# 318-12-87 1:318 ### La revue « Itinéraires » dans la bataille de France DANS notre numéro *Du millénaire capétien à la bataille de France,* il vous a été exposé quelle est aujourd'hui cette bataille, quelle en est l'occa­sion, quelle en est l'urgence, et pourquoi la revue y entre, à sa place, selon ses moyens, et à fond. Dans nos numé­ros du printemps et de l'été, je vous ai expliqué avec beaucoup d'insistance ce que chaque lecteur d'ITINÉRAIRES peut y apporter, qui est principalement d'accroître la cir­culation de la revue, pour témoigner plus largement, pour fortifier et pour instruire, et faire ressouvenir aux mili­tants politiques, d'une manière doctrinalement structurée, que l'identité religieuse de la France est consubstantielle à son identité nationale. 2:318 #### I. -- Une déception et un échec A cet effet j'avais mis à votre disposition un abonne­ment de propagande à prix réduit, pour les sept numéros à paraître d'octobre à avril. Et je vous avais lancé un appel général. Ce fut notre campagne de tout l'été. Ces abonnements de propagande à prix réduit, vous n'en avez cependant pas souscrit 10.000. Ni même 1.000. Pas même 500. Vous en avez souscrit 107, pas un de plus. Merci aux 107. A eux seuls pourtant, ils ne constituent pas une ré­ponse ; ils ne peuvent que partager mon chagrin. Si la contribution que les lecteurs d'ITINÉRAIRES sont capables d'apporter à la bataille de France est d'accroître la circulation de la revue de 107 exemplaires en tout et pour tout, c'est que l'heure est venue d'arrêter, de mettre la clef sous la porte, de cesser la résistance et de laisser le flot barbare tout submerger sans contestation désormais. Le dynamisme militant des lecteurs d'ITINÉRAIRES, qui avait permis à la revue d'exister, de travailler et de com­battre, est donc maintenant tombé aussi bas ? Au moment pourtant où l'occasion et l'urgence se conjuguent pour les appeler à une intense mobilisation ? Je ne vous le cacherai pas : la déception est grande. La plus grande sans doute de toute l'histoire pourtant déjà longue d'ITINÉRAIRES. Je m'interroge. Je vous inter­roge. 3:318 Si la revue ne vous rend plus un service intellectuel et moral tel que vous brûliez d'en faire profiter votre prochain, et d'abord vos enfants, vos neveux, vos élèves, pour les défendre contre la contagion de l'apostasie reli­gieuse et nationale, -- si vous baissez les bras, -- si pour une raison ou une autre la revue vous paraît n'avoir désormais aucune utilité, dites-le simplement. Dites clai­rement que la revue ITINÉRAIRES fera défection dans la bataille de France, parce que vous l'aurez voulu ainsi, et que vous n'aurez pas jugé important de lui donner les moyens d'y tenir son rang et d'y remplir sa fonction. #### II. -- « Bois ton sang, Beaumanoir, et retourne au combat » Je veux surmonter l'accablement où m'ont plongé l'in­différence et l'abstention générales que vous avez manifes­tées à mon appel. Je vais donc tenter autre chose. Je vous propose une nouvelle formule. Durant toute la bataille de France, vous aurez à votre disposition *un abonnement de propagande à 395 F seule­ment, pour cinq numéros successifs* (bulletin spécial d'abon­nement en dernière page de la revue). La bataille de France, vous le savez, c'est jusqu'en avril-mai. Si la revue n'y apportait pas la contribution qui est spécifiquement la sienne, ce serait le signe qu'elle ne sert plus à rien. Au mois de mai ou de juin, je tirerai devant vous les conclusions de ce que vous aurez fait -- ou de ce que vous n'aurez pas fait. \*\*\* 4:318 Peut-être y en a-t-il beaucoup parmi vous qui se sen­tent paralysés : soit parce qu'ils ne savent qui abonner, soit parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Qu'ils entendent au moins l'appel que je leur avais lancé, mais en vain jusqu'ici ; je le réitère : *Si vous n'avez pas d'adresses à abonner,* envoyez au moins de l'argent (envoyez-le de préférence à l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES dont je vais à l'instant vous parler). *Si vous n'avez pas d'argent,* envoyez au moins des adresses (envoyez-les de préférence aux COMPAGNONS). #### III. -- Les Compagnons d'Itinéraires L'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES a été fondée en 1962, à l'initiative de quelques lecteurs qui vou­laient ainsi me décharger d'un certain nombre de tâches et de soucis matériels concernant la diffusion de la revue. La réalité fut un peu différente. Certes les COMPA­GNONS ont rassemblé et regroupent encore, à leur tête, des personnalités de grande qualité. Mais le résultat fut toujours d'augmenter mes occupations au lieu de les di­minuer. Avec beaucoup d'amitié, les COMPAGNONS m'ont constamment manifesté que ma participation à leurs tra­vaux était une condition indispensable de leur activité. Ils m'ont fait faire des réunions, des assemblées, des collo­ques, des conférences, des cours : à vrai dire je leur en ai fait le moins possible, faute de temps. Mais j'en ai fait, et ils m'assuraient toujours que si j'en faisais davantage, si je les soutenais plus souvent de ma présence parmi eux, ils atteindraient un haut niveau d'efficacité. 5:318 Puis est arrivé le moment où j'ai dû au contraire cesser tout à fait de m'occuper des COMPAGNONS : au mois de janvier 1982, à cause de la création de PRÉSENT quotidien. Plus encore que la direction d'une revue, la direction d'un quotidien, contrairement à ce qu'imaginent beaucoup de lecteurs, ne consiste pas uniquement à y écrire un article. Il faut y penser activement en quelque sorte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de jour et de nuit, en dormant comme éveillé, et y travailler à coup sûr plus de huit heures par jour. Je vous certifie qu'avec la direction de PRÉSENT et celle d'ITINÉRAIRES, je n'ai pas tellement le temps de flâ­ner à autre chose. Je ne me suis donc plus occupé du tout des COMPAGNONS à partir de 1982. Par bouderie ou pour toute autre raison plus ou moins voisine, ils se sont étiolés et sont devenus comme n'existant plus. Il faut pourtant qu'ils trouvent en eux-mêmes, et sans moi, la capacité d'une réactivation. Car leur rôle est essentiel. L'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, en effet, assume cette fonction capitale d'attribuer et de financer les « bourses d'abonnement ». *Les attribuer,* car c'est à elle que l'on adresse les demandes, c'est elle qui y répond. *Les financer :* avec les cotisations de ses adhérents. Car ce n'est pas la revue qui peut supporter seule une telle charge financière. Or à mesure que l'association des COMPAGNONS s'étio­lait, les cotisations s'anémiaient. Cependant les demandes de bourses continuaient d'arri­ver, et l'envoi de la revue était continué aux boursiers : il ne me paraissait pas possible de l'interrompre. Mais cet envoi était de moins en moins financé par les COMPAGNONS. 6:318 Nous en sommes arrivés au point où l'association des COMPAGNONS doit à ITINÉRAIRES un arriéré de 312.000 francs, soit 31 millions de centimes, qui font cruellement défaut à la revue en un moment où elle en aurait plus que jamais besoin. N'allez pas croire que 31 millions anciens, ce soit finalement peu de chose dans le budget d'une publication. Le budget d'ITINÉRAIRES est un petit budget. Ces 31 millions en moins sont en train d'as­phyxier l'activité de la revue. D'autre part, les « bourses d'abonnement » n'ont pas pour seule vocation l'entraide à l'abonnement au profit de ceux qui n'ont pas ou n'ont plus de ressources suffi­santes pour s'abonner eux-mêmes. Il devrait y avoir aussi des « bourses d'abonnement *de propagande* »*,* permettant de faire connaître la revue, de manière méthodique, concer­tée et abondante, à de nouveaux lecteurs. Surtout en ce moment, et dans les cinq mois qui viennent, où la bataille de France va progressivement augmenter d'intensité, il serait important, il serait précieux de disposer d'un grand nombre de « bourses d'abonnement de propagande ». Impossible, tant que l'association des COMPAGNONS n'ar­rive même pas à payer à la revue l'arriéré des bourses d'entraide ! Aux « compagnons » qui l'ont de plus en plus négligé, je demande donc, d'abord, de recommencer à verser leurs cotisations ; d'en élever d'eux-mêmes le niveau. Et à tous ceux de nos lecteurs qui pour une raison ou une autre ne veulent pas donner leur *adhésion* à l'association, mais qui consentent à soutenir l'œuvre d'entraide à l'abonnement, je demande d'envoyer au moins une *souscription sans adhésion :* l'intitulé est « *Les Compagnons d'Itinéraires* »*, chèques postaux Paris 19.241.14.* 7:318 L'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES a besoin de 31 millions : 312.000 francs exactement, pour ne plus faire supporter au budget de la revue un poids qui l'écrase. Et elle a besoin, au-delà de ces 31 millions, de moyens de propagande pour la diffusion de la revue. Si vous voulez une documentation sur l'association et sur le fonctionne­ment des bourses, vous n'avez qu'à écrire pour la de­mander, et vous la recevrez dans le mois qui suivra votre demande. \*\*\* Mais ne soyez pas de simples spectateurs. Ne soyez plus de simples lecteurs. Une grande négligence, une cer­taine somnolence, quelque distraction -- et l'effet pervers de l'air du temps ? -- ont tari les cotisations, endormi les générosités, éteint l'esprit militant. La bataille de France est une mobilisation pour la survie de notre identité nationale et religieuse. Mais la porter à son véritable niveau, la soutenir en profondeur, cela exige une armature intellectuelle et, face aux puis­sants montages de la désinformation officielle, une éduca­tion de l'esprit critique. A cet égard, la spécificité doctri­nale et culturelle d'ITINÉRAIRES est sans équivalent : à vous qui le savez incombe la tâche de le faire savoir ; de nous en donner les moyens. Jean Madiran. 8:318 ## ÉDITORIAL ### Le problème politique du sida par Guy Rouvrais LE SIDA est-il un problème politique ? La gauche socialiste et la droite libérale sont d'accord, une fois de plus, pour répondre négativement. Une maladie, disent-elles, *ne doit pas* être un « enjeu politique ». Et de désigner d'un doigt vengeur celui qui aurait transgressé cet inter­dit, Jean-Marie Le Pen. 9:318 Ce faisant, on ouvre une alternative fallacieuse qui fait violence à la complexité du réel : *ou bien* le sida est une maladie, seulement une maladie, *ou bien* c'est une question politique ; chaque partie de cette alternative étant exclusive l'une de l'autre. Or il est bien évident qu'une même réalité peut être appréhendée sous des rapports différents et com­plémentaires. Le sida, certes, est une maladie ; mais une maladie qui menace la Cité dans son existence appelle des réponses thérapeutiques *et* des réponses *politiques,* les secondes devant faciliter l'administra­tion des premières. Politique encore, l'arbitrage entre le respect des libertés individuelles et la nécessité de protéger la collectivité contre les ravages d'un fléau mortel. Mme Barzach a consenti à entrouvrir ce débat-là mais pour le refermer aussitôt par une décision autoritaire : « Nous avons choisi une politique d'information et de responsabilisation. D'autres pays ont pris le parti de la répression. » Par « répres­sion », le ministre de la santé entend -- abusive­ment -- toute mesure de coercition à l'égard des séropositifs, ou des malades déclarés, toute initia­tive qui porterait atteinte à leur liberté individuelle. Cette prise de position constitue une formidable régression pour la protection de la santé publique. Car le débat liberté du malade-protection collective a *déjà* été tranché par le code de la santé au profit du second terme de l'alternative. Il est admis de limiter la liberté des individus pour le bien com­mun de la communauté nationale. 10:318 Non seulement il existe des vaccinations *obliga­toires* mais, pour les maladies vénériennes, -- et le sida en est une, -- les articles 257 à 259 du Code de la santé font obligation au médecin traitant de procéder « à une déclaration nominale » du malade aux autorités sanitaires « lorsqu'il refuse de subir un traitement » ou « lorsqu'il fait courir un risque grave à un ou plusieurs tiers ». Le médecin qui négligerait de la faire s'expose à une amende. Si le malade refuse de se faire soigner, le Code prévoit son hospitalisation d'office. S'il quitte l'hôpital non guéri, il tombe sous le coup de l'article ! 279 : dix jours d'emprisonnement minimum. Ces dispositions sont toujours en vigueur. Sur le plan international, pour ce qui concerne la fièvre jaune, la peste ou le choléra, le règlement prévoit, pour les personnes venant de zones infec­tées, des vaccinations ou des déclarations obliga­toires. Et, si besoin est, à l'arrivée en France, des mesures d'isolement et de surveillance pendant une semaine environ. A l'égard des malades du sida, Jean-Marie Le Pen ne demande pas autre chose, en substance, que *l'application de la législation actuelle.* Mme Barzach, qui est médecin-gynécologue, n'ignore rien des dispositions prévues par le Code de la santé. En refusant de les appliquer aux per­sonnes infectées par le virus du sida, elle met celles-ci au bénéfice d'une discrimination exorbitante du droit commun. \*\*\* 11:318 La logique voudrait qu'on mît fin à cette dis­crimination injustifiée et qu'on assimilât le sida aux autres maladies vénériennes. Or, c'est le contraire ! « Pour ce qui est de l'hospitalisation d'office, dit Mme Barzach, non seulement il n'en est pas ques­tion, mais nous comptons, à terme, supprimer cet arsenal juridique pour les MST » (maladies sexuel­lement transmissibles). « C'est d'ailleurs pour cette raison, ajoute-t-elle, que je viens de créer dans le Code de la santé un titre spécifique pour le sida. » ([^1]) Ainsi, au moment même où elle accuse Jean-Marie Le Pen de préconiser des mesures discriminatoires à l'égard des victimes du sida, c'est elle qui en introduit une dans le Code de la santé ! Formida­ble régression, répétons-nous, car les maladies véné­riennes classiques ne sont nullement éradiquées, elles seraient même en expansion ; or, afin d'éviter d'appliquer au -- sida la législation commune, elle s'enlève des mains une arme pour combattre les autres maladies vénériennes. Mais il y a mieux, c'est-à-dire pire. En février dernier, le ministère de la santé annonçait un dépis­tage obligatoire du virus du sida à l'occasion de l'examen prénuptial. En juillet, nous apprenions que Mme Barzach renonçait à ce dépistage, par elle décidé, au motif qu'elle était « allergique » à toute mesure « obligatoire ». « Il ne s'agissait, dit-elle, que d'un coup de gong, destiné à attirer l'at­tention des jeunes sur ce problème. Toute notre politique est basée sur la responsabilité indivi­duelle » ([^2]). Bien plus, elle trouvait des arguments nouveaux pour autocritiquer cette mesure : « Si on adopte cette solution, que fait-on pour tous ceux qui optent pour le concubinage ? 12:318 Il faut être conscient que, actuellement, la moitié des jeunes cou­ples ne sont pas mariés » (**1**). On touche là le fon­dement sophistique du laxisme gouvernemental puisque certains peuvent passer à travers les mailles du filet, supprimons le filet ! Le même raisonne­ment vaut pour refuser le contrôle aux frontières on ne pourra pas contrôler tout le monde, ne contrôlons donc personne ! C'est ainsi que le mal se répand. \*\*\* Ajoutons qu'au moment même où Claude Mal­huret et Michèle Barzach s'élèvent contre l'hypo­thétique interdit professionnel dont pourraient être victimes les malades du sida, le cancer figure tou­jours sur la liste des maladies incompatibles avec l'embauche dans la fonction publique ! Or, le can­cer, lui, n'est nullement contagieux. Oui, il y a bien une « discrimination », mais elle est *au profit* des « sidaïques ». \*\*\* Dans l'histoire contemporaine de notre pays, *aucune* épidémie, *aucune* maladie contagieuse, n'ont été combattues, traquées, vaincues, en s'appuyant seulement sur la responsabilité individuelle. C'est donc abusivement que le gouvernement invoque la tradition française, l'humanisme français, la conscience française, pour justifier sa politique de ville ouverte face au sida. 13:318 Mais l'attitude gouvernementale ne constitue pas seulement une régression sur le plan de la sauve­garde de la santé publique, c'est aussi une régres­sion de civilisation. Les deux axes de la politique du ministre de la santé sont l'information et la « responsabilisation », au service de la prévention. Qu'est-ce que cela pos­tule ? Que la diffusion du mal vient essentiellement d'un manque de connaissance, et que la connais­sance éveille la responsabilité morale. C'est la vieille persuasion du rousseauisme et du siècle dit des « Lumières » pour lesquels le mal est d'abord l'ignorance qui affecte une nature humaine fonciè­rement bonne. Cette fausse vision a été reprise, vulgarisée, étendue par les instituteurs scientistes de la III^e^ République : la propagation universelle de l'instruction devait entraîner l'élévation concomitante du niveau moral des populations. Ces rêveries géné­reuses ont sombré dans les charniers de la pre­mière et de la seconde guerre mondiale. Il n'est pas vrai qu'il suffit de connaître le bien pour l'accomplir ni le mal pour l'éviter. L'anthro­pologie chrétienne, corroborée par l'expérience humaine, l'a depuis longtemps affirmé. Telle est la vérité de l'homme méconnu par Mme Barzach. Ce n'est pas parce qu'un individu atteint du sida saura qu'il sème la mort en continuant à avoir des relations sexuelles qu'il s'en abstiendra. 14:318 Par bêtise, par haine, par désespoir, par sadisme, ou dans le souci pathétique de ne pas mourir seul, il continuera. Déjà, les témoignages abondent qui attestent de la réalité de cette conduite criminelle. Une journaliste française a même écrit un livre pour expliquer comment et pourquoi elle continuait à transmettre volontairement le sida à ses parte­naires de rencontre. Aujourd'hui, à l'heure où nous écrivons, l'Agence France-Presse donne cette infor­mation : « Contamination criminelle au Brésil. -- Des toxicomanes contaminés par le virus du sida ont délibérément tenté de transmettre le virus au plus grand nombre de personnes possible. Ces drogués de la ville de Florianopolis (État de Santa-Catarina), en majorité des adolescentes, visaient plus particulièrement des personnalités locales. Le grou­pe utilisait des seringues infectées pour se droguer et recherchait de nombreux partenaires sexuels. La police brésilienne compte convoquer « des person­nalités connues » de la ville afin de leur faire pas­ser des examens et des tests médicaux. » Cela existe aussi en France (voir plus haut). Qu'a prévu le gouvernement pour prévenir et pour réprimer de tels actes ? Rien, strictement rien. Un automobiliste qui tue accidentellement un piéton peut être poursuivi pour homicide involontaire ; le meurtre volontaire par inoculation du sida ne peut être réprimé. Le pouvoir refuse tout contrôle des populations à risques (homosexuels, drogués, pros­tituées). Il refuse toute déclaration nominale des personnes atteintes. Il récuse tout traitement obli­gatoire. Il combat même le recensement anonyme des séropositifs. 15:318 Comme l'écrit Jean-François Revel ([^3]) : « Il paraît contradictoire de vouloir combattre une maladie tout en se fixant comme doctrine qu'il est immoral de chercher à en connaî­tre l'étendue dans la population. » Il s'agit d'une politique criminelle. Elle l'est d'autant plus que la communauté scientifique admet désormais qu'il faut traiter les personnes touchées au stade de la séro­positivité, avant que la maladie ne se déclare, mais comment le faire si l'on s'interdit de recenser les séropositifs ([^4]) ? Le conseil général des Alpes-Mari­times qui se proposait de passer outre à cette interdiction a été sévèrement tancé par Mme Bar­zach et Claude Malhuret. \*\*\* Soulignons, une nouvelle fois, que *ce refus du* « *fichage* » *ne concerne que le sida*. La CNIL (com­mission nationale informatique et liberté) a autorisé l'Institut Gustave Roussy, spécialisé dans le traite­ment du cancer, à utiliser le minitel pour mettre à la disposition des médecins et infirmières les ren­seignements relatifs aux patients soignés à domicile. Le ministère des affaires sociales expérimente à Blois une carte magnétique portant les données que l'on trouve habituellement dans les dossiers médicaux des patients. 16:318 La CNIL a autorisé le centre de transfusion sanguine de Brest à utiliser une carte à microprocesseur destinée aux donneurs de sang. Y figure une mémoire dans laquelle sont mentionnées d'éventuelles contre-indications. Si le donneur s'oppose à cette mise en mémoire, le médecin est cependant averti qu'il a affaire à un don­neur « à problèmes » par un « clignotant magnéti­que ». Le médecin peut alors interpeller le donneur réticent. *Ce fichage magnétique est interdit pour les séro­positifs et les malades du sida*. La liberté indivi­duelle des cancéreux, ou des donneurs de sang, serait-elle donc moins respectable que celle des vic­times du sida ? On doit donc s'interroger sur les motifs vérita­bles d'une telle discrimination en faveur des por­teurs du virus fatal et au détriment de la population saine. Ce n'est pas le respect de la liberté individuelle ou le refus de mesures coercitives, les­quelles, on l'a vu, sont appliquées à d'autres mala­des pour d'autres maladies, souvent moins graves. La vraie raison est politique. Et pas de la meil­leure ! Elle relève de cette politique politicienne dont Mme Barzach parle souvent avec une moue condescendante. Jacques Julliard, tête pensante du *Nouvel Obser­vateur,* nous a livré la bonne réponse : « Le sida, écrit-il, est une maladie de riches. Même s'il nous vient des singes verts du cœur de l'Afrique, même s'il a parfois transité par les plus misérables des Haïtiens, il ne doit son prestige médiatique qu'à la menace qu'il fait peser sur la partie la plus huppée de la planète, et dans cette partie, sur la fraction supérieure de la société. 17:318 S'il n'avait pas en priorité frappé les milieux de l'in­formation, du spectacle, les professions libérales, eût-il bénéficié d'une telle mobilisation scientifique et médicale, au point qu'il y eut pendant quelque temps aux États-Unis plus de chercheurs que de malades ? » ([^5]) La « construction de l'objet sida » -- comme le dit encore Julliard -- doit son statut privilégié à la classe politico-médiatique. C'est *sa* maladie. Elle est le fruit tragique et vénéneux de sa perversion morale. *Elle a touché les homosexuels d'abord.* Et pas n'importe lesquels : *ceux à* « *partenaires multi­ples* »*.* Ceux qui font les beaux soirs des orgies de l'intelligentsia décadente, qui vivent en osmose per­manente avec ceux qui font l'information. Un uni­vers sans foi ni loi, sans morale ni dignité. Ceux-là croient que le monde est à l'image de leur cloaque. Dans les grands media, sur lesquels ils règnent, ils poussent des cris d'alarme, ils appellent à la mobi­lisation générale, ils tancent vertement ceux qui ne se mobilisent pas assez vite et dénoncent ceux qui voudraient remettre en cause la « libération sexuelle » : tout mais pas ça ! Et puis ils s'éton­nent : d'après les sondages, l'écrasante majorité des Français n'use pas davantage aujourd'hui qu'hier de « précautions » -- comprenez le préservatif -- particulières. Comment cela peut-il être, s'interro­gent nos penseurs ? 18:318 C'est que, voyez-vous, eux, ils ne sont pas concernés : la plupart des hommes et des femmes de ce pays ne se vautrent pas dans les turpitudes qui sont le pain quotidien des étoiles du « show-bise », des invertis du petit écran, des jour­nalistes mondains de la classe médiatique installée. Évidemment, qu'un tuberculeux anonyme soit expédié, comme jadis, dans un sanatorium, cela ne les émeut pas, mais qu'on envoie tel chanteur connu dans un sidatorium, il ne peut en être question. Pas de déclaration nominale, pas d'hospitalisation obligatoire pour les nantis de la notoriété. Mais il arrive que ces messieurs-dames en meurent quand même, mais d'une mort discrète, maquillée derrière une affection opportuniste. Pour un Rock Hudson, combien d'autres artistes ont passé l'arme à gauche, sans tambour ni trompette mais avec le sida dans la peau. Qu'un cancéreux ne puisse être employé des PTT, c'est bénin, mais qu'un présentateur de télévision puisse éventuellement être renvoyé dans ses foyers pour cause de sida, quel scandale ce serait ! Et puis il y a le lobby « antiraciste », frère jumeau du lobby médiatique ; frère siamois serait d'ailleurs plus exact. C'est lui qui a empêché qu'on prenne toute la mesure du drame. Ce n'est pas nous qui le disons, c'est le docteur Nathan Clumek de l'hôpital Saint-Pierre à Bruxelles. Au cours du second symposium sur le sida, qui s'est déroulé à Naples, au mois d'octobre dernier, il a déclaré : « *On croyait à cette époque que le fait de parler de l'épidémie de sida en Afrique allait déclencher des réactions non contrôlables de racisme, de rejet, d'ex­clusion. Les considérations politiques avaient alors plus de poids que la réalité scientifique et médi­cale.* » ([^6]) 19:318 En France, le lobby antiraciste a naturellement relayé cette entreprise de désinformation. Qui dira de combien de morts cette attitude *politique* a été payée dans notre pays et dans le monde. Parallè­lement on accusait les hommes politiques respon­sables, comme Jean-Marie Le Pen, de faire peur aux populations en exagérant le danger. Où donc étaient les falsificateurs ? Et qui donc « récupé­rait » le sida à des fins extra-scientifiques ? La dif­férence entre Jean-Marie Le Pen et ses contemp­teurs, ce n'est pas que l'un fait de la politique et que les autres n'en font pas, c'est que le président du Front national fait de la bonne politique et les autres de la mauvaise. \*\*\* Nous voilà revenus à Mme Barzach et la poli­tique gouvernementale en matière de sida. Entre le lobby médiatique (et « antiraciste ») et le pouvoir il y a plus que des passerelles, c'est un véritable concubinage. On ne peut être une star politique que si l'on est l'obligé des stars médiatiques. L'in­formation fait et défait les gloires politiques. C'est aux media qu'il faut plaire. *C'est en faveur de ceux qui font l'opinion qu'il convient de légiférer, ou, plus précisément, de ne pas légiférer.* 20:318 Les libéraux vivent sous les ukases de la gauche mondaine : un « papier » louangeur dans *Libération* et c'est l'ex­tase à la cour du ministre ! Un froncement de sourcils de Serge July, et c'est le désespoir. Notre classe gouvernementale vit des mêmes valeurs que la classe médiatique installée, elle en respire les mêmes miasmes, elle participe à la même entreprise de décomposition morale, civique, religieuse. Et voilà pourquoi le gouvernement ne fait rien contre le sida, si ce n'est distribuer des préservatifs aux étudiants et aux lycéens, tout en les encourageant par des spots télévisés à se livrer aux délices de l'amour « libre ». Cette carence des autorités de l'État dans la défense de la Cité menacée par un mal implacable n'est pas sans précédent. Dans *La peur en Occi­dent,* Jean Delumeau, évoquant la peste, note : « Quand apparaît le danger de la contagion on essaie d'abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente né­gligence des autorités à prendre les mesures qu'im­posait l'imminence du péril (...). Quand une me­nace de contagion se précisait à l'horizon d'une ville, les choses, à l'étage du pouvoir de décision, se passaient généralement de la façon suivante : les autorités faisaient examiner les cas suspects par des médecins. Souvent ceux-ci posaient un diagnostic rassurant, allant ainsi au-devant du désir du corps municipal ; mais si leurs conclusions étaient pessi­mistes, d'autres médecins ou chirurgiens étaient nommés pour une contre-enquête qui ne manquait pas de dissiper les premières inquiétudes. » (pp. 145-146) 21:318 La défaillance du pouvoir, qui n'a pas voulu voir le danger, entraîne des conséquences épouvan­tables quand le mal ne peut plus être dissimulé. Alors les autorités, hier pusillanimes, rassurantes, sont contraintes d'employer les grands moyens. La peste qui, en 1720, tua la moitié des Marseillais, fut circonscrite à la cité phocéenne uniquement parce que les soldats tiraient sur ceux qui voulaient s'enfuir. Mme Barzach ferait bien de méditer cette leçon de l'histoire. Elle refuse d'adopter des mesures coercitives aujourd'hui ; qu'elle prenne garde : si des décisions plus dures, plus contraignantes, plus dou­loureuses, devaient être prises demain face au défer­lement du sida, elle en porterait la responsabilité devant Dieu et devant les hommes de ce pays. Guy Rouvrais. 22:318 ## CHRONIQUES 23:318 ### Mon itinéraire par Judith Cabaud *Discours prononcé à l'occasion du millénaire capétien, aux Sep­tièmes Journées nationales d'Amitié française organisées par le CENTRE CHARLIER de Bernard Antony, à Nogent-sur-Marne, le 14 mars 1987 Je remercie Judith Cabaud d'avoir bien voulu confier à ITINÉRAIRES la publication de ce texte exemplaire. -- J. M.* L'HISTOIRE rend justice aux peuples qui ont su reconnaître leurs torts. Ainsi, dans les temps bibli­ques, la ville de Ninive a pu être épargnée parce que les Ninivites avaient compris leurs erreurs et ils firent pénitence. Dans l'histoire toute récente, le peuple américain reconnut que l'esclavage des noirs dans le Sud des États-Unis fut une erreur et il s'en repentit. 24:318 Mais pour les deux peuples les plus près de mon cœur, deux peuples ayant reçu une mission à la mesure de leur génie, le peuple juif et le peuple français, il n'en est rien. Le premier subit les conséquences de la mort du Messie, Fils de Dieu fait homme ; le second, le peuple français, subit celles de la mort de son roi. Déicide, régicide, -- mots terribles, non sans rapport l'un avec l'autre. Nous, les descendants des uns et des autres, nous devons travailler et prier pour ces « conver­sions », ces « prises de conscience » de l'erreur : un redres­sement moral et religieux de la France va de pair avec la conversion d'Israël. C'est pour cette dernière intention, pour ce peuple juif « à la nuque raide », élu par Dieu pour accomplir sa mission dans le catholicisme que j'ai écrit un livre pour raconter comment Dieu m'avait fait découvrir sa présence dans ma vie. Curieusement, Il devait m'attirer sur cette terre de France, loin de mon Brooklyn natal, pour me faire connaî­tre sa Vérité. La France alors déploya pour moi une hospitalité et une largesse que je n'ai jamais connues ailleurs. Il est vrai que « nul n'est prophète en son propre pays ». Dans ces condi­tions, que ce pays qui m'accueille si bien se fasse accuser à l'heure actuelle de « racisme » voire d' « antisémitisme » m'est intolérable, car si on veut regarder de près le racisme, je pense que ce sont d'abord les autres qui peuvent s'en accuser. Et « les autres », je les connais bien et je les aime bien. J'ai grandi au milieu d'eux dans une famille juive d'origine russo-polonaise. La religion de mes grands-parents venus d'Europe au début du siècle était devenue un phénomène folklorique pour les générations suivantes nées sur le sol américain. D'un côté, on avait une pratique formaliste tradi­tionnelle avec des lois diététiques, des fêtes et des coutumes ; mais de l'autre côté, on se disait volontiers sceptique voire agnostique. On observait des lois venues de Moïse, on fai­sait étudier le Talmud aux jeunes gens, on pratiquait un exclusi­visme à l'égard des autres religions et à plus forte raison dans les relations d'amitié. 25:318 Le premier crime de ma jeunesse fut de poser des ques­tions. Les réponses étaient toujours incomplètes ou évasives, par exemple : -- *Pourquoi a-t-on crucifié ce Jésus de Naza­reth qui, même humainement parlant, ne faisait que le bien ?* Réponse (incohérente) : -- *Nous n'y croyons pas.* En tout cas, l'enseignement religieux chez moi se rédui­sait aux principes d'une « hygiène de vie » sans surnaturel. On n'était pas concerné par le principe actif de la religion qui est Dieu. Si le Talmud fut enseigné, ses commentaires sur la Bible remplaçaient entièrement la Bible elle-même. Dans ma propre histoire, j'ai eu la chance de faire une découverte pour combler ce manque de Dieu : ce fut la découverte du beau. Depuis l'âge de sept ans, je pianotais gentiment dans une famille où l'on n'avait pas de goût déclaré ni pour l'art, ni pour la littérature, ni pour la musi­que. Mon père tenait un commerce de quincaillerie et ma mère travaillait à sa comptabilité. La musique que j'avais découverte ouvrit une brèche dans mon âme. Ce sentiment extraordinaire était pourtant invisible, irrationnel. Puis, les impressions foudroyantes que m'ont laissé la littérature de Shakespeare ou d'Homère ne se mesuraient pas en valeur marchande. A dix ans, à l'école, j'ai appris à jouer du violoncelle. J'ai pu entrer dans un orchestre symphonique de jeunes lycéens trois ans plus tard et là ce furent pour moi des col­loques mystiques d'œuvre en œuvre avec Dieu descendu des cieux sous la forme de Bach, Beethoven, Mozart, Liszt, Sibelius et Brahms. \*\*\* 26:318 A l'adolescence, mon père mourut et je restai seule avec ma mère qui n'entendait rien à mes goûts artistiques. La mode scolaire était aux études scientifiques. Elles m'ont plongée dans un matérialisme désespérant. Les relations hu­maines dans ce milieu se fondaient sur des apparences : l'at­titude envers l'amour, l'amitié et le mariage, était en général cynique. Mais n'ayant jamais trouvé de réconfort dans le judaïsme, j'ai cherché ardemment des consolations artisti­ques. Le seul résultat fut le dégoût de ma vie et du monde. Ensuite, ce fut l'événement étrange qui devait tout déci­der. J'irais en France faire un an d'études de civilisation française. De loin, j'avais toujours aimé la langue française pour sa musique intérieure, mais je ne connaissais rien ni personne en France. A l'Université de New York où j'étais étudiante, j'ai consulté mon professeur de français dont la sœur habitait Paris. En septembre 1960, le paquebot Rotter­dam m'a laissée seule sur un quai du Havre. Un jeune homme m'y attendait pour me conduire à Paris. C'était le frère du professeur de français à New York. Alors tout commença comme si je devais renaître -- par la matière et par l'esprit. D'abord par les choses que je voyais -- des cathédrales gothiques, des ensembles architec­turaux, des musées, les châteaux de la Loire, etc., puis par l'esprit dans l'étude de la civilisation française -- la littéra­ture, la philosophie, les idées. Dans cette étude, j'ai buté sur Pascal qui a su répondre à cette interrogation que j'avais toujours eu au fond de moi-même sur les limites de la science et la métaphysique. Et mon guide providentiel à travers ces moraines caillou­teuses de choses que j'ignorais, fut le jeune homme, frère du professeur de français qui m'avait attendu au bateau, celui qui est devenu par la suite mon époux. Dans mon livre ([^7]), je raconte ces découvertes, cet émer­veillement que j'ai éprouvé devant un monde où il n'y avait pas seulement le matériel mais un élément nouveau pour moi -- le spirituel. 27:318 La convergence des connaissances et des discussions m'avait rendue irritable sur le sujet de la religion. Le jeune homme, Jean, revenait toujours là-dessus et voulait toujours me conduire là où je ne voulais pas aller. Mais au lieu de « respecter mes opinions » il a heureusement insisté. Ce qui arriva ensuite fut parfaitement inattendu et par lui et par moi : soudain, j'ai cru ! Je lisais Pascal et mon intelligence m'a dit : « Mais, c'est la Vérité, la seule et entière vérité. » Il fallait conformer mes actes et ma vie à cette évidence. Je n'aurais jamais pu choisir délibérément de le faire. C'est l'évidence qui s'est imposée à moi. Dans mon for intérieur j'entendais : « Jésus-Christ est Dieu ! » \*\*\* Après ce constat, tout devenait logique : l'Église, le baptême, la messe, l'histoire du salut. Plus tard, on m'a dit de voir un prêtre car je devais avoir des tas de questions à poser et des problèmes à résoudre. Mais je cherchais des questions et des problèmes et je n'en trouvais pas. A partir du moment où Jésus-Christ s'est révélé Fils de Dieu, tout ce qu'Il avait pu faire ou dire me paraissait lumineux. Pour la suite de l'histoire, j'ai raconté mon mariage puis la naissance de nos neuf enfants, mais en fait, l'histoire n'était pas terminée : j'avais tout à découvrir sur l'intérieur de la vie chrétienne. \*\*\* Dans la dernière partie de mon livre, j'ai dû parler de nos vies par rapport à l'Église actuelle. En effet, si la vie chrétienne pour une convertie suivait un schéma parfaite­ment logique au moment de ma conversion, il n'en était plus de même après le concile Vatican II. L'attitude des hommes d'Église se modifia. 28:318 Tout d'un coup, on devait avoir une foi « adulte » alors que Jésus nous dit de redevenir comme des petits enfants ; on devait désacraliser la liturgie et la messe ; on se mit à enseigner des catéchismes structuralistes ou hégéliens. Toutes les expériences religieuses étaient valables hormis celle de la Tradition séculaire. On s'est trouvé persécuté parce qu'on n'avait pas changé. On m'a dit de ne plus chercher à convertir les Juifs, que le prosélytisme n'avait plus de sens à l'heure actuelle, que les catholiques devaient admirer et adopter des pratiques juives sous prétexte que les premiers chrétiens en avaient. Si la chenille devient papillon, pourquoi faut-il qu'elle redevienne chenille ? Nous prions malgré tout pour la conversion des Juifs. Nous espérons avec la Sainte Mère l'Église, *Mater et magis­tra.* L'espérance est une vertu théologale. Nous ne pouvons pas nous en passer. L'espérance est comme l'ADN qui éla­bore des protéines dans la cellule vivante, un principe vital de notre croissance. Mon itinéraire à moi n'est qu'un petit point sur une longue courbe dessinée par Dieu. C'est Lui qui m'a conduite jusqu'ici. Aujourd'hui, je tiens à rendre hommage à mon pays d'accueil, à mon pays d'adoption, à la France, fille aînée de l'Église, pour son millénaire capétien, pour ces rois qui savaient avant tout maintenir l'amour de Dieu dans les cœurs et ne pas abandonner l'essentiel : Dieu premier servi. Judith Cabaud. 29:318 ### Connaître et combattre la désinformation par Daniel Trinquet Daniel Trinquet est le président du « Cercle Liberté de la Presse » et le président-fondateur de l' « Institut d'études de la désinforma­tion » qui publie une lettre hebdomadaire : *Désinformation-Hebdo,* 18, Champs-Élysées, 75008 Paris (abonnement annuel : 2.900 F). « LES PAROLES AGRÉABLES ne sont pas vraies et les paroles vraies ne sont pas agréables »... Ce principe de la philosophie chinoise prend sa véri­table dimension dès que l'on aborde l'épineux dossier de la Désinformation et que l'on tente de dégager les responsabilités des uns et des autres. Pourquoi faire en préambule allusion à la Chine ? Tout simplement parce que, certains l'ont peut-être oublié, le théoricien de la désinformation fut un stratège chinois Sun Tsu. Le premier, il y a plus de 20 siècles, à définir ce redoutable pro­cédé qui consiste à affaiblir la défense d'un adversaire au point de l'acculer à la défaite, sans même avoir besoin de recourir à la puissance militaire. Mais ce n'est simplement qu'au cours des dernières années que le mot a fait son entrée officielle au Dictionnaire de l'Aca­démie française, les académiciens le prenant dans son acception la plus large, autrement dit tout moyen propre à déstabiliser un adversaire en l'induisant en erreur, y compris en omettant de lui fournir des renseignements essentiels pour son choix et par là même pour sa survie. 30:318 Bien sûr, la méthode n'est pas nouvelle. Relisant il y a quelques semaines la collection de *Gringoire* pour un article consacré à la désinformation relative à l'Affaire Salengro, j'ai pu constater qu'en 1936 l'hebdomadaire consacrait l'une de ses rubriques aux fausses nouvelles diffusées par la radio à propos de la Guerre d'Espagne ou de la politique du Front Populaire « la radio sous la botte ». Signe qu'une certaine camarilla s'était déjà emparée des leviers de commande. Les conséquences en étaient sans doute atténuées à l'époque dans la mesure où une presse pluraliste jouait alors un rôle plus important que celui qu'elle peut tenir aujourd'hui face au déferlement de l'au­diovisuel et, plus particulièrement, celui de la télévision. Les souvenirs du général de Gaulle montrent parfaitement que l'ancien Chef de l'État s'était rendu compte de la prise en main progressive de ce nouveau moyen de communication par la gauche mais qu'il a été incapable d'y faire face, excepté bien sûr le limogeage d'un certain nombre de vedettes au lendemain des événements de mai 68 pendant lesquels plusieurs grands noms de la télévision avaient trop vite jeté le masque, croyant à tort un changement de régime arrivé. De même, dans les mois qui ont précédé l'élection présiden­tielle de 1981, lorsque M. Giscard d'Estaing, sentant le pouvoir lui échapper, a tenté de redresser la barre, il était trop tard. Des adversaires politiques acharnés à sa perte occupaient des postes-clé. 31:318 C'est ce qui explique par parenthèse pourquoi les mises à l'écart ont été relativement peu nombreuses après le 10 mai 1981. Dans la plupart des cas, l'épuration se révélait superflue dans la mesure où nombre de responsables étaient déjà en fonction et que d'autres étaient prêts à se rallier. Voilà pour­quoi il n'est pas faux d'entendre les socialistes affirmer que les pressions ont été moins nombreuses après 1981 et pour cause elles étaient devenues quasiment inutiles devant l'adhésion des dirigeants de la radio nationale et des chaînes de télévision à la politique suivie par le nouveau gouvernement. En revanche, certains pourront s'étonner de voir cette situa­tion perdurer après les élections législatives de mars 86. L'Af­faire Polac a en partie occulté un phénomène important : la plupart des journalistes de TF 1 qui ont dû quitter la chaîne étaient plutôt de droite. La nouvelle direction ne leur avait réservé aucune place dans l'organigramme de la Station. Ce qui permettait au *Canard Enchaîné* plus soucieux en d'autres cir­constances de la défense de confrères mis à l'écart d'ironiser fin septembre « sur les vieux grognards du RPR qui n'avaient rien compris à la privatisation façon Bouygues ». Mais le fait de constater une situation donnée est une chose. Le fait de trouver un moyen adéquat d'y répondre en est une autre. \*\*\* L'une des racines du mal réside sans doute dans l'ancrage à gauche des principales écoles de journalisme : le Centre de Formation des Journalistes de la rue du Louvre à Paris, créé en 1945 à l'initiative entre autres de Philippe Viannay, l'un des fondateurs de *France-Observateur* et d'Hubert Beuve-Méry, le directeur du *Monde* (un établissement qui poursuit également son œuvre auprès des journalistes confirmés, via une autre structure, le Centre de Perfectionnement des Journalistes) et l'École Supérieure de Journalisme de Lille dont le responsable, tout au long des années 70, était Hervé Bourges. Depuis plus de quarante ans, ces deux Écoles ont formé professionnellement et, disons-le, politiquement des journalistes qui, année après année, ont tissé une véritable toile dans un certain nombre de rédactions qui, au départ, n'avaient pas pour vocation de faire le jeu de la gauche. Certains ont cru trouver une solution au début des années 80 dans le lancement d'établissements concurrents. 