# 320-02-88
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### La réponse des lecteurs
IL Y EN A EU TOUT DE MÊME QUELQUES-UNS parmi vous, lecteurs amis, pour se sentir « concernés » et « interpellés », comme on dit, par le discours que je vous ai tenu en tête du numéro de décembre : ils m'ont écrit leurs explications, leurs justifications ou leurs remords.
En tout cas, de quoi engager la conversation.
J'ai pu constater d'autre part que beaucoup d'entre vous n'ont pas lu, ou ont survolé trop vite, de trop haut, ma mercuriale -- et mes confidences -- de décembre : s'ils veulent entrer dans la conversation, ils feront bien de commencer par s'y reporter.
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#### « Beaucoup plus de lecteurs que vous ne le croyez »
De toutes parts on me dit que je juge mal de la diffusion réelle d'ITINÉRAIRES parce que je ne considère que le nombre des abonnements. Mais la revue, gratuitement, « circule » beaucoup :
« *Les jeunes ménages ont un budget très serré. Dans la partie de notre famille où l'on aime ITINÉRAIRES, un seul est abonné, et on se passe la revue de ménage en ménage.* »
C'est très bien ainsi.
C'est la meilleure « circulation » de la revue : celle qui se fait de proche en proche, de prochain à prochain.
C'est aussi la meilleure manière de gagner de nouveaux lecteurs parmi ceux qui n'aiment pas ITINÉRAIRES, qui ne l'aiment pas du tout, qui ne l'aiment pas encore. On peut ainsi expliquer, insister, répondre aux objections.
J'approuve, j'encourage, je remercie, je félicite.
Mais, mais... mais...
... mais il n'y aura plus du tout de revue à faire circuler, la revue ITINÉRAIRES n'existera plus, si l'augmentation du nombre des lecteurs s'accompagne d'une stagnation ou d'une diminution du nombre des abonnés.
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Ceux qui lisent ITINÉRAIRES sans y être eux-mêmes abonnés, c'est très bien, qu'ils soient le plus nombreux possible, -- mais qu'ils pensent donc à envoyer de temps en temps *au moins quelques petits sous* aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, l'association qui est spécialement chargée de compenser financièrement le manque à gagner des lectures sans abonnement.
Ces lecteurs non abonnés, qu'ils envisagent aussi de demander une *bourse partielle* d'abonnement, si eux-mêmes peuvent verser quelque chose, un peu, ce qu'ils voudront, à l'association. Cela fera *matériellement* un exemplaire *de plus* en circulation, et cela compte aussi beaucoup, le nombre d'exemplaires en circulation, pour étendre la présence de la revue.
Qu'ils examinent s'ils ne peuvent vraiment pas s'abonner ou abonner quelqu'un au tarif spécial « bataille de France », seulement 395 francs...
Et, j'y reviens, s'ils ne disposent pas de 395 francs, ils ont peut-être vingt francs, ils ont peut-être ne fût-ce que trois francs cinquante qu'ils pourraient verser aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
Ce qui est désespérant, c'est le nombre de ceux qui ne versent *rien,* mais rien du tout, parce qu'ils n'ont pas l'idée, parce qu'ils ne savent pas qu'une petite, qu'une minime contribution de leur part serait la bienvenue ; plus encore : qu'elle est indispensable.
#### Omissions
Plusieurs lettres disent plus ou moins ceci :
« *Votre article de décembre, votre déception devant l'échec de votre campagne d'abonnements de cet été m'ont beaucoup frappé, d'autant que je suis parmi les* « *coupables* ».
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« *On ne peut pourtant vous envoyer des lettres fleuves pour vous expliquer pourquoi ceci, pourquoi cela. Vous n'auriez pas le temps de les lire...* »
\[Mais si, mais si !... Si elles ne sont pas trop « fleuves »... On ne répond pas toujours, mais on lit...\]
« ...*et cela ne remplacerait pas le nerf de la guerre. Mais je suis tout de même un peu vraiment coupable car, il y a trois ans, ITINÉRAIRES m'avait consenti un réabonnement à prix réduit, à un moment où j'avais de sérieuses difficultés d'argent. J'aurais donc dû compenser aujourd'hui...* »
Après avoir soi-même bénéficié plus ou moins longtemps d'une bourse d'abonnement, se souvenir, dès qu'on est en meilleure situation, de *compenser ;* de contribuer à son tour : c'est *indispensable* en effet. Nous n'avons à notre disposition aucun moyen de vous fournir la revue sans vous la faire payer plein tarif aucun autre moyen que les « bourses d'abonnement », partielles ou totales, des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES ; et l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES n'a elle-même aucun autre moyen de les financer que vos cotisations et souscriptions.
La quasi-totalité de ceux qui le pourraient omettent, par négligence, par inattention, par incompréhension, d'apporter leur contribution financière à cette œuvre d'entraide à l'abonnement. Beaucoup vont même jusqu'à oublier qu'on leur en a parlé...
#### Erreurs
Un exemple d'oubli, et d'erreurs en cascades, erreurs et oublis malheureusement trop fréquents :
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« *Depuis des années je reçois toujours le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR quoique je ne cotise plus aux COMPAGNONS DITINÉRAIRES...* »
\[Mais les deux choses sont distinctes et tout à fait indépendantes l'une de l'autre.\]
« ...*et pourquoi ai-je cessé de cotiser ? Parce qu'un jour vous avez écrit que la cotisation devait être d'une journée de salaire du lecteur. Or impôts, charges, circonstances familiales faisaient que je ne pouvais pas m'engager à verser chaque année la somme en question. Cela pouvait dépendre des années. Ainsi je n'ai plus rien versé du tout.*
« *Puisqu'aujourd'hui vous voulez bien qu'on souscrive sans engagement particulier...* »
Que d'erreurs, hélas, et de confusions.
Il a *toujours* été précisé que l'on pouvait verser aux COMPAGNONS de libres *souscriptions sans adhésion,* et que j'y invitais vivement l'ensemble de nos lecteurs.
Il n'a *jamais* été demandé le moindre *engagement.*
L'adhésion à une association n'est pas un « engagement », elle n'en comporte aucun, l'adhérent à l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES est parfaitement libre de s'en retirer à tout moment sans explication, et bien entendu de cesser pareillement de cotiser.
C'est la cotisation demandée à l'*adhérent* qui est fixée à « au moins une journée par an de salaires et de revenus » : mais cela à *titre indicatif, il* n'y a aucun engagement d'honneur (ni aucune vérification !). Et pratiquement vous pouvez tous *donner ce que vous voulez* et *comme vous le voulez :* en adhérant ou sans adhérer ; et en fait, bien évidemment, en fixant vous-mêmes le montant de votre contribution.
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Ainsi donc, comme en toutes choses, il y a un règlement, il y a un mode d'emploi. Vous ne prenez pas l'avion ou le train sans consulter les horaires, connaître les parcours, respecter les procédures d'embarquement et les règles de sécurité. Si vous confondez les gares, les heures et les formalités, vous n'arriverez jamais à destination. Je comprends très bien que les procédures et modes d'emploi de la revue ITINÉRAIRES, de son SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR et de l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES puissent se confondre ou s'effacer dans votre esprit, vous n'avez pas que cela à faire dans la vie. Mais, spécialement en ce qui concerne le fonctionnement de l'association des COMPAGNONS et de ses « bourses d'abonnement », je vous répète qu'il vous suffit de nous écrire pour demander comment ça marche, et vous recevrez une réponse dans le mois qui suivra la réception de votre demande.
#### Pour « Itinéraires », plusieurs... « itinéraires »
Comment gagner de nouveaux abonnés ? On m'écrit :
« *Le vrai lecteur d'ITINÉRAIRES doit se suffire d'un numéro pour être convaincu. C'est ce qui m'est arrivé à moi-même. Notre pauvre 2 CV d'occasion était tombée en panne à Marmande. Nous sommes allés à l'hôtel mais nous étions tout le temps fourrés au garage. Or qu'est-ce que je trouve au garage ? par quel hasard étonnant ? Un numéro d'ITINÉRAIRES que je n'ai pu que parcourir. Cela m'a suffi. J'ai pris les coordonnées et je me suis abonnée.* »
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C'est merveilleux. Mais c'est rare.
Il n'y a pas tellement de bons garages...
Pour qu'un numéro d'ITINÉRAIRES tombe sous les yeux de tous ceux à qui un numéro suffit pour être conquis et pour s'abonner, il faut beaucoup de numéros dans beaucoup de garages ; et dans beaucoup de lycées et collèges ; et dans beaucoup de foyers.
Durant toutes ces semaines de la bataille de France, le tarif réduit à 395 francs permet, si tous s'y mettent, une multiplication des numéros en circulation, offerts jusque dans les garages à tous ceux qui ne connaissent pas ITINÉRAIRES mais à qui un numéro suffirait...
Il y a d'autre part ceux qui ont besoin de connaître peu à peu, et à qui il faut plus d'un numéro. Ils peuvent eux aussi devenir de « vrais » lecteurs, de vrais amis. Je pense à Joseph Hours. Je lui avais envoyé la revue, il m'avait courtoisement mais très fermement répondu de cesser, il ne tenait pas à lire ITINÉRAIRES, il y était farouchement opposé : deux ou trois ans plus tard il était parmi nous et il est mort collaborateur régulier de la revue.
Cet exemple célèbre de Joseph Hours, je le dédie aux lecteurs, aux lectrices qui se sentent découragés ou paralysés et qui m'écrivent :
« *Tous vos lecteurs, je pense, se sont émus à la lecture de votre appel du numéro de décembre.*
« *Que faire, pourtant, et comment s'y prendre ?* « *Autour de moi je ne rencontre que deux cas : ceux qui vous lisent déjà, et d'autre part ceux qui ne veulent à aucun prix entendre parler d'ITINÉRAIRES...* »
\[C'était justement le cas de Joseph Hours : il ne voulait même pas lire la revue.\]
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« ...*Et je ne parle ici que de ceux qui se disent catholiques pratiquants et de droite. Ils répondent :* « *Non certes, je ne lis pas ITINÉRAIRES, j'aurais trop peur d'être influencé.* »
« *Pour un bon nombre, il faut tenir compte d'une lassitude grandissante devant la marée de jour en jour plus envahissante de la subversion des esprits.*
« *Et un dernier argument, qui me semble assez répandu : Nous avons PRÉSENT, qui est dans le même courant de pensée, cela nous suffit.* »
Ce « dernier argument » est un complet contresens.
Comme le serait, après avoir pris son pain chez le boulanger, de n'acheter ensuite ni légumes, ni poisson ni viande, « parce que c'est le même secteur alimentaire ».
PRÉSENT est un quotidien politique. C'est même le seul quotidien à Paris, et sans doute en France, qui ne soit ni libéral ni socialiste, ni maçonnique ni marxiste ; et le seul -- mais ceci n'est pas sans rapport avec cela -- qui, n'étant pas vendu dans les kiosques, n'est pas vendu au-dessous de son prix de revient, et donc ne dépend pas des puissances d'argent, publicitaires, commerciales, bancaires. PRÉSENT est un quotidien formellement catholique et matériellement politique : c'est-à-dire que, dans un esprit catholique, il traite de politique ; et seulement de politique. L'information religieuse, culturelle, doctrinale, littéraire y est réduite au minimum, voire au-dessous du minimum, premièrement parce que ce n'est pas son affaire, secondement parce qu'il dispose seulement de quatre pages par jour et seulement cinq jours par semaine, deux raisons dont chacune est déjà, à elle seule, suffisamment impérative. Un tel quotidien manquait gravement depuis une quarantaine d'années. Il manquait tellement que s'accomplissait le principal dommage, le dommage presque irrémédiable :
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toute une génération, et même deux, s'étaient peu à peu habituées, sans bien s'en rendre compte, à ne plus souffrir de cette absence, et à se laisser quotidiennement influencer, sans contre-partie quotidienne, par des journaux comme le *Figaro*, le *Quotidien* et bien sûr ceux de la radiotélévision. Je crois me souvenir que la revue ITINÉRAIRES a passablement contribué à la création de cet indispensable quotidien... Mais il ne remplace aucunement ITINÉRAIRES, il ne pourrait suppléer à la disparition de la revue, cela était fort bien compris de tous en 1982, 1983, 1984, et apparemment moins bien aujourd'hui, la paresse intellectuelle s'en mêlant probablement un peu trop. De toutes façons mon appel s'adresse à ceux qui éprouvent et vérifient, sur eux-mêmes et par eux-mêmes, dans leur vie intérieure et dans leur action civique, culturelle et religieuse, que la revue ITINÉRAIRES doit poursuivre sa tâche spécifique : à ceux-là je redis que la revue ITINÉRAIRES a besoin de leur concours *militant* et de leur concours *financier.* C'est ce concours financier, c'est ce concours militant qui a permis à la revue ITINÉRAIRES d'exister, de travailler et de combattre pendant trente-deux ans. Il s'est atténué en 1986, en 1987, par lassitude ou par distraction. Je l'appelle à se ranimer.
#### « Continuez... »
« Si vous n'avez pas d'argent, envoyez au moins des adresses ; si vous n'avez pas d'adresses à abonner ; envoyez au moins de l'argent » : cette recommandation commence à être entendue :
« *Veuillez trouver ci-joint un chèque destiné à servir des abonnements pendant la campagne que vous menez actuellement pour* « *la bataille de France* ».
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« *Je choisis cette solution car je n'ai guère d'adresses à abonner. Il y a en effet ceux pour qui ces nourritures sont trop fortes et qui les rejetteraient ; il y a ceux qui sont glacés par le vent de l'orgueil intellectuel ; il y a ceux qui ont une notion caporaliste de la discipline religieuse... Attribuez donc ces abonnements à des personnes intéressées mais démunies.*
« *Permettez-moi de saisir l'occasion de cette lettre pour vous dire ma gratitude de l'œuvre que vous menez dans ITINÉRAIRES. Dans cette nuit post-conciliaire vous nous avez régulièrement donné des éléments qui nous ont permis de calculer et de maintenir le cap. Même si nous ne sommes que le petit nombre, c'est une œuvre essentielle.* »
Autre manière de joindre le geste à la parole :
« *Depuis que je suis abonné à ITINÉRAIRES, cette revue m'a rendu un service intellectuel et moral tel que je brûle d'en faire profiter mon prochain, et surtout alors que se livre* « *la bataille de France* ». *Je vous envoie ci-joint un bulletin d'abonnement à ITINÉRAIRES pour un de mes amis...* »
On peut aussi, on peut en outre renouveler son abonnement à l'avance, comme ce curé de paroisse :
« *J'espère que votre appel du mois de décembre aura reçu des réponses plus rapides que la mienne. Je lis ITINÉRAIRES avec retard. Mais la perspective ou la crainte de sa disparition aura, je l'espère, secoué quelques lecteurs plus généreux. Voici donc un petit chèque ; et d'autre part je renouvelle mon abonnement en janvier au lieu de mai.*
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*Que puis-je faire encore ? Vous supplier de ne pas laisser tomber ITINÉRAIRES et prier Dieu de continuer à bénir votre travail.* »
Quelques réflexions, concises, d'un libraire :
« *La vieille garde ayant fait ses humanités* (*disons : catéchisme, latin, éventuellement grec*) *disparaît peu à peu.*
« *Les jeunes, compétents dans leur spécialité technique, n'ont souvent ni le temps ni le goût de s'intéresser à ce qui se passe en dehors de leur cercle familial ou professionnel.*
« *L'espérance est en la Sainte Vierge : voyez le pèlerinage de Pentecôte à Chartres.*
« *Il vous faut donc continuer malgré tout.* »
Il est bien vrai que de moins en moins de jeunes gens savent *lire ;* et que ceux qui le savent encore manquent le plus souvent du minimum de culture littéraire et historique qui leur permettrait de *comprendre* ce qu'ils lisent et de *retenir* ce qu'ils auraient compris. L'inintelligence totale du latin, fût-ce du *benedicite,* du *mea culpa* ou d'*horresco referens,* marque une abyssale rupture culturelle et historique pour l'Europe occidentale. Il y a déjà des années que je prie les rédacteurs d'ITINÉRAIRES de ne plus faire de citations latines, ou alors, tout à fait exceptionnelles, et ostensiblement traduites, même s'il s'agit de locutions que l'on trouve dans les pages roses du Petit Larousse. Je dis : traduites *ostensiblement,* car si l'équivalent d'une traduction est élégamment glissé dans la trame même du discours, la plupart des lecteurs, même d'ITINÉRAIRES, ne s'en aperçoivent pas, et se déclarent chagrins -- ou furieux -- qu'on ne leur ait pas traduit la citation. Ils protestent beaucoup moins pour les citations anglaises, car ainsi vont le monde et la mode qu'ils auraient honte d'avouer qu'ils ne savent pas un mot d'anglais.
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En l'espace d'une vie d'homme s'est produit un cataclysme mental qui a ravagé la mémoire collective et n'a laissé que le désert. Dans mon adolescence, presque tous les anciens bacheliers, même n'ayant pas fait d'études universitaires, étaient encore capables d'entendre ou même d'utiliser le virgilien *rari nantes in gurgite vasto* pour indiquer qu'il y avait peu d'exceptions, et d'exprimer leur impatience par le cicéronien *quousque tandem..., --* qui aujourd'hui ne disent plus rien à quasiment personne dans la jeunesse étudiante. A plus forte raison n'espérez pas, avec *Ibant obscuri sola sub nocte per umbras,* leur évoquer la descente de qui que ce soit aux lieux infernaux. Et d'autre part, il y a quarante et cinquante ans, il n'était pas besoin d'être bachelier pour chanter (et pour comprendre) le *Salve Regina* et l'*Alma Redemptoris mater.* Maintenir aujourd'hui une continuité culturelle, au besoin la renouer pour ceux qui n'ont eu « ni grec, ni latin, ni même catéchisme », comme dit la lettre de notre libraire, c'est aussi une tâche indispensable, une tâche intellectuelle et morale, une bataille de l'intelligence à l'intérieur de la bataille de France. Ceux de nos lecteurs qui en reconnaissent la nécessité, je leur demande l'effort de nous en maintenir, de nous en multiplier les moyens. Pour une telle tâche, il n'est pas grave d'être le petit nombre : sauf si le petit nombre devenait trop petit pour permettre l'existence matérielle de la revue.
#### Conclusion pour aujourd'hui
La bataille de France à laquelle je vous ai appelés à prendre part à votre place et en votre qualité de lecteurs d'ITINÉRAIRES, par une diffusion accrue d'ITINÉRAIRES, a été l'occasion de constater que l'ensemble du public de la revue est actuellement peu et mal mobilisé.
15:320
Ou plus exactement, qu'il s'est laissé *démobiliser* depuis un an ou deux.
Ce qu'il a fait, ce public, pendant trente ans : donner à ITINÉRAIRES les moyens d'exister, de travailler, de combattre, -- il était en train de ne plus le faire.
Il ne s'en apercevait même pas.
D'où le sursaut de ceux qui en prennent tout d'un coup conscience : comme le sursaut d'un dormeur brusquement réveillé.
S'il vous plaît, réveillez-vous tous, et tout à fait.
Jean Madiran.
16:320
## ÉDITORIAL
### L'islamisme de Bruno Étienne
par Georges Laffly
L'AUTEUR ([^1]) préfère le mot d'islamisme à ceux qu'on emploie couramment de *fondamentalisme*, et d'*intégrisme,* qui prêtent en effet à équivoque, et font partie, le premier, du vocabulaire protestant, le second du vocabulaire des modernistes catholiques. Car s'il s'agit de prendre le Coran à la lettre et de garder la religion dans toute sa pureté, on peut dire que c'est l'ensemble des musulmans qui est d'accord.
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La frange plus activiste qui est celle des *islamistes* (gardons ce mot) ne se distingue que par sa volonté de faire appliquer la loi coranique intégralement à toute la société civile, ce qui tendait à tomber en désuétude. Second point à noter : l'islamisme n'est en rien un renouveau théologique, l'auteur y insiste à deux reprises. Ce n'est pas un élan religieux, à proprement parler, mais une entreprise temporelle, politique, et d'esprit guerrier. Là, il faudrait souligner, ce que l'auteur ne fait pas (il lui faudrait reconnaître une évidente supériorité de l'Occident chrétien, et plutôt mourir), que la confusion du spirituel et du temporel est naturelle au monde musulman.
Tout cela nous conduit à cette constatation de Bruno Étienne : « L'islam est la religion révolutionnaire par excellence. » Et c'est bien ce qui l'attire. Car les gens divers qui ont encensé son livre -- et le concert d'éloges était aussi fort à droite qu'à gauche -- ont oublié de nous préciser un point : c'est que B. Étienne se présente comme marxiste, et un marxiste sérieux, qui attend la révolution et la société sans classes. Il y a longtemps que l'on ne compte plus pour arriver à cet heureux résultat sur le prolétariat occidental, ni même sur les jeunes. Mais il est clair que la présence d'une forte population étrangère dans nos pays (étrangère donc peu attachée aux institutions, aux mœurs et à la civilisation de ces pays) peut favoriser le bouleversement espéré. Surtout si cette population est traversée d'un courant de croyance activiste. C'est le cas. N'oublions pas que le mouvement islamiste touche les sunnites comme les chiites. Il est en fait la réponse des musulmans à une société technique qui les laisse à l'écart (elle est née ailleurs, ils l'assimilent souvent mal) et qui ne satisfait pas leur âme. Réaction simple : ou bien ce monde moderne, ses machines, sa puissance, et qui est né sans l'Islam, hors de lui, est un bienfait -- et à terme, il doit triompher, mais c'est reconnaître l'humiliation et l'échec.
18:320
Ou bien ce monde est maudit. Il n'apporte pas de solution. Sa version libérale est pourrie, corruptrice des mœurs, sa version communiste fait des esclaves. En face de ces échecs, l'Islam est la solution. En juillet dernier, Khomeyni lançait un appel « aux déshérités du monde entier ». Il veut par la révolution amener le monde au Coran. D'autres peuvent bien penser que, par le Coran, on amènera le monde à la révolution.
