# 321-03-88
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## ÉDITORIAL
### L'hérésie du XX^e^ siècle
*Postface de la seconde édition*
Réédition (aux Nouvelles Éditions Latines) de *L'Hérésie du XX^e^ siècle :* le livre qui propose « l'explication doctrinale de la crise de l'Église ». Il a été écrit en 1967 et 1968. Le revoici donc vingt ans après, augmenté d'une « Postface de la seconde édition » ici reproduite.
#### I
Vingt ans ont passé : je ne change pas quatre mots.
Je rétablis ceux qui avaient été mal imprimés, comme la force « naturelle » de la page 12 qui était évidemment « surnaturelle ».
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L'hérésie des évêques est la même qu'il y a vingt ans. Elle continue, identique dans sa substance. Ce livre, si je l'écrivais aujourd'hui, je l'écrirais tel qu'il est. Je l'ai relu deux fois la plume à la main, prêt à tous les remaniements nécessaires. Je n'ai rien remanié, et je n'ai finalement ajouté que cinq « notes de 1987 ». Je pense avoir donné dans ce livre l'*explication doctrinale* de la crise de l'Église en la seconde moitié du XX^e^ siècle. Cette crise a aussi, conjointement, à différents niveaux, des explications historiques ; mystiques ; politiques ; je ne les nie pas, elles constituent en permanence le contexte implicite, et parfois explicite, de mon exposé. Mais mon objet propre est bien l'explication doctrinale, au sens plein du mot *doctrine,* qui désigne l'enseignement motivé de ce qui est vrai universellement et la réfutation de ce qui est faux universellement : en tous temps et en tous lieux. J'ai la conviction que je ne puis ni faire mieux, ni faire davantage ; et que je n'ai non plus rien à en corriger ou en retirer. Il me sera bien permis d'observer que depuis vingt ans ce réquisitoire doctrinal n'a été contesté par aucune discussion explicite. J'ajouterai une confidence, dont le lecteur voudra peut-être pardonner l'apparente solennité : si j'ai eu en ce monde quelque chose à dire, c'est dans ce livre-ci surtout que je l'ai dit, le moins mal et le plus complètement, encore qu'en résumé, et s'il me fallait ne laisser après moi qu'un seul livre, ce serait celui-ci.
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Mon sentiment n'est pas sans appel, c'est le lecteur qui, hier, aujourd'hui, demain, décide là-dessus. Moi-même je ne me suis certes pas limité à ce livre unique, j'ai écrit beaucoup d'autres choses, et c'était en suivant les inspirations du chroniqueur plus encore que de l'éditorialiste, du moins jusqu'au 5 janvier 1982, où je me suis chargé des disciplines quotidiennement exigeantes du journalisme quotidien. Le présent livre déclarait n'être (page 19) qu'un premier tome. Il aurait pu avoir pour sous-titre : « celle des évêques ». C'est la première phrase du volume. Le second tome s'intitule *Réclamation au Saint-Père.* Il a paru en 1974. Il se présentait comme « la réclamation adressée à Paul VI », mais il n'y a rien à y changer non plus, puisque ses deux premières lignes étaient pour dire : « S'il le faut, c'est jusqu'aux successeurs de Paul VI que ce livre adressera notre réclamation. » Notre réclamation demeure, à la fois insatisfaite et inchangée. Le troisième tome devait s'appeler : *Le sac de Rome* et je pensais l'avoir terminé vers 1975. Je n'en ai publié, et d'ailleurs écrit, qu'une vingtaine de pages, j'ai expliqué pourquoi : tout l'essentiel avait suffisamment été dit et redit, et suffisamment en vain. En annexe ou en conclusion d'une seconde édition de la *Réclamation au Saint-Père,* je placerai sans doute ce *Sac de Rome.*
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On aura ainsi *L'Hérésie du XX^e^ siècle* définitivement distribuée en deux tomes ([^1]).
#### II
La désorientation générale que l'on constate aujourd'hui parmi les hommes d'Église n'est pas un phénomène récent -- et donc n'est pas non plus un phénomène passager. Les idées qui agitent présentement les hommes de vingt à quarante ans sont celles qui étaient agitées au moment de leur naissance, et même avant. Seuls les tics littéraires, ou plutôt rhétoriques, ont évolué, avec la décomposition croissante de la langue française. Le débat est le même. Ou plutôt l'absence de débat : il s'est produit dans l'Église une rupture doctrinale avec la doctrine de l'Église, et cette rupture demeure sans motivation doctrinale proportionnée et officiellement énoncée. Elle allègue des motifs puérils, débiles, sentimentaux, démocratiques, humanistes, elle ne déclare aucun motif catholique, elle esquive le débat en doctrine ([^2]), elle joue au contraire sur l'atrophie doctrinale qu'elle favorise dans les nouvelles générations.