32:318 Une opération qui a échoué en raison de la personnalité des responsables désignés et du man­que d'enthousiasme des patrons de presse ou des dirigeants politiques de l'époque. C'est en effet une constante de la désinformation, en parti­culier dans l'audiovisuel d'État. A partir du moment où un gouvernement ne manifeste pas une volonté politique précise, il décourage rapidement ses amis et incite ceux qui n'ont pas réellement de convictions à se rallier, par strict intérêt, à l'ad­versaire. Une situation que nous connaissons notamment à l'heure actuelle. Ce n'est évidemment pas la seule explication du phénomène que nous connaissons. Le conformisme intellectuel entaché d'une bonne dose de routine y tient également sa part. Vous connaissez le mot célèbre d'Eugène Ionesco : « Prenez un cercle. Caressez-le. Il deviendrait vicieux »... A force de promouvoir depuis des années et des années un certain nombre de spécialistes, inconnus au départ et qui, grâce à cette bienveil­lance, ont réussi à se faire un nom, ceux-ci finissent par passer pour des interlocuteurs incontournables et réclamés par le pu­blic. Ainsi lorsque M. Chalandon annonce sa réforme du statut du Juge d'instruction, les dirigeants de France-Inter ne trouvent rien de mieux, pour commenter cette décision, que d'inviter le chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher, dont les sympathies de gauche sont connues puisqu'il est l'initiateur d'une association très hostile à la police, et l'avocat Thierry Lévy, célèbre pour sa défense d'un certain nombre de terro­ristes d'extrême-gauche. Aux yeux des journalistes qui se livrent à ce choix, les noms de ces deux « personnalités » devraient retenir l'auditeur. On touche là le fond du problème. Nous avons affaire (pour reprendre le mot de Volkoff) aux désinformés désinfor­mateurs, autrement dit à des gens qui sont tellement imprégnés de l'air du temps, imbibés par les idées de l'adversaire qu'ils se transforment inconsciemment en porte-parole de thèses qui, bien souvent, les dépassent. Un des plus célèbres journalistes de la télévision, passé aujourd'hui sur la Cinq, en est la parfaite illustration. 33:318 Au lendemain de la mort de Malik Oussekine, en présentant le journal de 13 h de TF 1, il n'avait pas hésité à parler d'une manifestation « spontanée » qui débuterait à 14 h 30 devant la Sorbonne. La « spontanéité » d'un événement annoncée plus d'une heure à l'avance ne semblant pas le choquer. \*\*\* Les avatars de la Cinq permettent également de toucher du doigt l'une des causes de la désinformation : le contrôle du marché de la publicité par un certain nombre de profession­nels, nostalgiques de l'esprit soixante-huitard et qui, souvent, opèrent la sélection de leurs supports publicitaires davantage en fonction de critères politiques qu'en termes d'audience. Un phénomène qui ne joue évidemment pas véritablement pour ce qu'il est convenu d'appeler la grande presse mais qui est beau­coup plus sensible pour les journaux d'opinion. A tirage égal, un journal de droite se verra refuser une publicité que le res­ponsable de l'Agence en charge du budget n'hésitera pas à dif­fuser dans les colonnes d'un journal de gauche. La solidarité politique jouant également plus d'un côté que de l'autre. Les ministres communistes en avaient assené la preuve en abreu­vant littéralement durant leur présence au gouvernement la presse du parti de publicités institutionnelles. *L'Humanité, La vie Ouvrière* mais également *La Marseillaise ou Le Patriote de la Côte d'Azur* ont vu, de 1981 à 1984, affluer les pages de publicité d'Air France, d'Air Inter ou de la SNCF. Aujourd'hui, l'organe officiel du parti communiste peut encore se prévaloir, à l'occasion, de l'apport financier d'entre­prises comme Renault, Radio-France ou le Crédit Lyonnais dont l'actuel PDG, Jean-Maxime Levêque, s'était pourtant fait, avant 1986, l'apôtre d'un libéralisme pur et dur. En faussant partiellement, grâce à des rentrées d'argent, le jeu normal de la concurrence entre plusieurs journaux, certains industriels permettent ainsi à des titres de subsister et renfor­cent donc, indirectement, la désinformation dont notre pays est victime. \*\*\* L'affaire Malik Oussekine que nous venons d'évoquer illus­tre parfaitement l'un des autres aspects de la désinformation l'existence de sujets tabous. 34:318 Le journaliste sait, dès qu'il s'agit du Chili, de l'Afrique du Sud ou du racisme, que des règles écrites ou non écrites exis­tent, qu'il serait malséant, voire dangereux de transgresser. Prenons l'exemple sud-africain : pendant des mois entiers, même après la publication des aveux complets de Pierre-André Albertini, une certaine presse (l'audiovisuel mais aussi des heb­domadaires comme *Le Point* ou *L'Express*) a tenté d'accréditer la thèse d'un coopérant condamné pour des raisons politiques alors que l'intéressé s'était bel et bien comporté comme un homme de main des mouvements extrémistes en transportant des armes et des munitions pour le compte de l'ANC. De même, lorsque l'on parle des violences en avançant un chiffre impressionnant de victimes, laisse-t-on implicitement supposer que les responsables en sont des Blancs alors que dans la plu­part des cas, il s'agit de Noirs assassinés par d'autres Noirs, notamment du fait de l'odieux supplice du collier, ce pneu enflammé que l'on passe autour du cou des victimes accusées de collaborer avec le pouvoir blanc. Quant aux aspects interna­tionaux de ce dossier, ils sont systématiquement occultés, comme le prouve le silence fait autour des déclarations du chef de file de l'ANC, Joe Slovo, à la revue *Kommunist* et dans lesquelles M. Slovo redisait son attachement indéfectible à l'Union Sovié­tique et aux pays socialistes. \*\*\* A propos du racisme, les exemples sont évidemment légion. Chaque fois qu'un immigré est victime d'une agression, la ten­dance veut, même si aucun élément ne vient étayer cette ana­lyse, qu'il s'agisse obligatoirement d'un acte raciste. Lorsque c'est l'inverse qui se produit, notamment en province, l'infor­mation ne « remonte » même pas jusqu'à Paris ou alors l'iden­tité ou la nationalité des coupables ne sont pas mentionnées. Ce fut le cas notamment à l'occasion du viol collectif de Grenoble au cours duquel une habitante de la ville fut séques­trée et violentée pendant plus de 24 heures par une trentaine de Maghrébins. 35:318 Ce fut également le cas à Mulhouse lorsque deux jeunes Algériens, mécontents des remarques adressées à leur petit frère par leur professeur, attaquèrent l'enseignant à coups de hachette, sans provoquer pour autant les réactions indignées que l'on aurait été en droit d'attendre de la part de la FEN. \*\*\* Pour bien comprendre ce tri sélectif de l'information à la base, il faut mettre en lumière le rôle particulier joué par l'AFP, l' « Agence France-Presse », une agence d'État qui connaît un déficit phénoménal malgré le recours massif à la générosité des contribuables. Dans notre pays, le journalisme d'investigation est en voie de disparition. Les journalistes le plus souvent ne prennent plus la peine d'aller rechercher l'information à la source. Ils se contentent de l'attendre dans leur bureau. Certaines études montrent que près de 80 % des nouvelles diffusées en France passent par le canal de l'AFP. Autrement dit, une information donnée par l'Agence a toutes les chances de rencontrer un certain écho même si son intérêt paraît limité. A l'inverse, une autre information même importante, mais censurée par l'AFP, du fait justement de son importance, ne pourra pas briser la conspiration du silence établie autour d'elle. La politisation de l'Agence apparaît à travers un certain nombre d'éléments précis, ne serait-ce que l'inculpation pour divulgation d'informations mensongères de Pierre Feuilly, le chef du Service des Informations Générales, grand responsable syndical de l'Agence. Lors des violences de l'hiver dernier au quartier latin, c'est son Service qui avait prétendu que des cas­seurs, le visage dissimulé par un foulard, avaient été vus sor­tant de l'Hôtel de Ville de Paris, des manches de pioche et des barres de fer à la main. L'une des techniques de l'AFP consiste à jouer sur l'heure de diffusion d'un certain nombre de dépêches afin d'en ampli­fier ou d'en minimiser la portée. L'une des « traditions » consiste, en particulier pour des affaires mettant en cause des policiers, à diffuser la dépêche avec la mention « Urgent » quelques minutes avant le début d'un journal télévisé, afin d'assurer la reprise de la nouvelle en question, même si celle-ci n'en vaut pas la peine. 36:318 A l'inverse, il est tout à fait possible de réduire la portée d'une information en choisissant aussi l'heure de diffusion sur les télex. Ainsi, à l'occasion du procès du coiffeur de Pierre Mauroy, impliqué dans un scandale politique en compagnie du gratin socialiste de la région, l'AFP a-t-elle attendu le lende­main de l'audience pour diffuser sa dépêche de synthèse. Autre­ment dit : à une heure où l'impact en devenait presque ridi­cule, puisque l'information intervenait trop tard pour les jour­naux radio du matin. Quant à la presse écrite, elle n'allait pas retenir une nouvelle qui, dans ces conditions, aurait été diffusée avec 48 heures de retard. Au-delà de cette façon de procéder, de ces trucs est-on tenté de dire, l'Agence sait parfaitement utiliser une déviation sémantique pour faire passer un certain nombre de messages. Ainsi, un voyage de Jacques Chirac à Nouméa est-il « cou­vert » comme l'on dit dans le jargon des journalistes sous le titre « Jacques Chirac *en Kanaky* »*.* Pour une grève d'institu­teurs l'automne dernier, une journaliste de l'Agence regrettant le faible taux de participation dans certaines régions écrit-elle froidement : « La Bourgogne a raté le coche. 12 grévistes répertoriés sur 125 écoles sondées. » Ce qui est grave, c'est que l'AFP joue un rôle diffus dans la désinformation car des analyses aussi contestables, un voca­bulaire aussi scandaleux passent le plus souvent inaperçus aux yeux des clients. Concrètement, une dépêche de l'AFP va être reprise in extenso à Paris et en province, même par ceux qui n'ont pas vocation à faire le jeu des désinformateurs. \*\*\* Le poids des mots est trop souvent négligé... comme l'écri­vait Jean Hohbarr, le secrétaire général des CAR dans un arti­cle de *Désinformation-Hebdo,* la lettre de l'Institut d'Études de la Désinformation : « L'homme comme le lapin s'attrape par les oreilles »... La formule est de Mirabeau mais elle a gardé, deux siècles plus tard, toute sa force. 37:318 Les *séparatistes,* au Pays basque, en Corse ou ailleurs, sont toujours présentés comme des *autonomistes* ou parfois des *natio­nalistes.* Lorsqu'un otage au Liban est assassiné, la presse avec un bel ensemble parle d'une *exécution.* Lors de la première de son émission « Surprises » sur Europe Un, Harlem Désir, le nouveau conseiller de Jean-Pierre Elkabbach pour les problè­mes de la Culture et de la Jeunesse, présente le disque du Groupe guadeloupéen Kassao comme « *l'hymne national* des Antilles ». La « Marseillaise » est rayée de la carte. Dernier exemple en date : la véritable action de commando menée à Roissy par le Mouvement de la Jeunesse Communiste, agres­sant des policiers pour soustraire à l'action de la justice un Congolais frappé d'un arrêté d'expulsion parfaitement légal. *France-Soir* titre tout simplement : « *Libéré* à Roissy, le jeune Congolais est introuvable. » Comme s'il s'agissait, dans le cas précis, d'une « libération »... Cette utilisation à contre-courant d'un certain nombre de mots n'est évidemment pas innocente. Elle contribue petit à petit à provoquer une inversion des valeurs qui sape les fon­dements mêmes de notre société puisque des représentants de l'ordre et ceux du désordre sont logés à la même enseigne, puisque l'on donne à l'acte ou à la décision d'un terroriste la même valeur qu'à l'acte ou à la décision d'un État ou d'un corps constitué. Cette même tromperie de l'opinion ne s'exerce évidemment pas seulement par la plume. Le truquage d'une photo ou d'un film est monnaie courante. Tout le monde sait qu'il suffit d'un plan particulier pour donner l'illusion de la foule lors d'une manifestation qui, en fait, a été un échec total. Dans les pays de l'Est, la disparition de personnalités passées à la trappe et dont on va jusqu'à gommer la présence sur d'anciennes photos a également été dénoncée, notamment dans le cadre d'un livre préfacé par Jean-François Revel à ce sujet. La désinformation qui règne en France nous intéresse bien sûr au premier chef mais elle fait partie d'un tout. La plupart des pays occidentaux sont confrontés aux mêmes difficultés, connaissent les mêmes perversions. L'Allemagne pour ne citer que cet exemple précis est peut-être particulièrement concernée. Jean-Pierre Picaper, auteur chez Plon du *Pont invisible,* un livre sur les radios qui émettent à destination de l'Est, a rendu compte du formidable totalitarisme médiatique qui a marqué Outre-Rhin la récente visite d'Erich Honecker, le n° 1 du parti communiste est-allemand. 38:318 On a même vu une chaîne de télévi­sion allemande diffuser en direct une émission de part et d'au­tre du rideau de fer. L'image donnée par l'Allemagne de l'Est en était idéale : absence de chômage, sécurité dans les rues alors que du côté occidental, la vision donnée de la vie quoti­dienne était presque dantesque. Tout le monde sait que les Soviétiques sont passés maîtres dans l'art de la désinformation. Dans son dernier numéro, *Désinformation Hebdo,* la lettre de l' « Institut d'Études de la Désinformation », a révélé en exclu­sivité le nouvel organigramme de la désinformation soviétique : le spécialiste pour la France est un certain Pyohkov qui, coïncidence, vient de demander, il y a quelques semaines, son visa pour la France. Mais comme l'a parfaitement démontré le Pro­fesseur Rougeot dans le livre *L'Occident sans complexe,* il existe un lien direct entre la désinformation soviétique et celle dont la gauche se rend coupable dans notre pays. Mêmes cibles, mêmes références, même vocabulaire. \*\*\* Ce constat, pour intéressant qu'il soit, ne constitue que l'amorce d'une réplique aujourd'hui indispensable. Plusieurs exemples historiques l'ont prouvé, c'est souvent lorsque le point de non-retour est presque atteint, qu'un certain nombre de vo­lontés, endormies jusque là, se réveillent. Cette analyse a servi de toile de fond à la création au prin­temps dernier de l' « Institut d'Études de la Désinformation », un Institut dont la principale originalité est d'être placé sous la responsabilité des journalistes du Cercle « Liberté de la Presse », dont je suis le président. Ce Cercle regroupe déjà près de 150 confrères à Paris, en province et dans les départements et Territoires d'Outre-Mer 150 journalistes qui représentent les différentes tendances de la droite française et qui, pour certains d'entre eux, travaillent même dans des organes de presse contrôlés par la gauche... Il était indispensable, pour se lancer dans une initiative comme celle-là, de faire appel à des journalistes pour éviter un réflexe corporatiste, comparable à celui que le ministre de la Défense, André Giraud, a connu, lorsqu'il a manifesté l'inten­tion de fonder, lui aussi, un « Observatoire d'Études de la Désin­formation » pour les questions militaires. 39:318 Lorsque ce sont des professionnels de l'information eux-mêmes qui montent au cré­neau, l'argument tant entendu d'atteinte à la liberté de la presse tombe de lui-même. De surcroît, l'écho que les journalistes peuvent donner aux travaux de l'Institut garantit à ces derniers la possibilité de ne pas être confinés dans un anonymat que connaissent d'autres Instituts dont les travaux sont parfois remarquables mais dont les responsables sont les seuls à en connaître le caractère. Qui plus est, la création de cet Institut constitue une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tous ceux qui, par confor­misme, lâcheté ou intérêt, se faisaient trop souvent les com­plices de la désinformation, persuadés de ne pas avoir à subir les conséquences de leur attitude. Il serait illusoire de vouloir les changer sur le fond. Mais chacun sait que la crainte peut être une excellente conseillère. Jean-François Revel écrit qu'il sait, à la violence des réac­tions de ses adversaires, s'il a visé juste ou non. De ce point de vue, les réactions suscitées par la création de l'Institut se pas­sent de commentaires. L'Agence France-Presse pour diffuser le communiqué que nous lui avions adressé, *a exigé de connaître les coordonnées de tous les journalistes membres du Cercle,* des méthodes dignes d'un régime totalitaire. Marc Riglet dans la revue *L'Histoire* tente de nous marquer du sceau infamant de l' « extrémisme », sans avoir pour autant lu la moindre de nos publications. Ce qui l'autorise à porter des jugements définitifs sur la qualité de nos travaux. Quant au *Monde diplomatique,* le plus virulent, il nous traite, sous la plume de son directeur Claude Julien, de « déla­teur dont les plus proches prédécesseurs firent merveille pen­dant l'Occupation nazie », avant de conclure que « la période 1940-1944 devrait nous rappeler que nous ne sommes pas à l'abri des coups d'une résistance démocratique ». Le fait d'être contesté de cette manière montre que c'est notre existence même qui est redoutée par tous ceux qui croyaient avoir définitivement mis leur empreinte sur l'Information, qui croyaient en assurer un magistère moral en faisant et en défai­sant les modes, en portant au pinacle certains journalistes ou certains intellectuels ou en en déconsidérant d'autres. 40:318 Cela dit, la lutte contre la désinformation n'a de chance d'être gagnée que si elle devient l'affaire de tous. De trop nombreux spécialistes en sont restés à une sorte de Ligne Maginot qui est évidemment dépassée. Dans ce secteur, la rapidité est de mise. Ce n'est pas avec quelques jours ou quelques semaines de retard que l'on réagit sous peine de voir sa contre-attaque ne pas atteindre son but. Dans le cadre de l'Institut, nous avons pris l'habitude de pré­venir les personnes ou les organisations mises en cause le jour même, afin de leur donner, si elles le souhaitent, la possibilité de réagir en temps utile. Mais si l'Information est une chaîne, vous ne devez pas oublier, vous lecteur, à l'occasion auditeur ou téléspectateur, que vous êtes le dernier maillon, et un maillon essentiel. J'ai souvent été frappé par le militantisme des auditeurs de gauche qui n'hésitent pas à téléphoner, à écrire, à se manifester d'une façon ou d'une autre, lorsque l'information ne correspond pas à leurs souhaits. Dans l'autre camp, cela est rarement le cas. Le déséquilibre que nous pouvons constater s'en trouve implici­tement renforcé. Notre Institut a pris pour devise la phrase fameuse de Chateaubriand « La liberté qui capitule, le pouvoir qui se dégrade n'obtient point merci de ses ennemis. » Un mot à méditer. Daniel Trinquet. 41:318 ### Un autre Pourrat *En marge du centenaire officiel* par Robert Le Blanc HENRI POURRAT : oui, un écrivain régionaliste, des re­cueils de contes... Mais non ! C'est aussi un écrivain moderne, un homme ardent et vivant. Ouvrez *Le Mauvais Garçon* (Folio n° 1086), roman publié en 1926, entre le deuxième et le troisième volume de la *saga* de *Gaspard des Montagnes* ([^8])*.* Ce sont les émois et les doutes d'un adolescent, décrits à petites touches. On songe au meilleur Arland. Nous avons trop vite oublié qu'à Ambert comme ailleurs, vers 1910, on lisait Laforgue et le premier Claudel, on parlait de *shake­hand* et de *flirt...* 42:318 On ne parlait pas encore d' « ère du soupçon ». Mais Pourrat savait bien que le cœur humain n'est pas simple, qu'il est à double, à triple, à quadruple fond : « On s'entrevoit à peine, par surprises ; le film ne donne pas ce qui tourne au fond de nous. Il est même arrangé pour le masquer : la conscience, drôle de cinéma ; affaire de comédie plutôt que de prise de vues. Yvonne, quel film projette-t-elle pour sa petite satisfaction ? et sous ce film, qu'y a-t-il ? » Pour finir, avant un dénouement haletant, cette remarque désabusée : « Les êtres ne sont pas mystérieux, ils sont vagues. Du brouillard à deux pattes. » \*\*\* *Le Mauvais Garçon* est rythmé par les épisodes de 1914-1918, entrevus depuis l'arrière. Avec des notations qui sonnent vrai : le costaud qui a « contracté une maladie à titre tempo­raire » pour être réformé ; le fil de soie noire qui signifiait : « J'ai une décoration, mais je ne veux pas l'arborer » ; le per­missionnaire qui vend un browning au jeune bourgeois ; la bague d'aluminium au doigt de la petite veuve... Sur le front lui-même, les remarques sont rares, et cela vaut mieux : pouvait-on bien parler de cette guerre sans l'avoir faite ? Toute une part de l'œuvre de Pourrat, cependant, est placée sous le signe de la Grande Guerre. Il y avait perdu l'un de ses meilleurs amis, Jean-François Angeli, d'un an son aîné. Lui-même était réformé pour tuberculose. Son premier soin, la guerre finie, fut de rééditer leur livre écrit et publié en commun en 1912 (Angeli signait Jean L'Olagne, c'est-à-dire *La Noisette* en patois auvergnat) : *Sur la Colline ronde* (*Films auvergnats*)* ;* puis de lui consacrer un volume, *Les Jardins sauvages* (Galli­mard, 1923), avec de larges extraits de lettres. Curieux garçon qu'Angeli. Fils d'un gendarme corse et de la fille d'un papetier d'Ambert, orphelin de père de bonne heure, il prépara sans espoir l'agrégation d'italien. Boursier à l'Institut français de Florence en 1912, il lisait *L'Action fran­çaise :* « C'est le seul journal vivant. On voit mieux ça de loin. Dans des trucs comme Le Temps je cherche en vain la France. » 43:318 Retour à Grenoble en 1913 : « Je lis mes amis d'hier Rimbaud, Claudel, Maurras -- et l'ancien Barrès. » Il fallut bien, pour survivre, prendre un poste de professeur, à l'École primaire supérieure d'Annecy. Il s'entendit mal avec les « chers collègues », -- et avec ses supérieurs : ne refusait-il pas de retirer sa carte d'électeur ! Au front, en 1914, il s'entendit mal aussi avec son chef de section, un instituteur encore, rendit ses galons de caporal. En novembre, il trouve un fusil Mauser : « Chose curieuse, il porte l'estampille *Ambeeg,* même étymologie que Ambert. » Il entend les « accordéons en sourdine aux tranchées ennemies ». Blessé lors de l'attaque française de Noël, il séjourne à l'hôpital de Beauvais. En juin 1915, nouvelle attaque, dans le secteur d'Hébuterne : « Quand on a sauté dans la tranchée boche on se mit à rigoler comme des fous », raconte son dernier ami, « un Corse au képi aussi chargé de médailles saintes que le bonnet de Louis XI » et « qui entrait dans toutes les églises pour faire ses dévotions à la madone ». Mais la contre-attaque allemande fut fatale à Jean Angeli, qui mourut dans les bras de cet ami. C'est son frère cadet François Angeli, comme lui bien doué pour le dessin et la peinture, qui devait illustrer *Gaspard des Montagnes.* Une de ses gravures a été retenue pour le timbre à 1 fr. 90 du centenaire de Pourrat. \*\*\* Avec Angeli, Pourrat partait pour des promenades, interro­geait les gens de rencontre. Plus tard, il emmena Vialatte avec lui. Un jour de janvier 1936, ils interrogèrent une vieille Am­bertoise, ancienne cuisinière d'Ernest Daudet. Elle avait fait un remplacement de trois semaines chez Victor Hugo : « Il m'a dit : D'où êtes-vous ? « -- D'Auvergne. « -- J'aime bien les Auvergnats. Continuez à me faire de la bonne cuisine. » 44:318 Elle continua. Mais : « Je l'entendais qui criait, ah, il criait, ce que je l'ai entendu crier... On ne l'aimait pas. A part ça, il paraît qu'il était bien capable. » ([^9]) \*\*\* Alexandre Vialatte était son ambassadeur à Paris. Chez Arthaud, Pierre Morel se souvient de l'avoir reçu. Pourrat devait écrire le volume sur l'Auvergne pour la collection *Les Beaux Pays.* Mais à la fin du volume il en était toujours aux Limagnes (1932). Il faisait demander par Vialatte deux ou trois autres volumes pour arriver au bout de l'Auvergne. Morel le soutint. Il eut ses trois volumes. \*\*\* Pourrat avait épousé en 1928 Marie Bresson, fille d'un magistrat venu d'Auvergne à Aix-en-Provence, excellente musicienne, sur le point d'achever des études de médecine. Il l'avait connue par Jeanne Baraduc, peintre de talent, native de Riom. Elle se dévoua totalement à son œuvre, et à leurs enfants. La maisonnée s'agrandit pendant l'Occupation de tous les réfugiés (y compris juifs bien entendu) qu'il fallut héberger. Claire Pourrat, leur fille, et Claude Pourrat, leur fils, ont évoqué cette période au cours des émissions consacrées à Henri Pourrat par France-Culture à la mi-septembre, ainsi que le souvenir de leur sœur aînée, morte en 1940 : Marie Pourrat-Bresson cessa de ce jour toute musique ; elle est morte deux ans après son mari, en 1961. On ne nous a guère laissé espérer avant une vingtaine d'années la correspondance de Pourrat avec Ramuz, avec Jeanne Baraduc, avec Paulhan, qui met en cause trop de tiers. Parmi les manuscrits qui seront remis au Centre Henri Pourrat de l'Université de Clermont, l'un méritera de retenir l'attention : 45:318 une Vie de Marcel (?) Michelin, commandée par sa veuve, et pour laquelle Pourrat avait signé un contrat avec Gallimard ; mais quand elle fut écrite, la famille s'opposa à la publication. Cette biographie pourrait révéler un Pourrat intéressé par l'in­dustrialisation de l'Auvergne. Pourquoi fallut-il qu'on essayât d'effacer son attachement au maréchal Pétain ? Et qu'un universitaire au verbe haut vînt parler de « récupération intégriste » ? Est-il obligatoire de s'en tenir au Pourrat aseptisé de France-Culture et de l'Université ? Oui, Pourrat a tenu sa place dans la partie qui s'est jouée en France entre 1939 et 1945. On peut lire sa contribution au livre, bilan et programme, paru chez Alsatia : *France 1941.* Et ne fut-il pas délégué du Secours national ? Mais surtout il faut lire son ouvrage : *Le Chef français,* paru en 1942 chez Robert Laffont (mais oui, « Robert Laffont éditeur à Marseille », chez qui ce livre a connu au moins six éditions successives). Les 148 pages de ce volume sont consacrées à la visite que le maréchal Pétain fit à Ambert le 14 octobre 1940. A la page 59 est consigné le célèbre dialogue entre le Maréchal et Henri Charlier : HENRI CHARLIER. -- *Monsieur le Maréchal, vous nous avez dit à la radio que nous étions vos enfants.* LE MARÉCHAL. -- *Eh bien ?* HENRI CHARLIER -- *Nous consentons, Monsieur le Maréchal. Nous sommes vos enfants respectueux, nous vous obéirons. C'est la première fois de ma vie que je peux respecter et aimer le Chef de l'État.* Henri Pourrat ne nomme pas Henri Charlier dans ce dialo­gue, pas plus qu'il ne le nomme aux pages 32, 33 et 60-61, mais c'est bien Henri Charlier, nous le savons par le témoi­gnage de Jean Madiran qui le tient d'Henri Charlier lui-même. Oui, Pourrat a continué jusqu'à sa mort à tenir sa place dans la partie qui se jouait dans la Cité et dans l'Église. On tente aussi d'effacer qu'il fut l'un des quatre (pas un de plus) qui apportèrent à Jean Madiran leur collaboration régulière à ITINÉRAIRES avant même la parution du premier numéro. Cet homme fin ne se berçait pas d'illusions sur le monde comme il va... Robert Le Blanc. 46:318 ### Mgr Le Bourgeois et Alain Besançon *Deux hommes se penchent\ sur leur passé* par Armand Mathieu L'UN est arrivé au terme de sa carrière : Armand Le Bourgeois, ancien supérieur général des Eudistes, évêque d'Autun atteint par la limite d'âge en 1986. Il se confie à un journaliste (*Un Évêque français,* Desclée, avril 1986). L'autre, Alain Besançon, universitaire, est né vingt ans plus tard, en 1932. Au milieu du chemin de la vie, il s'arrête, se retourne un moment (*Une Génération,* Julliard, janvier 1987). A travers leurs souvenirs, c'est de nous-mêmes qu'ils nous parlent tous deux, des bouleversements politiques, sociaux, reli­gieux surtout, de notre après-guerre. 47:318 Pourquoi faut-il que le témoignage de l'évêque, qui a parcouru le monde, dirigé des centaines d'hommes, vécu le deuxième concile du Vatican, nous apparaisse si inconsistant, alors que celui du professeur est tout à fait prenant ? \*\*\* Dans leur modération, les « Entretiens » de Mgr Le Bourgeois sont un document accablant sur l'épiscopat français sous Paul VI et pendant la première décennie du pontificat de Jean-Paul II, décennie qui s'achève, on le sait, par la démission avant l'âge des deux évêques de Meaux (Louis Kuehn, frère de l'évêque de Chartres, et Yves Bescond), en conflit doctrinal avec Rome, et par le spectacle d'un troisième, Mgr Gaillot, évêque d'Évreux, faisant don de sa personne au parti commu­niste. Le « profil » de Mgr Le Bourgeois ressemble fort à celui de Mgr Guy Riobé, qui fut son ami. Leurs origines sociales confortables ne les ont-elles pas poussés tous deux à en faire un peu plus que leurs confrères, Mgr Riobé dans le sens du désarmement français devant les missiles soviétiques, du mariage des prêtres, et, peu avant sa mort, de la calomnie envers Mgr Lefebvre ([^10]), Mgr Le Bourgeois dans le sens d'un œcuménisme réducteur et d'une dévalorisation du mariage chrétien ? Tous deux étaient issus de vieilles familles, nombreuses, ultra-cléricales et bourgeoises, voire aristocratiques dans le cas de Mgr Le Bourgeois (de surcroît : père officier tué en 1914, famille d'Action française jusqu'à la condamnation...). A l'aise dans l'Église comme dans la société civile, ils n'avaient pas les timidités et réticences de leurs confrères. Mais tous deux étaient des suiveurs, sans véritable anticonformisme. Pétainistes jusqu'en 1943, aumôniers scouts, ils furent complaisants aux marxistes après la Libération. Entretenant les meilleurs rapports avec Mgr Lefebvre (alors archevêque de Dakar) vers 1960, ils ont suivi le mouvement de désintégration des rites et de la doctrine qui accompagna Vatican II, et, sur leur lancée, l'ont prolongé dans leurs domaines d'élection. 48:318 On reste confondu, quand le moment vient pour Mgr Le Bourgeois de justifier ce rôle, par la médiocrité du propos. Oh ! sa foi personnelle n'est pas ici en cause ! Il a même sur ce point des éclairs de lucidité ou de bon sens (pp. 31, 44, 165). Mais il faut bien constater qu'évêque chargé de veiller sur le dépôt sacré, il n'a pas exercé cette charité profonde qui consiste à le conserver pour ses ouailles, au risque de leur déplaire, ou de déplaire à l'opinion dominante. Pour justifier ses manquements, il n'a rien à dire. Rien que des anecdotes puérilement mondaines. Un mot creux d'Henri Fesquet aux obsèques de Mgr Riobé (« Cet homme m'a ensei­gné le courage ! » Comme si ce n'était pas Fesquet qui enseignait Riobé, en fait !). Des rumeurs sur l'élection de Jean XXIII ([^11]). L'œcuménisme ? Il « admire cette faculté des protestants de faire des compromis réciproques », en particulier cette phrase ambiguë sur les ministères qui prenait un sens différent selon qu'on était luthérien ou calviniste ! Et puis Mgr Runcie, l'ar­chevêque de Canterbury, est un si joyeux compagnon ! Et l'évêque de Chichester, « avec son épouse et une de ses filles descendant, très cool, vers la Côte d'Azur » ! Et la Suède ! « Quel merveilleux souvenir de l'archevêque luthérien Sundby et de sa femme pleine d'humour et d'une admiration démons­trative pour le cardinal Marty qui conduisait notre délégation ! Je la vois encore parcourant ses salons avant le dîner : *Où est mon cardinal ? J'ai perdu mon cardinal !* » Quant aux évêques orthodoxes russes, ces fonctionnaires soviétiques chantent si bien : « Quelles voix superbes ! » Sartre craignait de « désespérer Billancourt » en n'approu­vant pas les crimes soviétiques. Mgr Le Bourgeois, lui, ne craint pas de désespérer les catholiques russes et ukrainiens en sablant le champagne avec leurs espions et persécuteurs... 49:318 Ses positions politiques et sociales ? Elles consistent à suivre les consignes des militants d'Action catholique (clercs et laïcs) du Creusot : « Ils me proposaient un texte (...), j'étais sûr de me couler dans ce que ce peuple pouvait entendre. » Mgr Le Bourgeois a voté comme la masse de ses confrères, en 1983, la déclaration des évêques acceptant une politique de défense fran­çaise (ils sont trop bons !). -- « Mais aujourd'hui je ne le ferais plus. » Pourquoi ? Il n'en sait rien. Il ne connaît pas la question. Mais ça ferait « prophète » (*sic*)... Son arrivée à l'évêché d'Autun, en 1966 ? Tout le monde était en soutane sur l'ordre du précédent évêque. -- « J'étais en clergyman ! Le murmure a alors couru avec soulagement. Un peu plus tard, à table, Mgr Lebrun me dit : *Cher Monsei­gneur, voulez-vous du vin blanc ou du vin rouge ?* Il paraît que j'ai répondu : *Pourquoi pas les deux ?* A une table de Bourgui­gnons, c'était une bonne réponse. » Ah ! qu'elle est drôle ! On en rit encore vingt ans après. Quant aux Petits Frères de Saint-Jean qui, eux, portent fiè­rement l'habit religieux (et recrutent), eh bien, Monseigneur n'est pas allé les chercher. C'est eux qui voulaient « un point de chute »... « Il faudra les aider à entrer dans le cadre de notre pastorale. » Elle a des résultats si brillants, en effet. Le reproche le plus grave à l'encontre de Mgr Le Bourgeois, et qui lui valut une lettre du cardinal Seper en 1976, c'est d'avoir dévalorisé le sacrement de mariage en faisant bénir le concubi­nage (à Lugny) et le remariage des divorcés. Il ne nie pas. Et cet Eudiste s'en tire par une réponse des plus jésuitiques : -- « Le pape demande d'éviter toute *cérémonie.* C'est aussi ce que je sou­haite. Une prière *discrète et privée* n'est pas une cérémonie. » Les témoignages qu'il cite ne sont guère plus convaincants. Car ils manifestent, chez les épouses de divorcés qui vantent leurs pro­pres mérites, plus encore qu'un besoin religieux, un besoin de reconnaissance sociale. Et Mgr Le Bourgeois n'a pas un mot pour tous les conjoints abandonnés et fidèles que la dévaluation des promesses du mariage atteint de plein fouet. C'est comme pour les catholiques d'U.R.S.S. Il y a des souffrances qui ont moins bonne presse que les autres. \*\*\* Le livre d'Alain Besançon est une autobiographie faite de courts chapitres un peu dispersés, de *flashes.* Il nous conduit de 1932, date de naissance de l'auteur, à 1957, année où il se dépouille du *vieil homme* communiste. 50:318 L'auteur, en effet, comme toute la génération, ou presque, des jeunes loups qui monopolisèrent l'enseignement de l'histoire dans les années soixante, les Leroy-Ladurie, Richet, Furet, Paul Veyne, Annie Kriegel, a été membre du parti communiste. « L'air du temps, le conflit familial, les influences... » *Quelque diable aussi le poussant...* Il ne nierait pas cette présence du démon. Car il n'a pas de mots assez durs pour caractériser l'abdication intellectuelle et morale que représente le militan­tisme communiste. Ici réside la grande et salutaire leçon qui fait de ce livre un antidote aux flots d'eau tiède déversés par les évêques conciliaires. Non qu'Alain Besançon se décharge sur le communisme de ses fautes et de ses erreurs. Il les confesse parfois avec autant ou plus de passion que Rousseau. Mais il est sans aucune complaisance pour la perversité morale du communisme et la nullité de ses idées. Il faut citer du moins quelques bribes de la page 193, un morceau d'anthologie : « Je lus le livre I du *Capital,* et je retrouvai, développé, orné d'exemples, de digressions et de diatribes, le schéma du manuel de \[Jean\] Baby, ni plus ni moins. La couche superficielle d'un livre de philosophie est de même couleur, de même allure que celle d'un livre d'idéologie. Mais, en creusant, on trouve dans l'un le trésor, et dans l'autre, à faible profondeur, une couche de béton. Ensuite, je lisais Lénine. Je me dois cette justice que Lénine me parut toujours un fatras illisible. (...) A la seconde lecture, celle de mes quarante ans, je manquai de tomber malade. Il y a chez Lénine, un concentré de rage, de haine, de bêtise, une si agressive méchanceté que le cerveau en est intoxiqué et l'âme même en est corrodée. Je lisais \[Staline\]... Il est plus calme, plus clair, et il dissimule ce que Lénine ne prend pas la peine de cacher. Il est plus facile, parce qu'il s'adresse à un peuple déjà abruti par le communisme et parce que des professionnels l'ont aidé à rédiger. Avec ces deux auteurs, le cerveau désapprenait systématiquement les opéra­tions formelles de la pensée, que Marx avait tout de même conservées, même si elles ne conduisaient plus à la vérité. » ([^12]) 51:318 Aucune complaisance non plus pour ceux qui l'ont désarmé, jeune homme, devant la tentation communiste : familles parisiennes dont « l'éducation chrétienne avait été vidée par le progressisme, telle une chenille (...) qui mange tous les tissus » ; Juifs laïcisés, avec leur « arrogance » et leur « mépris » ; et sa propre famille, que la Résistance et la Libération conduisirent à frayer avec les amis et les représentants de l'URSS. Impitoyable enfin, et parfois impayable, sa galerie des professeurs de Sciences-po, Jean-Jacques Chevalier, Bruhat, et l'ineffable Pierre George qui se pâmait devant sovkhozes et kolkhozes -- on veut croire que ses ouvrages sur l'immigration aujourd'hui, dont *L'Homme nouveau* fait grand cas, sont un peu plus sérieux... Tout n'est pas de même volée, et le livre d'Alain Besançon eût sans doute gagné à être élagué (mais il n'y a plus de véri­tables éditeurs ou directeurs de collection). On s'étonne, après avoir parcouru de fort belles pages comme celles de la conclu­sion, comme celles où l'auteur, très Grand Siècle, nous parle de son meuble et de son domestique, de retrouver soudain des morceaux d'introspection assez cotonneux, des anglicismes et du jargon universitaire. Mais pourquoi remuer le fer dans la plaie ? L'auteur connaît ses faiblesses, qu'il attribue pour une part à ses années de mili­tantisme : « Je n'ai pas appris assez d'histoire au bon moment, je n'ai pas lu assez de bons livres, je ne me suis pas exercé dans les disciplines de la parole et de l'écriture quand il le fal­lait. Tout l'effort assez réel et opiniâtre fourni depuis ne pourra jamais remettre en culture ces zones d'infertilité, ces plaques de latérite, que j'ai laissées s'étendre en moi. » Pourtant les pages satiriques ne sont pas les seules à briller dans ce livre. Alain Besançon a su retrouver aussi le vert para­dis des amours enfantines, et l'évocation des propriétés fami­liales de son enfance fait surgir un délicieux Eden. Il y a le côté de Bissy et le côté de Palaiseau, le côté de chez Swann et le côté de Guermantes et l'ombre des grandes sœurs en fleur qui s'est dissipée soudain comme si elles appartenaient désor­mais à une vie antérieure... Les pages que l'auteur consacre à la famille, celle où il est né, celle qu'il a fondée, aux évolutions d'hier à aujourd'hui, sont parmi les plus aiguës et les plus prenantes. Et pourtant le lecteur reste un peu insatisfait. 52:318 Alain Besançon ne nous laisse rien ignorer de la famille de son épouse, une famille de prolé­taires juifs sauvés de l'extermination par l'existence d'un État français de 1940 à 1944 ([^13]). Mais sa propre famille reste un peu maintenue dans une sorte de flou artistique. Il pousse un peu loin la nostalgie familiale quand il vante, non sans quelque ironie, l'oisiveté bourgeoise, ou l'internat en médecine distribué de père en fils. Et surtout quand il donne pour grande et belle médecine l'aimable charlatanisme qui fit la fortune du bon Dr Besançon, un grand-père qu'il n'a point connu (il raconte pourquoi), l'immortel auteur de *Ne pas déte­ler,* du *Visage de la Femme* et des *Jours de l'Homme,* et (déjà !) d'une autobiographie dont je cherche en vain un exemplaire (cela s'intitulait *La Pie borgne*)... Le bon docteur rigolait dou­cement de ses confrères Calmette et Guérin, estimant que la tuberculose n'était pas contagieuse ; il déconseillait de soigner la vérole et pensait que le cancer venait des arbres fruitiers. Mais il avait un réel talent littéraire. Sur ce qu'une société peut perdre au remplacement des religieuses par des laïques dans les hôpitaux, je sais telle page des *Jours de l'Homme,* non loin d'un discret hommage au maréchal Pétain (p. 143 de l'édition de 1942), pour laquelle on donnerait toutes celles de Léon Daudet, fort belles cependant. J'espère qu'Alain Besançon reviendra un jour sur sa famille avec plus de précision, peut-être quand il nous racontera l'autre versant de sa vie, ses quêtes (outre ses travaux sur le passé russe et l'URSS, il semble qu'il ait touché à la médecine, du moins à la psychanalyse), son retour à la foi catholique. \*\*\* Je soupçonne en effet qu'à ses origines familiales il doit sa maladresse à traiter des choses de l'Église. Il observe « inté­gristes » et « progressistes » comme de l'extérieur, ainsi qu'un naturaliste des insectes ; et pourtant il les observe mal. 53:318 Ré­cemment, dans *L'Express* du 28 août, il expliquait la réaction « intégriste » comme celle d'un milieu dérangé dans ses habi­tudes liturgiques, dogmatiques, politiques. A côté de justes considérations sur l'atonie intellectuelle des clercs français, qui semble le dernier des soucis de Mgr Le Bourgeois, il écrivait : « Le gros du désordre qui avait suivi Vatican II semble sur­monté. Une liturgie convenable est célébrée presque partout. » Sur quelle planète vit le « rêveur » Besançon ? Il eût été bien inspiré de lire plus avant l'article (qu'il cite) du dominicain Serge Bonnet dans *Le Nouvel Observateur* du 7 août : « Chaque dimanche, on vérifie que la liquidation s'accentue. » Bientôt on comptera les paroisses où les vêtements liturgiques sont encore utilisés pour la messe... Comment Alain Besançon ne voit-il pas que la saine crispa­tion de ceux qu'il nomme « intégristes » (et qui le sont souvent moins que lui, en ayant vu d'autres dans le domaine des erre­ments politiques de l'Église) est l'expression d'une détresse pro­fonde ? Non pas angoisse d'êtres dérangés dans leurs habitudes, mais détresse d'êtres qui voient se dissoudre sous leurs yeux ce qui était la Vie : la transmission de la foi aux enfants, les sacrements, à commencer par l'Eucharistie que les masses pra­tiquantes ne distinguent plus d'un gentil partage de pain, la Pénitence de plus en plus difficile à trouver dans les églises paroissiales, le Mariage si légèrement traité par Mgr Le Bourgeois... Il n'est pas jusqu'à certains « progressistes » du rang qui n'aient compris cela. En cette fin d'été 1987, il s'est trouvé des abonnés de *Témoignage chrétien* pour protester contre l'article du dominicain François Biot, venu leur expliquer le 15 août que la virginité de Marie était toute symbolique, et qu'elle avait eu bien d'autres enfants que le Christ... Armand Mathieu. 