# 315-07-87
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## ÉDITORIAL
### Résistance religieuse et offensive nationale
*Le discours de Toulouse*
par Jean Madiran
*Texte intégral du discours prononcé à Toulouse le 24 mai 1987, à la Journée régionale* *d'Amitié française : la nature de notre engagement dans la bataille de France et* *notre identité spécifique dans cette bataille.*
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QUAND nous avons, à l'appel du CENTRE CHARLIER, célébré à Paris le millénaire capétien, le dimanche 15 mars, nous avons médité cet avertissement de notre maître Henri Charlier : « Notre situation est pire que ne l'était celle des premiers Capétiens. Ils avaient l'appui du peuple et de l'Église. De nos jours, le peuple est un peuple trompé, et l'aveuglement de l'épiscopat français s'oppose aux réformes nécessaires. »
Cet avertissement d'Henri Charlier définit les objectifs de ce que Bernard Antony appelle notre « résistance nationale et chrétienne ».
Nous résistons en effet, simultanément :
-- à cette tromperie où se trouve emprisonné le peuple français ;
-- à cet aveuglement de la hiérarchie ecclésiastique.
Dans un cas comme dans l'autre, c'est une résistance à la disparition de la France en tant que nation.
Pourquoi la France est menacée de disparaître en tant que nation, pour quelle raison nous résistons à cette disparition, nous l'avons exposé dans nos réunions, dans nos publications, dans nos livres, mon propos ce soir n'est pas d'essayer de le résumer en quelques minutes. Je veux plutôt vous parler de ce qui s'est passé depuis le dimanche 15 mars du millénaire capétien.
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Il y eut d'abord à Paris le grand meeting du Front national au Zénith, le 2 avril, lançant en pleine clarté la campagne pour une réforme du Code de la nationalité. C'est le premier objectif de la bataille de France. C'est le plus urgent. Il y a beaucoup à faire partout, mais il faut avant tout arrêter l'invasion sous sa forme la plus meurtrière plus encore que l'invasion du territoire, l'invasion de la nationalité. Or, la réforme nécessaire du Code de la nationalité est sans doute celle à laquelle le noyau dirigeant de l'épiscopat s'oppose avec le plus d'obstination. Le conflit sur ce point est radical. Mais la bataille politique est là-dessus engagée à fond.
Et puis, il y a un mois, dans sa maison natale de La Trinité-sur-Mer, Jean-Marie Le Pen déclarait qu'il serait candidat à la présidence de la République et qu'il nous appelait à entrer immédiatement en campagne : une campagne d'une année, une campagne de longue haleine, mais un an ce n'est pas trop, un an cela risque d'être très court, quand il faut réveiller et tirer tout un peuple de la tromperie dans laquelle il est plongé ; et qu'il faut le faire sans l'appui d'aucun évêque « défenseur de la cité », mais au contraire en ayant à subir les mauvais procédés et à surmonter les obstacles multipliés à dessein par l'administration ecclésiastique.
J'étais à La Trinité-sur-Mer le dimanche 26 avril. J'ai écouté la « déclaration » prononcée par Jean-Marie Le Pen. Je l'ai relue. Je l'ai publiée intégralement dans PRÉSENT. Je vous signale que PRÉSENT est le seul quotidien parisien -- et peut-être le seul quotidien français -- qui l'ait publiée intégralement. Je l'ai publiée intégralement dans ITINÉRAIRES. Cette déclaration est la charte de la candidature de Jean-Marie Le Pen, elle est la charte de la campagne nationale dans laquelle il s'est engagé et dans laquelle nous sommes engagés pour une année.
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A cette candidature, à cette campagne, définies par cette déclaration, j'apporte, comme je l'ai déclaré aussitôt, *une adhésion entière et un soutien militant.* Je le fais en mon nom personnel. Je le fais au nom du quotidien PRÉSENT et au nom de la revue ITINÉRAIRES.
Sans doute, notre sympathie pour Jean-Marie Le Pen, notre alliance politique, en toute indépendance, avec le Front national, ne sont pas nées le mois dernier.
Mais la déclaration de La Trinité-sur-Mer est un fait nouveau dans la politique française. C'est un acte auquel il m'a paru qu'avant toute explication il fallait répondre par un acte : celui de lui apporter publiquement ce que j'ai appelé *une adhésion entière et un soutien militant.*
La déclaration de La Trinité-sur-Mer, je l'ai surnommée -- parce qu'elle l'est -- une *Déclaration d'intention, de guerre et d'amour.* Une déclaration d'intention : celle d'engager le mouvement national dans une bataille politique d'une année à l'occasion et au moyen de tout ce que met à notre disposition une campagne présidentielle. Une déclaration de guerre, et je cite : « C'est une déclaration de guerre au laxisme, à la décadence, au renoncement ». Une déclaration d'amour, je cite encore : « Une déclaration d'amour pour la France et pour les Français ». C'est un appel au rassemblement d'une « majorité nationale, morale et populaire ».
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**Les « thèses »\
et les « valeurs »**
Aussitôt les diverses composantes de la classe politico-médiatique ont accordé leurs voix pour fulminer une excommunication majeure contre les « *valeurs* » offensées, les « *thèses* » horribles, les « *idées* » inacceptables de Jean-Marie Le Pen. Le record est provisoirement détenu par un évêque. Mgr de Cambrai a décrété que « *le discours* » de Jean-Marie Le Pen -- il n'a pas dit les arrière-pensées supposées, il a bien dit le discours explicite, c'est *un* jugement objectif, -- constitue « *la menace suprême* »*.* Il a précisé : « *la menace suprême pour l'identité nationale* »*.* Pas moins.
Mais ces « idées » funestes, ces « thèses » redoutables, ces « valeurs » abominables, ce « discours » menaçant, de quoi s'agit-il exactement ? Où les trouver, sinon principalement dans sa *Déclaration d'intention, de guerre et d'amour ?*
Ce qui frappe tout d'abord, ce qui surprend, ce qui est insolite, ce qui est inquiétant en effet dans la bouche d'un homme politique, c'est qu'il a l'audace inouïe de parler de *l'amour de Dieu.* Je vous le demande : est-ce que Mitterrand parle de l'amour de Dieu ? et Chirac ? et Léotard ?
Je comprends dès lors que Mgr Delaporte puisse voir dans un tel discours « la menace suprême ».
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Voici en effet jusqu'où peut aller ce discours abominable, je cite la Déclaration :
« *Pupille de la nation, j'ai été élevé par une mère admirable dans l'amour de Dieu et du pays. J'ai moi-même consacré ma vie à ma famille et à ma patrie que j'ai servie de mon mieux depuis plus de quarante ans, tant sous les drapeaux que dans ma vie militante et publique.* »
Le dimanche 10 mai, en la fête nationale de Jeanne d'Arc, Jean-Marie Le Pen a prononcé deux discours qui développent les intentions énoncées dans sa déclaration de La Trinité-sur-Mer. Il a expliqué notamment pourquoi la « majorité nationale et populaire » qu'il veut rassembler doit être aussi une majorité « morale ». Pas de société sans lois, a-t-il dit, mais pas de lois justes qui ne soient l'expression d'une morale. Et en écoutant Le Pen ce dimanche, j'entendais se réveiller en moi le souvenir de l'avertissement solennel que lançait Péguy au début du siècle : la rénovation sociale de la France « *sera morale ou ne sera pas* »*.*
Ainsi le discours de Jean-Marie Le Pen, s'il me fallait en résumer l'essentiel de ce que j'y vois, je le ferais en trois mots, je le ferais par la trilogie DIEU-FAMILLE-PATRIE.
L'archevêque de Cambrai, lui, voit dans ce discours « la menace suprême ».
Eh ! bien, monseigneur, Dieu reconnaîtra les siens...
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**Chacun tel qu'il est, oui !\
Mais nous aussi, bien sûr :\
tels que nous sommes**
En tout cas, DIEU-FAMILLE-PATRIE, c'est la devise qui me convient pour cette bataille décisive, la bataille de France dans laquelle nous sommes désormais engagés.
Chacun bien sûr y entre tel qu'il est. Nous n'imposons ni nos pensées ni cette devise à nos compatriotes, à nos voisins, à nos camarades de combat. Ils entrent dans cette bataille tels qu'ils sont, nous les y recevons tels qu'ils se veulent, nous ne leur demandons, pour cette bataille politique, ni passeport idéologique ni billet de confession.
Mais nous aussi, nous y entrons tels que nous sommes.
De même qu'il y a selon l'Évangile, plusieurs demeures dans la maison du Père, il y a plusieurs demeures en France, il y a diverses familles spirituelles qui composent la France française. Le journal PRÉSENT, la revue ITINÉRAIRES représentent l'une de ces familles spirituelles, ou plutôt se trouvent au confluent de plusieurs d'entre elles. Nous sommes plus particulièrement les héritiers de saint Eloi, mais oui, de saint Louis et de Jeanne d'Arc, de Pascal et de Bossuet, de Le Play et de Veuillot, du cardinal Pie et du P. Emmanuel, de Péguy et de Maurras, de La Varende et de Pourrat, d'André Charlier et d'Henri Charlier :
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à l'intérieur du patrimoine français, c'est là le patrimoine qui est plus spécialement le nôtre ; à l'intérieur de l'identité française, c'est là l'identité qui nous définit ; et c'est pourquoi il nous convient d'entrer dans cette bataille avec le drapeau qui est le nôtre : DIEU-FAMILLE-PATRIE.
\*\*\*
L'état présent de l'Église en France est un grand malheur pour les âmes. Ce n'est pas mon propos de ce soir. Mais c'est aussi, forcément, un grand malheur pour la France.
L'Église catholique a été au cours des âges l'éducatrice de la patrie. Notre civilisation est une civilisation chrétienne. C'est l'Église qui a fait l'éducation intellectuelle et morale de notre vieux pays gallo-romain. Depuis qu'on l'a empêchée de tenir ce rôle et de poursuivre cette tâche, -- et depuis qu'elle-même semble y avoir renoncé, -- le désordre des esprits est venu ajouter sa confusion au désordre des mœurs, au désordre social et au désordre politique.
Il y a souvent eu dans notre histoire des périodes de désordre politique et de désordre des mœurs. Mais le désordre était tenu pour un désordre, le mal était tenu pour un mal. Quand vient s'y ajouter le désordre des esprits, alors le désordre politique et le désordre des mœurs ne sont plus tenus pour un mal, ils sont même présentés comme un « progrès », comme une « libération », comme un « acquis » de la modernité...
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Le point le plus urgent, le plus décisif de la bataille de France est celui qui concerne ce que l'on appelle l'immigration. Ce qui est en cause, vous le savez, ce ne sont pas les personnes immigrées, ce n'est pas la personne de l'étranger. Ce qui est en cause, c'est UNE POLITIQUE de l'immigration qui depuis une quinzaine d'années a été commune à la gauche socialiste et à la droite libérale ; ce qui est en cause c'est un DESSEIN POLITIQUE qui se sert de l'immigration pour submerger l'identité française. La formule qui résume peut-être le mieux ce dessein est celle de Pierre Debray, que j'ai déjà souvent citée, parce qu'elle est exacte à la lettre :
« *Le dessein de la franc-maçonnerie est d'utiliser l'immigration pour effacer le passé chrétien de la France et transformer son territoire en un terrain vague où camperont cent peuples divers.* »
Et si l'on met en cause ce dessein, si on le démasque, si on le dénonce, -- alors voilà la grande tromperie où l'on a plongé le peuple français : les autorités morales, les autorités politiques, les autorités médiatiques se mettent à hurler d'une seule voix que nous faisons du racisme.
**Le pacte des évêques\
avec la franc-maçonnerie**
J'ai dit : « les autorités morales ». Quelles autorités morales ? Eh bien, la franc-maçonnerie, et avec elle, les évêques.
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Je veux bien croire qu'en cela les évêques français sont victimes de leur propre aveuglement plutôt qu'animés de mauvaises intentions -- en langage populaire on dit : plus bêtes que méchants -- mais enfin ils ont conclu là-dessus, en novembre 1985, un pacte public d'unité d'action avec la franc-maçonnerie, ils se sont réjouis et vantés «* d'unir pour la première fois *» -- c'est leur expression, je cite -- «* d'unir pour la première fois leurs voix et leurs efforts à ceux des francs-maçons *».
Et pourquoi, ce pacte d'unité d'action politique ?
Contre le racisme !
En France ! Le pays le moins raciste du monde !
**Des idées morales\
qui sont fausses**
Sur la situation de plus en plus dangereuse créée en France par l'immigration, nous aurions besoin d'*idées morales claires et justes.*
Mais ce sont des idées morales confuses et fausses que patronne et propage le noyau politico-religieux qui constitue le noyau dirigeant de l'épiscopat français.
Il nous parle de *l'accueil de l'étranger* qui frappe à la porte et qui a faim ; et il cite la Bible. Seulement ce n'est pas un étranger qui frappe à la porte.
Ils sont dix ; ils sont cent ; ils sont mille. C'est une émeute. C'est une invasion.
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Je voudrais bien voir comment le cardinal Decourtray, primat des Gaules, appliquerait personnellement son *accueil de l'étranger* s'ils étaient mille d'un coup, s'ils étaient dix mille ensemble à venir frapper à la porte de son archevêché pour lui demander du pain. Il s'apercevrait alors qu'il se trouve dans une *situation anormale* que le précepte individuel d'*accueil de l'étranger* est impuissant à régler. Il comprendrait peut-être qu'il faut *distinguer* les cas, les situations, les niveaux, les ordres de grandeur : et encore ce n'est pas sûr qu'il le comprendrait, intellectuellement paralysé par le faux principe, inlassablement répété, qu'il ne faut faire jamais, nulle part, *aucune discrimination.*
Aucune discrimination ! Mais c'est la loi en vigueur qui « discrimine » ! Les ministres qui, tels Philippe Séguin, appellent les Français à ne faire « aucune discrimination » invitent en cela à violer la loi, au lieu de l'appliquer, comme c'est leur fonction et leur devoir. On peut changer la loi. On peut vouloir augmenter, diminuer, modifier les *discriminations* qu'elle ordonne. Mais les « discriminations » sont dans la loi et elles sont inévitables. Les étrangers ne peuvent devenir fonctionnaires : c'est bien normal. Ils ne sont pas astreints au service militaire : là ils ne s'en plaignent pas. Ils n'ont pas le droit de vote. Et il ne s'agit pas seulement des étrangers. Considérez le cas des jeunes Algériens qui ont la nationalité française parce qu'ils sont nés en France, et qui ont en même temps gardé la nationalité algérienne : le droit leur est reconnu de faire leur service militaire soit dans l'armée française, soit dans l'armée algérienne. La plupart choisissent d'accomplir deux ans de service en Algérie plutôt qu'une année en France.
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A leur départ sous les drapeaux du FLN, l'entreprise française dans laquelle ils sont salariés doit leur verser la même *prime d'incorporation* que s'ils étaient incorporés dans l'armée française : on ne fait *aucune discrimination.* C'est absurde et c'est honteux.
La nouvelle morale des évêques nous parle des « droits de l'homme » comme s'ils étaient les mêmes pour tous. Certes, il y a *certains* droits fondamentaux, ceux qui découlent du Décalogue, qui sont les droits de tout homme : ne pas être tué si l'on est innocent, ne pas être volé, ne pas être trompé. Mais il y a les droits *acquis,* ils appartiennent à ceux qui les ont mérités, à ceux qui les ont obtenus, à ceux qui les ont reçus : les droits acquis par le *travail ;* les droits acquis par le *sang versé ;* les droits acquis par la *naissance.* C'est là-dessus que nous aurions besoin, en ce moment plus que jamais, d'idées morales qui soient justes, d'idées morales qui soient sûres, d'idées morales enseignées avec autorité. Les évêques ne le font plus, les évêques n'en ont plus, ils ont rayé de leurs pensées et de leur vocabulaire la « nation » et la « piété nationale ». Il faut faire sans eux ; et souvent il faut faire contre eux.
Notre résistance est *nationale* quand elle résiste à la fausse idée morale, cautionnée par la hiérarchie ecclésiastique et par la franc-maçonnerie, selon laquelle il faudrait consentir tous les droits, y compris le droit de vote, à tous les étrangers à partir du moment où ils se sont donné la peine de venir s'installer en France.
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Cette résistance est *nationale* encore, elle est politique, quand elle résiste à la fausse idée morale selon laquelle il ne faudrait faire aucune discrimination ni aucune sélection entre les individus.
Cette résistance nationale est en même temps une résistance *religieuse,* parce que nous savons bien que les fausses idées morales et politiques auxquelles nous résistons là, ce sont des idées garanties et répandues par la hiérarchie ecclésiastique elle-même.
**Les interdits\
inacceptables**
Mais notre résistance est religieuse aussi en ce qu'elle résiste à des interdits arbitraires et injustes portés *en matière religieuse.*
Que tous les catéchismes catholiques existants, tous sans exception soient désormais interdits, y compris les plus vénérables et les plus sûrs, y compris le Catéchisme du concile de Trente, y compris le Catéchisme de saint Pie X, c'est une violence malhonnête et sans justification.
Le peuple chrétien ne s'est pas insurgé, il n'a pas protesté avec éclat, mais il a subi cette interdiction de mauvais gré ; il ne s'y est pas véritablement soumis, beaucoup de familles ont institué-elles-mêmes des catéchismes de complément, des catéchismes de rectification ou des catéchismes de remplacement : ce fut une auto-défense instinctive et spontanée.
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-- Mais je crois que l'on n'a pas suffisamment réfléchi au fait lui-même, qui pourtant comporte une brutale clarté : tous les catéchismes catholiques existants, tous interdits par nos évêques ! Et à la place, des livres nouveaux, dont on peut dire beaucoup de choses, mais surtout dont la hiérarchie ecclésiastique nous a prévenus qu'ils *ne sont pas --* qu'ils ne sont pas ! -- des catéchismes... Ils sont autre chose, quelque chose de très fameux ou de très détestable, mais l'essentiel, le voici : ce ne sont pas des catéchismes, il n'y a plus de catéchismes, le catéchisme catholique a été officiellement supprimé en France par l'épiscopat.
Et nous, nous *maintenons* le catéchisme catholique. Nous le maintenons sans les évêques. Nous le maintenons *contre* l'interdiction des évêques. C'est bien une résistance religieuse, en matière religieuse. Elle dure depuis quinze ans. Elle durera tant que nous aurons un souffle de vie. Pour qu'elle cesse, il faudrait nous tuer, -- nous, -- et tous ceux de nos descendants que nous aurons réussi à élever dans le sentiment du devoir.
**La succession apostolique\
et la primauté romaine**
On nous dit quelquefois que notre résistance est sans doute fondée, mais qu'elle n'est pas suffisamment... *respectueuse.*
Mon Dieu ! Nous ne *prétendons* pas être parfaits, nous nous y *efforçons* seulement, et bien sûr ce n'est pas la même chose.
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Mais je crois pouvoir dire que nous sommes *réellement* et *profondément* respectueux de la succession apostolique, et de sa tête, qui est la primauté du siège romain : c'est la structure même de l'Église, c'est sa structure surnaturelle, et nous lui portons une entière fidélité par un acte de foi théologale.
Le respect... mondain, c'est autre chose.
Il est sans doute vrai que nous avons beaucoup plus de *respect religieux* pour la succession apostolique que de *respect mondain* pour la personne de certains de ses détenteurs actuels.
Quand nous entendons l'archevêque de Cambrai assurer que le discours de Jean-Marie Le Pen est « la menace suprême pour l'identité nationale » ou quand nous voyons l'évêque d'Évreux aller confier à l'organe officiel du parti communiste qu'il faut appuyer le Mouvement (communiste) soi-disant de la Paix, -- alors, la bienveillance naturelle que nous avions spontanément pour la personne de nos évêques se sent fortement contrariée, elle se trouve gravement paralysée, et elle suspend -- provisoirement -- les effusions d'affectueux respect auxquelles elle aurait été disposée...
Et à plus forte raison encore, quand tous les évêques français sont activement ou passivement d'accord pour interdire tous les catéchismes existants et pour supprimer ainsi le catéchisme catholique.
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**L'apostasie immanente**
Ce n'est pas moi qui ai inventé l'expression, un peu compliquée au premier abord, d'*apostasie immanente.* C'est Jacques Maritain qui en fut l'inventeur, au lendemain du concile, pour qualifier ce qu'il observait dans l'Église.
*L'apostasie,* c'est renier par un acte extérieur la foi catholique que l'on professait antérieurement. Mais *immanente,* c'est en quelque sorte le contraire d'un acte extérieur : ce reniement reste intérieur, il ne se manifeste pas comme tel, il ne se manifeste que par ses conséquences.
*L'apostasie immanente,* c'est un abandon de la foi, mais qui demeure implicite, et en conservant sa place personnelle dans l'Église au lieu d'en sortir loyalement ; c'est-à-dire en restant curé de la paroisse, en restant évêque du diocèse, et en se disant toujours membre de l'Église, mais en agissant, inévitablement, comme quelqu'un dont la foi surnaturelle est anémiée, ou peut-être est morte.
Le sommet de l'apostasie immanente, pour les évêques, c'est d'avoir interdit le catéchisme catholique, et de l'avoir remplacé par des bavardages.
Eh bien je le dis à ceux qui nous reprochent de manquer de respect : NON, nous n'avons AUCUN RESPECT pour l'apostasie immanente.
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Bernard Antony a placé cette Journée toulousaine d'Amitié française sous le signe de la « résistance nationale et chrétienne ». C'est une résistance tout à la fois :
-- à la politique de gauche
-- à l'apostasie immanente
du noyau politico-religieux qui constitue le noyau dirigeant de l'épiscopat français.
Mais notez-le bien, pensez-y bien : c'est une *résistance,* et ce n'est *pas davantage* qu'une résistance.
Et c'est en cela que se manifeste la réalité du respect religieux que nous portons à la succession apostolique : nous *résistons,* nous ne nous *révoltons* pas.
Nous résistons à l'arbitraire, à l'injustice, au mensonge, mais nous n'élevons aucune contestation contre la structure surnaturelle et le pouvoir légitime dans l'Église. Nous ne sommes ni hérétiques ni schismatiques. Nous sommes catholiques. On nous appelle « catholiques traditionalistes » ou « catholiques intégristes », ce qui est encore une manière involontaire mais bien réelle de nous reconnaître « catholiques » et non pas schismatiques ou hérétiques. -- Pour ma part, je ne me reconnais ni « intégriste » ni « traditionaliste », mais *catholique traditionnel,* et c'est un *pléonasme !* Mais un pléonasme rendu nécessaire par l'apparition de formes nouvelles du catholicisme, qui sont celles, précisément, de l'apostasie immanente.
Notre résistance n'est ni une hérésie, ni un schisme, ni une secte ; elle est un refus du mal, elle n'est pas une émeute.
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Notre résistance n'est pas une séparation, notre résistance est une FIDÉLITÉ, -- EN COMMUNION avec ce que l'Église a toujours enseigné, EN COMMUNION SURNATURELLE avec ce que les 264 pontifes romains successifs ont inébranlablement en commun, -- et non pas forcément en *communion mondaine* avec ce qu'ils ont pu avoir de différent les uns des autres.
Nous professons que l'ordre sera rétabli dans l'Église non point par une voie révolutionnaire, mais, à l'heure de Dieu, par voie de sainteté et par voie d'autorité.
Notre résistance aux idées fausses et aux interdits arbitraires aura été une pierre d'attente, et si Dieu le permet, elle aura été aussi notre contribution à cette résurrection de l'Église qui viendra un jour. Et puis de toutes façons, quand on a eu le clair discernement que l'erreur est l'erreur, que l'injustice est l'injustice, que le mal est le mal, on ne peut pas faire autrement ; on ne peut faire autrement que de résister.
**De la résistance\
à l'offensive**
C'est la différence avec notre action proprement civique et politique.
Celle-ci n'est pas seulement une résistance. Elle est, aujourd'hui, une offensive.
Dans l'ordre religieux, parce que nous avons le respect surnaturel de la succession apostolique, nous ne cherchons aucunement à renverser les évêques et à les remplacer par nos propres candidats.
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Mais nous ne sommes tenus à aucun respect religieux de la classe dirigeante, de la classe politique, de la classe médiatique, de la classe installée.
C'est une classe avorteuse et sidatique.
C'est une classe pourrie, qui pourrit la France.
Elle, oui, nous voulons la renverser ; elle, oui, nous avons constitutionnellement, nous avons légalement, nous avons moralement le droit de la renverser ; et nous allons le faire : Dieu aidant, nous allons la renverser.
C'est la bataille de France.
C'est la bataille de la France.
L'occasion, le moyen sont là. L'occasion, le moyen, *la chance* à saisir.
La nécessité aussi.
Il n'existe plus aujourd'hui de corps constitués sur lesquels on puisse compter pour le salut national, ils sont tous moralement et socialement désintégrés. Une fois de plus dans son histoire, la France va devoir se sauver elle-même. Elle le peut. Vous le pouvez. Sachez que vous le pouvez. Mesurez l'extraordinaire dimension, mesurez la profondeur inouïe que vient d'atteindre en quelques semaines la panique folle de la classe politico-médiatique installée : vous aurez mesuré du même coup à quelle hauteur peuvent maintenant se porter notre résolution -- et notre espérance.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### La nécrologie à trous (II)
*Deux nouveaux exemples :\
Hudeo Kitahara et le Père Dubarle*
par Armand Mathieu
J'AI DÉJÀ EXPLIQUÉ (ITINÉRAIRES, juin 1985), à l'aide de deux exemples (Maurice Bouvier-Ajam et Irène du Luart, née Hagondokoff), en quoi consiste la nécrologie à trous pratiquée par la plupart des quotidiens français et par les agences de presse qui les alimentent.
Il s'agit de récrire l'histoire, à l'occasion du décès d'une personnalité, selon les dogmes en vigueur depuis 1944. Cette pratique est un indice, parmi d'autres, du totalitarisme mou qui régit les démocraties libérales d'Occident.
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Depuis leur « victoire » de 1944-1945 en effet, le pouvoir (intellectuel aussi bien que politique) est réservé à ceux qui ont servi ou servent le Bien, c'est-à-dire qui ont combattu ou combattent le Mal, à savoir les régimes de Mussolini et d'Hitler. Les détenteurs du pouvoir peuvent donc se recruter, en France, chez les socialistes, socio-démocrates, démocrates-chrétiens (avec la variante gaulliste) et chez les communistes, que le système arrange beaucoup.
Ceux qui refusent de se soumettre à ces groupes, à leurs principes, sont donc exclus, rejetés, anathématisés, sous les vocables de fascistes, nazis, racistes, donc partisans de Mussolini ou Hitler, même s'ils n'étaient pas nés quand ces personnages sont morts. La classe « médiatique », les journalistes des puissants organes de presse, radio, télévision, se chargent de ce travail d'inquisition.
Mais il peut arriver qu'un des bons serviteurs du régime que nous subissons n'ait pas toujours été un adversaire déterminé du Diable, je veux dire de Mussolini, d'Hitler, et de leurs alliés réels ou supposés, Franco, Pétain, de tout ce qu'on appelle avec réprobation « la Droite », et qu'il importe de temps en temps de montrer du doigt en des autodafés confus mais spectaculaires comme le procès Barbie.
Il faut alors que le personnage compromis avec « la Droite » se rachète, en louant le régime, en lui donnant des gages : M. Marchais, ancien volontaire des usines du III^e^ Reich, en militant au parti communiste ; M. Madelin, ancien militant du mouvement Occident (ce qui, étrangement, semble un cas plus pendable), en blâmant le Front national ou les fonctionnaires qui ont frappé Malik Oussekine alors que celui-ci était dans le camp du Bien, etc.
Si un personnage de ce type, peu ou prou compromis jadis ou naguère, vient à mourir, il faut éviter, dans la mesure du possible, un rappel de ses « fautes » passées. C'est ici qu'interviennent nos bons journalistes, spécialistes de la nécrologie à trous.
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**Un Japonais à éclipses**
M. Charles Filippi a signalé un exemple récent et exotique dans *Rivarol* du 7 novembre 1986 :
« Dernièrement, la presse saluait avec émotion la disparition d'un grand ami de la France, l'ancien ambassadeur du Japon à Paris entre 1975 et 1979 : Hudeo Kitahara.
« En termes particulièrement élogieux, *Le Monde* s'inclinait devant celui qu'il qualifiait à la fois de « *samouraï* » et de « *plus parisien des ambassadeurs* »*.* Cependant, la notice biographique de notre confrère ne faisait commencer la carrière diplomatique d'Hudeo Kitahara qu'au début des années 1960. Or, celle-ci avait débuté à Vichy, où il avait fait ses premières armes comme attaché à l'ambassade du Japon accréditée auprès du maréchal Pétain. C'est en cette qualité que j'avais entretenu d'excellentes relations avec ce garçon distingué, de haute stature, parlant un français impeccable et de grande culture, qui, accompagné d'un autre jeune attaché d'ambassade, Takarashi, venait converser longuement et amicalement dans mon bureau qui jouxtait, au quatrième étage de l'Hôtel du Parc, celui de Philippe Henriot, secrétaire d'État à l'Information et à la Propagande.
