias Guillaume Maury, auteur de *L'Église et la subversion.* Le 1^er^ avril, il a non seulement perdu un second procès, mais il a été de plus condamné aux dépens. 13:314 Le texte du CNIL que le CCFD voulait voir juger dif­famatoire était une lettre adressée aux prêtres du diocèse de Nantes, appelant à une large information sur l'action réelle du CCFD, « qui s'apparente à un détournement de fonds », à un abus de confiance (voir le texte intégral dans ITINÉ­RAIRES d'avril). Or les juges de Nantes ont étudié les pièces justificatives fournies par le CNIL, et ils ont conclu non seu­lement que le CNIL avait parfaitement le droit d'exercer sa « liberté de blâmer » et de « réclamer qu'une enquête soit diligentée et ses résultats divulgués », mais aussi que le CNIL s'appuyait sur des faits et des informations d'une valeur indiscutable et donc que son initiative était tout autre chose qu'une simple polémique verbale. Voici le texte : « *En l'espèce, où le texte en cause contient une information et une mise en garde relatives à l'emploi du produit de certaines col­lectes, la justification peut résulter de présomptions précises, révélant ou confirmant que l'auteur avait des raisons sérieuses de s'exprimer, sans vouloir s'attaquer à l'organisme visé dans le seul but de lui nuire.* » Plus loin, le tribunal insiste : « *Il ne peut lui être fait grief de s'être exprimé de façon fallacieuse ou à la légère, alors qu'il fait état de données d'une première enquête effectuée au Chili, éléments de nature à conforter ses propos.* » Et cela continue. Les juges enfoncent le clou. Il n'y a même aucune exagération polémique à rele­ver dans la lettre du CNIL seulement l'évocation d'un pro­blème réel : « *Assurément, l'expression de divergences d'opi­nions, voire d'idéologies, entre concitoyens qui se doivent le plus élémentaire respect, ou entre coreligionnaires qui profes­sent la charité, rend fautive toute imputation qui va au-delà de ce qui est, dans le but de déconsidérer l'autre parti, néan­moins, dans le cas présent, l'auteur des deux passages visés par l'assignation ne peut valablement se voir reprocher un excès de ce genre.* » Les deux passages visés étaient les suivants : « Il nous a semblé impensable que dans un pays comme le nôtre on puisse laisser perdurer une situation qui s'apparente à un détournement de fonds. » « Si les faits du type de ceux révélés par l'enquête au Chili sont confirmés ; quelle confiance peut-on accorder aux dirigeants du CCFD qui eux, depuis des années, abusent de la confiance des évêques, des prêtres et des fidèles ? » 14:314 Pour le tribunal, « s'il est lu sans mali­gnité », le premier passage « peut seulement laisser craindre que le CCFD confère aux fonds provenant de dons des affectations non conformes à ce qu'attendaient les dona­teurs, ce qui est l'objet même de l'enquête effectuée ou demandée ». Quant au second passage, il peut être « tenu pour manière d'insister sur l'importance de l'enquête réclamée ». Et de fait c'est bien de cela qu'il s'agit. Les juges de Nantes ont parfaitement situé le problème. Personne ne cherche à mettre en cause la personne des dirigeants du CCFD, encore moins l'honnêteté des comptes de leur orga­nisation. Ce que veut Pierre Debray, ce que veut Guillaume Maury, ce que veut François Rineau, ce que nous voulons, ce que veulent les donateurs, c'est une information véridique sur les desseins et les actions du CCFD, c'est que le CCFD et ses chaperons du noyau dirigeant de l'épiscopat acceptent le débat sur ce qu'ils font réellement, au lieu d'opposer à toute critique les misérables accusations de « calomnie » et de « diffamation » rejetées aujourd'hui par les tribunaux eux-mêmes. Il est urgent que cesse le double langage du CCFD, devenu particulièrement flagrant lors de la dernière campagne de carême, centrée sur « l'aide aux sans-abri ». Le troisième numéro du nouveau mensuel *Prions en Église* (Bayard-Presse) a été tiré à un million cinq cent mille exem­plaires et distribué gratuitement dans les églises au début du carême : il comportait un article sur le CCFD, où il n'était question que de la faim, de la soif, des secours d'urgence, d'authentique développement. Pas un mot qui puisse laisser deviner l'orientation idéologique du CCFD, la destination d'une partie importante des fonds recueillis à des œuvres de subversion... ou au paiement de la gigantesque campagne de publicité « Avec le CCFD je donne dans l'efficacité » desti­née à tenter de faire oublier l'impact malheureux du procès perdu contre le *Figaro-Magazine.* Dans le dossier sur le CCFD publié par Pierre Debray, notamment, on trouve au contraire les déclarations tiers-mondistes des dirigeants du CCFD, qui ne se cachent pas devant leurs militants de vou­loir élaborer un « nouvel ordre économique mondial » anti­capitaliste, anti-impérialiste, etc, et de soutenir par exemple le Nicaragua communiste. 15:314 Quant au journal du CCFD, il est explicitement une publication de combat au service de la subversion, de la « théologie de la libération », des « luttes » révolutionnaires manipulées par le communisme international. C'est en cela que le CCFD trompe les catholiques. L'opé­ration vérité qu'ils réclament de plus en plus nombreux, les dirigeants du CCFD peuvent la réaliser eux-mêmes. La plus élémentaire morale catholique exige qu'ils disent clairement aux donateurs ce qu'ils font réellement de leur argent. Le jour où le CCFD dira quel pourcentage ira à des journaux gauchistes, quel pourcentage à des groupes terroristes, quel pourcentage à des gouvernements communistes, quel pour­centage à des syndicats d'obédience communiste, quel pour­centage à des réalisations humanitaires, alors nous n'aurons plus rien à lui reprocher : seuls les chrétiens à la charité dévoyée en activisme révolutionnaire lui verseront leur obole. Il restera seulement à demander aux évêques les raisons précises de leur soutien à une telle organisation, leurs raisons d'en faire le collecteur quasi-exclusif des aumônes de carême, si le peuple de Dieu n'est pas en droit de rejeter cet invrai­semblable monopole, et si leur devoir d'évêques n'est pas d'y mettre fin. Les juges de Nantes ont pris acte des révélations sur les activités subversives du CCFD. Elles ne sont pas diffama­toires. Elles ne sont pas calomnieuses. Elles sont *sérieuses.* Même si les dirigeants du CCFD refusent de dire la vérité aux catholiques, les évêques ne doivent plus esquiver le débat. Le CCFD est de plus en plus disqualifié. Il avait annoncé haut et fort toute une série de procès contre ses « diffamateurs ». Il a perdu le premier. Il a perdu le second. Il diffère le troisième (contre CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ de Lille). Il ne poursuit ni Pierre Debray, ni *Famille Chrétienne,* ni *l'Astrolabe,* ni PRÉSENT, ni ITINÉRAIRES...Les tribunaux ont jugé que le débat était honnête, et qu'il n'était pas raisonna­ble de vouloir s'y opposer. La balle est dans le camp des évêques. Mais au cours du carême on a plutôt vu les soutiens appuyés et renouvelés d'un certain nombre d'évêques au CCFD (dont le cardinal Decourtray), certains (comme Mgr Saint-Gaudens) allant même jusqu'à identifier carrément le carême à la campagne du CCFD. 16:314 Et cela avec le vigou­reux renfort de *La Croix :* « On verra maintenant si les catholiques de France suivent les évêques ou le *Figaro-Magazine.* » A Paris la situation a été fort étrange. Dans plusieurs paroisses, les fidèles avaient le choix entre deux ou trois enveloppes, dont celle du CCFD. Dans certaines pa­roisses il n'y avait pas d'affiches du CCFD. A Saint-Louis d'Antin, la feuille de carême ne mentionnait pas le CCFD. Dans le 7^e^ arrondissement, les quatre paroisses se sont unies pour un seul « projet », avec cette mention : « Il se trouve que ce projet n'est pas patronné par le CCFD. Ce qui ne signifie pas qu'on accepte toutes les calomnies répandues contre cet organisme, qui continue à rendre d'immenses ser­vices. » Ce mot de *calomnies,* pourtant récusé par les tribunaux, se trouvait également dans le message publié par le cardinal Lustiger. Après avoir signalé les « trois directions » dans lesquelles l'effort devait s'orienter (le développement, l'aide aux Églises démunies, le secours d'urgence sur Paris), l'ar­chevêque de Paris écrivait : « *Le Comité catholique contre la faim et pour le dévelop­pement est habilité par les évêques de France à recevoir les offrandes pour des actions en faveur du développement. Quoi qu'il en soit des réserves ou des critiques qui ont pu être exprimées à son égard, la malveillance qui se traduit par la rumeur ou la calomnie n'est pas acceptable. Je saisis cette occasion pour dire mon estime à ceux qui dans le diocèse de Paris, notamment par le CCFD, se mettent au service des peuples les plus démunis et veulent participer de la sorte à la mission de l'Église en ce domaine.* » Si je cite ce paragraphe *in extenso,* ce n'est pas pour en faire maintenant une hasardeuse exégèse. C'est pour souli­gner le fait que ces quelques lignes, évidemment aussitôt répercutées dans la presse comme un soutien spectaculaire du cardinal Lustiger au CCFD (et ce l'est puisque les médias l'ont fait tel et que le cardinal savait qu'il en serait ainsi), constituent l'intégralité des interventions de l'archevêché de Paris au cours de ce carême concernant le CCFD. 17:314 Le bulle­tin *Paris Notre-Dame,* hebdomadaire de l'archevêché, dans lequel ces quelques lignes ont paru, n'a pas annoncé la moindre réunion du CCFD dans la capitale, la moindre conférence, la moindre initiative éventuelle de telle ou telle paroisse. Ni avant, ni après. Le numéro suivant comportait un appel en faveur des seules Œuvres pontificales missionnaires. Cela est étrange. Tout se passe comme si l'archevêque de Paris n'était pas libre de seulement se taire sur le CCFD. Comme s'il était *obligé* de soutenir, une fois au moins, le CCFD. Obligé par qui ? D'où peut venir une pression sus­ceptible de peser ainsi sur le cardinal-archevêque de Paris ? Il est impossible de répondre actuellement à cette ques­tion. Il me semble seulement qu'elle vaut d'être posée publi­quement. On n'oubliera pas que l'épiscopat a signé avec les obédiences maçonniques un texte pour une campagne soi-disant « anti-raciste ». Que le président du CCFD, Gabriel Marc, a été récemment invité à un colloque de préparation d'un « plan maçonnique mondial de libération et de solida­rité », étant selon les propres paroles du grand-maître de la Grande Loge de France « de tous les Français un de ceux qui ont la plus grande pratique de ce type de solidarité » (maçonnique !). Que le double langage du CCFD (le dis­cours idéologique subversif aux initiés, le discours humani­taire aux profanes) est étrangement apparenté à celui de la franc-maçonnerie. Sans doute serait-il simpliste et caricatural de voir là l'évidente réponse à la question posée. On peut cependant constater qu'il y a pour le moins une sorte de contamination maçonnique, de l'esprit maçonnique, dans le CCFD et jusqu'au sein de l'épiscopat. Cela devient terrible­ment évident, et terriblement inquiétant pour l'avenir de « l'Église qui est en France ». Yves Daoudal. 18:314 ### Travaux pratiques du CCFD au Liban par Danièle Masson MI-MARS, était organisée dans une ville du midi de la France une réunion d'information sur le Liban chrétien dont les principaux invités étaient le séna­teur-maire, président du groupe d'amitié parlementaire France-Liban, et Antoine Basbous, représentant des Forces libanaises pour l'Europe occidentale, qui exposait « les raisons d'une résistance ». La soirée se terminait par un feu de questions, dont l'une devait être un révélateur : « Quelle aide le CCFD apporte-t-il au Liban chrétien ? » Antoine Basbous : « A ma connaissance, aucune. » Et le sénateur-maire : « J'ai demandé au ministre de la Coopéra­tion la suppression de la subvention qui avait été accordée au CCFD. » 19:314 A l'issue de la soirée, un prêtre exprima son méconten­tement : « J'étais venu pour assister à une conférence sur le Liban, non pour entendre le procès du CCFD. » Mi-avril, le CCFD organisait, dans une ville proche de la précédente, une soirée sur le Liban, avec la participation de Mgr Haddad, évêque grec-catholique de Beyrouth, qui présentait « le pari de la paix ». Or, on se souvient qu'en novembre 86, les habitants grecs-catholiques du village de Magdouché, rescapés du massacre perpétré par les milices chiites, vinrent se réfugier au patriarcat grec-catholique de Beyrouth. Pendant que le patriarche voyageait entre Le Caire et Damas, son secrétaire refusait de les recevoir et de leur accorder l'aide alimentaire. Fallait-il donc qu'ils retournent à Magdouché, pour y mourir ? La stratégie au Liban du CCFD, auquel Mgr Haddad est très lié, permet peut-être de répondre à cette question. Le prêtre présent à la réunion de mars, et qui est sûre­ment de bonne foi, nous fit parvenir, pour réparer ce qu'il considérait comme une calomnie ou au moins un procès d'intention contre le CCFD, une abondante documentation sur son action au Liban, dont un « programme de réinstal­lation et de développement au Sud Liban », signé par son secrétaire, Bernard Holzer. Cette documentation est instructive. D'abord parce qu'elle permet de jeter un regard ailleurs qu'au Liban. Ainsi, le CCFD subventionne en Birmanie « la formation de leaders de base dans les paroisses », en Israël « le soutien au centre culturel arabe », à Goa « le soutien syndical des travailleurs », et d'une façon générale, dans les pays non-marxistes, des « séminaires pour l'éducation à la paix et aux droits de l'homme ». Les notions de « faim » et de « développement » sont décidément très élastiques. Et puis surtout, parce qu'à travers les multiples projets ou réalisations au Liban, dont « l'urgence » et le « caractère concret » masquent mai l'orientation politique, on peut lire, comme en transparence, la stratégie du CCFD au Proche-Orient. 20:314 **1) Le retour au pays** On a trop dit que le CCFD « faisait clandestinement une action politique, et ouvertement creusait des puits ». Pour le CCFD creuser un puits n'est pas un acte neutre ; c'est un acte politique. Ainsi le CCFD creuse au Liban « le puits de la réconciliation » : au Sud, les villages d'Hassanié (chrétien) et de Kfar Hatta (chiite) sont séparés par une petite vallée. Le CCFD reconnaît que « l'escalade des agres­sions a abouti à la quasi-impossibilité de cohabiter » et a contraint les chrétiens à se réfugier en zone chrétienne, à Beyrouth-Est. « La cohabitation entre chrétiens et musul­mans allait-elle devenir irrémédiablement impossible ? » Cette hérésie anti-œcuménique est insupportable au CCFD. Il pousse donc les villageois d'Hassanié à retourner chez eux et offre une substantielle aide financière pour creuser, dans la petite vallée qui sépare les deux villages, « le puits de la réconciliation, symbole concret de développement et de paix ». S'agit-il vraiment d'une aide humanitaire ? Non, car le « retour au pays » prend, dans le contexte actuel, des allures de suicide, et le CCFD le sait bien. Ainsi, il a favorisé le retour des chrétiens dans la région de Saïda, tout en avouant : « Les chrétiens se déplacent rarement entre leur village et le chef-lieu de la région par peur d'enlèvement, d'attaque à main armée, voire d'attentat meurtrier. » Alors, à quoi tend cette politique de retour au pays ? **2) La dhimmitude ou la mort** « N'appelle pas la paix quand tu as la supériorité », lit-on dans le Coran. Le Dar et harb doit devenir Dar et islam quand les musulmans y sont majoritaires. La coexistence islamo-chrétienne n'est, en bonne logique coranique, qu'une étape inévitable quand les musulmans sont minoritaires : « baise la main que tu ne peux mordre, en souhaitant qu'elle se brise », dit un proverbe arabe. 21:314 Or -- mensonge ou vérité ? -- le CCFD utilise les chiffres de Ghassan Tueni, selon lequel il y aurait au Liban 46,2 % de chrétiens et 53,8 % de musulmans. Le Centre catholique d'Informa­tion, lui, annonce officiellement la proportion de 51 % de chrétiens. Mais le CCFD semble apprécier l'infériorité nu­mérique des chrétiens. C'est ainsi qu'il soutient « l'expé­rience des familles décidées à vivre dans un milieu majoritai­rement musulman : elle permet au chrétien de découvrir la spécificité de son christianisme ». Les coptes d'Égypte, que leur tempérament ou la géo­graphie -- les plaines du Nil ne facilitent pas la résistance comme la montagne libanaise -- ont portés à accepter l'étoile jaune de leur dhimmitude, ont pu apprécier la façon islamique de comprendre la « spécificité de leur christia­nisme ». Les fatouas (avis conformes à la loi islamique) dis­posent qu'il « est loisible de dévaliser les impies pour finan­cer la guerre sainte ». Et donc quelques semaines avant l'assassinat de Sadate furent dépouillés et tués six artisans-bijoutiers coptes de la petite cité de Nag-Hamaüi. Les diri­geants du CCFD ont bien dû jeter un regard sur ce qui se dit et se publie dans les pays musulmans sur les chrétiens. Par exemple : « La foi en Dieu est commune entre vous, chrétiens, et les idolâtres, tandis que la foi musulmane n'est pas semblable à la foi chrétienne » (Revue officielle de l'Université islamique El-Azhar 1979). Et encore : « Les Nazaréens sont anthropophages, et ils adorent un mouton » (prône type enregistré dans différentes mosquées d'Égypte de 1979 à 1981). **3) Le Liban comme expérience pilote\ et modèle mondial** Alors, pourquoi le CCFD prône-t-il un œcuménisme que les musulmans refusent ? Car l'index de ses projets, en 84, comportait « un ensemble pour une Palestine pluraliste », « une conférence islamo-chrétienne » un « soutien à la population palestinienne de Beyrouth et du Sud Liban ». 22:314 C'est que les dirigeants du CCFD, fidèles à la praxis marxiste, connaissent bien le lit de Procuste ou la valise de Charlot : quand les faits sont rebelles à l'idéologie, ils écar­tent les faits. Le retour au pays est à cet égard exemplaire. C'est pour le CCFD le meilleur moyen de refuser ce qu'il appelle « les ghettos confessionnels ». Il est certain que pour les Libanais chrétiens, la cantonisation, ou division du pays en entités à base confessionnelle, réserverait aux chrétiens 10 % du terri­toire, alors qu'ils étaient, avant la guerre, répandus sur 85 % du sol national. La cantonisation est donc un état de fait et non le fruit d'une volonté : mais elle semble, pour l'heure, la seule chance de survie des chrétiens libanais. Qu'en pense Bernard Holzer ? « La décision de refuser la confessionnalisation et la cantonisation est une démarche précieuse dans un pays où la tendance consiste à créer des mini-États confessionnels. » Pourquoi ? Parce qu'il faut à tout prix « bâtir un Liban pluri-culturel et pluri-ethnique ». Que la réalité libanaise inflige un cinglant démenti au rêve de Bernard Holzer importe peu. Car, de même que le mythe du dépérissement de l'État survit, chez les intellectuels schizophrènes d'Occident, à la réalité de l'État tentaculaire dans tous les pays communistes, le mythe de la coexistence islamo-chrétienne doit survivre, pour Bernard Holzer, à la réalité de la mort du Liban chrétien. « L'enjeu, dit-il, dé­passe les frontières du Moyen-Orient, car c'est l'avenir des relations entre les mondes chrétien et musulman qui est en question au Liban. » Avec plus de cynisme encore, Mgr Haddad veut, du Liban exsangue et qui meurt d'avoir été une terre d'asile pour les réfugiés palestiniens, faire un modèle pour le monde occidental : « Ceux qui sont intéressés par le dialogue des cultures, des religions et des civilisations ont là une motiva­tion supplémentaire pour aider ce pays, et pour que le dialo­gue y redevienne l'une des expériences-pilotes de l'histoire. » 23:314 « Aujourd'hui Beyrouth, demain Marseille ? » Mgr Haddad retourne la menace en exemple à suivre. **4) Une étrange mission du CCFD** Évidemment le « dialogue » sera facilité par la dispari­tion d'un des deux partenaires. En octobre 85, Bernard Holzer donne un compte rendu d'une étrange mission du CCFD envoyée au Liban un mois auparavant. On y apprend que ces drôles de paroissiens ont longuement arpenté le Liban musulman, visité les camps palestiniens de Mieh Mieh, d'Aïn-el-Héloué et de Chatila... mais qu'ils n'ont pu « rendre visite aux partenaires de Beyrouth-Est et de la montagne chrétienne » à cause « de la fermeture des passages entre les deux Beyrouth ». On croit rêver : Beyrouth-Est, la Beyrouth chrétienne, où règne la paix civile, où se réfugient les ressortissants étrangers, serait la ville interdite, alors que Beyrouth-Ouest, la Beyrouth musulmane, devenue « une jungle », aux dires mêmes de Walid Jumblatt, et où la prise d'otages renoue avec la tradi­tion des pirates barbaresques, deviendrait le paradis des touristes ? En fait, ce refus d'aller dans « le réduit chrétien » entraîne, cela va de soi, l'impossibilité d'aider les chrétiens libanais qui y vivent ou s'y sont réfugiés, et le choix d'autres partenaires : « Notre chargé de mission a rencontré nos par­tenaires du Mouvement social libanais et de l'association Najdeh dans le Sud et à Beyrouth-Ouest. » D'autre part, le CCFD affirme travailler de pair, au Liban, avec *Solidarités internationales.* Qu'est-ce que *Solidarités internationales* et qu'est-ce que *Najdeh ?* L'un des propagandistes du CCFD en France est Ali Jaber, musulman chiite et militant du SDPI, ou Solida­rité pour le développement et la paix internationales -- dont « Solidarités internationales » n'est qu'un raccourci. Ce mou­vement est d'obédience marxiste. 24:314 Au Liban, l'antenne du CCFD fonctionne en liaison étroite avec l'organisation *Najdeh,* branche du Secours populaire libanais qui rassemble les mouvements chiites et palestiniens de tendance marxiste. Et *Najdeh* fait partie du SDPI dont Ali Jaber est membre. Car -- c'est une constante de ses textes -- les parte­naires privilégiés du CCFD au Liban sont chiites et dans la mouvance marxiste. Ainsi, selon Bernard Holzer, les chargés de mission du CCFD ont apprécié les services du mouve­ment chiite Amal « invitant les chrétiens à revenir sous leur propre protection », et ajoutent : « Les miliciens du mou­vement chiite Amal contrôlent les carrefours donnant accès aux villages chrétiens et semblent bien jouer le rôle de gar­diens de la paix et de protecteurs des chrétiens. » Ainsi, le mouvement Amal qui, nous dit-on, a affamé les camps palestiniens, s'est fait en revanche le « protecteur des chré­tiens ». On apprécie mieux cette protection quand on sait que le mouvement Amal est entièrement contrôlé par les autorités syriennes et débordé par le hezbollah iranien qui ne cache pas son objectif : transformer le Liban dans sa totalité en État théocratique islamique. \*\*\* Peu importent, au fond, les intentions du CCFD. Ce qui compte, c'est que, lorsqu'il a « vu des exactions et des actes de répressions commis contre la population civile », c'étaient uniquement ceux d'Israël. Ce qui compte, c'est que, lors­qu'en avril 85 « les chrétiens de Saïda ont payé », c'était, selon le CCFD, « à la suite des actes provocateurs des Forces libanaises contre la ville ». Forces libanaises dont le CCFD goûte « la débâcle », en mai 85, puisqu'elle a permis « un retour dans leur village de la région de Saïda de familles chrétiennes ». Antoine Basbous disait : « L'Iran aide les chiites, l'Arabie Saoudite les sunnites, Yasser Arafat et Moscou les druzes. Les chrétiens du Liban ne reçoivent d'aide spécifique d'aucun gou­vernement. Ils sont seuls à auto-financer leur défense. » 25:314 Gageons que le CCFD ne comblera pas les lacunes gou­vernementales. « L'Occident chrétien » se fait un honneur de ne pas aider les chrétiens, sous prétexte qu'il n'y a pas de hiérarchie dans la souffrance ; c'est sa nouvelle version, sans doute, du précepte d'aimer ses ennemis. Les partenaires du CCFD donc ne sont pas les chré­tiens, mais les chiites, avec une préférence pour les pro-Syriens. Cette Syrie qui, sous la houlette de Moscou qui l'arme, considère le Liban comme une province syrienne. C'est à ces partenaires-là que sont allés les cent quarante deux millions de centimes des catholiques français affectés en 1985 par le CCFD au Liban. Danièle Masson. 26:314 ### Les promesses électorales n'ont pas de statut juridique par Guy Rouvrais AINSI DONC, les déçus du libéralisme succèdent aux déçus du socialisme. Même motif, même punition les premiers, comme les derniers, n'ont pas fait ce qu'ils avaient promis de faire. Les mêmes raisons sont convo­quées à la barre de la défense : le bilan de la gestion précé­dente plus lourd qu'on ne le supposait, la nécessité d'une gestion réaliste, la conjoncture internationale qui n'a pas connu l'embellie qu'annonçaient les oracles. Nos politiciens, ayant dit cela, s'estiment donc libres à l'égard des engage­ments pris devant les électeurs. Le débat étant ainsi clos, les Français sont invités à faire le deuil de leurs espérances défuntes, sans murmures ni hésitations. 27:314 C'est l'éternel retour des reniements électoraux. Il est à ce point intégré au paysage politique que les électeurs s'en étonnent à peine et s'en scandalisent encore moins. La dé­mocratie à la française, c'est cela. Le programme électoral n'exprime pas un engagement moral, c'est un exercice de style, un genre littéraire, qu'impose la tradition, voilà tout... Nos compatriotes sont à ce point résignés à être les din­dons de la farce qu'ils en perdent toute faculté critique quant à la pertinence des motifs invoqués pour oublier dès le lendemain du scrutin ce qu'on a promis la veille. Et pourtant si l'on examine ces raisons, que les gouver­nants tiennent pour absolutoires, on verrait qu'aucune n'est sérieuse. La gestion des devanciers ? Elle est de toutes la plus étonnante. Car enfin, l'essentiel de la campagne électorale consiste à dire, et à démontrer, que les « autres » ont mis le pays au bord de la faillite, que leur maintien à la tête de l'État entraînerait immanquablement une catastrophe natio­nale, et que, en conséquence, le salut du pays passe par leur départ immédiat. Les voilà battus. Ils s'en vont. Et que nous disent leurs successeurs ? Que la réalité qu'ils décou­vrent est bien telle qu'ils l'avaient prévue : catastrophique. Ce n'est pas grave, puisque, en cernant le mal, ils nous pro­posaient le remède qui lui était proportionné : leur projet politique ? Eh bien non, leurs propositions, ils les mettent immédiatement sous le boisseau. C'est que, voyez-vous, pendant la campagne électorale, leur époustouflante capacité d'analyse, qu'ils exhibaient à chacune de leurs interventions, avait été prise en défaut. Le bilan était encore plus sombre. Leur lucidité n'était pas aussi pénétrante qu'ils nous le di­saient. Néanmoins, malgré cette défaillance de jugement, il faudrait continuer à leur faire confiance. Nous arrivons ainsi à la nécessité d'une gestion « réa­liste ». Le réalisme ainsi compris a pour exigence première de jeter à la poubelle ce chiffon de papier qu'est le pro­gramme de gouvernement. Car, bien sûr, on n'entend aucun mea culpa de nos hommes politiques. Ils avaient raison hier en promettant, ils ont toujours raison aujourd'hui en se reniant. 28:314 Celui qui a tort c'est l'électeur qui regimbe. Il n'est pas « réaliste ». C'est un dangereux utopiste qui, pour peu qu'il persiste à réclamer que l'on honore les promesses, est bientôt accusé de mettre la nation en péril, la République en danger et les comptes de la nation dans le rouge. Ainsi l'al­chimie politicienne transforme-t-elle un renégat en vertueux gestionnaire. Il encaisse le beurre et l'argent du beurre ; la promesse et son reniement. Au bonneteau électoral, le ma­nipulateur gagne à tous les coups. Un homme politique se permet-il de ne pas jouer le jeu en brandissant la plate-forme UDF-RPR ? C'est lui qui est désigné à la vindicte des populations. Le Pen exige-t-il le respect du projet de réforme du code de la nationalité ? C'est lui le pelé, le galeux qui met l'unité du pays en péril ! Rappelle-t-on à Philippe Séguin, qui décide d'augmenter les cotisations de l'assurance-vieillesse, que la baisse des prélè­vements obligatoires nous était promise ? Il brandit un doigt vengeur vers ceux qu'il accuse alors de vouloir creuser le déficit de la Sécurité sociale, de spolier les retraités et de mépriser les assujettis les plus modestes. Sur les tréteaux électoraux, on avait cru comprendre que les cent fleurs de l'économie occidentale étaient grosses, pour nous, d'un joli magot qui permettrait d'honorer toutes les promesses. L'élection venue, point de magot mais du sang et des larmes. Où est-il passé ? C'était un mirage. Les éco­nomistes s'étaient fourrés le doigt dans l'œil jusqu'à l'omo­plate. Il est significatif, à cet égard, qu'à quelques jours d'in­tervalle, MM. Chirac et Mitterrand aient reconnu qu'ils avaient eu tort de promettre une résorption rapide du chô­mage. Mais ce n'est pas leur faute, ont-ils ajouté l'un et l'autre, c'est celle des experts qui les ont abusés. On croyait que leurs prévisions jaillissaient de leur capacité d'analyse, de leur vision prémonitoire, alors qu'elles provenaient de tuyaux crevés de seconde main ! Ils ne sont pas coupables ce sont des victimes. Pour peu qu'on s'attendrisse, on les plaindrait. On supposait qu'ils se déployaient dans l'univers de la liberté politique et ils étaient prisonniers du monde clos de la nécessité économique. Que ne nous l'ont-ils dit plus tôt ! Ainsi les politiques évacuent-ils la responsabilité de leurs reniements sur des techniciens anonymes. 29:314 Doyen de la Faculté de Droit d'Aix-Marseille, Charles Debbasch plaide la cause, désespérée, des politiciens. D'après lui, il faut admettre « que la vérité politique se situe dans un univers particulier qui est étranger à la quête du réel » ([^1]). Signalons, au passage, à l'éminent universitaire, que s'il consultait ses collègues de la Faculté de Médecine, il apprendrait que cette perte du sens du réel porte un nom : la schizophrénie, autrefois appelée démence précoce. Il est vrai qu'en droit français la démence est absolutoire. Mais ce n'est pas le dossier médical de la classe politique que plaide Charles Debbasch mais les besoins de l'électeur. C'est lui le coupable. C'est lui qui exige des vérités belles à croire : « De façon générale, les électeurs n'aiment pas être pris à rebrousse-poil. La vérité doit être à la hauteur de leurs espoirs et non de leur déception. » Mais si, pourtant, l'homme politique dit la vérité à ses électeurs : après l'élection. Et c'est là tout le problème : mensonges démagogiques en deçà du scrutin, vérité au-delà. S'il est vrai qu'il y a des électeurs, comme des femmes, selon Molière, qui aiment à « être battus », il y en a davan­tage qui sont furieux de l'être. M. Debbasch prend bien soin de ne pas pousser son analyse plus avant. Il lui faudrait s'interroger sur le système qui permet, qui facilite, qui en­courage le mensonge et la démagogie ; un système qui fait dépendre l'accession au pouvoir de la capacité de flatter et de tromper le peuple. \*\*\* Ce refus de mettre à jour les racines du mal n'est pas propre au doyen de la Faculté d'Aix-Marseille, il est le lot de la plupart des observateurs. Car enfin, la constance de ce phénomène mériterait qu'on s'y arrêtât davantage. Le reniement des promesses électorales est un élément constitutif, permanent, de la vie politique française, pour ne citer due celle-là. 30:314 Il est étonnant que les politologues, les experts, les commentateurs, d'ordinaire peu avares d'études et d'analyses sur tous les aspects de la chose publique, soient d'un mutisme quasi total sur cette réalité-là. Cela ne les empêche pas de disserter longuement et savamment sur la désaffection croissante à l'égard du mili­tantisme politique et sur la montée concomitante de l'abs­tentionnisme. Ils ne veulent y voir que le signe du déclin des idéologies et du repli sur les joies de la vie domestique. Ils feignent de ne pas soupçonner que les cocus du suffrage universel hésitent chaque jour davantage à convoler en de nouvelles noces avec les prétendants qui les sollicitent. On nous parle régulièrement de « moraliser » la politique, mais uniquement sous l'angle du financement des partis. Certes, ce n'est pas un aspect négligeable de la question, il est tou­tefois second par rapport à la moralité personnelle des élus qui doit, d'abord, s'exprimer par le respect de la parole donnée aux Français. Ce manteau de Noé jeté sur le reniement électoral érigé en principe n'a pas pour objet principal de dissimuler les agissements coupables des hommes politiques. Ce que le consensus politico-médiatique protège, c'est le système. Il faut savoir que la promesse électorale n'a pas de sta­tut juridique. Selon la Constitution, le député n'est pas tenu par ses engagements électoraux mais par « les devoirs de sa charge ». En outre, tout « mandat impératif » est réputé « nul ». La combinaison de ces deux données légales aboutit à ceci : un électeur n'est jamais en droit d'exiger d'un élu le respect de ses promesses. Il n'est passible d'aucune sanction administrative, civile ou pénale. A la limite, c'est l'électeur qui pourrait être poursuivi s'il lui demandait d'honorer la promesse qui l'a convaincu de voter pour lui. Au moment où le consommateur a à sa disposition un arsenal juridique qui s'enrichit chaque jour, le « consomma­teur » de politique qu'est le citoyen est totalement dépourvu de recours contre les abus de confiance dont il est victime de la part des politiciens. 31:314 La tromperie sur la marchandise, sévèrement réprimée lorsqu'elle est commise par un indus­triel ou un commerçant, reste impunie si elle est perpétrée par un homme politique. On nous dira que la sanction, c'est le bulletin de vote. Certes, mais elle est insuffisante. C'est comme si on disait à un client volé par un commerçant que son seul droit c'est de changer de fournisseur. Mais, il est vrai que, tant que régnera ce système, il n'y aura pas d'autres moyens d'exprimer sa désapprobation. C'est ce que signifie le succès grandissant de Jean-Marie Le Pen. Ceux qui lui font confiance ne choisissent pas seule­ment un autre programme mais aussi une autre façon d'être en politique. C'est le refus de l'univers frelaté du mensonge politique ordinaire. Si le président du Front national fait si peur aux politiciens installés, c'est qu'au-delà de leur per­sonne, il met en cause le système dont ils vivent. Ils repro­chent à Jean-Marie Le Pen de dire la même chose depuis trente ans. Cette fidélité leur est un reproche. C'est elle, pourtant, qui suscite la confiance et l'espoir. Ce qui, pour eux, est une faiblesse, est sa force. Guy Rouvrais. 32:314 ### Une évolution islamique de la CGT *L'exemple d'une PME : Delachaux* par François Berger LA CGT connaît depuis quelques années d'étranges mutations : perte d'influence, avec toutefois une lé­gère remontée depuis peu, désyndicalisation (phéno­mène plus général) et fonctionnarisation. Mais une autre évolution est constatée en parallèle, sur laquelle les grands média ont peu mis l'accent : l'abandon de cette organisation syndicale par les ouvriers français et son « islamisation » progressive. Le cas de la Société Delachaux est à cet égard éloquent. 33:314 Delachaux est une entreprise de taille moyenne, de type familial, et implantée principalement à Gennevilliers, fief communiste des Hauts-de-Seine. Créée en 1902, et liée à l'origine au développement du tramway de Paris, l'entreprise appartient au secteur de la métallurgie, en particulier de la métallurgie « lourde » (fonderie d'acier, découpage et em­boutissage de tôles). C'est une activité qui nécessite une forte main-d'œuvre non qualifiée car les manutentions sont nombreuses. De « mémoire ouvrière », -- comme on dit aujourd'hui --, la CGT a toujours existé chez Delachaux. Dans les années 30, paraît régulièrement un journal de section syndicale *L'Écho des Aciéries.* Ce journal passera d'ailleurs le cap de la période 39-45, et ne disparaîtra qu'à la fin des années 50. En 1937, la CGT représente ici 100 % des délégués ouvriers et 72 % des délégués agents de maîtrise et techniciens. Parallèlement à la CGT, une cellule communiste active assure l'encadrement idéologique de la population ouvrière. Son emprise est particulièrement sensible à partir de 1948, comme en témoignent les campagnes d'agitation et les tenta­tives de grèves politiques : « grève patriotique » contre la venue en France d'Eisenhower, « pour la paix en Algérie et le retour des jeunes », « contre de Gaulle et le fascisme ». Si ces grèves rencontrent peu de succès chez Delachaux, ce n'est pas faute d'activisme de la part des cégétistes, mais la taille moyenne de l'entreprise et la dissémination des unités de fabrication sur un site de 14 hectares ne facilitent pas les effets de masse. A cette époque, il y a déjà une population immigrée non négligeable. Certains Algériens militent au Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD, d'obédience communiste) qui bénéficie de l'appui de la mairie de Gen­nevilliers. Mais le plus grand nombre des ouvriers français ou algériens n'est sensible qu'aux arguments de type économique. *L'écho des Aciers,* le journal de la section syndi­cale CGT a fait place au *Cubillot*. Un *Cubillot* qui se plaint d'une combativité insuffisante de ses troupes : 34:314 « Chez nous, qu'avons-nous obtenu ? Rien. Pourquoi ? Parce que notre section syndicale est faible, parce que les délégués ne se sentent pas soutenus quand ils posent nos revendica­tions. Allons camarades, un peu plus de confiance entre vous. » En cette fin des années cinquante, le PC local est lui-même en proie à des problèmes internes, avec l'appari­tion d'un mouvement de « communistes français indépen­dants » qui diffusent le mensuel : *Le prolétaire de Genne­villiers,* des rénovateurs avant la lettre... Avec les débuts de la V^e^ République, le rapport des forces devient beaucoup plus favorable à la CGT au sein de l'entreprise. Les grèves contre le putsch, contre l'OAS, à l'occasion des morts de Charonne, sont très suivies, non seu­lement par les ouvriers, mais par certains employés. La CGT, avec son bulletin syndical devenu *L'informa­tion syndicale,* et le Parti communiste assurent une forte emprise dans les ateliers comme dans les bureaux. Aux élec­tions professionnelles, la CGT obtient systématiquement la totalité des voix et des sièges chez les ouvriers et employés subalternes, et un pourcentage oscillant entre 20 et 50 % dans l'encadrement. Les animateurs du syndicat sont égale­ment connus pour leur activisme au sein du Parti commu­niste. L'un d'eux, licencié par l'entreprise à la fin de l'année 68 pour s'être rendu en Bulgarie sous couvert d'un arrêt médical, poursuivra d'ailleurs sa carrière comme journaliste à l'hebdomadaire communiste local, *La Voix populaire,* et secrétaire de la section du PCF. de Gennevilliers. Comment se comportent les salariés immigrés ? Ils votent certes pour la CGT. Mais en toute hypothèse, il n'y a pas le choix de candidatures. Un incident survenu à cette époque montre d'ailleurs à quel point cette population immigrée (en particulier ceux originaires d'Afrique noire) a une « conscience politique » faiblement développée : le jour des élections de délégués du personnel, un manœuvre originaire du Mali s'enferme dans un isoloir. Les membres du bureau de vote le voient s'agiter derrière son rideau. Ils n'aperçoivent que ses jambes et s'in­terrogent sur cette agitation. Soudain les témoins voient le pantalon glisser aux pieds du futur votant. Le chef du personnel se précipite, ouvre le rideau, interpelle l'homme, déjà torse nu : 35:314 « -- Qu'est-ce que tu fais ? » « -- J'attends le docteur... » Les immigrés représentent plus de la moitié de l'effectif ouvrier, mais les candidats CGT sont généralement des ou­vriers qualifiés français (modeleurs, tourneurs, mécaniciens, etc.). Mai 68 (3 semaines de grèves) a le mérite de faire naître le premier vrai syndicat non marxiste : la CGC. Une section syndicale a été créée par les cadres. A cette époque, la CGT doit se battre sur deux fronts contre le patron bien sûr, mais aussi contre un mystérieux comité de lutte Delachaux, d'inspiration maoïste. Le Secours rouge et la Cause du Peuple ne laissent pas indifférents les plus jeunes ouvriers, notamment ceux que l'on n'appelle pas encore les « beurs », même si les distributions de tracts ou les opérations plus spectaculaires, telle l'occupation de la cantine, en novembre 1970, sont le fait de groupes extérieurs à l'entreprise. *L'Acier,* le journal de la cellule communiste Fabien de Delachaux n'apprécie guère cette concurrence : « Tous les tracts distribués par les maoïstes respirent le même mépris des travailleurs, exprimé dans un langage ordurier rappelant les méthodes fascistes. » L'agitation maoïste s'épuise vite, tandis que la CGT et le PC reprennent le monopole idéologique. *L'Acier,* journal de la cellule communiste, et *Le Creuset,* nouveau nom du bulletin de la section syndicale CGT, paraissent avec davantage de régularité que le journal d'entreprise ! Tout ceci va aboutir à une grève dure, en mars 1973. Parti de l'atelier mécanique de l'aciérie (ouvriers français hautement qualifiés, « l'aristocratie ouvrière ») le mouve­ment s'étend à l'ensemble de l'entreprise. La grève va para­lyser la Société pendant près d'un mois. Elle porte essentiel­lement sur les salaires, et reçoit le soutien de *l'Humanité* et du député communiste Waldeck L'Huillier. D'après un do­cument interne de la CGT, 58 cartes ont été placées à cette occasion. Ce qui n'est pas rien. 36:314 Dans ce conflit, toutefois, les immigrés ne se sont guère manifestés. Et les revendications n'ont rien à voir avec celles que l'on découvrira en 1982-1983 (dignité au travail, racisme, logement, etc.). Comment modifier ce rapport de force ? Comment reti­rer à la CGT une partie des pouvoirs qu'elle s'est octroyés ? En 1977, après un nouveau conflit du travail, quelques ouvriers et employés décident de créer un syndicat indépen­dant. Surprise : ce syndicat va rencontrer un certain écho... chez les immigrés. Aux élections professionnelles de 1978, ce syndicat affilié à la CFT (tendance Simakis) recueille 1/3 des voix du premier collège (ouvriers et employés). Plus de la moitié de ses candidats ont été recrutés parmi les immi­grés, alors que la liste CGT n'est composée que d'ouvriers professionnels français et de personnels d'encadrement, tous de sensibilité communiste. Parallèlement, la direction de la Société Delachaux met sur pied de nouvelles formes de management social, avec responsabilisation de l'encadrement. Ces méthodes, diffusées notamment par le Centre d'Étude des Entreprises de Jean de Saint-Chamas, ou par le Centre d'Études et de Recherche des Cadres de Jean Beaucoudray ont pour but de « mus­cler » la hiérarchie naturelle et de la privilégier dans la transmission d'informations montantes et descendantes, ce qui, par conséquence, diminue d'autant la voie syndicale. Très vite la CGT et le PC prennent conscience du dan­ger : dans son numéro du 28 avril 1977, l'hebdomadaire communiste local, *La Voix populaire,* s'inquiète de « l'intro­duction de méthodes nouvelles de gestion, avec des tenta­tives plus raffinées d'intégration du personnel, notamment de l'encadrement aux objectifs économiques et politiques de l'entreprise ». « Sur ce chapitre », poursuit le journal communiste, « les moyens ne manquent pas : un responsable aux rela­tions humaines avec une adjointe ; tous deux sont chargés de l'animation, de la formation et de l'information en liai­son avec le service du personnel. Ces deux agents idéologi­ques ont aussi pour mission d'animer le comité de rédaction du journal d'entreprise. 