54:318 ### Une déclaration des « droits de l'écolier » par Jean-Marc Berthoud LORS DES ASSISES NATIONALES de l'école catholique qui se sont tenues au lycée Albert-de-Mun à Nogent-sur-Marne les 28-30 octobre 1986, un document étonnant, la *Décla­ration des droits de l'écolier,* fut adopté. Ce texte témoigne de manière éclatante de la façon dont la « pédagogie catholique » a été vidée de son contenu chrétien traditionnel. Il s'agit d'un concentré de clichés pédagogiques et humanitaires qui mérite, par ce fait même, qu'on s'y penche avec quelque soin. L'exa­men clinique du mal qui ronge l'ordre voulu par Dieu pour la société, et tout particulièrement pour ces organismes spécifi­quement chrétiens que devraient être les écoles catholiques, permet de se désintoxiquer du poison idéologique ambiant. Remarquons, en premier lieu, l'adoption sans la moindre réserve par les *Assises nationales de l'école catholique,* de l'idéo­logie des droits de l'homme aujourd'hui érigée en dogme universel indiscutable. Avant d'examiner la *Déclaration des droits de l'écolier,* rappelons brièvement le caractère de cette idéologie. 55:318 A. -- Les droits de l'homme sont le fruit d'un siècle, le XVIII^e^, qui définissait les lumières qui l'inspiraient comme étant l'extinction de la lumière divine, la Révélation biblique, consi­dérées comme ténèbres obscurantistes. Ceci veut dire que les droits de l'homme, une invention du XVIII^e^, ont un fondement expressément athée. Voici une base, bien curieuse sur laquelle fonder une pédagogie chrétienne. B. -- De cette constatation découle une conséquence très simple. Les concepts de *droit* et *d'homme* que véhicule cette déclaration (et toute l'idéologie humanitaire qui l'accompagne) n'ont en réalité rien à voir avec la pensée traditionnelle du christianisme historique, tant catholique romain que protestant ou orthodoxe ([^14]). Les documents de base du christianisme, tant l'Écriture Sainte que les formulations des conciles œcuméniques ainsi que les catéchismes et les confessions de foi, ne manifes­tent pas la moindre trace, ni de la formule ni de l'idée, des « *droits de l'homme* »*.* C. -- L'affirmation des *droits* qui caractérise toute cette idéologie humanitaire présuppose une notion de l'homme (ou de l'écolier) foncièrement bon. La conception chrétienne de l'homme est ici explicitement niée. Selon cette idéologie l'homme serait BON. Il serait dépourvu de toute concupiscence, de toute convoitise, et ne risquerait en aucun cas d'outrepasser ses droits. Il lui faut uniquement prendre conscience de ses droits intrin­sèques -- droits qu'il peut ignorer -- pour pouvoir en jouir et être heureux. Dans une telle conception de l'homme, tout rappel de ses devoirs est inutile. Le christianisme nous enseigne qu'une telle prétention n'est qu'illusion dangereuse. L'homme, bien que créé bon par Dieu, ne l'est malheureusement plus. Il doit être délivré de sa nature pécheresse par l'expiation du Fils de Dieu, Jésus-Christ, à la croix. Plus encore, même le chrétien doit être freiné dans ses penchants d'homme pécheur qui le poussent constamment à outrepasser ses droits. C'est pour cette raison que la Bible, et à sa suite toute la tradition orthodoxe du christianisme histori­que, ne nous parle guère de nos « droits » mais insiste beau­coup sur nos DEVOIRS. Ceci est évident dans ce résumé des exigences de Dieu envers tous les hommes que sont les Dix Commandements. 56:318 D. -- En plus, la conception de l'*homme* (ou de l'écolier) de cette idéologie humanitariste n'a rien à voir, ni avec la réa­lité de la nature humaine, ni avec ce que la Révélation divine nous enseigne à son sujet. L'homme n'est pas un être, ou une notion, abstraite. Il ne peut être conçu correctement sans réfé­rence explicite à sa réalité spirituelle, naturelle et sociale. (I) Il est créé par Dieu à son image et c'est à son Créateur qu'il doit, à tout instant « *la vie, le mouvement et l'être* » (Actes 17, 28). Il doit, en conséquence, rendre compte de tous ses actes et de toutes ses pensées à ce Dieu auquel il doit tout. Dieu lui a donné des limites, c'est-à-dire des devoirs à accomplir, qui sont la condition même de sa vie et de son bonheur. Comme Créateur, Dieu a des droits sur nous. Comme créatures, nous avons des devoirs envers Lui, envers notre prochain et envers la création sur laquelle nous devons exercer notre domination. (II) L'homme créé avec une nature qui lui est propre n'est aucunement un être abstrait, toujours identique à lui-même. L'homme n'est pas un chiffre, un numéro, un symbole mathé­matique toujours égal en tout à lui-même, interchangeable. Il est homme ou femme, enfant ou adulte. Ses dons sont diffé­renciés à l'infini ; son comportement est fort variable. Ses devoirs et ses droits varient en fonction de ces différentes réali­tés de la vie. L'*homme* (ou l'écolier) abstrait de toutes ces réali­tés dont est faite la vie concrète de chacun de nous N'A JAMAIS EXISTÉ, N'EXISTERA JAMAIS. Une telle notion de l'homme n'est qu'une pure fiction idéologique. (III) Pour finir, l'homme ne peut se concevoir hors de la société dans laquelle il vit. Les devoirs et les droits des hommes varieront à l'infini dans la réalité de la vie sociale en fonction de leur situation concrète. Prenons la vie véritable de notre écolier. Un écolier n'a ni les mêmes devoirs, ni les mêmes droits, qu'il soit à la maison ou à l'école, en classe ou à la récréation, lorsqu'il est interrogé ou lorsqu'il écoute le maître interroger son cama­rade. Ces devoirs et ces droits varient même d'un professeur à un autre car chacun a sa propre manière de mener une classe. 57:318 Car, au-delà des règles morales fondamentales, respecter son voisin, ses objets, sa réputation, honorer son maître, etc., il existe dans tout groupe social un système destiné à créer et à maintenir un ordre social précis. Ce système de règles acceptées de tous a le caractère d'un système juridique. Sans un système juridique informel mais bien réel (s'apparentant plus au droit coutumier qu'au droit écrit) aucune vie sociale n'est possible. C'est ce que nous voyons dans ces règles qu'élaborent immanquablement familles, classes scolaires, équipes de jeu, etc., sans lesquelles ces orga­nismes ne pourraient même pas exister. C'est par de tels systèmes proprement juridiques, indissociables d'un fondement moral solide, qu'il est possible de rendre à chacun ce qui lui est dû, de faire se manifester une réelle justice informelle dans le tissu social. Ce sont les règles du jeu, les usages reçus par tous, ces bonnes manières qui rendent possible la vie en com­mun et qui sont totalement méconnues de l'idéologie des droits de l'homme. Ce que refuse l'humanitarisme abstrait est cette nature proprement sociale de l'homme, créée par Dieu à son image (trinitaire) et en conséquence fait pour vivre en société. Cette vie sociale est ordonnée par la loi divine à la fois morale et juridique, juridique et morale, inséparablement. Cette abstraction idéologique des droits de l'homme a sa source dans un moralisme religieux qui a oublié la vision sociale de l'homme que nous donne la loi divine et qu'exprime nécessairement tout droit véritable dont les lois et la jurispru­dence nous fournissent une très exacte description de la société qu'ils régissent. L'idéologie des droits de l'homme remplace tout bonnement la loi de Dieu, l'homme se substituant à Dieu et ses prétendus droits à l'immuable Loi de Dieu. Avec la Révolution française, conséquence inéluctable des lumières, commence le règne sata­nique de l'Anti-Christ, règne SANS LOI (anomia) et SANS DIEU (atheos). Voyons ce que donne une réflexion pédagogique fondée sur une telle idéologie. 58:318 **Déclaration des droits de l'écolier.** 1\) *L'enfant a le droit d'être reconnu, accueilli sans dis­crimination.* *L'école donne toute sa place à chaque enfant.* Si je ne m'abuse, il s'agirait d'une déclaration émanant des *Assises nationales de l'école catholique.* Il est frappant de consta­ter que le nom de Dieu n'y figure pas une seule fois. Une déclaration véritablement chrétienne sur l'école devrait nécessai­rement commencer par l'affirmation du but de tout enseigne­ment, chrétien ou non, qui est d'apprendre aux enfants à connaître et à glorifier leur Créateur et leur Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. Dans une telle école, c'est à Dieu qu'il faudrait chercher à donner *toute sa place.* L'enfant trouverait alors, avec les parents et les professeurs, toute la place qui lui revient jus­tement sous l'autorité bienveillante de son Créateur et Sauveur. Ici, c'est l'enfant-idole qui est mis au premier rang. Il s'agit de l'école puero-centriste et non d'une école orientée vers toute la réalité et dont la tâche est de transmettre un héritage et des disciplines, tant spirituelles, qu'intellectuelles et pratiques, aux générations qui montent. Et comment donc donner *toute* sa place à *chaque* enfant *sans discrimination ?* La discrimination est devenue une des bêtes noires de nos humanitaristes. Certes la discrimination injuste, raciale ou autre, ne devrait pas se trouver dans une école catholique. Mais comment éviter la vraie discrimination entre le vrai et le faux, entre le juste et l'injuste et entre les capacités si diverses des élèves. Sans dis­crimination, c'est-à-dire sans discernement, il ne peut y avoir ni intelligence ni action bénéfique. Ce qu'il faut c'est donner à chaque enfant la place qui lui est due et ainsi le professeur lui aussi aura la place qui lui convient. Lui aussi est un des grands absents de cette déclaration, comme si le bien des élèves ne dépendait pas avant tout du fait que les enseignants jouent correctement le rôle qui est le leur. Toute activité sociale impli­que une différenciation de rôles. Par exemple, dans une classe il est matériellement impossible de donner toute sa place à chaque élève présent au même moment. La générosité pédago­gique utopique conduit à des situations absurdes. 59:318 2\) *L'écolier a droit à un environnement favorable à son épanouissement.* *Il trouve à l'école des espaces de vie et de travail adaptés à l'appropriation des connaissances et au développement har­monieux de tout son être.* L'idée *d'environnement favorable à l'épanouissement* est une notion rousseauiste qui n'a guère à voir avec la vision chré­tienne de la réalité. Comme si le développement de la personne était d'abord et essentiellement tributaire de l'environnement. Dans combien de familles un environnement semblable défavo­rable n'a-t-il pas eu des effets radicalement divers sur les en­fants ? C'est faire fi de la véritable dimension des hommes qui est spirituelle, créés à l'image de Dieu, et par conséquent capa­bles de choisir entre le bien et le mal. L'environnementalisme est un matérialisme : C'est de l'environnement que viennent tous les empêchements au libre épanouissement de l'enfant ! C'est le mythe du bon sauvage de Jean-Jacques. La notion d'éducation comme le simple épanouissement de l'élève relève d'une psy­chologie qui doit davantage à la botanique qu'à la morale ou à la spiritualité. Et même les plantes connaissent les tuteurs, la taille, les greffes ! La perspective chrétienne de l'enseignement ne méconnaît aucunement les effets nuisibles que peut avoir sur l'enfant un environnement délétère, surtout sur le plan moral. Mais il considère que l'attitude de l'individu, capable avec l'aide de Dieu de surmonter les pires obstacles, est une réalité indéracinable. L'environnementalisme est un fatalisme niant toute liberté humaine. Ce n'est aucunement la fonction des enseignants de travail­ler au *développement harmonieux de tout l'être* de l'écolier. Seul Dieu est à la hauteur d'une pareille tâche. L'école devient dans une telle perspective un instrument de salut. L'école et la pédago­gie en viennent à remplacer l'Église et la grâce ([^15]). 60:318 La fonction éducative de l'école est plus réaliste et plus modeste. Elle doit enseigner aux enfants des disciplines et des connaissances précises. A négliger ce travail limité, et combien difficile à accom­plir, l'école perd toute raison d'être tant pour l'élève que pour les maîtres, les parents et la société elle-même. 3\) *L'écolier a le droit de vivre le temps de son enfance. Les rythmes de travail sont conçus pour l'enfant et non pour l'institution.* Nous retrouvons ici le puero-centrisme. En se mettant ainsi uniquement au niveau de l'enfant on perd de vue le but de toute éducation : conduire hors de l'enfance vers l'état adulte. Le travail scolaire est, entre autres, une école de discipline qui conduit à pouvoir assumer le travail tout court. L'institution scolaire sert ce but ou passe à côté de sa fonction éducative. Il est évident que l'enseignement doit être adapté à l'état réel de l'enfant mais, comme l'implique le mot *éduquer,* il doit toujours viser à tirer l'élève plus haut, vers davantage de connaissances, vers une discipline toujours mieux assimilée. 4\) *L'enfant a le droit d'être éduqué à l'autonomie et à la liberté pour devenir acteur de sa propre évolution. L'école lui apporte les connaissances de base, les moyens d'acquérir une démarche personnelle d'apprentissage et l'occasion de développer son sens critique.* Nous sommes ici en plein culte de l'homme. L'école catho­lique chercherait maintenant à éduquer les enfants à *l'autono­mie et à la liberté* et non à la dépendance envers Dieu et à l'obéissance à Ses commandements. Le but recherché n'est plus la sainteté, la croissance vers la maturité chrétienne d'un homme soumis au Christ, mais l'auto-création marxiste de l'homme *acteur de sa propre évolution.* La vision d'une éducation chré­tienne aussi vaste que la création qui enseignerait toutes les matières à la lumière de la Révélation divine est ramenée à un programme rabougri : acquérir *les connaissances de base* qui permettraient aux élèves d'apprendre tout seuls et de dévelop­per leur sens critique. Certes, l'indépendance intellectuelle et le développement du jugement personnel sont de grands biens mais nous pouvons nous demander, à partir de quel âge peut-on se dispenser utilement de maîtres, et sur quels critères se fondera l'esprit critique ? 61:318 L'autonomie intellectuelle est un leurre qui conduit à la stérilité et l'esprit critique fonctionnant à vide est le véritable moteur de la Révolution comme l'a fort bien démontré Augustin Cochin ([^16]). 5\) *L'écolier a le droit au développement de sa créativité. L'école sauvegarde, à côté du rationnel, la place de l'imagi­naire et fait découvrir les richesses d'une vie intérieure.* Nous nous enfonçons ici de plus en plus dans le jargon psycho-pédago-esthético-philosophique à la mode, jargon qui a remplacé les termes à la fois si précis et si concrets de la Révé­lation biblique. L'explicitation de la Révélation dans la théolo­gie et la philosophie chrétienne semble avoir disparu de l'uni­vers de l'enseignement catholique français, du moins de celui qui s'exprime par cette déclaration de droits. Nous voyons, par exemple, apparaître ici cette vaine opposition entre le *rationnel* et l'*imaginaire,* comme si la lumière divine que devrait dispen­ser avant tout l'école chrétienne ne pouvait plus éclairer et la science et la raison, d'une part, et les arts et l'imagination des hommes de l'autre ! Et quelle serait donc cette *vie intérieure* prolongement de disciplines toutes profanes, rationnelles et ima­ginaires qui sembleraient ici remplacer une authentique vie spi­rituelle, communion au travers de l'œuvre rédemptrice du Christ et par le don du Saint-Esprit avec le Dieu trois fois saint, Père, Fils et Saint-Esprit, communion se démontrant dans la mani­festation du règne de Dieu sur cette terre, règne édifié par notre obéissance à la loi divine. 6\) *L'écolier en difficulté a le droit d'être aidé.* *L'école lui apporte le soutien que nécessite sa situation personnelle.* Il y a quelque chose de particulièrement pénible dans la langue de bois qu'utilisent les auteurs de cette déclaration des *Droits des écoliers* pour parler des enfants. 62:318 Qu'est-ce donc que cet *écolier en difficulté ?* Est-ce un enfant retardé ? un élève ayant des difficultés scolaires ? ou familiales ? ou encore le produit de la pédagogie catholique, mode moderne ? Et qu'est-ce donc que ce *soutien* qu'apporte l'école à sa *situation person­nelle ?* Ce texte est un exercice d'impropriété du langage. Et où donc sont les premiers concernés par ces difficultés des élèves, les parents et les enseignants ? Il est quand même effarant qu'un tel texte émanant de l'enseignement catholique français ne mentionne jamais, ni les parents, ni les enseignants dans sa définition des *droits des écoliers.* 7\) *L'enfant a le droit d'apprendre la vie en société.* *L'école lui offre le témoignage d'une communauté éducative, vivante et impliquée.* « *Apprendre la vie en société* » dans un passé qui nous paraît aujourd'hui bien lointain voulait dire « apprendre les bonnes manières », celles qui permettaient des rapports sociaux aisés à ceux qui les pratiquaient. Ces manières s'apprenaient d'abord dans la famille et l'école ne faisait que les renforcer. Mais est-ce de cela qu'il s'agit ? Aujourd'hui *apprendre la vie en société* est une expression socialiste pour ce qu'on appelle la *socialisation,* apprentissage, par une espèce de dynamique de groupe scolaire, d'une vie sociale égalitariste, non-différenciée, non-hiérarchisée. Qu'est-ce donc aussi que cette *communauté vivante et impliquée ?* Impliquée pour quoi, par quoi ? L'expres­sion *impliquée* aurait-elle remplacé celle encore trop compro­mettante politiquement d'*engagée ?* Dans une perspective chré­tienne, l'éducation sociale de l'enfant passe d'abord par la famille qui délègue son autorité dans ce domaine (et dans tous les autres domaines également) à l'école. Ici il n'est même pas question de la famille. Dans un contexte chrétien, le témoi­gnage se réfère normalement au témoignage que nous rendons à l'œuvre et à la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme en une personne. Ici le témoignage est celui rendu par l'école à *une communauté éducative, vivante et impliquée.* La société aurait-elle remplacé Jésus-Christ comme le dieu de la nouvelle école catholique ? Remarquons que Jésus-Christ est lui aussi un des grands absents de cette décla­ration des *droits de l'écolier* catholique. 63:318 8\) *L'écolier a droit à la reconnaissance de ses origines cultu­relles.* *L'école est un lieu de découverte de toutes les cultures et de leurs richesses.* Nous nous trouvons ici en plein dans le pluralisme culturel qui est l'idéal, la religion de l'UNESCO et des milieux mondia­listes. Les trois bêtes noires de ceux qui veulent promouvoir un monde unifié sont très significativement, l'Église chrétienne his­torique fondée sur la révélation biblique, la famille hiérarchique indépendante de l'État et les États souverains. Il est étonnant de constater à quel point notre déclaration des droits de l'éco­lier rejoint l'idéologie mondialiste. Cet article s'attaque à l'indé­pendance des nations car l'identité d'une nation réside d'abord dans la conscience qu'ont ses citoyens de leur héritage culturel commun. C'est à cet héritage national que s'attaque l'article 8. L'écolier a tout à acquérir dans ce domaine. Ce n'est pas la reconnaissance de ses origines culturelles qu'il lui faut mais l'enseignement détaillé, approfondi et répété *de son propre héri­tage,* de l'héritage propre au pays qui est le sien ou dans lequel il vit. Une école catholique française qui escamote l'héritage culturel de la France, dans la diversité qui lui est propre, a de ce fait abandonné une de ses tâches essentielles. Par ailleurs, à quoi peut bien servir la *découverte de toutes les cultures et de leurs richesses* si l'on ignore sa propre culture ? Est-ce d'ailleurs un projet réaliste ? L'assimilation de sa propre tradition cultu­relle est le seul moyen de parvenir à une véritable appréciation d'une ou de deux autres cultures. Découvrir plus relève davan­tage de la culture des médias que d'une vraie connaissance d'autres civilisations. Un projet d'initiation culturel mondial ne peut qu'être une supercherie, une fumisterie. 9\) *L'enfant a le droit d'être aidé pour découvrir la valeur de ses choix, de ses actes et de sa parole.* *L'école apprend à l'enfant à vivre en relation dans une solidarité responsable.* De nouveau c'est l'enfant, nouvelle idole, qui prend la place de Dieu. La priorité est aux *choix,* aux *actes* et à la *parole* de l'enfant et non à l'*élection,* aux *actes salutaires* et à la *Parole* de Dieu. 64:318 Le maître ne doit pas instruire l'enfant sur ces derniers mais l'aider à découvrir la valeur expérimentale de ses propres choix, actes et paroles. La perspective est subjective, sociologi­que et naturaliste et non objective, normative et révélée. C'est de l'expérience de l'enfant que vient la « vérité » phénoméno­logique et non des commandements de Dieu. Il s'agit d'une éthique de la découverte et non d'une éthique directive, norma­tive, surnaturelle. Nous retrouvons une démarche semblable avec le « nouveau français » où les enfants doivent eux-mêmes découvrir les règles de la grammaire. Mais une telle perspective oublie que les normes morales sont au moins aussi stables que les lois de la nature et qu'en conséquence nos actes moraux, comme nos actes physiques, ont d'inévitables conséquences. Une telle « recherche » dans le domaine moral conduira les enfants à s'engager dans des actes immoraux dont ils subiront les terribles conséquences. Dans ce domaine, cela coûte bien trop cher de se livrer à l'expérimentation. Voici une des causes importantes de nombreuses vies brisées par l'expérimentation morale avec la drogue, la sexualité, avec l'occultisme, le man­que de respect de ses parents, etc. *Vivre en relation dans une solidarité responsable* est-ce un commandement tellement plus limpide qu' « Aimer Dieu de toute sa pensée, de toute sa force, de toute son âme » et d' « Aimer son prochain comme soi-même » ? Par contre le caractère socialiste de ce genre de lan­gage ne fait pas le moindre doute. 10\) *L'écolier a droit à une éducation aux valeurs.* *L'école l'aide à découvrir et à vivre des valeurs adaptées à son temps, qui lui permettent de se construire.* L'école catholique doit dispenser une *éducation aux valeurs.* Qu'est-ce à dire ? Il s'agit de *découvrir et de vivre des valeurs adaptées à son temps.* En d'autres termes il faut que les enfants confiés aux écoles catholiques adoptent une éthique relativiste, l'éthique que l'on appelle « de situation ». C'est aux *valeurs du temps* que l'enfant doit s'adapter et non adapter son compor­tement aux valeurs de Dieu afin de Le glorifier. A ce but désuet doit se substituer celui bien plus moderne de *se construire* soi-même. 65:318 C'est le salut par les œuvres de l'homme ; un retour en force à Pélage. Pour une telle « foi », la grâce est une inconnue. Nous avons là une version laïque marxiste de cette vieille erreur humaine : l'homme se construit par son travail. Il est vrai que le portail d'entrée des camps allemands était dominé par ce slogan du plus pur marxisme : « Arbeit macht frei ». 11\) *L'enfant a droit à la vie spirituelle quelles que soient ses croyances.* *La communauté éducative doit éveiller l'enfant à la vie spi­rituelle dans la fidélité à son projet éducatif et le respect de la liberté de choix de chacun.* C'est comme si l'on disait : « L'enfant a droit à la grâce de Dieu ». C'est ici que l'absurdité complète de l'idéologie des droits de l'homme éclate dans toute son ampleur comme re­vendication blasphématoire à l'encontre de notre Créateur et Sauveur. Et ce « droit à la vie spirituelle » est un droit absolu devant lequel même Dieu doit se plier, car il nous est précisé *quelles que soient les croyances* de l'enfant. Une telle mentalité permet de mieux comprendre les inconséquences doctrinales et logiques qui ont rendu possible la rencontre proprement in­concevable des religions à Assise en octobre 1986. Là égale­ment tous avaient le droit de s'approcher du seul vrai Dieu *quelles que soient leurs croyances.* C'est le renversement total de tout christianisme à la fois doctrinal et rationnel. C'est l'anéan­tissement de la foi. Il est intéressant de noter que c'est la *com­munauté éducative* et non le Saint-Esprit qui éveille l'enfant à la vie spirituelle. La fidélité propre à l'école catholique n'est plus la fidélité au dépôt de la foi donné une fois pour toutes à l'Église, mais une fidélité au *projet éducatif* fumeux que nous sommes en train d'examiner. On peut bien dire ici que le droit d'aînesse d'Ésaü a été échangé pour un plat de lentilles. Cet article se termine par l'inévitable coup de chapeau au *respect de la liberté de choix de chacun.* Certes, la foi ne se communique pas par la force des hommes, mais comment peut-on donner son adhésion à une foi qui n'aurait pas été enseignée ? Le *projet éducatif* que nous examinons ne saurait EN AUCUN CAS tenir lieu d'un exposé, même sommaire, du CONTENU DE VÉRITÉ qu'est la foi chrétienne. 66:318 Les enseignants d'une école véritablement chrétienne ne peuvent EN AUCUN CAS mettre l'adhésion et le rejet de la foi sur un pied d'égalité. Le rejet de la foi chrétienne orthodoxe n'est rien d'autre que l'en­gagement dans la voie large qui conduit à la perdition éter­nelle. Un tel accent mis sur la *liberté de choix de chacun* a, comme nous l'avons déjà remarqué, un caractère nettement pélagien. Rappelons que le pélagianisme, qui est une erreur de tous les temps, mettait l'accent sur la libre capacité de l'homme d'adhérer par sa volonté à la vie éternelle, comme si notre exis­tence d'homme pécheur n'offrait aucun obstacle à notre adhésion au Seigneur Jésus-Christ ; tout cela évidemment aux dépens de la souveraine grâce de Dieu. 12\) *L'enfant a le droit de recevoir dans une école chrétienne une proposition de la foi, en référence à l'Évangile, dans le respect de sa liberté de conscience.* Exprimons en français ce qui *pourrait* (?) être une lecture acceptable pour un chrétien du contenu de cet article en des termes -- les seuls qui conviennent ici -- doctrinaux. *Les enseignants d'une école chrétienne ont le devoir de conformer l'ensemble de leur enseignement, et cela dans toutes les branches, au contenu de sens de la Révélation dans le respect de l'ordre créé.* Pour ce qui est de la *liberté de conscience,* rappelons avec Luther que la conscience de l'homme n'est pas plus libre par rapport aux commandements de Dieu que ne l'est son corps par rapport aux lois de la nature. On enfreint l'une ou l'autre de ces législations divines à son péril. Nous pouvons rejeter l'ordre de Dieu mais nous ne pouvons ni le nier, ni le changer. La tâche d'un enseignant chrétien n'est-elle pas de commu­niquer aux élèves la matière qu'il a charge d'enseigner éclairée par la lumière de la Vérité divine, tout en sachant que l'efficacité de son travail sur le plan spirituel trouvera sa source dans l'action souveraine du Saint-Esprit. 67:318 Et pour cette tâche merveilleuse la consigne du maître chrétien n'est-elle pas toujours la seule possible, ORA ET LABORA ? *L'enfant a le droit de trouver dans l'école privée catholique la prise en compte effective des droits énoncés ci-dessus.* Concluons. Si l'école privée catholique applique effective­ment les principes énoncés dans la déclaration des *Droits de l'écolier* que nous venons d'examiner, il nous faut conclure que l'enseignement chrétien en France n'existe plus. **Remarque finale** Ce qu'il y a en fait de plus affligeant dans ce texte c'est la banalité et l'imprécision de l'expression, sa nullité conceptuelle. On aurait de beaucoup préféré un texte ouvertement et comba­tivement anti-chrétien à ce texte mou et flou. Mieux être froid ou bouillant que tiède, nous dit Jésus-Christ. Nous avons essayé de comprendre ce que disait ce texte. D'autres, sans doute, en feront une lecture bien différente tant l'expression est indigente, inadéquate. Mais si nous trouvons là l'expression de la pensée catholique française sur ce que doit être l'école catholique, l'école chrétienne aujourd'hui, nous pouvons alors mesurer, non seulement l'étendue du décervellement produit par l'éduca­tion moderne en France, mais aussi, et surtout, l'ampleur et la profondeur de la déchristianisation des milieux qui se réclament encore de Jésus-Christ. *Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne sert plus qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes.* Matthieu 5, 13. Jean-Marc Berthoud. 68:318 ### Rapport sur le « réduit » chrétien du Liban *par un groupe d'études* LE GROUPE, qui se déplaçait au Liban à titre privé du 9 au 12 décembre 1986, était l'invité des Forces libanaises (résistance populaire chrétienne), dont le commandement est assuré par le Dr Samir Geagea et les relations extérieures par M. le professeur César Nassr ([^17]), lequel est par ailleurs conseiller du Président de la République, Amine Gemayel. 69:318 Dans la situation actuelle du pays, où la guerre a pro­voqué une décentralisation de fait de l'État, les Forces libanaises sont un peu plus qu'une milice, un peu moins qu'un État. Le voyage a été excellemment organisé par M. César Nassr et ses collaborateurs et s'est déroulé dans une am­biance chaleureuse et émouvante. Sur les 1.000 km ^2^ du « réduit », un million d'Arabes chrétiens encore *libres* résistent, dans des conditions très dif­ficiles, à la pression syrienne derrière laquelle se profile la montée de l'intégrisme islamique. Chacun résiste dans sa sphère de responsabilité : le Président Gemayel à la tête de ce qui reste d'État, le Patriarche maronite, Mgr Sfeir, à la tête de son Église, le Dr Samir Geagea en tant que respon­sable de la résistance populaire. Nous avons été reçus par ces trois éminentes per­sonnalités ainsi que : -- par le Père Jean Tabet, Vice-Recteur de l'U.S.E.K. (Université du Saint-Esprit de Kaslik) ([^18]) ; -- par M. le ministre Élie Salem, conseiller du Président Gemayel pour les affaires extérieures ; -- par le général Michel Aoun, commandant l'armée libanaise (promotion 1968-70 de l'École Supérieure de Guerre de Paris) ; -- par M. Georges Omeira, Vice-Président du parti Ka­taëb ; -- par MM. Camille et Dany Chamoun, chefs du parti national libéral (P.N.L.) ; -- par le Père Antoine Achkar, Directeur de l'Institut de Beit Chabab pour les handicapés ; -- par MM. Roger Dib (économiste), Akram et Karim Pakradouni, du conseil exécutif des Forces libanaises ; 70:318 -- par le capitaine Abi Nader, commandant l'École des Cadres des F.L. ; -- par M. Graeff, ambassadeur de France au Liban. \*\*\* Les grandes lignes de ces divers entretiens seront expo­sées suivant le plan ci-après : I. -- Le problème fondamental des chrétiens du Liban. II\. -- La situation du réduit chrétien. III\. -- La politique syrienne au Liban. IV\. -- La politique française au Liban, vue par les résistants du « réduit ». V. -- Les soutiens de la « légalité » libanaise. VI\. -- Quel Liban demain ? VII\. -- L'armée libanaise. VIII\. -- Notes diverses. IX\. -- Conclusion. Les citations insérées dans le texte ne correspondent pas à un « mot à mot » rigoureux ; reconstituées d'après les notes des auditeurs, leur sens est cependant tout à fait fidèle. **I. -- Le problème fondamental des chrétiens du Liban.** L'essentiel des préoccupations des chrétiens nous a été présenté ainsi qu'il suit : « Une seule grande question se pose aujourd'hui au Liban : celle de la présence politique chrétienne dans ce pays ; veut-on, oui ou non, qu'elle se perpétue ? Nous, on se bat pour ça depuis plus de 1.000 ans. » (Samir Geagea) 71:318 « Les musulmans ne se battent pas pour aboutir à une vraie démocratie mais pour chasser les chrétiens ou les mettre en servitude. Ils n'acceptent pas une décentralisa­tion ([^19]), ils veulent tout le pouvoir. Vous avez l'habitude de la démocratie en France mais c'est celle d'un peuple homogène ; ici la société est pluraliste, nous avons donc besoin d'un système politique pluraliste. Pour un musul­man, un tel régime est inacceptable, il faut que tout le monde accepte l'échelle des valeurs de l'Islam, y compris sur le plan politique. La tendance naturelle des musul­mans, c'est l'intégrisme. Nous, au contraire, nous ne vou­lons rien imposer à personne, mais simplement rester nous-mêmes et conserver notre liberté. Est-il possible d'en convaincre le gouvernement français ? » (Samir Geagea) « Nous, chrétiens, sommes la conscience du peuple liba­nais ; dans ce pays refuge de tous les damnés de la terre, nous sommes le levain dans la pâte ; nous seuls acceptons l'altérité (ce n'est pas le cas des musulmans...) ; nous seuls pouvons garantir la liberté pour tout le monde, chrétiens et musulmans. Alors, si vous voulez sauver le Liban, sau­vez les chrétiens ! De plus, notre problème est lié à celui de tous les chrétiens en difficulté au Moyen-Orient : c'est aussi leur avenir que nous défendons au Liban. Le sort des chrétiens dans ce pays constitue un test de la conscience internationale. » (Père Jean Tabet) « Toute politique, au Moyen-Orient, est confessionnelle il ne faut jamais l'oublier ! Les chrétiens sont pris entre deux théologies qui sont leur négation : l'islam et le judaïsme ; il faut les aider à s'affranchir de ces deux influences (théocraties), juive et islamique. » (Père Jean Tabet) 72:318 « Sur le plan de l'enseignement et de l'éducation, la culture française, nous y tenons absolument... Avec les musulmans nous sommes forcés de nous entendre, nous avons une convivialité de treize siècles... Les chrétiens ont pour mission de vivre leur Évangile sur cette terre... Beaucoup sont déjà partis, hélas !... Si le Liban chrétien était voué à la disparition, c'est une atmosphère de liberté qui s'évanouirait. Ce serait une perte pour l'Occident, pour l'Europe, pour l'Église... Nous ne demandons pas de privilèges mais l'égalité ; nous ne voulons pas être dans notre pays des citoyens de seconde zone. » (Mgr Sfeir) **II. -- La situation du réduit chrétien.** La situation du réduit est dramatique : il est assiégé par la Syrie qui occupe près des 2/3 du territoire libanais et entend y exercer un protectorat exclusif. La misère s'étend par suite de la « chute libre de l'éco­nomie » (Roger Dib) ; la livre libanaise s'est effondrée à cause de la crise *politique* que subit le pays (manque de confiance dans l'avenir...). Il y a 2 ans, un dollar valait 3 L.L. ; il en vaut maintenant 70... Le franc vaut 10 L.L. ! ([^20]) « Il y a dans le réduit 350.000 réfugiés qui ont faim ; les matières premières, les médicaments de base manquent... Les livres français dont nous avons tant besoin sont de­venus inachetables. On ne peut plus envoyer d'étudiants libanais en France ; il faut même rapatrier ceux qui s'y trouvent sans ressources... Ce problème culturel est pour nous aussi important que celui de la faim. Il y a urgence, on ne peut plus attendre... Nous voulons résister mais combien de temps notre dénuement va-t-il nous le permet­tre ? Nous risquons de nous résigner à tout parce que nous aurons faim. » (César Nassr) 73:318 Misère biologique, misère culturelle, ces deux thèmes sont revenus avec insistance dans nos conversations. Le désespoir n'est pas loin, pouvant entraîner de redoutables conséquences... « Concrètement, aujourd'hui, il faut « débloquer » le réduit chrétien, lui donner de l'air à tous égards : aux plans moral (notre solitude...), culturel, religieux, écono­mique, politique... comme au plan matériel de la vie cou­rante, des facilités de liaison avec le monde extérieur ([^21]), etc. Nous n'ignorons pas nos gaffes, nos bêtises, nos incompréhensions mais nous sommes un grand peuple... Seuls les Français peuvent nous comprendre... Des forces énormes sont en action chez nous qui veulent nous détruire... » (Père Jean Tabet) Le rapport des forces militaires entre le réduit et l'armée syrienne qui l'encercle est très défavorable au réduit : celui-ci comprend 7 à 8.000 hommes des forces populaires (et peut en mobiliser quelques milliers supplémentaires), aptes au combat de section ou (au maximum) de compagnie, et dont l'efficacité est parfois liée à des contingences -- et des inté­rêts -- très locaux ; le réduit comprend en outre la moitié de l'armée libanaise (16.000 hommes ?), des professionnels ceux-là. Sur son pourtour, outre diverses milices plus ou moins hostiles, l'armée syrienne aligne dans les 40.000 hommes, soldats de métier (le chiffre peut varier en fonction des projets de Damas et de la situation en Syrie). **III. -- La politique syrienne au Liban.** La Syrie alaouite prétend se faire le champion du panarabisme (comme Nasser auparavant) et à ce titre mettre la main sur le Liban. 74:318 Les intérêts spécifiquement alaouites (1 million de personnes sur les 10 millions que compte le pays) ne sont pas étrangers à cette ambition : « Cette annexion permettrait à l'État alaouite d'étoffer le clavier communautaire sur lequel il joue par adjonction des druzes, des chrétiens et des chiites, qui équilibreraient la masse sunnite majoritaire existant en Syrie » (Karim Pakradouni). La Syrie tient le Liban dans un étau ; elle y agit par ses divers instruments, notamment : -- son armée d'occupation ; -- ses services secrets, au nombre de 6 ou 7 ; -- ses « collaborateurs », notamment : Élie Hobeika chez les chrétiens, Nabi Berri chez les chiites, la faction pro-syrienne chez les palestiniens. Sa stratégie consiste à dresser les communautés les unes contre les autres et à leur interdire tout contact entre elles autre que « via Damas ». C'est ainsi que le Patriarche maronite n'a pu rendre visite (récemment) au mufti sunnite à Beyrouth-ouest que... clandestinement. C'est ainsi que le gouvernement libanais ne peut se réunir : cette absence de centre de décision gouvernemental accentue notamment la crise de la livre et la misère. « Il faudrait établir une collaboration entre l'État et les communautés décentralisées de fait : là encore la Syrie s'y oppose. Cette situation est très grave : il est indispensable que fonctionne un centre de décision libanais qui puisse prendre des mesures concernant l'économie et la monnaie » (Roger Dib). La misère est donc aussi un instrument syrien... ([^22]) La Syrie au Liban n'est pas assez puissante pour cons­truire quoi que ce soit... mais elle peut tout bloquer. Elle a été tentée par l'aventurisme, par des objectifs hors de ses moyens, qui ont été avoués officiellement (pour la première fois) dans les accords intermilices qu'elle a imposés le 28 décembre 1985 (accords dits « de Damas »). La Syrie et le Liban ont payé très cher cet aventurisme, ce nouveau rêve nassérien. 75:318 Maintenant la Syrie, comme Israël auparavant, se rend compte qu'elle s'est engluée au Liban ; elle n'y maîtrise pas la situation ni dans les camps palestiniens, ni en zone chiite (son allié Nabi Berri et la milice Amal sont de plus en plus isolés parmi les chiites), ni dans le réduit chrétien bien sûr, ni même chez les druzes. Son attitude devient donc plus souple d'autant plus que ses difficultés proprement internes ne cessent de s'accroître et deviennent très graves, dans le domaine économique notamment. La disparition d'Hafez et Assad, quand elle se produira..., soulagera grandement le Liban car, vraisemblablement elle inaugurera une ère d'instabilité, voire d'anarchie à Damas. Les dirigeants syriens seraient d'avis partagés en ce qui concerne la conduite à tenir au Liban. Pour sa part, Karim Pakradouni pense que : « Assad doit tomber car, même empêtré comme il l'est « au Liban, il est trop engagé pour renoncer. » ([^23]) ([^24]) Francophonie : la Syrie ne veut reconnaître au français au Liban qu'un statut de « langue étrangère » au même titre qu'une autre ; elle veut le réduire à un simple moyen d'ex­pression, comme l'est par exemple l'anglais. La Syrie est très hostile au statut du français dans le cœur des Libanais (environ 2 millions de francophones) : langue maternelle pour beaucoup (au même titre que l'arabe), langue de cul­ture, de civilisation, porteuse de valeurs à incidence politique (liberté, pluralisme, démocratie...) ; cela, la Syrie, toute tendue vers son arabisme idéologique outrancier, qu'elle veut promouvoir par une politique de puissance, ne peut le tolérer. 76:318 Cet alignement culturel que Damas voudrait leur impo­ser est insupportable aux chrétiens du Liban ; outre le recul de la qualité de l'enseignement que cela impliquerait, ils y voient la perte de leur identité et de leur âme. C'est à cette tentative de « déculturation » par la contrainte, prélude, pensent-ils, à leur islamisation, qu'ils sont irréductiblement hostiles. Là réside le fond de leur opposition à la politique syrienne. (Voir à ce sujet l'excellent article de Samy S. Hilal sur les accords de Damas du 28.12.1985, article publié dans « les cahiers de l'Orient » n° 1, 80, rue Saint-Dominique, 75007 Paris.) **IV. -- La politique française au Liban\ vue par les résistants du réduit.** Tous nos interlocuteurs ont montré beaucoup de décep­tion et d'amertume vis-à-vis de cette politique qu'ils estiment être « de désengagement » et d'appui aux projets syriens de mainmise sur le Liban. « L'important est que la Syrie (comme Israël d'ailleurs) desserre son étau ; à cet égard, les déclarations de M. Chi­rac sont bien fâcheuses : il ne faut accorder aucun satisfecit moral ou politique à la Syrie pour son action au Liban. » (César Nassr) « Le point essentiel est le départ des Syriens ; si nous restons seuls entre nous, nous réglerons nos affaires ; les présences palestinienne, israélienne, iranienne... ce sont des problèmes secondaires. La présence *physique* des Français, en matière culturelle surtout, est vitale pour le Liban ; mais la France n'a pas de vraie politique au Moyen-Orient ; elle manque de crédibilité auprès de ses amis comme auprès de ses adversaires. 77:318 Ses « reptations » sont perçues chez nous comme une incapacité à saisir le fond des problèmes et ses « capitulations » sont vivement ressenties. » (Amine Gemayel) « Il faut que vous soyez un peu plus courageux ; vous êtes devenus en France les otages de vos otages. Il faut absolument que vous sépariez la question des otages des constantes de la politique française au Liban et en Orient. Les rapts, c'est une affaire à régler essentiellement par les services secrets. » (César Nassr) Des appréhensions profondes se sont exprimées lors d'une réunion tenue en commun avec les membres du Centre d'études stratégiques, économiques et politiques (C.E.S.E.P.) -- Le Liban compte-t-il encore pour la stratégie de la France au Moyen-Orient ? Et d'abord existe-t-il une stratégie de la France dans cette région ? -- La France diminue son aide culturelle au Liban pour la réorienter vers la Syrie et ailleurs ; elle retire notamment ses enseignants, ses coopérants ([^25]) ; est-ce une mesure provi­soire ou un désengagement définitif ? Au moment où s'exerce chez nous un effort conjugué d'arabisation et d'anglicisation, on a le sentiment que la France abandonne la lutte. Ses positions ne cessent de s'amenuiser. -- Les relations France-Liban ne servent-elles pas de monnaie d'échange avec certains pays de la région ? -- Le Liban est dans un grand marasme économique ; il ne demande pas de dons, mais pourquoi pas une coopération technique et un accès plus ouvert au marché français ? La France ne se conduit pas en partenaire à part entière : nos échanges commerciaux sont complètement déséquilibrés ! -- La France n'est plus une grande puissance et nous constatons chaque jour son désengagement ; à quoi allons-nous être conduits pour survivre si la France nous manque ? 