« Avec l'ambassadeur Mitani et le Premier Conseiller d'ambassade le vicomte Motono, dont la maison nous était largement ouverte -- la sœur de son épouse était mariée à un officier de marine français -- ils suivirent le maréchal Pétain dans son exil, à Sigmaringen.
« Après la capitulation du III^e^ Reich, transférés par la Suisse et la France, ils furent ignominieusement internés, pendant de longs mois, avec femmes et enfants du personnel de l'ambassade, dans un camp de concentration aux États-Unis.
« Épurés sous le proconsulat du général Mac-Arthur, ils furent, après son départ, réhabilités et réintégrés dans les services diplomatiques (...). C'est ainsi que Hudeo Kitahara réapparut sur la scène internationale vers 1960, seule date retenue par *Le Monde.* »
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**Un cadavre bien maquillé**
C'est encore *Le Monde* qui fait du zèle au service de la Bonne Cause, en annonçant, dans son carnet, le décès, survenu le 25 avril 1987, du R.P. Dominique Dubarle, né en 1907 à Biviers, « entré chez les dominicains en 1925, ordonné prêtre le 25 juillet 1931, professeur au Saulchoir, déporté pendant la guerre, directeur des éditions du Cerf, doyen de l'Institut catholique de Paris de 1967 à 1973 », etc.
Déporté, le R.P. Dubarle ? Quelques jours après cette nécrologie, un lecteur écrit (*Le Monde,* 8 mai 1987) que le Père Dubarle était tout simplement prisonnier, et qu'il l'a bien connu en 1940 et 1941. Au Stalag XI A, pour être précis. Dont le Père Dubarle fut libéré « vers 1943 », peut-être avant. Les Allemands libéraient en effet assez facilement les clercs, dont ils avaient la faiblesse de penser qu'ils n'inciteraient pas les laïcs à s'entretuer... La présence du maréchal Pétain à la tête de l'État français avait des conséquences heureuses pour certains prisonniers.
Mais par un réflexe pavlovien le rédacteur du *Monde* ne pouvait qu'ajouter à la biographie du Père Dubarle, progressiste patenté comme sa belle carrière l'indique, auteur en 1965 de *Pour un dialogue avec le marxisme,* l'auréole de la déportation (de la déportation chez les méchants ; à ne pas confondre avec la déportation des Japonais, plus haut cités, chez les bons).
Certes il eût été plus instructif, et plus sérieux, de préciser la parenté du Révérend Père avec la célèbre famille Dubarle venue d'Ile de France en Isère à la fin du XIX^e^ siècle.
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Le Père Dubarle n'était pas le fils de Robert Dubarle, né en 1881 à Tullins, avocat, député catholique de l'Isère en 1910 (mais battu en 1914 ; la France devait faire la Grande Guerre avec la Chambre la plus à gauche de son histoire), tué comme capitaine de Chasseurs alpins en juin 1915. Celui-ci s'était marié seulement en 1912, à une demoiselle Marbeau, nièce de l'évêque de Meaux qui dirigea sa ville en l'absence des autorités civiles lors de la bataille de la Marne (et qui avait été appelé l'année précédente pour administrer les sacrements à Déroulède très malade).
Le Père Dubarle était plus probablement le petit frère de ce héros, ou son neveu, -- fils en ce cas d'André Dubarle, tué comme capitaine de Chasseurs à pied en mars 1915, et petit-fils de Léon Dubarle, magistrat démissionnaire en 1880 pour n'avoir pas voulu dialoguer avec Jules Ferry comme le Révérend Père avec les marxistes au siècle suivant... Le cher Léon Dubarle se vit en 1915 avec dix petits-fils orphelins, car il avait aussi perdu un gendre, le commandant H. Chanzy, tué en avril.
Mais on sait bien que les rédacteurs du *Monde* ne sont pas recrutés pour leur connaissance de l'histoire de France. L'essentiel est qu'ils sortent des bonnes maisons, du progressisme chrétien, du trotskisme, et qu'ils aient des amitiés chez les francs-maçons et socialistes de la Préfecture de Police. On est sûr, comme cela, qu'ils respecteront les bons principes et qu'ils fourniront des cadavres maquillés selon les règles.
Armand Mathieu.
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### Le Liban nous renvoie notre image
*C'est la France au miroir*
par Danièle Masson
REVIENDRA-T-IL le temps où l'on appelait Zalilé « la fiancée chrétienne de la Békaa musulmane » ?
La nostalgie de ce temps tourmente peut-être Annie Laurent et Antoine Basbous -- elle est française, il est libanais -- qui, universitaires, docteurs d'État en science politique, nous offrent du Liban un visage tragique ([^1]), et mettent à nu la blessure ouverte que lui ont portée l'aveuglement de ses fils, la détermination de ses ennemis, l'abandon de ses amis.
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Le Liban, c'est la France au miroir. Beyrouth meurt d'avoir été « Beyrouth la cosmopolite », où les Arabes allaient goûter « les fruits défendus chez eux, idées, femmes ou jeux » ; Beyrouth libre au point d'être devenue le foyer privilégié de la guerre des autres, et particulièrement du terrorisme anti-occidental.
Quand un demi-million de Palestiniens, fuyant les terres où se fonde l'État d'Israël, et chassés par leurs « frères arabes », se réfugient au Liban chrétien, le patriarche, maronite, dès 48, appelle les chrétiens à « ouvrir maisons et couvents pour accueillir leurs frères de Palestine ».
Quand le responsable de l'O.L.P. vient faire à l'Université Saint-Joseph (jésuite) une conférence pondérée sur la Palestine, il s'y fait accuser de droitisme.
Pierre Gémayel lui-même, fondateur de Kataëbs, prend la tête de cortèges qui se rendent à la mosquée, pour manifester sa solidarité avec le peuple palestinien.
Ainsi, comme chez nous, l'Église, l'Université, le monde politique sont minés de l'intérieur, et ne savent pas qu'ils réchauffent un serpent dans leur sein.
Le Liban nous renvoie encore notre image dans la dyarchie de l'État qui le paralyse : en 1968 ; tandis que le président maronite plaide pour la souveraineté et la sécurité de son pays, le premier ministre sunnite défend « la cause sacrée palestinienne » : l'internationale islamique prime la préférence nationale.
Les Palestiniens, eux, constituent un État dans l'État : ils ont leur loi indépendante de la loi libanaise, et l'on savourera l'humour involontaire de l'arrêté qui leur permet de transférer l'armement venu de Syrie jusque dans les camps de la capitale « à condition que les armes ne soient pas apparentes »...
Quant à celle que les Libanais appellent leur « tendre mère », elle accorde, par l'intermédiaire du gouvernement Chirac, d'installer ses bureaux à Paris, et là se programme la désinformation à l'usage d'un Occident plus lâche que naïf.
28:315
Le 13 avril 75, les media occidentaux, à l'instigation d'Arafat, accusent les Kataëbs d'avoir « ouvert un feu nourri contre un autobus civil » bourré de femmes et d'enfants : en réalité des feddayin en armes, de ceux, peut-être, qui, le matin de ce dimanche sanglant, avaient tué des chrétiens devant une chapelle melkite. Mais c'est toujours la version d'Arafat que présentent aujourd'hui la télévision française et les animateurs du C.C.F.D.
\*\*\*
Cernant le Liban œcuménique, le monde arabe, malgré des rivalités meurtrières internes, fait bloc contre l'ennemi commun. Palestiniens sunnites, Iraniens chiites, Syriens alaouites, et druzes, sont des pièces de l'étau qui enserre le Liban.
Et la redoutable alliance du Rouge et du Vert achève de détruire la nation libanaise trahie par les siens. Basbous et Laurent ont sans doute entendu les propos récemment tenus par Gorbatchev à l'intention d'Hafez el-Assad : « je regrette que le monde arabe en général et l'O.L.P. en particulier ne soient pas plus unis contre l'impérialisme ». C'était inciter la Syrie à coordonner à nouveau les mouvements islamiques pour accélérer la « vassalisation de l'insupportable petit Liban », et, par elle, réaliser le vieux rêve tsariste d'accès aux mers chaudes.
La Syrie laïque et socialiste encadre les mouvements islamiques. Paradoxe conforme à la tagiya, dissimulation ou restriction mentale propre aux minorités musulmanes, qui lui fait comprendre sans effort le double langage communiste, et qui n'empêche pas l'un des siens de proclamer : « l'arabisme est le corps dont l'âme est l'Islam ». Car, si beaucoup de chrétiens relèguent au fond de leur cœur la chrétienté, l'Islam, pour les arabes même peu croyants, est d'abord la projection sur terre, dans le sang et les larmes, du royaume d'Allah. Et comme les non-communistes pour les communistes, les non-musulmans sont pour les musulmans des êtres hors-humanité.
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Les Palestiniens sont ainsi les instruments providentiels destinés à briser l'hérésie d'un Liban libre et chrétien au sein du monde arabe : feddayin ne signifie-t-il pas « rédempteurs » ? « Le territoire libanais est un sol arabe où tout le monde doit être avec nous... J'ai tout intérêt à internationaliser le conflit au Liban. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que tout le Proche-Orient s'enfonce dans la guerre », proclamait Arafat, en qui un ministre de Valéry Giscard d'Estaing voyait « la stature d'un chef d'État ».
La solidarité islamique, par-delà l'opposition des régimes, nous est révélée par Basbous et Laurent dans l'union objective de Moussa Sadr, chargé de mission par le chah d'Iran, qui fonde en 73 « le mouvement des déshérités » en liaison avec l'O.L.P., et reçoit le titre d' « imam des chiites du Liban », et de Khomeyni qui, prenant le relais en 75, est proclamé « guide de tous les chiites du monde et de tous les mouvements islamiques de libération ».
Le hezbollah cristallise aujourd'hui les haines occidentales, prenant sur lui, nouveau bouc émissaire, le péché qui n'est qu'intégriste, et lave ainsi l'Islam, intrinsèquement bon.
On ne voit pas bien, pourtant, quelle conception de l'homme sépare le hezbollah qui, dans la Bekaa, impose le port du tchador et l'enseignement du livre sacré même dans les écoles chrétiennes, et les Syriens alaouites qui, après avoir multiplié les actes d'intimidation à l'égard d'un journaliste trop indépendant l'enlèvent et l'assassinent, après lui avoir crevé les yeux, coupé la langue, mutilé la main droite.
« La force du Liban réside dans sa faiblesse », disait Pierre Gémayel. Soviétiques et Syriens sont forts de cette faiblesse, et les alaouites modèlent sur l'U.R.S.S. l'image de marque qu'ils façonnent à l'intention de l'Occident. Émules, sans doute, des Soviétiques en Afghanistan, « les troupes syriennes sont entrées au Liban, à la demande des autorités de ce pays ». D'autre part, la Syrie utilise une pléiade de groupes non syriens et non musulmans -- dont l'A.S.A.L.A. arménienne et les F.A.R.L. chrétiennes, qu'elle arme et encadre au Liban -- et fait tuer Béchir Gémayel et ses compagnons par deux chrétiens du Parti populaire syrien :
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elle joue ainsi aux envahisseurs fraternels, aux pyromanes pompiers, aux assassins aux mains propres. On comprend que le Prince de Machiavel s'arrache dans le réduit chrétien.
\*\*\*
Il faut lire Guerres secrètes au Liban pour voir en son ensemble le puzzle, que d'autres ne présentent qu'éclaté. Véritable somme de la situation actuelle au Liban, ce livre conjugue rigueur universitaire, vigueur journalistique et engagement -- puisque Antoine Basbous vient d'être nommé représentant des Forces Libanaises pour l'Europe occidentale. Démystificateur et salutaire, il laisse pourtant percer un désarroi que la sérénité de l'écriture masque mal.
Quel salut pour le Liban ? De la France, quelle image peut se faire le lecteur à travers le florilège de perles glanées, depuis ce ministre de Valéry Giscard d'Estaing voyant dans la guerre du Liban « un conflit sans raison », jusqu'à Mitterrand, déclarant devant la tribune des Nations-Unies « la France n'a pas d'ennemis au Liban », quinze jours avant l'attentat à la voiture piégée qui allait faire 58 morts chez les paras français ? Quel secours peut attendre le Liban que la Syrie considère comme « sa province », quand Giscard invite Assad à Paris, quand Mitterrand se rend à Damas, quand les États-Unis considèrent la Syrie comme « un pays fondamental sur l'échiquier proche-oriental et pour la paix » ?
En survolant les montagnes et les vallées de son pays, un ministre libanais confessait : « Je n'ai pu m'empêcher de répéter avec ceux qui m'accompagnaient « Liban, que Dieu te sauve ! ». »
S'il ne se fait aucune illusion sur l'Occident, on devine que Basbous reste attaché à la formule pluraliste issue du pacte de 1943, inspirée du modèle européen et orientalisée par les chrétiens maronites dans l'espoir de se libérer du joug de la théocratie islamique A. la fin de son livre, il dit la nécessité de traiter avec les druzes, de négocier avec les chiites : « Si les sunnites sont souvent arabes avant d'être libanais, chrétiens, chiites et druzes ne sont-ils pas, avant tout, libanais ? »
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C'est considérer que la guerre du Liban n'est pas essentiellement une guerre de religion, mais une guerre de libération nationale, contre l'agresseur palestinien sunnite, avec l'appui sournois du Syrien alaouite. C'est peut-être sous-estimer la guerre inexpiable du Croissant contre la Croix. Basbous reconnaît que la génération qui n'a pas connu la coexistence est attirée par la voie séparatiste et la cantonisation.
La notion d'un État chrétien a la faveur d'Israël : un État chrétien « monocolore » serait la caution de l'État juif. Mais Antoine Basbous ne nourrit guère de sympathie à l'égard d'Israël : les Libanais savent qu'ils paient la dette de la création de l'État d'Israël qui ne sert jamais que ses intérêts. Mais si ces intérêts coïncidaient, pour l'heure au moins, avec ceux du Liban ?
Devant le fiasco de l'œcuménisme tiré du personnalisme de Mounier, un œcuménisme qui inspira des maronites et aussi des pontifes romains, devant l'éclatement d'un Liban multiconfessionnel et pluri-ethnique, quel autre salut qu'un Liban chrétien ? Encore faudrait-il, comme le suggère Basbous, que les chrétiens orientaux disposent, comme les Juifs, d'une diaspora solidaire et déterminée. Une internationale chrétienne comme une internationale juive : sans elle, l'îlot chrétien ne serait-il pas submergé par la mer d'Islam, prélude peut-être au naufrage de l'Europe ? Car il nous semble lire avec amertume, dans l'histoire du Liban, l'anticipation de notre propre histoire. Valéry appelait l'Europe « un petit cap, un appendice occidental de l'Asie ». Il ajoutait : « Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues... ces naufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire... mais France, Angleterre, ce serait aussi de beaux noms... nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie. » La différence d'avec la vie individuelle, c'est que les civilisations sont en grande partie responsables de leur vie ou de leur mort. Et peut-être, à notre tour, tout comme les Libanais, paierons-nous dans le sang les erreurs de l'intelligence. Sans recevoir, tout comme les Libanais, le secours d'un Occident qui n'est plus en état de se secourir lui-même, et qui est devenu imperméable au remords.
Danièle Masson.
32:315
### Présidentielle
par Guy Rouvrais
CEUX QUE LA CLASSE POLITICO-MÉDIATIQUE désigne comme les principaux candidats à l'élection présidentielle se sont engagés dans une course de lenteur. C'est à qui se lancera le dernier dans la campagne présidentielle. Ils sont semblables à ces cyclistes qui, jadis au Vel' d'Hiv, faisaient du surplace, attendant que l'autre se décide pour lancer leur pointe de vitesse.
Il faudrait voir dans cette attitude le signe d'une haute vertu civique. Leur réflexion politique ne devrait pas être polluée par les miasmes de la politique politicienne. Ils découvrent quelque chose de dégradant dans le débat contradictoire qui se développe au cours d'une campagne électorale. Ils ont le regard fixé sur la ligne bleue du troisième millénaire, qu'on ne vienne pas les distraire par des questions subalternes !
Raymond Barre n'entend pas condescendre à dire quoi que ce soit sur son programme. Que fera-t-il s'il est élu ? Cela dépendra de ce qu'il découvrira en arrivant à l'Élysée.
33:315
Il assimile l'élection d'un président de la République à la nomination d'un syndic de faillite, ou d'un commissaire aux comptes, qui ne peut rien décider avant d'avoir vu le bilan. François Léotard, son rival dans le clan libéral, semble partager la même vision qui propose à son approbation un « cahier des charges », comme à un vulgaire « repreneur ».
Jacques Chirac a déjà fait disparaître, officiellement du moins, l'échéance de 1988. Il ne veut connaître que 1992, date de l'ouverture du marché intérieur européen.
Mitterrand, lui, a pris la pose du Sphinx pour l'éternité. S'il est candidat, quoiqu'il n'en ait pas l'appétit, il le fera savoir au mois de mars, par un bref communiqué.
Y aura-t-il une élection en mai 1988 ? Eh bien, oui ! C'est officiel. Il faut le rappeler, car on ne peut compter sur les prétendants à l'Élysée pour cela.
Bien sûr, l'uniforme des hautes préoccupations qu'ils endossent, c'est pour la parade médiatique. En réalité, ils ne pensent qu'à ça, ils n'agissent que pour ça.
Mitterrand veut garder le plus longtemps possible son rôle « d'arbitre » : c'est son meilleur créneau électoral. Chirac entend conserver jusqu'au bout l'auréole du Premier ministre : son registre électoral c'est celui du gestionnaire rigoureux, indifférent aux cris et aux chuchotements politiciens. Barre sait que sa cote de popularité se nourrit de silence et de hauteur, il espère, par son mutisme étudié, préserver l'intégrité de son capital électoral jusqu'à la veille de l'échéance.
La campagne électorale est bel et bien ouverte. Mais au lieu de se dérouler à la face du pays, elle est feutrée, dissimulée, clandestine. Elle se nourrit de rumeurs, de coups fourrés, de tractations d'arrière-boutiques. Les alliances tactiques se font et se défont à l'insu des électeurs. La « transparence » qu'invoquent les bateleurs n'existe que dans les discours.
De temps en temps, un « drame » éclate sur la place publique. Une « petite phrase » secoue les media. Cet éclat ne signifie pas que l'on va débattre au grand jour, c'est le signe qu'on s'est accroché rudement dans les alcôves partisanes et que l'on menace de tout déballer. Vaine menace !
34:315
On a tôt fait de fermer la bouche à l'importun qui se confond immédiatement en plates mises au point d'où il ressort qu'il n'a pas dit ce qu'on a entendu. Telle est la loi du milieu.
Il en est un qui l'a violée. C'est Jean-Marie Le Pen. Un an avant l'échéance, il s'est déclaré candidat. Aussitôt les autres de lui tomber dessus à bras raccourcis. Il veut jeter le pays dans le chaos d'une campagne électorale prématurée. Il entend troubler les Français par des propositions « démagogiques ». Le pelé, le galeux, d'où nous vient tout le mal. Ah ! comme elle eût été belle et sereine, fraîche et réjouissante, cette année qui nous sépare de l'élection, si Le Pen n'était venu briser le consensus politicien ! On s'était entendu pour organiser cette non-campagne, et voilà que le Front national et son chef veulent, eux, mener campagne ! Et devant qui ? Devant les Français. Et pas dans des salons de thé, ou ceux du Rotary, mais dans des meetings populaires.
Et pourtant ! Un an pour définir en détail un programme pour la France, est-ce trop ? Non, bien sûr. Le Pen n'aura pas trop de ces quelques mois pour enrayer la propagande socialo-libérale qui déforme systématiquement ses idées, dans un climat de haine, d'hystérie, de calomnies. Pour convaincre les électeurs, il ne s'appuie pas, lui, sur les techniques et les astuces du « marketing » politique, mais sur la force d'une conviction, la clarté d'un discours, la cohérence d'un programme.
Un programme, voilà où le bât blesse ! Car Jean-Marie Le Pen, quoi qu'on en dise, en a un. Et même plus que cela, un projet, un dessein, une ambition pour la France. Il veut restaurer son identité. Il a une politique de l'immigration. Il définit des moyens pour combattre ce fléau qu'est le sida. Il a une juste idée de l'entreprise. Il a une solution pour mettre fin à la gabegie qui règne à la Sécurité sociale. Les questions que se posent les Français, avec inquiétude et gravité, ne le laissent pas muet. Il ne les renvoie pas à de lointaines échéances. Ce qu'il propose ne relève pas de simples mesures techniques, il les intègre dans une conception plus vaste de l'avenir et de la grandeur de la France. Il les fonde sur des valeurs immuables : travail, famille, patrie. C'est ce réalisme que ses adversaires taxent de démagogie. Le Pen, par ses propositions, souligne cruellement leur absence chez les autres.
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Que veulent-ils ? Que suggèrent-ils ? Quel dessein est le leur ? Nul n'en sait rien.
Barre nous dit qu'il est partisan de la rigueur. C'est bien. Mais qui est contre ? Chirac est pour, Mitterrand aussi. Il ajoute qu'il est un libéral mais pas, excusez le mot, « un libéral à la con ». Grand bien lui fasse, mais cela ne fait pas une politique. Chirac ? En guise de programme, il invite les populations à admirer son bilan de gestionnaire et, dans la foulée, à lui signer un nouveau bail avec promotion élyséenne à la clef. Mitterrand ? Président de guerre civile pendant cinq ans, le voilà mué en père de la nation au cœur innombrable. Il célébrait la « fracture sociale » qu'engendrait son élection, le voilà, éternel Frégoli, qui joue les grands conciliateurs ! De programme, point ! Le socialisme, c'est un programme, mais Mitterrand en a oublié jusqu'au mot !
La course de lenteur que nous évoquions plus haut, elle prend sa racine là, dans cette absence de perspectives. Ils vont se taire pendant un an -- ou parler pour ne rien dire -- parce qu'ils n'ont aucune parole salvatrice à délivrer aux Français. Plus courte sera la campagne, moins on verra que le roi, et les roitelets qui guignent sa succession, sont nus.
Ce vide est le signe sensible d'un double échec : celui du libéralisme et celui du socialisme, ces frères siamois. Ils ont échoué, et ils échoueront, parce que ce sont des solutions mécanistes, matérialistes. Le libéralisme quête le meilleur moyen de créer des richesses, le socialisme se préoccupe de les répartir.
Mais, même si la crise peut sembler rude, nous restons dans une société d'abondance. Les richesses qu'il nous faut préserver aujourd'hui ne se mesurent ni ne se pèsent. La richesse de la France, c'est son âme. Elle a été façonnée par ses héros et ses saints. Elle nous donne notre identité française. C'est elle qui, présentement, est menacée par la marée montante de l'immoralité, de l'impiété scandaleusement étalée, par l'envahissement de peuples divers qui, non seulement ne partagent pas nos valeurs immémoriales, mais les méprisent et les combattent.
36:315
Nos politiciens, qui veulent mobiliser les Français autour de quelques points de croissance en plus, n'ont rien compris à l'enjeu vital auquel est affronté notre pays. Ce sont des myopes. Ils ne voient la réalité qu'au travers de leurs lunettes de technocrates. Ils sont revenus de tout et mènent notre peuple vers le rien.
Le succès de Le Pen ? C'est cette « déclaration d'amour » pour la terre de France qui en est la cause. Écoutons-le. Juste pour le plaisir, rare, de rafraîchir nos âmes en écoutant un homme politique « ...sur cette terre de foi où la civilisation s'est affirmée depuis près de cinq mille ans ; au bord de cette mer qui fut le domaine et le lieu de travail des miens, symbole pour tous les hommes de liberté, de découverte et d'évasion, et pour la France de sa grande aventure conquérante et civilisatrice, moyen aujourd'hui encore d'une grandeur retrouvée pour elle et pour l'Europe. »
Guy Rouvrais.
37:315
### Le massacre de Buzançais
*Berry : une chouannerie inconnue*
par Francis Bergeron
Si les Français commencent à découvrir -- avec une certaine stupeur, notons-le -- ce que furent les chouanneries, les guerres d'extermination menées, au nom de la République, en Bretagne ou en Vendée, et les persécutions antireligieuses de cette époque, il reste encore à défricher, pour l'historien, de vastes domaines, ceux concernant toutes les petites chouanneries, toutes ces révoltes locales, nées d'une exaspération poussée au plus extrême de ce que peut supporter un être humain, et noyées dans des bains de erg.
Qui a jamais entendu parler du massacre de Buzançais ? De ce discret petit génocide qui eut pour cadre, il y a presque deux cents ans, une commune du département de l'Indre ? Les enfants de Palluau, Clion, Mézières-en-Brenne ou Pellevoisin ont-ils appris l'histoire de la Révolution française autrement que ceux des autres communes de France ?
38:315
Certainement pas. Et pourtant ces enfants-là eurent sans doute un ancêtre massacré par les Bleus, ou guillotiné ou emprisonné quelques années. Mais le savent-ils seulement ? Il est quelque peu malséant de brocarder les Soviétiques, au motif qu'ils truquent les photos officielles ou réécrivent leur Histoire au fur et à mesure des aléas politiques. Que faisons-nous, nous, Français, depuis Michelet ?
Les habitants des communes rurales de l'Ouest du département de l'Indre n'ont pas gardé mémoire de la fronde de leurs arrière-grands-parents tout simplement parce qu'on a fait le nécessaire pour que cet événement, qui n'est pas à la gloire de la République, soit oublié. Qu'on ne nous parle pas de « mémoire collective », même si l'expression est à la mode. Ces phénomènes ne peuvent se produire que s'ils sont entretenus, ou tout au moins tolérés. Mis à part en Bretagne et en Vendée, tout fut fait, au contraire, dans l'Indre comme ailleurs, pour effacer ces épisodes de la mémoire humaine. Avec un certain succès.
On se souviendra sans doute beaucoup plus longtemps des malheureuses victimes du déraillement d'Argenton-sur-Creuse qu'on ne s'est souvenu des massacrés de Buzançais, pauvres *boat people,* engloutis à jamais dans les tempêtes de l'Histoire.
Eh bien non, il ne sera pas dit que ces hommes soient morts tout à fait en vain. C'est pourquoi je veux vous raconter aujourd'hui leur histoire, une histoire vraie mais à peu près inconnue, l'histoire du massacre de Buzançais.
Dans l'Indre la Révolution française ne fut sans doute pas plus épouvantable qu'ailleurs. Peut-être même moins, car les Berrichons ne sont pas gens à s'exciter facilement. Il y eut bien entendu des actes de vandalisme, des meurtres, des tribunaux révolutionnaires. Ainsi des statues précieuses furent-elles jetées dans la Creuse ; des moulures et des sculptures furent détruites à coups de maillets pour faire disparaître les motifs rappelant la royauté (Saint-Marcel, Saint-Gaultier). Une loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) ordonna l'assèchement des étangs de la Brenne sous prétexte de lutter contre leur insalubrité.
39:315
Le résultat fut la colère des pisciculteurs de la région, mais surtout la disette, car le poisson entrait pour une large part dans la nourriture des paysans. En se substituant à l'initiative locale, le centralisme révolutionnaire eut souvent ainsi des conséquences dramatiques. Le texte ordonnant l'assèchement des étangs fut voté à l'unanimité, Danton ayant appuyé le projet par cette formule qui n'a pas fait date : « Citoyen-Président ! Comme j'aime mieux, moi, un mouton qu'une carpe, je vote pour la loi ! »
Mais plus que la centralisation excessive, avec ses conséquences écologiques ou alimentaires, plus que les saccages des iconoclastes, plus que les actes sacrilèges de bandes de voyous désœuvrés qui parcouraient le pays en vivant de rapines au nom de la République, ce qui va heurter le sentiment des paysans berrichons, c'est la persécution à l'égard des prêtres. Une loi du 30 vendémiaire obligeait ceux-ci à venir se faire connaître pour être embarqués et déportés en Guyane ou ailleurs, faute de quoi ils pouvaient être arrêtés et exécutés dans les vingt-quatre heures.
C'est ainsi que le 11 juin 1793 était arrêté et guillotiné à Châteauroux un prêtre dont le nom est resté inconnu jusqu'à ce jour. Ce prêtre avait été arrêté quatre jours auparavant par les gardes nationaux près d'Issoudun. Son histoire est certes totalement indépendante de l'épisode du massacre de Buzançais, mais elle traduit bien le climat d'une époque.
Ce prêtre n'était pas assermenté. Il refusa de dire son nom et d'indiquer son domicile, afin de ne pas nuire à sa famille et à ses amis. Et la seule chose que l'on connaisse de lui, c'est son testament, un document émouvant qui montre bien que les victimes de la Révolution furent souvent des saints. Je ne peux m'empêcher de vous en livrer le texte intégral, en hommage en quelque sorte à ce martyr inconnu :
« Dans l'affreuse position où je me trouve, obligé souvent de coucher dans les bois, pour éviter de traverser les villes, de manquer de nourriture, de traverser les rivières, etc., etc. il n'est guère possible qu'au premier instant on ne me trouve péri de fatigue, de faim, de morsure d'animaux ou de quelque autre accident. C'est pourquoi je suis bien aise de mettre par écrit et de porter toujours sur moi ce que je veux qu'on sache de ma personne.
