# 319-01-88 3:319 ## DOCUMENT ### Lettre aux Pères du VII^e^ Synode ordinaire des évêques par Éric M. de Saventhem Président de la Fédération internationale Una Voce, Éric de Saventhem s'est adressé au VII^e^ Synode ordinaire des évêques dans les termes que l'on va lire. Ce message est demeuré sans réponse, écho ni suite de la part du corps épiscopal. -- J.M. 4:319 Rome, 25 octobre 1987 Son Excellence Mgr Jan P. Schotte, C.I.C.M. Secrétaire Général du 7^e^ Synode Ordinaire des Évêques Palais Apostolique Cité du Vatican Excellence, Les observations suivantes reflètent l'expérience de base de millions de laïcs catholiques profondé­ment attachés à leur Église bien-aimée et profon­dément loyaux au saint-père. En nombre toujours plus grand, ces laïcs dé­plorent les changements fondamentaux dans la doc­trine sacramentelle de l'Église et dans la pratique liturgique. La pluralité légale des formes théocen­triques de culte a de plus en plus cédé le pas à un pluralisme essentiellement arbitraire, trop souvent façonné au gré des préoccupations purement socio-politiques de minorités dominantes et abusant de leur pouvoir. L'aliénation de la liturgie de sa fin principale a été accélérée par la mise hors la loi des formes classiques du culte : en se détachant du développement liturgique organique des siècles passés, la réforme commencée par Vatican II s'est trouvée sans défense contre l'assaut de la révolution cultu­relle dont nous avons été témoins au cours des derniers vingt ans. 5:319 A la lumière de ces observations les 35 délégués nationaux présents à la X^e^ Assemblée Générale de la FÉDÉRATION INTERNATIONALE UNA VOCE ont décidé à l'unanimité d'adresser le MESSAGE suivant au Synode à présent en session. J'ai l'honneur de soumettre ce texte à Votre Excellence, en deman­dant qu'il soit transmis à tous les Pères du Synode. Très Révérends et Vénérables Pères, Le fait que le Synode sur les Laïcs se tienne actuellement à Rome nous invite à vous pré­senter nos observations sur l'état présent de la liturgie classique. Cette liturgie multiséculaire est vitale pour la vie de l'Église et pour que les réformes issues du concile continuent de jouir d'une véritable légitimité. Toute réforme qui s'accomplit en oubliant presque toute l'histoire liturgique de la chré­tienté ne peut qu'échouer. Or nous voyons aujourd'hui dans l'Église les signes clairs d'un tel échec. Le maintien de la liturgie classique ne sau­rait être considéré comme une menace pour les rites réformés à moins que ceux-ci n'incarnent une foi différente. Des informations sûres et provenant de différentes parties du monde in­diquent que les réformes sont ainsi perçues et appliquées. Une grande anarchie s'est emparée de la liturgie en même temps que la doctrine sacra­mentelle s'effrite, ces deux phénomènes se ren­forçant réciproquement. Les Pères du Synode ne peuvent demeurer indifférents à cette situation. 6:319 Laïcs vivant dans le monde, nous sommes particulièrement bien placés pour voir que l'es­prit du monde, loin d'être vaincu par l'Église qui s'est ouverte à lui, l'emporte. Nous prions les Pères du Synode de consi­dérer combien la liturgie est importante dans la formation spirituelle des fidèles et combien la liturgie classique avait approfondi la foi, enrichi la dévotion et stimulé l'apostolat. Il en était ainsi dans le passé, qu'il en soit de même dans l'avenir. En profond respect et filiale confiance, Dévotement à vous in Xto. Dr Eric Maria de Saventhem, Président. 7:319 ## ÉDITORIAL ### L'euthanasie avance par Guy Rouvrais EN APPARENCE, il ne s'est rien passé de grave. Au début du mois de novembre dernier on apprend qu'une obscure association, l'APEH (Association pour la prévention de l'enfance handica­pée) demande aux parlementaires d'élaborer une pro­position de loi « qui permette aux parents, dans cer­taines circonstances, de ne pas entretenir en vie des petits enfants anormaux ». Aussitôt, c'est un tollé. De l'épiscopat à l'ordre des médecins en passant par Claude Malhuret, le parti socialiste et le parti communiste, l'indignation est unanime. Au point que le sénateur Caillavet quitte la présidence d'honneur de l'APEH. 8:319 En apparence, les partisans du respect de la vie innocente ont remporté une victoire facile dans cette guerre-éclair. Les réflexes de la classe politique sont plus sains qu'on ne le soupçonnait. Une nouvelle loi scélérate contre la vie ne passera pas, reposons-nous ! Ainsi peut-on raisonner si l'on s'en tient aux apparences. La réalité, elle, est exactement inverse. L'objet de cette offensive n'était point d'obtenir un vote du Parlement dans les semaines ou les mois qui viennent. *Il était seulement d'ouvrir le débat. Cet objectif est pleinement atteint. Les militants de l'euthanasie dite passive ont déjà remporté une victoire.* On nous objectera que ce débat a tourné à leur confusion. Qu'importe ! L'essentiel est que ce débat ait été ouvert. Même ceux qui expriment leur désaccord y participent. AVANT cette controverse publique, dire, comme Henri Caillavet : « J'ai quatre enfants et je maintiens que si j'avais eu un enfant handicapé je ne lui aurais pas permis de vivre », exprimait *une intention crimi­nelle ;* APRÈS, ce n'est plus que *l'expression d'une opi­nion.* Le respect de la vie innocente abandonne son sta­tut d'impératif sacré pour n'être plus que la donnée d'une libre polémique. C'est le premier temps d'un ébranlement des mentalités et d'un affaiblissement d'une réaction spontanée de la conscience morale. C'est une mise en condition, insuffisante, certes, *mais nécessaire,* pour une légalisation future du meurtre des handicapés. 9:319 En second lieu, ouvrir le débat appelle sa clôture grâce à une position médiane après que l'on aura trouvé un moyen terme entre deux positions réputées extrémistes. Puisque la controverse est ouverte -- « C'est un fait », diront les media, -- le législateur -- libéral de préférence -- récusant l'attitude « extrême » de Caillavet et la doctrine « extrême » des défenseurs de la vie, nous concoctera une loi qui n'autorisera « l'eu­thanasie passive » qu'à des conditions prétendument draconiennes. Mais le fait sera là : *le principe* du res­pect de la vie innocente sera abandonné. Ce que nous affirmons là ne relève pas de la pros­pective politique ; ou, plus exactement, cette projection sur l'avenir s'appuie sur l'exemple du passé, en l'occur­rence la légalisation de l'avortement. Souvenons-nous ! Tout a commencé par la procla­mation de 343 femmes qui affirmaient avoir subi un avortement en violation de la loi. L'ordre des médecins s'en indigna. Les « autorités morales » également, tout comme le gouvernement de l'époque. Ces femmes, dans la foulée, réclamèrent l'avortement libre et gratuit. Trois ans plus tard, pourtant, une loi était votée qui libéralisait l'avortement, c'est-à-dire qui l'autorisait. Cer­tes, cette loi n'était pas ce que souhaitaient les force­nées de l'avortement. Le trio Giscard-Chirac-Veil avait trouvé un point d' « équilibre », disait-il, entre le laxisme gauchiste et « l'intransigeance » catholique. Ainsi, l'avortement devait être un « ultime recours », on avait multiplié les « verrous », les dispositions dissuasives. 10:319 Il n'empêche : l'abandon d'un principe a sa dynamique propre qui aboutit inéluctablement à faire sauter les prétendus « verrous ». C'est ce que nous constatons aujourd'hui : l'avortement est gratuit, puis­que remboursé par la Sécurité sociale. La « clause de conscience » est bafouée. L'entretien préalable est une pure formalité quand il ne se réduit pas à opérer un choix entre la clinique privée et l'hôpital public. N'en doutons pas, c'est ce scénario qui se renou­velle sous nos yeux. A la provocation des « 343 » correspond aujour­d'hui la provocation Caillavet : « Chez moi un mongo­lien n'aurait pas vécu (...). J'ai quatre enfants et je maintiens que si j'avais eu un enfant handicapé je ne lui aurais pas permis de vivre. » Les réactions indignées que suscite cette provocation permettent de poursuivre l'offensive contre la vie après avoir *repéré, identifié et mesuré les forces de ceux qui s'opposent à ce crime.* L'apparent recul d'Henri Caillavet ne porte pas sur les principes mais sur l'opportunité de leur mise en œuvre. Il n'est que de l'écouter. Il le dit : « C'est trop tôt. Peut-être dans vingt-cinq ou cinquante ans. » En at­tendant ? « Il faut un vaste débat de morale et de sociologie. » Ce qu'il reproche au projet de loi de l'APEH et à l'APEH elle-même ? D'avoir élaboré un texte « inopportun ; d'avoir lancé sans préparation psy­chologique ni débat préalable » une proposition qui exigeait d'abord que les parents fussent « *conscienti­sés *». En résumé, il trouve l'initiative de l'APEH « prématurée ». Ce à quoi Caillavet et ses amis vont désor­mais consacrer leur temps, c'est à « conscientiser » les parents. 11:319 Vingt-cinq ans ou cinquante ans ? C'est ce qu'il dit, mais il espère y arriver dans un délai beau­coup plus court. Dans une autre interview il parle de « quelques années ». \*\*\* A peine Henri Caillavet avait-il énoncé cet ordre du jour que, déjà, la machine à broyer la conscience mo­rale du peuple français s'était mise en marche, à travers le moyen privilégié de la civilisation médiatique : les sondages. Là encore, l'analogie avec le processus abou­tissant à la légalisation de l'avortement est frappante. En moins d'une semaine, pas moins de *trois son­dages* nous « informèrent » qu'une majorité de Fran­çais se prononçaient en faveur de l'euthanasie. Com­mentaire d'Henri Caillavet sur l'un des sondages, celui de la SOFRES : « Si ce sondage nous réjouit, c'est sur­tout parce qu'il consacre l'abandon d'un tabou, celui de la mort, un peu comme est tombé le tabou du sexe avec l'autorisation de l'IVG pour laquelle je me suis longtemps battu. » Ces sondages, comme tous les sondages, sont contestables. Mais ceux qui portent sur un tel sujet plus encore. Par inconscience, par bêtise, par manque d'information, certains peuvent répondre « oui » à une question abstraite et générale : « Faut-il laisser mourir un enfant handicapé dont la vie ne serait pas digne d'être vécue ? », mais les mêmes répondraient « non » si on leur demandait : « Doit-on laisser mourir, Jean, *votre* enfant handicapé ? » Mais il est évident que la réponse que l'on obtient, même dans sa première for­mulation, est tributaire du martelage médiatique. 12:319 Il convient de rappeler ce que disait Joseph de Maistre « Les fausses opinions ressemblent à la fausse monnaie, qui est frappée d'abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d'honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu'ils font. » Ces sondages ont pour finalité d'isoler, de culpabili­ser ; de *marginaliser* ceux qui croient toujours qu'il convient, en toutes circonstances, de respecter la vie innocente. Lorsque les repères moraux ont disparu, l'opinion a tendance à se conformer à la conception qu'on lui présente comme majoritaire. En démocratie moderne, c'est la majorité qui définit le bien et le mal. \*\*\* Le lien entre l'avortement et l'euthanasie n'est pas seulement dans le processus de fabrication de l'opinion pour en imposer la légalisation. L'avortement appelle l'infanticide. Le professeur Claude Sureau, membre de l'Académie de médecine, énonce une évidence lorsqu'il écrit : « La continuité biologique de la vie humaine conduit logiquement à admettre que si un droit de vie et de mort sans appel est reconnu à la mère jusqu'à douze semaines, il est incohérent de le lui refuser plus tard jusque dans la période néo-natale. Seuls sont logi­ques avec eux-mêmes ceux qui, comme l'Église catholi­que, soutiennent que la vie doit être protégée en toutes circonstances. » (*Le Figaro* du 14 novembre 1987.) 13:319 Incohérents sont donc ceux qui admettent l'avorte­ment et refusent les thèses d'Henri Caillavet. Heureuse incohérence -- *felix culpa ! --* dirons-nous. Car mieux vaut, en pratique, refuser l'euthanasie pour de mau­vaises raisons que de l'accepter pour de supposées bonnes. Mais cette incohérence n'est pas universelle. Henri Caillavet, certes, est cohérent. Il n'est pas seul. Cette cohérence est également celle du « comité national d'éthique » dont le silence, dans ce débat qui devrait l'intéresser au premier chef, est significatif. Pas un mot, pas une contribution, pas une réflexion ! Pourquoi ? Parce que ce comité a déjà posé les principes qui aboutissent nécessairement à l'infanticide néo-natal. Il préconise la création de « centres agréés de diagnostics prénatals » dont l'objet est « l'applica­tion du diagnostic prénatal des anomalies du fœtus ». Ce comité enseigne que « les malformations congéni­tales et les maladies héréditaires représentent dans les pays industrialisés une des premières causes de morta­lité et de morbidité pendant l'enfance », et d'ajouter : « Elles sont un malheur pour l'individu, une épreuve affective et un fardeau économique pour les familles et la société. » En conséquence, estime le comité, « il est souhaitable de favoriser le recours au diagnostic préna­tal dans les cas où la probabilité d'erreur de l'examen est suffisamment faible pour entraîner une certitude ou une quasi certitude sur l'existence d'une anomalie génétique » ([^1]). 14:319 On le voit, le postulat métaphysique est le même : un être porteur d'une anomalie génétique est indigne de vivre. On parle de « certitude ou de quasi certi­tude », et si l'on s'est trompé ? Caillavet arrive à ce moment-là et propose sa solution finale au problème du handicap par la suppression du handicapé. Telle est bien la position de l'APEH pour passer de la quasi certitude à la certitude absolue : « Les exa­mens prénataux, expliquent ses dirigeants, n'indiquent qu'une probabilité voire même une possibilité d'anoma­lie. Et, à côté des cas où les examens ont donné une certitude, on devine que, parmi les fœtus suspects dé­truits par IVG thérapeutique, une bonne part auraient donné naissance à des enfants très normaux. On ne supprime que par mesure de sûreté et parce qu'on sait qu'à partir de leur naissance leur vie est sacrée. On ne veut pas courir le risque de faire vivre un enfant anor­mal. Et c'est très raisonnable. Mais il vaudrait évi­demment mieux que le médecin soit autorisé, avant de prendre une décision irréversible, à attendre que l'enfant soit né et qu'on puisse le voir et le toucher. » Il s'agit là d'une dialectique diabolique. On se sou­vient, en effet, que, contre les partisans de l'avortement dit « thérapeutique », on faisait valoir que, sous le pré­texte -- illégitime -- de détruire des embryons « anor­maux » on en détruisait aussi de parfaitement viables et normaux. A ce moment-là, on passait outre à cette objection au nom de l'efficacité. 15:319 Maintenant, les mêmes se rendent à nos raisons, mais au lieu de conclure qu'il faut renoncer à l'avortement ils y trouvent une raison de justifier l'infanticide à la naissance, on est sûr de savoir si l'enfant est « normal » ou « anormal » ! \*\*\* Au nom de quoi y a-t-il eu cette protestation quasi unanime contre les thèses de l'APEH et d'Henri Cail­lavet ? Au nom des droits de l'homme. Des droits de l'homme sans Dieu (DHSD), la précision, on va le voir, est capitale. Mais lisons ces différentes déclarations Claude Malhuret : « Cette proposition qui vise à autoriser l'euthanasie des enfants anormaux par une loi méconnaît le plus élémentaire des principes du droit à la vie. Cela est tout à fait incompatible avec la philosophie des droits de l'homme. » Et d'ajouter que « légaliser » revenait à « encourager ». Que n'applique-t-il ce raison­nement à la légalisation de l'avortement ! Le cardinal Lustiger : « Un cas de barbarie légale, indigne de notre temps et de notre civilisation. Il s'agit de déterminer ce qui est humain et ce qui ne l'est pas. Tout cela me fait penser à la théorie du sous-homme et à ce qui s'est passé en 1933. La condition humaine ne se dis­cute pas. Un mongolien est un homme. Un nègre est un homme. Un sidaïque est un homme. » Mgr Vilnet (alors président de la conférence épisco­pale) : « ...prôner l'euthanasie des enfants handicapés, c'est ouvrir la porte à toutes les atteintes aux droits de l'homme ». 16:319 De Claude Malhuret à Mgr Vilnet, ils oublient tous une chose : c'est que Henri Caillavet aussi se réclame des droits de l'homme. Des droits de l'homme sans Dieu mais, lui, très explicitement : « Je ne suis pas croyant, dit-il, celui qui donne la vie a le droit de la retirer. » L'athée militant qu'est Caillavet inclut dans les droits de l'homme le droit de retirer la vie. Il se réfère, ajoute-t-il, à une morale, la « morale antique », celle qui donnait au père le droit de vie et de mort sur son enfant. Et ce droit est, selon lui, « un droit naturel ». Le terme de « droit naturel » qui a disparu de la bouche de nos évêques, qui ne figure plus dans les catéchismes, qui subit le même sort que la loi naturelle (dont le droit naturel est l'expression juridique), voilà qu'il est repris par les adversaires de l'Église *contre l'Église* et *contre sa morale.* Dans le même moment, le cardinal Lustiger (dans la déclaration reproduite ci-dessus) refuse de parler de « nature humaine », il lui préfère « condition humaine », qui est une invention des existentialistes -- reprise par Malraux -- pour nier qu'il y eût une nature humaine, une essence de l'homme. Jusqu'ici, les évêques ont feint de croire qu'ils pou­vaient penser, agir, protester à l'unisson des partisans des droits de l'homme sans Dieu. Ces derniers avaient la discrétion de mettre leur athéisme sous le boisseau, comme les évêques, eux, mettaient leur christianisme au vestiaire avant de pénétrer sur l'Agora. Mais voilà que Caillavet ne joue pas le jeu. Et nos évêques sont au pied du mur. Ils doivent dénoncer la conception erronée du droit naturel d'Henri Caillavet -- et de ses amis moins connus -- mais, pour cela, ils doivent confesser ce qu'est l'authentique droit naturel, ce qu'est la loi naturelle qui le fonde. 17:319 Ils doivent dire s'ils y croient toujours ou s'ils professent encore la thèse de feu Mgr Schmitt « *Le droit naturel est l'expression de la conscience collec­tive de l'humanité* » ([^2])*.* S'ils répudient cette définition hérétique du droit naturel, ils doivent le manifester publiquement. Dans le même mouvement, pour préve­nir l'esprit des fidèles contre les théories pernicieuses d'Henri Caillavet, il leur faut réintroduire le Décalogue dans les catéchismes. Une autre mesure serait de renon­cer à condamner le seul parti politique qui se réfère à la loi naturelle dans son programme : le Front natio­nal. Rappelons, pour conclure, la déclaration de Jean-Marie Le Pen au Mont Saint-Michel : « A leur droit à la mort de l'avortement, de l'euthanasie, nous oppo­sons le droit à la vie de la famille et de l'enfant. Au droit de l'oisiveté sociale, nous opposons le droit au travail. Au droit à l'immigration nous opposons le droit des nationaux. Au droit à la déviance, à la dro­gue, à la pornographie, nous opposons la morale natu­relle, celle du Décalogue. » Guy Rouvrais. 18:319 ## CHRONIQUES 19:319 ### La nécessité du détour par Georges Laffly « JE TE LE DONNE POUR L'AMOUR DE L'HUMANITÉ » dit le Dom Juan de Molière, avant de jeter un louis d'or au pauvre. Grande nouveauté, cette expression, et l'un des éléments du scandale que suscita la pièce. Jusque là, on donnait pour l'amour de Dieu. Et c'est encore vrai. Les mendiants quémandent rarement en se réclamant de l'huma­nité. Ils craindraient de n'être pas pris au sérieux. « Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose » juge Sganarelle. Dom Juan est avant tout un impie, un néga­teur du Ciel. Il prend plaisir à tenter le pauvre. Il veut le faire jurer. Comme il n'y parvient pas, il lui lance le louis promis pour le blasphème, histoire de montrer sa supériorité et d'avoir le dernier mot. C'est alors qu'il ricane « pour l'amour de l'hu­manité », parodiant la formule sacrée et annonçant des temps nouveaux, où l'homme va essayer de se passer de cette hypo­thèse, Dieu. En fait, il n'y a pas chez Dom Juan trace de res­pect pour l'humanité et les représentants de cette espèce qu'il croise sur sa route. 20:319 Il les trompe, les moque et les tue à l'occa­sion, voilà tout. Son geste à l'égard du pauvre n'a rien de fra­ternel, il vise à humilier, il souille le bienfait du don en y ajou­tant du mépris. Viendront d'autres têtes rebelles, diffusant les lumières, qui sauront utiliser les pauvres et l'amour de l'humanité pour ruiner le vieux monde et le remplacer par un bagne. L'idée de donner pour l'amour de Dieu vient de l'Évangile : « Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : venez, vous qui avez été bénis par mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'ai eu besoin de logement et vous m'avez logé ; j'ai été nu et vous m'avez revêtu ; j'ai été malade et vous m'avez visité ; j'étais en prison et vous êtes venus me voir. « Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons donné à manger ; quand est-ce que nous vous avons vu avoir soif et que nous vous avons donné à boire ; quand est-ce que nous vous avons vu sans logement et que nous vous avons logé ; ou nu et que nous vous avons revêtu ? et quand est-ce que nous vous avons vu malade ou en prison et que nous sommes venus vous visiter ? « Et le roi leur répondra : je vous dis en vérité qu'autant de fois que vous l'avez fait à l'égard de l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi-même que vous l'avez fait. » (Matthieu, 25.) Intéressant détour, la vraie raison d'aimer notre prochain faible, pauvre ou malade, ce n'est pas qu'il nous ressemble, ce n'est pas l'amour de l'humanité, c'est que le Christ est présent en lui, et c'est le Christ que nous secourons en secourant l'homme. Ce fait a le grand avantage d'écarter de notre esprit ce qui pourrait nous rebuter dans le spectacle du misérable, sa saleté, un ressentiment possible, une mine jugée patibulaire, bref toutes les bonnes raisons que notre imagination fournit en abondance dès qu'il s'agit de fuir le malheur. Le détour de l'amour divin est nécessaire pour nous faire supporter notre prochain, y compris ce prochain le plus proche, nous-même. 21:319 « Pour l'amour de l'humanité », la formule alors inédite il me semble, a pu naître dans les milieux libertins que Molière connaissait, du côté de Cyrano ou de Gassendi. Elle est sciemment blasphématoire, Dom Juan étant beaucoup moins soucieux d'exalter l'humanité que d'exclure le Ciel. Elle devrait convenir à merveille à un temps aussi avancé que le nôtre, où l'humanité a grand crédit. Et puis, la formule a quelque chose de neutre, d'objectif. Il semble qu'elle n'engage à rien, qu'elle réserve toute option philosophique ou religieuse, comme ils disent. C'est faux bien sûr. Elle est faite pour refuser le recours à Dieu, elle implique que le salut des hommes est une affaire à régler entre nous, et que les hommes seuls peuvent aider les hommes, ayant d'ailleurs un solide motif pour cela, l'apparte­nance à une même espèce de bipèdes. Fraternité, camaraderie, voilà sur quoi notre société doit pouvoir compter. Mais per­sonne n'y croit vraiment. Et l'occultation officielle de l'amour de Dieu n'a pas instauré le règne de l'humanité, mais un féroce, échevelé « chacun pour soi ». A la suite de Dom Juan, on rejette pourtant le détour comme inutile, archaïque et trompeur. La rationalité nous commande d'aller droit au fait. Dom Juan ne reconnaît que la raison, comme on sait (« je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit »). La raison nous dit que Dieu n'est qu'une hypothèse, pour parler comme Laplace, tan­dis que l'humanité est un fait. Le plus court, le plus sûr est de se référer à l'humanité, quand on est un homme qui s'adresse à un autre homme. On s'aperçoit pourtant à l'usage que ce moyen rationnel (et progressiste) n'est pas sûr. Invoquant l'hu­manité, on peut tomber sur quelqu'un qui hait les hommes, et rêve de leur tourner le dos, comme Alceste. On peut aussi se trouver devant quelqu'un qui n'a que mépris et ricanement pour ce troupeau, c'est le cas de Dom Juan lui-même. Voilà des appuis bien douteux. Et d'autres fois, l'amour du genre humain dépendra de l'humeur, d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle, et sera variable comme le temps. On comprend mieux alors l'efficacité et la raison du détour par l'amour divin. Car il se peut qu'on ignore Dieu, ou qu'on ne croie pas l'aimer. On est ramené alors à la situation précédente, où l'on dépend du caprice des hommes. Mais si l'appel « pour l'amour de Dieu » éveille en nous un écho, nous voilà bien obligés de secourir celui qui nous implore, même si son apparence nous incite à le fuir, même si c'est un ennemi, puisque nous reconnaissons en lui le Christ qui l'habite. 22:319 Nous donnons à Dieu, en donnant aux pauvres. Les rica­neurs ajoutent même que nous faisons un bon placement notre offrande nous sera rendue au centuple. Eux, noblement, refusent de se prêter à un tel calcul, vraiment trop facile. Ce qui fait que le plus souvent, ils ne donnent rien. L'idée que le don est vu avec bienveillance par le Ciel, et qu'il le récom­pense, est une idée très ancienne, on la trouve dans des reli­gions « primitives ». Suspecter une cupidité dans le don est au contraire une invention récente. Il a fallu attendre nos calcula­teurs modernes, qui ne savent penser qu'arithmétiquement. Le don rentre si mal dans leurs catégories qu'ils sont obligés de faire le contresens que j'ai dit. Dom Juan est déjà dans ce monde du calcul et du contrat, où l'on n'imagine la justice que sous la forme d'une répartition exacte. On voit aisément dans son « amour de l'humanité » s'avouer l'intérêt : je t'aide aujourd'hui, pensant que demain je peux avoir besoin de toi ; c'est donnant-donnant. « L'amour de Dieu » implique un autre monde, où l'abondance est natu­relle, où l'on ne compte pas (on recevra cent fois ce qu'on a donné ; l'ouvrier qui n'a travaillé qu'une heure reçoit autant que celui qui a supporté la chaleur tout le jour). \*\*\* Notre monde considère l'aumône comme humiliante (et qu'on voie dans nos villes tant de mendiants qui apparemment ne sont pas miséreux est seulement l'indice que nous changeons encore de peau). Il a commencé par soupçonner le détour par l'amour de Dieu d'être inefficace, trompeur et de toute façon superflu. Quand il s'agit de secourir le prochain, le bon sens suffit à nous y pousser. Le pauvre a le droit de recevoir. Et il ne faut pas qu'il soit réduit à implorer autour de lui. Il suffit d'organiser la justice en opérant un prélèvement sur les richesses. L'État, organisme impartial, redistribuera ces biens de manière que personne ne manque du nécessaire. On supprimera ainsi le geste humiliant de la main tendue. C'est ce qui fut nommé, ironiquement peut-être, le système de l'État-providence, système où la Providence n'était plus rien, et où l'État était tout. Le beau mot de charité ne fut plus compris. 