37:314 « Sous couvert de formation, des réunions, des stages d'agents de maîtrise et de cadres ont lieu régulièrement afin de donner l'impression de la participation sur la marche de l'entreprise. » Hasard ou pas, cette année-là *Le Creuset,* le journal d'entreprise de la CGT, cesse de paraître. En 1979, c'est au tour de *L'Acier,* le journal du PC, qui sombre à son 36^e^ numéro. En 1979, la CGT maintient sa représentativité des 2/3 dans le collège ouvrier, mais disparaît du collège enca­drement. L'année suivante, la CGT perd le contrôle du Comité d'Entreprise, qu'elle assurait depuis 1945. *La Voix populaire* n'est bientôt plus en mesure de publier des infor­mations internes. En décembre 1981, la CGT ne compte plus que 31 cotisants pour toute l'usine : un agent de maî­trise et trente ouvriers. En 1982 et 1983, un transfert s'opère : les immigrés quit­tent la mouvance du syndicat indépendant et rallient massi­vement une CGT désormais désertée de ses ouvriers fran­çais. C'est la conséquence des événements d'Aulnay. La prise de conscience collective de la force qu'ils représentent. La CGT n'est pas considérée par eux comme une courroie de transmission au service d'une idéologie, mais comme l'instrument le plus efficace pour faire aboutir des revendica­tions telles que les congés sans solde en prolongement des congés payés, ce qu'ils appellent des droits spécifiques, qui ne figurent en effet ni dans le code du travail ni dans les grands principes de la CGT. Aujourd'hui la CGT Delachaux semble avoir coupé le cordon ombilical qui la reliait au Parti communiste et à la mairie de Gennevilliers. Affaiblie après 1977, elle a changé de nature après 1981, devenant un moyen de promotion et d'expression pour une population dont les préoccupations sont en fait pour partie extérieures à l'entreprise. Il n'em­pêche que, par ce biais, la CGT a réussi à enrayer partiel­lement son déclin. Les immigrés ne votent pas encore dans les élections politiques ; ils votent dans les entreprises, pour les conseils de prud'hommes et pour la Sécurité sociale. 38:314 Pour l'instant les aspirations des communistes et des immigrés ne sont pas exactement identiques. Le Ramadan mobilise davantage que les mots d'ordre nationaux. Et quoi qu'en disent les porte-parole de la bonne conscience univer­selle, le retour au pays les fait davantage rêver que les len­demains qui chantent. Même si ces retours définitifs au pays se font de plus en plus rares (les enchères ont monté : un migrant ne quitte plus la France à moins de 200.000 F). Mais chez Delachaux comme dans beaucoup d'autres entre­prises, la CGT islamique dessine les prémisses des nouvelles lignes de fracture au sein de la société « française ». François Berger. 39:314 ### Le règne de la Nature par Georges Laffly TOUJOURS l'idée de Nature a servi à disqualifier la civilisation. C'est l'âge d'or des Anciens, les cannibales de Montaigne. Au XVIII^e^ siècle, ce rêve prend une nouvelle envergure. Les hommes commencent à sentir les contraintes qu'impose une société policée ; oubliant ses bienfaits, oubliant qu'elle leur permet de la calomnier à l'aise, ils ne voient plus en elle qu'un tissu de règles absurdes, de préjugés, de superstitions. Ils lui opposent la Nature, qui n'est que leur préjugé intime. On compare à l'état de choses existant un état antérieur, jugé supérieur et même parfait, mais qui n'a aucune réalité. La Nature paraît belle quand elle est vaincue depuis longtemps et transformée par un long labeur en un parc peuplé d'animaux domestiques et d'hommes bien élevés. L'homme naturel que l'on inventait de toutes pièces n'avait pas plus de rapport avec la nature que les jardins anglais qui devenaient à la mode. N'em­pêche, on s'habituait à rêver à une Nature sanctuaire de toute vérité et de toute justice. L'homme en s'en écartant n'a pu que dévier et se corrompre. 40:314 D'où la conclusion : il est temps de reve­nir à cette origine, à cette mère sainte et pure, temps de renier tout ce qui nous l'a masquée ; il faut abandonner les faux biens, les sciences et les arts ; il faut condamner les usages et les lois, tout ce que l'homme a créé seul, et qui étouffe la Nature, comme le lierre parasite étouffe l'arbre. Il faut, enfin, soupçonner les révélations divines d'être elles aussi œuvres humaines et donc douteuses. Mille exemples. « Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme » écrit Rousseau dans l'Émile. Et on sait comment il a traité les arts, les sciences et les règles de la vie sociale. L'homme ne peut ajouter quoi que ce soit de bon à la Nature, il ne peut que la corrompre, c'est d'un pessimisme incroyable. Clément Rosset (dont on vient de rééditer *L'anti-nature,* éd. Puf) oppose malicieusement la nature à l'homme, créateur d'arti­fice, et à la matière, régie uniquement par le hasard, sans volonté et sans loi. Entre les deux la nature observe ses lois éternelles et semble d'une essence supérieure. Pour Rosset ce concept impensa­ble est un refuge commode pour les timides effrayés par l'idée que du hasard seul dépendent tous les étages de la réalité : hasard chez l'homme comme dans la pierre et dans la « nature », qui n'est rien, qu'une ruse de la religiosité. Quand on examine les gens du XVIII^e^ siècle, il serait équitable de penser à une autre hiérarchie, qui leur était plus familière. Au sommet, Dieu, le Créateur, Conscience suprême et omnisciente. La moindre feuille ne tombe que s'Il le permet. Il est la Providence et pour Lui, il n'y a pas de hasard. Sa création (la Nature) est infaillible et innocente. L'homme la domine, mais c'est un être libre, donc faillible. Déchu par la faute originelle, racheté par le Christ, il reste capable d'erreur et de crime. A ses yeux, le hasard existe, puisque son regard est limité. On n'est pas prêt à voir du hasard dans la Nature : les chrétiens parce qu'ils pensent que ce qui est hasard à nos yeux n'est qu'un effet de notre igno­rance de la volonté divine ; et ceux qui veulent diviniser la Nature ont trop besoin qu'elle soit stable, majestueuse, immuable (un tremblement de terre est scandaleux, Voltaire en fait un poème). Dans cette perspective, on oppose la Nature à la société, œuvre divine à œuvre humaine, loi infaillible à fabrication incer­taine, souvent mauvaise -- pour Rousseau, c'est même : toujours mauvaise. Comme on sait, il propose en modèle une vie champêtre et frugale où chacun suffit à ses besoins. 41:314 Du coup, les mères recommencent à allaiter leurs enfants au lieu de les abandonner aux nourrices, et les princes se mettent à scier des bûches, à forger des clés. Cela leur sera utile dans l'émigration qu'ils rendent fatale en renonçant aux contraintes et aux coutumes dont dépendaient leurs privilèges. Mais Rousseau n'est pas seul, et il faut compter avec d'autres philosophes qui eux sont plus sensibles aux agré­ments de la civilisation et entichés du progrès. Pour ceux-ci, la Nature ne sera qu'un outil pour détruire tout ce qui leur déplaît dans leur entourage. L'accord se fait généralement pour affirmer que l'homme doit obéir à Dieu comme à la Nature. Mais à quel Dieu ? Des esprits frondeurs insinuent que la religion elle aussi est une œuvre hu­maine, donc faillible. La preuve : il y en a plusieurs. Sans nier Dieu, on observe qu'il n'est connu qu'à travers des images falsi­fiées. On feint de s'interroger pour savoir où est la Vérité. Sont classés « fanatiques » ceux qui répondent qu'elle est dans l'Église et la foi de leurs pères. Les « philosophes » conseillent de revenir à la Nature, qui n'est pas intéressée comme le sont les hommes, et qui d'ailleurs est infaillible et ne peut nous tromper. Ainsi, Dieu est mis en procès, et le juge du débat, c'est la Nature. Cela se conclut par l'élimination de tous les éléments qui varient d'une religion à l'autre. On ramène la divinité au plus grand dénomina­teur commun : il reste un Dieu lointain, inconnaissable, imperson­nel. Il est « l'Auteur des choses » ou « l'Être suprême », non plus le Père et la Providence. Une fois saluée son existence fantomati­que, on ne sait d'ailleurs plus qu'en faire. Il est inutile de le prier, et absurde de le maudire. Il a abdiqué. Au contraire la Nature, Vérité palpable, irréfutable, a pris une nouvelle densité, une ma­jesté plus grande. C'est « l'ombre de Dieu », dit Nietzsche. Une ombre très solide, sur laquelle on s'appuie pour évacuer l'idée d'un Dieu du Ciel. Elle tend à le supplanter. Tout le monde se tourne vers elle : ses leçons paraissent plus douces à entendre, et plus sûres que les commandements enseignés par l'Église. Le chan­gement de dynastie en est facilité. La Nature va trôner, tandis que Dieu est en exil. \*\*\* D'autres n'en sont plus à écarter le Dieu de l'Évangile. Il pourrait revenir, il faut L'éliminer. Ils lui opposent une idée de la Nature qui sort tout entière de leur tête. Le baron d'Holbach écrit : 42:314 « La nature invité l'homme à s'aimer, à se conserver, à augmenter constamment la somme de son bonheur ; la religion lui ordonne d'aimer uniquement un Dieu redoutable et digne de haine, de se détester lui-même, de sacrifier à son idée effrayante les plaisirs les plus doux et les plus légitimes de son cœur. La nature dit à l'homme de consulter la raison, et de la prendre pour guide : la religion lui apprend que cette raison est corrompue, qu'elle n'est qu'un guide infidèle, donné par Dieu afin d'égarer les créatures... » (*Le Système de la Nature.*) Il y en a deux pages comme cela, et le reste du livre est du même tonneau. Fiel et mauvaise foi. Le baron était de ceux que la vue d'une croix met en transes : on sait ce que signifie le phé­nomène. Et ce sont ces gens-là qui traitaient les chrétiens de fanatiques. On voit très bien que cette Nature n'a que le naturel d'Hol­bach. Elle prône ce qu'il aime, refuse ce qu'il déteste, s'arrête aux limites qu'il a fixées. Elle est construite sur mesure. Il a assez de naïveté pour écrire que « la nature dit à l'homme... d'être juste, paisible, indulgent » sans voir que le spectacle qu'elle nous donne la montre plus souvent injuste, guerrière et cruelle. Ce qui est symptomatique c'est que d'Holbach ait éprouvé le besoin de s'appuyer sous ce nom de Nature, parce qu'il est alors la garantie suprême. La Nature, elle, ne ment pas. Il est certain que sous cette plume, on ne peut déjà plus confondre Nature et Création. Le Tout qui existe n'a sans doute pas été créé, est anté­rieur à tous les dieux qu'ont adorés les hommes. On se réfère à ce Tout pour anéantir toute divinité, et particulièrement le Dieu des chrétiens. Je ne sais plus quelle péronnelle du temps disait de Voltaire, avec dédain : « C'est un bigot : il est déiste. » Elle avait respiré l'air de la nouvelle génération, athée absolument, et qui n'entend pas laisser subsister même cette idole de fumée qu'est l'Être su­prême. Voilà une lutte qui se poursuivra tout au long de la Révo­lution, et la frontière ne passera pas toujours où l'on aurait cru. La Nature, c'est-à-dire la Terre, nourricière des hommes, leur Mère protectrice et indulgente. Les hommes ne peuvent pécher qu'en s'écartant d'elle. Seuls les scélérats ont envie de la fuir -- et contre eux bien sûr, tout est permis. Elle ne commande pas, elle conseille, elle persuade. Elle est la Vérité visible. 43:314 Ainsi, au cours du siècle s'est constituée une image cohérente, qui attire l'amour et bientôt l'adoration, à mesure que s'affaiblit l'image de Dieu, Père des hommes. Quant aux athées décidés, ils encouragent ces attendrissements, sachant bien contre qui il est important de lutter. \*\*\* Voltaire lui-même, nullement porté à renoncer aux arts, aux agréments et à la politesse de la société, ni au luxe, rejoint le chœur qui chante la Nature. C'est que pour lui aussi il est indis­pensable de proposer une règle de substitution, en même temps qu'il s'acharne contre l'Église et sa loi. Pour lui, la Nature est œuvre de l'Esprit suprême, et d'ailleurs, elle est tout art. Dans l'un de ses *dialogues philosophiques,* à la question : qui es-tu, Nature ? je te cherche et n'ai pu te trouver, il fait répondre de façon très intéressante : « Les anciens Égyptiens, qui vivaient, dit-on, des douze cents ans, me firent le même reproche. Ils m'appelaient Isis... » Il est curieux de surprendre l'incrédule en train de fleureter avec le merveilleux. Ces Égyptiens qui vivaient douze cents ans et jouissaient, on le devine, d'une sagesse en proportion avec leur longévité, c'est déjà en somme le ton de *Planète* (une revue des années soixante. Encore un titre significatif, soit dit en passant.). On peut s'étonner de voir l'antique déesse resurgir ainsi. Grâce à M. Baltrusaitis et à sa *Quête d'Isis,* nous nous l'expliquons mieux. La popularité d'Isis fut toujours grande chez les érudits français. Le Moyen Age ne l'ignore pas, et y trouve des allégories du christianisme. Au XVI^e^ et au XVII^e^ siècle, on tient pour acquis qu'elle fut une divinité nationale. « Les Druides eurent une si grande vénération pour la Déesse Isis qu'ils lui consacrèrent plu­sieurs temples » écrit Guillaume Marcel, dans son *Histoire de la monarchie française* (1686). Au siècle suivant, l'égyptomanie prospère de plus belle et la maçonnerie s'en mêle. Cagliostro ouvre à Paris une loge égyp­tienne. *La Flûte enchantée* de Mozart est plein d'Isis. Et les esprits éclairés ne manquent pas d'improviser une généalogie des religions où le christianisme est réputé n'avoir fait que reprendre les vérités connues depuis des millénaires par ces Égyptiens qui savaient tout. L'Église n'a fait que copier, en somme. Il est temps de remonter aux sources, aux vrais textes. 44:314 C'est alors qu'il devient courant d'identifier Isis et Nature, ce qui accentue l'aspect religieux de cette dernière figure. \*\*\* On en verra un témoignage curieux sous la Révolution. Le nouveau régime veut créer ses fêtes comme son calendrier. Il s'agit de proposer aux Français des sujets d'exaltation qui leur fassent oublier les cérémonies catholiques. Ainsi, le 10 août 1793, pour l'anniversaire de la chute de la royauté, une fête est préparée dans les décombres de la Bastille. Toute la Convention doit défiler, ainsi que des délégations des départements. Elles seront précédées par une troupe de vierges habillées de blanc, un char portant « l'urne des guerriers morts » et un tombereau rempli de sceptres et de couronnes. Ce cortège défile devant un monument précédé de sept mar­ches, et constitué par une statue colorée de la Nature, assise entre deux lions, les mains posées sur ses seins d'où jaillissent des filets d'eau. Nous avons une gravure qui représente ce décor : la déesse est très exactement coiffée à l'égyptienne ; et Baltrusaitis, qui reproduit l'image dans *la Quête d'Isis* ne doute aucunement qu'il s'agisse de sa déesse. Ce sera Hérault de Séchelles qui parlera au nom de la Conven­tion. Il apostrophe la statue : « Souveraine du Sauvage et des Nations éclairées, Ô NATURE ! Ce peuple immense rassemblé aux premiers rayons de l'astre du jour devant ton image est digne de toi ; il est libre... Ô NATURE ! Reçois l'expression de l'atta­chement éternel des Français pour tes lois et que ces eaux fécondes qui jaillissent de tes mamelles consacrent dans cette coupe de la fraternité et de l'égalité les serments que te fait la France en ce jour, le plus beau qu'ait éclairé le Soleil depuis qu'il a été sus­pendu dans l'espace. » Ensuite 86 vieillards, représentant les 86 départements (on ve­nait d'en annexer trois, dont Nice) boivent dans la coupe de la fraternité. On trouvera ces détails dans *Les Fêtes révolutionnaires à Paris* de Marie-Louise Biver (Puf). Ce n'était pas la première apparition d'Isis dans ces masca­rades, dont le caractère parodique et le ridicule semblent n'avoir pas du tout été perçus à l'époque (il est vrai que le rire pouvait coûter cher). Baltrusaitis note que des temples consacrés à Isis sont installés à Notre-Dame de Paris et à Saint-Germain-des-Prés. 45:314 J'ai dit, comme Mme Biver, que la statue représentait la Nature. Les propos de Hérault de Séchelles ne laissent d'ailleurs aucun doute. Cependant nous savons aussi que c'est David qui a ordonné la fête. Il parle de la statue comme d'une « fontaine de la régénération ». Visiblement, les Français après des siècles de despotisme et de superstition (style d'époque) ont besoin de se net­toyer l'âme. La fontaine leur dispensera son eau lustrale et leur rendra l'innocence, voilà ce que signifie l'opération. Mais il est remarquable que, dans son projet, David écrive : « La fontaine de la régénération représentée par la Nation. » Alors, Isis, Nature ou Nation ? En fait, c'est tout un. Nous sommes dans le monde du mythe. Comme dans le rêve, les images proches se substituent les unes aux autres, une cohérence s'établit qui n'a que peu à voir avec la logique de l'éveil, mais qui a sa force. \*\*\* Suffirait-il d'un filet d'eau distribué à quelques vieux bons­hommes pour régénérer une nation ? Le rite paraît embryonnaire et théâtral, mais il ne faut pas oublier que dans les esprits du temps, l'idée de Nature est liée à l'idée d'innocence originelle, et de force. Qu'on se rappelle le mythe d'Antée. De même, il suffit de se retourner vers la Nature, Mère bienveillante, pour que les souillures dues à la société soient effacées. La cérémonie où trô­nait l'Isis-Nation était certainement mieux comprise que nous ne l'imaginons : le public était préparé. \*\*\* On ne s'étonnera jamais assez de la Révolution française. C'est la simplifier à l'excès que de la réduire à une explosion balayant les privilèges et les abus, ou même comme l'accès du peuple au pouvoir (le nombre des votants ne laisse pas supposer une passion extrême de participer) : En fait, c'est un changement de peau de la civilisation, où une nation rejette en même temps son système politique, sa religion, son passé, son calendrier, et se rattache à une histoire (Sparte, Rome) et à des croyances (Raison, Être suprême, Nature) qui ne sont que vapeurs sorties des livres. Spec­tacle vraiment extraordinaire. 46:314 La Révolution tue le roi, c'est son acte essentiel. Le roi de France était sacré par l'huile de la sainte ampoule. C'était dans l'Église comme un huitième sacrement réservé aux aînés d'une dynastie particulière, privilège inouï. Par là, le roi représentant temporel de Dieu est le symbole et le garant d'une hiérarchie ordonnée de la Terre au Ciel. Il est, pour reprendre le vieux mythe, le lien vivant qui relie Terre et Ciel. Tout cela très connu, doit être rappelé, puisque tuer le roi, c'est couper ce lien -- et les communications avec le Ciel -- rejeter l'ancien sacré et l'ancien ordre. C'est une façon de mettre Dieu à mort et d'instaurer un ordre nouveau, terrible, purement terrestre. A partir du 21 janvier 1793, un contrat social inédit doit s'éta­blir. Cela sera difficile, car la plupart des acteurs sont beaucoup plus attachés aux idées anciennes qu'ils ne le croient eux-mêmes. Ils continueront de tourner autour de l'idée d'un rétablissement de la monarchie, avec Louis XVII, ou avec Orléans, peut-être un prince étranger. Qui a échappé à cette tentation ? Saint-Just, pro­bablement. Ils renient leur propre défi, mais la situation leur impose ce reniement -- ce désir de reniement. Et Napoléon fina­lement rétablira cet ordre vertical qu'on avait cru abolir. Surtout, chacun sent bien qu'une rupture comme celle de la décapitation de Louis XVI a quelque chose de définitif. Quoiqu'on en rêve, on ne revient pas en arrière. Il faut inventer ce qu'on n'a jamais vu. L'héritage propre de la Révolution est dans la volonté de créer un ordre horizontal, sans référence céleste, et par suite passionné­ment antichrétien. La Nation est substituée au roi. Elle est composée de citoyens tous égaux, tous frères. Ils sont les enfants de la Patrie, de la Mère-Patrie, c'est à ce moment que l'expression se répand, c'est-à-dire le sol natal et les aïeux (la terre et les morts, dira Barrès). La notion d'égalité est fondamentale, dans cet ordre. Nul ne doit dépasser les autres : se montrer *supérieur* est un crime qui appelle la guillotine. C'est la boutade des sans-culottes qui allaient arrêter Rivarol : « Nous allons le raccourcir, ce grand homme. » La Patrie est nourricière et bienveillante, protectrice, aimante et aimée (on retrouve évidemment les attributs d'Isis). Elle est le sein maternel, dans lequel tous les enfants se réconcilient, et se retrou­vent purifiés. « Les Révolutionnaires substituèrent au Père Éternel devant qui ils demeuraient coupables, la Mère-Patrie qui devait leur donner l'innocence de l'homme naturel » écrit Pierre Klos­sowski (*Qui est mon prochain ?*)*.* Comme une déesse, la Patrie a ses fêtes ; elle est représentée par une image sacrée, le drapeau -- signe de l'unité -- remplaçant le roi. 47:314 Le drapeau n'est pas seule­ment l'emblème symbolisant un esprit de corps (un régiment, par exemple), il est symbole du pays tout entier. On se découvre devant lui, on ne saurait l'abandonner à l'ennemi. Je suppose que tout ceci est à peu près complètement oublié aujourd'hui, mais c'était resté vivace, il y a une trentaine d'années, dans les pro­vinces à l'écart, outre-mer. Dans ces années, la République, la Liberté, la Patrie, la Nation sont autant de figures interchangeables où nous aurions tort de voir des allégories. Les sentiments qu'elles éveillent sont passionnés et profonds. En leur nom, on peut tout exiger des hommes. Des centaines de milliers de Français mourront dans l'enthousiasme pour ces déesses. *Un Français doit vivre pour elle\ Pour elle, un Français doit mourir.* Il s'agit de la République, dans *Le chant du départ.* Mais André Chénier parle aussi bien de « la déesse France ». Et l'ex­pression sera reprise par Maurras, dont je rappellerai en passant qu'il fut longtemps à ne pouvoir se représenter la divinité que sous une forme féminine. De cette déesse, car elles ne sont qu'une, au fond, *la Liberté* de Delacroix avec son bonnet phrygien et ses seins nus, serait sans doute l'image la plus belle, s'il n'y avait *la République* de Daumier, allaitant deux enfants à ses puissantes mamelles -- *des appas façonnés aux bouches des Titans,* aurait dit Baudelaire -- plus grave, majestueuse et donnant vraiment le frisson du divin. Un siècle plus tard, la Mère-Patrie pourra se transformer en Humanité, et même, pour certains se réincarner dans « la patrie des travailleurs », ces métamorphoses ne changent rien au fond. C'est la même Figure. \*\*\* Le caractère mythique, religieux de ces entités, est certain. On a vu qu'elles ont leurs fêtes, qu'elles exigent des sacrifices, qu'on vénère leurs emblèmes. Or, derrière elles, c'est toujours la Nature que l'on devine, la Terre-Mère. C'est une imagé féminine qui les représente, avec les seins nus qui signifient l'abondance et la pro­tection, avec l'air majestueux de Cybèle ou d'Isis. Et sans doute, dans certains cas, on voit s'y ajouter l'épée, et il est difficile de savoir comment s'accordent la violence révolutionnaire et la paix de l'âge d'or, toujours promise, mais la contradiction n'est pas perçue. 48:314 Surtout, il faut penser que l'innocence et l'égalité sont des attributs constants, et font partie de l'atmosphère. Le culte porté à la déesse n'est peut-être pas compris comme tel : il est inconscient, spontané et volontiers excessif. On étonnerait les croyants en par­lant de leur foi. Elle les tient si fort qu'ils ne la conçoivent pas comme telle, mais comme un élan filial. Il faut peut-être rajouter aux traits fondamentaux qu'on a vus (innocence et égalité) le culte des morts. L'individu a tendance à se fondre dans le sein de la Nature, et l'immortalité personnelle paraît liée à l'ancienne religion. Le nouveau système promet bien une immortalité par la gloire, mais elle est réservée aux héros, et comme nous l'enseigneront nos rues un peu plus tard, aux conseil­lers municipaux. Ce culte des grands morts, des grands ancêtres, dira-t-on, est destiné à renforcer celui de la Patrie, en proposant des exemples aux jeunes générations. \*\*\* Il semble que la nouvelle foi s'attache à se montrer l'exacte contrepartie de l'ancienne, son antithèse totale. A la hiérarchie s'oppose l'égalité, à la faiblesse coupable, l'innocence, au salut per­sonnel le retour à la Mère, sauf pour quelques intercesseurs, héros destinés à prendre la place des saints. La fureur antichrétienne de ces années, les églises souillées, désaffectées, leurs statues cassées, les prêtres traqués, noyés ou décapités, les sacrilèges répétés sont aussi une forme de culte envers la nouvelle idole, qui veut les siens tout à elle, et que l'on honore en prouvant que l'on rejette la foi ancestrale. On a vu cependant que dans un premier moment, le culte de la Nature s'accordait avec celui de « l'Auteur des choses ». Ro­bespierre, par exemple, persiste à le croire. « Le peuple français, reconnaît l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme. » Ce décret fera beaucoup pour la chute du tribun. En le présen­tant, en paradant à la fête célèbre, Robespierre s'est classé dans le parti des modérés, et de même son ami Saint-Just, qui se réfère à la Providence, et qui n'a pas retenu ses larmes, un jour, à Stras­bourg, devant un défilé anti-religieux. Pourtant, ni l'un ni l'autre ne sont chrétiens. Mais les sectateurs de la Nature ou de la Patrie ne supportent plus que l'ombre du christianisme réapparaisse avec un culte de l'Être suprême. Et les athées qui ne pensent qu'à détruire toute trace de religion, toute allusion à une divinité, l'acceptent encore moins. 49:314 Il semble dans ces dernières années du siècle que le christia­nisme soit près d'être anéanti en France. On ne le comprend plus depuis longtemps : pour la plupart, le mot de scolastique n'a d'autre sens que barbarie, et le symbolisme chrétien est un langage perdu. Les églises sont fermées, il y a très peu de prêtres, et la dévotion populaire, enthousiaste, déchaînée, va à d'étranges divini­tés qui semblent toutes nouvelles quoiqu'on devine derrière les masques récents, des idoles très antiques. \*\*\* Il aurait suffi du marquis de Sade pour que l'on découvre la Nature sous des apparences moins aimables et moins raisonnables qu'on ne le désirait. Il est beaucoup plus honnête que d'Holbach. On trouve partout chez lui des formules comme celle-ci : « Il ne s'agit pas d'aimer ses semblables comme soi-même, cela est contre les lois de la nature... » (*La Philosophie dans le boudoir.*) Avec Sade la jungle remplace le jardin anglais ; le mirage est exorcisé. De son côté l'expérience révolutionnaire a fait découvrir qu'il ne suffit pas de voter une Constitution pour retrouver l'homme naturel, vertueux et innocent. A la tribune de la Convention, on ne cesse de gémir sur la lâcheté, les trahisons, la perversité des citoyens. On les a libérés, ils restent marqués d'infamie. Plus tard, on imaginera le remède : l'éducation. Il est vrai qu'elle peut obte­nir la docilité au nouvel état de choses, et même une adhésion fervente, mais le fond reste le même. Il y a donc une Nature injuste, cruelle. On le découvre avec stupeur. Rousseau n'avait pas averti. Au XIX^e^, on regonflera l'idée de Dieu pour pouvoir lui reprocher les insuffisances de Sa Création. C'est le triomphe de Garo ... *il semble à Garo* *Que l'on a fait un quiproquo.* Cependant, l'erreur constatée ne fait pas revenir à la vérité. Le constat engendre une nouvelle erreur. On se rabat sur les progrès de la Science et de l'Industrie pour nourrir un autre espoir. Ce qui est bon, ce n'est pas la Nature brute, donnée une fois pour toutes, c'est la Nature dans son mouvement, dans son fleurissement. 50:314 Elle s'améliore avec le temps, de même que l'homme grandit et se dépasse : il suffit de considérer ses outils pour en être convaincu. La doctrine de l'Évolution, qui va avoir tant de succès s'impose dès que l'on peut comparer au métier à tisser la machine de Jac­quard, ou la locomotive aux voitures à chevaux. Pas de doute, on est en bonne voie. L'idéal est au bout. \*\*\* Renversement remarquable. La croyance en un âge d'or per­siste, mais désormais on le situe à la fin des temps, non plus à l'origine. Au contraire, les débuts sont peints sous les couleurs les plus affreuses, et on les méprise. L'insupportable Voltaire, s'adressant à Adam et Ève leur disait déjà : *Avouez moi que vous aviez tous deux* *Les ongles longs, un peu noirs et crasseux* *La chevelure assez mal ordonnée* *Le teint bruni, la peau bise et tannée.* (Il ne sait pas qu'il fait ainsi le portrait du parfait marginal de notre temps, aboutissement de tant de progrès.) Et Maurras af­firme avec aplomb : « Aucune origine n'est belle. La beauté véri­table est au terme des choses. » Il n'est plus question de croire, comme au siècle de *La Nou­velle Héloïse* qu'il suffirait de retourner vers les huttes en rondins et les laitages pour recouvrer la justice et la force premières. L'homme n'est plus l'enfant reconnaissant, qui craint de blesser la Terre du soc de sa charrue, et se contente de préférence de cueillir les fruits qui s'offrent. Il est devenu un transformateur de la matière. Il creuse le sol pour en arracher charbon et minerais qu'il brûle dans ses fours, obtenant des substances inconnues de la nature, ajoutant à celle-ci ses créations, ses inventions. L'homme a découvert qu'il peut faire mieux que la Création. Il croit cependant celle-ci emportée dans un mouvement inévitable, inconscient mais bien orienté, qu'il nomme Progrès ou Évolution. Mais il pense qu'il peut aider ce progrès, pousser à la roue. Il retrouve ainsi, sans s'en douter, une de ces vieilles notions qu'il croit mépriser. 51:314 L'alchimie était conçue comme l'accélération d'un processus naturel. On était persuadé que toute matière mûrissait longuement au cours des âges -- de même que l'on croyait que les filons de pierre ou de minerais se reconstituaient, si on les laissait reposer quelques siècles. La fin de cette maturation était la production du métal le plus précieux : l'or. Les alchimistes pensaient que leur art ne faisait qu'accélérer ce processus, produisant en quelques années, ou quelques mois, ce qui demande à la Nature des millénaires. De même, l'homme du XIX^e^ est persuadé qu'il peut accélérer le progrès inévitable de la société, et rapprocher le moment où se réalisera l'âge d'or. Nouvelle métamorphose : la Nature est devenue Histoire. Celle-ci sera adorée, comme son avatar précédent. Et elle recevra son lot de sacrifices humains, comme le dira Marx, qui la compare à « l'horrible dieu païen qui ne voulait boire le nectar que dans les crânes de ses victimes ». \*\*\* Tel est l'esprit du siècle du charbon. Il serait aisé d'illustrer ces remarques avec des citations d'écrivains des divers pays d'Europe, mais on se limitera au domaine français. A Paris, ce siècle commence avec *Le Génie du christianisme.* Chateaubriand y expose une foi toute imprégnée et ornée de nature. C'est le moment où l'on croit que l'art gothique, avec ses hauts piliers et ses ogives, est directement inspiré par les futaies millé­naires d'Austrasie. Erreur exemplaire : à travers la cathédrale, c'est au règne végétal que s'adresse le frisson de piété. Le XIX^e^ pourrait se résumer tout entier par la formule de Léon Bloy : « Dieu se retire », et elle ne vaudrait pas seulement pour la France ; les grands esprits catholiques ne manquent pas, mais ils sont francs-tireurs, rebelles, jamais en concordance avec le courant général. Chez nos romantiques, le christianisme du premier Hugo est superficiel (il n'a jamais été chrétien, dit Péguy, qui le connais­sait bien) ; d'un vaporeux inconsistant chez Lamartine ; absent de l'œuvre de Vigny. Ensuite viendront Baudelaire (chrétien, pour l'essentiel), Verlaine ou Germain Nouveau mais le débat sera différent. Tournons-nous vers ceux qui nous parlent le plus aujourd'hui. \*\*\* 52:314 Hugo ne commence à être lui-même que dans l'exil ; il s'y découvre mage. Il va cultiver l'art d'être grand-prêtre, à deux doigts de fonder une religion. C'est un homme de foi. Il est convaincu de l'immortalité de son âme (pour les âmes des autres, il est moins sûr ; à chacun de juger. Si l'on comprend bien, pas d'égalité dans ce domaine.). Il se réfère à Dieu, toujours. Il lui consacre un long poème, dont la conclusion est d'ailleurs que Dieu est inaccessible, à tout jamais. Une de ses notes le dit : « Dieu, c'est l'infini. Il recule toujours. Aucune transformation de la vie ne l'atteint. Seulement, on avance dans la lumière. » Donc, même la survie de l'âme ne nous donnera pas le mot du mystère. Ce Dieu ressemble beaucoup à l'Être suprême que l'on a déjà rencontré. Une fois de plus, l'essentiel de ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il n'est pas le Dieu des chrétiens, le Père. Ce Dieu hugolien semble même fabriqué tout exprès pour en tenir la place, nous assurer qu'il y a *plus fort* que ce qu'offre l'Église. Telle est la ruse naïve des songeurs. Hugo est beaucoup plus à l'aise quand il peut évoquer un Être divin qui soit palpable, tangible. On a souvent parlé de son pan­théisme. Il me semble voir la nuance de son adoration réelle dans la figure du *Satyre* qui est à la fois Nature et Peuple (on remarquera que la divinité, ici, est masculinisée ; question de tempérament). Le poème du *Satyre,* placé de façon significative dans la sec­tion *Renaissance* de *La Légende des siècles* conte la confrontation d'une divinité rustique, sorte de berger mal dégrossi, avec les dieux de l'Olympe. A lire Hugo, cet Olympe ressemble à une assemblée de banquiers et de dandys, entourés de catins : on se croirait à la Maison dorée ou quelque autre lieu de noce du Second Empire. En face, le satyre est exactement l'homme du peuple disant leur fait aux « gros », qui s'aperçoivent qu'ils ne pourront plus très longtemps exploiter la misère des petits. Ce satyre est révolu­tionnaire. A mesure que son discours avance, il se métamorphose ... *Sa chevelure était une forêt ; des ondes* *Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes ;* *Ses deux cornes semblaient le Caucase et l'Atlas ;* *Les foudres l'entouraient avec de sourds éclats ;* *Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes* *Et ses difformités s'étaient faites montagnes* ...... *Sa poitrine terrible était pleine d'étoiles.* 53:314 Le portrait s'achève en vision cosmique. Poème épique ? On aimerait mieux dire poème sacré. La transformation du satyre l'égale à la Nature, dont il incarne la grandeur terrifiante, l'im­mensité qui donne à l'homme le vertige. Cette fusion de l'image du Peuple et de celle de la Nature nous aide à comprendre, dans un temps où la ferveur démocrati­que est retombée même chez ceux qui l'affectent, la part de reli­giosité qu'il y eut dans l'amour du peuple, au siècle dernier. Le cas de Hugo n'est pas isolé. Et il ne s'agit pas d'effet poétique. L'enthousiasme révolutionnaire et utopique qui traverse ce temps ne s'explique que parce qu'il est porté par un puissant sentiment religieux. On sait que le dernier vers du poème est : « *Place à Tout ! Je suis Pan, Jupiter ! à genoux* » Sans doute, Jupiter, et surtout tel qu'il vient d'être décrit, n'est qu'une image très dégradée de Dieu. Mais c'est, sans doute possi­ble, le Dieu céleste qui est ainsi condamné et humilié par un Dieu de la matière, ce Pan, qui est « Tout », c'est-à-dire la Terre elle-même. On pourrait sans se tromper l'assimiler à un des Titans qui tentèrent d'escalader le Ciel. Mais ils furent vaincus, alors que dans la vision hugolienne, Jupiter est renversé, et son successeur ce Fils de la Terre. \*\*\* Pour exprimer lui aussi le rejet du christianisme et le culte de la Nature, Nerval a recours à une mythologie complexe, élaborée dans ses longues rêveries. Chez lui encore, la Nature s'appelle Isis : « Il est évident que dans les derniers temps, le paganisme s'était retrempé dans son origine égyptienne, et tendait de plus en plus à ramener au principe de l'unité les diverses conceptions my­thologiques. Cette éternelle Nature, que Lucrèce le matérialiste in­voquait lui-même sous le nom de Vénus céleste, a été préférable­ment nommée Cybèle par Julien, Uranie ou Cérès par Plotin, Proclus et Porphyre ; -- Apulée, lui donnant tous ces noms, l'ap­pelle plus volontiers Isis... » (*Les Filles du feu*) On la retrouvera dans *les Chimères.* C'est Isis qui dit (dans le sonnet *Horus*)* :* 54:314 *L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle* *J'ai revêtu pour lui la robe de Cybèle.* La déesse manifeste dans ce sonnet son hostilité au dieu Kneph, qui est ici « le vieux pervers », mais dans une autre version est appelé significativement « le vieux père ». Cette haine du Père céleste éclate dans *Antéros :* *Tu demandes pourquoi j'ai tant de rage au cœur* *Et sur un col flexible une tête indomptée.* *C'est que je suis issu de la race d'Antée.* *Je retourne le dard contre le dieu vainqueur.* *...Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie* *Qui du fond des enfers criait :* « *ô tyrannie !* » *C'est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon.* Il ne faut pas s'arrêter à ces généalogies, mais il y a une cohé­rence dans ces contaminations de mythes et de dieux. Antéros est de la race d'Antée, fils de Gaia. Il est donc lui-même un Fils de la Terre. Quand il se réfère à Bélus et à Dagon, c'est comme à des dieux de Phénicie vaincus par Jéhovah, le Dieu céleste qui a détruit les dieux thériomorphes. Mais cette victoire n'est pas éter­nelle. Antéros reste *indompté* et prépare la revanche, celle-là même qu'annonçait le sonnet précédemment cité : l'esprit nouveau est proche. A preuve encore, ces vers de *Delfica :* *Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours !* *Le temps va ramener l'ordre des anciens jours...* Étrange régression qui porte Nerval non seulement à espérer la résurrection de dieux disparus, mais à préférer le temps cyclique des Anciens au temps linéaire du christianisme. A côté de ces constructions, de ces chimères longtemps caressées, il faut noter chez lui un scepticisme profond. Dans les sonnets *le Christ aux Oliviers,* remarquez l'épigraphe « Dieu est mort », attribuée à Jean-Paul. Le romantique allemand a précédé Nietzsche. Et dans le cours du poème, Nerval prête au Christ ces paroles : « Dieu n'est pas ! Dieu n'est plus ! » Et sa vision, après avoir traversé les mondes n'est pas celle d'une conso­lante et protectrice Nature, mais celle du vide, du noir, de la mort. 55:314 Ne cherchons pas à coordonner ces images plus que Nerval ne l'a fait lui-même. La vision d'ensemble impose d'abord le rejet du Dieu du christianisme, qui est Père, Fils et Esprit. Sans lui il reste un néant désolé, et c'est sans doute contre ce néant que Nerval essaie de rappeler les fantômes idéalisés des déesses de la Terre. Il prédit leur retour, sans peut-être y croire. Il choisit leur camp, de toute façon, contre le Ciel, et lance un cri d'appel, d'espérance indéracinable. Situation complexe, mais le poète ne dit pas ce qu'il veut, il dit ce qu'il voit. \*\*\* Avec Hugo et Nerval, on voit s'introduire un élément nouveau qui modifie profondément le culte de la Nature. Pour Rousseau ou même pour d'Holbach la révolte est une révolte contre les œuvres des hommes. Les mœurs, la vie politique, le culte divin (dans le cas de Rousseau) peuvent retrouver la simplicité et la vérité perdues, si l'on fait confiance à la Nature. La révolte de Hugo et de Nerval est plus précisément dirigée contre Dieu, qui est un faux dieu, usurpateur, comme le Jupiter du *Satyre,* ou un dieu déjà vaincu, mort, comme celui des *Chi­mères*. Il ne s'agit plus de se dresser contre une société pervertie, mais de refuser une condition humaine viciée dans son essence. Ici, nous voyons émerger la gnose qui tiendra une si grande place dans les esprits de notre temps. Les gnostiques d'Alexandrie attribuaient ainsi la création à un Démiurge incapable. Ils le confondaient avec le Dieu Père, et se rebellaient contre lui se fiant les uns au Christ (opposé à son Père), les autres à Satan, au Ser­pent, etc. Pour eux, l'homme, loin d'être coupable était victime. La gnose devait lui permettre d'échapper à cette fatalité. Il y a un écho de cette interprétation des choses dans les pro­pos que Hugo prête au satyre. Un jour l'homme, dit celui-ci, bri­sera « l'antique affront ». Il retrouvera sa vraie nature. Hugo symbolise cette revanche par la libération de la pesanteur et le vol. On verra *Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux.* Révolte contre le faux dieu -- celui dont parlent les religions, et tout particulièrement celui dont parle l'Église -- amour du Dieu véritable, d'ailleurs inconnaissable et inactif (voir la *Fin de Satan,* où l'histoire du monde se résume dans les malversations de Satan corrigées par les actions de l'ange Liberté, Dieu restant hors du champ) tout cela est gnostique. 56:314 Pour Nerval, la révolte contre le christianisme, et contre le Dieu céleste, Jéhovah (le Christ étant lui, comme les hommes, une victime) s'appuie classiquement sur Isis. Mais surtout, la libération est possible grâce au savoir ésotérique -- la gnose -- qui donne la clé des religions et du drame cosmique. Les sonnets des *Chimères* portent ce savoir sacré. Drieu La Rochelle a étudié cette gnose des poètes français du XIX^e^, et en particulier *Les Litanies de Satan* de Baudelaire, où il voit très justement éclater ce nouvel esprit. Mais Baudelaire est-il fondamentalement gnostique ? La *Révolte* compte moins chez lui que *le Spleen,* et il me semble que sa pensée fondamentale est chrétienne. Dans ces apparitions premières, la gnose est incomplète, n'al­lant pas jusqu'à la haine de la Nature, et de la naissance. On sait que comme diverses sectes alexandrines, les cathares refusaient la procréation, parce que celle-ci perpétue le monde matériel, prison qui retient les fragments de la lumière divine. Cette haine apparaît avec Lautréamont. En ce sens, il ouvre un autre siècle. C'est pour cela que tant d'esprits se sont de nos jours reconnus dans son œuvre. Le passage du culte de la Nature à la gnose est un renverse­ment complet, et une nouvelle rupture dans la civilisation. Mais d'un phénomène à l'autre, il y a une suite logique : le refus du Dieu Père, et la lutte haineuse contre le christianisme. \*\*\* Goethe ou Holderlin pourraient fournir d'autres exemples ; même si chez le second le Christ est présent, ou invoqué, ce qui domine, c'est la rupture avec le monde divin, et l'angoisse qui s'ensuit. La Nature au contraire est un recours assuré. Pour rester dans le domaine allemand, il pourra paraître abusif que l'homme qui annonça « la mort de Dieu » (et se fit mieux entendre que Jean-Paul) soit rangé aux côtés des partisans du culte de la Terre. Sans aucun doute Nietzsche est négateur de tout Au-delà, de tout Surmonde. Mais dans sa bataille, il a besoin d'alliés, comme l'ont éprouvé d'autres avant lui. Il s'appuie sur la réalité terrestre. Et quand le lyrique parle en lui, cette réalité, toute fugi­tive et inconsistante qu'elle soit à ses yeux, est louée avec une allégresse guerrière qui tend à la vénération. 