40:315
Je suis prêtre non assermenté. Par égard pour ma famille et pour mes amis, je tairai mon nom et le lieu de ma naissance. Au lieu d'obéir au décret qui me transportoit, j'ai préféré de me cacher. Je l'ai été vingt mois tout entiers. Mais enfin j'ai vu qu'on se lassoit de moi : moi-même je me lassois aussi d'être enfermé, d'exposer des parents, des amis, à des peines très rigoureuses ; j'ai pris le parti un peu trop violent de recouvrer ma liberté en cachant mon état ou de mourir dans les bois. Dans le grenier obscur que j'habitois, je croyois très aisé de me sauver et de donner le change ; mais je n'ai pas été deux jours sans m'apercevoir combien je m'étois abusé. Je n'ai nullement l'air, la parole ni le maintien des gens dont j'emprunte l'état, et dans bien des auberges je vois qu'on me regarde avec curiosité. Ma timidité dont je ne suis pas maître est seule capable de me vendre. Aussi, je n'y entre qu'en tremblant et s'il étoit possible de me procurer du pain ailleurs, je renoncerois à y entrer. Je déclare que je n'ai rien entrepris contre la nation ; que si je meurs sans pouvoir m'y procurer un asyle, je mourrai sans avoir rien à me reprocher à son égard. Je regarde la cruelle position où je me trouve, position dont on n'a pas d'idée, comme une punition que le Ciel m'envoye pour tous les péchés que j'ai commis dans ma vie. Puisse-t-elle les expier ! Ils sont grands, mais du moins je n'ai pas apostasié.
C'est au milieu d'un bois très épais, les yeux baignés de larmes, le cœur navré de douleur, que je trace ces lignes, les dernières probablement que je tracerai de ma vie. Si Dieu m'appelle enfin à lui comme je lui demande tous les jours du plus profond de mon cœur, j'institue par le présent mon exécuteur testamentaire l'agent national de la commune où se trouve mon cadavre. Mon intention est de donner aux pauvres de cette commune tout ce que je porte sur moi, et ce que je porte consiste en linge, hardes et environ 800 livres, dont à la vérité je dépense tous les jours quelque chose. Mon grand regret en écrivant ceci est de ne pas connaître un honnête père de famille indigent à qui je puisse dire : Recevez ce paquet ; je viendrai de temps en temps y prendre ce qu'il me faudra. Ce sera toujours la nuit, et si je manque une semaine à venir, alors tout vous appartient. Du moins en mourant j'aurois la consolation de faire un heureux.
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Enfin, quelque chose qui puisse m'arriver, je me résigne en tout à la divine providence, j'attends avec soumission le moment où il lui plaira de me retirer du précipice où je suis plongé, et je lui demande pour dernière grâce temporelle qu'elle daigne faire écheoir ma succession au pauvre qui saura en faire le meilleur usage et qui n'oubliera pas le testateur dans ses prières. Voulant cacher mon nom, comment rendrois-je ce testament valide ? Cela n'est pas aisé. Mais j'ai cette confiance en la République qu'elle négligera volontiers cette formalité, d'ailleurs bien essentielle, quand elle verra que je ne pouvois pas faire autrement sans découvrir ce que je veux cacher ; et elle renoncera sans peine à ma succession, quand elle verra que je la donne à la portion nationale qui fixe le plus sa sollicitude. 10 prerial l'an deuxième de la République Françoise une et indivisible (29 mai 1793). »
La signature est remplacée par une croix.
A la même époque, d'autres assassinats légaux frappèrent les imaginations : le 23 avril 1793, les frères Bigu-Chéri étaient guillotinés à Châteauroux. Il leur était reproché des marques d'hostilité à l'égard du nouveau régime, dans leur commune de Crévant, à la limite sud du département. Un premier jugement du tribunal criminel de Châteauroux les avait renvoyés devant le tribunal extraordinaire de Paris. Le commissaire de la Convention nationale dans le département obligea le tribunal à rectifier séance tenante son jugement. Ce qui fut fait. Les deux frères furent donc assassinés dès le lendemain. Tandis qu'on les menait à la guillotine, tambour battant, ils se tenaient debout sur leur charrette, pâles, mais un sourire ironique aux lèvres, se payant même le luxe d'interpeller un homme de leur escorte qui ne marchait pas au pas !
L'exécution du bon curé de Pellevoisin, l'abbé Jean-Baptiste Rollin, le 19 octobre 1793, fut tout autant de nature à faire douter les paysans berrichons de la justice révolutionnaire. L'abbé Rollin avait commis le crime de recommander pendant son sermon « la famille royale et les princes chrétiens aux prières publiques » (registre du greffe du tribunal de Châteauroux).
A la fin de 1795, la terreur s'est stabilisée. Dans le département de l'Indre, deux sociétés coexistent : une société légale, qui subit, plus qu'elle n'accepte, les nouvelles lois de la République, et une société parallèle, clandestine.
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Cette société souterraine se compose d'abord des prêtres coureurs, ou prêtres non assermentés. En janvier 1796, les autorités de Châtillon-sur-Indre écrivent à la préfecture pour signaler des « rassemblements nocturnes (...) dont le but a été d'entendre des messes célébrées par des prêtres inconnus qui ont disparu aussitôt. (...) C'est la masse des citoyens qui se rassemble ».
Même situation à Mézières-en-Brenne, bourg le plus important de la Brenne, région dite aux mille étangs. Un rapport signale dans ce canton « la plus grande fermentation ; qu'il s'y disoit des messes clandestinement par des prêtres coureurs, notamment à la Marchandière, chez le citoyen Sorbiers, ex-noble, contre lequel il y a présomption qu'il s'attache à propager des principes contraires au bon ordre ».
Le 1^er^ mars 1796, l'administration municipale de Levroux, dans le nord du département, envoie un rapport plus alarmant encore : « Une fermentation sourde et machinée par des hommes coupables est sur le point d'éclater et de former au milieu de nous une nouvelle Vendée (...). Les principaux auteurs de ces troubles sont des prêtres réfractaires qui s'assemblent, disent nocturnement la messe, tantôt dans les églises de Beaudres, Balzême, tantôt dans les édifices particuliers, et y prêchent une morale subversive des lois. Ce sont entre autres les nommés Picard, prêtre natif de Levroux, Gallicher, Delacoux et Pénigault, curé de Gehée. »
Mais les prêtres coureurs sont tout au plus quelques dizaines dans le département. Leur influence est certes importante ; et les villages entiers se mobilisent pour les cacher et les nourrir. Mais le gros des exclus est formé de jeunes paysans refusant l'incorporation dans les armées de la République, ou de déserteurs ayant traversé la France, munis de faux titres de démobilisation, et qui vivent dans les forêts, ravitaillés par leurs familles. En ce début d'année 1796, ils sont ainsi des centaines, nouveaux Robin-des-Bois, à mener cette vie en marge de la légalité. L'un de ces déserteurs, nommé Audouin, s'est exprimé sur les raisons de cette fuite. Il en reste trace dans le livre que Just Veillat, conseiller général de l'Indre, consacra, en 1858 à ce qu'il a appelé :
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« La Vendée de Palluau » : « S'il ne s'agissait que de marcher à la frontière pour défendre le drapeau de la France contre des gens qui parlent anglais ou prussien, il n'y aurait que de l'agrément et on ne se ferait pas tirer l'oreille ; mais se laisser enrôler dans des compagnies de sans-culottes pour aller en Vendée battre les buissons ou monter la garde au pied des guillotines... c'est un métier de chien qui ne me va pas. »
Dans son rapport du 1^er^ mars 1796 (11 ventôse an IV), l'administration locale s'inquiète du nombre et du culot de ces maquisards : « (...) des déserteurs de la première réquisition se retirent dans les environs de Palluau et forment un noyau dont se réjouissent les ennemis de la chose publique. Ces jours derniers, un gendarme fut désarmé en plein jour, sur la route de Levroux à Valençay ».
Oui, en ce début d'année 1796, le département de l'Indre, et en particulier l'ouest du département, vit une situation de révolte larvée. On reproche pêle-mêle au gouvernement d'avoir remplacé l'argent par des assignats, on lui reproche les réquisitions, l'emprunt forcé, la chasse aux prêtres et aux déserteurs, et de « rogner la tête pour empêcher de parler et de penser ».
Les langues se délient. Chacun dit à présent tout haut ce qu'il pensait depuis plusieurs années. On s'organise. C'est au moment précis où la Vendée agonise que les Berrichons vont se mettre dans l'idée qu'il est possible de changer le cours des événements, et qu'il ne faut plus subir passivement. Tout commence très spontanément : les villageois prennent un malin plaisir à aller scier, pendant la nuit, les arbres de la liberté. Des armes sont volées dans les municipalités. Il s'agit tout au plus de piques, mais elles donnent déjà l'assurance illusoire d'une certaine force. Dans une région comprise entre Le Blanc et Valençay, chaque village, informé par le bouche à oreille, des exploits du village voisin, veut prouver qu'il n'est pas en reste. Des bandes de jeunes paysans se constituent, qui battent la campagne. Aux messes nocturnes, ils viennent désormais avec des bâtons, des faux emmanchées à l'envers, et des piques volées aux autorités.
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Que font les gendarmes ? Rien. S'ils se déplacent isolément, ils sont interceptés, et désarmés. S'ils se déplacent en unités constituées, ils ne voient rien de suspect. On les accueille dans la bonne humeur, et les incidents sont mis au compte de maraudeurs venus d'ailleurs, et déjà repartis.
Un rapport de gendarmerie établi le 7 mars 1796 (17 ventôse) traduit bien l'ambiance du moment. Il est signé du lieutenant Robert, qui sera l'un des protagonistes du drame à venir : « J'ai eu ordre de me porter sur la commune de Saulnay, où l'arbre de la liberté a été abattu et des piques volées ; malgré tous les renseignements pris, je n'ai pu découvrir les auteurs de ce délit. (...) A une lieue environ de Saulnay, trois hommes ont arrêté et couché en joue deux éclaireurs que j'avois fait poster en avant pour favoriser ma marche. Les deux gendarmes ont vigoureusement chargé, et quatre autres allant à leur secours, sont parvenus à arrêter deux de ces hommes qui se sont dits déserteurs. (...) Entre les communes de Clion et Saulnay, j'ai rencontré plus de vingt hommes armés, divisés par deux et trois. Sur mes questions, ils m'ont répondu qu'ils chassoient... »
Les paysans commencent à se chercher des chefs. Ils se tournent vers les châteaux de la région qui avaient commencé à se rouvrir et à s'animer, après être restés fermés plusieurs années. Les familles ex-nobles -- comme l'on dit alors -- refusent le plus souvent de s'engager dans l'aventure. Elles ouvrent leurs châteaux aux paysans, les nourrissent ou les logent, leur donnent quelques armes, mais tentent surtout de les raisonner, en leur faisant comprendre que les rapports de force sont en leur défaveur. Mais le plus souvent les paysans ne veulent rien entendre. Ils ont été lents à se mettre en colère. Mais maintenant plus rien ne pourra les arrêter.
Un homme, pourtant, saura les écouter, et acceptera de se mettre à leur tête : il s'agit de M. du Prat, alias le général Fauconnet, un aventurier de cape et d'épée qui a chouanné en Vendée quelque temps, et dont la personnalité est auréolée de mystère. Fauconnet est un homme encore jeune, de grande taille, à la barbe et aux cheveux noirs. La petite vérole lui a déformé les traits d'un visage qui, sans cela, n'aurait pas manqué de charme, ont noté ses contemporains.
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D'autres personnages vont également émerger parmi la masse des paysans en révolte, ou vont accepter de les rallier : les frères Legrand, de Valençay, M. des Sorbiers, et plusieurs paysans hauts en couleur, rapidement reconnus par leurs pairs comme les porte-parole de ce mouvement populaire ; l'Histoire n'a guère retenu que leurs noms de guerre Crève-Bouchure, la Ramée, Carmagnole, Pied-Beau (sic).
Jusqu'à présent, l'insurrection en est restée au stade des mots et des proclamations de foi. Il y a bien eu cette réunion au château de la Joubardière qui a permis aux représentants de toutes les communes de l'ouest du département de faire l'inventaire des forces contre-révolutionnaires. Mais c'est tout de même la spontanéité et l'impréparation qui caractérisent essentiellement la révolte.
Une spontanéité que l'on va retrouver dans l'affaire qui mettra véritablement le feu aux poudres : apprenant que le curé de la commune de Préaux, âgé de 80 ans, venait d'être arrêté par les gendarmes, un groupe de paysans, conduit par le général Fauconnet, se porte à leur rencontre. Le choc est inévitable. Douze gendarmes, avec à leur tête le lieutenant Robert, sont encerclés dans une auberge. Robert est blessé, les gendarmes sont désarmés et les chevaux récupérés à titre de butin de guerre.
Le retour de la troupe paysanne sur Palluau prend l'allure d'un triomphe à la romaine. En tête, à cheval, le général Fauconnet a fière allure. Puis viennent les gendarmes capturés, à pied, à côté de leurs chevaux. Et derrière, dans un joyeux désordre, marchent des centaines de paysans armés de bâtons et de faux. Quand le cortège traverse un hameau, celui-ci se vide instantanément : hommes et femmes, vieillards et enfants, tous rejoignent cette troupe bariolée. L'arrivée à Palluau, cœur de l'insurrection, est proprement délirante. Tous les habitants sont aux fenêtres ou dans la rue. Les ovations sont continuelles. « Vive le roi ! Vive la religion ! » Les cloches de l'église sonnent sans s'arrêter.
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Toutes les maisons ont été ornées de drapeaux blancs, et des jeunes filles distribuent des branches de myrte pour en faire des cocardes blanches que chacun accroche à son chapeau ou à sa veste.
Une grand-messe est aussitôt célébrée dans l'église. L'affluence est telle que les portes doivent rester ouvertes. Les paysans les plus endurcis ont les larmes aux yeux quand retentit à nouveau sous ces voûtes multiséculaires le *Te Deum* et le *Salve regina.*
Les imaginations s'enflamment. L'abolition de la République est proclamée, ainsi que l'avènement de Louis XVIII et le rétablissement de la liberté religieuse. Pour beaucoup d'habitants de Palluau, leur petite ville est destinée à devenir la nouvelle capitale du royaume. « Quelle naïveté ! » direz-vous. Mais ces paysans crédules ne connaissent pas grand chose de la situation de la France. Beaucoup d'entre eux n'ont jamais eu l'occasion de voyager à plus de quelques dizaines de kilomètres de leur ville ou de leur village. Bien peu même connaissent Châteauroux, la préfecture. Et pourquoi la contre-révolution n'embraserait-elle pas tout le pays rapidement, comme cette grande peur qui, il y a sept ans, avait fait se cacher dans les bois des centaines de milliers de Français, fuyant d'hypothétiques pillards, ou comme cette maudite Révolution française, venue persécuter les paysans jusque dans les plus petits villages du Berry ?
Le lendemain, une colonne d'expédition, toujours menée par le général Fauconnet, part en direction d'Écueillé, une petite ville située plus au nord, qui commande la route allant vers l'Indre-et-Loire où d'autres sympathisants de la religion et du Roi sont supposés être également entrés en rébellion.
La troupe est composée de quatre cents hommes parmi les plus résolus. Ils avancent toutes bannières déployées, et poussent des clameurs et des hourras à chaque fois qu'ils traversent une localité. La prise d'Écueillé est une simple formalité. Les trente fantassins qui gardaient la ville tentent un baroud d'honneur, puis s'enfuient à travers champs, tandis que les habitants font fête aux nouveaux venus. Il faut toutefois noter qu'un soldat républicain trouvera la mort dans l'accrochage. Un autre républicain ayant été tué à Palluau, la chouannerie berrichonne a donc fait à ce stade deux victimes.
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Le lundi matin, les habitants d'Écueillé assistent à une messe solennelle sur la place du village, puis la troupe reprend la route pour rentrer à Palluau. Le second retour dans la capitale du Berry libéré est plus enthousiaste encore que le précédent. L'Histoire semble désormais irrésistiblement en marche.
Des dépêches ont été interceptées qui font état de la panique de l'administration centrale. Une missive a été envoyée au général Hoche lui-même, l'enjoignant de venir personnellement réprimer cette nouvelle Vendée : « Des prêtres fanatiques et des échappés de la Vendée ont soulevé une partie des habitants de la campagne et des jeunes gens de réquisition ; ils se sont armés, commettent des meurtres et des pillages, et le nombre des rebelles augmente à chaque instant. Déjà ils sont maîtres des petites villes de Palluau, sur la route de Buzançais à Tours, et de celle d'Écueillé, et, si l'on n'y porte un prompt remède, on doit craindre de voir se former ici une nouvelle Vendée... »
Toutes les villes et tous les villages de l'Indre sont invités par l'administration centrale à former des bataillons pour combattre l'insurrection. Les municipalités répercutent de gré ou de force ces consignes mais constatent l'impossibilité de lever des troupes « en l'absence de tout moyen coercitif ». Il y a toutefois quelques exceptions : à La Châtre, sous-préfecture située dans le sud-est du département, quatre citoyens s'enrôlent volontairement, tandis qu'au Blanc, autre sous-préfecture, située dans le sud-est de l'Indre, il est noté aux archives de Châteauroux que « le citoyen Giberton s'est présenté seul de bonne volonté pour le triomphe des armes de la République ».
Le matin du 15 mars 1796, les chouans berrichons sont si nombreux sur la place de l'église de Palluau que la messe doit être célébrée en plein air, sur le champ de foire voisin.
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Soudain, au milieu de la messe, les sentinelles postées sur les tours du château signalent une colonne d'infanterie sur la route venant de Châtillon et allant vers Buzançais (aujourd'hui la Nationale 143). Une centaine d'hommes tout au plus. Il s'agit d'une compagnie de tirailleurs envoyée par le général Devaux pour défendre Buzançais face aux Blancs, dernier verrou avant Châteauroux.
Les chouans décident de mettre en fuite cette troupe. Ils sont au moins sept cents à descendre les rues de Palluau pour attaquer les Bleus « en caponnière ». A leur tête, à cheval, trottent fièrement Fauconnet, le chevalier La Joubardière, les fils Legrand et Pied-Beau. La course poursuite va durer près d'une heure. La ville de Buzançais est à présent toute proche. Il reste à franchir une zone de marécages et de fondrières, qui se trouve derrière la Montée-rouge. Les paysans gravissent celle-ci dans le plus grand désordre, persuadés qu'ils sont que les Bleus ont détalé depuis longtemps. En effet, passée la Montée-Rouge, les Bleus semblent avoir fondu dans le paysage. Pourtant à l'horizon les paysans placés en tête distinguent des silhouettes de cavaliers immobiles.
Amis ou ennemis ?
Après avoir hésité un temps, la colonne s'engage sur un petit pont. « Vive le Roi ! » crient les chouans comme pour tester la réaction des cavaliers.
Alors que le gros de la colonne est déjà passé, les cavaliers, jusque là immobiles, mettent l'arme au clair ; et les voici qui chargent. Simultanément, des deux côtés de la route, les fantassins que l'on croyait disparus depuis longtemps surgissent de derrière les buissons, baïonnette au canon...En un instant c'est la fusillade. Les cent fusils des Bleus ont tracé un sillon sanglant dans les rangs royalistes. Et déjà les cavaliers font tourbillonner les sabres, coupent et tranchent dans les premiers rangs ; tandis que les fantassins chargent, baïonnette en avant.
Chez les royalistes, c'est la débandade. Avec leurs gourdins, leurs fourches et leurs faux, ces paysans ne font pas le poids. Ils ne sont pas structurés et ne savent pas se battre ni manœuvrer. Les plus courageux se feront tuer sur place. Les autres, le plus grand nombre, se ruent dans les marécages où ils vont s'enliser, et servir de cible idéale pour les fantassins qui, déjà, rechargent le canon de leurs armes.
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Plusieurs insurgés vont se noyer en cherchant à traverser l'Indre (la rivière qui passe à Buzançais et qui a donné son nom au département). Faits prisonniers, certains paysans sont assassinés sur place pour avoir refusé de se rendre à la République. C'est notamment le cas d'un nommé Benoiton, originaire de la commune de La Motte, qui, à cinq reprises, va déclarer vouloir mourir pour son Dieu et son Roi. La rivière et les marécages sont rouges du sang des morts et des blessés.
Ainsi se termina la chouannerie berrichonne. Le massacre de Buzançais se solda par près de cent morts du côté des chouans et par un seul blessé léger dans les rangs des Républicains.
Le champ de bataille était jonché de sabots, de vêtements, de fourches. Un livre de messe fut même trouvé, qui portait l'inscription : « J'appartiens à Étienne Cron, blâtier à Palluau. » Moyennant quoi le jeune Cron, qui n'était qu'un enfant fut arrêté le lendemain.
La répression ne faisait que commencer. Les chefs de la révolte furent condamnés à mort et fusillés. Des paysans et des déserteurs furent tués dans les bois, à l'issue de battues. On cite ainsi le cas d'un nommé Audouin qui refusa de se rendre au nom de la République et mourut en criant « Vive le Roi ! » dans le bois de la Brémaillère. Des centaines de personnes furent arrêtées.
Le procès de l'affaire intervint en décembre 1796. Il se solda par 14 condamnations à mort. L'un des rares à sauver sa tête fut le général Fauconnet, qui parvint à s'évader de prison à l'aide d'une fausse clé. Du Prat-Fauconnet continua à chouanner jusqu'à la Restauration. Il termina sa vie, semble-t-il, lieutenant-colonel d'artillerie, chevalier de Saint-Louis et de la Légion d'Honneur. L'épisode de Buzançais montre pourtant que, s'il ne manqua jamais de courage, il fut un piètre tacticien.
Que reste-t-il, deux cents ans plus tard, de la Vendée de Palluau ? Rien ou presque. Peut-être le royalisme d'un Bernanos est-il lié au rôle qu'y joua sa commune de Pellevoisin, où il est aujourd'hui enterré.
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On ne peut s'empêcher aussi de rapprocher la chouannerie d'hier avec celle d'aujourd'hui, qui se développe en particulier dans l'Indre. Je veux parler d'une chouannerie interne à l'Église, la révolte des traditionalistes devant la trahison des clercs. Par le plus grand des hasards, semble-t-il, la fraternité de l'abbé Lecareux est installée à Mérigny, en limite sud de la zone d'insurrection de 1796, tandis qu'en limite est on trouve le collège Saint-Michel, à Niherne et, plus près de Palluau, la communauté religieuse de Saint-Michel en Brenne. Pour qui a été témoin des événements de septembre 1986 qui virent plusieurs centaines de paysans et d'agriculteurs venir défendre leur curé, l'abbé Lecareux, face aux agissements de l'évêque de Bourges, il semble que le sang chouan coule encore dans les veines de quelques Berrichons. Bon sang ne saurait mentir.
Francis Bergeron.
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### Le test du sida
par Jean Madiran
DANS LE COURANT DE L'ANNÉE 1986, nous avons eu la conviction que les pouvoirs publics évitaient d'informer la population et retardaient les mesures de protection contre le sida.
C'est pourquoi, au cours de l'été, nous décidions d'entreprendre une enquête confiée à notre collaboratrice Dominique Pelvoux en raison de sa compétence et de son expérience de journaliste scientifique. L'enquête fut entreprise à l'automne et sa publication commença dans le journal en janvier 1987. La voici recueillie en brochure ([^2]).
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Oui, les pouvoirs publics avaient évité l'information et retardé la protection : non pour des raisons médicales, mais pour des raisons morales, qui maintiennent aujourd'hui leur veto, et qui font que l'information officielle reste réticente, volontairement partielle et souvent tendancieuse.
Les pouvoirs publics, et plus généralement la classe politico-médiatique dans son ensemble, ont le sentiment que le sida contrarie leurs vues morales : ils y voient un obstacle inopiné à la « révolution sexuelle » et une remise en cause des « acquis » de la « libération des mœurs ». Leur préoccupation principale est qu'aucune information ni aucune mesure de prévention ne vienne porter atteinte à la liberté sexuelle. Et c'est pourquoi le ministre concerné, Michèle Barzach, assure officiellement que « le préservatif est actuellement le seul (*sic*) moyen de prévention ». Les pouvoirs publics refusent d'avertir la population que la première prévention est de renoncer au moins à la sodomie ; ils s'emploient même à empêcher que cet avertissement soit donné et à discréditer ceux qui s'efforcent de le donner. Ils redoutent que la vérité scientifique vienne en quelque sorte apporter un renfort à des idées morales contraires aux leurs. C'est bien la crainte que Jean Daniel exprimait en novembre 1986 dans le Nouvel Observateur avec une mélancolie nuancée de dépit : « La science est providentiellement venue au secours de la vertu. La drogue, c'est la folie. L'alcool, c'est la déchéance. Le tabac, c'est le cancer. Le sexe, c'est le sida. » Et, conséquence terrible, l'idée morale, une idée ennemie, va s'en trouver fortifiée : « ...L'idée qu'on a plus de devoirs que de droits..., qu'il faut cesser de vivre dans l'esprit de jouissance pour vivre dans l'esprit de sacrifice... »
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Le sida est une maladie : le premier état de la question est d'ordre médical. Cet état scientifique de la question ne doit être censuré ou déformé par aucune considération morale qui voudrait protéger la « liberté sexuelle » et spécialement la sodomie. Les décisions à prendre relèvent ensuite du pouvoir politique : à ce niveau, la morale intervient inévitablement, car il n'y a pas de politique sans morale, -- l'absence de morale, l'amoralité et le cynisme étant eux-mêmes des considérations ou des attitudes d'ordre moral et non d'ordre scientifique.
Il n'est pas possible de toucher à la sexualité sans toucher à la morale et même à la religion. La « liberté sexuelle » n'est pas une conception scientifique, c'est une conception morale. Elle suppose que la sexualité humaine est innocente. C'est une immense nouveauté, qui n'avait existé jusqu'ici qu'à titre individuel. Toutes les civilisations ont eu le sentiment plus ou moins obscur -- mais qui leur est fondamental -- que la sexualité, spontanément innocente chez les animaux, ne l'est pas spontanément chez l'homme et chez la femme. Toutes ont imposé à la sexualité humaine des règles souvent sévères, parfois absurdes ou excessives, parce que toutes ont eu en commun, même quand elles n'en voyaient pas clairement les vraies raisons, la certitude que la sexualité ne peut ni ne doit s'exercer dans une liberté n'ayant d'autre règle qu'elle-même. Et cette certitude est inhérente au patrimoine de l'humanité, à son honneur et à sa dignité.
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Dans la civilisation chrétienne, la sexualité n'est pas considérée comme spontanément innocente pour un ensemble de raisons qui tiennent au péché originel. Elle devient innocente à certaines conditions, dans le mariage. Voici qu'apparaît le sida, maladie transmise d'abord par la sodomie (homosexuelle puis hétérosexuelle), et à partir de là par toutes les formes de ce que l'on appelle pudiquement le « tourisme sexuel » ou encore la « multiplicité des partenaires ». Et ensuite par la contagion du sang, qui menace finalement tout le monde. La diffusion de la maladie aurait été arrêtée par l'observation de la loi morale naturelle et chrétienne qui n'autorise aucune relation sexuelle hors mariage. Le sida est donc à l'origine une malédiction sur les relations coupables ce n'est pas une interprétation, c'est un fait. On peut se demander s'il s'agit d'un châtiment divin ou d'un fait de hasard, la discussion est ouverte, mais on ne peut pas nier le fait lui-même.
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L'enquête de PRÉSENT met d'autre part en lumière le rôle de la toxicomanie dans la propagation du sida encore un fait, qui devrait inciter le politique et le moraliste à d'autres considérations. La drogue entraîne chaque jour davantage la constitution, au cœur de nos sociétés, d'une armée de mercenaires et de desperados qui ne peut vivre que de vols, de pillages et d'assassinats. C'est une organisation immense, puissante, aux moyens financiers de plus en plus énormes, qui recrute et pourrit ses complices, dont elle fait ses victimes, à partir des collèges et des lycées.
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Le sida et la drogue sont à la fois l'image, la traduction et la conséquence des maladies de l'âme occidentale. C'est la marche du pourrissement physique et moral de l'Occident. Dès qu'un membre du gouvernement, de la classe politique ou de la classe médiatique tente quelque chose là-contre, il est neutralisé et déconsidéré par l'ensemble des autres membres du même gouvernement ou de la même classe politico-médiatique.
Nous ne sommes pas défendus par les pouvoirs publics, les corps constitués, les institutions. Sur ce terrain comme sur les autres, il faut en appeler aux Français eux-mêmes, car il va falloir qu'une fois de plus dans son histoire la France se sauve elle-même.
Jean Madiran.