23:319 Il se trouve que ce système semble tarir les sources de richesse. On s'épuise à combler des trous qui se creusent de nouveau. Cela tient peut-être à la nature du contrat. Il fixe pour chacun les termes de ce qui est exigé de lui. Et le fait même du contrat suppose que les parties sont égales. Or, cela n'est jamais vrai. La société qui vise à l'égalité dépense son énergie à rétablir des équilibres sans cessé compromis, à corri­ger les différences. Et elle s'enfonce dans le mensonge ; ne pouvant que feindre d'avoir affaire à des éléments équivalents, elle ferme les yeux sur les disproportions les plus évidentes. Après cela, chacun s'en tient aux termes du contrat : « Ce n'est pas dans mon rôlet », comme dans la farce du cuvier. Puisque le contrat règle la vie, que toutes les parties sont égales, qu'il n'y a aucun sentiment qui joue, on s'en tient là. Contestation et chicane s'en suivent à n'en plus finir, et la tricherie aussi. En fait, on pourrait même dire qu'aucune société réelle ne peut être fondée sur le seul contrat, celui-ci ayant besoin d'un sentiment qui le fonde et le fait respecter. Ce n'est pas la rai­son et le « deux et deux sont quatre » qui peuvent régir un groupe humain. L'honnêteté a besoin d'amour, comme le dit aussi la farce du cuvier que l'on citait. A l'oublier, on finit par épuiser la part de sentiment qui donnait force au contrat, les liens sociaux se distendent, la machine ne fonctionne plus. Il est vrai que l'aumône peut être humiliante, et aussi l'aide, l'assistance, si elles sont faites par amour de l'humanité et par obligation légale. L'aumône faite par amour de Dieu ne peut l'être : celui qui donne remercie celui qui reçoit, il est joyeux de pouvoir ainsi manifester son amour pour le Christ. Celui qui reçoit est pour un moment le représentant du Fils de Dieu. Tous deux élèvent une louange vers le Ciel. Les individus sont effacés, le donateur comme le donataire ont trouvé dans leur rencontre l'occasion d'exprimer et de renforcer l'ordre véritable du monde. Par ce détour de l'aumône (car on peut aussi bien considérer que c'est l'acte matériel qui est détour pour affirmer la vérité) la cohésion sociale est renforcée, et Dieu loué. 24:319 On pourrait trouver des exemples de tels détours, où l'acte accompli s'enrichit de conséquences imprévues. Et dans la nature même : « Du fait qu'elles sécrètent du nectar, les fleurs attirent les insectes ; ceux-ci y trouvent donc un appât et leur prennent le pollen superflu. Ce ne sont cependant pas des pillards, car s'ils prennent, ils donnent aussi : ils réalisent la pollinisation, assurent le développement des graines et la conservation de l'espèce. Bel exemple d'action réciproque, d'autant plus admi­rable qu'aucune des deux parties ne sait ce qu'elle fait. » (Karl von Frisch. *Vie et mœurs des abeilles.*) Il y a échange de dons. La fleur offre son sucre et ses germes, qu'elle a besoin qu'on emporte. L'abeille vient chercher de quoi se nourrir et nourrir sa ruche (et par là, nous aussi). Ce faisant, elle assure le relais nécessaire à la fécondation des plantes. On pourrait dire qu'elle entretient et multiplie ses réservoirs de nourriture, et que la fleur a trouvé un vecteur pour disséminer son pollen. Mais bien évidemment « aucune des deux parties ne sait ce qu'elle fait » ou plutôt, chacune en fait un peu plus qu'elle ne croit, et le surplus, l'action seconde et ignorée, nous semble la plus importante. Triomphe du dé­tour. Soit dit en passant, de tels faits devraient nous empêcher de chercher dans la nature des relations simples et une écono­mie stricte dans les moyens, quand tout nous montre des liai­sons complexes et une prodigalité fabuleuse (en particulier dans la reproduction). \*\*\* C'est par le détour également que l'on peut éviter les pièges de la présomption. Nous avons pour nous le rappeler l'histoire du magistrat d'Aix que Maurras racontait à Massis. « Appro­chons-nous, madame, disait cet homme, et faisons un enfant. » Il se vantait, ajoute Maurras, et n'en obtint jamais un, d'où la conclusion : « On ne fait pas d'enfant, on embrasse sa femme. » Il y a même des buts qu'il suffit de se proposer pour être assuré de ne pas les atteindre. On ne décide pas de devenir un saint. Tout ce qu'on peut chercher à faire, c'est à imiter le Christ. La sainteté en résultera, si Dieu le veut. Cela relève du vaste domaine (terrain difficile et changeant, plein de mirages) de ce qui va sans dire, si l'on entend par là : ne va que si on ne le dit pas. 25:319 Autre mise en garde célèbre contre la présomption, le mot de Pascal « ...et le malheur est que qui veut faire l'ange fait la bête ». Pourquoi y a-t-il là une fatalité ? Parce que nous imaginons toujours calculer justement les éléments d'une situation que nous avons étudiée. Oubliant de faire la part de l'informa­tion qui nous manque (celle qui manque vraiment est celle dont on ne conçoit même pas qu'elle existe), de nos erreurs de jugement, et de notre méconnaissance plus ou moins grande du but à atteindre. Sur ce sujet, il faut toujours revenir aux analyses de Monnerot. Les choses sont volontiers un peu plus compliquées qu'il nous plairait. « Qui veut faire l'ange... » indique que nous sommes portés à nier la réalité, ou une partie de la réalité. D'où l'effet parodique, comique : nous faisons la bête. Le détour a pour avantage de nous interdire les projets saugrenus, du type : faire l'ange, dont l'exemple historique le plus célèbre consiste à se proposer le bonheur de l'humanité. Il suffirait de le permettre par de bonnes lois, pensaient les légis­lateurs de la Constituante et de la Convention. Ce fut la cause de la Terreur. Ces députés pleins de bonne volonté, une bonne volonté assez farouche, il faut bien le dire, ne supportaient pas que la réalité résistât à leurs vœux. Les hommes étaient rebelles, ou indifférents au bonheur de tous, ou préféraient leurs habi­tudes, leurs passions ? C'est donc qu'il y avait des monstres, et ces monstres, derniers obstacles au règne du bonheur, il fallait bien les éliminer. On se mit à couper les cous. \*\*\* Une anecdote des *Mille et une nuits* met en lumière la nécessité du détour. Un habitant du Caire voit en songe un homme qui sort de sa bouche une pièce d'or et lui dit : Va à Ispahan, ta fortune est là. Le Cairote part aussitôt. A Ispahan, il va dormir à la mosquée et est pris dans une rafle : la police cherche des voleurs. Un officier l'interroge : Pourquoi es-tu en Perse ? Le Cairote répond en racontant son rêve. Alors l'officier de police éclate de rire : -- Moi, j'ai rêvé trois fois d'une maison du Caire. Derrière la maison, il y a un jardin, au fond un cadran solaire, et derrière un figuier, puis une source. Sous la source est un trésor. Voilà mon rêve, mais je n'y ai pas cru, bien sûr. Rentre chez toi, homme crédule. 26:319 L'homme du Caire, on le devine, a reconnu son propre jardin à cette description. Il s'empresse de rentrer chez lui, découvre le trésor à l'endroit indiqué et vit heureux. L'histoire ne dit pas s'il a envoyé un cadeau au policier. L'apport de celui-ci était pourtant indispensable. Sans son rêve, le Cairote n'aurait jamais trouvé le trésor. La fable de La Fontaine sur l'homme qui court après la fortune est moins nette. Deux amis vivent ensemble ; l'un d'eux décide de chercher fortune. Il va à la Cour, voyage à Surate, au Mogol, au Japon : la fortune le fuit. Découragé, il rentre chez lui. *Il la trouve assise à la porte* *De son ami plongé dans un profond sommeil.* La leçon ici est peut-être qu'il suffit de laisser faire le des­tin, de laisser venir. On pourrait dire aussi que la quête infati­gable de l'aventurier a fini par attirer la fortune, là où il ne l'attendait plus. Le conte arabe est plus affirmatif. Il signifie d'abord que c'est chez nous, en nous, qu'est le trésor. Condam­nation de l'exotisme, et des bêtas qui vont chercher le salut aux antipodes. Mais il dit bien aussi que cette richesse qui nous est proche, familière, nous finissons par ne plus la voir. D'autres à qui elle n'appartient pas y sont plus sensibles. Il faut donc savoir s'écarter, prendre du champ pour découvrir ce qu'on a toujours eu à portée de la main. Le détour seul est capable de nous ouvrir les yeux. \*\*\* On peut parler du détour comme d'un fait universel. Dans l'organisation sociale, il a été capital et fructueux, mais il relève d'un esprit que l'on dit archaïque -- notre société dépend du contrat, progrès capital, comme le rappelle Marcel Mauss dans son *Essai sur le don :* « ...ce sont justement les Romains et les Grecs qui, peut-être à la suite des Sémites du Nord et de l'Ouest, ont inventé la distinction des droits personnels et des droits réels, séparé la vente du don et de l'échange, isolé l'obli­gation morale et le contrat, et surtout conçu la différence qu'il y a entre des rites, des droits et des intérêts. 27:319 Ce sont eux qui par une véritable, grande et vénérable révolution ont dépassé toute cette moralité vieillie et cette économie du don trop chanceuse, trop dispendieuse et trop somptuaire, encombrée de considérations de personnes, incompatible avec un développe­ment du marché, du commerce et de la production, et au fond, à l'époque anti-économique. » Aujourd'hui, où l'économie est encore plus sacrée qu'au début du siècle, moment où Mauss écrivait ces lignes, il doit être encore plus mal venu de mettre en doute ses bienfaits. Il n'est quand même pas interdit de rappeler que les sociétés pri­mitives sont fondées sur la pratique du détour, qui donne sens à leur organisation du monde et active la marche de l'univers. Ces sociétés sont divisées en clans, en tribus, mais d'abord, fondamentalement, en deux phratries opposées et complémen­taires, dont chacune a son totem. A partir de ces totems, et selon un mode d'analogies plus ou moins évidentes, c'est l'en­semble du monde qui est catalogué, ordonné de proche en proche. Chez les Zuni, par exemple, les deux emblèmes sont le corbeau et le perroquet. Du côté du corbeau le nord, l'hiver, la guerre, etc. et du côté des perroquets le sud, l'été, les graines, la paix. Dans un système plus élaboré, en Chine, on aboutit au *yin* et au *yang.* Cet ordre donne son sens à la vie de chaque phratrie, dans son activité quotidienne comme dans son culte. Caillois expose cela avec une parfaite clarté dans *l'Homme et le sacré.* Chaque phratrie « doit veiller à la conservation et à l'intégrité de la série qu'elle représente et la tenir toujours à la disposition de la fraction sociale où l'autre est incarnée et qui, pour cette raison, a besoin pour subsister du concours de la première » : Et aussi : « Chaque phratrie agit pour le compte de l'autre, que ce soit sur le terrain rituel, alimentaire, écono­mique, juridique, matrimonial ou funéraire... chacun fournit à l'autre les vivres nécessaires à sa subsistance, les femmes néces­saires à sa reproduction ; les victimes humaines nécessaires à ses sacrifices, les services cérémoniels ou funéraires nécessaires à son bon fonctionnement et qu'elle ne saurait assurer elle-même sans souillure ou sans danger. » En effet, du système analogi­que qui fonde l'ordre du monde, il suit que pour la phratrie du perroquet, par exemple, tous les animaux qui relèvent du même signe sont sacrés, et ne peuvent être chassés. 28:319 Ils sont au contraire le gibier naturel de la phratrie opposée. Il en va de même pour les unions : les hommes de la phratrie du corbeau ne peuvent prendre femme que dans la phratrie complémen­taire du perroquet. Il y a là un système d'échanges nécessaires, qui assure la vie de la société et conforte l'ordre du monde. Et cette vie dépend à chaque instant de l'autre, de l'homme d'en face. Il s'établit un état de constante et réciproque dépendance, où se renforce la cohésion de la société ainsi que le sentiment de piété à l'égard de l'univers. A un autre stade de complexité de la société, ce système d'échanges prend l'allure d'un défi qui sert à déterminer le rang social et à fonder le pouvoir. C'est le *potlatch,* sujet de l'ou­vrage de Mauss qu'on a cité. On pourrait retrouver la trace du *potlatch* jusque dans notre vie quotidienne : le don n'est pas toujours innocent, et c'est pourquoi la reconnaissance paraît souvent difficile à assumer. *L'essai sur le don* décrit ces prati­ques de populations indiennes de l'Amérique du Nord (au début du siècle, elles ont dû disparaître à peu près). L'hiver est une saison où les travaux sont suspendus, mais où la vie sociale et religieuse est intense. C'est le moment des mariages, des initiations, du culte. C'est aussi le moment où clans et chefs s'affrontent pour établir la hiérarchie sociale, et déterminer à qui ira la suprématie. Cela dure des semaines. Les chefs s'offrent des cadeaux, auxquels il faut répondre par d'autres cadeaux plus somptueux. Le vaincu est celui qui renonce. Selon la logique de notre société, il est considérablement enrichi ; selon la logique locale, il est encombré de dons, il les a sur le dos, dirions-nous. Il ne lui reste plus qu'à travailler dur avec son clan pour prendre sa revanche. En attendant, il a reconnu son infériorité et sa su­bordination. La générosité ostentatoire est le détour rituel pour imposer une domination et tenir les autres en dépendance. Le chef n'est pas seul engagé dans la lutte. Tout le clan y participe, encouragé par des paroles comme celles-ci : « Ce ne sera pas en mon nom. Ce sera en votre nom et vous deviendrez fameux parmi les tribus. » 29:319 Des biens ainsi offerts, les uns sont consommables tout de suite (poisson, gibier), d'autres sont des objets de prix : couvertures, canots, bracelets d'or et d'argent, machines à cou­dre et phonographes (vers 1910). On échange aussi des cuivres blasonnés, qui méritent d'être mentionnés à part. Ni objets d'art, ni monnaies, ils ont un caractère sacré, et, fait remar­quable, leur valeur s'accroît à chaque échange. Nous n'ignorons pas totalement ce genre de hausse. Un diamant célèbre, qui est passé par les mains de reines ou de favorites acquiert un plus grand prix à chaque étape. Ou tout simplement, une montre, un vase, un meuble qui ont appartenu à des êtres aimés ont à nos yeux une valeur plus grande, et cette manière d'estimer peut s'étendre à tout un groupe, quelquefois vaste (les objets qui ont appartenu à un grand homme sont recherchés). Les cuivres blasonnés révèlent la force du lien social chez ces Indiens. Le vainqueur du *potlatch* est donc celui qui a su donner plus. Il a prouvé qu'il pouvait perdre plus de biens que son rival, et qu'il avait aussi (peut-être) une plus grande générosité, une plus grande capacité de donner. Car ces peuples n'ignorent pas le commerce, ils savent marchander à l'occasion, et l'esprit du *potlatch* peut trouver des obstacles dans leurs habitudes. Par la dilapidation de ses richesses, le chef a établi son pouvoir. Il a obligé ses concurrents. Une part des biens mis en jeu est consumée immédiatement ou noyée. Georges Bataille en a tiré grand parti : la destruc­tion semble une forme supérieure de la dépense ; l'économie cosmique est fondée sur la dilapidation, à commencer par le soleil qui ne cesse de répandre son énergie. Bataille oublie, ou compte pour rien, que cette dilapidation par défi est un sacri­fice. Elle est la part offerte aux esprits des morts et aux dieux, et la dilapidation prend alors un autre aspect. Il y a même là tout le contraire d'un gaspillage. Marcel Mauss note que les biens sont ainsi donnés à ceux (esprits, dieux) qui en sont les véritables propriétaires, et à qui il est nécessaire que les hommes fassent allégeance. D'ailleurs, selon une opération qui nous est familière, les biens donnés aux dieux seront retrouvés large­ment. Il s'agit de l'échange le plus sûr. « La destruction sacrificielle a précisément pour but d'être une donation qui soit nécessairement rendue » écrit Mauss. \*\*\* 30:319 Les échanges détournés sont les plus féconds. Dès qu'il y a opération directe, on aboutit à l'appauvrissement, à la dégrada­tion des termes de l'échange. Ils s'usent, ils perdent leur valeur. Quand il y a détour, et que l'on semble renoncer à un avan­tage, à un bien, il y a fécondation et enrichissement. Voilà ce qu'on peut tirer des faits déjà vus. Rien de plus clair que le dernier exemple donné, où le bien détruit semble le meilleur placement qu'on puisse faire, gros des intérêts qui vont le décupler, le centupler. Baudelaire pensait à ces opérations quand il écrivait : « Le sacrifice et le vœu sont les formules suprêmes et les symboles de l'échange » (Fusées). Dans le *potlatch,* une supériorité spirituelle découle d'un concours de dons, concours qui s'apparente à un combat, où les dons sont des armes, et où il faut une certaine grandeur d'âme pour l'emporter. Le prestige, l'autorité du chef, nul doute : il s'agit bien de valeurs spirituelles. Le pouvoir est une magie. En est maître celui qui a dérouté ses concurrents, et leur a imposé sa volonté. Dans le sacrifice, le don matériel n'est pas fait à un rival que l'on espère battre, mais à un suzerain dont on attend, selon le principe du don-défi, qu'il renvoie plus qu'il n'a reçu, parce qu'il ne convient pas à la majesté divine de rester débi­trice d'un humain. Le défi s'est transformé en espoir, et le pot­*latch* en concours où l'on n'envisage pas d'autre issue que la défaite. Voilà la définition la plus matérielle, la plus basse si l'on veut, du sacrifice. On l'a déjà dit : les esprits sceptiques peuvent soupçonner une cupidité dans un tel calcul. Mais ce « calcul », qui suppose une confiance absolue et reconnaît une supériorité illimitée dans le donataire, mérite mal ce nom. Le sacrifice est offert à la divinité parce que l'équilibre du monde paraît exiger qu'on lui rende ce qui lui appartient de toute façon, comme le savaient les Indiens. Baudelaire parle d'échange, mais sous sa forme suprême, sublime, symbolique, c'est-à-dire débarrassée d'un élément de calcul. Il n'y a pas sacrifice sans élan filial, sans amour du Père et reconnaissance de son pouvoir. Nulle part, le détour n'est plus patent, le sacrifice étant destruction d'un bien très réel. Commencer par abandonner ce qu'on possède, et au lieu de vendre un bœuf, le tuer et le brûler, c'est une curieuse façon de calculer son intérêt. 31:319 Et puis l'objection sceptique suppose qu'on achète mécani­quement la générosité divine. C'est oublier que le sacrifice peut n'être pas agréé. Peut-être Caïn offrit-il le sien avec un cœur d'avare, escomptant des bénéfices en retour, et sa gerbe d'épis fut refusée. Les grains au lieu de fructifier furent carbonisés. La forme suprême du sacrifice, c'est la meilleure victime possible offerte avec l'intention la plus parfaite. Nous vivons de ce sacrifice, qui est celui du Christ mourant sur la croix. Dieu s'abaisse à prendre la forme d'un homme et meurt comme homme pour donner à l'humanité la chance de vaincre la mort, de la dépasser, retrouvant ainsi le privilège dont Adam avait d'abord été doté. Cette incarnation de la deuxième per­sonne divine pour assurer le salut de sa créature est l'image la plus grande, la plus extraordinaire, du détour. Georges Laffly. 32:319 ### Péguy falsifié par Robert Le Blanc LE PRINCIPE des éditions Fleurus est d'associer une bande dessinée de 12 à 15 pages et un « dossier » fait de textes et d'analyses sur divers thèmes (ici la paternité, le dreyfusisme, Jeanne d'Arc, l'Enfant prodigue, la Vierge). La couverture est séduisante : c'est bien Péguy, sa pèle­rine d'écolier, son col raide et ses lorgnons, son bâton de pèlerin, sur fond d'*océan des blés* et de *flèche irréprochable.* En feuilletant le fascicule, la première impression n'est pas défavorable. Bien sûr, la bande dessinée est simplifica­trice, c'est la loi du genre, mais elle n'est pas sans qualités. On s'étonne cependant que les coloristes aient oublié les fameux pantalons rouges de la bataille de la Marne. On s'aperçoit que l'amitié amoureuse de Péguy pour Blanche Raphaël (de 1906 à 1914), qui lui fit écrire son dernier livre « dreyfusard », *Notre Jeunesse,* en 1910, contre Daniel Halévy, a été ici purement et simplement gommée. Mais l'on se dit que c'est normal dans un fascicule hagiographique destiné en partie aux enfants, *ad usum Delphini.* 33:319 Seulement, pourquoi, s'il s'agit d'hagiographie (et il en faut), pourquoi cacher les fruits de la prière de Péguy à Chartres ? Fidèles à la promesse d'un pèlerinage annuel, les enfants de Charles Péguy se convertirent et furent baptisés la dixième année, en 1925, sa veuve en 1926. L'histoire de Polyeucte et de Pauline, que Péguy aimait tant (et pour cause !), se renouvelait... \*\*\* C'est alors que, regardant de plus près le fascicule, on s'aperçoit que le « réalisateur », l'abbé René Berthier, en a fait une *machine de guerre,* comme d'habitude. Une machine de guerre contre l'Église catholique et en faveur du socia­lisme. Au prix de nombreux trucages auxquels on s'étonne qu'un universitaire sérieux, Yves Rey-Herme, puisse prêter la main. Il est exact que Péguy s'est maintes fois proclamé socia­liste et républicain. Nul ne songe à le nier. Mais il est non moins exact que Péguy s'est violemment opposé aux socia­listes et aux républicains de son temps. Or cela est caché aux lecteurs. Du début à la fin on suggère que Péguy fut un admirateur et ami de Jaurès, lui qui écrivit en 1913 : « En temps de guerre, il n'y a plus qu'une politique, (...) c'est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour cou­vrir cette grande voix » ! Une image a été particulièrement fignolée par nos falsifi­cateurs, c'est celle de la fête socialiste du 19 novembre 1899 place de la Nation. Ils font dire à Péguy : « C'est le triomphe de la République ! Je vais raconter cette journée d'épopée dans *La Revue blanche !* » Outre que c'est rabais­ser Péguy au niveau de certains politiciens de salon (Étienne Lamy qui dans les grandes occasions disait : « Il faut faire quelque chose ! Je vais écrire un article dans *La Revue des Deux-Mondes !* »), c'est mentir par omission que de ne pas révéler la suite : des socialistes voulurent censurer l'article de Péguy, qui refusa dès lors de le publier, et qui fut insulté au congrès socialiste de la salle Japy début décembre 1899... 34:319 Sur l'image fignolée du 19 novembre 1899, la foule crie « A bas la Calotte ! » Et une note explique que la Calotte, c'est « les curés » (sic) et « l'Église en général ». Ce cri et cette note, s'ajoutant à deux autres images où « les curés » sont critiqués de façon sommaire, font partie du plan de René Berthier. Il s'agit d'utiliser Péguy contre l'Église catholique, dont la particularité est d'avoir des dogmes. Ceux-ci sont donc vilipendés, sous couvert de Péguy, dans deux textes non signés. Le premier dit : « Tous dogmes écartés, le christianisme se révèle donc à Péguy comme une religion d'Amour... » Le second, dans une conclusion qui, sans crainte du ridicule, mêle Péguy aux inévitables Camus et Martin Luther King (!), glisse mine de rien : « Péguy refuse de se rassurer dans l'orthodoxie catholique. » \*\*\* A ce Péguy détourné par un clerc de la plus belle eau, qui profite depuis vingt ans de sa place dans l'Église pour truster les postes-clés de l'édition ou des émissions radio et refuser tout écho aux défenseurs de la foi de toujours, à ce Péguy falsifié, il faut opposer tous les travaux sérieux. Ceux de Mme Simone Fraisse, qui explique fort bien : « La méfiance à l'égard d'un clergé trop rigide n'entraîne pas Péguy vers le camp des modernistes, ni même celui des catholiques sociaux. Sa position est complexe. Demeuré au seuil du temple, loin des sacrements, il n'en défend pas moins avec passion l'Église traditionnelle, prêt à se porter sur tous les fronts où il l'estime attaquée, que la menace vienne de Renan le défroqué, de Marc Sangnier le chrétien démocrate, ou d'ecclésiastiques trop timorés. » Ou ceux de Bernard Guyon : « Les prières dans la cathédrale de Chartres (c'est Péguy qui souligne la préposi­tion le 10 janvier 1913) témoignent du retour du fidèle dans l'Église. » 35:319 Relisons en effet, pour nous laver des « vins bleus et des vomissures », les strophes de Chartres : *Nous avons tant péché, refuge du pécheur,* *Nous n'avons plus de goût pour les atermoiements,* *Nous avons tant cherché, miracle de candeur,* *Nous n'avons plus de goût pour les enseignements,* *Nous avons tant appris dans les maisons d'école,* *Nous ne savons plus rien que vos commandements ;* *Nous avons tant failli par Pacte et la parole,* *Nous ne savons plus rien que nos amendements.* Robert Le Blanc. Cet article a été écrit à la mi-juin de l'année 1987. A la mi-juillet, j'ai découvert en ouvrant l'hebdomadaire *France catholique* un gros titre : *Un faux Péguy !* Ainsi, me suis-je dit, je ne suis pas seul à dénoncer l'impos­ture... Il s'agissait seulement, pour Jean Bastaire, de signaler un faux attribué à Péguy, à qui l'on fait regretter la désaffection pour le chapelet, ce qui est en effet bien anachronique. Mais Jean Bastaire se lèvera-t-il aussi pour protester contre le Péguy savamment falsifié des éditions Fleurus ? 36:319 ### Les avorteurs contre Le Pen par Rémi Fontaine -- UN sida pire que le sida ! On connaît le refrain. Il a été repris sur l'air médiatique de la calomnie par la classe cléricalo-politique de François Mitterrand au père di Falco, jusqu'aux bancs de l'Assemblée nationale par la salive de Mme Barzach usée à l'endroit du Front national : « *Le sida fait peur à tout le monde, mais vous me faites encore plus peur.* » L'amalgame a été vite réalisé : -- *Le Pen = Barbie !* On a braqué sur le président du Front national l'arme folle du soi-disant anti-racisme, en brandissant, au cri de « *Plus jamais ça !* », l'image de l'étoile jaune : « *Le mot* « *sidaïque* » *utilisé par M. Le Pen a des relents de notre histoire la plus tragique.* » Pour un mot, ils se sont déchaînés de Malhuret à Devaquet, de Barzach à Noir : -- *Plutôt perdre les élections que de perdre son âme !* Les bons chrétiens ! 37:319 Jamais pourtant cette garde d'honneur de la dernière heure n'avait connu la même sainte colère, les mêmes états d'âme, lorsqu'il s'est agi de réagir non plus à des mots -- au demeu­rant inoffensifs -- mais à des faits. Lorsqu'il s'est agi par exemple de participer à un gouvernement qui avalise -- et pour cause ! -- la loi Chirac-Veil et plus encore le rembour­sement de l'infanticide légalisé par la sécurité sociale : au moins deux millions d'assassinats légaux « enregistrés » depuis 1975... Un précepte que l'on voit souvent sur les monuments aux morts enseigne que ce sont les actes, non les paroles, qui font la fidélité : « *Res protestant non verba fidem.* » Aucun de ces politiciens « *courageux* », comme la presse les a qualifiés, n'a alors invoqué quelque clause de conscience au nom de ses valeurs, une incompatibilité morale à « collaborer » avec un gouvernement complice du « crime abominable ». Ils ne flai­raient pas les « relents de notre histoire la plus tragique »... C'est pourtant bien le pape, qui, récemment encore, lors de son dernier voyage en Allemagne, a comparé les crimes pré­sents de l'avortement et de l'euthanasie aux crimes révolus du nazisme : « *Que ces paroles,* a-t-il déclaré à propos des condamna­tions du cardinal von Galen envers le nazisme, *ne s'enterrent point dans les livres d'histoire et dans de poussiéreuses archives. Elles sont brûlantes d'actualité, y compris dans les pays démocra­tiques* (*...*)*. Des forces veulent aujourd'hui renaître dans la société, qui constituent une menace pour l'existence humaine...* » Rassurez-vous : ces forces ne concernent pas, dans son esprit, les élus si terribles du Front national, que le saint-père a d'ailleurs déjà bénis dans la personne de ses représentants au Parlement européen et a encouragés en ces termes : « *Il faut s'opposer avec encore plus de force à la décadence de l'Europe* » (10 avril 1985). Non. Ces forces d'exclusion qu'il assimile au nazisme, Jean-Paul II les a désignées explicitement « ...L'euthanasie, *l'administration de la mort par prétendue pitié pour autrui est un mot à la récurrence effrayante qui trouve des défenseurs égarés. L'Église ne peut pas non plus se taire devant la libéralisation presque totale de* l'avortement *dans votre pays et dans de nombreux autres.* » (Cologne, le 1^er^ mai 1987.) 38:319 Comme pense Jacques Chirac : « *Quand le pape dit quelque chose, c'est toujours important, essentiel.* » Michel Noir peut alors se présenter comme catholique pratiquant et père de famille nombreuse (comme nous le rappelle opportunément Gérard Leclerc dans la *France catholique* du 21 mai), et Michèle Barzach (propagandiste auprès de la jeunesse de l'usage des préservatifs comme « *actuellement le seul moyen de préserva­tion* » (sic) contre le sida) peut bien se rendre en audience privée chez le pape (le 9 mai), leurs responsabilités respectives par action ou par omission rendent d'autant plus dérisoires leurs propos indignés sur « *les valeurs défendues par M. Le Pen* »*.* Incompatibles avec celles soi-disant défendues par leur « *famille politique* »*.* Cela rend grave aussi leur imposture... Eux qui pratiquent si aisément l'amalgame, oseront-ils affir­mer comme M. Barbie : « *Je ne savais pas.