57:314 Voyez par exemple le discours aux gens de la ville, dans le prologue de *Zarathoustra :* « Je vous en conjure, ô mes frères, *demeurez fidèles à la terre,* et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espérances extra­terrestres. ...Blasphémer Dieu était jadis le blasphème des blasphèmes, mais Dieu est mort, et morts avec lui ces blasphémateurs. Désor­mais, le crime le plus affreux, c'est de blasphémer la terre et d'ac­corder plus de prix aux entrailles de l'insondable qu'au sens de la terre. » Il serait léger d'atténuer la portée de ce texte en y voyant une exagération poétique. Nietzsche dit ce qu'il pense vrai. Il y a chant, ici, et exaltation, mais parce que la vérité à exprimer exige ce ton plus haut. Zarathoustra édicte la nouvelle loi. Il instaure le culte de la Terre. Car si l'on blasphème en se détournant d'elle, c'est bien qu'elle est d'essence divine. Même si le mot doit faire sursauter les nietzschéens, ce passage est empreint d'esprit religieux. Pour les besoins de la cause, c'est-à-dire pour aider à chasser ce Dieu du Ciel dont on affirme d'ailleurs qu'il est mort ? Nous avons vu déjà des exemples de cette situation, où, pour pouvoir mieux nier Dieu on le remplace. Au moins ici, Nietzsche est entraîné à le faire à son tour. Et son prophète montre trois caractères fondamentaux, et déjà vus, de cette famille : le reniement violent du Dieu-Père, l'éblouissement de l'innocence retrouvée (voir : *les trois métamor­phoses de l'esprit*) et le dédain de l'immortalité personnelle. Voilà la foi de Zarathoustra. \*\*\* Jünger, lui, répète : « Je veux ce que veut la Terre. » C'est le consentement à ce qui survient, aux nécessaires métamorphoses, même si la destruction emporte ce qui reste cher à un homme formé dans l'ancien ordre. Il convient d'approuver ce qui est ; vieille sagesse. Le père, la patrie, l'honneur sont engloutis dans le désastre, et l'on sort de l'histoire, mais n'importe. Une raison supérieure l'exige, la volonté sacrée de la Terre. Le mot de Jünger paraît l'antithèse parfaite de la prière don­née par le Christ et qui, s'adressant au Père, demande que Sa volonté soit faite. 58:314 Jünger préfère se soumettre à une volonté ter­restre qui pourtant le blesse profondément. C'est lui-même qui l'a décrite comme une nouvelle offensive des Titans contre les célestes Olympiens. Le premier il a parlé de la mobilisation totale, et défini la figure du Travailleur : anonyme, impersonnelle, égalitaire, niant toute transcendance. Sans doute, il pense que cette offensive des Fils de la Terre n'aura qu'un temps, mais l'épreuve doit être traversée, et les destructions qu'elle accumule sont irréparables. Sensible aux signes et aux images. Jünger a montré nos villes hérissées d'antennes braquées comme des armes contre le Ciel. Il a noté le rôle symbolique d'un homme comme Franklin, double incarnation du progrès technique (le paratonnerre) et de la démocratie : Il arracha la foudre au ciel et le sceptre au tyran. dit son épitaphe. Mais il est plus simple de renvoyer aux dévelop­pements du *Mur du temps.* S'il dessine le paysage en bon cartographe, l'auteur d'*Eumeswill* échappe au conditionnement du temps, et s'il entend se plier à la volonté de la Terre, il ne se soumet pas à toutes les croyances impliquées d'ordinaire par ce culte. Par exemple, il reste très convaincu de l'immortalité, et que la mort n'est pas la fin sans phrases que les hommes se résignent à admettre, maintenant qu'ils sont devenus peu consistants. \*\*\* Dans ce vagabondage, on a rencontré les témoins les plus divers, séparés les uns des autres par des failles profondes, mais pourtant tous situés sur le même terrain. Je ne crois pas arbi­traires les rapprochements opérés. J'hésite pourtant à ajouter à cette liste le nom de Caillois. Certainement, c'est l'esprit le plus irréligieux. Il a été formé aux méthodes du rationalisme strict, il est passé par le surréalisme (dont il n'a pas supporté les tricheries, qu'on se souvienne de l'épisode des haricots sauteurs) et le marxisme ; sensible à Valéry, étudiant de Mauss et de Granet, il représente à merveille un monde intellectuel complètement fermé à l'idée du divin -- sauf comme objet d'études chez des peuplades « primitives ». 59:314 Or, cet esprit aux cent curiosités se prit d'une passion pour les pierres qui se teinta d'une sorte de mysticisme. « ...Je parle des pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d'y éclore. Je parle des pierres qui n'ont même pas à attendre la mort et qui n'ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l'averse ou le ressac, la tempête, le temps. L'homme leur envie la durée, la dureté, l'intransigeance et l'éclat, d'être lisses et impénétrables, et entières même brisées. Elles sont le feu et l'eau dans la même transparence immortelle, visitée parfois de l'iris et parfois d'une buée. Elles lui apportent qui tien­nent dans sa paume la pureté, le froid et la distance des astres, plusieurs sérénités. ... Je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissi­mule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d'une espèce passagère. » (*Pierres*) Il n'y a pas de doute que l'on soit en présence d'un hymne. Les traits que retient Caillois sont remarquables : éternité, impas­sibilité, ambivalence (« le feu et l'eau... ») qui caractérise le sacré, unité (« entières, même brisées ») pureté, sérénité. Il est difficile de ne pas voir là une prière à la divinité de la matière, d'autant plus adorable qu'elle nous est étrangère. Cet hymne, cette prière, conclut par les mots de fascination, de gloire et de mystère, qui traduisent le respect, et même l'extase, peut-on dire, de l'espèce éphé­mère -- quelle humilité -- mise en présence de ce qui la dépasse infiniment. Dans le même volume, Caillois, toujours lucide, observe : « Entre la fixité de la pierre et l'effervescence mentale, s'établit une sorte de courant où je trouve pour un moment, mémorable il est vrai, sagesse et réconfort. Pour un peu, j'y verrais le germe possi­ble d'une espèce inédite et paradoxale de mystique. Comme les autres, elle conduirait l'âme au *silence d'une demi-heure,* elle l'amè­nerait à se dissoudre dans quelque immensité inhumaine. Mais cet abîme n'aurait rien de divin et serait même tout matière et matière seule... » Tout lucide qu'il soit, je me demande si, là, il ne cherche pas à se leurrer. Étant donné sa forme d'esprit, c'est bien à la matière seule qu'il peut vouer un élan de ce genre, devant elle seule qu'il peut recevoir la révélation d'une présence écrasante, qui dépasse de tous côtés notre réalité fragile. 60:314 Seule, la matière lui manifeste la transcendance et le sacré. Et on ne voit pas pourquoi elle ne pourrait être divinisée. Caillois dit que c'est impossible parce que cela le rassure. C'est une ruse de sa religiosité, qui éclate dans l'analyse exacte, scrupuleuse, qu'on a vue. Pour l'inverse du Ciel, il faut une prière inverse, qui refuse de croire à elle-même, et qui se perd dans les abîmes de l'inerte et de la mort, comme la prière de celui qui croit au Père s'élève et s'en­fonce dans les abîmes supraterrestres. Ce que Caillois vénère c'est l'étrangeté de la matière et toutes les qualités qui l'opposent aux êtres vivants et particulièrement à l'homme. Cette Matière est donc très différente d'une Terre ma­ternelle et aimante. Elle se refuse, elle se ferme à nos élans, nous voilà loin d'Isis. Mais en elle réside le divin, et non dans l'Esprit ou la Lumière. \*\*\* Teilhard de Chardin au contraire adore (mettons que le mot soit exagéré) la matière de façon tout opposée à celle de Caillois. C'est qu'il voit en elle l'enveloppe de ce qui nous est le plus proche, le plus intime : l'Esprit. Parlant à Dieu, il s'écrie : « Ne faut-il pas que j'adhère à Vous par toute l'extension de l'Uni­vers... » Et il ajoute, très conscient : « Parmi ceux qui me verront, plus d'un secouera la tête, m'accusant d'adorer la Nature... » C'est lui qui lâche le mot, et je veux bien que l'accusation soit fausse : elle ne l'est que parce que la pensée de Teilhard est dynamique. Pour lui « Il n'y a au Monde ni Esprit, ni Matière l'Étoffe de l'Univers est Esprit-Matière » (*L'Énergie humaine*)*.* Et cette Étoffe suit une évolution qui la sublime peu à peu. Ce qui est adorable, ce n'est pas la Nature, c'est le mouvement qui la travaille et la métamorphose. Là encore, nous avons affaire à une gnose. Ce serait une erreur de ranger le jésuite avec les adorateurs de la Terre-Mère ; il refusait de s'y joindre, tout en manifestant à la vieille déesse une réelle dévotion. Il était utile de le rappeler pour montrer à quel point l'attraction de la Matière est puissante et s'exerce sur des esprits divers, même quand ils s'entendent à dévier cette force de son cours normal, comme c'est le cas. \*\*\* 61:314 Le souci de la Terre, de la Nature a pris un autre sens depuis que la planète commence à se ressentir des attaques qui lui sont portées par nos machines et nos produits chimiques. Il faut noter que c'est dans les milieux urbains des pays riches que l'on est le plus sensible à ces agressions. C'est qu'on en a encore le loisir. Les habitants du Sahel qui coupent les derniers arbres et laissent ravager par leur bétail étique leurs dernières terres arables le font sans remords : sans ces crimes, ils mourraient de faim. La question est cependant une vraie question. Mais elle prend parfois une certaine coloration qu'il faut bien appeler reli­gieuse. Les blessures portées à la Terre-Mère sont considérées comme des sacrilèges. Ceux qui se flattent d'être vraiment sensi­bles à la Nature et hostiles aux machines deviendront plus souvent éleveurs qu'agriculteurs, préférant être fils d'Abel que fils de Caïn, peut-être avec le sentiment inconscient que l'agriculture est déjà une atteinte au sol sacré : le labour commence par le déchirer. Les actions de protection de la flore et de la faune prennent quelque­fois un tour exalté. Enfin, il faut noter que la religion chrétienne est souvent direc­tement mise en cause. On lui oppose d'autres attitudes, plus fécondes. C'est oublier simplement que les ravages qui résultent de notre technique n'ont rien à voir avec la Bible. La Nature est atteinte depuis un siècle, non pas depuis vingt. Et l'esprit de la société technique n'est pas particulièrement religieux, que l'on sache. Jean Dorst, dans son livre *Avant que Nature meure,* qui connut un très grand succès, et mérité, écrit par exemple : « Beaucoup d'Orientaux ont en effet un respect de la vie sous toutes ses formes, toutes procédant directement de Dieu ou même s'identi­fiant à une parcelle de Lui-même... En revanche les philosophies occidentales mettent toutes l'accent sur la suprématie de l'homme sur le reste de la Création qui n'est là que pour lui servir de cadre. Ces affirmations, proférées par les philosophes païens de l'Antiquité forment la base de l'enseignement chrétien. » Là-dessus, J. Dorst cite La Genèse (I 28-29) où il est enjoint à l'homme de dominer et de soumettre la nature, mais où, égale­ment, il se voit attribuer une nourriture uniquement végétale. La chair animale ne lui sera permise qu'avec Noé, comme on sait. Voilà déjà une restriction assez sévère à la domination des fils d'Adam. Cependant, l'auteur a beaucoup plus de respect et de confiance envers le panthéisme oriental (les êtres vivants, parcelles de Dieu). On se rapproche du culte de la Nature. 62:314 Un autre défenseur de la Terre menacée, René Dumont, se montre lui aussi hostile au christianisme (et à l'Islam, ce qui est plus rare). Il écrit dans *Pour l'Afrique, j'accuse :* « Nos religions du Livre ne respectent pas la Terre sacrée. » Ces « religions du Livre », qui ont en commun, non pas un Livre (ce n'est pas le même, n'est-ce pas ?) mais la notion d'un Dieu unique, transcen­dant, Créateur du Ciel et de la Terre il les oppose à la « Terre sacrée », qu'il voit beaucoup mieux vénérée par les paysans africains. Sans polémique, on notera que Dumont lui-même regrette que tant d'Africains contribuent à désertifier leur région : la Terre n'est donc plus si sacrée pour eux, ou plutôt la nécessité les entraîne. Mais il reste que la supériorité qu'on leur prête est illu­soire. Et quant à la responsabilité du Livre, on penserait assez que Dumont l'invente. Tout est bon à l'Européen pour se retourner contre soi-même et se haïr, haïr son héritage et renier ses livres sacrés. On voit cela tous les jours. \*\*\* Si divers, parfois opposés, que soient les cas relevés au cours de notre vagabondage, ils présentent une cohérence. Elle perce à travers les déguisements et les métamorphoses qui sont d'ailleurs la règle quand il s'agit de rêves ou de mythes. Nous avons vu la piété se détourner du Ciel. Le christianisme est rejeté avec fureur ou délaissé presque inconsciemment, tandis que par un effet comparable à celui des vases communicants, on voit l'adoration s'attacher à la Nature ou à la Terre natale. Et c'est le même élan qui s'adresse aussi bien au Peuple ou à l'Hu­manité ou à l'Histoire. Ces déesses et ces dieux ont pour trait commun de recevoir un culte qui implique le refus du Ciel et de la révélation qui vient d'en Haut, le refus aussi de toute subordi­nation. En même temps se manifeste un besoin éperdu de protec­tion. Les hommes recherchent le sein maternel. Rejetant Père et hiérarchie, ils se fient à la fraternité et à l'égalité. La personne s'affaiblit. On voit l'individu se fondre dans le groupe la masse. Parallèlement, la foi en l'immortalité, qui survit mal au déclin de la personne, est remplacée par la croyance en un retour aux éléments. Plutôt qu'un affaiblissement progressif de l'esprit religieux des­tiné à disparaître sous les Lumières de la raison, il y aurait donc un transfert : qui n'adore pas le Ciel adorera la Terre. L'athéisme est moins vainqueur qu'on ne l'imagine, et au vrai, un phénomène annexe. 63:314 Certes, il en existe des exemples fameux, et qui ont fait des petits. Leur tâche est de détruire l'ancienne foi. Mais on peut supposer que le but de l'opération les dépasse. Ils ne font le vide que pour préparer la place à d'autres manifestations divines -- et d'abord à un retour de la foi que ces insectes rongeurs supposent qu'ils vont détruire. Même l'Église semble céder aux tendances « horizontales » et détourner son regard du Ciel. Elle exalte Marthe aux dépens de Marie, elle s'acharne à viser une efficacité temporelle, sociale, où sa réussite est médiocre, quand elle s'efforce directement (son vrai moyen d'action étant d'abord de corriger les esprits). Cette crise ne fait que révéler l'aimantation puissante vers la Terre et la Matière dont on a vu tant de manifestations. C'est bien la phrase de Bloy déjà citée qui résume cette situa­tion : « Dieu se retire. » Cette occultation ne peut être qu'une épreuve, mais il est normal que celle-ci nous paraisse trop longue. Georges Laffly. 64:314 ### Un aventurier tricolore (VII) : le marquis de Morès (1858-1896) par Alain Sanders #### Dans la mêlée -- ET TU CROIS VRAIMENT, Antoine, que tu pourras « récupérer » les forces socialistes ? Bien sûr ! A condition de les orienter dans un sens national et chrétien -- mieux encore : catholi­que --, de prendre la direction des groupes ouvriers du Nord, de convertir les patrons chrétiens à des idées géné­reuses, de les convaincre -- ce sera plus difficile -- de procéder aux réformes indispensables. A l'automne 1891, Antoine de Morès est plus que jamais décidé à « casser le système ». Il l'explique à ses amis et notamment à Tony Broët. Sans toujours les convaincre. « Voyez-vous, leur dit-il, il me faudrait maintenant un vrai journal. Autre chose que *L'Assaut* qui n'est rien de plus qu'une feuille électorale. Comment l'appeler ce journal : *La Paix sociale* ou *La guerre sociale ?* » Pour créer un journal, il faut de l'argent. Et des idées. 65:314 Des idées, Morès en a de nombreuses. De l'argent... Mais écoutons Droulers : « Le journal doit être très grand, sans bulletin financier, mais avec beaucoup d'annonces à bon marché formant ainsi le noyau d'une coopérative, et une tribune libre très large. Les fonctions sont distribuées, le local même est choisi boulevard des Italiens. Il y a beaucoup de place et une grande pièce où on peut faire de l'escrime. Cela surtout lui sourit. Il ne manque plus que l'argent. Morès veut trouver 500.000 francs avant de commencer. Un nommé H... promet de trouver les fonds. Il a été le fondateur d'une association politique du clergé (qui fut désavouée par l'épiscopat) et il a entre les mains des lettres d'un très grand nombre de curés. Il prétend avoir beaucoup de relations dans le Nord et affirme qu'on trouvera là, chez les patrons catholiques, tout ce que l'on voudra. » -- Vous avez des relations dans le Nord, demande Morès à H... ? Qu'à cela ne tienne, j'y vais ! « Là-bas, lui a dit H..., vous irez voir de ma part un nommé F... qui se fait appeler Durand. » Début décembre 1891, Morès débarque à Lille où F... qui se fait appeler Durand l'attend... -- Ici, je connais tout le monde, lui confie F... Je vais vous présenter. F... ne connaît en fait pas grand nombre sinon quelques membres de cellules anarchistes qui font, d'ailleurs, assez bon accueil au « monsieur de Paris ». Ces premiers contacts pris, Morès organise un meeting le 13 décembre à Amiens. Au jour dit, la salle est pleine à craquer et Morès est ovationné. A un moment, pourtant, un contradicteur socialiste tente de lui couper la parole. Les amis de l'orateur vont lui faire un mauvais parti... -- Laissez, dit Morès, monsieur est mon invité : je le prends sous ma protection et je l'invite à souper. A la fin du repas, le contradicteur est devenu un ami « Vous savez ce qui serait bien M. de Morès ? C'est que vous veniez parler dans mon bourg à Villers-Bretonneux. » 66:314 Morès n'hésite pas : « Eh bien, d'accord. La semaine pro­chaine, par exemple ? » Le 18 décembre, Morès arrive à Villers-Bretonneux. Son contact socialiste d'Amiens est là qui l'attend pour le conduire dans la salle basse et enfumée d'un cabaret où sont rassem­blés trois cents bonshommes très apparemment hostiles. D'après Droulers, le président de séance commenta ainsi son discours d'introduction : « C'est par pure curiosité, n'est-ce pas, que nous sommes ici. Nul n'est dupe du socialisme de M. de Morès. Mais nous ne sommes pas fâchés de voir de près un marquis Qu'il explique donc pourquoi la marquise de Plessis-Bellière, sa cousine (car les marquis et les marquises sont toujours de la même famille), a laissé son château au pape. Si le pape voulait, il pourrait devenir notre voi­sin ! Voyons, monsieur le marquis, expliquez-vous, et si vos expli­cations ne nous satisfont point, tant pis pour vous, je ne vous dis que ça. » Ces menaces à peine déguisées déchaînent l'enthousiasme de la foule qui hurle et trépigne de joie. Morès laisse passer l'orage et commence de parler. Les cris, les sifflements, les injures, les menaces reprennent de plus belle et Tony Broët, l'ami qui a accepté de suivre Morès dans ce piège à rats, sent que ça va très mal tourner. A un moment, pourtant, un homme se dresse qui va entreprendre d'interroger l'orateur : -- Vous qui avez attendu la République pour venir à nous que faisiez-vous en 1830 ? demande l'interrupteur. -- Je n'étais pas né, répond Morès. -- Alors que faisiez-vous en 1848 ? insiste l'homme. -- Je n'étais toujours pas né, répond Morès. -- Et au Deux-Décembre ? Là, Morès n'a pas le temps de répondre : un rire énorme -- celui de trois cents rudes gosiers -- s'empare de la salle, détendant d'un seul coup une atmosphère très lourde... La partie est gagnée. Morès prend la parole et, à son habitude, va retourner une salle hostile et prête, quelques minutes auparavant, encore, à lui faire un mauvais parti. 67:314 On l'acclame, on le congratule, on lui donne de grandes tapes dans le dos -- « Sacré Morès, va ! » -- et on le porte en triomphe jusqu'à la gare. Témoignage de Droulers : « Le train parti, Morès dit à son compagnon : « Ce fut un peu chaud », puis se met dans un coin et s'endort. » De retour à Lille, Morès rencontre enfin les gros indus­triels qui sont supposés lui procurer les 500.000 francs dont il a besoin pour lancer le journal dont il rêve. Les indus­triels viendront l'écouter lors du grand meeting qu'il tient, le 20 décembre 1891, dans l'hippodrome de la rue Nicolas-Leblanc. A la fin du meeting, les industriels viendront le voir pour lui demander : -- Mais ce que vous avez dit ce soir concernant le peuple, c'est à usage électoral, n'est-ce pas, vous ne le pensez pas vraiment ? -- Messieurs, répond Morès, je n'ai pas l'habitude de mentir. Il repartira de Lille sans avoir obtenu le premier sou des 500.000 francs qui lui font défaut... Le 16 janvier 1892, les cochers de l' « Urbaine » se met­tent en grève. Figures familières du petit monde parisien, les cochers sont très mai payés et d'autant plus que la compa­gnie l' « Urbaine », qui perd de l'argent, entreprend de leur supprimer les petits avantages matériels qu'ils pouvaient grap­piller çà et là... D'où leur révolte. Et l'intervention de Morès qui participe à toutes leurs réunions. C'est lors d'une de ces réunions qu'il aura l'idée du *Cré­dit ouvrier*. Il explique son projet : -- A la fin de son service militaire, chaque travailleur recevra un livret lui donnant droit à un crédit maximum de cinq mille francs. L'usage de ce crédit ne lui sera acquis que sur la garantie de son syndicat, et à seule fin de lui assurer la propriété de son instrument de travail. -- C'est bien beau, tout ça, intervient un cocher. Mais com­ment ça fonctionnerait pour nous ? -- Eh bien dans le cas des cochers de l' « Urbaine », chaque cocher serait propriétaire de son équipage, mais d'une propriété temporaire qui reviendrait, au jour de la retraite ou de la mort dudit cocher, au groupement syndical. 68:314 Dans l'absolu, le crédit de cinq mille francs pourra être aussi affecté à l'acquisition d'un coin de terre ou d'une maison. Au lieu de payer à des prix inimagina­bles le loyer d'appartements insalubres où ils s'entassent avec leur famille, les ouvriers se paieraient ainsi à eux-mêmes des habitations saines et confortables. Toutes ces idées -- qui seront reprises par l'abbé Lemire et la *Ligue du coin de terre et du foyer* -- Morès les expose dans une brochure qui circule chez les 2.000 grévistes de l' « Urbaine ». Mais, au bout de deux mois, l' « Urbaine » n'ayant pas cédé, les cochers à bout de ressources, sont contraints de reprendre le travail. Pour remercier Morès de ce qu'il a fait pour eux, ils se cotiseront pour lui remettre un sabre d'honneur de toute beauté. En discutant un jour avec les bouchers de la Villette -- qu'il a conquis tant par sa force physique que par les his­toires de cow-boy qu'il raconte -- Morès apprend qu'un certain nombre de marchands, fournisseurs de l'armée, achè­teraient des bêtes impropres à la consommation pour les « refourguer » à nos soldats. Déguisés en marchands de bestiaux, Morès et Jules Gué­rin -- qui est encore, à cette époque, le fidèle compagnon de Drumont -- se rendent incognito à la Villette. Ils y notent la présence d'une quarantaine de bêtes ma­lades, rebuts des 3.200 animaux envoyés ce jour-là au mar­ché. Ils apprennent que ces animaux ont été achetés par MM. Wormser et Salomon, fournisseurs de la garnison de Verdun. Continuant son enquête en compagnie de deux bouchers, Morès piste les bêtes malades jusqu'à Pantin où elles sont embarquées dans des wagons. Il note soigneusement les numéros des wagons et, toujours flanqué des deux bouchers, prend le train pour Verdun. A Verdun, Morès voit arriver les wagons partis de Pan­tin. Toujours déguisé en marchand de bestiaux, il prête même la main au débarquement des bêtes puis les suit dans leur marche vers les abattoirs. Les bêtes sont dans un tel état que quatre d'entre elles s'effondreront en chemin et ne pourront être abattues que le lendemain. 69:314 La viande insalubre -- qui porte le cachet bleu de l'ins­pection sanitaire de la ville de Verdun et le cachet rouge des fournitures militaires... -- est -- Morès le constate *de visu* -- distribuée aux troupes de la garnison. Dans un premier temps, Morès se précipite pour signaler les faits à l'administration militaire, puis court déposer une plainte entre les mains du procureur de la République. Muni d'un ordre de ce magistrat, il peut, dès le lendemain, péné­trer dans les abattoirs. Il est déjà trop tard : prévenus par leurs complices, les fournisseurs ont eu le temps de faire disparaître le corps -- on est tenté d'écrire : les morceaux -- du délit... Furieux, Morès enverra une lettre ouverte à tous les journaux, relatant par le menu son enquête, de la Villette jusqu'à Verdun en passant par Pantin. Un seul journal y fera écho : le *Journal des débats.* Mais le ministère de la guerre, alerté, décidera de l'ouverture d'une boucherie mili­taire à Verdun. C'est une consolation : les coupables n'ont pas été arrêtés mais les soldats ne sont plus nourris de charognes... En avril 1892, paraît *la Libre Parole* de Drumont. Avec une série d'articles publiés sous la signature de Lamase et intitulés : « Les officiers juifs dans l'armée. » Ces articles étant rien moins qu'aimables, un officier israélite, le capitaine Crémieu-Foa provoque Drumont en duel. La rencontre a lieu le 1^er^ juin 1892 en forêt de Saint-Germain. A l'épée. L'un et l'autre seront blessés : Drumont à l'aine, Crémieu-Foa à l'œil. Dans la foulée, Crémieu-Foa -- qui veut en découdre -- provoque M. de Lamase, l'auteur des articles parus dans *la Libre Parole.* Lamase ayant femme et enfants, Morès, qui est son témoin, a demandé que le procès-verbal des conditions du duel ne soit pas révélé par les journaux, de telle sorte que la famille du journaliste ne soit pas alarmée par la rencontre entre les deux hommes. La veille du duel, il ouvre donc les journaux et a la surprise d'y découvrir le procès-verbal stipulant les conditions du duel Lamase-Crémieu. 70:314 Furieux, il accuse le capitaine Mayer, premier témoin de Crémieu-Foa, de n'avoir pas tenu parole (c'est, en fait, un frère de Crémieu-Foa qui a pris copie du procès-verbal et l'a passé aux journaux). Le duel Morès-Mayer étant devenu inévitable, un procès-verbal est alors rédigé de la façon suivante : « Le procès-verbal de la rencontre qui a eu lieu le 20 juin 1892 entre M. le capitaine Crémieu-Foa et M. de Lamase ayant été publié contrairement aux conventions établies entre les témoins, M. de Morès, premier témoin de M. de Lamase s'est trouvé offensé par cette publication et a demandé réparation à M. le capitaine Mayer, premier témoin de M. le capitaine Crémieu-Foa. Bien qu'il soit reconnu, sur l'affirmation des témoins de M. le capitaine Mayer que la publication dont il s'agit ne résulte en rien du fait de cet officier, celui-ci en a immédiatement assumé la res­ponsabilité et a désigné pour le représenter : M. Delorme, capitaine du génie, et M. Poujade, capitaine d'artillerie. De son côté, M. de Morès a désigné pour le représenter M. le comte de Lamase et M. Jules Guérin. Les conditions du combat seront les suivantes : épée de combat ordinaire, gants de salle ou de ville et escarpins à volonté. La durée des reprises sera de trois minutes, celle des repos de une demi-minute. Les corps à corps sont interdits : le terrain gagné ne sera pas considéré comme acquis. Le combat cessera après une blessure mettant un des adversaires dans une infériorité évidente constatée par les témoins. La rencon­tre aura lieu dans les environs de Paris demain jeudi, 21 juin 1892, à 10 heures du matin. En foi de quoi les témoins ont signé le présent procès-verbal. Paris, le 22 juin 1892. *Pour M. de Morès :* Comte Paul de LAMASE. J. GUÉRIN. *Pour M. le capitaine Mayer :* P. DELORME, A. POUJADE. La rencontre a lieu le 23 juin dans la salle couverte de l'île de la Grande Jatte. Le capitaine Mayer est un superbe bretteur. Il a notamment dirigé l'enseignement de l'escrime à l'École polytechnique et le combat s'engage immédiatement avec une grande violence. 71:314 Droulers : « Après quelques dégagements et contres, rapidement pris, le capitaine Mayer attaque Morès dans les lignes basses. Morès, qui a une force de poignet remarqua­ble, relève l'épée de son adversaire par un battement de sep­time et allonge le bras droit. Mayer, emporté par son élan, vient s'enferrer. Le coup est d'une grande violence. L'épée de Morès entre sous l'aisselle droite, traverse la partie supé­rieure du poumon et s'arrête sur la colonne vertébrale. » Le capitaine Mayer lâche son épée. Contenant le sang qui s'écoule de sa blessure, il s'avance vers les témoins et les médecins qui l'entourent. « Je suis touché », dit-il. Morès s'avance vers lui : « Capitaine Mayer, permettez-moi de vous serrer la main. » Le capitaine tend la main à Morès. On le transporte, après lui avoir fait un pansement succinct, à l'hôpital mili­taire du Gros-Caillou. Le soir même, il meurt sans avoir repris connaissance. Le 25 juin, le juge d'instruction Couturier lance un mandat d'arrêt contre Morès, bien que les témoins du capi­taine Mayer aient déclaré que le duel s'était déroulé de façon tout à fait correcte. Morès sera arrêté par le chef de la Sûreté Goron qui nous a laissé dans ses *Mémoires* quelques lignes savoureuses sur les circonstances de cette arrestation : « Chargé d'arrêter Morès j'avais battu tout Paris et j'allais ren­trer sans résultat quand le secret de sa retraite me fut livré par un de ces êtres louches qui font le métier de trahison. M. de Morès se trouvait dans une maison du boulevard Pereire. Je saute dans une voiture en compagnie de mon secrétaire, et je cours, ventre à terre, à l'adresse indiquée. Là je tombe sur des concierges d'une discrétion invraisemblable. Impossible de leur arra­cher la moindre indication. De guerre lasse je me décide à fouiller tous les appartements l'un après l'autre : c'était le plus sûr procédé. Il devait me réussir dès le premier étage. En effet, derrière une porte d'aspect innocent, j'entends un murmure de voix parmi les­quelles mon oreille exercée aux surprises de la chasse à l'homme, n'a pas de peine à reconnaître le baryton du marquis. Je frappe. -- Ouvrez, au nom de la loi. -- Qui est là ? -- C'est moi, Goron. -- Il fallait donc dire que c'était vous ! 72:314 Et Morès m'ouvre lui-même et m'introduit en me serrant la main. Il y avait là MM. Guérin et de Lamase. -- Partez vite, dis-je à ceux-ci, et rentrez chez vous. On est en train de faire des perquisitions à vos domiciles respectifs. Quant à vous, monsieur de Morès, vous savez ce qui m'amène ? -- Parbleu, vous venez m'arrêter... Mais pas d'agents, hein ? -- Non, assurément non, je suis seul avec mon secrétaire, tout à fait sans cérémonie. Nous descendons, et, montant dans la voiture découverte qui attendait, nous voilà partis en devisant comme si nous venions de dîner ensemble au cabaret. Il eût fallu voir le désespoir des concierges dont le dévouement n'avait servi à rien et que nos menaces de tout à l'heure ne lais­saient pas d'épouvanter. Morès les consolait avec ses grands airs de prince et des caresses dans la voix. Visiblement, en de plus tragiques circonstances, le marquis eût possédé là deux gardiens réfractaires à la peur comme à la corrup­tion et capables de se faire hacher pour lui en petits morceaux. Je dis qu'un homme qui sait faire éclore autour de lui de sem­blables attachements n'est pas un homme ordinaire. Il recèle en lui une force rayonnante et féconde dont une politique intelligente devrait savoir tirer parti. Ce preux avait une fascination irrésistible. Ce même soir, dans mon bureau du quai des Orfèvres, n'entre­prit-il pas d'endoctriner mes agents ? Le plus curieux c'est qu'il aurait eu tôt fait de réussir ! En deux heures, ce sorcier-là les aurait tous mis dans sa poche. Encore un jour et il les embauchait à sa suite ! » Le 29 août 1892, après quelques longues semaines de prison et un procès plus rapide, Morès était acquitté. A quelque temps de là, Joseph Reinach, directeur de *la République française,* ayant reproduit un article de Morès sur Constans en le « caviardant » très largement, le marquis lui en demande raison. En réponse, Reinach fait remettre à Morès la lettre sui­vante : « Monsieur, ne vous ayant pas offensé, je n'ai pas de réparation à vous accorder, et, ne me sentant pas offensé, je ne vous en demande pas. Avec l'expression de mes senti­ments distingués. Joseph Reinach. » Outré par une telle désinvolture, Morès fonce à *la République française* et retourne deux gifles retentissantes à Reinach. « Maintenant, vous êtes l'offensé, lui dit-il, j'attends vos témoins. » 73:314 Les témoins ne viendront pas et Reinach fera dire qu'il a « le droit de dédaigner certaines injures et celui de n'accep­ter que les adversaires qui lui conviennent ». Et d'ajouter : « Morès n'est qu'un émissaire du général Boulanger et je n'entends me battre qu'avec Boulanger en personne. » Comme Boulanger est à Londres, l'affaire s'arrêtera là. Au grand sou­lagement des amis de Reinach et de Reinach lui-même... Après avoir déjoué la tentative de certains ecclésiastiques qui voulaient le faire condamner à Rome (tant à cause de ses duels que de ses idées politiques), Morès replonge dans le mili­tantisme quotidien. Il écrit dans le journal *La Terre de France :* « Je suis né au sommet de l'échelle et suis descendu jusqu'en bas. Je ne m'en plains pas. Je saurai ce qu'on souffre là, et l'effort qu'il faut faire pour remonter jusqu'en haut (...) « La politique ne vient pour moi qu'au dernier rang, et je veux surtout débarrasser la France de tous les misérables qui la pillent et la déshonorent (...) « Je suis avant tout socialiste, c'est-à-dire, qu'à mon avis, il n'y a pas de droit sans devoir et que le devoir de la société, en particulier, est d'aider le producteur à obtenir le plus grand résultat possible de son travail. Je crois que, la société ne donnant pas au peuple ce qu'elle lui doit la révolution approche. Je crois que la centralisation est devenue insupportable, parce qu'elle a remplacé le pouvoir d'un homme par celui d'une collectivité irresponsable, qui se sert de cette machine, non pour la prospérité et la grandeur de la patrie, mais pour remplir les poches des Juifs et des politiciens à leurs gages. Pas d'autre solution à cet état de choses que l'association des travailleurs, que la reconstitution des groupements naturels de la France (...) « Je ne suis pas anarchiste, mais je comprends la colère et la révolte des anarchistes, je connais et je plains la misère et la souffrance de beaucoup d'entre eux. Qu'il se lève, celui à qui j'ai refusé aide et assistance ! Riche, je ne le suis pourtant plus. A peine me reste-t-il quelques débris de mon ancienne fortune. Ce sont ces débris que je partage avec les malheureux. Il me reste aussi sur les épaules une tête dure et solide. Je la joue tous les jours pour défendre les petits et les faibles... que puis-je donc leur donner de plus ? » Un jour, dans un meeting, les responsables anarchistes qui sentent combien le discours de Morès -- mais aussi celui de Drumont -- ébranlent leurs militants les plus sincères, vont essayer de casser cette espèce d'aura en attaquant sur le plan de la religion. Au début de la réunion, un homme s'est levé et, le verbe haut : 74:314 -- Citoyen marquis, je voudrais dénoncer la présence d'un curé dans ton auditoire ! Feint étonnement de Morès : -- Un curé dans mon auditoire ? Et où ça ? Qu'il se lève. Dans la salle, un petit curé, pas plus fier que ça, se lève. Morès l'interpelle : -- Merci, monsieur l'abbé, de l'honneur que vous nous faites à tous de venir nous entendre. C'est la fureur dans les rangs anarchistes : -- Tu n'es pas des nôtres, citoyen marquis ! -- Non, répond Morès, je ne suis pas des vôtres parce que je ressens le besoin d'un Dieu, d'un maître, d'une famille et d'une patrie ! Et, comme les anarchistes font mine de devenir méchants il ajoute : -- Ce n'est pas avec des discours mais à coups de cou­teau que j'entends combattre les sans-famille et les sans-patrie. Venez jamais toucher en ma présence à la Croix, au drapeau, à ma femme ou à mes enfants, et vous verrez ! Dans le même temps, quand son père le duc de Val­lombrosa lui écrit pour lui dire que son goût pour « le rebut de la société » finirait par l'éloigner de sa famille, Morès lui répond très durement : « Mon cher père, vous vous prononcez d'une façon bien absolue sur des doctrines sociales dont l'importance et l'urgence, cependant, augmentent chaque jour. Quant aux hommes que vous appelez « le rebut de la société », je pro­teste formellement contre ce jugement. Ils sont plus honnêtes que bien des gens qui fréquentent les salons. J'ajoute que la faim fait sortir le loup du bois et que l'abandon de mes amis naturels ne fera qu'accroître l'ardeur de mes revendica­tions. Je crois devoir ajouter que je suis convaincu de la jus­tice de ma cause et que je ne sais point reculer. Peut-être adieu. » Mais s'annonce déjà pour les nationalistes un autre ad­versaire. Il porte un nom qui pourrait en faire le prototype d'un « savant fou » façon Jules Verne ou Edgar P. Jacobs : Cornelius Herz. Il incombera à Déroulède de lui régler son compte. 75:314 Herz est né en 1845 à Besançon. De parents juifs bava­rois, il a choisi, jeune homme, de s'installer aux États-Unis et de s'y faire naturaliser. A son retour en France, on le retrouve dans l'entourage -- dans l'entourage très direct -- de personnages de premier plan comme Clemenceau, Freycinet, le baron de Reinach et même l'infortuné général Boulanger. Le 20 décembre 1892, Déroulède interpelle le gouverne­ment pour lui demander quelles mesures disciplinaires il compte prendre contre Cornelius Herz dont on sait qu'il fut -- le procès de Panama l'a démontré -- « l'un des rabat­teurs chargés par la Compagnie d'acheter les votes des par­lementaires ». « Cornelius Herz, claironne Déroulède, a été un des principaux personnages de l'État français. Il avait l'air d'être le maître des pouvoirs publics et de tenir dans ses mains tous les fils du Parlement français. Au cours d'une entrevue avec Rochefort à Londres, il a avoué à celui-ci avoir donné à Clemenceau deux millions pour son journal. Cornelius Herz est un agent de l'étranger. Quel deuil et quelle tris­tesse ! Un Allemand est venu en France mettre en coupe réglée nos fortunes... et non content d'avoir emporté notre argent c'est aussi un peu d'honneur qu'il nous emporte, et il est là-bas impuni, joyeux, railleur (...) Vous, monsieur Cle­menceau, c'est à détruire que vous avez consacré vos efforts. Que de choses, que de gens, vous avez brisés ! Votre car­rière est faite de ruines... » Clemenceau ne niera pas avoir touché de l'argent de Herz -- et de beaucoup d'autres -- et tentera de s'en justi­fier en expliquant qu'il n'a pas été le seul à avoir bénéficié des générosités de ces bailleurs de fonds venus d'ailleurs... Pour finir d'étouffer l'affaire, il provoquera Déroulède en duel. La rencontre se soldera par un match nul... Mais on a à peine fini de parler de Cornelius Herz qu'éclate l'affaire Norton. Ce matin du 21 juin 1893, Morès est occupé chez lui lorsqu'il reçoit un petit bleu du député Millevoye : « Pouvez-vous passer à la Chambre dans l'après-midi ? » 76:314 En début d'après-midi, donc, Morès se retrouve, en com­pagnie de Déroulède, dans le bureau de Millevoye. Le dé­puté de la Seine leur dit : -- Ce que j'ai à vous confier est grave. J'ai là des documents qui mettent en cause, qui déshonorent un certain nombre de députés. Il n'y a aucun doute là-dessus : des représentants de la France sont vendus à l'étranger. Les documents en question ? Quatorze lettres adressées au jour le jour par le ministère des affaires étrangères bri­tannique à son ambassade à Paris et une feuille de papier bleu, frappée aux armes d'Angleterre. Sur cette feuille : huit noms de députés suivis d'un chiffre. En face du nom de Clemenceau, une somme indiquée : 20.000 livres... -- Je vais faire éclater ce scandale à la tribune, explique Millevoye. Mais il est de mon devoir d'en parler avant au président du Conseil. M'accompagnez-vous ? Flanqué de Morès et de Déroulède, Millevoye est immé­diatement reçu par le président du Conseil, Charles Dupuy. Ce dernier examine les pièces et demande : -- D'où tenez-vous ces documents ? -- D'un mulâtre nommé Norton, répond Millevoye. Il est employé à l'ambassade d'Angleterre. Il est originaire de l'île Maurice. -- Tout cela est fort bien, reprend Charles Dupuy, mais ce ne sont là que des photocopies. Avez-vous les originaux ? -- Norton est prêt à nous les remettre. Contre une somme de cent mille francs. -- Il faut en parler tout de suite au ministre de l'intérieur... Dans la soirée, Millevoye, Morès, Déroulède et Ducret -- le directeur de *La Cocarde* -- sont reçus au ministère de l'intérieur. Il y a là Dupuy et Develle, ministre des affaires étrangères. On reparle des documents, de l'opportunité de racheter les originaux et on se sépare après que Millevoye ait annoncé son intention d'intervenir à l'Assemblée natio­nale dès le lendemain. 