Tel semble bien être la pensée de Bruno Étienne. Il écrit : « La lutte des classes, comme l'avait pressenti Engels, ne débouche sur la révolution que lorsqu'elle peut se présenter en termes religieux : les victimes de la « colère de Dieu » élucident le sens de l'histoire. Le but de l'islamisme radical est bien terrestre : créer un royaume égalitaire qui mette à bas la morgue des possédants. » Voilà donc ce qui le séduit. Et avec le sens de la simplification qui fait les bons militants, il rapproche les positions islamistes de propos de Jean-Paul II sur la misère, et sur l'immoralité du monde moderne quand le pape dit que la permissivité et le péché ne font pas le bonheur, quand il montre le danger des idéologies, libéralisme et communisme, il parle comme un bon islamiste. Vous voyez bien que tout cela est rassurant ! (Ce qu'il faut d'ailleurs retenir de ce rapprochement, c'est que le dégoût de la pornographie et de la licence amèneront, si l'Église ne se reprend pas, et très vite, bien des Européens déchristianisés à loucher vers les mosquées.)
Bruno Étienne n'est pas un croyant de l'Islam, il le dit et le répète. Il le connaît en même temps trop bien pour en donner l'image sirupeuse qui est à la mode, et il ne parle pas avec candeur de la fraternité des religions d'Abraham. Il sait que le statut de protégé accordé en terre d'Islam aux chrétiens et aux juifs est dur à supporter. Il note la xénophobie et l'antisémitisme latent (p. 78).
19:320
Deux anecdotes très éclairantes sont à citer. Et à méditer. Bruno Étienne parle avec chaleur d'un vieux lettré musulman avec qui il a des conversations approfondies. Il s'y présente en agnostique, mais aux yeux du vieillard il n'est pas autre chose qu'un chrétien. Et cet homme lui dit qu'il s'étonne d'entendre des chrétiens (et des clercs chrétiens) dire et écrire qu'ils respectent la religion musulmane. Cela renverse ce sage. Pour lui, c'est l'aveu d'une faiblesse, presque un reniement, déjà. Il écrit à M. Étienne : « Jamais vous ne nous entendrez dire que nous respectons votre religion... De votre part, ce respect à l'égard de la nôtre paraît une abdication : vous renoncez à nous imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais à étendre l'Islam. »
Connaître l'Islam sans y adhérer est une position difficile à faire admettre à un musulman. Témoin cet autre passage du livre, présenté comme « fictionnel » (*sic*), mais bel et bien authentique, l'auteur le laisse comprendre (p. 239). Le 1^er^ mai 1986, à Beyrouth, un chef islamiste reçoit un Français. Le sociologue et arabisant Michel Seurat, enlevé comme otage, passe pour avoir été tué. Le Français demande : -- Pourquoi lui ? Le cheikh feint l'indignation et répond : -- Mais, incroyant, sais-tu seulement ce que signifie LUI, en arabe ? (LUI désigne Dieu.) Puis il revient à la réalité présente et ajoute : -- Comment voulez-vous, vous (les orientalistes occidentaux) qui savez et qui ne venez pas *fi sabil Allah* (sur le chemin de Dieu) que nous ne vous traitions point selon la juste sanction réservée aux apostats.
Cela veut dire que si l'islamiste peut considérer avec dédain (terme faible) le chrétien ignorant de l'Islam, il n'admet pas que l'on puisse connaître l'Islam sans y adhérer. La curiosité scientifique est une aberration. Le Roumi qui a l'honneur d'approcher du Coran doit se convertir. Ou sinon, la foudre tombe. J'imagine que Bruno Étienne a compris que ce récit s'adresse aussi à lui.
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Il garde ses distances (ces anecdotes le prouvent). Il est cependant beaucoup plus islamisé qu'il ne le pense sans doute. Cela se révèle à ce qu'il dit de l'immigration. Sans peut-être en être conscient, il voit le phénomène avec les yeux de l'immigré. Cela va bien au-delà du souci nécessaire de compréhension. C'est une adhésion, et les droits des Français sont volatilisés, escamotés, il n'en est jamais question.
Pour l'auteur, l'immigration est massive parce que le capitalisme a besoin de main-d'œuvre. Argument qui eut sa part de vérité jusqu'en 1973, et même à ce moment le mouvement était plus fort que l'offre de travail. Mais depuis quatorze ans, le chômage ne cesse de grandir, les « capitalistes » s'effrayent de payer des allocations à des masses de plus en plus nombreuses, et l'immigration n'a pas cessé pour autant. Sauf dans les chiffres communiqués au public.
Ajoutons, en réponse à une deuxième erreur, que l'immigration n'est pas « une problématique séculaire » (p. 280) pour la France. Cela, c'est la propagande, diffusée à grand bruit, et que de récents importés ont intérêt à faire passer pour vérité, mais M. Étienne, qui n'en est pas, a tort de leur céder.
Les musulmans sont là, et les islamistes (l'auteur ne proteste en rien contre cette assertion) considèrent de ce fait que la France fait partie du *dar el-islam* (le monde islamique) comme d'ailleurs d'autres pays d'Europe occidentale. Voici donc la France, pays de mission... musulmane.
Observons bien que le devoir de tout musulman est d'étendre ce *dar el-islam* au monde entier : « ...la paix avec les Nations non musulmanes ne peut être qu'un état provisoire et aucun véritable traité de paix ne peut intervenir sauf à l'état de trêves précaires. » (p. 182)
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Dans un pays où vit une minorité musulmane, il faut la soutenir et l'aider à devenir majorité. Bruno Étienne note avec un brin de reproche que les Européens oublient toujours « que la perte de l'Andalousie est encore douloureusement ressentie par certains musulmans ». C'est à des phrases de ce genre qu'on voit à quel point il est acquis à l'autre point de vue : pour lui, l'Andalousie redevenue chrétienne, c'est une perte. Il serait d'ailleurs indigné d'entendre un pied-noir dire qu'il ressent douloureusement la perte de l'Algérie où il est né, où il a vécu, tandis que les derniers musulmans ont quitté l'Andalousie en 1492 !
Second point, intéressant parce que l'auteur est un bon juge ; cette immigration n'est pas destinée à se fondre dans un ensemble français : « Les musulmans qui viennent en France ont un imaginaire et une culture qui rendent quasi impossible leur assimilation. » C'est aussi, si j'en crois un texte du *Nouvel Observateur* l'avis de Gilles Kepel, ami de Bruno Étienne, et autre porte-voix de l'Islam. Pas d'assimilation, c'est-à-dire de passage individuel dans la société française, avec abandon de certains caractères qui lui sont étrangers. Mais on peut penser à une insertion : cela signifie que des communautés musulmanes s'encastreraient dans une France pluriculturelle, une France-mosaïque. (Le troisième terme, qu'on emploie souvent, d'*intégration,* n'a plus guère le sens soustellien de 1958. En fait, il signifie insertion, les immigrés devenant Français, mais gardant armes et bagages.)
Dans cette perspective, l'État (oui, celui de la V^e^ République) est décrit ici comme une sorte d'entreprise terrifiante destinée à éliminer les minorités et à imposer un modèle français. Ce que souhaitent les islamistes (que je ne confonds pas avec l'ensemble des musulmans) c'est que cet État, renonçant à ses prérogatives, abdiquant, leur *sous-traite* une part de souveraineté.
22:320
M. Étienne cite le propos de l'un d'eux : « Va dire à Defferre que s'il nous laissait nous occuper de la jeunesse, il n'y aurait plus de délinquance dans la banlieue marseillaise. »
C'est en lisant cela qu'il faut comprendre la proposition d'un consistoire musulman, que l'auteur a défendue devant les « sages » qui réfléchissent sur le code de la nationalité. On voit parfaitement l'avantage qu'un gouvernement peut retirer d'une telle institution, ses interlocuteurs servant de relais entre la population musulmane et l'État. A condition que ce gouvernement ait un dessein politique, et la volonté d'imposer ses décisions. Rien n'est moins sûr. Et l'idée du consistoire est née, dit Étienne, chez *certains* musulmans. On peut se demander s'ils ne voient pas, dans un tel organisme, un moyen d'unifier les musulmans de France, de leur imposer l'autorité du consistoire qui deviendrait un pouvoir tendant à l'autonomie et se dressant contre l'État. Ce ne serait pas pour choquer l'auteur qui n'a semble-t-il aucun sens de la réalité nationale. Il écrit tranquillement : « Pour avoir travaillé sur des villes aussi comparables que sont Le Caire, Casablanca, Alger et Marseille... » Il ne lui paraît pas que Marseille soit régie par d'autres lois, et possède une population différente de celle des métropoles du sud-méditerranéen. Existe-t-il des Marseillais non musulmans ? On ne le croirait pas.
Bruno Étienne est imprégné de cet esprit de démission. Il est conquis. Car il n'est pas innocent (comme il aime à dire) que l'adjectif *fanatique --* qui nous vient du latin *fanaticus,* exalté -- soit pour lui « une locution franc-arabe tirée d'un mot utilisé par la mystique : Le fana est l'extinction dans l'Un ». Il semble pour sa part prêt à se fondre dans l'unité islamique.
Georges Laffly.
23:320
## CHRONIQUES
24:320
### Qu'avez-vous fait des protestants convertis ?
par Guy Rouvrais
CET ARTICLE est né de la coïncidence de deux événements. Le premier, ce fut l'envoi par Jean Madiran, à la suite d'une conversation, d'une brochure intitulée *Qu'avez-vous fait des communistes convertis ?* un beau texte dû à la plume d'Henri Barbé ([^2]). Le second, intervenu peu de jours après, ce fut l'annonce, par un ami très cher, converti au catholicisme, de son retour au protestantisme. Cet ami, nous l'appellerons Étienne P.
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Qu'un converti devienne relaps, cela devrait susciter le silence, la prière et la compassion plus qu'un article dans ITINÉRAIRES. Mais je ne puis me résoudre à jeter le manteau de Noé sur ce départ. Il y a à cela, des raisons personnelles. Étienne est un ami d'enfance, nous appartînmes à la même Église protestante, et à quelques années de distance nous suivîmes le même chemin allant du protestantisme au catholicisme ; dans cette aventure spirituelle je fus le premier de cordée. Ce qui me valut le privilège d'être le témoin de son abjuration et son parrain de confirmation. C'est dire combien ma responsabilité est engagée à son égard et l'émotion qui fut mienne lorsqu'il m'annonça son intention de retourner à son point de départ.
Ces considérations d'ordre privé seraient à elles seules insuffisantes à justifier l'interpellation que constitue cet article. L'itinéraire d'Étienne P. pourrait ne relever que de l'anecdote s'il ne s'était déroulé avec, en arrière-fond, la crise de l'Église. Le « relaps Étienne » en est un symptôme. Sa conversion fut exemplaire des raisons pour lesquelles, naguère, des protestants rejoignaient l'unique Église. Son apostasie l'est aussi du malaise qui saisit les convertis devant l'évolution de l'Église catholique.
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Certes, il n'y a pas de statistiques, en France, sur ces conversions et ces convertis-là. Peut-être juge-t-on tout cela négligeable, voire inopportun en période d'œcuménisme. Des statistiques, il en existe ailleurs. Aux États-Unis, notamment. Avant le concile, on comptait environ 170.000 conversions du protestantisme au catholicisme par an. Après, elles n'atteignent plus le millier. Pour ce qui est d'un autre pays aux racines protestantes, la Suisse, l'évêque de Coire a déclaré que de 1954 à 1964 il y eut, dans son diocèse, 933 conversions de protestants (sur une population de 150.000 personnes) tandis que pour les dix années suivantes (1964-1974) il n'y en eut que 318 ([^3]). Ces chiffres, pour partiels qu'ils soient, n'en sont pas moins significatifs : les protestants se convertissent de moins en moins au catholicisme.
Le paradoxe, c'est que le concile œcuménique Vatican II se proposait un objectif exactement contraire : rendre le visage de l'Église plus désirable afin que nos « frères séparés » réintègrent l'unité catholique. « *Promouvoir la restauration de l'unité entre tous les chrétiens, c'est un des buts principaux du saint concile œcuménique Vatican II* »* :* telle est la phrase qui ouvre le décret sur l'œcuménisme, *unitatis redintegratio.*
Non seulement on se convertit moins, mais ceux qui ont accompli ce pas salvateur s'interrogent sur son bien-fondé. Venu de l'anglicanisme, Julien Green s'est fait l'écho de ce trouble :
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« *Un jour que j'étais à la campagne avec ma sœur Anne, nous assistâmes à une messe télévisée, le curé du village était absent ce dimanche-là. Je me souviens que, tournant les pages de mon missel français, j'essayais de reconnaître sur l'écran quelque chose qui ressemblât à une messe. En vain. Ce que je reconnus, comme Anne de son côté, était une imitation assez grossière du service anglican qui nous était familier dans notre enfance. Le vieux protestant qui sommeille en moi dans sa foi catholique se réveilla devant l'évidente et absurde imposture que nous offrait l'écran, et cette étrange cérémonie ayant pris fin, je demandai simplement à ma sœur :* « Pourquoi nous sommes-nous convertis ? » ([^4])
Interrogation douloureuse d'un homme, d'un catholique, au soir de sa vie. Combien sont-ils à se poser la même et terrible question parmi ceux qui ont abjuré l'hérésie ? Combien sont-ils à avoir répondu comme mon ami Étienne P. : « J'ai eu tort, je retourne à la religion de mes pères. » Combien sont-ils ? A vrai dire, le nombre importe peu. Notre-Seigneur a eu des paroles très dures pour ceux qui scandalisaient « un seul » de ces petits qui croient en lui. Un seul... Qu'avez-vous fait de mon ami Étienne ? Qu'avez-vous fait des protestants convertis ?
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Pour comprendre la décision d'Étienne -- je dis bien la comprendre, pas la justifier -- il est nécessaire d'exposer le cheminement qui fut le sien. Je le ferai avec d'autant plus de facilité que nos itinéraires, à quelques variantes près, furent parallèles, sauf, bien sûr, pour sa phase finale (?) qui a suscité le présent article.
Étienne vient donc du protestantisme. Pas n'importe lequel. Le protestantisme orthodoxe dans son expression luthérienne. Par « orthodoxe », il faut entendre cette fraction de protestants qui s'oppose au protestantisme libéral, l'équivalent du modernisme dans le catholicisme. Autrement dit, il croit aux grandes affirmations chrétiennes définies par les premiers conciles. Cette opposition au libéralisme protestant fut un des moteurs qui le conduisit au catholicisme.
Il considérait, lorsqu'il était luthérien, que le protestantisme libéral était une expression aberrante de la pensée des Réformateurs. Que pouvait-il y avoir de commun entre un Luther ou un Calvin, qui croyaient à la naissance miraculeuse, à la divinité du Christ, à sa mort expiatoire, à sa Résurrection, à son Ascension, et les pasteurs qui ne croyaient à rien de tout cela ou qui ne recevaient ces dogmes que dans un sens symbolique qui les vidait de tout contenu ?
La lecture de livres d'un grand théologien libéral français, puis une longue conversation avec lui le convainquit bientôt du contraire. Le protestantisme libéral, s'il n'était pas fidèle, selon la lettre, aux Réformateurs, l'était bien, selon l'esprit.
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En ruinant le principe d'autorité incarné dans l'Église, ils ruinèrent également l'autorité de l'Écriture Sainte. Un de ces pasteurs libéraux dit à Étienne P. : « Nous avons renoncé au pape de chair, ce n'est pas pour nous soumettre au pape de papier », comprenez la Bible. Ce fut à ce moment-là qu'il bascula. Si le protestantisme exténuait les dogmes auxquels il croyait de toute la force de sa foi, le catholicisme, lui, les conservait intacts. Ce qu'il y avait de meilleur dans le luthéranisme orthodoxe, c'était ce qu'il conservait du catholicisme. C'était ce protestantisme-là qui était aberrant, dans la mesure où il n'allait pas jusqu'au bout de ses principes : il est contradictoire de contester l'Église au nom de l'Écriture puisque c'est l'Église qui fonde l'autorité de l'Écriture. Plus logiques étaient les libéraux. Étienne me dit à ce moment-là, drôlement : « En somme si la Réforme est notre mère, l'Église catholique est notre grand-mère. »
L'essentiel était acquis. Mais il lui fallait encore répondre à une autre question qui l'embarrassait quel est le rapport entre certains dogmes « contemporains » et le donné révélé ? Il lui apparaissait que la lettre de l'Écriture était singulièrement éloignée de dogmes tels que l'Immaculée-Conception, l'Assomption ou l'infaillibilité pontificale.
L'étude des travaux du grand converti que fut le cardinal Newman lui fut d'un précieux secours, notamment l'*Essai sur le développement du dogme.* Cette étude permit à Étienne de distinguer entre le développement légitime du dogme et sa corruption.
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Un lointain précurseur de Newman, saint Vincent de Lérins, avait déjà posé les critères de cette évolution homogène : « ce qui a été cru toujours et partout par tous ». La « nouveauté » est une meilleure compréhension, un approfondissement, une autre lumière apportée à une vérité qui demeure identique dans son essence. « Que l'on comprenne plus clairement, écrivait saint Vincent de Lérins, ce que l'on croyait vaguement auparavant : mais enseigne les choses mêmes que tu as apprises, et en les disant sous une nouvelle forme, n'en dis pas de neuves. »
Ainsi mon ami comprit-il que le dogme de l'Assomption, loin d'être une nouveauté, était tout entier contenu dans celui de l'Immaculée-Conception, lequel était en germe dans celui de la maternité divine.
Pendant toute sa recherche, les manuels qu'il consulta furent : *Le petit catéchisme à l'usage des diocèses de France, La doctrine catholique* du chanoine Boulenger, le *Manuel de théologie dogmatique* de Mgr Bartmann, les livres de Newman, plus quelques ouvrages catholiques sur le protestantisme. Nous étions en 1970. La crise post-conciliaire était à son apogée. Mais ce ne fut pas dans les textes du concile qu'il apprit le catholicisme. Il ne manifestait à son égard aucune hostilité de principe. Il pensait que le concile ne pouvait, par définition, rien dire d'autre que ce que l'Église avait toujours enseigné.
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Devenu catholique, il commença à souffrir dans sa paroisse en écoutant les propos de ses prêtres. Il ne voulut y voir, d'abord, que quelques cas isolés, probablement ignorés des évêques et de Rome. Lorsqu'il voulut se marier, on lui rit au nez quand il demanda une messe en latin. Pas une messe « saint Pie V », une messe « de Paul VI », mais en latin. On la lui refusa. Sa vie spirituelle commença à être atteinte de cette situation. Il ne trouvait plus dans les sermons de quoi nourrir sa foi ; et l'administration désinvolte des sacrements par des prêtres dont il se demandait s'ils croyaient encore ne le satisfaisait pas. Alors, pour nourrir son âme affamée, il se remit à lire sa Bible assidûment, y trouvant une « nourriture solide ». En soi, lire la Bible est une excellente chose, assurément ; or, il ne s'est pas mis à la relire en plus de l'apport spirituel qu'il aurait dû recevoir de l'Église mais *à la place.* Le poison du doute l'envahit peu à peu.
Dès lors il se posa, avec la même rigueur que naguère, les questions fondamentales : les négations post-conciliaires sont-elles dans l'esprit du concile ou sont-elles son contraire ? Le post-concile était-il dans le concile ? Le décret sur la liberté religieuse dit-il substantiellement autre chose que le Syllabus ? S'agit-il, dans ce cas, d'une évolution homogène de la doctrine ou de sa corruption ? Comment l'Église peut-elle sanctionner aujourd'hui ceux qui professent la même doctrine qu'hier et laisser le champ libre à ceux qui nient les dogmes fondamentaux ?
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Il commença à s'ouvrir de ses doutes. Je l'écoutai et lui répondis, mais je pressentais qu'il était déjà trop tard. Quelque chose s'était brisé en lui ; c'était la foi en l'Église. Il ne la voyait déjà plus que gouvernée par l'opportunisme ; « l'esprit du monde », disait-il. Il eut alors une lecture rétrospective de l'histoire de l'Église dans cette optique. Il n'y discerna plus l'action du Saint-Esprit. Son unité, son immutabilité à travers les siècles lui apparut factice ou, à tout le moins, comme le fruit d'influences temporelles et non divines.
A ce stade, je ne puis que livrer des extraits de notre correspondance. (Étienne P. habite désormais la province.)
« Qu'est-ce que dit l'Église d'aujourd'hui ? Qu'elle s'est trompée au XIX^e^ siècle sur un sujet aussi fondamental que la liberté religieuse, écrit-il. Et pourquoi ne serait-ce pas au XVI^e^ siècle aussi ? D'ailleurs, certains le disent qui sont prêts à canoniser Luther. Tu me dis que le décret sur la liberté religieuse n'est pas un dogme revêtu du sceau de l'infaillibilité. J'entends bien mais ce n'est tout de même pas une matière indifférente ! La preuve selon le Syllabus, étaient anathèmes, c'est-à-dire excommuniés, retranchés de l'Église visible, ceux qui professaient ce que le pape aujourd'hui professe sur la liberté religieuse. Comment veux-tu que j'aie encore foi en cette Église-là ? Que le Syllabus dise autre chose que le décret conciliaire, ce n'est pas une interprétation personnelle. J'ai lu, comme tu me l'avais demandé, le dialogue entre Madiran et Congar : ils ne sont d'accord que sur un seul point, celui-là, précisément : Madiran pour le déplorer, Congar pour s'en réjouir. Ainsi, les deux fractions de l'Église partagent le même constat. »
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Et encore :
« Il y a certes, des catholiques fidèles que tu m'invites à rejoindre. Je ne doute pas qu'ils existent mais, précisément, ils sont en dissidence d'avec l'Église officielle qui les réprouve. Ils ne sont pas formellement excommuniés, mais c'est tout comme. Et, de toute façon, un catholique a le droit de vivre en catholique au grand soleil de l'Église, en pleine communion avec le pape et son évêque. Ce que tu me proposes c'est de me fondre dans ce que j'appelle -- excuse l'expression -- l'underground traditionaliste, ou intégriste. Tu ajoutes que « l'Église catholique authentique subsiste toujours ». Certes, mais pas à Rome, pas dans ma paroisse, pas dans mon diocèse. J'ai sous les yeux le texte de ma rétractation par laquelle j'ai abjuré le protestantisme. J'ai juré, « la main sur le saint Évangile », comme tu as juré toi-même, de professer tous les dogmes de la sainte Église et « spécialement » toutes les définitions « du concile de Trente » et de « condamner tout ce que l'Église condamne ». Je n'ai pas le sentiment d'être parjure. Ce n'est pas moi qui ai changé. J'ai tenu, autant que je l'ai pu, mes promesses. C'est l'Église qui n'a pas tenu les siennes. De fait, je ne peux plus professer la foi catholique dans l'Église catholique ordinaire, et mon gamin, qui a six ans maintenant, sera privé du catéchisme du concile de Trente alors que l'on demandait à son père de souscrire à toutes ses définitions !