* » Hélas, ils savaient bien si l'on en croit Mme Barzach, ex-gynécologue *Je me suis beaucoup battue pour l'avortement... la loi sur l'IVG c'est une liberté. Et c'est bien d'avoir cette liberté.* » (Déclaration au *Journal du dimanche,* le 4 mai 1986.) Ce combat, on l'a déjà dit, réalise en France un « *holo­causte* » ou une « *Shoa* » qui atteint aujourd'hui deux millions d'enfants indésirables. Tués volontairement et légalement dans les conditions que l'on sait, mises en images par le film terrible du docteur Nathanson : *Le cri silencieux.* Un autre *Nuit et brouillard !* Ce sont plus que des « *relents* »*...* \*\*\* Jean-Paul II s'était aussi interrogé, en février 1986, sur une certaine disproportion des réactions humanitaires dans l'opinion publique (où il faut sans doute inclure le discours épiscopal) : « *Permettez-moi de noter avec peine,* avait-il déclaré, *qu'en face d'une sensibilité très vive et quasi sacro-sainte devant les attentats à la vie qui sont le fait de la faim, de la guerre, du ter­rorisme, on ne trouve pas une sensibilité semblable devant l'atten­tat que constitue l'avortement, qui pourtant fauche d'innombrables vies innocentes.* » On pourrait aujourd'hui appliquer ces paroles aux nou­veaux apôtres et inquisiteurs de la « croisade anti-Le Pen ». Le saint-père s'adressait alors aux participants du deuxième collo­que international de l'organisation « *Food and disarmement international* » sur les thèmes de l'extermination, du droit à la vie et du droit à la liberté. 39:319 Les prix Nobel pour la paix Adolfo Perez Esquivel (Argentin) et Mairead Corrigan (Irlandaise) assis­taient notamment à l'audience ainsi que l'ancien président de la République italienne Sandro Pertini et le député européen Mar­co Pannella, ancien secrétaire du parti radical italien et l'un des promoteurs de la législation de l'avortement dans la péninsule. On saisit là toute l'absurdité de notre monde moderne qui accrédite à ses assemblées de pacifisme, comme à ses tribunes médiatiques, de véritables criminels de guerre. Car l'avortement, comme le terrorisme, est bien une guerre. Non seulement un crime abominable mais une guerre d'agres­sion qui situe ceux qui la conduisent au rang exécrable des criminels de guerre. André Mignot l'avait dit : « *C'est ainsi que l'avortement sera jugé, au même titre que les crimes de guerre. C'est alors que s'avanceront, devant le tribunal de l'histoire, ces millions d'enfants massacrés dans le ventre de leur mère... Ils ne poseront aux accusés que cette question :* « *Pourquoi ?* » Il faut même parler de « crime contre l'humanité » ainsi qu'il a été défini pour la première fois en 1945 devant le tribu­nal international de Nuremberg : « *Le crime contre l'humanité, avant d'être un crime, est un acte de souveraineté étatique* » (Eugène Aroneanu, document F. 775 du tribunal de Nuremberg). Il se place à un très haut niveau de responsabilité : « *Le crime contre l'humanité consiste essentiellement dans la mise à mort de personnes innocentes de toute infraction, mais que, pour des raisons de politique nationale, raciale ou religieuse, un État a décidé d'éliminer* » (Pierre Bouzat et Jean Pinatel : *Traité de droit pénal et de criminologie,* Dalloz 1963). Oui, l'avortement est un crime contre l'humanité. Le « racis­me » ou l' « apartheid » impitoyable qui s'exerce officiellement à l'égard des enfants à naître et s'achève dans le terrorisme des avortoirs, est l'un des plus barbares qui soit dans l'histoire de notre civilisation. A cause de l' « IVG » (comme ils disent) légalisé et remboursé, l'endroit le plus dangereux pour l'homme des nouvelles générations, le lieu (statistiquement) possible de son martyre, c'est -- certainement plus que la chambre à gaz du nazi en puissance, ou même l'aéroport et le magasin : cibles éventuelles du terroriste en acte -- c'est le ventre de sa propre mère ! Encore une fois : voyez *Le cri silencieux.* Un petit homme est ainsi déchiqueté et jeté de l'histoire pour seulement quatre naissances en France. 40:319 Un sur quatre ou presque : environ 170.000 avortements déclarés en 1986 (en fait au total 250.000) pour 780.000 naissances. A noter que ce nombre officiel d'avor­tements légaux est largement supérieur au déficit de 106.000 naissances en France pour renouveler les générations... Mais plus que les marâtres ou leurs avorteurs, sortes de tueurs à gages, les véritables poseurs de bombe, les administra­teurs de cette nouvelle « *solution finale* »*,* sont les gouvernants et les législateurs, les hommes politiques au pouvoir qui ont signé ou cautionnent ce génocide et se présentent encore à nos suffrages comme les apôtres des droits de l'homme, les apôtres de la luxure soi-disant sans risque, les apôtres des « bonnes valeurs » (*sic*) : les Giscard, les Veil, les Chirac, les Toubon, les Léotard, les Barzach, les Noir et autres « libéraux »... Ces loups jeunes ou moins jeunes, déguisés en agneaux, hur­lent aujourd'hui avec les autres loups (socialo-communistes) contre Le Pen qu'ils fantasment en Barbie. Ils crient haro sur lui, ensemble complices de la même imposture maçonnico-marxiste qui fait du racisme le premier péril au monde ; pour mieux cou­vrir la honte de leurs charniers respectifs toujours plus grands. Car si les mots de bon sens du Front national écorchent leur « sensibilité » de libéraux, pas plus qu'avec l'avortement et ses victimes, on ne peut attendre de cette sensibilité « libérale » une réaction proportionnée devant les dizaines de millions de morts du communisme. Personne ne se soucie vraiment de faire condamner les auteurs des multiples « crimes contre l'hu­manité » qui se sont commis, et se commettent tous les jours derrière tous les rideaux « de fer » ou « de bambou ». Point de Nuremberg pour eux. Et point d'état d'âme chez M. Noir, le ministre du commerce extérieur, lorsqu'il s'agit de négocier avec les pays de l'Est, comme si de rien n'était. Évidemment, l'Allemagne de l'Est et la Tchécoslovaquie ne sont ni le Chili ni l'Afrique du Sud ! Pour une poignée de contrats avec de tels pays, on vend allègrement son âme ; mais sans risquer de per­dre son fauteuil ministériel, comme d'autres ont perdu leur droit d'aînesse pour un plat de lentilles ! Et puisque l'âme pure du même Michel Noir a osé poser la question électorale en termes de morale, posons-la à notre tour : peut-on voter pour les complices de tels crimes contre l'humanité ? Rémi Fontaine. 41:319 ### Sur le « Cholvy et Hilaire » *Histoire religieuse\ de la France contemporaine* par Armand Mathieu ON PEUT NE PAS partager l'enthousiasme du Dr Fournée (dans *Una Voce*, juillet-août 1986) devant la nouvelle *Histoire religieuse de la France contemporaine* des professeurs Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire. Elle res­pecte encore bien des tabous, elle esquive bien des questions. Mais enfin il est exact qu'elle s'inscrit dans un courant his­torique nouveau, en rupture avec l'histoire démocrate-chré­tienne des Dansette, Guillemin, Delumeau. Pour ceux-ci, et quelles que fussent leurs divergences, l'histoire religieuse était une marche vers le Progrès, et dans le récit de cette marche, il y avait les bons et les méchants. 42:319 Les méchants étaient au service de la monarchie, du Sylla­bus, de l'Action française ou de la mystérieuse Sapinière. Les bons servaient le parlementarisme, la République, voire le socialisme (pour Guillemin), enfin Vatican II, cette apo­théose. Même Adrien Dansette, qui avait pris peur un moment, au temps de la « guerre froide », quand les prêtres-ouvriers s'étaient mis au service du communisme ([^3]), concluait encore en 1965 : « La politique intransigeante et autoritaire des pontificats de Grégoire XVI, de Pie IX et de Pie X apparaît comme contingente d'une époque révolue. » Déjà le sociologue Émile Poulat infirmait cette courte vue. Puis les vapeurs conciliaires allaient peu à peu se dissi­per. Des universitaires de gauche, mais moins impliqués per­sonnellement dans les questions religieuses, découvrirent que les choses n'étaient pas si simples qu'on l'avait cru. Dansette (et les journalistes de *La Croix* en 1985 encore !) faisait des complexes devant « l'intelligence de l'exégèse » de Renan ; *l'Histoire des Catholiques en France* publiée par un groupe d'universitaires en 1980 (rééditée par le Livre de Poche en 1985) note, parmi beaucoup d'informations utiles et nuancées, que la légende selon laquelle l'exégèse catholi­que ne sut pas répondre aux fantaisies de *La Vie de Jésus* est un *non-sens,* et que les contemporains avertis, même anti-catholiques, jugèrent sévèrement l'œuvre de Renan, dont le talent était seulement littéraire. En 1981, un historien indépendant, Pierre Chevalier, se fondant sur les archives enfin accessibles du Vatican et de Jules Ferry, récrivait l'histoire de *La Séparation de l'Église et de l'École* ([^4]) et montrait comment la politique de Léon XIII (en faveur de laquelle l'œuvre de Dansette est un long plai­doyer) avait désarmé les catholiques français dans ce combat essentiel. Enfin Cholvy et Hilaire sont venus... 43:319 #### *La fin du manichéisme* Avec eux, l'histoire religieuse cesse d'être manichéenne ; les solutions ne sont plus simplistes ; les voies de Dieu gar­dent leur mystère. Ils savent peser le pour et le contre, voir qu'une impasse ou un échec peuvent présenter une face positive. Ainsi, dans leur premier volume (1800-1880, paru en 1985), ils notaient : « L'année 1873, où l'on espère tant le retour du comte de Chambord sur le trône, est marquée par une mobilisation des énergies catholiques autour d'une uto­pie créatrice de multiples initiatives : organisation des pre­miers congrès catholiques régionaux, à l'origine de la créa­tion des Universités catholiques et du grand développement des œuvres, essor des Cercles catholiques d'ouvriers, lance­ment des grands pèlerinages nationaux à Lourdes, à Paray-le-Monial... » Dans le second volume ([^5]), qui nous intéresse aujour­d'hui, ils relèvent que le Ralliement, « désorientant monar­chistes et bonapartistes », a affaibli l'énergie des laïcs catho­liques ; ils auraient pu constater le même effet après la condamnation de l'Action française en 1926. Alors qu'il est de bon ton de considérer comme un bien­fait de la Providence ([^6]) la séparation de l'Église et de l'État, Cholvy et Hilaire interrogent : « Occasion d'un renou­veau religieux ou menace d'un déclin inéluctable ? » Déjà la mise en place du réseau des écoles libres pour faire face aux lois Ferry avait, disent-ils, « absorbé des res­sources matérielles et humaines » au point de contribuer au « recul des œuvres ouvrières » catholiques. 44:319 Entre 1900, et 1920, les nouvelles tensions provoquent un renouveau des écoles libres, mais probablement aussi la chute brutale du nombre des séminaristes (chez les protestants comme chez les catholiques) entre 1904 et 1914, et le déplacement des voix vers la gauche dans les campagnes, car « nos pay­sans », note l'abbé Calvet dès 1905 pour le diocèse de Cahors, « appartiennent à qui les fait vivre ». Or le triomphe du radicalisme constitua sur tous les plans, spirituel, social, politique, une terrible récession. Il est facile à Cholvy et Hilaire de montrer que des campagnes « très superstitieuses » comme le Berry et le Limousin sort radicales, alors que des campagnes « éclairées » comme la Franche-Comté et l'Artois sont cléricales. Mais ils ont aussi de fort bonnes pages (pp. 75, 207) sur le catholicisme social et n'hésitent pas à souligner la politique rétrograde de la Gauche anticléricale, son hostilité aux propositions de la Chambre Bleu-Horizon (1919-1923) en faveur des familles nombreuses et du vote des femmes, l'opposition de la C.G.T.U. aux réformes sociales et à la « loi fasciste » de 1930. Au moment où de bons apôtres prétendent que la Droite a toujours jugé les étrangers inassimilables, Cholvy et Hilaire ont le mérite de montrer que les catholiques encouragèrent l'immigration italienne, et de citer à ce propos *La Croix,* non pas *La Croix* démocrate-chrétienne d'après l'éviction du R.P. Merklen par Pie XI, mais *La Croix* nationaliste de 1919 à 1926. Leur livre est riche aussi d'informations précises sur la persécution anticléricale du début du siècle. Croix démolies, et même une église abattue dans l'Yonne (Saint-Maurice-Thizouaille) comme aujourd'hui en terre d'Islam ! Militants catholiques tués : l'un en 1903 à Lyon, l'autre à Boeschepe (Pas-de-Calais) lors des Inventaires de 1906. Henri Charlier, Maxime Réal del Sarte ont droit à plu­sieurs lignes, sans condescendance, à côté de Maurice Denis, quand le renouveau artistique catholique est évoqué. 45:319 L'évolution de « l'idéologie scolaire » est finement analysée ([^7]) : à l'école laïque l'Histoire de France remplace l'Histoire sainte, et les manuels de l'école primaire opposent l'Ancien Régime, avec ses rois, ses nobles et ses moines oppri­mant le peuple, à la France contemporaine issue de la Révolu­tion libératrice de 1789 dont la République continue l'œuvre (ce cliché tient toujours, il est souvent repris au Parti socialiste, et la masse des Français n'a toujours pas compris que c'est l'évolution des techniques qui l'a « libérée » d'un certain nom­bre de contraintes...) ; l'école libre est bientôt contaminée par le biais des programmes : elle aussi se met à exalter l'Histoire de France, une autre Histoire certes, celle des Croisés, des héros et des saints, mais le nationalisme va progresser parallè­lement dans les deux écoles, pour aboutir à l'Union sacrée de 1914. Juste est la remarque selon laquelle en 1914-1918 « les évêques les plus libéraux » (traduisez : les plus républicains) « tiennent les propos les plus vifs ». Il n'est donc pas illogique, malgré certaines apparences, que l'Action française ait mani­festé la plus grande compréhension à l'égard de Benoît XV, alors que le dominicain Sertillanges déraisonnait. Mais sur le rôle de la religion dans cette période critique on eût souhaité des vues un peu plus élevées, comme cette réflexion récente du grand critique Robert Poulet, lui-même ancien combattant : « En réalité, pour faire ces guerres-là, il fallait aussi deux choses : *une atmosphère religieuse* et une caste militaire » ([^8]). #### *De multiples imperfections* A vrai dire, l'ouvrage de Cholvy et Hilaire est un instru­ment de travail plutôt qu'un livre de lecture courante. De ce point de vue, le Dansette, avec ses indéniables qualités de style et son sens du récit, n'est pas remplacé. A son histoire politique de l'Église, Cholvy, Hilaire, et leurs collaborateurs, substituent une sociologie religieuse foisonnante d'informa­tions et de suggestions, mais à peine rédigée. 46:319 Il aurait fallu un maître d'œuvre pour fondre ce fatras sympathique. Dans ce « travail d'équipe », les redites abon­dent. Mme Jean Lestra fonde la Ligue des Femmes fran­çaises deux fois : page 104 et page 155 (un an après, en 1902, il y aura pour les dames « ralliées » la Ligue patrioti­que des Françaises) ; Paul Bourget réagit deux fois aux mêmes Inventaires, pages 115 et 191 ; les Davidées apparais­sent plusieurs fois sans que l'on comprenne bien de quoi il s'agit ([^9]) ; les Noëlistes surgissent dès la page 164, mais leur mouvement n'est expliqué qu'à la page... 364. Peut-être une réédition permettra-t-elle un jour d'amélio­rer le volume. Signalons donc aussi les tics de langage (« au niveau de », « avancée de la démocratie ») qui vont très vite le « dater » si l'on n'y remédie, l'abus des citations ou sta­tistiques inutiles ([^10]), les confusions de prénoms (Guillaume pour Alfred de Tarde) -- et, comme l'Index n'en comporte pas, Jean-Claude Colin et le chanoine Henri Collin (directeur du *Lorrain*) sont confondus en un seul... Collin. Certains choix témoignent encore des pesanteurs idéolo­giques et autres autocensures exigées sous la IV^e^ République, la V^e^, et par le clergé « conciliaire ». Il est étonnant, quand trente-trois pages sont consacrées aux tempéraments régio­naux, de ne trouver mentionnés ni l'abbé Gantois en Flan­dre ni l'abbé Perrot en Bretagne (il est vrai que celui-ci fut assassiné par la Résistance, ce qui est considéré comme une marque d'infamie -- pour lui, non pour la Résistance !). 47:319 A l'inverse, que vient faire avant 1930 Teilhard de Chardin, quatre fois cité, dont une fois associé à Claudel, ce qui est un comble, car le second trouvait « idiotes » et « horribles » les théories évolutionnistes du premier ? Cholvy et Hilaire trahissent là leur âge : ils sont de la génération à qui on fit croire que Teilhard était un grand penseur, répu­tation qui s'est dissipée en un clin d'ail après le séisme de mai 1968, utile à certains égards (à la façon de Voltaire, dont Maurras disait : « Après une lecture de son *Candide,* la voie est libre. »). Drumont est présenté comme un adversaire du Rallie­ment, ce qui est exact en 1892 lors de la fondation de *La Libre Parole,* ce qui ne l'est plus (p. 110) lors des Inven­taires : dès 1896, il soutient contre les monarchistes les abbés démocrates, Gayraud, Garnier, qui sont tout aussi antisé­mites que lui (Cholvy et Hilaire ne le cachent point pour Garnier), et en 1910 il vend aux disciples de Sangnier son journal tout en restant directeur en titre ; ses adversaires de droite dénoncèrent alors le double scandale de « ce concu­binaire public » (il avait divorcé pour se remarier civilement) « placé à la tête d'un journal catholique ». Sur ce point, comme dans l'usage mal défini du mot *peuple,* Dansette (par exemple p. 504 de la réédition en un seul volume de son *Histoire religieuse...*) était aussi approxi­matif que Cholvy et Hilaire (p. 92). Ceux-ci sont trop peu explicites sur la question des prélats républicains. Il y eut tout au long du XIX^e^ siècle des clercs ambitieux plus pressés de servir l'État que l'Église (Affre, Sibour, Darboy en étaient, ce qui ne les empêcha pas de finir assassinés, voire martyrs). Cholvy et Hilaire citent, sous la III^e^ République, outre Geay et Le Nordez qui prirent carrément le parti de Combes contre Pie X, Sœur, Oury (archevêques d'Avignon et Alger), Lacroix, Herscher, qui durent démissionner quand Pie X ne fut plus lié par le Concordat ([^11]). 48:319 C'est la partie émergée de l'iceberg. Il faut le dire, l'État anticlérical avait pris l'habi­tude de nommer ses amis sur les sièges épiscopaux. Fallières et Mando, par exemple, étaient frères de parlementaires radicaux. Pie X, Émile Poulat l'a montré, Cholvy et Hilaire ne le font pas assez, n'a trouvé personne, ni en France, ni à Rome, pour l'épauler dans sa tâche de redressement, et la Sapinière est un mythe : un évêque sans pouvoirs (Benigni) et cinquante correspondants... Ce qui n'empêche pas Dan­sette de leur consacrer quatre pages apocalyptiques en ignorant superbement les travaux de Poulat. #### *L'Action française ; les Juifs* Sur la formation de l'Action française, la contribution de Jacques Prévotat est nuancée, souvent juste, et cela est assez rare pour être souligné. Il semble qu'il soit l'auteur aussi d'un très bon paragraphe sur l'A.F. face à un Benoît XV incompris des Français pendant la Grande Guerre : « Un journal s'efforce alors de dépasser cette incompré­hension réciproque, c'est *l'Action française* qui partage avec la doctrine catholique la thèse de la guerre juste, et avec les théologiens du XIX^e^ siècle, tel Taparelli d'Azeglio, la convic­tion que la Révolution française a transformé la guerre limi­tée d'Ancien Régime en une guerre totale au caractère mons­trueux. Pour Maurras, la papauté est la seule institution encore vivante capable de refaire l'unité de l'Europe. Aussi tente-t-il d'expliquer à ses lecteurs les diverses interventions pontificales dans les articles réunis dès août 1917 en un volume intitulé *le Pape, la guerre et la paix,* qui constitue une véritable défense de l'institution pontificale. 49:319 La papauté exerce un « ministère international », et à travers elle s'ex­prime « la voix qui prolonge l'ancien esprit civilisateur en Europe ». De cette époque date la gratitude profonde d'une large part de l'opinion catholique à l'égard de l'Action fran­çaise. Cependant, Maurras ne pourra suivre le pape lorsque celui-ci croira pouvoir offrir une paix blanche dans la phase la plus critique de la guerre. » En revanche, les pages consacrées à la condamnation de l'Action française sont très alambiquées, parfois inexactes. Pourquoi défendre l'indéfendable Lettre du cardinal Andrieu dans son bulletin diocésain du 25 août 1926 ? Dansette lui-même y a renoncé. Plusieurs témoignages, celui de Louis Marin, celui, plus récent, du fils de l'inspecteur Bony, lais­sent entrevoir les pressions, le chantage même, exercés par Aristide Briand... Comment soutenir qu' « en cette circons­tance Pie XI n'a obéi qu'à des motifs d'ordre religieux » ? Rarement un pontife a fait des choix tactiques aussi déter­minés et aussi lourds de conséquences : Pierre Chaunu parle de « futures dérives gauchistes » ([^12]) ; et G. H. Soutou, malgré beaucoup de bienveillance pour la position du Vati­can, écrit : « Pie XI et Gasparri avaient aussi des objectifs politiques, d'ailleurs différents... Pie XI a peut-être été dé­bordé par la conjonction du personnel politique français, des catholiques libéraux et peut-être de Gasparri : pour lui la condamnation devait déblayer le terrain avant une attaque en règle de la législation laïque. On sait qu'il n'en a rien été. Peut-être même a-t-on risqué, et ce n'est certaine­ment pas ce que souhaitait Pie XI, d'abandonner un blocage politico-religieux fait d'intégrisme et de royalisme pour un autre, celui du catholicisme libéral et de l'idéologie républi­caine. » ([^13]) 50:319 Enfin pourquoi écrire que « l'A.F. sut manœuvrer avec une habileté consommée » alors que tout le chapitre montre au contraire la maladresse de ses violences verbales à l'égard de la hiérarchie ? Ah ! Sillonnistes et modernistes avaient su, eux, se faire « humbles » et discrets pour mieux persévérer en dépit des encycliques... Les intéressantes contributions des collaborateurs de Cholvy et Hilaire sur le protestantisme et le judaïsme en France permettent de mieux considérer ces confessions dans leur diversité interne. Côté protestant, on trouvera confirmation de l'étude pu­bliée ici par J.-P. Hinzelin à l'issue de la célébration du troi­sième centenaire de la Révocation de l'Édit de Nantes ([^14]). Côté israélite, on distingue les diverses vagues de conver­sion, celle des clercs (David Drach, les frères Ratisbonne, les frères Lemann) de 1850 ; puis celle des artistes et étudiants des années 1900, Max Jacob, Robert Debré (père de Michel), André Spire (dont les petits-neveux Arnaud et Antoine se­ront permanents communistes) ([^15]), Daniel Halévy (grand-père de Pierre Joxe), les sœurs Oumançoff (dont l'aînée Raïce, dite Raïssa, épouse Jacques Maritain), plus respec­tueux de leur religion d'origine... au point qu'on relève déjà un retour au judaïsme, avec Aimé Pallière, en 1900. On trouve même, sur *l'aggiornamento* juif, ce paragraphe savoureux, un bilan que les Pères de Vatican II auraient bien fait de méditer : « Dans les années qui suivirent la complète laïcisation de l'État, des juifs religieux désirèrent accommoder leur religion aux exigences de la vie moderne. Ils constituèrent l'Union libérale israélite et leur synagogue, sise rue Copernic, fut inaugurée en 1907. Leurs réformes prétendaient instaurer une religion moins rigoureuse, capable d'enrayer la déjudaïsation. Ils proposaient d'abandonner l'hé­breu à la synagogue et de déplacer l'office du samedi au dimanche. Néanmoins, ce judaïsme libéral ou réformé suscita des protestations véhémentes chez les plus religieux et n'attira pas les foules. » 51:319 Hélas ! une grave contrevérité entache ce chapitre, dont l'auteur écrit : « *Lorsqu'en 1926 un juif russe, l'horloger Scharzbad, dont toute la famille a été assassinée dans les pogroms, tue l'attaman Petlioura, massacreur de ses coreli­gionnaires, qui a trouvé refuge en France, le jury français entend, stupéfait, les récits des témoins et rend un verdict d'acquittement qui prend une valeur de symbole.* » N'en dé­plaise à la L.I.C.A. (devenue L.I.C.R.A.) qui fut fondée à cette occasion, l'Ukrainien Petlioura, loin d'être un massa­creur, avait fait tout ce qu'il avait pu pour mettre fin aux pogroms. L'historien Guillaume Malaurie a fait justice (une vraie justice, pas celle d'un jury éberlué...) en 1985 (dans *L'Express*) de la version colportée par Simone Signoret dans son dernier roman. Scharzbad, poussé au meurtre par les calomnies communistes contre Petlioura, fut probablement armé par la police soviétique. On veut croire que Cholvy et Hilaire ont été distraits et ne réimprimeront pas cette ver­sion falsifiée et romancée, qui assassine une seconde fois Petlioura ! \*\*\* Passons rapidement sur la conclusion, où, voulant conci­lier monarchie, démocratie et oligarchie, ils mélangent orga­nisation interne de l'Église et politique (p. 400). Et souhai­tons-leur beaucoup de courage (encore un effort, MM. les Professeurs !) pour s'élever au-dessus des préjugés du mo­ment, à l'heure où ils préparent un troisième volume (1930-1980 ?), à paraître en 1988. Tâche délicate... Le tissu du catholicisme français, dont ils examinent toutes les fibres, réserve quelques surprises... Ce pèlerinage de Chartres, « ranimé en 1931 par le P. Doncœur » si cher à Pie XI, il va bien falloir noter qu'il a été de nouveau ranimé, sous Jean-Paul II, par un certain Bernard Antony ? 52:319 Ces grandes familles évoquées à juste titre page 331 du présent volume, « les Bernard, les Thiriez, les Motte, les Toulemonde, les Tiberghien à Lille-Roubaix-Tourcoing », qui « formèrent des chrétiens fervents et entre­prenants avec le concours de l'école libre et des cercles d'études », comment cacher qu'en est issu un certain Mgr Lefebvre ?... Armand Mathieu. 53:319 ### Le sacre des rois de France par Jean de Viguerie LA COMMÉMORATION du millénaire capétien rencontre en cette année 1987 un succès inattendu. Plus de cent villes françaises célèbrent cet anniversaire. On ne compte pas les fêtes folkloriques, les colloques et les conférences. Il sem­blerait que la royauté française soit redevenue populaire. Comment expliquer cet étonnant regain ? On peut y voir le réveil du patriotisme, ou bien le déclin du républicanisme, ou bien encore, plus probablement la nostalgie de la royauté. Nos compatriotes se passionnent pour les faits et gestes les plus insignifiants de monarques potiches, au surplus étrangers. Pour­quoi ne seraient-ils pas séduits par leur propre royauté ? La royauté française a été la plus séduisante de toutes. Elle n'est pas morte il y a si longtemps. Rien de surprenant à ce qu'elle exerce encore sur nous son pouvoir de fascination. Or ce pouvoir, elle le tient du sacre. 54:319 Les rois de France étaient sacrés. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'ils étaient oints. A Reims des onctions d'huile leur étaient faites sur tout le corps. On considérait qu'ils recevaient ainsi une vertu et une grâce spéciale, et qu'ils étaient mis à part du reste des hommes, comme tout ce qui est sacré est distinct du profane. D'autres rois étaient sacrés : ceux d'Angleterre, de Pologne, de Hongrie, ainsi que les empereurs du Saint Empire romain germanique. Mais le sacre par excellence était celui des rois de France. La raison de cette supériorité venait de l'huile : l'huile utili­sée pour l'onction de Reims était réputée d'origine divine. Un ange -- ou une colombe (on disait l'un ou l'autre) l'avait apportée à saint Rémi pour le baptême de Clovis. L'histoire est relatée explicitement pour la première fois par Hincmar dans sa *Vita Remigii* en 877. La voici en substance. Nous sommes à Reims en 496. Clo­vis et ses guerriers attendent pour recevoir le baptême. Saint Rémi doit le leur donner. Mais le chrême destiné à l'onction baptismale se trouve hors de son atteinte à cause de la foule. C'est alors qu'une colombe survient, qui avait miraculeusement pris la fiole dans son bec. Un peu plus tard la fiole sera nom­mée la Sainte Ampoule et son messager deviendra un ange. Mais colombe ou ange, peu importe, désormais cette huile vient du ciel. Quand, après avoir servi pour ce baptême, elle sera utilisée pour les sacres, elle donnera aux rois qu'elle oindra une dignité royale incomparable et une supériorité sur tous les autres rois. Son effet sur les premiers Capétiens est spectaculaire. Si ceux-ci en imposent et réussissent à s'imposer, c'est grâce à l'onction. Henri I^er^, le troisième Capétien, attaque et vexe le puissant Guillaume, duc de Normandie (le futur Conquérant), mais ce dernier, malgré sa puissance, n'ose riposter. Il respecte, dit-il, la « regia dignitas ». A cause de l'huile divine les rois de France se proclament supérieurs aux autres rois et même à l'empereur et même par­fois au pape. Louis XIV a pu écrire à Innocent XI : « Vous avez été sacré avec une huile tirée de la terre et moi avec une huile venue du Ciel. » Les autres rois sacrés ne sont pas à ce point consacrés. Le Roi de France est une personne consacrée, un peu de la même manière que les prêtres, les moines et les moniales. Au temps des premiers Capétiens, on disait qu'il était « ordonné roi ». 55:319 On dira plus tard que « le roi n'est pas pur lai », c'est-à-dire que sans être vraiment clerc il n'est pas non plus laïque. Est-il d'ailleurs besoin d'une démonstration ? Le pouvoir de guérir, dont jouissent les rois de France, ne prouve-t-il pas assez l'excellence de leur royauté ? Car les rois de France « touchent » les écrouelles et les guérissent. Certes ils ne sont pas les seuls rois qui se disent investis d'un tel pouvoir. Les rois d'Angleterre s'en prévalent eux aussi. Mais le toucher royal anglais ne commence que beaucoup plus tard ; il n'est attesté qu'à partir de 1273. En France il apparaît de façon certaine dès le règne de Louis VI, c'est-à-dire un siècle et demi plus tôt. En outre le toucher anglais n'a jamais connu la réputation uni­verselle et incontestée du rite français. A partir de la Réforme, les rois d'Angleterre ne toucheront plus les malades, et les rois de France seront vraiment alors les seuls rois thaumaturges de toute la chrétienté. Admettons que l'on doute de l' « huile céleste » et même des guérisons. L'excellence du sacre français n'en est pas moins sauve. Car un fait historique l'établit sans conteste, avant même qu'il soit nécessaire de faire appel au surnaturel ou au merveil­leux : c'est la longévité remarquable de l'institution et son immutabilité. Presque tous les rois de France ont été sacrés, presque tous à Reims et tous selon le même rituel. Tous les rois de France depuis Pépin le Bref en 751, jusqu'à Charles X inclus. Seule exception, Louis XVIII. Au total, soixante rois munis du sacre. Presque tous à Reims. L'église de Reims et son archevêque se sont imposés assez tôt. Sur treize sacres célébrés de 848 à 1017, huit l'étaient par l'archevêque de Reims et trois à Reims. Ensuite, sur trente-deux sacres, Reims en fait vingt-neuf. Henri IV est sacré à Chartres avec une Sainte Ampoule de remplacement, extraite de l'abbaye de Marmou­tier ([^16]). Mais justement cela n'est pas jugé sérieux et contribue à jeter la suspicion sur sa légitimité. Enfin le rite dans ses dis­positions essentielles ne varie pas. Il est le même pour Hugues Capet et pour Charles X. 56:319 Il y a seulement des modifications de détail et une certaine inflation des rubriques. Plusieurs rituels ou « ordines » ont été conservés. Sous les Capétiens, trois « ordines » ont successive­ment servi de modèles. Le premier semble avoir été composé à la fin du X^e^ siècle (sous Hugues Capet probablement). Le second, un peu plus long, date du règne de saint Louis. Il est postérieur à 1226. On l'appelle l' « ordo de Reims ». Il intro­duit deux nouveautés : la présence de douze pairs (six ecclésias­tiques et six laïques) et le serment du roi d'expulser les héréti­ques de son royaume. Le troisième « ordo », dit de Charles V, date de 1365. C'est celui qui servira désormais, sauf pour le sacre de Charles VII (1429) pour lequel on reprendra l' « ordo » de Reims. Toutefois les différences sont peu de choses. Il y a des ajouts, mais pas de changements. Les grandes prières consé­cratoires, celles qui accompagnent les onctions, sont restées les mêmes pendant plus de huit siècles ([^17]). Comme on disait dans l'ancienne Fiance, le rituel du sacre « n'est immué ». La litur­gie change. On passe de la liturgie gallicane à la romano-gallicane, puis à la romaine, puis à la néo-gallicane. Mais la liturgie du sacre ne change pas. C'est le signe de la pérennité de la monarchie française. \*\*\* Ce ne sont pourtant pas les Français -- ni les Francs -- qui ont inventé de sacrer les rois. Il s'agit d'une très ancienne tradi­tion indo-européenne et Israël lui a donné son sens spirituel. Avant le Peuple Élu, l'onction était censée procurer un accrois­sement de force et de puissance. Chez les Hébreux, en même temps qu'elle fait le roi, elle change son cœur. La Bible dit de Saül, le rude soldat, que « Dieu lui changea le cœur », et relate ainsi le sacre de David : « Samuel prit la corne d'huile et l'oignit au milieu de ses frères. L'esprit de Iahweh s'empara de David ce jour-là. » Or le sacre des rois de France s'inspire des sacres bibli­ques et prétend même les renouveler. 57:319 Le roi, disent les prières du rituel, est un nouveau David. « Dieu éternel, dit la grande prière consécratoire, Roi des Rois et seigneur des seigneurs... vous qui avez élevé votre serviteur David à la royauté, et l'avez délivré de la gueule du lion, de la main de la bête, de Goliath et du malin glaive de Saül... regardez favorablement nos hum­bles prières et multipliez les dons de vos bénédictions sur votre serviteur N. que, par humble dévotion, nous élisons ensemble au royaume. » Sur la façade de Notre-Dame de Paris se dres­saient les statues des rois d'Israël. Au moment de la Révolu­tion, les nouveaux iconoclastes voulurent décapiter ces effigies qu'ils prenaient pour celles des rois de France : erreur pour l'archéologie, mais en fait véritable reconnaissance, puisque les rois de France se flattaient de continuer les rois de Juda. Toutefois le sacre des rois de France ne se borne pas, comme celui des rois d'Israël, à la seule cérémonie de l'onction. Il comporte bien d'autres rites et bien d'autres cérémonies. C'est une longue et pompeuse série de fêtes destinées à mar­quer l'avènement d'un nouveau roi. Il y a l'onction, mais il y a aussi le couronnement -- ce n'est pas la même chose -- il y a le voyage de Reims, le toucher des écrouelles, le couronnement de la reine à Saint-Denis, et quantité d'autres épisodes, sans parler de la fête populaire. Car il ne suffit pas d'oindre le roi. Il faut encore que tout le monde le sache et que tout le monde s'en réjouisse. Nous rencontrons ici le caractère essentiellement public de la royauté française. Le roi de France vit en public, mange en public, se divertit en public. Il ne s'agit donc pas de célébrer une onction qui aurait un caractère d'initiation, de pratique ésotérique. Il faut que la cérémonie du sacre soit célé­brée à la face du peuple. Certes les vieux auteurs parlaient volontiers du « mystère » du sacre, mais ils n'entendaient pas ce mot dans le sens d'une cérémonie cachée. Pour eux, ce mot signifiait d'une part l'union quasi mystique du roi et du peuple, d'autre part un spectacle populaire semblable à ces « mystères » joués au Moyen Age sur le parvis des églises. Le sacre a été la première en date de toutes les fêtes natio­nales. Il fallait sacrer le roi, mais il fallait aussi que le peuple s'en réjouisse. A faire « s'esjouir » le peuple, les rois veillaient. « Pour tenir les Français en paix, conseillait François I^er^, il faut les avoir joyeux deux fois par semaine. » En tout cas une fois par règne grâce au sacre. 58:319 C'est déjà un divertissement que le spectacle du magnifique cortège royal sur le chemin de Reims, avec les carrosses dorés, les habits somptueux des seigneurs de la cour et les uniformes rutilants des troupes habillées de neuf pour la circonstance. C'est un enchantement lors de l'entrée à Reims, puis à Paris, au retour de Reims, quand les feux d'arti­fice, les illuminations, les arcs de triomphe et les tableaux allé­goriques accueillent le souverain. A l'entrée du roi Louis XI, les Parisiens représentent le baptême de Clovis et le « mystère » de la Sainte Ampoule. Ils ont construit aussi un navire où sont figurés les trois « états » de la France et un jeune roi enfant que couronnent les anges. Participe à la fête une foule innombrable. « Les gens du com­mun, écrit Thomas Basin, chroniqueur de Louis XI, avoient afflué en masse vers Paris de toutes les régions de France, atti­rés par le désir de voir de leurs yeux les magnificences de cette entrée solennelle. Il y en avait de toute classe, de tout âge, de tout sexe, de tout état et de tout ordre, et nous avons alors entendu un véritable chevalier, jadis serviteur du père et de l'aïeul du roi Louis, estimer leur nombre à plus de trois cent mille âmes, sans compter les Parisiens. » Le bon peuple veut s' « esbaudir ». On lui donne de quoi. La nature elle-même se met de la partie. Le sacre de Louis XII est accompagné de prodiges, dont la naissance d'un veau à deux têtes n'est pas le moins remarquable : « Une vache, raconte le chroniqueur Mo­linet, délivra d'ung veau ayant deux testes de même quantité et, sur la teste de chakcune etoit une tache blanche à la manière d'une étoile. » Faut-il rechercher des signes aussi étranges ? Le « miracle royal » (la guérison des écrouelles) et la libération des prison­niers suffiraient sans doute à émerveiller. Le roi nouvellement sacré ouvre les prisons de Reims. Voici pour le sacre de Louis XV (1722) l'annonce de cette libération, selon la *Gazette de France :* « Le même jour (que celui du toucher des écrouelles) le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, assisté des aumôniers du Roi, se rendit aux prisons de la ville pour don­ner la liberté aux criminels auxquels S.M. a bien voulu accor­der sa grâce à l'occasion de son sacre. » La *Gazette* nous raconte ensuite que six cents prisonniers furent libérés. Le cardinal leur fit un discours « aussi éloquent que pathétique ». Un secours fut donné « à ceux qui en avaient besoin pour retourner chez eux ». 59:319 La succession des fêtes est réglée comme un ballet selon une chronologie rigoureuse. Prenons par exemple le sacre du roi Louis XV. Voici le calendrier : 21 octobre 1722 : départ de Versailles. 24  : arrivée à Reims. 25  : cérémonie du sacre proprement dit. 26  : messe solennelle à Saint-Rémy où le roi se rend en cavalcade. 28  : revue des troupes. 29  : toucher des malades à Saint-Rémy. Le roi touche deux mille malades. 30  : départ de Reims. 31  : arrivée à Soissons. 8 novembre  : station à Saint-Denis. 10  : retour à Versailles. Cela fait au total un peu plus de deux semaines, de Versailles à Versailles. D'un règne à l'autre, d'un siècle à l'autre, le calendrier varie. Mais on retrouve toujours les quatre actions essentielles, qui sont le « voyage de Reims », le sacre lui-même, le toucher royal et la station à Saint-Denis. Le cadre du toucher royal a changé deux fois. A partir de 1350 (sacre de Jean le Bon) s'établit l'usage de toucher les écrouelles hors de Reims, à Corbeny, dans le prieuré de Saint-Marcoul dépendant de l'abbaye de Saint-Rémy. Désormais le roi nouvellement sacré, le lendemain ou le surlendemain de son sacre, fait le voyage de Corbeny. Il passe sous la châsse de saint Marcoul, saint réputé guérisseur, puis, le jour suivant, touche les malades. Lors du sacre de Louis XIV, au lendemain de la Fronde, l'insécurité des routes est telle qu'on est obligé de renoncer à Corbeny. On trouve plus expédient de faire venir la châsse à Saint-Rémy de Reims, et c'est à Reims à nouveau que désormais le roi touchera les malades. Quant au « toucher » lui-même, cette action remonte seu­lement, précisons-le, aux premiers Capétiens. Pour Hugues Capet nous n'avons aucun témoignage. Mais le fait est attesté pour Robert le Pieux. 60:319 Le moine Helgaut, chroniqueur de Robert note sa pitié pour les malades, ajoutant « qu'en touchant leurs parties malades et en faisant le signe de la croix, il faisait dis­paraître leurs infirmités ». Avec Louis VI le Gros il s'agit bien des écrouelles : « N'avons-nous pas vu, écrit Guibert de No­gent, notre seigneur le roi Louis user d'un prestige particulier ? J'ai vu de mes propres yeux des malades souffrant d'écrouelles au cou ou en d'autres parties du corps, accourir en foule pour se faire toucher par lui. » Revenons maintenant deux ou trois jours en arrière et pénétrons dans la cathédrale de Reims afin de suivre de nos yeux attentifs et comme si nous étions aux places privilégiées des plus grands seigneurs du royaume le déroulement de la liturgie du sacre. Un érudit rémois a récemment découvert un « ordo » iné­dit du sacre. Ce cérémonial avait appartenu à Guillaume Mara­fin, évêque comte de Noyon, qui régna de 1473 à 1501 ([^18]). Puisqu'il s'agit d'un texte inédit, nous le suivrons de préférence à un autre. Avec cet « ordo » (qui suit d'ailleurs l'ordo de Charles V), c'est aux sacres de la Renaissance que nous assis­tons, ceux de Charles VIII, Louis XII, François I^er^, Henri II, François II et Charles IX. D'abord, nous dit ce texte, « on prépare un trône en forme d'échafaud, en avant du chœur ». Sur cette estrade munie de degrés se placeront le roi et les pairs du royaume. Le sacre a lieu le dimanche. Cette tradition a toujours été respectée : le dimanche et, de préférence, le dimanche de la Trinité. Il a lieu le matin. Cependant le samedi, lisons-nous à l' « ordo », « le roi doit dans le silence de cette nuit venir à l'église pour prier et veiller quelque temps ». Cela également sera toujours observé. On montre aujourd'hui à Reims la cha­pelle où, selon les érudits qui en ont fait le compte, vingt-deux rois ont prié la veille de leur sacre. 61:319 Juste avant la cérémonie on procède au « réveil » du roi. Les évêques de Laon et de Beauvais, « qui sont les premiers pairs des évêques », vont chercher le prince à consacrer. Celui-ci est couché dans la grande chambre de sa résidence sur un lit d'apparat. Trois fois, les évêques frappent à la porte et appel­lent le roi. Trois fois il leur est répondu « Le roi dort ». Puis, le prince se lève, et les deux évêques, le soutenant « avec hon­neur » le conduisent en procession jusqu'à la cathédrale, « chan­tant ce répons avec les chanoines » : « Voici j'envoie mon ange qui te précède et te garde toujours. » C'est ensuite l'arrivée de la Sainte Ampoule conduite par les moines de Saint-Rémi, qui en sont les dépositaires, et « que l'abbé doit porter avec beaucoup de révérence sous une cour­tine de soie portée sur des perches par quatre moines revêtus d'aubes blanches ». L'archevêque va à sa rencontre. La cérémonie commence alors. L'archevêque fait prêter au roi le serment des églises et le « grand serment du sacre » dit aussi « serment du royaume » : « ...Je promets au nom de Jésus-Christ, au peuple chrétien à moi soumis, ces choses ... que je défendrai toute rapine et iniquité ... qu'en tout jugement je commanderai équité et miséricorde... que je travaillerai selon mon pouvoir à mettre hors de ma terre et juridiction... tous les hérétiques déclarés par l'Église... » Pendant la prestation du serment, les « insignes » du roi, les chausses, le glaive, les éperons, le sceptre, la main de justice et la couronne ont été déposés sur l'autel. Le roi reçoit d'abord les chausses, le glaive et les éperons. Des oraisons appropriées sont récitées : « Que le roi, demande l'archevêque, soit très fort entre les rois pour triompher de ses ennemis, pour réprimer les infidèles et subjuguer les nations païennes et infidèles. » Vient alors le grand moment de l'onction. Du chrême est apporté sur une patène consacrée. « Avec une aiguille d'or, l'archevêque extrait une petite portion de l'huile envoyée du Ciel » et la mélange avec du chrême. Le roi se couche par terre, faisant la grande prosternation des ordinands, et l'on chante sur lui les litanies des saints. Puis les « anneaux des ouvertures des vêtements du roi devant et derrière » sont ouverts, et « les genoux du roi posés à terre », l'archevêque procède aux onctions et récite la grande prière consécratoire. 62:319 Le roi reçoit ensuite l'anneau, le sceptre, la main de justice et enfin la couronne. Le rite du couronnement mérite d'être cité, parce qu'il marque le concours des deux puissances : « L'archevêque prend à l'autel la couronne royale et, seul, la pose sur la tête du roi. Celle-ci posée, tous les pairs, laïcs et clercs, portent la main à la couronne et la soutiennent de cha­que côté et les pairs seuls. » Il n'y a plus qu'à introniser le roi : « ...le roi couronné est conduit par la main par l'archevê­que avec l'escorte des pairs... jusqu'au trône déjà préparé ». Le roi s'assied. Le *Te Deum* éclate. Puis l'archevêque dépose sa mitre et embrasse le prince, en disant à forte voix « Vivat rex in aeternum ». \*\*\* Nous avons résumé. L'ensemble de la cérémonie représente au minimum quatre heures de temps. C'est très éprouvant pour le roi et pour l'archevêque consécrateur. Lors du sacre de Louis XVI, ce prélat était un vieillard âgé de quatre-vingt-huit ans. Le jeune roi avait supporté allègrement la fatigue, l'arche­vêque beaucoup moins allègrement. Il manqua s'étouffer lors­que le prince lui dit ensuite à la sacristie : « Je serais prêt à recommencer. » Cette cérémonie est faite de quatre grands actes : le ser­ment, la tradition des insignes, les onctions et l'intronisation. L'acte principal est celui des onctions, mais les trois autres ne sont pas accessoires. On ne saurait les abréger ou les amputer. Les insignes étaient appelés les « insignes de Charlemagne », mais c'était une façon de les honorer, car ils ne dataient pas de Charlemagne. On peut voir aujourd'hui au Louvre quelques-uns de ces insignes : le sceptre, la main de justice, une épée, des éperons et un anneau dit « de saint Louis », mais dont on n'est pas certain qu'il s'agisse d'un anneau du sacre. Quant à l'intronisation, l' « ordo » de Noyon n'en donne pas l'entier déroulement. Il manque la « proclamation » dont nous parlent d'autres rituels et plusieurs mémorialistes. 63:319 Au moment où le roi s'assied sur son trône, on ouvre les portes de la cathédrale, on lâche des colombes, des fanfares éclatent et le peuple tout entier répète après l'archevêque : « Vive le roi éternellement. » Cela fait un bruit effroyable. Le duc de Croy, qui assiste au sacre de Louis XVI, écrit dans son journal : « ...les cris, les fanfares, les applaudissements faisaient qu'on n'entendait plus. C'est en vain que l'archevêque, revenu à l'autel, entonnait le *Te Deum,* sa voix se perdit dans le tumulte. » Pourtant, si nécessaires que soient les serments, la remise des insignes et l'intronisation, ces rites par rapport aux onc­tions n'en sont pas moins secondaires. C'est l'onction qui est au centre du sacre, qui fait le sacre. En cela, le sacre des rois de France diffère de tous les autres, du sacre anglais où le serment prédomine, du hongrois et de l'impérial, où la cou­ronne et non l'onction fait le roi. En France le roi est un roi sacré, beaucoup plus que couronné. Mais le sacre fait-il le roi ? Fait-il le roi comme l'ordination fait le prêtre ? C'est une question que nos ancêtres se sont posée. Sous les premiers Capétiens, sans aucun doute, le sacre fait le roi. D'ailleurs ces rois prennent la précaution, afin d'assurer la continuité dynastique, de faire sacrer leur fils, de leur vivant. Hugues Capet fait sacrer Robert. Philippe Auguste est le pre­mier roi qui décide de ne pas associer son fils au gouverne­ment et de ne pas le faire sacrer de son vivant. Il y a donc désormais une sorte d'interrègne entre le temps de la mort du roi et celui du sacre de son successeur. C'est une difficulté. Elle est tranchée par Charles VI, qui décrète : le nouveau roi sera roi à partir du moment où son prédécesseur expirera. Une formule lapidaire résume cette décision : « En France, le roi ne meurt pas. » L'urgence du sacre n'est plus la même. Elle demeure telle néanmoins pour Charles VII, qui va se faire sacrer à Reims sur les instances pressantes de Jeanne d'Arc dans le but déclaré de confirmer sa légitimité. On sait d'ailleurs que pour Jeanne d'Arc, le roi n'est pas vraiment roi tant qu'il n'est pas sacré. Ne l'appelle-t-elle pas « gentil dauphin » et non roi ? Il ne semble pas qu'elle veuille ainsi contredire la nouvelle théorie des légistes de la succession automatique, dite encore succession « statutaire ». Elle n'est pas une théoricienne. Elle ne se place pas sur le terrain purement politique. Pour elle, si le sacre a tant d'importance, c'est parce que le roi y reconnaît la suzeraineté divine. Le vrai roi pour elle, c'est Dieu. 64:319 Après Charles VII le sacre n'est plus essentiel. Pourtant, c'est remarquable, la plupart des rois demeurent empressés d'aller à Reims. Ne regardons que ceux de la fin du Moyen Age et du XVI^e^ siècle : le délai entre leur avènement et leur sacre est généralement très court. Il est de vingt-cinq jours pour Louis XI, neuf mois pour Charles VIII, un mois et vingt jours pour Louis XII, vingt-cinq jours pour François I^er^ et trois mois pour Henri II. Un tel empressement témoigne à la fois de la piété de ces princes et de l'importance qu'ils attachaient à la cérémonie. Sans doute n'allaient-ils pas chercher à Reims leur royauté, mais au moins le prestige et la vertu de la royauté. Allaient-ils y chercher la consécration populaire ? Allaient-ils y quérir l'approbation du peuple ? Le sacre était-il une sorte d'élection ? Des théoriciens l'ont prétendu et, à leur suite, des histo­riens. A partir du XVI^e^ siècle on trouve des théoriciens pour lesquels se conclut à Reims une sorte de pacte, de contrat synallagmatique entre le roi et son peuple. Ils ont des argu­ments. Ils s'appuient d'abord sur le texte du « serment du royaume » où le roi fait une promesse à son peuple (« Je promets au peuple à moi soumis... »), ensuite sur le rite dit du consentement. Ce rite a lieu juste avant l'émission des ser­ments. Il s'accomplit de la manière suivante : le roi est « sou­levé de sa chaire » par les évêques de Laon et Beauvais « les­quels estans ainsi debout demandent au peuple s'ils ne le reconnaissent pas pour leur roi. Et comme ayant reçu le consen­tement du peuple et de toute l'assistance, Monsieur de Rheims lui fait faire le serment du Royaume ». Ces « preuves » sont dignes d'examen, mais ne résistent guère à la critique. On ne peut pas dire que le serment fonde un pacte entre le roi et le peuple. Car si le roi y fait bien une promesse à son peuple, c'est à Dieu qu'il jure et c'est par conséquent à Dieu qu'il doit rendre compte de sa promesse. Quant au rite du consentement, c'est une adjonction très tar­dive au rituel, puisqu'elle date du sacre de Henri II. Il n'y a donc là rien d'essentiel au sacre. Le « consentement » sera d'ailleurs supprimé pour le sacre de Louis XVI. 65:319 On peut donc affirmer qu'au moins à partir du XIV^e^ siècle, le sacre n'a aucune signification politique. \*\*\* Reste la signification religieuse. Mais justement quelle est cette signification ? Et y en a-t-il une ? Depuis le Siècle des Lumières on a voulu en effet réduire la signification religieuse du sacre. On a dit que le sacre reposait sur une « fable », sur un « mythe », la fable, le mythe de la Sainte Ampoule. En 1775, écrivant à Turgot, Condorcet lui suggérait de transférer le sacre de Reims à Paris, afin, disait-il, « de détruire le préjugé qui y destine la ville de Reims, y fait employer une huile regardée comme miraculeuse d'après une fable rejetée par tous les criti­ques ». Plus récemment un historien français parlait du « mythe rémois » et de « supercherie intéressée ». Que faut-il en penser ? Certes nous pouvons aujourd'hui proposer l'hypothèse d'une origine funéraire de la fameuse Ampoule. La fiole mystérieuse détruite en 1794 serait bien datée du siècle de Clovis, mais à la date de 533 date des funé­railles de saint Rémi, et non à 496, date du baptême de Clovis. Selon un savant anglais, sir Francis Oppenheimer, elle contenait les aromates gras utilisés pour la sépulture des grands person­nages, comme Rémi qui appartenait à l'aristocratie gallo-romaine. La découvrant dans la tombe du saint évêque, lors d'une reconnaissance de ses reliques en 850, le clergé y aurait vu des Saintes Huiles employées pour le baptême de Clovis. Voilà la thèse la plus récente, mais elle ne prouve pas la super­cherie. En admettant même qu'il y ait eu supercherie, la nature religieuse du sacre n'est pas détruite pour autant. D'abord parce que l'huile « venue du ciel » n'est qu'un élément du rite. Ensuite parce que la nature religieuse du sacre découle non de l'huile venue du ciel, mais de la prière consécratoire. On a parlé aussi de « magie », de « magie opératoire », à cause du culte qui aurait été rendu à la Sainte Ampoule et à cause de la vertu de guérir procurée au roi par l'onction. Mais le mot « culte » semble excessif. Parlons plutôt de vénération. L'antienne du rituel à la gloire de la Sainte Ampoule n'exprime que la vénération. (« Ô présent précieux, ô pierre précieuse, qui fut envoyée du Ciel pour l'onction du roi des Francs par le ministère angélique... ») 66:319 Quant à la vertu communiquée de guérir, il faut regarder les mots. Le roi dit : « Le roi te touche, Dieu te guérit. » Il ne dit pas « Le roi te guérit ». Le roi ici n'est qu'un instrument. Il a d'ailleurs le plus grand respect pour le pouvoir que Dieu lui donne. On sait que le toucher des écrouelles avait lieu, non seulement le lendemain du sacre, mais encore tous les ans aux vigiles des grandes fêtes. Or le roi s'en abstenait s'il n'était pas en état de grâce. C'est ainsi que Louis XV, de 1736 à 1774, date de sa mort, ne toucha pas une seule fois les scrofuleux. Veut-on maintenant mettre en doute la réalité des miracles ? Nous ne pouvons assurément nous pro­noncer sur ce point. Ce n'est pas aux historiens de décider s'il y a eu miracle ou non. Mais ce que nous savons c'est qu'il y a eu un grand nombre de guérisons constatées. Nous avons vu des procès-verbaux. André du Laurens, médecin du roi, et qui a assisté à ce titre au toucher royal, et visité les scrofuleux, publia en 1609 un livre consacré aux guérisons miraculeuses. Il y estimait à quinze cents le nombre des guérisons annuelles, soit un malade sur deux. D'ailleurs les scrofuleux seraient-ils venus en foule de toutes les parties de l'Europe, et cela jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, s'il n'y avait pas eu de guérisons constatées ? Mais pourquoi s'évertuer ? Le sacre a-t-il besoin des mira­cles ? Il se défend par lui-même. Ouvrons le rituel et lisons les prières. Nous y verrons bien qu'il n'y a pas de magie dans ce rite. La magie et la superstition rabaissent la divinité, voulant même la contraindre. Or que voyons-nous ici ? Des prières qui exaltent la toute puissance divine et qui l'implorent. On peut définir en effet la prière du rituel comme une prière à la Sainte Trinité pour le salut du roi et pour le salut du peuple. Pour le salut du roi. Certes on demande pour le roi la santé et la gloire, mais on demande surtout qu'il soit sauvé, qu'il jouisse de la gloire éternelle. Cette imploration revient -- nous avons compté -- vingt-deux fois dans la prière du sacre. Par exemple : « Plaise à Jésus-Christ... après cette vie de vous faire régner avec lui éternellement. » 67:319 Pour le salut du peuple. Le salut temporel par la justice (le roi gardera la justice, défendra la paix, protégera les opprimés), mais aussi le salut éternel. Nouveau David, le roi est comparé au Christ : « Que le Médiateur de Dieu et des hommes vous fasse le médiateur entre le Ciel et la Terre. » Dans son serment nous l'avons vu, le roi promet la justice à son peuple. Mais si l'on rapproche le serment du texte des prières, le sens de la promesse royale apparaît plus nettement. Quand le roi promet la justice à son peuple, il s'agit bien sûr de la justice tempo­relle, mais aussi de cette justice qui, favorisant chez ses sujets la pratique de la vertu, les conduira vers la jouissance de Dieu. On a écrit justement que l'idéal que se proposaient les rois de France lors de leur sacre, marquait le « sommet de la morale politique ». Mais n'est-ce pas tout simplement l'expres­sion la plus fidèle de la politique chrétienne ? Le sacre des rois de France est donc l'un des plus rafraî­chissants objets qu'il soit donné à un historien de contempler. A cause d'abord de ce bel idéal qui s'y exprime, mais aussi à cause de la jeunesse toujours renouvelée qui s'y manifeste. Le sacre c'était le printemps de la monarchie. C'était le temps de l'espérance que l'avènement d'un nouveau roi faisait naître. D'un nouveau et souvent jeune roi, souvent très jeune et par­fois même un enfant : Louis IX avait onze ans à son sacre, Philippe Auguste, quatorze, Charles VIII, treize, Louis XIV, seize, Louis XV, douze. Pour ne citer que ces exemples. Si vous le voulez bien, avant de finir, retournons un instant dans la vieille cathédrale au moment où s'y déroule la cérémo­nie du sacre. Entrons avec la foule au moment de l'intronisa­tion. Il est facile de nous représenter cette scène qui a été si souvent répétée, qu'elle semble avoir acquis ainsi un caractère intemporel, et que notre mémoire peut la garder toujours en elle. Le roi sacré est assis sur son échafaud, la couronne en tête, immobile et silencieux au milieu du tumulte. Et ce roi est un adolescent, presque un enfant, fidèle image de David, non seulement par son onction, mais aussi par sa jeunesse. Nous comprenons alors l'un des secrets de la vieille monarchie, qui était de savoir à chaque avènement renouveler l'espérance en restaurant sa jeunesse. Jean de Viguerie. 