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### Sainte Radegonde
*14^e^ centenaire de sa mort*
par Jean Crété
Nous célébrerons cette année, au mois d'août, le quatorzième centenaire de la mort de sainte Radegonde, reine des Francs et moniale.
Radegonde, fille de Berthaire, roi de Thuringe, naquit en 519. Elle fut faite prisonnière tout enfant par Clotaire I^er^, fils de Clovis, roi de Soissons en 511, et qui devint seul roi des Francs en 558. Clotaire était particulièrement cruel et sanguinaire. Rappelons qu'avec son frère Childebert, il fit périr les deux premiers enfants de Clodomir ; le troisième, saint Cloud, devint ermite près de Paris, au lieu qui porte aujourd'hui son nom ; il y mourut vers 560.
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En enlevant Radegonde, Clotaire avait l'intention d'en faire son épouse ; elle était alors trop jeune. Clotaire la fit élever à Athies, en Vermandois, dans l'actuel département de la Somme où il avait une villa. Elle reçut une éducation très soignée. Elle était très pieuse et s'adonnait à la prière et aux œuvres de charité. Elle tenta par la fuite d'échapper au mariage. Mais elle fut reprise et Clotaire l'épousa en 533, alors qu'elle n'avait que quatorze ans. Devenue reine, elle continua sa vie de piété et de charité. Elle fit construire une maison à Athies, pour y accueillir les pauvres qu'elle soignait de ses propres mains. A la différence de sainte Clotilde et de sainte Bathilde, Radegonde ne semble pas avoir exercé une influence politique. Mais elle aspirait à une vie plus parfaite. Clotaire ne semble pas s'y être opposé.
En 559, Radegonde se fit donc imposer le voile des vierges par saint Médard, évêque de Noyon. Signalons qu'à cette époque l'imposition du voile était accompagnée d'une imposition des mains qui constituait diaconesse la nouvelle religieuse. Ce n'était évidemment pas un sacrement ; mais cette dignité de diaconesse était considérée comme irrévocable et la mettait à l'abri des poursuites éventuelles de son mari. Celui-ci ne chercha pas à la reprendre. Radegonde ne semble pas avoir eu d'enfants ; on peut se demander si elle n'avait pas réussi à sauvegarder sa virginité dans le mariage.
Ainsi consacrée à Dieu par saint Médard, sainte Radegonde se retira à Poitiers ; elle se trouvait à proximité de la célèbre abbaye de Ligugé, fondée par saint Martin ; et les moines de Ligugé l'aidèrent à fonder un monastère de moniales, près de Poitiers. Cette fondation fut approuvée par le concile de Paris. On remarquera que la fondation du monastère de Poitiers est postérieure de douze ans à la mort de saint Benoît. La règle de saint Benoît, beaucoup plus équilibrée que les règles antérieures, avait-elle dès lors pénétré dans les Gaules et fut-elle adoptée par sainte Radegonde ? Aucun document ne nous permet de répondre à cette question.
Sainte Radegonde était très mortifiée ; elle avait une grande dévotion envers la Passion et la sainte Eucharistie.
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Elle fabriquait de ses propres mains les hosties, non seulement pour sa chapelle, mais aussi pour d'autres églises. Sainte Radegonde avait le culte des saintes reliques et eut le souci d'en procurer à son monastère. Elle envoya à Jérusalem un prêtre nommé Regulus qui lui rapporta une partie du corps de saint Mammès, martyr. En 570, le pape Justin lui envoya une relique insigne de la vraie croix. Cette relique fut reçue avec grande ferveur et c'est à cette occasion que l'évêque de Poitiers, Venance Fortunat, composa l'hymne *Vexilla regis,* qui est devenue l'hymne des vêpres du temps de la Passion et des fêtes de la croix. L'avant-dernière strophe *O Crux, ave,* se chante à genoux. Venance Fortunat avait écrit : *in hac triumphi gloria,* ce qui a été conservé pour l'exaltation de la sainte croix. Par la suite, des variantes ont été introduites pour le temps de la Passion : *hoc Passionis tempore* et pour l'invention de la sainte croix : *in hoc paschali gaudio,* devenue : *paschale quae fers gaudium,* dans la version d'Urbain VIII.
Dès lors, le monastère de sainte Radegonde fut appelé monastère Sainte-Croix, nom qu'il porte encore aujourd'hui. Le monastère Sainte-Croix est le plus ancien monastère de moniales existant aujourd'hui en France ; de même que Ligugé est le plus ancien monastère de moines.
Sainte Radegonde mourut le 13 août 587. L'évêque de Poitiers se trouvant absent, ce fut saint Grégoire de Tours qui présida ses obsèques. A son retour, l'évêque de Poitiers, Mérovée, célébra une messe et fit fermer le tombeau. De temps immémorial, sainte Radegonde fut honorée en France. En 1913, beaucoup de diocèses supprimèrent sa fête. En 1921, Mgr de Durford, évêque de Poitiers, demanda au Saint-Siège le rétablissement de la fête dans toute la France, ce qui fut accordé par un rescrit du 13 avril 1921. Les diocèses étaient libres d'user ou non de ce rescrit ; il semble que peu de diocèses aient rétabli alors la fête de sainte Radegonde ; Orléans la reprit en 1931.
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La race des Mérovingiens a donc donné quatre saints sainte Clotilde, saint Cloud, sainte Radegonde et sainte Bathilde. La race des Capétiens a donné saint Louis, sa sœur la bienheureuse Isabelle, et sainte Jeanne de France. Mais la liste n'est pas close. L'héroïcité des vertus de Madame Clotilde de France, reine de Sardaigne, a été reconnue en 1985. La cause de Madame Élisabeth avance aussi. On peut espérer que, dans un proche avenir, les deux sœurs de nos trois derniers rois prendront place sur les autels.
Jean Crété.
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### La sainte Église catholique (IX)
par le P. Emmanuel
*Neuvième article, novembre 1883*
***L'infaillibilité du pape***
SAINT AUGUSTIN nomme le siège de Pierre : la chaire de l'unité. Or, ajoute-t-il, en cette chaire de l'unité, Dieu a placé la doctrine de la vérité, *in cathedra unitatis Deus posuit doctrinam veritatis.*
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Là où est l'unité, là est la vérité : quelle indication lumineuse ! L'erreur est changeante, la vérité immuable ; l'erreur a mille visages, la vérité est une, l'erreur divise, la vérité unit. Si l'Église est une, c'est qu'elle est en possession de la vérité, ou plutôt c'est que l'Esprit de vérité a pris possession d'elle. Et c'est du centre de son unité que rayonne la lumière de la vérité.
\*\*\*
La vérité, ici-bas, c'est la foi. La foi est donc le principe intérieur de l'unité de l'Église.
Saint Paul nous fait connaître très lumineusement quelle est la constitution de l'Église, par ces simples mots : *Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême.* (Éph., IV, 6)
L'Église est un corps, dont nous sommes les membres, et dont Jésus-Christ est le chef : *Un seul Seigneur !* Or c'est la foi qui rattache les membres vivants sur la terre au chef qui est au ciel : *Une seule foi !* Quant au baptême, c'est le sacrement de la foi, c'est-à-dire l'instrument et la marque publique de notre incorporation à Jésus-Christ qui se fait intérieurement par la foi : *Un seul baptême !* Toute l'Église, visible et invisible, est dans ces trois termes.
Il est clair que, si la foi pouvait s'éteindre dans l'Église, il n'y aurait plus d'Église : tout lien serait brisé entre la terre et le ciel ; l'humanité flotterait à la dérive en dehors de Dieu et de son Christ.
Saint Paul enseigne que Jésus-Christ habite dans nos cœurs par la foi. (*Éph*., III, 17) Il aurait pu dire : par la charité. Il dit : par la foi, parce que la foi est la racine première de la charité et de toute vie chrétienne.
La foi est l'âme des sacrements : que seraient-ils sans la foi de l'Église qui agit en eux, ou plutôt grâce à laquelle Jésus-Christ lui-même, qui les a institués, agit en eux ? Des signes vides et inefficaces. Les sacrements opèrent leurs effets merveilleux, indépendamment de la foi du ministre qui les applique ; mais non pas indépendamment de la foi de l'Église. C'est elle qui provoque l'action divine, par les mains des ministres bons ou mauvais.
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La foi est donc tout ensemble et le lien de l'unité de l'Église ici-bas, et la vertu qui la rend féconde. C'est pourquoi il était de première nécessité que Notre-Seigneur, instituant son Église, pourvût au maintien intégral de la foi jusqu'à la fin du monde.
\*\*\*
Il y a pourvu, en promettant, puis en donnant à son Église l'Esprit de vérité : « Je prierai le Père, dit-il aux Apôtres, et il vous enverra un autre Consolateur, afin qu'il demeure avec vous éternellement. C'est l'Esprit de vérité... Quand l'Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité. » (*Joan*. XIV, 16 - XVI, 13.)
Il est évident que, l'Esprit de vérité étant dans l'Église à perpétuelle demeure, la foi y brillera toujours. Mais où et comment manifeste-t-il son action illuminatrice ?
La foi est ici-bas le commun patrimoine des enfants de Dieu. Une seule foi, dit l'Apôtre. Par la foi, chaque *fidèle* entre en participation de l'éternelle vérité ; il est en rapport avec l'Esprit de vérité. Il faut donc répondre que cet Esprit de lumière manifeste sa présence dans tous les membres de l'Église, jusqu'aux plus humbles.
Toutefois il ne se manifeste pas en tous de la même manière. Dans l'Église visible, comme dans l'homme lui-même, il faut distinguer la tête et le corps ; la tête, ou l'Église enseignante, ce sont les pasteurs et les docteurs (*Éph*., IV, 11) ; le corps, ou Église enseignée, ce sont les simples fidèles. Dans la tête, le Saint-Esprit se manifeste par un enseignement qui exclut l'erreur et qui comprend toute vérité ; dans le corps, il se manifeste par une rectitude, provenant de la foi, qui lui fait accepter docilement l'enseignement des pasteurs.
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Saint Augustin fait comprendre l'immense différence qui existe, au point de vue des dons surnaturels, entre Jésus-Christ et nous, par cette même comparaison de la tête et des membres ; dans la tête sont réunis tous les sens, ce qui lui donne une connaissance très parfaite du monde sensible ; les autres membres n'ont qu'un seul sens, le toucher, qui leur en donne une connaissance très bornée ; c'est ainsi, conclut-il, que tous les dons surnaturels sont réunis à un degré suréminent dans Jésus-Christ notre tête ; et que nous autres, qui sommes ses membres, nous y participons dans une mesure restreinte et pourtant très réelle. (*De Agone Christ.*)
La même comparaison peut s'employer, toutes proportions gardées, par rapport aux chefs visibles de l'Église et aux simples fidèles. Les premiers, qui ont mission d'enseigner la foi, jouissent certainement d'une grâce particulière qui la leur fait saisir avec plénitude et énoncer avec précision : car c'est aux pasteurs et docteurs, en la personne des Apôtres, que l'Esprit illuminateur a été directement promis. Mais les seconds ne sont pas dépourvus d'un certain discernement dans les choses de la foi, qui leur fait accepter joyeusement la vérité et répudier le mensonge, comme par un instinct surnaturel. Un enseignement hérétique blesse les oreilles du peuple chrétien, irrite sa conscience, tellement le *tact de la foi* est délicat chez lui !
Ceci nous fait comprendre le mode d'action du Saint-Esprit dans l'Église. Il y répand et entretient partout la foi ; il la fait couler dans toutes les veines de ce grand corps comme un sang pur et généreux. De plus, en même temps qu'il donne aux pasteurs et aux docteurs des lumières pour saisir et formuler le dogme, il donne aux simples fidèles une grâce pour le discerner de tout mélange humain, pour s'en nourrir, pour se l'assimiler. Et ainsi tous les membres demeurent unis dans la vérité et dans la paix.
\*\*\*
Quel est, dans cet ensemble imposant, le rôle du pape ? Le voici, il est grand et merveilleux.
L'esprit de vérité a été donné aux pasteurs et docteurs *collectivement,* mais non *individuellement.* Il réside en eux en général : c'est pourquoi leur enseignement unanime sur un point donné est une pierre de touche de la vérité. Il ne réside pas en chacun d'eux : d'où il suit que chacun d'eux, pris individuellement, peut se tromper.
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Ce divin esprit est au contraire attaché *spécialement* et inséparablement à la chaire de Pierre et à la personne du pape qui y est assis. Cette assistance spéciale, individuelle, perpétuelle est le fruit d'une prière de Notre-Seigneur : Pierre, *j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas.* (*Luc*, XXII, 32.)
Par suite de cette prière, le pape, qui préside aux pasteurs et docteurs de l'Église, seul entre tous est infaillible. L'Esprit de vérité, qui peut délaisser tel ou tel de ces pasteurs et de ces docteurs, ne le délaissera jamais, lui qui est le suprême pasteur et le premier des docteurs.
Rangés autour de lui, attachés à sa foi inviolable, les pasteurs et les docteurs de l'Église forment cette armée céleste dont parle l'Écriture, et par laquelle elle, entend tous les astres du firmament distribués en brillantes constellations. Et celui qui voudrait se séparer de lui deviendrait un de ces astres errants, qui vont s'éteindre à tout jamais, dit saint Jude, dans une tempête ténébreuse. (*Jud*., 13.)
Le soleil est le centre d'un système planétaire : si vous supprimiez le centre, les planètes, sortant de leurs orbites, porteraient la confusion dans le ciel. A tout l'enseignement de l'Église, à tous les maîtres en Israël, il fallait un centre en même temps fixe et lumineux : c'est l'Église romaine, c'est le siège de Pierre.
Il est dit dans l'office des Apôtres que leur doctrine fait resplendir l'Église, comme le soleil fait luire la lune (*7^e^ répons*). L'enseignement apostolique subsiste intégralement dans la chaire de Pierre : « C'est pourquoi, dit magnifiquement saint Maxime, tous les confins du monde se tournent vers elle, comme vers le soleil de l'éternelle lumière. »
Nous avons montré comment la puissance hiérarchique, laquelle est formellement une dans tous les évêques, se résume dans un pasteur universel qui est le pape. Maintenant nous montrons comment l'enseignement de la foi, qui doit être un dans toutes les bouches, s'exprime infailliblement par une seule bouche, la bouche du pape.
65:315
L'Église étant visible, il fallait nécessairement que l'unité de foi, qui est le lien intérieur des âmes à Jésus-Christ, s'exprimât extérieurement dans un homme élu de Dieu, qui proclamât la foi et décidât en dernier ressort les questions qui l'intéressent. Et cet homme devait être mis en évidence, afin que chacun l'entendît. Nous avons nommé le pape, chef de l'Église, et interprète de sa foi. C'est en lui que notre foi à tous se manifeste ; c'est par lui qu'elle retentit dans le monde.
Quand le souverain pontife promulgue un point de dogme, il n'invente rien ; il écoute notre foi dans la respiration de notre âme, dit le P. Lacordaire ; il l'écoute, puis il la formule, puis il la propose au monde. Dans ce travail, le Saint-Esprit l'assiste, de manière qu'il ne puisse errer : voilà le mystère de l'Infaillibilité.
Tous les siècles chrétiens ont salué l'Infaillibilité. Les Pères de tous les conciles, pour obtenir confirmation de leurs décrets, se sont toujours tournés vers celui à qui Notre-Seigneur a dit : *Confirme tes frères.* (*Luc*, XXII, 32.)
Depuis plusieurs siècles des nuages avaient été amoncelés par le protestantisme et le gallicanisme ; ils interceptaient les rayons de l'Infaillibilité pontificale ; ils ont amené, hélas ! un grand refroidissement de la foi. Le concile du Vatican a soufflé sur ces nuages ; puisse la lumière, qui vient de Rome, réchauffer puissamment les âmes en leur rendant la foi !
(*A suivre*.)
Père Emmanuel.
66:315
## NOTES CRITIQUES
### L'arc-en-ciel
J'étais très jeune quand mes parents, me montrant un arc-en-ciel, me dirent que c'était le signe de l'alliance entre Dieu et les hommes. J'en fus profondément impressionné et, aujourd'hui encore, la vue de l'arc-en-ciel provoque en moi une profonde émotion et m'incite à la prière.
Voici le fondement biblique de ce signe d'alliance.
Devant la perversion du genre humain, Dieu décide de le détruire par un déluge ; il n'excepte que Noé, homme juste, et lui ordonne de construire une immense arche dans laquelle lui-même, sa famille et les animaux qu'il pourra accueillir, trouveront refuge. Le déluge inonde effectivement la terre, sinon la terre entière, au moins la terre alors habitée. Seuls sont sauvés ceux qui ont pris place dans l'arche. (Genèse, chapitres 6 à 9.)
Après la fin du déluge, Noé, sa famille et les animaux sortent de l'arche et Dieu fait à Noé de solennelles promesses, dont voici l'essentiel :
« Désormais, tant que la terre durera, les semailles et la moisson, le froid et le chaud, l'été et l'hiver, le jour et la nuit, ne cesseront pas » (VIII, 22). ([^3])
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Cette promesse dépasse de beaucoup celle de ne plus envoyer de déluge, qui figure au chapitre suivant. Dieu s'engage à ne jamais interrompre la succession des saisons ni celle du jour et de la nuit.
Puis il donne à l'homme, qui était alors végétarien, la permission de se nourrir de la chair des animaux, en lui défendant seulement de manger le sang des animaux. Cette restriction tombera avec la nouvelle alliance établie par Jésus. Il est à remarquer que, lorsque l'Église imposera une règle de pénitence aux chrétiens, ce sera toujours, avec le jeûne, l'abstinence de viande, d'ailleurs très relative durant les premiers siècles. En effet, saint Benoît écrit dans sa règle, au VI^e^ siècle :
« Tous (les moines) s'abstiendront absolument de la chair des *quadrupèdes,* excepté ceux qui sont malades ou tout à fait débiles. » L'emploi du mot *quadrupède* suppose que non seulement la chair du poisson mais aussi celle des volailles restait permise les jours d'abstinence.
« Et Dieu dit : Voici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour toutes les générations à venir. J'ai mis mon arc dans la nue et il deviendra signe d'alliance entre moi et la terre. Quand j'assemblerai des nuées au-dessus de la terre, l'arc apparaîtra dans la nue et je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous et tout être vivant, de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge détruisant toute chair. L'arc sera dans la nue et, en le regardant, je me souviendrai de l'alliance éternelle entre Dieu et tous les êtres vivants, de toute chair, qui sont sur la terre. » (Genèse IX, 12-16.)
Jésus établira entre Dieu et l'homme une alliance beaucoup plus intime. Mais les promesses faites à Noé n'en sont pas pour autant abrogées. Lorsque nous contemplons un arc-en-ciel, élevons nos âmes vers Dieu, en le remerciant de son alliance et en lui -- promettant de rester, de notre côté, fidèles à cette alliance qu'il a contractée avec nous.
Jean Crété.
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### Jacques Vier et Léon Bloy
Jacques VIER : *Léon Bloy ou le pont sur l'abîme* (Éditions Téqui).
*Première lecture*
C'est vraiment une chose fort précieuse et douée d'étonnants pouvoirs que l'érudition : la vraie, celle du guide passionné dont la démarche allègre est pour le lecteur un exemple entraînant. Sans M. J. Vier, serais-je retourné de mon propre mouvement dans ce monde littéraire du XIX^e^ siècle finissant, dans ces enfers virgiliens où quelques grandes ombres sont entourées d'une foule de fantômes anémiques ? Le jour n'est pas encore venu où j'éprouverai le besoin de relire Zola, Huysmans, Villiers de l'Isle-Adam et Anatole France. Quant aux Champsaur, Armand Sylvestre et autres Catulle Mendès, je les comparerais volontiers à ces personnages qui évoluent dans les réunions nommées « cocktails » : visages fugitifs, mal identifiés, dont la rencontre éphémère inspire une lâche prudence, la peur des confusions incongrues et des gaffes irréparables. En lisant l'ouvrage de M. Vier, je les ai trouvés plus vivants, mieux connus, sinon familiers ; les réminiscences se font plus nettes et plus fréquentes. Cet univers retrouve une présence ; même si, pour nombre d'écrivains et de journalistes, elle n'est qu'agitation futile, tempêtes dans des verres d'eau, cabotinages et querelles de hannetons, ces visions décevantes restent indispensables à une connaissance globale d'une génération dont nous sommes, bon gré mal gré, les lointains héritiers. Ces pages nous procurent une résurrection du passé d'un type singulier, analogue à celle que nous suggèrent les polémiques et les lettres de Maurras ; cette vivacité du propos n'empêche nullement d'apprécier, à travers la richesse foisonnante des noms et des détails, la construction rigoureuse et la forte continuité d'une étude qui, en quelque trois cents pages, pourrait être qualifiée de « somme », si le mot n'avait acquis un aspect pesant.
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L'auteur nous affirmerait sans doute (sans me convaincre tout à fait) que le mérite essentiel de cette vitalité revient d'abord à l'énergie pugnace de Léon Bloy. J'avais exprimé mes scrupules ; mais M. Vier qui connaît ma très faible sympathie pour Bloy, a tenu pourtant à avoir mon opinion. Cet honneur amicalement conféré m'a conduit à un épineux examen de conscience. J'ai souvent compris, jadis ou naguère, que j'attristais de bons amis en manifestant envers Léon Bloy une allergie invétérée. Parmi les causes de cette obstination sectaire, je discerne d'abord une antipathie personnelle pour le caractère de l'homme. Accepter la pauvreté jusqu'à l'extrême détresse, cela peut être sublime, mais à condition qu'on soit seul à l'assumer. L'imposer à une famille, jusqu'à laisser ses enfants mourir de misère, me paraît si révoltant que, même avec l'intime certitude d'apporter de prophétiques vérités, j'eusse préféré reléguer ma plume au fond d'un tiroir et vendre du saucisson chez Félix Potin. Bloy semble faire de la pauvreté une valeur absolue, presque une vertu théologale, et il étale la sienne d'une manière qui me paraît tenir de l'exhibitionnisme. Je ne parviens pas non plus, dans la lecture de l'œuvre, à adhérer à d'étranges et frénétiques enthousiasmes comme celui qui l'amène à réclamer la canonisation de Christophe Colomb. Les fulgurations du style suscitent chez maint lecteur une admiration sans réticences ; je ne puis me garder d'une fréquente lassitude et de l'envie de prendre mes distances, au risque d'être taxé d'étroitesse d'esprit. Mauriac s'est bien permis une formule agressivement dédaigneuse à l'égard de saint Pie X. Je la reprendrais volontiers à propos de Bloy : il n'est pas de ma paroisse...
Je confesse aussi que la postérité intellectuelle et religieuse de Léon Bloy ne m'a point séduit. J'y ai souvent rencontré des « pères-tranquilles », tout heureux de présenter une sorte de monstre sacré, et qui pratiquaient un chantage inconscient et bien intentionné : si l'on n'était pas transi de vénération admirative pour ce que M. Vier appelle lui-même « la puissance de cautérisation », on passait pour une âme égoïste et douillette ; si l'on ne s'extasiait pas devant le tonnerre et les éclairs, on révélait un esprit secrètement hostile à la lumière. Et la croisade de Bloy contre le « Bourgeois » justifia dans l'ordre politique des options qui m'inspirèrent une défiance progressive, puis définitive. Quant aux anathèmes assenés aux écrivains, il m'arrive tantôt de les comparer au marteau-pilon écrasant les mouches, tantôt de les refuser au nom du droit qu'on a de chercher son bien où on le trouve. Ou bien on se contente d'admirer chez Bloy l'art de l'escrimeur, voire de l'exécuteur, sans approuver le massacre, ou bien on raye de la liste des auteurs les trois quarts des créateurs intéressants à quelque titre, et la presque totalité des écrivains modestes mais attachants où notre jeunesse a trouvé des raisons de vivre et de penser.
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Pourtant, je ne refuse pas d'être tenu pour coupable de quelque injustice : elle est consciente et calculée. Je sais qu'il y a plusieurs demeures dans la Maison du Père, qu'il y eut, qu'il y a encore peut-être des « convertis de Léon Bloy ». Et comment lui reprocher la fureur et l'invective en un temps où tout semble les justifier ? Du moins peut-on inviter les admirateurs de Léon Bloy à suivre son exemple, et appliquer avec plus d'énergie la « cautérisation » là où elle est nécessaire. Pour M. Vier, nous le connaissons assez depuis bien des années pour savoir qu'il est précisément de ceux, assez rares en somme, qui n'ont jamais ménagé les vices et les stupidités idéologiques du temps, qui les ont stigmatisés avec un courage sans faille. S'il est un témoignage capable de me faire un jour reconsidérer l'œuvre de Léon Bloy dans une perspective moins amèrement critique, ce sera sans nul doute le sien.
Jean-Baptiste Morvan.
*Seconde lecture*
Je vous prie de m'excuser, je vais être obligé de parler de moi. Léon Bloy ayant été superlativement ce que Léon Daudet appelait un « moitrinaire », on est obligé de parler de soi pour parler de lui. Impossible d'y échapper. C'est une des choses qui font son extrême originalité. J'ai toujours aimé les livres. Dès neuf ans, j'avais lu Jules Verne (Oh ! les belles éditions Hetzel à tranches dorées, si lourdes à mes petits bras !), Alexandre Dumas, Voltaire, Chateaubriand (le Génie du Christianisme, Atala, René, les Natchez), Rousseau, Fenimore Cooper, Walter Scott, le Robinson suisse, bref tout ce qui me tombait sous la main dans la bibliothèque accueillante et lambrissée d'une pension de famille près d'Aubagne, où mes parents inattentifs me laissaient puiser à ma guise pour alimenter ma boulimie de lecture. Laquelle nourrissait les aventures imaginaires et les expéditions bien réelles que je tentais à travers une campagne, alors non lotie, ni clôturée, à la tête d'une bande de garnements armés d'arcs, de flèches, ou d'épées, suivant le thème du jour, et auxquels je fournissais une inspiration très appréciée. Donc, j'aime les livres, -- et les beaux livres, bien imprimés, bien reliés, bien illustrés.
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Et c'est pourquoi je regrette que le beau, bon et fort livre de Jacques Vier n'ait pas bénéficié d'une plus luxueuse présentation. Il en est digne. En une prose admirablement balancée, il nous décrit l'auteur et son message avec une sympathie, une compréhension tellement affectueuse, nuancée de l'humour léger que l'on met à faire ressortir les petits travers de ceux que l'on aime. Et Dieu sait si Léon Bloy avait les défauts de ses qualités, et les qualités de ses défauts ! J'ai bien connu les deux plus grands bloyens historiques, d'abord le bénédictin des biographes bloyens Joseph Bollery, l'indispensable auteur de *Léon Bloy, sa Vie, son œuvre* (3 tomes, chez Albin Michel), et l'original et généreux René Lacroix-à-l'Henry (Jean Derri), plein d'amour, et dont l'enthousiasme militant pour Bloy et la Vérité Catholique Intégrale n'avait d'autres limites que ses forces. Je voudrais bien avoir quelque jour le moyen de porter témoignage de l'immense charité agissante de mon cher René, aujourd'hui disparu, et qui était bien un des rares êtres que j'ai rencontrés à mettre absolument en pratique ce qu'il croyait. Et j'ai lu à peu près tout ce qui s'est publié sur Bloy, pour ou contre. Eh, bien ! je pèse mes mots, Jacques Vier a su, d'une manière totalement différente de tous les écrivains qui ont touché à ce volcan, établir une synthèse à la fois vivante et infiniment documentée de l'œuvre pas mal controversée de Léon Bloy et une image absolument précise de sa personnalité. Le nom de Léon Bloy est ignoré de 99 % des Français, ce qui réjouira ceux qui ne peuvent le sentir, et parmi ceux qui lisent bien peu en ont entendu parler. J'aimais les livres et jusqu'à dix-huit ans j'ai ignoré son nom comme une vulgaire encyclopédie ou un quelconque dictionnaire !
En ce temps-là j'avais des boutons et pas mal d'illusions. J'étais anarchiste par idéal -- comme on le fut en 68, mais quinze ans plus tôt, alors qu'aujourd'hui, on l'est par conformisme. La première fois que j'ai lu le nom de Léon Bloy, c'était dans le *Canard Enchaîné.* Le rédacteur de la chronique littéraire, disparu depuis dans des gouffres antédiluviens citait d'une plume outragée le *Mendiant Ingrat* proposant à la France républicaine d'avant 14 le remède à l'anarchie triomphante et explosive :
« 1°) Solennelle translation de la pourriture de Renan, par une équipe de vidangeurs, dans le dépotoir national le plus lointain ;
« 2°) Érection, au sommet de la tour Eiffel, d'une colossale Croix en or massif du poids de plusieurs dizaines de millions de francs, aux frais de la Ville de Paris ;
« 3°) Obligation, pour tous les Français, d'entendre la messe tous les dimanches et de communier au moins quatre fois par an, sous peine de mort !