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Pauvres générations nouvelles. On se moque d'elles. On leur propose comme *idées nouvelles* celles qui saccagent l'identité catholique depuis plus de quarante ans, et c'est au demeurant trop peu dire : les idées « nouvelles » de la religion d'aujourd'hui sont celles que l'on trouve recensées comme idées fausses, au siècle dernier, par le Syllabus de 1864. Il y a certes des idées qui changent véritablement, mais c'est dans le domaine des sciences physico-mathématiques et de leurs applications techniques. Elles ne changent pas beaucoup, elles ne changent qu'en apparence dans les domaines de la pensée religieuse, philosophique, morale. Et l'hérésie de la fin du XX^e^ siècle ne s'est même pas donné une apparence nouvelle, elle s'est contentée d'une prétention arbitraire à la nouveauté. On peut dire d'elle ce que Péguy disait du socialisme : -- *Vous l'avez réfuté ? Vous l'avez rendu insoutenable ? Vous l'avez rendu insoutenable pour Platon. Il sera donc soutenu. Il sera le plus soutenu. Par toutes les puissances matérielles. Par toutes les puissances administratives.* Nous ajoutons aujourd'hui : par toutes les puissances médiatiques. C'est Newman qui disait de son côté, je le cite lui aussi de mémoire, mais je voudrais bien que quelqu'un me retrouve où donc il le disait :
-- *Le temps viendra où l'on tiendra le christianisme pour réfuté. Il n'aura pas été réfuté, mais on répandra partout la conviction qu'il est réfuté définitivement, que c'est un fait acquis et qu'il n'y a plus à y revenir.* Ce temps qu'annonçait Newman, le voici, nous y sommes depuis vingt ou quarante ans.
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*Ce sont les docteurs catholiques eux aussi qui ont désormais la conviction que le christianisme tel qu'il était pensé et vécu a été réfuté*. Ils se lancent dans un christianisme nouveau, d'une nouveauté qui a déjà un siècle ou deux, mais enfin un christianisme différent du christianisme ancien, un christianisme de droits de l'homme et de démocratie, de pluralisme et de construction du monde, parce que le christianisme ancien leur paraît dépassé. Ils ne croient plus à la virginité perpétuelle de Marie, ils ne croient plus à l'ascension du Seigneur, ils ne croient plus que les Évangiles nous rapportent historiquement la vie et les paroles de Jésus, ils ne croient plus à la résurrection des corps, pas même à celle de Jésus-Christ, ils ne croient plus que le Christ est vrai Dieu en même temps que vrai homme, ils ne croient plus que le sacrifice de la messe est le renouvellement non sanglant du sacrifice du Calvaire, ils ne croient plus que Jésus est présent en corps, en âme et en divinité dans l'hostie consacrée, et ne le croyant plus, ils ne le professent désormais que du bout des lèvres, ou pas du tout. Et quelquefois ils s'imaginent le croire encore, mais c'est d'une foi trop faible pour apercevoir que ces croyances sont dévastées par les docteurs, prédicateurs, professeurs, communicateurs qu'ils cautionnent, qu'ils couvrent et qu'ils défendent.
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La « modernité » qu'a épousée l'épiscopat est essentiellement une négation de la loi (morale) naturelle en tant que certaine, objective, obligatoire, universelle, immuable. Mais s'il n'y a plus de loi naturelle, il n'y a plus de misère humaine qui ait un sens et qui soit guérissable par un salut venu d'en haut ; il n'y a plus de religion ; il n'y a plus que la religion de l'homme, chantée, dans le vocabulaire d'un évangélisme devenu mythologie. Le rejet de la loi naturelle est le principe d'une apostasie sans doute immanente, mais finalement totale.
Je croyais il y a vingt ans, on le voit notamment page 95 et page 119, que la puissance intrinsèque de la vérité publiquement énoncée allait provoquer « un réveil en fanfare » et culbuter la religion nouvelle. Ce ne fut vérifié que pour les esprits non encore contaminés, notamment chez les jeunes : j'en rencontre, aujourd'hui à l'âge d'homme, qui me disent que *L'Hérésie du XX^e^ siècle* vint efficacement les avertir et les prémunir au moment de leur adolescence où ils auraient pu basculer, ou au moins être entamés. Dans l'ensemble du corps épiscopal, au contraire, ni mon *Hérésie du XX^e^ siècle,* ni trente années d'analyses et d'explications de la revue ITINÉRAIRES, ni les travaux plus ou moins analogues publiés par d'autres, n'ont produit aucun effet, pas plus que si nos démonstrations et réfutations n'avaient jamais existé.
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C'est que sur ce point la comparaison d'un corps social avec un organisme vivant est parfaitement exacte : ce sont seulement les maladies, et les idées fausses, qui se propagent par contagion. La vérité est comme la santé, une simple contagion ne suffit pas à la restaurer. La santé est un mystère. La santé dite physique est déjà un mystère de connivence hiérarchisée entre l'âme et le corps. Combien plus mystérieuse encore est la santé religieuse.
En revanche je ne me trompais pas quand j'expliquais comment et pourquoi, en octobre 1966, l'épiscopat avait « publiquement franchi, à vues humaines et sauf intervention miraculeuse, le point de non retour » ([^3]). Vingt ans après, on peut constater qu'en effet il n'en est pas revenu. Le « pourquoi » et le « comment » que j'en donnais sont toujours à l'œuvre au sein même de l'Église.