77:314 Morès et Déroulède, plus méfiants que le brave Mille­voye, ne semblent guère enthousiastes au sortir de la place Beauvau. Ils ont senti quelque chose de « bizarre » dans les attitudes et les commentaires des ministres. Déroulède tra­duit ce sentiment : -- Surtout, mon cher Millevoye, soyez très prudent. Ne produisez pas la liste. Lisez quelques passages des lettres et demandez une enquête. Le 22 juin 1893, Millevoye monte à la tribune. On le laisse d'abord parler. Puis on l'interrompt. Enfin, on se moque ouvertement de lui. Millevoye comprend tout ; il est tombé dans un piège. Le ministre des affaires étrangères se lève alors et lance, méprisant : -- Vous êtes victime d'une abominable mystification. Millevoye s'effondre, bredouille encore quelques pauvres défenses et quitte la tribune. Comme il n'a pas cru bon de donner sa démission, c'est Déroulède qui donne la sienne... Le 5 août 1893, Norton et Ducret comparaissent devant la Cour d'assises. Pour faux et usage de faux. Il n'en sortira rien sinon que Norton, déjà condamné six fois pour escro­querie, a joué de sa position à l'ambassade d'Angleterre pour se faire un peu d'argent en dupant les trop confiants Millevoye et Ducret. Cité comme témoin, Morès dira, en montrant Norton, qu'il n'avait pas eu besoin de beaucoup de temps pour se faire une opinion sur l'accusé, mais il ajoutera : « J'ai signé le procès-verbal de disqualification contre M. Clemenceau. Depuis deux ans, je sais qu'il est un agent de l'Angleterre, je le lui dirai partout, je le lui répète ici. » Le *Figaro* de l'époque qui donne un compte rendu très complet du procès note : « *Gros tumulte, M. de Morès, M. le président des assises parlent en même temps, il est impossible de s'entendre.* » Le jury rendra un verdict de culpabilité avec circons­tances atténuantes : trois ans de prison pour Norton pour faux et un an de prison pour Ducret convaincu d'usage de faux. Clemenceau obtient les dépens comme partie civile. 78:314 Il y a eu, entre Morès et Clemenceau, des mots -- et des accusations -- trop graves pour qu'on imagine en rester là. Le surlendemain du procès, Morès adresse, par voie de presse, la réponse suivante à Clemenceau : « M. Clemenceau, dans sa défense, dit : M. de Morès m'accuse, lui, de trahison. Pourquoi ? Lui qui dernièrement a emprunté de l'argent à Cornelius Herz, lui dont le beau-frère était dernièrement ambassadeur d'Allemagne à Madrid. « M. Clemenceau m'a demandé à l'audience sur quoi je me fondais pour affirmer qu'il était un agent de l'Angleterre. Je vais répondre d'abord sur ce qui me concerne : je parlerai plus tard sur M. Clemenceau. « Je commence par préciser ma situation personnelle. « Je ne suis ni un mandataire, ni un candidat. Je suis un com­battant et je lutte à mes risques et périls pour la conquête du tra­vail libre et pour la défense de la patrie. « Lorsque, en 1889, la campagne antisémite a débuté à la réu­nion de Neuilly, j'ai dit à la tribune : « Ceux qui vont mourir vous saluent ; dans la lutte qui va s'ouvrir je ne me fais pas d'illusions, j'y laisserai certainement ma fortune et peut-être ma vie. » « A la réunion de Tivoli-Vauxhall, au moment du Panama, j'ai dit : « Je ne suis pas un candidat, je combats à mes risques et périls par des moyens dont j'assume la responsabilité. » Ceci posé, arrivons aux faits. « A la suite de la campagne de 1890, je fus arrêté le 1^er^ mai, condamné par M. Constans à trois mois de prison, privé pendant cinq ans de mes droits civils, abandonné et poursuivi par les miens ; de plus, je tombai grièvement malade : je fus à cause de cette maladie obligé de demander un sursis pour l'accomplissement de ma peine. « A ma sortie de prison, par suite des sacrifices que je m'étais imposés et de l'impossibilité où j'avais été pendant mon incarcéra­tion de m'occuper de mes affaires, je me trouvais dans une situa­tion difficile. « Au printemps de 1891 je fus obligé de payer, dans un court délai, une somme de 20.000 francs, je m'adressais à quelques amis ; j'étais un vaincu, je trouvais partout porte close. Finalement, je me rendis chez M. Andrieux avec lequel j'étais en bons termes et lui fis part de ma situation, il me répondit : « Je vais m'en occuper. Revenez demain. » Le lendemain il me dit : « Un seul homme à Paris vous prêtera cet argent, c'est Cornelius Herz, mais pour cela, il veut que Drumont lui en fasse la demande. » « Je me rendis chez ce dernier que je n'avais pas vu depuis longtemps. Drumont savait les sacrifices que j'avais faits pour la cause ; il déclara ne pas pouvoir m'aider, mais accepta de rendre visite à Cornelius Herz. Rendez-vous fut pris pour discuter les conditions de l'emprunt, ainsi que l'atteste une lettre de l'avoué de M. Herz, lettre qui est en ma possession. 79:314 « La première entrevue eut lieu avenue Henri-Martin ; MM. Herz, Drumont, Andrieux et moi y assistions. La conversation entre Drumont et Herz dura plus d'une heure. Je n'ai jamais senti si particulièrement la puissance effroyable de l'argent. Herz déclara à Drumont que l'intérêt de son prêt était la présence de Drumont chez lui, Herz. Il expliqua son existence, son projet et les obstacles qu'il avait à surmonter dans la vie. « Rendez-vous fut pris à une date ultérieure pour la conclusion de l'affaire. A notre deuxième visite, Herz avait changé d'avis ; il demanda la signature de Drumont. Je refusai. Finalement, Corne­lius Herz remit l'argent à Andrieux et un prêt d'un an fut consenti. Je dis alors à M. Cornelius Herz : « A partir de ce jour, je m'in­terdis les fonctions publiques, et quand vous serez remboursé, je parlerai de ce qui vient de se passer. » Il me répondit : « Certaines choses ne doivent pas se dire. » Je répliquai : « Ce n'est pas mon avis, je parlerai. » « Depuis lors, chaque fois qu'un nouveau membre se joignait au groupement de mes amis, je le prévenais de ce fait. N'étant pas en mesure à l'échéance, je vis M. Andrieux et lui fis part de mon procès et de mes difficultés ; il me répondit : « Prenez votre temps. » « Au début des affaires de Panama, on m'offrit, de la part de Cornelius, un reçu constatant le paiement de ma dette. Je répondis que je prendrais un reçu quand j'aurais payé et que je n'avais pas de cadeau à recevoir. Quelque temps après, Cornelius Herz se servit de ce moyen d'action pour empêcher que son nom ne fût men­tionné dans la *Libre Parole,* à propos des intrigues anglaises en Égypte. J'allai trouver Drumont et lui dis : « Je ne veux pas que cet individu vous fasse chanter à cause de moi, je vais publier une lettre racontant toute l'histoire. » Drumont se fâcha et s'y opposa. « Cornelius Herz continua son chantage et me fit demander de faire partie d'un jury d'honneur destiné à le réhabiliter. Je refusai et racontai le fait à mes amis. « Je parvins à me procurer les fonds nécessaires et deux jours après, je remis à M. Andrieux 24.000 francs représentant le capital et les intérêts de ma dette, somme pour laquelle il m'a donné quit­tance dont je publierai le texte. La somme fut versée à M. Andrieux en présence de deux de mes amis. « J'avais été, pendant près d'un an, collaborateur volontaire de *la Libre Parole ;* peu de temps après je profitai d'un prétexte pour m'en retirer. « Le lendemain de mon versement, Cornelius Herz avait l'au­dace, dans un article publié dans *le Figaro,* de citer mon nom à propos du jury d'honneur qu'il se proposait de convoquer. Je fus tenté de publier alors le récit qui précède ; je suis heureux de ne pas l'avoir fait, car dans le procès des papiers anglais, l'arme suprême fournie à Clemenceau par son ami, Cornelius Herz, sera la preuve indéniable de leur indésirable complicité. 80:314 « Cornelius Herz et Clemenceau ont pu, grâce aux innombra­bles secrets qui composent le passé politique des hommes de gou­vernement, faire chanter les ministères. M. Clemenceau a cru que je chanterais aussi ; jusqu'à présent, c'est moi qui l'ai fait danser. « Je l'ai attaqué hier et lui ai reproché son commanditaire Cornelius Herz, connaissant d'avance sa réponse. Par la même occasion, Drumont, prisonnier par ma faute, est dégagé de son lien. « En ce qui concerne mon beau-frère, l'ambassadeur d'Allema­gne, j'ai épousé une Américaine catholique et de père protestant : la sœur cadette de ma femme, deux ans avant mon mariage, a épousé un diplomate allemand qui a été ambassadeur à Madrid, et qui est en ce moment en disponibilité ; je souhaite à M. Clemenceau de ne pas avoir de relations plus compromettantes que celles-là. « Je publierai plus tard la série de faits qui ont amené chez moi la conviction que M. Clemenceau est un agent anglais. « Je termine en déclarant que je n'ai rien contre M. Clemen­ceau, aucune haine personnelle ; j'ai même, au moment de mon voyage au Tonkin, été en relations courtoises avec lui : je le consi­dère comme un homme dangereux pour la France ; c'est pour cela que je l'attaque. « Je trouve de plus que des querelles de ce genre entre deux hommes ne doivent pas se terminer avec de l'encre. « Comme témoin j'ai dit que M. Clemenceau ne pouvait figurer dans une affaire d'honneur, mais en ce qui me concerne, je déclare ne pas m'abriter derrière ce procès-verbal, et s'il veut se battre au pistolet, je l'attends. *Signé : DE MORÈS* » Le duel n'eut pas lieu. Pas au pistolet, ni à l'épée en tous les cas. Le 12 août, Morès descend dans le Var pour contrecarrer la candidature de Clemenceau aux législatives dans ce département. La campagne électorale sera farouche, Morès ne laissant à Clemenceau pas un seul instant de répit, le contraignant même à ne plus tenir de meetings publics... Le 20 août, Clemenceau est mis en ballottage. Au deuxième tour, il est battu par son adversaire, Jourdan. C'est une surprise. Sauf pour Morès qui n'avait jamais douté de la défaite de son vieil ennemi. Le bouillant marquis va pouvoir maintenant tourner ses regards vers d'autres départements français : ceux d'Algérie. (*A suivre*.) Alain Sanders. 81:314 ### Honneur des hommes, saint langage par Alexis Curvers C'EST EN 1937 que Jean Cocteau mit à la scène son œuvre apparemment la plus anachroni­que : *Les Chevaliers de la Table Ronde.* La pièce n'obtint, que je sache, ni le succès ni l'attention qu'elle me semble mériter encore après un demi-siècle. On se contenta d'y voir un pur divertissement de poète, au demeurant assez laborieux, et fort éloigné de l'ac­tualité dont les années 30 n'avaient que trop à se pré­occuper. En vain l'auteur avait tenté de moderniser le sujet en y interpolant des inventions de son cru : ainsi une fleur magique et douée de parole, préfigurant ce que l'on nommait alors la T.S.F. Ingénieux mais enfan­tins, quelques « effets spéciaux » de ce genre n'amusè­rent qu'un moment. Ils embrouillent plus qu'ils ne sou­lignent ce qui fait la vraie et durable originalité de l'œuvre. (Même remarque sur nos romans et films de science-fiction : plus les prodiges de la technique s'y accumulent, moins les données humaines en sont intéressantes.) 82:314 L'édition du texte en volume (*Théâtre* de Jean Cocteau, Gallimard, 1948) n'arrangea rien, et même l'auteur y aggravait son cas par une préface qui, loin d'éclaircir son propos, l'alourdissait de théories sophis­tiquées ; suivaient des *notices,* consignes sévères et mi­nutieuses destinées aux acteurs et metteurs en scène. Le truquage cinématographique y a plus d'importance que l'art théâtral, et détourne le lecteur comme le specta­teur de prendre les choses au sérieux. Pourtant, lecture et spectacle ne sont pas sans charme. C'en est un que de voir sortis tout vivants de la fable ce roi Artus, cette reine Guenièvre sa femme, ce Galaad (Parsifal), ce Lancelot du Lac et leurs com­pagnons ; et de les entendre parler avec naturel un lan­gage qui ne s'est pas démodé depuis le XII^e^ siècle. Tous sont braves et loyaux, sans peur et sans reproche, pleins de grands rêves et de bonnes intentions. Leur grande affaire est la Quête du Graal. Et tous resteraient conformes à leurs archétypes légendaires, si trois d'entre eux, par intermittence, n'étaient victimes de l'étrange phénomène mental que nous appelons « dédoublement de la personnalité ». Brusquement, sans désemparer, sans perdre contenance, tantôt l'un tantôt l'autre de ces trois-là devient men­teur, méchant, félon, parjure, ennemi du Graal, en un mot tout le contraire de ce qu'il était. Par ces méta­morphoses insoupçonnées, ils jettent dans l'âme du roi un doute et un trouble dont sa raison s'affole. La sou­daine modification de leur discours et de leur compor­tement lui échappe, bien qu'il en subisse l'influence pernicieuse. Il ne s'aperçoit pas qu'une fausse reine s'est substituée à la vraie, un faux Gauvain au vrai, un faux Galaad au vrai (ce dernier double rôle était tenu par Jean Marais). Dupe et jouet de cette mauvaise farce, Artus a beau s'armer de courage, l'autorité royale serait ébranlée à moins. 83:314 Pour le lecteur, il n'y a comme on dit, « pas de problème », puisqu'il voit chaque réplique précédée de l'indication *La reine* ou *La fausse reine,* etc. Mais com­ment le spectateur non prévenu pouvait-il ne pas s'y tromper ? Ici éclate le génie inventif de Cocteau. C'est l'enchanteur Merlin qui mène le jeu. Il ira jusqu'à susciter un faux Graal, qui proclamera sous sa dictée un oracle maléfique. Mais d'abord, sous couleur d'aider le roi et ses preux à mener à bien la Quête, il s'est introduit parmi eux dans le seul dessein d'y faire obstacle. A cette fin, le moyen le plus sûr est de les mettre en désaccord entre eux et d'avec eux-mêmes ; et le meilleur exemple à suivre est aussi ancien que la Tour de Babel : « Confondons leur langage, en sorte qu'ils n'entendent plus le langage les uns des autres. » De cette leçon divine, Merlin tire un parti diabolique. Il dispose en effet d'un petit diable nommé Ginifer, jeune démon domestiqué qui lui obéit au doigt et à l'œil. Ce personnage est invisible, son nom même est un secret. Il ne se manifestera que sous la forme et sous le nom des personnages successifs dont Merlin lui ordonne de prendre, c'est le cas de le dire, possession. Habitées par lui, ses victimes se laissent aussi docile­ment manœuvrer que les pantins d'un ventriloque. Ainsi Ginifer commence-t-il par s'incarner dans la personne du faux Gauvain, à qui Merlin, seul avec lui au cours d'une première scène, redonne les instructions nécessaires. Ce diable subtil est doué d'un rare talent d'imitateur. Il excelle à changer de masque et de pos­ture comme on change de chemise, à parler par la bouche d'autrui sans que son intervention se trahisse en rien, sauf un léger défaut d'élocution dont son maître Merlin ne réussit pas à le corriger ; 84:314 il prononce obsti­nément *esprès, espliquer, estravagances,* etc. A leur tour, une fois ensorcelés par lui, la fausse reine remplaçant la vraie prononcera *extraordinaire,* le faux Galaad *escuse,* etc. Voilà le signal phonétique bien simple dont le spec­tateur a besoin pour ne pas lâcher le fil d'une intrigue tellement enchevêtrée qu'il serait difficile et d'ailleurs inutile de la résumer ici. Tout se terminera par la déconfiture de Merlin et de ses diableries. Mais le mal qu'ils ont fait n'en est pas moins chose faite, et nul ne sait ce qu'il adviendra du Graal. La morale du moins est-elle sauve ? Enclin comme il l'était à la coquetterie et au para­doxe, Cocteau prend soin de nous avertir que non « C'est un pur hasard théâtral si, dans les *Chevaliers,* ce qu'on est convenu d'appeler le bien a l'air de triom­pher de ce qu'on est convenu d'appeler le mal. Ces sortes de démonstrations relèvent à mes yeux de l'es­thétique du moraliste, la pire que je sache. » Il me semble au contraire que l'œuvre se conclut par une leçon hautement morale : que le mensonge finit par se détruire lui-même, victime de ses propres sortilèges. Il est vrai que la vérité n'en demeure pas moins blessée, et ne rétablit enfin son règne que sur des ruines. -- Ou peut-être Cocteau, feignant l'indiffé­rence, aurait-il secrètement pris parti pour « ce qu'on est convenu d'appeler le mal », pour Merlin contre Artus, pour le faux Graal contre le vrai ? Ce n'est pas impossible, mais l'affirmer serait jugement téméraire. Le poète de *Plain-chant,* le penseur de *La difficulté d'être,* même si par ailleurs il jongle avec les artifices, garde un fond d'innocence. Mais surtout il nous suggérait, dans les *Chevaliers de la Table Ronde,* une idée dont l'importance intellec­tuelle et morale brille aujourd'hui au premier plan de l'actualité. 85:314 Véritable clef d'or dont nous n'avons qu'à nous servir pour pénétrer les secrets les mieux cachés, cette idée merveilleuse est que tout désordre de l'esprit, tout dérèglement du cœur, toute hypocrisie et toute perversité se révèlent instantanément par une altération du langage. La trouvaille de Cocteau est de nous remettre en mémoire ce fait qui n'aurait pas cessé d'être évident, si nous n'y étions rendus aveugles et sourds par l'accou­tumance au mauvais langage qui triomphe aujourd'hui dans presque toutes les bouches et sous presque toutes les plumes. \*\*\* *Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.* -- Il en était ainsi à la cour du roi Artus, avant l'arrivée de Merlin. Vinrent les architectes de Babel, qui s'étaient dit entre eux : « *Allons, faisons des briques et cuisons-les au feu.* » *Et ils se servirent de briques au lieu de pierres, et de bitume au lieu de ciment.* -- Voilà certes un progrès technique des plus intéressants, fort semblable à ce que sera un jour l'invention du béton. Et tout naturellement le progrès technique donna lieu à de nouveaux projets. *Ils dirent encore :* « *Allons, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet soit dans le ciel, et faisons-nous un monument, de peur que nous ne soyons dispersés sur la surface de la terre.* » Disant cela, ils mentent. Passe encore qu'une ville et un monument les prémunissent contre la dispersion. Mais une tour « dont le sommet soit dans le ciel » n'a pas la même utilité, ni d'ailleurs aucune autre. Men­songe donc, au moins par omission. Cet illogisme dans leur discours trahit un dessein qu'ils tiennent caché dans leur âme. 86:314 Sans doute les ouvriers qui cuisent les briques et se mettent au travail n'ont-ils pas l'oreille assez fine pour sentir qu'on les trompe sur la finalité de l'ouvrage. L'événement la leur découvrira trop tard, quand la Tour inachevée, bien loin d'être un signe de ralliement, sera cause de la débandade universelle. *Mais Jéhovah descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.* C'est que Dieu, lui, a l'oreille fine. La défectuosité de la phrase-programme ne lui a pas échappé. Si les hommes n'ont d'autre mobile que la peur d'être dispersés, à quoi bon édifier cette tour « dont le sommet soit dans les cieux » ? Quelle ambition inavouée couvent-ils sous ce vain pré­texte ? Avant de se prononcer, Dieu demande à voir. *Et Jéhovah dit :* « ...*Cet ouvrage est le commencement de leurs entreprises ; maintenant rien ne les empêchera d'accomplir leurs projets.* » Quelles entreprises ? quels projets ? C'est assez clair : il s'agissait tout simplement d'escalader le ciel afin d'y usurper la suprématie divine, ce qu'Adam et Ève les premiers avaient tenté de faire sur le conseil du serpent « *Vous serez comme Dieu.* » Tels sont bien la chimère et le motif de toutes les révo­lutions. (En avril 1792, le célèbre Anacharsis Cloots déclamait à la tribune de l'Assemblée nationale : « Les hommes libres sont les dieux de la terre. » En consé­quence, deux ans plus tard, Robespierre faisait guilloti­ner le promoteur de cette nouvelle apothéose de la liberté.) Ce qu'ayant vu, Jéhovah se décide : « *Allons, des­cendons, et là même confondons leur langage, de sorte qu'ils n'entendent plus le langage les uns des autres.* » *C'est ainsi que Jéhovah les dispersa de là sur la face de toute la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville. C'est pourquoi on lui donna le nom de Babel,* etc. 87:314 Sur ce nom de Babel, un ami me fait observer que dans toutes les langues l'allitération *b-b* marque un trou­ble, anomalie ou intempérance de parole. Exemples : en latin, *balbus* (bègue), etc. ; en français, *balbutier, ébaubi, bouche bée, baba, blablabla, babil, babillard, borborygme, bébé* (de l'anglais *baby*)*,* etc. ; en wallon, *babouyî, bâbô, bôbinème, bablame, barboter* (gronder, grommeler), *brou­bler* (emprunté du flamand), etc. Le maître mot de ce type est assurément *barbaros,* qui désigna d'abord tout étranger ne parlant pas ou parlant mal le grec, ensuite, au sens moral, tout homme d'humeur brutale, d'esprit inculte ou de mauvaises manières. Tant il est vrai que l'incorrection du langage est à la fois indice et facteur de non-civilisation. L'état présent des mœurs et de la langue illustre assez le parallélisme de leur commune décadence. La fable de Cocteau, malgré qu'il en ait, comporte donc bel et bien une moralité, dont la première clef est à chercher dans le récit de la Genèse. Ce n'est pas que le bien triomphe du mal sur les ruines de Babel, c'est qu'un mal initial, qui est l'orgueil des hommes, engendre fata­lement un autre mal qui est le correctif du premier sans en être le remède, -- la division des langues entraînant à son tour la mésentente entre les peuples. Engrenage dont nous tentons en vain de sortir par la moderne panacée du *dialogue.* Mais ce fameux *dialogue* où*,* depuis Babel, les mots n'ont pas le même sens pour tout le monde, n'est souvent qu'une nouvelle mise en scène machinée par le diable, lequel ne manque pas d'y jouer son rôle habituel d'*animateur.* Le mot *dialogue* a lui-même changé de sens depuis Platon, et ne désigne plus autre chose, en dernière analyse, qu'un monologue du diable. Le Ginifer de Cocteau est invisible ; à peine se laisse-t-il deviner au léger vice de prononciation dont il affecte les différents personnages qu'il envahit tour à tour. Il se déguise de même dans l'Ancien Testament, prenant tantôt la forme du serpent, « le plus rusé des animaux », tantôt celle de la folle idée qu'il a semée dans l'esprit des entrepreneurs de Babel. 88:314 Le cas est un peu différent dans le Livre de Job, où Dieu permet expressément à Lucifer de sévir contre le Juste pour éprouver sa foi. Les trois tentatives se soldent par un échec : le diable est déçu, démasqué, et tout se termine en catastrophe pour ses dupes, en récompense pour Job qui seul a résisté. \*\*\* Dans le Nouveau Testament, au contraire, ce qui était voilé se déclare d'emblée au grand jour. Satan se présente ici à visage découvert. Il sait que devant Jésus toute feinte est inutile ; cette franchise exceptionnelle est un hommage qu'il rend au Christ, et comme une preuve indirecte de sa divinité. Aussi lui met-il crûment le marché à la main : « Tous les royaumes du monde avec leur splendeur, je te donnerai sur eux puissance et gloire si, tombant à mes genoux, tu m'adores ! » La fausse promesse est toujours la même : si Jésus n'est qu'un homme et cède à la tentation, il aura la puis­sance et la gloire qui n'appartiennent qu'à Dieu ; mais en réalité c'est le diable qui, adoré par l'homme, espère supplanter Dieu. Le Christ ne dialogue ni ne dispute. Appelant le diable par son nom, il le remet à sa place par un impératif et une affirmation catégoriques : « *Arrière, Satan ! car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne serviras que Lui seul.* » S'ils eussent ainsi refusé d'entrer dans le jeu du Séducteur, Adam, Ève et les hommes de Babel auraient évité le malheur ; et les chevaliers de Cocteau, fermés aux enchantements de Merlin, auraient conquis le Graal. 89:314 En présence de l'Ennemi, le langage du Christ est sans faille ; tandis que la langue fourche aux hommes, pour peu qu'ils composent avec le Tentateur. C'est là précisément le signe à quoi nous pouvons mesurer le plus ou moins d'influence qu'il a déjà sur nous. Tout écart de langage est de notre part l'aveu d'une défaite. Jésus, sachant à qui il a affaire, n'oppose au diable d'autre argument que le premier des commandements de Dieu. Cette réfutation sans réplique suffit pour que Satan se retire confondu. Mais pour nous qui avons besoin d'explication, Jésus a donné du diable une défi­nition en deux mots, qui résument tout : il est « men­teur et homicide depuis le commencement », c'est-à-dire depuis le commencement du monde. Ces deux mots forment un pléonasme sublime. Aucun meurtrier ne frappe à votre porte en mena­çant tout haut de vous assassiner. Il a soin de s'intro­duire bien doucement dans la place comme voyageur de commerce ou employé du gaz qui ne vous veut que du bien, et ne brandit son arme qu'une fois la porte refermée. Aucun menteur non plus n'invente de fable qui ne soit un piège. Il n'y a pas de mensonge gratuit. Tout menteur a pour but de tuer quelqu'un ou, ce qui revient au même, d'attenter à quelque chose, quand ce ne serait qu'à la vérité, qui est pour chacun de nous objet de nécessité vitale. Le mensonge et le crime sont ainsi organiquement liés. L'un ne va pas sans l'autre. Le crime est, par nature, forcé de s'envelopper de ruses, comme il appa­raît dans les faits divers aussi bien que dans la grande -- politique. Et tout mensonge vise à détruire, en propor­tion de ce qu'il falsifie. \*\*\* 90:314 A en juger par le français tel qu'il se parle et s'écrit aujourd'hui couramment, voire en haut lieu, tout porte à croire que l'enchanteur Merlin dispose non plus d'un seul Ginifer, mais de toute une armée de ces diablotins qu'il charge de perturber la langue et l'esprit de nos contemporains. Ce n'est plus seulement par quelques *espressions* vicieuses que se dénonce leur action, mais par une corruption générale et systématique de la pho­nétique, du vocabulaire, de l'orthographe, de la syntaxe et du simple bon sens. L'entreprise n'a pas de précé­dent et le succès en est colossal, bien au-delà des bornes de la subversion linguistique, somme toute assez modeste, dont les sans-culottes rêvèrent en leur temps. Ceux-ci avaient bien essayé de s'annexer la sémantique en tournant à l'envers le sens de certains mots (comme *philosophe, patriote, liberté-égalité-fraternité,* les noms des rues, des mois, des jours, des fêtes, etc.), ils avaient beau enfler leur grandiloquence jusqu'au ridicule ache­vé, ils n'ont jamais osé toucher à la grammaire. Les subjonctifs de Robespierre sont irréprochables. De nos jours, c'est tout l'appareil du langage, dans son armature même, qui branle, se dégrade et va en perdition. Nous sommes devant le fait accompli : le français exténué cède la place à un jargon presque inaudible, dont il serait fastidieux de recenser ici les singularités grimaçantes. Ce jargon n'ayant lui-même de nom dans aucune langue, nous l'appelons, faute de mieux, *langue de bois,* -- appellation d'ailleurs inap­propriée, car si le moderne jargon a du bois sec la dureté revêche, il n'en a aucunement les vertus natu­relles. A l'entendre, il est vrai, nous avons l'impression de recevoir des coups de bâton sur les oreilles et dans la tête. Va donc pour *langue de bois.* J'ignore d'où vient cette métaphore, de quand elle date exactement et si elle fait allusion à quelque circonstance précise. 91:314 Mêmes questions à propos d'une autre locution qu'on employait jadis pour désigner certaine façon de prêcher ; c'était, disait-on, du *patois de Chanaan.* On sent bien que la métaphore est ici d'origine biblique, le nom de Cha­naan représentant pour les Hébreux ce que le mot *bar­bare* évoquait pour les Grecs. Ne nous y trompons pas cependant. L'actuelle lan­gue de bois n'est barbare que pour le profane qui n'y comprend rien. Elle est très intelligible au contraire pour les initiés qui l'ont fabriquée. Elle est émaillée et farcie de termes abstraits que le profane connaît dans leur sens premier, mais il ne soupçonne pas que les locuteurs en usent au sens second. Ce qui importe plus encore que l'écart entre les deux significations, c'est la fréquence maniaque avec laquelle ces mots reviennent dans le discours sans être jamais éclaircis par une défi­nition, ni surtout par aucune référence au concret. Tels sont les mots *dialogue* (avec qui ? sur quel sujet ? à quelle fin ?), *ouverture* (à quoi ?), *droits de l'homme* (fondés sur quoi ? en quel domaine ?), *progrès* (vers quel but ?), *objectivité-subjectivité,* etc. La liste serait longue de tous ces vocables qui ne doivent leur prestige qu'à leur indétermination. Ils n'ont aucune utilité pra­tique, sauf à servir de mots de passe ou de signes d'in­telligence aux spécialistes qui les ont mis à la mode et les échangent entre eux comme autant de clins d'œil. J'assistais fortuitement, il y a peu, à un débat télé­visé sur les *Boat people,* ces exilés qui par centaines de mille ont tenté de fuir leurs pays communistes, souvent au péril de leur vie, toujours au prix des pires mal­heurs. Le débat, comme d'habitude, n'en était pas un. Il avait pour unique leitmotiv les inévitables droits de l'homme. Les rabâcher ainsi, en présence de la réalité affreuse qui leur oppose le démenti le plus éhonté, quelle dérision ! Par quels moyens, auprès de quelle autorité les *boat people* survivants trouveront-ils à les revendiquer ? 92:314 Ce n'est certainement pas à eux qu'il faut rappeler ces droits qu'on leur prête si généreusement en paroles. Il s'agirait plutôt de rappeler leurs devoirs aux puissances communistes responsables de tout le mal. Mais personne à cela ne se risque. *Droits... devoirs.* Je m'avise que ces mots sont cons­tamment employés l'un pour l'autre, le premier d'au­tant plus insistant que le second se démode. Et c'est un trait de lumière. On se rapprochera de la vérité quand on rétablira les devoirs avant les droits. J'en arrive à me demander si, plus généralement encore, le sûr moyen d'y voir clair ne serait pas de prendre à contre-pied tout le vocabulaire de la langue de bois, d'en traduire tous les termes exactement par leurs contraires. N'a-t-elle pas déjà réussi à donner le nom de *démocraties populaires* aux dictatures les plus impopulaires qui fu­rent jamais ? N'a-t-elle pas inventé l'*informatique* pour mieux assurer le règne universel de la désinformation ? Et ne baptise-t-elle pas *théologie de la libération* une sociologie de l'esclavage qu'elle nous prépare ? \*\*\* Ésope et Valéry avaient raison tous deux. Le lan­gage est bien la meilleure et la pire des choses. *Hon­neur des hommes,* mais rien n'est plus sujet à se perdre que l'honneur. *Saint langage,* mais les plus grands saints sont les plus en butte aux attaques du diable. Instru­ment des plus fines pensées, mais aussi des passions les plus grossières. Violon merveilleux où résonne la musi­que du ciel, mais qui chante faux pour peu que ses cordes se relâchent. Magie des mots, fascinants, trop souvent équivoques. 93:314 Le poète Jacques Pire intitule son recueil *L'aimant des mots.* Jamais titre ne fut mieux trouvé. Le poète est véritablement celui qui aime les mots, l'amoureux des mots, leur amant. Mais il est aussi bien l'*aimant des mots,* qui les attire à lui tout comme l'aimant attire les objets métalliques ; et ces objets que sont les mots, aimantés à leur tour, en entraînent à leur suite une foule d'autres. Encore faut-il choisir entre eux et ne retenir que ceux qui valent leur pesant d'or. La poésie ne doit exprimer que l'immortel. C'est tout l'art du poète, son tourment, sa conscience. Un seul mot creux, et le poème tombe en poussière, la vérité devient men­songe. C'est là que le diable s'en mêle. On cite volontiers le début de la phrase d'Horace « Bien des choses renaîtront, qui maintenant sont pas­sées... » On a grand tort de ne pas citer le passage entier (*Art poétique,* 70-72) *Multa renascentur quae jam cecidere, cadentque* *Quae nunc sunt in honore vocabula, si volet usus* *Quem penes arbitrium est et jus et norma loquendi.* C'est-à-dire : « Bien des choses renaîtront, qui main­tenant sont passées ; et passeront à leur tour les mots qui sont présentement à l'honneur, si vient à changer l'usage en qui réside l'arbitre, le droit et la règle du parler. » L'opposition est entre les choses (*multa*)*,* qui sont durables, et les mots (*vocabula*) dont l'autorité n'est que d'un moment. Seules revivront les réalités que dénature aujourd'hui le langage à la mode, -- la lan­gue de bois déjà connue d'Horace, la « paille des mots » selon saint Thomas. Aussi le vrai poète se plaît-il à jouer avec les mots, mais en même temps il s'en méfie, il en a peur. Jac­ques Pire les laisse amoureusement se presser « de fil en aiguillage », mais parfois il les juge et dénonce en eux de « faux témoins des choses » ou d' « éternels messagers de l'absence ». Mots tricheurs, qui masquent les choses dont ils prennent la place. De la chose ou du mot, lequel a conditionné l'autre ? C'est toute la querelle du nominalisme. 94:314 Cette querelle médiévale, mais toujours sous-jacente aux modulations les plus absconses des pseudo-philo­sophies modernes, vient d'être tacitement remise au jour par Umberto Eco, auteur d'un roman prestigieux et co-auteur d'un film ignoble, qu'il n'a pas eu ver­gogne d'apparenter l'un à l'autre sous un titre com­mun : *Le nom de la rose.* Or, si la rose ne laisse aucune trace dans la boue du film, on la sent présente dans le corps du roman où cependant elle n'est jamais nommée, sauf une seule fois (au chapitre *Quatrième jour, tierce*)* ;* encore ne se glisse-t-elle dans ce passage qu'à la faveur d'une métaphore, comme par inadver­tance. Il faut attendre la dernière ligne du livre pour qu'apparaisse enfin, dans tout son éclat mystérieux, la Rose qui justifie le titre : *Stat rosa pristina nomine nomina nuda tenemus.* (La rose primitive ne subsiste que de nom, les noms vides sont tout ce qui nous reste.) Cet admirable hexamètre classique, non moins riche de sens que parfait dans sa forme, est extrait du traité *De contemptu mundi* de Bernard de Morlaix, bénédictin français du XII^e^ siècle. Si la caducité des biens et des beautés de ce monde les rend indignes de notre estime, sage est le poète qui étend son mépris jusque sur les mots, éphémères eux aussi, à l'aide desquels il tâche en vain d'exprimer la réalité profonde, l'insaisissable essence des choses à jamais disparues : telle la Rose primitive, inégalable archétype de toutes les roses qui nous en inspirent le regret plus qu'elles n'en restituent la subs­tance idéale. Si affiné qu'il soit, le langage ne retient qu'un pâle vestige des choses. 95:314 C'est pourtant le seul instrument de connaissance dont nous disposions ici-bas. Il mérite à ce titre qu'on le traite avec respect, quoique sans illusion. Impuissants à rendre raison des choses, même quand ils sont sincères, les mots sont fal­lacieux. *Omnis homo mendax,* lit-on déjà dans l'Écriture. Mais, sur ce point encore, c'est à l'Évangile qu'ap­partient le dernier mot. C'est l'Évangile qui tranche souverainement la question, quand il nous engage à dire simplement *cela est* ou *cela n'est pas*. Le Christ sanctionne et consacre ainsi la distinction aristotélicienne entre l'être et le non-être, seule affaire qui importe. *Le reste vient du Malin.* Voilà qui doit couper court à tant de commentaires, disputes et contestations oiseuses, en marge de toute réalité. Turenne traduisait en pur style militaire : « Toutes les fois que vous aurez envie d'ouvrir la bouche, taisez-vous. » Que n'a-t-il pu donner le même ordre aux che­valiers ensorcelés du roi Artus ! \*\*\* Si Cocteau avait à récrire aujourd'hui sa pièce, il trouverait dans le demi-siècle écoulé ample matière nouvelle. Le travail serait beaucoup plus considérable. Ce ne serait plus assez d'une fausse reine ou d'un faux chevalier. Il faudrait y ajouter d'autres rôles pareille­ment dédoublés. Par exemple on verrait l'Église per­sonnifiée, cédant tout à coup la parole à une fausse église, ou même à plusieurs. Il y aurait la vraie science, à laquelle s'en substituerait une autre, destructrice et méchante. Il y aurait l'art et le faux art. Un vrai péda­gogue et un faux, qui usurperait le magistère du pre­mier. Un vrai défenseur des droits de l'homme et un faux, qui ne rappellerait jamais les devoirs. Et ainsi de suite. 96:314 Il serait inutile de signaler les faux personnages par quelque singularité de prononciation. L'arrogance de leur faconde les distinguerait immédiatement des vrais, qui d'ailleurs n'auraient presque pas voix au chapitre. Nos chevaliers de la Table Ronde, babélisés qu'ils sont pour la plupart, ont grandement besoin d'exorcismes. Alexis Curvers. 97:314 ### O Século do nada *Livre I, première partie chapitre 1* *Un vieux laïc interroge* par Gustave Corçâo « *Peut-on ignorer la maladie si profonde et si grave qui travaille, en ce moment bien plus que par le passé, la société humaine, et qui, s'aggravant de jour en jour et la ron­geant jusqu'aux moelles, l'entraîne à sa ruine ? Cette maladie c'est, à l'égard de Dieu, l'abandon et l'apos­tasie, et rien sans nul doute qui mène plus sûrement à la ruine, selon cette parole du Prophète :* -- Voici que ceux qui s'éloignent de Vous périront. » (Pie X : *E Supremi Apos­tolatus*, 1903.) 98:314 DANS UN DE SES DERNIERS LIVRES, Jacques Maritain s'ha­billait en paysan pour poser des questions, comme dit l'épigraphe qu'il avait choisie : « *un vieux laïc s'interroge à propos du temps présent* ([^2])*.* » -- Proportions gardées, par l'âge, la condition de laïc et la perplexité, ma situation est semblable à celle du grand philosophe. Signa­lons deux différences, cependant. La première repose sur les caractères extérieurs de ma comparution : loin de la blouse et des sabots du campagnard (d'autrefois), je suis vêtu en ingénieur ; je porte l'uniforme qu'il ne m'a jamais été vrai­ment possible d'abandonner. Sans doute m'est-il arrivé d'ébaucher moi aussi quelque *striptease* professionnel ; mais j'ai toujours conservé, à temps et à contre-temps, cette qua­lité d'ingénieur que j'invoque aujourd'hui pour offrir au lec­teur les garanties de l'objectivité et d'une indéfectible docilité au réel : des garanties que les intellectuels de notre époque peuvent difficilement apporter... D'emblée, je pourrais dire que la docilité au réel doit être la patrie des sages, théologiens ou philosophes. Mais on sait qu'une vague de tremblements de terre, incendies et inondations propres à notre cher monde moderne a grave­ment sinistré les niveaux supérieurs de la grande sagesse, fai­sant table rase de toute « *docilité* »*,* pour hisser à sa place un étrange et dédaigneux sans-gêne vis-à-vis de tout ce qui se rapporte au « *réel* »*...* D'où ma fierté de comparaître ici avec un titre d'ingénieur, et même d'ingénieur qui a toujours su se servir de ses mains, en agrippant l'outillage de divers métiers. Je sais scier, limer, tourner et raboter. Aujourd'hui encore, c'est moi qui répare les fusibles et prends en charge les petits bricolages casaniers compatibles avec l'état de mes vieilles rétines. Le modeste diplôme que je présente ici suffit pour éta­blir une chose : j'ai longtemps fréquenté ce petit séminaire de la sagesse où l'homme apprend que l'homme ne pense pas seulement avec sa tête, mais d'abord avec ses pieds pour tenir au sol, et aussi avec ses mains pour sentir la première vérité des choses. 99:314 A cette école j'ai appris que l'aubépine donne seulement des cenelles ([^3]), et persiste à donner des cenelles quand nous la baptisons *Crataegus oxyacantha ;* comme nous apprenons que l'eau mouille, que le soleil chauffe, que le feu brûle ; comme nous découvrons ensuite aisément, en deux ou trois leçons, que le marxisme ne se ramène pas à une stupidité de plus, seulement capable de produire des marxistes, mais qu'il est la plus grande impos­ture de l'histoire du système planétaire. J'ajoute que cette petite sagesse veut bien servir d'étrier à une sagesse plus grande, nous enseignant que Dieu est Dieu, et qu'on ne se moque pas de lui. En latin : « *Deus non irridetur.* » Je me souviens d'un jour où j'écrivais un article sur diverses déclarations du robuste cardinal Suenens, m'affli­geant à chaque ligne des sottises du prélat ; ce jour-là je surpris dans la pièce d'à-côté les grognements d'un électricien en lutte avec un méchant court-circuit dans notre instal­lation. Brave électricien ! me disais-je. Cet homme sait bien, pour sa part, qu'il doit obéir à la nature des choses ; il sait qu'on doit utiliser le cuivre d'une certaine manière, le plomb d'une autre et le plastique isolant d'une troisième façon. Chaque chose nous résiste selon ce qu'elle est, et le bon électricien sait, sous des paroles plus simples, qu'il doit res­ter docile et attentif au réel, parce qu'on ne vainc la nature qu'en lui obéissant ; il sait surtout que les erreurs portent des conséquences. S'il confond les fils, s'il les branche de travers, il verra bien l'éclair ou entendra le choc du court-circuit ; et il lui faudra changer les fusibles aussitôt... Le cardinal Suenens, comme on le voit immédiatement à la lec­ture de ses déclarations, ne paraît pas savoir que les erreurs sont toujours *conséquentes,* et qu'il est des éclairs ou des chocs beaucoup plus graves que ceux du court-circuit dans une simple maison. Je dois signaler aussi la seconde différence promise en commençant. Le « paysan de la Garonne » est un vieux laïc qui s'interroge lui-même « sur le temps présent ». 100:314 Mes pro­pres interrogations ne sont pas réflexives. Il est possible que dans les dernières pages de cette œuvre j'ouvre aussi avec moi-même l'amer dialogue de la perplexité. Mais mon pro­pos est d'abord de sortir au grand jour pour poser des questions, interroger les vivants et les morts sur ce qui s'est passé. Comment ça s'est passé ? Pourquoi ? Avec qui ? Où ? Pour en venir là, pour rattraper l'énorme retard accu­mulé tout au long de ma vie sur ce qui se passait dans plu­sieurs secteurs de l'histoire contemporaine, pour remettre en ordre cette vaste collection d'histoires déformées dont notre siècle est particulièrement fertile, j'avais besoin d'interviewer des centaines d'auteurs, de lire des centaines de livres, hors des vertiges chroniques de l'actualité. J'avais besoin, par exemple, de savoir quelles lettres Charles Maurras avait écrites à Pie XI, quelles réponses paternelles Pie XI y avait faites, et bien d'autres choses dont j'ignorais le premier mot. Pour ce travail, j'eus la chance d'entrer en régime de semi-retraite (je dis semi-retraite, étant resté dans la vie « active » pour une bonne part de mes devoirs d'état) ; et d'y entrer avec un capital de dispositions, de santé, qui me permet de tenir depuis près de dix ans la moyenne quoti­dienne de huit à dix heures d'étude et de rédaction. Je crois bien que je n'ai jamais autant étudié de ma vie ! Si après cela le livre ne donne pas satisfaction à qui l'a commandé, je ne pourrai m'en prendre à rien ni à personne, sauf à incriminer mes pauvres limites. -- Voici donc l'étude que j'offre au lecteur : ni toujours avenante ni facile, elle pourra même sembler fastidieuse au niveau des carrefours de la crise où j'ai cherché le véritable enchaînement des idées. Tous nos comptes étant réglés, je m'en tiendrai ici au pro­verbe des aubépines : j'ai fait ce que j'ai pu. 101:314 #### *Rencontre avec le paysan de la Garonne* Ayant professé, pendant quarante années de lutte et de prédication, une fidélité de disciple à l'œuvre philosophique de Jacques Maritain, auquel je dois tant, auquel je me sens lié par une affection très forte et complètement étrangère aux jeux des intérêts mondains, il me faut commencer les rétractations promises dans le sous-titre de cette œuvre par les points où je m'en sépare aujourd'hui : non de la pensée thomiste des *Degrés du Savoir* et de *Trois Réformateurs,* mais des positions prises par l'homme en diverses circons­tances ; et non pas tant de sa philosophie politique elle-même que de l'usage pratique qu'il en fait -- de sa « politi­que philosophique », pour reprendre l'expression d'Henry Bars. Quand j'eus fini mes lectures, et relu *Le paysan de la Garonne,* un de mes rêves les plus follement rêvés consistait à retrouver Maritain dans sa dernière retraite pour ouvrir avec lui mille et une discussions sur tous ces sujets. Le songe avait ceci d'encore plus fantastique qu'à la mille et unième première discussion, sous le coup de circonstances spéciale­ment favorables, je finis par obtenir du maître tant admiré, et tant aimé, quelques rétractations de première importance ! Il est vrai que la vie dans cette vallée de larmes sépare davantage qu'elle n'unit. Mais je comprends bien que mon rêve -- même au ciel -- n'a aucune chance de se réaliser si la miséricorde divine nous y réunissait, nous serions corps et âme dans l'admiration et la louange du Dieu trois fois saint, totalement libérés des soucis de rétractations, réaffir­mations et interrogations. Et surtout je considère la brièveté de cette vie. Il me faut donc faire en mon propre nom les rétractations qui me semblent dues à la vérité. 