« 4°) Abolition du suffrage universel... » (*Le mendiant Ingrat*)
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Vous imaginez de quel œil je lus cela. -- Et la suite : « Je m'arrête, car je sens trop combien tout cela est à prendre ou à laisser et combien aussi sont prématurés de tels avis, qui ne manqueront pas de paraître d'autant plus cocasses que la minute est infiniment proche où les enfants même du peuple écriront sur les murs croulants de Sodome, ces simples mots : LE CATHOLICISME OU LE PÉTARD ! »
Ces lignes, vieilles de quatre-vingt quinze ans, venues de l'autre côté de l'abîme qui sépare l'ancien monde d'avant 14, du nouveau, le nôtre, ne prennent-elles pas une étrange résonance en notre temps impie de terrorisme et de sida ? Mais pour l'heure je n'étais pas prêt. Il fallut que je lusse dans le Bulletin du Hot-Club de France, n° 65, ces lignes inattendues, sous la plume d'un critique de jazz, Hugues Panassié, dont je révérais chaque virgule : « Quel est le héros national de la littérature pour le monde officiel français ? Le barbu des billets de cinq cents francs (Victor Hugo)... à côté de cela prenez Léon Bloy, le plus grand écrivain français des derniers temps, aussi bien par le style que par la pensée : neuf personnes sur dix ignorent jusqu'à son nom. » C'était bien mon cas. Je me mis à la recherche de ses livres -- ignorés alors même des rééditions -- et je trouvais un exemplaire du *Désespéré,* muni d'une « clef » de la main même de Bloy -- cela, je l'ignorais aussi à l'époque ! Cette lecture ne fut pas sans danger. Commencée dans la perplexité, elle me *retourna* littéralement, la tête en bas, les pieds en l'air. J'étais resté le même, mais à l'envers. Lacroix-à-l'Henry avait raison d'intituler son dernier livre *Un Écrivain pour l'an 2000,* « il a écrit, dit-il, pour les égarés de l'an deux mille ». Et ils ont peut-être raison les timides prêtres que ses violences et ses trouvailles effraient et qui en détournent leurs bons paroissiens que n'a jamais tourmentés aucune inquiétude. Léon Bloy, on aime ou on déteste. Et si on aime, il faut suivre. Une main de fer sort de ses ouvrages et vous prend par le cœur. Il se situe au-delà de la simple morale, par-delà le bien et le mal, Nietzsche chrétien de Notre-Dame de la Salette. « Son œuvre, dit Jacques Vier, élaborée dans la colère, mais aussi dans les prières et les méditations de la messe quotidienne, reste contemporaine de nos tribulations. D'abord parce qu'elle découvre le mal jusque dans ses racines, ensuite parce qu'elle enseigne les voies trinitaires de la Réparation. »
Je gardais mes colères et mes indignations juvéniles contre un ordre terrestre injuste, inhumain et dur aux petits mais mon indignation était maintenant agenouillée au pied de la Croix. Exactement comme Léon Bloy le dit de lui-même après sa rencontre avec Barbey d'Aurevilly, je me trouvais bientôt cloué à la porte de l'Église comme une chouette pieuse. Sous les sarcasmes et les lazzi de mes camarades qui ne comprenaient pas. -- Il était temps !
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Encore quelques années et c'était Vatican II et ses « fumées » de reniement, la liturgie saccagée, le latin, le célibat ecclésiastique, la discipline et la simple morale envoyés par les clercs eux-mêmes par-dessus les moulins. Ce que Léon Bloy avait eu l'intuition d'appeler la Passion de l'Esprit Saint. « En songe, dit Jacques Vier, Léon Bloy, comme il le note au matin du 5-4-1900, a vu d'un point élevé une forêt souverainement belle ; seulement les têtes des arbres mouraient, la forêt tout entière était empoisonnée par les racines. Au compagnon fort inattendu à cette date que lui donne la bizarrerie inséparable des songes, il s'entend dire : « Souvenez-vous que j'ai annoncé cela il y a dix ans. » Or cette forêt c'est l'Église que les forces de décomposition n'épargnent pas... le constat de décrépitude de l'Église, Léon Bloy affirme qu'il a permission et mission de le dresser et que la boue sur les soutanes peut du moins servir à l'évacuation de celle de l'âme... Ce clergé méconnaît l'autorité du dogme » (J.V. p. 25/26).
On a beaucoup glosé sur la sévérité de Bloy à l'égard de religieux qui nous semblent, aujourd'hui, en comparaison, presque exemplaires, mais le visionnaire avait su voir plus loin, dire la faille, la lézarde sur la robe immaculée de la statue, « la dénonciation poursuivie sans relâche et aggravée dans le pape lui-même, de l'insuffisance, sinon de la trahison, du personnel ecclésiastique » (J.V. p. 32). « Il faut avouer que, de nos jours, le prophète est dépassé et que du « respect » à « l'indifférence » l'étape dans la période post-conciliaire est allègrement franchie » (J.V. p. 26).
Que soupçonne Bloy, que pressent-il, lorsqu'il écrit : « L'idée que le canon de la messe pourrait être remanié ne le trouble pas (un prêtre), moi, j'y vois un principe de désespoir. » (Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne.) « Ces chrétiens modernes qui *tamisent* l'Évangile, ne voulant de la Parole divine que ce qui ne les gêne pas et qui disent au Seigneur de descendre de sa Croix, comme firent autrefois les Juifs. » (*Au Seuil de l'Apocalypse.*) Alors Léon Bloy se monte, il fulmine, il menace. « Léon Bloy, comme Lamennais, dit Jacques Vier, confond le tribunal de Dieu avec son propre tribunal et juge le pape. La différence, elle est capitale, c'est que, pour Lamennais, Grégoire XVI tourne le dos au Dieu qui monte, c'est-à-dire au peuple, tandis que Léon Bloy croit surprendre le pape (Léon XIII) en flagrant délit d'assentiment à un régime dont la lutte contre l'Église fait la raison » (page 29). « Pour lui, continue très finement Jacques Vier, la tolérance n'est qu'une forme insidieuse de la révolte et ses colères anti-sacerdotales sont tout ce qu'on voudra, sauf mesquines. Pour lui l'Église des temps contemporains est crucifiée par ses propres prêtres » (page 28).
Au rebours de l'actuel conciliarisme, Léon Bloy ne reproche pas aux chrétiens en général et aux prêtres en particulier d'être trop chrétiens, d'être trop catholiques, il leur reproche -- au contraire, à l'instar de Nietzsche encore -- de ne l'être pas assez.
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Son idéal c'est le Curé d'Ars, sainte Catherine de Sienne, saint Benoît-Joseph Labre, saint Louis-Marie Grignion de Montfort, sainte Angèle de Foligno, dont les exemples et les écrits nourrissent sa spiritualité avec ceux de Ruysbroek et du Père Faber. « Léon Bloy allait trouver dans Pie X, que l'Église devait mettre sur les autels, un pape selon son cœur » (J.V. p. 29). Il se rencontre souvent avec le saint pape dans un égal bonheur d'expression :
-- Saint Pie X : « Vous élargissez la porte pour introduire ceux qui sont dehors et en attendant vous faites sortir ceux qui sont dedans. »
-- Léon Bloy : « Les imbéciles sont dans l'Église comme les punaises dans les maisons. Ils font déménager les locataires et ils épouvantent les visiteurs. »
-- Saint Pie X : « Si cette sainteté qui n'est autre que la science suréminente de Jésus-Christ manque au prêtre tout lui manque. »
-- Léon Bloy : « Tout prêtre qui ne tend pas exclusivement à la sainteté est rigoureusement un Judas et une ordure. »
Bloy est plus brutal, mais Léon Bloy n'est pas un saint pape...
Dans Renan il traqua le Judas ecclésiastique : « Au point qu'on peut se demander, note J. Vier, si les coups féroces qu'il porte à Renan ne proviennent pas d'abord de ce qui reste d'ecclésiastique dans le personnage. » (page 23) Je dirais, très certainement, et là Bloy rejoint le Nietzsche de *flâneries inactuelles II* (Le Crépuscule des Idoles, article « Renan »). -- D'ailleurs si Nietzsche est un Léon Bloy sans la foi, devenu fou à force de vouloir concilier le Christ -- qu'il ne connaissait que par Luther -- avec Dionysos, Bloy est un Nietzsche converti, jeté à genoux. Même physiquement, Nietzsche, c'est la face de Bloy dans les ténèbres.
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Le conflit du Christ et de Dionysos, qui fit chavirer tragiquement la raison de Nietzsche, Bloy l'a résolu dans le problème de l'art. « L'art qu'il a aimé passionnément, cela va sans dire, n'est pour lui qu'une fatalité de sa nature et de sa vocation, un pis-aller, un appeau pour attirer un auditeur récalcitrant qui s'effraie de la vérité et ne la supporte qu'affublée de mensonge » (Paul Jury, *Revue catholique des idées et des faits* du 1/8/30.) « L'écrivain parfaitement insolite que fut Léon Bloy dans lequel cohabitaient un chrétien et un artiste fort impatient du joug (J.V. p. 12). Au fond Léon Bloy résout à sa manière, beaucoup plus virile que celle que devait adopter plus tard François Mauriac, le conflit nécessaire entre Dieu et Mammon, le Paradis n'étant promis qu'à ceux qui auraient exploré puis dominé l'Enfer (J.V. p. 13). »
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Et là, Jacques Vier a mis la main sur quelque chose d'extrêmement important dans le message de Bloy, ce qui fait la substance de l'Apologue du *Salut par les Juifs,* chapitre XXIII, qui a effaré tant de timides exégètes. L'artiste, qu'il le veuille ou non, et Bloy en était parfaitement conscient, travaille à la restitution du Paradis Terrestre dont l'éclat demeure à jamais au fond de sa rétine éblouie. C'est pourquoi il ne peut y avoir d'art chrétien stricto sensu. Tout art est païen, terrestre, plein de boue comme les idoles (Dionysos). Étant entendu que l'artiste n'est pas celui qui *ressent* le plus, mais celui qui exprime le mieux, qui *répercute,* l'art est indispensable à la manifestation de la Vérité. Le beau n'est pas accessoire, il est indispensable au Vrai. C'est pourquoi l'art sulpicien déshonore Dieu. « Le beau est une valeur indispensable à la société », dit de même Henri Charlier. Il faut donc que le Serpent prête ses écailles moirées pour habiller somptueusement la Vérité de la Croix, qui ne serait supportée toute nue que des ascètes. Mais l'artiste, même converti, est indomptable, et travaillé de toutes les concupiscences. Même s'il met au service de Dieu ce qui lui a été prêté par le Prince du Mensonge, il sentira toujours le soufre et le fagot. C'est pourquoi l'Église, avec raison, -- du temps qu'on avait la foi -- excommuniait les pauvres histrions. Mais les artistes, à leur manière, racontent la beauté de la terre, la Gloire de Dieu. Ne pourrait-on conjecturer quelque prodigieuse récupération par l'Esprit Saint de ce qui fut prodigué par Satan et qui lui devient PRESQUE semblable ? C'est le mot « presque » qui donne la clef. C'est au creux des bras de la Croix que Dionysos peut se confondre avec le crucifié. Mais pour cela il faut être passionnément, absolument, intégralement catholique ! Léon Bloy est l'homme du saint Tombeau, le Pèlerin de l'Absolu, l'homme du Moyen Age, le Chrétien des Catacombes, du Syllabus, c'est-à-dire tout le contraire d'un catholique d'aujourd'hui. « Ce serait se méprendre que de voir là des hyperboles d'une ferveur de feu ou d'un simple mépris. Non, Bloy se prétend isolé, mieux que cela, unique. Il est le seul qui ait quelque chose à dire aujourd'hui pour la Gloire de Dieu (Paul Jury, *Op. Cit*.). » C'est lui, celui qui se dresse comme un Satan, dans l'Apologue du chapitre XXIII du *Salut par les Juifs,* et qui clame : « J'en appelle de ta Justice à ta Gloire ! »
Jacques Vier n'effleure pas le Léon Bloy « théologien ». « Envisageable pour quiconque ne craint pas le vertige. » Ceci, « contrairement à ce qui put être prétendu, ne le conduisit pas jusqu'à des seuils interdits » (J.V. p. 8). Jusqu'à récemment encore, il en a été prétendu autrement, sur la foi d'un ouvrage par ailleurs remarquable de Mgr L. Cristiani, *Présence de Satan dans le monde moderne* (1959), où celui-ci, n'ayant jamais lu Bloy, transcrivait les commentaires délirants et les citations déformées publiées par R. Barbeau, dans son ouvrage malveillant *Léon Bloy, prophète luciférien.*
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Que le « Chrétien du Syllabus », fidèle de Pie X, qui communiait tous les matins, ait pu passer pour un gnostique, occultiste, hérétique, sectateur de Lucifer, étonnera certes ceux qui ont lu l'opinion que Bloy avait de ces personnages : « Quand on se prétend catholique (...) j'exige qu'on le soit comme je le suis moi-même, c'est-à-dire dans l'obéissance absolue -- et dans le mépris des blagues de l'occultisme ou de la magie qui me font horreur » (*Le Mendiant Ingrat*)*.* « Joseph Serre est l'apôtre du *modernisme théosophique*. Celui-là aussi se proclame catholique. On a honte de savoir lire quand on rencontre des âneries de cette sorte » (*Au seuil de l'Apocalypse*)*.* « Rencontré chez le curé un hypnotiste, spirite ou occultiste -- je ne sais comment nommer l'animal -- qui se déclare volontiers chrétien et dégaine volontiers son chapelet. J'apprends avec effroi, avec horreur, que l'autorité ecclésiastique, loin de rejeter violemment l'ordure, prétend que ses prêtres l'étudient avec le plus grand soin, sous le prétexte mille fois sot qu'ils doivent être armés contre une erreur qui pourrait bien n'être pas absolue » ; « Madame, ai-je répondu, les théosophes sont des imbéciles voués au démon » (*Au Seuil de l'Apocalypse*)*.* D'ailleurs Mgr L. Cristiani se rétractait dans le n° de mai 60 de *l'Ami du Clergé :* « De source romaine très autorisée, je suis informé que l'ouvrage de Léon Bloy, *Le Salut par les Juifs,* fut déféré au Saint-Office, mais qu'il n'y eut pas de condamnation, parce que le cardinal Billot en prit la défense, sous la forme suivante, *Poetice loquitur,* il a parlé en poète. Nous ne serons pas plus sévère, -- à Dieu ne plaise -- que le Saint-Office. Léon Bloy fut un grand croyant, mais il ne faut pas lui demander de théologie exacte. Il a parlé en poète. »
« Léon Bloy, dit fort justement Jacques Vier dans sa conclusion, ne fut ni mystagogue, ni mage. Simplement sa voix ne cessa jamais de se ressentir de la brûlure du charbon ardent » (J.V. p. 291).
Léon Bloy sent bien que tout n'est pas dit et que, suivant Denys l'Aréopagite, le reste est du domaine de l'indicible. Il se borne à faire sentir le mystère. Après tout saint Thomas lui-même a hésité face à l'Immaculée Conception, déjà chantée dès le VII^e^ siècle par saint André de Crète et quelques Pères Orientaux. Il a fallu attendre le XIX^e^ siècle et Pie IX pour que soit cathédralement et infailliblement défini le dogme. L'Assomption de la Vierge attendra, elle, le XX^e^ et Pie XII. C'est Jean-Paul II qui vient aujourd'hui expliciter les vues de Bloy sur l'Esprit Saint dans le *Salut par les Juifs :* « L'Esprit Saint, qui reçoit du Fils l'œuvre de la Rédemption du Monde, assume par là-même la tâche de « manifester le péché » pour sauver. Cela se fait *en référence permanente à la* « *Justice* »*,* c'est-à-dire au salut définitif en Dieu, à l'accomplissement de l'économie qui a pour centre le Christ crucifié et glorifié. Et cette *économie salvifique* de Dieu soustrait l'homme en un sens au « jugement », *c'est-à-dire à la damnation* qui a frappé le péché de Satan, le « Prince de ce Monde », celui qui, à cause de son péché, est devenu le « régisseur de ce monde des ténèbres ».
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Montrant le *péché* sur l'arrière-plan de la Croix du Christ dans l'économie du salut (on pourrait dire le « péché sauvé »). L'Esprit Saint fait comprendre que sa mission est de mettre en évidence même le péché qui a déjà été jugé définitivement (le « péché condamné »). » (S.S. Jean-Paul II, Encyclique *Dominum et vivificantem,* D.C. n° 1920, les passages soulignés le sont dans le texte de la D.C.) Cent ans après c'est la justification pontificale du « J'en appelle de ta Justice à ta Gloire » du chapitre XXIII du *Salut par les Juifs.*
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Autre est le propos de Jacques Vier. « J'ai préféré considérer l'itinéraire de Léon Bloy à travers l'Église et à travers les lettres dans les difficultés et les ruptures indispensables à la puissance de cautérisation » (J.V. p. 8). Le « survol du journal de Léon Bloy » qui constitue le chapitre unique de la première partie montre « ce journal... on y découvre un enterré vivant employant toute sa force à soulever la dalle et à pénétrer, pour faire parler les murs dans la salle où festoient ou forniquent tous les Balthazars de la littérature. En d'autres termes, Léon Bloy se venge du silence où ses contemporains l'ensevelissent, et, du même coup, il venge Dieu de l'incroyable inertie des pasteurs et du troupeau » (J.V. p. 11). La seconde partie montre Bloy dans l'Église, l'Église administrée et l'Église illuminée. « Léon Bloy entend mettre ses coreligionnaires, comme le Curé d'Ars ses paroissiens, en état de comparaître. Il enseigne en tout cas que si l'on tient d'Isaïe une bouche brûlée par le charbon ardent, d'Ézéchiel la soif de la Résurrection des morts, l'on s'expose à ne point s'entendre avec son curé » (J.V. p. 53). (Combien plus aujourd'hui !)
Jacques Vier est un professeur de littérature, pertinent, documenté, et érudit -- et dont le style est, pour toujours, coloré de celui de Léon Bloy, pour lequel il a nourri une admiration de plus en plus fervente. Ses *Littératures à l'Emporte-Pièce* sont là pour attester qu'il sait, mieux que quiconque, démontrer que si Bloy « exagère » en fulminant ses anathèmes contre les pauvres littérateurs de son temps, c'est en passant infiniment son sujet, parce que son regard est ailleurs, fixé sur le Saint-Sacrement : « N'eussé je de ma vie attaqué personne, l'exécration dont me gratifie la multitude serait identique. C'est l'Absolu qu'on réprouve en moi, l'Absolu détesté du monde, parce qu'il implique le viol des consignes et l'intransigeance des lamentations » (*Le Mendiant Ingrat*)*.* Et ses « violences outrées » ne sont que le fouet de l'Évangile de saint Jean du lundi de la 4^e^ semaine de Carême (2/13, 25) :
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« Il trouva dans le temple des gens qui vendaient des bœufs, des moutons et des colombes, ainsi que des changeurs avec leur étal. S'étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa du temple, avec leurs moutons et leurs bœufs, ainsi que les changeurs après avoir renversé leurs tables... » Il peut paraître plaisant, mais il n'est pas sûr que Léon Bloy, domicilié dans l'Absolu, n'y mette pas une sorte d'ironie et de parodie de lui-même, de le voir déchaîner l'Apocalypse aussi bien sur son propriétaire, son concierge, que contre les religieuses mondaines du collège de ses filles, les mauvais bergers de la République et les traîtres de l'épiscopat. Il en remet, certes, avec sa forme particulière d'humour à tiroirs, au second et même au troisième degré. Ainsi dans *L'Exégèse des Lieux Communs,* peut-être l'ouvrage le plus original du XX^e^ siècle, que J. Vier met -- à notre avis très justement -- fort haut, et dont nous ne pouvons nous retenir de transcrire cet aphorisme : « 134. *Tout vient à point à qui sait attendre.* Une famille chrétienne. Le meilleur morceau est offert au père. *Sans y toucher,* le père l'offre à la mère. La mère le donne aux enfants, qui le donnent à un pauvre qui le jette aux chiens. Les chiens savent attendre le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
Tout commentaire affaiblirait ce résumé de l'histoire religieuse de notre temps. La troisième partie de l'essai magistral de J. Vier est la description de Léon Bloy dans les lettres. Je ne vois pas le moyen d'ajouter quoi que ce soit à ce travail. Ni à sa conclusion. Je me bornerai à remarquer que Jacques Vier ne dit presque rien de la doctrine de la « Réversibilité », économie mutualiste des peines et des mérites que Léon Bloy tenait de Joseph de Maistre et dont il a fait une si merveilleuse application -- la Communion des Saints. Je souhaite que J. Vier nous la réserve pour un prochain ouvrage. Il ne nous parle pas non plus de l'amour de sa patrie dont Léon Bloy était le chantre. « La France n'est pas une nation comme les autres. C'est la seule *dont Dieu ait besoin,* dit de Maistre, qui fut quelquefois prophète. Il y aura toujours en elle, quoi qu'on fasse, un principe de vie souveraine que rien ne saurait détruire » (*Le Mendiant Ingrat*)*.* Mais on ne saurait tout dire dans un ouvrage forcément limité par son étendue. Ici une chronologie fort précise de la vie et de l'œuvre de Bloy clôt le propos.
J'ai dit que j'aimais les beaux livres -- celui-ci n'est pas laid. Il est bien imprimé. De façon lisible (de nos jours, on ne respecte pas toujours autant le lecteur). Je n'ai relevé que deux coquilles : *Genève* pour « genèse » (p. 128), et décoré pour « dévoré » (ces coquilles auraient rempli Bloy d'une joie furieuse !). Mais je l'ai lu trois fois déjà et le volume faiblit. Le papier est modeste mais convenable. La couverture aussi où fleurit une photo du sympathique visage de Jacques Vier. On eût pu mettre en pendant une photo de Bloy.
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Mais les pages sont collées et je présume qu'elles ne résisteront pas à de nombreuses révisions. Le vieux pauvre serait frappé de cette rencontre. Quand on parle de lui, il faut qu'on soit encore confronté à la pauvreté. « Poussée jusqu'au point où Bloy l'a endurée, la pauvreté finit par devenir la plus formelle garantie de la sincérité de l'artiste » (J.V. p. 14). Léon Bloy, grand Français, catholique, apostolique et romain, sort de dessous le boisseau où il fut longtemps tenu par les tièdes et les timorés. Cette année verra le 80^e^ anniversaire de sa mort. Belle occasion de le relire ou de le lire...
Hervé de Saint-Méen.
### Borella et le surnaturel
Jean BORELLA : *Le sens du surnaturel* (La Place Royale).
Est-ce que toute réflexion et recherche théologiques serait systématiquement suspecte sous prétexte que les théologiens en vogue véhiculent la plupart du temps les pires hérésies ? Est-ce que saint Thomas d'Aquin aurait eu l'intention d'épuiser toutes les approches possibles du mystère par l'esprit humain et de ne laisser ensuite la place qu'à des perroquets voletant dans un désert intellectuel ? A en croire certains il semblerait qu'il en soit ainsi. Eh bien non. Nous n'aurons jamais fini de scruter le mystère, qui dépassera toujours à l'infini les possibilités d'investigation de la raison humaine. Bien entendu l'individu qui prétendrait se piquer de théologie sans s'occuper des Pères de l'Église et de saint Thomas d'Aquin serait mal venu de réclamer qu'on s'intéresse aux graffiti recueillis sur sa table rase. Mais lorsqu'un catholique qui vénère profondément la tradition, dans laquelle il s'inscrit explicitement, nous propose une réflexion éventuellement originale mais non sans origine puisque appuyée sur les Pères et les docteurs, doit-on l'anathématiser à la première expression inhabituelle qu'on rencontre sous sa plume ?
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Aussi est-ce avec une douloureuse perplexité que j'entends les hauts cris poussés ici ou là contre Jean Borella. Lorsque parut en 1979 *La charité profanée,* son premier livre, fruit de douze ans de travaux, il y en eut deux lectures dans ITINÉRAIRES (n° 234). Louis Salleron écrivait : « Ce n'est qu'un pâle aperçu de *La Charité profanée* que nous avons pu donner dans cette brève présentation. Nous espérons toutefois en avoir dit assez pour laisser deviner sa qualité exceptionnelle. Arc-bouté à saint Thomas d'Aquin qu'il cite constamment, l'auteur puise son inspiration profonde dans le réalisme platonicien et augustinien... » Marcel De Corte commençait ainsi sa recension : « *La Charité profanée :* sous ce titre, je viens de lire, et de relire, d'un bout à l'autre, un des ouvrages de théologie que je considère comme un des plus importants qu'il m'ait été donné de recenser au cours de ces dernières décennies. » Assurément cette entrée en matière n'empêchait pas Marcel De Corte de formuler quelques réserves et quelques questions. Collaborateur de *La Pensée catholique,* Jean Borella s'expliqua d'ailleurs ensuite longuement dans cette revue sur tel ou tel point soulevé par des théologiens. Une théologie vivante est *normalement* matière à discussion. S'il n'y a plus de débat entre théologiens c'est que la théologie devient un objet de musée, une science morte stérilisant la foi elle-même. Le refus du débat n'est pas sain. C'est l'arme même de nos adversaires.
Quiconque a lu et médité *La charité profanée* et y a trouvé matière surabondante à réflexion, quiconque a découvert dans ce livre des références et des chemins peu explorés et des éclairages hardis sur tel ou tel mystère, sera heureux de savoir qu'il existe désormais un second livre de Jean Borella : *Le sens du surnaturel.* Ceux qui ont été effrayés par les quatre cents pages compactes -- et parfois difficiles -- de *La Charité profanée,* et ceux qui ne connaissent pas Borella, pourront commencer par les cent soixante pages petit format et aérées de son nouveau livre.
Qu'on ne s'y méprenne pas. La densité du propos est la même. Il est cependant possible de résumer *Le sens du surnaturel,* ou plutôt d'en dégager la structure, alors qu'une telle tentative serait impossible dans le cadre d'un article pour *La charité profanée.*
On connaît le sens de l'ouïe, de l'odorat, etc. L'homme possède également, de par le fait qu'il est créé à l'image de Dieu, le sens du surnaturel, une intuition première des choses de Dieu. Si les sens sensibles ont été vraisemblablement affaiblis par la chute originelle, à plus forte raison le sens du surnaturel, lumière spirituelle, a-t-il été obscurci par le premier péché. Il nous est rendu par la grâce du baptême, mais comme il s'agit d'une grâce elle peut de nouveau être perdue, ainsi que ne l'atteste que trop ce que nous pouvons voir autour de nous jusque dans les chaires de théologie et les sièges épiscopaux.
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A partir de là, Jean Borella se demande d'abord comment il a pu se produire que toute une partie du corps ecclésial en vienne à perdre jusqu'au sens du surnaturel : ce sera la première partie : *Le chemin perdu de la foi.* Ensuite l'auteur tente d'exposer ce qui est au cœur de la foi et pourra donc redonner vie au sens du surnaturel. C'est la seconde partie : *La vérité contemplée de la foi.* Enfin, puisque cette vérité n'est pas d'abord un objet d'étude scientifique, mais la voie et la vie, une troisième partie traitera de *La vie retrouvée de la foi.*
Jean Borella propose une étonnante -- et très remarquable -- description philosophico-historique des étapes de la perte de la foi. Il définit trois types d'hérésies en rapport avec les trois éléments nécessaires à l'acte de foi : l'intelligence et la volonté, et le sujet de cette intelligence et de cette volonté : l'être humain, créé pour connaître Dieu. Les « hérésies du premier type » sont donc celles qui se situent au niveau de l'*intelligence :* ce sont les hérésies doctrinales des premiers siècles. On se bat sur le sens de la vérité révélée, mais tous les protagonistes ont la même conception fondamentale de la foi-vérité, révélée, objective. Les hérésies « du deuxième type » sont celles qui portent sur la foi subjective, elles se situent au niveau de la *volonté.* En fait elles réduisent la foi à la volonté, la théologie à la morale, l'orthodoxie à l'orthopraxie. C'est la « Réforme » protestante, qui proteste par révolte morale, ne définit pas d' « *erreurs* » chez ses adversaires mais les accuse de « blasphème ».
Le « troisième type » d'hérésie est celui qui porte non plus spécifiquement sur la foi objective ni sur la foi subjective, qui n'atteint plus spécifiquement l'intelligence ni la volonté, mais l'*être* chrétien lui-même, le sujet même de l'intelligence et de la volonté. Il s'agit d'une hérésie *ontologique,* qui porte sur la condition même de possibilité de toute « foi » : le surnaturel n'a plus aucun sens, et la foi, quelle qu'elle soit, est assimilée à une névrose : telle est la conviction intime du *modernisme.* Le seul « christianisme » qui peut demeurer est idéologique et humanitaire, au seul niveau humain et sociologique. Ainsi, pour reprendre les expressions ciselées par Borella, l' « *hérésie* arienne » et la « *révolte* luthérienne » sont très différentes de la « *subversion* moderniste » qui détruit les racines mêmes du religieux.