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Je comprends que des catholiques de naissance préfèrent la marginalité au néant spirituel. Mais, moi, grâce à Dieu, j'ai la Bible. C'est à elle seule que je crois désormais. »
Étienne P. va rejoindre non pas l'Église luthérienne, mais une « église » fondamentaliste « évangélique », baptiste, je crois.
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Que conclure ? Qu'il a tort, bien sûr. On peut avoir des griefs légitimes contre sa mère, mais on a toujours tort de l'abandonner.
Qu'avez-vous fait des protestants convertis ? Qu'en avons-nous fait ? Qu'ai-je fait, moi, de mon ami Étienne P. ? Peut-être n'ai-je pas su assez tôt m'alarmer de son trouble et y répondre ? Peut-être ai-je, moi-même, été trop vif dans mes critiques contre l'Église conciliaire, sans égard pour un plus faible dans la foi ? Peut-être ma vie n'a-t-elle pas assez témoigné de la sainteté de l'Église ? Peut-être... Mais il est vrai également qu'il y a à l'égard des protestants convertis, une hiérarchie des responsabilités au sommet de laquelle je ne suis pas. Ce n'est pas à moi -- fort heureusement ! -- qu'Étienne s'est converti mais à l'Église. Ce n'est pas moi, ce n'est pas nous, traditionalistes, qui portons la plus lourde des responsabilités. Notre catholicisme, le catholicisme auquel il a adhéré, c'est le nôtre. Étienne ne s'est jamais senti étranger à ce que nous croyons.
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Il était chez lui chez nous. Nous ne l'en avons pas chassé. D'autres l'ont fait. On a piétiné tout ce qu'il avait réussi à croire à force de veilles, d'études, de prières, de déchirements. Quitter le protestantisme lui fut une tragédie. Dans l'enthousiasme de sa conversion il ne pouvait soupçonner qu'il en connaîtrait une autre : y retourner.
« Quitter le protestantisme » ai-je écrit : c'est une abstraction. C'est quitter sa paroisse, ses amis et son pasteur qui l'avait nourri dans la foi, imparfaitement certes, mais nourri tout de même. C'est rompre avec une enfance, c'est répudier la religion de ses pères, de son père, de ses frères. C'est abandonner un paysage familier pour un pays inconnu, comme Abraham, sans savoir où l'on va. Mais, dans cette tristesse selon le monde, perce la joie selon Dieu : il rejoint l'unique, la seule Église, celle fondée par Notre-Seigneur. Comme le prodigue, las d'être nourri de carouges, il va enfin avoir part au festin des noces. Seulement voilà, pour ce prodigue-là on ne tue pas le veau gras ! On trouve sa démarche incongrue. « Vous convertir au catholicisme, quelle drôle d'idée en période d'œcuménisme ! Vous savez, maintenant, entre catholiques et protestants, la différence est de peu. » Nous entendîmes nous-même ce discours lorsque nous frappâmes, pour la première fois, à la porte d'une paroisse catholique. Il veut une messe en latin pour son mariage ? Quelle bizarrerie ! Il est fils de l'Église mais on lui refuse son héritage : la liturgie catholique, le dogme catholique, on lui dispute les moyens de la sainteté catholique.
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Lit-il la déclaration des évêques allemands du 1^er^ janvier 1986 ([^5]) il apprend qu'entre l'Église catholique et les communautés protestantes « à peu de distinctions près, c'est la même profession de foi ». A peu de distinctions ! Alors que l'assentiment à chacun des dogmes catholiques fut l'objet d'âpres combats intérieurs ! Prier la Vierge Marie ? On peut le faire ou ne pas le faire, disent les nouveaux prêtres aux protestants non convertis. Le converti, lui, se souvient de la première fois où il a osé balbutier les premiers mots de l'Ave Maria, dans la crainte du blasphème ; son intelligence est convaincue du bien-fondé de cette prière, mais, le poids de quatre siècles de piété protestante lui noue la gorge. Et puis, il va jusqu'au bout de son Ave. Le Ciel ne lui est pas tombé sur la tête. La joie d'en haut transfigure ses tremblements d'ici-bas. Il sent à ce moment-là qu'il a rompu les amarres, il est dans la mer immense de la plénitude de la foi catholique. Mais il lui faut la confesser, cette foi nouvelle. Il va trouver son pasteur. Il lui explique. Les mots ont peine à venir. Ils hésitent pour sauver la vérité sans blesser la charité. Puis l'homme de Dieu -- car il l'est, ce brave homme -- comprend que la discussion est inutile. Il serre une dernière fois contre lui celui qu'il baptisa, éduqua, confirma. C'est fini. C'est la séparation, c'est la blessure, la douleur. Le pasteur sembla avoir vieilli de dix ans. Le mien pleura.
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Il n'est pas de sacrifice trop grand pour l'amour de la vérité. Mais c'est un sacrifice. Savent-ils ce qu'ils piétinent ceux qui nous disent que le catholicisme et le protestantisme, c'est bonnet blanc et blanc bonnet ? Savent-ils ce qu'ils bafouent ? Savent-ils ce qu'ils méprisent ? Qu'avez-vous fait des protestants convertis ? Oh ! la douleur d'Étienne lorsque, croyant être le fils de l'Église, on l'a traité comme un bâtard, un gêneur, une curiosité de musée. Il voulait être un vivant dans l'Église du Dieu vivant et les curés le montraient aux confrères comme un objet d'archéologie : un protestant converti, elle est bien bonne, et en plus, il veut une messe en latin ! « Une messe en français, ça te rappellera ton enfance, non ? » L'imbécile. D'enfance, il n'en a plus. Son enfance c'était le petit catéchisme de Luther, la fête de la Réformation le 31 octobre, le pèlerinage annuel au Musée du désert, le « martyre » de Marie Durand, morte, dans la Tour de Constance, après avoir écrit de ses ongles « Résistez » sur les murs. Il n'a plus d'enfance. Il n'a plus d'Église. Il en a adopté une autre, « évangélique » dit-il. Ce n'est pas la sienne.
Jusqu'où ira ton errance ? Dans quelle secte échoueras-tu ? Quel sera le terme de ta quête ? Quel sera ton naufrage ? Car je sens bien, malgré ta véhémence et ta neuve assurance, tout ton désarroi et toute ta désespérance. Quel gâchis !
J'enrage. Je serre les poings. Et j'espère.
Guy Rouvrais.
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### Pourquoi la double appartenance
*Franc-maçonnerie*
par Jacques Ploncard d'Assac
J'AI SOUS LES YEUX le bulletin confidentiel de la Grande Loge Nationale française, de septembre-octobre 1987, n° 24. Ce bulletin, qui porte le titre banal d'Actualités, est presque entièrement consacré à un « Colloque international sur les origines » (de la franc-maçonnerie), qui s'est tenu les 23 et 24 mai dans les salons... du Sénat. Il y avait là trois jésuites, les Pères Riquet, Benimelli et Beaubien, un évêque orthodoxe, Mgr Germain de Saint-Denis, deux pasteurs protestants, MM. Pérès et Viot et une brochette de hauts-maçons : MM. Lassalle, Tourniac, Hammacher, Heineman, Malfait, Mazet, Pasquier, Tristan et Var.
Au cours de ces travaux, le P. Riquet a raconté ses premiers contacts avec des francs-maçons sous le Front populaire puis dans la Résistance. En 1967, il présente un mémoire à la Conférence épiscopale française :
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« Il y avait un secrétaire de l'épiscopat, Mgr Etchegaray. J'ai trouvé chez lui une grande compréhension. » Le P. Riquet prétend que l'excommunication des francs-maçons ne visait que « ceux qui donnaient leur adhésion à une secte maçonnique qui se livrait à des complots contre l'Église et les pouvoirs établis », or, assure-t-il, ce n'est pas le cas de la Grande Loge Nationale française. Il ajoute que Mgr Etchegaray avait diffusé une circulaire à l'épiscopat à ce sujet. Le P. Riquet remet à Paul VI un mémoire rédigé par le grand-maître de la Grande Loge Nationale. Il fait ensuite le siège du secrétaire du Saint-Office : « Il m'avoua que mon argumentation lui paraissait irréfutable... Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes (sic). Malheureusement, l'œuvre du droit canon qui est en vigueur maintenant et pour l'interprétation duquel le pape Jean-Paul II a créé une commission seule compétente, n'a pas plu à tout le monde, et le cardinal Ratzinger, au mois de novembre 1983, au moment précis où le nouveau code entrait en vigueur, a cru devoir dire que la nouvelle rédaction, qui ne comportait pas le mot franc-maçon, ne signifiait pas que l'Église revienne sur ce qu'elle avait condamné dans le passé. Et que, par conséquent, ceux qui donnent leur adhésion sont en état de péché mortel et ne peuvent recevoir les sacrements. »
Le P. Riquet ne se trouble pas pour autant. Pour lui, « c'est simplement un avis autorisé, mais il est parfaitement permis à un catholique de l'interpréter de la manière la plus correcte qu'il juge » (*sic*).
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Quel est donc l'intérêt pour la franc-maçonnerie d'attirer dans ses loges des catholiques, en prétendant qu'ils soient à la fois catholiques et francs-maçons ? Que la maçonnerie cherche à convertir à ses vues des catholiques, cela se conçoit, mais pourquoi exiger que l'Église reconnaisse la double appartenance ? De toute évidence, il s'agit pour elle de pénétrer à l'intérieur de l'Église pour y infiltrer sa philosophie.
Mais, qu'enseigne-t-on donc dans cette Grande Loge Nationale française ?
Si l'on ouvre la plaquette confidentielle éditée en 1966 : *Ce que doit savoir un futur* *franc-maçon,* on fait de singulières découvertes. Voici comment on raconte au néophyte l'origine de la franc-maçonnerie :
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« Maçons, alchimistes, humanistes, rose-croix s'aperçurent qu'ils usaient de la même dialectique » et comme « les loges étaient bien closes, on pouvait y discuter impunément certains problèmes qui n'avaient pas à venir aux oreilles des Inquisiteurs ».
Que promet-on aux futurs « initiés » ?
« Quand vous aurez l'honneur d'être parmi nous, vous aurez une nouvelle façon de penser... Vous jugerez désormais tous les problèmes, les vôtres d'abord, les problèmes humains et surtout *la vie spirituelle.* » Et cela se fera au moyen « d'une méthode sur-rationnelle, synthétique » qui permet de « se poser et devant l'objet et devant le sujet ». Le moyen, c'est le symbole. Pourquoi le symbole ? « Parce que le langage profane est limité. Les mots ne peuvent exprimer que certaines vérités, et *la vérité maçonn*i*que* est au-delà des mots. »
L'aveu est là, échappé par inattention : il y a une « vérité maçonnique » qui ne peut être la vérité catholique, car elle est secrète : le but des symboles « est de sélectionner ceux qui sont dignes de ces secrets (...). Les vrais initiés sont rares ». Il y a plus grave : « le rite n'est efficace que si celui qui l'exécute est qualifié », sinon cela « mettra en action *des forces dangereuses* »*,* et ces extravagances se terminent par ces mots du président d'Espagnet, dans l'*Enchyridion Physicae restituae :* « La vérité est cachée par un voile obscur. Les sages ne disent jamais plus vrai que lorsqu'ils parlent obscurément. »
Ainsi, voilà les catholiques invités à entrer dans des loges mystérieuses où on leur tiendra un langage obscur en leur ordonnant de respecter, dans la terreur, un rite qui peut mettre en action des « forces dangereuses ». Tout cela pour découvrir une vérité secrète : la vérité maçonnique, qui n'est donc pas la vérité catholique.
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Qu'on ne vienne pas nous dire que la Grande Loge Nationale française n'est pas une obédience « comme les autres ». Le feu grand-maître Baylot a répondu par avance : « A la vérité, chaque rite a des particularités attachantes, une spécificité, une formulation, dont les membres reçoivent une formation maçonnique *complète* et *équivalente* puisqu'elle s'analyse, pour chacun d'eux, par l'ouverture de la voie initiatique *conduisant au même centre.* »
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Pour le grand-maître Baylot, à la maçonnerie des Grandes Loges succédera « le *Maçonnisme,* qui sera *une religion universelle* »*.* (Cf. Baylot : *Oswald Wirth,* 1860-1943, restaurateur et mainteneur de la véritable franc-maçonnerie.)
Or, pour qu'une religion universelle soit possible, il faut nécessairement que le dogme catholique soit détruit. On ne peut, en effet, faire entrer l'Église de la Révélation dans le « Maçonnisme ». Ou l'Église catholique représente la religion révélée par Dieu, ou elle n'est qu'une simple interprétation humaine de la vie d'un homme exceptionnel, appelé le Christ. Dans cette seconde interprétation, elle devient *assimilable* dans le « Maçonnisme » ; selon la première interprétation, elle est la seule vraie religion.
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Nous en restons, que le P. Riquet le veuille ou non, dans la situation suivante : la Congrégation pour la doctrine de la foi, le 16 novembre 1983, a publié une Déclaration qui dit que « le jugement négatif de l'Église sur les associations maçonniques demeure inchangé, parce que *leurs principes* ont toujours été considérés comme *inconciliables* avec la doctrine de l'Église, et l'inscription à ces associations reste *interdite* par l'Église ». Et, fermant toutes les portes, elle ajoute que « les autorités ecclésiastiques locales n'ont pas compétence pour se prononcer sur la nature des associations maçonniques ». « Le souverain pontife Jean-Paul II, au cours de l'audience accordée au soussigné, le cardinal-préfet, a approuvé la présente Déclaration adoptée au cours de la réunion ordinaire de cette Congrégation et en a *ordonné la publication.* »
C'est clair, mais il n'en reste pas moins vrai que nombre d'évêques et de clercs n'en tiennent aucun compte ; l'affaire Riquet le montre. En même temps, le Grand Orient, par la voix de son grand-maître, Leray, ricane : « Il y a des curés francs-maçons et un homme d'Église important vient de faire sa demande d'admission en maçonnerie (...). Depuis quelques jours, il se passe quelque chose, une évolution de l'Église catholique romaine, à son corps défendant peut-être. » (*L'Ardennais,* cité par *Présent,* 28.2.87.)
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Le F**.·.** Hernu en rajoute : « J'appartiens à une obédience » où j'ai « rencontré des prêtres, y compris des jésuites (...). Je connais des jeunes gens qui ont demandé l'autorisation à leur évêque d'entrer en loge et elle a été donnée. » (*L'Homme nouveau,* 7.6.87.)
Le grand-maître de la Grande Loge de France déclare à Montbéliard (*Est Républicain,* 6.10) que « le secret maçonnique est avant tout de nature spirituelle. Il réside dans le caractère absolument incommunicable de l'expérience initiatique ».
Dans une autre interview accordée à *l'Est Républicain* le 12.10, le grand-maître interrogé sur les religions les plus représentées dans la Grande Loge : « la religion catholique en nombre, mais les protestants sont proportionnellement plus nombreux », et, pour les musulmans : « L'Islam est appelé à devenir la seconde religion de France. » Et pourtant, curieusement, « il n'y a plus de pays musulmans qui acceptent la franc-maçonnerie. La reconnaissance du Grand Architecte de l'Univers facilitera dans la même loge la présence de chrétiens, musulmans et hommes n'ayant pas défini leur religion. *C'est l'œcuménisme de l'avenir* ».
On oppose parfois la Grande Loge et le Grand Orient. Simple querelle de boutique : « Ce qui n'a jamais été mis en cause, c'est l'initiation. Celle du Grand Orient donne droit à l'entrée à la Grande Loge et inversement. »
Sur le secret : « Le maçon est assuré de parler à la Loge en toute impunité : les gens de l'extérieur n'apprendront pas ce qu'il a dit. »
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*Le Nouvelliste,* de Sion (Suisse) du 12.11, étudiant les rapports entre l'Église et la maçonnerie, écrit :
« La franc-maçonnerie se présente comme un mouvement humaniste et éthique, qui réclame de ses membres une adhésion totale, à la vie à la mort, à un certain idéal purement humaniste. Elle s'affirme supra-confessionnelle ; elle n'admet, ou ne réclame l'appartenance à une religion particulière qu'à titre d'adhésion subordonnée et servant uniquement à une meilleure réalisation de l'idéal maçonnique.
« La franc-maçonnerie affirme la relativité de toute vérité et l'impossibilité d'une connaissance objective de Dieu. Elle refuse tout dogme, toute vérité absolue et exige de chacun de ses membres qu'il se comporte en homme libre « qui ne connaît aucune soumission à un dogme et à une passion ».
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« La franc-maçonnerie n'admet qu'une vision déiste : Dieu est le Grand Architecte de l'Univers, un « ça » neutre, indéfini, ouvert à toutes les compréhensions et n'intervenant aucunement dans la réalité terrestre.
« A travers les trois rituels des degrés d'apprenti, de compagnon et de maître, la franc-maçonnerie opère une singerie fallacieuse et trompeuse des sacrements chrétiens.
« La franc-maçonnerie est une société secrète, soumise à l'autorité souveraine d'un certain nombre de dignitaires mystérieux. La grande partie de ses membres n'ont aucun pouvoir de décision, ni aucune possibilité de contrôle sur la marche de la confrérie. Ils risquent constamment de devenir les victimes ou les instruments de stratégies, voire d'intentions qu'ils ignorent. »
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« Quand une loge recrute par petites annonces » : ce titre du *Journal de Genève* (19.8) a de quoi surprendre, mais on comprend vite. La loge *Apollonius de Tyane* explique à notre confrère : « Si nous avons mis cette annonce, c'est que nous avons senti le besoin de nous renouveler. Les candidats n'étaient jamais présentés que par des frères, ils provenaient toujours du même cercle. Or une petite annonce permet d'entrer en contact avec des gens très divers », mais on n'est pas franc-maçon pour autant : « Les demandes sont examinées de très près. Chaque cas fait l'objet d'une enquête et donne lieu à plusieurs entrevues. »
Donc, un premier tri qui se poursuivra en loge au cours des franchissements de degrés d'initiation. D'ailleurs, « la seule chose dont je ne puisse pas vous parler, c'est de notre cérémonie d'initiation. Ce qui s'y passe n'est connu que de ses membres ».
La franc-maçonnerie reste donc bien une société secrète dans laquelle on entre littéralement les yeux bandés, sans savoir où l'on va vous conduire.
Jacques Ploncard d'Assac.
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### Un aventurier tricolore (IX) : le marquis de Morès (1858-1896)
par Alain Sanders
#### L'appel du Sahara
« *La vie ne vaut que par l'action ! Et tant pis si cette action est mortelle !* »
Cette formule très lapidaire de Morès résonnera longtemps -- après... -- dans la mémoire de ses amis. Mais elle n'est pas dans leurs esprits quand, ce midi-là, Brasserie du Coq, place du Trocadéro, il annonce au colonel de Polignac, à Droulers, à l'explorateur Ferdinand de Béhagle et à Paul Bourdarie, futur secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences coloniale :
-- C'est décidé, je pars chez les Touaregs.
-- Cela va coûter cher, intervient Béhagle.
-- Eh bien, créons un Comité franco-africain pour trouver les ressources nécessaires, coupe Morès que les questions d'intendance ont toujours profondément ennuyé.
Polignac trouve l'idée excellente mais précise :
45:320
-- Il vous faut d'abord apprendre l'arabe. Installez-vous six mois dans le Souf. Vous vous familiariserez ainsi avec les gens de la région.
-- Mais pourquoi là plutôt qu'ailleurs ? demande Morès.
-- Parce que la population de cette région ne s'est jamais révoltée contre la France. N'allez surtout pas vous mettre dans la tête qu'il est une autre région de notre frontière saharienne par où vous puissiez passer avec sécurité.
Et Polignac ajoute :
-- J'ai réclamé notre alliance avec l'Islam car je sentais qu'il fallait prendre les devants et appuyer notre politique sur une religion pour être maître chez nous et au dehors et pour nous affranchir de cet horrible péril : la guerre religieuse intérieure. Ainsi François I^er^, Henri II, Richelieu, se sont appuyés sur Soliman. On n'a pas voulu comprendre ma brochure *France et Islam...*
C'est un sujet qui convient particulièrement à Béhagle, son cheval de bataille en quelque sorte :
-- Nous devrions avoir une politique musulmane intelligente. Si, au lieu de détruire l'Arabe, nous savions nous servir de lui pour conquérir le Soudan et y former un puissant royaume musulman, les colonies anglaises d'Afrique courraient un grand danger au jour où, dans le règlement de notre conflit, nous pourrions faire intervenir les armées que l'Islam peut grouper.
En expliquant toutes ces finesses politiques, Béhagle pense à deux hommes que la France pourrait utiliser à son profit contre l'Anglais : Rabah, le conquérant du Tchad, et le Mahdi qui, sur le Haut-Nil, au Soudan, donne bien des soucis aux troupes britanniques...
Ce sont des paroles prémonitoires. Dans quelques mois, Morès essaiera de contacter, par Ghadamès et Ghât, le Mahdi. Quant à Béhagle, mettant en pratique ses conceptions politiques, il rejoindra Rabah et s'imposera à lui comme conseiller. Le malheur voulut que la France, indifférente d'ailleurs au sort de Béhagle, lança, à la même époque, une colonne de tirailleurs contre le camp de Rabah.
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Se sentant trahi, Rabah jettera Béhagle aux fers après que celui-ci lui ait lancé : « Tu peux me tuer. La vie m'importe peu. Mais ma mort sera le signal de ta perte. Ton royaume sera détruit et toi-même tu mourras ! » Branché à un arbre, Béhagle aura été bon prophète : la destruction du royaume de Rabah et la mort violente de ce tyran suivront de peu la mise à mort de l'audacieux explorateur.