102:314 Mais je sais bien que tout ce que je peux dire est in-transférable en rétractation ; et je n'ai guère de peine à imaginer le point d'honneur gaulois que Maritain mettrait à fustiger pareille impertinence. Je n'oublie pas non plus que le temps nous est désor­mais sérieusement mesuré, à lui-même comme à moi ou Alceu Amoroso Lima. Pour écrire librement ce que j'ai pro­jeté, dans le mode habituel de mon argumentation, il fau­drait que nous survivions tous encore plusieurs années. Si je pars le premier, le problème disparaît ; si Maritain meurt demain, il me devient difficile de poursuivre cette œuvre, au moins pour quelque temps. Mais laissons ces soucis dans la main de Dieu, et soucions-nous seulement du travail d'au­jourd'hui. Revenons donc au *Paysan de la Garonne,* qui est un livre presque hétérogène à la grande œuvre écrite du philosophe un livre qui, d'une certaine façon, révèle et amplifie les posi­tions arrêtées face à la crise de *L'Action Française,* de la guerre civile espagnole et de l'infiltration des communistes dans la gauche catholique française à partir des années trente. Je commencerai par rappeler, comme l'a fait Alfredo Lage dans un excellent article ([^4]), que nous nous sommes tous réjouis -- et même publiquement réjouis -- lorsque parut avec un indéniable succès le livre que Grecs et Troyens attendaient. Celui-ci nous parut constituer, en pre­mière lecture, une œuvre vigoureusement anti-« progres­siste ». Tous nos dispositifs personnels « d'infaillibilité » confirmèrent aussitôt cette première impression. Tristâo de Athayde ([^5]), par exemple, dans sa chronique du *Jornal do Brasil,* s'armait d'un étrange diplôme « d'Amateur-d'idées-générales » pour en venir à critiquer chez Maritain le « *thomisme de stricte observance* »* :* comme si Maritain avait rejeté le teilhardisme pour des motifs exclusivement discipli­naires ! 103:314 A cette époque, 1965, Teilhard de Chardin croisait en effet au zénith de notre culture tropicale. Les librairies se gonflaient de « point oméga », « noosphère » et autres gad­gets du même acabit. Dans la pratique, tout le débat autour de l'œuvre pouvait se résumer au dialogue suivant : -- Teilhard de Chardin, ça marche ? -- On le vend comme des petits pains. La tristesse de notre Tristan national ne cachait pas ses raisons. En 1962, Athayde avait adressé à Maritain, qui s'était retiré à Toulouse, un bel article de sa plume où il fai­sait de Teilhard le continuateur et même « l'agrandisseur » (sic) de saint Thomas d'Aquin... Et le maître lui avait répondu : le post-scriptum de sa lettre rejetait sans appel la valeur de l'odieux rapprochement, tentant d'expliquer à son correspondant que Teilhard de Chardin n'avait rien d'un auteur sérieux. C'était l'œuvre d'un « fabuliste » ou d'un « fabricant de fausse monnaie ». Deux ans auparavant, et sans besoin de déranger le maître, j'avais publié divers arti­cles pour développer cette idée ; j'y utilisais même l'image de saint Paul sur « la démangeaison d'entendre » qui sera celle de Maritain, trois ans plus tard, dans *Le paysan de la Garonne.* Il semblait donc que ce livre venait combler tous nos désirs, et faire horreur aux progressistes. Enthousiaste, je donnai dans *O Estado de Sâo Paulo* un long article d'ap­plaudissement inconditionnel au sujet du « vieux paysan ». #### *Maritain analyse la crise catholique* En véritable philosophe, avant de chercher à comprendre la Chose dans la ligne de sa cause efficiente, ou des cou­rants historiques, Maritain cherche à découvrir *ce que* cette chose est, et *comme* elle est, dans l'axe de sa causalité formelle. 104:314 D'emblée, après avoir rendu grâce pour toutes les « nou­velles » richesses apportées par le Concile, Maritain souligne les progrès d'une « *fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits* « *intellectuels* »*, auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n'était qu'un modeste rhume des foins* » ([^6])*.* Un peu plus loin ([^7]), il parle des prurits auriculaires auxquels saint Paul se réfère dans sa deuxième épître à Timothée (IV, 3), prurits que nous avions si souvent mis en scène dans nos propres articles sur Teilhard de Chardin. S'ouvre ensuite un beau chapitre sur l'idolâtrie de l'actualité ou « chronolâtrie épistémologique ». Nous y tou­chons la moelle du « progressisme ». Au chapitre III, *Le monde et ses aspects contrastants,* Maritain tente quelques approches du grand problème Église-Monde : après plusieurs considérations sur l'ambivalence du monde et quelques autres équivoques, nous y reviendrons, il en arrive à la servilité grotesque et idolâtre des nouveaux catholiques devant le monde moderne -- « *une sorte d'age­nouillement devant le monde qui se manifeste de mille façons* » ([^8])*.* Oui, la courageuse nouvelle Église s'est age­nouillée. Et Maritain observe : « *Que voyons-nous donc autour de nous ? Dans de larges secteurs du clergé et du laï­cat, mais c'est le clergé qui donne l'exemple, à peine le mot de monde est-il prononcé que passe une lueur d'extase dans les yeux des auditeurs.* » ([^9]) -- La bonne colère du vieux paysan finit par éclater : « *En d'autres termes, il n'y a plus que la terre. Complète temporalisation du christianisme !* » ([^10]) Nous voici confrontés à la racine formelle de la grande *hérésie du siècle* dont parle Madiran. Il faut rappeler que toute l'essence du christianisme, que tout l'honneur du Christ Seigneur, si je puis user d'un tel mot, réside dans la trans­cendance de son œuvre, de la « nouvelle création » sur la « vieille », c'est-à-dire dans la spécificité d'une dimension verticale de sa mission temporelle. 105:314 C'est toujours dans les moments où ses disciples *sécularisent,* compriment à ras de terre la force de son enseignement, que Notre-Seigneur leur parle avec une réelle dureté. L'épisode le plus instructif est celui où Pierre, le pape Pierre I^er^, prononce *ex cathedra* la première définition de l'Église : « *vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant.* » (Match. XVI, 16.) -- Pierre encaisse alors un éloge qui ressemble bien plus à un avertissement : « *Tu es bien heureux, Simon fils de Jean, parce que ce n'est point la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux...* » Dix pas plus loin, quand le Christ annonce sa Passion, Pierre commence à *séculariser,* il veut prendre les-mesures-qui-s'imposent ; et il a dû entendre dans la plus grande surprise le violent reproche de Jésus : « *Retire-toi de moi, Satan, tu es pour moi un scandale, car tu n'as pas le sens des choses de Dieu, mais celui des choses de la terre.* » (Matt., XVI, 22-24.) Nous pourrions multiplier les passages qui mènent à cette conclusion : rien n'est plus anti-chrétien que cet abo­minable acharnement à rabattre sur le plancher des vaches les forces et les enseignements pointés vers le Ciel. Rien n'est plus anti-chrétien que la philanthropie et toutes les formes de solidarité humaine qui déprécient le sens exact de notre fraternité dans le sang du Christ, et dans l'amour du Père qui est aux cieux. Or c'est bien cette horreur que condense l'exclamation : « *Complète temporalisation du chris­tianisme !* » Nul ne pourrait découvrir dans ces pages de Maritain la moindre concession à « l'hérésie du siècle », au « néo-modernisme » ; il serait même difficile de se vouloir plus vigoureusement anti-« progressiste » que lui ! En 1965, date de publication du *Paysan,* la « sécularisa­tion » et la « prosternation devant le monde » n'avaient pas encore produit l'avalanche d'âneries et de turpitudes que nous connaissons. J'imagine aujourd'hui la souffrance du vieux philosophe à Toulouse, et tremble de penser à la communauté qui le reçoit. 106:314 Oui, « l'hérésie du XX^e^ siècle » a grandi, elle a cheminé et s'est approfondie ; le problème de la relation entre l'Église et le Monde en est sorti affublé des plus exotiques déguise­ments. A un moment donné, une découverte sensationnelle est même intervenue : les adeptes de la nouvelle secte pro­testante déclaraient que l'Église était au monde pour servir ! Nous dûmes subir une explosion atomique de stupidités autour de cette idée qui, du lavement de pieds à nos jours, aura bientôt 2.000 ans... Il est d'ailleurs possible, avec un minimum de méthode, de diviser en genres, espèces, races et types ce déluge d'absurdités. Deux genres principaux me paraissent s'imposer : 1°) celui des cancres qui découvraient émerveillés que l'Église, étant servante, ne pouvait plus *ensei­gner,* en vertu du principe (imbécile) qu'il y aurait incompatibi­lité entre service et enseignement ; 2°) celui des anarchistes qui s'extasiaient de découvrir que l'Église ne pouvait plus *gouver­ner,* en vertu de cet autre principe, tout aussi remarquable, d'une incompatibilité radicale entre service et gouvernement ! J'achève justement ces jours-ci la lecture d'un ouvrage de Louis Bouyer ; l'auteur, sans la moindre action de grâce, y écrit que Vatican II « *fut suivi d'une démission générale de l'Église enseignante* »*,* et aborde le phénomène de la servilité de ses clercs par rapport au monde : « Mais le pire n'est pas là. C'est dans ce qu'on est arrivé à faire de l'idée que l'Église est au service du monde. L'Église, traduira-t-on, n'a plus à convertir le monde mais à se convertir à lui. Elle n'a plus rien à lui enseigner, mais à se mettre à son écoute... » ([^11]) Cette Église en effet écoute le monde et le suit, pour col­ler au cours de l'Histoire. Louis Bouyer continue : « Comme me le disait ces jours-ci un de nos nouveaux théologiens, l'idée même de salut est une insulte au monde, en tant que création de Dieu : l'homme d'aujourd'hui ne peut l'accepter ! » 107:314 Je crois que Maritain lui-même, s'il avait attendu trois ans de plus pour écrire son *Paysan,* n'aurait pas parlé de prosternation ou de génuflexion devant le monde, mais bel et bien d'accroupissement. Louis Bouyer insiste : « Servir le monde, autrement dit, ne signifie plus que le flatter, l'aduler, comme on flattait hier le curé dans sa paroisse, comme on adulait l'évêque dans son diocèse, comme on hyperdulait le pape sur la chaire de saint Pierre. » Je ne suis pas toutes les idées du Père Bouyer sur « la décomposition du catholicisme », ni même sur ce qu'il nomme « catholicisme »... Le vieux compagnon de Pius Parch et d'Odo Casel, du vieux mouvement liturgique de l'axe Rome-Berlin qui provoqua l'encyclique *Mediator Dei* de Pie XII, me semble trop débordant d'amertume pour nous porter le moindre réconfort, la moindre directive dans cette tempête qu'il décrit et commente avec talent. En outre, comme presque tous les Français, Louis Bouyer fonce à deux cents à l'heure dans le jeu *progressisme contre inté­grisme,* sans paraître comprendre le manque d'homogénéité du schéma : à gauche une hérésie pure et simple, et tout un processus d'apostasie en masse ; en face, dans la pire des hypothèses, des personnes qui défendent mal la cause du bien, sans pour autant construire un système, un « *isme* » symétrique du monstre qui menace aujourd'hui toute notre civilisation. #### *Teilhard et Maritain* Mais retournons à Maritain. Il est beaucoup plus lourd de sens, pour nous, que le Père Bouyer. Continuons de savourer l'analyse du *Paysan,* au chapitre V sur *La libération de l'intelligence,* où le philosophe paraît s'adresser au fantôme du père Lebret : 108:314 « Ma troisième remarque aura affaire à *efficacité et vérité.* Dans le chapitre III de ce livre j'ai longuement parlé du monde et des sens contrastants de ce mot. L'Église sait la valeur, la dignité et la beauté du monde que Dieu a fait, elle veut son bien, son bien temporel comme son bien spiri­tuel ; elle l'embrasse dans la divine *agapè* qu'elle a reçue d'en haut ; elle s'efforce de tout son cœur de l'aider à avan­cer vers ses fins naturelles et dans la ligne de son progrès terrestre, selon qu'il tend à des états meilleurs et plus élevés pour l'humanité ; elle met à son service les trésors de lumière et de compassion dont le dépôt lui a été confié. Elle n'est pas au service du monde. Elle se garde de se confor­mer aux convoitises, aux préjugés, aux idées passagères de celui-ci. En ce sens le vieux Chesterton avait raison d'écrire : « L'Église catholique est la seule chose qui épargne à l'hom­me l'esclavage dégradant d'être un enfant de son temps. » Et avec une autorité incomparablement plus grande, il a été dit aussi : *Nolite conformari huic saeculo.* Le « siècle » dont par­lait saint Paul, on a toujours vu, à la manière dont il se débrouille, que sa norme suprême est l'efficacité, autrement dit le succès. La norme suprême de l'Église est la vérité. (...) « Vous parlez d'efficacité ! Le résultat serait finalement la défection d'une grande multitude. Le jour où l'efficacité prévaudrait sur la vérité n'arrivera jamais pour l'Église, car ce jour-là les portes de l'enfer auraient prévalu sur elle. » ([^12]) Plus loin, Maritain revient à l'objet constant de son grand combat : sa classique et toujours vigoureuse critique de *l'idéalisme* philosophique, qu'il nomme désormais *idéoso­phie* pour bien distinguer les systématiseurs logomachiques des vrais amis de la vérité. Puis il décrit *Le besoin de Fables ou de Fausse Monnaie intellectuelle* (page 166), signe de la profonde dépression culturelle de notre époque, qui annonce déjà *Teilhard de Chardin et le teilhardisme* (page 173). Dès les premières lignes, Maritain confesse sa stupeur devant « *la complète solitude* » dans laquelle Teilhard de Char­din conduisait sa recherche. Plus tard, dans un numéro d'ITI­NÉRAIRES entièrement consacré au *Paysan de la Garonne,* l'abbé Victor-Alain Berto, l'irremplaçable abbé Berto, mort en pleine bataille, développe lui aussi cette religion de « l'isole­ment » teilhardien. Son article fait justement le parallèle entre le philosophe ancré en saint Thomas et le jésuite égaré en paléontologie. 109:314 Il vaut la peine de lire, et relire, ce que l'abbé Berto écrivait : « Nous ne pouvons pas ne pas marquer ici entre ces deux hommes presque exactement contemporains (M. Jac­ques Maritain n'est que de trois ans l'aîné du P. Teilhard) un contraste si violent qu'il pose une véritable énigme. L'un est converti, marié dès avant sa conversion, laïc de condition et de goût, tout à fait libre de lire ou de ne pas lire l'ency­clique *Æterni Patris* ([^13])*,* de philosopher ou de ne pas phi­losopher, de philosopher en saint-Thomas ou, comme Geor­ges Dumesnil et Péguy, de philosopher à l'écart de saint Thomas. A l'heure où M. Maritain reçoit le baptême avec Raïssa et Véra, le P. Teilhard, qui n'a eu à se donner que la peine de naître pour re-naître aussitôt de l'eau et du Saint-Esprit, est un jeune scolastique de la Compagnie de Jésus. Il est soumis non seulement à une discipline du vouloir peut-être la plus énergique qui soit, mais à un régime d'études très intense, très austère, rigoureusement orthodoxe, et très thomiste. C'est, il est vrai, le thomisme de la Compagnie, de moins stricte observance que celui des Prêcheurs, moins lié aux grands commentateurs dominicains ; ce n'est pas pour autant un thomisme verbal ou d'intention, c'est un thomisme non seulement sincère mais, quelques points exceptés, fondé en saint Thomas. A la Saint-Barnabé 1906, Pierre Teilhard de Chardin ne peut pas ne pas avoir lu *Æterni Patris* que Jacques Maritain ne peut pas avoir lue. L'histoire de la théo­logie dans la Compagnie dont Jacques Maritain ne connaît pas le premier mot, Pierre Teilhard fait mieux que s'en ins­truire, il la respire, il y baigne. Des noms ignorés du monde où a vécu Jacques Maritain sont familiers à Pierre Teilhard de Chardin. Pour ne rien dire des théologiens plus anciens que pourtant il fréquente aussi, il vit au pied de la lettre dans le commerce assidu de ceux qui ont illustré la Compa­gnie au long du siècle qui vient de finir. Taparelli est né en 1793, Perrone en 1794, Liberatore en 1810, Kleutgen en 1811, Franzelin en 1816, Tillman Pesch en 1836, Billot en 1846, Christian Pesch en 1853, d'Alès en 1861. Quelle lignée ! 110:314 Appartenant comme lui au dernier tiers du siècle, la généra­tion des de Grandmaison, des Gény, des de la Taille, des Lebreton est engagée avec la Compagnie unanime (car quel­ques défections isolées ne comptent pas, il n'y a aucune divi­sion au sein de l'illustre corps) dans le combat contre le modernisme, qu'elle mène avec clairvoyance et esprit de jus­tice. Quel entourage ! Si l'ange gardien de Pierre Teilhard s'est ouvert à l'ange gardien de Jacques Maritain de quel­ques inquiétudes sur l'avenir thomiste de son protégé, il a dû se faire envoyer angéliquement promener : « Mon cher col­lègue, de quoi vous plaignez-vous ? On vous donne un jeune homme qui a toutes ses chances, baptisé aussitôt que né, et religieux avec cela, et jésuite par-dessus le marché : et vous n'êtes pas content ? Que dirais-je, moi que les Trois Divines Personnes viennent de charger d'un jeune homme qui vient que le loup me croque si je sais d'où, nu comme un ver, sauf votre respect, dans son baptême, et que j'ai lieu de croire intérieurement mal décrassé d'idées toutes moins angé­liques les unes que les autres et qui ne me paraissent pas destinées à faire bon ménage avec celles du Docteur Angéli­que. S'il n'avait pas le parrain qu'il a j'aurais demandé un autre client. Je le garde, à cause du parrain, mais franche­ment, de nous deux, vous n'êtes pas le plus mal loti. » « Eh bien, voilà l'énigme. L'énigme est que malgré une si énorme disproportion de « chances » au départ, ce soit Jac­ques Maritain qui soit devenu non seulement un thomiste, mais un des princes de la philosophie thomiste contempo­raine, et Pierre Teilhard qui soit devenu, s'il ne l'était pas dès 1906, non pas un anti-thomiste, mais un a-thomiste ; ou plutôt l'énigme n'est pas dans le thomisme de Jacques Mari­tain, elle est dans l'a-thomisme de Pierre Teilhard. (...) « Le temps nous manque pour nous reporter aux *Grandes Amitiés,* et nous n'avons pas par-devers nous les Actes de la Semaine thomiste de 1923. Mais notre mémoire doit être exacte, car nous écoutions, on peut nous croire, de toutes nos oreilles, ou plutôt nous étions tout oreilles pour ne pas perdre une syllabe, éloigné que nous étions de l'orateur par nous ne savons combien de rangées de chaises ou de fau­teuils dont les deux premières au moins étaient occupées par des Cardinaux, les autres par les plus hauts officiers de la Curie, par des recteurs et professeurs des Universités et Séminaires pontificaux, bref par toutes sortes de personnages qui ne laissaient au fond de l'*Aula magna* qu'un petit espace où le fretin s'entassait comme il pouvait. Jacques Maritain venait de passer la quarantaine, il paraissait beaucoup plus jeune. Il parlait sans hâte ni lenteur, d'une voix un peu sourde, mais distincte et prenante, passant de temps à autre sur ses cheveux mordorés une main qu'il avait pâle et trans­parente comme le visage. 111:314 Tel il était alors, tel l'a merveilleu­sement saisi un peintre de ses amis, Otto van Rees dont M. Gonzague Truc a eu l'idée, digne de toute gratitude, de reproduire l'œuvre dans son beau livre *La Pensée,* longtemps avant qu'elle fût reproduite dans *Les Grandes Amitiés.* « Nous écoutions donc, le cœur battant, l'haleine suspen­due. Dans la péroraison de sa conférence, non, nous n'in­ventons pas, ce fut ainsi, Jacques Maritain fit lui-même hommage à l'Église de son adhésion au thomisme. « Ce n'était pas, dit-il en substance, (car malheureusement notre mémoire n'a point conservé le mot à mot) d'un Docteur quelconque que nous avions besoin dans notre désarroi, c'était de celui-là même que l'Église nous propose, c'était de saint Thomas d'Aquin. » « Nous ne savons si le lecteur mesurera bien la force avec laquelle de telles paroles, dites en un tel lieu, devant une telle assistance, par un homme si exceptionnel de toutes les manières, pouvaient frapper un séminariste de vingt-deux ans. Elles nous jetèrent dans une sorte de ravissement. Ô heureuse Rome, qui dispenses à profusion ces joies non pareilles, qu'il est vrai qu'à toi seule tu surpasses toutes les beautés du monde ! « Cette conférence nous fut certes un grand exemple de thomisme en exercice, mais elle nous laissa surtout dans l'admiration d'un homme qui, ayant la taille et l'étoffe d'un chef d'école, avait eu l'humble magnanimité de se ranger à l'école de saint Thomas d'Aquin. » Et l'abbé Berto poursuit : « Par contraste, disions-nous, dans quelle lumière appa­raît l'énigme de ce qu'il faut bien appeler l'impiété objecti­vement horrible du P. Teilhard ! Nous n'entrons pas dans sa conscience, nous disons *objectivement.* On a vu des fils se retourner contre leur mère et se mettre à la haïr ; en vit-on jamais un pour qui sa mère ait été si complètement *néantisée* par lui-même ? De tant de recommandations de l'Église, de tant d'éloges décernés par Elle à saint Thomas d'Aquin, de tant d'invitations à ne point s'écarter de lui en métaphysique, rien, rien, rien, pas une trace, pas l'ombre de l'ombre d'une trace dans les écrits du P. Teilhard. Tout cela pour lui n'est jamais sorti ou est retombé instantanément dans les profon­deurs du nadir. Semblablement, à l'égard de la Compagnie, pas une marque de filiation, pas un trait où se reconnaisse le jésuite, pas un indice de reconnaissance envers des maîtres, d'échange de pensées avec des frères, d'un esprit de collabo­ration avec les siens. 112:314 On n'apprend de lui que ce qu'il pense, lui. Il est sans référence, sans dépendance, sans attache. Il est comme Melchisédech « *sine patre, sine matre, sine genealogia* ». « On a tourné cette impiété même à sa louange. On a dit, -- c'est, croyons-nous, le P. Daniélou -- qu'il regardait le monde avec un regard neuf de *présocratique.* Mais non seulement nous nions qu'il soit possible d'être un présocrati­que au XX^e^ siècle, non seulement nous nions que ce soit pro­fitable, mais, cela fût-il possible, cela fût-il profitable, nous nions que cela puisse être légitime dans un chrétien, dans un prêtre, dans un religieux, dans un jésuite. Le P. Teilhard a travaillé dans la prétérition la plus totale des intentions de l'Église ; cette \[*horrible*\] impiété à elle seule le discrédite sans appel. « Il est si seul que ses admirateurs n'ont que lui à admi­rer : autour de lui, personne. Il n'est pas même dans un désert, il est dans le vide. Pour l'admirer, il faut rejeter jus­qu'au quatrième commandement. » ([^14]) Retenez bien ces lignes. Elles condensent notre réproba­tion catholique de l'œuvre teilhardienne, comme aucun de ses critiques n'avait réussi à le faire avec autant de vigueur et de raison : LE P. TEILHARD A TRAVAILLÉ DANS LA PRÉTÉRITION LA PLUS TOTALE\ DES INTENTIONS DE L'ÉGLISE : CETTE \[*HORRIBLE*\] IMPIÉTÉ\ À ELLE SEULE LE DISCRÉDITE SANS APPEL. #### *La gratitude et la blessure de l'abbé Berto* L'article de l'abbé Berto publié dans ITINÉRAIRES s'ouvre sur une déclaration de gratitude, en même temps que de blessure, que l'auteur résume en ces mots : 113:314 « *Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal ;* *Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.* » De sa gratitude, dans la longue transcription que l'on vient de lire, nous avons donné une preuve émouvante en même temps qu'instructive au regard de l'isolement teilhar­dien. Et la blessure ? Dans l'article en question, la blessure principale de l'abbé Berto renvoie à « l'intégrisme », au jeu des fausses fenêtres « progressisme-intégrisme » où Maritain s'est laissé prendre, comme nous l'avons vu tout à l'heure du Père Louis Bouyer. Ce binôme infernal dérive directement du jeu *gauche-droite,* jeu de dupes -- nous l'expliquons au cha­pitre suivant --, jeu presque exclusivement français... Pour­quoi ? Sans doute à cause de cet « esprit de géométrie » qui restera toujours le revers de la médaille du peuple le plus intelligent du monde. Pascal lui-même n'aura pas entière­ment échappé à ce cartésianisme obsessionnel qui souffle des schémas vectoriels aux esprits les plus lucides du glorieux Hexagone. Nous transcrivons plus loin, à ce sujet, ce qu'écrit l'abbé Berto des considérations tissées par *Le paysan de la Garonne* sur « l'intégrisme ». Le lecteur impatient pourra se reporter avec profit au livre d'Alfredo Lage ([^15]) : il fut le premier, dans notre groupe, à sentir l'impropriété du concept sché­matisé par Maritain, et à exprimer cette blessure dont nous souffrons aussi -- à côté de l'immense gratitude qui lui reste due. Je crois qu'il faut anticiper ici certaines de nos réflexions sur ce faux schéma : ce schéma qui prétend opposer deux réalités de nature différente, comme s'il s'agissait de deux systèmes effectivement symétriques sur un même plan de confrontation. En vérité, nous trouvons d'un côté un « néo-modernisme » très supérieur à celui que Pie X combattait, nous y trouvons *une hérésie,* déjà comprise comme « l'héré­sie du XX^e^ siècle » par Jean Madiran. Et dans l'autre ? Dans l'autre nous trouvons *des personnes ;* des personnes qu'on pourra accuser de mal défendre l'orthodoxie, de témoigner de travers au service des principes et valeurs de la religion révélée, pour l'un ou l'autre des innombrables motifs qui composent un spectre aux radiations de notre misère -- mais cette misère, mon Dieu ! c'est la condition même du chris­tianisme depuis la nuit des temps. Et dans cette condition nous sommes tous « intégristes » à l'exception des saints, qui pratiquent au niveau suprême l'héroïcité des vertus. 114:314 Nous nous efforçons tous de concrétiser quelque chose, dans la médiocrité atavique du pauvre peuple de Dieu. Je ne vois pour ma part qu'une possibilité de concrétiser « l'in­tégrisme », et c'est-à-dire hélas de favoriser l'opposition vec­torielle « progressistes-intégristes » ; ce qui concède aux « progressistes » l'initiative du jeu, comme de la désignation. *Intégristes* seront, sous cette ligne de tir, ceux qui effective­ment, et avec plus ou moins de vigueur, combattent le « progressisme » et l'hérésie. Mais nous verrons, au chapi­tre 3, quel est précisément ce jeu *gauche-droite où* tant d'in­tellectuels catholiques se laissent entortiller. (*A suivre.*) Gustave Corçâo. 115:314 ### Visite au diocèse de Campos par Dom Thomas d'Aquin m.b. ÉRIGÉE EN VILLE ÉPISCOPALE en 1922, Campos a connu quatre évêques jusqu'à présent. Le troisième, Dom Antônio de Castro Mayer a été sacré le 23 mai 1948. Sa devise *Ipsa conteret* indiquait clairement son programme. C'est à lui qu'on doit le quasi-miracle d'un diocèse resté parfaitement catholique en sa presque totalité de pratiquants jusqu'à son renvoi le 16 septembre 1981. Aujourd'hui le nouvel évêque s'applique avec acharne­ment à anéantir l'œuvre de son prédécesseur mais les catholiques du diocèse opposent à cela une admirable résistance sous la conduite de ceux qu'on a l'habitude de nommer « les prêtres de Campos ». 116:314 ***Les prêtres de Campos*** Pour la plupart issus du diocèse même, les prêtres de Campos se distinguent par deux caractéristiques : la qualité de leur formation et leur zèle apostolique. Six ans de prépa­ration effectuée au Petit Séminaire -- portugais, français, latin, grec, histoire profane et ecclésiastique, mathématique, géographie, instruction religieuse et musique (chant grégo­rien) -- précédaient les débuts de la philosophie. Les cours au Grand Séminaire étaient donnés en latin. Un régime presque monastique en réglait la vie. Les parents y voyaient leurs enfants une heure par mois, à quoi s'ajoutaient quinze jours par an en famille. Quant à leur zèle, nous l'admirerons plus loin. Évoquons tout d'abord ce qui peut toucher de plus près le lecteur français. En 1980 le Padre Possidente, recevant la visite d'un jeune moine récemment ordonné, lui montre sa bibliothèque, où on voit une collection complète d'*Itinéraires* et lui dit -- « Je fais ma lectio divina avec Dom Minimus. » En 1987, recevant la visite de deux moines, il s'ouvre davantage. Ce n'est pas seulement Dom Minimus mais aussi le P. Emmanuel qui nourrit sa lectio divina. Du Père Emma­nuel il connaît tout et il cherche à avoir les statuts de la Confrérie de Jésus couronné d'Épines que celui-ci avait ins­tituée au Mesnil. Il nous parle aussi de Mgr Lefebvre, de Dom Gérard, de Jean Madiran, de Jacques Perret dont il admire l'humour mais avoue ne pas saisir tout le riche vocabulaire, de Gustave Thibon, etc. Et surtout il s'intéresse au projet de fondation que ces deux moines sont venus réa­liser en terre brésilienne. Le Padre Possidente est déjà devenu le principal propagateur de ce projet, à l'intention duquel il demande à toutes les familles de prier un *Souvenez-vous* chaque soir. 117:314 Ajoutons que le Padre Possidente est musicien. De concert avec le Padre Fernando il compose des cantiques pour ali­menter la foi des paroisses de la campagne. Au retour de ses voyages à l'extérieur il lui arrive d'importer au Brésil quelque chant. C'est ainsi que nous avons eu la grande sur­prise d'entendre un soir le *Ô Marie conçue sans péché* dans une minuscule chapelle de campagne chanté unanimement par cent cinquante personnes : c'était leur manière de saluer ces moines venant de France qui leur rendaient visite. Après le Padre Possidente il faudrait parler des vingt-six autres prêtres fidèles du diocèse. Disons simplement qu'ils forment une vraie famille. Ils en formaient déjà une, très unie, autour de Dom Antônio de Castro Mayer. Maintenant qu'un évêque persécuteur -- il faut bien le dire -- a été ins­tallé à Campos, leur union a bien grandi. ***Les procédés du nouvel évêque*** Entré en charge le 16 septembre 1981, le nouvel évêque de Campos, Dom Carlos Alberto Navarro, venait de Rio. Disciple du Cardinal archevêque de Rio, Dom Eugênio Sales, Dom Navarro a montré tout de suite sa principale préoccu­pation : transformer ce diocèse, dernier au monde où la messe de toujours était dite avec l'encouragement explicite de l'ordinaire, où les déviations du Concile étaient claire­ment et sereinement exposées par le chef du diocèse et où le progressisme était rejeté avec fermeté par la presque totalité des catholiques pratiquants, surtout dans les campagnes. Un par un les prêtres fidèles à l'enseignement de Dom Antônio ont été destitués. Il en reste encore trois en place. Ces prêtres ont refusé de partir, s'appuyant sur le Droit Canon. Il n'y avait contre eux aucun blâme, ni de mœurs, ni de doctrine. Ils acceptaient de porter leur cause devant n'importe quel tribunal ecclésiastique, fût-ce à Rome. 118:314 Le Padre Fernando écrivait à son évêque lui disant « Je n'ai pas seulement affirmé que le Concile Vatican II ne se range pas de manière satisfaisante dans la Tradition Catholique. Je l'ai prouvé avec les documents authentiques et officiels du Magistère de l'Église. » (...) « Il est impossible que soit vrai en même temps ce qu'enseignent Pie IX (*Syl­labus*), Léon XIII (*Satis Cognitum*)*,* Pie XI (*Mortalium Ani­mos*)*,* Pie XII (*Humani Generis*) et ce qu'enseigne le Concile Vatican II. » Après avoir montré que ses idées ne sont pas des idées personnelles mais l'enseignement de l'Église, le Pa­dre Fernando conclut : rejeter ce que l'Église rejette et s'at­tacher à ce à quoi l'Église s'attache ; « ...sincèrement je ne vois pas de motif pour renoncer à ma paroisse. » Mais la question n'est pas là. L'évêque a son idée, il a déjà pris son parti et a la police de son côté. L'église de la paroisse appartient à l'évêché. Or tout propriétaire a le droit de disposer comme il l'entend. Donc le Padre Fernando doit partir. Dix mille personnes ont manifesté dans les rues contre la décision de l'évêque. Mais il a fallu partir. Et c'est le cas de tous les autres prêtres. Que faire ? Bâtir. ***Les chantiers à Campos*** Le Padre Pessanha, curé de Natividade, avait édifié pa­tiemment son église paroissiale pendant plus de dix ans. Elle était presque finie. Le nouvel évêque arrive. Voilà le Padre Pessanha sans église et sans toit, sans même une chaise où s'asseoir et remettre ses idées en ordre. Qu'à cela ne tienne ! Il bâtira une autre église. Ses paroissiens l'aideront : « Padre, nous construirons la prochaine avant qu'ils aient le temps de finir la première. » Depuis seu­lement quatre mois de travail toutes les fondations sont faites et dix-neuf grands piliers se préparent à recevoir la toiture. L'église aura 31 mètres de long et 11 de large. 119:314 En attendant, le Padre Pessanha habite au seul endroit qu'il possédait : une petite maison au milieu même du chan­tier. Pour ne pas perdre de place il fallait ne pas tenir compte de sa petite maison. Résultat : un beau pilier sort de sa cuisine, transperce le toit et s'élance vers les hauteurs. Aux toilettes : même chose. Tenant une scie à la main il nous dit : « Hier il m'a fallu découper les planches d'écha­faudage pour pouvoir prendre une douche. » Les planches barraient l'entrée de son « chuveiro ». Ce prêtre vient d'être volé d'une camionnette Ford dont il se servait pour des transports de matériaux. Mais la popula­tion pauvre de Natividade ne laisse pas de le soutenir. « Ce sont les plus pauvres qui m'aident. » Chacun s'engage à donner pour la construction l'équivalent d'un jour de travail par mois. Ce prêtre, harcelé de travail, s'est proposé pour nous visiter afin de nous conseiller dans nos travaux. Il nous a aussi laissé une offrande, cadeau de sa paroisse. Ainsi se défendent les diocésains de Campos. « Jamais on a autant bâti dans le diocèse » disent-ils. Et c'est un fait. Le cas du Padre Pessanha est, à notre avis, le plus saisissant, mais il est loin d'être le seul. Églises, chapelles, écoles. Par­tout on bâtit à Campos. Il faut dire aussi un mot sur la manière des plus classi­ques dont s'y prennent les prêtres de Campos pour récolter les fonds nécessaires à leurs chantiers. A l'occasion de quel­que fête liturgique locale il y a vente aux enchères. Chacun apporte quelque chose qu'il offre à son curé. Qui un poulet, qui une bouteille, qui un porc, qui un veau, qui un gâteau. Loteries et vente aux enchères, sans oublier quelques jeux de grand air, chers aux paysans, achèvent de donner à la jour­née un air de fête, où rien n'est oublié. ***Si on avait vu cela avant*** Nous arrivons le soir à Cesarino, une toute petite contrée dans les montagnes, amenés par le Padre Possidente pour une conférence. 120:314 Après la messe on aménage dans la chapelle même de quoi projeter quelques diapositives. L'électricité est distribuée depuis quelques jours seulement. Après avoir parlé de notre œuvre nous projetons nos diapositives sur le monas­tère ainsi que sur les Cristeros, celles-ci apportées d'Écône. Le lendemain dans la voiture le paysan qui nous conduit nous dit : -- « Nous serions restés jusqu'à minuit si vous en aviez eu encore à nous montrer. » Et en parlant des Criste­ros il ajoute : -- « Si nous avions vu cela avant, les choses ne se seraient pas passées comme ça. » Ajoutons que c'est à Cesarino que nous avons entendu pour notre plus grande surprise le *Ô Marie conçue sans* péché chanté en français par ces humbles paysans. Nous y avons vu aussi les gens venir en descendant les monts à pied ou à dos de mule et en voiture aussi pour assister à la messe et y entendre parler-du monastère du Barroux. C'est là aussi qu'habite un tout petit garçon, Paulo Fer­nando. Son grand-père, pour le taquiner, lui dit de temps en temps que, l'électricité leur ayant été accordée, il va acheter une télévision. -- « Non, grand-papa ! Achetez plutôt un frigidaire ! » ***La piété au diocèse de Campos*** Bien qu'aimant les Cristeros, les diocésains de Campos sont très doux, comme les Mexicains d'ailleurs. Leur dou­ceur se manifeste dans leur langage, dans leur piété. Nous avons été frappés, dès notre arrivée par les saluts habituels au diocèse. Le « Salve Maria » remplace le « Bonjour » des autres régions. On entend cela sur toutes les lèvres, principa­lement dans la campagne et chez les tertiaires du Carmel. -- « Louvado seja Nosso Senhor Jesus Cristo. » -- « Para sempre seja louvado » est aussi une salutation habituelle. 121:314 Ce qui nous a aussi frappés, c'est leur respect pour le prê­tre. Dès qu'ils abordent un prêtre ils baisent sa main en lui demandant sa bénédiction. -- « Bençâo, Padre. » -- « Que Deus o abençoe. » Ou, plus court. -- « Bençâo. » -- « Bençoe. » Cette piété a des racines profondes dans le sol brésilien. Les Portugais en y arrivant en 1500 ont appelé cette terre la Terre de la Sainte Croix. Partout où on va, les noms des villages témoignent de l'empreinte chrétienne : Bom Jesus do Itabapoana, Natividade, Sâo Jôso do Paraiso, Sâo Sebastiâo de Varre e Sai, sont quelques villes et villages du diocèse, où abondent des noms semblables, donnés pour une grande part par nos colonisateurs portugais, à qui le Brésil doit la grâce d'être catholique. Cette piété se manifeste avant tout à la messe, à laquelle les fidèles de Campos assistent de manière originale. Ils l'ac­compagnent le plus souvent par la récitation publique du chapelet et par d'autres prières. Le Saint-Siège l'avait déjà signalée comme une des manières légitimes d'assister à la messe. Nous avons pu constater une très réelle compréhen­sion de ce qui se passait à l'autel et une vraie adhésion au mystère accompli. L'*Anima Christi* chanté en action de grâ­ces après la communion sur une très belle mélodie, la prière de l'ange de Fatima après la consécration, prière d'adora­tion, d'intercession et de réparation sont deux exemples de ce qui nourrit la piété simple et profonde des fidèles de Campos. Le 20 janvier nous étions à Sâo Sebastiâo de Varre e Sai pour la fête patronale. Nous avons été reçus par le Padre Antônio, le curé. Il avait été chassé de son église, qu'il avait autrefois fortement agrandie et dotée d'une spacieuse maison paroissiale. La police était venue *scier* la porte de l'église pour en prendre possession. La totalité des paroissiens pra­tiquants d'alors est restée avec le Padre Antônio. Aujourd'hui une nouvelle église, aussi vaste sinon plus que celle du Padre Pessanha, commence à sortir de terre. C'est là, dans une sorte de crypte, que nous avons célébré nos messes. 122:314 C'est surtout en ce jour de S. Sébastien que nous avons pu constater la piété de ce bon peuple. Nous avions l'im­pression que tout le village et les alentours étaient venus se confesser pour la fête du saint patron. Depuis la veille on se relayait presque sans interruption au confessionnal bien que déjà pendant toute la neuvaine de préparation le Padre Antônio eût confessé. La messe chantée a réuni plus de 800 personnes malgré le temps, plutôt à la pluie. Une messe chantée en grégorien, où notre Père Joseph dirigeait la foule. La veille, là aussi, nous avons parlé du monastère, de l'œuvre de Monseigneur Lefebvre et des Cristeros. Là aussi nous avons entendu la même réflexion : -- « Si on avait vu cela avant... » ***Survol de Campos*** Chaque paroisse a son histoire à Campos. Seul un sur­vol permet de dire un mot sur toutes celles que nous avons visitées. Il y a la paroisse de Bom Jesus, où Monsenhor Francisco Apoliano (le titre de Monseigneur au Brésil est un titre seulement honorifique) fait un travail admiré dans tout le diocèse. Dom Antônio a une prédilection pour Monsenhor Francisco. Son asile de vieillards avec la communauté de saurs qui les soignent est un modèle du genre. Cela, sans parler de l'école que les saurs tiennent dans la ville. Son assistant, le Padre Elcio, visite plus de trente chapelles dis­persées, ces chapelles où immanquablement on trouve un cen­tre catéchétique, appui indispensable des prêtres dans ces vastes paroisses de la campagne. Il faudrait parler encore du Padre Eduardo, prédicateur attitré du diocèse, à Santo Antônio de Padua. Il dirige, lui aussi, un asile pour vieillards avec une communauté de sœurs qui commence à se constituer. Son église est, dans le diocèse, celle dont les constructions sont les plus avancées. 