68:319 Bibliographie -- Marc BLOCH, *Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre,* Strasbourg, 1924, 542 pages. -- *Le sacre des rois,* actes du Colloque international d'histoire sur les sacres et couronnements royaux (Reims 1975), Paris, 1985. Les Belles Lettres, 350 pages. -- Rémy GIRARD, *La guérison miraculeuse des écrouelles par le roi de France, signe de son infaillibilité politique*, 2 volumes dactylographiés, thèse de Doctorat de 3^e^ cycle, Université de Bordeaux 3, 1978. 69:319 ### Il y a mille ans était sacré Robert le Pieux par Michel Fromentoux LE 3 JUILLET 987, Hugues Capet était sacré à Noyon par Adalbéron, archevêque de Reims. Avant la fin de cette même année 987 -- le jour de Noël -- son fils le jeune Robert était sacré en l'église Sainte-Croix d'Orléans par le même prélat. Et ce deuxième anniversaire n'est pas moins important que le premier, car le millénaire capétien ne célèbre pas le succès d'un individu, mais le don que fit d'elle-même à la France une famille. En demandant à l'archevêque de sacrer aussitôt Robert, Hugues montrait sa volonté d'inscrire son action dans la durée, et c'est ainsi que fut fondée la dynastie. Ce ne fut pas chose facile : Adalbéron commença par refuser ; lui-même et son secrétaire Gerbert n'avaient fait élire Hugues Capet que pour servir les intérêts de l'empire othonien que les derniers Carolin­giens tourmentaient sans cesse. 70:319 Hugues, lui, savait qu'il n'était ni la créature de l'élection ni celle de l'archevêque ; sa légiti­mité il la devait aux mérites de son lignage, aux services déjà rendus pour le bien public par quatre générations. Pour abou­tir, son œuvre avait essentiellement besoin de continuité. Il lui fallut donc vaincre la résistance d'Adalbéron. Comme il venait de recevoir un message de Borel, comte de Barcelone, lui demandant son secours contre les Sarrazins, il fit remarquer au prélat qu'il ne pouvait entreprendre une telle expédition sans avoir assuré sa succession. L'argument porta. Et une fois le sacre de Robert célébré, Hugues ne songea plus à partir pour l'Espagne... \*\*\* Le jeune prince qui se trouvait ainsi associé au trône de France avait alors environ seize ans. Son père et sa mère -- Adélaïde de Poitou, fille du duc d'Aquitaine -- étaient tout particulièrement attentifs à son éducation : depuis 980, ils le confiaient à Gerbert, le meilleur maître de ce temps, qui, dans son école de Reims, dispensait en lettres, en théologie, en sciences, un vaste savoir et une culture raffinée. Depuis son plus jeune âge, Robert recevait de son père mille exemples de courage, de patience, d'opiniâtreté et de loyauté. Celui-ci, avant 987, voyant la monarchie carolingienne s'effilocher, n'entendait pas bousculer l'histoire. Ses rapports devenaient de plus en plus difficiles avec le roi Lothaire son cousin, mais il restait fidèle au serment féodal qui lui interdisait de porter les armes contre son suzerain ; il se contentait de ne pas suivre le roi dans de trop folles entreprises, et surtout, il demeurait le « duc des Francs », le défenseur du royaume qu'un roi trop préoccupé d'entreprises extérieures exposait à maints périls. Devenu roi lui-même, il allait avoir bien des occasions de montrer à son fils -- et associé -- ce qu'est un parfait chevalier chrétien, qui ne recherche pas le faste, mais impose la justice et la paix. 71:319 Toutefois les deux rois eurent très vite à affronter un grave danger. Si le fils unique du roi Lothaire, Louis V, était mort à vingt ans et sans enfant le 22 mai 987, il restait quand même un prince de sang carolingien : Charles, duc de Basse-Lorraine, frère cadet de Lothaire, écarté du trône en juin 987 par les électeurs de Senlis à cause de sa mauvaise réputation et de ses liens de vassalité avec l'empereur. Ce prince évincé n'entendait pas rester tranquille. En mai 988 il occupa Laon, de conni­vence avec un clerc du lieu, Arnoul (un bâtard du roi Lothaire). Hugues et Robert tentaient vainement de reprendre Laon quand, le 21 janvier 989, mourut Adalbéron. Et là -- chose curieuse -- Hugues Capet, au lieu de nommer Gerbert à la succession de Reims, choisit... Arnoul ! Il croyait, par cette ingratitude en­vers Gerbert, amadouer le bâtard carolingien. Hélas, celui-ci était un traitre-né, et il s'empressa d'attirer Charles aux portes de la ville des sacres. Après avoir épuisé toutes les ressources de la diplomatie, Hugues fut finalement amené à frapper fort : il dévasta les domaines du parti carolingien et profita d'une roublardise de l'évêque Asselin de Laon pour s'emparer à la fois de la ville et de Charles. Ce dernier devait bientôt mourir de rage en prison. Dans cette affaire, comme dans celles qui, sans cesse, l'op­posèrent à son ambitieux vassal Eudes I^er^ comte de Blois, Hugues Capet n'afficha guère de panache, mais finalement fut le plus habile : avant de prendre la lance au poing, il s'éver­tuait à négocier, n'hésitant pas à louvoyer, sachant utiliser toutes les circonstances. Le jeune Robert était à bonne école auprès de son père qui, en outre, consacrait le soir de sa vie à l'ascèse spirituelle et aimait à lui dire : « Nous n'avons de rai­son d'être que si nous rendons bonne justice à tous. » \*\*\* Hugues Capet mourut le 24 octobre 996. Voici donc Robert, âgé de vingt-cinq ans, seul roi de France. Il prend le numéro deux, s'inscrivant dans la lignée de son arrière-grand-père Robert qui avait été roi dans un moment de défaillance caro­lingienne (922-923). C'est alors un homme grand, séduisant, possédant une belle chevelure lisse, un regard doux, une barbe imposante, toujours bien peignée, « une bouche suave et douce pour donner le baiser de la sainte paix » (Helgaud, moine de Fleury-sur-Loire). Il paraît que lorsqu'il monte à cheval, ses doigts de pied rejoignent presque le talon, et cela semble miraculeux... 72:319 Le royaume dont il hérite n'est guère différent de celui auquel son père s'est consacré en 987. C'est encore une mosaï­que de territoires, où des autorités locales se sont arrogé le pouvoir et passent leur temps à s'entredéchirer. On sort à peine d'un siècle de dévastations arabes, puis normandes. Pour les populations, qui ont peur, faim et froid, il n'est d'autre res­source que de chercher protection en s'agrippant aux châteaux forts. Dans cette vaste anarchie, les évêques s'emploient à discipliner quelque peu la féodalité, tandis que les moines, tout en recueillant les trésors de la pensée, défrichent les forêts, rendent les espaces habitables et substituent partout où ils le peuvent à la loi du plus fort celle de la charité. Mais les seigneurs de ce temps sont des hommes rudes : il faudra qu'un pouvoir tem­porel fort s'impose pour freiner leur turbulence et mater ceux d'entre eux qui oublient que l'épée doit servir à la défense des faibles. Telle sera la mission du roi : Robert en est convaincu, tout autant que le fut son père, ami des grands abbés de Cluny. \*\*\* Pour le moment, bien des choses sont à régler. D'abord la question de l'archevêché de Reims : Hugues Capet a bien nommé Gerbert dès qu'il s'est aperçu de la trahison d'Arnoul, mais le pape a récusé le concile de Saint-Baste qui proclamait la destitution du traître. A cela s'ajoutent des complications qui tiennent à la vie privée du roi. Car cet homme « marqué de la perfection de toute sagesse » (Helgaud) vit dans le déchirement. Il a le cœur plutôt tumul­tueux. En 988 son père -- après avoir espéré pour lui une princesse byzantine -- l'a marié à Rozala, dite Suzanne, fille du roi Béranger d'Italie et veuve du comte de Flandre. Robert avait seize ans, elle plus de trente. Très tôt il la répudia. Il resta longtemps célibataire, mais voilà qu'au début de cette année 996, il s'est follement épris de Berthe, la veuve d'Eudes I^er^ comte de Blois ! Celle-ci est certes une très grande et noble dame, fille de Conrad le Pacifique, roi de Bourgogne, mais par sa mère Mathilde -- la sœur du feu roi Lothaire -- elle est cousine de Robert au troisième degré, leur arrière-grand-père commun par les femmes étant Henri I^er^ l'Oiseleur -- le père de l'empereur Othon I^er^ le Grand. 73:319 Malgré les suppli­cations des amoureux, Gerbert refuse le mariage et le pape Jean XV les menace de l'anathème. L'affaire a bien assombri les derniers jours d'Hugues Capet, d'autant que Robert a pro­voqué un retournement politique, soutenant les enfants du défunt comte de Blois -- qui sont ceux de Berthe -- contre la Maison d'Anjou jusqu'alors si fidèle. Robert s'obstine. Juste après la mort de son père, il par­vient à faire bénir ce mariage par Archambaud, archevêque de Tours. Vive réaction du nouveau pape Grégoire V, qui somme les époux de rompre. Rien n'y fait : pendant quatre années, Robert bravera les foudres de l'excommunication, soutenu par quelques évêques. Ému de voir tout le royaume frappé par la sentence pontificale, il essaiera d'amadouer Rome en sacrifiant une fois de plus Gerbert. Peine perdue. Pour Gerbert, ce n'est pas un malheur, puisqu'il se retrouve très vite conseiller du jeune empereur Othon III, qu'il suit en Italie ; il saisit l'occasion de s'y faire élire évêque de Ravenne, puis, juste avant que sonne l'an Mil, de devenir pape sous le nom de Sylvestre II. Le premier pape français ! Il par­vient alors à remettre son ancien élève dans le droit chemin en 1001, la mort dans l'âme, mais soucieux d'éviter une divi­sion de la chrétienté, Robert renvoie Berthe, ... qu'il aime toujours. Un roi doit savoir se sacrifier pour l'avenir de la dynastie. Il faut que Robert ait des enfants et qu'il rééquilibre ses alliances seigneuriales : s'étant brouillé avec la Maison de Blois, il lui faut se rapprocher de celle d'Anjou. Aussi se rend-il en Arles demander la main de Constance, fille de Guillaume Tail­lefer, comte de Provence, et d'Adélaïde d'Anjou. Cette Proven­çale est belle et cultivée, mais avide et ambitieuse. Une vraie mégère ! Elle sera le purgatoire de Robert... Avec cela elle est mal accueillie à la Cour, car elle amène avec elle une cohorte de Méridionaux « pleins de légèreté et de vanité, de mœurs aussi contrefaites que leurs habits » (Raoul Glaber). L'épreuve est rude pour le pieux Robert. Si bien qu'un jour, n'y tenant plus, il reprend Berthe à son bras et va avec elle demander au pape la séparation d'avec Constance. En vain ! 74:319 Alors Robert fera contre mauvaise fortune bon cœur et souffrira en silence le reste de ses jours. \*\*\* Il donne l'image d'un roi pénétré de sa dignité, cultivant la simplicité, ne répondant jamais à l'injure par la vengeance, et déclarant qu'il est là pour servir : « Il est constant que par la grâce divine, nous l'emportons sur tous les autres mortels ; aussi faut-il nous appliquer à obéir de toute manière à la volonté de Celui par qui nous sommes les premiers ; nous devons donc subvenir aux nécessités de ceux auxquels nous commandons par la volonté divine. » Son amour pour les pauvres est immense. Il prend sous sa garde spéciale les faibles, les veuves, les orphelins, les étrangers, châtiant ceux qui les oppriment. Partout où il tient sa cour, à Paris, à Senlis, à Orléans, à Étampes, plusieurs centaines de pauvres accourent et reçoivent en abondance pain et vin. Dans ses voyages, douze pauvres l'accompagnent toujours... Bien souvent il doit agir en cachette de la méchante Constance. Un jour qu'il soupe à Étampes, il fait entrer les mendiants et l'un d'eux vient se glisser sous la table aux pieds du roi, qui le nourrit discrètement, ... tandis que le bonhomme découpe un ornement d'or qui pendait au vêtement royal ; puis il disparaît. Quand Robert se lève et s'aperçoit du larcin, il n'éprouve nulle colère, disant même que cet or sera plus utile à celui qui l'a emporté qu'à lui-même... Un autre jour un pauvre veut lui couper une frange de son manteau : il se contente de lui dire de ne pas tout prendre car un plus pauvre peut avoir besoin du reste... \*\*\* Ce saint homme n'oublie pas pour autant qu'il est un justicier. Il ne craint pas d'organiser de vastes opérations punitives contre les seigneurs trop turbulents. Il faut le voir, « sur les routes, heaume lacé en tête, avec cuissard, gorgerette et haubert... Toujours en guerre, assiégeant les châteaux, s'efforçant, la lance au poing, de faire régner la paix et la justice » (Funck-Brentano). 75:319 Car c'est la première des attributions royales. Tous les habi­tants du royaume, de toutes conditions, peuvent s'adresser au roi et lui demander le redressement de leur tort. Sur son pro­pre domaine il est sans rémission pour les châtelains qui persé­cutent les moines. Ses vassaux n'en font bien souvent qu'à leur tête : Foulque Nerra, comte d'Anjou, et Eudes II de Blois, comte de Chartres, puis de Troyes, s'entredéchirent et agrandis­sent leurs possessions de façon inquiétante, mais Robert profite de cette anarchie féodale pour récupérer les comtés de Paris, de Melun et de Dreux. Vis-à-vis des grands fiefs, la politique du roi sera toujours de maintenir et de renforcer sa suzeraineté. Non pour les annexer -- il ne faut pas brûler les étapes -- mais pour consolider le lien personnel entre la couronne et les chefs des provinces. Pour empêcher que la Bourgogne, après la mort de son oncle le duc Henri, passe à l'empire, Robert doit mener une guerre de dix ans. Puis en homme prudent, il se garde bien de toute annexion : afin de ménager les transitions, il donne la province en 1015 à son fils cadet Henri âgé de sept ans. Par ailleurs un conflit avec la Flandre se termine de la manière la plus pacifique : par le mariage de la fille du roi, Adélaïde, avec Baudouin y comte de Flandre. Suivant le sage exemple paternel, il fait élire et sacrer dès 1017 son fils aîné Hugues âgé de dix ans, puis après la mort de celui-ci, Henri, déjà duc de Bourgogne, à Pentecôte 1027. Les grands vassaux ont assisté à ces cérémonies : la lignée capétienne en impose, on recherche son alliance. Hélas il y a toujours la méchante Constance, qui, après 1027, va s'évertuer à dresser ses fils contre leur père. Dévoré de chagrin, Robert s'entendra expliquer par un religieux que les offenses infligées par ses fils sont un moyen d'expier celles qu'il a lui-même faites à ses père et mère... \*\*\* La vie de Robert n'est quand même pas une vie d'expia­tion : toute tendue vers Dieu elle donne une large place à la louange. Le roi sait prier et veut aider son peuple à prier sur de la beauté. Très savant en musique et en théologie, il se plaît à chanter au lutrin, voire à diriger lui-même les clercs et les moines ; il apprend les hymnes aux paysans, choisit les chants de la messe en certaines circonstances. Pour lui, disent les chroniqueurs, « servir Dieu, c'est régner ». 76:319 Il crée lui-même des hymnes immortelles. « Comme David, il fut un musicien génial et un artisan actif de cette floraison artistique qui débuta de son temps et qui est la vraie gloire de la civilisation occidentale » (Henri Charlier, *Création de la France*)*.* L'Alleluia de la grand'messe de Pentecôte, le *Benedi­camus Domino* des vêpres solennelles, et bien d'autres œuvres grégoriennes sont de lui. On raconte que la reine Constance elle-même lui a un jour demandé de composer un hymne en son honneur. Pour avoir la paix avec cette femme toujours importune, il a alors écrit le répons *O Constancia martyrum*, ce dont la reine a éprouvé une grande joie, persuadée qu'il s'agissait d'elle... Robert est également très versé dans les lois canoniques ; on lui attribue un long poème sur la Trinité. Il peut prendre part à tous les synodes des évêques, discutant avec eux de toutes les affaires ecclésiastiques. Son règne est marqué par une prodigieuse renaissance théo­logique, littéraire et artistique. Ingon, abbé de Saint-Germain-des-Prés, Richer, historien de son époque, Gérard, évêque de Cambrai, Liétry, évêque de Sens, tous comme Robert anciens élèves de Gerbert, propagent des trésors de connaissances. De grandes écoles surgissent : Chartres, où enseigne Fulbert, Paris avec Flambert, Laon avec saint Anselme... Se confirme alors le rayonnement du monastère de Cluny et de son abbé, Odilon, personnage d'envergure européenne. De nombreuses écoles dans l'esprit monastique se créent en Normandie, en Lorraine, contribuant au retour de la discipline dans l'Église. De leur côté les évêques, voyant que les anathèmes contre les seigneurs querelleurs restent lettre morte, ne se contentent plus de prêcher le bien : ils suscitent dans les régions troublées des associations réunissant -- et c'est une grande innovation sociale -- seigneurs et paysans, qui jurent entre eux solennel­lement de cesser tout pillage. Robert ne tarde pas à accueillir ces ligues pour la justice comme un auxiliaire dans l'accomplis­sement de sa mission. 77:319 Vers 1010, il les réunit à Orléans dans le dessein d'y proclamer la paix. Fulbert, évêque de la ville, com­pose un hymne : « Ô foule des pauvres, rends grâce à Dieu Tout Puissant : honore-Le de tes louanges, car Il a remis dans la droite ligne ce siècle condamné au vice, Lui qui peut renou­veler les êtres aussi bien que les créer... La lance se change en faux, l'épée en soc de charrue. La paix enrichit les pauvres et appauvrit les orgueilleux. » La guerre avec la Bourgogne démentira quelque peu cet enthousiasme, mais le roi tient bon : en 1016 il souscrit aux décisions d'un concile tenu à Verdun-sur-Saône, où l'on a éta­bli une formule de paix, jurée par les seigneurs. Les synodes vont se multipliant : on y fait serment sur les saintes reliques de ne plus attaquer son ennemi depuis le samedi jusqu'au lundi « pour que tout homme puisse rendre à Dieu le dimanche l'honneur qui Lui est dû ». Le royaume connaît alors les fruits de ce salutaire mouve­ment. Les villes et les villages respirent mieux et, portés par la ferveur religieuse, bâtissent à la fois églises, forteresses et mar­chés. Commence à poindre l'art roman qui, de la Provence à la vallée du Rhône et à la Bourgogne, fait surgir des églises à voûte de pierre. Robert, pour sa part, fait construire des édi­fices considérables comme Saint-Germain-des-Prés, ou Saint-Aignan d'Orléans où il porte lui-même sur les épaules le corps de saint Aignan le jour de la consécration le 16 juin 1029. C'est encore Robert qui fait travailler le premier sculpteur connu : Odorane, moine de Saint-Pierre le Vif, à Sens. Commencent aussi les grands pèlerinages. On part vers Jérusalem en groupes, un seigneur riche fournit l'argent, on trouve le gîte et le couvert dans les hospices annexés aux principaux monastères. Ainsi beaucoup vont-ils expier leurs péchés. Cet épanouissement de la vie religieuse ne va pas sans quelques fausses notes. Au début du XI^e^ siècle se manifeste l'hé­résie manichéenne, qui réfute l'efficacité de la pratique liturgi­que, condamne toute hiérarchie, refuse le mariage, nie la pré­sence réelle dans l'Eucharistie... Vers 1022, Orléans est devenu un foyer où l'erreur est enseignée dans l'école épiscopale ! La population s'effraie et accuse les hérétiques des excès les plus infâmes. Robert convoque alors une assemblée, des hérétiques sont arrêtés et condamnés au bûcher. 78:319 Garant de l'intégrité de la foi dans son royaume, le roi doit mettre ses sujets en état de se nourrir de la seule Vérité. \*\*\* Chrétien, artisan de paix, modèle de charité, protecteur de l'Église, c'est à l'échelle européenne que Robert joue ce rôle. En 1023, accompagné de ses vassaux rangés en cortège, il ren­contre à Ivois, sur les bords de la Meuse, l'empereur Henri II. Les deux souverains se donnent le baiser de paix, assistent ensemble à la messe, puis, au dîner, échangent des cadeaux : l'Allemand reçoit une châsse contenant une dent de saint Vin­cent et un évangéliaire, le Français deux boîtes en or. Puis tous deux s'engagent à faire triompher dans leurs États « la paix de la Sainte Église ». Ils ne sont pas loin de l'idée d'une paix uni­verselle, tandis qu'ils s'entendent sur les moyens de ramener ordre et discipline dans l'Église. Hélas, le grand concile prévu à Pavie pour exécuter les prémices de ce grand projet ne pourra avoir lieu : Henri II meurt l'année suivante, l'Église le canonisera en 1146. Robert lui-même n'a plus que quelques années à vivre. Son prestige est si grand qu'on vient lui offrir la couronne d'Italie, qu'il a le bon goût de refuser : la lignée a déjà assez à faire ici avec ses féodaux ! Après avoir connu bien des tempêtes, jusque dans sa propre famille, il s'éteint chrétiennement, à soixante ans, le 20 juillet 1031, à Melun. Certes le pouvoir royal reste encore bien faible, mais, dit le duc de Lévis-Mirepoix : « Dès sa génération, la dynastie n'est plus contestée dans sa légitimité de principe. Les plus humbles s'y reconnaissent. Elle ne défie personne. Une espèce de candeur évangélique, en dépit des troubles du temps, plane sur elle. » 79:319 Ce roi qui n'eut pas de chance avec les femmes, mais qui sut se grandir, se sacrifier, se hausser jusqu'à la cime de sa per­sonnalité, ce chevalier chrétien qui n'eut d'autre souci que de rendre bonne justice au peuple qui lui avait été confié, ce suze­rain qui, sans détruire l'ordre féodal fondé sur la notion de services rendus, jeta quelques germes d'unité française en ren­forçant ses liens personnels avec les ducs et les comtes, ce justicier qui savait se donner les moyens de rappeler chacun à ses devoirs, résume dès la deuxième génération les bienfaits d'une monarchie qui n'avait pas besoin de se gargariser des « droits de l'homme » pour faire le bonheur de son peuple. On ne pouvait tourner la page du millénaire capétien sans évoquer ce prince si attachant qu'Hugues Capet présenta à la France le jour de Noël il y a mille ans. Michel Fromentoux. 80:319 ### Mgr Bollon *Lorsque Alger était un centre\ de résistance de la foi catholique* par Pierre Dimech IL Y A CINQUANTE ANS, très exactement le 12 mars 1937, se taisait une grande voix, celle de Joseph Bollon. Deux raisons font que cet anniversaire doit nécessairement passer inaperçu dans notre pays : cela se passait à El Biar, riante ban­lieue d'Alger, capitale de l'Algérie française, et le disparu avait passé toute sa vie d'ecclésiastique de haut rang à combattre avec une rare vigueur l'athéisme et toutes les avenues y menant tout droit : l'indifférence religieuse, le narcissisme humaniste, l'avachissement des consciences devant le progrès technique, bref, le modernisme sous toutes ses formes. S'il fallait définir en quelques mots l'action de Mgr Bollon, il suffirait de dire, avec Edmond Nores, ancien président du Tribunal Civil d'Alger, dans l'ouvrage qui fut consacré au pré­lat par Paul Rimbault en 1942 : 81:319 « Monseigneur Bollon a été le plus magnifique prédicateur qui se soit jamais fait entendre à la cathédrale d'Alger, où ses conférences ont, pendant quinze ans (à raison de trente et plus par an !), attiré de véritables foules qui ne se lassaient pas de l'écouter. » Longtemps après, on en parlait encore dans les familles, et il passait alors un souffle épique qui remuait le silence après l'écho des phrases... On doit certainement à Monseigneur Bollon cette réputa­tion de piété qu'a eue la population pied-noir, notamment celle d'Alger, aux yeux des Français de métropole lors des années de feu de la rébellion FLN, car sans lui, sans son action per­sonnelle, sans celle des vocations qu'il a suscitées, sans celle des groupements qu'il a créés, la situation eût été notablement dif­férente. Il y aurait en effet beaucoup à dire sur la religion des Français d'Algérie, notamment ceux des premières décennies, et encore faudrait-il faire la part de l'apport méditerranéen au service du catholicisme par l'implantation de populations ita­lienne, espagnole et maltaise, avec une mention particulière pour cette dernière, par son sens quasi-viscéral de la religion. Né en Savoie, près de Chambéry, le 22 août 1865, Joseph Bollon répond à l'appel de l'épiscopat algérien, qui demandait à la métropole des volontaires pour le sacerdoce, et débarque à Alger en 1882 avec un condisciple, Augustin Leynaud, futur archevêque d'Alger, le dernier de l'Algérie française et chré­tienne, son successeur en ayant été un des fossoyeurs. Les deux jeunes gens entrent aussitôt au grand séminaire de Kouba, sur une colline dominant le fond de la baie d'Alger, à quelques kilomètres de la ville. Sujet brillant, doué pour les études histo­riques et, déjà, pour la discussion, Joseph Bollon est ordonné prêtre en 1888. Il est affecté à Tizi-Ouzou, capitale de la Kaby­lie, où il ne reste qu'un an. En 1889, il est nommé vicaire à l'église Saint-Augustin d'Alger, puis, en 1892 obtient sa première cure, à Saoula, petit village du Sahel algérois, où il fait remar­quer ses dons oratoires. En 1899, il est nommé curé d'El Biar, importante paroisse des environs d'Alger, regroupant plusieurs communes agricoles à peuplement européen important, comp­tant sur son territoire un certain nombre de congrégations. Enfin, étape décisive, le 27 décembre 1904, l'abbé Bollon de­vient curé de la cathédrale d'Alger en même temps que cha­noine titulaire, doyen du chapitre métropolitain et membre du conseil archiépiscopal, cumulant d'ailleurs ces fonctions avec d'autres... 82:319 A cette époque, la situation politico-religieuse du pays est explosive, et la capitale algérienne vit dans la fièvre, répercutant et amplifiant, de par le contexte local, l'agitation qui règne en métropole, dans un climat survolté, aiguisé par de violentes campagnes de presse, et ponctué à tout moment de scènes de rues. Coup sur coup, le décret Crémieux, qui avait accordé en bloc la nationalité française aux juifs algériens, les retombées locales de la Commune de Paris, la révolte kabyle de 1871, conséquence des faits précédents (car la communauté berbère avait particulièrement mal « vécu » la discrimination opérée à son détriment par le décret), et enfin, pour couronner le tout, les conséquences de l'affaire Dreyfus, avaient constitué les élé­ments d'un puzzle détonant. Alger fut le terrain privilégié de violences verbales, d'attitudes outrancières portées à un pa­roxysme non dénué de sens théâtral -- qu'on se souvienne de l'épisode des menottes en or qui furent offertes par les Algé­roises à leur idole, Max Régis, chef des étudiants antisémites et futur maire d'Alger, lors de son incarcération à la célèbre pri­son de Barberousse -- et, malheureusement aussi, le théâtre de violences physiques souvent dues à des « incontrôlés », qu'à l'époque on appelait tout simplement des mauvais garçons. Pourquoi ce rappel ? Parce que, à la vague antisémite suc­céda rapidement une vague anticléricale plus violente encore, et plus systématique. L'Église catholique fut rendue responsable des troubles des années précédentes, et une véritable campagne de persécution antireligieuse fut entreprise par la Haute Admi­nistration venue de métropole, relayée efficacement par le corps enseignant local, qui constituait à vrai dire le corps de troupe par excellence de la franc-maçonnerie. 