Droulers a noté : « Morès, Béhagle, je conserve de vous l'image que vous m'avez laissée ce soir du 11 juillet 1895, à la veille de votre départ et de votre mort glorieuse. Béhagle, nerveux, agité, un souffle, une flamme. Morès, les bras croisés sur la vaste poitrine, le visage volontaire, les traits réguliers, la paupière un peu lourde, un air de lion rêveur, une force au repos. Très différents et, en même temps, très pareils par l'ampleur de leurs conceptions, leur audace dans l'exécution, leur esprit de sacrifice. »
Fin 1895, le « lion rêveur » débarque à Alger. Sans perdre de temps, il fait route vers le Souf, ne s'arrêtant qu'à Constantine chez le général de La Roque qui commande la subdivision.
La Roque, qui n'est pas dupe des prétextes commerciaux que Morès lui expose, conseille de remettre l'expédition à plus tard pour des raisons de sécurité :
-- Les tribus sahariennes n'ont pas vu une goutte d'eau depuis deux ans. Elles ne survivent qu'en se livrant au pillage. Dans ces cas-là, elles ne connaissent plus ni père, ni mère, ni ami, ni ennemi.
Morès remercie le général de ses conseils et se rend directement à Kenchela, dans l'Aurès, pour préparer son expédition. Il se met en route le 28 décembre. Avec cinq hommes, trois chevaux et trois chameaux. Le soir, il couche à Si Abbib ([^6]).
Le 29, après une route sans histoire, Morès arrive à Bou Dochau. Au-delà : le désert. Le 31, Morès couche à Trodi.
Le 1^er^ décembre 1896, Morès, décidément très impatient de toucher au but, donne le signal du départ à 3 heures du matin. La caravane parcourt ce jour-là près de 80 km !
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Le lendemain, Morès s'arrête à Bir-Tadjer où, comme le nom l'indique (bir), il y a un puits. Le surlendemain, départ à 4 heures du matin et marche forcée jusqu'à 7 heures du soir pour arriver à Bir el-Mahamet.
Le 4 janvier, c'est enfin le Souf. Et des hommes qui vivent et commercent dans cette oasis du bout du monde. Enthousiasmé par le paysage, Morès écrit à son fils, Louis :
« *Les palmiers sont entourés d'une muraille de sable. Quand un Soufi plante un jardin, il tresse une claie de roseaux autour, et creuse un puits* (*car il y a de l'eau partout*)*. Le vent amène le sable contre la claie. Le Soufi en met une autre et le mur monte. Quelquefois les palmiers sont dans un trou de dix à douze mètres de profondeur. En été, quand le vent se lève, le sable passe par-dessus le mur et inonde le jardin. Toute la famille arrive avec des paniers et enlève le sable. S'ils ne vont pas assez vite, le jardin est recouvert. Ce travail est une jolie image de la vie. Il faut toujours lutter pour ne pas être submergé.* »
A Guemar, Morès est l'hôte de Sidi el Aroussi. C'est un vieil homme qui a l'oreille du gouvernement français et qui a une certaine influence sur la confrérie des Tidjania, réputée moins fanatiquement musulmane que d'autres... Quand Morès lui parle des Touaregs, Sidi el Aroussi lui dit simplement, un bon sourire figé sur son visage de noble vieillard :
-- Tu peux compter sur eux comme sur moi...
Rassuré par ces paroles encourageantes, Morès quitte Guemar pour s'installer à El Oued où nous disposons d'un poste militaire relativement important. En dînant avec les officiers, Morès leur rapporte ce que leur a dit Sidi el Aroussi à propos des Touaregs. Les réactions sont immédiates :
-- Méfiez-vous des Touaregs, dit l'un. On ne peut absolument pas se fonder sur leur loyauté.
-- Et pendant que vous y êtes, ajoute un autre, méfiez-vous d'El Aroussi, c'est un vieux fourbe qui est prêt à ne vous raconter que ce que vous avez envie d'entendre...
Morès n'entendra guère ces avertissements. D'abord parce qu'El Aroussi lui a fait bonne impression. Ensuite parce qu'il a déjà, tendance à idéaliser les Touaregs et à se dire que lui, Morès, saura bien les « apprivoiser » et s'imposer à eux.
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Profitant de son repos à El Oued -- il y séjourne du 4 au 9 janvier -- Morès jette sur le papier quelques notes que nous ne saurions relire aujourd'hui sans une certaine émotion :
« J'ai vu, depuis mon arrivée en Afrique, des choses qui m'ont convaincu que le monde musulman, et en particulier le monde arabe, est en gestation d'un mouvement profond que la France dirigera, aidera, utilisera, ou dont elle subira les conséquences désastreuses. Pour le maîtriser, nous devons, sans plus de retard, aller de l'avant. La région du Souf est, pour les Touaregs, la tête de ligne française. Les autres routes rejettent le commerce africain vers Tripoli et sous le canon de Malte. Pour comprendre ce pays, il faut se représenter les tribus de nomades comme des araignées dont les pattes s'enchevêtrent et, pour aller d'un point à un autre, se servir de leur circulation traditionnelle.
« Toute la région souffre de la soif. Depuis deux ans il n'a pas plu. Les Touaregs sont très éprouvés et se rapprochent, dit-on, de nos frontières. Je crois l'heure propice pour traiter avec eux... Je crois l'heure non moins favorable pour occuper Ghadamès. Cette ville est une enclave dans notre territoire et un foyer d'intrigues contre nous. L'acquisition de Ghadamès nous assure celle de Ghât. »
Le 9 janvier, Morès quitte El Oued pour s'installer à Touggourt. Il y séjournera du 14 au 17, puis, après de longues conversations avec des chefs religieux des Tidjania, se dirige vers Ouargla où est installée une mission de Pères Blancs.
Il y est accueilli par un solide bonhomme, le Père Huguenot qui, malgré son nom, est un catholique de choc, patriote et partisan de l'expansion de la France dans cette région du monde. Passionné par les projets de Morès, le Père Huguenot lui tient cependant le même discours que les officiers d'El Oued. Mais, comprenant vite que rien ne fera dévier Morès -- et sans doute pas la perspective de plus grands dangers -- les Pères Blancs lui font rencontrer un Chambaa de grande tente : Ahmed ben Ahmed.
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-- Il te faut un bon guide, dira Ahmed ben Ahmed à Morès. Prends Cheikh ben Cheikh.
-- Morès accepte. Il confiera à Cheikh ben Cheikh la mission d'aller demander aux chefs azdjer de Ghadamès de le recevoir au mois d'octobre de la même année.
Mais c'est déjà le temps du retour. Le 20 janvier, Morès quitte Ouargla et rejoint Biskra par Touggourt et El Oued.
De passage à Constantine, Morès, lourd de ce qu'il a vu dans cette mission exploratoire, rencontre de nouveau le général de La Roque. Ce n'est plus le même homme. « Quelles influences, écrit Droulers, ont joué pour lui faire prendre soudain cette attitude de réserve et de froideur ? Loin d'encourager le hardi pionnier, il s'efforce de lui faire abandonner son idée. Il craint que son initiative ne compromette les relations de la France avec les Touaregs. Il lui dit, qu'en tout état de cause, une année d'études supplémentaire serait indispensable. »
-- Pourrai-je avoir au moins l'aide des officiers du sud ? demande Morès.
La Roque reste évasif :
-- Oh, vous savez, à moins d'être couvert par un ordre du gouverneur de l'Algérie, je ne pourrai absolument m'engager à faciliter votre projet...
Morès a compris. Des ordres sont venus pour lui interdire le passage saharien par la frontière algérienne. « Qu'à cela ne tienne, se dit-il, je passerai par la Tunisie. »
Mais il doit d'abord rentrer en France. A Cannes, où sa femme, Médora, l'attend pour fêter leur dix-septième anniversaire de mariage.
\*\*\*
Un mois. C'est tout le temps qu'il s'accordera et qu'il accordera à sa famille avant de se préparer au départ.
C'est que le temps presse. Les Anglais, chassés de Khartoum par le Mahdi, ont décidé de reprendre le Soudan. Mission est confiée à Lord Kitchener d'en finir définitivement avec les bandes de cet agitateur qui se prétend « l'envoyé de Dieu ». Morès tient le raisonnement suivant :
50:320
-- Je rejoins le Mahdi à Omdurmann, près de Khartoum et je lui propose mon aide pour contrer les Anglais. Sa reconnaissance à mon égard rejaillira fatalement sur la France.
Il ne fait que reprendre là le rêve d'un autre aventurier tricolore, Olivier Pain qui, passant par l'Égypte, avait réussi à échapper aux geôles anglaises et à contacter le Mahdi dont il était devenu un des hommes de confiance. Au point d'inquiéter les autres conseillers du Mahdi. Un jour, sans que l'on sache vraiment comment, Olivier Pain avait purement et simplement disparu d'Omdurmann. Sans laisser de traces...
Fin mars 1896, Morès s'embarque à Marseille. A ses côtés, Médora qui a décidé de l'accompagner jusqu'à Tunis. Ils y débarquent en pleine fête : le Congrès de la Société pour l'avancement des sciences se tient à Carthage et le résident général, René Millet, accueille chaleureusement « monsieur le marquis ».
Profitant de ce grand renfort de peuple, Morès loue la salle du Grand-Théâtre et tient meeting le *29* mars devant 2.000 personnes. Le thème du discours ? Qu'on en juge par ces extraits :
« Le traité de Ghadamès signé par le colonel \[de Polignac\] avec les Touaregs nous assure la protection de ces « capitaines au long cours » du désert. Ils observeront loyalement ce traité si nous leur faisons confiance en leur assurant le transport de nos marchandises et nous aurons vite fait d'en obtenir le libre passage vers le Soudan. Ils sont nos voisins les plus proches. Sans eux nous ne pouvons aborder le lac Tchad autour duquel cent millions d'hommes attendent encore les produits de notre industrie et les bienfaits de notre civilisation. A eux d'abord nous devons expliquer l'avantage d'une alliance franco-islamique et le péril de l'exploitation de l'Afrique par l'Angleterre.
« Une seule coalition est capable en ce moment de venir à bout de la Grande-Bretagne, celle qui écrasera dans l'œuf ses ambitions africaines : la puissance morale de l'Islam appuyée sur la puissance matérielle des nations riveraines de la Méditerranée.
« La Grande-Bretagne le comprend si bien que ses efforts les plus constants en Europe et en Asie visent à déchirer en morceaux l'Empire ottoman, et, en Afrique, à diviser les concurrences européennes qu'elle rencontre sur sa route.
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« Elle a trouvé plus d'un complice parmi les ministres français, de vrais traîtres, comme les Freycinet et les Ribot.
« Pour mettre fin à ces menées, la politique que le peuple de France doit exiger de son gouvernement, après lui avoir imposé l'alliance franco-russe, c'est l'intégrité de l'Empire ottoman, c'est l'alliance de l'Islam et des nations riveraines de la Méditerranée qui ont des intérêts dans l'Afrique centrale.
« Que le sultan de Constantinople et les grands maîtres des confréries religieuses qui commandent au Sahara s'entendent pour ne livrer passage vers le Soudan qu'aux marchandises de leurs nouveaux alliés, l'État libre du Congo, l'Italie, l'Allemagne, ne tarderont pas à se tourner contre l'Angleterre. Si l'Angleterre répond par la guerre, elle sera noyée sous le torrent de l'Islam déchaîné par ses alliés d'Europe. Les Derviches n'ont-ils pas déjà prouvé, à eux seuls, la force irrésistible de leur nombre en massacrant l'armée anglo-égyptienne à Obeid ? (...)
« Les Français, les Musulmans, les Méditerranéens, réunis à Tunis au nombre de deux mille, acclament l'alliance des Français et des Musulmans, ainsi que l'union des riverains de la Méditerranée, pour défendre les principes de l'autonomie et des alliances, et délivrer la terre et l'humanité du joug de la finance dont les Anglais sont, aujourd'hui, à travers le monde, les agents politiques. L'Assemblée envoie aux Musulmans qui combattent sur les bords du Nil sa sympathie et ses vœux. »
Inutile de dire que « l'ordre du jour » de Morès fit du bruit. En France bien sûr. Mais surtout en Angleterre.
Le *Providence Telegram,* quotidien américain, notera (19 juillet 1896)
« Paris fut étonné d'apprendre que Morès avait déclaré la guerre à la Grande-Bretagne. L'idée d'un simple individu jetant le gant à une nation qui représente trois cent millions de sujets semble une drôlerie. Mais l'Angleterre prit la chose au sérieux. Elle connaissait le marquis, sa croyance dans la prédestination, son mépris de la mort. Elle savait les embarras qu'il pouvait lui causer s'il venait à joindre les forces d'Osman Digma à Dongola ou à Wadi-Alfa. »
52:320
Le résident, René Millet, commence à trouver que les plaisanteries de Morès risquent de lui coûter cher. « Il ne manque ni de finesse, ni d'esprit, rappelle Droulers. Il a même des idées politiques qu'il a condensées dans un beau livre, *L'Expansion de la France et de la diplomatie,* publié sous le voile de l'anonymat. Mais son amour du pouvoir et son ambition l'attachent étroitement aux ministres successifs, aux hommes disposant de quelque influence utile à sa fortune. Il est donc versatile et léger, attentif à prévenir les ordres et les désirs de Paris, tout en évitant, si possible, de se faire des ennemis. »
Morès ayant été porté en triomphe par les colons français, les Italiens et les indigènes du Protectorat, Millet juge inutile de s'en faire un ennemi. Il reçoit donc à dîner le marquis et la marquise et leur fait bonne figure. Sincèrement ? Sur ordre ? On ne le saura jamais.
Sentant confusément venir l'heure des plus grands périls et, plus simplement, le jour du départ vers le sud, Morès demande à Médora de regagner la France. Il l'accompagne jusque sur le paquebot, lui souffle simplement à l'oreille : « Travaillez et priez », et part sans se retourner.
(*A suivre.*)
Alain Sanders.
53:320
### Mgr de Ségur
par Jean Crété
DANS SES LIVRES, la comtesse de Ségur fait parfois allusion à un saint prélat aveugle qu'elle ne nomme pas. Ce prélat était son fils, Mgr de Ségur.
Louis-Gaston de Ségur naquit à Paris le 15 avril 1820 ; sa mère avait alors 21 ans. Très pieux, il s'orienta jeune vers le sacerdoce, malgré la vive opposition de sa mère, tempérée par le soutien de sa grand-mère, la comtesse Rostopchine qui lui écrivait, de Russie, des lettres d'encouragement et s'efforçait de raisonner sa fille. On ne fit pas obstacle à son entrée au séminaire et il fut ordonné prêtre en 1844, à l'âge normal.
Il fut tout de suite apprécié pour sa haute vertu. Il fut -- un apôtre de la communion fréquente et s'occupa particulièrement de la jeunesse des écoles et de la jeunesse ouvrière. Il fonda l'œuvre de Saint François de Sales, toujours existante. Tout prédestinait l'abbé de Ségur à devenir évêque. Il avait l'estime de Pie IX et celle de Napoléon III ; car, au XTX^e^ siècle, la famille de Ségur était bonapartiste.
54:320
Mgr Pie était devenu évêque de Poitiers à trente-trois ans, en 1849. L'abbé de Ségur était très lié avec l'illustre évêque qui l'invitait presque chaque année à prêcher la retraite au petit séminaire de Montmorillon. Seul de tous les évêques de France, Mgr Pie donnait la soutane et conférait la tonsure aux élèves de troisième ; il ordonnait portiers les élèves de seconde, lecteurs les élèves de rhétorique et exorcistes les élèves de philosophie.
En 1854, la promotion à l'épiscopat de l'abbé de Ségur était considérée comme imminente, quand, soudain, l'abbé de Ségur devint aveugle. Les médecins ne comprirent rien à cette cécité subite. Il est permis d'y voir une épreuve mystique : pour des raisons qui nous échappent totalement, Dieu, dans sa sagesse, ne voulait pas que ce saint prêtre devienne évêque.
Pie IX, désolé, voulait passer outre et élever malgré tout l'abbé de Ségur à l'épiscopat. Son entourage lui objecta que le sacre épiscopal d'un aveugle était sans précédent dans l'histoire de l'Église. Pie IX se rendit à ces raisons, mais il créa l'abbé de Ségur protonotaire apostolique, avec le privilège exceptionnel de la mitre dorée et de la crosse, alors que normalement les protonotaires apostoliques n'ont droit qu'à la mitre blanche.
Mgr de Ségur supporta avec une héroïque résignation son infirmité et continua son ministère, dans toute la mesure du possible. Le trait dominant de son caractère était une douceur inaltérable, ce qui n'excluait pas la fermeté. Mgr de Ségur était résolument ultramontain, approuvant sans réserve la ligne de conduite de Pie IX. Il se trouvait donc en situation un peu délicate à l'égard des archevêques libéraux et gallicans de Paris, Mgr Affre (1839-1848), puis Mgr Sibour (1848-1857). Avec le cardinal Morlot, archevêque de Paris de 1857 à 1862, il eut d'excellentes relations. Évêque d'Orléans en 1839, archevêque de Tours en 1842, Mgr Morlot avait affermi ses positions grâce à l'influence de Mgr Pie, évêque de Poitiers en 1849. Cardinal en 1853, Mgr Morlot retrouvait à Paris en Mgr de Ségur un ami et un émule de Mgr Pie. Mais le cardinal Morlot mourut, regretté de tous, le 29 décembre 1862.
55:320
Son successeur, Mgr Darboy, nommé en 1863, afficha des idées très libérales. En 1864, Pie IX publiait l'encyclique *Quanta Cura* et le *Syllabus.* Entièrement d'accord avec ce grand acte de Pie IX, Mgr de Ségur fut extrêmement choqué par l'hostilité ouvertement affichée de Mgr Darboy à l'égard de ces actes pontificaux. Il jugea de son devoir de dénoncer cette attitude de Mgr Darboy à Pie IX. Mgr Darboy fut informé de cette dénonciation et il frappa Mgr de Ségur de suspense. Mgr de Ségur se soumit héroïquement à cette censure odieuse ; il ne voulut pas même faire appel à Pie IX. Mais celui-ci, rapidement informé, annula la suspense. Mgr de Ségur reprit donc ses fonctions ecclésiastiques, en évitant toutefois d'arborer ses insignes pontificaux à Paris, pour ne pas paraître provoquer l'archevêque. Avec Mgr Guibert, archevêque de Paris en 1871, Mgr de Ségur put rétablir des relations normales.
Mgr de Ségur eut une bonne influence sur ses neveux ; l'un d'eux, Jacques de Pitray, devait le suivre dans la voie du sacerdoce. Le premier livre de la comtesse de Ségur, que j'eus sous la main vers l'âge de six ou sept ans, fut *Les vacances.* Il me plut extrêmement, et je le lus et relus au point de le savoir par cœur. Mes parents m'avaient dit que le petit Jacques était devenu prêtre et qu'il vivait encore. J'avais dix ans lorsqu'il mourut en 1932 et mes parents me firent lire les quelques lignes que le journal lui consacrait. Jacques de Pitray fut ordonné prêtre après la mort de sa grand-mère, mais du vivant de son oncle, dont il continua l'œuvre. Mgr de Ségur mourut le 9 juin 1881. Il est inhumé au cimetière de Plumeret, près de Sainte-Anne d'Auray. Des instances ont été faites par l'œuvre de Saint-François de Sales en vue d'obtenir sa béatification.
Jean Crété.
56:320
### La sainte Église catholique
par le P. Emmanuel
*Onzième article, janvier 1884*
#### L'intercession des Saints et de Marie
La distribution occulte des grâces.
« NOUS COMPRENONS DIFFICILEMENT, dit la Sagesse, les choses qui sont sur la terre, et nous trouvons avec peine celles qui sont à la portée de nos yeux ; quant à celles qui sont au ciel, qui donc les pénétrera ? » (Sap., IX, 16.)
57:320
L'homme peut bien, par exemple, étudier le cours d'un fleuve, quoique au prix de mille difficultés. Mais il ne peut suivre la trace du vent, peser l'eau des nuages, se rendre un compte rigoureux des phénomènes célestes ; et sa science là-dessus se réduit à un échafaudage d'hypothèses.
Il en est ainsi à plus forte raison pour le monde spirituel. Certains phénomènes se passent sous nos yeux, et prennent une forme sensible, comme la distribution des grâces par les sacrements, mais d'autres phénomènes se produisent d'une manière très cachée et très mystérieuse, comme cette pluie de grâces qui tombe secrètement dans les âmes, et qui est due à l'intercession des saints. Nous savons que les saints prient, nous savons que leurs prières attirent sur l'Église la rosée du ciel ; mais nous ne pouvons suivre le vol de ces prières, ni calculer la quantité de grâces qui en résultent, ni supputer les fruits qu'elles produisent.
Toutefois notre ignorance est éclairée par le Saint-Esprit ; et le peu que nous savons sur les mystères du monde invisible est de nature à nous causer une grande joie. Ne craignons donc pas d'aborder ce que saint Augustin appelle un grand secret, *magnum sacramentum,* ce qu'il nomme la dispensation occulte de la miséricorde divine, *occulta dispensatio misericordiae Dei.* (*De Bapt. contra Don.*)
Pouvoir des âmes saintes.
« Celui qui peut comprendre, dit saint Augustin, comment Dieu, auteur de toutes créatures, les gouverne toutes par l'entremise des âmes saintes, dont il fait ses ministres au ciel et sur la terre (car c'est lui qui les fait ce qu'elles sont, et dans la création elles tiennent le premier rang) ; celui qui peut le comprendre, qu'il le comprenne, et qu'il entre ainsi dans la joie de son Seigneur. » (*De Agone christi.*)
Par ces magnifiques paroles, le grand Docteur nous ouvre la porte, et nous introduit lui-même dans la joie du Seigneur entrons, admirons, adorons.
58:320
Nous constatons en premier lieu que les âmes saintes sont proches de Dieu : *Incorruptio facit esse proximum Deo* (Sap., VI, 20). Étant proches de Dieu, il est clair qu'elles tiennent le premier rang dans la création : *In ejus creatura primatum tenent.*
Or, c'est un principe formulé par saint Denis, que Dieu ramène à lui-même les créatures qui sont éloignées de lui par celles qui sont proches de lui : *Reducuntur infima per media ad summum.* Conséquemment les âmes saintes sont au ciel et sur la terre les ministres de ses adorables et bienfaisantes volontés : *Ministeria ejus sunt in coelis et in terris.* Proches de Dieu par leur pureté, pénétrées de ses lumières en raison de cette pureté même, elles servent à répandre partout les influences divines.