123:314 A Sâo Fideles nous trouvons le Padre Jonas, seul prêtre pour 40.000 habitants, dont la sympathie attire même les incroyants de la ville. Poursuivi en justice par l'évêque, il a reçu un tel appui de la population qu'on a vu 10.000 per­sonnes manifester dans les rues de Sâo Fideles leur désac­cord avec l'évêché et leur attachement au Padre Jonas. Une émission quotidienne à la radio et environ quarante cha­pelles à visiter : cela donne une idée de son travail ! A Vinhosa nous rencontrons le Padre Geraldo Gualandi. Deux de ses nombreux frères sont prêtres également. Il s'oc­cupe d'aider la paroisse de Porcincula. Quant aux écoles tenues par les prêtres de Campos elles groupent plus de 1.200 élèves de l'école primaire. Celle du Padre Fernando et celle du Padre José Gualandi sont les plus importantes. Le Padre José nous a montré son dyna­misme en montant sur une grande échelle, où il se tenait sur la pointe des pieds, pour procurer à notre Père Joseph le plaisir de goûter, pour la première fois de sa vie, l'eau de noix de coco. Le Padre José, lui aussi, a commencé à constituer une communauté de religieuses. Quant au Padre Fernando il se multiplie de façon tout à fait remarquable. Paroisse, école, chapelles à visiter même dans une petite embarcation et une importante favela (bidon­ville) dont il catéchise de nombreux enfants. En outre il sert de porte-parole aux prêtres de Campos dans leurs démêlés avec le nouvel évêque. Quatre émissions à la radio viennent ajouter à sa tâche. Pensez-vous qu'il puisse avoir le temps de les préparer ? Malgré cela il y répond aux questions les plus diverses avec un à-propos et un humour qui conquiè­rent d'emblée tout auditeur. C'est dans sa paroisse que s'est déroulé un fait tragi-comique qui montre bien la détermination de ses parois­siens. Envoyé pour prendre possession de la chapelle de Rio Preto l'huissier de justice, accompagné de l'avocat de l'évê­ché, arrive sur les lieux avec quelques policiers. Informé que les clefs ne lui seront pas remises...il ordonne qu'on force la porte et qu'on l'enlève de ses gonds. La population arrive et proteste : -- « Cette chapelle n'appartient pas à l'évêché mais à un particulier. Vous n'avez rien à faire ici. » 124:314 L'huis­sier et l'avocat, hors du droit et entourés de visages déter­minés consentent à s'en aller en laissant la chapelle. Mais non ! Ils ne s'en iront pas comme ça. -- « Remettez la porte en place, s'il vous plaît ! Réparez ce que vous avez abîmé ! » Autrement les choses finiraient mal. L'avocat, l'huissier et ses hommes s'exécutent. Quand tout est réparé ils s'en vont. L'huissier a dit ensuite que plus jamais il ne mettrait les pieds à Rio Preto. On le comprend fort bien. D'autres personnes sont encore à visiter. Mais nous sa­vons déjà ce que nous y trouverons : des prêtres travaillant pour ce triomphe certain de l'Église que nous espérons voir de nos yeux. Comme disait un martyr Cristero à quelques amis : « Je vous assure que le triomphe viendra. Le Christ recevra l'hommage qui lui est dû. Je vous le certifie, aussi sûrement que je suis ici et que demain je mourrai. » Pour terminer évoquons la figure de ce paysan rencontré à Varre e Sai. Devenu veuf à l'âge de trente ans il a élevé seul cinq garçons dont un est prêtre aujourd'hui. Sa femme est morte de son dernier accouchement, ayant refusé l'avor­tement proposé par son médecin. Après la conférence, après avoir écouté l'histoire des Cristeros, il s'approche et il nous dit : -- « Vraiment l'Église est un grand mystère. » Plus tard nous l'avons rencontré à nouveau et il nous répéta le mot du Père Emmanuel : « Si la foi n'est pas au-dessus de tout, il n'y a pas de foi. » Toute l'histoire du diocèse de Campos est dans ce mot. Ici, par la grâce de Dieu, la foi est au-dessus de tout et c'est pourquoi on y respire l'air très pur d'une vraie chrétienté. Dom Thomas d'Aquin mb. 125:314 ### La sainte Église catholique (VIII) par le P. Emmanuel *Huitième article, octobre 1883* ***L'Église mère des fidèles*** L'Église est l'épouse de Jésus-Christ, et, comme telle, la mère des fidèles. Elle est le corps mystique de Jésus-Christ et, comme tel, elle n'est autre chose que l'union des fidèles sous Jésus-Christ comme chef et comme tête. Comment, demande Bossuet, l'Église est-elle la mère des fidèles, si elle n'est que l'union de tous les fidèles ? Comment sommes-nous tout à la fois ses enfants et ses membres ? Bossuet a posé la question, il donnera la réponse. 126:314 L'Esprit qui anime l'Église, dit-il, est un esprit d'unité quand donc elle convertit des infidèles, elle devient leur mère ; en les attirant à son unité « elle les engendre à Jésus-Christ, non à la façon des autres mères en les produisant de ses entrailles, mais en les tirant du dehors pour les recevoir en ses entrailles, en se les incorporant à elle-même, et en elle au Saint-Esprit qui l'anime, et par le Saint-Esprit au Fils qui nous l'a donné par son souffle, et par le Fils au Père qui l'a envoyé, afin que notre société soit en Dieu et avec Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, qui vit et règne aux siècles des siècles en unité parfaite et indivisible. Amen ». On ne saurait mieux dire. Non, l'Église n'agit pas comme les mères humaines, elle la Mère divine et immortelle celles-ci se séparent de leur fruit en le mettant au monde, elle au contraire ne devient notre mère qu'en nous identi­fiant avec elle-même ; et ce mystère d'unité, commencé ici-bas, se consomme dans l'éternité. Mais comment l'Église nous incorpore-t-elle à elle-même ? Par le principe d'unité qui est en elle, principe d'une activité infiniment puissante ; car c'est l'Esprit Saint. Mais Celui-ci n'agit pas seul et sans intermédiaire, en cette œuvre d'incor­poration ; il agit par les organes d'unité que Notre-Seigneur a disposés dans son corps mystique, à savoir par les minis­tères sacrés qu'il a créés et distribués dans ce corps. Ces ministères dans lesquels il faut honorer tout ensemble et l'unité visible de l'Église et sa fécondité spirituelle, se résument dans la personne des Évêques, comme l'Épiscopat tout entier va se résumer en celle du Souverain Pontife. L'ordre de notre sujet demande donc que nous envisa­gions les chefs de l'Église, à savoir les Évêques et le Pape. 127:314 Les Évêques Nous avons montré, en parlant de l'Ordre, comment les infidèles sont attirés à l'unité de l'Église. Saisis et comme broyés par la prédication, dépouillés du vieil homme et revê­tus du nouveau par les sacrements, ils passent à l'état de membres de Jésus-Christ. Or la prédication est un office confié aux ministres sacrés, depuis le diacre jusqu'à l'Évêque : quant aux sacrements, si les prêtres ont le pouvoir d'en administrer quelques-uns, c'est l'Évêque seul qui en possède le dépôt intégral. L'Évêque occupe donc le sommet des pouvoirs sacrés relatifs à l'administration des sacrements. On peut se le représenter sous les traits de Jésus dans l'Apocalypse. Il est revêtu de la tunique tombante qui signifie la plénitude du sacerdoce. Il tient dans sa main les sept étoiles d'or, à savoir les sept sacrements. Il marche au milieu des sept candélabres d'or ; car il est entouré des sept ministères inférieurs dont la puissance est un écoulement de la sienne. Enfin un glaive à deux tranchants sort de sa bouche : car toute la force de la prédication évangélique est déposée sur ses lèvres. L'Évêque est nommé l'époux de l'Église qu'il est appelé à gouverner ; et il reçoit l'anneau en signe de son union avec elle. Le nom d'époux lui convient bien : car par lui, grâce aux pouvoirs dont il est la source et qu'il communi­que à ses coopérateurs, l'Église devient féconde, elle engen­dre au Seigneur une multitude d'enfants. Voyez même jusqu'où va cette fécondité. Dans un Évêque, on retrouverait toute l'Église, à supposer par impossible qu'elle puisse être réduite à lui seul. Cet Évêque ferait des chrétiens, des confirmés, des prêtres, d'autres Évêques. L'Église réduite à lui seul, sortirait de lui seul comme elle est sortie de Jésus-Christ. Car l'Évêque est une parfaite image de Jésus-Christ. 128:314 L'unité de l'Église est d'autant mieux exprimée dans les Évêques, que, s'il y en a plusieurs, l'Épiscopat est un. « A l'instar de la Trinité, dont la puissance est une, indivise, dit le pape Symmaque, il n'y a qu'un sacerdoce en différents Évêques. » Le sacerdoce en effet, à savoir cette source en laquelle est concentré et de laquelle dérive tout pouvoir hié­rarchique, n'est pas divisé entre les Évêques ; il subsiste *tout entier* en chacun d'eux, riche des mêmes grâces. Les Évêques sont comme les hosties consacrées, qui toutes contien­nent le même Jésus-Christ, sans qu'il y ait pour cela plu­sieurs Jésus-Christ. « L'Église, dit notre grand Bossuet, est féconde par son unité. Le mystère de l'unité de l'Église est dans les Évêques comme chefs du peuple chrétien ; et par conséquent l'ordre épiscopal enferme avec soi la plénitude de fécondité de l'Église. L'Épiscopat est un, comme toute l'Église est une les Évêques n'ont tous ensemble qu'un même troupeau dont chacun conduit une partie inséparable du tout ; de sorte qu'en vérité ils sont au tout, et Dieu ne les a partagés que pour la commodité du ministère. Mais, pour consommer ce tout en unité, il a donné un Pasteur qui est pour le tout, c'est-à-dire l'apôtre saint Pierre et en lui tous ses succes­seurs... Et ainsi, conclut-il, le mystère de l'unité universelle de l'Église est dans l'Église romaine et dans le siège de Pierre. » C'est ce que nous allons considérer. Le Pape Saint Cyprien appelle le siège de Pierre : la source de l'unité du sacerdoce, *fons unitatis sacerdotales.* L'expression est admirable de justesse et de force. L'Épiscopat est un, parce que tous les Évêques ont même caractère et même puissance, mais il est un surtout, parce qu'il y a un Évêque qui est comme la tige de tous les autres. Et cet Évêque est l'Évêque de Rome, c'est le Pape. Examinons ses prérogatives. 129:314 Le Pape, comme Évêque, n'a pas le pouvoir d'adminis­trer un plus grand nombre de sacrements que tout autre Évêque. Mais le troupeau de Jésus-Christ lui est confié, à lui premièrement et antérieurement à tous autres ; et c'est là ce qui constitue sa suprématie. C'est de lui que les autres Évêques tiennent le droit de paître et de gouverner une por­tion du troupeau. En se plaçant à ce point de vue, on peut dire que tous les Évêques sont dans le Pape, et que le Pape est dans tous les Évêques. Ils sont dans le Pape, comme les églises parti­culières qu'ils régissent font partie de l'Église universelle. Et le Pape est en eux ; car c'est par eux, comme par ses repré­sentants autorisés, qu'il gouverne l'universalité du troupeau. Nous pouvons nous représenter le Pape comme l'Évêque-type, sur le modèle duquel est tiré tout l'Épiscopat. A lui tout le troupeau. Mais, ne pouvant le gouverner seul, il se multiplie dans les Évêques, et par leur moyen, comme dit Joseph de Maistre, il réalise une sorte de présence réelle dans toute la catholicité. Autrefois l'Église juive était bornée à un peuple : aussi avait-elle un Pontife unique. L'Église chrétienne est étendue au monde entier ; aussi a-t-elle une légion de Pontifes, mais résumée dans un chef lequel étend sa sollicitude sur tout l'univers. Gardons-nous de diminuer l'Épiscopat, ce serait dimi­nuer la Papauté. Tout comme la Papauté, l'Épiscopat est d'institution divine. Réuni autour du siège de Pierre, il repré­sente la pluralité dans l'unité : c'est le cachet de la beauté de l'Église. Les Évêques ne sont pas de simples délégués du Pape ; ils sont princes en Israël, juges dans l'Église ; au-dessous de la chaire de Pierre, ils ont leur chaire doctrinale ; ils font partie intégrante de l'Église enseignante. Le Souverain Pontife apparaît d'autant plus élevé en dignité, qu'il fait participer à la majesté de son trône un plus grand nombre de frères. Centre de l'unité, la chaire de Pierre est en même temps la plus haute expression de la fécondité de l'Église. Elle est le point de départ d'un ébranlement apostolique, lequel se propage, en se renouvelant toujours, jusqu'aux extrémités du monde. 130:314 Toujours l'Église romaine, par son privilège d'Église-mère, est occupée à fonder de nouvelles églises. Tout afflue vers elle ; et elle tend sans cesse à reculer la circonférence dans laquelle elle rayonne. Cette expansion perpétuelle pro­vient de ce que le Saint-Esprit maintient en elle, avec la pure doctrine de la vérité, le caractère apostolique qu'elle tient de saint Pierre son fondateur. Le spectacle de cette unité féconde et expansive est ma­gnifique ; c'est, dit saint Cyprien, le foyer qui éclate en rayons ; la source qui se divise en ruisseaux ; l'arbre qui pousse de tous côtés ses branches. La trame du sacerdoce catholique, émanant de Rome, embrasse le monde, comme cette robe d'Aaron sur laquelle était retracé tout l'univers. Mais si, au lieu de nous élever seulement au-dessus des espaces pour contempler tout l'Épiscopat réuni dans un seul homme, le Souverain Pontife, nous nous élevons au-dessus des temps, le spectacle s'agrandit encore à nos yeux. Dans toute la succession des Pontifes romains, nous ne voyons plus que saint Pierre, et dans saint Pierre Jésus-Christ exer­çant temporellement son sacerdoce éternel ; et c'est en lui et par lui que se consomme le mystère de l'unité. (*A suivre*.) Père Emmanuel. 131:314 ## ENTRETIEN ### Avec Michel de Saint Pierre sur Montherlant -- *Avant ces* « *Lettres d'Henry de Montherlant à Michel de Saint Pierre* », *vous aviez également publié votre correspondance avec Jean de La Varende. Qu'est-ce qui fonde, selon vous, une ami­tié littéraire ?* M.S.P. -- J'avais en effet publié aux éditions Hervé-Anglard ma correspondance avec Jean de La Varende. Selon moi, il n'y a pas à proprement parler d'amitié littéraire. Il y a l'amitié tout court. Lorsqu'elle s'établit entre deux écri­vains, elle fait évidemment la part belle à l'œuvre -- et ce fut ce qui m'arriva dans les deux cas. Une belle amitié est composée de sentiments très divers tels que l'attachement fraternel, l'admiration, sans parler d'une certaine irritation toujours prompte à s'éveiller chez les âmes trop sensibles et trop fières. 132:314 Il existe aussi un problème de fidélité. Je crois pouvoir dire que malgré tous mes défauts, je suis par nature un cœur fidèle : ce qui explique la continuité et la longueur des correspondances dont il s'agit. Je fus d'ailleurs payé de retour... -- *Quelles différences entre les deux ?* M.S.P. -- En ce qui concerne Jean de La Varende, comme en ce qui concerne Henry de Montherlant, mes senti­ments étaient ceux d'un frère cadet pour un frère aîné. Mais les deux hommes m'offraient des caractères profondément différents -- je dirai même, à plus d'un égard, opposés. La Varende était un homme chaleureux, qui vous donnait son amitié sans méfiance et sans restriction. D'autre part et sur­tout, il établissait entre lui et moi une sorte de filiation normande qui lui tenait à cœur. « Michel, je te passerai le flambeau normand », m'écrivait-il. Tout autre était Montherlant : il ne désirait nullement avoir de disciples, ni de successeurs. Ce n'était pas dans son style. « Et pour ce que j'ai fait nul ne viendra après moi », disait-il superbement dans « *La Marée du soir* » qui est sans doute son testament. Il est incontestable que La Varende et Montherlant (je les cite dans l'ordre chronologique de leur correspondance) ont eu de l'influence sur mes livres, ne serait-ce que pour me faire mieux comprendre ce que peuvent être la magie du style et le pouvoir des mots. Cependant, je n'ai jamais eu à leur égard de rapports ni de sentiments tels que de disciple à maître. J'étais en désaccord avec l'un et avec l'autre sur un certain nombre de sujets importants ; plus proche de La Varende que de Montherlant en ce qui concerne le christia­nisme et ses irradiations. Au demeurant, La Varende et Montherlant étaient des hommes fiers, ombrageux, orgueilleux -- mais l'orgueil de Montherlant jetait sur ses rapports humains une ombre beaucoup plus épaisse, beaucoup plus dense. 133:314 -- *La* « *carapace* » *d'Henry de Montherlant ? Comment avez-vous pu la surmonter ?* M.S.P. -- Ce qui m'a permis de faire « sauter » la carapace de Montherlant, c'est d'abord et avant tout le dé­sintéressement et la fidélité. Je n'attendais rien de lui -- et c'est surtout moi qui ai pu lui rendre des services. Henry de Montherlant restait d'ailleurs, malgré les protections et les hauteurs dédaigneuses dont il s'entourait, un être vulnérable, comme tous les solitaires -- et comme tous les hommes qui ont su bien vieillir. -- *Qu'est-ce qui vous attire le plus dans l'œuvre de Montherlant ? Et à l'inverse, qu'est-ce qu'il préférait, selon vous, dans la vôtre ?* M.S.P. -- Ce qui m'attirait le plus dans l'œuvre de Montherlant, c'était d'abord et avant tout le style, qui me semblera toujours l'essentiel dans les livres et dans la vie. Il y avait aussi cette fidélité à lui-même, ce respect de son propre ouvrage, que je n'ai jamais rencontré à ce degré nulle part ailleurs. Il m'a plusieurs fois confié les plaisirs immenses que pouvait lui procurer « la rage délicieuse d'écrire » ! Il traçait ses pages comme on trace des sillons, avec amour et persévérance, plongé dans la joie de semer, mais anxieux des moissons futures. Il se demandait aussi, non sans angoisse, ce qui subsisterait de son œuvre après sa mort. Il rêvait de bâtir une pyramide à l'ombre de laquelle des générations entières viendraient rêver. Mais étant réso­lument « à droite », et persuadé, comme il me l'écrivait, que « ce qui se fait aujourd'hui est d'être à gauche », il ne croyait guère à un jugement favorable de la postérité. Il était méfiant comme toute une tribu de Mohicans -- aussi bien envers les vivants qu'à l'égard de ceux qui viendraient... C'est aussi le style et « la rage d'écrire » qui le frap­paient chez moi, puisque vous voulez bien me le demander. Il ne m'a pas épargné les critiques -- mais comme vous le verrez, sur la fin de sa vie, il aimait mes livres et me le disait sans fard, avec une chaleur qui me réchauffait le cœur : 134:314 à cet égard, je vous renvoie aux dernières lettres publiées dans mon livre. Certaines d'entre elles sont vraiment extraordi­naires quand on se réfère au personnage qui les écrivait -- à l'*homo montherlantus.* -- *Que pensez-vous du suicide de Montherlant ?* M.S.P. -- En ce qui concerne son suicide, Montherlant me l'aura caché jusqu'au bout, sans toutefois refuser le dia­logue à ce sujet. Il me disait : -- *En somme, vous, un chré­tien, vous n'acceptez pas le suicide ? Vous n'approuveriez pas le suicide de l'un de vos amis ? Le mien, par exemple ?* Je lui répondais avec toute la fermeté dont j'étais capable -- et c'est alors qu'il eut cette phrase (répétée, je crois, dans *La Marée du soir*)* :* -- *Oui, il y a le courage de mourir* -- *et le courage de ne pas mourir.* De toute façon, pour lui, le suicide était une « affaire de vieux » qui ne regardait en rien les jeunes. Dans une lettre à un jeune homme, il a bien insisté là-dessus, affirmant de la manière la plus péremptoire : « Vrai de vrai, cela ne vous concerne pas ! » Henry de Montherlant avait d'ailleurs exploré tous les seuils du christianisme, sans prétendre franchir la porte. Il ne voulait pas être annexé. Il m'a tout de même dit, un mois avant sa mort : « Nous autres chrétiens »... Le reste, bien sûr, est l'affaire de Dieu. (Propos recueillis par Rémi Fontaine.) 135:314 ## FICTION *Dernier épisode* ### Ascenseur pour l'Apocalypse par Raymond Delestier *Épisodes précédents : un suf­fisant* « *résumé synthétiseur et post-critique* » *a paru dans notre numéro 312 d'avril, pages 152 et 153.* 136:314 Vues de haut les pistes de l'aérodrome de Fiumicino forment un H de six kilomètres de long. Entre les jambages, au sud, l'aérogare surmontée de la tour de contrôle aussi laide que Beaubourg. Au crépuscule s'allument les projec­teurs du balisage nocturne. Des oiseaux métalliques au long fuselage atterrissent en sifflant et roulent lentement vers les aires de trafic. Vu de droite le soleil se couche sur la mer toute proche et illumine les vitres des milliers de voitures qui tapissent le parc de stationnement. Vu du dedans c'est la fête. Dans l'aérogare des groupes de jeunes venus de Rome et d'ailleurs pour accueillir le pape circulent déjà dans les halls entre les comptoirs des compa­gnies aériennes et les postes de contrôle. On distingue des badges : Paix et développement, Entraide et Fraternité, Pax Christi. Beaucoup de charismatiques. **20 h 15** Il y a de plus en plus de monde sur le chemin de l'aé­roport. On signale un bouchon de trois kilomètres sur l'au­toroute de Rome. La police dispose des barrières Nadar entre l'aérogare et le parking. Après de longs pourparlers, seule une délégation d'une vingtaine de personnes est autori­sée à saluer le souverain pontife à sa descente d'avion. Le dispositif de sécurité est renforcé. Des policiers font la haie, d'autres contrôlent les voitures. Le hall A est interdit à toute personne non munie d'un billet d'avion. Des véhicules bleu marine bourrés de carabinieri en tenue de combat sta­tionnent à l'écart. Plus loin, dans un enclos réservé on dis­tingue trois Mercedes noires immatriculées CD, une Alfa gris métallisé portant la plaque SCV (*Stato della Città del vaticano*)*.* A part, une Mercedes blanche SCV 1, la voiture du pape. 137:314 **20 h 30** Les forces de sécurité ont de plus en plus de peine à canaliser le flot des manifestants. Des touristes pakistanais sont bloqués dans le hall D. Une cohue grouillante de jeunes joue des coudes et s'écrase les pieds. Premières alter­cations : des punks s'en prennent aux touristes japonais et détruisent leurs appareils photographiques. Cris et bruits de sirènes. Les haut-parleurs hurlent des consignes : « *Attention aux pickpockets. Vous êtes priés d'évacuer le hall D.* » « *Flight number 237 : passengers for Tokyo are requested at exit number...* » Le reste est couvert par les cuivres de la fanfare d'Ostie qui vient de pénétrer dans le hall non sans mal, sui­vie par Tolbouc-Bador et ses disciples venus confondre l'im­posteur. Rires et applaudissements. **20 h 40** Un joueur de gratte est assailli par des trotskistes ten­dance Chianti parce qu'il a des cheveux oxygénés. Un excité saute sur son instrument mais se prend les pieds dans les cordes et s'affale sur le travertin. Le pied droit est maintenu dans le caisson, mais la tranche de la rosace lui scie la che­ville. Ses camarades essayent de l'en dépêtrer mais le guita­riste se jette sur le militant et armé d'un coup-de-poing américain lui martèle le visage qui en quelques secondes n'est plus qu'une bouillie. Un flûtiste voulant arrêter le mas­sacre est frappé à coups de massue par un autonome. Son crâne éclate comme un œuf mollet. C'est la mêlée. Interven­tion de la police. Matraquages. Protestations. Des GBR (*Giovane Brigate Rosse*) lacèrent les valises des touristes américains. **20 h 57** Des autonomes casqués, mouchoir sur le visage, s'infiltrent dans les chantiers des hôtels en construction aux abords immédiats du parking, entreposent bidons d'essence et bou­teilles et procèdent à un inventaire rapide des matériaux pouvant servir d'armes : pioches, barres de fer, boulons, etc. 138:314 **21 h 00** Des punks à moto pénètrent dans le hall dans un bruit assourdissant, arborant leurs T-shirts noir d'encre à l'effigie d'Adolf Hitler. Ils s'en prennent aux gauchistes vêtus de polos rouges représentant le Che. Une demi-douzaine de militants reste sur le carreau. Crânes défoncés, côtes cassées, râles des blessés. La police poursuit les manifestants mais reflue ensuite écrasée par le nombre. Dans les chantiers, comme à Stalingrad, les rouges sont maîtres des étages, mais les noirs occupent le rez-de-chaussée. Des anarchistes arrosent un punk d'essence comme jadis en Espagne leurs pères brûlaient les prêtres. Coup de chalumeau. Le malheureux se tord comme un bonze vietnamien. Les punks répliquent en plongeant deux anarchistes dans la chaux vive. C'est l'escalade de la violence comme disent les media. Un accord est conclu : « Mare Nostrum » est attribué aux punks tandis que le motel « Jolly » reste aux rouges. **21 h 20** Le bouchon de l'autoroute de Rome atteint sept kilomè­tres. La police détient les preuves d'un plan concerté des rouges et des noirs visant à perturber l'accueil de Jean-Paul II. Elle investit les chantiers. Des échafaudages s'abat­tent sur les assaillants. Les policiers se retirent en emportant leurs blessés et jugent plus prudent de limiter leur surveil­lance à l'aérogare. **21 h 30** Les avions des vols intercontinentaux décollent et atter­rissent sans désemparer. Les hélicoptères de la police et des carabinieri survolent l'aérogare, les parkings et l'autoroute. 139:314 Concerts de klaxons sur les voies d'accès. Rodéos de motos. Punks et GBR se glissent entre les voitures, montent sur les trottoirs, se coincent, s'étripent et s'assomment à coups « d'aimables manches de pioches et de tranquilles chaînes de bicyclettes ». **21 h 40** Les « Jeunes pour le pape » trouvent le temps long. Jean-Paul II devrait déjà être arrivé. Que se passe-t-il ? Dans le salon « Dante Alighieri » réservé aux passagers de marque quatre silhouettes émergent d'épais fauteuils club. Aux murs tendus de tissu on distingue trois eaux-fortes de Gustave Doré illustrant l' « Enfer » : « Les pontifes simo­niaques enfoncés dans les canaux ardents », « La Fosse des faussaires et des faux-monnayeurs » et « Les Voleurs assaillis par les serpents ». Le cardinal Sebastiano Baglione en sueur sans son King-Charles prend ses comprimés d'anti-coagu­lants. Mgr Achille Solvestrani, amateur de foie gras, a pris un peu de poids. Dans le fond on aperçoit le profil d'oiseau de proie du cardinal Agostino Cesaroli, ses yeux vifs, sa bouche mince, ses longs doigts de prédateur. Mgr Paul Marcpinkus suçote une pipe de bruyère et lance des volutes de fumée d'un tabac saucé à l'excès. Il est vêtu de son « clergyman » habituel et médite sur sa situation précaire. Sous le coup d'un mandat d'arrêt -- ce n'est pas le premier -- il a quitté les jardins du Vatican par hélicoptère et se trouve dans un local couvert par l'exterritorialité. A droite de la baie vitrée un escalier donne accès au tarmac. C'est celui qu'il a emprunté une heure avant et qu'il devra re­prendre s'il ne veut pas être interpellé par les inspecteurs qui -- il s'en doute -- sont postés à tout hasard derrière la­porte du fond donnant accès au hall E. Il est malgré tout très calme parce qu'il sait ce qui va se passer ; ou il le croit. Néanmoins on sent que quelque chose ne va pas. Le faux « Wojtyla » devrait déjà être arrivé depuis une heure. L'escale de Karachi a-t-elle duré plus que prévu ? Le Boeing a-t-il dû atterrir à Athènes à la suite d'avaries ? 140:314 Par la baie vitrée les quatre prélats assistent à l'envol d'un Tupolev d'Égyptair. Un Boeing de la Pakistan Airways roule lentement sur l'aire de trafic. Puis c'est un Fokker d'Air-France qui se pose. **22 h 10** Foggia, à cent cinquante kilomètres au sud-est de Rome. Au dix-neuf de la via Cavour, Salvatore Mordini vient de recevoir un avis de la Casa di Risparmia l'informant qu'il vient de régler la dernière échéance de son emprunt. Après vingt ans de restrictions le voilà propriétaire de sa villa, quitte de toutes dettes. Terminées les fins de mois angois­santes. Emilia et lui ont fêté l'événement en vidant un Moët et Chandon Brut Impérial. Le couple dort à présent d'un sommeil sans cauchemar assommé par les vapeurs de l'al­cool. Les bigoudis d'Emilia râpent la joue de Salvatore qui se retourne pesamment en grognant d'abord puis en pous­sant un dernier soupir de soulagement. Il se rendort. Tout à coup une explosion assourdissante. Salvatore se réveille en sursaut. Au même instant la maison tremble sur ses bases dans un grondement infernal. Malédiction ! pense notre homme. Un tremblement de terre ! Le plafond de la cham­bre à coucher se déchire comme un vulgaire carton. Le lit s'affaisse. Emilia hurle. On n'y voit plus clair. La poussière de plâtre dissipée Salvatore distingue coincée entre les pou­trelles de béton comme la hache immense d'un géant. Mais, en se frottant les yeux il reconnaît la queue d'un Boeing avec l'antenne radio qui se balance nonchalamment. **22 h 17** Renzo de Felice, commandant de l'aéroport « Leonardo da Vinci », pénètre dans le salon « Dante Alighieri » pâle et très nerveux. -- Excellences, nous avons perdu tout contact avec le Boeing transportant le saint-père. Excusez-moi. (Il consulte son talkie-walkie qui crachote. Le visage décomposé il articule :) 141:314 -- La station radar de Foggia nous fait savoir que l'avion a explosé en plein vol. On a aperçu une boule de feu qui a illuminé toute la ville. L'avion s'est complètement désintégré et il y a peu de chances de retrouver des survivants. -- Que dites-vous là commandant ? Il doit y avoir erreur, rugit le cardinal Cesaroli en bondissant tel un gué­pard. Le cardinal Baglione se redresse puis retombe lourde­ment dans son fauteuil en levant les bras : -- Que de tribulations s'abattent sur la barque de Pierre. La tempête gronde. Seigneur sauvez-nous ! Seigneur ayez pitié ! -- Du calme Bag, fait Paul d'un ton rassurant. Tout n'est pas perdu. Il est possible que ce ne soit pas lui. -- Hélas, chers amis, madame Solstizia m'a dit que tout se terminerait très mal pour Karol. -- Il y a malgré tout une chance, répond Paul avec conviction. N'oubliez pas que Karol est un sportif accompli. En outre il a son brevet de parachutiste. Dès lors... -- Ne vous faites pas d'illusions, mon ami. -- Qu'est-ce que ce sifflement ou plutôt ce bourdonne­ment au-dessus de nos têtes, interroge Mgr Achille Solves­trani. -- Ce ne sont pas des serpents, mais des hélicoptères surveillant les mouvements des émeutiers qui tentent d'inves­tir l'aérogare. N'ayez aucune crainte, votre sécurité est assurée, répond Renzo. **22 h 30** Renzo de Felice prend la décision d'annoncer la nouvelle aux reporters de la RAI puis au public, espérant ainsi déga­ger l'aérogare et démobiliser les groupes les plus agressifs. 142:314 Cette nouvelle communiquée par les soixante haut-parleurs de l'aérogare provoque la surprise chez les jeunes déjà énervés par les heurts continuels et les bruits contradictoires. L'affreux tintamarre redouble. Déception et aigreur. L'at­tente jubilante fait place à l'amertume destructrice. L'idole n'est plus, le rêve se brise. Quelques groupes entament les larmes aux yeux « Quand reviendra-t-il marcher sur nos chemins, changer nos cœurs de pierre ? » La fureur succède à la douleur. On cherche les responsables : les réaction­naires, bien sûr, les fascistes à n'en pas douter, tous ceux qui veulent briser la marche en avant de l'Église vivante au service des plus démunis, du Peuple de Dieu tendu vers le bien-être, le mieux-être, le plus-être. **22 h 40** Certains groupes de charismatiques noyautés par les GBR s'en prennent aux punks. Une bataille rangée s'engage dans le hall C. On s'assomme à coups de massue. Les fers d'ar­mature des chantiers maniés par les Afroshimas servent à embrocher les Euroshimas. **22 h 45** Les Jébuséens et les Amalécites (Punks dissidents) font irruption dans le hall D à bord d'un bulldozer, aplatissant quelques policiers et écrasant les comptoirs de la TWA, d'Air-France et d'El-Al. La fanfare d'Ostie reflue en désor­dre abandonnant trompettes et trombones dont s'emparent les Jébuséens. Barrissement des cuivres mal embouchés. Un groupe folklorique de Palerme s'éparpille. Le bouldozeur jaune poursuit sa marche inexorable. A l'autre extrémité du hall surgit une auto-pompe talonnée par un bouteur piloté par des gauchistes hurlant « Bandiera Rossa ». Les bulls ramassent les policiers et les déversent derrière les comptoirs. Coups de feu. Hurlement des sirènes. Les monstres se trou­vent face à face et s'affrontent au milieu du hall en un combat de géants. Ce n'est plus une aérogare, c'est le Coli­sée. La RAI filme la scène. 143:314 La NBC l'appellera « THE BATTLE OF THE BULLS » qui fascinera les téléspectateurs du monde entier. Intervention de nouvelles auto-pompes qui font reculer les charismatiques en rage, nettoyant les débris humains. Orgie de décibels. La confusion est à son comble. **22 h 57** Hall D. La police charge. Des autonomes lancent des cocktails Molotov. Les véhicules rouges des pompiers déra­pent sur les flaques de sang et emboutissent les comptoirs du Banco di Roma et de la China Airlines. **23 h 00** Un commando de brigadistes coupe la clôture de la route de surveillance entourant l'aérodrome et détruit systé­matiquement les feux de balisage de la piste NNO. La police tire des coups de feu en l'air. D'autres commandos s'introduisent par cette brèche. La tour de contrôle interdit tout trafic aérien à Leonardo da Vinci et détourne les vols vers Milan. Protestations et crises de nerfs parmi les passagers du vol 567 à destination de Mexico. **23 h 10** Les GBR des chantiers du motel « Jolly » découvrent un réservoir de fuel dans les sous-sols. En quelques minutes des dizaines de véhicules flambent. Les cendres de Néron doivent se ranimer ! Des cars sont renversés et incendiés. Les policiers font la chasse aux autonomes dans les aires de stationnement. « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. » **23 h 20** Les Afroshimas ont pris possession des ruines fumantes des comptoirs d'Air-France et de la TWA, et bombardent de cocktails les policiers et douaniers réfugiés derrière les banques d'enregistrement. 144:314 Au cours d'une accalmie un vio­loniste en tutu -- pas Desmond -- s'aventure dans le no man's land et entame l'*andante sostenuto* du concerto de Katchatourian à la stupéfaction de tous. Son morceau ter­miné il exécute un jeté battu fort applaudi. Soudain il glisse sur une peau de banane et est secouru par un policier matraque en main qui écrase son instrument par maladresse. Le danseur violoniste se croyant agressé griffe le flic au visage. Celui-ci riposte en lui donnant deux claques. Éclair des flashes. On a filmé l'odieuse scène. Elle passera le len­demain soir à l'émission de dix-neuf heures. Cris : « C'est Paganini qu'on assassine », « Fascistes », « SS », « La cul­ture est en danger ». Ruée du FUHR (Front Uni des Homosexuels Révolutionnaires) sur les forces de l'ordre qui se retirent sous la pression du nombre (eh oui !), contraints de laisser trois des leurs grièvement blessés sur le carreau -- de travertin. **23 h 30** Les Taupes rouges exploitant la déception des charisma­tiques les utilisent comme masse de manœuvre pour occuper les policiers tandis qu'un noyau dur portant madriers et poutrelles enfonce les portes d'accès de la tour de contrôle. De plus durs et de plus durs encore s'acharnent à coups de pioches sur les portiques de détection. Le personnel des compagnies aériennes fuit comme il peut. Les traînards sont jetés à terre et battus. « Métal Hurlant » et « Harlem shoo­ters » font main basse sur les bagages abandonnés sur les tapis roulants. **23 h 40** Le pillage des tax-free shops est commencé. Un hooligan se promène portant deux colliers de zircons autour du cou. Les sacs à main de chez Gucci disparaissent de même que les bottes et les chemisiers de soie. 145:314 Les bouteilles de gin et de whisky passent de bouche en bouche. Les flacons de « Profumo di donna » sont écrasés. Il règne à présent une odeur de brûlé et de parfum. Les émanations de PVC fondu intoxiquent une dizaine de personnes. **23 h 50** Explosion assourdissante dans le hall D. Trois corps sont projetés contre les murs et retombent comme des pan­tins. Des policiers énervés tirent. Éclairs des flashes. Les salles d'attente sont méconnaissables. Le restaurant n'est plus qu'un amas de ruines calcinées. Les pompiers inter­viennent. Les enragés leur lancent des boulons. « Laissez brûler. Plus de Fiumicino. Ni de Leonardo da Vinci. Roma merda. È finita la comedia. Destroy. Anarchie vaincra. » Dans les toilettes des Jébuséens violent des Pakistanaises. **23 h 55** Renzo de Felice fait irruption dans le salon « Dante Ali­ghieri » : -- Excellences, votre sécurité ne peut plus être assurée ici. Un commando de brigadistes venu de l'aire de trafic tente de forcer le passage qui conduit à ce salon. Ils vous ont repérés et vont vous faire un mauvais parti. On dénom­bre déjà une trentaine de morts dans l'aéroport. Il ne reste plus qu'une issue, mais il faut faire vite. Prenez l'escalier qui donne accès au hall E. Le commandant désigne la porte du fond. Le directeur de l'IOR pâlit. Pour lui la voie des airs pour le Vatican est coupée. De plus son hélico est la proie des flammes. Cesâ­roli se dirige vers Paul et, devinant son désarroi, le prend par le bras en lui glissant mezza voce : -- N'ayez crainte. Dans cette atmosphère d'émeute la police a bien d'autres soucis. Je vous prendrai dans ma Mercedes. 146:314 -- Mais... (Paul hésite.) -- Suivez-moi vous dis-je. A moins que vous ne préfériez vous faire étriper par ces enragés. Paul fixe Agostino, tente de percer son mobile le plus secret. Ami ou ennemi ? Je n'ai jamais eu confiance en ce type. Il roule pour Achille. Il baisse les yeux, sent la pres­sion de la main d'Agostino autour de son poignet. Les deux hommes se mesurent du regard. Je n'ai pas le choix. Il se dégage. Allons-y. Le sort en est jeté. La baie vitrée vole en éclats. On entend des bruits de pas dans l'escalier, des voci­férations, des blasphèmes, des injures, des menaces : « Car­dinaux assassins », « L'escroc Marcpinkus, agent des multi­nationales au poteau », « Cesaroli pédé ». Une bouteille s'écrase contre le mur, une vive flamme s'en échappe et dégage une chaleur intense. Des flammèches parcourent les fauteuils et le tapis. Les quatre prélats s'engouffrent dans le couloir, le dos courbé, la tête dans les épaules. Bag est vert de peur. Des policiers les protègent et ouvrent la porte don­nant sur le hall E. Là, stupeur ! Le groupe s'arrête pétrifié. Le hall fait cent mètres de long sur vingt de large. D'un côté surgissent les Amalécites et les Jébuséens sur leur bouldozeur jaune. Derrière eux la masse des punks de stricte observance. A l'arrière-plan des lueurs d'incendie. De l'autre côté les brigadistes, les auto­nomes et les gauchistes de Prima Linea. Derrière eux les journalistes ou ce qu'il en reste. Des projectiles de toutes sortes volent dans les deux sens. En face, à vingt mètres, un ascenseur de service miraculeusement intact, ouvert et vide. -- Excellences, crie le chef de l'escorte, il n'y a pas un instant à perdre. Dix des nôtres vous couvrent. Foncez ! Paul Marcpinkus se jette le premier suivi par Agostino Cesaroli qui étonne par sa souplesse. Achille Solvestrani s'étale sur le sol, se relève et plonge dans l'ascenseur. A chaque passage les lueurs de l'incendie projettent leur sil­houette démesurée comme une énorme et fugace ombre chinoise. « Bag », le cardinal Sebastiano Baglione, la main sur le cœur, presse le pas sans plus mais à mi-distance voit foncer sur lui une auto-pompe pilotée par un Jébuséen qui ricane et lui crache une giclée qui brise ses verres et lui fait vomir son dentier. 147:314 Paul et Agostino le traînent vers la cabine dont les portes se referment lentement. Brusquement les lumières s'éteignent. Les brigadistes ont-ils réussi à cou­per le courant ? Dans le hall l'obscurité n'est déchirée que par les explosions de cocktails et les gyrophares des voitures de police éventrées par les bouldozeurs. Quelques punks reviennent des chantiers portant en guise de torches des planches enduites de goudron. Dans l'ascenseur agité d'une dernière secousse et immobilisé à un mètre du sol Achille, les yeux hagards, s'appuie contre la cloison, le souffle court. Bruit de chute. Le camerlingue, sans dentier ni lunettes, trempé jusqu'aux os, se met à geindre : -- Mes comprimés, mes comprimés. Je les ai perdus. Je suis perdu. Agostino se met à pianoter sur les boutons de com­mande mais en vain. Paul remet ses demi-lunes dans son étui, soulagé. Peut-être, grâce aux circonstances, passera-t-il à travers les mailles du filet ? Des coups de feu éclatent. Les policiers submergés tentent de se dégager mais sont massacrés à coups de pioches et balayés par le bouldozeur jaune. **00 h 20** Les émeutiers s'acharnent sur la porte de l'ascenseur qu'ils essaient d'enfoncer à coups de madrier. Les insultes les plus ordurières fusent. -- Nous sommes faits comme des rats, s'écrie Agostino. -- Il y a peut-être moyen de s'échapper par la trappe ? -- Il doit bien y avoir une trappe, c'est certain. -- J'étouffe, geint Bag. Le conditionnement en panne, l'air devient irrespirable vêtements mouillés, sueurs d'angoisses. -- L'aération ne fonctionne plus, s'écrie Bag. 148:314 Solvestrani entame sur l'air du Barbier de Séville : *Comment plus d'aération ?* *Qu'allons-nous devenir ?* *Allons-nous tous périr ?* *Aucune espoiration ?* -- Il est en train de perdre la raison comme son frère, fait Agostino. -- Il ne faut rien prendre au tragique puisque nous sommes adossés au spirituel, dit Paul. -- A vos spiritueux et à votre coffre-fort, vieux filou. -- Taisez-vous Achille. Voyons s'il n'y a pas moyen de soulever cette trappe, reprend Paul en allumant son Dupont. -- Vous n'allez pas vous mettre à tirer sur votre bouf­farde, lance Bag qui a recouvré ses esprits. **00 h 30** Dehors on entend des ricanements « Nous allons gazer les rats noirs. » Les émeutiers ont amené une bonbonne de butane et raccordé un chalumeau qu'ils introduisent tant bien que mal entre les battants. Des cris : « FIUMISHIMA ! FIUMISHIMA ! MORTE ALLA VATICANA­GLIA ! » -- Nous allons crever, s'écrie Solvestrani. -- Tout cela est votre faute, Paul. Vous n'avez pas voulu croire madame Solstizia. -- Fichez-moi la paix avec cette bonne femme de mal­heur et voyons s'il n'y a pas moyen de s'échapper par cette trappe. Mais il faut que nous fassions la courte échelle au plus léger d'entre nous. A vous Agostino. Le gaz pénètre lentement dans l'ascenseur. Bag étouffe. Paul ne perd pas un instant et avec une rare présence d'esprit rallume son briquet et le tend au secrétaire de la commission des non-croyants. 149:314 Saisissant l'extincteur à pleines mains il le lance sur le chalumeau et le brise net. D'un coup sec les battants se joignent hermétiquement. Le plus dur est fait, dit-il en s'épongeant le front. Cependant les coups redou­blent et l'air se raréfie. Cris de fureur : -- FIUMISHIMA ! FIUMISHIMA ! MORTE ALLA VATICANA­GLIA !  -- Ah ! que le rire des méchants sonne dur à l'oreille du juste et que le triomphe de l'infâme est déchirant pour le sage, déclame Achille. -- J'étouffe, les amis. Mais avant de mourir il faut que je vous dise... -- Ah ! Ah ! s'esclaffe Solvestrani. Il nous appelle ses amis alors qu'il nous a toujours détestés. Harpagon, qu'avez-vous fait des cadeaux de Marcos ? -- Achille, réplique faiblement Baglione, vous payerez cher vos calomnies. -- Il râle. -- Nous sommes maudits. Seigneur, ayez pitié ! -- Laissez-le, Achille. Vous voyez bien qu'il est au bout de son rouleau. Si au moins nous pouvions retrouver ses comprimés. -- Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vieux bouc, et n'oubliez pas que j'en sais assez pour... -- Suffit, lance Paul. Occupons-nous de cette trappe si vous voulez sauver votre peau. -- Taisez-vous l'athlète. Si nous sommes ici c'est bien à cause de vous, de vos escroqueries et de vos manigances et je me demande bien si vous n'êtes pas le cerveau de cette immense tromperie, de cette colossale arnaque. -- Vous délirez mon pauvre vieux. Allez voir votre psy­chiatre. Faisons la courte échelle à Agostino. Pendant que Bag continue à râler, les trois autres se mettent à tâtonner dans l'obscurité. -- Ne me touchez pas vieux sagouin, s'écrie Achille, à l'adresse d'Agostino. -- FIUMISHIMA ! FIUMISHIMA ! MORTE ALLA VATICANA­GLIA !  150:314 Cesaroli donne un violent coup de poing à la trappe qui saute, dévoilant une partie de la cage d'ascenseur. Une bouf­fée d'air frais pénètre dans la cabine. Un faisceau de lumière éclaire les visages défaits des reclus et du perclus. -- Oooh ! Excellences, ici le commandant Bombardini. Patientez. N'ayez pas peur. Me voici avec une équipe de pompiers pour vous porter secours. -- En montgolfière sans doute ? risque Paul. \*\*\* IL EST UNE HEURE VINGT DU MATIN lorsque quatre silhouettes émergent de l'obscurité d'un garage en sous-sol, ac­compagnées d'une escorte de carabinieri. Les vêtements des rescapés de la chambre à gaz sont lacérés, couverts de boue, de cendres et de sang. Bag soutenu par deux infir­miers est livide. Sa bouche est tuméfiée, son index droit sec­tionné. Cesaroli a perdu la manche gauche de sa soutane et sa chaussure droite. Son visage est barbouillé de goudron. Solvestrani, dont le regard fixe trahit la paraphrénie confa­bulante, fredonne des passages du *Rorate coeli :* « *Sion deserta facta est : Jerusalem desolata est... Consolamini, conso­lamini...