1903 fut une année noire pour la chrétienté en Algérie, coïncidant avec l'arrivée du Gouverneur Général Jonnart. Les Algérois étaient véritablement ameutés par des conférences, données dans les salles de spectacle de la ville, pour entendre des propos hystériques contre la religion, et même directement contre Dieu, spécialité du professeur Édouard Cat, qui en est mort d'ailleurs puisqu'il décéda subitement après une « confé­rence publique contre Dieu » prononcée par lui. En même temps, ce furent les expulsions en série des religieux, ensei­gnants, hospitaliers, contemplatifs... 83:319 La presse acquise aux Loges se déchaînait, recherchant le scandale, montant en épingle les moindres faits susceptibles d'être exploités et montrant du doigt les catholiques pratiquants pour les traquer, les chasser des postes officiels, mais plus radicalement (si l'on ose dire), pour les faire passer pour déments... « époque lamentable, écrit Paul Rimbault, où la foi des timides était ébranlée, où celle des forts était humiliée ». \*\*\* « Eh bien, Messieurs, quand tous les catholiques seront vraiment des catholiques sans peur, ils seront aussi des catholi­ques sans reproche » va répondre Mgr Bollon dans une de ses conférences sur « catholicisme et liberté ». En fait, ces « conférences » étaient plutôt des homélies, en ce sens que, loin de se situer dans un cadre autonome, elles se déroulaient dans l'enceinte même de la cathédrale d'Alger, étaient prononcées en chaire, à l'occasion de la messe dominicale. Cette messe, connue à Alger sous le nom de « messe des hommes », parce que ceux-ci, au nombre d'environ 1.800, occu­paient la nef centrale, -- mais les femmes, qu'on se rassure, n'en étaient point bannies : elles remplissaient les nefs latérales et bas-côtés, qui contenaient 1.200 places, -- avait lieu le dimanche à 10 heures et demie. Et pourquoi la nef centrale était-elle réservée aux hommes à ce moment-là ? Tout simple­ment, parce qu'à une époque où n'existaient pas les moyens techniques d'amplification de la voix, il fallait privilégier l'audi­toire à qui s'adressait plus particulièrement le prédicateur, qui ne parlait pas pour faire des effets oratoires, ni même pour exprimer dans une forme émouvante de pieuses pensées, mais pour galvaniser, pour faire passer un message de combat, dans lequel la contre-attaque est le complément indispensable, mieux, la finalité de la défense ; Mgr Bollon prêchait comme on prêche la croisade. A cette époque, c'était une affaire d'hommes. A cette époque aussi, la franchise « payait » : le succès vint très rapidement, et bientôt, lors des « messes des hommes », soit du deuxième dimanche d'octobre à la Pentecôte, la cathédrale regorgeait de monde, au point que les marches de l'autel et celles de la chaire étaient envahies. Il faut reconnaître que le respect des lieux en pâtissait quelquefois, au grand dam de l'orateur, qui dut ainsi rappeler à maintes reprises à son audi­toire de s'abstenir d'applaudir. 84:319 Mais, comment « tenir » une foule méditerranéenne, dans laquelle se trouvaient d'ailleurs mêlés croyants, sceptiques et incroyants, voire même libres-penseurs, ainsi que des israélites et des musulmans ? Cette pré­sence de non-catholiques était visible et mesurable ; ces audi­teurs quittaient la cathédrale une fois la conférence terminée... On peut classer les conférences de Mgr Bollon en trois catégories : -- de 1905 à 1907, ce seront des sujets variés, constituant une sorte d'introduction destinée à éduquer son auditoire, qui paraît avoir tout à apprendre en matière religieuse. -- de 1908 à 1914, ce sera la grande époque polémique, la prise à bras-le-corps de tous les sujets sur lesquels s'appuient les détracteurs de l'Église : > 1908-1909 : Catholicisme et Liberté ; > > 1909-1910 : Catholicisme et Progrès ; > > 1910-1911 : Droit de Dieu et devoirs de l'homme ; > > 1911-1912 : Le Surnaturel ; > > 1912-1913 : Certitudes d'un croyant, incertitudes d'un incroyant ; > > 1913-1914 : Jésus-Christ étudié à la lumière de l'Histoire. -- de 1915 à 1920 : thèmes liés à la guerre, ainsi : l'énergie morale, l'union entre les citoyens, la mission providentielle de la France, les formes du découragement, etc. A partir de 1920, Mgr Bollon ne prendra plus la parole pour de telles conférences, comme si sa mission personnelle était accomplie, laissant à d'autres le soin de prendre le relais, dans un climat plus serein, après les années terribles de secta­risme et de guerre. Ce ne fut pas pour lui la fin d'une vie d'action, mais la transposition dans le quotidien des leçons données en chaire. Depuis de longues années, Mgr Bollon avait fondé « le Patro­nage Saint-Philippe » (rappelons que la cathédrale d'Alger était consacrée à saint Philippe), mouvement qu'il considérait comme formateur d'une élite catholique, s'adressant à tous les milieux sociaux, dispensant des leçons de formation morale entrecou­pées d'activités amicales, sportives et artistiques. Il s'agissait de faire de ses membres « des chrétiens, des Français, des citoyens, de bons dirigeants et de bons dirigés, ayant l'amour du travail, disciplinés, connaissant leurs droits, mais aussi et surtout, sa­chant « quels étaient leurs devoirs ». 85:319 Les jeunes hommes de la section sportive, la célèbre Union Sportive Algéroise, payèrent un lourd tribut à la défense de la patrie, tel Gustave Aberola, caporal au 1^er^ régiment de marche d'Afrique, qui récitait tous les jours son chapelet dans la tranchée, et qui trouva une mort glorieuse sur le front d'Orient. Il est vrai que ces sportifs avaient à leur disposition toute une organisation de cercles d'études, de conférences et de journées de retraite. Comment ne pas songer à notre M.J.C.F. ?... Ceci fait partie de l'actua­lité du message de Mgr Bollon, sur laquelle on reviendra plus loin. Dans le même esprit, un Cercle d'étudiants catholiques fut créé par Mgr Bollon, qui devait donner naissance, en 1932, à l'association catholique des étudiants d'Alger, qui devait perpé­tuer son existence jusqu'aux dernières années de l'Algérie fran­çaise, époque où elle fut malheureusement sous l'emprise du petit mais pernicieux clan « progressiste chrétien » d'Alger, mais qu'on ne peut pas ne pas évoquer, parce que cela va rap­peler bien des souvenirs à certains d'entre nous, n'est-ce pas, Georges Laffly ?... Enfin, autre œuvre capitale de Mgr Bollon, la création du Cercle de Mun, en 1922, qui avait pour but la formation de ses membres sur les plans philosophique, scientifique, littéraire et économique, puis, la diffusion de cette pensée par voie de presse, de réunions privées et publiques ; enfin, la possibilité d'avoir en famille des distractions saines et de qualité sur le plan artistique. On retrouve dans tous ces mouvements l'illustration du dis­cours tenu par Mgr Bollon durant toute sa vie active, et la marque de son tempérament de lutteur : la primauté du com­bat contre l'incroyance, laquelle commençait, selon lui, par l'ignorance religieuse de la masse des croyants eux-mêmes, ce qui était particulièrement vrai sur cette tumultueuse terre d'Afrique à l'époque de la « conquête du Sud ». Mgr Bollon y voyait les conséquences d'un manque de curiosité intellectuelle, du cantonnement officiel de la religion à l'inconnaissable, et de l'absence de diffusion des auteurs catholiques dans les biblio­thèques publiques, où il n'y avait « aucune proportion entre le poison et le contre-poison ». 86:319 C'est donc à une action de reconquête que s'est attaqué Mgr Bollon en se plaçant sur le terrain de l'adversaire, en lui empruntant ses armes, pour mieux faire triompher la Vérité. Un exemple spectaculaire de cette combativité peut être trouvé dans ses conférences des années 1909 à 1912, centrées autour du thème de Jeanne d'Arc et de la patrie. Enracinant l'histoire de France dans celle de la chrétienté, exaltant l'union de la France au Christ, réalisée surnaturellement en Jeanne, Mgr Bollon porte le fer dans les rangs de ceux qui, tout à la fois, ironisent sur l'intervention divine, et font de la Pucelle une victime de l'Église : « Si je reconnais à tous mes concitoyens le droit de revendiquer Jeanne d'Arc comme française, je dénie aux sectaires le droit de la revendiquer comme ennemie de l'Église... » et de poursuivre, fréquemment interrompu par les applaudissements de son auditoire : « Qui donc a condamné Jeanne d'Arc ? un évêque félon : félon à sa patrie ; félon à l'Église... Et depuis quand un évêque félon peut-il personnifier l'Église ? Depuis quand est-on autorisé à charger le collège des 12 apôtres du crime de Judas ? Les Judas n'ont jamais manqué à l'Église, ni dans l'épiscopat ni dans le sacerdoce, tel Photius, tel Luther... » Les propos de Mgr Bollon frappent souvent par leur actua­lité, tant il est vrai qu'ils démontent des mécanismes qui se mettaient en place au début du siècle et qui ne font que jouer à plein régime de nos jours ; ainsi, sur le pacifisme de nos éco­logistes chantant « plutôt rouge que mort », Mgr Bollon apportait dès 1911 la réponse définitive que voici : « Prenons garde aux pacifistes bêlants qui couvrent le bruit des légions qui s'avancent » et d'ajouter que « l'essentiel, en matière de défense, ce n'est pas tant le perfectionnement des armements que le culte de la patrie »... Reconnaissons qu'à Alger, de telles déclarations faisaient mouche parmi la foule, et que ce n'était pas là le plus difficile de la mission de l'orateur... Actualité de Mgr Bollon, parce que celui-ci avait compris à la fois quels étaient les vrais problèmes, suscités par les vrais ennemis, et quels devaient être les moyens pour les combattre. Ainsi, qu'aurions-nous aujourd'hui à changer à son explication de la décadence de l'occident chrétien donnée en 1910 : « Je crois qu'un parti cosmopolite poursuit, avec la ténacité d'une admirable diplomatie, l'affaiblissement de toutes les nations catholiques pour asseoir sa domination sur leurs ruines... 87:319 Je crois que de tous les moyens employés par ce parti pour faire crouler par la base la puissance séculaire et encore redoutable de la France, c'est la dépopulation qui a suscité le plus de zèle et obtenu le plus de succès. » Et d'ajouter que l'enfant a droit à la vie, donc à la naissance ; à l'amour, donc à la tendresse maternelle ; à la lumière, donc à la formation de son âme. Cette brûlante actualité de la vision des choses se double, chez Mgr Bollon, de la perception aiguë, dans la même actua­lité, des moyens qu'il faut utiliser pour combattre le mal qui ravage nos cités. On a pu évoquer, sans trop s'avancer, une organisation de jeunes de type M.J.C.F. ; on aurait pu égale­ment prononcer le nom de Chrétienté-Solidarité pour les organi­sations combinant harmonieusement formation et action. Com­ment ne pas penser à notre « Itinéraires », à notre « Présent », en écoutant Mgr Bollon proclamer, du haut de la chaire de la cathédrale d'Alger, le jour de la Pentecôte 1911 (je demande à tous mes compatriotes d'Algérie lecteurs de ces lignes, et qui se trouveront sur la route de Chartres le jour de la Pentecôte d'y penser avec ferveur) : « Quand l'un de vous, favorisé par la fortune, viendra dans un moment de générosité me consulter sur une bonne œuvre à accomplir, je lui dirai : vous pourriez bâtir une église, mais à l'heure présente, trop peu de fidèles y entreraient ; vous pour­riez construire une école, mais les élèves qu'elle pourrait rece­voir ne seront qu'une imperceptible minorité, et même beau­coup d'entre eux, au sortir de cette école, ne résisteront pas au vent d'impiété et d'immoralité qui brûle maintenant sur tous les jeunes arbres les plus beaux bourgeons et les plus belles fleurs ; vous pourriez fonder quelque œuvre de charité, mais en ce moment les âmes sont plus pauvres et plus affamées que les corps. L'ŒUVRE IDÉALE QUE JE VOUS CONSEILLE C'EST LA FONDA­TION D'UN JOURNAL, qui, en peu d'années, fera surgir du sol africain d'innombrables églises qu'il remplira de fidèles ; d'in­nombrables écoles dont il protégera les élèves pour le reste de la vie ; d'innombrables œuvres de charité qui arracheront à la misère non seulement les corps, mais aussi les âmes. » On pourrait citer tant d'autres passages des conférences du prélat algérois -- sur le modernisme, par exemple : « Les véri­tés religieuses sont reliées entre elles comme les anneaux d'une chaîne. Quand un seul d'entre eux est brisé, la chaîne tout entière est rompue, et ne peut plus amarrer la barque de nos esprits au rivage de la Vérité... » 88:319 Et de revenir toujours, de façon lancinante, au problème de base : l'ignorance religieuse des catholiques de son temps et de cette terre d'Algérie deve­nue sienne. Il est vrai que les exemples donnés sont particuliè­rement affligeants, car tirés de confusions opérées par des per­sonnes dotées d'une instruction supérieure ou d'une culture générale étendue ; mais, là aussi, Mgr Bollon serait aujourd'hui au cœur de la cible, avec cette différence qu'entre temps le mal s'est étendu, et que l'ennemi est partout, et avant tout à l'inté­rieur de la maison... Nous avons vu que Mgr Bollon mit fin à ses conférences de la messe des hommes quelques années à peine après la fin de la grande guerre, tout en parachevant son œuvre en la faisant rayonner par les mouvements qu'il avait créés. Cette semi-retraite est intervenue dans des conditions assez obscures, mais dont on peut penser qu'elle est le résultat d'une sorte de pacte de non-agression entre Église et État, en province d'Algérie notamment. L'heure ne paraissait plus à la croisade, et c'est comme cela que la vigilance s'assoupit... Bien sûr, le prélat fut chargé d'honneurs, qu'au demeurant il méritait amplement, mais enfin, le processus est connu... Camérier secret de Sa Sainteté depuis 1911, prélat depuis 1919, Mgr Bollon fut nom­mé protonotaire apostolique en novembre 1925. On vit alors Mgr Bollon parcourir l'Algérie, pour prononcer des... sermons de charité, et, peu à peu, se retirer dans la solitude de sa villa d'El Biar. C'est là qu'il passa les dernières années de son exis­tence, en méditant sur le déclin de ses forces. Examiner la portée véritable, directe et indirecte de son action nécessiterait une étude à part, qui nous mènerait loin, avec la division entre deux courants, qu'il ne vit pas de son vivant : ceux qui tirèrent pleinement la leçon de ses enseigne­ments fulgurants, et qui adhérèrent pleinement, dans les années de cendre de la défaite, au mouvement de Restauration Natio­nale, et puis, longtemps après, à la défense acharnée de l'Algé­rie chrétienne aux couleurs françaises. Et puis, un deuxième courant, qui suivit la pente démocrate-chrétienne, en perdant au fil des années le sens des vraies priorités, pour finir par se tromper d'adversaire... 89:319 Mais, on devra toujours à Mgr Bollon d'avoir su dire NON à la tentative d'élimination de la chrétienté en Algérie, qui avait été près d'aboutir à l'aube de notre siècle. A ce titre, il mérite à jamais l'épithète de Prélat de fer. Et ce fer aura été un de ces maillons dont il parlait, au temps des beaux combats sur une terre qu'il aimait ardemment. Mais, hélas, il prophétisait encore, sans le savoir, en pleines fêtes du centenaire de l'Algérie française, en prononçant, lors de la consécration de la cathédrale d'Oran, cette phrase relative aux invasions barbares qui assombrirent les derniers moments de saint Augustin : « Ces invasions furent des fleuves de sang qui coulent tôt ou tard dans les lits où ont coulé les fleuves de boue. » Méditons, et, pour faire honneur à la mémoire de Mgr Bollon, luttons. Pierre Dimech. 90:319 ### O Século do nada *Livre I, deuxième partie, chapitre 1* Le jeu gauche-droite par Gustave Corçâo COMMENÇONS PAR UN JEU FALSIFIÉ ; ou mieux, par la réalité qui se cache sous cette fausseté ; ou mieux encore (et peut-être pire irrémédiablement), commen­çons par l'annonce des tragiques conséquences de cette falsi­fication prise comme critère de valeur ou de vérité. Quelle falsification ? -- Celle du schéma, du jeu « gauche-droite ». 91:319 L'origine de ce binôme, comme chacun sait, réside dans la répartition des sièges du Parlement français. Des mots qui s'appliquaient aux rangées de bancs et aux accointances par­tisanes ont gagné le ciel des essences pour en venir à dési­gner certains archétypes : en langage plus aristotélicien que platonique, ils se sont faits *abstraits ;* mais en même temps qu'ils perdaient de leur densité tellurique, ils se gagnaient d'étranges énergies. Au début du XX^e^ siècle, avec l'explosion de l'affaire Dreyfus, plus violente que celle du Krakatoa en Polynésie, les termes du binôme endossèrent une charge his­torique imprévue. Mais c'est après 1930 que le jeu en question -- faussé dans toutes ses règles -- acquiert une vigueur propre à traduire l'effondrement de l'intelligence contemporaine. #### *Un début qui n'annonce rien de grand* Pour un premier essai de définition des deux frères en­nemis, prenons une page de Maritain dans *Le Paysan de la Garonne,* page exhumée d'un ancien opuscule, *Lettre sur l'Indépendance* (Desclée de Brouwer, 1935) : l'auteur y mani­feste une claire conscience de l'ambiguïté où flottent les mots employés, mais ne prend pas pour autant le parti de dénoncer ce mauvais instrument de communication. Il commence par nous dire que « dans un premier sens quelqu'un sera *de droite* ou *de gauche* par une disposition de tempérament ». Il serait vain -- en ce sens -- d'aspirer à devenir ceci plutôt que cela, puisque aussi bien nous naissons roux, atrabilaires ou sanguins. Tout ce qu'on pourra faire, dit encore Maritain, consiste à corriger son tempérament pour s'éviter la monstruosité des limites extrêmes : le pur cynisme de « droite » et le pur irréalisme de « gauche ». Chacun perçoit ici clairement qu'un des philosophes les plus intelligents du siècle s'est laissé prendre au piège de vouloir sculpter dans une matière trop ingrate. 92:319 De fait, la conséquence qui s'impose aussitôt à l'esprit ne résiste pas au moindre examen : s'il est possible d'amender nos tempéra­ments pour éviter les monstruosités extrêmes, pourquoi ne pas les corriger aussi, sans attendre, au niveau de ces mons­truosités moyennes que certainement nous aimerions tous éviter ? On relève en outre dans le raisonnement du philosophe une rupture d'homogénéité entre les deux concepts définis comme « tempéraments » et chacune de leurs « limites extrêmes », dont la première appartient à l'ordre moral (personne n'est cynique par tempérament), tandis que la seconde relève de l'ordre intellectuel. Ce petit incident pouvait être évité par la simple consi­dération du vigoureux ou plutôt du violent dualisme inhé­rent au jeu gauche-droite, qui fait mauvais ménage avec la caractérologie. Si nous voulons caractériser les hommes par leurs tempéraments, il n'y a pas la moindre raison de limiter à deux types cette forme de différenciation. Hippocrate se montrait moins avare que l'auteur d'*Humanisme intégral* quand il ouvrit la rose des vents aux quatre humeurs pré­dominantes de notre espèce et aux tempéraments humains correspondants : le sanguin, le flegmatique, le mélancolique, le coléreux. La dualité du schéma « gauche-droite » induit d'elle-même à rechercher sa localisation profonde sur le plan éthi­que, voire sur le plan de la cosmovision, de l'idéologie, où les deux mots pourront désigner des types de personnalités forgées par un certain nombre de paramètres moraux et de conceptions intellectuelles. Au cours d'une seconde tentative, contre ses habitudes et son génie propre, l'auteur choisit l'illustration de préférence à la définition, et retient deux personnages représentatifs Jean-Jacques (Rousseau) sera le « pur homme de gauche », qui préfère « ce qui n'est pas à ce qui est », autrement dit l'homme à qui répugne *l'être ;* et pour représenter le pur homme de droite, « qui déteste la justice et la charité » (!), l'auteur ressuscite Goethe, non la personne de Goethe, bien entendu, mais l'abstraction ou hypothèse de personne qui aurait porté à ses dernières conséquences une phrase attribuée au créateur de Faust, selon laquelle « il préférait l'ordre à la justice ». 93:319 Nous voici de nouveau sortis du champ neutre de la caractérologie : d'un côté ce monstre intellectuel qui cultive une forme hyperbolique de démence ; de l'autre ce monstre moral, ou plutôt ce démon, car seuls les démons peuvent détester en bloc la justice et la charité. En outre, il n'y a pas d'homogénéité entre les deux termes du binôme, et donc point de possibilité de les mettre en contradiction. Arrêtons-nous un peu sur la phrase attribuée à Goethe et si souvent utilisée pour stigmatiser les conservateurs, les tranquilles, les bons pères de famille dotés de cette moyenne d'égoïsme qui constitue selon Péguy « le niveau de l'huma­nité ». Ces hommes, si l'on en croit le binôme qui resurgit page 236 dans *Le Paysan de la Garonne,* préfèrent l'ordre à la justice. Quel devrait être le sens de cette affirmation ? On peut craindre hélas qu'il n'en existe aucun. Rigoureusement, *for­maliter loquendo,* il n'y a pas d'ordre social sans justice, ni de justice sans ordre. Les deux choses requièrent intégration mutuelle, et non opposition ou choix. La phrase ne récupère un peu de cette dignité verbale à quoi aspire toute proposi­tion qu'en prêtant aux termes confrontés, justice et ordre, un sens équivoque ou pour le moins très large. Ainsi, un homme donné sera *de droite* parce qu'il préfère « ce qu'il appelle l'ordre » à la justice, ou plutôt préfère s'en tenir à « ce qu'il appelle l'ordre » face à ce que lui-même sait que la « justice » est devenue. Mais ce même homme accusé d'être de droite pourrait dire aussi bien en ce sens qu'il pré­fère « ce qu'il sait être l'ordre » à ce que vous, de gauche, appelez « justice ». Et qu'on n'aille point objecter comme allant de soi que seule la notion d'ordre se prête à l'équivo­que, tandis que celle de justice, dans sa foudroyante clarté, ferait l'accord immédiat des Grecs et des Troyens. Si nous ouvrions une enquête sur l'usage malfaisant des deux termes par les temps qui courent, l'équivoque du mot « justice » l'emporterait avec plusieurs longueurs d'avance sur celle du mot « ordre ». Nous nagerions évidemment dans le délire en insistant pour accorder la moindre valeur d'instrument mental à des phrases qui opposent deux termes équivoques, et en admettant que la valeur de telles formules dépende précisément du degré d'équivoque de chaque mot. 94:319 Ce que nous en avons vu jusqu'ici nous incline à préférer Jules Monnerot, qui taxe de « solécismes politiques fonda­mentaux » l'ensemble des formules sécrétées sous le grand chapiteau gauche-droite ! ([^19]) Quand Maritain s'empare à deux reprises, dans *Le Pay­san,* de ce binôme « ordre-justice » pour caractériser la droite et la gauche, nous pouvons imaginer le sursaut de l'ombre de Maurras, et d'autres ombres moins grandes, aux frontières obscures de sa mémoire. Dans les locaux de *L'Ac­tion française* le mot « ordre » sonnait comme un clairon ou le tonnerre du Sinaï. Mais Charles Maurras n'était pas si cartésien ni si positiviste que sur l'image d'Épinal qu'on a fait circuler : dans les jours de plus ardente passion politi­que, au moment où le journal avait le plus besoin de sa force au combat, quand « *la vermine rongeait la France* » et que ses ennemis méritaient au dernier degré ce que Jean Madiran a nommé avec un brin d'insolence le « psittacisme » de Maurras ([^20]), jamais le poète ne s'endormit dans le cœur du dernier soldat français. Un jour où des amis réunis à *l'Action française* (non pour agir mais pour discu­ter) glissèrent du sujet du jour à la Grèce d'Euripide, il s'en trouva un pour avancer que le roi Créon représentait « l'or­dre » ; Maurras qui se trouvait là fondit aussitôt sur le malheureux : « -- *Non ! Non ! Le représentant de* « *l'Or­dre* »*, c'était Antigone.* » Aux temps modernes, la délirante équivoque du mot « justice » a engendré une flore innombrable, où nous pour­rions cueillir des bouquets anti-spirituels d'une grande variété. Pour commencer par les hors-d'œuvre, comment ne pas trouver tragi-comique la simplicité avec laquelle les « intel­lectuels » de gauche concèdent au communisme des inten­tions de *justice.* 95:319 Nous pourrions dire ici sans aucun jeu de mots, et en termes moins équivoques que ceux des jugements appliqués à Maurras ou Garrigou-Lagrange, que ce sont les gauchistes eux-mêmes qui préfèrent « l'ordre-structure » à la « justice-vertu » ([^21]). Une équation de cette sorte permettrait de reléguer le communisme... à l'extrême-droite ! Un exemple encore plus délirant de la variété de sens prêté au mot « justice » nous est fourni aujourd'hui par un archevêque catholique qui encourage à grands cris les terro­ristes, les ravisseurs, les assassins d'otages, et les désigne aux fidèles comme autant de héros qui luttent pour le règne de la « justice ». Ces affirmations dites « courageuses », en dépit de leur remarquable absence de risque (sinon celui de se prendre les pieds dans le matériel de trop nombreux pho­tographes et équipes de télévision), peuvent être mises à mal sous divers aspects. Certes, elles ne trouveront jamais la moindre place dans les monuments de la sagesse catholique ; certes, elles ne s'inscriront pas dans le patrimoine de gloire des civilisations ; certes, on pourrait dresser contre elles tous les codes pénaux du monde, d'Hammourabi à Napoléon ; mais il reste indiscutable qu'avec des affirmations de cette taille, l'archevêque en question présente tous les titres requis pour mériter la glorieuse qualification d'extrême-gauche. #### *Les binômes du jeu gauche-droite* Les résultats obtenus avec nos tentatives pour expliquer le binôme gauche-droite par le binôme justice-ordre suffisent déjà à indiquer que l'opposition poursuivie dans ce jeu est plus complète qu'il n'y paraît, et englobe un grand nombre de catégories contradictoires. 96:319 Tentons d'esquisser le tableau des divers binômes que le jeu gauche-droite, promu et activé par les « intellectuels » de notre époque, recommande à notre jugeote. Le voici : GAUCHE DROITE égalité  aristocratie liberté autorité anarchie hiérarchie république monarchie démocratie autocratie anarchie dictature révolution tradition internationalisme nationalisme justice ordre justice sociale sécurité nationale vertus révolutionnaires vertus militaires action sociale action politique réformisme conservatisme communisme réaction anticommuniste etc. On constate aussitôt qu'il n'y a pas de correspondance « bi-univoque » entre les termes G et D de cet échantillon. Comme nous avons déjà opposé « ordre » et « justice », nous pourrions contraposer ici sans moins de malheur : GAUCHE DROITE anarchie ordre révolution ordre égalitarisme ordre libéralisme ordre etc. La première chose à noter, sur ces divers binômes, c'est la variété des espèces. Je crois qu'on peut en distinguer de trois sortes. 97:319 1\. -- Nous avons tout d'abord les binômes composés de termes *optionnels,* valides tous deux, et tous deux morale­ment acceptables. Exemple : république monarchie 2\. -- On repère, en second lieu, des binômes formés de termes *complémentaires* mais apparemment opposés. Exemples : justice ordre action sociale action politique justice sociale sécurité nationale 3\. -- Et finalement, des binômes composés de termes réel­lement opposés, *antagonistes.