En vérité, la puissance dont elles sont revêtues a de quoi nous étonner.
Il y a donc dans l'Église une hiérarchie visible ; mais cette hiérarchie est dans la dépendance de la mystérieuse hiérarchie des âmes saintes. Les évêques, les prêtres, prêchent, baptisent ; ce sont elles qui, par leurs prières, rendent la prédication féconde, et assurent les effets des sacrements. Leur langue est la clef du ciel ; et le salut des âmes dépend d'elles avant tout.
Elles sont parfaitement soumises à Dieu ; et, pour ce motif, Dieu leur soumet tout, même les mauvais anges. Car Dieu, dit saint Augustin, gouverne, par la créature intelligente qui est demeurée dans la rectitude, celle qui s'est pervertie.
Elles sont cachées, si bien cachées dans leur humilité profonde, qu'elles s'ignorent elles-mêmes ; et ce sont elles qui soutiennent tout dans l'Église, comme le cœur qu'on ne voit pas et qu'on sent à peine battre soutient tout l'homme.
Elles forment la plus pure et la plus spirituelle portion de l'âme de l'Église. A côté d'elles il y a des âmes encore charnelles, qu'elles portent et qu'elles maintiennent dans la sphère de la grâce, sous l'action du Saint-Esprit.
Elles savent si bien faire fructifier le trésor des Indulgences, qu'elles procurent aux âmes du purgatoire un inestimable soulagement.
59:320
Il y a entre elles et les saints du Paradis des affinités merveilleuses ; et on peut dire qu'en général ils ne nous viennent en aide que par leur entremise. Vivant dans un corps mortel, et ayant leurs affections là-haut, elles sont un trait d'union entre la terre et le ciel, comme ces fils qui relient deux continents séparés par des abîmes.
On peut se demander lesquels sont plus profitables à l'Église des saints du ciel, ou des saints de la terre : les premiers, sans doute, sont plus puissants ; mais ce sont les derniers qui les provoquent à agir, et qui sont leurs représentants ici-bas jusqu'à ce qu'ils les rejoignent là-haut.
Nous en avons assez dit pour faire comprendre comment le bon état de l'Église dépend du nombre des âmes saintes qu'elle porte dans son sein, et de leur degré de sainteté. Voilà pourquoi il faut crier à Dieu : Mon Dieu, donnez-nous des saints !
Qu'on nous permette de citer un trait que nous lisions naguère dans la vie d'une sainte religieuse, morte il y a plus de quarante ans. Elle agonisait. La duchesse de..., se penchant vers elle, lui demanda : « Ma mère, qu'en pensez-vous ? reverrons-nous Henri V ? » La mourante, déjà couverte d'une sueur froide, et ne voyant les choses d'ici-bas que dans la lumière de l'éternité, répondit : « Ah ! Dieu est bien plus occupé à faire des saints qu'à faire des rois ! » Ce furent ses dernières paroles. Elle mourut peu après.
Oui, Dieu est bien plus occupé à faire des saints qu'à faire des rois ! Les bons rois eux-mêmes sont une grâce précieuse qu'il accorde aux prières des saints. Et d'ailleurs les saints ne sont-ils pas des rois, que Dieu revêt d'une puissance d'autant plus grande qu'elle est invisible ? Comment ne pas appeler rois ceux à qui tout est soumis, parce qu'eux-mêmes sont soumis à Dieu ?
Pouvoir de Marie.
Toute la puissance que Dieu dépose dans les âmes saintes est un écoulement de celle qu'il a déposée en Marie, mère de son Fils Jésus.
60:320
Marie, comme disent les Grecs, est la *toute sainte :* par excellence, elle est pure ; par excellence, elle est proche de Dieu ; par excellence, elle est la dispensatrice de la miséricorde divine, et la distributrice des grâces. Dans sa toute-puissante intercession est contenu le salut du monde.
En donnant tout à Marie, nous n'ôtons rien à Jésus. Car Jésus lui-même, de qui nous tenons tout, veut que nous ayons tout par Marie. *Totum nos voluit habere per Mariam* (S. Bernard).
Les magnifiques privilèges de Marie ont été proclamés, chantés par tous les théologiens : mais la grande voix de l'Église, dans la liturgie, domine toutes leurs voix. Que pouvait dire de plus hardi l'Église en l'honneur de Marie, que de lui appliquer les paroles qui, dans leur acception première, sont relatives à la Sagesse éternelle ?
La Sagesse éternelle, c'est Jésus-Christ Verbe éternel, fait chair pour notre salut. Tout ce qui est au Fils est à la Mère. Ainsi pense l'Église.
Elle nous montre Marie, sous les traits de la Sagesse, présidant à la formation d'un monde qui est l'Église elle-même : elle s'y joue, elle y dispose toutes choses ; celui qui la trouve, trouve la vie, et puise le salut du Seigneur (*Prov., Épître de la Nativité*)*.*
Ailleurs Marie nous est représentée comme régnant en souveraine dans le peuple des saints. Dieu lui dit : « Habite en Jacob, fais ta demeure en Israël, plonge tes racines dans mes élus. » Et Marie habite dans la plénitude des saints (*Eccles., Épître de l'Assomption*)*.*
Ailleurs encore elle est proclamée la mère du chaste amour, de la crainte, de la science, de la sainte espérance. En elle est toute grâce qui guide et qui éclaire ; en elle toute espérance de vie et de vertu (*Eccles., Épître du S. Nom de Marie*)*.*
Il ressort évidemment de ces textes que Marie exerce une influence universelle de grâce sur le peuple des saints ; et que Dieu distribue par ses mains les richesses de sa miséricorde.
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Elle résume et concentre en elle toute cette puissance d'intercession qui est répandue dans l'âme de l'Église ; elle est l'organe premier et nécessaire de toute cette médiation suppliante que les saints exercent en faveur des pécheurs. Et non seulement elle intercède comme suppliante, mais elle agit comme avocate ; non seulement elle agit comme avocate, mais elle intervient comme mère.
Nous verrons, dans un prochain article, les rapports de Marie avec l'Église ; et nous constaterons que l'Église tout entière est une reproduction de la créature uniquement belle, uniquement agréable à Dieu, qui a donné le jour à son Fils Jésus.
(*A suivre*.)
Père Emmanuel.
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### Lettre aux jeunes mamans de l'an qui vient
par Dom Gérard m.b.
*La première version de cette lettre a paru dans notre numéro de janvier 1982. Voici la* *seconde version, qui est la version définitive.*
VOUS VOUS ÊTES MARIÉES l'an dernier (et il vous semble que c'est déjà très loin) avec un sentiment de joie impatiente, paré de tout le prestige que le rêve accorde aux désirs inassouvis.
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Puis l'automne est venu ; l'arbre s'est chargé de fruits et vous êtes devenues soudain plus graves. Vous voilà rendues plus graves encore à l'idée de ce doux fardeau que le ciel vous confie au seuil de l'année nouvelle, et combien soucieuses du sort que lui réserve un monde de plus en plus hostile. « Que sera cet enfant ? » demandaient ceux qui furent témoins de la naissance du Baptiste ; et, conclut l'Évangile, « la main du Seigneur était avec lui ». La simplicité profonde du texte sacré recèle une loi que nous rencontrons souvent : la mission d'un prophète commence dès le sein maternel. Ainsi en fut-il de Samson, de Samuel, de Jérémie, de saint Jean-Baptiste, et de Jésus lui-même. Ainsi de vos propres enfants. Leur histoire la plus secrète, celle peut-être où vous avez le plus d'influence sur eux, plonge ses racines au plus intime de votre âme. Telle est la grandeur de notre destinée, que chaque petit homme venant en ce monde commence sa vie, recueilli dans une cellule, dans un cloître, dans un sanctuaire. Savez-vous alors, que vous portez et modelez en vous-même ce que les mondes coalisés ne peuvent produire : une liberté, une empreinte divine, un réflecteur éternel de la gloire de Dieu. Est-ce assez grand ? Mais votre visage s'est embué de tristesse ; vous vous dites peut-être : « A quoi bon ? Est-il opportun de mettre au monde un enfant, sous le ciel gris d'un monde décivilisé ? » A quoi je m'empresse de répondre que vous enfantez essentiellement pour accroître le nombre des élus, et que l'enfantement d'un petit être, fût-il disgracié par la nature, reste une œuvre bonne, *parce que la surnature est un bien infiniment plus élevé que tous les biens de la création.*
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Ce petit être mérite donc qu'on lui consente les plus grands sacrifices : ce qui signifie pour certaines d'entre vous, l'entrée dans la voie austère de la Sainte-Espérance.
Mais permettez-moi de vous parler ici du mystère de votre maternité en lui-même ; non pas seulement en fonction de son terme et de sa finalité dernière, mais en fonction de son exercice propre, de cette mission de porteuses d'homme qui vous est échue, et de ce que cela représente de grâce, de richesse spirituelle et de grandeur morale. Permettez-moi de vous rappeler l'estime que vous devez avoir pour cette fonction auguste, à laquelle saint Paul attache une valeur rédemptrice, et qui approche, à mon sens, de la grandeur de l'état religieux.
Je vois poindre une objection que vous m'aviez maintes fois formulée :
« Cette grandeur ne nous échappe pas, elle nous accable plutôt ! Comment serions-nous à la hauteur de notre mission, nous qui ne pouvons même plus prier comme jadis, étourdies par le bruit, les tracas de notre petit monde, la maison à tenir, les courses à faire ! Il faut savoir notre désarroi quand le soir tombe et que nous nous couchons harassées, vides et honteuses de nous-mêmes !
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« Alors il nous arrive d'envier les âmes consacrées qui se donnent tout à Dieu. Pouvons-nous seulement être certaines de faire maintenant la volonté de Celui qui, un jour, au cours d'une retraite, nous fit savoir qu'Il nous aimait et qu'Il nous voulait ses intimes ? »
Je vous réponds tout de suite, chères jeunes mamans qui me lisez, et vous autres plus âgées, qui œuvrez patiemment depuis de longues années, je vous réponds que nous le savons, que Dieu le sait. Vous êtes parfois tentées par le découragement, par la crainte de ne plus savoir prier, par l'angoisse à la pensée que ceux que vous avez portés et allaités sont déjà, plus ou moins, la proie du paganisme et de la perversion du monde qui vous entoure. Et le doute s'insinue dans votre âme : la pensée d'un échec, d'une mission mal remplie. C'est alors que vous pensez avec nostalgie à la *virginité consacrée* et aux trois vœux constitutifs de l'état religieux. Remplacez donc *nostalgie* par *estime,* et vous serez dans le vrai. Estimez cet état supérieur qui consiste, pour parler comme saint Basile, à *ne point laisser des enfants sur la terre mais à en faire monter au ciel,* état sublime, il est vrai, où d'autres se sont engagées pour vous permettre de faire correctement sur terre votre devoir de mère chrétienne.
S'il vous plaît, ne considérez pas les trois vœux de religion comme sans rapport avec ce que vous vivez. Ces moyens ont été institués pour dégager les âmes et les attacher irrévocablement à Dieu ; transposez-les dans votre vie personnelle, adoptez-en l'esprit. Voyez dans les trois vœux de Religion des analogues de ce que vous vivez : Pauvreté, Chasteté et Obéissance !
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Est-ce que ces trois liens sacrés ne vous ont pas attachées vous aussi à Dieu, selon un mode très profond et très particulier ? Voyez comment s'atténuent au cœur d'une mère, l'appât du gain et le goût avaricieux des richesses. Cette course à l'argent n'a-t-elle pas fait place à la hantise de répandre sur de jeunes têtes ce qu'on ne désire plus pour soi ? Mères généreuses, oublieuses de vous-mêmes, qui pensez à vêtir et à distribuer ; femmes toujours debout quand le mari et les enfants sont assis, où est donc votre avarice ? Vos enfants ne sont-ils pas votre seule richesse ? Et que dire de leur âme que vous apercevez parfois d'un regard furtif, au détour d'une allée, avec une puissance d'intuition dont vos amis les prêtres sont parfois émerveillés !
Puis voyez quel apaisement des passions charnelles vous offrent ces maternités successives, et combien le désir de plaire, de se faire centre, et d'attirer sur vous seules la faveur des hommes, ont fait place à d'autres caresses, celles que vos enfants réclament, et dont le souvenir les suivra toute leur vie. Caresses chastes et discrètes où passe toute la tendresse de Dieu. Quant à l'obéissance, avouez que vous ne le cédez en rien à la plus observante des sœurs de Charité. Qui ne voit dans quelle implacable sujétion vous fixe le soin des enfants : la journée réglée de cette petite troupe en marche, avec son horaire strict des repas, des classes et des jeux, ne vous laisse pas une minute. Quelle meilleure garantie de faire la volonté de Dieu et non la vôtre ?
\*\*\*
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Une autre source d'inquiétude : la prière. « Je ne peux pas prier », dites-vous presque toutes, avec un ensemble touchant. Évitez cette plainte désespérée, car vous le savez, c'est à la prière que toute la vie est suspendue : la vérité de vos gestes et de vos pensées, la qualité de vos sentiments, dépendent de ce mystérieux regard de l'âme vers Dieu : *dites-moi comment vous priez, je vous dirai qui vous êtes.*
De graves personnes vous ont dit qu'il fallait prier pendant vingt minutes par jour. Facile à dire, Messieurs ! Ce minutage me paraît pécher à la fois par excès et par défaut, car Notre-Seigneur dit qu'il faut prier *sans cesse. --* Ah ! voilà bien le comble ! direz-vous. Il nous est impossible de faire vingt minutes d'oraison par jour, et pour parer à cette impossibilité on nous dit qu'il faut que nous priions sans cesse ! Sommes-nous donc des carmélites pour faire ainsi descendre le ciel sur la terre ?
En réponse à cette épreuve de la prière impossible, il n'est que de retourner à une prière possible, qui est la seule vraie : une prière intérieure, si profonde, si intime, que rien ne saura l'empêcher de sourdre au fond de l'âme. A la limite, la souffrance de ne pas pouvoir prier a déjà valeur de prière ; c'est ce gémissement inénarrable du Saint-Esprit, dont parle saint Paul. Il n'est pas nécessaire que cette plainte douce et amoureuse soit toujours formulée. Il suffit qu'elle vous suive tout le long du jour et qu'elle jaillisse parfois comme un appel spontané.
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En bref, tenir pour certain que la meilleure prière est celle où nous avons le moins de part, cette prière « brève et pure » faite d'élans furtifs, d'invocations et d'oraisons jaculatoires qui, d'heure en heure, donne à vos journées un parfum de ciel. Par-dessus toutes les formes de prières, si nobles soient-elles, il faut donc considérer comme essentielle et toujours possible *l'union à Dieu intérieure* (sans parole) douce, paisible, affectueuse, filiale, qui est la respiration de l'âme.
Bien souvent c'est en enseignant que vous vous instruirez vous-mêmes. Ainsi ferez-vous votre miel des conseils que Fénelon donnait dans sa « *Lettre à une mère soucieuse d'enseigner à l'une de ses filles comment on doit faire oraison* » :
« *Tâchez, lui écrit-il, de faire goûter Dieu à votre enfant. Faites-lui entendre qu'il s'agit de rentrer souvent au-dedans de soi, pour y trouver Dieu, parce que son règne est au-dedans de nous. Il s'agit de parler simplement à Dieu à toute heure, pour lui avouer nos fautes, pour lui représenter nos besoins, et pour prendre avec lui les mesures nécessaires, par rapport à la correction de nos défauts. Il s'agit d'écouter Dieu dans le silence intérieur. Il s'agit de prendre l'heureuse habitude d'agir en sa présence, et de faire gaiement toutes choses, grandes ou petites, pour son amour. Il s'agit de renouveler cette présence toutes les fois qu'on s'aperçoit de l'avoir perdue. Il s'agit de laisser tomber les pensées qui nous distraient, dès qu'on les remarque, sans se distraire à force de combattre les distractions, et sans s'inquiéter de leur fréquent retour.*
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*Il faut avoir patience avec soi-même, et ne se rebuter jamais, quelque légèreté d'esprit qu'on éprouve en soi. Les distractions involontaires n'éloignent pas de Dieu ; rien ne lui est si agréable que cette humble patience d'une âme, toujours prête à recommencer pour revenir vers lui.* »
Si la grâce vous inspire de vous attarder dans une oraison plus longue, pourquoi alors ne pas vous ménager cette oasis une fois par jour ? En ce cas, ne craignez ni le vide ni l'aridité. Faites un acte de foi en la présence de Dieu, situez-vous inlassablement dans l'axe autour duquel votre vie trouvera équilibre et stabilité. Cet axe puissant et fixe auquel il faut toujours revenir, c'est le dogme primordial de la Paternité divine. C'est de là qu'il faut tirer le mouvement d'abandon et de confiance filiale qui vous rendra calmes et fortes dans les jours sombres. Que rien ne vous arrête alors en cette sainte résolution, surtout pas l'épreuve de la nuit spirituelle, qui est le statut même de la foi ne faut-il pas que la nuit tombe pour qu'on aperçoive les étoiles ?
« Tenez-vous devant Dieu, disait à sainte Marguerite-Marie sa maîtresse des novices, comme une toile d'attente devant le peintre qui y jettera les plus vives couleurs. » Et Bossuet : « Quand Dieu efface c'est qu'il va écrire. »
\*\*\*
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Enfin il faut redonner ses droits à la prière en famille, où les enfants prient *avec* leurs parents. Laissez si possible le père entonner les premiers mots, afin de lui laisser sa place de chef de la prière : à vous de créer le climat qui la rendra possible. Vous verrez alors avec quelle aisance les enfants se meuvent au plan des réalités surnaturelles, et cela vous récompensera de bien des sacrifices.
C'est dans ce *goutte à goutte* de la prière quotidienne que se revitalise la famille chrétienne, qu'elle puise force et cohésion, qu'elle s'immunise contre les poisons du monde. Grâce à cette référence solennelle de chaque soir, s'il arrive, plus tard, que vos enfants tombent dans le péché, du moins auront-ils cette supériorité sur les chrétiens du siècle : ils sauront qu'ils pèchent.
Vous avez porté vos enfants, vous les avez mis au monde. Mais rien n'est acquis de ce trésor de vie : toute mère de famille, jusqu'à son dernier souffle, est une femme en travail, qui enfante pour le Royaume. Ne rejetez pas vos souffrances, vos angoisses, comme des scories étrangères. Elles sont rigoureusement consubstantielles à votre maternité.
Pour finir, considérez la Très Sainte Vierge comme votre grande amie, elle, le modèle par excellence de toutes les mères chrétiennes : puisez à pleine main dans les mystères de sa vie à Nazareth les grâces nécessaires à l'accomplissement journalier de votre devoir d'état, au sein d'une existence laborieuse, enjouée et vigilante, où vous maintiendrez en paix votre petit royaume.
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Vous remplissez alors, à l'exemple de Marie, votre mission d'éducatrice, faite d'exigence et de ferme bonté ; vous souvenant que « les familles sont des dynasties de vertus, et que tout descend lorsque ce sceptre leur échappe » (Blanc de Saint-Bonnet).
A la question : « Qu'est-ce qu'une mère chrétienne », Mgr d'Hulst, un grand prélat de la fin du siècle dernier, répondait :
« *C'est celle qui fait de la maternité un sacerdoce, qui verse la foi avec son lait dans les veines de son enfant. C'est celle qui apprend aux petites mains à se joindre pour la prière, aux petites lèvres à bégayer les noms bénis de Jésus et de Marie. C'est la mère qui sait caresser et punir, se dévouer et résister. Plus tard, c'est la femme joyeusement sacrifiée qui abdique, au profit d'une sujétion austère, les satisfactions de la vanité ou du plaisir, qui préfère, à la capricieuse liberté du monde, la volontaire servitude du foyer. Cette mère-là sera qualifiée pour enseigner un jour à sa fille la modestie et le dévouement, pour inculquer à son fils, l'amour des vertus viriles et la noble passion du devoir.* »
Aux heures douloureuses, vous passerez ainsi de Nazareth au Calvaire, vous tenant debout avec -- Marie, bien droite au pied de la croix, accomplissant dans votre chair ce qui manque à la Passion du Christ pour le salut de l'âme de vos enfants.
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Puis levez les yeux et regardez Marie dans la gloire de son Assomption et de son Couronnement : voyez comment Dieu a récompensé sa Mère ; voyez ce qu'a fait la piété du Fils, et tâchez d'y apercevoir un reflet de la couronne qui vous est promise.
Fr. Gérard, m.b.
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## TEXTE
### Les Oblats de saint Benoît
par Dom Besse
Dom Jean-Martial Besse, moine bénédictin (1861-1920), a publié de nombreux ouvrages ayant trait les uns à la vie monastique, les autres au nécessaire militantisme catholique dans la cité politique.
Son opuscule sur les Oblats de saint Benoît fut écrit en 1918.
LES ORDRES RELIGIEUX voient se grouper, autour de leurs communautés, des prêtres et des fidèles qui s'inspirent de leur doctrine spirituelle et de leur règle pour mener, dans le monde, une vie sérieusement chrétienne.
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Ceux qui demandent ce service aux monastères bénédictins ont reçu, depuis longtemps, le titre d'OBLATS DE SAINT BENOÎT. Ils sont admis, après un an de noviciat, à faire une oblation ou offrande de leur personne au monastère, entre les mains du Père Abbé ou d'un Religieux délégué à cet effet. Cette délégation peut, en cas de besoin, être donnée à un prêtre séculier. Le monastère accorde à ses Oblats l'affiliation spirituelle, qui est une participation aux prières et bonnes œuvres de ses membres. Leur noviciat commence par la prise d'habit ou vêture ; ils reçoivent alors un SCAPULAIRE NOIR, INSIGNE DE LA FAMILLE BÉNÉDICTINE.
Le monastère bénédictin conduit les moines, qui constituent sa famille intérieure, à la recherche de la perfection chrétienne, par la pratique des vœux de religion, conformément à la Sainte Règle et aux constitutions particulières de chaque Congrégation.