* » Le plus frais est le directeur de l'IOR, rompu aux exercices physiques. Cependant une partie de son « clergy­man » est arrachée et laisse entrevoir un jarret de sportif. Qui les aurait vus il y a peu dans la pompe des cérémonies aurait peine à les reconnaître tant ils ressemblent à des égoutiers plus qu'à des prélats. Le peloton progresse vers l'enclos aux Mercedes. A l'arrière-plan, la tour de contrôle flambe comme une torche. Les pompes à incendie crachent des gerbes d'eau que la lueur des flammes teinte de rose vio­lacé. Un carabiniere resté à l'arrière se détourne, le visage aveuglé par une pluie de confettis lumineux. On y voit clair comme en plein jour et des pompiers sont comme pris au piège d'un réseau de flammèches qui les enclôt. Autour du groupe tout n'est que désolation : voitures calcinées, murs noircis, ruines fumantes. Les émeutiers ont reflué vers Ostie. On entend encore au loin des coups de feu, des cris, des explo­sions, mais ici le calme est revenu. 151:314 On conduit Baglione dans une ambulance qui démarre aussitôt pour Gemelli en faisant éclater les cent vingt décibels de sa sirène. Cesaroli s'adresse à Marcpinkus en lui serrant vigoureusement la main. -- Paul, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous. Sans vous nous serions déjà en purgatoire. -- Vous êtes bien optimiste Agostino. -- Toujours aussi sarcastique, mais qu'importe. Je rentre avec Achille, vous comprenez pourquoi. -- Bien sûr, le pauvre est mûr pour l'asile. -- Je vous laisse ma voiture et mon chauffeur, fait Agostino en désignant la Mercedes CD 2 d'un mouvement de la main. A bientôt. Paul épuisé se laisse tomber sur la banquette arrière. Il tressaille car l'atmosphère pesante lui révèle une présence insolite. Le chauffeur se retourne vers lui et enlève sa cas­quette en souriant. Un homme à sa droite dont il distingue mal les traits lui tend une feuille grise et lui dit d'une voix douce : -- Inspecteurs Morelli et Stimigliano, Monseigneur. Vous savez qu'un mandat d'arrêt a été délivré contre vous à la demande du juge Baiamonti. Le voici. Auriez-vous l'obli­geance de nous accompagner à la Questura ? Paul sent une douleur au plexus solaire. Sa bouche est sèche, ses yeux se troublent. Les dés sont jetés. Il a la force d'articuler avec un certain détachement : -- Comme vous voudrez messieurs. Cependant vous n'ignorez pas que le Vatican est indigné des accusations dont je suis l'objet. Je vous suis malgré moi puisque vous avez gagné la première manche à la faveur de cette émeute. Me permettez-vous de prendre congé de mes amis de la Curie ? -- Mais comment donc Monseigneur, faites. Paul ouvre la portière et se dirige à pas lents vers la Mercedes d'Agostino et d'Achille sur le point de démarrer. -- Veuillez m'excuser chers amis, dit-il en consultant son bracelet-montre. Il se fait tard et je dîne cette nuit même à la Questura. 152:314 Priez pour moi car une obscure petite fouine a pris ombrage de mon zèle de grand argentier et cela pour­rait faire sombrer les finances du vaisseau de Pierre à l'heure où sans gouvernail il est pris dans la tempête. Ah ! Agos­tino, fait-il en s'adressant à Cesaroli. Touché par votre sollicitude toute m... paternelle, je me permets de vous remettre quelques photos qui paraîtront demain dans la presse. Je vous souhaite malgré tout une nuit sans cauchemar. *Noctem quietam.* Tchao ! \*\*\* -- Le spectacle restera longtemps gravé dans ma mé­moire, cher Gonzague. Ce déchaînement des bas instincts, des haines recuites et des pulsions primaires m'a profondé­ment bouleversé. -- Une catharsis en somme. Mais ne savez-vous pas, Amédée, que les foules n'ont de puissance que pour dé­truire ? -- Si fait, mais la hideur du péché collectif défie toute description et provoque le dégoût même chez les plus en­durcis. -- Peut-être. Je n'ai assisté à ce genre de débordement qu'en quarante-quatre. Mais qu'en est-il de nos compères ? -- Comment ? Vous êtes bien le seul habitant de la Ville éternelle à ignorer leur sort ! -- Je ne lis les journaux ni n'écoute la radio. Mais dites. -- Hé bien, Baglione est décédé au cours de son trans­fert à Gemelli. L'archevêque titulaire de Novaliciana est interné dans une clinique psychiatrique et le directeur de l'IOR médite sur l'échec de l'Opération Tamouré à Regina Coeli. -- Dans cet ergastule ? Quelle déchéance ! -- Rassurez-vous, il sera bientôt transféré dans un éta­blissement plus confortable. -- Le crime restera-t-il impuni ? Le bras de Némésis ne va-t-il pas s'abattre ? 153:314 -- Il y a fort à parier qu'une main anonyme relèvera son cappuccino d'une pincée de cyanure, comme pour Sin­dona. Ainsi se terminent les carrières les plus fulgurantes et les drames les plus atroces à Rome : par le feu, le fer ou le poison. -- Et Cesaroli ? -- L'Aquila ? Les photos scandaleuses publiées dans cer­taine presse l'ont fait sombrer à jamais... -- J'ignorais qu'il en fût... -- Cela ne serait rien si l'on ne soupçonnait le départe­ment gay du Mossad d'être à l'origine de cette indiscrétion. -- Vous délirez, Amédée ! -- Je sais ce que je dis, Gonzague. -- De qui tenez-vous cela ? -- Je suis tenu à la discrétion. Mais mon contact, appe­lons-le Zopyre, m'a confirmé le bruit. Le même Mossad ne serait pas davantage étranger à l'arrestation de l'archevêque titulaire d'Orta et à la liquidation de son rival Alfredo Salerno de sinistre réputation. -- Dans quel but ? -- Pour s'emparer du patrimoine de l'IOR et hâter l'élec­tion de Moustiker. Mais il faut que le futur camerlingue convoque le conclave et croyez-m'en ce ne sera pas une mince affaire. -- Peut-être Di Sponso annoncera-t-il au balcon : « *Ha­bemus papam judeum* » *?* -- Ah ! Si Jean-Paul II avait consacré la Russie au Cœur immaculé de Marie l'histoire eût suivi un cours bien différent. Toute l'affaire tient en trois mots : *Nemo, Nexus, Nemesis.* -- De sorte que le vrai Jean-Paul II gît vingt mille lieues sous les mers, que le faux s'est désintégré dans les airs et que le futur pontife frappe déjà à la porte. -- On enterre le camerlingue demain. Je ne voudrais pas en être. -- Pour moi le mystère reste entier. Je dirais même plus : il s'épaissit. 154:314 -- Vous ne pensez pas si bien dire. Ce matin même je viens de recevoir une missive dont... Mais quittons ce lieu. Cette machine à expresso qui chuinte comme une locomo­tive me porte sur les nerfs et je trouve que cette caissière nous regarde d'un drôle d'air. Avez-vous remarqué le qui­dam qui vient de sortir des toilettes ? Il en est, vous dis-je. -- De quoi donc ? -- De la loge, pardi ! -- Amédée vous m'amusez. Mais je vous suis. ***Plus tard, à la terrasse d'un bar\ place Navone.*** -- L'auteur de cette lettre vous connaît bien, il vous apprécie et vous juge capable de remplir cette mission déci­sive, fait Gonzague avec assurance en remettant à son com­pagnon le pli et la carte magnétique. Il caresse du pouce la fine dentelure de la clé Yale qu'il dépose dans la paume d'Amédée. -- J'en ai l'esprit chaviré, articule craintivement celui-ci. Par moments j'ai l'impression de longer un gouffre. Puis brusquement tout s'estompe : le passé et l'avenir, les limites du réel, les frontières de l'inconnu, celles du possible. -- La Curie décapitée désormais la voie est libre. Vous détenez le Sésame ouvre-toi de la caverne de Marcpinkus. Sur les instructions de votre taupe vous glisserez cette carte dans la fente que l'on vous dira et ce geste changera le cours de l'histoire. -- Juste ciel ! Du piratage électronique ! -- Si vous voulez. Mais il importe avant tout de sous­traire ces sommes fabuleuses à la convoitise des fils de Sem et d'en faire bénéficier les défenseurs de la Tradition afin que l'iniquité se tourne en justice, car l'heure a sonné où il importe que les enfants de lumière soient plus habiles que les enfants de ce monde. N'hésitez pas Amédée, jamais le sort d'un si grand nombre n'a dépendu de l'usage ou du non-usage de cette carte et de cette petite clé. 155:314 -- Vous voulez dire d'un si petit homme. Songez donc ! A mon âge ! Lorsque rassemblant mes forces j'ose me re­garder dans un miroir, j'ai honte : mon crâne en pain de sucre, mon petit bréchet velu, mes jambes grêles et vertes. Je me dis que je ne suis qu'un misérable vermisseau, un rebut de la terre et je me trouve bien téméraire de m'être venu perdre dans Rome. -- Saint Paul ne parlait pas autrement. A son exemple ayez donc le courage de remplir la mission dont vous êtes investi. Souvent le Seigneur utilise ce qui d'apparence est le plus vil pour réaliser ses desseins les plus secrets. Ne vous lamentez pas sur votre faiblesse et votre physique. Vous atti­rez encore bien des regards féminins. Le moment venu l'Esprit Saint vous donnera les forces nécessaires. Au terme de cette opération, dont j'admire l'ingéniosité, vous aurez la satisfaction d'avoir fidèlement travaillé à la vigne du Seigneur. Sursum corda ! C'est le moment d'agir et rappelez-vous que c'est par les œuvres que se connaît le véritable amour. « *Quod isti et istae, cur non ego ?* » Reprenez-vous, mon ami : le combat apocalyptique est engagé, il est radical et décisif, et son âpreté ne souffre aucune faiblesse. Est-ce l'effet du martini ou celui de la vive exhortation de Gonzague ? Amédée sent ses forces lui revenir. Il rajuste sa cravate à pois et prend une profonde inspiration. Les événements révèlent une transcendante logique, la crise dé­voile une issue où il a un rôle précis à jouer. Lui, l'obscur, dans son insignifiance sera l'instrument de Dieu. Après le départ de Gonzague, il reste longtemps à médi­ter puis s'en va détailler les statues colossales de la fontaine des Fleuves du Bernin. Le lion rugissant, le serpent de mer ambigu appelé par certains « le crocodile », le cheval du Danube, narines dilatées et crinière au vent, les armoiries fleurdelisées des Pamphili. Innocent X n'a-t-il pas poursuivi deux cardinaux pour concussion ? Son regard se fixe sur le géant dont le visage à demi couvert symbolise le mystère des sources du Nil. Il tente d'enlever son voile et cet effort est figé dans la pierre. 156:314 Et soudain Amédée saisit. Il serait inexcusable de ne pas comprendre ce que la Providence lui donne à lire : le cro­codile, les lys, la concussion, le voile. Voici que grâce à d'obscurs artisans dont il est, le voile de la Chrétienté sera arraché, qu'elle reprendra vigueur, qu'elle se ceindra les reins... Amédée sort de la poche de son gilet une montre savon­nette à remontoir, la consulte et se hâte vers son rendez-vous avec Zopyre. FIN Raymond Delestier. 157:314 ## DOCUMENTS *sur la bataille de France* ### Déclaration d'intention, de guerre et d'amour par Jean-Marie Le Pen *Texte intégral de la déclaration faite par Jean-Marie Le Pen à la Trinité-sur-Mer, le dimanche 26 avril.* J'ai pris la grave décision d'être, l'an prochain, candidat à la Présidence de la République. J'ai voulu en faire l'annonce officielle ici, dans cette petite maison bretonne de La Trinité-sur-Mer où je suis né il y a cinquante-huit ans et que je tiens de mon père qui la tenait du sien, au milieu de ceux qui me connaissent mieux que d'autres ; 158:314 sur cette terre de foi où la civilisation s'est affirmée depuis plus de cinq mille ans ; au bord de cette mer qui fut le domaine et le lieu de travail des miens, symbole pour tous les hommes de liberté, de découverte et d'évasion, et pour la France de sa grande aventure conquérante et civilisa­trice, moyen, aujourd'hui encore, d'une grandeur retrou­vée pour elle et pour l'Europe. Enfant du peuple, pupille de la nation, j'y ai été élevé par une mère admirable, dans l'amour de Dieu et du pays. J'ai moi-même consacré ma vie à ma famille et à ma patrie que j'ai servie, de mon mieux, depuis plus de quarante ans, tant sous ses drapeaux que dans ma vie militante et publique. C'est parce que j'ai la profonde conviction que la patrie est en grand danger et que les Français sont menacés d'être ruinés, submergés et asservis que j'ai décidé de m'engager dans cette bataille décisive pour l'avenir de la France. Les partis politiques traditionnels, les institutions elles-mêmes sont incapables ou impuissants à faire échec à ce destin sinistre. Les oligarchies, les factions, les lobbies nationaux ou étrangers se disputent le pouvoir et la démocratie n'est plus qu'une façade. La crise démographique, l'immigration, le chômage, l'insécurité, l'étatisme bureaucratique et fiscaliste, la dé­gradation des mœurs sont les signes cliniques d'une décadence mortelle. Or, la démocratie c'est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Il faut donc que le peuple parle, qu'il dise claire­ment sa volonté et son choix majoritaire et quel est le chef qu'il se choisit pour conduire son sursaut et sa renaissance. Encore faut-il, ce qui n'est hélas pas le cas aujourd'hui, qu'il soit clairement et loyalement informé des questions auxquelles il doit répondre. 159:314 C'est pour l'y aider que je serai candidat et ferai campagne toute une longue année. Après tant de désillusions et de revers, je sais que les Français dans leur majorité aspirent à l'ordre, au travail, à la concorde dont ils ont le goût et l'instinct, comme en témoignent les succès croissants du mouve­ment national que j'anime. C'est cette majorité nationale et morale que je vais, avec votre aide, m'efforcer de rassembler. Je le ferai avec la volonté d'agir contre le chômage, contre la crise économique et contre le socialisme qui les a engendrés ; avec celle aussi de remettre à l'hon­neur la foi patriotique à partir de la famille et de l'école : d'exalter les valeurs les plus sacrées, et enfin d'œuvrer au renforcement de notre sécurité par l'union des patries de l'Europe et leur défense commune. Ceci est une déclaration d'intention. C'est aussi une déclara­tion de guerre au laxisme, à la décadence, au renonce­ment, à la misère et aux injustices sociales. Et c'est une déclaration d'amour pour la France, pour les Français et tout particulièrement les plus malheureux. Homme de foi, je crois avec passion que le déclin n'est pas inéluctable et qu'il y a pour la France un avenir d'espoir. Pour peu que chacune et chacun de vous, Français, en fasse son affaire, car c'est son affaire. Aidons-nous et, j'en suis sûr, Dieu nous aidera ! \[Fin du texte intégral de la déclaration de Jean-Marie Le Pen à la Trinité-sur-Mer, le 26 avril.\] 160:314 ### Une adhésion entière et un soutien militant par Jean Madiran Une fois de plus dans son histoire\ il va falloir que la France se sauve elle-même *Article publié dans PRÉSENT le 28 avril, à la suite de la déclaration de Jean-Marie Le Pen.* Dimanche, avec toute la presse invitée, nous sommes allés voir Jean-Marie Le Pen tel qu'il voulait qu'on l'ait vu, annonçant sa décision au milieu de ses compatriotes de La Trinité-sur-Mer. Ce n'était pas seulement parce que, pour cette bataille qui sera sa grande bataille, il voulait partir de sa maison paternelle et des tombes familiales. 161:314 C'est parce que depuis cinquante-huit ans ses compatriotes de La Trinité-sur-Mer le connaissent tel qu'il est et non pas tel que les media le présentent à un peuple trompé. Cette tromperie du peuple français par une classe dirigeante retranchée dans ses privilèges et animée par des idéologies et des intérêts étrangers ou indifférents à notre destin national est la clef politique de la décadence française. \*\*\* On n'arriverait point, par seule argumentation, à faire croire qu'en lui-même « le discours » de Jean-Marie Le Pen soit, comme le proclame l'évêque-commissaire à l'immigration, « la menace suprême ». Le discours passe très bien quand il est entendu tel qu'il est. On ne peut écarter le discours qu'en discrédi­tant l'homme, par le puissant système, de la diffamation officielle. A La Trinité, on sait bien que la grosse masse des journaux audio-visuels et imprimés mentent sur Le Pen. Que la France entière le sache demain comme on le sait aujourd'hui à La Trinité, et l'on ne pourra plus empêcher le discours d'être entendu par « une majorité nationale et morale ». \*\*\* Telle est donc la bataille qui commence. Et cette bataille politique est véritablement la bataille de la France, aujourd'hui envahie et demain, si l'on n'inverse pas le cours de l'invasion, irrémédiablement submergée. La classe dominante, socialiste ou libérale, n'a ni la volonté ni la capacité d'inverser ce cours mortel. 162:314 Il va falloir qu'une fois de plus dans son histoire la France se sauve elle-même. Les autorités civiles, militaires ou reli­gieuses, les corps constitués sont décomposés ou colo­nisés. Pour ranimer un peuple endormi et trompé, une campagne politique d'une année, ce n'est pas trop ; ce sera même très court. Mais puisque les institutions, par l'élection présidentielle, procurent l'occasion et le moyen d'une telle campagne, et puisque Jean-Marie Le Pen est le seul homme en situation de la conduire, il avait le devoir et le droit de nous demander d'y entrer avec lui. Ce qui va se jouer, je vous l'ai déjà dit : Cette généra­tion, la nôtre, la vôtre, tous ensemble, les Français au­jourd'hui vivants, nous aurons devant l'histoire la respon­sabilité d'avoir accepté, ou de n'avoir pas accepté, d'être les derniers des Français. La bataille de France, c'est cela, et c'est aujourd'hui. \*\*\* La déclaration de Jean-Marie Le Pen, déclaration d'intention, déclaration de guerre à la décadence, décla­ration d'amour pour la France en danger, est l'appel à une mobilisation politique pour cette bataille. Nous répondons ici par une adhésion entière et un soutien militant. Nous ne sommes à aucun degré, pas même officieusement, les porte-parole de Jean-Marie Le Pen, nos libres propos ne l'engagent en rien. A aucun mo­ment nous ne parlons à sa place. Nous parlons à la nôtre. Nous sommes une famille spirituelle, ou plutôt notre journal est au confluent de plusieurs familles spi­rituelles parmi toutes celles, si variées, si nuancées, qui manifestent les différents aspects de l'âme française. 163:314 Dans le mouvement national qui prend le départ, nous allons militer à notre rang et à notre manière, qui est un composé d'analyse et de croisade. \*\*\* Dimanche, hors micro, Jean-Marie Le Pen expli­quait, avec la force de conviction que nous lui connais­sons, qu'il se bat pour « *des idées aussi vieilles que notre pays, aussi jeunes que lui* ». Il ajoutait : « *C'est au pays de répondre, au pays en lui-même, avec ses res­sources d'intelligence, de courage, pour s'arracher à un destin maléfique. S'il ne répond pas, je n'y peux évidem­ment rien. Je fais ce que j'ai à faire.* » Oui, il fait ce qu'il a à faire. Quand je considère les responsabilités qui pèsent sur lui, la conscience qu'il en a, la manière dont il les assume, je pense qu'il a droit non seulement a notre concours, mais aussi à notre affection, et que peut-être il en a besoin. Dans la bataille de France, que l'amitié française, Dieu aidant, veille sur lui, le réconforte et le fortifie ! \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean Madiran paru dans *Présent,* numéro 1315 des lundi 27 et mardi 28 avril 1987.\] 164:314 ### On appelle cela un « dialogue » *sur Port-Marly* *Le jeudi 9 avril, les deux évêques de Versailles, Mgr Simonneaux et son coad­juteur Mgr Thomas, assistés du P. Jor­dan, ont reçu une délégation de la com­munauté paroissiale de Saint-Louis de Port-Marly, comprenant MM. Marquant, Luthringer, Boulet et Dousseau.* *Monsieur Marquant : ...* Cette paroisse, jusqu'au mois de novembre dernier, est une paroisse qui ne cherchait rien d'autre que de voir son caractère propre maintenu. Ce que nous demandions ne nous semblait pas si extraor­dinaire. Je crois que l'attachement au catéchisme est un attachement légi­time. Le catéchisme, le concile l'a rappelé, est l'affaire des parents et notre attachement à la liturgie traditionnelle, je me permets d'insister sur cette question, parce que ce n'est pas un attachement au grégorien, d'ailleurs il y a toujours eu peu de grégorien à Port-Marly, mais plutôt une polyphonie fran­çaise, enfin notre attachement au grégorien est très secondaire, je dirais même que notre attachement au latin est secondaire également. C'est un attachement à la liturgie traditionnelle. 165:314 Donc, je crois que cet attachement n'a rien non plus d'exceptionnel. Je crois que, à une époque où il y a des tentatives de liturgie nouvelle, ce qui est parfaitement légitime, il nous semblait normal de pouvoir permettre que ce caractère propre demeure justement dans l'Église, sans heurt. Il n'est pas question de faire ici des parallèles avec ce qui peut exister ailleurs, notamment à Saint-Nicolas du Chardonnet, mais c'est tout à fait différent. Cela me semblait un point essentiel. Voilà les deux points préliminaires. Alors ensuite savoir ce que nous voulons. Eh bien, je vous dirai, monseigneur, que nous avons eu l'impression d'être persécutés. Persécutés parce qu'on a chassé nos prêtres. Le Père Izimba, si le Père Izimba, il y a des choses à lui reprocher nous aimerions... *Monseigneur Simonneaux :* Vous tenez au mot « chassé » ? *Monsieur Marquant :* Si vous voulez, je ne veux pas me battre sur les questions de détail, mais je pense que de toutes façons il a été raconté sur le Père Izimba des choses qui, à notre point de vue, ne souffrent pas d'imprécision : ou il y a un dossier précis sur le Père Izimba, ou non. (Le Père Izimba est aumônier des louvettes de Port-Marly ; j'y ai deux filles plus une nièce.) Si le Père Izimba est l'homme que l'on nous a quelques fois décrit, uniquement oralement, j'aimerais le savoir. Si, comme je le crois, il ne l'est pas, je pense que ce sont des choses au niveau de la calomnie et là je pense que c'est extrêmement grave. On a je dirais, fait partir le Père Pochet contre sa volonté, du moins c'est ce qu'il nous a dit ; si ce n'est pas le cas, il faudrait le savoir. Donc cette communauté s'est trouvée sans prêtre. Cette communauté ensuite, s'est trouvée du jour au lendemain contrainte à un acte de désespéré. Je me permets d'insister sur ce mot de désespéré. Je puis vous dire que personne d'entre nous, ni les quatre présents, ni les milliers de fidèles de Port-Marly, qui sont d'ailleurs restés attachés à leur paroisse après les événements à une vingtaine d'entre eux près, n'a goûté avec satisfaction les événements du 29 novembre et tout ce qui s'en est suivi jusqu'à aujourd'hui. Cela a demandé pour cha­cun d'entre nous des efforts humains, professionnels et financiers gigan­tesques. Alors cette communauté qui est persécutée, qui aujourd'hui a été chassée de son église, je dis bien de son église, parce que c'est cette église que notre communauté a restaurée presque intégralement. Puisque, en 1965, quand le Chanoine Roussel est entré dans cette église, elle était pra­tiquement en ruines : des photos l'attestent. Donc ces fidèles ne compren­nent pas. Ils ne comprennent pas non plus ce qui s'est passé lundi der­nier, lundi 30 mars où, dans des conditions invraisemblables, la police est intervenue. Je dirai qu'ils ne comprennent pas aussi, j'en finirai par là, ce troisième élément de ce communiqué de presse qui, je dirai, comporte pour nous deux parties. 166:314 Une première partie de recension des événements, on peut toujours discuter de savoir si tel point de détail est vrai ou faux. Mais qui, dans la partie finale, nous semble si exagéré, sans vouloir y mettre d'agressivité je dirai si mensonger, que je ne vous cache pas que la grande majorité... *Monseigneur Simonneaux :* Excusez-moi, la partie finale ?... *Monsieur Marquant :* Alors je vais vous le dire si vous voulez. Beau­coup de fidèles même nous ont dit : « Est-ce qu'une négociation est pos­sible avant que Monseigneur Simonneaux n'affirme personnellement, parce que ce tract n'est pas signé, donc on peut penser qu'il vient du bureau de presse de l'évêché. Alors les parties qui sont concernées, il y en a trois dont deux sont principales c'est la page 2, le paragraphe commence par : Le lundi 30 mars 7 h 30 et qui fait état... *Monseigneur Simonneaux :* Le communiqué est signé. *Monsieur Marquant :* Alors dans ce cas-là c'est bien. Lorsque l'on dit, je commence par un « point » : « *Les occupants organisent la résistance. Ils avaient prévu tout un matériel, matraques, barres défier, gaz lacrymo­gènes, etc.* » Beaucoup de journalistes m'ont téléphoné depuis 48 h et m'ont dit : « *Qu'est-ce que vous en pensez ?* » Je leur ai dit : « *C'est faux.* » Ils m'ont dit : « *C'est très simple, vous avez le choix entre deux positions, soit vous faites état publiquement d'un désaveu, c'est-à-dire en por­tant plainte en diffamation et dans ce cas-là en tant que presse nous aurons la preuve que vos paroles ne sont pas des paroles gratuites et que vous êtes prêts à aller jusqu'au bout d'une enquête.* » Je ne vous cache pas d'ailleurs, que cette déclaration est la reprise d'une déclaration du commissaire de police de Marly-le-Roi contre qui nous avons demandé une enquête administrative et porté plainte parce que, bien sûr, tout cela est rigoureu­sement faux. La deuxième partie qui nous semble tout aussi fausse est la page 3, la partie « Réflexion », cette partie Réflexion où deux choses nous semblent extrêmement graves. Toutes les questions : *Qui est le res­ponsable ?* -- Vous en avez quatre ici. *Qui dirige l'opération ?* -- Vous en avez quatre ici, même s'il y en a d'autres. *Qui organise les commandos ?* -- Quels commandos ? *Qui rédige les tracts, les communiqués ?* -- Eh bien les communiqués furent rédigés par plusieurs d'entre nous mais nous en assumons la responsabilité. *Qui alimente financièrement tout cela ?* -- Nous, entièrement nous. Alors maintenant le problème de l'abbé Aulagnier. Je tiens à dire que cette opération a été totalement et absolument menée par nous et uni­quement nous. L'abbé Aulagnier à ma connaissance n'est pour rien dans cette affaire. Il est venu un jour à la messe et nous l'avons d'ailleurs remercié. 167:314 Peu importe d'ailleurs, mais il n'a rien à voir avec cela. Quant au Père Bruno de Blignières, effectivement c'est un de nos amis et c'est un prêtre (que je connais depuis plus de 15 ans, il n'était pas prêtre à l'époque) qui, nous trouvant sans prêtre, a accepté de participer à la vie spirituelle de notre communauté, de l'animer et donc d'en prendre la direction. Alors voilà donc un troisième point. Je dirai le quatrième point. Vous dites : -- Que souhaitons-nous faire ? Eh bien l'église est fermée, je crois que tant que l'église est fermée, pour nous, la question n'est pas de savoir ce que l'on veut, la question est de savoir ce que souhaite l'évêché. Quant au dernier point qui nous semble être un point essentiel, c'est le problème du Père de Blignières. Dans cette déclaration, il est accusé d'avoir fomenté le coup, si j'ose dire. Je crois que l'indépendance du *Courrier des Yvelines* et de M. Gilles André qui était présent pour les photos est, à mon sens, totale, c'est à vous de faire une enquête. Mais je puis vous dire, nous ne l'avons pas payé, ni soudoyé en aucune manière. Cette intrusion de la police pendant une messe est un acte qui ne s'est jamais produit à ma connaissance depuis plusieurs décennies, peut-être même des siècles, et je ne vous cache pas que là aussi la position des fidèles a été d'être un chat échaudé si j'ose dire, qui voyant la réaction de l'évêché de Versailles lundi dernier, qui était je vous le rappelle « Pas de commentaire », a été absolument scandalisé. C'est un problème de fond, que l'on soit d'accord ou pas d'accord, je crois qu'il y a dans l'Église souvent des désaccords. Souvent les désaccords ont mal terminé et ont abouti à des schismes ou des hérésies, ce n'est pas ce que nous voulons, c'est clair. Nous ne le voulons absolument pas. On a quel­quefois eu l'impression que c'est ce que souhaitait un certain nombre d'interlocuteurs qui nous disent : « Partez ! » Eh bien je crois que là, l'on touche un point de fond. Ce qui s'est passé avec le Père de Blignières transcende nos désaccords, du moins c'est notre point de vue, et il est évident, que dès l'instant que cet acte-là n'est pas au moins condamné au nom simplement du respect des droits de l'homme, du respect du droit d'un prêtre, du respect de Dieu, eh bien je crois qu'effectivement notre communauté ne comprend pas, ne comprendrait pas. Voilà un petit peu ce que sont nos propos préliminaires. *Monseigneur Simonneaux :* Merci monsieur Marquant, et puisque nous sommes dans les temps de ce qui peut être notre déroulement, je ne veux pas répondre aux questions de détail. Il y a quelques mots sur lesquels je ne serai pas d'accord : « Hérésie », parce que je vois dans une lettre à monsieur d'Anselme, c'est une toute petite affaire personnelle, je l'ai dit : « Je n'ai jamais pensé que vous ayez donné dans l'hérésie. » 168:314 Maintenant pour le déroulement, j'aimerais poser des questions : quelques-unes qui sont des questions préalables, mais peut-être un peu plus nombreuses. Mais dont, si vous le pouvez, j'aimerais avoir des réponses brèves. Elles ont été réfléchies et la première est la suivante : A vous messieurs, je voudrais demander : Êtes-vous là présents à titre individuel là aussi ou représentez-vous un organisme, un groupe, une association, lesquels ? Y en a-t-il plusieurs ? Pour vous monsieur Marquant, je sais, mais dites-le moi. *Monsieur Marquant :* Je suis un paroissien de Port-Marly depuis trois ans et demi, avant j'habitais ailleurs, à Fontenay le Fleury. Je connais Port-Marly néanmoins depuis plus de 15 ans. J'y ai été scout, mais ça c'est une autre chose. J'ai constitué au moment des événements une association composée essentiellement de Marlyportains, sauf deux personnes du bureau dans l'état actuel des choses. Donc je représente ici la commu­nauté de Port-Marly. Malheureusement pour nous peut-être, nous ne formons pas une troupe. Nous sommes des paroissiens qui se sont trou­vés du jour au lendemain confrontés à un problème. Je parle car je suis porte-parole au niveau de l'ensemble, mais c'est vrai que je ne représente pas la totalité des gens et c'est pour cela, monseigneur, que j'aurais sou­haité que vous puissiez venir à la messe dimanche. *Monsieur Boulet :* Je ne représente aucune association, simple particu­lier, simple fidèle de Port-Marly où je vais depuis 5 ou 6 ans et puis c'est tout. A part l'association cultuelle, il n'y a pas d'associations de fidèles de paroissiens de Port-Marly. Il y a l'association des Amis de Port-Marly, mais c'est différent. *Monsieur Luthringer :* Les Amis de Port-Marly dont je suis le président. *Monseigneur Simonneaux :* A la suite de monsieur d'Anselme. *Monsieur Luthringer :* C'est exact. *Monseigneur Simonneaux :* Je dis cela parce que je l'ai connu. *Monsieur Luthringer :* Il n'est pas partie prenante dans les événements qui se déroulent ici, et je comprends très bien votre question ; vous pen­sez peut-être et c'est pour cela que le dialogue est peut-être bénéfique, qu'il y a des meneurs, qu'il y a une tête, qu'il y a un commando. Mais non, c'est l'ensemble de tous ces paroissiens qui se retrouve. Et monsieur Dousseau est là aujourd'hui, cela pourrait être un autre. Vous avez voulu trois ou quatre personnes. Il aurait pu y en avoir 10, 15 ou plus. *Monseigneur Simonneaux :* Ce n'est pas les meneurs que je cherche. Comme nous voulons progresser et que je ne peux pas dialoguer avec la foule, et que je veux dialoguer avec les représentants et ils pourraient très bien être 3 ou 4 autres personnes. 169:314 Je pose une seconde autre ques­tion : Si vous devez vous engager, peut-on estimer que vous serez suivis par ceux que vous représentez ou par les autres que vous semblez ne pas représenter. *Monsieur Marquant :* De toute façon, monseigneur, je ne sais pas. Soit vous allez nous faire des propositions précises et nous allons en discuter, mais il est évident que nous sommes ici les porte-parole responsables de la communauté. Néanmoins il est évident que nous ne sommes pas déci­sionnaires et que si vous nous faites des propositions, celles-ci devront être discutées entre nous et que si nous sommes d'accord, à ce moment-là les engagements que nous prendrons seront pris. Malheureusement le problème de Port-Marly déborde aujourd'hui très largement Port-Marly. C'est probablement mauvais, c'est probablement regrettable, mais c'est comme ça. C'est pour cela que je m'éloignais des déclarations de mon­sieur l'abbé Aulagnier ou de je ne sais trop qui de la Fraternité Saint-Pie X. Nous, nous souhaitons uniquement que la paroisse Saint-Louis de Port-Marly puisse revivre normalement. *Monseigneur Simonneaux :* Je pose quand même une question juste­ment sur ceci : Donc l'abbé Aulagnier, vous l'avez rappelé, nous l'avons écrit, supérieur de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, a déclaré devant témoins, le soir du 3 mars : « *C'est moi qui ai monté l'opération de Port-Marly.* » Êtes-vous là en accord avec lui sur cela ? *Monsieur Boulet :* J'ai vu ce matin monsieur l'abbé Aulagnier. Je lui ai dit : « *Avez-vous dit cela ?* » Il m'a dit : « *Non, je n'ai jamais dit cela.* » Je lui ai dit : « *Parce que si vous avez dit cela, monsieur l'abbé, je vous désavoue publiquement parce que c'est complètement faux.* » *Monseigneur Simonneaux :* C'est bien. *Monsieur Boulet :* Monsieur l'abbé Aulagnier m'a dit en ce qui concerne la deuxième partie de la phrase : « *Il est possible que j'aie dit* « *Vous me trouverez toujours sur votre chemin* » *ou des choses de ce genre.* » Mais je lui ai dit : « *Vous savez très bien monsieur l'abbé Aula­gnier que vous n'avez pas été à l'origine de l'affaire de Port-Marly qui a été déclenchée par les paroissiens de Port-Marly et uniquement par eux.* » *Monseigneur Simonneaux :* Ma quatrième question que je souhaiterais avancer pour avoir une réponse très brève, c'est le prêtre que vous avez fait venir, que vous avez peut-être rencontré : l'abbé de Blignières a été ordonné par monseigneur Lefebvre. *Monsieur Boulet :* Oui. 170:314 *Monseigneur Simonneaux :* Vous-même, êtes-vous personnellement par­tisan et solidaire de monseigneur Lefebvre. Répondez simplement oui ou non. *Monsieur Boulet :* La question ne se pose pas. *Monseigneur Simonneaux :* Moi je la pose. *Monsieur Marquant :* Je vais vous répondre que nous n'avons pas, nous, à être solidaires ou non solidaires de monseigneur Lefebvre. C'est un problème qu'il ne nous appartient pas de régler nous-mêmes. Je dirai que nous avons beaucoup d'estime envers le Père de Blignières. Que nous sommes très heureux d'avoir le Père de Blignières avec nous, donc s'il a été ordonné par monseigneur Lefebvre ou pas, n'est pas notre problème. Nous n'avons pas à nous solidariser ou à nous désolidariser de monsei­gneur Lefebvre. Ce n'est pas notre problème. *Monseigneur Thomas :* Vous verrez peut-être que c'est un problème pour moi. *Monsieur Boulet :* Nous sommes attachés à la messe traditionnelle de saint Pie V. Nous avions cette messe. Comme vous avez chassé nos prê­tres, peut-être n'aimerez-vous pas le mot « chassé », mais c'est comme cela que nous avons ressenti les choses, il a bien fallu que nous trouvions un autre prêtre. Ou pouvions-nous en trouver ? *Monseigneur Simonneaux :* Je vous ferai remarquer simplement que j'en avais nommé un. Bien je passe. *Monsieur Marquant :* Qui n'a pas accepté de célébrer la messe tradi­tionnelle. *Monseigneur Simonneaux :* Quelques questions fondamentales : Recon­naissez-vous l'autorité du code de droit canonique de l'Église catholique romaine ? Reconnaissez-vous l'autorité de ces lois de l'Église qui sont condensées dans un code de droit canonique ? *Monsieur Marquant :* Je ne connais pas, je n'ai aucune raison de le contester. *Monsieur Boulet :* Pour nous les problèmes de foi passent avant les problèmes de réglementation. *Monseigneur Simonneaux :* La foi passe outre les problèmes de droit. Vous le reconnaissez ou vous ne le reconnaissez pas. La foi dans l'Église, c'est indispensable, c'est primordial vous dites. Mais l'Église est une société qui a aussi une loi qui s'appelle le droit canon. Le reconnaissez-vous ? 171:314 *Monsieur Marquant :* Je ne sais pas. Si elle ne nous met pas en porte à faux avec notre foi bien sûr. C'est pour cela qu'il faut une question précise. *Monseigneur Thomas :* C'est un texte qui résume les problèmes de foi sur chaque sacrement, sur le rôle du pape, sur le rôle de l'évêque et des chrétiens. *Monseigneur Simonneaux :* Vous ne le connaissez pas peut-être dans tous les détails, mais quand on vous en parle, quand on vous le propose, quand l'Église vous le propose en particulier par l'autorité de ceux qui l'ont reçu, êtes-vous prêts à suivre les règles pour que nous cherchions ensemble des solutions ? Êtes-vous prêts à en suivre les règles, sur certains points principaux ? *Monsieur Marquant :* Je vous répondrai que notre communauté est une communauté vivante et priante. Je prendrai un cas pour montrer que le droit canon, autant que je puisse le connaître -- c'est-à-dire fort peu -- l'indult qui a été accordé par le souverain pontife concernant la messe traditionnelle, déclare que cet indult ne peut être accordé qu'à des messes qui ont lieu en dehors du cadre paroissial. Or monsieur le cardinal Lusti­ger a accepté ce type d'accord à Saint-Eugène-Sainte-Cécile. Il est donc en désaccord avec l'autorité pontificale. Comme vous me dites non, eh bien je crois que la foi, le sentiment filial qui existe entre un évêque et ses fidèles, nous semble supérieur aux problèmes juridiques. *Monseigneur Simonneaux :* Nous verrons tout à l'heure *Monsieur Marquant :* D'accord. *Père Jordan :* Je voudrais simplement dire à monsieur Marquant quand même, vous avez déclaré en commençant, c'est un dialogue amical. « Nous voulons vraiment vivre comme catholiques. Nous sommes des catholiques en parfaite communion avec le saint-père et l'épiscopat, l'en­seignement du pape et des évêques. » L'Église et la vie de l'Église sont précisées dans ce code de droit canonique qui règle la vie de l'Église. Je conçois très bien que vous n'êtes pas des spécialistes. Nous-mêmes nous ne sommes pas des canonistes, nous ne savons pas les 1.500 canons par cœur, c'est bien évident. Mais ceci est une règle de référence, c'est la loi de l'Église. Qu'on accueille, qu'on accepte parce que l'on en est membre. Alors c'est pour cela que la question qui vous a été posée est une ques­tion fondamentale. Ce n'est pas une question de pure forme. *Monseigneur Thomas :* C'est une reconnaissance de l'autorité... *Monseigneur Simonneaux :* Êtes-vous prêts à suivre les règles ? 172:314 *Père Jordan :* Je reprends aussi la question précédente qui vous a été posée autour du Père de Blignières. Ce n'est pas non plus une question secondaire. Vous nous dites : « *C'est un prêtre que je connais depuis long­temps. Je suis en relation d'amitié, nous avons de l'estime pour lui.* » Il est, vous ne l'avez pas dit, mais je pense que vous le pensez, il a été bien accueilli par la « communauté », entre guillemets, de Port-Marly. Nous n'avons pas à entrer dans l'affaire Lefebvre en soi qui n'est pas de notre ressort. Ça me semble un peu rapide. Si l'on veut être fidèle à l'Église et à l'épiscopat, l'on sait qu'un problème se pose, que ce problème est important, qu'il y a une situation qui a été clairement définie, que les prê­tres ordonnés dans cette situation encourent des peines. Qu'ils ne sont pas aptes à célébrer légitimement les sacrements. Si l'on fait appel à eux, l'on ne peut pas dire que ce soit une preuve de fidélité à l'Église. *Monsieur Marquant :* Si vous n'aviez pas chassé nos prêtres il n'y aurait pas eu de problèmes. *Monsieur Boulet :* Nous avions la messe traditionnelle depuis 20 ans, depuis la période du chanoine Roussel. Malgré toutes les tentatives de dialogue qu'il y a eu avec vous par monsieur d'Anselme ou d'autres, après la mort du chanoine Roussel, vous n'avez tenu compte de rien. Vous avez décidé de tirer un trait là-dessus et de nous imposer la nou­velle messe. Mais nous, nous ne pouvions accepter cela. *Monsieur Luthringer :* Monseigneur, me permettez-vous une question ? *Monseigneur Simonneaux :* Oui. *Monsieur Luthringer :* Le chanoine Roussel que nous avons eu pen­dant 15 ans à Port-Marly était-il en parfait accord avec le code du droit canonique ? *Monseigneur Simonneaux :* Je ne peux pas répondre pour lui, moi. *Monsieur Boulet :* Mais vous connaissiez bien son comportement ! *Monseigneur Simonneaux :* Avec l'essentiel du code oui, avec les lois liturgiques non, qui sont dans le code et qui ont été codifiées depuis. *Monsieur Boulet :* Pourquoi l'acceptiez-vous alors ? *Monseigneur Simonneaux :* Pourquoi je l'ai accepté ? Je pensais que ça valait mieux en effet de continuer cela. Dans l'état où je l'ai vu les deux dernières années, je suis allé souvent le voir dans son lit. Monsieur Ceyrac m'a souvent demandé : ne faites rien. Je ne vois pas pourquoi après coup, je ne pouvais pas demander ce que vous appelez « la normalisa­tion ». J'ai accepté cette situation comme on dit « *intuitu personnae* », à cause du chanoine Roussel. Mais, lui mort, je n'y pouvais rien. 173:314 *Monsieur Luthringer :* Quand monsieur le chanoine Roussel parlait de vous, c'était toujours avec beaucoup de respect et d'obéissance. *Monseigneur Simonneaux :* Tout à fait d'accord. *Monsieur Luthringer :* Et je pense qu'il était d'accord. *Père Jordan :* Je peux vous donner un éclaircissement. Le code de droit canonique fixe les règles fondamentales de l'Église, de la vie en l'Église. Il ne fixe pas toute la discipline sacramentelle, il y a des textes d'application qui sont des textes qui fixent la liturgie eucharistique, qui fixent les sacrements etc. La règle fondamentale c'est : il y a une paroisse, voilà ce qu'est une paroisse : un prêtre exerçant un ministère, voilà ce que c'est, voilà quelles doivent être ses relations avec l'évêque, voilà qui peut le nommer, pour faire quoi ; voilà les règles fondamentales, les décrets d'application sont pris par l'autorité. *Monseigneur Simonneaux :* Je voudrais avancer dans les questions que j'ai préparées. A partir de maintenant les questions que je veux poser, je pense, répondent en partie à vos questions. Au début, monsieur Mar­quant, vous avez dit : « *Notre paroisse est un peu exceptionnelle. Le curé de Louveciennes l'a reconnu.