* Exemples : anarchie ordre communisme dignité de la personne libéralisme principe d'autorité Dans le premier cas, celui des termes optionnels, nous pouvons et devons choisir parmi eux conformément aux exigences d'une conjoncture donnée, telle que l'apprécie notre système de convictions. Reste moralement neutre, en principe, toute forme de gouvernement qui ne contrarie pas la loi naturelle. La chaleur de nos convictions pourra, acciden­tellement, valoriser un peu trop les vertus républicaines ou celles de la monarchie ; elle pourra même inciter aux excès de la radicalisation, comme chez les monarchistes d'Action française. Je peux cependant comprendre que Maurras, Ber­nanos et les autres, qui jouissaient d'une acuité spéciale et comme empirique sur le cas concret de la lamentable expé­rience française du début du siècle, ne manquaient pas alors de raisons dans leur parallélisme entre république (ou démo­cratie) et anarchie. Je puis même les admirer, sans besoin de revoir mes solides et tranquilles convictions républicaines. Même dans les cas où aucun précepte moral ne conditionne un choix et le refus correspondant, il reste encore une marge, ouverte sur les mille et un vases capillaires du cas concret, pour apprécier quelle sera la meilleure des deux solutions. L'expérience historique montre que les hommes sont capables de s'engager avec la plus ardente ferveur dans des compétitions où les principes moraux ne pouvaient rien trancher. 98:319 Comme pour compenser l'incertitude et l'obscurité de notre perception des *contingents,* nous cultivons en nous un chaleureux enthousiasme, souvent davantage destiné à la consommation interne qu'au prosélytisme extérieur. Mais laissons là ces digressions, pour revenir à notre schéma gauche-droite (G-D). Dans la seconde catégorie, nous placions les termes faus­sement antagonistes qui s'appellent l'un l'autre dans leur complémentarité. C'est une curieuse tendance du jeu G-D, que Monnerot appelle « *solécisme politique* »*,* d'introduire des antagonismes contraires à la vérité, et de méconnaître la nécessaire conjonction des choses opposées ; ce qui prouve la prédisposition du système G-D à l'inimitié. Rappelons seulement ici le cas du binôme « justice et ordre » qui, d'après le simple sens commun, avant toute grande spécu­lation, hurle chez les humains sa nécessaire complémentarité. Nous verrons dans le passage suivant un exemple éloquent du néfaste fonctionnement de ce jeu G-D, qui semble avoir été inventé davantage pour confondre que pour éclairer. Dans la troisième catégorie enfin nous trouvons les véri­tables antagonismes qui, clairement, constituent la matière de l'immense polémique interne de notre fin de civilisation, dont nous tentons d'offrir dans tout ce livre une sorte d'examen condensé. Plus loin, lorsqu'il sera question de révolutionarisme, nous reprendrons ce sujet sur le registre particulier du jeu gauche-droite ; mais il nous faut d'abord développer un peu plus avant les conséquences du « jeu » lui-même, ce jeu faussé et falsificateur où tant d' « intel­lectuels » se laissent entortiller. #### *L'étrange aveuglement des* « *intellectuels* » L'exemple serait bien peu révélateur, il serait négligeable si nous l'avions été prendre parmi ces catholiques « progres­sistes » de nos jours qui se distinguent par la fécondité de leur bêtise. 99:319 Pour faire voir le défaut intrinsèque de l'instru­ment, je le remets tout au contraire entre les mains d'un homme honnête et compétent : le philosophe Yves Simon, disciple de Maritain, auteur de livres aussi sérieux que *L'On­tologie du Connaître* chez Desclée de Brouwer. C'est dans l'ouvrage rédigé en exil et publié en 1941, au cœur de la tempête d'émotions soulevée par la chute de Paris, que nous apprécierons le mieux ce que « l'intellectuel » Yves Simon en vient à faire quand il utilise l'appareil G-D. Page 128, à propos de la guerre d'Abyssinie, nous lisons : « Les adversaires de Mussolini étaient les hommes du Front Populaire qui venait de naître, plus un grand nombre de catholiques. Quant à *la droite,* quant aux conservateurs et aux réactionnaires, quant au parti na­tionaliste, quant à tous ceux que j'ai appelé « gardiens de la cité » -- ceux-là se dressèrent comme un seul homme contre la Société des Nations, contre le droit international, contre les traités signés par la France, pour appuyer l'agression italienne. » ([^22]) En bas de page, se repentant d'avoir écrit « comme un seul homme », Simon admet quelques rares exceptions. Nous ignorons s'il a défini quelque part ce qu'il entend par « homme de droite », ce sombre individu qui s'est comporté d'après lui de la manière décrite ci-dessus, ou si c'est préci­sément dans l'attitude décrite que nous devons chercher la définition de « l'homme de droite ». A dire vrai, de chaque texte où surgit son archétype décadent, on retire la pénible impression d'une récurrence identique : « *Ces hommes que j'appelle de droite* (et dont nous savons tous comme ils sont faits) *se comportèrent en hommes de droite !* » Je n'arrive pas à imaginer dans le même sac, avec la même odeur et le même goût, les « réactionnaires », les « conservateurs » et les « nationalistes » qui furent censés soutenir l'action de Mussolini « dans un enthousiasme fiévreux ». 100:319 Si nous voulons définir les hommes de droite comme défenseurs de « l'ordre », de la « tradition » et de l'autorité, esprits étroits vissés sur leur petite sécurité per­sonnelle et leur modèle de société, je ne vois pas comment assimiler ce type d'homme aux descendants de Sorel et d'Annunzio, fascistes bouillants de fièvre et d'inquiétude, qui ne concevaient pas leur propre existence hors d'une constante exaltation des valeurs de la vie, maintenue constamment en éveil par la présence du danger. Or, par une de ces aberrations culturelles de notre chère époque, c'est justement cet exalté, je dirais presque ce déran­geur, cet aventurier de la soif et de la faim de vivre, qui sera désigné comme « extrême-droite ». Réciproquement, on ne trouvera pas de meilleur titre de gloire pour l'homme de gauche que celui d' « antifasciste », réel ou supposé. Dans son *opus magnus,* traduit en plusieurs langues, Jules Monnerot dépeint très lucidement « les variantes et constantes du fascisme ». Quelques pages plus loin, il écrit : « Le fascisme, pour obvier à la carence d'une oli­garchie politique en possession d'État, met en avant une élite de remplacement, en apparence improvisée, et *il emprunte les procédés subversifs de l'adversaire princi­pal*, le communisme, avec lequel il est dans une sorte d'osmose : beaucoup d'hommes en peu de mois pas­sent d'un de ces prétendus extrêmes à l'autre. (...) Le fascisme est caractéristique d'une société en grande par­tie industrielle *à mobilité sociale faible.* D'où le carac­tère « révolutionnaire » (rapide, violent) des faits de circulation des élites qu'il constitue. -- Les libéraux et les marxistes ont accrédité ou laissé accréditer l'idée que le « parti » fasciste était un parti conservateur, un « parti de droite » (*sic*). Il convient de procéder à la constatation contraire. » ([^23]) Revenons au livre d'Yves Simon, page 85, où l'auteur fait mention des émeutes du 6 février 1934, qui laissèrent vingt-deux morts dans la nuit glaciale de la place de la Concorde. Yves Simon écrit que la situation paraissait alors favorable à l'instauration du *fascisme* en France. 101:319 Cette affir­mation me sonne aux oreilles un air d'irréalisme délirant. C'est comme si l'on nous expliquait les guerres du Pélopon­nèse en stratégie droite-gauche, comme si l'on racontait que les Spartiates étaient des gens de « droite » ! Mais le plus étrange vient après : « Il eût été précieux (pour le Duce) d'obtenir que les catholiques marchent *comme un seul homme* (sic) en faveur du coup d'État projeté (?) contre les libertés démocratiques ; et il était possible d'espérer qu'on réa­liserait facilement cette unanimité catholique, puisque s'offrait ici une occasion de manger du maçon, comme aux temps de l'affaire Dreyfus. Mais quelques catholi­ques avaient compris que le plaisir d'écraser le franc-maçon ne devait pas l'emporter sur le bien commun de la patrie. Un manifeste, *Pour le bien commun,* signé par cinquante-deux écrivains catholiques... » \[Non, s'il vous plaît : signé par cinquante-deux « *intellec­tuels* » catholiques.\] « ...suffit pour démontrer que la France chrétienne n'allait pas permettre que sa cause s'identifie avec celle du fascisme. » ([^24]) Vous voyez là, dans ces quelques paroles d'un honorable philosophe thomiste métamorphosé en « intellectuel-signa­taire » de manifestes, un des plus fantastiques exemples de l'irréalisme politique, idéologique et historique où se laissent conduire les cerveaux qui acceptent de vivre la « journée des dupes » à perpétuité. Ce qui s'est passé le 6 février 1934 est bien différent : l'exaltation de quelques têtes brûlées (dont certaines paye­ront ce délire dans le sang), portée à son comble par le scandale Stavisky, offrit à la gauche une occasion vraiment royale qui se concrétisera deux ans plus tard par le Front populaire, c'est-à-dire, ni plus ni moins, par le commence­ment de la défaite française de 1940. Et c'est Yves Simon lui-même -- mon Dieu ! --, c'est le philosophe maritainien qui nous profère depuis les nuages ces paroles véritablement ailées (encore que leur poésie soit loin de celle du Rhapsode de l'Antiquité) 102:319 « Mais le plus important des résultats politiques immédiats du 6 février fut la constitution du Front populaire. Avant cette journée tragique, le danger fasciste n'avait jamais été pris au sérieux. « Avec le 6 février, les ligues fascistes se montrèrent capables de tenter un coup d'État, et presque de le réussir. En présence d'une menace aussi claire, toutes les forces antifascistes de France comprirent qu'il était temps d'en finir avec leurs dissensions et de réaliser l'unité d'action que les forces antifascistes d'Allemagne n'avaient pu obtenir. » ([^25]) On n'en revient pas de l'illogisme d'Yves Simon ; il nous parle comme si la France, qui fut assez heureuse selon lui pour fédérer ses forces « antifascistes », avait envahi et vaincu cette pauvre Allemagne, qui n'avait pu se sauver en réalisant la même union ! Dans la réalité -- réalité épaisse, âpre, collante et vague­ment fétide, réalité qui échappe toujours à la perception des intellectuels catholiques de gauche --, ce qui est arrivé fut bien différent : capitalisant comme d'habitude l'exaltation (fasciste ?) du 6 février, socialistes et communistes se coalisè­rent pour le malheur de la France et du monde, avec l'ap­pui de cinquante-deux naïfs qui croyaient sauver la France au moment précis où ils collaboraient à l'ouverture des vannes du torrent révolutionnaire, et donc à la libération du monstre dont la spécialité est de se nourrir de fantasmes, schémas irréels et catégories de délire. Un notable philosophe thomiste ne parvient pas à perce­voir l'évidence, il ne verrait pas la foudre tombant à ses pieds, parce qu'il utilise une algèbre politique qui place le signe « moins » devant la parenthèse enserrant les faits ! Tout change de signe : le philosophe vante la sagacité d'une France idéalement victorieuse face à l'étroitesse d'esprit d'une Allemagne idéalement vaincue. 103:319 Et quand il se réveille, pour se casser le nez sur la grosse nouvelle du jour, alors *bon sang de bon sang !,* il se sent tenu de rechercher dans les souter­rains de l'Histoire *qui* a bien pu désarmer la France, et *qui* a précipité la catastrophe de 1940. #### *Qui a désarmé la France ?* Le même philosophe confesse en effet sa stupeur face au résultat visible de 1940, quand il songe aux atouts dont la France disposait quelques années auparavant, et qu'elle a perdus : « ...La France disposait alors sur l'Allemagne d'une écrasante supériorité militaire. Elle avait des alliés puis­sants et fidèles, elle possédait les instruments juridiques requis pour rendre impossible le réarmement allemand. Il lui suffisait de *vouloir*. La moindre résistance fran­çaise aurait trouvé de puissants appuis en Allemagne. Pour que le nazisme eût la plus petite *chance* d'impo­ser à l'Europe et au monde son « ordre nouveau », il fallait que la volonté nationale du peuple français fût frappée de paralysie. La tâche semblait irréalisable. (...) Mais les événements ont établi qu'il était possible d'atro­phier la résistance morale des Français au point d'obtenir qu'ils abandonnent, l'une après l'autre, toutes les garan­ties de sécurité que les traités leur avaient assurées. » ([^26]) Examinons : de quel horizon venaient les courants qui débilitèrent la résistance morale des Français ? A la page suivante de son livre, Yves Simon lui-même ouvre une parenthèse pour formuler une règle de philosophie politique, où il laisse entrevoir la dialectique interne de la tragédie française. La France aurait succombé à une « sinistre myélite aiguë ». Voici ce que nous dit le philosophe, sur le ton cette fois-ci de la spéculation théorique : « Il est inévitable, et normal jusqu'à un certain point, que les personnes qui s'intéressent le plus à la sécurité nationale soient celles qui s'intéressent le moins au progrès social, et réciproquement. (...) 104:319 Cette division du travail ne traduit pas seulement une différence de tem­pérament : elle prend sa source dans un conflit réel entre les fins poursuivies. » ([^27]) Pourtant, il n'existe aucun conflit réel entre les deux per­fections poursuivies au sein d'un corps politique quel qu'il soit : ni antagonistes, ni inconciliables, elles sont complé­mentaires. Les stagiaires de notre École Supérieure de Guerre à Rio savent depuis plus de vingt ans que le concept de « sécurité nationale » inclut nécessairement le soin de la jus­tice sociale interne. D'autre part, on ne construira pas une bonne structure de justice sociale dont seraient absents le sentiment et la vertu du patriotisme ; on la construira moins encore si le sentiment de classe l'emporte, chez les promo­teurs, sur le sentiment de patrie. Yves Simon établit un cli­vage entre deux termes plus relationnels qu'opposés, parce qu'il se laisse entortiller par le jeu droite-gauche qui conduit immanquablement à ces antagonismes, pour des raisons pro­fondes analysées plus avant. Le plus curieux, dans ce cas, est qu'un philosophe aussi illustre ne doute pas une seconde -- avec sa pseudo-règle de philosophie politique -- de tenir la réponse à l'énigme de cette stupeur soudaine et générale qui devait paralyser la volonté d'un pays. Yves Simon écrit de la France : «* Il lui suffisait de vouloir. *» Mais dans un corps politique, comme Simon le sait mieux que nous, le « vouloir » se dit plus directement et à meilleur escient de ceux qui gouvernent. Or, le gouvernement qui « sauve la France » d'un méchant « coup d'État fasciste » est un gouvernement de pure gauche. C'est à lui par conséquent qu'il revenait de *vouloir la sécurité nationale,* face aux fébriles menaces du réarmement allemand ; mais voici que sous l'effet d'une impuissance congénitale proclamée par ses propres mandarins, se dresse entre les gauches et la sécurité nationale un conflit bien réel, et même un invincible antagonisme. 105:319 Par où l'on voit que, suivant sa propre logique -- si logique il y a dans ce jeu de binaires mieux adapté aux ordinateurs qu'à la philosophie -- Yves Simon a coopéré avec cinquante et un autres « intellectuels » français pour fédérer les forces antifascistes, c'est-à-dire pour livrer la France à ceux *qui ne pouvaient pas vouloir la sauver.* Résultat ga­ranti, et d'ailleurs connu. #### *Avril 1935 : l'aveu d'*Esprit*.* Cependant, comme Yves Simon fait une référence inexacte à Henri Massis (dont il était séparé par l'océan, la guerre et la condamnation de l'Action française), je me sers ici de Massis lui-même, qui vient de mourir, pour apporter un éclaircissement supplémentaire sur ce qu'étaient ces hommes qui désarmèrent la France à partir de 1934. C'est la revue *Esprit* d'avril 1935 qui nous livre cette extraordinaire -- j'al­lais dire cette incroyable -- mise au point. Et c'est le fondateur en personne de la revue, Emmanuel Mounier, qui, sous le titre de *Corrida armementale,* nous présente une « Lettre d'Allemagne » de son envoyé spécial à Berlin. Dans cette introduction Mounier déclare que, devant l'approche de la tempête, « *nous ressentirions un intolérable malaise si nous ne portions pas ce témoignage face au men­songe universel* »*.* Voici le témoignage en question : « On trouve sans doute en Allemagne des gens qui veulent la guerre et d'autres qui la préparent active­ment. Il faut cependant affirmer, sans optimisme ridi­cule, que les Allemands en masse acclament le Führer parce qu'il leur a rendu le sentiment de l'honneur (!!!) et parce qu'il a su *imposer à l'univers les plus légitimes exigences de sécurité et d'égalité juridique du peuple allemand.* Relisez la proclamation de son gouvernement. Pas une parole de menace envers l'étranger, pas un appel à l'impérialisme, à l'expansion, à la revanche. 106:319 Hitler n'invoque, en tout cas, aucun concept obscur, et il se place résolument au plan du droit national le plus pur. » (!!!) ([^28]) Les exclamations (!!!) sont de nous. L'envoyé spécial d'Emmanuel Mounier, fondateur en 1932 de la revue *Esprit,* et universellement reconnu comme une colonne maîtresse du néocatholicisme progressiste, souligne avec insistance la sin­cérité d'Adolf Hitler, qu'il appelle Führer : « *Pourquoi donc refuser systématiquement tout crédit à la bonne foi humaine ?* » Et ainsi, pathétique, frisant le sublime, notre commis voyageur du catholicisme français de gauche version 1935 continue : « Qui nous donnera un nouveau saint Louis affron­tant le monde, et confiant par-dessus tout dans la jus­tice de Dieu, pour oser ouvrir un crédit à la paix et, face au réarmement de l'Allemagne, répondre chaque jour avec la seule arme efficace, c'est-à-dire par un désarmement intégral et sans arrière-pensée ? (...) Et, si c'était nécessaire, si un jour, en conséquence d'un tel geste, ou par la simple conséquence arithmétique de son malthusianisme, si la France (qui n'a rien d'éter­nel) venait à disparaître de la surface du globe -- qui, oui, qui ne préférerait cette responsabilité à une com­plicité plus directe dans le crime de droit commun que constituerait une nouvelle guerre ? » ([^29]) Entre-temps, Robert Brasillach se rend aussi à Berlin, il s'enthousiasme au spectacle des manifestations nazies, s'étonne de la figure insignifiante et *triste* que promène Adolf Hitler, et rentre en France profondément convaincu que c'est au peuple français qu'il conviendrait de s'exalter « *Et pourquoi pas nous ?* » Dans les colonnes de *L'Action française,* Charles Maurras n'arrête pas de crier : « *Armons ! Armons !* » 107:319 Mais en 1944, quand la France décide de châtier ses « traîtres », les communistes tiennent la balance et le glaive avec les collaborateurs de la revue *Esprit ;* Maurras, le der­nier soldat de France, sera condamné à la détention perpé­tuelle à l'âge de soixante-dix-sept ans ; Robert Brasillach, fusillé comme « collaborateur »... Nous reviendrons plus loin sur cette *Épuration.* Qu'il nous suffise ici de bien mon­trer l'aveuglement intégral de ces honnêtes intellectuels catho­liques qui se laissaient (déjà) entortiller par le jeu gauche-droite, au point d'y perdre la capacité rudimentaire de distin­guer ce qui se passe sous leur nez ! (*A suivre.*) Gustave Corçâo. 108:319 ### Saint Éloi *Pour le 14^e^ centenaire de sa naissance* par Jean Crété Éloi naquit en 588 à Chaptelat, dans l'actuel département de la Haute-Vienne. De famille aisée, il reçut une édu­cation soignée. Son nom latin, Eligius, vient d'Electus, choisi. Mais ces familles romanisées, si elles faisaient faire des études poussées à leurs fils, leur faisaient aussi apprendre un métier manuel. Éloi apprit celui d'orfèvre dans lequel il excella. Sa réputation parvint aux oreilles de Clotaire II, roi de Neustrie en 585, et seul roi des Francs en 614. Fils de Chilpé­ric I^er^ et de Frédégonde, Clotaire II avait fait périr d'une manière atroce en 613 Sigebert II, roi d'Austrasie, et son épouse Brunehaut. A une date que nous ne pouvons préciser, Clotaire II demanda à Éloi de lui ciseler un trône en or et lui fournit la quantité d'or qu'il jugeait nécessaire. 109:319 Avec cet or, Éloi cisela deux trônes. Frappé de l'honnêteté et de l'habileté d'Éloi, Clotaire II le prit comme trésorier, c'est-à-dire ministre des finances. De son vivant, Clotaire II avait fait reconnaître comme roi d'Austrasie son fils Dagobert I^er^, en 623. A la mort de son père, Dagobert I^er^ devint roi des Francs. Saint Éloi joua auprès de lui le rôle d'un véritable premier ministre. On lui doit la révision et la publication de la loi des Francs ripuaires. Il cor­rigea heureusement le caractère un peu hésitant de Dagobert I^er^ ; d'où la chanson bien connue. Dagobert I^er^ et saint Éloi firent élever la basilique de Saint-Denis, qui devait devenir le lieu de sépulture des rois de France. C'est en effet à cette épo­que que les diocèses des Gaules s'attribuèrent comme fonda­teurs des saints de l'époque apostolique. Paris choisit saint Denys l'Aréopagite, converti par saint Paul. L'écrivain mystique qui publia ses œuvres sous le nom de Denys l'Aréopagite vécut au V^e^ siècle et sa véritable identité est inconnue. Dagobert I^er^ se trouva entraîné dans des guerres contre les Slaves, les Thuringiens, les Vascons et les Bretons. Il mourut vers 639. Saint Éloi resta trésorier et conseiller de Clovis II, fils de Dagobert I^er^. Clovis II avait épousé sainte Bathilde qui appréciait beaucoup saint Éloi. Peu après l'avènement de Clovis II, saint Éloi devint évêque de Noyon : ce diocèse englobait alors le nord-ouest de la France et une partie de l'actuelle Belgique. Saint Éloi s'acquitta avec zèle de ses fonctions d'évêque, sans cesser d'exercer, quoique plus discrètement, une influence poli­tique. Clovis II mourut prématurément en 656 et sainte Bathilde exerça la régence au nom de ses jeunes fils Childéric II et Thierry III. Dans les débuts de sa régence, elle put profiter des conseils de saint Éloi. Celui-ci mourut le 1^er^ décembre 659. Thierry III et Childéric II n'ayant alors que sept et trois ans, sainte Bathilde dut exercer longtemps encore une régence difficile. Puis elle se retira au monastère de Chelles. Elle fut impuissante à empêcher ses fils de se faire la guerre. Thierry, un moment détrôné par Childéric, retrouva son trône en 673. Il devait vivre jusqu'en 691. Childéric fut assassiné par Bodilon en 675, dans la forêt de Chelles, non loin du refuge de sa mère. Sainte Bathilde mourut en 680. 110:319 Saint Éloi fut honoré comme saint de temps immémorial. Sa fête figurait, au moins jusqu'en 1913, dans la plupart des calendriers des diocèses de France. Les artisans l'honorent comme leur patron et comme un modèle d'honnêteté et d'habileté. Jean Crété. On lit dans les Saints de France d'Henri Pourrat (DMM 1979, p. 65) « Par l'atelier, par la maison, par la paroisse -- par la famille, par le travail, par la patrie -- saint Éloi va changer la vie. » 111:319 ### Deux dogmes *La descente aux enfers\ et la communion des saints* par Jean Crété J'AI DÉJÀ EU L'OCCASION d'expliquer l'origine des trois sym­boles : le symbole de Nicée-Constantinople, composé en grec, puis traduit en latin et devenu le credo de la messe romaine ; et les deux symboles latins, composés au VI^e^ siècle par saint Césaire d'Arles ou quelqu'un de son entou­rage : le symbole des apôtres, et le symbole de saint Athanase. Or, dans sa brièveté, le symbole des apôtres contient deux dogmes qui ne figurent pas dans le symbole de Nicée : la des­cente aux enfers et la communion des saints. 112:319 **I. La descente aux enfers.** *Descendit ad inferos :* c'est en ces termes identiques que les symboles des apôtres et de saint Athanase mentionnent ce dogme. La traduction française : *est descendu aux enfers* peut prêter à équivoque. En latin, enfer se dit *infernum,* au pluriel *inferna.* Les symboles n'emploient pas ce mot mais un mot apparenté : *inferi,* les lieux inférieurs. En effet, Notre-Seigneur, après sa mort, n'est pas descendu *en enfer,* mais *aux limbes,* c'est-à-dire dans le lieu où séjournaient les âmes des justes de l'Ancien Testament, dans l'attente de la rédemption. Nous ne savons au juste quel était l'état des âmes qui séjournaient aux limbes. La venue de Notre-Seigneur leur apporta une immense joie, un avant-goût du ciel où Jésus devait les introduire au jour de son Ascension. C'est en ce sens qu'il faut entendre la promesse de Notre-Seigneur au bon larron : « Aujourd'hui même, tu seras avec moi au paradis. » **II. La communion des saints.** Elle n'est mentionnée que dans le symbole des apôtres, aus­sitôt après la mention de l'Église. Il y a en effet une corrélation étroite entre l'Église et la communion des saints. En fondant et en sanctifiant l'Église, Notre-Seigneur s'incorpore les hommes, normalement par le sacrement de baptême, exceptionnellement par le baptême de désir qui comporte, au moins implicitement, un acte de foi et de charité. L'Église est le corps mystique du Christ, sanctifiée par le Saint-Esprit. Tous les hommes qui composent l'Église sont unis par un lien spirituel en Notre-Seigneur : c'est ce lien spirituel qu'on appelle la communion des saints. Participent à la communion des saints les élus qui sont au ciel, les âmes du purgatoire et les fidèles de la terre, mais à des degrés divers. Les fidèles qui sont en état de grâce partici­pent pleinement à la communion des saints ; ceux qui sont en état de péché restent dans la communion des saints, par les vertus de foi et d'espérance, ou, s'ils ont perdu ces vertus, par le caractère sacramentel du baptême, que rien ne peut effacer. 113:319 L'excommunication est donc une sanction de for externe ; elle retranche de l'Église visible mais ne peut détruire le caractère du baptême. De même, les baptisés schismatiques ou hérétiques ne font pas partie de l'Église visible, mais s'y rattachent de quelque manière par le caractère baptismal. Par la communion des saints, les fidèles participent aux tré­sors spirituels de l'Église. On ne peut mériter en justice que pour soi-même. Mais, par les prières et les bonnes œuvres, on obtient des grâces pour tout le corps mystique. Les indulgences sont une conséquence de la communion des saints : l'Église puise dans le trésor des mérites de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge et des saints, pour accorder, sous certaines conditions, la rémission de la peine due aux péchés. On peut gagner les indulgences pour soi-même ou pour les âmes du purgatoire, mais non pour d'autres personnes vivantes. Dans la communion des saints, des liens particulièrement forts peuvent s'établir entre diverses personnes, parfois même à leur insu. Le Père Emmanuel de Mesnil-Saint-Loup avait eu la révélation de liens particuliers l'unissant à saint Grégoire de Nazianze et à saint Romuald. Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus eut, en songe, une apparition de la vénérable Mère Anne de Jésus, fondatrice du Carmel en France au XVI^e^ siècle, religieuse qui lui était jusqu'alors absolument indifférente ([^30]). Sans révéla­tion, nous pouvons espérer que certains saints qui nous sont inconnus ou indifférents s'intéressent à nous. De même, nos prières peuvent profiter à des âmes que nous ne connaissons pas. La communion des saints est donc pour nous très impor­tante. Elle s'épanouira au ciel dans la vision béatifique : avec Dieu et en lui, nous contemplerons ceux à qui nous sommes ici-bas invisiblement unis. Jean Crété. 114:319 ## NOTES CRITIQUES ### Le « Trésor des contes » est parfait Voici enfin complète la nouvelle et définitive édition du Trésor des contes, en sept volumes, chez Gallimard. Après les *Fées, Dia­bles et diableries, les Brigands, Au Village, les Amours,* nous avons vu paraître au printemps *le Bestiaire* et *les Fous et les sages.