Jean Borella fait alors le terrible « inventaire d'une foi morte », une description précise, clinique, de ce qui constitue l'essence de la « doctrine » moderniste et de ses conséquences. Les seuls remèdes possibles sont pour l'auteur le rétablissement du *serment anti-moderniste* d'une part, et d'autre part le rétablissement du *saint sacrifice de la messe,* de la messe traditionnelle qui seule peut véritablement faire circuler le Sang du Christ, qui est la vie de l'Église, dans tout le corps ecclésial, alors que la nouvelle messe, quand elle est valide, n'est qu'une réduction du rite sacrificiel, aux effets limités. On retrouve ici ce que disait déjà Jean Borella dans notre enquête sur la messe (ITINÉRAIRES, n° 293 de mai 1985).
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Cette première partie du livre est déjà en elle-même une contribution fondamentale à l'histoire et à la connaissance de la subversion religieuse. Elle n'est pourtant que l'introduction aux deux parties suivantes. La seconde partie est une méditation sur le Corps du Christ, « icône du Royaume où Dieu veut glorifier l'âme humaine ». Jean Borella reprend la doctrine du « triformé Corps du Christ », telle qu'elle a été exposée par saint Paschase Radbert (dans un texte attribué à saint Augustin), telle qu'on la trouve également chez saint Ambroise et chez Honorius d'Autun. Il s'agit en fait de la doctrine fondamentale, qui se situe au cœur de la tradition catholique, du Christ dont le Corps est à la fois le corps « né de la Vierge », le corps eucharistique, et l'Église ou « corps mystique ». La *réalité* du « Corps du Christ » ne s'identifie à aucun de ces trois modes, elle est les trois en même temps, et c'est dans ce Corps que s'opère le salut. Il est impossible ici d'évoquer les passionnants développements de Jean Borella, mais il convient de souligner l'importance du seul point de départ : dire que l'Église est le Corps du Christ ce n'est pas parler en image ou par allégorie, c'est décrire une réalité fondamentale.
Dans ce Corps s'opère le salut : par le sacrifice rédempteur. Le Corps du Christ récapitule toute la création : sur la croix, la totalité du créé est consacrée à l'incréé. Le péché est indéfini. C'est pourquoi l'homme, limité, ne peut le racheter. Seul l'Infini le peut, en l'épuisant synthétiquement. Le Christ est crucifié « sur la croix de la finitude ». Ses plaies sont l'ouverture où finit la finitude du monde et où commence « l'infinitude incréée ». C'est pourquoi le Christ en gloire conserve néanmoins les stigmates de sa Passion : « Le Verbe offre au regard de la déité monarchique une Icône de l'univers conforme à la vérité de sa finitude. Par les trous du Corps universel, le Père peut verser le sang divin qui est l'Esprit Saint lui-même, afin que toute chose entre dans la circumincession de sa Gloire infinie. »
Le chrétien est celui pour qui la rédemption dans et par le Corps du Christ a un *sens.* Et il s'agit d'une réalité opérative. Le chrétien est celui qui dans la contemplation de la foi suit la voie de la déification, car c'est pour que les hommes deviennent Dieu que Dieu s'est fait homme et s'est offert en sacrifice sur la croix. Jean Borella traduit pour la première fois des fragments d'un livre inconnu d'un missionnaire en Extrême-Orient au XVII^e^ siècle, Mgr Laneau, intitulé *La déification des justes.*
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Les trois fondements de notre déification sont notre filiation divine (adoptive) par le baptême, la communion eucharistique qui nouent la grâce d'adoption et réalise dans l'homme une image de l'union hypostatique, et l'inhabitation réelle, personnelle, du Saint-Esprit dans l'âme du chrétien en état de grâce.
Au cours du dernier chapitre, qui utilise toutes les conclusions des précédents, Jean Borella tente, par une approche très fine et humble, de donner une définition de la déification qui ne relègue pas les expériences des grands mystiques en marge de la théologie. Ici la discussion est ouverte, et certains trouveront sans doute que notre auteur a bien de l'audace à contester comme il le fait les affirmations des théologiens néothomistes. Toutefois c'est la première fois à ma connaissance qu'un auteur sérieux se permet d'avancer que dans ce domaine c'est peut-être les mystiques qui ont raison éventuellement contre les théologiens et qu'il est un peu léger de qualifier de licence poétique ou exagération lyrique leurs témoignages les plus précis et affirmatifs (surtout lorsqu'il s'agit de personnalités comme saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse d'Avila). La difficulté est toujours d'appréhender ce que peut être cette *fusion* en Dieu qui ne peut être *confusion.* Autre difficulté : « L'ordination à la déification doit posséder une racine ontologique dans l'être créé. » On sait que parmi les propositions condamnées de Maître Eckhart il y a celle-ci : « Il y a dans l'âme quelque chose d'incréé et d'incréable. » Jean Borella, sur une ligne de crête sans doute périlleuse mais qui est à considérer avec attention, en vient à considérer que cette « racine ontologique » est une *limite,* une *déchirure,* celle par laquelle peut faire irruption la Lumière divine. Ce n'est donc pas « quelque chose » à proprement parler, mais plutôt une « ouverture » au plus profond du cœur créé. Quant à la *fusion* en Dieu dont parlent les mystiques, elle n'est jamais *identification* et perte de l'identité créée car, bien au contraire, « loin d'effacer la créature, seule la déification la rend possible dans son intégrale vérité ».
Ces quelques aperçus ne visent pas à rendre compte d'une réflexion riche et aussi profonde qu'audacieuse, mais seulement à inciter le lecteur d'ITINÉRAIRES à aller y voir de plus près, et trouver dans le livre de Jean Borella une nourriture consistante pour des méditations plongeant au cœur de notre religion. De tels livres sont aujourd'hui trop rares pour qu'on n'en fasse pas le plus grand cas.
Yves Daoudal.
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### Recensions
#### André Fraigneau *L'amour vagabond *(Éd. du rocher)
Voici le seul roman d'André Fraigneau, le seul livre où il ne se fie pas, pour découvrir le monde, à son double (Guillaume Francœur n'est pas l'auteur, mais sans doute son jumeau) ou aux personnages historiques que sont l'empereur Julien ou Louis II.
Ici, c'est autour d'une femme que s'organise le récit. Cette héroïne, Cynthia de Brouages, inquiète d'abord par l'accumulation de ses qualités. Elle est jeune, elle est belle, elle crée des robes qui ont du succès, elle est célèbre : toutes les chances, trop de chances, jusqu'à ce nom si visiblement romanesque. On serait agacé, et prêt à la trouver insupportable si elle ne se révélait désarmée, égarée, fuyant Paris où elle triomphe. Car cette aventure commence comme une fuite, d'ailleurs ponctuée de haltes célèbres. Rome, Athènes, les îles grecques, cela fait de nobles ornements à ce désarroi. Mais le désarroi existe. On commence à s'intéresser à Cynthia.
Je ne raconterai pas ses aventures. Elles sont faites pour séduire le lecteur, l'intriguer, le conquérir, mais le plus important n'est pas là. Comme toujours chez Fraigneau, ce qui compte, c'est une certaine manière d'être présent au monde, de savoir répondre à l'instant comme Œdipe répond au Sphinx. A lire ces ouvrages, nous découvrons un art de vivre. Voilà non pas leur leçon -- nous ne sommes pas dans une école où le savoir est transmis à coup sûr si on y met un peu d'application -- mais l'exemple qui nous est proposé.
Parlant de Fraigneau, Nimier dit « il a entretenu le monde en état de noblesse et de drôlerie ». (Il va toujours à l'essentiel.) Et c'est vrai, il y a dans cette œuvre la gaieté, les fous rires et un don de moquerie que l'on voit dans *l'Amour vagabond* avec les pages sur la croisière (on regrette que ce don n'ait pas été exploité plus largement). Mais il y a aussi la grandeur, et c'est par là que se transmet l'héritage de Barrès -- que Fraigneau n'a jamais renié. Il alla voir le grand homme à seize ans l'année même où Barrès allait mourir -- et celui-ci l'envoya vers le Rhin, vers l'Allemagne, avec un instinct sûr de ce qu'il fallait pour compléter l'âme d'un Nîmois d'adoption, élevé au milieu des arènes et des temples latins.
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Dans les zigzags d'un voyage qui est une descente au labyrinthe, Cynthia rencontre plusieurs hommes dignes d'elle. Elle choisira le plus naïf (au sens de : vrai, naturel), prêt à tous les risques, et en même temps celui qui ressemble le moins à la perfection et qu'elle a deviné destiné à une mort précoce. Cela peut étonner. Et puis on se dit qu'elle a appris dans ce chemin à ne plus se fier aux valeurs établies et à suivre le mouvement de l'existence même, sans y résister. Rien de concerté dans son attitude, mais une grande confiance dans ce que peut apporter le destin.
Cynthia est une femme indépendante. Une femme, pas une féministe. Et indépendante, non pas libre, femme libre faisant penser à des viragos de meetings. Cynthia ne suit pas les défilés, elle suit sa tête ou son cœur, ce qui est apparemment plus difficile pour l'animal européen du XX^e^ siècle, mais plus digne de l'être humain. Elle cherche à se mettre en harmonie avec le Ciel et la Terre, et c'est le bout de la sagesse humaine.
Georges Laffly.
#### Daniel Raffard de Brienne *Traductor, traditor Les nouvelles traductions de l'Écriture sainte *(Lecture et Tradition)
On doit saluer avec un intérêt particulier ce numéro spécial de *Lecture et Tradition* sur les nouvelles traductions de l'Écriture Sainte dû à Daniel Raffard de Brienne. Il s'agit d'un travail particulièrement bienvenu à un moment où l'Église conciliaire exhorte ses fidèles à se « ressourcer » par la lecture de la Bible.
En soi, la lecture et la méditation des Saintes Écritures ne peut qu'être bénéfique pour un chrétien. Mais le modernisme a fait des textes sacrés un lieu privilégié de subversion de la foi catholique. D'où la question lire la Bible mais comment et selon quelle traduction ? C'est à ces questions que Daniel Raffard de Brienne entend répondre. Il le fait avec compétence et pertinence.
L'auteur commence par nous offrir une brève histoire des versions de l'Écriture qui souligne la façon providentielle dont Dieu a préservé les textes originaux de toutes altérations essentielles. Si bien que les traducteurs des versions catholiques actuelles ne peuvent s'appuyer sur des textes originaux fautifs pour justifier les incroyables libertés prises avec la foi catholique. C'est l'objet de la seconde partie de la brochure.
Daniel Raffard de Brienne s'attache à dénoncer ce que « Dieu », « Jésus-Christ » « la vie surnaturelle » sont devenus, passés à la moulinette moderniste des traducteurs de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), de la version dite de Jérusalem, des textes bibliques du Nouvel Ordo Missae (N.O.M.)
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C'est ainsi que, dans la TOB, pour ne pas déplaire aux protestants, Marie, la Mère de Dieu, n'est pas « vierge » mais « jeune femme ». Les notes en bas de page, loin de rectifier cette traduction tendancieuse, l'accentuent dans le sens hérétique, sous couvert de scientificité. Dans le Nouvel Ordo, le mot « miracle » est systématiquement proscrit et remplace par « signe ». On le voit, toutes ces « traductions » vont dans le même sens : celui d'un affaiblissement de la claire doctrine catholique.
Ces falsifications délibérées font ressortir avec plus de force l'irremplaçable valeur de la Vulgate, qui est la version officielle de l'Église catholique : « En fin de compte, écrit Daniel Raffard de Brienne, la Vulgate constitue bien et la meilleure et la plus sûre » des traductions. Si bien que le titre de ce numéro spécial -- Traductor, traditor -- n'est pas exact : il y a des traducteurs, celui de la Vulgate, qui n'est pas un « traditor », un traître...
Le propos de l'auteur est d'abord exégétique même s'il y mêle de justes réflexions doctrinales. On aurait aimé, mais peut-être sera-ce l'objet d'un autre travail, plus dogmatique celui-là, que Daniel Raffard de Brienne insistât davantage sur le fait que la protestantisation de l'Écriture Sainte ne s'opère pas seulement à travers des traductions fautives mais aussi par le mode d'utilisation de la Bible auquel les fidèles sont exhortés. C'est devenu un procédé fréquent chez les prêtres conciliaires d'en appeler à l'Évangile contre la doctrine de l'Église, ce qui est une démarche typiquement protestante. C'est l'autorité de l'Église qui fonde celle de l'Écriture et non l'inverse. Même si cet aspect eût gagné à être souligné, tel qu'il est le travail que nous offre Lecture et Tradition constitue un apport précieux dans le combat pour le maintien de la foi catholique. Chacun s'enrichira à l'étudier avec soin.
Guy Rouvrais.
#### *Nous voulons Dieu *(Éditions Fideliter)
La brochure porte en sous-titre souvenirs, témoignages, dix ans de tradition catholique à Saint-Nicolas du Chardonnet, 27 février 1977-1987.
Évidemment, dix ans de tradition catholique dans une église, c'est une formule qui laisserait rêveur n'importe quel chrétien des soixante ou soixante-dix générations qui nous ont précédés. Pour nous hélas, elle est très claire. Cet anniversaire a été dignement célébré, comme on sait ; on peut même dire : officiellement, ce qui à mes yeux n'ajoute rien, mais est étonnant. La grande presse, même si c'est d'un ton un peu fielleux, la télévision, les radios ont fait écho à cette « occupation » si heureuse et si utile.
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D'abord utile, oui. Il y a pas mal de gens qui ne mettraient plus les pieds dans une église s'il n'y avait celle-là et quelques autres du même genre. Je dirai donc, après bien d'autres, ma reconnaissance à tous ceux, morts ou vivants, à qui nous sommes redevables de cette restauration. Le petit livre dont je parle en réunit quelques-uns, de monseigneur Ducaud-Bourget à Jacques Perret. On me permettra de m'arrêter aux pages de Jean Nourygat, qui écrit toujours bien, c'est-à-dire nettement, directement, sans fleurs et sans détours. Lisez son récit de la première semaine. Il se conclut, ou presque, avec une grande simplicité : « Les lendemains sont aujourd'hui connus. Nombreux sont ceux qui accoururent au secours de la victoire... »
Mais il faudrait en citer bien d'autres : Georges Daix, François Brigneau, et Pierre Chaumeil et Georges Mathieu et... je me suis engagé dans une mauvaise affaire, obligé d'omettre bien des noms et ne voulant pas recourir à l'énumération. Tant pis. De toute façon il ne s'agit que de signaler ce petit livre, joliment illustré, pour inciter chacun à y aller voir.
Georges Laffly.
#### Louis Veuillot *L'illusion libérale *Préface de Jacques Ploncard d'Assac (Dismas)
Le libéralisme des catholiques est un leurre. Il n'a aucune valeur, dit Louis Veuillot, ni comme doctrine, ni comme moyen de défense de la religion : « Il n'a été qu'une illusion, il n'est qu'une obstination et une attitude. »
On connaît la contradiction du scepticisme : si rien n'est vrai avec certitude, quel crédit accorder à cette proposition que rien n'est vrai assurément ? Louis Veuillot traite pour ainsi dire de la même manière le sophisme libéral.
En tant qu'il enseigne que l'État ne doit professer aucune religion, sous prétexte d'émancipation des consciences, le libéralisme en professe au moins une implicitement qui est le culte de l'homme. Car le subjectivisme est comme la religion de l'homme. S'abstenir c'est avoir choisi. Si la vérité de la foi n'est plus qu'une opinion, comment avoir foi en la vérité ?
C'est ce méchant *quiproquo* des catholiques libéraux que Louis Veuillot pourfend littéralement dans *L'Illusion libérale* qui est un chef-d'œuvre de rigueur et de style. Aucun autre ouvrage, sans doute, ne peut lui être égalé sur le même sujet. De cette analyse géniale, rien n'a passé, rien n'a vieilli. C'est que l'intelligence ne se démode pas, comme le souligne Jacques Ploncard d'Assac dans la préface de cette nouvelle édition. La lucidité ne prend point de rides. Un siècle après sa mort, Louis Veuillot ne cesse pas d'être notre contemporain. Il a tout vu et tout compris. Il nous laisse de ces magnifiques formules qui sont « comme des armes de lumière ».
L'illusion libérale, c'est celle de croire que l'on peut être chrétien dans la vie privée sans l'être dans la vie publique. En fait, le contraire du « principe d'identité chrétienne » :
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*Est est, non non.* « N'être rien, assez rien pour vivre en paix avec tout le monde », résume Veuillot. Et quand bien même il se trouverait un Néron pour trouver les catholiques libéraux de trop, les lions n'en voudraient pas ! Ils sont trop fades, sans saveur. C'est tout leur paradoxe...
Comme les positivistes ont fait interdiction à Dieu d'entrer dans leurs laboratoires, les libéraux Lui déconseillent d'entrer en politique ! « C'est la rupture avec toute ingérence et toute apparence de l'idée de Dieu dans la société humaine. » (p. 82). La rupture leur paraît féconde. Ils se persuadent que l'Église en tirera un certain profit, une plus grande aisance, du moins une certaine paix. Le virus libéral a aujourd'hui gagné les plus hautes sphères de l'Église si l'on en juge par la politique des nouveaux concordats (espagnols et italiens). A la base, il frappe toujours plus et jusqu'aux mieux intentionnés.
Un exemple. Celui des Scouts d'Europe qui font théoriquement profession de foi chrétienne et veulent agir pour un renouveau de civilisation chrétienne. Je lis dans le commentaire du directoire religieux de leur fédération (paru dans *Maîtrise* n° 70 de janvier 1987), article 2 « Il ne saurait être question, même au plan des simples souhaits (*sic*), de restructurer les rapports Église-État selon le modèle de la chrétienté sacrale du Moyen Age. Qu'on s'en réjouisse ou le regrette, celle-ci n'a plus sa place à notre époque où elle risquerait dans l'actuelle diversité des croyances et des philosophies, de brimer la liberté des consciences et de la foi elle-même (...) le scoutisme européen, tout en admettant l'existence d'une laïcité positive souhaite collaborer avec tous les hommes au règne de la justice et de la paix. Etc. »
Voilà désormais une exigence : les Scouts d'Europe ne doivent plus « souhaiter » le retour en chrétienté, l'alliance du trône et de l'autel. La subordination de la vie politique au règne de Dieu « n'a plus sa place à notre époque » ! Il n'est plus opportun que le Christ règne, malgré l'impératif de saint Paul : « Chose horrible, écrit Louis Veuillot, et aussi niaise qu'horrible : c'est au peuple du Christ que l'on propose d'accepter, de choisir pour chefs civils des ignorants qui ne savent pas que Jésus-Christ est Dieu, ou des vauriens qui le savent et qui s'engagent à gouverner comme s'ils l'ignoraient. Et l'on promet les bénédictions divines à des hommes, à des sociétés capables de cette folie et de cette bassesse ! »
Bien sûr il faut être réaliste et tenir compte de l'actuelle diversité des croyances. Bien sûr il serait impolitique et même injuste de réclamer dans une telle société toute la justice chrétienne tout de suite. La tolérance est d'autant plus nécessaire que la société a davantage besoin d'être réformée. « La vérité peut tolérer l'erreur, dit Veuillot, l'erreur lui doit la liberté. » Mais la liberté de la vérité n'est pas de s'écraser ! « Faut-il que nous devenions absolument lâches, interroge-t-il, et la première condition de la liberté où ils nous convient est-elle de ne plus voir, de ne plus savoir, de ne plus parler, de ne plus penser ? Bravons la fourberie des mots, et que les valets et les servantes du prétoire où la libre pensée prétend juger le Christ ne nous fassent point dire : « Je ne connais point cet homme ! » (p. 33.)
« Nous n'avons jamais dit, explique le directeur de *l'Univers*, que l'on pût ni que l'on dût substituer violemment d'autres bases, ni qu'il fallût s'interdire de pratiquer ces constitutions (modernes) en ce qui n'est pas contraire aux lois de Dieu. C'est un fait totalement indépendant de nous, un état de choses au milieu duquel nous nous trouvons à certains égards comme en pays étranger, observant les lois générales qui règlent la vie publique, usant même du droit de cité dont nous acquittons les obligations, mais nous abstenant d'entrer dans les temples et d'offrir l'encens (...). Bref, nous tenons envers les constitutions la même conduite que tout le monde à peu près tient envers l'impôt : nous payons l'impôt en demandant qu'on le diminue, nous obéissons aux constitutions en demandant qu'on les améliore (...).
« Si c'est trop, si nous devons toujours payer l'impôt sans jamais le trouver lourd ; si nous devons transporter aux constitutions modernes la créance religieuse que nous retirerons aux dogmes qu'elles déclarent implicitement déchus ; s'il ne faut y souhaiter d'autre amélioration qu'un dégagement plus radical de toute idée chrétienne, quelle liberté nous promet-on, et quels avantages les catholiques libéraux pensent-ils tirer de cette liberté qui leur sera faite dans la même mesure qu'à nous ? » (pp. 77 et 78.)
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Nous dédions ces lignes aux Scouts d'Europe qui, il y a quelques années, citaient encore Louis Veuillot en exergue de leur revue *Maîtrise*. Aujourd'hui « libéraux », ils acceptent servilement la rupture de la société civile avec la société de Jésus-Christ. Ils la veulent définitive. Ils croient sans doute, comme dit Veuillot, « que l'Église y gagnera la paix, et même, plus tard, un grand triomphe ».
« Si l'Église, poursuit implacablement l'auteur de L'illusion libérale, ne peut être libre qu'au sein d'une liberté générale, c'est dire qu'elle ne peut être libre qu'à la condition de voir s'élever contre elle la liberté de la nier et de la détruire par toutes les offenses et tous les moyens légaux qu'un tel ordre des choses mettra nécessairement aux mains de ses ennemis. Et comme elle y doit non moins nécessairement ajouter la renonciation à ses « privilèges », sans quoi il n'y aurait plus de liberté générale, il en résultera qu'elle perdra d'autant le pouvoir d'imposer aux hommes le frein intérieur par lequel ils deviennent capables et se sentent dignes de la liberté. Dès lors, par une conséquence fatale, le frein politique montera, et la société verra vite arriver cette heure funeste où César, du consentement de la « liberté générale », se déclare pontife et dieu : *Divus Caesar, imperator et summus pontifex*. » (p. 62.)
On revient ainsi au sophisme diabolique du début. Quand le droit ne vient pas de Dieu, il ne peut venir que de l'homme et du diable. « C'est la théocratie à l'envers », dit Veuillot (p. 38) ; la « démocratie religieuse », dira Maurras. Qu'il choisisse le culte de Dieu ou le culte de l'homme, l'État demeure toujours confessionnel. On ne peut jamais en réalité totalement séparer le spirituel du temporel. On peut seulement les distinguer. Les distinguer pour les unir.
Cette distinction a été apportée au monde par le christianisme : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » L'Antiquité ne la connaissait pas, L'Islam l'ignore. Le libéralisme l'abolit. Ce dernier qui prétend en effet séparer les deux ordres les confond au vrai en une théocratie nouvelle, à l'envers, qui aboutit à soumettre totalement le spirituel au temporel : « Il faut rendre à César ce qui est à César... et tout est à César », selon le mot terrible de Clemenceau.
Sous le masque du libéral se cachent les traits d'un personnage trop ancien et trop fréquent dans l'histoire de l'Église « Sectaire, voilà son vrai nom », indique Louis Veuillot. A force de vouloir toujours donner raison à ses adversaires, il en vient à donner toujours tort au seul camp de la vérité. Cette continuelle complaisance envers l'erreur est un signe.
Déjà, dans *l'Univers* du 30 décembre 1851, son directeur portait ce jugement définitif : « Le monde sera socialiste ou sera chrétien : il ne sera pas libéral. Si le libéralisme ne succombe pas devant le catholicisme qui est sa négation, il succombera devant le socialisme qui est sa conséquence. »
La foi catholique libérale devra cesser ou d'être libérale ou d'être catholique. Car on ne peut nier ou défier indéfiniment le principe d'identité chrétienne : : « Qui n'est pas pour moi est contre moi » (Math. XII, 30). On ne peut tenir indéfiniment la balance entre Dieu et Bélial. « Je vomirai les tièdes », dit aussi l'Écriture. Et Dieu à Moise lorsque les enfants d'Israël se furent consacrés à Belphégor : « Prends tous les chefs du peuple, et pends-les à des potences, en plein jour, afin que ma fureur ne tombe point sur Israël. » (Nombres, XXV, 4.) Voilà une note à mettre dans le dossier de la liberté des cultes, indique Veuillot !
« Notre histoire, ajoute-t-il, est le récit du triomphe de Dieu par la vérité désarmée de toute politique humaine à l'égard des princes et à l'égard du monde. Les païens étaient libéraux. Ils ont beaucoup voulu s'arranger avec l'Église. Ils ne lui demandaient que d'avilir un peu son Christ et de le faire descendre au rang de particulier divin. Alors le culte aurait été libre ; Jésus aurait eu des temples comme Orphée et comme Esculape, et les païens eux-mêmes, reconnaissant sa philosophie supérieure, l'auraient adoré. » (p. 44.)
Des paroles qui rappellent étonnamment celles d'un autre journaliste et écrivain catholique (converti) d'Outre-Manche, aussi beau défenseur de la foi contre les sophistes du monde moderne et méritant sans doute le même éloge que Léon XIII faisait de Louis Veuillot comme « Père laïque de l'Église » ! Il s'agit de Chesterton dans *l'Homme éternel :*
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« Il y a 2000 ans, on avait déjà entrepris sur les rivages de la Méditerranée l'édification d'une sorte de Panthéon. Les chrétiens étaient cordialement invités à y faire entrer une statue de Jésus qui aurait côtoyé celle de Jupiter, de Mithra, d'Osiris, d'Attis ou d'Ammon. Le refus des chrétiens est le pivot de l'histoire... Nul ne peut comprendre le mystère de l'Église, nul n'est au diapason de la foi des premiers âges, qui ne mesure que le monde fut alors bien près de périr dans la fraternisation et la compréhension mutuelle de toutes les religions... »
Les chrétiens d'alors ne recherchaient pas la paix avec tout le monde, conformément à la parole du Seigneur : « N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Math. X, 34). Ils ne délibéraient pas, se demandant s'ils risquaient de « brimer » la liberté des consciences et de la foi elle-même. Ils ne se disaient pas : « Que deviendra l'Église et qui servira Dieu si nous mourons ? » Ils Le confessaient simplement et ils mouraient. Ils ont gagné...
« Comme Satan proposait jadis l'absorption, explique Veuillot, dans le même but, par des moyens analogues, par les mêmes organes ennemis et trompeurs, tantôt menaçant, tantôt séduisant, il propose maintenant la séparation. Il disait aux premiers chrétiens : abdiquez la liberté, entrez dans l'empire. Il nous dit aujourd'hui : sortez de l'empire, entrez dans la liberté. Jadis, une union qui eût avili l'Église ; aujourd'hui, une séparation qui avilirait la société. Ni cette union ne convenait alors, parce qu'elle eût été l'absorption, ni cette séparation ne serait bonne aujourd'hui, parce qu'elle serait la répudiation. L'Église ne répudie pas la société humaine et ne veut pas en être répudiée. Elle n'a pas abaissé sa dignité, elle n'abdiquera pas son droit, c'est-à-dire, au fond, sa liberté royale. » (p. 45.)
-- Et le (sacro-saint) courant de l'histoire ? objecte le libéral qui veut toujours donner raison à son adversaire.
-- Et pourquoi donc suivre le courant ! rétorque le journaliste catholique.
Nous sommes nés, nous sommes baptisés, nous sommes sacrés pour remonter le courant d'ignorance et de félonie de la créature, ce courant de mensonge et de péché, ce courant de boue qui porte à la perdition, nous devons le remonter et travailler à le tarir. Nous n'avons pas d'autre affaire au monde.
Ce qui différencie au fond le catholique libéral du catholique authentique, c'est que l'un croit en Dieu tandis que l'autre ne croit qu'en Dieu ! Le premier conjugue le culte de Dieu avec le culte de l'homme comme cela s'exprime de plus en plus explicitement dans l'Église conciliaire. Il concilie l'inconciliable ne parvenant qu'à aliéner la religion, à faire de sa chapelle « une porte de sortie de la grande Église », ainsi que l'écrit Veuillot.
Restent les catholiques fidèles « plantés comme des digues qui rompent le courant et sur lesquelles un certain nombre de naufragés se sauvent ». Ils n'emportent pas le monde mais ils le retiennent. Comme saint Paul, la grâce de Dieu leur suffit.