* » Mais le curé de Louveciennes n'a pas beau­coup d'autorité pour cela. Le mot paroisse que vous employez, je ne l'ac­cepte pas. Communauté gaie vous avez employé ensuite, oui. Vous êtes une communauté. La paroisse est une communauté précise de fidèles qui est constituée d'une manière stable dans l'Église particulière et dont la charge pastorale est confiée au curé, comme à son pasteur propre, nommé par l'autorité de l'évêque diocésain. Ça, c'est seulement là qu'il y a paroisse ! Autour d'un curé qui, de façon stable... *Monsieur Marquant :* Monseigneur, si je peux me permettre, je crois que nous partons dans des voies qui ne sont pas très bonnes parce que si nous commençons à parler comme cela, nous allons venir avec un expert canonique qui interprétera... *Monseigneur Thomas :* Il n'aura pas besoin d'interpréter. C'est assez clair. *Monsieur Marquant :* Ah oui, monseigneur, il existe peut-être d'autres articles qui émettent des réserves, je ne sais pas, vous nous assénez des articles de droit... *Monseigneur Simonneaux :* Êtes-vous prêts à reconnaître les règles du droit canonique ? Vous n'avez pas répondu oui ; et ça, ça peut être une réponse de fait négative. 174:314 *Monsieur Dousseau :* Il y a peut-être autre chose que le droit canoni­que. Il y a l'Évangile. *Monseigneur Thomas :* Oui, l'on peut aussi en parler. *Monsieur Dousseau :* Vous reconnaîtrez l'arbre à ses fruits. Depuis une dizaine d'années ou 15 ans, moi, je ne suis à Port-Marly que depuis 1970, et encore d'une façon régulière que depuis 1975, et depuis lors je crois que l'on peut reconnaître qu'une vingtaine de vocations ont éclos dans notre paroisse. Cela me paraît pas mal, une vingtaine de vocations. C'est donc une paroisse qui, à ses fruits, peut être, je pense, bonne. Alors que maintenant vous nous sortez des règlements et je pense qu'il faut des règlements, je suis un ancien militaire... *Monseigneur Simonneaux :* Des vocations peuvent être un signe, je ne le nie pas. *Monsieur Dousseau :* Mais l'objectif, c'est notre salut. Quand je doute, j'ai demandé des explications à la hiérarchie. Moi, j'ai des objections aux­quelles l'on n'a jamais répondu sur le fond même de cette nouvelle messe. *Monseigneur Simonneaux :* Sur le fond ? *Monsieur Dousseau :* Cette nouvelle liturgie. On me dit : « *Il n'y a rien de changé.* » C'est merveilleux, mais s'il n'y a rien de changé, pour­quoi alors avoir inventé une nouvelle liturgie ? Moi je vais au fond. *Monseigneur Simonneaux :* On va aller au fond parce que c'est le sens de mes questions. Bon alors, c'étaient un peu des questions générales ou plus fondamentales. On va revenir à des choses plus précises, puisque c'est là que malgré tout, au début vous avez posé une question, un sou­hait. La réponse est à l'évêché etc. Bon, donc le pape Jean-Paul II a précisé le 3 octobre 1984 des règles, je dis des règles. Ça devient aussi quelque chose qui touche au droit de l'évêque, selon lesquelles peut être célébrée la messe selon le missel romain de 62 en langue latine. Il a précisé les règles. Ces règles-là comment, sans canoniste, il n'y en a pas besoin, les acceptez-vous ? Les connaissez-vous ? Les acceptez-vous ? Vous demandez cela... ou demandez... *Monsieur Marquant :* Je répondrai... Je reconnais ce qui est paru dans *La Documentation catholique.* Je répondrai simplement que je les accepte mais que différents évêques de France ont démontré leur aptitude à lire ce texte d'une manière moins juridique. C'est tout. Et puis, vous savez aussi bien monseigneur Simonneaux que demain, ou dans 8 jours, ou dans 10 ans ou dans 50 ans, ce texte pourrait être modifié. 175:314 *Monseigneur Thomas :* Comme tous les autres que ce soit bien... *Monsieur Marquant :* Les Évangiles, on a parlé des Évangiles tout à l'heure, ça n'est pas modifié. *Monseigneur Thomas :* Nous ne sommes pas les fondateurs du chris­tianisme. Évidemment, nous nous rattachons au Christ. *Monsieur Marquant :* Il y a des textes effectivement juridiques, mais la preuve est faite par un certain nombre d'évêques, dont le cardinal Lusti­ger, que cela pouvait être traité différemment puisqu'à Saint-Eugène-Sainte-Cécile notamment, ce n'est pas appliqué comme cela. *Monseigneur Thomas :* Pas sur n'importe quel sujet. Précisément, il y a un certain nombre d'éléments sur lesquels tout le monde a fait l'applica­tion exactement comme le texte le demande. *Monseigneur Simonneaux :* Cela ne peut pas s'appliquer en tout cas dans le sens auquel vous pensez, que vous vouliez maintenir. *Monseigneur Thomas :* Non ! *Monseigneur Simonneaux :* Il n'est sûrement pas appliqué dans ce sens par le cardinal Lustiger. *Monsieur Marquant :* Je ne sais pas moi, vous savez. *Monseigneur Simonneaux :* On va approcher un peu plus encore. Donc cet indult dont je parle -- 1984 -- exige comme première règle parce que ce sont des règles, ce sont des normes que j'ai reçues, dont j'ai parlé avec le cardinal Mayer, avec qui j'en ai parlé il y a un mois. Bon cet indult précise qu'il soit établi sans ambiguïté et même publiquement que le prê­tre qui demanderait, les fidèles qui demandent ce texte, n'ont aucun lien établi sans ambiguïté et même publiquement, qu'ils n'ont aucun lien avec ceux qui mettent en doute la légitimité et la rectitude doctrinale du missel romain promulgué en 1970 par le pontife romain, Paul VI. Je continue. Étant donné la situation canonique de l'abbé de Blignières, canon 900 et canon 1383, et son rattachement à monseigneur Lefebvre, êtes-vous prêts pour démonter, pour lever toute ambiguïté, pour que vous prouviez qu'il n'y a pas de lien, qu'il n'y en a pas, autrement je pense qu'il y en a un, êtes-vous prêts à mettre fin immédiatement aux fonctions que vous lui avez demandé d'exercer ? Autrement, il y a lien et ambiguïté. *Monsieur Marquant :* Alors, je vous réponds tout de suite. Tant qu'une autre solution n'existe pas, certainement pas. Je vous réponds très franchement. 176:314 Le problème est là. Nous ne pouvons pas rester sans messe tous les dimanches. Nous entamons, monseigneur, la Semaine Sainte, en tout cas prochainement dans quelques jours, Nous ne voulons pas rester sans office, et le dimanche des Rameaux et tous les jours de la Semaine Sainte et le dimanche de Pâques. Donc, il est évident que nous ne pren­drons aucune décision avant qu'une autre solution ne soit programmée. Maintenant quant aux liens du Père de Blignières avec monseigneur Lefebvre, parce que c'est cela que vous voulez savoir, je crois vous dire qu'ils n'existent pas. Le Père de Blignières a été ordonné par monseigneur Lefebvre. Vous savez tout sur lui, donc je crois qu'on peut le dire sans problème. *Monseigneur Simonneaux :* Le seul lien qui existe entre un prêtre et son évêque, c'est l'ordination. *Monsieur Marquant :* Oui. Il fait partie d'une communauté religieuse à Flavigny qui a décidé d'accepter la messe de Paul VI. C'est son choix. Le Père de Blignières a refusé, mais il n'y a aucun lien entre lui et la Frater­nité Sacerdotale Saint-Pie X. *Monseigneur Thomas :* Mais lui-même n'accepte donc pas le rite de Paul VI ? *Monsieur Marquant :* Ah, si je peux me permettre de le dire, recevez-le et demandez-le lui. *Monseigneur Thomas :* Lui préfère, comme nous d'ailleurs... *Monseigneur Simonneaux :* Voilà les règles pontificales : Montrez sans ambiguïté qu'il n'y a aucun lien. Comment voulez-vous que je ne pense pas qu'un prêtre que monseigneur Lefebvre, parce que précisément c'est entièrement contre cette messe qu'on appelle hérétique, marxiste... *Monsieur Marquant :* Pas chez nous, si je puis me le permettre. J'ai assisté à la messe pendant de nombreuses années dans une communauté dirigée par monsieur l'abbé Guérin qui célébrait la messe de Paul VI que je respecte parfaitement. *Monseigneur Simonneaux :* Je rectifie pour le mot « hérétique ». « Marxiste », il était écrit sur la porte. *Monsieur Marquant :* Monseigneur, si je puis me permettre, un imbécile existe toujours. Qu'un crétin ait marqué ça je le dis, vous pouvez l'enregistrer et le dire, ça n'implique pas notre responsabilité. Je pense même qu'il s'agit peut-être de provocation. *Monseigneur Simonneaux :* Et puis il y a des affiches. 177:314 *Monsieur Marquant :* Alors qu'est-ce qui est faux dans l'affiche ? *Monseigneur Simonneaux :* Vous répondez : « Pour le Père de Bli­gnières demandez-le lui. » Et vous dites : « A cause de ce besoin de messe que nous avons, nous sommes obligés d'avoir recours à ses ser­vices. Il n'y a pas d'autres prêtres. » *Père Jordan :* Mais je vous demande si vous le voulez bien, si vous le pouvez, en ce moment, peut-être pouvez-vous dire, nous ne sommes pas à même de donner une réponse comme ça, nous avons besoin de réfléchir, de rencontrer nos amis, etc. Mais la première partie de cette question qu'on avait posée, demandait qu'il y ait donc sans ambiguïté, publique­ment, conformément aux textes du Saint-Siège qu'il soit établi que le prê­tre et les fidèles n'ont aucun lien avec ceux qui mettent en doute la légi­timité et la rectitude doctrinale du missel romain de Paul VI. Est-ce que vous pensez, vous pourriez arriver à faire une déclaration publique de ce genre où vous diriez : après tout, nous, on veut bien à la rigueur, quoi­que ça nous pose certains problèmes personnels, il est sûr que ceux qui viennent là, sont heureux de venir là. On ne peut pas non plus être le répondant de 1000 personnes. *Monsieur Dousseau :* Monseigneur, pour ma part, moi je dis « Je le mets en doute ». Il faut le dire. J'ai un doute et c'est parce que j'ai demandé des explications sur ce doute et qu'on ne m'a jamais répondu. L'Église est quand même Mater et Magistra. On aurait pu me donner des justifications qui ne sont pas des justifications sociologiques. La meilleure explication est de parler français. Moi je vois une chose toute simple. C'est que j'ai posé des questions justement sur les objections faites d'ail­leurs par les cardinaux Bacci et Ottaviani. On peut le dire, puisque vous connaissez parfaitement ce texte, le *Bref examen critique,* et que quand j'ai dit : voilà il y a des questions, elles sont importantes, je n'ai jamais eu de réponse. On m'a toutes les fois dit : « J'ai l'autorité, donc obéissez ! » Or en conscience, j'ai un doute et c'est à cause de ce doute que je ne prends pas de risque avec l'autre, car l'autre, la messe traditionnelle, m'est garantie à perpétuité dans n'importe quelle église sans aucun scrupule de conscience par le pape Pie V. *Monsieur Marquant :* J'ajouterai autre chose. C'est que cette question que vous posez, nous semble pour nous, un problème dont la réponse est très simple. Vous attendez de nous une déclaration publique, mais la réponse est très simple. Quand monsieur l'abbé Caro a célébré la messe de Paul VI, personne ne l'a insulté ou agressé en disant qu'il n'y avait pas de messe. Que même, dans la même direction, quand monsieur l'abbé Caro a pendant près de deux mois été l'assistant, même s'il ne participait pas, à l'office du Père Pochet qui célébrait la messe tridentine, il ne l'a pas agressé également. 178:314 Je crois donc que le problème de nos positions est clair. Je vous rappelle quand même que à l'époque où nous espérions encore trouver un compromis in extremis, monsieur d'Anselme souhaitait que le Père Pochet continue à célébrer à 11 h la messe traditionnelle, alors que monsieur l'abbé Caro, curé de la paroisse devait célébrer la messe nouvelle pour ceux qui le souhaitaient à 9 h 30. Les horaires auraient pu changer, ce n'est pas notre problème. Je crois que la réponse est donc très simple. Je vous disais que j'ai participé en tant qu'étudiant pendant près de 10 ans à la communauté de monsieur l'abbé Guérin, sur Paris, qui célébrait la messe de Paul VI. Je n'ai jamais eu à en souffrir. Maintenant, je m'associe aux remarques du commandant Dousseau, dans ce sens où je crois effectivement que la messe traditionnelle, là, effective­ment, ce n'est pas un propos d'esthète, ce n'est pas un propos de latiniste, je vous répondrai monseigneur, que je préfère la messe de saint Pie V en français, à la limite, à une autre messe en français. Ce n'est pas un pro­blème de latin, ce n'est pas un problème de grégorien, mais il est certain que j'y trouve à la fois une richesse et la certitude également d'absence de glissement que je ne suis pas sûr de trouver ailleurs. J'habite Marly-le-Roi et je sais que la foi ce n'est pas la pratique seulement et que l'on peut pratiquer de mille et une manières. Nos frères orientaux catholiques pra­tiquent une autre liturgie tout à fait respectable que l'Église accepte. Eh bien nous demandons l'autorisation, sans rentrer dans des polémiques, et c'est pour cela que le problème de monseigneur Lefebvre est un faux problème. Nous demandons simplement, moi je dirai, que l'Église règle ses problèmes, il y a des tribunaux à Rome, que monseigneur Lefebvre, je dirai simplement et vous m'accuserez de sympathie envers monseigneur Lefebvre, peut-être avez-vous raison, je dirai simplement que d'abord par tempérament, je suis toujours plus du côté de ceux qui sont un peu pour­chassés et que j'ai l'impression que si l'Église est vraiment Mère, et si l'Église a vraiment raison dans cette affaire, eh bien, je crois, qu'elle réponde, qu'elle fasse des propositions et non pas en permanence : « Obéissez ». *Monseigneur Simonneaux :* Monsieur, je vais continuer. Êtes-vous prêts à accepter pour la célébration de cette messe, s'il ne s'agissait que de la messe, car dans la première lettre qui m'a été envoyée : « Nous deman­dons nos prêtres, notre messe, notre catéchisme », mais nous ne parlons que de la messe. *Monsieur Marquant :* Attendez monseigneur, cette lettre est signée par qui ? *Monseigneur Simonneaux :* Ce sont des citations. 179:314 *Monsieur Marquant :* Mais de qui ? *Monseigneur Simonneaux :* C'est une délégation qui est venue m'ap­porter la lettre, je peux vous la montrer. *Monsieur Marquant :* Je vous crois, mais personne n'a jamais demandé cela chez nous. Je crois qu'aucune des 4 personnes n'a demandé « notre messe... » *Monseigneur Simonneaux :* La délégation est venue à l'évêché le samedi 30 novembre à 11 h. La délégation a été reçue par monsieur le chanoine Rosset : « Nous voulons, est-il dit, nos prêtres que vous avez chassés, et nous disqualifions le père Caro que vous avez nommé. » *Monsieur Dousseau :* Ce n'était pas dans cette lettre. C'est moi qui suis venu à l'évêché. Je n'ai jamais dit que je disqualifiais le Père Caro. *Monsieur Marquant :* « Nos prêtres ». C'est le Père Izimba et le Père Pochet. D'accord. *Monseigneur Simonneaux :* « Notre messe, et nous sommes atterrés devant votre haine contre la messe de toujours. Notre catéchisme incon­testé est d'un rite millénaire. » C'est pourquoi je disais qu'il y a autre chose que la messe. Êtes-vous prêts à accepter pour la messe, plus exac­tement pour la célébration de cette messe, uniquement des prêtres dési­gnés ou autorisés par l'évêque. *Monsieur Marquant :* Je crois qu'on s'est posé cette question, monsei­gneur. La réponse, je la dirai en deux temps. Il y a la réponse que je vous aurais faite, que nous vous aurions faite tous, sauf peut-être deux ou trois personnes, je pense pouvoir vous le dire, le 29 novembre 1986, qui eût été un oui total, absolu, sans réserve. Je vous dirai même que nous étions prêts, moi le premier et tous les autres, à ce que monsieur l'abbé Caro célèbre la messe traditionnelle à 9 h et la messe nouvelle à 10 h ou à 11 h peu importe. Je crois que la réponse que nous faisons aujourd'hui est à la fois la même et à la fois différente. La même sur les principes, oui. Maintenant il est évident que nous ne pouvons plus. Vous nous demandez : « Sommes-nous responsables », je réponds, dans tous les cas, il est certain que les fidèles qui nous attendent, à qui nous allons témoi­gner de ce que nous pensons, si nous leur disons : « Eh bien voilà, n'im­porte quel prêtre qui va accepter de célébrer la messe de saint Pie V on l'accepte », les gens vont dire « non ». Attendez. J'ai dit « non » en expliquant quand même, je me permets d'insister, il y a des choses qui ont été cassées, mais notre intention est d'essayer de faire tout ce que l'on peut pour rétablir si c'est possible. 180:314 Croyez-le bien, on ne souhaite pas être de garde. Moi vous savez dans une heure, devant l'église, comme je le suis tous les jeudis soir depuis quatre mois, je vous garantis que je préfère rentrer chez moi, j'ai mes 3 petites filles qui m'attendent à la maison, je ne suis pas là pour faire durer, mais pour dire que nous souhaitons que l'affaire s'arrange au plus vite. Et je veux dire par là que, actuellement nos fidèles, nos amis, tous ceux qui s'occupent de la paroisse, d'une manière ou d'une autre ou de la communauté si vous le voulez, disent : « Avons-nous confiance ? » et là je reviens au préambule. La confiance, elle est à renouer, elle est à reconstituer et il est certain qu'un prêtre qui arriverait comme cela qui célébrerait la messe de saint Pie V mais en lequel nous n'aurions pas confiance, il est évident que cela poserait des problèmes. C'est pour ça monseigneur, qu'effectivement il y a un certain nombre de prêtres comme le Père Pochet, comme l'abbé Séguy ou des gens comme ça qui ont été des prêtres ayant un statut canonique absolument incontestable qui pour­raient être à notre point de vue un pont. *Monseigneur Simonneaux :* Dernière question en tout cas pour moi. L'indult en question prévoit aussi que les lieux de célébration soient dési­gnés par l'évêque. Une communauté peut demander à son évêque des lieux qui soient désignés par l'évêque ainsi que les jours et les conditions déterminés par l'évêque lui-même. L'évêque fixe les lieux et les conditions de célébration. D'où la possible différence entre Paris, Créteil et Versailles. L'évêque de Versailles étudie actuellement la désignation d'un lieu pour la célébration dominicale de la messe. J'étudie la possibilité d'un lieu. *Monsieur Marquant :* Il y a deux questions. Il y a une question qui est votre autorité. Je dirai la reconnaître. Dire publiquement, on l'accepte ou on ne l'accepte pas, c'est un autre problème, on en discutera après, mais le problème depuis le début de cette affaire, on nous dit : Vous avez chassé les Marlyportains de leur église. La preuve est faite, si j'ose dire monseigneur, que ces Marlyportains n'existent pas, ni chez nous, ni ail­leurs, on le sait bien. Il n'y a pas 50 Marlyportains qui vont à la messe, il y en a 25 chez nous, il y en a 25 en face. Si ces Marlyportains, par légion entière, voulaient aller à la messe avec l'abbé Caro, ils auraient rempli la salle paroissiale en face, où vous savez aussi bien que moi, monseigneur, qu'en face il y a 50 ou 100 personnes à la messe ; le jour de Noël alors que vous y étiez, il n'y avait pas 200 personnes et parmi les 50 personnes qui y vont tous les dimanches, les 3/4 nous les connaissons, ce sont des gens qui ne sont pas plus de Port-Marly que moi-même : mon­sieur de Penfentenyo, mademoiselle Houlet etc. des gens que je respecte. Monsieur de Penfentenyo, c'est quelqu'un que je connais depuis plus de 15 ans, mais ce sont des gens qui habitent l'un au Chesnay, l'autre à Ver­sailles. 181:314 Il n'y a pas de Marlyportains, alors je crois que là, il y a un pro­blème qui est un problème, je dirai malgré tout aussi d'espace. C'est que, est-ce que votre réponse est une réponse au niveau de l'autorité ou est-ce au niveau de la possibilité géographique ? *Monsieur Boulet :* Je crois que c'est quand même un sacré problème, c'est quand même invraisemblable de confier l'église à une communauté de 50 fidèles qui ne sont pas plus de Port-Marly que ceux qui sont dans notre église et d'envoyer ailleurs... *Monseigneur Simonneaux :* C'est une église paroissiale, et la paroisse est constituée autour d'un curé que j'ai nommé. A Paris, il y a beaucoup d'églises d'origine paroissiale parce qu'il y a beaucoup d'édifices. Ce n'est pas une difficulté d'avoir une autre communauté de fidèles en effet, dans une église paroissiale. Mais là c'est exceptionnellement, je ne choisis pas l'exception. Un indult, c'est déjà une exception, une dérogation. Je le prends : cette célébration a lieu seulement clans les églises et oratoires que l'évêque diocésain aura désignés mais non dans les églises paroissiales, à moins que l'évêque ne l'ait concédé dans des cas extraordinaires, je ne juge pas le cas extraordinaire, je veux maintenir par mon autorité spiri­tuelle l'existence et le maintien d'une paroisse de Marlyportains peu nom­breux ici. *Monsieur Boulet :* Mais enfin, monseigneur,... *Monseigneur Simonneaux :* Pourquoi ne voulez-vous pas aller dans un autre lieu... ? *Monsieur Boulet :* Cette paroisse, c'est la paroisse du chanoine Rous­sel, c'est la même, les fidèles sont les mêmes, pourquoi voulez-vous donc nous mettre ailleurs ? *Monsieur Marquant :* Attendez, je peux vous poser une question mon­seigneur ? Parce que je ne sais pas si, malgré tout, le dialogue n'est pas un peu bloqué. C'est la question même si, je ne sais plus quoi dire ! A quoi penseriez-vous parce que... *Père Jordan :* Attendez un peu monsieur Marquant : l'évêque vous dit : il pense à une solution et effectivement donc ce n'est pas rien et quand il dit qu'il prend l'initiative du dialogue car c'est bien lui qui l'a prise, il a déjà reçu quelques... *Monsieur Marquant :* Vous plaisantez, ça c'est une plaisanterie, c'est une joyeuse plaisanterie. Excusez-moi. 182:314 *Père Jordan :* Non ce n'est pas une plaisanterie, il prend l'initiative de ce dialogue dans ce cas-là, bon eh bien, il dit qu'il pense à une solution, c'est vrai, bon mais, il faut aussi, avant, que vous-mêmes, vous puissiez éclaircir les points que nous vous avons évoqués et qui n'ont pas été éclaircis. *Monsieur Marquant :* Bon alors, je vais vous répondre un petit peu. Lorsque nous étions occupants de l'église, j'ai été voir monsieur Didier à sa demande, maire de Port-Marly qui m'a dit : « *Monsieur Marquant, dites à vos amis qu'ils quittent l'église, dites à vos amis qu'ils quittent l'église tout de suite, j'ai vu monseigneur. Monseigneur est prêt à vous faire des propositions extraordinaires.* » Nous en avons discuté entre nous, je suis désolé de vous le dire mon­seigneur, mais les gens n'ont pas eu confiance. Je suis obligé de dire aujourd'hui que ces gens-là avaient, je ne dirai pas raison, mais que nous sommes maintenant chassés de l'église dans des conditions inacceptables, conditions que même dans les pays les plus totalitaires on n'a jamais vues, mais enfin peu importe. Je dirai que nous sommes prêts à subir tout, donc nous subissons. Eh bien, on s'aperçoit que vous nous deman­dez de condamner monseigneur Lefebvre, ce n'est pas mon problème. Condamnez-le vous-même. Vous nous demandez de condamner je ne sais trop quoi, mais ce n'est pas notre problème, nous demandons, nous, nous sommes une communauté priante, une communauté qui n'est pas compo­sée de crânes rasés, casqués, avec des barres de fer, des bombes lacrymo­gènes. C'est un mensonge, un mensonge auquel je vous demande, immé­diatement, de dire que ce n'est pas vrai, que vous avez été trompé. Si en fait vous continuez à persister à dire que cette déclaration est votre déclaration... *Monsieur Boulet* (*montrant les photos*)* :* Regardez les casques, les crânes rasés monseigneur... *Père Beguin :* Notre communiqué comporte des casques et des crânes rasés ? *Monsieur Boulet :* Non, mais il comporte que ce sont les fidèles qui avaient des matraques et des gaz lacrymogènes et qui ont matraqué les policiers qui ont été obligés de se défendre. *Monsieur Marquant :* J'ai la déposition de 54 témoins qui sont pour plus de 40 d'entre eux des femmes et pour plus de 45 % d'entre eux des femmes de plus de 45 ans. *Monsieur Dousseau :* Et tout cela un lundi matin. C'est normal, les hommes partent au travail. 183:314 *Monsieur Luthringer :* Personnellement, j'étais là lundi matin, j'allais à la messe lorsque l'église a été occupée et que la police est intervenue. Je connais très bien par ma fonction municipale le commissaire de police de Marly-le-Roi. D'homme à homme, il reconnaît très bien, il l'avoue, que jamais il n'a vu de barre de fer et que, du gaz lacrymogène, il n'y en a jamais eu dans l'église de notre fait. *Monsieur Boulet :* Si vous regardez une photo, vous verrez les policiers en train d'ouvrir la bouche d'un fidèle pour lui injecter du gaz lacrymo­gène dans la bouche. *Monseigneur Thomas :* Je pense avoir aussi beaucoup vu cette photo et je vous remercie beaucoup de m'avoir dit que vous étiez les auteurs du texte qui l'accompagnait. *Monsieur Marquant :* Monseigneur Thomas, je voudrais vous dire quelque chose : j'ai vu le Préfet des Yvelines il y a exactement un mois, il m'a dit : « *Mais pourquoi ne verriez-vous pas monseigneur Thomas ?* » Pour l'instant effectivement tous les gens de notre communauté qui ont sou­haité rencontrer monseigneur ont toujours essayé de contacter monsei­gneur Simonneaux. Monsieur Delponte m'a dit à ce moment-là, mais monseigneur Simonneaux, je m'en excuse, il y a certainement une erreur quelque part, mais enfin, Monsieur Delponte, Préfet des Yvelines m'a dit devant témoins, dont deux présents ici, plus moi l'auteur, il m'a dit : « *Monseigneur Simonneaux a chargé monseigneur Thomas de cette affaire. Il en est maintenant le seul responsable.* » Et c'est pour ça monseigneur qu'un certain nombre de nos amis, à tort ou à raison, ont considéré que monseigneur Thomas, vous-même, étiez le seul interlocuteur et donc le seul responsable. Je dirai quand même pour ma part, je parle en mon nom, mes amis participeront ou ne participeront pas à cette affirmation, j'estime que ce qu'a fait la police le 30 mars au matin, n'est pas le fait de la police, et qu'il est évident que cette affaire, j'ai vu monsieur Didier maire de Port-Marly une quinzaine de fois, il m'a toujours dit : « *J'agis à la demande de l'évêque et de monsieur l'abbé Caro* »* ;* il m'a toujours dit cela. Alors nous demandons un désaveu public si c'est pas vrai et je suis prêt à me rétracter publiquement. Monsieur Didier me l'a toujours dit. Lorsque nous voyons le Préfet, le Préfet me dit : « *Jamais je n'intervien­drai sans la demande expresse des autorités religieuses.* » Monsieur Degeilh est quelqu'un que je plains beaucoup parce que je pense que c'est un irresponsable, mais enfin peu importe, monsieur Didier que je respecte ; même si je ne suis pas du tout d'accord avec lui, ne sont pas les vrais responsables de cette affaire. Les vrais responsables sont ceux qui ont appelé la police, qui ont fait charger la police, c'est monsieur l'abbé Caro et comme monsieur l'abbé Caro, je pense, n'est pas quand même capable de prendre une décision pareille, je pense que cette décision a été prise en haut lieu. Voilà pourquoi, je crois qu'effectivement la responsabilité incombe à l'épiscopat. 184:314 *Monseigneur Simonneaux :* Je vous en laisse la totale responsabilité. *Monsieur Marquant :* Mais, dans ce cas-là, j'attends de vous que vous nous disiez que vous n'êtes pour rien dans cette affaire. *Monseigneur Simonneaux :* Vous me demandez toutes sortes de déné­gations, je n'en ferai aucune sur toutes sortes de sujets, sur celui-là et d'au­tres, parce que ce n'est pas dans cette intention que je vous ai fait venir. *Monsieur Marquant :* Mais, je crois qu'il était bon que ces choses soient dites. Monseigneur, je vais vous dire une chose... *Monseigneur Simonneaux :* Par rapport à des paroles de monsieur le maire ou de monsieur le Préfet, là où nous traînez-vous ? *Monsieur Marquant :* Non, non, monseigneur, je ne vous traîne nulle part. Monseigneur, je me permets une petite déclaration suivante : Je pense que ce que nous disons en ce moment est grave. C'est certainement très grave, mais je crois que si on ne le dit pas c'est encore plus grave. D'abord parce que nos amis me demanderont : « Est-ce que vous l'avez dit ? » Je l'ai dit. D'autre part parce que je crois que si nous pouvons penser une seconde, même ne serait-ce qu'une fraction de seconde, même peut-être plus et je l'espère, qu'il peut y avoir entre nous un aboutisse­ment à, je dirais, une négociation, peut-être que c'est possible, je n'en sais rien. Vous en déciderez monseigneur. Vous êtes l'autorité, mais je crois qu'il faut quand même que vous sachiez exactement ce que nous ressen­tons, ce que ressentent vos fidèles. *Monseigneur Simonneaux :* Je vous remercie de me l'avoir dit et je voulais que nous nous voyions pour que je connaisse ce que vous ressen­tez. Ce que vous ressentez n'est pas nécessairement la vérité ou ce que je pense ou ce que l'autorité peut penser. Nous, nous nous basons surtout sur des textes, sur le droit, sur la loi de l'Église, beaucoup plus que sur les sentiments, les paroles, les qu'en dira-t-on, les points de vue de la police, enfin souvent... ça, c'est une chose. Il y a des choses beaucoup plus fondamentales, je vous ai questionné là-dessus, vous avez répondu de votre mieux. Je pense qu'il serait bon de terminer au moins pour aujourd'hui, en vous disant que, ayant réfléchi par rapport à la communauté faible, petite, existante de la paroisse de Port-Marly, je ne pense pas dans ma conscience d'évêque de devoir interpréter l'autorisation que nous donne le pape en laissant, en permettant à une communauté de chrétiens qui se veulent, qui désirent aller à la messe de saint Pie V qui est la messe de mon ordination, dans l'église de Port-Marly. 185:314 *Monseigneur Thomas :* Mais dans une église où tout le monde pourra être accueilli largement, régulièrement pour y écouter, y suivre et partici­per en communauté très solennellement à la messe selon le rite du missel latin de 1962 chaque dimanche. Je pense qu'il est bon que ceci soit dit clairement car c'est une proposition. Précisément, ils y tiendront tandis qu'ils ont de la peine à tenir à Port-Marly. *Monseigneur Simonneaux :* Je suis de sensibilité tout à fait favorable à l'accepter. *Monsieur Marquant :* Alors monseigneur, parce que c'est le problème, vous dites peut-être nous reverrons-nous, moi je me permets d'insister, mais oui j'insiste : où, monseigneur ? Où, monseigneur ? Parce que vous comprenez, ça fait quatre mois que cette affaire dure, ça fait plus d'un an, un an et quatre mois que le chanoine Roussel est mort, on va nous dire ça encore pendant six mois. *Monseigneur Simonneaux :* Acceptez-vous le principe que ça soit ail­leurs qu'à Port-Marly ? *Monsieur Marquant :* A ça, je ne peux pas vous répondre. *Monsieur Luthringer :* Vous nous parlez des Yvelines, mais les Yve­lines, c'est un grand département. Ça va jusqu'à Rambouillet... *Monsieur Marquant :* Monseigneur, un journaliste avait dit un jour : « *Monseigneur est prêt à vous donner une église à Rambouillet.* » Moi je pense que c'était une farce, mais enfin effectivement, il est évident que, si vous ne pouvez pas me donner de lieux, est-ce que c'est une réponse qui pourrait éclairer notre gouvernement intérieur, est-ce que au moins cette église serait dans un périmètre proche de Port-Marly ? *Monseigneur Thomas :* Oui. *Monsieur Marquant :* Il est évident qu'une église à Versailles ne pour­rait absolument pas nous satisfaire. *Monseigneur Thomas :* C'est très proche. Pas à Versailles. Étant donné que beaucoup de ceux qui viennent à Port-Marly font déjà quelques kilomètres, plusieurs kilomètres. C'est dans une proximité. *Monsieur Marquant :* Je pense vous dire que, on a fait une enquête précise... *Monseigneur Simonneaux : ...* Monsieur d'Anselme m'a envoyé la tota­lité de la liste des 350 pratiquants, alors j'ai 14 Marlyportains ou 11, c'était l'époque où plus de 350 fidèles il y en avait de la France et même de l'étranger. J'ai les noms et les adresses. 186:314 *Monsieur Marquant :* Monseigneur, ce sont les Amis de Port-Marly, la paroisse de Port-Marly (*contestation sur le terme paroisse*)*,* la communauté si vous voulez monseigneur (*discussions simultanées, inaudibles, parlant du temps du chanoine*)*.* *Monseigneur Simonneaux :* Je n'ai aucune autorité de la part de Rome pour considérer une communauté avec ses œuvres, ses prêtres... La tenue de la messe est la seule latitude où j'ai autorité. Les prêtres, les caté­chismes, les enterrements et les mariages, c'est l'affaire d'une paroisse seu­lement. Là je n'ai aucune liberté, c'est écrit dans le droit canon. C'est pourquoi je parlais seulement de la messe de saint Pie V, avec un prêtre désigné par l'évêque dans un endroit... *Monsieur Marquant :* Puis-je comprendre monseigneur, que dans cette communauté, le prêtre qui y serait attaché ne pourrait en aucune manière par exemple : bénir un mariage ou faire un enterrement... *Monseigneur Simonneaux :* Ah, non c'est absolument impossible. *Monsieur Marquant :* Vous ne pensez pas que vous puissiez l'autoriser. *Monseigneur Simonneaux :* Ah, non ! *Monsieur Marquant :* Alors, je puis vous répondre qu'en aucune manière les fidèles ne l'accepteront, en aucune manière. *Monseigneur Simonneaux :* Donc finalement, cela tend à dire que les fidèles n'acceptent pas les règles formelles du droit canon. *Monsieur Marquant :* Non, non, n'acceptent pas que monseigneur Simonneaux, leur évêque, n'accepte pas de dialoguer avec eux en réalité. *Monseigneur Simonneaux :* Bon, il faudrait que l'on s'arrête si vous le voulez bien. On verra si c'est possible, si nous devons reprendre, vous pouvez faire état de ce que vous nous avez dit, c'est bon, c'est bon quand même que nous nous soyons vus, que nous nous soyons rencontrés. *Monsieur Marquant :* Absolument, je pense que c'est meilleur pour tout le monde et les médias notamment parce que après quatre mois de silence, c'était important pour tout le monde que le dialogue existe. *Monsieur Boulet :* Vous nous aviez dit que vous nous donneriez une bande ? *Monseigneur Simonneaux :* Sûrement. 187:314 *Père Jordan :* Ce qui est clair, c'est qu'on peut aller aussi loin que possible dans le cadre de ce que permet l'Église, hors du cadre que per­met l'Église, on ne peut pas. Et votre fidélité à l'Église que vous procla­mez, elle doit aller jusqu'à l'accepter. On ira aussi loin que possible. *Monseigneur Thomas :* Et d'une manière concrète, c'est seulement sur le lieu donc que nous butons. Mais le principe est décidé. (*Brouhaha de conversations*) *Monseigneur Simonneaux :* Je suis de tous les évêques de la région parisienne, le premier qui aie presque immédiatement consenti à donner la messe de saint Pie V, quand nous avons parlé, entre évêques, il n'y avait que Versailles où elle a commencé le 4 février 1985. *Père Jordan :* Deux mois après l'indult. *Monseigneur Simonneaux :* Je l'avais confiée à monseigneur Martin et j'avais demandé qu'elle ait lieu la première fois dans la belle grande cha­pelle, parce que nous avions voulu voir avec quelques-uns, dans la grande chapelle de l'hôpital de Versailles. Elle y a eu lieu deux fois puisque des troubles ont fait que monsieur le maire l'a supprimée. Elle a continué toujours, périodiquement, sporadiquement, encore à Versailles. Elle existe, je vous l'ai écrit ça. Il n'y avait pas moyen d'essayer de trouver quelque chose par là ? Je n'ai pas eu de réponse. *Monsieur Marquant :* Attendez monseigneur. Je puis me permettre une question très technique. Vous avez écrit, à qui ? Non, mais je puis me permettre de poser cette question parce que moi, je n'ai pas reçu cette lettre. *Monseigneur Simonneaux :* Ah vous n'avez pas reçu cette lettre ? *Monsieur Marquant :* Attendez, qui l'a reçue ? *Père Jordan :* Moi j'ai appelé monsieur d'Anselme. *Monsieur Marquant :* J'ai appelé le Père Béguin, mon Père, dès le début des événements. Nous avons eu des communications téléphoniques, sinon nombreuses, en tout cas plusieurs. *Monseigneur Simonneaux :* « Lettre de l'évêque aux chrétiens qui sont dans l'église de Port-Marly. » *Monsieur Marquant :* A qui était-ce envoyé ? *Père Jordan :* Lettre ouverte, non ce n'est pas un tract. *Monseigneur Simonneaux :* C'était une lettre signée de l'évêque person­nellement. 188:314 *Monsieur Marquant :* Non, mais à qui elle était envoyée. Moi, je ne l'ai jamais eue. *Père Jordan :* Ce n'est pas possible parce que ça a été donné à la porte. *Monsieur Marquant :* Ah oui, alors monseigneur, c'est un tract qui a été donné non à la porte, je tiens à vous le dire, mais effectivement 300 mètres plus bas devant l'église Sainte-Geneviève. *Monseigneur Thomas :* L'église Sainte-Geneviève ? *Monsieur Marquant :* Pardon, l'école, je m'excuse. *Monseigneur Simonneaux :* Là je vous la donne... *Monseigneur Thomas :* Je voudrais dire aussi que de mon côté, en Corse, évidemment, ce n'était pas ici, puisque dans les événements de Port-Marly, personnellement je n'ai rien fait de particulier, malgré la phrase de monsieur le Préfet, d'ailleurs je lui demanderai... Alors de mon côté, il y a déjà un an et demi au moins, en Corse et je suis sûr que vous en êtes tout à fait au courant. J'ai autorisé le troisième dimanche du mois, dans l'église Saint-Charles qui est une chapelle de confrérie, la messe de saint Pie V, célébrée par un prêtre que j'avais désigné, le chanoine Lucciani, et à laquelle participaient régulièrement les personnes qui avaient demandé le bénéfice de l'indult. Je l'ai appliqué moi-même. C'est vous dire que de mon côté, s'il s'agit de l'indult, je n'ai aucune raison de m'y opposer. J'y suis tout à fait favorable. *Monsieur Luthringer :* Nous étions dans le bureau de monsieur le Pré­fet, je crois le lendemain de votre intervention à la télévision, et monsieur le Préfet nous a dit qu'il vous avait écouté : « C'est un homme de dialo­gue. Il va vous recevoir et cela va se débloquer. » *Monseigneur Thomas :* Je suis effectivement prêt toujours à dialoguer et je voudrais précisément en profiter pour dire que personne, aucun d'entre vous, et beaucoup d'autres mais, je dis bien même personne ne m'a jamais écrit, ou demandé, sauf monsieur d'Anselme. Point final. *Monsieur Dousseau :* Non, Bertrand Dousseau. J'ai écrit cette lettre le 15 mars après longue réflexion, c'est pour ça que j'ai pris 10 jours. Je l'ai postée le 16 et j'ai demandé dès le 17 au matin à mademoiselle votre secrétaire. *Monseigneur Thomas :* Alors là, je peux vous dire que dans le cadre du courrier que j'ai dû recevoir, vous comprenez que dans le cadre du courrier que j'ai reçu après l'émission, comme cela se passe régulièrement après toutes les émissions de télévision et qui est à peu près épais comme ceci, je dis qu'il ne m'a pas été possible de lire dans tous les détails toutes les lettres qui m'ont été envoyées, et ceci m'a donc échappé comme se trouvant à l'intérieur d'un courrier qui devait probablement commencer autour de l'émission et non pas... voilà. 189:314 *Monsieur Dousseau :* Mais la mienne, monseigneur, a dû vous arriver je pense le 17. *Monseigneur Thomas :* Oh beaucoup, je vous l'ai dit. *Monsieur Dousseau :* Et j'ai dit tout de suite « Je suis un des parois­siens de Port-Marly ». *Monsieur Marquant :* Monseigneur, il est fâcheux, parce que je ne vous cache pas que nous sommes en rapport quotidien avec monsieur d'Anselme qui, tout en n'ayant pas occupé l'église, fait partie de cette petite frange d'une vingtaine de personnes qui sont, je crois, de cœur d'accord avec nous, mais qui n'ont pas voulu s'engager dans cette affaire. Je le respecte, chacun fait ce qu'il veut, et qui me téléphone très réguliè­rement, je dirai presque tous les jours, et qui m'a dit constamment : « J'ai appelé monseigneur Thomas, j'ai écrit à monseigneur Thomas, je lui ai écrit, je lui ai téléphoné plusieurs fois, je n'ai jamais été reçu. » *Monseigneur Thomas :* Une personne c'est ça. *Monsieur Marquant :* Attendez monseigneur, je peux me permettre quand effectivement monsieur Dousseau, après en avoir discuté avec nous, monsieur Dousseau était alors vice-président de l'Association cul­tuelle, a sur notre conseil, parce que nous étions aussi un peu perturbés... *Monseigneur Thomas :* Oui*,* mais je vous ai expliqué pourquoi elle m'a échappé. J'ai répondu à monsieur d'Anselme, ce que vous savez aussi. *Monsieur Marquant :* Mais vous ne l'avez pas rencontré ? *Monseigneur Thomas :* Non, pour une raison très simple, c'est que je voulais le rencontrer avec le conseil paroissial de Port-Marly et non pas seul, étant donné que j'arrivais, c'est ce que je lui ai répondu. Voilà. Voilà les nombreuses demandes de dialogue et je m'excuse pour monsieur Dousseau. *Monsieur Marquant :* C'est un petit peu fâcheux. Je crois que beau­coup de quiproquos eussent été peut-être évités. *Monseigneur Simonneaux :* Je crois que nous pourrions peut-être cour­toisement, fraternellement, dans la charité nous dire : nous nous séparons et nous nous reverrons. 190:314 *Monseigneur Thomas :* J'aimerais que nous puissions essayer de dire un « Notre Père » ensemble. *Monseigneur Simonneaux :* Je le veux bien. Au contraire quand nous serons debout. Notre Père parce que nous sommes vraiment ses pauvres petits enfants. Et puis, la maternité et la protection de la Vierge. Sûre­ment que, à la suite du chanoine Roussel, vous en serez totalement d'ac­cord, comme moi. Notre Père... (*double version simultanée*)*.* Je vous salue... *Monseigneur Simonneaux :* Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Merci Messieurs d'être venus. \[Fin de la transcription de l'entrevue du jeudi 9 avril 1987.\] ============== fin du numéro 314. [^1]:  -- (1). Charles Debbasch : *La réussite en politique*. Éd. Atlas, pp. 54, 55. [^2]:  -- (1). *Le paysan de la Garonne*, Desclée de Brouwer, 1966. [^3]:  -- (2). Petites baies rouges également appelées « poires à Bon Dieu ». (Note du traducteur.) [^4]:  -- (3). *Hora Presente,* numéro 6 de mai 1970. [^5]:  -- (4). Pseudonyme journalistique d'Alceù Amoroso Lima, le président du Centre Dom Vital dont l'histoire est contée plus haut. Ses articles solen­nellement progressistes servaient de thermomètre à Gustave Corçâo. (Note du traducteur.) [^6]:  -- (5). *Le paysan de la Garonne*, page 16. [^7]:  -- (6). *Op. cit.*, page 25. [^8]:  -- (7). *Op. cit.*, page 55. [^9]:  -- (8). *Op. cit.*, page 86. [^10]:  -- (9). *Op. cit.*, page 88. [^11]:  -- (10). Louis Bouyer : *La décomposition du catholicisme*, Aubier-Mon­taigne 1968. [^12]:  -- (11). Jacques Maritain : *Le paysan de la Garonne*, pages 137 et 141. [^13]:  -- (12). Encyclique de Léon XIII (4 août 1879) où le pape s'adresse aux évêques du monde entier, en communion avec l'enseignement de ses pré­décesseurs -- Innocent V, Clément VI, Urbain V, Nicolas V, saint Pie V, Benoît XIII, Innocent XII, Clément XII, Benoît XIV et bien d'autres -- pour recommander la doctrine de l'incomparable Docteur de tous les docteurs de l'Église, saint Thomas d'Aquin. (Note de Gustave Corçâo.) [^14]:  -- (13). V.-A. Berto : « Propos mêlés de souvenirs sur M. Jacques Maritain », ITINÉRAIRES numéro 132 d'avril 1969. (L'adjectif « horrible » est rajouté par Gustave Corçâo.) [^15]:  -- (14). *A Recusa de Ser* (le refus d'être), Agir 1971.