Les Oblats, qui lui tiennent lieu de famille extérieure, imitent la vie des moines, dans la mesure où leur condition le permet, en conformant leur vie aux maximes fondamentales de la Règle de saint Benoît et en observant certaines pratiques du cloître compatibles avec l'existence qu'il leur faut mener. Ils ont moins à suivre les observances de la règle bénédictine qu'à s'en approprier l'esprit. Cependant, ils ne perdent pas de vue l'existence des serviteurs de Dieu dans leur cloître.
Pour obtenir du Seigneur la grâce de l'imiter, même de loin, ils récitent cette oraison :
EXCITA, DOMINE, IN ECCLESIA TUA SPIRITUM CUI BEATUS PATER BENEDICTUS ABBAS SERVIVIT, UT EODEM NOS REPLETI, STUDEAMUS AMARE QUOD AMAVIT ET OPERE EXERCERE QUOD DOCUIT. PER CHRISTUM DOMINUM NOSTRUM. AMEN.
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EXCITEZ, SEIGNEUR, DANS VOTRE ÉGLISE, L'ESPRIT QUI ANIMAIT LE BIENHEUREUX PÈRE BENOÎT, AFIN QUE, EN ÉTANT REMPLIS NOUS-MÊMES, NOUS NOUS APPLIQUIONS A AIMER CE QU'IL AIMA ET A RÉALISER DANS NOS ŒUVRES SA DOCTRINE, PAR LE CHRIST NOTRE SEIGNEUR.
***La conversion des mœurs***
En se donnant à Dieu, à la bienheureuse Vierge Marie et au saint Père Benoît, l'Oblat promet la conversion de ses mœurs selon l'esprit de saint Benoît et les statuts de l'oblature. Saint Benoît renferme, dans cette conversion des mœurs, CONVERSIO MORUM, tout l'ensemble des obligations qu'impose la profession monastique. Les termes, du reste, conversion des mœurs et profession monastique, étaient, de son temps, synonymes.
Il s'agit d'une conversion du mal au bien et du moins bien au mieux, qui se continue durant la vie entière. La Sainte Règle, les constitutions du monastère et l'autorité de l'Abbé en organisent la pratique pour le moine et la moniale.
Cette conversion équivaut à la recherche de la perfection chrétienne ; elle est donc à la portée des Oblats et des Oblates vivant dans le monde. Ils l'exercent par la pratique des vertus chrétiennes et l'accomplissent de leurs devoirs d'état avec tout le soin dont ils sont capables. Le travail de la conversion des mœurs s'effectue d'abord au fond du cœur. Quand l'âme a sur ce sujet, des convictions et des résolutions fortement assises, il lui est facile de les exprimer par ses actes.
Pour en obtenir la grâce, il est bon de réciter fréquemment le verset de l'oblation :
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SUSCIPE ME, DOMINE, SECUNDUM ELOQUIUM TUUM ET VIVAM, ET NON CONFUNDAS ME AB EXPECTATIONE MEA.
ACCEPTEZ-MOI, SEIGNEUR, SELON VOTRE PAROLE ET J'AURAI LA VIE : FAITES QUE MON ESPOIR NE SOIT PAS DÉÇU.
***L'esprit bénédictin***
L'esprit bénédictin, qui doit informer la vie des Oblats, se manifeste et est entretenu par les caractères distinctifs de l'Ordre de saint Benoît. Voici les principaux : la séparation du monde, l'intelligence et l'amour de la liturgie, l'obéissance, la mortification, le travail, la vie en famille, le dévouement au prochain et la fidélité aux traditions.
C'est à ces signes qu'un monastère bénédictin se reconnaît entre mille ; ils permettent également de discerner une vocation bénédictine.
Les exercices du noviciat et les études qui se font par la suite ont pour but d'en cultiver le goût chez les nouveaux venus et de leur en donner l'intelligence et l'amour. Les observances monastiques ne font que les mettre en œuvre.
Les mêmes signes servent à reconnaître, chez un fidèle, les aptitudes requises pour devenir Oblat. On ne peut l'admettre à la première vêture, et encore moins à la profession, si rien, dans son langage ou dans ses œuvres, ne les révèle. Mieux vaudrait pour un monastère n'avoir aucun Oblat que les recruter en dehors de ces conditions.
La méditation personnelle et la lecture d'ouvrages propres à leur en inculquer le sens et la portée développent dans l'esprit des Oblats ces caractères ; la direction qui leur est donnée les stimule et les guide ; leur sanctification personnelle est à ce prix.
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Les Oblats ne pourraient, en dehors de là, exercer sur leur entourage une influence salutaire. Or, cette influence doit être exercée : elle est le rayonnement indispensable de la vie du monastère sur les sociétés qui l'entourent.
***Séparation du monde***
La séparation du monde s'effectue, pour le religieux, au moyen de son habit monastique, de la clôture et du genre de vie qu'il mène. Tout cela en fait un homme à part.
L'Oblat ne peut pousser les choses aussi loin. Cependant, les vertus auxquelles ces pratiques se trouvent liées n'ont rien qui répugne à une existence sérieuse ; elles sont de tous les temps ; le nôtre a un besoin urgent de se les voir rappeler.
Les Oblats n'ont du costume monastique qu'un petit scapulaire noir, qu'ils portent sous leurs vêtements ordinaires ; c'est le signe du lien qui les unit à l'Ordre. Ils le reçoivent officiellement, lorsqu'ils commencent leur noviciat, et le renouvellent eux-mêmes toutes les fois qu'ils le trouvent hors d'usage. Cette partie minuscule du vestiaire religieux les engage à fuir toute recherche inconvenante dans l'étoffe, la forme et la couleur de leurs habits et tout luxe déplacé dans leur habitation et son mobilier. Sans tomber dans une négligence qui serait un désordre, qu'ils ne s'écartent jamais de la gravité digne et de bon goût dont un chrétien ne devrait pas se départir.
La Croix dite de saint Benoît, plus connue sous le nom de médaille de saint Benoît, doit être portée et mise en évidence ; les Oblats gagnent ainsi des indulgences nombreuses et ils s'assurent la protection de ce signe auguste contre les embûches de Satan et les accidents de la vie.
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\[Voir 320-79.jpg\]
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Les lettres qui y sont inscrites sont les initiales des mots dont est composée une pieuse invocation à la Croix. Ils apprendront cette prière par cœur : elle leur servira d'oraison jaculatoire.
Les Oblats se feront de la distribution de cette médaille un devoir de piété filiale.
Ils remplacent la clôture monastique par la dignité et la gravité du caractère et de la tenue, par l'amour de leur intérieur, l'horreur du vagabondage et des courses inutiles, la fuite des relations oiseuses et des spectacles vains ou légers. La curiosité intellectuelle ou artistique ne leur servira pas de prétexte pour s'écarter de cette ligne de conduite, hors de laquelle il ne peut y avoir ni recueillement possible ni emploi salutaire de leurs journées.
***La liturgie***
La célébration du culte divin ou le service liturgique occupe dans l'organisation du monastère et la journée du moine une place considérable. Saint Benoît demande que RIEN NE LUI SOIT PRÉFÉRÉ. Il nomme la liturgie l'ŒUVRE DE DIEU. Autant vaut dire l'office divin.
Les monastères ne peuvent exercer une fonction qui importe plus à la gloire de Dieu, au service des sociétés et au bien des individus. Elle est comme leur raison d'être ou leur but spécial par le fait de leur fidélité à cette tradition et de la négligence dont elle est devenue trop souvent l'objet ailleurs.
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Les Bénédictins, en France surtout, ont, de tout temps, donné à la louange divine le plus grand éclat. Ils rivalisent en cela avec les chanoines des cathédrales et des collégiales. Les belles et vénérables églises dont ils ont couvert le sol de notre pays le proclament assez haut ; sous leurs voûtes, tous les arts concouraient au service divin.
L'honneur de Dieu demandait qu'il en fût ainsi ; c'était, en outre, le meilleur moyen de publier solennellement ses droits sur les hommes et les peuples.
Le culte divin comprend le chant journalier de la messe et la psalmodie en commun, aux heures canoniales. Les moines réalisent de cette manière une parole du psaume : « Je bénirai Dieu en tout temps. BENEDICAM DOMINUM IN OMNI TEMPORE, SEMPER LAUS EJUS IN ORE MEO. »
La messe, chantée à neuf heures, est le foyer de cette liturgie ; elle est encadrée de deux petites heures : tierce, qui rappelle la descente du Saint-Esprit, et sexte, qui est la prière du milieu du jour ; moment où le Sauveur fit son ascension.
Dans l'après-midi, none évoque le souvenir de son crucifiement et de sa mort. Vêpres est la prière du soir VESPERTINA ORATIO, présentée à Dieu avec le MAGNIFICAT et, les dimanches et fêtes, l'oblation de l'encens. Complies est la prière par laquelle le travail se consomme et le sommeil est offert à Dieu. Les matines sont la prière nocturne ; elle se prolonge à la faveur du silence et des ténèbres. Les laudes sont la louange du matin, LAUDES MATUTINAE, qui s'achève par le chant du BENEDICTUS. Prime est l'offrande au Seigneur des occupations de la journée.
En s'acquittant de cette tâche, le moine songe à la multitude des hommes qui négligent ou qui refusent de prier ; il supplée à leur oubli ou à leur mauvaise volonté. La liturgie n'est pas seulement une prière vocale ; elle est la prière vocale et mentale la plus parfaite. Ses formules sont presque toutes tirées des saints Livres. L'Église, qui a composé les autres et en a organisé l'ensemble, l'a fait avec l'assistance de l'Esprit Saint.
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Pendant que le chrétien prononce ou entend les paroles de Dieu et de l'Église, son âme, pénétrée des idées et des sentiments qu'elles contiennent, les présente au Seigneur. La psalmodie devient spirituelle ; la prière vocale s'épanouit dans une prière mentale ; l'esprit et la voix sont d'accord ainsi que le demande la sainte Règle, MENS NOSTRA CONCORDET VOCI NOSTRÆ.
La formation spirituelle donnée dans les monastères tend à rendre cet usage de la prière mentale familier aux âmes. Elles s'exercent ainsi à vivre de la liturgie.
Cette part faite à la liturgie dans la vie spirituelle est une pure tradition ecclésiastique ; les monastères l'ont conservée ; c'est leur grand mérite. A cause de cela, les prêtres et les fidèles peuvent imiter cet exemple. Les Oblats contractent l'obligation de le faire ; c'est même leur principal objectif. La direction qui leur est donnée, les lectures qu'ils font, leurs efforts personnels les aident à l'atteindre ; les exercices communs qui leur sont proposés, quand la chose est possible, mettent cet exemple à leur portée.
C'est chose très facile au prêtre oblat de saint Benoît qui, tous les jours, célèbre la messe et récite son bréviaire, sans parler des cérémonies liturgiques paroissiales qu'il préside, et des sacrements qu'il administre. Il lui faut d'abord observer ponctuellement les prescriptions des rubriques ou du cérémonial et prononcer avec intelligence et piété toutes les formules. Pour en arriver là, il est nécessaire de se familiariser, par une lecture assidue et la méditation, avec le texte des livres liturgiques, d'en connaître l'histoire et d'en pénétrer l'esprit.
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La théologie, l'hagiographie, l'archéologie, toutes les sciences sacrées servent à cette étude de la liturgie. Il y a lieu, ensuite, de s'initier aux divers arts que l'Église met à contribution dans le culte divin : elle réussit, par ce moyen, à embellir la Maison du Seigneur et à faire de la liturgie un art véritable.
Il reste, enfin, à mettre, dans l'exécution de cet art, le soin délicat et cultivé qui, seul, peut lui donner sa perfection. Alors, la liturgie rend à Dieu toute la gloire qu'Il en attend ; elle sanctifie celui qui la célèbre ; elle édifie ceux qui la suivent ; elle est le plus fécond des apostolats.
Ce n'est pas assez ; le prêtre oblat cherche à familiariser les fidèles avec cette même liturgie. Pour leur en donner le goût et l'intelligence, il lui fait sa place dans l'enseignement du catéchisme et la prédication.
Il s'applique à faire discerner les règles et les sentiments qui soutiennent et accordent entre eux les arts sacrés autour de l'autel. Il favorise la diffusion du chant grégorien ; il cherche les moyens les plus propres à faciliter la participation des fidèles au chant de la messe et des vêpres ; il utilise dans ce but les œuvres de jeunesse écoles, patronages ou cercles d'étude, et, par-dessus tout, la direction spirituelle.
Dans cet esprit, les Oblats et les Oblates assistent à la sainte messe, tous les jours, si cela leur est possible ; les dimanches et jours de fête, ils veillent à ne point manquer la grand'messe et les vêpres, choisissant de préférence leur église paroissiale. Ils s'associent, dans la mesure où la discrétion le permet, au chant, répondant au prêtre, et mêlent leurs voix à celles des chantres. Ce sera leur dévotion favorite.
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Ceux qui en ont le loisir et le goût récitent, en tout ou en partie, soit l'office complet, tel qu'il est au bréviaire, soit les offices du jour contenus dans le diurnal. L'usage du bréviaire monastique leur est permis. Les autres se bornent à la récitation des complies, avant de se coucher ; et, le matin, de l'office de prime.
La récitation du BENEDICITE et des grâces, avant et après le repas, leur est également recommandée.
Avec les mystères qu'elle célèbre et les saints qu'elle honore, avec les évangiles et les épîtres des dimanches et féries, l'Église leur offre d'inépuisables sujets de méditation. A l'exemple de leurs pères, ils aiment à réciter les psaumes, à lire les Évangiles et les vies des saints.
Ils ont une dévotion spéciale au saint patron de leur paroisse. Ils tiennent en honneur les saintes reliques, l'image de la Croix et celles des saints, les lieux et les objets consacrés au culte divin, l'usage des objets bénits.
Ils font volontiers la lecture des livres susceptibles d'accroître en eux l'estime et l'intelligence de la liturgie. Ils cherchent à apprendre le latin qui est la langue de l'Église pour mieux suivre les offices.
Ils contribuent, par leur travail personnel et par les moyens dont ils disposent, à la construction et à l'ornementation des églises, à la confection des vêtements sacrés, à l'enseignement du chant grégorien. En cela, ils donnent leur préférence aux hommes et aux œuvres qui s'attachent au développement des arts sacrés et à la restauration des traditions saintes tombées en désuétude.
Les Oblats et les Oblates, au jour de leur réunion mensuelle, se font un devoir de chanter eux-mêmes la messe et les vêpres, à moins qu'ils ne soient admis à chanter avec les moines ou les moniales, quand cette réunion a lieu dans une église monastique.
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Dans les paroisses où ils sont en état de former un chœur, ils se mettent à la disposition de leur curé pour prendre part au chant des offices et pour entraîner les paroissiens à faire de même ; mais, en cela comme en tout le reste, ils évitent de prendre les initiatives qui ne leur appartiennent pas. MEMORES SINT CONDITIONIS SUÆ : Qu'ils se souviennent de leur condition.
***L'obéissance***
Saint Benoît prescrit à son religieux d'émettre le vœu d'obéissance entre les mains de son Abbé, conformément à la Règle interprétée par les constitutions.
L'Oblat n'est point admis à faire ce vœu. Il se contente de pratiquer cette vertu. Elle s'étend à tous ses devoirs d'état, dans lesquels il envisage l'expression de la Volonté Divine. Il obéit, comme aux représentants du Seigneur, dans la famille, dans la société, dans sa fonction, aux dépositaires d'une autorité légitime, QUI VOS AUDIT, ME AUDIT. Qui vous écoute, m'écoute moi-même, a dit le Sauveur.
L'Oblat se constitue le défenseur du principe d'autorité, se tenant en garde contre les théories et les systèmes qui l'amoindrissent. Il cherche à connaître les raisons et les faits qui en démontrent la nécessité et la bienfaisance, en même temps qu'il en déduit les conditions de son exercice légitime. Entre toutes les autorités, il accorde une estime et une confiance entière à celle qui s'exerce au sein de l'Église par le souverain pontife et les membres de la hiérarchie ecclésiastique.
85:320
Il s'efforce, en ce qui concerne la foi et l'organisation de la vie chrétienne des individus ou des sociétés, de penser ce que pense l'Église, de vouloir ce qu'elle veut, de réprouver ce qu'elle condamne ; l'Église, il le sait, se trouve où est le pape.
***Pénitence et mortification***
Les jeûnes et abstinences que l'Église ordonne sont les premières et les meilleures mortifications.
Tout chrétien reçoit de la Providence divine une somme plus ou moins grande de peines ou de douleurs : elles proviennent de la santé, du caractère, des intempéries, des duretés de la nature, des contrariétés de l'existence, des contradictions de l'entourage, des difficultés inhérentes à une situation, de la pauvreté, du travail, etc. etc. Ce sont les croix ; elles châtient, elles mortifient, elles purifient. Les Oblats les acceptent avec résignation et piété, les laissant accomplir en leur âme les purifications salutaires.
Ceux qui en éprouvent l'attrait font bien de s'imposer des pénitences de leur choix, après avoir sollicité l'avis de leur confesseur. Tous doivent cultiver en eux cet esprit de mortification et de pénitence que saint Benoît inculque si fréquemment dans sa règle et plus particulièrement dans le chapitre de l'humilité.
Pour l'obtenir du Seigneur, ils récitent souvent et ils méditent le psaume MISERERE MEI DEUS ; ils recourent, d'un cœur contrit et humilié, à l'usage de l'eau bénite ; et, surtout, ils se disposent de leur mieux à recevoir le sacrement de pénitence.
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***Le travail***
Saint Benoît veut que son disciple soit toujours occupé. Dociles à ses enseignements, les Oblats considèrent l'oisiveté comme un dangereux ennemi de l'âme, et le travail comme la condition de l'homme pendant la vie terrestre. Ils acceptent, avec une entière soumission à la volonté de Dieu et en expiation de leurs péchés, tout ce que cette loi présente de pénible dans la pratique.
Le premier travail est toujours celui qui incombe à l'homme par le fait de sa situation dans la vie et des charges qui lui viennent de son devoir d'état. Il lui faut travailler pour vivre et pour faire vivre les siens. Les Oblats mettent à s'en acquitter l'empressement et le soin dont ils sont capables ; toute négligence sérieuse leur apparaît comme une infraction à la loi divine.
Tout homme a un travail professionnel : ceux qui n'ont pas besoin d'exercer une profession pour gagner leur vie se trouvent soumis aux obligations qui accompagnent la fortune ; c'est encore une profession. Ils assument des occupations utiles au bien commun, et dont les autres n'ont ni le loisir, ni le moyen de s'acquitter.
Ces devoirs remplis, les Oblats vaquent à la lecture, à des travaux d'art ou à des œuvres manuelles conformes à leurs goûts et à leurs aptitudes, déterminées en tenant compte des ressources dont ils disposent. Ils donnent la préférence aux occupations qui élèvent davantage leur esprit vers Dieu et qui profitent à leur famille, aux pauvres ou à la société.
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Quel que soit le travail manuel ou intellectuel auquel ils se livrent, ils le sanctifient par la prière. Saint Benoît recommande avant le travail la récitation du verset : DEUS IN ADJUTORIUM MEUM INTENDE ; DOMINE AD ADJUVANDUM ME FESTINA, suivi du GLORIA PATRI. Le travail fini, on remercie le Seigneur par cet autre verset : BENEDICTUS ES DOMINE DEUS, QUI ADJUVISTI ME ET CONSOLATUS ES ME.
Avant la lecture et l'étude, le DEUS IN ADJUTORIUM peut être remplacé par l'antienne au Saint Esprit : VENI, SANCTE SPIRITUS, REPLE TUORUM CORDA FIDELIUM ET TUI AMORIS IN EIS IGNEM ACCENDE, avec verset et oraison.
***La vie en famille***
Saint Benoît définit le monastère : une armée fraternelle, ACIES FRATERNA, c'est-à-dire une famille dont les membres livrent ensemble les combats de la vie spirituelle. La règle organise, en effet, le monastère en famille : le chef est un père, ABBAS, et ceux qui l'habitent sont des frères. Ce caractère familial domine toute la règle, ainsi que l'histoire de l'Ordre bénédictin.
Pénétrés de ces sentiments, les Oblats voient dans la famille une institution sacrée ; ils s'y attachent comme au cadre naturel de leur existence, ils en aiment et ils en gardent l'esprit, même lorsque les circonstances les obligent à s'en séparer.
Ils remplissent avec délicatesse et générosité les devoirs spirituels et matériels que cette fidélité leur impose. C'est par là que doit toujours commencer l'exercice de la charité.
Ils réagissent, de toutes leurs forces, contre les idées, les institutions et les vices contraires à la vigueur physique ou morale et à la prospérité de la famille, comme ils encouragent de leur contribution personnelle toutes les entreprises propres à la fortifier.
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Dans l'action religieuse qu'ils exercent, ils ne perdent jamais le point de vue de la famille ; c'est le meilleur moyen d'éviter les écueils de l'individualisme. Ils ne séparent point leurs intérêts matériels de la pratique des vertus qui les peuvent soutenir.
Pour leur propre compte, lorsqu'ils ont l'honneur d'être chefs de famille, ils font à Dieu sa place, accomplissant ensemble leurs principaux devoirs religieux, communion pascale, assistance aux offices paroissiaux, prière du soir. Ils honorent d'un culte spécial les saints patrons ; ils consacrent, par la prière, la messe et la communion, l'anniversaire des décès, des baptêmes et des mariages. Ils s'ingénient à tempérer, par les pensées de la foi, toutes les joies et les tristesses du foyer et à rendre aussi douce et joyeuse que possible cette religion en commun.
La vocation sacerdotale ou religieuse d'un enfant est, à leurs yeux, le plus grand honneur que Dieu puisse faire à une famille et ils ne craignent pas de le solliciter. Si Dieu leur accorde une couronne de nombreux enfants, ils savent l'en bénir et s'en féliciter ; c'est en les élevant qu'ils sont le plus utiles à l'Église et à leur pays.