78:318 -- Nous sommes menacés, vous et nous, par la montée de l'intégrisme islamique ; vous rendez-vous compte que c'est un très grave danger pour la France, l'Europe et l'Occident ? César Nassr a résumé l'angoisse de nos interlocuteurs en déclarant : « Un problème grave nous est posé : comment faire face à la politique française au Liban qui ne prend plus en compte une présence chrétienne *libre* dans ce pays ? C'est une politique incompréhensible dans l'optique de la sau­vegarde des intérêts français au Liban et dans la région. » Des suggestions ont été par ailleurs émises : « Le Liban n'est pas seulement un pays francophone, il croit en outre à un certain nombre de valeurs spirituelles et politiques qui sont celles de la France. Nous voulons maintenir avec vous, Français, des relations privilégiées et élaborer ensemble un projet commun. Comment y parvenir c'est le problème... Nous souhaitons d'abord être compris. Ce qui est le plus à déplorer aujourd'hui, c'est *l'incompréhension culturelle* ([^26]) qui a surgi entre nous. Vous ne devez jamais oublier que votre politique au Liban passe par votre culture. » (Père Tabet) « Trop d'ingérences extérieures paralysent les contacts et l'entente entre Libanais ; la France, elle, peut parler avec *toutes* les parties libanaises et les rapprocher ; il n'existe pas de pays mieux placé pour cela ; pour établir ce dialogue, nous vous souhaiterions plus courageux... Vous démissionnez sans le savoir. » (Père Tabet) « La France doit avoir un rôle direct au Liban, pas par intermédiaire et surtout pas par l'intermédiaire syrien ! » (César Nassr) « Pour faire sortir la Syrie du Liban, il faut continuer la résistance chrétienne ; il faut « arabiser » la situation libanaise c'est-à-dire faire en sorte que la Syrie ne puisse pas décider toute seule au Liban ([^27]) ; il faut enfin affaiblir la Syrie : en particulier toute aide à ce pays devrait être conditionnée par son retrait du Liban. Pourquoi la France ne soutient-elle pas une telle politique ? » (M. Akram) 79:318 « La France a conservé ses relations avec Damas ; c'est bien, nous l'approuvons, mais à condition qu'elle inter­vienne auprès de la Syrie pour alléger notre fardeau. » (Mgr Sfeir) **V. -- Les soutiens\ de la « légalité » libanaise.** Le Président Gemayel a insisté sur ses appuis arabes, en grand progrès, dit-il. Il a cité le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, l'Arabie Séoudite, l'Égypte et même la Libye. Son conseiller Élie Salem déclare, lui, ne rien attendre de l'Arabie Séoudite qui n'est qu'un « lapin couard », un « château de cartes branlant » et qui ne montre aucun courage devant les pres­sions syriennes ; l'Algérie, dit-il, s'intéresse surtout aux Pales­tiniens. Le Président fait état d'une toute récente reprise de contact avec la Syrie qui deviendrait plus accommodante. A l'ouest, les relations fondamentales sont celles concer­nant le Vatican, les U.S.A. et la France. Reçu quatre fois par le pape, le Président n'a jamais senti un appui aussi fort de sa part ; un projet pour le Liban a été établi par le Vatican sous la forme d'une énu­mération de principes. « Le Vatican a du poids à Damas ; il est la clé pour les relations avec la Syrie, mais cette clé ne peut ouvrir toutes les portes ; l'action de la France et des pays arabes à. Damas est par conséquent nécessaire en faveur du Liban (Élie Salem). Très choqué par la politique américaine à l'égard de son pays, Élie Salem déclare ne plus attendre grand chose de cette puissance. 80:318 La relation très particulière avec la France -- relation ontologique -- est celle d'un grand amour déçu. On espère encore au Liban que la France se ressaisira... Le Liban est en effet, pour la France, estime-t-on, un point d'appui privi­légié, solide, permanent, non soumis à la conjoncture ; la France peut en tirer d'importants bénéfices pour sa politique internationale. Sont évoqués également par le Président l'appui de l'Italie et de la R.F.A. Avec Israël : pas de problèmes pour le moment. Les Soviétiques, quant à eux, veulent un Liban indépen­dant, non soumis à la Syrie ; ils estiment que ce sera pour leurs intérêts une bonne plate-forme régionale ; ils portent attention aux Palestiniens (Arafat) et aux chrétiens (les Forces libanaises ont eu plusieurs contacts avec leur nouvel ambas­sadeur qui se montre très dynamique). Les Soviétiques vont-ils appuyer les chrétiens alors que la France les abandonne­rait ? Ils paraissent en tout cas très enclins à la recherche d'un consensus international sur le Liban. Au plan interne, le Président se montre optimiste : « Je sens une adhésion renouvelée du peuple libanais tout entier à la souveraineté et à l'indépendance natio­nales, ces deux principes de la légalité que je représente. » Enfin, il lui apparaît que les « étrangers » impliqués dans les guerres du Liban ressentent une lassitude et com­mencent à se rallier à l'idée de restaurer la légalité, l'indé­pendance libanaises. « Les Palestiniens ? Il incombe au gouvernement libanais (armée et Forces de sécurité intérieures) d'assurer la quié­tude pour tout le monde sur le territoire libanais ; je n'ac­cepterai jamais le réarmement des camps palestiniens », déclare le Président. Si la Syrie évacue le Liban, l'armée a la capacité de reprendre en mains le territoire libanais ; elle est plus forte que toutes les milices ; elle est pourvue en armes par les États-Unis qui ne la laisseront pas tomber (idée exprimée par Pakradouni et Élie Salem). Conclusion du Président : « Le plus dur est derrière nous. » 81:318 Le Patriarche, Mgr Sfeir, estime que le contingent fran­çais constitue la colonne vertébrale et la garantie morale de la FINUL ; il doit absolument être maintenu ; il pense en outre que la FINUL, au départ de l'armée syrienne, devrait s'étendre à tout le territoire libanais, aux côtés de l'armée libanaise et constituer alors une force de *dissuasion* (le Pa­triarche insiste sur ce terme) et non plus d'interposition. Remarque analogue de M. Akram : il serait souhaitable qu'une force internationale remplace les Syriens. **VI. -- Quel Liban demain ?** Élie Salem imagine un Liban souverain et indépendant, admettant toutefois des liens spéciaux avec la Syrie : -- en matière économique ; -- en matière de sécurité : « il faut des arrangements pour que, de notre territoire, personne ne puisse menacer la Syrie ». « Nous sommes Arabes, mais Libanais. Nous sommes d'accord avec les tenants de l'arabité, notion purement culturelle ; à cet égard nous sommes plus Arabes, nous les chrétiens, qu'on ne l'est au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, pays de souche berbère ; nous parlons mieux l'arabe qu'eux. Par contre, nous refusons l'arabisme, qui est une idéologie, un instrument de propagande, une my­thologie, qui ne sert qu'à développer une politique de puissance. C'est au nom de cet arabisme expansionniste que la Syrie aujourd'hui cherche à imposer un contrôle total sur le Liban. Cela, nous le refusons. « Au plan interne, nous voulons une démocratie et le pluralisme, un pays de liberté. Nous appartenons culturel­lement au monde arabe certes mais nous ne voulons pas pour autant nous couper de l'Occident à la culture duquel nous participons également. « Les pays arabes doivent nous accepter un peu différents. 82:318 « Nous avons besoin de l'appui français contre les « ambitions syriennes et israéliennes ; il est bon, dans cette « perspective, que Paris n'ait pas rompu avec Damas. » César Nassr n'élimine pas l'hypothèse suivant laquelle la région pourrait éclater encore davantage : État alaouite ? État druzo-maronite ? Il voit peu de possibilités de réunifier le pays pour le moment : Israël est contre. « Nous ne souhaitons pas du tout devenir une enclave chrétienne, dit-il, seulement, si nous sommes coincés, sans autre solution, nous le ferons. » \*\*\* Comment parvenir à restaurer le Liban ? Nos interlocuteurs pensent qu'il s'agit là d'un problème international, notamment à cause des Syriens et du terro­risme. Israël souhaite la paix à sa frontière Nord et, si elle est assurée, laissera le gouvernement libanais libre d'agir. Le contexte international leur paraît évoluer favorable­ment ; de même la situation interne, moins conflictuelle entre les communautés. Mais... « il faut d'abord et avant tout que les Syriens nous fichent la paix » (Chamoun). En attendant, notre problème à nous chrétiens est de durer. Le danger syrien, très présent et pesant, accapare les esprits, au point que le Président Gemayel va jusqu'à décla­rer que la vague intégriste ne lui paraît pas un grand risque pour le Liban par suite du morcellement communautaire (de l'hétérogénéité) de la société libanaise. C'est cependant le seul point de vue de cette nature que nous ayons recueilli. **VII. L'armée libanaise.** Cette armée comprend environ 33.000 hommes. Dans la situation actuelle du Liban, plusieurs brigades échappent, sur le plan opérationnel, à son commandant (le général Aoun, un chrétien). 83:318 Ce sont : -- la 1^er^ brigade (Bèkaa) -- la 2^e^ brigade (Nord-Liban) -- la 6^e^ brigade (Beyrouth-Ouest) -- la 11^e^ brigade (la montagne) -- la 12^e^ brigade (le littoral). Seules les autres brigades (5^e^, 7^e^, 8^e^, 9^e^, 10^e^) dépendent directement du commandement de l'armée, car elles sont implantées comme lui dans le réduit chrétien. Les Syriens ont rééquipé la 6^e^ brigade (chars T 34 et armement individuel) qui est, de fait, aux ordres d'Amal et de Nabi Berri et qui se bat aujourd'hui contre les Palesti­niens d'Arafat. Les brigades stationnées en dehors du sec­teur chrétien ne comprennent que des musulmans ; celles du secteur chrétien comportent environ 20 % de musulmans et jusqu'à 40 % pour la 10^e^ brigade. Les soldats sont des volontaires de 18 à 25 ans. Pour les 10 brigades, le général Aoun assure le paiement des soldes et la logistique (les munitions au compte-gouttes pour les brigades qui lui échappent). Le budget de l'armée (sur 1/12^e^ provisoire calculé il y a deux ans...) est aujourd'hui en crise très grave par suite de la chute brutale de la livre libanaise. « Les Syriens, qui sont venus soi-disant pour aider le Liban, se transforment en force d'occupation... Actuelle­ment la pression syrienne s'est relâchée sur les chrétiens car il n'est pas possible à la Syrie de faire la guerre sur tous les fronts à la fois... L'armée libanaise reste à l'écart des luttes politiques » (Général Aoun). « L'Europe surveille la situation au Liban mais sans rien faire. Les puissances occidentales sont mises en échec par de petits groupes de terroristes formés dans la Bekaa dans des camps d'entraînement installés par les Syriens et ne réagissent pas » (Général Aoun). 84:318 « Si l'Irak tombe, la Tunisie et l'Algérie tomberont aussi. Il y a incompatibilité entre démocratie et Islam » (Général Aoun). Les relations entre les militaires et les Forces libanaises ne sont pas au beau fixe ; les premiers sont en effet des pro­fessionnels, les secondes des milices populaires ; de plus, ces dernières sont intégrées dans une organisation politique (une sorte de mini-État), l'ensemble constituant « la résistance chrétienne » ; le commandement de l'armée, lui, dépend du « gouvernement » et, dans la vacance actuelle du pouvoir de l'État, observe, temporise, ménage et ne s'engage en faveur des chrétiens que ponctuellement et dans des circonstances graves. L'armée entend rester un recours, même (et peut-être surtout...) pour les unités stationnées en zone chrétienne et donc pleinement dans la main du commandant en chef ([^28]). Dans les projets syriens (accords intermilices de Damas du 28 décembre 1985), l'armée serait bien entendu totale­ment réorganisée suivant les normes syriennes et alignée en tout sur l'armée de Damas, au plan du commandement comme à celui de l'idéologie. Au cas où un accord international interviendrait pour régler le problème du Liban (retrait de la Syrie et d'Israël, Liban souverain et indépendant, liens spéciaux avec la Syrie), l'armée libanaise épaulée par une force internationale de dis­suasion, suivant le mot de Mgr Sfeir, aurait les meilleures chances, la lassitude des populations aidant, de reprendre en mains le pays et d'y rétablir un minimum d'ordre et de paix (opinion plusieurs fois recueillie). En dehors de cette hypothèse, l'armée (brigades de la zone chrétienne) ne peut guère que concourir à la sauve­garde du réduit en attendant des jours meilleurs. 85:318 **VIII. -- Notes diverses.** -- Le comité exécutif des Forces libanaises. « Le nouveau comité exécutif des Forces libanaises est composé de 28 hommes jeunes, dynamiques, qui représen­tent toutes les forces chrétiennes (sauf le clan Frangié) ; il est beaucoup plus porté à l'innovation, au changement que le précédent ; on commence à réfléchir à la possibilité d'élections à l'intérieur de la zone chrétienne... C'est une véritable révolution sans le dire » (Samir Geagea). -- La situation budgétaire (Roger Dib). La plus grande partie du Liban ne paie aucun impôt ; les ressources de l'État proviennent uniquement du secteur chré­tien ; les impôts directs sont minimes ; il n'y a pas d'impôt sur le revenu ; un impôt sur les signes extérieurs de richesse est en cours d'étude. Les ressources fiscales proviennent donc de ren­trées indirectes : 55 % des taxes portuaires, le reste, des taxes sur les transactions foncières. Le budget actuel est de 35 mil­liards de L.L. et comporte 6 à 7 milliards de déficit. Les dépenses sont d'abord celles de l'armée libanaise (5 à 6 mil­liards) ; les Forces libanaises émargent pour 1 milliard 300 mil­lions de L.L. La dévaluation de la livre crée d'immenses diffi­cultés (60 % des dépenses sont payées en devises) ; par suite de la montée de la misère, notamment chez les réfugiés (350.000), un projet de solidarité sociale est en train d'être mis sur pied pour environ 200.000 personnes. -- La situation dans le Chouf. « Dans le Chouf, qui constitue leur zone d'implantation, les druzes avaient autrefois amené des chrétiens pour les protéger des chiites et servir de tampon contre l'Islam » (Samir Geagea). 86:318 Aujourd'hui le Chouf, vidé de ses chrétiens qui y étaient devenus majoritaires, est sous-peuplé ; au contact d'une ré­gion chiite à forte démographie, en difficulté de surcroît avec Damas, les druzes (200.000 ?) sont inquiets ; ils seraient prêts, selon Samir Geagea, à renouer avec les chrétiens et (?) à admettre leur réinstallation parmi eux dans le Chouf, reconstituant ainsi le « noyau dur » historique du Liban : la symbiose montagnarde druzo-chrétienne. Opinion analogue chez Camille et Dany Chamoun (Parti National Libéral, parti-clan des chrétiens du Chouf) : « Un retour des chrétiens déplacés est encore possible, à condition qu'il ne tarde pas trop ; il y a actuellement une certaine attitude de coopération des druzes à cet égard, mais tout dépend en définitive de l'attitude de la Syrie. » -- La désintégration du camp chiite. Le camp chiite s'est scindé en trois tendances : les inté­gristes pro-iraniens, les « laïques » pro-syriens (Amal), les partisans des leaders traditionnels. Ces derniers auraient l'au­dience de la grande majorité des officiers chiites de l'armée ; ces cadres militaires n'ont pas suivi Amal qui est par consé­quent de plus en plus isolée en milieu chiite. Si Berri (le chef d'Amal) tombe, la compétition pour le pouvoir va s'exacerber chez les chiites et il existera peu de chances d'une percée du hezbollah (opinion de Pakradouni). -- Le retour des combattants palestiniens. Suivant les Forces libanaises, les combattants palestiniens qui ont regagné le Liban, avec l'aide des sunnites et des druzes, auraient aujourd'hui les effectifs suivants : 87:318 -- près de Tyr 250 -- \" Saïda 2.800 -- \" Beyrouth 3.000 -- \"  Tripoli 1.200 TOTAL 7.250 -- École des cadres des Forces libanaises (F.L.)\ (à Ghosta, dans le Kesrouan). Il a été très difficile de faire admettre aux chefs des F.L. issus de la résistance, bien installés dans leur autorité de quartier ou de secteur la nécessité de se recycler dans une école. Il y a eu des révoltes. Maintenant, le pli serait pris. Cette école constitue un effort très louable pour discipliner et militariser la résistance populaire. **IX. -- Conclusion.** De ce tour d'horizon, les membres de notre groupe tirent les conclusions suivantes : -- Nous avons rendu visite à l'un des « points chauds » de la confrontation islamo-chrétienne, en cours de dévelop­pement, notamment au contact du monde arabe. -- Nous avons eu en face de nous, souvent, des interlo­cuteurs inquiets et tendus ; parfois l'angoisse était épaisse et palpable. -- Dans l'Islam intégriste, qui aujourd'hui a le vent en poupe, il existe une volonté d'exclure des pays d'Islam toute autre présence que la présence musulmane. C'est cette volonté qui s'exerce au Liban : la communauté arabe chré­tienne de ce pays doit être éliminée en tant qu'entité cultu­relle et politique organisée ayant part au pouvoir de l'État ; l'hostilité des intégristes à son égard est d'autant plus vive que, jusqu'ici, une légère prééminence lui avait été concédée, pour sa sauvegarde, dans l'exercice de ce pouvoir. 88:318 -- Il s'agit maintenant de « réduire » ces chrétiens en les amenant à vivre entre eux, dans une petite enclave, en leur enlevant peu à peu tout poids politique, tout poids social et économique ; non plus reconnus en tant que com­munauté mais seulement comme un ensemble d'individus qui n'ont le droit d'être là que par la bonne grâce de l'au­tre. Tolérés parce que soumis. Comme dans tous les autres pays du Moyen-Orient. -- L'enjeu final du conflit libanais est là : oui ou non, Islam et chrétienté peuvent-ils coexister « en vérité », non pas seulement au niveau des relations interpersonnelles, mais au niveau des droits politiques et culturels que chaque com­munauté doit reconnaître à l'autre ? -- Le Liban constituait à cet égard une expérience uni­que au monde de coexistence institutionnalisée. Le système était fondé sur l'existence, un peu partout, dans les villes et les villages, d'un tissu chrétien. Ces chrétiens cohabitaient soit avec des druzes, soit avec des chiites, soit avec des sun­nites. Les musulmans ne cohabitant pas entre eux, c'étaient les chrétiens qui formaient le liant entre les diverses com­munautés. C'est ce tissu, détruit par la guerre, qu'il faudrait tenter de reconstituer et, avec lui, ce « laboratoire » libanais dont l'importance dépasse infiniment le seul petit Liban. -- Les chrétiens sont en effet porteurs de valeurs qui peuvent aider ces sociétés orientales à se réformer, à sortir de systèmes politiques imposant par la force la suprématie d'une communauté (alaouite, chiite, juive...) sur toutes les autres. Levain dans la pâte, ils sont seuls en mesure de garantir la liberté pour tout le monde, en imaginant un pro­jet politique pour le Liban, qui ne soit oppressif pour per­sonne et qui, de ce fait, soit susceptible de constituer une vitrine pour tout l'Orient. -- D'autre part, la France, où qu'elle se tourne, rencon­tre le monde musulman, notamment sur son propre terri­toire. Un échec de la coexistence islamo-chrétienne au Liban, par élimination de la partie chrétienne, constituerait un for­midable encouragement aux plus extrémistes des musulmans, y compris dans notre environnement proche (la rive sud de la Méditerranée) et sur notre sol ; 89:318 un *avant-poste* de notre culture et de notre influence tomberait ; la France, en persis­tant dans son infidélité à ses amitiés traditionnelles, perdrait encore un peu plus de son crédit dans l'ensemble du monde arabe et musulman. -- On le voit : l'enjeu libanais dépasse de très loin les frontières du seul Liban... Il est, dans ce type de confronta­tion également (à dominante culturelle), des lignes de résis­tance qu'il faut savoir défendre sans esprit de recul : le sou­tien au Liban d'une présence chrétienne libre (et, par elle, de tout le Liban) est de celles-là. -- Un engagement de la France aux côtés des chrétiens serait par ailleurs de nature à accroître le poids des modérés dans l'islam libanais. Ces modérés, qui constituent la grande majorité des musulmans, veulent en effet vivre en harmonie avec les chrétiens (et les autres communautés) ; ils ne veu­lent pas d'un Liban islamiste. Malheureusement, ce musul­man honnête et tolérant subit la loi du groupe -- le plus souvent celle des extrémistes -- dès qu'il est au sein de sa communauté. Cette particularité de l'Islam est très grave et lourde de conséquences politiques. Il ne faut jamais la per­dre de vue. La seule façon de la mettre en échec, c'est de conforter les chrétiens dans leur résistance de façon à ce qu'ils apparaissent comme un obstacle incontournable. Alors, et alors seulement, les musulmans modérés auront la possi­bilité de résister à la pression de leurs extrémistes. Ils ont besoin de ce prétexte (chrétiens forts) pour s'opposer à l'is­lamisme et incliner vers le pluralisme et la démocratie. -- Une telle politique doit amener la France à rogner les ambitions de la Syrie au Liban. Par un jeu aussi subtil qu'acharné et sans scrupules, la Syrie, alternativement pyromane et pompier, a en effet entrepris, dans l'intérêt alaouite et panarabe, pense-t-elle, de détruire la spécificité chrétienne et libanaise, de dépouiller le Liban de toute per­sonnalité autonome, de l'aligner en tout sur Damas. Mais la Syrie est un État bien trop faible et fragile pour avoir une chance dans la compétition qui l'oppose aux islamistes au Liban ([^29]) ; 90:318 si elle parvenait à ses fins, en alignant ce pays sur son arabisme idéologique pur et dur, en gommant ses particularismes culturels, notamment chrétien, elle aurait sim­plement préparé la voie aux intégristes de l'Islam ; la meilleure protection du Liban contre l'islamisme, c'est l'hété­rogénéité de sa société et tout spécialement l'irréductibilité des chrétiens ; confortons donc ce particularisme. \*\*\* La situation très dégradée du réduit chrétien a frappé les membres de notre groupe ; manifestement, des mesures d'*ur­gence* sont à prendre : il faut aider les chrétiens à durer (des jours meilleurs ne sont pas impossibles...) et pour cela desserrer les étaux qui les bloquent physiquement et dans leurs capacités d'action : -- l'étau syrien en tout premier lieu : la France devrait prendre parti contre les prétentions syriennes au Liban et agir pour les réduire. -- l'étau de la misère ensuite, morale, culturelle, biologi­que : ceci implique des efforts en matière de francophonie ([^30]), accès aux média français, jumelages, aide humanitaire, accords commerciaux, etc. -- l'étau des communications enfin : la libre circulation des chrétiens entre le Liban et l'étranger doit être garantie ; la France doit y veiller ; elle devrait fournir son appui no­tamment à la demande chrétienne d'ouverture de l'aéro­drome de Halate. Le plus important est sans doute que les chrétiens liba­nais aient le sentiment d'être compris et sentent la France (le pouvoir et la société) proche et solidaire de leurs préoccupations. 91:318 -- Les chrétiens ont certes des difficultés internes ; comme dans les autres communautés libanaises, il existe chez eux un problème de dévolution du pouvoir : familles, clans, factions s'affrontent à l'occasion ; ils défendent parfois mal leur juste cause. Le temps ne doit plus être aux re­proches ou à la morale, mais seulement au soutien ; ils sont en danger de mort ; c'est la seule communauté qui soit dans ce cas ; les autres, pour éprouvées qu'elles soient, ne le sont en aucune façon. \*\*\* Au-delà des mesures d'urgence qui viennent d'être évo­quées, une politique de la France en Orient, avec son volet « Liban » (fondée sur le soutien des chrétiens certes mais également du pluralisme et de la convivialité intercommu­nautaire) est à définir. Il s'agit de savoir si la « puissance mondiale moyenne » qu'est devenue la France : -- a la possibilité en Orient de faire mieux que de subir les événements ; -- peut éviter de se laisser paralyser par les prises d'otages, le terrorisme et la recherche de profits à court terme ([^31]) ; -- peut récupérer un certain degré de liberté d'action en vue de poursuivre des objectifs plus amples, à plus longue échéance, dans le cadre de la lutte fondamentale qu'il s'agit de mener contre l'idéologie totalitaire islamiste ([^32]), levier et paravent d'une politique de puissance foncièrement anti-française, anti-européenne, anti-occidentale. La France a-t-elle encore : -- assez de détermination (de capacité d'accepter des sacrifices et des risques) pour engager cette lutte ? -- assez de lucidité et d'unité (la cohabitation...) pour en définir clairement les objectifs et la stratégie ? -- assez de force de conviction pour y entraîner ses alliés, au premier rang desquels les Européens, une politique cohérente d'endiguement de l'islamisme n'étant plus, à l'évidence, à la mesure de ses seuls moyens ? 92:318 Telles sont les recommandations et les interrogations (in­quiètes...) que les membres, de notre mission, à l'issue de leur voyage, croient devoir poser. Il ne faut pas nous leurrer, nous partons avec le grave handicap de 18 ans (depuis 1969) d'une attitude étroitement utilitaire, politiquement désastreuse parce que manquant de dignité (nous n'avons pas cessé de plier l'échine devant nos adversaires et de refuser notre soutien à nos coreligionnaires et amis historiques, deux péchés majeurs en Orient) ; les arabes, chrétiens ou musulmans, amis ou adversaires, résument ainsi la situation à laquelle nous avons abouti à leurs yeux : aujourd'hui, en Orient, la France n'est plus ni respectable ni respectée. #### Quelques données sur le Liban et les chrétiens -- Superficie : 10.000 km ^2^ (à peu près la Gironde). -- Population ([^33]) : 3 millions de Libanais et 1 million d'étrangers. -- Sur ces 3 millions sans doute un petit 50 % pour les Libanais chrétiens, le reste comprenant les musulmans et les druzes. -- Les chrétiens sont très largement majoritaires si l'on considère la totalité des nationaux libanais, résidents plus diaspora. -- Les maronites représentent à peu près la moitié des chrétiens rési­dents. Historiquement ils constituent le pivot de l'identité libanaise et le fer de lance de la résistance aux hégémonies environnantes. -- Les chiites représentent à peu près la moitié de l'ensemble « mu­sulmans + druzes ». -- Dans le réduit chrétien (1.000 km ^2^) : un peu plus de 1 million d'habitants, dont des musulmans (en petit nombre). 93:318 -- Sur le territoire libanais en dehors du réduit, donc en milieu hostile : 4 à 500.000 chrétiens, en situation d'otages. -- Depuis 1975, le tissu chrétien s'est progressivement rétracté sous l'effet des combats, des massacres et de l'insécurité permanente ; plus de 200 villages ont dû être évacués avant d'être systématiquement pillés et détruits (voir la carte ci-jointe). La guerre a fait au Liban de très nom­breuses victimes : 150.000 morts, 400.000 blessés, 30.000 handicapés, 70.000 orphelins, 750.000 réfugiés ; dans ce lot de détresse, les chrétiens occupent et de loin la première place ; la moitié d'entre eux notamment ont été déracinés et sont devenus des réfugiés dans leur propre pays ; 350.000 se sont repliés sur le « réduit » où, démunis de tout, ils n'ont aucune perspective d'avenir et constituent par conséquent des candidats à un exode collectif si la situation se prolonge. NOTA : L'argument minoritaire (à supposer qu'il soit réel...) ne sau­rait être opposé aux chrétiens du Liban pour les déposséder de leur légère prééminence dans le pouvoir d'État libanais : tous les pouvoirs arabes en Orient sont en effet minoritaires (alaouite en Syrie, arabe sunnite en Irak, bédouin en Jordanie...) ; alors, pourquoi opposer cet argument aux seuls chrétiens du Liban ? -- Il existe en Orient environ 10 millions d'arabes chrétiens, tous soumis à des titres divers à la loi islamique d'apartheid (qui fait d'eux des citoyens de seconde zone). Seule exception : le million d'habitants du réduit libanais. Tout l'Orient, chrétien bien sûr, mais aussi, dans une cer­taine mesure, musulman modéré, fixe le sommet encore émergé de cet iceberg dans la mer musulmane et se demande avec angoisse s'il va tenir ou sombrer... QUESTION : L'Institut du monde arabe (I.M.A.) est en cours de création à Paris. Fera-t-il une juste place aux arabes chrétiens, ces bril­lants initiateurs (avant l'Islam) puis rénovateurs (plus récemment) de la culture arabe, parmi lesquels on trouve tant de Libanais ? Il serait scanda­leux qu'il en soit autrement et que l'on confonde délibérément, à Paris de surcroît et avec l'aval de la France, arabe et islamique. 94:318 LA PRÉSENCE CHRÉTIENNE  \[Voir cartes : 318-94.jpg\] 95:318 ### Au Liban rien n'est écrit par Danièle Masson « LE LIBAN AGONISE. Vous ne pouvez pas dormir pendant que nous mourons. Avant, nous nous taisions. Nous avions honte de mourir. Maintenant nous disons : « Seigneur, pourquoi nous as-tu abandonnés ? Il n'y a pas de salut dans le silence. » C'est ce cri que n'a cessé de lancer, l'an dernier, le Père Joseph Mouannès -- ex-doyen de la faculté des Beaux-Arts au sein de la libérale Kaslik, aujourd'hui professeur d'anthropologie -- dans un périple eu­ropéen qui l'a conduit en Autriche, en Allemagne, au Luxem­bourg, en France. Quand, projetant un second voyage au Liban, avec deux de mes enfants cette fois, j'avais demandé à un journaliste ami des noms et des adresses, il m'avait dit aussitôt : « Voyez le Père Mouannès : il résume tout le Liban. » Dans une interview donnée à la *France catholique,* Joseph Mouannès avait dit sa foi en un Liban foyer de « rencontre pluriculturelle, pluriso­ciale, plurireligieuse, une démocratie pluraliste ». Ce vocabu­laire me paraissait le même que celui de nos abbés de cour du prolétariat. Je me trompais. 96:318 Nous l'avons d'abord rencontré, un peu au hasard, à Saint-Charbel. « Je suis en retraite, et depuis une semaine je n'ai pas observé dix minutes de silence. » Il nous entraîna aussitôt dans la claire et somptueuse salle des hôtes, devant un cidre de rose. Force de la nature, alliant le rire énorme et contagieux à la tristesse où passe toute la détresse de son pays, il nous contait avec une dévotion enfantine, et comme s'il l'avait connu, la vie lumineuse de saint Charbel, pour dire ensuite des « petits maronites » d'aujourd'hui : « les anciens portent le cilice, mais, avec ce vent chaud venu de Libye, les jeunes ont du mal à supporter la soutane ». Puis, plus sérieux : « le Liban vit sur la croix. Mais les nuits les plus noires sont la promesse des plus belles aurores. Pour chaque martyr on plante une croix. Mais on plante aussi un cèdre ». Nulle part ailleurs qu'au Liban, je n'ai senti combien Pâques était déjà dans le vendredi saint. Et combien l'homme s'identifiait là, spontanément, au Christ martyr. \*\*\* Comme beaucoup de Libanais, Joseph Mouannès vit dans la familiarité de la mort -- son père et son frère ont été égor­gés -- et pour cela peut-être jouit exceptionnellement de la vie. Comme tous les Libanais, il aime la famille et les enfants. Dans ce réduit chrétien surpeuplé, nous avons vu une ruche de garçons et filles, neveux et nièces, cousins et cousines, criblant l'air de leurs « abouna » stridents, venir l'embrasser et rire avec lui. Pierre-Olivier, mon fils, né le matin même de la guerre, le 13 avril 1975, l'émouvait, et, comme les Forces liba­naises en faisaient leur « gavroche », il voulait l'emmener par­tout, jusqu'en la Vallée sainte, aux sources du monachisme, contrôlée par les Syriens. « Il y a dix postes à passer. Mais avec moi vous ne risquez rien. Ils n'ont jamais touché aux gosses. » J'avais du mal à le croire. Et lui, le croyait-il ? En tout cas, il se ravisa. 97:318 Dans l'après-midi, il nous entraînait à Maad, un village de la montagne, où il préparait une émission de télévision... pour Antenne II. Il ramenait de Beyrouth Myriam, une jeune Syrienne grecque catholique qui, disait-il, avait reçu les stigmates, et, à ses heures privilégiées, avait des extases, et suait, en lieu de sueur, de l'huile d'olive, puis du sang. Nous allions apprendre, dans ce Liban, « terre sainte », où les dieux et les hommes se confondent, à vivre comme de plain-pied avec le sacré. Oppres­sée par une foule d'hommes et de femmes qui passaient sur son front et ses mains des cotons qu'ils distribuaient comme des reliques, protégée par le Père Mouannès, Myriam impres­sionnait, par son indifférence aux regards et aux caméras, par cette espèce de transparence si rarement donnée. Le message ? « charité, prière, paix, unité des Églises ». Dieu voulait-il en Myriam rappeler l'élection d'un peuple ? Le Père Mouannès en faisait-il l'étendard du Liban pluraliste qu'il aime ? Le Liban avait-il trouvé dans l'histoire de cette jeune maman syrienne son Medjugorjé ? Responsable de la branche ciné et télévision, Joseph Mouannès est évidemment un homme médiatique, et l'on dis­tingue mal chez lui (la distingue-t-il ?) la frontière qui sépare le personnage de la personne. Pour comprendre sa vraie nature, il faut l'avoir vu officier dans son camion de régie-télévision, fai­sant du mixage en temps réel. Il fixait ainsi à sa discrétion l'of­fice melkite de la Transfiguration, au couvent Saint-Sauveur. Deux heures après, inondé de sueur, un mouchoir blanc au cou qui le faisait ressembler à un corsaire autant qu'à un prêtre : « J'ai fait un miracle, Danièle ! tu as vu l'officiant ? Je faisais des compositions avec sa barbe ; un vrai puzzle ! Cet homme, c'est un prophète ! » Le long de l'autoroute, dans la nuit, des feux allumés traduisaient la joie de la Transfiguration : dans la guerre, le Liban n'oublie pas la fête, mêlée de profane et de sacré. \*\*\* Cabotin et chauvin, le Père Mouannès, sûrement. Mais sa fierté lui venait de plus loin que de lui-même. « Nous ne sommes pas des réfugiés. Nous sommes là depuis l'éternité. Nous sommes les premiers chrétiens du christianisme. Même avant les apôtres ! La femme cananéenne, qui demande la part des petits chiens, c'est notre mère ! 98:318 C'est notre sœur ! La route de Jérusalem à Antioche passe par la côte libanaise. Le pre­mier christianisme est araméen. Mon christianisme ne vient pas des croisades. Ni des maronites. Je suis d'identité, de tradition maronites ; mais j'appartiens au sacerdoce de l'Église catholique, universelle, selon l'ordre de Melchisédech. » Et, violent : « Je suis là depuis le temps des apôtres. Il y a des siècles de christianisme entre vous et nous. Vous êtes trop jeunes dans le christianisme pour nous donner des leçons. » Né à Chébani, dans le Metn, à 1200 m d'altitude, sur la route de Damas, il devient lyrique en m'emmenant dans la montagne qui domine, au-dessus de Byblos, la vallée d'Adonis : « J'ai aimé Beyrouth ; je ne l'ai pas comprise ; il me faut l'odeur du thym et du laurier ; il faut l'enracinement dans le terroir. » Et, sans transition : « Comme à Paris, la rue Mouffe­tard, le Marais : ce sont des villages, avec de vrais campa­gnards. » Dans ce français rocailleux et chantant qui n'avait pas été appris dans les écoles françaises, la rue Mouffetard et le Marais prenaient toute leur saveur. « Le Liban, c'est une dimension de mon enfance. Je l'aime pour ses saisons clémentes, son climat qui n'est jamais sau­vage : il y a une tendresse dans l'hiver, une tendresse dans l'été... Je le connais par tous ses ravins. Petit scout, j'ai laissé mes culottes et ma peau sur ses cèdres. » La vallée d'Adonis l'inspire. On y voit, bien antérieures aux Grecs, trois grandes pierres sculptées où le Père Mouannès trouve l'image préfigurée de la Trinité, et la « récapitulation de toutes choses ». « Avant même le christianisme il y avait dans mon pays une dimension de rachat. Il y a les pas, la foulée du Christ sauveur dans la vallée d'Adonis. Ces divinités ont habité mon terroir. Je sentais venir la Trinité. Nulle part ailleurs les pas des hommes et des dieux ne se sont ainsi croisés. » Dans la montagne, devant les gerbes de blé, il évoque Ruth. Puis il montre la terre rouge de la vallée : « A l'au­tomne, quand il pleut, l'eau est rouge ; ce sont les larmes pour la mort d'Adonis. Mais son sang jaillit et son don de vivre passe dans les fleurs. L'anémone germe, et fleurit au printemps sur les pentes de la montagne. » Déjà alors, vie et mort étaient liées, comme réversibles. Comme le vendredi saint contient Pâques comme le bourgeon la fleur. 99:318 Adonis ressuscite avec l'ef­fervescence printanière. Près des sources d'Aplica où meurt Adonis, des ruines attestent qu'un temple s'élevait là. Aux approches de Noël et de Pâques, on sème encore dans des vases de terre des grains à croissance rapide : la végétation rappelle la résurrection du dieu, que les chrétiens transposent spontanément dans la naissance et la résurrection du Christ ils baptisent ainsi au lieu de détruire. « Je suis le fils d'Origène. Le Christ n'appartient pas seule­ment aux chrétiens. » C'est ainsi qu'il faut comprendre « l'œcu­ménisme » du Père Mouannès : « Non à la brisure du visage de l'homme. Non à un royaume chrétien et à un royaume musulman. Il est exaltant de vivre ici, au carrefour du déses­poir et du courage. Nous sommes un peuple de martyrs. Une tradition de deuil a envahi nos villages et embelli nos femmes. Un chrétien sur quatre a été tué sur cette terre libanaise ; trente-quatre prêtres égorgés en haine de la foi. Mais je suis l'enfant des conflits. J'ai grandi au milieu de sept communau­tés. On faisait des bandes avec les garçons et les filles druzes, chiites, melkites. Ce pays est le pays des maudits et des mal-aimés. » \*\*\* Le soir, devant une table rustique où l'on trouvait à profu­sion ksara glacé, concombres, oignons, tomates énormes, ta­boulé, et chich taou, il s'exclame : « Je ne veux pas une société monochrome, monochoucroute, ou monohamburger... Je n'ai pas d'inquiétude pour ma foi. Pour les chrétiens tout pays est un royaume étranger, et tout royaume étranger est un pays pour eux. Nous ne sommes pas comme les Juifs, limités à la Palestine. » Mais son œcuménisme n'exclut ni la mission ni la croisade. Il choisit tout. La mission : évoquant les émirs comme ses contemporains et ses proches : « Les druzes, nous les avons convertis. Plus de druzes ! » Et, soudain triste : « Les conversions n'en finissaient plus. C'est cela que nous avons perdu. » La croisade : « Nous serons debout par tous les moyens, par la prière et par les armes. Quatorze ans de guerre, ça suffit ! Même si nous avons mérité la colère de Dieu, nos enfants ne peuvent pas continuer à sauter sur des voitures piégées ! 100:318 Je peux bien accepter ma mort. Mais défendre un innocent, dé­fendre un enfant, c'est un devoir. Nous sommes des résistants. Personne n'a le droit de nous imposer un génocide collectif. Nous ne serons pas la cinquième victime de la lâcheté occiden­tale. Si Beyrouth tombe, Athènes tombera, et Paris. Les portes de l'Orient et de l'Occident sont à Beyrouth. » Son « œcuménisme » dérape devant l'Occident, dont il est le fils prodigue. « Il faut me comprendre, Danièle. Quatre siè­cles de confrontation avec l'Islam nous ont donné une possibilité de patience, le droit d'être différent. Je suis l'enfant de saint Basile, de saint Ephrem, de saint Athanase, de saint Maroun, de saint Charbel, de ces théologiens de l'incarnation. Je ne suis pas l'enfant de saint Thomas, mais de saint Augus­tin et de Pascal, du Christ qui agonise jusqu'à la fin des temps. » Et il ajoute, dans un défi et un grand rire : « et de Teilhard de Chardin, même si vous ne le voulez pas » ! Je m'interrogeais sur cet étrange mariage de l'Orient et de l'Occi­dent, et il me semblait que Teilhard était moins dangereux pour eux que pour nous. Étaient-ils moins que nous condam­nés à la connaissance ? \*\*\* Comme beaucoup de Libanais, sans doute à cause de leurs souvenirs d'enfance, Joseph Mouannès croit possible de vivre avec les druzes et les chiites : « Les druzes ? Ils sont gnostiques et croient à la métempsycose, mais ce sont des laïcs ! Ils n'ont pas de religion ! Ils sont loin de l'Islam comme le Liban est loin de la Chine ! » En revanche, peut-être à cause des Palesti­niens réfugiés-agresseurs, qui n'ont pas grandi avec eux, peut-être à cause du sunnisme lui-même, il charge le sunnisme... de tous les péchés d'Israël : « Les chiites ont souffert de l'impéria­lisme sunnite. Dans le sunnisme, pas d'art, pas de peinture, pas d'alcool, pas de beauté masculine et féminine. Le sunnisme est anti-culturel, anti-humain. » En me faisant traverser des villages chiites, et distinguer les maisons chrétiennes en pierre des mai­sons chiites de torchis, munies de grillages bleu-vert : « Le Hezbollah est un corps étranger. Les bras libanais sont fanati­sés par les Iraniens. Les chiites vivent bien ici. Mais ils ne peuvent pas sortir avec une femme sans avoir tous les ayatollahs sur le dos. » 101:318 Pour lui la guerre du Liban n'est pas une guerre de religion, encore moins une guerre civile, mais une guerre de libération nationale : « Il n'y aura pas de paix possible au Liban tant que les gouvernants diront : « Nous comprenons les intérêts de la Syrie au Liban. Il s'agit d'une occupation étrangère intolérable. » Et pourtant c'est bien l'Islam qu'il vise, et pas seulement les sunnites et les alaouites, quand il dit : « Quand nous offensons le prochain, nous demandons pardon sept fois. Eux, quand ils outragent autrui, Allah les bénit. » Cette valse hésitation entre la guerre de religion et la guerre de libération nationale fait comprendre que cet homme, intarissable sur l'histoire et la géographie du Liban... et sur lui-même, reste pudique sur la guerre. Pressé par nous de questions sur l'avenir du Liban, c'est le passé qu'il évoque, comme un poids de réalité capable de dissiper l'irréalité cauchemardesque du présent. Puis, esqui­vant la réponse, il se lève : « L'avenir du Liban ? Laissez-moi partir. » Il reviendra quelques jours après. « Le Liban est un pays sur la croix. La résurrection n'est pas encore venue. Mais vous devez nous aider. Nous ne serons pas les cobayes de l'Occi­dent. » Il reprend l'idée de Béchir : pluralisme d'opinions et de croyances, unité du fusil. Il la fait sienne : il a besoin d'une « démocratie de conflits ». Et, dans un débordement oriental qui n'exclut pas les contradictions : « Je me sens humilié si je n'ai pas la possibilité du conflit. Il est facile d'aimer. Il est dif­ficile de dépasser la violence, d'aimer au-delà de la haine. Je ne veux pas la coexistence, mais la rencontre. Les animaux coexis­tent, mais les hommes se rencontrent en domestiquant leur vio­lence : c'est cela mon pays. » Et, dans ce style occidental où l'Orient jaillit sans fusionner : « Vous m'étranglez si vous m'enlevez cette dimension conflictuelle de mon être. » Comme beaucoup de Libanais, comme Béchir lui-même, sans doute, le Père Joseph Mouannès a un culte de la liberté, conçue comme une fin et non comme un moyen. -- Mais, mon Père, que faites-vous de la vérité ? Dans l'Évangile, c'est la vérité qui nous rendra libres. 