* Ces volumes cartonnés, imprimés sur vergé ivoire, sont illustrés de gravures sur bois, ou de miniatures, d'estampes de colporteurs. Voilà vraiment un très bel ensemble et un digne hommage à Henri Pourrat, qui est tombé à pic en l'année où nous avons célébré le centième anniversaire de sa naissance. Ce *Trésor des contes,* il y a pensé toute sa vie. Il les a recueillis pendant cinquante ans, comparant et notant les versions diverses, essayant de fixer l'intonation, l'atmosphère qui leur donnait vie. C'est avant 1914 que la moisson fut la plus abondante : l'imagina­tion populaire n'était pas éteinte par le film et la télé, le vieux fond traditionnel alimentait encore les imaginations. Pourrat a publié des contes dans des revues à partir de 1912. Il en a mêlé à des ouvrages comme *la Belle mignonne,* et surtout *Gaspard des montagnes.* On en trouvera encore dans un autre livre, qu'on devrait bien rééditer, et qui mêle aux contes chansons, confidences et notes sur la vie d'hier. Il a pour titre *Le Secret des compagnons.* Les 1009 contes que rassemble *Le Trésor,* Pourrat dit lui-même qu'ils visent à être « un rassemblement général de ce qui était la mémoire d'un peuple encore rustique, sa formation, ses plaisirs, ses devoirs ». Tout cela, et aussi Sa Sagesse. En les écoutant, on rêvait d'être pareil au jeune héros qui sauve la fille du roi et l'épouse, ou au bon fils qui donne une vieillesse heureuse à ses parents, mais on recevait avec le rêve, une série de leçons et de recettes. 115:319 Si le cadet sans un sou peut sauver la fille du roi, c'est parce qu'il a eu pitié du roi des poissons échoué sur la plage, ou qu'il a donné tout son argent pour faire enterrer un mort aban­donné dans un fossé. Si l'on riait des équivoques et des jeux de mots qui permettent à un déluré d'esquiver ses devoirs et de ne pas payer ses dettes, on en retenait aussi qu'il faut se méfier de qui a la langue trop bien pendue. La piété, la reconnaissance envers ses parents, la loyauté dans l'amitié, le secours du pauvre, voilà ce qui faisait toujours le fond du conte, dans les temps où ils meublaient et formaient les esprits. Les nôtres sont formés par les films d'horreur et les polars, ce qui doit donner d'autres résultats. Il est clair que le monde dont Pourrat a vu l'agonie n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir. On peut dire qu'il n'y a plus de pay­sans. Non seulement parce qu'ils sont sept ou huit fois moins nombreux qu'au début du siècle, mais parce qu'on ne peut guère parler aujourd'hui que de citadins travaillant à la campagne. Le mode de vie urbain s'est imposé partout, apportant un bien-être jusque là ignoré, ruinant aussi tout un monde de savoir et d'ima­ges dont ces sept volumes d'histoires portent encore le reflet. En les fixant par l'écriture, Henri Pourrat a sauvé véritablement un trésor de sagesse et d'images, et lui a donné une chance de vivre encore et de rayonner. Leur action sera sans doute moins forte que celle qu'elles exerçaient sur le groupe de parents et d'amis ras­semblés pour la veillée, et dont c'était une des deux nourritures spirituelles, avec celle qu'apportait l'église. Mais de ces livres si plaisants, il passera bien quelque chose dans les têtes, tant qu'on lira le français. Les contes ont diverses origines, et certaines, note Pourrat, viennent du couvent ou du château, même si nous les recevons par un canal populaire. Ils sont aussi accommodés de diverses façons selon les époques. On y rencontre des rois de légende, qui évoquent le chef patriarcal des tribus indo-européennes ; d'autres rois ont le luxe et le raffinement du XVIII^e^ ; et certains paraissent même comme les tyrans cupides et bornés de la propagande répu­blicaine. De même pour les mœurs. Ces anachronismes sont pleins de charme, comme ceux des gravures. Les fées et les saints se coudoient. Sainte Madeleine devient une fille arrogante et coquette qui fait tourner les têtes quand elle va à la messe. Saint Chris­tophe c'est le géant Offerus, qui ne veut servir que le plus puissant des rois : il choisit logiquement le diable jusqu'au jour où il le voit fuir devant la croix. 116:319 Un conte nous apprend que saint Georges est venu s'installer au Puy-en-Velay, dont il fut le premier évêque. Et la familiarité avec les saints et le Christ fait que l'on n'est pas étonné de les voir cheminer dans la campagne auvergnate, comme dans les *Trois rivières,* où Notre-Seigneur, saint Jean et saint Pierre chargent successivement trois frères d'une même mission, que seul le plus jeune remplit correctement, avant de ne réclamer comme récompense ni or ni argent, mais la grâce de Dieu, seul bien réel. La malice, les rêves et la raison des Français sont enregistrés ici et l'image qui en ressort est plaisante. On pourrait y voir en filigrane le vieux mot de Louis VII : « Nous autres Français nous n'avons que le pain, le vin et le sourire. » Ces contes à n'en plus finir font la rumeur d'une mer, inépuisable. Les conteurs y ont péché bien des traits, depuis *Renart* et Noël du Fail ou Rabelais jusqu'à Pourrat lui-même et Jouhandeau. Et quel beau et solide langage. Pourrat avait l'oreille fine, il savait retenir au passage ; je suis bien certain que les expressions qui nous plaisent dans ces récits ne sont pas ses trouvailles d'écrivain, mais celles des conteurs rustiques. C'est d'eux que vient sans nul doute « l'air d'importance, comme un pou de brebis sur la queue d'un agneau », ou ce trait d'avarice du crapaud « qui se nourrit de terre et n'en mange jamais son content de peur d'en man­quer ». Retenez aussi ce dicton très sage : « Quand le rat est dans la ratière, ce qu'il a de mieux à faire, c'est de manger le lard. » Nous aussi, en somme, nous sommes coincés dans la ratière. Il y a au moins ce lard des *Contes.* Ne nous en privons pas. Georges Laffly. ### Lectures et recensions #### Un écrivain à découvrir « Il a volé l'outil » disait Jules Lagneau, excellent philosophe et qui fut son professeur après Burdeau. Plus favorable, Henri Massis obser­vait que Barrès avait connu « la séduction des systèmes et l'ivresse de la métaphysique ». 117:319 On l'oublie : l'écrivain du *Culte du moi* restituait le sens et le goût de la vie intérieure à une génération qui l'avait presque oubliée, endormie qu'elle était par les Parnassiens et les Naturalistes (triste époque où pèsent Leconte de Lisle et Zola). Constant, Sainte-Beuve et saint Ignace servent à mesurer et exprimer une sensibilité. Et pour se soulager des contentions qu'impose cette ana­lyse, Barrès use d'une ironie féroce, réjouissante encore après un siècle. Autre point. Mme de Noailles avait du génie, même si ses poèmes bavards ne sont plus à la mode, et Heredia dont F. Broche parle avec respect (sans doute parce qu'il fut académicien), n'en eut jamais aucun. La scène de ce livre où on nous raconte comment Hanotaux voulait expliquer la poésie à Barrès, juste­ment au sujet de Heredia, est une page extrêmement cocasse, sans la moindre trace de raison. On a le même symptôme d'incompréhension totale en lisant (p. 432) une phrase comme celle-ci : « Des chefs-d'œuvre qu'il a beaucoup aimés, comme la *Jeanne d'Arc* de Péguy et le *Chante­cler* de Rostand... » Autre surprise, quand on lit « Barrès se sait désormais dépassé » (en 1920). Dépassé par qui ? Sur quelle route ? Curieuse manière de confondre littérature et course d'au­tos. Barrès, « dépassé » ; s'apprête à écrire ses *Mémoires.* A son procès, institué de façon bouffonne par les surréalistes, Breton interroge Drieu : -- Barrès vous est-il sympathique ou antipathique ? Et l'auteur de *Mesure de la France* répond : -- Je ne sais, mais j'ai le sens du respect. Montherlant écrira « Barrès s'éloi­gne » en 1925, après lui avoir rendu hommage au moment de sa mort « Tout ce qui est grand est mon père. Inutilement. » Et avant de regretter en 42, qu'on éloigne Bar­rès. Malraux a si bien utilisé la for­mule barrésienne : « transformer en conscience la plus grande expérience possible », qu'on croit qu'elle est de lui. Et Camus jouera sur « solidaire, solitaire », un demi-siècle après l'au­teur des *Déracinés,* calquant après tout le schéma, la mer et les corps de Noces sur le schéma, la terre et les morts du Lorrain. Mauriac et Aragon n'ont jamais renié leur dette, Cocteau l'a reconnue en s'en moquant, et en soulignant sa fidélité (visites à Maurice Barrès, dans *le Rappel à l'ordre*) ; Fraigneau adoles­cent allait visiter l'auteur du *Génie du Rhin,* qui l'envoya en Allemagne. Qui pourrait trouver ce tableau décevant ? Formé par Taine et Renan au nihilisme, Barrès mit toute sa vie à soulever ce couvercle. C'est parce qu'il y est parvenu que son rayon­nement a éclairé ceux qu'on vient de nommer, et nous réchauffe encore. D'autres points du paysage intellec­tuel mériteraient d'être précisés. Et aussi du paysage politique. On s'étonne de ne rien lire sur la crise de 1905 et le renvoi de Delcassé (cf. Péguy, *Notre patrie*). Et il sem­ble difficile de n'évoquer la bataille de Verdun que par cette phrase : Ils ne passeront pas, avait promis Nivelle qui en avril avait succédé à Pétain à la tête du groupe des armées du centre. » Excusez ces menus compléments au volumineux ouvrage de F. Bro­che sur Barrès. Georges Laffly. 118:319 #### Fernand Braudel *L'identité de la France *tomes II et III (Flammarion) On sait que Fernand Braudel n'a pu achever son ouvrage sur « l'iden­tité de la France ». Cependant trois volumes ont été publiés. Il a été question ici même du premier. Voici de brèves remarques sur les deux autres. Le deuxième tome *Espace et his­toire* est consacré aux habitants. Nous avons sans doute un milliard de morts sous nos pieds, nous apprend l'historien, le sol français étant habité depuis des dizaines de milliers d'années. Avouons que ces chiffres méritent un salut distrait, mais ne retiennent pas vraiment l'at­tention. Sans doute j'aimerais mieux connaître les gens qui ont peint les grottes de Lascaux, mais les autres ? Le peuplement se précise avec l'ins­tallation des Celtes. « Tout le monde vient d'ailleurs », dit Morand. Sans doute, mais quand on est fixé depuis vingt-cinq ou trente siècles, les cho­ses prennent une autre allure. Il devait y avoir dix millions de Gaulois au moment de la conquête par les Romains. César en tua bien un million, mais au II^e^ siècle, la prospérité aidant, on compte qua­torze millions de Gaulois. Rechute avec les invasions : on revient à 10 dont un million de Germains, Alains, Vandales etc. Qu'on note cette pro­portion : « les grandes invasions », restées célèbres à travers le temps, n'apportent que 10 % de nouveaux venus, qui d'ailleurs adoptent le christianisme, ce qui facilite la cohé­sion. Au cours du XX^e^ siècle, le pays a reçu beaucoup plus que 10 % de « hors-venus », et la cohésion a été atteinte, par la juxtaposition sans fusion de langues et de passés diffé­rents (chaque groupe tendant à gar­der son identité, surtout à partir de 1940-1945, moment où le fait d'être Français devient moins prestigieux). Vers l'an 1000 on ne compte guère que six millions de Français, mais en 1318, on peut estimer leur nombre à 20 millions : cultures meil­leures, nouvelles techniques, paix ont permis ce succès. Après ce grand siècle qui va de 1200 à 1340, et qui voit les cathédrales, la philosophie de saint Thomas, le moulin à vent, etc. la guerre réduit la population de moitié : 10 millions en 1450. Lente remontée : ce n'est qu'au XVII^e^ que l'on retrouve le nombre de 1318, et à la veille de la Révolution 25 millions d'habitants, presque la surpopulation, en fonction de la technique du moment. Un quart de siècle de guerre va opérer une sai­gnée. Au XIX^e^ la France ne connaîtra pas la grimpée démographique de l'Angleterre, de l'Allemagne, de l'Ita­lie. Elle n'enverra pas ses émigrants peupler le monde (elle ne peuple même pas l'Algérie), et elle se trouve dépassée, en Europe, par le poids des Allemands, des Russes et des Britanniques. C'est la question que pose Drieu en 1920 avec *Mesure de la France :* quel est le poids de la France en Europe, et face aux nou­veaux empires ? Réponse en 1940. 119:319 Aujourd'hui, la natalité ne permet même plus le renouvellement des générations, et de tous côtés nous arrivent des immigrés qui trouvent que le pays est bon. Braudel regarde cela de Sirius, on dirait : « Ce qui compte, c'est la masse, la majorité en place. Tout s'y perd à la lon­gue. » Mais nous devons compter avec la contraception et un avorte­ment suicidaire. L'arrivée de mu­sulmans qui ne veulent pas du tout se perdre dans la masse. Enfin la révolution technique et médiatique fait que la continuité avec le passé n'est plus assurée, sans compter que l'Église n'est plus un agent de per­manence, mais de rupture. Tous ces faits contredisent l'optimisme de Braudel. Celui-ci en tout cas n'est pas de ces tricheurs qui avancent que la France est depuis longtemps un « melting-pot ». En 1872, le nombre des étrangers, signale-t-il, était de 2 % (deux pour cent). J'ai découvert -- avant je le savais, mais sans y croire vraiment -- que Braudel était un homme de gauche en lisant sous sa plume que les harkis (dont le sort l'émeut) sont Français depuis 62 : « La nationalité française leur a été concédée en récompense des services rendus hier à l'armée française. » Or, les harkis étaient, comme toute la population d'Algérie, citoyens français depuis au moins la Consti­tution de 1946. Ils élisaient députés et sénateurs. Auparavant, « sujets français », les Algériens pouvaient acquérir la nationalité française à titre individuel : c'est parce qu'ils pensaient que cela les coupait de l'Islam, le code civil étant incompa­tible avec certains aspects de la loi musulmane, que ce choix n'était pas fait plus souvent. Cette erreur, de détail sans doute, est d'autant plus notable que Brau­del était un spécialiste de la Méditerranée, et avait enseigné à Alger. Le troisième volume est consacré à l'économie, et d'abord à ce que l'auteur nomme l'économie paysan­ne. Les paysans n'ont disparu qu'hier (ils représentent de 7 à 8 % des actifs, alors qu'ils étaient plus de la moitié avant 1914). Braudel re­grette ce « retard à évoluer », l'ur­banisation ayant eu lieu en France plus tard qu'en Angleterre et qu'en Allemagne. Mais doit-on préférer des millions de garçons coiffeurs ou de bureaucrates à des millions de laboureurs ? Sans doute les labou­reurs ne sont plus « rentables ». Mais on peut se demander quel type d'homme forme le citadin, employé dans les « services », consommateur de télé et de tout ce qu'offre la publicité. Braudel souligne un contraste en­tre le Nord industriel et le Sud qui a toujours refusé l'industrie, et a tou­jours donné des hommes au secteur tertiaire, mais pas d'ouvriers à l'in­dustrie. La III République a accepté ce partage, et l'a même favorisé : « En tempérant le déchaînement des inégalités qui accompagnent le pre­mier âge industriel, la France a limité sa croissance industrielle, mais réussi son unité politique » dit H. Le Bras. Peut-être, et à condition de rappeler que l'unité politique est plus ancienne de quelques siècles, et si bien fondée que deux cents ans de sottises ne l'ont pas encore ruinée. Georges Laffly. 120:319 #### Maurice Courant *Sérénité de l'ombre étroite* Éditions « Art et Lumière »\ 15 r. Lacharrière, 75011 Paris Quand nous parlons ici des œuvres poétiques, notre propos n'est pas d'offrir un divertissement particulier par l'évoca­tion d'un domaine littéraire regardé de nos jours comme gratuit, étrange, ésoté­rique ou mystificateur ; il nous paraît nécessaire de révéler l'existence et la continuité de créations littéraires orien­tées vers la méditation la plus haute, attachées au long des années à une construction spirituelle et, par là-même opposées à la notion d'une littérature asservie aux insignifiantes éphémères. Nous avons naguère signalé plusieurs recueils de Maurice Courant, *Téné­breuse lumière*, *Que l'on dirait d'un ange, Amour de mon amour* ; son nouveau livre, *Sérénité de l'ombre étroite* est, comme les précédents, mar­qué d'une forte unité. Les poèmes sont les facettes d'un diamant, comme elles inséparables ; la présentation isolée de plusieurs d'entre eux serait trompeuse car le lecteur croirait parfois discerner les accents d'une désespérance ou d'un pan­théisme, voire d'un refus, d'un repli ou d'un défi dédaigneux dans des états d'âme qui ne sont que les étapes de l'aventure intérieure, de la destinée tou­jours exposée aux lassitudes et aux incer­titudes. Une telle erreur pourrait être ren­forcée par une analogie apparente du style poétique de Maurice Courant avec celui de Valéry : par exemple à cause d'une expression comme « l'éternité poreuse », ou encore à cause du poème qui dit : Laisse-moi vivre mon silence En tête à tête avec mes dieux : Ils ont de moi cette innocence De ne se croire pas aux cieux... les derniers vers rétablissent l'exactitude de l'intention et la valeur d'une humilité supérieure qui mesure les difficultés éprouvées par l'âme sur le chemin d'une vérité essentielle, traduite dans le dernier poème, « Noc­turne » : La grande paix profonde, en l'âme, de l'absence ; Quand le songe n'est plus que morsure du feu ; L'orage, en toi, vivant, de toute la pré­sence De l'immobile nuit solitaire de Dieu ! C'est sur cette nuit-là, familière aux lecteurs des poètes mystiques, que s'ouvre la « Sérénité de l'ombre étroite ». Le titre de l'œuvre est en effet celui du poème de la page 35, et son premier vers : Sérénité de l'ombre étroite Où la lumière vient mourir ; Quelle ten­dresse, en mon cœur moite, Empêche l'âme de souffrir De ne pouvoir, tant le désir Au ciel d'illusions miroite, Infiniment se tenir droite Devant les gouffres à venir ! » L'homme subit les ambiguïtés du monde ambiant, charmeur et incertain. « L'aventure est en moi » elle se renouvelle à chaque contempla­tion des paysages ramenés à leur élément principal, suggestif, exaltant : l'eau calme, le bel automne taciturne, la nuée, la lumière ou la nuit, et surtout le vent et la mer, de plus en plus présents à mesure qu'on avance dans la lecture du recueil. Toute splendeur est blessure secrète pour l'âme impuissante à conserver la pléni­tude de son être : l'astre s'efface, comme la mémoire et la conscience de soi ; le rêve est vulnérable, vite aboli ; au ciel d'automne se brisent « les derniers feux du fol espoir » et l'esprit n'échappe pas à la hantise de la mort, de son « immobile glaive blanc ». Le poète, par la pureté de la forme, sait donner à chacun de ces ins­tants du voyage intérieur, le prestige des visions ; et chacun des poèmes, souvent courts, d'une structure toujours forte­ment établie, en particulier par le retour des rimes et l'esthétique classique, accède à l'expression la plus dense et la plus ardente de l'épreuve spirituelle. Jean-Baptiste Morvan. 121:319 #### Blanche Messis *Puisqu'il fait jour encore* Illustrations de Renaud Deschamps\ Éditions Gerbert, Aurillac Le titre paraît révéler une intention de testament à la fois spirituel et poétique ; nous espérons toutefois que ce livre ne marquera pas l'ultime expression d'une inspiration toujours riche de vitalité inventive et de captivante diversité. Parmi les poètes qui œuvrèrent avec René Hener à la revue *Points et Contre­points*, Blanche Messis est certes digne de figurer au premier rang, et le présent recueil, qui vient s'ajouter à toutes les productions d'une carrière longue et jus­tement honorée, montre la jeunesse invincible de la poésie dans l'âme de ses plus fervents serviteurs. Mais cette ardeur communicative naît, aussi et surtout, d'une méditation authentiquement reli­gieuse sur une vie et sur une œuvre, indissolublement liées. La gravité du pro­jet n'engendre point un style sentencieux ; ou, plus exactement, Blanche Messis pos­sède une manière à la fois forte et légère d'être sentencieuse dans les moments où cette attitude s'impose naturellement. Quatre poèmes, « Poétique » « Poè­mes » « Moissons » et « Babel » préci­sent plus particulièrement les conceptions de l'auteur : « J'aime chanter si mon cœur danse -- En clef de sol ou clef de fa », affirmation d'une liberté essentielle ; la fantaisie se justifie par le caractère for­tuit des thèmes d'inspiration. Les poèmes sont « oiseaux surgis soudain des ombres inconnues » ; et, pensant peut-être au sens latin du mot « messis », le poète dit dans « Moissons » : J'ai labouré mon champ à tort et à travers Sillons abandonnés, Ou chaumes oubliés des étés aux hivers. Et des grains sont tombés Au hasard des parcours, des grands livres ouverts, Des courants remontés, des orages d'avril ou d'arbres toujours verts. L'univers du langage est une « Babel » où les mots connaissent des destins divers, les uns pervertis et souillés à l'image du monde actuel, les autres étant « mots de clarté, déjà sauvés dans l'arche -- Que les eaux laisseront au sommet inconnu ». Comme Pascal, le poète sait qu'il faut parier pour l'incer­tain ; il est toutefois guidé par un constant désir d'accueil aux beautés du monde créé, même les plus fugitives, le rouge-gorge apparu à la fenêtre de la chambré du « l'hirondelle attardée au clair d'un couchant d'or ». Cette liberté ne refuse pas les jeux imprévus : Le vent joue à feuilles mortes. Le cœur joue à souvenirs. Le vent s'est trompé de porte, Emporte mes souvenirs Me laisse les feuilles mortes.  D'où la singularité séduisante des prétextes, une évocation symbolique de Mercure-Her­mès, un télégramme ou une « ronde à l'ancienne ». 122:319 Fantaisie ou gravité s'har­monisent également avec un vocabulaire riche, aux sonorités subtilement mode­lées, et avec une maîtrise parfaite des formes poétiques classiques, assez sûre d'elle-même pour consentir à quelques libertés, suite de rimes masculines avec alternance de sourdes et de vibrantes, et le reste en rimes féminines dans « Res­sac », par exemple. En somme la mélo­die du verbe s'accorde avec une tendresse supérieure de la pensée, avec cette charité qui se fonde sur une totale espérance ; « Il faut apprendre à compter sur Dieu » : cette pensée d'un Chartreux, placée en exergue d'un poème dont elle est le thème, est sans doute le maître-mot d'une création littéraire qui sans exclure les anxiétés passagères de la destinée, y trouve encore le prétexte d'un hymne de louange, d'un acte de foi qui est en même temps une action de grâce : « Hymne et lumière, en tout sentier, quoi qu'il arrive. » Jean-Baptiste Morvan. ============== fin du numéro 319. [^1]:  -- (1). Voir notre article dans ITINÉRAIRES de février 1987 (n° 310) pages 5 à 11 : « Un comité national d'éthique ». [^2]:  -- (2). Voir *L'hérésie du XXe siècle* de Jean Madiran, tome 1, pp. 228 et suiv. C'est la « septième proposition » de la fameuse « religion de Saint-Avold ». [^3]:  -- (1). Voir son *Destin du Catholicisme français* (1957) cité dans *Itinéraires* n° 276, page 72. [^4]:  -- (2). Voir *Itinéraires* n° 263. [^5]:  -- (3). 1880-1930 (1986, 458 p., 170 F). Aux Éditions Privat comme le premier volume. [^6]:  -- (4). Même H.I. Marrou est tombé dans ce ridicule (voir sa *Théologie de l'His­toire,* 1968). [^7]:  -- (5). Bonne analyse aussi des rééditions, en 1902, du *Tour de la France par deux enfants*, où disparaissent non seulement les cathédrales, Bossuet et. Fénelon, mais même l'inscription sur Ambroise Paré (« Je le pansai, Dieu le bénit »), et de la gram­maire Larive, où l'exemple *Dieu est grand* devient *Paris est grand*. A noter qu'aujour­d'hui on en est au point que les enfants ne mettent plus de majuscule à Dieu : l'athéisme a triomphé jusque dans l'orthographe. \[« Je le pansai, Dieu le bénit ». En fait : « Je le pansai, Dieu le *guérit *» 2006\] [^8]:  -- (6). *Rivarol*, 15 mai 1987. [^9]:  -- (7). Il faut lire pour cela un article d'*Écrits de Paris,* avril 1982 : « Bazin, Guitton et les Davidées ». [^10]:  -- (8). Est-il utile, par exemple, de reproduire un fâcheux lapsus d'Urs von Balthasar sur Péguy, « l'un des dix chrétiens essentiels depuis Jésus-Christ » (il y en avait donc avant ?) ou de préciser, quand 4 archevêchés seulement sur 17 expliquent la condam­nation de l'Action française dans leur bulletin : « soit 24 % » ? [^11]:  -- (9). Il faut attendre 1986 pour retrouver un conflit aussi net : la récente démis­sion des évêques de Meaux qui viennent d'être relayés, dans leur opposition doctri­nale ouverte à Rome et au cardinal Ratzinger, par le jésuite Paul Valadier, directeur des *Études*. Celui-ci a choisi *Témoignage chrétien* (28 septembre 1987), l'hebdoma­daire stalinien (ou gorbatchévien) où le dominicain Biot vient de nier la virginité de Marie, pour accuser le cardinal Ratzinger de « violence » « calomnies », « erreurs historiques » et « choses tout à fait inacceptables » ; mais, ajoute-t-il, « le brave homme a baissé d'un ton », et il tente de dissocier Jean-Paul II de Ratzinger à propos d'Assise (octobre 1986) et de la « théologie de la libération ». Sur l'affaire de Meaux, voir *Rivarol*, octobre 1987, « La Valse des Évêques meldois ». [^12]:  -- (10). *Le Figaro*, 18 avril 1987. [^13]:  -- (11). *Études maurrassiennes*, tome 5 (deux volumes sur la condamnation et sa levée, publiés en 1986 par le Centre Charles Maurras, B.P. 236, 13607 Aix-en-Provence Cedex 1). Lire aussi, pour les aspects plus positifs de la pensée politique de Pie XI, la revue *Commentaire*, n^os^ 13 et 14. [^14]:  -- (12). *Itinéraires*, n° 302 (avril 1986). [^15]:  -- (13). Sur Antoine Spire jéciste et communiste, voir *Itinéraires* n° 244 (p. 114). [^16]:  -- (1). René Pillorget, Le sacre d'Henri IV roi de France et de Navarre à Chartres le 27 février 1594, Herrscherweihe und Königskronjung im frühneuzeitlichen Europa, herausgegeben von Heinz Duchhardt, pages 103-117. [^17]:  -- (2). Plusieurs rituels, cérémoniaux et récits du sacre sont publiés dans Godefroy, *Le cérémonial français... recueilli par Théodore Godefroy... et mis en lumière par Denis Godefroy*..., 2 vol in fol. 1649. [^18]:  -- (3). Ce manuscrit se trouve à la bibliothèque de Saint-Sulpice, rue du Regard. Il a été signalé à M. l'abbé Goy par le bibliothécaire. Deux tra­ductions en ont été données, l'une par M. l'abbé Goy, l'autre par M. Emmanuel Bréguet dans son mémoire de D.E.A. intitulé *Les sacres et couronnements royaux en France de 1429 à 1549*, mémoire de D.E.A. 1985-1986, Université de Paris IV (sous la direction de Jean de Viguerie). [^19]:  -- (1). *La France Intellectuelle*, Éd. Bourgine, Paris, 1970. [^20]:  -- (2). Non, je n'ai jamais eu l'insolence, qui en outre eût été une sottise, de parler d'un « psittacisme de Maurras » ; mais d'un psittacisme de certains maurrassiens, cela a pu m'arriver. (Note de J.M.) [^21]:  -- (3). J. Maritain (*De l'Église du Christ*, Desclée de Brouwer, Paris, 1970, page 203) et G. M. Pottier (*Horizons de l'Athéisme*, Cerf, Paris, 1969, page 113) relèvent tous deux l'amoralisme de Marx, en l'atténuant toutefois sous l'euphémisme de contradiction. Maritain en arrive à sentir, à un siècle et demi de distance, « le cœur de Marx brûlant d'une fureur sacrée contre l'injustice sociale » ; Pottier aussi nous parle d'un « feu dévorant » ; mais ce que nous savons objectivement de Karl Marx, par les écrits qu'il a laissés, c'est sa fureur sacrée contre qui s'aventurait à investir du moindre contenu moral sa révolution scientifique. [^22]:  -- (4). Yves Simon : *La grande crise de la République Française*, Éd. L'Arbre, Montréal, 1941. (Retraduit du portugais.) [^23]:  -- (5). Jules Monnerot : *Sociologie du communisme,* Fayard, Paris, 1969. [^24]:  -- (6). Yves Simon, *op. cit.*, note 3. [^25]:  -- (7). Yves Simon, *op. cit.*, note 3. [^26]:  -- (8). Yves Simon, *op. cit.*, note 3. [^27]:  -- (9). Yves Simon, *op. cit.*, note 3. [^28]:  -- (10). Cité par Henri Massis : *Maurras et notre temps,* Plon, Paris, 1961, page 295. (Retraduit du portugais.) [^29]:  -- (11). *Op. cit.* note précédente, page 297. [^30]:  -- (1). *Manuscrits autobiographiques,* Lettre à Sœur Marie du Sacré-Cœur, 8 septembre 1896.