« Si ce siècle, écrivait au XIX^e^ siècle le grand écrivain catholique, semble nous promettre une longue période de médiocres combats sans victoire apparente, des abaissements de toute sorte ; si nous devons être raillés, bafoués, expulsés de la vie publique ; s'il faut, dans ce martyre du mépris, subir le triomphe des sots, la puissance des pervers et la gloire des faquins, Dieu de son côté réserve à ses fidèles un rôle dont ils ne refuseront pas et ne méconnaîtront pas la féconde et durable splendeur. Il leur donne à porter sa vérité diminuée et réduite comme un flambeau d'autel qu'on peut mettre aux mains d'un enfant, et il leur commande de braver tout cet orage ; car pourvu que leur foi ne faiblisse pas, la flamme vivante non seulement ne sera pas éteinte, mais ne vacillera même pas ! La terre nous couvrira de ses poussières, l'Océan nous crachera ses écumes, nous serons foulés aux pieds des bêtes lâchées sur nous, et nous franchirons ce mauvais passage de l'histoire humaine. La petite lueur placée dans nos mains déchirées n'aura pas péri ; elle rallumera le feu divin. »
Rémi Fontaine.
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#### Henri Servien *Petite histoire des colonies et missions françaises *(Éditions de Chiré)
La *Petite histoire des colonies et missions françaises,* dernier-né d'Henri Servien, et publié aux Éditions de Chiré, est sans doute son meilleur livre. Chacun, pourvu qu'il appartienne à cette race forte des jeunes de 7 à 77 ans, y puisera de quoi faire son miel. Car cette petite histoire, fête des yeux et de l'intelligence, multiplie les perspectives et les centres d'intérêt.
L'enfant sera fasciné par les illustrations de R. F. Follet, qui saisit êtres et éléments dans leur mouvement, vifs instantanés de temps révolus : tempêtes où les frégates font naufrage, bigarrure d'un port indien, assaut d'une citadelle sarrasine, débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch, missionnaires aux bras ouverts, conquérants désarmés des âmes. La même passion pour la mer anime le Vendéen Servien et son dessinateur : on y admire la caraque de Colomb, un chantier naval sous Richelieu, la magnificence des poupes au temps de Colbert ; et Servien tour à tour regrette que les Français ne se soient intéressés à la mer que par foucades, et admire Richelieu qui sut enfin reconnaître que « quiconque est maître de la mer a un grand pouvoir sur la terre ». Cette familiarité avec l'Océan, la voici dès la couverture, où marins, soldats, missionnaires, savants découvrent ensemble une nouvelle terre, en ces tons vert jade et bleu outremer qui colorent somptueusement l'ouvrage.
Le potache, l'adolescent curieux scruteront les tableaux synoptiques, qui rassemblent la chronologie des principaux événements : politique, vie de l'Église en Occident, en Amérique, en Orient, en Afrique... Ils aimeront les biographies des héros et des saints qu'a suscités la geste de la France sur les terres d'outre-mer, car ces vies, d'une façon souvent plus accusée que l'histoire événementielle, dessinent, en même temps que le portrait des explorateurs, des généraux, des missionnaires, le profil d'une époque. Et puis les cartes du monde qui jalonnent l'ouvrage leur seront d'indispensables coordonnées, depuis le planisphère du XVI^e^ siècle, ombré des terres inconnues à l'époque, jusqu'à « la France de 100 millions d'habitants » de la veille de la seconde guerre mondiale, riche de la Guyane, de l'Afrique du Nord, de l'Afrique occidentale, de Madagascar, de l'Indochine. Et, que l'étrange séduction du désert les attire, ou les rumeurs de la foret tropicale, ou les mystères de l'Extrême-Orient, ils suivront les mouvements, les progrès ou les récessions de la colonisation sur leur terre de prédilection, et leur lecture y gagnera peut-être en profondeur.
Mais la richesse foisonnante de cet album ne suffit pas à l'intérêt qu'on peut y prendre. Il faut surtout honorer le courage de l'auteur, et même, comme le dit Jean Raspail dans sa préface, « son culot, sa force de conviction peu commune, sa foi inébranlable, pour partir en guerre, seul, ou presque, contre la falsification et la destruction délibérée de notre mémoire nationale et chrétienne ». Contre la mauvaise conscience occidentale, « à mi-chemin d'un marxisme et d'un christianisme abâtardis », Servien montre que l'histoire de la colonisation française fut d'abord « une histoire d'amour avec le monde entier pour théâtre », où les conquérants ont été conquis, où les Français ont été séduits par leur nouveau pays, ayant senti la puissance mystérieuse des êtres, des croyances et des rythmes.
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**La conquête du sol.** -- « Portez votre foi sur les peuples assis au-delà de vous » écrivait saint Avit à Clovis. Mais s'il « n'y a pas de credo sans conquête des âmes », il est évident que la colonisation ne pouvait être l'œuvre unique des missionnaires. Certains, comme au XVI^e^ siècle le théologien Vitoria, souhaitaient que les conquêtes coloniales fussent faites par des saints. La réalité fut plus complexe. La colonisation résulta du faisceau plus ou moins serré de mobiles divers : la volonté de gagner les âmes à Dieu, le désir de propager la civilisation, le goût du savoir et de l'aventure, l'esprit de lucre. L'âge d'or des colonies a toujours coïncidé avec l'heureuse conjugaison de ces mobiles divers.
La fluctuation des intérêts a déterminé la fluctuation de la colonisation. Louis XIII et Richelieu avaient l'ambition de rendre la France présente dans toutes les parties du monde. Colbert voyait dans la colonisation le moyen d'épanouir les vertus héroïques et la prospérité, mais à la mort de Louis XIV ni l'opinion, ni le pouvoir ne s'intéressaient aux colonies. Napoléon les considérait comme de peu d'importance. En revanche, le XIX^e^ siècle vit une vraie course aux colonies parce que toutes les grandes nations recherchaient matières premières, débouchés à leurs industries et bases navales. Et c'est alors (alibi ou conviction ?) que la franc-maçonnerie affirmait le devoir de transformer le monde en propageant la civilisation européenne. C'est alors que Jules Ferry -- exprimant le sentiment général de l'époque -- s'écriait : « Les nations européennes ont envers les peuples indigènes un devoir supérieur de civilisation... La race supérieure ne conquiert pas pour le plaisir, dans le dessein d'exploiter le faible, mais bien pour l'élever jusqu'à elle. » Jules Ferry raciste, qui l'eût cru ? Il est d'ailleurs piquant de comparer, au discours de Jules Ferry, celui du militant socialiste Charles-André Julien, en 1935 : « Le colon, si fruste soit-il, se considère toujours comme le représentant de la « race supérieure » qui a le droit de mépriser le « bicot », celui-ci fût-il avocat, professeur ou médecin. » Depuis le fondateur de « l'école laïque » jusqu'aux inspirateurs du Front populaire, l'idéologie gaucharde a subi d'étranges gauchissements, et cet avatar n'est pas le dernier.
**La conquête des âmes**. -- Le désir de conquête (coupable ou méritoire...) de la « race supérieure » ne fut pas le seul mobile de la colonisation. Servien montre combien colonisation et mission, pendant très longtemps, furent intimement fiées. Depuis l'épopée des croisades, à l'appel des Byzantins, jusqu'à la belle amitié scellée par la foi et la passion du désert de Foucauld et de Laperrine, le soldat et le moine, le politique et le missionnaire ont œuvré ensemble. Il n'y avait que 300 missionnaires après la Révolution, mais on en trouve plus de 70.000 au début du XIX^e^ siècle, qui voit s'ouvrir l'âge d'or de la colonisation. Et lorsque, en France, la foi était malade, l'empire colonial en souffrait : ainsi l'époque des hérésies et des guerres de religions fut peu propice à la colonisation. Ainsi les missions ont stagné au XVIII^e^ siècle, parce que l'Église était ridiculisée par les « philosophes », et qu'on se relevait mal du ridicule au XVIII^e^ siècle. Ainsi, la mission auprès des Touaregs, malgré la stature spirituelle du Père de Foucauld, fut un échec : parce que l'évangélisation des musulmans était interdite par un gouvernement qui lui-même luttait depuis des années contre l'influence de la religion catholique.
En revanche, les premiers missionnaires, franciscains et dominicains, furent pris en flagrant délit d'anti-œcuménisme. Et saint François le premier, haranguant le sultan : « nous vous montrerons que vous êtes tous perdus si vous demeurez dans la religion du prophète ». Il n'empêche que les Touaregs posent un problème spécifique. Presque partout, en Amérique, en Afrique, en Asie, le sang des martyrs a fécondé les terres étrangères, et leurs supplices raffinés ou brutaux ont vérifié la maxime « sanguis martyrum, semen christianorum » (sang des martyrs : semence des chrétiens). Ainsi, presque tous les Hurons se convertissent après le martyre des hommes de Dieu, cinq ans après, les Iroquois demandent qu'on leur envoie des missionnaires. Mais les Touaregs ne se convertissent pas, et l'explication politique est insuffisante, l'islam semble imperméable à toute pénétration, même celui de ces musulmans volages qu'étaient les Touaregs...
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Deux facteurs, qui peuvent encore nous servir de modèles, déterminent le succès des missions : la vocation universelle du catholicisme et son aptitude à piller, intégrer les particularismes locaux. « Pour tout le Moyen Age, et pour longtemps encore, il est impropre de parler d'Église nationale. L'Église catholique était déjà une « internationale » solide où l'unité gommait les particularismes nationaux. Une seule foi, une seule langue liturgique et scientifique, le latin, des pèlerinages communs en Europe ou en Terre Sainte. On comprend que les marchands, les chevaliers ou les étudiants n'aient connu aucun dépaysement en se déplaçant dans la chrétienté médiévale. » Et même lorsque, à partir du XVII^e^ siècle, on distingue de vraies missions d'origine nationale, cet « internationalisme catholique » demeure.
Les croisés adoptaient les mœurs locales, s'habillaient de longues robes ; les habitants de Chartres devenaient citoyens de Tyr ; les croisés épousaient même, parfois, des Syriennes, des Arméniennes, des Sarrasines converties. De même, les missionnaires (par d'autres voies assurément !) et surtout les Jésuites, ont senti la nécessité des conversions en douceur. Tel père jésuite étudie le brahmanisme, vit comme les pères brahmanes et multiplie les conversions ; tel autre, en Chine, se concilie princes et bonzes en ne heurtant pas les traditions du pays.
Et non pas par lâcheté ou indulgence coupable, comme certains Jésuites en France, qui, au XVII^e^ siècle, « mettaient des coussins sous les coudes des pécheurs », ou sous les leurs. Les Jésuites missionnaires furent d'un héroïsme qui nous effraie ; ainsi saint Isaac Jogues, torturé par les Iroquois, les mains mutilées -- et le pape Urbain VIII dut lui accorder l'autorisation de célébrer la messe avec ses mains sans doigts -- et qui, après son retour en France, revint au Canada pour y être massacré. Mais le génie du christianisme réside dans l'appropriation et la métamorphose. Et Francis Garnier fait cette belle remarque, à propos des Annamites : « il est chez les Annamites certaines croyances douces et mélancoliques telles que le culte de la vieillesse et l'adoration des ancêtres, dont le christianisme qui comprend toutes les poésies et les contient toutes en les ennoblissant, peut merveilleusement s'emparer comme d'un point de contact et d'une transition facile pour les élever jusqu'à lui et les soumettre a sa bienfaisante influence. »
C'est ainsi que l'Église, si elle fut iconoclaste quand c'était nécessaire, a repris, assumé, fait fructifier l'héritage quand c'était possible, pratiquant le mot de saint Paul : « Tout est à vous », et de saint François d'Assise : « Tout ce qui est bon appartient à Dieu. »
**La fin des colonies.** -- La France de 100 millions d'habitants du demi-siècle est aujourd'hui réduite à l'hexagone. Pourquoi ? Servien affirme : « le péché a corrompu l'apostolat ». Il est sûr qu'on ne trouvera plus dans les colonisateurs l'humilité sainte du croisé Godefroy de Bouillon qui, élu roi de Jérusalem, se refusait à « ceindre une couronne d'or là où le Christ avait porté une couronne d'épines ».
Mais si « l'avenir reste imprévisible », et si l'on peut s'interroger avec Servien : « après avoir perdu Hanoi, Tunis, Rabat, Dakar et Alger, pourra-t-on conserver Nouméa et Papeete ? » la lecture de son livre nous donne en tout cas une certitude : c'est que la décolonisation ne correspond aucunement à un mouvement fatal de l'histoire, mais qu'elle fut l'œuvre exclusive des hommes.
Du péché des hommes d'abord : le commerce du bois d'ébène, à la fin du XVII^e^ siècle par exemple ; de ces esclavagistes plus soucieux de rendement que de salut, et qui employaient les noirs... vendus par les négriers arabes.
Et plus encore des idées subversives et des philosophies dissolvantes. Les idées des philosophes du XVIII^e^ siècle -- « je voudrais que le Canada fût au fond de la mer glaciale, même avec les révérends pères jésuites de Québec » disait Voltaire -- ne furent pas pour rien dans la rafle britannique des colonies françaises. Certains ont vite assimilé la Déclaration des droits de l'homme en récusant les autorités religieuses, en guignant le pouvoir, en contestant la présence du pays colonisateur.
L'Indochine fut perdue par l'alliance de la guerre subversive et de la « prise de conscience » occidentale, vite branchée et débranchée suivant les besoins de la cause révolutionnaire. L'indépendance de l'Algérie fut l'œuvre de quatre forces conjuguées : l'imitation des tactiques de la résistance française (pour les attentats, l'organisation secrète, les complicités...), l'esprit conquérant de l'islam, les principes de 89, la fourberie gouvernementale. Car De Gaulle était en pourparlers avec le F.L.N. qui était sur le terrain à bout de souffle, alors que certains des chefs fellagha proposaient aux autorités françaises de se rendre après discussion.
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Saluons Albert Camus, écrivain de gauche et algérois, qui avait grandi dans le quartier de Belcourt -- « dans une pauvreté fastueuse » disait-il -- et qui écrivait, à la même époque : « Les Français d'Algérie sont, eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes. »
Devant tant d'abandons, on songe à cet aveu de Claudio Mutti, chrétien converti à l'Islam, et qui se vante d'avoir parcouru le même chemin que René Guénon, passé en douceur de la gnose à l'Islam : « j'avais dû constater que le christianisme ne se trouvait pas sur des positions de lutte contre le « monde moderne » mais sur des positions de passivité, et souvent, de complicité... Je devais tenir compte de la complétude de l'Islam et de l'incomplétude du christianisme... L'Islam, par conséquent, était un choix obligé ». Comme en écho, De Gaulle disait (avec nostalgie ?) le 8 décembre 1957 : « tout se tient dans l'univers islamique ». Pesons ces paroles, en ces temps où nous menace, non tant l'invasion d'un peuple, que l'invasion d'une culture radicalement étrangère à la nôtre, ennemie de la nôtre, et totalitaire.
Où tout se tient, certes, comme tout se tient en théocratie où César est Dieu et inaugure l'ère des terreurs sacrées.
Henri Servien et les éditions de Chiré nous ont fortifiés dans la conviction -- en montrant plus qu'en démontrant -- qu'il n'y a pas de sens de l'histoire qui échappe à la volonté des hommes, et d'avoir réconcilié, s'il en était besoin, les petits Français avec la France, de les avoir rendus fiers d'une patrie conquérante, qui croyait en son destin, et qui peut y croire encore. Assurément, notre patrie est celle dont l'histoire est la mère. Et c'est au nom de cette fierté, de la réconciliation de la France avec elle-même, que l'on peut trouver trop évasifs les « Bilan et questions » qui achèvent l'ouvrage. Servien semble y reconnaître que « les entreprises d'outre-mer sont des impasses », et emprunte sa conclusion à M. Pierre Laffont : « nous avons beaucoup donné : souvent mal sans doute, insuffisamment certainement ». Ces « mea culpa », même nuancés, ne sont plus de saison, à l'heure où les totalitarismes communiste et islamique menacent le monde, et où la chrétienté est à l'évidence la seule totalité qui ne soit pas totalitaire. La lecture attentive de l'album d'Henri Servien est le meilleur antidote contre tout soupçon de mauvaise conscience.
Danièle Masson.
#### Hugues Kéraly *SOS Nicaragua *(DMM)
*Première lecture :*
« Voyage au pays du communisme à langage chrétien », dit le sous-titre. C'est la nouveauté de cette « libération », car pour le reste, toutes les méthodes, tous les mensonges font partie de l'arsenal classique de la révolution. On affirme représenter la voix du peuple, mais on tient ce peuple sous la menace des armes pour qu'il ne se plaigne pas.
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On apporte la liberté, mais on ferme les frontières, on fouille les maisons, et on lâche les délateurs dans la rue pour que personne n'ose parler. On se plaint de l'héritage, mais on gaspille le peu qu'il avait laissé (à ce sujet de l'héritage, une petite remarque à Kéraly : il dit que Managua est aujourd'hui dans l'état de ruine où l'a laissée le tremblement de terre de 1972. Ce qui prouve que les révolutionnaires n'ont rien fait depuis 1980. Et que Somoza n'avait rien reconstruit non plus de 1972 à 1980).
Les élections d'octobre 1984 se sont déroulées comme on pouvait le prévoir. L'opposition véritable est interdite, l'opposition permise est composée de gens falots ou de complices déguisés. Pour être sûr que les gens se dérangeront, les cartes de ravitaillement ne seront distribuées qu'à ceux qui prouveront qu'ils ont voté. Malgré cela, les résultats sont faibles, et 7 % de Nicaraguayens ne se sont pas fait inscrire. C'est un signe de courage dont on mesure mal la portée, dans un pays actuellement tranquille. Mais tout cela, y compris la présence d'une nombreuse et sourcilleuse milice en bonne partie constituée de Cubains, c'est la règle révolutionnaire classique.
La nouveauté, c'est de faire jouer le sentiment religieux en faveur de la révolution, au grand applaudissement d'une bonne part du clergé français et de ses organes de presse. La « théologie de la libération », « l'Église des pauvres » sont les formules qui permettent de faire passer l'énergie religieuse dans la machine révolutionnaire : détournement de courant. Il semble clair que le pape est désarmé dans cette affaire, et que la crainte d'un schisme le retient d'agir plus nettement. Quant au peuple des fidèles, il est certainement trompé sur ce point plus facilement en Europe, et particulièrement en France, qu'en Amérique centrale, où les faits visibles ont du faire tomber auprès de zéro le nombre des naïfs.
Le re de Kéraly est plein de petits faits parlants. S'il montre un certain nombre de personnages répugnants ou décourageants, il rend hommage à ces braves gens, à ces prêtres, à ces journalistes de *la Prensa* qui luttent, isolés, pour leur foi et leur liberté. Ce petit ouvrage est un excellent moyen de se désintoxiquer de « l'information » telle qu'elle est diffusée par la télé et la grande presse.
Georges Laffly.
*Seconde lecture*
Hugues Kéraly s'est rendu au Nicaragua au moment des « élections » d'octobre 1984, de ce premier scrutin que se sont offert les sandinistes pour asseoir par une parodie « démocratique » leur pouvoir révolutionnaire aux yeux des libéraux d'Amérique et d'Europe.
En revenant, Hugues Kéraly a fait un compte rendu de son voyage, sous forme d'un livre que publie DMM. Comme il s'agit d'un reportage, ce livre se lit comme un article de magazine. Mais il est beaucoup plus qu'une œuvre de journaliste -- même engagé --, puisque la terrible description de la révolution nicaraguayenne qu'il nous présente se mue en cri d'alarme pour le monde fibre et cri de détresse pour le peuple martyr du Nicaragua, et se termine sur un appel à une solidarité chrétienne effective et concrète avec ce peuple.
Le sous-titre du livre est un saisissant résumé du propos : *Voyage au pays du communisme à langage chrétien.*
L'expression « communisme à langage chrétien » est parfaite. Techniquement parfaite. Et elle désigne l'ensemble de la subversion à l'œuvre dans toute l'Amérique latine. « Pour adopter la praxis révolutionnaire aux ressources du terrain local (380 millions de catholiques), Lénine n'aurait pas trouvé mieux. »
De fait Lénine n'a jamais imaginé le « sandinisme ». Staline non plus. Cette nouvelle variété du communisme n'a vu le jour que grâce à la rencontre de révolutionnaires professionnels appuyés par l'URSS et Cuba avec des « théologiens » dévoyés qui ont inventé une « théologie de la libération » basée sur une analyse marxiste de l'histoire et de la société.
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Staline avait bien tenté de développer un courant favorable au communisme -- ou au moins collaborationniste -- au sein de l'Église (notamment en Pologne avec Pax). Mars si les Soviétiques ont pu facilement s'inféoder la hiérarchie orthodoxe, qui avait toujours été inféodée au pouvoir, il n'en fut pas de même chez les catholiques.
Il fallait que le mouvement vienne de l'intérieur, et qu'il évite ainsi les suspicions qu'engendre forcément une attitude trop visiblement téléguidée.
Ce fut la « théologie de la libération », qui a peu à peu infecté la quasi totalité du clergé d'Amérique latine -- du moins celui « dont on cause » -- à des degrés divers. Ainsi la révolution nicaraguayenne fut-elle encensée par le clergé et par les évêques du pays. Jusqu'à ce que se révèle l'évidence que les pères-ministres et les communautés ecclésiales de base ne faisaient que réaliser une révolution purement bolchevique, sous le contrôle et avec la participation active de Cuba et de Moscou.
Aujourd'hui, au Nicaragua, la majorité du clergé s'est rendue à l'évidence. Selon Hugues Kéraly, sur les 320 prêtres du Nicaragua, 15 seulement d'entre eux servent « l'Église populaire ». L'archevêque de Managua et le président de la conférence épiscopale font figure d'opposants résolus et sont la cible de violentes attaques gouvernementales.
Rome a longtemps, très longtemps, trop longtemps laissé se développer la gangrène de la « théologie de la libération » sans intervenir. Aujourd'hui le mouvement est enfin inverse. « Certains aspects » de la théologie de la libération ont été fermement condamnés par la Congrégation pour la doctrine de la foi, que préside le cardinal Ratzinger. Deux théoriciens brésiliens de la théologie de la libération ont été interdits d'enseignement.
« Mais fin novembre, à Managua, on attendait toujours les sanctions » contre les prêtres ministres, écrit Hugues Kéraly. Revenu à Paris, il note que le 10 décembre le ministre de l'éducation Fernando Cardenal a été exclu de la compagnie de Jésus. Ce n'était qu'un début. Car en janvier les pères Fernando Cardenal, Emesto Cardenal (ministre de la culture), Miguel d'Escoto (ministre des affaires étrangères) et Edgar Parrales (ambassadeur à l'OEA) se sont vu notifier leur suspension *a divinis*.
Si le langage de la révolution nicaraguayenne emploie un langage chrétien dévoyé, sa réalité est purement communiste. D'après ce que nous en dit Hugues Kéraly, cela ressemble à s'y méprendre à ce qui se passait en 1946-1947 dans les pays de l'Est : collectivisation conservant un secteur privé, opposition légale mais muselée, terreur et répression, armée et milice omniprésentes.
Les élections de 1984 ressemblent elles-mêmes aux élections de 1946-1947 dans les pays de l'Est, élections réalisées une fois que les communistes ont le pouvoir bien en main, et donc sous leur contrôle exclusif. La seule différence est qu'au Nicaragua l'opposition a refusé de participer à la farce électorale, ce qui a réduit à néant les prétentions « démocratiques » du pouvoir sandiniste pour tout observateur lucide. En 1946-1947 dans les pays de l'Est l'opposition avait participé aux élections parce qu'elles se déroulaient théoriquement sous contrôle international et que les partis d'opposition croyaient les Américains, qui leur avaient promis que ces élections seraient honnêtes et qu'ils feraient respecter le résultat du scrutin. Or les élections se déroulèrent exactement comme elles se sont déroulées en 1984 au Nicaragua, dans la fraude généralisée.
Hugues Kéraly a découvert une fraude peut-être inédite jusque là, destinée semble-t-il d'abord à permettre aux étrangers -- aux « frères internationalistes » -- de voter. En cherchant son stylo tombé sous son siège, dans l'avion de Managua, il a mis la main sur une carte d'électeur. Une carte authentique, dûment revêtue de la signature d'un président de bureau de vote et frappée du timbre du conseil suprême des élections, mais où était laissé en blanc le nom du votant...
Ce qui distingue également le Nicaragua de 1984 des pays de l'Est de 1947 est la militarisation de la société nicaraguayenne. La population est « sur le pied de guerre », en permanence, contre la guérilla interne et contre l'envahisseur yankee qui peut apparaître d'un moment à l'autre. Les gens ne sont pas dupes de la psychose que tente d'instaurer le pouvoir, mais on participe tout de même aux « comités de défense,... pour avoir sa carte de rationnement et ses bons d'essence, et pour bénéficier du marché parallèle tenu par la milice ».
Si la menace d'invasion yankee est un mythe sandiniste qui ne sert qu'à renforcer la dictature, la guérilla existe. Hugues Kéraly a rencontré Eden Pastora, le « commandant Zéro », chef historique de la révolution nicaraguayenne, devenu opposant au pouvoir sandiniste dès que celui-ci s'est inféodé à Cuba. Hugues Kéraly est même le premier journaliste à avoir pu rencontrer Eden Pastora dans son QG (avec quel luxe de précautions !).
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Mais cette guérilla ne compte que 14.000 vieux fusils et manque munitions, face à une armée de 150.000 hommes encadrée par des Cubains, des Allemands de l'Est et des Soviétiques. Eden Pastora a expliqué à Hugues Kéraly que les Américains limitent au minimum leur aide à la guérilla parce qu'ils veulent « donner en exemple à toute l'Amérique ce régime communiste où les gens crèvent de faim ». Les États-Unis cherchent à négocier avec les sandinistes la suspension de leur offensive au Salvador, la limitation de la révolution au seul Nicaragua. En retour, ils couperaient les vivres à la guérilla. (Ce n'est pas l'opinion de Reagan, mais celle des fonctionnaires du secrétariat d'État et du Congrès.)
« Illusion mortelle », dit Eden Pastora. Et dans le chapitre suivant Hugues Kéraly explique que la révolution nicaraguayenne n'a pas d'autre finalité que d'être exportée dans tous les pays d'Amérique centrale, en commençant par le Salvador, où les sandinistes sont déjà comme on le sait très engagés, et en continuant par le Costa-Rica, le Honduras et le Guatemala. Un général cubain, vétéran d'Angola, supervise au nord du pays la construction d'un aérodrome capable d'accueillir les avions gros porteurs de l'armée rouge. Le Nicaragua a déjà remplacé la Grenade dans la stratégie soviétique.
En conclusion, Hugues Kéraly établit l'échelle de la misère au Nicaragua, dont les degrés sont la misère citadine, la misère paysanne, la misère des réfugiés dans les camps aux frontières, et « au sommet de la crucifixion nationale » la misère des Indiens victimes d'un génocide avoué.
Face à cette insupportable situation, Hugues Kéraly appelle au secours. D'où le titre du livre : *SOS* *Nicaragua.*
Yves Daoudal.
#### Jacques Ploncard d'Assac : *1792. Les dernières marches du trône *(DMM)
Il est des « libéraux » qui ont horreur de 1793 mais qui n'en célébreront pas moins, dans deux ans, 1789. Ces naïfs ne se sont pas encore rendu compte que ce qui n'était au départ qu'une conspiration bourgeoise, maquillée par des déclarations « généreuses » devait immanquablement déboucher, par la logique même des idées fausses, sur un véritable cataclysme. La vérité sur 1789, c'est en fait en 1792 qu'elle se fait jour, au cours de ces mois où Louis XVI descend, de manière hallucinante, « les dernières marches du trône ».
C'est cette période écœurante où le cocasse se mêle au tragique qu'a étudiée avec une rare minutie Jacques Ploncard d'Assac. Écartant les ouvrages partisans et les Mémoires autosatisfaits, il s'est plongé dans la presse et dans les discours du temps. Son but : « restituer la vérité de l'histoire en la montrant se faire, au jour le jour, dans tout ce qui a agi sur les contemporains et les a fait pousser les événements dans un sens plutôt que dans un autre ».
Cela donne un livre très vivant, très original, -- et finalement effrayant quand on compare ces temps avec ceux que nous vivons. L'histoire de la Révolution, c'est celle, qui a commencé bien avant et qui n'a presque jamais cessé depuis lors, d'un pourrissement des esprits : elle fut, dit l'auteur, « une guerre psychologique, déclenchée par un tir inouï d'artillerie idéologique auquel on répondit par des sentiments qui n'étaient plus ressentis parce qu'ils avaient été détruits dans les pensées et dans les âmes ».
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Rien n'est plus désolant, dans cette affaire, que observer les « honnêtes gens », ceux qui, au début de 1792, croyaient pouvoir « fixer » la Révolution. Ils avaient pour cela lancé un journal, *Le Gardien de la Révolution ;* il s'agissait, sans remettre en cause les idées, d'arrêter les désordres ; en somme de faire taire les révolutionnaires sans nuire à la respectabilité de leurs idées... La riposte des « patriotes » éclairés (les francs-maçons) ne se fit pas attendre : cette main tendue, ils la méprisaient, ils savaient bien, eux, que la mécanique lancée devait déployer toutes ses conséquences. Ils écrivirent aussitôt dans *Le Courrier des 83 Départements* qu'il n'y avait là qu' « un moyen d'infecter périodiquement du poison ministériel les plus anciens sanctuaires de la vérité (...) Nous ne croyons pas que beaucoup de membres d'une société (la Maçonnerie) qui a préparé les matériaux de l'édifice constitutionnel se laissent duper par un parti qui ne s'en attribue la garde que pour le miner avec plus d'assurance et d'impunité ».