102:318 Il réplique, péremptoire : « D'abord la liberté. C'est un opium, une drogue. Nous vivrons ensemble avec les musulmans libéraux. Il faut leur donner le temps. Nous ne pouvons pas donner cinquante siècles de voyage culturel. Soyons souples. D'abord la liberté animale. Après leur sera révélé le visage du Christ. » Et encore : « Nous sommes géographiquement étran­glés. Mais ça n'a pas d'importance. Il suffit d'un espace de liberté. Le reste c'est le danger. Jamais nulle part ailleurs que chez nous l'histoire n'a ménagé un tel rendez-vous pour l'échange des trésors culturels et des valeurs spirituelles. Le Liban n'est pas un espace géographique en physique ; c'est un espace de liberté. Malgré le sang, le feu, les larmes, nous avons cinquante journaux, vingt hebdomadaires, quarante stations de radio, trois stations de télévision, cinq universités où l'Église est vraiment libre. » Il ajoute : « Il y a eu une génération sans justification. Mais nous sommes mobilisés. Nous ne nous posons pas de problèmes. Nous voulons une chrétienté qui a du muscle, pas un christianisme de confrérie, de lâcheté, de concession. » C'est cela, la grâce de la guerre ; c'est pourquoi ce prêtre maronite, « libéral », n'a rien à voir avec nos curés au profil bas. Le jour du départ, il a tenu à ce que nous venions au Cen­tre catholique près de Kaslik, pour nous donner un dossier d'information. Il n'osait pas nous dire ce que nous devinions, et qui pourrait se traduire ainsi : « Faites savoir tout cela. Ne nous imposez pas, en plus, un génocide médiatique. » De sa terrasse, il nous regarda partir avec une sorte d'angoisse conte­nue. De ces journées de cabotinage, de tragique, de vraies et de fausses confidences, saurions-nous tirer de quoi les aider à faire le passage du désert et de la nuit ? Danièle Masson. 103:318 ### Salades romaines par Georges Laffly J'ATTRIBUAIS À ÉMILE MALE une phrase dont le sens était à peu près qu'à Rome, ce qu'il y a de plus beau, c'est moins l'endroit où l'on se trouve que le paysage qu'il permet de découvrir. Chaque lieu est moins beau en soi que les points de vue qu'il permet. Mâle n'a jamais écrit cela, ma mémoire avait déformé une de ses remarques, mais en somme, il y a du vrai dans mon invention. \*\*\* Les murs à Rome ont la couleur de l'écorce des pins, si nombreux, écorce d'un brun rouge ou doré. \*\*\* 104:318 Menteur comme une carte postale, devrait-on dire. Celles qu'on vend ici montrent toujours une ville idéale que nul ne peut voir, où la colonne trajane n'est pas sous voile, où l'arc de Constantin n'est pas caché par un échafaudage, etc. où la place Navone paraît aussi vaste que le *Circo massimo,* et la place de la fontaine de Trevi, si étroite, large comme la Concorde. La photo est un faux témoin, répétons-le sans nous lasser. \*\*\* Lundi 4 mai. Les journaux portent des titres énormes « Roma : vergogna ». Au comptoir où ils boivent leur café, les Romains ont l'air furieux. Ils viennent de se faire battre par Naples au football. Ce n'est pas seulement une question d'hon­neur local, c'est une question de gros sous. Au totocalccio, les paris romains n'ont pas gagné, tandis qu'on apprend qu'il y a à Naples huit nouveaux milliardaires (en lires, mais quand même). Les Napolitains font une fête énorme. Il y a 70 blessés. L'autre nouvelle du jour est la mort de Dalida. Les journaux italiens ont ceci de reposant pour un Français qu'ils ne parlent jamais de la France, pays heureux, pays sans histoire. Cette fois-ci, il y aura quand même Dalida, puis la semaine d'après, le procès Barbie. Je n'en avais jamais tant lu sur l'hexagone. \*\*\* Ici aussi l'anglais triomphe, langue des marchands, donc langue du tourisme. Chez Angelo, café en face du Forum, les notes de caisse disent : Drink : 4.000 1. Et en bas : Thank you. \*\*\* Les feux de circulation. Il y a seulement trois ans, il y en avait très peu. Pour traverser, on se lançait au milieu du flot de voitures, si impétueux qu'il paraisse, et par une sorte de miracle, mais un miracle constant, le flot vous contournait sans erreur. Au début on se félicite d'avoir une telle intrépidité, et puis on s'aperçoit que les vieilles les plus timides en font autant. Il suffit de s'imposer, me disait encore un Romain, ces jours-ci. 105:318 Maintenant, les feux ont changé la situation. On les res­pecte le moins possible, et d'ailleurs à plusieurs carrefours, la coordination est mauvaise : on a en même temps dans les deux sens *avanti* -- ou *halt.* Même lorsque le feu fonctionne bien, il faut faire attention. Compter que dès qu'il clignote, équivalence du passage à l'orange, le torrent des autos et motos déboule. Et dans les lieux encore nombreux où les feux manquent, l'ancienne façon de procéder n'est plus possible. Les autos estiment que c'est bien assez de s'arrêter aux feux, elles ne peuvent admettre de recommencer plus loin. On est entre l'ancienne règle et la nouvelle, très exactement, on passe de la cou­tume à la loi. Moment difficile, où le piéton, le faible, perd des deux côtés. La coutume lui reconnaissait un caractère humain, et on freinait la machine pour lui permettre de passer. La loi ne reconnaît au piéton aucun privilège, mais impose des temps d'arrêt en certains lieux précis, temps d'arrêt qui peuvent être mis à profit. Mais aujourd'hui, si l'ancienne fraternité s'est à peu près effacée, l'intransigeance de la loi ne s'impose pas encore. Ces deux systèmes font penser à la phrase de Dumas au début des *Trois Mousquetaires :* « En ces temps de liberté moindre et d'indépendance plus grande... » La coutume, en effet, c'est l'indépendance. Elle implique un rapport direct avec autrui, reconnu comme une personne, et avec qui on agit selon les cas, selon l'humeur : conduite souple, qui peut être féroce, mais généralement est amicale. La loi, c'est l'égalité de traite­ment pour tous. On ne compte pas sur la sympathie, ou la faveur. On compte sur la règle qui s'applique uniformément, et c'est de l'observation des règles que naît la liberté de chacun. Il est possible de préférer ce système, c'était le cas de Dumas, bon démocrate. Mais il me semble qu'arrive un moment où éclate à tous les yeux ce qu'il a fait perdre. \*\*\* 106:318 Les loubards et marginaux ont pris l'habitude de s'asseoir par terre tout autour de la fontaine du Panthéon (que nous devons à Clément XI) au milieu des détritus qu'ils sécrètent, papiers gras, boîtes de coca-cola, peaux de bananes. Bien installés dans leur crotte, ils toisent les gens assis aux tables des terrasses, à droite et à gauche. Mais ces révoltés doivent désespérer. Voilà que les bour­geois ont pris la même habitude. Un couple de Français (la cinquantaine, genre cadre), un Italien lisant *il Tempo,* un blond Nordique et ses deux enfants s'assoient tour à tour. L'excen­tricité, le geste de refus des marginaux est annulé, puisque les gens convenables l'adoptent -- au prix bien sûr d'un ridicule, et de la promiscuité avec la saleté, mais cela ne gêne pas. Être pris comme modèle quand on veut se montrer diffé­rent, et même opposé, il y a de quoi enrager. C'est un des enfers du snobisme (il y a une bonne part de snobisme, d'ailleurs, dans cette marginalité touristique). \*\*\* Dans chaque banque où je change mes chèques de voyage (mes travellers, comme on dit à Paris), l'employé de banque est muet, hautain, mystérieux. Les gestes lents, l'air absent, préoc­cupé, vous toisant d'un œil noir. Tout à fait le grand homme de banque qui se met pour un instant au service d'un client de peu. Évidemment, ils se jouent une comédie, cela les aide à passer le temps dans cet ennuyeux métier. Et ils ajoutent à la morgue naturelle du Romain, la morgue du banquier. Ils me font penser à des personnages comme en a imaginé Giono, qui miment le mystère et les hauts calculs, mystère qu'on ne peut percer pour la bonne raison qu'il n'existe pas. J'y pense. Giono fut employé de banque lui aussi. Son imagi­nation devait beaucoup galoper, et dans les mêmes voies peut-être. Et c'était tantôt Ulysse, tantôt un cardinal machiavélique qui recevait les clients, au guichet de Manosque. Arrogance des Romains : J.-J. S. me faisait remarquer en 63 l'orgueil d'un peuple qui sur ses grilles d'égout, ses lampa­daires, ses portes, plaque partout la marque antique : S.P.Q.R. \*\*\* 107:318 On se moque du monument à Victor-Emmanuel II, dit « la machine à écrire ». Il est vrai qu'il est aussi haut que le Capi­tole, et qu'on le voit de partout. On doit reconnaître que c'est un monument exactement conforme aux « restitutions » de la Rome impériale imaginées par archéologues et architectes. C'est ainsi dans les images de nos livres d'histoire, et c'est encore ainsi dans les plans et les livres que vendent les musées. Dans la Rome de Tibère ou de Trajan, on entassait les colonnes et les temples, et on aimait le massif. « La machine à écrire » est donc parfaitement à sa place ici, même si le résultat est affreux. Le gros reproche, le vrai, c'est le choix de cette pierre trop blanche, qui après un siècle ne commence même pas à dorer. \*\*\* Dans le bus 23 qui nous emmène au Vatican, une virago blonde, la cinquantaine, larges épaules, porte un blouson agrémenté sur le bras gauche d'un écusson : « Liberalize cannabis ». \*\*\* Le succès du monde technique c'est qu'il a considérable­ment accru la puérilité générale ; on lui en est très reconnais­sant. Il nous offre des occasions de faire l'enfant à tout âge, et de cent manières. Les motards font pétarader leur engin, les fonctionnaires tripotent leur minitel, tout le monde tourne à fond le bouton de la radio. Et l'avion est un jouet aussi. L'enfant qui joue devient pirate, Robinson, Gaulois. Nous, en tournant un commutateur, en appuyant sur l'accélérateur, nous nous voyons maîtres du monde. Au moins nous avons l'illusion de posséder une puissance magique. Comme les en­fants, nous savons ce qu'il y a de faux dans cette puissance, nous connaissons l'illusion -- et comme les enfants, nous refusons l'entrée à la vérité. Pour le temps du jeu, on la laisse poireauter dehors. Cette part infantile du monde technique explique peut-être aussi que des ingénieurs, des spécialistes savants se contentent de films idiots et de bandes dessinées. \*\*\* 108:318 Au palais Spada, la perspective Boromini est une galerie de quelques mètres de long, mais qui paraît infinie si on la regarde en face : tout simplement, elle s'abaisse et la perspec­tive nous trompe. Les gens qui y pénètrent paraissent très vite des géants. A l'église Saint-Ignace, il n'y a pas de dôme, mais une peinture en trompe-l'œil qui en donne l'illusion parfaite. L'au­teur est le jésuite qui décora l'église, et lui fit ce plafond pro­longé dans les cieux, vision exaltante. Ces trompe-l'œil demandent une science profonde, et leurs créateurs sont des géomètres très savants. Mais on s'étonne, en particulier pour l'église, d'une telle supercherie. Cela fait vague­ment penser à des tours de passe-passe, à l'art de Robert Hou­din. On n'est plus dans le domaine du sérieux, mais près du marchand de farces et attrapes. La technique garde peut-être de ses débuts un aspect facé­tieux et gamin de « physique amusante ». \*\*\* Non seulement les Chinois et les autres vieux peuples, mais la plupart des Européens du siècle dernier voyaient encore dans les recherches techniques, la science appliquée, une amusette peu digne d'un esprit adulte. « C'est cela le téléphone ? dit Degas. On vous sonne et vous y allez, comme un domestique. » \*\*\* La technique accroît nos capacités de bien-être, de puis­sance -- et elle amuse. Il y a quelque chose de futile dans le cinéma, l'auto, les hologrammes, etc. Et quelque chose de magique, bien sûr. La technique est le substitut des rêves éternels (voler, être partout à la fois, garder une jeunesse immortelle), mais à la façon dont des prothèses peuvent remplacer jambes, bras ou reins. 109:318 L'homme d'aujourd'hui ne peut plus se passer de ses appa­reils, et trouve d'excellentes raisons pour justifier son plaisir. La vraie raison, très cachée, c'est que la technique le remplace. Elle remplace l'homme, le rend inutile, et c'est ce qu'il admire. Ravi qu'on travaille à sa place, qu'on calcule à sa place. Il voudrait qu'on pense à sa place. Les machines qu'il croit à son service aident à sa dispari­tion. C'est lui qui est de trop. Une machine ne peut prier ou chanter l'éloge de la Création, mais elle peut faire tout le reste, et l'homme d'aujourd'hui estime que c'est ce reste qui est vraiment important. Il n'est donc rien ? C'est ce qu'il pense, ce que le siècle pense : l'homme peut être ramené à une série de programma­tions et de réactions chimiques. Un spectacle comme celui de la Sixtine est pour lui une énigme incompréhensible, ou aussi bien l'idée de Dieu mourant comme homme pour racheter les hommes. \*\*\* La technique est un jeu qui n'exclut pas Mars, un jeu fol­lement dangereux, qui a peuplé le ciel de bombes. Et donc, sous cet aspect, elle n'est pas puérile ? Mais nous savons que « cet âge est sans pitié ». \*\*\* Culture. Dans le Forum, menés par une dame professeur, un groupe de gamins et de gamines d'une douzaine d'années, plus une Vestale qui en a bien quatorze. Tout ce monde est français. Les gamins sont armés de lances de carton doré, les gamines ont des robes blanches ; longues, mais fendues pour qu'on voie leurs cuisses, et les yeux fardés. La troupe s'arrête près du temple des Vestales, et, sur l'ordre du professeur, se met à lancer, avec des voix aiguës : « Vénus, déesse de l'amour, nous t'adorons » « Mars, dieu des armes, nous t'ado­rons », etc. Une sorte de litanie de l'Olympe, grotesque. Ce doit être une leçon d'histoire mimée (et « adaptée »). \*\*\* 110:318 Musée d'art moderne de Rome. Une *Crucifixion* où l'une des saintes femmes est nue. Au centre du tableau, pour bien souli­gner l'effet. L'ensemble est d'une rare vulgarité de formes et de couleurs. Cette insuffisance est peut-être l'explication de la pro­vocation sacrilège de ce nu. C'est le mécanisme de la dérision on profite de l'énergie du sacré auquel on porte atteinte, elle vous soulève au moins un moment, en attirant l'attention sur vous. Ces lignes que j'écris vérifient elles-mêmes ce calcul. Il est possible que ce peintre se sente supérieur, d'être ainsi détaché de la vénération commune, et aussi que tel ou tel spec­tateur s'applaudisse de regarder ce tableau sans dégoût, « li­béré » de tout respect à l'égard de cette scène, centre de l'his­toire. Cette forme d'audace, de liberté, n'est pourtant qu'une incapacité. Le petit ballon s'admire d'avoir cassé la corde qui le retenait et de monter si vite, sans savoir que, dans un ins­tant, il va éclater. D'une façon générale, ce musée n'est pas des meilleurs, et on y constate que l'art moderne a beaucoup trop compté sur la surprise. Par là, il produisait des chocs très puissants, éveil­lait la passion, haine ou amour. Mais le temps passe. Pour nous, la surprise ne joue plus. Nous sommes habitués depuis l'enfance à ces audaces, elles sont banales. On revient alors aux choses sérieuses, et aux tableaux qui comptaient sur d'au­tres puissances, de Braque à Klee ou Mathieu. Dans ce musée, par exemple, le beau Chirico *Adieux d'Hec­tor à Andromaque* et de Roger de La Fresnaye, *la Conquête de l'air,* d'un lyrisme si harmonieux, si bien maîtrisé. Un art qui s'adresse à l'œil, mais ne dédaigne pas l'esprit pour autant. La Fresnaye est un des meilleurs de cette génération d'avant 1914, dont la France aurait pu attendre une troisième grande époque (après le XIII^e^ et le XVII^e^ siècle) si une bonne part de ces grands hommes n'avaient été tués. Ceux qui restaient ont suffi pour faire des années trente un moment éblouissant. On imagine ce que cela aurait pu être si Péguy, Clermont, Apollinaire, La Fresnaye (mort à 40 ans, en 1925, des suites de ses blessures) avaient été là. \*\*\* 111:318 Autres « vierges à la ceinture » : Antonio de Viterbe (Pina­cothèque du Vatican) ; celle du « maître du paysage Kress » (musée Barberini) ; et à mon goût surtout l'Assomption de Pinturricchio, dans les appartements Borgia au Vatican, et qui est un des beaux morceaux d'un ensemble gracieux, savant, exquis, dont on ne reconnaît pas assez l'excellence, il me semble. Mais à la Pinacothèque du Vatican, un tableau de l'école lombarde, du XVI^e^ siècle, qui a pour titre la « Vierge à la cein­ture » montre l'enfant Jésus dans les bras de sa mère, et jouant avec sa ceinture. Le thème est complètement oublié, il n'en reste que le nom. Les Vierges à la ceinture sont d'ordi­naire inspirées d'un texte de la Légende dorée. L'apôtre Tho­mas ayant douté (encore) de l'Assomption de la Vierge, celle-ci fait descendre du ciel sa ceinture, pour convaincre cet homme qui voulait toujours avoir des preuves. \*\*\* Les Dioscures, les Gémeaux dominent l'escalier qui mène au Campidoglio. Un de chaque côté, Castor à gauche, à mon sens, Pollux à droite. Il y a je ne sais quoi d'insatisfaisant dans ces statues, mais Castor -- le seul divin, à l'origine -- a le très beau regard, le regard profond, des myopes qui ouvrent de grands yeux (au lieu de les froncer) et vous fixent sans trop vous voir. On leur prête un abîme de sentiments et de pensée. Du Bellay (c'est le Français qu'il faut lire à Rome) a un sonnet sur les Gémeaux. La Fortune dit-il l'a séparé d'un ami, comme d'ailleurs la mort sépara les deux frères, on l'oublie : Toi qui m'as plus aimé que ta vie et tes yeux Toi que j'ai plus aimé que mes yeux et ma vie Hélas cher compagnon que ne puis-je être encor Le frère de Pollux, toi celui de Castor, ... \*\*\* On a pu lire en France un article du *Monde,* qui ne se trompe jamais, disant que la restauration de la Sixtine est un désastre, et un article du *Figaro-magazine* dont les photos étaient très rassurantes (mais peut-on se fier aux photos ?) et le texte plus prudent : quand *Le Monde* a parlé, on y regarde à deux fois. 112:318 En Italie, paraît-il, la querelle fait rage. J'ai vu le plafond récemment, et longuement, en compagnie de quelqu'un à qui je fais pleine confiance pour l'acuité et la sensibilité du regard. Ce n'est pas mon seul avis, donc, que je vais exposer. Nous avons été d'accord d'emblée : le résultat est excellent. Je sens bien que cette opinion ne sera pas acceptée facilement. *Le Monde,* dans cette affaire, n'est sans doute que le relais d'une querelle de professeurs -- les haines universitaires sont féroces -- aggravée d'une histoire de gros sous. La machine de guerre une fois lancée, la dispute sera longue. Dans la chapelle même, à l'une de nos visites, un Français nous a abordés pour demander notre avis. Nous lui avons répondu que nous trouvions le résultat excellent. Il a paru sou­lagé : « Il me semblait bien aussi, mais je n'osais pas trop le dire. » Puissance des opinions convenables ! Cet homme res­pectable avait peur d'être seul. C'est une forme de modestie louable que de ne pas vouloir être excentrique, mais elle est devenue impossible à pratiquer aujourd'hui. Ce serait faire la partie trop belle aux puissants qui s'arrogent un droit exclusif à la parole. Le tiers du plafond à peu près est nettoyé. Comme l'échafau­dage occupe une certaine largeur, la partie restaurée et qu'on peut voir s'arrête au sacrifice de Noé. De l'autre côté, la création du monde, et celle de l'homme, sont couvertes d'un jus noirâtre qui doit tout à la fumée grasse des cierges et rien au pinceau du pein­tre. Le contraste entre les deux zones est saisissant. *Le déluge,* la dernière fois que je l'avais regardé, était à peine lisible. Le regard s'égarait dans ces formes mal distinctes. De même sur les côtés pour les sibylles et les prophètes. Aujourd'hui la sibylle de Delphes tend vers nous son merveil­leux, son rayonnant visage, et sa prunelle ardente est enfin visible. L'ensemble de la partie nettoyée du plafond paraît d'ailleurs plus proche que celle qui reste encrassée. A propos de la sibylle delphique, on a parlé de couleurs criardes. Pas du tout. Ces verts, ces jaunes, ces roses sont *tout neufs* et c'est peut-être, inconsciemment, ce qui nous gêne. Une tonalité riante nous paraît en somme trop légère pour la grandeur du sujet (légère au sens où ce mot implique en quelque sorte une immoralité). C'est à nous d'accommoder notre regard, et notre esprit. Rappelons-nous que ce registre heureux et clair est le plus fréquent dans les églises d'Italie. 113:318 Nos cathédrales jouent sur l'ombre, trouée par l'éclat fulgurant du vitrail. Les basiliques romaines ignorent ces effets, bâties d'ailleurs sous un autre ciel. Sainte-Sabine, par exemple, est une des églises qui donnent de la façon la plus évidente le sentiment de la familiarité avec le divin. Elle est pourtant aussi sereine et joyeuse dans sa lumière que le sera un jour, à nouveau, le plafond de la Sixtine. On a aussi reproché au nettoyage de supprimer les volumes, d'aplatir ces figures majestueuses. Ce reproche est aussi inexact que le premier. Il suffit de regarder cette sibylle delphique dont on a déjà parlé, et aussi bien les athlètes du Déluge, ou ces étranges ignudi dont les corps disent la gloire de la chair avant la chute. Il faudra dire adieu au Michel-Ange inventé vers 1880, la crasse des cierges aidant et le faible de ce siècle-là pour tout ce qui est tourmenté et fracassant. Adieu à ce romantique qui jouait pour la peinture le rôle donné à Beethoven en musique. Pour la poésie, il y avait trois ou quatre candidats, et on coif­fait le tout avec un Pascal délirant, craignant de tomber dans son gouffre et doutant jusqu'à la fin de la vérité du christia­nisme, attaché à la croix en enrageant, disait Sainte-Beuve, tout à fait dépassé par son sujet. Autant de figures bonnes pour un musée de cire. Il faut rentrer ces Titans dans leur boîte, et essayer de retrouver les vraies personnes que l'on séquestrait. La grandeur de Michel-Ange n'en souffrira nullement. Elle est celle de l'homme qui a loué la Création par sa peinture comme par ses marbres, et qui a célébré le triomphe sur la mort apporté par le Christ. Dans cette chapelle, il a su ras­sembler les témoignages de l'Ancien Testament, culminant dans son colossal Jonas, et ceux de la tradition païenne : le plafond est décoré de sept prophètes et de cinq sibylles, les deux séries convergeant pour annoncer la royauté du Christ et son retour. *Teste David cum Sibylla* Voilà aussi ce que l'on réapprend en se tordant le cou pour voir les chefs-d'œuvre de la chapelle Sixtine. Georges Laffly. 114:318 ### Un aventurier tricolore (VIII) : le marquis de Morès (1858-1896) par Alain Sanders #### Une campagne électorale en Algérie QUAND MORÈS débarque à Alger, en décembre 1893, il vérifie ce que tous les vieux colons savent déjà : l'Algérie est un pays froid où le soleil est chaud. Les raisons de ce voyage ? Multiples. A commencer par un pro­jet fou : partir du Sud algérien pour se diriger vers Ghada­mès et Ghât, joindre le Mahdi (en rébellion contre les Anglais) sur le Haut Nil et, de là, piquer vers le lac Tchad, le Cameroun, le Nigéria. L'appel de l'Afrique et la mystique saharienne ont déjà, à cette époque, leur lot de martyrs, de héros et de saints : 115:318 - Norbert Dournaux-Duperré, instituteur, et Ernest Joubert, commerçant. Massacrés par les Touareg en 1874, à R'dir Ohanet (entre Ghadamès et Ghât). - Les Pères Paulmier, Ménoret et Bouchaud, assassinés près de Hassi-Inifel en 1876. - Le colonel Flatters et ses soldats, assassinés par les Touareg, le 16 février 1881, à Bir el-Gharama. - Les Pères Richard, Morat et Pouplard, massacrés par les Touareg, près de Ghadamès en 1881. - Le lieutenant Marcel Palat, assassiné en 1885 à Hassi-Cheikh. - L'explorateur Camille Douls, tué par les Touareg à Iliken (près d'Akathi) en 1885. Tant d'autres encore, dont le colonel Bonnier et Olivier Pain... Le 25 avril 1875, à l'occasion de l'inauguration du service religieux dans l'armée d'Afrique, Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger, prononcera un discours qui va fort impressionner les officiers catholiques et... les autres : « Soyez béni, Seigneur, de ce que je vais placer aujourd'hui le nom de la France à côté du vôtre et de ce que je le fais avec jus­tice, parce que, pour préparer ces jours dont nous voyons l'aurore, vous avez emprunté son bras et son cœur. Soyez béni de ce que la mission qu'elle a reçue de vous peut devenir, si elle le veut, un gage de votre miséricorde et de ce que, au milieu même de ses douleurs, elle trouve sur ces lointains rivages, dans le souvenir des actes de ses fils, une moisson de gloire... « Pour rendre à la vie la terre illustre des Tertullien, des Cyprien, des Augustin, de tant de grands hommes, Dieu a choisi une armée, l'armée de la France. Ne vous étonnez pas de ce choix de la Providence. Avec les apôtres de la vérité, les hommes de guerre sont ceux que Dieu associe le plus visiblement à son action dans le monde. Aux premiers il confie les desseins de sa miséri­corde, aux seconds les arrêts de sa justice. Et les uns et les autres sont appelés à payer cet honneur suprême d'un même prix qui est celui de leur sang... « Ta mission, ô France chrétienne, est de communiquer au prix du sacrifice tes sentiments et tes lumières. C'est là ce que tu es venue faire dans ce monde barbare. Tu es venue, non pas seule­ment y récolter de plus riches moissons, mais y semer la vérité, non pas seulement y chercher de l'or, mais y porter la justice, non pas y fonder ton pouvoir sur la servitude et la destruction des vaincus, mais y former un peuple libre et chrétien. 116:318 Et si tu doutais de ma parole, pensant qu'elle pourrait paraître inspirée par mon ministère, quoique je sois le successeur de ces évêques qui ont formé ton âme, j'emprunterais celle d'un soldat, de Lamoricière qui, parlant de ta conquête et des desseins de Dieu sur elle, a enfermé en ces simples mots tout ce que je viens de dire : « La Providence qui nous desti­nait à civiliser l'Afrique nous a donné la victoire. » S'il fallait encore un « signe » de plus pour décider Morès, ce serait la lettre que le colonel prince Ludovic de Polignac, qui réside à Alger, lui envoie : « *Je serais heureux de vous voir ici en Algérie. C'est le cadre d'une grande activité. On y a sous la main le plus puissant levier qui existe au monde, l'Islamisme... Il y a beaucoup à faire et pas un moment à perdre.* » *-- *Morès, je suis heureux de vous accueillir au bordj Polignac. Polignac, qui s'est installé sur la colline de Bouzaréa, est un homme de soixante-dix ans. Sec comme un coup de tri­que, il a dans l'œil et dans le nez, quelque chose des oiseaux de proie. « Enfin, un guerrier », se dit *in petto* Morès que ses expériences métropolitaines ont éloigné des militaires... Par la fenêtre ouverte, on domine Alger. Une ville blanche. Assagie et turbulente tout à la fois. Au loin, les plateaux de Chapelle et de Fontaine. Polignac continue : -- Vous voyez : c'est là que votre grand-père des Cars, qui commandait la troisième division de l'armée d'Afrique, déploya ses hommes pour aller à l'assaut du Fort l'Empereur. En quatre jours, l'affaire fut emportée. L'Algérie était à nous et nous la débarras­sions de son Dey et de ses Turcs... Les deux hommes ont tout pour s'entendre. Si le grand-père de Morès, le lieutenant général duc des Cars, a em­porté le Fort l'Empereur, le père de Polignac, premier minis­tre de Charles X, a préparé toute la conquête de l'Algérie. Droulers rappelle : « Capitaine d'état-major au bureau politique des Affaires étran­gères, en 1859, le prince de Polignac avait travaillé, dès cette épo­que, à réaliser \[cette\] alliance de la France avec l'Islam. Envoyé en mission chez les Touareg avec le commandant Mircher, ses longues et patientes négociations avaient abouti au traité de Ghadamès signe en 1862 avec deux puissants chefs indigènes. 117:318 Ce traité assurait à nos nationaux le libre passage à travers le désert sur les routes gardées par les Touareg depuis un temps immémorial. L'empereur s'étant lancé dans la désastreuse expédition du Mexique et ayant besoin de l'amitié anglaise, oublia l'Afrique et les Touareg. Le traité de Ghadamès resta lettre morte. Le prince de Polignac fit la guerre de 1870, puis revint en Algérie. Polyglotte, muni d'une vaste cul­ture, il employait les loisirs de sa retraite à se documenter sur les questions de politique étrangère. » A Morès, Polignac confie encore : -- Vous apprendrez beaucoup, rien qu'à observer et à causer avec les indigènes. Plus tard, vous voudrez collaborer avec eux. L'Arabe est un guetteur. Rien de ce qui passe dans le champ de sa vision ne lui échappe. L'Arabe et le Juif sont des sémites. Ils sont du même nid mais ils se détestent. L'Arabe flaire le Juif comme un fin limier le gibier. Sous le burnous de l'indigène, vous reconnaîtrez vous-même ce qui se passe dans cette zone frontière du désert où notre administration semble avoir apporté plus d'erreurs que la nature n'y a mis de mirages... -- Mais par où commencer ? s'inquiète Morès. -- Par le commencement. Je vous fais don de mon expérience de quarante ans. Vous apporterez, vous, votre jeunesse, votre allant, votre propre expérience et cette emprise que vous avez sur les foules. Avant de faire de grandes choses en Afrique, apprenez à connaître l'Algérie ! Quand il prend congé de Polignac, Morès a le cœur gonflé de joie comme à chaque fois qu'il se prépare à l'ac­tion. Pendant deux mois, il visite Alger et ses environs, s'in­forme, interroge, enquête. Le 13 février 1894, alors que l'Algérie se prépare à voter, Morès organise, sous l'égide de la Ligue socialiste antijuive, une sorte de conférence au Café de l'Europe. Le succès est tel que les responsables de la Ligue décident d'organiser un grand meeting aux arènes de Bab-el-Oued. Morès n'est pas très chaud : -- C'est folie, mes amis. Personne ne me connaît en Algérie. Et ces arènes sont immenses... Le 27 février, les arènes sont trop petites pour contenir les dix mille Algérois venus écouter Antoine de Morès dont les exploits ont largement franchi la Méditerranée. Morès s'écrie : 118:318 « Citoyens, quand en septembre 1889, à Neuilly, le cri de déli­vrance fut lancé par moi au peuple français pour la première fois, je ne me faisais pas d'illusions. J'ai débuté par ces mots : « Ceux qui vont mourir te saluent. » Depuis, la lutte a été dure, mais mes coups ont porté, je suis content. Pour vous apporter le mot d'or­dre, j'ai traversé bien des halliers. Aujourd'hui mes habits déchirés et mes armes noircies me ferment les portes de la société brillante. Je n'ai plus la jeunesse et les ressources du début, mais j'ai souffert et j'ai appris. Le bras et l'épée sont encore solides, le cœur aussi. » C'est un triomphe. Pendant de longues minutes, la foule, debout, scande le nom de Morès. Et après avoir réussi à s'éclipser, l'orateur devra ruser pour pouvoir regagner enfin son hôtel déjà assiégé par des milliers d'admirateurs... Bientôt, toutes les villes d'Algérie veulent avoir « leur » meeting avec Morès. On lui explique : -- Vous ne pourrez sans doute aller partout, mais il vous faut aller à Constantine. -- Et pourquoi Constantine absolument ? -- Parce que c'est le fief de Thomson. -- Et c'est quoi, ce « Thomson » ? -- Le gendre de Crémieux, pardi ! -- Ah, c'est le gendre de Crémieux, dit Morès soudainement intéressé... Le décret Crémieux, inspiré par Isaac Adolphe Crémieux (1796-1880), est du 24 octobre 1870. D'une famille israélite, avocat à Nîmes, puis à Paris, élu député de Chinon en 1842, Crémieux joua un rôle important lors de la Révolution de 1848. Député de Paris en 1869, il prit le portefeuille de la justice dans le gouvernement dit de la Défense natio­nale (1870). Dans ce poste, il mit au point le décret qui porte son nom et qui, accordant la nationalité française aux Juifs d'Algérie, fut ressenti comme une mesure très profon­dément discriminatoire par tous les musulmans. Et plus par­ticulièrement par ceux qui avaient souhaité acquérir la natio­nalité française et à qui cela avait été refusé. Morès n'hésite pas une seconde. Il se porte dans le département de Constantine et entreprend de mener contre Thomson une campagne systématique qui va finir par déstabiliser « Monsieur gendre ». Thomson ayant jugé bon de citer le nom de Morès à la chambre, ce dernier adressa au député le télégramme suivant : 119:318 « *Vous m'avez interpellé dans un lieu où je ne puis vous répondre. Je vous offre de vous battre avec moi.* » Thomson n'étant pas un foudre de guerre, il trouvera plus prudent de faire répondre que l' « incident » ne méri­tant pas un duel, il ne se battrait pas... Commentaire de Droulers : « A la rencontre loyale à visage décou­vert, Thomson et ses congénères préfèrent la lutte sournoise qui entraîne pour eux moins de danger. » Quatre ans plus tard, les Algérois porteront Max Régis à la mairie d'Alger et Édouard Drumont à la députation... Fin janvier 1895, néanmoins, le colonel de Polignac et Morès, qui sont en voyage à Biskra, sont victimes de quel­ques mauvaises manières : le commandant de la place refuse de les recevoir. Un lieutenant leur confiera, à mots couverts, les raisons de cette inconvenance : -- Des instructions ont été données pour vous isoler. On a prévenu tout le monde : un simple contact avec vous peut entraîner la mise à pied. Moi-même, à discuter ainsi avec vous... Ce soir-là, ironie du sort, Morès et Polignac, tous deux violemment anglophobes, n'auront d'autres ressources que de se joindre à un groupe d'Anglais qui se sont installés à l'hôtel Royal... La mauvaise volonté des autorités officielles n'empêchera pas les deux hommes de prendre de nombreux contacts avec les populations du sud-algérien. \*\*\* Quand Morès rentre en France, il porte déjà en lui un grand projet saharien. C'est à cette époque qu'il fera connais­sance, dans l'hôtel parisien du colonel de Polignac, boulevard Flandrin, de Charles Droulers qui s'occupait alors de l'œuvre des « Pionniers africains ». 120:318 Cette société avait pris la suite des « Frères armés du Sahara », créés par Mgr Lavi­gerie et dissous par lui, quinze jours avant sa mort, le 15 novembre 1892, sur ordre du gouvernement qui ne voulait pas « d'histoires avec l'Angleterre ». La rencontre a lieu le 11 juillet 1895. Il y a là, en plus de Polignac, de Morès et de Droulers, l'explorateur Ferdi­nand de Béhagle et Jean Hess. Autant Morès et Polignac estiment qu'il faut traiter avec les musulmans sans rien abandonner de ses croyances (c'était la position de Mgr Lavigerie qui dénonçait l'islam comme « *force de destruction, force inhumaine, force meurtrière* »), autant Béhagle est im­prégné d'islamisme. Au point d'être prêt à se faire maho­métan... Droulers a transcrit, au fil de sa mémoire, quelques-unes des phrases que Polignac prononça ce jour-là : « La religion est la formule la plus absolue des mœurs. Religion étrangère amène mœurs étrangères. « Le prêtre s'adresse à l'individu, non à la nation. « L'individu a une âme immortelle qui sera jugée par-delà le tombeau. On voit donc le crime rester parfois impuni ici-bas. Au contraire, les nations accomplissent toute leur destinée sur cette terre. Elles doivent donc y recevoir leur châtiment. C'est ce qui ne manque pas d'arriver ; et alors le juste est puni en même temps que le coupable, parce qu'il est de la nation. En tout homme il y a l'homme-individu et l'homme-nation. « ...Tout mot est un éclair de la conscience humaine. Les financiers et les Juifs ont pris les plus beaux mots de notre langage chevaleresque et militaire pour les transposer dans leur jargon. Ainsi valeur, action, obligation, reconnaissance, titres, devises. « Or ce qui est merveilleux à constater c'est que tout ce qui a été fait de bon et d'utile en France, l'a été par ces forces anciennes qu'on s'est donné comme mission de briser, c'est-à-dire la France militaire et chevaleresque. C'est cette France-là que nous travaillons à remettre en liberté... « Vous connaissez mon dévouement à la forme républicaine. Nous l'avons en théorie. Il faut passer à la pratique. C'est un ter­rain où la France fait appel à tous les dévouements pour la sauver de l'horrible crise où elle se débat. Les hommes de cœur ne peu­vent passer la main à une dictature, ou n'importe quelle entreprise politique. Il faut qu'ils donnent de leur personne. « Le sectaire, voilà l'ennemi ! Tout catholique, tout Français doit le combattre. » 121:318 Morès écoute le colonel vaticiner. Le rêve passe. Et Poli­gnac continue de discourir : « Les nations, comme les planètes, ont leurs constantes. La science dit que les corps s'attirent. Non, il faut dire : les choses *se passent comme si* les corps s'attiraient, système des fluxions, gon­flement, poussées de l'éther... La force, le mouvement, la pensée, seront portés à des distances infinies par quelque chose de plus subtil que l'air, une matière interstellaire. « Mais tous les progrès de la science sont exploités par les gou­vernements contre les peuples ! « Les grandes batailles de la terre se jouent dans le ciel. Les mots *Vigilate et orate* ne se sont jamais mieux appliqués à l'humanité qu'à notre époque. Il ne faut pas nous endormir sur notre œuvre, car il n'est pas loin le baiser de Judas qui doit livrer la France à l'étranger. Le prix du sang d'un pays, du nôtre, me semble déjà réglé, et peut-être soldé. Le ciel nous a déjà envoyé des signes précurseurs. Il ne faut pas les négliger, car si un péril a été évité, le péril est toujours là. Au moment *où* Morès esquisse une sorte de bâillement, Polignac tire un livre de sa bibliothèque et commence à lire ces vers : « Disons-nous : c'est ainsi qu'il faut jouer la vie. « Ce n'est pas le succès, c'est cet art que j'envie « De *chercher* à la fois et de *se détacher,* « Sur les enjeux humains de savoir se pencher, « En se ressouvenant que l'âme est immortelle, « Et que les coups du sort ne peuvent rien sur elle, « De porter cet orgueil comme on porte un drapeau « Qui, par le feu criblé, paraît encor plus beau. « Que nous font ces vains mots de succès ou de chute ! « La grandeur véritable, ici-bas, c'est la lutte ! Cette fois, Morès a souri : -- Oui, la vie est une lutte et un passage. La vie ne vaut que par l'action ! Et tant pis si cette action est mortelle ! (*A suivre*) Alain Sanders. 122:318 ### O Século do nada *Livre I, première partie, chapitre 2* Revenons au « Paysan » par Gustave Corçâo La publication de la première traduction française de *O Século do nada* a commencé dans notre numéro 310 de février. Dans ce numéro, nous avons dit pourquoi. -- J.M. 123:318 REVENONS au *Paysan de la Garonne*. L'appréciation de Maritain, sur le teilhardisme, n'est pas moins sévère que celle de l'abbé Berto. Et le passage que nous avons cité, pages 173 et suivantes, suffisait à marquer son jugement sur la vague de stupidité qui défigure l'Église. Malgré tout, je ne peux dissimuler une petite déception. Maritain m'a paru un peu court, étranger aux meilleurs tra­vaux sur cette fausse monnaie du teilhardisme qui -- sans atteindre au niveau d'une hérésie supplémentaire -- nous paraît brandir une grotesque fiction. Il s'est appuyé sur un article d'Étienne Gilson : un article parfaitement sensé, mais superficiel et dédaigneux. Dans sa deuxième annexe, page 383, où il s'efforce de serrer un peu les boulons, l'auteur du *Paysan de la Garonne* en vient à prendre un autre appui sur Claude Tresmontant : un Tresmontant encore insuffisam­ment purgé des sottises qu'il alignait avec enthousiasme en 1956, dans un livre dont le titre est déjà une apologie, ou à tout le moins une concession ([^34]). Au premier chapitre de cette œuvre de jeunesse, Tresmontant attaque sur cette don­née : « *Le point de vue où se situe Teilhard de Chardin est le point de vue scientifique, phénoménologique.* » ([^35]) -- Voilà une phrase qui mérite bien la qualification de « faux dé­part ». Si en effet l'on investit Teilhard d'une quelconque autorité « scientifique », il faut impérativement lui couper les ponts du point de vue philosophiquement « phénoménologi­que », et lui interdire de parler de Point Oméga, comme de tout ce qui ne serait pas os, fossiles, couches géologiques, outillage de pierre, carbone 14, etc. Le jeune Claude Tres­montant semble aussi ignorer, en 1956, que l'œuvre « scien­tifique » de Teilhard de Chardin est une œuvre de cin­quième classe. Dans la meilleure des hypothèses, elle reste insignifiante. Et notre vieux philosophe thomiste paraît igno­rer qu'il est venu s'appuyer, dans sa critique du teilhar­disme, sur un converti de fraîche date à l'école du bon sens. 124:318 Je me souviens d'avoir écrit en cette occasion à Jacques Maritain, pour attirer son attention sur deux livres du Père Philippe de la Trinité ([^36]) ; je lui rappelais que plusieurs années auparavant, lui, Maritain, Mgr Charles Journet et le Père de la Trinité avaient publié ensemble -- probablement dans les *Études carmélitaines* -- sur le thème du *Péché de l'ange,* dont nos amis furent aussitôt récompensés par ce beau sarcasme progressiste : « *Ils ont du temps à perdre !* » Je me souviens aussi que j'esquissais dans cette lettre l'idée attribuée au Père Daniélou (devenu cardinal) par l'ab­bé Berto, sous un angle un peu différent. Le Père Teilhard -- disais-je -- est un curieux pré-socratique qui pourrait bien avoir fait, entre Ioniens et Éléates, le contraire de ce que fit Aristote sur l'héritage platonicien, *une synthèse des erreurs :* plus évolutionniste qu'Héraclite, plus unicitaire et panthéiste que Parménide. Cette lettre est restée sans réponse, probablement perdue, et ce n'était pas une perte irréparable pour l'humanité... L'essentiel, cependant, était fait par la publication du *Paysan de la Garonne :* un penseur du poids immense de Maritain, connu au plan des engagements politiques et dans les milieux intellectuels comme un esprit enclin à assumer les nouveautés, portait ses fers au rouge pour en stigmatiser le teilhardisme. #### *Une énorme omission* Et maintenant ? Examinant la somme des jugements qui cernent le monstre polyédrique, savourant un à un tous les paragraphes que nous attendions du vieux maître -- néomo­dernisme, chronolâtrie, logophobie, prosternation devant le monde, complète temporalisation du christianisme et finale­ment Teilhard -- qu'allons-nous espérer de mieux ? 125:318 C'est drôle. Il subsiste dans cette analyse une énorme omission, une lacune colossale, une distraction gigantesque qui cependant ne nous a pas frappé à la première lecture. Entre les divers plans configurant le « monstre », les divers ingrédients qui composent ses « salades », se glisse un pro­digieux oubli, perçu seulement à la seconde approche. Nous aurons plus loin plusieurs retouches à faire, au sujet de la cause efficiente, des courants historiques par les­quels l'auteur explique la formation du phénomène dans son volume et sa gravité. Mais le lecteur doit savoir dès ici quelle violence je me fais pour oser critiquer un pareil philo­sophe, quelle souffrance je m'impose pour tracer ces lignes -- mais malheur à moi si elles ne sortaient pas ! Attaché comme je l'étais à Jacques Maritain, c'est-à-dire à l'excès, mes rétractations et réaffirmations ne peuvent passer à l'acte sans des termes qui incluent, par force, des critiques et des éloignements. J'ai transcrit la belle page de l'abbé Berto pour asseoir d'abord sur la sienne ma propre gratitude ; je dirais même : ma vénération. Et que le lecteur se rassure, au moins sur certains plans. Nos critiques et les rétractations correspondantes ne portent aucune atteinte à la grande œu­vre philosophique ; elles n'impliquent pas davantage de près ou de loin le moindre refroidissement de notre confiance en saint Thomas. L'œuvre philosophique de Maritain demeure pour moi inaltérable, abstraction faite de la philosophie poli­tique contenue dans *Humanisme Intégral* et *Christianisme et Démocratie.