Les familles ne sont pas isolées les unes des autres ; elles s'agrègent en sociétés et, au sommet de ces sociétés, se trouve la nation qui les englobe et leur donne ; des cadres. La nation est, comme la famille, voulue de Dieu qui nous prescrit des devoirs à son endroit. On les ramène à deux : la soumission aux lois et le patriotisme. Les Oblats en surnaturalisent la pratique par un sentiment de foi et par la prière.
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Leur patriotisme doit être intelligent et vivifié par la pensée des enseignements de l'Église et le respect de ses droits.
C'est servir son pays que de s'opposer aux lois injustes, aux idées qui les motivent et aux hommes qui les font et les appliquent. Il est même des cas où la transgression d'une loi est un devoir. Le chrétien alors se dégage de toute passion pour n'obéir qu'à sa conscience, éclairée par les doctrines de l'Église.
Les Oblats cherchent à connaître exactement la nature et l'étendue de leurs devoirs en société, c'est-à-dire envers leur patrie, leur commune ou paroisse, leur région, leur classe ou leur profession. Les liens qui les unissent à ces entourages providentiels ne sont jamais sans obligations. Il importe d'en avoir la notion et de les surnaturaliser, en les pénétrant de la charité chrétienne.
Les Oblats, pour entrer dans cet esprit, servent de leur mieux les hommes avec lesquels ils vivent, travaillent et se sanctifient. Leur dévouement efficace au pays, à la ville ou au village qu'ils habitent, à la profession qu'ils exercent, à la classe dont ils font partie, les porte à dépenser sur ces points une activité généreuse, au lieu de la prodiguer au hasard, n'importe où, en faveur d'oiseaux de passage, par conséquent, hors de tout contrôle et de toute responsabilité. Ils s'épargnent ainsi un gaspillage fâcheux de leurs ressources et de leur temps.
Les Oblats constituent une famille autour du monastère ; ce sont des frères. Ils se réunissent une fois le mois, pour le moins ; et, en particulier, aux grandes fêtes de l'Ordre, pour passer ensemble une journée monastique employée au chant de la messe, et des vêpres, à recevoir les enseignements du directeur et à d'autres exercices pieux. L'organisation de ces réunions ne peut être la même pour tous les monastères. Il appartient au père Abbé ou au Directeur de la Confrérie de la préparer et de la mettre en œuvre.
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***Les traditions***
Les familles et les sociétés conservent tout un ensemble de pensées, de sentiments, de coutumes que leurs membres se transmettent ; ce sont les traditions. Elles assurent la force et la vie des sociétés, en maintenant le présent sous l'influence du passé. Dans les nations qui ont été longtemps catholiques, ces traditions conservent avec elles l'esprit chrétien, sous une forme et dans des conditions qui facilitent sa diffusion.
Les abbayes bénédictines passent, avec raison, pour des écoles où le respect des traditions est soigneusement entretenu. C'est un effet de leur longue durée.
Les Oblats doivent suivre leur exemple. Ils se tiennent, alors, en garde contre cet amour excessif des nouveautés qui précipitent les sociétés dans l'anarchie et la révolution et rendent les individus incapables de mettre à profit les expériences acquises. Les principes immuables qui doivent régir les sociétés et discipliner les individus leur suffisent et le meilleur moyen de ne jamais s'en départir est encore cette fidélité aux traditions. Elle n'est, elle-même, qu'une application de la sagesse à la vie des hommes en société.
Ces réflexions ne peuvent passer pour oiseuses : elles sont inspirées par la condition que la Providence a faite aux hommes et dans laquelle ils ont à se sanctifier, en recherchant, par-dessus tout, la perfection chrétienne.
Dom Besse.
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## NOTES CRITIQUES
### Le « légitimisme » au XIX^e^ siècle
Stéphane RIALS : *Révolution et contre-révolution au XIX^e^ siècle.* (*DUC-Albatros.*)
Ce recueil d'articles apporte sur les divers sujets qu'il traite des lumières neuves et vives, et constitue un ouvrage très riche. Une sensibilité royaliste, exactement légitimiste, s'y trouve très finement décrite et expliquée, et avec elle toute une part souvent méconnue de notre histoire au XIX^e^ siècle : les vaincus sont souvent caricaturés, et ces légitimistes étaient doublement vaincus, dans leur combat politique et dans leur combat catholique (ils furent nombreux dans les zouaves pontificaux, par exemple).
Stéphane Rials qui montre une information sans faille et une subtile intelligence a le seul tort d'être un peu trop exclusif. Ici, on regarde les « philippards » de travers, et l'*Action française* semble une étrangère.
Je noterai quelques-uns des points importants. L'étude sur Joseph de Maistre insiste sur un point essentiel : lorsque Maistre parle de *politique expérimentale,* il ne faut pas du tout l'interpréter dans un sens positiviste : « la coutume est moins une réserve commode d'expériences, une mémoire pratique, que le produit d'une action providentielle. Sa pensée \[celle de Maistre\] s'inscrit ici dans une continuité parfaite avec celle de certains grands légistes traditionnels qui n'hésitaient pas à parler de la *Providentia consuetudinis* » (c'est-à-dire de la Providence de la coutume). Rien à voir avec l'empirisme organisateur.
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L'auteur souligne combien la pensée de Maistre, fondée sur le mystère, se traduit par un style qui recourt souvent à l'oxymoron. Pour dire la tension du réel, et le paradoxe de la réalité, Maistre est amené à employer des formules apparemment contradictoires, comme « la chaîne souple » ou « librement esclaves ». Cela lui donne un air d'outrance et de défi qui effrayait Sainte-Beuve. Mais la terre n'est pas faite de coteaux modérés et de vallons moelleux.
Avançant ailleurs une définition de la droite, M. Rials dit qu'elle ne croit pas au pouvoir de la volonté humaine. Le monde est bien trop complexe et enchevêtré pour que notre raison le saisisse et agisse sur lui à coup sûr. En prenant n'importe quelle décision, on déclenche nécessairement toutes sortes de conséquences imprévisibles et quelquefois opposées au but que l'on recherchait. C'est l'hétérotélie dont traite Monnerot, et on peut dire que les institutions réussies sont le produit d'hétérotélies heureuses : personne ne l'a fait exprès. La gauche, au contraire, croit que l'on peut changer la vie en légiférant. A partir de cette constatation, et par un paradoxe amusant, M. Rials jette un pont entre la pensée de Maistre et celle de Fr.-A. Hayek, l'éminent représentant de la pensée libérale moderne. Hayek lui aussi croit qu'une société ne se décide pas et que les institutions sont le produit de l'action des hommes, mais non de leurs desseins. (Cela fait rêver sur la futilité des constitutions, sur lesquelles on a tant bataillé.) Reste que la distance entre les deux hommes est aisée à voir : pour Maistre, il y a Dieu, présent derrière toutes les actions humaines, et pour Hayek, non. Jeter un pont entre eux, c'est jeter un pont sur l'abîme.
Autre chapitre. On lira avec intérêt les bonnes raisons qu'oppose l'auteur au sempiternel classement des droites selon René Rémond (il les divise en légitimistes, orléanistes et bonapartistes). Classement que l'on répète sans y réfléchir, et dont on remplit les cases avec des jugements psychologiques approximatifs : les trois catégories contiendraient des tempéraments. Rials montre qu'orléanisme et bonapartisme ne sont pas des mouvements *de* droite, mais des mouvements chassés *à* droite par les soubresauts de l'histoire. Et le légitimisme n'est plus une force politique. La « majorité » d'aujourd'hui qui accepte timidement, depuis 81, l'étiquette de droite (un peu forcée par les médias socialistes) n'est en fait formée que de modérés.
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Les modérés ne mettent pas en cause une direction, mais la vitesse du mouvement dans un parcours qu'ils approuvent. Cette majorité « n'a ni pensée ni symbole à opposer à la gauche : le R.P.R. se réfère au bonnet phrygien, Giscard à Gavroche » ! (Resterait, dit l'auteur, à étudier le cas complexe du Front national ; mais il n'en dit pas plus.)
Cette manière de voir exclut soit que les royalistes aujourd'hui soient de droite, soit qu'ils existent. C'est plutôt cette seconde hypothèse qui est la bonne, pour l'auteur. Pour lui, les légitimistes (seuls vrais tenants du titre) ne sont plus que des isolés ; quant aux tenants de l'Action française et aux autres qui pensent à un roi, ce ne sont jamais que des orléanistes. Il y a quand même là une erreur et une injustice. S'il y a des royalistes en France aujourd'hui, on le doit indéniablement à Maurras et à son mouvement ranimant des fidélités moribondes, attirant républicains, anarchistes et indifférents, redonnant présence et vie à ce petit mot de « roi ». Je crois vraiment que sans Maurras, la République n'aurait pas eu l'idée de fêter, même maigrement, le millénaire capétien. Aujourd'hui encore, le cercle des gens qui ont été touchés par ce phénomène maurrassien est bien plus vaste que celui des fidèles de la Révolution nationale. Qu'on le veuille ou non, ces gens ont une présence et un poids dans la société contemporaine, et on ne saurait les escamoter.
Plusieurs textes de ce livre ont trait au comte de Chambord et au « chambordisme ». M. Rials rappelle qu'il se développa autour de la personne du petit-fils de Charles X un véritable culte. Il rappelle que Villiers écrivait sur ses cahiers d'écolier VHV (c'est-à-dire : Vive Henri V). Il omet de dire que Maurras en faisait autant, disons-le donc à sa place. Il y a mille témoignages de ce genre. Lyautey va voir le Prince en 1883 (le futur maréchal a 29 ans). Il note aussitôt : « Je viens de *Le* quitter. L'émotion est telle, l'emprise est si forte, que je ne parviens pas à reprendre conscience de ma personnalité, abdiquée, fondue en lui ; pendant ces heures de grâce, le roi de France je l'ai vu, je l'ai touché, je l'ai entendu. Le fils de la Race qui, province à province, a fait mon pays, le Royaume des Fleurs de Lys, « le plus beau du monde après le Royaume de Dieu » disait le vieil adage. Je suis revenu à l'hôtel, par la ville, comme on revient de la table de communion, ramassé sur soi-même, les yeux repliés sur la vision intérieure, écartant tout ce qui peut la ternir... » Une telle exaltation est loin d'être un cas unique. On peut même dire qu'elle semblait la norme chez ceux qu'on appelait à juste titre les fidèles (comme on le dit pour les croyants).
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Évidemment, l'auteur rappelle que le refus de Chambord de renoncer au drapeau blanc est une manière légendaire de raconter l'histoire. Le comte ne voulait renoncer à rien du principe qu'il incarnait, et refusait de se mettre dans les mains des orléanistes. Cela est bien connu, et ne fut peut-être pas aussi raisonnable qu'on le dit. Mais laissons cela. On a évoqué ci-dessus le *providentialisme* des royalistes du XIX^e^. Les légitimistes, et Chambord lui-même, se sont habitués à penser que le destin de la cause étant dans la main de Dieu, il convenait de s'en remettre à Lui. Ils espèrent de plus en plus en des retournements décisifs, de plus en plus improbables, de plus en plus nécessaires. Ils n'espèrent que dans le miracle. Et la politique tourne à la mystique, dans un sens que Péguy n'aurait pas apprécié. On quitte la terre pour le ciel. On vit dans un climat de révélations surnaturelles et d'attentes apocalyptiques. Les rêveries sur le grand monarque sont colportées comme des promesses d'événements assurés. En même temps, on s'habitue très tôt à l'idée qu'Henri V ne régnera pas, et qu'après lui personne n'est digne de régner. Dès 1857 Castille écrit : « La vieille monarchie française expire du moins dans sa personne, pure et fière. »
Le royalisme n'est plus de ce monde. Il devient un songe idéal et nébuleux. Nous voilà tout à fait dans la ligne de Chateaubriand pour qui le meilleur roi est le roi tombé ou le roi mort. Tout cela est pourri de romantisme, et je doute qu'Henri IV aurait compris de tels partisans.
Un dernier point sur lequel il faut, au moins brièvement, appeler l'attention, est la doctrine de la monarchie limitée, par opposition à monarchie absolue. La charte de 1814 en fut l'essai en France, et la monarchie prussienne, grâce en particulier à Bismarck, en donne l'exemple réussi. Il s'agit d'un système où les Chambres existent, et peuvent d'ailleurs être élues au suffrage universel, sans que la souveraineté royale soit entamée. Les élus du peuple sont reçus comme conseillers, comme informateurs des besoins du moment. Ils ne sont en rien les représentants et les délégués de la souveraineté populaire. La nuance, peut-être délicate à saisir, est bien réelle, et même capitale. C'est pour cela que la charte fut *octroyée.* Malheureusement, les ultras (Vitrolles en tête) ne furent pas les derniers à opposer une légitimité de la Chambre à la légitimité royale. Ils finirent par briser le système, en s'alliant aux libéraux restés secrètement républicains. La charte aurait pu mener sur d'autres chemins. Barante notait, à l'époque : « \[Les deux Chambres\] devaient donner librement leurs votes, mais les actes du gouvernement émanaient essentiellement du pouvoir royal. » Et le roi gardait l'initiative en fait de lois. Dans la pensée de Louis XVIII, les Chambres n'auraient pas excédé les pouvoirs que sous l'Ancien régime exerçaient les Parlements, avec leur droit à la remontrance.
On espère avoir donné, par ces aperçus, le goût de lire ce livre excellent.
Georges Laffly.
95:320
### Un retour du sacré au cinéma ?
Après *Mission,* de Roland Joffé ([^7]), *Sous le soleil de Satan,* de Maurice Pialat. Deux intrusions du surnaturel au cinéma, qui sont le fait de cinéastes athées. Et deux palmes d'or au festival de Cannes. N'allons pas imiter la pudibonderie des chrétiens B.C.B.G. qui, avant même d'avoir vu le film, se sont insurgés parce qu'un matérialiste, auteur de *Loulou*, *A nos amours, Police,* se collette aujourd'hui avec une œuvre chrétienne.
Les festivaliers qui ont sifflé le film ne s'y sont, eux, pas trompés c'est Bernanos autant que Pialat qu'ils sifflaient : la sainteté, n'est-ce pas, c'est d'un autre âge ; ils ont, eux, d'autres apôtres : Harlem Désir, par exemple, ou feu Coluche ; ou, pour plus d'honorabilité, René Cassin.
« J'ai commencé ce livre peu de mois après l'armistice, disait Bernanos. La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole. On promenait, comme à la mi-carême, des symboles : le bœuf gras de « l'Allemagne paiera », le Poilu, la Madelon, l'Américain ami des hommes, La Fayette, tous des héros ! tous ! Qu'aurais-je jeté en travers de cette joie obscène, sinon un saint ? » Et si un écœurement analogue avait saisi Pialat ? Cette question, nous devons nous la poser. Et ne pas nous contenter du prêt-à-penser des uns ou des autres.
\*\*\*
Non, Maurice Pialat n'a pas trahi Bernanos, ou si peu, en adaptant *Sous le soleil de Satan.* Le bras d'honneur et les paroles qu'il lança à Cannes -- « Vous ne n'aimez pas ? moi non plus, je ne vous aime pas ! » -- s'ils montrent que le cinéaste n'a pas été converti par Bernanos à la charité évangélique, sont, en revanche, conformes à Pialat le mal-aimé, maugréant contre les journalistes en général.
96:320
« J'ai lu le roman de Bernanos vers l'âge de vingt-cinq ans, et de tous les livres que j'ai lus dans ma vie, c'est celui qui m'a causé le plus grand choc », confie Pialat. De ce choc, et bien que « matérialiste athée », il ne semble pas s'être remis. Il adapte *Sous le soleil de Satan* avec une étrange fidélité au texte, qui donne au film sa rigueur et son austérité, mais qui rebute les spectateurs qui, désormais ilotes en religion, ne le reconnaissent pas.
Et, au lieu de les séduire -- c'était si facile ! -- par l'aventure d'une adolescente sensuelle, criminelle et suicidaire, il montre d'emblée, comme Bernanos, que les drames humains ne sont que les doublures de drames surnaturels.
Fidèle jusque dans l'infidélité de détail, il ne prétend pas raconter une vie. Donissan-Depardieu ne vieillit pas, et, dans son roman, Bernanos détruit souvent l'illusion chronologique en marquant l'événement de sa référence surnaturelle : le vicaire de campagne est, sub specie aeternitatis, le « saint de Lumbres ».
Aucune vraie narration dans le film de Pialat, mais, avec une « écriture au forceps », des blocs successifs, des rencontres conflictuelles, où les dialogues s'achèvent en drames : le marquis de Cadignan et Mouchette, qui l'assassine ; la confrontation avec l'autre amant, Gallet, et l'aveu de la tentation du désespoir : « Vraiment ? tu n'as jamais senti... comment dire ? Cela vous vient comme un vertige..., de se laisser tomber, glisser... d'aller jusqu'en bas -- tout à fait -- jusqu'au fond » ; l'affrontement de Donissan avec Satan, puis sa rencontre avec Mouchette, et son suicide ; enfin, la mort de Donissan, « face foudroyée », qui ne suscite pas l'apaisement, mais, dans le clair-obscur du confessionnal, l'incertitude : qui a vaincu, Satan ou Dieu ? L'univers tragique de Bernanos, dans cette première œuvre, était en somme plus théâtral que romanesque, et Pialat l'a bien compris, qui bâtit son film autour de l'enchaînement discontinu de cinq nuits, et de dialogues -- duels qui se déroulent souvent dans une ombre où l'on ne sait à qui l'on fait ses aveux, qui ressemblent à des confessions plus qu'à des confidences.
Théâtrale encore, cette rigidité des personnages, et celle surtout de Depardieu, étonnant colosse portant soutane, qui ressemble bien à l'athlète que Dieu jette « entre Satan et Lui, comme son dernier rempart ». La vie et le mouvement ne sont donnés, et jusqu'au vertige de la mort, que par Sandrine Bonnaire, qui incarne magnifiquement une Mouchette arrogante et belle, tête renversée pour un rire de défi, ou petite bête piégée qui scrute les yeux du prêtre voyant ; révoltée sans repentance ; alliant insolence et désarroi. « Mouchette, c'est Bernanos qui a la vocation sacerdotale », disait drôlement Henri Ghéon. En tout cas, sa destinée est liée à celle de Donissan : même tentation du désespoir, même force impulsive qui les pousse à sortir des sentiers battus, même hésitation entre Dieu et Satan.
97:320
On regrette seulement, malgré la beauté des paysages de désolation, des ciels lourds d'orages, des étendues plates où les hameaux lointains, presque irréels, renforcent la solitude du prêtre en premier plan, que Pialat n'ait pas mieux traduit ce qui, dans le roman, est une véritable orchestration de la nature, par laquelle l'auteur souligne et amplifie les états d'âme. En particulier la douce campagne d'Artois qui devient, avec l'arrivée du maquignon diabolique, le champ clos des forces surnaturelles, puis le labyrinthe où l'on se perd ; le chemin creux, « lieu du nouveau combat », qui pousse l'un contre l'autre Donissan et Mouchette, et la force à marcher devant, comme traquée par l'homme de Dieu ; puis l'élargissement et le vide de l'espace, qui ressemblent à la fois à sa délivrance et au vide de son âme, prémices du suicide proche. Chez Bernanos, les paysages sont métaphysiques.
Pialat n'a pas mentionné le désir de Mouchette, manifesté dans le roman, d'être conduite au pied de l'autel pour y mourir. Donissan a seul, dans le film, l'initiative de cet acte qui, s'il n'est pas compris, paraît incongru, et, à cause de l'hyperréalisme de la scène, presque de mauvais goût. « Je voulais la rendre à Dieu », dit Donissan, sans que Pialat suggère le moindre repentir de Mouchette. Plus janséniste encore que Bernanos, Pialat radicalise, en quelque sorte, le divin : si la grâce travaille les âmes, la volonté humaine n'y collabore en rien. En revanche, il adoucit l'œuvre par l'apaisement d'une présence humaine, celle du doyen de campagne, qu'il a choisi d'incarner.
Contrairement au curé d'Ambricourt, Donissan ne s'accorde jamais la grâce et le répit de l'amitié. Aucun Olivier, pour éclairer ses derniers jours : il faut, comme le Maître, la déréliction totale. L'amitié presque maternelle de l'abbé Menov-Segrais n'est perçue que comme l'appel impérieux à obéir : « je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie ». En privilégiant le personnage de Menov-Segrais -- le film commence par une confrontation entre les deux prêtres, et c'est Menov-Segrais qui découvre Donissan mort, et non Saint-Marin alias Anatole France, esprit fort qui voulait voir son saint -- en faisant de lui le modérateur des passions, et en le jouant lui-même, mezza voce, Pialat donne à son film un équilibre que n'avait pas le roman, et surtout humanise ce qu'il avait d'irréconciliable.
Pialat se dit athée militant ; faut-il le croire ? C'est lui en Menov-Segrais, qui s'indigne : « Aujourd'hui, que fait-on de la vie intérieure Le morne champ de bataille des instincts. Que fait-on de la morale ? une hygiène des sens. La tentation n'est plus qu'un appétit charnel. »
Évidemment, il n'a pas rendu sensible -- mais aurait-il pu relever ce défi ? -- ce qu'avait d'ambigu le pouvoir de Donissan, et de manichéen l'univers de cette première œuvre de Bernanos. On ne sent pas bien, chez Pialat, à quel point les héros bernanosiens sont des rebelles.
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Alors que chez Mauriac le péché est abandon à la nature, le péché de Germaine Malorthy est moins dans ses dévergondages -- à seize ans, deux amants -- ou son crime, que dans sa révolte, son goût du mensonge, qui est l'autre face de sa volonté de puissance, et son désespoir. C'est parce qu'elle s'aperçoit que son crime n'est pas à elle, mais à ses aïeux et aïeules, aux Malorthy -- « elle s'était reconnue dans les siens, ne se distinguait plus du troupeau... que leur disputer ? que reprendre ? ils avaient jusqu'à sa révolte » -- qu'elle sombre dans le désespoir et se tue. Ce n'est donc pas à cause d'un crime que l'hérédité excuse, mais à cause de la triple passion du mensonge, de la révolte, du désespoir, qu'elle est bien « la petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant ». Mais Donissan lui aussi est tenté par le désespoir -- « l'espérance est presque morte en nous », lui dit Menov-Segrais -- et l'orgueil, et il y succombe parfois. Il y a en lui une rage tout humaine lorsque, devant Mouchette ou devant l'enfant mort, il est soudain privé de son don de voyance. Et c'est lui qui perd Mouchette, au lieu de la sauver, en la révélant à elle-même, avec une lucidité sans pitié, et sans espoir de réconciliation.