Apparaît aussi le rôle inutile et finalement néfaste de ceux qu'on appelait les « monarchiens » et qui pensaient pouvoir ménager le Roi tout en se compromettant avec la Révolution. Plus lucide, au même moment, l'impératrice Catherine de Russie mettait ses sujets en garde contre les « combinaisons politiques » et la « philosophie spéculative ». Aveu de taille sous la plume de celle qui avait été l'amie de Voltaire et de Diderot ! « On a mis le désordre dans les idées et maintenant il est dans la rue », commente Ploncard d'Assac.
La machine ne pouvait plus s'arrêter. Et ceux qui en avaient assez ne pouvaient même pas se prévaloir d'incarner la majorité : le peuple, c'est la « minorité courageuse » qui doit « écraser la majorité imbécile et corrompue ». Voilà comment parlaient les « grands ancêtres » de la démocratie française... Dès avril 1792, Marat considérait comme une « sottise » de respecter la constitution ; ainsi, écrit Ploncard, « à la loi décrétée par les représentants du peuple souverain, Marat oppose un « salut public » dont il prétend définir les contours (car) la volonté populaire est mal éclairée par la « multiplicité d'écrivains ignares ». La démocratie n'est donc qu'un mensonge ».
La lecture de la presse révolutionnaire révèle encore « l'idée qu'avant d'entreprendre « les grandes choses », on s'emploie à « tâter l'opinion », à « disposer les esprits », car rien, tout au long de la Révolution, n'est spontané. Tout a été préparé, suggéré, monté. C'est bien l'histoire de la carte à tirer dans le jeu de piquet : le peuple croit vouloir, on le fait vouloir ».
Ce sont ensuite des foules de témoignages pris sur le vif, notamment ceux qui se rapportent à la guerre faite à Dieu, à laquelle des calvinistes prirent une part importante. *Le Courrier* du 29 avril 1792 se réjouissait que l'assemblée ait interdit aux prêtres de revêtir l'habit religieux « hors le temps de leurs saintes momeries » ; quelques jours plus tard la même feuille recommandait, pour « renfermer l'ignorance dans les églises », de « leur ôter l'empire des cloches ». En somme plus de trace de religion dans le pays : les révolutionnaires de 1792 seraient étonnés de voir deux siècles après leur programme réalisé par les évêques eux-mêmes...
La Révolution fut aussi un véritable crime contre l'identité française : elle a donné le signal des naturalisations abusives. Le 24 août l'assemblée décrétait que le titre de citoyen français serait accordé à tous les étrangers « qui ont écrit en faveur de la liberté et de l'égalité ». La qualité de Français allait commencer d'être bradée pour des raisons idéologiques...
Ce livre substantiel prend donc la Révolution au moment où elle est prête à basculer dans la Terreur, par la faute des bourgeois qui ne savent que philosopher dans l'abstrait. Ces apprentis-sorciers étaient mûrs pour l'échafaud. Et là, Jacques Ploncard d'Assac a une réflexion poignante : ces gens marchaient à la mort avec « une résignation sombre et taciturne », et « ce fut un des phénomènes les plus inouis de cette époque sanglante, que le courage de tous pour mourir et la lâcheté de tous pour se défendre ».
Ce n'est pourtant pas que les mises en garde aient manqué. Dès le 6 janvier 1792, l'abbé Lefranc écrivait dans *Le Journal général de la France.* « Ce n'est as la personne du Roi que poursuivent les auteurs et les agents du complot révolutionnaire, c'est la royauté, c'est l'idée seule de monarchie, de tout pouvoir, de toute autorité en un seul, qui les révolte (...) Réfléchissez-y, Français, bientôt vous n'aurez plus de Dieu, de Roi, de religion, de patrie, de morale, de vertus, de fortune, de ressources, si vous continuez à ajouter foi à ceux qui vous trompent. »
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Commentaire percutant de Ploncard : « Les plus conscients des contemporains ne s'y sont pas trompés : la Révolution française est une *idée*, et c'est par les idées et sur les idées qu'il faut agir. Tous les complots seront vains si l'esprit public n'est pas préparé à la contre-révolution. »
Cela reste d'une actualité brûlante. Rien ne peut être entrepris sans un redressement énergique des esprits. Jacques Ploncard d'Assac y contribue en clamant la vérité sur cet anniversaire de la Révolution, qui fait honte à la France. Puissent de très nombreux lecteurs conclure avec lui : « On est bien forcé de remarquer une constante dans le processus révolutionnaire et que rien de ce que nous observons et subissons aujourd'hui n'est nouveau. La Révolution de 1789 continue, tout simplement, et la pièce est toujours aussi mauvaise. Nous réclamons le droit de la siffler. »
Michel Fromentoux.
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## DOCUMENTS
### La liberté religieuse
*Un texte posthume du P. Joseph de Sainte-Marie*
*Le* « *Courrier de Rome* » *a publié dans son numéro de mai 1987 une note théologique qu'il avait reçue en son temps du P. Joseph de Sainte-Marie. Nous la reproduisons intégralement.*
L'analyse de la « Déclaration sur la liberté religieuse » du II^e^ concile du Vatican montre comment, sur trois points essentiels, ladite « Déclaration » est en contradiction avec l'enseignement traditionnel en la matière. Elle nie, en effet, que le pouvoir civil puisse intervenir par des lois en matière religieuse au profit de la religion catholique, ce qui avait été constamment enseigné auparavant, elle affirme, sans autre limitation que celle de « l'ordre public », que la liberté religieuse au for externe est un droit inscrit dans la nature de la personne humaine et dans la révélation divine, ce qui avait été constamment et solennellement condamné jusque là, -- sauf une exception, qui en est à peine une, et que nous relèverons dans un instant ;
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enfin, la « Déclaration » conciliaire demande que ce droit, absolu sur le plan religieux, soit inscrit dans la loi civile, ce qui avait été également sévèrement condamné, notamment par l'encyclique *Quanta cura* (8 déc. 1864), où Pie IX engageait manifestement dans toute sa force son autorité apostolique de successeur de Pierre.
La contradiction est indéniable et justifie, non pas l'accusation, mais la simple constatation : cette déclaration marque « *un revirement de l'Église sans exemple dans son histoire* »*.* Déjà R. Laurentin l'avait relevé, en un langage différent mais qui dit la même chose : « *Bref, avec ses limites et en dépit de ses imperfections, la déclaration marque une étape, elle assure à la fois la rupture de certaines amarres avec un passé révolu, et l'insertion réaliste de l'Église et de son témoignage à la seule place possible dans le monde d'aujourd'hui.* » (*Bilan du Concile,* Paris, Seuil, 1966, pp. 329-330.)
Si nous voulons résumer en quoi consiste cette rupture, nous pouvons le faire autour des deux points suivants : proclamation, pour l'individu, d'un droit à la liberté religieuse inscrit dans la nature humaine, voulu par l'ordre divin, et s'étendant aux actes du culte public au même titre qu'aux actes du culte privé ; négation, pour la société, de tout devoir religieux envers Dieu et envers le Christ. Car c'est bien à ces deux principes fondamentaux que se ramènent les trois propositions relevées plus haut, la première et la troisième niant, à travers les droits, les devoirs de la société envers le Christ, la seconde étant l'affirmation même du droit naturel à la liberté religieuse dans le sens universel que le contexte explicite.
Un précédent : « Pacem in terris »
Cette proclamation n'était pourtant pas une nouveauté absolue. Chroniqueur bien au fait de ces choses, Laurentin en témoigne, et les textes avec lui : « *Ce droit de la personne* »*,* écrit-il, « *n'est pas une acquisition conciliaire* »*.* Acquisition, ou « conquête » ? « *Le décret* (qui est une déclaration) *l'a repris de* Pacem in terris *et la formule de cette encyclique, qui avait d'abord été assumée telle quelle, n'a pu être maintenue qu'au prix d'atténuations.*
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*Pourtant, la déclaration prise dans son ensemble n'est pas en retrait, et lève même certaines ambiguïtés qui avaient été volontairement maintenues dans* Pacem in terris. » Voilà un aveu qui est à retenir. Laurentin dit de qui il le tient : P. Pavan, *Libertà religiosa e Publici poteri,* Milano, 1965, p. 357 (*op. cit*., p. 326). Et voilà une étrange manière d'enseigner la vérité.
Quelle était donc la formule de *Pacem in terris,* la dernière encyclique de Jean XXIII, -- elle est du 11 avril 1963 -- ? « *Chacun a le droit d'honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique* »*,* (*AAS* 55, 1963, p. 260). Suivaient une citation de Lactance et une autre de Léon XIII, ni l'une ni l'autre ne prouvant la proclamation faite, car Lactance parlait du droit des chrétiens à pratiquer leur religion dans l'empire romain et Léon XIII précisait de quelle liberté il parlait, ce que ne fait pas l'encyclique de Jean XXIII. Dans celle-ci, en effet, l'absence de toute précision fait que la proclamation du droit de chaque homme à professer sa religion peut tomber sous les coups de la condamnation du libéralisme faite par Léon XIII, précisément dans l'encyclique *Libertas* dont on cite ici un passage. Disons-le comme il faut le dire ; de tels procédés ne sont pas intellectuellement honnêtes. Sans doute trouvons-nous ici une des « ambiguïtés volontairement maintenues » dont parle Laurentin.
Il ne sert à rien d'invoquer l'expression « suivant la juste règle de la conscience » pour dire qu'il s'agit ici de la liberté religieuse bien comprise, car, là encore, nous nous trouvons en face d'une ambiguïté. Chacun sait, en effet, que la morale catholique reconnaît le droit et proclame le devoir, pour chaque homme, de suivre le jugement de la « conscience droite » : « *conscientia recta* ». On entend par là le jugement d'une conscience qui s'est formée selon les règles de la vertu de prudence et qui s'est conformée à la vérité. Cette notion classique se retrouve même dans la constitution *Gaudium et spes* (n° 16). De cette conscience droite, on proclame la « dignité », laquelle est étendue même à la conscience « invinciblement » erronée, celle d'une personne qui est dans l'impossibilité morale et pratique de se défaire de l'erreur dans laquelle elle se trouve. Par contre, lorsque cette erreur est le fait d'une négligence coupable, la conscience perd sa dignité, et il est heureux de voir cette doctrine reprise dans *Gaudium et spes* (*ibid.*)*.*
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L'ambiguïté de *Pacem in terris* apparaît dans la rédaction latine du texte. Il y est parlé, en effet, de la « *rectam conscientiae suae normam* », c'est-à-dire de « la norme droite de sa conscience ». Faut-il entendre qu'il s'agit de la norme de la « conscience droite » ou bien de cette « norme droite » que serait tout jugement de la conscience ? Chacun pourra l'entendre comme il le voudra, et c'est en cela que consiste l'ambiguïté. Chacun la lèvera donc également dans le sens qu'il voudra, mais l'encyclique porte en elle-même un mouvement interne qui nous dit dans quel sens, selon elle, cette « liberté » est à entendre. C'est le sens retenu par Laurentin et par P. Pavan, ainsi que par les experts conciliaires de la « liberté religieuse ». C'est le sens qu'avait déjà perçu le P. Rouquette, qui écrivait dans les *Études* de juin 1963 : « *Elle* (l'encyclique) *est en effet un événement qui, pour les historiens de l'avenir marquera un tournant dans l'histoire de l'Église* » (p. 405).
Sans doute, poursuit-il immédiatement : « *Non pas un changement des principes d'une anthropologie catholique, fondée sur la Révélation, mais une prise de position nouvelle vis-à-vis du monde moderne.* » Seulement cela ? Peut-être pouvait-on le dire encore après *Pacem in terris,* à la faveur des « ambiguïtés volontairement maintenues », mais ce n'est plus possible après *Dignitatis humanae,* titre de la déclaration conciliaire, où ce sont bien les principes eux-mêmes qui ont été changés.
De « Pacem in terris » à « Dignitatis humanae »
De l'encyclique à la déclaration, la continuité est évidente, les textes le montrent autant que les témoignages, irréfutables en la matière, de Laurentin et de Rouquette. Nous avons vu comment le premier la souligne. Voici ce que disait le second, dans la même chronique de juin 1963, c'est-à-dire entre la première et la deuxième session du concile :
« *Parmi les droits découlant de la dignité de la personne humaine, l'encyclique insiste sur le droit à une recherche libre de la vérité* » (non pas simple « tolérance », mais « libre exercice du culte », cela étant dit dans une confusion des plans et des points de vue soigneusement entretenue).
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« *Les positions prises en cette matière par l'encyclique rejoignent celles que propose le Secrétariat pour l'Unité dans un projet de schéma* De libertate religiosa ; *le cardinal Bea, dans une interview dont nous avons rendu compte déjà, en a indiqué l'esprit. Ce schéma consacre la théorie traditionnelle qui a son fondement dans saint Thomas et qui est tenue par presque tous les théologiens catholiques contemporains qui ont traité de la question : en un mot, la personne humaine, douée d'intelligence et de volonté, a le droit et le devoir de suivre sa conscience en matière religieuse au risque de se tromper, sans qu'on puisse lui imposer du dehors l'adhésion à une foi ; la personne humaine étant de nature sociale, ce droit implique la possibilité légale d'association, de culte et d'expression publique de la foi, selon la conviction de la conscience, à condition que cette expression ne nuise pas au bien commun.* » (*art. cit.* p. 410-411)
Qu'on relise maintenant le n° 3 de la « Déclaration » conciliaire :
« *De par son caractère même, en effet, l'exercice de la religion consiste avant tout en des actes intérieurs volontaires et libres par lesquels l'homme s'ordonne directement à Dieu : de tels actes ne peuvent être ni imposés ni interdits par aucun pouvoir purement humain. Mais la nature sociale de l'homme requiert elle-même qu'il exprime extérieurement ces actes internes de religion, qu'en matière religieuse il ait des échanges avec d'autres, qu'il professe sa religion sous une forme communautaire. C'est donc faire injure à la personne humaine, et à l'ordre même établi par Dieu pour les êtres humains que de refuser à l'homme le libre exercice de la religion sur le plan de la société, dès que l'ordre public juste est sauvegardé.* »
La comparaison parle d'elle-même et nous permet d'identifier dans la personne du cardinal Bea, l'auteur du passage central de la « Déclaration (conciliaire) sur la *Liberté religieuse* », ou du moins son inspirateur principal. Dans les deux cas, nous retrouvons le même sophisme consistant à passer indûment de l'affirmation indéniable, évidente et fondamentale, de la liberté essentielle de l'acte de foi, liberté faisant que toute pression sur cet acte en détruit la nature même, à l'affirmation nullement évidente, et de fait niée traditionnellement par l'Église, d'une liberté également essentielle et illimitée a priori en matière d'exercice public du culte religieux, quel qu'il soit. Non pas que l'Église dénie absolument, dans la pratique, tout droit d'expression publique à des religions autres que la sienne.
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On sait, au contraire, que sa tolérance s'est faite de plus en plus large dans ce domaine. Mais sans jamais aller, du moins jusqu'à *Pacem in terris* et jusqu'au concile, jusqu'à remettre en cause les principes eux-mêmes.
C'est en cela, très précisément, que consiste la nouveauté et le très grave problème posé par le texte conciliaire : en cette affirmation d'un droit à la liberté religieuse au for externe inscrit dans la nature humaine et dans « l'ordre même établi par Dieu », droit qui se voit limité uniquement par les exigences de « l'ordre public ». De cet « ordre public » il sera dit un peu plus loin (au n° 7) qu'il implique « le bien commun ». Mais il faut bien avouer que dans une telle confusion de pensée, la notion de « bien commun » devient très floue et qu'il ne reste guère, comme critère pratique de l'inévitable réglementation de la liberté religieuse, que « l'ordre public » assuré par l'État, souverain maître en ses affaires.
Notons encore, car le fait est d'une importance majeure, une autre ressemblance entre l'encyclique de Jean XXIII et la déclaration de Vatican II : dans les deux cas, en effet, ces textes, qui ont été si lourds de conséquences dans l'histoire récente de l'Église, et qui le restent pour celle de son magistère, n'ont pu voir le jour qu'à la suite de fautes graves de procédure. Pour ce qui est de *Pacem in terris,* voici encore le témoignage du P. Rouquette :
« *Je crois savoir de bonne source que le projet en a été rédigé par Mgr Pavan, animateur des Semaines sociales d'Italie ; l'élaboration en a été menée avec un grand secret ; le texte n'aurait pas été soumis au Saint-Office, dont les dirigeants ne font pas mystère de leur opposition au neutralisme politique du pape. On a voulu éviter ainsi que le Saint-Office ne retardât indéfiniment la publication de l'encyclique, comme cela s'est produit pour* Mater et Magistra. *Mais les rédacteurs de l'encyclique ont pris leurs garanties dogmatiques et ont fait revoir leur texte par le théologien officiel du pape, consulteur au Saint-Office, qui porte le titre archaïque de* « *Maître du Sacré Palais* »* ; le texte a été soumis à quelques autres experts* » (*art. cit.,* p. 407).
La dernière phrase, qui se veut rassurante, ne fait que confirmer le fait majeur révélé par ce qui précède : cette encyclique n'a pas été rédigée conformément aux règles de la prudence, et plus immédiatement, aux règles de l'exercice du magistère dans l'Église.
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La « Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office », comme elle s'appelait encore à l'époque, non seulement n'a pas été consultée, mais elle a été soigneusement évitée. Or c'est elle qui doit se prononcer en matière de doctrine et de morale. Sans doute cette règle n'est pas une obligation stricte pour le pape. S'y conformer n'en relève pas moins de la prudence de sa part, surtout lorsqu'il est conscient de ses limites personnelles en matière doctrinale, comme c'était le cas de Jean XXIII, et plus encore lorsqu'on sait être en présence de tendances rivales dans l'Église. *Pacem in terris* a donc été publiée à l'insu du Saint-Office, ayant été rédigée et gardée dans le secret jusqu'à sa publication par le petit groupe d'experts -- et de pression -- dont elle était l'œuvre.
Quelque chose d'analogue et de plus grave encore s'est produit pour *Dignitatis humanae,* le décret conciliaire sur la liberté religieuse. En juin 1965, une quatrième édition en fut diffusée. Au nom du *Cœtus internationalis Patrum,* Mgr de Proença-Sigaud, archevêque de Diamentina, au Brésil, Mgr Marcel Lefebvre, alors Supérieur Général des Pères du Saint-Esprit, et Mgr Carli, adressèrent au souverain pontife une lettre datée du 25 juillet. S'appuyant sur le règlement du concile, ils demandaient que des dispositions soient prises afin que les Pères conciliaires de la minorité puissent réellement exprimer leurs points de vue ; et ils exposaient leurs objections au projet de décret. Le 11 août, le cardinal Cigognani, secrétaire d'État, leur répondait en repoussant leur requête, sous prétexte qu'un groupe comme celui du *Coetus internationalis Patrum* menaçait, par sa nature, la sérénité du concile. Or cet argument allait directement contre le règlement intérieur du concile approuvé par le pape, et qui « *encourageait formellement la formation de groupes partageant les mêmes points de vue en matière de théologie et de pastorale* ».
De nouveau, le 18 septembre, le même groupe de Pères rédigea une lettre à l'adresse des modérateurs. S'appuyant sur l'article 33, paragraphe 7 du règlement, ils demandaient à donner lecture à l'Assemblée générale d'un rapport sur la liberté religieuse « *qui exposerait et défendrait, de manière complète et systématique, une autre manière de concevoir et d'exposer cette doctrine* ». Le règlement leur donnait effectivement le droit le plus strict de faire cette demande et d'être entendus par l'Assemblée conciliaire. Or, pas plus que la précédente, cette requête n'a été écoutée (cf. R. Wiltgen, *Le Rhin se jette dans le Tibre,* Paris, Cèdre (1973), pp. 243-247).
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Comme l'encyclique pontificale, par conséquent, et plus encore qu'elle, la déclaration conciliaire a été publiée par suite de violations expresses des règles de procédure. C'est pour le moins une exigence de prudence qui n'a pas été respectée dans le premier cas ; dans le second, c'est un droit strict qui a été bafoué.
Conséquences et implications
Ces faits ayant été rappelés, ce qu'il faudrait montrer ensuite, ce sont les conséquences et les implications des erreurs imposées à l'Église par ces groupes de pression et par ces voies fort troubles, sous le couvert de l'autorité pontificale ou conciliaire. Le discours serait immense. Nous nous limiterons à indiquer les principales têtes de chapitre sous lesquelles la réflexion serait à poursuivre.
1\. La première conséquence concerne l'autorité du magistère : si l'Église enseigne solennellement aujourd'hui le contraire de ce qu'elle avait enseigné jusqu'à 1963, c'est donc qu'elle s'était trompée avant. Mais si elle s'était trompée avant, c'est donc qu'elle est faillible, et qu'elle l'est aujourd'hui autant qu'hier. Alors, quelle raison aurais-je de la croire aujourd'hui plus qu'hier ?
Cette conclusion est terrible, d'autant plus qu'elle est celle qui s'impose immédiatement au bon sens populaire.
2\. La seconde conséquence, ou implication, est qu'en proclamant aujourd'hui comme principe absolu le droit naturel à la liberté religieuse, la « Déclaration » conciliaire porte une condamnation de masse non seulement sur l'enseignement précédent de l'Église, mais encore sur sa manière d'agir ; ce qui met en cause non plus simplement sa « *potestas docendi* », mais encore l'usage de sa « *potestas regendi* ». Pendant des siècles, l'Église aurait agi en méconnaissant et même en violant un droit naturel fondamental de la personne humaine.
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C'est une condamnation analogue de tous les papes de ces derniers siècles qui se trouve impliquée dans la négation conciliaire des droits et des pouvoirs de la société civile en matière religieuse.
3\. Pire encore, par la conception non seulement « laïque » mais très « laïcisante » qu'elle offre, la déclaration conciliaire nie les droits du Christ sur la société civile, ce qui est non seulement en contradiction avec l'enseignement constant de l'Église, mais encore avec les vérités les plus fondamentales de la doctrine chrétienne de la Rédemption. Il y a là une impiété, au sens propre du mot, non pas explicitement, peut-être, mais par voie d'implication immédiate.
Il faut distinguer entre « laïcité » et « laïcisme », pour autant que ce dernier mot implique, dans l'usage, l'idée d'un agnosticisme antireligieux. Si par « laïcité » on entend signifier simplement l'autonomie du pouvoir civil dans son ordre propre, le concept est parfaitement recevable. Mais le mot reste dangereux, car le plus souvent il tend à faire passer une autre idée, celle de la neutralité de principe de l'État, ce qui n'est plus conforme à la doctrine catholique, même si une neutralité de fait peut être, dans la pratique, la solution la moins mauvaise.
4\. Enfin, pour redescendre au plan de l'ordre naturel, cette séparation indue et fausse de ce qui regarde la religion révélée et de l'ordre de la société civile aboutit à la ruine totale des fondements mêmes de cet ordre. A la limite, c'est à une exaltation de l'État comme réalité suprême et ultime que conduiront les principes ici posés. N'est-ce pas lui, en dernière analyse, qui jugera des exigences de « l'ordre public », au nom duquel il sera habilité à réglementer « la liberté religieuse » ? On parle bien d'un « ordre moral objectif » (n° 7) pour fonder ces droits du pouvoir civil. Mais dans quoi se fondera cet ordre lui-même à partir du moment où on ne reconnaît plus à l'État aucun devoir envers la religion en tant que telle et envers la religion révélée en particulier ?
Certes, on voit bien, en recoupant tous les textes, comment, de renvoi en renvoi, on arriverait, avec beaucoup de bonne volonté et en passant par bien des contradictions plus ou moins latentes, à retrouver un certain nombre des vérités de la doctrine catholique. Mais pas toutes. Notamment, les devoirs de la société civile envers le Christ, si puissamment affirmés par Pie XI dans *Quas primas*, ne sont nulle part réaffirmés.
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Par ailleurs, pris tels qu'ils sont, les textes concernant « la liberté religieuse » tombent immédiatement sous le coup des condamnations portées contre le libéralisme par tous les papes précédents, jusqu'à Jean XXIII exclusivement. Car, selon cette doctrine constante de l'Église, autant il est vrai que la liberté sacrée de l'acte de foi interdit toute pression sur la conscience de la personne humaine pour lui imposer ou pour lui interdire cette adhésion religieuse de l'âme à Dieu, autant il est certain que le Christ a institué une religion à laquelle tous les hommes ont le devoir de tendre et que la société civile elle-même a le devoir de servir et de protéger dans la juste distinction entre ce qui est de son domaine et ce qui relève de l'Église. D'où les droits et même les devoirs de l'État en matière de législation en faveur de la religion et de l'Église catholique, non seulement au nom du bien commun et de l'ordre public, mais en outre et immédiatement au nom des droits plus que tous autres sacrés du Christ et de son Église. Cette affirmation ne relève pas simplement de l'autorité du magistère antérieur à Jean XXIII : elle est une conséquence directe de la doctrine catholique en ce qui concerne l'œuvre de rédemption accomplie par le Christ.
Le jugement de l'histoire\
et notre requête présente
Le jugement que l'histoire portera sur notre époque ne peut faire de doute, et le pape Paul VI l'a résumé lui-même dans le terme d' « auto-démolition ».
Mais peut-être, nous fera-t-on remarquer, serait-il plus logique, et en tout cas plus respectueux, de commencer par présenter la présente requête au magistère de l'Église : Le concile Vatican II échappe-t-il à l'accusation de libéralisme que les textes analysés font peser sur lui ? Nos analyses mêmes ne nous permettent pas de voir comment il serait possible de réfuter cette accusation. Cependant, nous posons quand même notre question, et c'est à la « Commission pour l'interprétation des décrets du concile Vatican II » que nous l'adressons.
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Si nous avons erré en quelque chose, qu'on nous le montre, car notre intention n'est nullement de nous substituer au magistère de l'Église. Elle est, au contraire, de l'écouter, de lui obéir et, éventuellement de le servir. Mais comme c'est précisément en nous mettant à son écoute qu'il nous apparaît impossible de lui obéir, pour les raisons que nous avons dites -- contradiction entre hier et aujourd'hui, conséquences et implications ruineuses des Principes professés aujourd'hui -- nous soumettons nos difficultés au magistère dans le désir de pouvoir lui obéir sans réserve et éventuellement, avec l'espoir de le servir.
En attendant cette réponse, et dans l'évidence des contradictions et erreurs que nous avons relevées, nous pouvons dès maintenant envisager ce que sera le jugement de l'histoire, d'autant plus que la parole du pape est déjà là pour nous le dire. Mais dans ce jugement global, il est un point qui mérite un examen particulier : comment sera-t-il possible de sauvegarder l'infaillibilité du « magistère » de l'Église ? La réponse est simple, et il importe de la donner dès maintenant. Cette infaillibilité, pour être engagée, exige que certaines conditions soient remplies. Or, ni l'encyclique *Pacem in terris* ni la *Déclaration* du concile ne les remplissent. Bien plus, nous avons vu les graves erreurs de raisonnement dont elles sont entachées, et les irrégularités non moins flagrantes dont leur genèse a été marquée. Dans ces conditions, il est un point au moins sur lequel les fidèles n'ont pas à être troublés : l'infaillibilité de la « *potestas docendi* » de l'Église est intacte.
Ce qui nous reste à découvrir, par contre, ce sont les limites, sans cesse repoussées plus loin, de la fragilité de ceux qui assument en elle la « *potestas regendi* ».
Mais la parole du Christ suffit à notre paix dans la tourmente présente : « *Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait sien. Mais parce que vous n'êtes pas du monde et qu'en vous choisissant je vous ai retirés du monde, à cause de cela le monde vous hait. Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté ils vous persécuteront vous aussi.* (*...*) *Je vous ai dit ces choses afin qu'en moi vous ayez la paix. Dans le monde vous aurez à souffrir, mais courage, le monde, je l'ai vaincu.* » (S. Jean XV, 18-20 ; XVI, 33.)
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Et c'est dans la même confiance en la parole du Christ (S. Luc XXII, 32) que nous attendons d'être confirmés dans notre foi par Pierre.
Joseph de Sainte-Marie, OCD.
\[Fin de la reproduction intégrale du texte posthume du P. Joseph de Sainte-Marie publié par le « Courrier de Rome » de mai 1987.\]
============== fin du numéro 315.
[^1]: -- (1). Annie LAURENT et Antoine BASBOUS : Guerres secrètes au Liban (Gallimard).
[^2]: **\*** -- (\*) Ce texte de Jean Madiran est la préface à l'édition en brochure de l'enquête menée par le quotidien PRÉSENT. Cette brochure paraîtra prochainement à DIFRALIVRE.
[^3]: -- (1). Nous utilisons la traduction de Crampon, 1939.