* Mais je m'écarte ici de l'article où Alfredo Lage, admira­teur comme moi de la grande œuvre de Maritain, s'associe à Gaston Fessard pour demander si en 1936 il était possible de faire mieux que Maritain dans *Humanisme Intégral ;* et il ajoute aussitôt : « Après la publication du *Paysan de la Garonne,* notre position est différente. » Comme s'il avait fallu attendre trente ans pour voir surgir chez Maritain les perspectives que nous n'acceptons plus... 126:318 C'est au contraire aux alentours de 1936 que Maritain a pris plusieurs « posi­tions » qui nous commandent aujourd'hui des rétractations il se trouve en effet que nous ne pouvions pas mieux faire, aux alentours de 1936, que d'accompagner Maritain. Et *Le Paysan* est le livre qui révèle ces erreurs des années trente ; c'est le document précis qui nous prouve qu'en 1936, Mari­tain aurait pu faire ce qu'il ne fit pas, et aurait pu ne pas faire ce qu'il fit. Par où l'on voit que *Le Paysan* n'est pas l'objet principal de nos investigations ; il est d'abord l'objet révélateur de tout un drame culturel, dont nous nous occuperons plus avant. Je m'appuie dès ici sur une division proposée par Henry Bars, un des plus fidèles supporters de Maritain, même et surtout dans le domaine de sa philosophie politi­que ([^37]). Henry Bars écrit ([^38]) qu'il faut distinguer chez Maritain, par-delà l'œuvre spéculative : « 1. -- une philosophie politique ;  « 2. -- une philosophie de l'histoire et de la cul­ture ;  « 3. -- des prises de position temporelles qui sont actes de philosophe, mais non de pur philosophe : actes de philosophe qui s'inspirent d'une philosophie (et peut-être l'inspirent sous certains aspects), ni com­plètement séparables ni complètement intégrés comme ingrédients de cette philosophie, mais procédant en droite ligne de la prudence politique (ou de l'impru­dence, selon ses adversaires). » ([^39]) C'est principalement le troisième point, celui des « (im)pru­dences », qui va nous occuper dans ces pages, à partir de certaines révélations du *Paysan*, et de la lecture de bien des livres et des revues de l'époque : non en « adversaire » mais précisément en disciple qui s'est engagé un jour à sa suite dans les mêmes positions, et se sent dans l'obligation de se rétracter. 127:318 Le lecteur demandera quels sont les titres que j'avance, pour m'aventurer dans pareille entreprise. Je réponds avec la simplicité de l'ingénieur : un de mes principaux titres, clair comme le jour, c'est le planisphère des conséquences. Il y a deux façons en effet de mesurer les positions de nos vies : en termes de principes, peu facilement opérationnels pour la prudence « practico-pratique » (comme dit Maritain) ; ou en termes d'analyse des conséquences qui ont jonché l'une après l'autre le sol de nos vies. Aujourd'hui, observant devant nous le vaste planisphère des erreurs et des monstruosités, nous pouvons aisément tracer des lignes, remonter aux causes, pour découvrir que telle position, telle autre, furent autant de caps erronés qui nous ont conduit aux abîmes où roulent désormais pêle-mêle, allègrement, cardinaux, évêques, mo­niales et religieux... Et Maritain ? Ne voit-il pas ici la même chose que nous ? Ne devrait-il pas se maintenir ici dans sa supériorité de maître, par rapport au disciple que nous représentons ? Ces questions que je prête aux lecteurs, bien des fois je les ai retournées dans ma tête, et dans celle aussi de mes compagnons de souffrance. Nous sommes parvenus ici à une curieuse et triste conclusion, qui sera développée dans cette œuvre en plusieurs endroits. Mais il nous faut d'abord revenir au *Paysan de la Garonne,* pour lever un suspense abandonné plus haut. #### *Paysan ou* « *intellectuel* »* ?* Revenons au *Paysan*... Le philosophe qui s'attaque à cette œuvre choisit le ton « relax », celui de la bonne causerie ; nous y sentons que la pensée, qui s'est durcie ailleurs sur les arêtes de cristallisation de la vérité, en vient à se livrer aux amis, entre amis ; nous y devinons presque que l'homme n'a pas pris soin suffisamment de s'isoler et de se mettre en garde, comme il conviendrait pour mener en son âme et conscience la profonde enquête qu'il s'est proposée. 128:318 Le ton de la causerie -- à commencer par ce « proverbe chinois » qui n'est point proverbe, ni chinois : « *Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux* » ([^40]) -- ne me paraît pas adéquat pour faire le tri dans ce gigantesque bazar d'erreurs et de pièges que l'auteur déploie sous nos yeux. Il me semble au contraire que jamais, dans toute l'histoire, la bêtise « amu­sante » n'a eu davantage besoin d'être prise au sérieux. Cette bêtise cesse d'ailleurs totalement de nous divertir, lors­qu'elle atteint les dimensions d'une calamité planétaire. Nous vivons dans un Déluge de stupidité ; et dans l'Arche, où nous nous sommes réfugiés, on jurerait que la pluie tombe plus fort qu'à l'extérieur du bateau... Mais ce caractère de l'œuvre « spontanée », moins cen­surée au niveau du *conscient,* favorisera sans doute quelques découvertes utiles, comme celle des mécanismes d'auto-cen­sure *inconsciente* qui nous expliquent les causes de la colos­sale omission dont notre livre est parti. Quelle omission ? Enfin quoi, quelle lacune ? Quelle ab­sence ne cesse de vous travailler ? -- La voici : dans un livre de quatre cents pages, paru en 1965, où un grand phi­losophe français « interroge » et indirectement nous explique la crise contemporaine de l'Église sans se voiler sa gigantes­que importance, je ne trouve pas un chapitre, pas un para­graphe, pas une phrase ni même un mot sur le phénomène qui a le plus largement contribué au torrent de bêtise dont cette Église est meurtrie -- sans compter qu'il s'agit aussi d'un phénomène dont la moitié du globe terrestre enregistre les injures et les coups --, le phénomène appelé *com­munisme !* La plus petite dévote de l'Apostolat de la Prière au Bré­sil sait que le communisme compte parmi les principaux virus de la pathologie cléricale ; elle sait qu'il est « l'opium du clerc ». Le grand philosophe, lui, ne s'y aventure pas. En deux lectures attentives, et une troisième *dynamique,* je n'ai pu rencontrer une seule fois l'expression de « commu­nisme »... 129:318 Aurais-je mal lu ? Je supplie le lecteur de voler à mon aide, la loupe au poing, pour débusquer ce monstrueux cyclope sans doute réduit à l'état d'infusoire. Le terme « marxisme », et la philosophie qu'il désigne, font une apparition de deux pages, mais plus pour leur ren­dre hommage que pour les critiquer. -- Dans un monde où l'intelligence s'est dégradée, explique Maritain, sous le coup de la rupture introduite par l'idéalisme (rationaliste ou empi­riste), il ne reste de fait que deux sortes de « réalisme philo­sophique » : le réalisme marxiste et le réalisme chrétien. « *Voilà un point de rencontre entre christianisme et marxisme que M. Garaudy aurait été bien inspiré de signaler. Dommage que son attention n'ait pas été attirée là-dessus par les auteurs auprès desquels il s'est informé pour nous offrir cette pieuse humanisation d'une vieille foi démythisée, convertie enfin aux espérances de la terre.* » ([^41]) En bas de page, on découvre une référence au livre de Garaudy : « *Si j'ai bien lu M. Garaudy, je n'ai vu le nom de l'Aquinate* (saint Thomas) *apparaître qu'une fois dans son livre* (Un marxiste s'adresse au Concile), *page 93.* » Et le communisme, donc ? Cette réalité historique, uni­que, par laquelle le marxisme serait un « réalisme », cette incarnation de contresens et de perversités contre laquelle tant de papes ont pris soin de nous avertir et de nous armer, elle n'aurait point sa place dans les ingrédients de la grande « salade » ? Elle n'entrerait même pas dans la liste des ques­tions que le vieux laïc a résolu de se poser ? Comment expli­quer une absence aussi énorme dans le livre de Maritain ? J'ajoute que l'attention portée au teilhardisme conduisait facilement à poser la question. Dans un autre livre, après avoir énuméré les composantes du prétendu « progressisme catholi­que », qui n'est guère progressiste, et qui a renoncé à être catholique, j'écrivais ceci : « Ces divers facteurs forment un système. C'est ainsi qu'au sein du fameux *dialogue,* comme l'a si bien établi le Père Philippe de la Trinité ([^42]), teilhardiens et marxistes marchent toujours entrelacés. 130:318 Au dixième anniversaire de la mort de Teilhard de Chardin, en 1965, le journal *Le Monde* a publié comme il fallait s'y attendre une édition spéciale pour rendre hommage au fameux jésuite qui vécut étranger à sa Compagnie et étranger à l'Église, selon la belle analyse de l'abbé Berto. Parmi les collaborateurs du numéro on relevait le nom de Roger Garaudy, leader du parti communiste français ; dans l'article, intitulé *Pionnier du Dialogue,* entre autres amabilités, Garaudy écrivait que Teilhard gardait la gloire incontestable d'avoir rendu possi­ble le dialogue entre communistes et catholiques. » ([^43]) Plus loin cependant Roger Garaudy confesse que, comme marxiste, en dépit de toute la sympathie qu'il ressentait pour le disparu, il ne pouvait accepter la formule par laquelle Teilhard de Chardin s'offrait aux communistes avec tant de générosité : « *La synthèse du Dieu chrétien* pour-le-haut, *et du Dieu marxiste* pour-ici-bas, *voilà bien le seul Dieu que désormais nous pourrons adorer en esprit et en vérité.* » ([^44]) -- Par où l'on voit ce que pèse pour un communiste la simple survivance d'un attachement doctrinal. Garaudy, de­vant l'offrande sacrificielle de Teilhard de Chardin, s'est senti un devoir de prononcer le *non possumus.* Si Maritain, sur Teilhard, avait lu Philippe de la Trinité, au lieu de s'appuyer sur Claude Tresmontant, il en serait venu, inévitablement, à écrire quelque chose de l'infiltration com­muniste dans les rangs du clergé, et plus encore dans ceux de la gauche catholique française... Admettons que Maritain ait voulu éviter le Père Philippe de la Trinité, parce qu'on lui attribuait la rédaction du fameux *Monitum* du Saint-Office, dont ses amis catholiques ont cru pouvoir se gausser. Toute autre lecture des années soixante, cinquante, quarante, voire des années trente, aurait dû irrésistiblement attirer son attention sur les *liaisons dangereuses* entre catholiques et communistes. 131:318 N'importe quel Brésilien sait que le couvent dominicain de Sâo Paulo fut transformé en quartier général pour ac­cueillir les guérilleros du leader communiste Marighela ; il sait que le Père Francisco Lage Pessoa, depuis le début des années soixante, enseignait le marxisme à Ferros, et qu'il fut arrêté comme agent du Parti ; il sait que les Pères assomp­tionnistes de Belo Horizonte enseignaient la lutte de classe à la Faculté de Philosophie ; il sait que le Père Wauthier, à Oscaso, prit part au déclenchement de la grève des ouvriers ; il sait aussi que toute l'affaire a commencé ici avec la trans­fusion de sang français opérée par le Père Lebret en 1947... Les mieux informés savent encore que le Père Desroches, compagnon de Lebret et co-fondateur d'*Économie et Huma­nisme,* déserta l'Église pour embrasser un communisme pur, ouvertement athée, deux ou trois ans après la fascinante expérience qui consistait à engendrer un fils bâtard dans ses fonctions de prêtre-ouvrier, au sein d'un « mouvement » gagné lui aussi par les communistes en fort peu de temps... Que faut-il ajouter ? Je garde à portée de main, pour le cas où ma table viendrait à s'effondrer, un livre plus récent du dominicain G. Cottier : *Chrétiens et marxistes,* Librairie Mame, Paris, 1967. Mes yeux y parcourent, dans une tristesse mal-au-cœureuse, la préface d'un autre dominicain, M.-D. Chenu, qui me rappelle à chaque fois *M. Le Trouhadec saisi par la débauche* de Jules Romains. Dans cette préface, le vieux dominicain (ou ex-domini­cain, ou ex-tout, ou antédiluvien) cite Ricœur, le protestant devenu obligatoire, et exhume Camus avec des sentences où La Palisse lui-même est désormais enfoncé : « *Le contraire du dialogue est tout autant le mensonge que le silence. Il n'est de dialogue possible qu'entre personnes qui sont ce qu'elles sont, et qui ne mentent pas.* » -- Exemple : c'est entre les théologiens qui trahissent l'Église et les « intellectuels » qui obéissent aveuglément aux consignes du Parti qu'on dressera le plus grand gazomètre à mensonges de toute la planète. Le Père Chenu achève sa préface sur un soupir : « *Difficile dialogue ! à la mesure de la dureté des objets en cause : C'est le cas ici. Mais, comme dit le Père Cottier, ce cher dialogue* (sic) *est-il sans doute une école de liberté.* » *--* Ce cher dialogue ! Je vois ici en rêve éveillé le vieux dominicain avec son « cher dialogue » au cou, comme un chat familier... 132:318 Pardonnez cet éclair de délire. Je reviens au sujet : l'absence du « communisme » dans les interrogations du vieux paysan reste inexplicable en logique et raison. Le livre d'Étienne Gilson paru chez Vrin en 1967, *Les tribulations de Sophie,* montre assez à quel point il est difficile de parler de la « crise » et principalement de Teilhard sans en venir au fameux « dialogue » caressé par Chenu ; Gilson écrit sur un ton comparable à celui du *Paysan,* mais avec cette différence de poids : presque la moitié du livre s'en prend aux noces honteuses qui soulèvent l'enthousiasme du dominicain. Page 135, on relève cette mélancolique conclusion : « Pourrons-nous dialoguer profitablement avec un athée ? J'en doute, s'il s'agit d'un communiste ; et j'en redoute les conséquences, si ce dialogue se noue entre un marxiste bien informé de sa propre doctrine, comme monsieur Garaudy, et un théolo­gien fort mal informé de la sienne comme Teilhard de Chardin. Dans un cas semblable, le communiste dévore son théologien avec la plus grande facilité et s'en nourrit très avantageusement. Pour nous, il ne reste que le ridicule de l'aventure. » ([^45]) Revenons à la question qui nous obsède : comment expliquer l'omission de Maritain dans *Le Paysan... ?* Bien des gens aujourd'hui, pressés par l'évidence de certains faits et la radicalisation brutale des camps, penseront que l'expli­cation réside dans une inclination gauchiste ou communi­sante du grand thomiste. Or, on ne relève dans l'œuvre du philosophe, je veux dire dans son œuvre de spéculation phi­losophique, que ce soit au chapitre de la métaphysique ou à ceux de la philosophie de la culture et de l'histoire, rien qui le fasse ressembler même de loin à un Mounier, confessant sans vergogne son désir de travailler avec les communistes pour ce qui revient à César, et avec sa foi catholique pour ce qui revient à Dieu. Une telle affirmation, ou telle autre du discours « progressiste », est inconcevable dans un livre de Maritain. Sur le communisme sa pensée fut toujours nette et dure, quand il parlait ou écrivait en tant que philosophe. 133:318 Prenons deux dépositions, recueillies en deux points ex­trêmes de son œuvre et de sa vie : la première dans *Antimo­derne* (Paris, 1922) ; la seconde dans *On the philosophy of History* (New York, 1957). J'insiste sur cette séparation des deux témoignages, à plusieurs points de vue. *Antimoderne* appartient à cette période des quinze années où Maritain marchait avec l'Action française, dans la fin du pontificat de saint Pie X et le début de celui de Pie XI. Le second ouvrage, *rédigé en anglais,* aux États-Unis, douze ans après la tourmente européenne et le désastre français, vient pour ainsi dire *au-delà* et *par-dessus* toute une période d'inquié­tudes et de grandes passions. Après la crise de l'Action française, 1926, et une période de transition, Maritain com­mence à fréquenter les milieux dits de gauche ; en 1932 il collabore avec Mounier pour fonder la revue *Esprit ;* ensuite avec les dominicains de *Sept ;* ensuite avec l'extrême-gauche de *Vendredi* et du *Temps présent* qui prenait la relève de *Sept,* revue dissoute par décision de Rome. Répudiant les conseils de Garrigou-Lagrange, qu'il avait eu pour maître durant tant d'années aux Cercles de Meudon, Maritain se tourne vers la philosophie politique et rédige *Humanisme Intégral* (1936), livre marqué par cet « optimisme » parisien de l'époque qui s'appliquait à corriger par un excès inverse la saison antérieure de désespoir et de dépression. Pour les Français, plus sujets que quiconque aux retournements poli­tiques, puisque la France moderne galope au long de l'his­toire entre les spasmes révolutionnaires (ou euphories démo­cratiques) et les extases monarchiques (ou nostalgies auto­cratiques), pour les Français donc le nouveau livre de Maritain représentait, dans l'œuvre du philosophe, un grand virage à gauche. Ne nous arrêtons pas davantage sur ce point, car des événements plus décisifs pour la vie et la « politique philosophique » de Maritain (comme dit Henry Bars) vont entrer en scène juste après la parution d'*Humanisme Intégral.* En 1936 se déchaînent en Europe deux révolutions dont toutes les conséquences ne sont pas encore mesurées : l'une visible, bruyante et sanguinaire ; l'autre invisible et qui aura consommé davantage d'encre que de sang. Je veux parler de la révolution ou contre-révolution espagnole qui s'est conclue sur la défaite des communistes ; 134:318 et de la révolution ou infra­révolution française, déclenchée sur le plan des idées, en forte antithèse à la révolution d'Espagne, qui a entraîné une retentissante défaite de la France, bientôt suivie d'une mons­trueuse victoire pour le communisme, principalement dans les milieux catholiques. Or, pendant toute la durée du drame, Maritain a pris position, il a signé des manifestes, écrit des préfaces, stimulé des revues : tout ceci sans équivoque du *côté des gauches,* contre les Blancs en Espagne, chaque jour un peu plus engagé dans la propagande des gauches fran­çaises, contrariant en cela un acquis de sa personnalité, résistant aux conseils de Garrigou-Lagrange et dédaignant avec une étrange désinvolture les déclarations concrètes et normatives du pape Pie XI sur la Guerre Civile espagnole. Je reviendrai dans les autres chapitres sur cette tragédie française, plus grave que la subite défaite infligée en 40 par les nazis. Pour l'instant je veux seulement consigner ces faits qui nous préparent à admettre, avec Henry Bars lui-même, le très fidèle ami, l'idée d'une certaine dualité de vie, sinon même de personnalité, chez Jacques Maritain. Après cette période tumultueuse, installé en Amérique, libéré en quelque sorte des séquelles de l'*Épuration* et de la fièvre grandissante des gauches catholiques françaises, choyé de près par deux admirables représentantes de l'univers fé­minin, Maritain se retrouve, il se recompose, et je me ris­querais presque à dire qu'il se rétablit d'une seconde rup­ture, plus grave et décisive que ne le fut la première. C'est alors qu'il parvint à écrire *On the philosophy of History,* un texte sur le communisme qui se rattache aisé­ment à son *Antimoderne* de 1922, et qui sera tenu par les « progressistes » français pour une sorte de trahison, ou de régression. Le fait de rédiger ce livre en anglais, comme aussi sa grande œuvre *Creative Intuition in Art and Poetry,* reste tout à fait significatif ; plus significatif encore, son éloi­gnement des amis avec lesquels en 1932 (retenez bien cette date) il fondait la revue *Esprit.* Dix-huit ans plus tard, en 1950, quand meurt Emmanuel Mounier, tous les quotidiens de Paris font la « une » sur la disparition de cet homme qui s'était acquis en France un énorme prestige. Dans le journal de Raïssa, et dans le *Carnet de notes* de Maritain lui-même, pas un mot. 135:318 L'intense souffrance de la guerre a provoqué un déchirement, ou un réveil, dans la vie de Maritain. Mais les séquelles intérieures de la tempête des passions n'ont pas disparu : elles continuent de déclencher les mécanismes de censure psychologique que nous connaissons. En 1965, de retour en France, épuisé, mutilé, quoique maître encore d'une merveilleuse lucidité, Maritain est sollicité d'écrire, et d'écrire précisément sur les conséquences de tout ce que l'intelligentsia de son pays devait mettre en marche depuis le début du siècle. #### *Deux textes, une explication* Et voici enfin l'explication des « oublis ». Je ne dis pas qu'elle crève les yeux, selon le mot familier ; mais je dis sans le moindre abus de langage qu'elle crève la couverture brochée du « *Paysan* »*...* Non, ce n'est pas un paysan qui oublie distraitement de nous dire le mal énorme que le communisme réserve à sa petite propriété ; ce n'est pas un paysan qui nous sert sur un plateau cette hyperbolique défi­nition de « l'intégrisme » stigmatisée par l'abbé Berto. Ce n'est pas non plus le grand philosophe thomiste : celui-là sait, mieux que le paysan, combien le communisme est *intrinsèquement pervers.* Il vaut la peine de reproduire ici les deux textes qui en font foi -- celui de 1922 et celui de 1957. En voici le premier : « Ce que l'histoire, « jugement du monde », repro­chera sans doute le plus sévèrement au bolchevisme, ce n'est pas de n'avoir pas d'idéal, c'est précisément son idéal ; c'est le principe spirituel qui le commande. Le souvenir des crimes commis peut s'effacer, il passe vite, et j'imagine que les petits-fils de Turelure feront figure d'honnêtes citoyens. Un régime fondé sur la violation du droit naturel peut, après quelles expériences dévoratrices de chair humaine ([^46]), s'atténuer en durant et renier dans la pratique, à cause de la nécessité de vivre, les dogmes qu'il invoque en théorie. Mais le principe spiri­tuel qui joue le rôle de *forme* animatrice, on ne le perd qu'en disparaissant. 136:318 « Il paraît clair à ce point de vue que les forces de destruction qui menacent l'ordre social actuel, et que symbolisent les mots de bolchevisme et de dictature du prolétariat, sont une forme nouvelle et plus virulente (la seule à vrai dire qui reste virulente) du vieux levain de la Révolution antichrétienne. On nous dit que les communistes russes, bien qu'ils proclament que *la reli­gion est l'opium du peuple,* ne persécutent pas les croyances religieuses ? Je le pense bien, ils sont atta­chés pour le moment à une besogne plus urgente. Mais leur effort est antichrétien *essentiellement,* dans son principe même. Sous un décor idéologique capable d'émou­voir à la fois les sept péchés capitaux et des générosités dévoyées, c'est un effort intelligent, le plus actif que le monde ait vu jusqu'à présent, pour *établir pratiquement* l'humanité dans *l'athéisme,* en instaurant réellement la *cité sans Dieu,* je veux dire une cité qui ignore d'une manière absolue, en tant que cité, toute autre fin qu'une perfection humaine exclusivement terrestre, et en faisant de l'Homme et de la Science humaine, selon la grande idée hégélianisante de Karl Marx, le Maître tout-puissant gouvernant l'Histoire. » ([^47]) Sur ce texte splendide, où l'on perçoit les résonances majestueuses d'une conscience catholique hypersensible aux tragiques affrontements de notre civilisation apostate, j'ajouterai deux remarques. La première pour insister sur la mesu­re exacte des *moyens* et des *fins* dans le système commu­niste. Trop de gens aujourd'hui inclinent à penser que ce sont les « moyens » violents et amoraux du communisme qui nous séparent de lui, tandis qu'une « fin » commune nous en rapprocherait. Or, c'est au contraire dans la fin qu'il propose, dans l'idéal visé, comme Maritain le démon­tre, que réside sa virulente opposition au christianisme et à la loi naturelle. 137:318 J'ose dire que le communisme serait bien pire encore, plus inhumain et plus satanique, si son expan­sion pouvait se faire *sans larmes,* par avances insensibles et homéopathiques ! -- Notre seconde remarque porte sur la « perfection humaine exclusivement terrestre » de cette cité sans Dieu : une perfection qui se transforme très vite en explosion de *sous-humanisme,* propre à rendre nos pauvres vies terrestres plus imparfaites que jamais ; nous en avons déjà des signes nombreux. Un mot encore sur l'auteur de la page en question. En 1922 Jacques Maritain avait plus de quarante ans. Il était déjà connu et admiré de toute intelligence catholique. L'*Aula magna,* où l'abbé Berto était présent, remonte à cette épo­que : elle montre bien l'énorme prestige du philosophe dans les milieux romains. Sans compter de très nombreux articles, parus dans diverses publications, Maritain avait alors publié *La Philosophie bergsonienne* (1913), *Art et Scolastique* (1919), son *Introduction générale à la philosophie* (1921), *Théonas* (1921), *Antimoderne* (1922), *Réflexions sur l'Intelligence et sur sa vie propre* (1924) et *Trois Réformateurs* (1925). Et voici qu'après trente-deux années de crises, révolu­tions, révisions, manifestes, guerre, émigration aux États-Unis, nous trouvons en 1957 cet autre texte qui s'articule parfaitement à celui de 1922, mais fait mauvais ménage avec la *sinistrose* délirante des intellectuels français depuis 1932. Écrivant en anglais, baigné dans un milieu profondément distinct de celui où furent rédigés *Antimoderne* et *Trois Réfor­mateurs,* Maritain en quelque sorte jette par-dessus bord son lest « gauchiste », que la dévastation de tout un monde l'ai­dait à supporter, et se retrouve : « Charles Péguy, qui fut un révolutionnaire prou­dhonien, disait que la révolution sociale serait morale ou qu'elle ne serait pas. Maintenant *nous avons eu* la révolution ; et elle n'a pas été morale. » ([^48]) Et aussi, un peu plus loin : 138:318 « Ce qu'il reste à faire maintenant aux chrétiens n'est pas de rêver d'une révolution sociale chrétienne ; c'est d'abord de travailler pour que les idéaux chrétiens prévalent dans les ajustements graduels au travers des­quels le monde non-communiste (dont la structure sociale et le style de vie, au moins aux États-Unis, ont déjà dépassé le capitalisme et le socialisme) réalisera les changements exigés par la justice sociale *que la révolu­tion communiste a bloquée par son idéologie, allant jus­qu'à interdire sa simple mention.* » ([^49]) En fait d'anticommunisme, difficile de faire mieux ! Ce n'est pas seulement son propre échec que lit Maritain dans cette révolution, mais l'abyssale et effrayante *démoralisation* d'un idéal authentique et vieux comme l'humain. En sept ou huit lignes, il établit l'impossibilité, l'illégitimité, l'intrinsèque immoralité de toute collaboration avec les communistes. Au­trement dit, à cette époque, Maritain oublie le Père Chenu et son « cher dialogue », il oublie Mounier, *Vendredi, Sept,* et oubliant qu'il avait oublié Pie XI durant toute la Guerre Civile espagnole, il en revient à *Divini Redemptoris* qu'il avait aussi oublié de saluer, au soir de la mort du Pontife, dans son allocution radio-diffusée ([^50]). Mais revenons au *Paysan...* Maritain vit à Toulouse et considère autour de lui le spectacle de la « complète tempo­ralisation du christianisme ». Dans la fabrication du livre, tout un drame se laisse deviner. L'homme qui écrit est le philosophe thomiste Jacques Maritain, l'auteur de *Trois Réformateurs* et des *Degrés du Savoir,* c'est l'homme de Dieu, le filleul chez qui Léon Bloy devinait en 1913 un bras puissant et une grande voix pour prophétiser... Ce philo­sophe cherche à se figer dans l'ombre du *paysan* qu'il ne sera jamais, et dont la fiction s'accorde mal avec les diverses facettes psychiques de sa grande et richissime personnalité. Théoriquement, grâce aux mémorables leçons de Garrigou-Lagrange (celui-là fut toujours plus proche du rustique pay­san), Maritain sait que sa *grande sagesse* prend racine dans la *petite sagesse* du sens commun ; mais au fil des itinéraires tourmentés de sa vie, quand il se sépare de Garrigou-Lagrange pour fréquenter Mounier, ce consensus avec lui-même s'est trouvé compromis par l'intromission d'un troi­sième personnage. -- Lequel ? Nom ? Signalement ? 139:318 C'est le personnage-clé du livre, celui qui brouille, ensem­ble, la vue du philosophe et celle du paysan, celui qui leur fait *oublier* à tous deux le simple mot de « communisme » et son long cortège de souvenirs personnels extrêmement douloureux. Ce personnage est l'*intellectuel* au sens exact que lui donne Jules Monnerot lorsqu'il nous conte « l'his­toire succincte des intellectuels », et qu'il écrit : « *Un autre trait propre aux intellectuels consiste à ne jamais tirer aucune leçon des événements, parce qu'ils les* censurent. » ([^51]) J'aimerais beaucoup reproduire en intégralité cet excel­lent et savoureux chapitre du maître de la *Sociologie du communisme,* mais il faut bien s'arrêter. Le lecteur se conten­tera ici de la recommandation. Si je m'oublie à transcrire pour lui tous les bons livres déjà publiés, les chances aug­mentent d'échouer dans ma tentative propre, avec laquelle j'ai passé des accords sérieux ! (*A suivre.*) Gustave Corçâo. 140:318 ### Le dogme de l'Immaculée-Conception par Jean Crété LA FÊTE DE LA NATIVITÉ de la Sainte Vierge, célébrée dès l'Antiquité en Orient à la date du 8 septembre, fut adoptée par Rome au VII^e^ siècle. Comme l'Église ne célèbre que ce qui est saint, cette fête suppose que Marie était sainte à sa naissance, et il était logique d'en induire qu'elle l'était dès sa conception. Au VIII^e^ siècle, les Orientaux célébraient la conception de Marie à la date du 9 décembre. Cette fête fut adoptée au IX^e^ siècle par le sud de l'Italie, resté sous la domination des empe­reurs de Constantinople. Au X^e^ siècle, la fête de la Conception de Marie s'introduisit en Angleterre, le 8 décembre, à la suite d'une révélation pri­vée ; de là, elle passa en Irlande. Après la conquête de l'Angle­terre par les Normands (1066), cette fête fut adoptée en Nor­mandie et appelée *fête des Normands.* Puis elle se répandit en France et ailleurs. 141:318 Mais là, elle se heurta à la vive opposition des théologiens, notamment saint Bernard, saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin ; cette opposition qui nous étonne était pourtant tout à fait normale. D'abord, cette fête apparaissait comme une nouveauté : c'est l'objection que saint Bernard oppose aux chanoines de Lyon. Une autre objection se présen­tait : les théologiens ne voyaient pas comment concilier l'Im­maculée Conception de Marie avec le dogme de l'universalité de la Rédemption : si Marie n'a pas été atteinte du péché ori­ginel, elle n'a pas été rachetée. Ce fut Duns Scot ( 1308) qui trouva la réponse à cette objection : Marie a été rachetée, mais la grâce de la Rédemption a été chez elle une grâce de préser­vation, alors que chez tous les autres êtres humains elle a été une grâce de purification. Marie a ainsi été la première et la principale bénéficiaire de la Rédemption. Malgré les objections qui persistèrent longtemps, surtout chez les dominicains, la fête se répandait dans tout l'Occident. Nous avons ici le cas où le sentiment commun des fidèles est un plus sûr témoignage de la doctrine que l'autorité des théologiens même les plus illustres. Rappelons qu'il n'existe pas, à proprement parler, de « magis­tère des théologiens ». \*\*\* Rome, après avoir laissé se répandre la fête avec une bien­veillance tacite, intervint de plus en plus fortement, mais avec prudence, en faveur de l'Immaculée Conception de Marie. En 1476, le pape franciscain Sixte IV étendait la fête de la Conception de Marie à l'Église universelle, en affirmant forte­ment que Marie était sans péché dès le premier instant de sa conception et en interdisant d'attaquer cette doctrine ; mais il ajoutait : « Toutefois, on ne doit pas qualifier d'hérétiques ceux qui ne croient pas a cette doctrine. » Ce statut devait res­ter en vigueur jusqu'en 1854. Cette bulle de Sixte IV avait l'avantage de préciser la position authentique de l'Église. Car le concile schismatique de Bâle (1431-1449) avait prononcé la définition de l'Immaculée Conception : définition évidemment sans valeur, mais susceptible de troubler les esprits. Tout en affirmant fortement la doctrine et en imposant la fête à toute l'Église, Sixte IV restait en deçà de la définition : les temps n'étaient pas mûrs. 142:318 Le concile de Trente, en définissant que tous les hommes avaient été atteints du péché originel, ajouta : « Dans l'ampleur d'une telle définition, le saint concile n'a pas l'intention de comprendre la bienheureuse et immaculée Vierge Marie, Mère de Dieu. » Aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles, la doctrine de l'Immaculée Conception se heurta à l'hostilité des jansénistes qui l'englo­baient dans ce qu'ils appelaient la « dévotion indiscrète à la Sainte Vierge ». En revanche, des églises, des confréries, des œuvres d'éducation et de charité étaient placées par de pieux chrétiens sous le patronage de Marie immaculée. Il fallut que le ciel s'en mêlât pour vaincre les dernières hésitations. En 1830, la Sainte Vierge, apparaissant dans la chapelle de la rue du Bac à sainte Catherine Labouré, lui révéla la médaille miraculeuse portant l'inscription : « *Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous.* » La médaille se répandit rapidement dans le monde entier et mérita son nom de miraculeuse en entraînant de nombreuses guérisons et surtout des conversions dont la plus célèbre est celle d'Alphonse Ratisbonne. Dès lors, les suppliques affluèrent auprès de Grégoire XVI pour demander la définition de l'Im­maculée Conception. Pie IX était résolu, dès son avènement, à prononcer cette définition ; il consulta des théologiens et tous les évêques : presque tous demandèrent la définition. Pie IX l'annonça pour le 8 décembre 1854. Un grand nombre d'évê­ques et de fidèles se pressaient dans la basilique Saint-Pierre. Les théologiens avaient mis en avant le fondement scripturaire du dogme : L'*Ave, gratia plena,* prononcé par l'Ange. A toutes les autres personnes les anges parlent avec autorité. Devant Marie seule, l'ange s'incline et il l'appelle « pleine de grâce ». Devant la foule qui se pressait dans la basilique, Pie IX lut sa bulle *Ineffabilis Deus,* qui se termine par la définition : « ...C'est pourquoi, après avoir invoqué avec ardeur le Saint-Esprit et avec son assistance, en l'honneur de la sainte et indivisible Tri­nité, par la gloire et la magnificence de la Vierge Mère de Dieu, pour l'exaltation de la foi catholique et l'accroissement de la religion chrétienne, par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et la nôtre, nous prononçons et définissons que la doctrine qui tient que la bien­heureuse Vierge Marie, dès le premier instant de sa conception, 143:318 a été, par une grâce et un privilège singuliers du Dieu tout-puissant, en prévision des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée et exempte de toute tache du péché originel, est révélée de Dieu et qu'elle doit, par conséquent, être crue fermement et avec constance par tous les fidèles. Que si, ce que Dieu écarte, certains avaient la présomption de penser dans leur cœur autrement que notre définition, qu'ils sachent et connaissent que, condamnés par leur propre jugement, ils ont fait naufrage dans la foi et se trouvent séparés de l'unité de l'Église. » \*\*\* Cette définition fut accueillie avec grande joie dans le mon­de entier. En 1858, la Sainte Vierge daignait confirmer elle-même cette définition en disant à Bernadette : « Je suis l'Immaculée-Conception. » Pie IX chargea le Père Passaglia, jésuite, de composer un nouvel office et une nouvelle messe pour la fête de l'Immaculée-Conception. Mais le Père Passaglia, ardent partisan de l'unité italienne, se trouva à partir de 1859 en situation délicate. Pie IX usa longtemps de mansuétude à son égard. Mais en 1870, après l'annexion de Rome par l'Italie, le Père Passaglia afficha publiquement un tel enthousiasme que Pie IX dut prendre des sanctions et, devant l'obstination du Père Passaglia, en venir à l'excommunication, en 1871. Ne vou­lant pas garder dans la liturgie un office composé par un excommunié, Pie IX chargea une commission de rédiger un nouvel office et une nouvelle messe. La commission adopta très heureusement, en 1874, avec quelques retouches, un office et une messe en usage en quelques diocèses au XVII^e^ siècle. On eut la bonne idée de charger Dom Pothier d'en composer les mélodies. Il s'acquitta excellemment de cette tâche. Pour la plupart des pièces, il utilisa des mélodies déjà existantes : l'in­troït *Gaudens gaudebo* reproduit le *Vocem jucunditatis* du 5 dimanche après Pâques ; le graduel *Benedicta es tu* est calqué sur le *Constitues eos* du 29 juin ; l'*Alleluia Tota pulchra es* reprend la mélodie d'un *Alleluia vidi speciosam* qui a disparu de la liturgie ; la communion *Gloriosa* est une adaptation du *Dico autem vobis*, de plusieurs martyrs. Pour l'offertoire *Ave Maria,* Dom Pothier se risqua à composer une mélodie nouvelle et il y réussit parfaitement. 144:318 Les antiennes sont également d'un bon grégorien. Les répons chantent magnifiquement Marie immaculée. Au 2 nocturne, on lit pendant toute l'octave la bulle *Ineffabilis ;* au 3^e^ nocturne, on lit des homélies de pères orientaux qui appellent Marie : *immaculée :* saint Germain de Constantinople, saint Sophrone, saint Tharaise et saint Épi­phane, et une homélie de saint Bernard sur l'Annonciation. En 1879, Léon XIII introduisit une vigile qui ne comportait que la messe, puisque l'office du 7 décembre est de saint Ambroise. La fête était d'obligation, sauf en France. L'obliga­tion a été supprimée par Paul VI. La liturgie nous fait célébrer dignement ce privilège unique de l'Immaculée Conception de celle qui devait devenir Mère de Dieu et, par là même, notre mère. Jean Crété. 145:318 ### La sainte Église catholique (X) par le P. Emmanuel *Dixième article, décembre 1883* #### L'âme de l'Église DANS nos précédents articles, nous avons fait connaître le corps de l'Église, « dont toutes les parties, comme dit saint Paul, sont rapprochées et liées par les jointures des ministères ». (Éph., IV, 16.) Aujourd'hui nous allons considérer son âme. Cette âme, quelle est-elle ? Est-ce le Saint-Esprit ? Oui et non. Le Saint-Esprit s'appellerait plus justement l'âme de l'âme de l'Église. 146:318 L'âme de l'Église, à proprement parler, ce sont toutes les âmes en état de grâce, fondues ensemble sous l'action du Saint-Esprit, de manière à réaliser le mot des Actes des Apôtres : Un seul cœur et une seule âme, *cor unum et anima una.* (IV, 32.) Cette âme unique, composée de toutes les âmes unies en charité, c'est ce que nous enten­dons par l'âme de l'Église. Pour en faire partie, il ne suffit donc pas d'avoir été baptisé, il ne suffit même pas de professer la foi chrétienne, il faut être en grâce avec Dieu. Et quiconque n'appartient pas à l'âme de l'Église, même en gardant le lien extérieur de l'unité, même en conservant un reste de foi, est un cadavre de chrétien : c'est une branche morte, qui est destinée au feu, à moins que la pénitence ne la fasse reverdir. La Colombe. A cette âme de l'Église, saint Augustin a donné un nom, un nom doux et beau comme elle ; il l'appelle *la Colombe.* Il la nomme ainsi par le rapport essentiel qu'elle a au Saint-Esprit, l'éternelle Colombe. Il la nomme ainsi, d'après le Cantique des cantiques : *Une est ma Colombe, ma toute belle.* Et encore : *Lève-toi, hâte-toi, ma Colombe, ma toute belle, et viens !* (II, 10.) Le même Père appelle encore l'âme de l'Église, d'après une autre expression du Cantique, le jardin fermé, *hortus conclusus,* dans lequel on ne trouve que des arbres verts et fleurissants, et qui renferme la fontaine scellée, *fons signatus,* image du Saint-Esprit. (*Lib. II Ad Cresc.*) Le Saint-Esprit, cette source d'eau vive, ce vent du midi, entretient dans le jardin fermé un printemps perpétuel ; il fait régner dans l'âme de l'Église, avec la justice, une paix et une joie toujours renaissantes : *Justitia et pax et gaudium in Spiritu Sancto.* (*Rom.,* XIV 17.) 147:318 Régnant en maître dans l'âme de l'Église, il la fait tra­vailler et lutter. Ce travail est le travail de l'enfantement des âmes ; cette lutte est celle dans laquelle le mal est vaincu à force de bien. *Vince in bono malum.* (*Rom.,* XII, 21.) L'arme, avec laquelle travaille et lutte l'âme de l'Église, c'est la prière, mais une prière humble, ardente et incessante, une prière qui est un gémissement, le gémissement de la Colombe. A ce gémissement correspond une perpétuelle effu­sion de grâces, qui attire les âmes à l'unité de la charité. Veut-on connaître la prière qui s'échappe jour et nuit de l'âme de l'Église ? C'est *Notre-Père,* mais Notre-Père proféré avec ces gémissements inénarrables que forme l'Esprit Saint. (*Rom.,* VIII, 26.) L'âme de l'Église demande infatigablement la sanctification du nom de Dieu, l'avènement de son règne, l'accomplissement de sa volonté, le don du pain quotidien, la rémission des péchés, le secours dans les tentations, la délivrance du mal. Et cette prière est exaucée infailliblement, dans la mesure où elle se produit : car c'est d'elle que Notre-Seigneur a dit : *Tout ce que vous demanderez à mon Père, en mon nom, il vous l'accordera.* (*Joan., *XV, 16) En priant ainsi, l'âme de l'Église lutte : contre quels ennemis ? Contre les hommes charnels qui sont en elle et qui la font souffrir et gémir. Elle lutte contre eux, pour les dépouiller de leur vie de péché, et pour leur communiquer la vie de la grâce. Eux résistent ; et cette résistance produit dans le sein de l'Église un déchirement douloureux. C'est la lutte de Jacob et d'Ésaü dans le sein de Rébecca. « Ce que l'esprit fait contre la chair, dit saint Augustin, en bataillant, non par haine, mais par amour, les spirituels le font contre les charnels. Mais la guerre des spirituels est une réprimande en esprit de charité, leur glaive est la parole de Dieu. » (*Contra Ep. Par.,* lib. II) « Les élus et les réprouvés, dit à son tour Bossuet, sont dans le corps de l'Église : les élus, comme la partie haute et spirituelle ; les réprouvés, comme la partie inférieure et charnelle, comme la chair qui convoite contre l'esprit... L'Église souffre en ceux-ci une incroyable violence, plus grande que les douleurs de l'enfantement, parce que, les sen­tant dans l'unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l'unité de son esprit ; et nulle persécution ne lui est plus dure que leur résistance opiniâtre. » 148:318 « Elle gémit sans cesse dans les justes qui sont la partie céleste pour les pécheurs qui sont la partie terrestre et ani­male ; et la conversion des pécheurs est le fruit de ce gémissement intérieur et perpétuel. Dieu ne se laisse fléchir que par les gémissements de cette Colombe ; je veux dire par les prières, mêlées de soupirs, que fait l'Église dans les justes pour les pécheurs ; mais Dieu exauce l'Église, parce qu'il écoute en elle la voix de son Fils. Tout ce qui se fait par l'Église, c'est Jésus-Christ qui le fait ; tout ce que fait Jésus-Christ dans les fidèles, il le fait par la sainte Église. Amen. » « L'Église soupire dans ces mêmes justes pour toutes les âmes souffrantes, ou plutôt elle soupire dans toutes les âmes souffrantes et exercées pour toutes les âmes souffrantes et exercées : leurs souffrances, leur accablement porte grâce, soutien et consolation les unes pour les autres. » Et voilà comment aime, comment prie, comment tra­vaille l'âme de l'Église, à la fois jouissante et souffrante, à la fois en paix et en guerre ; mais la guerre est en dehors d'elle, la paix au-dedans ; la souffrance est transitoire, la joie sera éternelle. Le secret du Saint-Esprit. L'âme de l'Église nous fait voir l'action du Saint-Esprit en ce qu'elle a de plus intime et de plus caché. Le Saint-Esprit remplit le corps mystique de Jésus ; ses opérations y sont de trois sortes. Premièrement il agit dans la hiérarchie catholique par la voie des sacrements. Cette action se produit également sur tous les points du globe où existe l'Église. Elle a un côté essentiellement sensible et saisissable. C'est par elle que l'Église est une société visible. L'unité hiérarchique et sacramentelle est pour ainsi dire l'unité *organique* de l'Église. 