Pour Donissan, toute joie vient de Satan, et il ressemble bien peu, alors, au Curé d'Ars qui pourtant lui a servi de modèle, et qui disait « si j'étais triste, j'irais me confesser tout de suite » ; cette tristesse que le Moyen Age ajoutait à la liste des péchés capitaux. Que dire encore de la tension héroïque de sa volonté, sinon qu'elle est tout le contraire de l'abandon à la Providence ? Les héros ne sont pas forcément des saints.
Et lorsque Bernanos compare le prêtre au dernier rempart que Dieu jette entre Satan et Lui, Max Milner remarque : « c'est là une vue presque blasphématoire, dans la mesure où elle compte pour rien le rempart que la miséricorde divine a dressé elle-même contre les entreprises du démon ». On ne voit pas, d'ailleurs, que la vie intérieure de Donissan s'alimente dans sa vie sacramentelle, et sa vertigineuse solitude ne semble pas comprendre la communion des saints. Aucune médiation : il est en prise directe avec Dieu, ou avec Satan. L'ambiguïté de son pouvoir apparaît bien lors de la résurrection de l'enfant mort, qui n'est dans le roman qu'un retour fugitif à la vie, accompagné par « le rire immense du dupeur ». Pour faire violence au Ciel et lui arracher cette résurrection, Donissan, de son propre aveu, « aurait sacrifié jusqu'à la vie éternelle ». Pialat semble n'avoir pas compris cette scène : la mère de l'enfant ressuscité tombe aux pieds du prêtre : « Vous êtes un saint ! » C'est la seule véritable infidélité du cinéaste. Dans l'univers bernanosien, tout n'est pas si simple. Comme le vertige du néant chez Mouchette, Donissan aspire parfois, non plus au cloître, mais à « l'évanouissement d'une chute éternelle, dans les ténèbres refermées ». Ce qui parfois s'éveille en lui, c'est « l'autre concupiscence, ce délire de la connaissance qui perdit la mère des hommes... Connaître pour détruire -- ô soleil de Satan » ! Entre Dieu et Satan, jamais la partie n'est jouée.
\*\*\*
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De tout cela, les détracteurs de Pialat n'ont guère parlé. Les uns, allergiques au surnaturel, ressemblent aux esprits forts qu'évoque Menov-Segrais : « nous ne sommes plus au temps des miracles... La mode est aux sciences -- comme ils disent -- neurologiques. Un petit bonhomme de prêtre qui lit dans les âmes comme dans un livre... on vous soignerait, mon garçon ».
Les autres, chrétiens, prétendent-ils confisquer Dieu pour l'enfermer dans les sacristies, comme si nous possédions la vérité, alors que c'est elle qui nous possède ? De Joffé à Pialat, ce sont des athées qui opèrent le retour du sacré à l'écran ; oui, et alors ? S'ils le font maladroitement, s'ils le défigurent, eh bien, aux artistes chrétiens de faire mieux qu'eux, au lieu de se contenter de brocarder. A moins qu'ils ne considèrent le cinéma comme une arme déshonorée, à ne pas toucher ? Depardieu portant soutane, après *Tenue de soirée,* horresco referens... Socrate, perturbateur innocent, retournant contre eux les armes des sophistes, se faisant plus habile qu'eux, devrait bien, aujourd'hui, nous inspirer. Même s'il y a quelques risques à prendre.
Danièle Masson.
### Lectures et recensions
#### Marcel Aymé *La fille du shérif *(Gallimard)
Gros titres dans la presse, procession des libraires, cierge à la main, en direction de Montmartre, amateurs qui s'étranglent d'émotion, voilà ce qu'on pouvait attendre à l'annonce de cette publication : un volume inédit de nouvelles de Marcel Aymé. Hélas le patient, le public, ne réagit plus. On lui a gâté le goût et c'est peut-être définitif. Il se gave de coca-cola et de Françoise Hébrard.
Mais passons. Sans doute, ceux qui tournent autour de la cinquantaine connaissaient *Knate, Héloïse* et *le Monument.* Mais seule la génération antérieure avait eu la chance de rencontrer *Noblesse, L'œil* ou *Le diable au studio.*
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Dès la plus ancienne de ces nouvelles (*L'œil,* 1929), Marcel Aymé est présent tout entier. Il développe avec froideur, sans remords, toutes les conséquences d'une situation posée clairement dans les premières lignes. Seul postulat : il n'acceptera pas de biaiser avec les réactions véritables des bipèdes humains, très différentes de leurs réactions rêvées, idéales, littéraires. Le comique naît de cette exactitude. Au deuxième paragraphe de *L'œil,* on apprend que Blanche Louis, partagée entre Baumel et Meunier, vient de tirer trois coups de revolver sur le second : « Il restait à Meunier un œil intact qui lui fut très utile pour se diriger dans le vestibule. Sa fiancée se tordait les bras et suppliait qu'il oubliât le passé. »
Cette passion logique a l'avantage d'alimenter la verve comique, et aussi de permettre à Marcel Aymé d'exercer sans faiblir sa connaissance du cœur humain. Son regard et sa main ne tremblent pas. Il n'oublie aucun des facteurs en jeu (physique, position sociale, tempérament) et pèse exactement l'importance de chacun. Le fabricant de fausse monnaie, Jérôme Legendum, se tord de désespoir parce qu'il n'a que 9,50 F de monnaie pour payer un service dont on lui demande 10 F. Il pourrait aussi bien donner dix ou vingt mille francs. Mais il est scrupuleux et, profession à part, honnête. Il y a aussi une logique impeccable et vaudevillesque (mais c'est presque un pléonasme) dans *Augmentation.*
Le fantastique si particulier à cet auteur consiste, partant d'une donnée absurde, à en suivre implacablement le développement nécessaire. M. Aymé montre là sa grande confiance dans la raison (mais une raison joueuse). Ainsi, dans *Héloïse,* Martin change de sexe chaque soir, devenant femme, pour se retrouver homme au petit matin. Après les anecdotes pittoresques qu'entraîne ce malheur, il faut bien en venir aux choses sérieuses. Martin tombe amoureux d'Héloïse (c'est le nom de la femme qu'il devient chaque nuit), et elle de Martin. Quoi de plus naturel ? Pour chacun d'eux, l'autre est le plus proche, le plus semblable, et en même temps le plus inaccessible, ce qui a toujours renforcé les fortes amours. De même, dans *Un couple* Valérie et Antoine, qui s'aiment, sont fondus en un être unique qui a l'apparence d'Antoine. Ils en éprouvent un grand bonheur, mais la conséquence inévitable est qu'Antoine se retrouve aussitôt en prison. On l'accuse d'avoir tué la jeune fille et fait disparaître le cadavre.
Cet écrivain peu parleur, que Brasillach comparait au grand comique du cinéma muet, à Buster Keaton, avait un don prodigieux pour reproduire le langage de ses contemporains (il vivait du temps que les Français parlaient). On en a ici un exemple proprement étourdissant avec *Knate,* le monologue d'un tailleur, aussi vrai, aussi hilarant, que le monologue du coiffeur dans *Travelingue.* Tous deux expriment ce fond de bêtise et de bon sens sans lequel peut-être l'humanité périrait -- fond à peu près immuable avant que radios et télés se mettent à parler à la place des hommes (même les coiffeurs laissent la parole à leurs appareils). Ce sont ces radios et télés qui monologuent maintenant, aussi bêtes, mais plus snobs. Car en somme, la grande différence avec les gens qui nous ont précédé, c'est qu'aujourd'hui tout le monde est snob (il faut rendre hommage à J.-L. Curtis : c'est lui qui a noté cela le premier).
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Enfin, il faut dire que Marcel Aymé n'était pas *conforme.* Pas convenable, ne respectant pas les vrais interdits. Et les progrès de la timidité étant certains en France, on se demande si un journal publierait aujourd'hui la nouvelle qui donne son titre au recueil : *La fille du shérif* où l'on voit la 3^e^ guerre mondiale éclater et le gouvernement français résistant héroïquement au fin fond des États-Unis, mené par Choumane et Moque (allusion, soit dit pour les jeunes générations, à deux illustres de la IV^e^ : Robert Schumann et Jules Moch). Pendant ce temps, les Français sont aux neuf dixièmes anéantis sous les bombes. Cet irrespect à l'égard de l'épopée londonienne de la « France libre » ne serait pas toléré dans la presse d'aujourd'hui, à mon sens. Tel est le progrès.
Puisqu'on a dérivé vers la politique, encore un mot. A plusieurs signes, on voit bien que M. Aymé va nous être restitué (il est presque absent des librairies), avec une dégaine d'homme de gauche. C'est à ce prix seulement que l'Université daigne s'occuper des écrivains -- et l'édition suit. Je crois qu'il est tout à fait faux de voir dans l'auteur de *Travelingue* et de *La tête des autres* un homme de gauche, et d'ailleurs tout aussi faux de le voir en homme de droite. C'est l'écrivain le plus dépourvu de toute sentimentalité politique, le plus nettoyé d'idéologie, et c'est même la raison qui fait que les profs et les critiques d'aujourd'hui le regardent avec l'œil rond de la poule qui a trouvé un couteau.
Georges Laffly.
#### Alexès Antonkin *Le Fataliste *(Table ronde)
Ce roman se lit avec passion parce qu'il est d'abord un témoignage. Derrière chaque page, on sent le souvenir, le petit fait vrai. Je ne parlerai donc pas de son intrigue, qui a son intérêt, mais qui, paradoxalement, importe moins que le décor historique, celui de la Russie d'hier, entre 1953 et 1963 à peu près. Nous sommes d'abord dans un petit kolkhoze sur les bords de la Mokcha, affluent de la Volga, au moment où Staline meurt. Grande émotion il était aimé et vénéré. Le kolkhoze Bénia (c'est son nom, qui lui apportera bien des ennuis, et du mépris, par la suite) est pauvre. Les habitants vivent dans des isbas d'une ou deux pièces, au toit de chaume ou de bois. Pour « faire la soudure » entre deux récoltes on compte sur la pêche (à la dynamite) et sur la cueillette des champignons. Chaque famille a droit d'élever un porc et en élève en cachette un second. Il n'y a plus de pommiers dans la région : ils ont gelé en 1941, et depuis on n'a pas trouvé moyen de se procurer les plants de nouveaux arbres.
Viendront quelques réformes avec Krouchtchev, le fou du maïs. Mais « Depuis le temps que les paysans cultivaient la terre pour que son produit engraisse l'État, le goût du travail les avait quittés. »
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Zocima, le petit paysan, se retrouvera quelques années plus tard à l'Université de Moscou. Grand honneur, dû à ses capacités de bon élève, et au fait que son père était membre du parti et héros de la guerre. Là aussi, nous aurons des détails bien intéressants : si Zocima vit difficilement avec sa bourse, il y a des fils à papa qui mènent grand train. Les rapports avec les étudiants étrangers sont surveillés de près (et avec les étrangères, pratiquement interdits). Dans la capitale, on est disposé à payer très cher pour se procurer d'anciennes icônes, c'est la mode. Etc.
Quand ce ne serait qu'à cause de ces choses vues, il faut lire ce roman.
G. L.
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## DOCUMENTS
### Une attaque soi-disant « anti-raciste »
UN INTÉRESSANT ÉPISODE d'arbitraire intellectuel et de terrorisme psychologique dans l'enseignement supérieur : trente et un professeurs assistants et maîtres de conférence de l'Université de Perpignan font comparaître devant leur tribunal la bibliothèque de cette Université, ils la somment de s'expliquer devant eux et ils entendent lui imposer leur censure.
Le crime de cette bibliothèque est qu'on y trouve, entre autres livres méritant le bûcher, onze ouvrages (onze seulement ?) de « Madiran, auteur intégriste » (sic) et des revues telles qu'*Itinéraires*, qu'*Écrits de* Paris et que la *Revue universelle.*
Le bruit de ces fureurs universitaires n'était point parvenu jusqu'à nous lorsqu'un mensuel parisien s'en est fait l'écho dans son numéro de janvier : *Le Journal de la Résistance,* dirigé par l'illustre Jacques Debu-Bridel.
Lisons donc dans leur intégralité ces fiévreuses informations :
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En octobre dernier, 31 professeurs assistants et maîtres de conférence de l'Université de Perpignan sont intervenus auprès du Président quant au contenu de la bibliothèque universitaire. Le premier paragraphe de leur lettre est particulièrement significatif.
« *La bibliothèque universitaire de Perpignan rassemble un fonds important de littérature politique d'extrême-droite sous forme de revues et de livres. On y trouve par exemple les revues :* Itinéraires, Écrits de Paris, La Revue Universelle, *des ouvrages de J.-M. Le Pen, 11 titres de Madiran, auteur intégriste, responsable de la revue* Itinéraires, *diverses publications des Éditions Ogmios, et tout particulièrement l'ouvrage de Roques sur les chambres à gaz, soutenu à titre de thèse d'université en avril 1985 à Nantes et dont la soutenance a été annulée peu avant qu'Ogmios en fasse la diffusion.* »
Les signataires exposent alors :
« *Ces observations nous amènent à poser une question qui pourrait, en fonction de la réponse qu'elle appellera, être suivie d'un lieu.*
*La question consiste à demander s'il existe des raisons bibliographiques sérieuses à cette politique d'achats et d'abonnements. Dans l'affirmative, l'activité universitaire, recherche ou enseignement, qui nécessiterait la présence de ces textes à titre de fonds documentaire devrait être rendue publique afin que le volume de ses besoins puisse être apprécié. Dans la négative, nous exprimerions le vœu que les achats et les abonnements de cette sorte prennent fin, car ils constituent une caution et un encouragement à une entreprise éditoriale dont on doit, lecture faite, reconnaître le caractère dangereux.* »
La conclusion est articulée sur la considération fondamentale que sembla ignorer un certain tribunal parisien :
« NI L'INJURE RACIALE GROSSIÈRE, NI L'APOLOGIE DU NAZISME, NI LE DÉVOIEMENT DÉLIBÉRÉ DE LA MÉTHODE HISTORIQUE A DES FINS DITES « RÉVISIONNISTES » NE SONT A NOS YEUX COUVERTS PAR LE DROIT DE LIBRE EXPRESSION DONT NOUS NOUS VOULONS DÉFENSEURS INTRANSIGEANTS. »
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Nous souhaiterions informer prochainement nos lecteurs d'un infléchissement des achats de la bibliothèque universitaire de Perpignan dans un esprit plus conforme à ce que devraient être les préoccupations des formateurs de la jeunesse.
\[*Fin de la reproduction intégrale de l'article paru dans* Le Journal de la Résistance, *numéro 967-968 de décembre 1987 janvier 1988.*\]
La revue ITINÉRAIRES dénoncée comme faisant l' « apologie du nazisme » et comme s'exprimant par « l'injure raciale grossière », cela mesure la profonde dégradation mentale et morale d'universitaires capables de signer de telles accusations : ils sont devenus (ou bien ils font semblant d'être devenus) des sortes d'analphabètes intellectuels, ne sachant plus lire, analyser, comprendre.
\*\*\*
L'anti-racisme qui a cours en France dans la classe politico-médiatique dominante, nous l'appelons le « soi-disant » anti-racisme parce qu'il est un *faux* anti-racisme : il s'emploie principalement à traiter en « racistes » des gens qui ne le sont manifestement pas. Exemple ITINÉRAIRES.
Sans doute la revue ITINÉRAIRES a-t-elle des titres à leur ressentiment : elle a été la première à démasquer à fond, par une analyse méthodique, la technique d'assassinat moral, juridique et politique qui, exploitant sournoisement la loi imprudente de 1972, développe un système de terrorisme intellectuel et de relégation sociologique ([^8]).
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Ce que nous avons mis en lumière, c'est qu'on ne se défend pas efficacement contre les agressions du soi-disant anti-racisme en se contentant d'affirmer ou même de démontrer :
-- *Je ne suis pas raciste, vous vous trompez, je ne suis pas nazi.*
Réponse légitime, mais réponse débile. Les accusateurs principaux, les inspirateurs du soi-disant anti-racisme ne sont pas dupes, ils ne se trompent pas, ils savent très bien que leurs accusations sont fausses.
La réponse légitime mais débile a le double tort de supposer implicitement et de sembler admettre : 1° Que les soi-disant anti-racistes ont des titres à nous imposer d'aller nous justifier devant leur tribunal ; 2° que ces soi-disant anti-racistes poursuivraient en toute bonne foi une œuvre pie et nécessaire, et qu'ils auraient seulement commis une erreur accidentelle sur la personne.
La vraie réponse est celle qui publiquement rejette et disqualifie en elle-même leur entreprise, menteuse et odieuse.
Alors qu'une moitié de l'Europe est asservie par le communisme, alors que l'autre moitié est menacée de finlandisation, le soi-disant anti-racisme mobilise l'opinion publique contre un péril nazi disparu depuis quarante ans et détourne l'attention du péril communiste toujours présent. D'ailleurs le soi-disant anti-racisme est mis en œuvre principalement par l'appareil communiste, par ses agents conscients et par ses auxiliaires inconscients. Debu-Bridel et son *Journal de la Résistance* sont connus comme « proches des communistes ». Le MRAP, organisation spécialisée dans le soi-disant anti-racisme, est une « courroie de transmission » du communisme, au sens technique et proprement léniniste du terme. Et c'est évidemment le communisme qui a un intérêt direct, un intérêt vital à faire croire que le plus grand péril et l'intrinsèquement pervers ce ne serait pas lui, ce serait un autre.
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Que la partie sinon la plus nombreuse, je n'en sais rien, du moins la plus représentative de la communauté juive en France se laisse influencer par la machination communiste du soi-disant anti-racisme est un grand malheur national, aux conséquences politiques quotidiennement lamentables. Du moins n'aurons-nous pas cessé de dire aux uns et aux autres la vérité sur cette imposture.
\*\*\*
« L'apologie du nazisme », proclament les inquisiteurs universitaires de Perpignan, « n'est pas couverte par le droit de libre expression dont nous nous voulons les défenseurs intransigeants ».
Alors ce n'est plus le *droit* de *libre* expression ?
Les Soviétiques aussi se veulent et se proclament défenseurs intransigeants du droit de libre expression, explicitement inscrit dans toutes les Constitutions de l'URSS, aussi bien dans la Constitution Staline de 1936 que dans la Constitution Brejnev qui lui a succédé et qui est toujours en vigueur.
Cela ne pose aucun problème aux communistes et à leurs alliés, toujours occupés à imiter et assimiler le mensonge soviétique.
Mais cette limitation du « droit de libre expression », énoncée comme allant de soi, ne devrait pas aller de soi pour les libéraux, partisans théoriques d'une libre expression sans limite.
Pour la doctrine catholique, en revanche, la « libre expression » n'est pas un « droit » absolu, et l'idée de lui imposer des limites est tout à fait naturelle. A la condition seulement que ces limites soient fondées en justice, réclamées par le bien commun, et non point arbitraires.
L'arbitraire des inquisiteurs perpignanais fait violence à la justice et à la vérité sur deux points essentiels :
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**1. -- **Ils amalgament dans une même « *extrême droite* » mythique le racisme nazi, le nationalisme français, l' « intégrisme » catholique. Ils y ajoutent le « révisionnisme » historique sur les chambres à gaz, dont n'importe quel universitaire non analphabète est capable de constater que la plupart des auteurs et des éditeurs sont de gauche, d'extrême gauche ou d' « ultra-gauche ». -- En ce qui concerne la revue ITINÉRAIRES, nous récusons, non par caprice, mais preuves et arguments à l'appui, l'étiquette d' « extrême droite », de quelque manière qu'on l'entende ou qu'on la définisse ([^9]).
**2. -- **Au nombre des abominations qui ne sauraient être « couvertes par le droit de libre expression », les inquisiteurs universitaires de Perpignan ont inscrit l' « apologie du nazisme », ils ont omis d'inscrire l'*apologie du marxisme-léninisme,* qui pourtant, au témoignage exprès de Soljénitsyne comme à celui de l'évidence, est beaucoup plus criminel encore que le nazisme : il a été avant lui et il l'est toujours, il a fait plusieurs centaines de millions de victimes dans le monde entier et il continue.
Telles sont les deux raisons principales pour lesquelles les censeurs universitaires de Perpignan sont des imposteurs.
J'invite leurs collègues, leurs étudiants (et leurs bibliothécaires) à le leur dire en face plutôt que de supporter en silence leurs prétentions.
Jean Madiran.
============== fin du numéro 320.
[^1]: -- (1). Bruno Étienne : *L'Islamisme radical* (Hachette).
[^2]: -- (1). II s'agit du tiré à part (hors commerce et d'ailleurs épuisé) de deux articles d'Henri Barbé parus dans ITINÉRAIRES en octobre et en novembre 1959, précédés d'une notice de Jean Madiran sur Henri Barbé.
[^3]: -- (2). Voir *Iota unum* de Romano Amerio, édition française, p. 458 (Nouvelles Éditions Latines).
[^4]: -- (3). Julien Green, *Ce qu'il faut d'amour à l'homme,* pp. 137-138 (Plon).
[^5]: -- (4). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 301 de mars 1986, p. 90.
[^6]: -- (1). Village montagnard où, dit-on, les habitants descendraient des légions allemandes de César. Les spécialistes prétendent que leur patois comprend des mots à consonances germaniques.
[^7]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 309 de janvier 1987 : Débat sur « Mission », par Danièle Masson, Nicole Delmas et Jean Madiran.
[^8]: -- (1). Voir notre brochure : *Le soi-disant anti-racisme,* et dans cette brochure spécialement l'étude critique, par Georges-Paul Wagner, de la loi « anti-raciste » de 1972 et de son application. -- Cette étude de Georges-Paul Wagner retint l'attention des milieux judiciaires et inspira une jurisprudence plus équitable, celle que déplorait *Le Monde* dans son ultimatum du 1^er^ septembre 1987, accusant les magistrats d'être devenus « tous racistes ».
[^9]: -- (2). Voir notre brochure : *Nous ne sommes pas des extrémistes.*