149:318 Secondement, il agit comme Esprit de vérité, par l'ensei­gnement de la doctrine révélée. Cette action se produit sur tous les points de l'Église, mais elle a son centre à Rome. Elle a son côté extérieur et son côté intérieur : toutefois elle est surtout intérieure. L'unité de foi et de doctrine constitue l'unité *morale* de l'Église. Enfin le Saint-Esprit agit comme Esprit d'amour, par la diffusion de la charité dans les cœurs. (Rom., V, 5.) Cette action se manifeste au dehors par une floraison d'œuvres de charité, qui donne à l'Église un air d'éternelle jeunesse. Mais en elle-même, elle est tout intérieure, très secrète et très cachée, même quand elle se produit sous le voile et par l'ac­tion des sacrements. Elle n'a pas de centre visible sur la terre, comme l'enseignement de la foi ; elle a son centre au ciel, dans le Cœur de Notre-Seigneur, et secondairement dans le Cœur de la très sainte Vierge. Elle fait l'âme de l'Église, qui est invisible. En répandant la charité dans les cœurs, le Saint-Esprit donne à l'Église son suprême caractère d'unité. Ce qui fait l'unité d'un peuple, ce n'est ni l'unité constitutionnelle, ni même l'unité de langage, mais bien ce sentiment intérieur et puissant qu'on nomme le patriotisme. Ainsi est-ce la charité qui est le vrai lien d'unité dans l'Église ; ajoutons toutefois qu'il ne se forme que par la vérité. Saint Cyprien a dit : « Un seul Dieu, un seul Christ, une seule Église. Comme Dieu est absolument un, comme Jésus-Christ est absolument un, l'Église doit être absolument une. » Cette tendance à l'unité parfaite ne peut se réaliser sur la terre. Le lien des membres de l'Église, ici-bas, c'est la foi, c'est la soumission au même chef visible : mais sous le voile de cette unité se prépare une unité plus haute et défini­tive, celle dont le lien sera la charité pure, et dont la mani­festation est réservée au ciel. Alors, comme dit saint Paul, Dieu sera tout en tous ; alors, selon saint Jean, nous serons semblables à Dieu ; alors l'Église paraîtra dans sa gloire, sans tache ni ride aucune ; alors le Saint-Esprit manifestera son œuvre. 150:318 Jusque là il travaille dans le secret à la formation de l'âme de l'Église ; et ce secret est tellement impénétrable que ceux-là mêmes qui en font partie ne savent pas d'une science absolue s'ils en font partie. L'âme de l'Église est revêtue d'une nuée lumineuse, qui aveugle l'œil humain. Adorons le secret de Dieu ! (*A suivre*.) Père Emmanuel. 151:318 ### Le secret de Marie *Place et sens de Lourdes\ dans la révélation mariale* par Élie Costefrège **1858 :** l'année désignée par Notre-Dame elle-même à la voyante de La Salette comme le point de départ pour la publication du tragique secret qu'elle lui a confié sur la montagne onze ans plus tôt : les trahisons dans l'Église qui vont produire leurs effets, le déferlement diabolique qui atteindra jusqu'à Rome. De grands combats devront être livrés, préludes à ceux des derniers temps. Or le 11 février de ce même 1858, jeudi de la Sexagé­sime (l'Église est en violet, couleur de ses deuils), Marie inaugure la série de ses apparitions à Bernadette. Là tout respire la paix sinon toujours la joie puisqu'il arrive au visage de l'Immaculée de se faire douloureux quand elle parle des pécheurs. Mais alors même ne fait-elle pas prévoir leur conversion ? 152:318 Ces interventions de la Mère de Dieu auprès de son peuple, même ainsi contrastées, s'enchaînent cependant. Elles ont commencé en 1830. La chute de notre dernière monarchie chrétienne allait libérer la poussée révolutionnaire qui se poursuit depuis. Annonçant ce drame à Catherine Labouré, Marie lui faisait voir Notre-Seigneur lui-même dépouillé de ses insignes royaux : « Vous ne savez pas ce que vous per­dez », dit-elle. Puis elle développa les perspectives de la révolution antichrétienne jusqu'à la guerre de 1870. En contrepartie, parmi les gages de sa protection promise à son peuple frappé à la tête, la Vierge donna la médaille miraculeuse. Nous l'avons vu, au milieu des visions d'Apocalypse de La Salette, le gage de réconfort ne manque pas non plus c'est l'annonce de la phalange apostolique des combattants des derniers temps, l'Ordre de la Mère de Dieu. Chaque fois donc s'opposent aux ravages causés sur la terre par l'apostasie sociale, la force et la paix qui devront continuer parmi ces catastrophes dans la Cité de Dieu gardée par Marie. Le cachet particulier de Lourdes est d'être tout entier consacré à cet aspect intime de la préservation et de la consolation. Ceci paraît ressortir soit des circonstances où se présente Notre-Dame, soit du nom qu'elle se donne, soit de ses ins­tructions à sa petite messagère et, par celle-ci, à tout son peuple. **Les circonstances.** Tout est sérénité dans l'appel adressé à l'enfant, comme dans les entretiens de la Reine des Cieux. On n'entrevoit même pas cette première frayeur habituelle selon les auteurs spirituels dans les apparitions divines, et d'après eux un des signes de leur authenticité. Seulement le murmure du vent dans les branches des peupliers demeurés immobiles, et ensuite l'eau glaciale, redoutée de la petite asthmatique, devenue tiède à son pied. 153:318 Lors d'une apparition Bernadette entendit bien dans une rumeur qui montait du Gave derrière elle le démon s'efforçant de l'effrayer ou de la détourner. Un regard sévère de la Vierge par-dessus la tête de l'enfant suffit à chasser l'intrus et à rame­ner le silence. Même sur terre il est un seuil que l'ennemi n'est pas admis à dépasser. Sans doute il y aura les suites : les premières gronderies des parents, la rudesse et la grossièreté du commissaire de police. Bernadette ressentit le manque d'égards du fonctionnaire envers elle et sa mère. Elle le lui signifia en face. Dehors elle en rit. Il ne semble pas qu'une place demeurât pour la moindre amer­tume dans ce cœur comblé. L'accueil plutôt brusque de son curé vers qui Marie l'en­voya aurait pu l'impressionner davantage. Pourtant une cer­taine âpreté montagnarde n'était pas faite pour étonner dans ce milieu. Le fait est que Bernadette n'en fut pas désarçonnée. Il semble qu'elle ait déjà pensé ce qu'elle exprimera en d'autres circonstances : « *La Sainte vierge m'a chargée de vous le dire, elle ne m'a pas chargée de vous convertir.* » Au reste l'attitude du clergé aura été exemplaire. En plein accord avec son curé, le vicaire Pomian confesseur de Berna­dette l'assurera de son plein droit : « Personne ne peut vous interdire de vous rendre à la grotte. » L'évêque de Tarbes, tenu au courant, gardera la même réserve impartiale. Si M. Peyra­male fronce le sourcil et se fait sévère quand il lui est demandé chapelle et procession de la part de l'apparition, il ne rompt pas. Il demande un signe, la floraison de l'églantier sur lequel elle se pose. Marie ne semble pas avoir pris en mauvaise part cette mise en demeure. Mais c'est une autre floraison qu'elle accorde, et autrement significative. Les Lourdais au bruit de l'événement, hommes et femmes -- et ce n'était pas la coutume de ces messieurs -- se précipitent au confessionnal. Oui, l'atmosphère de cette population est encore de chré­tienté. Les montagnards, souvent descendus de loin, assiègent la grotte et envahissent les prairies au-delà du Gave. Pour maintenir un peu d'espace et d'ordre autour de Bernadette il a fallu mettre un gendarme en faction auprès d'elle. Quand, au cours de l'extase, la petite se retourne un instant et murmure avec un geste de la main : « Pénitence ! Pénitence ! » le brave gardien prend à son compte la consigne du ciel et enjoint à la foule qui obéira : « Tous à genoux. » 154:318 Malgré cela 1858 est bien la date fatidique. L'attentat d'Or­sini va réveiller en Napoléon III l'ancien carbonaro et le décide à faire prévaloir les engagements révolutionnaires de sa jeunesse sur les promesses qu'il avait faites aux catholiques de France pour assurer sa marche à l'empire. En moins de quatre ans le défenseur de l'État pontifical sera devenu le liquidateur du patrimoine de saint Pierre. C'est une péripétie politique que nous prenons facilement à la légère aujourd'hui. Ne se fait-on pas même une auréole de chrétien supérieur en y voyant une libération du spirituel ? En réalité cette abolition inique de droits sacrés en politique inter­nationale est la laïcisation au sommet. Toutes les autres sui­vront dans l'ordre national, privant les chrétiens de leurs appuis temporels. L'ère de la déchristianisation s'ouvre, et plus immé­diatement encore, dès 1870, l'ère des guerres d'enfer, la nôtre. En 1870 cet achèvement de l'apostasie sociale ne se décide encore qu'au secret des cœurs. Marie semble en avertir ses enfants quand elle les convoque hors de la cité en pleine nature sauvage. Là ils devront au prix de sacrifices multipliés lui édi­fier le sanctuaire où leurs prières unies obtiendront d'elle, qui est le secours des chrétiens, l'aide et la défense que leur retire la société apostate courant d'ailleurs à sa propre perte. **L'Immaculée Conception.** Les chrétiens le savaient dès longtemps, leur salut et leurs forces, toutes leurs espérances sont en Marie. Les foules aler­tées autant que le clergé avaient déjà deviné la Reine du Rosaire, Notre-Dame des Victoires. Et tous attendaient avec ardeur que se nommât elle-même celle que Bernadette n'osait appeler autrement que d'un neutre imprécis, « Ce que je vois... Cela m'a dit... ». L'émotion déborda quand la Vierge se fut donné le titre que l'Église venait quatre ans plus tôt de lui décerner comme divinement révélé, celui d' « Immaculée ». 155:318 Cependant le tour qu'il prit dans la bouche de Marie causa quelque surprise : « Je suis, dit-elle, l'Immaculée-Conception. » Assurément l'on disait déjà en toute sécurité divine que Marie avait été conçue Immaculée. Avant la définition de 1854 n'avait-elle pas fait graver sur sa médaille miraculeuse : « Ô Marie conçue sans péché » ? La Conception de Marie, n'est-ce pas en premier l'acte du Créateur qui par l'union de Joachim et d'Anne produisit à l'existence la Toute-Pure ? A la question les sages surent répon­dre. Cette figure de langage est classique. Ne dit-on pas d'une pensée juste qu'elle est la raison même, bien qu'on ne la confonde pas avec cette raison qui la produit ? C'est vrai. Mais il est aussi de fait que cette manière de parler conduit la pen­sée plus loin et plus profond. Si toute créature est d'abord une conception de la pensée divine, aucune créature ne correspond en perfection à son divin modèle. En toutes, sauf en Marie, des manques, des défauts, des fautes mettent comme un hiatus entre l'exemplaire incréé et sa réalisation. Dieu trouve des taches jusque dans ses anges, ne craint pas de dire l'Écriture. Rien de tel en Marie. Cela lui permet de parler d'elle-même comme de la pensée même de Dieu sur elle. Notre regard est invité à dépasser le seul côté négatif du mystère de sa conception, la seule préservation de toute tache. Il est porté par ce titre, jusque là insolite, vers la plénitude de grâce qui est son côté positif. De plus, cette plénitude de beauté et de force surnaturelle est une plénitude active. Sans l'ombre d'un retard ou d'une déviation Marie a répondu à toute la Conception de Dieu sur elle, soit au temps où il façonnait en elle sa future Mère, soit ensuite quand il l'associa à toutes les étapes de son mystère d'Incarnation et de Rédemption. Dieu n'a qu'une pensée sur ce monde et il y rapporte tout le reste, c'est le mystère de son Fils fait homme et Sauveur des -- hommes. Tout en découle et tout y revient. Or tout ce courant de vie, de grâce et de gloire sous ses différents aspects passe par Marie, par son cœur et par ses mains. Elle est le fonde­ment de la Cité de Dieu, mais fondement vivant de la Cité vivante des âmes. Elle n'en est pas seulement le support pre­mier et lointain, elle pénètre de son influx maternel tous et chacun des membres de ce Corps du Christ. Elle en est l'ouvrière. En vérité elle l'édifie après Dieu et avec Lui. 156:318 De sa majestueuse position de souveraine Marie ne prend la place ni le rôle de personne. Elle maintient chacun à sa place, elle le soutient et elle le guide. Écoutez-la signifiant ses volontés à Bernadette : « Allez dire aux prêtres »... Elle n'em­piète pas sur leurs charges, elle les meut et elle les guide. Elle leur vaut la grâce de répondre. Vraiment toute la Cité de Dieu est en elle. Comme elle a pu se dire la Conception de Dieu, au même sens elle est toute la Cité de Dieu, ce qui ne pourrait se dire d'aucune autre pure créature. C'est d'ailleurs par ce beau titre que l'Église la salue dès l'introït de la messe du 11 février, fête de son apparition à Lourdes : « J'ai vu la Cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel d'auprès de Dieu... » On sait que les plus belles parties de cette messe et de son office sont dues au car­dinal Pitra, le moine de Solesmes disciple de dom Guéranger. *Marie et son peuple.* Lourdes c'est l'Immaculée-Conception, mais c'est peut-être avant tout le Rosaire, la prière spontanée de Bernadette, peut-être la seule qu'elle sût. Et c'est la première partie du message adressé à tous et qui semble tout résumer : « Prière et pénitence ». A la même heure la Vierge fait annoncer par Mélanie de La Salette l'armée de ses parfaits apôtres. Ils auront à courir le monde ravagé et calciné par ses péchés pour y recueillir les dernières moissons de Dieu. Mais où les moissonneurs iront-ils engranger ? Où iront-ils eux-mêmes refaire leurs forces et reprendre élan, sinon dans ces sanctuaires de la prière dont la chapelle demandée par Marie à Lourdes n'est que le premier, l'exemplaire symbolique ? Le peuple chrétien a compris. Partout dans le monde les « Notre-Dame de Lourdes » se sont élevées. Quelle paroisse n'a pas au moins sa statue de la Vierge de Massabielle au pied de laquelle se raniment les ferveurs défaillantes ? 157:318 « Je veux qu'on y vienne en procession », ajoute l'appari­tion montrant l'effort à s'imposer, la peine à prendre comme en tout pèlerinage. Réalité et symbole à la fois. Les temps s'ouvrent en effet où la pratique de la religion ne sera plus ce courant général qui porte les âmes. Trouver des églises, trouver des prêtres pourra poser un problème et mille difficultés à vaincre. C'est par la force des choses que prière et sacrifice vont se trouver conjoints. L'accès aux sacrements, à la foi peut-être, deviendra un défi. Il sera considéré comme tel par le monde moqueur. Les grands courants du monde ayant tout pollué, Marie interdit le Gave à Bernadette qui doit se traîner sur les genoux vers la fontaine cachée et s'en relève toute bar­bouillée au grand mépris de beaucoup. L'enfant doit aussi manger de l'herbe sauvage. « C'est pour moi et pour les autres », dira-t-elle. Peine rédemptrice ! Mais à ce prix que de grâces et quel flot de joie ! Berna­dette dira encore des années après qu'elle revoit la Vierge quand elle veut si elle reste bonne et se garde de toute faute. Et pour tout fidèle quel réconfort ! Non seulement dans ce gage de la présence active de la Reine des cieux que sont les miracles, mais plus encore dans la beauté de Marie. Ses pieds nus touchent notre terre, fleuris de deux roses d'or, images de son humilité et de son obéissance, les deux vertus bases de toutes les autres. Minces détails, sera-t-on tenté de penser. Mais qui voudra s'arrêter à la description de Bernadette trouvera souvent dans les traits sous lesquels l'Immaculée s'est présentée à elle des grâces semblables de lumière et de paix. Un autre enseignement de Marie c'est son choix même de la fille des Soubirous. Elle use là du procédé de son Fils lors­qu'il place un enfant comme une parabole vivante au milieu du cercle des apôtres. Elle nous remet sous les yeux en acte la béatitude des pauvres, leur éminente dignité dans la Cité de Dieu. Les Soubirous sont tombés dans la misère. Ce n'est pourtant pas leur état social, si l'on peut dire, ils refusent la mendicité. Dans quelques années, aidés par l'Église, par l'évê­ché et la paroisse, ils retrouveront leur véritable situation de meuniers, bons ouvriers vivant au jour le jour du travail de leurs mains. Bernadette n'y trouvera pas à redire ; elle, telle­ment attentive à recommander aux siens de ne pas s'enrichir que l'on peut voir dans cette insistance l'écho d'une recom­mandation de la Vierge Revenons à la grotte. Une seconde leçon de Marie tient dans sa manière d'élever une âme. L'enfance humaine est une autre pauvreté, pauvreté de raison, pauvreté de sagesse. Celle-là, Notre-Dame ne la béatifie nullement selon la tendance dévoyée d'esprits contemporains. 158:318 Elle l'instruit, et de la façon la plus ferme, et du plus haut sujet. La parole fondamentale pour Bernadette et pour nous est livrée sans ambages : « Je ne viens pas pour vous rendre heureuse en ce monde mais dans l'au­tre. » La parole a paru dure à certains, elle est pourtant néces­saire, la plus nécessaire qui soit et pour tous, d'ailleurs, si nous voulons comprendre, c'est la plus douce qui se puisse. Car par­lant à une enfant Notre-Dame se mettait à sa portée immé­diate. Mais beaucoup auront-ils été aussi heureux sur terre que le fut Bernadette au cours de sa vie au seul souvenir de cette parole ? Un singulier respect s'allie à cette fermeté maternelle. « Elle me fait vous », dit la voyante étonnée et tonte fière. Et dans l'invitation, quelle courtoisie : « Voulez-vous me faire la grâce de venir ici pendant quinze jours » ! Les égards ne sont pas moins sensibles quand la Vierge confie à son interlocutrice des secrets qui lui sont personnels et qu'elle ne devra révéler à nul autre. Avec la même fierté paysanne, l'enfant saura les garder. Le germe divin semé dans cette âme, Marie le laissera cul­tiver dans les conditions communes d'une école paroissiale puis d'une congrégation religieuse aux formes traditionnelles si faci­lement raillées aujourd'hui. Elles conduiront Bernadette à tra­vers joies et peines aux plus hauts degrés de la sainteté, à un héroïsme soutenu jusque dans les affres d'une agonie qui fait penser à la crucifixion. « Ce que mon Père m'a donné est plus grand que tout, et personne ne l'arrachera de mes mains », dit Notre-Seigneur au chapitre dixième de saint Jean, et « A mes brebis je donne la vie éternelle ». Avec une douceur nouvelle Lourdes rappelle qu'il a communiqué ce privilège à sa Mère. Qui saurait le lui ôter ? Élie Costefrège. 159:318 ### A Tixier-Vignancour *pour ses soixante ans de barreau* *Cette année 1987 qui s'achève, ne la laissons pas se terminer sans y avoir honoré les soixante années de barreau de Jean-Louis Tixier-Vignancour.* *Au sommet d'une carrière d'avocat où foisonnent les épisodes dramatiques ou savoureux, il a été devant les tribunaux d'iniquité le défenseur de la communauté fran­çaise d'Algérie abandonnée par le monde entier et par l'Église. Il fut alors la voix de la France humiliée et trahie par son gouvernement indigne. C'est le témoignage que portait Jean Madiran au lendemain de la condamnation du colonel Bastien-Thiry, dans le numéro 72 d'*Itinéraires*.* *En hommage à Tixier-Vignancour, voici quelques extraits de ce témoignage pour l'histoire, tel qu'il fut publié au mois d'avril 1963.* \[*Après avoir décrit et analysé la mise en condition de l'opinion publique par la soi-disant* « *information* » *en 1961-1963, Jean Madiran continuait :*\] Mais le silence, mais le mensonge ne sont pas tranquilles. Il y a Tixier-Vignancour. \[Cf. It. 72, pp. 120-126\] 166:318 ## NOTES CRITIQUES ### Jean Guitton et la crise de l'Église : « Silence sur l'essentiel » #### *Première lecture* Au soir de sa vie, celui qui fut, à la demande de Paul VI, le premier laïc dans l'histoire à prononcer un discours à des évêques réunis en concile, celui qui travailla avec son maître le P. Pouget, l'abbé Portal et Lord Halifax, à promouvoir dès 1920 l'œcuménisme, s'effraie du silence de l'Église sur l'essentiel, c'est-à-dire sur l'essence même du catholicisme ([^52]). *J. Guitton insinue que ce silence sur les vérités de la foi révèle leur abandon implicite.* Pour la première fois dans l'histoire de l'Église, le magistère ne proclame plus les dogmes : les séminaires de plus en plus rares enseignent davantage la sociologie -- marxiste en particulier -- que la théologie qui, elle-même, dépend d'une exégèse « hostile a priori à l'essentiel du mystère chrétien » constate Guitton (p. 57). Quant aux catéchismes épis­copaux, sauf exceptions (nous pensons à celui du cardinal Siri pour son diocèse de Gênes), ce sont des « Parcours » où l'idéologie idolâtre des Droits de l'Homme remplace les commandements envers Dieu. 167:318 Pourquoi les hommes d'Église sont-ils tellement honteux de croire au Christ et préfèrent-ils le « dialogue » avec toutes les religions (sauf avec ceux qui veulent garder la Tradition) plutôt que la reconnaissance de l'Unique Vérité ? Jean Guitton pense que ce silence sur la doctrine catholique de la part de ceux qui devraient la proclamer « urbi et orbi » va finir par étouffer l'Église et même peut-être par la faire mourir : il est plus qu'urgent de se réveiller si nous ne voulons pas qu'un pluralisme des croyances, qui cor­respondrait de fait à une apostasie, ne se substitue à l'identité de la vérité révélée. Dans un article de la *Revue des deux Mondes,* Guitton écrit : « Qu'il y ait un pluralisme dogmatique, que l'on puisse par exemple admettre le miracle dans cette paroisse et le nier dans une autre ; que l'on admette ici l'autorité épiscopale ou papale et qu'on la rejette dans une autre ; que l'eucharistie soit ici une réalité, et que là elle soit un symbole ; que l'on croie ici à la vie éternelle et que là on en doute, etc., alors, nous sommes dans une religion secrètement divisée contre elle-même, et qui va disparaître » (mars 1987, p. 656). Jean Guitton, comme le cardinal Ratzinger (voir son *Entretien sur la foi,* Fayard 1985), le P. de Lubac, et bien d'autres qui avaient accueilli le concile comme espoir de renouveau *de* l'Église, déplorent qu'il y a eu un tel renouveau *dans* l'Église qu'on puisse à peine la reconnaître. Car il ne s'agit pas seulement d'un changement extérieur (habit civil et non plus ecclésiastique, les langues vernaculaires remplaçant le latin, etc.), mais d'une modification de la structure de l'Église jusque dans ses rites et sa nouvelle formulation de la foi qui n'est plus adhésion de l'intelligence à la vérité révélée mais choix subjectif, « hérésie » en grec, où le « libre examen » de chacun a remplacé la soumission à l'autorité de l'Église enseignante. Soumission qui n'était pas servilité mais reconnaissance, connaissance pleine de gratitude de la vérité divine transmise par l'Église qui ne cessait de l'approfondir, de la développer, comme disait Newman, mais ne la changeait pas. Si une vérité peut varier, c'est qu'elle n'est qu'erreur. Autrefois, on disait : « Hors de l'Église, pas de salut », main­tenant, on met hors de l'Église ceux qui veulent être fidèles à sa vérité inchangée et inchangeable ; avant, on prêchait sur les fins dernières, main­tenant, on brame : « Nous irons tous au paradis » ; avant, on avait la charité de la vérité, maintenant, sous prétexte de charité, de respect d'au­trui, de dialogue, on se tait sur Celui qui est LA vérité ; LA voie, LA vie. Mais de tous les changements post-conciliaires, celui qui choque le plus J. Guitton, c'est celui sur la liturgie car la loi de la prière, la liturgie, est la loi de la foi : *Lex orandi, lex credendi :* « Selon l'apparence et aux yeux du peuple de nos paroisses, les changements sont considérables. Comme il arrive dans toutes les « révolutions », ces changements affectent d'abord le langage. 168:318 Désormais, on n'ose plus parler de ce qui était appelé depuis des siècles le « sacrifice de la messe ». Les mots les plus consacrés par l'usage ont été *subitement* remplaces. Ainsi, on ne parlera plus d'autel, mais on parlera de table ; on ne parlera plus de calice, mais de coupe ; on ne parlera plus d'hostie, mais de pain. Surtout, on ne parle plus de sacrifice, mais de partage... (or) lorsque l'essentiel est passé sous silence, il se venge » (pp. 33, 34). Jean Guitton regrette que le changement de la messe nous ait rapproché, *dans l'ambiguïté,* des protestants car il donne, pense-t-il, trop d'importance à la liturgie de la Parole (comme à la Cène des Réformés) par rapport à la liturgie du Sacrifice. Il souhaiterait, pour montrer qu'il n'y a pas incompatibilité entre les deux rites (celui dit de saint Pie V et celui de Paul VI) que l'Église les autorise tous les deux, au moins dans la période de transition que nous traversons car « inévitable­ment, pour le peuple qui ouvre les yeux dans nos vieilles églises, qui voit juxtaposés l'ancien autel et la table de la liturgie nouvelle, il semble que le changement est une correction. Qui dit progrès dit dévaluation : la vapeur a remplacé le cheval, l'électricité a remplacé le pétrole, et, demain, l'atome va remplacer l'électricité. Comment faire comprendre au peuple, qui contem­ple en silence ce magnifique autel délaissé, que la foi dans le sacrifice n'a pas été une étape désormais dépassée, une coutume désormais révolue ?... Je suis convaincu que ma sensibilité rejoint celle du peuple, au sens que Michelet donnait à ce mot. Le peuple est la source de toute noblesse. Le peuple de France est un peuple chrétien. Ce vieux pays de France ne peut dépouiller en un jour sa manière intime de prier, de sentir et de souffrir. Que de fois depuis vingt ans, ai-je entendu l'homme du peuple me dire en confidence : « Ce n'est plus ce que croyait mon père. Je vais quitter l'Église sur la pointe des pieds. » (pp. 39, 40) ». De plus, J. Guitton souffre -- et c'est son honneur -- de ce que les fidèles attachés à l'ancienne messe, celle de tant de siècles et tant de saints, celle de ses morts et celle des conciles, y compris Vatican II, soient suspectés, parfois même rejetés hors des églises (comme à Port-Marly), méprisés, ou au mieux, avec l'indult par exemple, traités comme des vieillards ou des enfants auxquels par mansuétude et extrême indulgence on accorde une concession. « *Comment puis-je faire comprendre à mes frères séparés que notre Église romaine soit si accueillante à leur égard, alors qu'ils la voient si rude pour certains fidèles ? Comment mes frères réformés ne craindraient-ils pas que, lorsqu'ils seraient réunis à l'Église romaine, cette Église ne dévoile un autre visage ? Comment ne penseraient-ils pas que celle qui les attire au nom de la charité œcuménique risque de les corriger demain au nom de la vérité catholique romaine ? Il est difficile d'ouvrir les bras à ceux du dehors et de les fermer à ceux du dedans, d'accueillir le frère séparé et de châtier le fils indocile. Il y a une loyauté, une logique de l'amour. Or l'œcuménisme est par excellence une œuvre d'amour. Et l'amour ne peut avoir deux faces : comme la lumière, il est indivisible* » (p. 42). 169:318 Contrairement à la pratique ecclésiastique actuelle, intolérante envers les fidèles qui veulent maintenir la foi catholique et tolérante jusqu'à la complicité et au reniement envers les partisans d'erreur, Guitton nous exhorte à être intransigeants sur l'essentiel car la vraie charité n'est pas compromis avec la croyance, relative, de l'autre, mais désir de l'amener à vivre la Béatitude pour laquelle il a été créé. S'il y a une crise de toutes les valeurs dans le monde, jusque chez les catholiques (lire à ce sujet la passionnante *Lettre ouverte aux catholiques perplexes* de Mgr Lefebvre, Albin Michel, 1985), c'est parce que, dit Jean Guitton, « depuis le dernier concile, tout se passerait aux yeux de certains comme si l'Église catholi­que avait cessé de se présenter comme possédant la Vérité, comme si elle s'était transformée en une Église qui est à la recherche de cette Vérité. « Je ne suis pas catholique, me disait un confrère, mais, dans mon incertitude, j'avais pour me soutenir l'exemple de votre Église. Elle était un phare qui projetait sa lumière sur mes ténèbres. Cette lumière m'était insupportable, mais c'était une lumière. Elle avait le caractère de toutes les lumières celui d'être sûre. Lorsque j'entends parfois les représentants de votre Église, j'ai souvent l'impression qu'ils ne sont plus en état de possession, mais en état de recherche. » ... Ces objections m'ont conduit à réfléchir sur la notion de recherche. Paul VI citait volontiers ce mot de saint Augustin : « Il faut chercher comme ceux qui doivent trouver. Il faut trouver comme ceux qui doivent chercher encore. » Mais ces deux genres de recherche sont profondément différents. La première est une recherche incertaine, faite dans la nuit, analogue à la recherche du savant qui n'a pas trouvé et qui propose des hypothèses. L'autre recherche est analogue à la recherche de celui qui a trouvé ; qui, sûr de son amour, progresse à l'intérieur de cet amour, pour aimer davantage. Il existe une différence profonde entre l'amour de la possession et l'amour d'incertitude. Quand je doute, je suis semblable à un aveugle hors de sa chambre. Quand je tâtonne, je cherche dans ma chambre enténébrée l'objet que j'ai perdu : je suis chez moi. La « nuit obscure » n'est pas le doute : c'est une purifica­tion, procurée par l'éblouissement de la lumière » (pp. 77, 78). Si l'Église est à la recherche de la Vérité, comme si elle n'était pas greffée sur le Corps du Christ, si son silence voile le Verbe, elle n'est plus qu'injure à Dieu, humanisme athée, et n'a plus rien à apporter aux hommes. « Il faudra bien qu'un jour cette essence (de l'Église) réappa­raisse, sous des formes imprévisibles. Demain, les clercs seront aidés par les laïcs pour prendre conscience de ce qu'ils sont essentiellement : l'appel viendra de la base. 170:318 Demain, ce sont les élèves qui demanderont aux maîtres d'enseigner ; ce sont les soldats qui demanderont aux capitaines de com­mander ; ce seront les laïcs qui demanderont aux clercs de ne pas avoir peur d'être différents d'eux, marqués d'une consécration plus haute » (p. 79). Michèle Reboul. #### *Seconde lecture* Dans l'œuvre abondante de Jean Guitton, *Silence sur l'essentiel* est un petit livre, mesuré à l'aune de sa pagination. Mais il a une saveur particu­lière et un rôle unique dans les travaux et les jours du philosophe. C'est une méditation murmurée sur le ton de la confidence : « C'est une sorte de testament », dit-il. Un testament, c'est un acte solennel par lequel on livre à ceux qui vous survivront l'héritage d'une vie. La vie de Jean Guit­ton fut celle d'un témoin dans le siècle et dans l'Église. Plus qu'un témoin, un acteur de la crise qui déchire l'Église. Auditeur laïc au concile Vatican II, médiateur dans le conflit de Saint-Nicolas du Chardonnet, ami de Paul VI, les préoccupations qui sont les nôtres ne lui sont pas étrangères. Le premier mérite de cet ouvrage, il est là : alors que nos questions, nos interpellations, nos angoisses, sont d'ordinaire balayées d'un revers de main par les clercs installés, Guitton, lui, les tient pour pertinentes, il s'en fait l'écho bienveillant, il les examine et il les rejoint parfois. Ce qui l'inquiète, ce ne sont pas tant les négations bruyantes et pro­vocatrices de la foi catholique, c'est le silence, pesant et systématique, sur les vérités qui la constituent. Et, de fait, ce silence, c'est l'ordinaire des paroisses de France. Beaucoup de prêtres croient encore à la divinité du Christ, à sa mort rédemptrice, à sa résurrection, au bien et au mal, au Ciel et à l'enfer, mais combien *prêchent* ces dogmes ? De là le malen­tendu entre le clergé post-conciliaire et les traditionalistes. Les premiers se sentent insultés, calomniés, incompris, diffamés par les seconds lorsque ceux-ci les soupçonnent d'avoir renié la foi catholique. Et, certes, chez la plupart de nos prêtres (du moins c'est ce que nous croyons) il n'y a pas rejet formel de la foi ni profession publique d'opinions hérétiques, mais il y a un impressionnant silence sur les vérités nécessaires au salut. Lorsque cette absence de profession de foi catholique est constante et quasi uni­verselle, « il vient un moment, écrit Jean Guitton, où ce silence sur l'essentiel ne peut plus être observé sans oblitérer le devoir de sincérité et de vérité et sans mettre en péril l'essentiel lui-même » (p. 10). 171:318 Les garçons et les filles qui sont allés au catéchisme dans les années soixante sont aujourd'hui des hommes et des femmes qui n'ont jamais reçu, dans leurs paroisses, un enseignement authentiquement catholique. Que pourront-ils transmettre eux-mêmes à leurs enfants, si tant est qu'ils en aient et la volonté et la préoccupation ? La tragédie que l'Église vit, elle est là : dans la foi qui ne peut plus se communiquer de génération en génération. Je reprends la formule de Jean Madiran : « l'apostasie imma­nente » ([^53]). Cette apostasie est de toutes la plus dangereuse. Elle n'a pas le visage de la négation triomphante et publique que l'on peut repérer, dénoncer et condamner ; elle a la densité impressionnante du silence, son omniprésence ; elle n'a pas de visage, elle n'a pas de thèses auxquelles accrocher une réfutation. Cette apostasie-là produit des apostats qui s'ignorent. Ils oublient ce qu'on oublie de leur dire. La foi catholique est une nébuleuse, ils n'en cernent ni les contours ni le contenu. Ils ne nient rien. Ils n'affirment rien. Ils sont en état d'apesanteur religieuse. La bar­que de l'Église leur est un vaisseau spatial. Ils y évoluent la tête en bas, les pieds en haut, ils virevoltent, tournoient, se posent et s'envolent, ils ne savent ni où est le haut, ni où est le bas, ni s'il y a un haut et un bas, une vérité et des erreurs. Il y a là une grave responsabilité des autorités de l'Église : le pape et les évêques. Jean Guitton ne le nie pas. Il l'explique en donnant la parole « à deux évêques de France ». Cela vaut la peine de reproduire leurs propos : « C'est à nous, évêques et pasteurs, de déterminer ce qu'il convient de dire ou de taire dans un cas historique, à un moment donné. C'est à vous (philosophes, écrivains, romanciers) d'annoncer le vrai sans notre souci pastoral d'adaptation. C'est à nous que revient l'office d'effi­cacité, de prudence et de patience qui permet de distinguer ce qu'il convient d'atténuer pour ne pas choquer les consciences, pour respecter les délais. Ce devoir relève de la charité. Mais, après le concile, le laïcat, comme dans la primitive Église, a reçu plus que jamais la charge de la vérité. » (p. 13) Guitton, peut-être excessivement impressionné par les grandeurs éta­blies, se borne à constater sobrement : « La relation de l'évêque au laïc s'est modifiée. » Pieuse litote ! C'est d'une révolution copernicienne qu'il conviendrait de parler. Il y a là un renversement total du rôle de l'évêque et du fidèle. C'est le successeur des apôtres, docteur de la foi, qui a reçu « la charge de la vérité ». C'est lui qui doit la proclamer ex cathedra ; 172:318 c'est au laïc qu'il appartient de la diffuser en la proportionnant aux besoins, aux capacités, à la culture de ses interlocuteurs, sans jamais l'édulcorer. Concrètement, cela signifie que nos évêques doivent nous fournir un catéchisme conforme à celui du concile de Trente, les caté­chistes ayant mission de transmettre les vérités qui y sont contenues en fonction de ce que les enfants peuvent en saisir. Aux laïcs la pédagogie de la foi, aux évêques son enseignement. La défaillance épiscopale aboutit à la situation que nous déplorons : dans les nouveaux « catéchismes », la méthode est obligatoire et la foi est pluraliste. L'auteur aborde ensuite une question... essentielle : quelle est la nature de la crise ? Il ne nous berce pas de propos rassurants, tels que ceux que nous avons l'habitude d'entendre : des crises, l'Église en a connu d'autres, et elle a fini par en sortir : « Je suis porté à penser qu'elle diffère en nature. Car il s'agit d'une crise « des essences », c'est-à-dire des idées qui, jusqu'ici, faisaient le lien des civilisations. Sans doute, certains esprits perspicaces et sceptiques, avaient mis en question ces notions fondamen­tales mais leurs doutes n'étaient pas diffusés sur une planète comme ils le sont aujourd'hui. » (p. 20) Nous ajouterons, pour ce qui concerne l'Église, que la diffusion universelle de l'erreur est encouragée par le collapsus épiscopal. L'erreur ne rencontre plus la digue qui doit la contenir. La Réforme et la crise moderniste ont trouvé un pape et des évêques debout, des bergers courageux qui faisaient de leurs crosses un rempart pour les humbles. La crise de l'Église, c'est aussi la crise de la notion de vérité. Jean Guitton a de pertinents développements sur la sincérité absolutoire : « Ne cherchons plus l'accord du sujet avec un objet ; en revanche cherchons l'accord du sujet avec lui-même. Appelons cela la sincérité. Et, donc, à la recherche des critères de vérité, substituons la recherche des critères de sincérité. A la vérité d'une loi imposée de dehors, substituons la vérité intérieure, changeante avec les personnes. Et appelons tolérance ce respect mutuel de nos contradictions, qui procure à la fois la paix intérieure et le confort. » (p. 24) La tolérance et la messe de toujours : Jean Guitton entre de plain-pied dans l'actualité lorsqu'il rapproche ces deux données qui sont au cœur de la crise post-conciliaire. La nouvelle messe a été élaborée dans un esprit œcuménique, nous dit-on. Il fallait éliminer de la liturgie catholique ce qui pouvait gêner les protestants : tolérance. Mais intolérance pour ceux qui persistent à vouloir célébrer selon l'ordo de saint Pie V. Guitton retourne l'argument œcuménique contre ses promoteurs : « Comment puis-je faire comprendre à mes frères séparés que notre Église romaine soit si accueillante à leur égard, alors qu'ils la voient si dure pour certains de ses fidèles ? 173:318 Comment les frères réformés ne craindraient-ils pas que, lorsqu'ils seraient réunis à l'Église romaine, cette Église ne dévoile un autre visage ? Comment ne penseraient-ils pas que celle qui les attire au nom de la charité œcuménique risque de les corriger demain au nom de la vérité catholique romaine ? » (p. 42) Citons aussi ce beau passage : « Au XXI^e^ siècle, qui s'approche à grands pas et qui va nous juger, comment faire comprendre aux observateurs équitables que la forme de la messe, qui depuis le Moyen Age avait duré tant de siècles, la messe que tous les évêques du concile avaient célébrée, la messe que le concile n'avait pas abolie, la messe de tant de spirituels et de saints (la messe de Pascal, la messe du Curé d'Ars ou du Père de Foucauld), la messe de tant de mes morts se trouve subitement suspectée ? Je ne parle pas au nom de la foi, mais de l'équité, du respect des consciences, du respect des délais. » (p. 41) Comment n'être point ému de retrouver nos mots dans les siens et notre indignation dans la sienne ? Guitton, en cela, nous est proche. Mais il nous faut poser une autre question qui tempère notre approbation : jusqu'où nous est-il proche ? \*\*\* Vers la fin du livre, nous avons, en effet, l'étrange impression de rencon­trer un autre Guitton. La pensée, rigoureuse, soudain dérape. Le style s'en ressent. Là où il y avait clarté, bon sens, élégance, on découvre confusion, approximations, cahotements. C'est que le philosophe s'efface devant le visionnaire qui entend nous décrire « le catholicisme à l'ère nucléaire ». Alors qu'il vient de dresser le bilan lucide et amer de la crise qui exténue la foi et désoriente les fidèles, voici qu'il nous annonce les lendemains qui chantent : « L'âge qui vient (qui va renouveler l'identité de l'Église avec elle-même) sera un âge où la communauté ecclésiale sera plus une, ou le peuple sera plus près de son évêque, le pape de ses fidèles, les laïcs de leur clergé -- et où cette émergence d'un laïcat devenu adulte dans l'Église demain, viendra compenser ce que l'Église a pu perdre en puissance sociale. » (p. 97) Certes, on peut prendre cela dans un sens orthodoxe : le triomphe final de l'Église, mais on reconnaît aussi dans le texte de Guitton toutes les balan­çoires progressistes sur le « laïcat adulte », la « puissance sociale » de l'Église ; et qu'est-ce que signifie « renouveler l'identité de l'Église avec elle-même » : est-ce un saut qualitatif brusque qui changera sa nature ou sa restauration dans son intégrité ? Il y a là au moins une ambiguïté que le contexte, hélas, ne lève pas. 174:318 « Qu'est-ce qu'avoir la foi ? » interroge Guit­ton, il répond : « garder l'invincible espérance que, maintenant ou demain, dans ce monde-ci ou dans un autre monde, après de longues vicissitudes ou dans un seul instant, le Bien sera vainqueur » (p. 103). Il y a là la confusion de la foi et de l'espérance. Avoir la foi, ce n'est pas, pour un catholique, croire au triomphe du Bien, pas seulement. Il y a des « hom­mes de bonne volonté » qui y croient aussi, ils ne sont pas chrétiens pour autant. Sous une autre plume, on ne s'étonnerait pas de trouver de tels à-peu-près, mais sous la plume de Jean Guitton qui, au début de son livre, a su si bien parler de la foi ? Notre sévérité est à la mesure de l'es­pérance qu'il a soulevée en nous. Mais il y a des affirmations plus graves encore, comme celle-ci : « Jésus vivait dans la perspective d'une fin pro­chaine. » La fin dont il s'agit n'étant pas sa mort, mais la fin du monde. Il s'agit là d'une thèse proprement moderniste, et condamnée comme telle. Y a-t-il deux Guitton ? Y a-t-il un mystère Guitton ? Nous ne sondons pas les cœurs et les reins. Nous ne verserons pas non plus dans la psychologie religieuse. Contentons-nous, pour répondre à ces questions et exorciser notre trouble, des éléments objectifs du dos­sier, tels qu'il nous les livre lui-même. « Dans le temps qui préparait le concile, écrit-il, mes maîtres (Pouget, Portal, Lagrange) étaient, disais-je, taxés de modernisme. De nos jours Lubac, Balthasar, Ratzinger, sont soupçonnés d'intégrisme. Or, ils désirent éviter l'intégrisme. Quant à moi, mes livres sur Jésus, sur Marie ont été à grand-peine sauvés de l'index. Paul VI me disait en souriant : « Je vous ai épargné le bûcher. » Je n'ai pas changé. Je ne vois rien à modifier dans mes anciens ouvrages. » (p. 89) Guitton n'a pas changé. Les autres non plus. Les « modernistes » d'hier ne sont pas devenus « intégristes ». C'est l'Église qui a changé. C'est toute la tragédie que nous vivons. On veut nous faire croire que les théologiens qui furent condamnés sous Pie XII, ou simplement tenus en suspicion, étaient victimes de l'arbitraire romain et de censeurs tracassiers. Il n'en était rien. Le Père de Lubac était dans l'erreur, pour ne citer que lui, lorsqu'il contestait la nécessaire distinction du naturel et du surnaturel. Il a encore tort aujourd'hui. Cette position est toujours grosse d'erreurs subséquentes, que nous ne pouvons pas examiner dans le cadre de cet article. Simplement, au moment où des théologiens nient la résurrection de Notre-Seigneur et sa divinité, cette faute apparaît bénigne. Qui aujour­d'hui, d'ailleurs, se soucie de la distinction du naturel et du surnaturel ? La question n'a plus ni pertinence ni existence. Le Père Lagrange avait tort de demander, comme le rapporte Jean Guitton, qu'on laissât « leur liberté entière aux exégètes ». 175:318 Mais il croyait, lui, contrairement à bien des exégètes contemporains, à l'historicité des Évangiles de l'Enfance. Ainsi, par glissements successifs, un théologien qui croit au Père, au Fils et au Saint-Esprit passe-t-il aujourd'hui pour un traditionaliste, voire un intégriste. Leur traditionalisme est un simple effet d'optique. Le traditio­nalisme de Jean Guitton pourrait bien être de cette espèce-là. Il n'y a qu'un seul Guitton en qui cohabitent un traditionalisme ins­tinctif et un modernisme résiduel, à moins que ce ne soit l'inverse, et dans des proportions que Dieu seul connaît. *Silence sur l'essentiel* témoigne de ce déchirement qui n'est pas uniquement celui d'un homme mais celui de l'Église contemporaine. Guy Rouvrais. ### L'intégrale du *Soulier de satin *au Festival d'Avignon Pour le quarantième festival d'Avi­gnon, Antoine Vitez, dans la cour d'honneur du Palais des Papes, a relevé le défi de Claudel : l'intégrale du *Soulier de Satin.* 9 heures de spectacle, 11 heures de présence, de 21 h à 8 h... Nous ne savions plus, lorsque acteurs et spectateurs s'ova­tionnaient pour leur réciproque cou­rage, si l'émotion jusqu'aux larmes était communion à l'œuvre... ou sou­lagement, dans le matin froid, après la tension nocturne. Car Avignon, « la ville accorte que le mistral trousse et décoiffe », était cette nuit-là ville lourde, ciel bas sans étoiles et chargé de pluie, et le plateau s'était fait glissant comme une patinoire, au point que, en cette poésie baro­que où cocasse et tragique se croi­sent ou se mêlent, où l'auteur demande de ne pas se prendre au sérieux, on ne savait plus si les chutes étaient celles des acteurs ou des personnages. Vitez est marxiste. Il n'est pour­tant pas infidèle à Claudel mais il lui est inégal. Ou c'est Claudel qui est, comme le dit Lalâ dans *la Ville,* « la promesse qui ne peut pas être tenue ». Malgré leur bonne volonté, les spectateurs rient parfois à contre­temps. Même s'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes, les acteurs sont souvent emphatiques, et Vitez se dit partisan d'un retour à la déclama­tion. Ils ne font pas croire vraiment aux personnages. Mais le vœu de Claudel est cette « distanciation » qui deviendra si fort à la mode : 176:318 concevoir accessoires et décor de façon à éviter l'illusion, rappeler constamment au public qu'il est au théâtre -- « il me faut cette lettre pour que la pièce continue et qu'elle ne reste pas bêtement suspendue entre ciel et terre ». La seule à être, à sa manière, infidèle à Claudel et à Vitez, c'est la blonde adolescente qui incarne Dona Sept Épées ; drôle, enfantine, fougueuse et passionnée, elle « y croit » ; et la « distancia­tion », avec elle, n'est pas de mise. La critique « de droite » fustige : « A Avignon, la déception s'appelle Vitez », mais oublie Claudel catho­lique pour ne voir en lui qu'un « baroque, un brutal, un sensuel flamboyant ». (*Figaro-magazine*) La critique « de gauche » loue le décor et la mise en scène, « ce plateau comme une embarcation dans la nuit », ce « génial sourcier de l'om­bre ». (*l'Événement du Jeudi*). Peu se montrent sensibles à l'événement spirituel que constitue l'intégrale du *Soulier de Satin,* même présenté par Antoine Vitez, et qui représentera la France à la rentrée prochaine, en Espagne, en Belgique, et au 750^e^ anniversaire de Berlin. Il est vrai que le brassage des événements et des lieux, l'extravagance féconde du scé­nario, la multiplicité des tons et des personnages, dans lesquels se com­plaît ce touche-à-tout de génie qu'est Claudel, permettent de s'attarder sur l'inessentiel. Et pourtant, c'est bien d'un évé­nement spirituel qu'il s'agit. Mais lequel ? La clameur surnaturelle de l'œuvre est-elle intégralement catho­lique ? On pourrait y voir aussi bien une tragédie grecque, où la fatalité empêche les amants de jamais se rencontrer, et les conduit inélucta­blement à la mort ; et la mort, ces « fiançailles avec la liberté », est-il si sûr qu'elle prélude aux noces divi­nes ? On pourrait y voir aussi, comme Claudel y invite lui-même, « la légende chinoise, les deux amants stellaires qui, chaque année, après de longues pérégrinations, arrivent à s'affronter, sans jamais pou­voir se rejoindre, d'un côté et de l'autre de la voie lactée ». Car il faut beaucoup de bonne volonté au spectateur pour croire à ce Rodrigue et à cette Prouhèze qui se cherchent et se fuient sans cesse, et, en neuf heures de spectacle, ne se voient que le temps d'une scène, et pour lire en cette séparation un sacrifice rédempteur. D'ailleurs, je ne crois pas que l'es­sentiel soit là. Il est plutôt dans cet optimisme fondamental de Claudel, dans cette esthétique du désordre qui est aussi une éthique. Claudel conçoit la création poétique comme la *Genèse,* revue et corrigée : évo­quant dans *la Ville* les six jours où Dieu créa l'univers, et le mot répété « Dieu vit que son œuvre était bonne », Claudel traduit : « Dieu se mit à rire. » Je ne sais pas si ce rire est intégralement catholique, mais il explique la cocasserie du *Soulier de Satin,* les personnages drôles où Vitez a trouvé sa meilleure veine, comme le serviteur chinois, mime merveilleux, qui se joue du saint baptême : « Ne sera-ce pas une joie immense au ciel, à qui un Chinois catéchisé fait plus d'honneur que quatre-vingt-dix Espagnols qui per­sévèrent ? » L'une des pensées essentielles de Claudel est la réintégration du mal Dieu écrit droit avec des lignes courbes. Même le péché -- étiam peccata. -- est condition du salut, pareil au cheval aveugle qui pousse à la noria et fait monter l'eau. Claudel est assurément un grand dramaturge catholique, et le specta­teur goûtera les diatribes contre les protestants, qui « réduisent la chimie du salut entre Dieu et l'homme à cette transaction personnelle et clan­destine dans un étroit cabinet » ; « le protestant prie seul », mais « c'est avec son œuvre tout entière que nous prierons Dieu », et il ne faut pas voir une digression dans les paroles du vice-roi faisant de Ru­bens, qui « a glorifié la chair et le sang », « une sorte de prédicateur de l'Évangile » ; 177:318 on aimera aussi la fille de Prouhèze, cette petite Sept Épées qui, Pierre l'Ermite en jupons, rêve d'aller « sous l'enseigne de Jésus Christ prendre Bougie pour com­mencer ». Ne boudons pas notre plaisir quand nous l'entendons cla­mer : « Il est temps que la chrétienté, une fois de plus, se jette sur Mahomet à plein corps, il va voir ce que nous allons lui faire prendre ! » Le catholicisme de Claudel a son plein sens étymologique : il est uni­versel, et c'est pourquoi il brasse avec aisance les temps et les lieux. « La scène de ce drame est le monde », et Rodrigue est comme écartelé entre l'Afrique, l'Europe, l'Amérique et l'Asie. Et les années, comme symboliquement, ne se comptent pas une par une mais par dizaines, comme cette lettre de Prou­hèze qui met dix ans à parvenir à Rodrigue ; et le temps, « manipulé comme un accordéon », permet toutes les fantaisies jusqu'à une allu­sion à Napoléon, en plein XVI^e^ siècle. Il me semble que la vision de Claudel est moins tragique que dramatique. Le comique entre dans le drame, mais le tragique l'exclut. Dans l'univers claudélien, tout se réconcilie, en cette solidarité où, dit Sept Épées, « il n'y a qu'une chose de nécessaire, c'est les gens à qui nous sommes nécessaires ». Même les âmes jamais rassasiées de Rodri­gue et Prouhèze « trouveront au ciel leurs racines ». Leur souffrance n'est que le sceau des tempéraments forts. Et la sensibilité de Claudel semble hésiter entre le désir jamais assouvi parce qu'ordonné au ciel -- « Dieu seul remplit » -- et l'hymne au corps, au monde, à cette mer qui est pour Rodrigue « sa compagne de lit, la couche impériale sous son corps ». Ou plutôt il n'hésite pas vraiment : il choisit tout. La « déli­vrance des âmes captives » est aussi la délivrance des corps, « et de tous deux la semence est faite qui est appelée à fleurir dans un autre jardin ». Danièle Masson. ### Jolis bouquins... joliment faux ! Voulez-vous la recette pour trans­former l'enfant le plus banal en zéla­teur de toutes les idées fausses ? Zélateur inconscient je vous l'ac­corde mais persuadé quand même ! Vous prenez l'enfant du châtain le plus courant, le brun du noir le plus quelconque, le rouquin du carotte le plus typique ou le blond du blond le plus normal du monde -- fille ou garçon -- Qu'il soit intelligent ou non peu importe. Vous lui laissez lire ces jolis bouquins si bien écrits, si tentants dont je vais vous raconter l'histoire. \*\*\* 178:318 L'aventure primordiale, celle qui consiste à débarquer en ce monde inspire toujours les auteurs. L'épon­ge... le cœlacanthe... la petite algue bleue... le choix est grand pour savoir d'où nous venons au juste. C'est ce qui apparaît au fil de ces livres pour enfants qui proposeront tout, sauf la création divine. Dans *Ces animaux qui nous gou­vernent* le propos manque de génie inventif car l'homme y est simple­ment le cousin du singe, ce qui nous ramène pas mal d'années en arrière en matière d'évolutionnisme. *Ces animaux qui nous gouvernent* est un bel album par ailleurs, qui nous pré­sente l'homme comme un mammi­fère (chose dont nous sommes bien persuadés après avoir vu ces dames en monokini sur les plages !). Et l'âme dans l'histoire ? Aurions-nous une âme commune avec les singes ? Ce n'est pas une bonne lecture pour les jeunes enfants auxquels l'album s'adresse. A moins de penser que l'idée ne peut s'enfoncer dans leur tête. Oh erreur ! *Ces animaux qui nous gouver­nent* de A. Tison et T. Taylor, éditions Nathan collection : « Jeu­nesse » 94 pages, 1986. Une autre histoire de bêtes a bien plus de panache et retient son lec­teur beaucoup mieux : *Un chat comme moi,* loti d'une amusante couverture, nous ouvre le cœur d'un petit garçon pas content du tout ; ni de lui, ni du monde qui l'entoure. Alors c'est tout simple, moralement et réellement il devient... le chat. Être matou, là, c'est autre chose ! Et nous voici devant le même pro­blème : et l'âme ? Où est passée l'âme ? Ou bien alors l'âme d'un chat et celle d'un garçon seraient-elles identiques ? A moins que le garçon n'ait laissé la sienne en quit­tant sa première peau pour se faire une fourrure ? Cocasse petite affaire n'est-ce pas ! Et là-dessus joli cours, mine de rien, sur les délices du qui changement d'identité -- A votre bon cœur m'sieurs dames pour redresser une histoire pareille si votre enfant l'a lue : *Un chat comme moi* de Pascal Garnier édi­tions Nathan collection : « Arc-en-poche » 93 pages 1986. Les identités baladeuses sont très à la mode et les âmes qui prennent des envols louches viennent grossir un bizarre troupeau de chiens, de chats, de papas et de mamans, d'en­fants interchangeables avec ou sans leur peau -- au choix. *L'invention du professeur Costigan* par exemple, offre un passionnant univers de science-fiction décrit sur un ton pénétré. On sent qu'il va se passer des choses ; et il s'en passe. Cette machinerie bizarre, une aiguille qu'invente le savant est un moyen nouveau pour remonter le temps. L'homme courageux qui passe à travers le sas de cet engin se dématé­rialise et retrouve ailleurs dans un autre temps, la vie et la matière vivante, sauf ce qui est métallique. Cela prouve au moins une chose c'est que l'âme humaine n'est pas de métal. Cela laisse entendre aussi qu'une âme est une quantité de matière vivante, le cerveau aussi. On ne pense pas toujours voyez-vous que le livre d'enfant susurre d'aussi étranges choses ! *L'invention du professeur Cos­tigan* de Jerry Sohl, éditions Robert Laffont collection : « Folio Juniors » 147 pages 1986. C'est ainsi qu'un autre livre m'a laissée coite : *François et le mystère de Mon­dobscur* est une histoire qui nous mène tambour battant chez les om­bres. Platon, (cheval) ayant fait un écart, François (garçon) tombe au pays des ombres. Il n'a qu'une idée et très vite : ressortir ! Il regrimpe du trou en compagnie d'une petite Julie (ombre ou fille ?) bientôt suivi de Socratipop (ombre certifiée et même chenue) une sienne connais­sance à elle, faite *là-bas.* Les autres ombres reviennent à la vie en reve­nant à la lumière. 179:318 Ce livre très court ne manque pas d'être redoutable car sous son air simple il est compliqué. Les notions de mort-vie-réel-reflet-lumière et om­bre sont présentées comme des no­tions changeantes selon les actes du sujet, lequel est François qui titille avec les morts comme d'autres jouent aux osselets. C'est ainsi que le garçon peut passer du monde clair à « Mondobscur » et ramener Julie que l'on situe mal ? A quel centimè­tre de l'entonnoir passe-t-elle de mort à vie... ou bien est-ce en tant qu'ombre qu'elle remonte ici ? Le petit couplet sur la beauté de la lumière ne fait pas oublier l'humo­ristique plaidoyer pour l'exploration des enfers. Il n'y a pas Dieu mais les *dieux --* forcément ! Il n'y a ni Orphée, ni Cerbère, ni le Styx. Il y a en revanche, et au dos de la couver­ture, toutes les gloires intellectuelles dont se pare l'auteur : maîtrise de philosophie, ce qui ne se voyait pas du tout n'est-ce pas. Et je me demande même si d'aventure elle n'aurait pas un petit faible pour les Grecs ? Pas vous ? *François et le mystère de Mon­dobscur* de Claire Martel, éditions Lito, collection : « Junior-poche », 91 pages, 1986. *Le Monde Antique* c'est autre chose et c'est bien charmant à lire. Le sous-titre suffit à expliquer le thème : « La vie de tous les jours dans l'Égypte, la Grèce et la Rome ancienne. » Basés sur une très bonne docu­mentation les jolis dessins remplis­sent d'aise. Il faut un talent d'enlu­mineur pour camper ces petites silhouettes si vivantes, si pleines de mouvement. L'ensemble éveille des rumeurs, fait ressurgir de la pous­sière ces mondes enfouis avec leurs costumes, leurs danses, leurs cou­tumes, l'esprit de leurs lois, de leurs arts, le style de leur vie quotidienne. Et puis toc ! Bien évadé dans l'Égypte des pharaons on découvre ceci : « Le matin on priait le dieu de descendre dans sa statue » et cela se passe pendant « le service religieux de l'aube ». Plus loin... « on prome­nait le tabernacle du dieu », le tout accompagné de ces jolis dessins bien proches -- trop proches -- de l'au­tel catholique et de l'arche d'Al­liance. Cela crée une confusion sur Dieu et les dieux et teinte d'une même apparente véracité les prati­ques magiques comme étant aussi valables... que d'autres, les chré­tiennes par exemple. Comment un enfant pourrait-il déceler une invite aussi subtile ? *Le Monde antique* : la vie de tous les jours dans l'Égypte, la Grèce et la Rome ancienne, éditions du Pélican, 192 pages, illustrations de Joseph Mac Ewan et Roger Marin, conception de Kim Blundell sous la direction de Jane Chislom, traduit de l'anglais par Sylvette Brisson-Lamy, 1986. Dans le domaine du clair-obscur, ces univers aux notions floues, biai­ses, vaguement louches, il existe une réimpression du fameux *Passe-mu­raille* de Marcel Aymé. J'ai pu voir que les pauvres lec­teurs de 13-14 ans sont tenus de lire des textes bien au-dessus de leur âge et ce livre a de quoi tenter un pro­fesseur parce qu'il est de notre épo­que et qu'il est fantastique. Il trouve donc, ce *Passe-muraille,* sa place parmi les histoires étranges, oh combien ! C'est l'aventure d'un homme doué du pouvoir inquiétant de traverser la matière. De ce fait il peut vivre sa vie et une autre, non officielle, en dehors de toutes nor­mes, secrète et libre. On ne décrit pas le talent de Mar­cel Aymé qui n'est plus à faire connaître. En revanche ce talent se complaît ici aux histoires douteuses, grivoises, malsaines, qui créent un malaise quant à l'identité vraie du monsieur et la qualité des loisirs en général. 180:318 Ceci permet au lecteur de découvrir -- entre autres -- les délices perfides, les découvertes indis­crètes, interlopes d'être en même temps le mari et l'amant de sa pro­pre femme. Pour cette histoire com­me pour les précédentes, un discret coup de balai dans votre bibliothè­que s'impose. Au nom du beau style d'aucuns feraient lire à des enfants absolument n'importe quoi. Il y a même longtemps que c'est déjà fait. \*\*\* A classer parmi les ouvrages... oh, là, il faudrait un terme vraiment extraordinaire... mettons, horribolo -- médico -- para -- psycholo -- nécrolo fantastique par exemple, il y a : *Histoires horribles... et pas si méchantes.* Je me demande s'il se peut que des catholiques aient un tel livre chez eux... et pourtant ! J'en ai vu de pires. Disons que celui-ci retient l'attention par la vivacité du rythme, la richesse et la variété des histoires contées. Il y a pourtant plus d'un reproche à lui faire : l'insolence du ton d'abord. « Vaut mieux être un faux punk qu'un vrai journaliste ! Et toc ! Moi au moins, je ne promène pas des chiens écrasés dans des cani­veaux sanglants ! » C'est l'aimable début d'un dialogue entre père et fils. Et c'est ici le jeune garçon qui parle à papa, journaliste profession­nel. Suit une intéressante soirée où chacun va raconter des histoires horribles de tous genres. La médecine, la chirurgie et la rubrique nécrologique, la para-psychologie, la télépathie et les méchancetés variées vont fournir un feu d'artifice de petites horreurs qui doivent faire rire au début, semble-t-il, et faire peur à chacun par la suite. Certaines sont extraites de faits divers, ce qui rajoute un piment à cette sauce sul­fureuse. C'est tout au long de cette histoire, bien contée, au style enlevé, un mauvais sourire, une atmosphère étrange et équivoque qui porte à dauber sur la souffrance, la maladie et la mort. Franchement pour porter les 8-10 ans à un certain respect des choses de la vie on ne fait pas pire ! Et ce pire a beaucoup de talent sous la plume de Poslaniek, l'auteur. *Histoires horribles... et pas si méchantes* Christian Poslaniek, éditions Flammarion, collection « Castor-poche », 192 pages janvier 1987. \*\*\* Plus les lecteurs sont petits et plus ils sont vulnérables à tout ce qui vient de leurs livres ; les per­sonnages, le ton, les images, tout compte. C'est pourquoi *Une histoire sombre... très sombre !* n'est pas une atmosphère qui leur fera du bien. Vous avez... 5 ou 6 ans, quel­qu'un vous offre ce livre et vous l'ouvrez. L'image, très prenante rem­plit toute la page et représente un vieux château. Ruth Brown sait peindre un endroit isolé hors du temps et rempli d'un étrange silence. Elle trouve les formes et les couleurs pour créer un mystère. Et vous entrez dans cet univers désert où tout est sombre... très sombre. Der­rière un énigmatique chat noir vous montez le ténébreux escalier, vous découvrez d'inquiétantes tentures, l'atmosphère sourde, étouffée, est menaçante et pourtant il n'y a per­sonne. Un malaise vous descend sur les épaules. De pénombre en pénom­bre, d'absence en solitude vous découvrez la magnificence aban­donnée des pièces vides, les longs couloirs où vous êtes seul vous emmènent dans une chambre où l'éclairage est bas, l'armoire brune et seul un trait de lumière filtre d'une boîte entrouverte. Là une souris s'est terrée les yeux exorbités de terreur. Fin. 181:318 Ce n'est rien et pourtant c'est beaucoup. Les bruns, les gris foncés et les ombres profondément noires forcent l'enfant à s'identifier à l'an­goisse qui sourd des pages, la menace tapie derrière les choses. Comme il n'y a quasiment pas de texte sinon les mots *sombre... très sombre* qui reviennent tout le temps, rien n'est fait pour desserrer l'étreinte de la peur. Souvenez-vous qu'à 4 ou 5 ans vous et moi n'étions pas si farauds dans le noir. En plus cet envoûte­ment a quelque chose d'ésotérique, ce fantastique a des relents d'occul­tisme. Les fils de lumière n'ont pas à trouver leur bonheur dans les ténèbres. *Une histoire sombre... très som­bre,* Ruth Brown éditions Galli­mard 28 pages 1986. D'une façon bien plus légère et bien plus gaie, *Dans les nuages* n'est pas plus louable. Voilà : Il n'y a pas un mot, pas un texte mais un immense et délicieux ciel bleu au-dessus d'un vert paysage. Là-haut se poursuivent des nuages blancs et dodus, blancs et joufflus, blancs et espiègles, enfantins et si gentils. Et voilà qu'à la dernière page, le petit garçon et la petite fille qui les contemplaient s'enfuient épouvan­tés : deux énormes nuages les pour­suivent ; ce sont deux monstres toutes pattes dehors, les yeux fous et à fleur de tête le rictus mauvais. Malgré l'atmosphère champêtre et printanière cette histoire sans paroles initie l'enfant à découvrir le laid, l'inquiétant, le morbide dans ces blancs troupeaux pacifiques. Et pourquoi sélectionner des monstres plutôt que rechercher le chien, la cafetière, ou toute autre forme bon­ne et familière ? *Dans les nuages* Peter Spier éditions de l'École des loisirs, 34 pages 1987. En fait de fantastique les cinq albums suivants ont de quoi laisser très triste. C'est une collection et elle s'inti­tule : « Rue du Dragon ». On feuillette et à première vue l'atmosphère fait un peu contes d'Hoffmann. C'est une rue antique, aux vieilles petites maisons, aux vieux petits pavés et tout est un peu de guingois. Il n'y a guère pour l'habiter que Monsieur Touron (qui porte bien son nom) Madame Rape­tipetas (une Mac-miche par l'allure, entre deux âges, pas méchante mais pas futée non plus) Monsieur Vitau­lit (un vieux monsieur plutôt gentil) quelques enfants (Malika et Marion) un magicien (chenu, blanc de che­veux et tout). Cela c'est au premier degré si l'on peut dire. Le plus inté­ressant, ce sont les êtres fantastiques qui sont là, invisibles mais qui appa­raissent de temps en temps. Dans l'album intitulé : *Le cor­don vert* on apprend que l'on peut jouer avec ces présences invisibles notamment celle appelée Lescogriffe dont Marion voit apparaître tantôt une queue, tantôt un regard et deux oreilles. C'est une fête magique mais un copain réel. Épisodique et terri­fiant les adultes il est l'ami des enfants. Dans *L'oiseau Quirange* un autre être fantastique est un oiseau... qu'on ne voit jamais. Tout ce que l'on connaît de lui est une lumière rouge qui se déplace. Il vous chipe ciseaux et lunettes et range. Marion et Malika s'aperçoivent que c'est lui qui dérobe tout ce qui disparaît rue du Dragon. En compagnie de Les­cogriffe une espèce de dragon -- hippocampe du plus beau vert -- les enfants rapportent les fredaines de l'oiseau invisible ou plutôt de sa lumière rouge. La suite c'est : *L'œuf du dragon.* 182:318 Un vieux magicien achète un gros œuf d'où sort un dragonnet griffu et crochu, crachant des flammes lon­gues comme ça, un vrai de vrai, l'œil mauvais, équipé pour vous mettre en pièces. Le magicien fait promettre aux bêtes de la rue de ne pas man­ger celles du jardin. Au dragon miniature on ne demande rien car le magicien n'a pas confiance et d'ailleurs il l'enferme dans une cage. Pour vous amener à la conclusion je vous inflige la suite : elle s'ap­pelle : *Touronchon se promène.* Là, un autre monstre et encore un dragon, rend visite à cette rue étrange. Celui-ci a très très mauvais caractère, l'œil en dessous et le grondement prêt à la première offense. Il terrorise tout le monde sauf les enfants. Apparaissant à tra­vers les murs celui-ci en fait est un grand timide qu'une simple petite souris effraye. Il n'y a que les enfants qui savent cela. Si je vous ai raconté ces histoires longuement c'est parce que ces al­bums sont pour apprendre aux enfants à lire. C'est là le côté sidé­rant de la chose. Il est prévu que l'adulte lit et que le petit répète. Il apprendra donc la vie dans une rue hantée où toute vie est morte où tout le monde est vieux sauf ces monstres éternels. A l'âge des tar­tines de confiture ce sont les fastes de la magie qu'on lui offre comme contemplation de l'invisible ! -- Sans commentaires. Dans le même ordre que la paru­tion voici ces titres. *Le cordon vert* texte de Sheila Mac Cullagh illustrations de John Dillow adaptation de Laurette Bru­nius, 45 pages 1987. *L'oiseau Quirange* texte de Sheila Mac Cullagh, illustrations de Martin Aitchinson, 45 pages 1987. *L'œuf du dragon* texte de Sheila Mac Cullagh, illustrations de Jon Davis, 45 pages 1987. *Touronchon se promène*, texte de Sheila Mac Cullagh, illustrations de John Dillow, 45 pages 1987 chez Bordas. \*\*\* Il y a longtemps que je vous le dis dans *Itinéraires *: « Il convient d'ou­vrir l'œil quand le dragon se fait nounou. » Un petit grenier se prépare dans les têtes enfantines avec de sembla­bles choses. Ce ne sera plus par la suite un choix à faire entre une tête bien faite et une tête bien pleine. Il faudra déblayer. Et ça ! Déménager des idées enfoncées dans l'ombre d'un cerveau, quelle affaire ! Le plus simple est de veiller aux arrivages, de suivre les livres d'*Itiné­raires* sinon... à vot'bon cœur M'sieurs dames ! ### Il était une fois Noël Ça y est nous y sommes... Noël est là ! Autant je m'ennuie lorsqu'il faut vous raconter la vie des mauvais livres, autant je me pourlèche dès qu'il s'agit de Noël ! Là c'est le moment où l'on s'envole vers les his­toires ravissantes qui vous consolent du triste temps actuel. Donnons dans le papier glacé, couvert de belles images, à la gloire de l'enfan­çon qui naquit dans une étable ! 183:318 D'abord il y a un *Calendrier de l'Avent.* C'est tout de suite que vous devez l'avoir, car il prépare Noël par l'attente du cœur. C'est le parcours des petits sacrifices qui permettent chaque soir d'ouvrir une petite fenêtre. C'est la fenêtre-mémoire, celle qui souligne le dessert boudé, le gâteau refusé, la grosse colère que l'on a dominée. Ainsi chaque soir fait évader l'enfant en Provence où il rencontre les santons et leurs tra­vaux dans un paysage de montagne. C'est cartonné cette affaire-là. Un peu mat de couleurs à mon sens, pourtant l'idée est bien jolie n'est-ce pas ! Au 24 décembre on ouvre la dernière fenêtre et l'on trouve bien sûr, l'enfant Jésus ! Si les visages étaient plus heureux, plus joyeux même, l'ensemble aurait gagné. Pourtant elle reste une belle idée pour célébrer Noël. (*Calendrier de l'Avent,* de Marthe Seguin-Fontès, éditions Gautier-Lan­guereau, 46 pages, 1986. 48 frs.) En pleine tendresse, en pleine merveille Anne-Marie Dalmais porte Noël au maximum de son charme. C'est la nuit où tout est possible, dans un frileux brouillard habité des lumières de toutes ces maisons en attente. Petit village blotti au cœur de l'hiver, contes pour petits enfants sages, ces *Douze contes pour rêver* nous transportent loin en arrière quand, un petit ours dans nos bras, nous écoutions la dernière histoire du plus doux jour de l'année. L'i­mage est d'une exceptionnelle qua­lité, d'une atmosphère exquise. C'est le livre qu'on n'oublie pas parmi ces cadeaux qui un jour deviennent *nos souvenirs d'enfance.* (*Douze contes pour rêver,* Anne-Marie Dalmais, éditions Nathan, 200 pages 1986, 5 à 8 ans.) Si vous aimez les choses plus sérieuses, *Dans une abbaye au Moyen Age,* devrait vous séduire. Le lecteur y découvre la journée monastique dans l'ordre et l'harmo­nie. C'est grave un peu, pas beau­coup, tout juste assez. C'est un oblat qui raconte comment au rythme des cloches, dans la paix de la règle on sert le Bon Dieu tout tranquille­ment. Et puis il y a une petite chro­nologie du X^e^ au XIII^e^ siècle. Là les enfants sont ravis ! Il y a des des­sins, des architectures, du mobilier, des outils, des petits pots, des objets médiévaux qui vont retenir l'atten­tion du lecteur. Il y a une paix dans les images qui est agréable et d'un ton *juste.* A 8, 9 ans c'est bien ce qu'il faut pour enfants réfléchis : (*Dans une abbaye au Moyen Age*, Giovanni Caselli, illustrations de Gino d'Achille, édi­tions Hachette, collection : « Ma première vie des hommes, série 2 -- Comment vivaient-ils ? -- 1986. 48 frs 50). Si vous aimez offrir à Noël des livres très très riches et très très rares il y a : *Les Saints et les animaux.* Bestiaire délicieux, à poil, à plume, à ailes, c'est ici un livre-univers, une sorte de paradis terrestre du cœur. Comme si la sainteté faisait fondre les barrières, hommes et animaux renouent l'alliance d'une tendre ami­tié : le lion tend la patte comme un gros chat conquis ; le cheval pleure car son maître va mourir. Petits animaux familiers, apparition sau­grenue (les poissons en rang, écou­tant saint Antoine qui prêche) font une légende dorée qui remonte à la nuit des temps. Et puis il y en a ! Un texte dense, de belles gravures du dix-neuvième siècle gardent à l'ou­vrage son caractère d'époque. Le papier même est couleur paille. L'ensemble est un gros trésor à découvrir, histoire par histoire. Pour lire le soir, pour commenter le caté­chisme, voilà ce qu'il vous faut. 184:318 Ne soyez pas étonnés si la couverture est brun sombre : elle aussi fait revi­vre l'époque ancienne où les bruns étaient à l'honneur. (*Les Saints et les animaux*, par Henri Bourgeois, ouvrage couronné par la société pro­tectrice des animaux, médaille du ministre de l'instruction publique, éditions de la Taillanderie, 18 gra­vures, 328 pages, 1987, 89 frs.) Passons à des œuvres plus histo­riques. *987 -- 1987, l'album du millénaire,* est une œuvre d'un piquant et d'une audace très particuliers, qui tape dans l'œil -- ou pas du tout. Quand j'ai ouvert ce livre j'ai été stupéfaite. Un monde bienséant et lointain de chevaliers parfaits m'est venu en mémoire. Ce temps dit -- bon vieux temps -- où l'on se tuait en abstraction et en gravure. D'em­blée ici on retombe dans le réel des batailles. A voir ces trognes on sent que la conversion est de très fraîche date. Ébahie, je parcourais ce gros album rempli de fauves en bliaud, casqués, armés, beuglant à l'attaque sur des chevaux formidables. Ciel rouge, atmosphère violente, couleurs fortes tout y était pour dérouter. Puis j'ai lu. Là se trouvait un pays plus connu : L'histoire de France soulignée de petites histoires qui donnent de la chair aux personnages et de la couleur au récit. L'aventure de notre premier monarque capétien prenait du volume dans un vaste et vigoureux paysage. Il se trouve qu'à l'époque où j'ai reçu cet album j'ai pu voir de près des chevaux, des heaumes et des hauberts et parler de la chose avec des connaisseurs : bleus et bosses, nez cassés, fêlures étaient semble-t-il le pain quotidien de nos ancêtres. Vu ainsi la violence des images la force barbare des visages doit bien avoir plus de vérité qu'il y semble à première vue. Après tout les sei­gneurs n'étaient pas des minets de salon ! Pourtant on reste saisi. C'est une œuvre qui vient de l'image d'Épinal par la couleur, de la B.D. par la mise en page et qui frappe. Cela se lit avec aisance et beaucoup d'agrément. En revanche on ne sait pas très bien à qui le livre s'adresse. C'est un album familial, le souvenir d'une année unique dans notre histoire. A ce titre et par son parti pris si affirmé, la chose est intéressante. En revanche la tête des évêques n'arrive vraiment pas à me sembler possi­ble ! Quant à la couverture elle n'est pas très compréhensible. Après lec­ture on comprend qu'il s'agit des arches de l'église du sacre... ce qui n'était pas très clair. En tout cas cela vaut la peine de l'acheter, surtout pour les garçons. L'amour de la France et de la royauté y sont sensibles. Quant aux fameuses images elles plaisent au petit peuple, j'ai pu le voir. (*987-1987, Hugues Capet, l'album du millénaire,* éditions du Ranelagh, 64 pages, 1987. Préface de Michel de Saint Pierre, texte de Hugues Kéraly, images d'Aramis et Stéphane Le Tirant. Édition ordinaire 145 frs, édition de luxe 450 frs.) Renouant avec la tradition du désert il y a un beau livre que vous devez avoir. *Le puits d'El Hadjar* n'est pas d'hier mais trouve sa place dans une liste de cadeaux pour les garçons. A la suite du Père de Foucauld, du général Laperrine, le héros cher­che la paix dans le désert. C'est une aventure intérieure et bien propre à séduire un lecteur épris d'idéal. On y retrouve la notion de silence la quête et l'angoisse. L'évasion, l'étrangeté du décor le talent de l'auteur, font de ce livre une passionnante lecture. (« Le puits d'El Hadjar », Dachs, le nouveau signe de Piste 1979, 188 frs.) Les petits aussi aiment l'Histoire. Disons plutôt qu'ils aiment trouver une société où il se passe des choses intéressantes avec plein de person­nages. 185:318 *Les lunettes du Lion,* à ce titre va leur plaire. En effet c'est une atmosphère qui rappelle un peu le roman de Renart Sire le lion en est le centre et les animaux sont ses sujets. Vieillissant et la vue basse le pauvre lion a reçu en cadeau les lunettes d'un vieil homme ; ce qui lui rend bien service. Il les perd. La petite cour des ani­maux se met en chasse pour les retrouver. C'est alors un défilé de personnages sympathiques à la gloi­re, en somme, de la Royauté. Suit une historiette qui se passe chez les moineaux. Celle-ci est là on se demande pourquoi. Pourtant elle est intimiste et tendre et ne manque pas de charme. (*Les lunettes du Lion*, Charles Vildrac, éditions G.P. collection : Rouge et Or, « Dauphine ». 1986, 187 pages 30 frs.) Enfants de 8 à 11 ans. Pour ceux qui aiment les histoires de bêtes il y en a une qui a toute la gentillesse des histoires chrétiennes. *Aventures du Capitaine Longoreille.* Lapin de Bretagne, sympathique, patriotique et catholique, Longo­reille renoue avec la tradition du beau français. Loin des contes hor­ribles, hasardeux ou grotesques celui-ci a le ton espiègle, le mot juste et l'action rapide. On y pense à Noël justement. On rit et l'on s'attendrit. C'est gentiment « rétro » dans le bon sens. Les marins portant ban­nière pour la procession, l'écossais exotique pour reprendre un mot à la mode, les aventures naïves et fraî­ches cela fait un ensemble. De 8 à 12 ans c'est une lecture dans le sens d'une tradition oubliée : la bonne lit­térature bien écrite. (*Aventures du Capitaine Longo­reille* écrit par Georges Auriol, vignettes de H. Avelot, réimpression par éditions Dominique Martin Mo­rin, 208 pages, 175 vignettes, 80 frs.) Espiègle dans un autre style il ne faut pas oublier les *Recettes de mes amis gourmands.* L'humour des ima­ges souligne de façon très cocasse des recettes toutes simples. C'est justement l'épice très particulière de l'ouvrage, ces tigres aux fourneaux, ces poules assises en fauteuils qui laissent passer les plumes, ces mar­mottes qui jouent les vahinées, etc. N'empêche que *le gâteau rose de l'Est* est une bûche de Noël facile à faire et que ces idées sont simples pratiques et peu onéreuses. C'est un cadeau drôle et joli qui peut -- en plus -- être utile. (*Recettes de mes amis gour­mands* D. Susan Smith, éditions Gautier-Languereau, 46 pages, 1987, 48 frs.) Pour Noël il faut être gai, joyeux, heureux même, vous ne trouvez pas ? Pourquoi ne pas faire une farandole si cela s'y prête ? *Rondes et comptines* de J. Guyot vous donneront le « la » et vous rappelleront : « J'aime la galette » ; « Il était une fois » et bien d'autres. Il était une fois Noël ! Pour les graves ou les gais à cha­cun sa grâce de Noël, sa poupée ou son livre et ses belles images tou­jours. (*Rondes et comptines*, J. Guyot, éditions G. P collection : Rouge et Or, 1986, 62 pages, 70 francs.) Les robes soyeuses des enfants d'autrefois, la légèreté de la mise en page, les vieux refrains seront cer­tainement dans la note heureuse des Noëls chrétiens d'autrefois. France Beaucoudray. ============== fin du numéro 318. [^1]:  -- (1). Interview dans *Le Point du 15 juin 1987.* [^2]:  -- (2). *Le Monde* du 17 juillet 1987. [^3]:  -- (3). *L'Express* du 13 juillet 1987. [^4]:  -- (4). Sur cet aspect proprement médical, on lira avec profit le livre de Dominique Pelvoux *Enquête sur le sida*, (Éditions Présent, diffusion Difra­livre). [^5]:  -- (5). *Le Nouvel Observateur* du 11 juin 1987. [^6]:  -- (6). *Le Monde* du 11 octobre 1987. [^7]:  -- (1). *Sur les balcons du ciel* (DMM éditeur). [^8]:  -- (1). Sur *Gaspard des Montagnes*, lire l'article de Bernard Plessy dans *Le Monde* (supplément radio-TV du 18 août 1986). Tout est dit, et admirablement. [^9]:  -- (2). Voir *Toucher Terre*, recueil de chroniques paru pour la première fois en 1936 ; réédité par Bernard Plessy en 1986 (252 p., 75 f., éd. Sang de la Terre, 30, rue Chaptal, Paris 9^e^). [^10]:  -- (1). Sur Mgr Riobé, voir *Itinéraires* n° 265. Sur les méthodes de son hagio­graphe J.-F. Six, Mgr Le Bourgeois apporte une information intéressante : « Il me range parmi les amis de Guy Riobé, mais ne m'a jamais questionné, et a beaucoup exagéré la solitude de celui-ci dans l'épiscopat. » [^11]:  -- (2). « L'ambassadeur de France m'a raconté qu'à la mort de Pie XII (...) il avait été reçu par le général de Gaulle. » Celui-ci se fait nommer les cardinaux évêques de diocèses italiens, et, au nom de Roncalli : « C'est lui qu'il nous faut (...). Si les cardinaux français d'aventure parlent un peu avec vous, vous pouvez leur faire savoir que le gouvernement verrait volontiers l'élection de Roncalli. » [^12]:  -- (3). Voir encore, sur le communisme, l'excellente *Anatomie d'un Spectre*, du même auteur, chez Calmann-Lévy, 1981. [^13]:  -- (4). Ce n'est pas dit expressément, mais cela ressort des faits. Et l'auteur note ceci, page 210 : « Une famille massacrée n'était pas \[vers 1950\], comme une géné­ration plus tard, un titre de gloire ou une créance à présenter à l'ensemble du monde. » [^14]:  -- (1). RES : *Testimony on Human Rights*, Reformed Ecumenical Synod (1677 Gen­tian Drive S.E., Grand Rapids, Michigan USA 49508) 1983, 157 p. [^15]:  -- (2). R.-J. Rushdoony : *The Messianic Character of American Education, The Craig Press*, Nutley N.J., 1963, 410 p. Nous retrouvons le même transfert religieux dans la pédagogie en Suisse romande, de 1890 environ à la deuxième guerre mondiale. [^16]:  -- (3). Augustin Cochin : *La révolution et la libre pensée*, Copernic, Paris, 1979, 253 p. -- Augustin Cochin : *Les sociétés de pensée et la démocratie moderne*, Copernic, Paris, 1978, 216 p. [^17]:  -- (1). Docteur ès lettres, Sorbonne 1955, professeur d'université, ministre de l'environnement 1980-82. [^18]:  -- (2). Créée en 1962 par les religieux maronites, cette université, ouverte à tous, a le souci de répondre aux besoins de la société libanaise et, plus généralement, orientale ; approfondissement du patrimoine libanais, ouver­ture aux autres cultures, constituent ses deux directions d'effort. L'ensei­gnement y est donné en français et en arabe. Le Père Tabet ne manque pas de souligner : « Nous sommes la seule université indigène franco­phone au Moyen-Orient. » En 1986/87, elle regroupe près de 3.000 étudiants. [^19]:  -- (3). Un partage des responsabilités. [^20]:  -- (4). Le 14.2.87, le dollar vaut 120 L.L. et le franc 20 L.L. [^21]:  -- (5). « Nos communications avec l'extérieur sont vitales ; pour le moment, il n'y a que la mer ; il serait hautement souhaitable que l'aéro­drome de Halate que nous avons créé près de Byblos soit homologué et ouvert. » [^22]:  -- (6). Techniquement, la livre libanaise se porte très bien car elle possède une très large couverture en or et en dollars. [^23]:  -- (7). Les alaouites, cette petite communauté méprisée et honnie de l'Is­lam (tout à fait hérétique) vivent avec Assad leur aventure, non pas du siècle, mais du millénaire, sous les regards ébahis de l'Orient. [^24]:  -- (8). Un de nos interlocuteurs, M. Akram, présente ainsi qu'il suit le problème de la succession du Président syrien : les Soviétiques ne veulent pas d'une deuxième Égypte dans la région (paix séparée avec Israël) ; ils préparent la succession d'Assad par une combinaison alaouites-sunnites. Le retour de Rifaat et Assad (le frère) ne pourrait que contribuer à déstabili­ser la Syrie ; il ne pourra jamais gouverner. Une autre hypothèse n'est pas à négliger : le retour en force des sunnites au pouvoir à Damas et le reflux des alaouites dans leur djebel (mini-état alaouite possible). [^25]:  -- (9). Le désengagement humain de la France (enseignants, coopérants) est confirmé par Thierry de Beaucé. Cf. son interview dans *Le Monde* du 3.1.1987. [^26]:  -- (10). La mentalité laïque française, notamment, est difficilement com­prise par un esprit oriental, quel qu'il soit. [^27]:  -- (11). « On peut même aller plus loin et obtenir peut-être des pays arabes un avis unanime favorable au retrait des Forces syriennes du Liban. » [^28]:  -- (12). Il existe par ailleurs un « conseil militaire » formé d'officiers de haut rang des différentes communautés et où s'expriment par conséquent des tendances antagonistes. [^29]:  -- (13). D'ores et déjà, notons-le, l'influence de la Syrie au Liban n'a jamais été autant battue en brèche et elle l'est, avant tout, par l'Iran. [^30]:  -- (14). Présence physique de nos enseignants au Liban, notamment (très important aux yeux de tous nos interlocuteurs). [^31]:  -- (15). Électoraux et économiques notamment. [^32]:  -- (16). Le terme « Islam » désigne à la fois la religion et la commu­nauté ; le terme « islamisme » désigne l'idéologie. [^33]:  -- (1). Aucun recensement n'a été effectué depuis 1932. [^34]:  -- (15). Claude Tresmontant : *Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin*, Seuil, Paris, 1956. [^35]:  -- (16). Citation retraduite du portugais. [^36]:  -- (17). *Dialogue avec les marxistes ?,* Éditions du Cèdre, Paris, 1966 ; Rome et Teilhard de Chardin, Seuil, Paris, 1964. [^37]:  -- (18). *La philosophie politique selon Jacques Maritain*, Éditions Ouvrières, Paris, 1961. [^38]:  -- (19). *Maritain et notre temps*, Grasset, Paris, 1959. [^39]:  -- (20). Retraduit du portugais. [^40]:  -- (21). Citation placée en exergue du livre par Maritain. (Note du traducteur.) [^41]:  -- (22). *Le Paysan de la Garonne, op. cit.,* pages 154 et 155. [^42]:  -- (23). *Op. cit.,* note 17. [^43]:  -- (24). *Dois Amores, Duas Cidades*, Agir, Rio de Janeiro, 1967. [^44]:  -- (25). Retraduit du portugais. [^45]:  -- (26). Retraduit du portugais. [^46]:  -- (27). On lit ici en note une réflexion de Maritain sur les dernières nouvelles de la persécution en Union soviétique. [^47]:  -- (28). Jacques Maritain : *Antimoderne*, Revue des Jeunes, Paris, 1922, pages 241 et 242. [^48]:  -- (29). Jacques Maritain : *On the philosophy of History*, Scribner' Sons, New York, 1957, page 66. (Retraduit du portugais.) [^49]:  -- (30). *Op. cit.* note 29, page 67. [^50]:  -- (31). Jacques Maritain : *Raison et Raisons*, P.U.F., Paris, 1947. [^51]:  -- (32). *La France Intellectuelle*, 1970. [^52]:  -- (1). Jean Guitton : *Silence sur l'essentiel* (Desclée de Brouwer). [^53]:  -- (1). Au vrai, la formule est de Maritain, qui l'a risquée une fois. Mais il est exact que je l'ai beaucoup employée. (Note de J.M.)