#### III
Toute mutation religieuse a des conséquences politiques. L'apparition du christianisme dans le monde en a eu, et pour longtemps. L'arianisme, l'islamisme, le protestantisme en ont eu et en ont.
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La déchristianisation moderne en a. L'hérésie du XX^e^ siècle a aussi les siennes, qui occupent le second chapitre de la troisième partie, et toute la sixième partie.
Avec les progrès récents de l'ignorance religieuse et de l'obscurantisme spirituel, la défaillance globale de l'épiscopat n'est en général perçue du peuple chrétien que lorsqu'on en vient très concrètement au faire et au prendre. L'anomalie d'une -- Église où les évêques ont interdit tous les catéchismes catholiques préexistants, y compris celui du concile de Trente, y compris celui de saint Pie X, est la cause d'un grave soupçon, d'une grande méfiance à l'égard de la hiérarchie. Mais on reste souvent très prudent, ou très timoré, par crainte de s'entendre comparer au Gros-Jean qui voulait en remontrer à son curé. Au contraire quand il s'agit de politique, le peuple chrétien sent, sait et dit que les évêques déraisonnent, et scandaleusement.
Cette déraison n'est pas l'effet de caprices individuels. Les évêques de 1987 ne sont plus ceux de 1968. Ils font pourtant toujours la politique qu'en mai et juin 1968 leurs prédécesseurs annonçaient sans ambages. On peut incriminer la coutume selon laquelle les évêques français se recrutent, en fait, par cooptation. On peut aussi, en sens contraire, remarquer que le gauchisme marxisant n'est pas une exclusivité de l'épiscopat français, mais une contagion idéologique largement répandue, aussi bien parmi les évêques brésiliens que chez les bureaucrates de la curie vaticane.
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Je ne prétends pas que le phénomène soit exclusivement français ; simplement, c'est en France surtout que je l'ai analysé. De tout temps l'hérésie ne devient dangereuse que sous le masque catholique, à l'intérieur de la hiérarchie. A la fin du règne de Léon XIII, la franc-maçonnerie, son anti-dogmatisme et son modernisme avaient pénétré dans l'Église : in sinu gremioque Ecclesiae, constatait saint Pie X. De même le communisme n'a pas attendu la mort de Pie XII pour y pénétrer lui aussi.
Je dis bien le communisme. Sans doute les évêques ne font pas habituellement voter pour le parti communiste : mais ils ne le tiennent plus pour l'intrinsèquement pervers, ils ne le désignent plus comme le pire. La progression incessante de l'esclavagisme communiste, marchant ouvertement à la domination mondiale et courbant sous son empire nation après nation, ils ne considèrent plus qu'elle constitue le plus grand danger temporel et spirituel de notre temps (et c'est pourquoi ils récusent le message de Fatima). Simultanément, les formations, les tendances, les comportements politiques que l'épiscopat réprouve avec le plus de sévérité, le plus de rigueur, sont ceux des militants déclarés de l'anti-communisme.
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Aujourd'hui les évêques sont à gauche : mais point dans une gauche modérée, tout le monde le voit, le constate, le sait, ils sont en connivence avec la gauche sectaire, la gauche maçonnique, la gauche marxisante, la gauche immonde des Polac, des Jack Lang, des Harlem Désir, des coluchonneries, de Danièle et François Mitterrand ; et ils acceptent, jusque dans les directions collectives de leurs organismes mandatés d'Action catholique, des militants communistes. Mais ce n'est pas d'aujourd'hui. Ce sont les effets directs, ce sont les implications inévitables des doctrines et des intentions que leurs prédécesseurs énonçaient déjà il y a vingt ans, le présent livre l'atteste et le rappelle. L'implantation dans l'Église de l' « hérésie du XX^e^ siècle » n'est ni superficielle ni passagère.
#### IV
L'Église de Jésus-Christ est une, sainte, catholique, apostolique. A chaque époque, cette apostolicité, cette catholicité, cette sainteté, cette unité animent ou désertent plus ou moins la structure de fondation divine sur laquelle repose temporellement sa continuité visible : la succession apostolique et la primauté du siège romain. Cette succession, cette primauté ne sont pas exemptes de défaillances graves ; aujourd'hui universellement catastrophiques. Mais ce qu'elles font mal, ou ce qu'elles ne font pas, personne d'autre ne peut le faire à leur place.
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C'est pourquoi, plus qu'un réquisitoire, ce livre a été et il demeure une réclamation qui ne cesse de s'adresser à la hiérarchie catholique.
Cette hiérarchie, et par suite le corps entier du clergé et du peuple, se trouvent collectivement en un état de *non-résistance* croissante au mal et à l'erreur. Non-résistance au *communisme,* c'en est la manifestation la plus visible et la plus immédiate, la plus concrètement dramatique. C'était déjà de « non-résistance au communisme » que je parlais en 1955 dans *Ils ne savent pas ce qu'ils font* et dans *Ils ne savent pas ce qu'ils disent.* Une telle non-résistance, l'Église ne l'a pas inventée, elle l'a contractée au contact de l'intelligentsia et de la politique occidentales qui n'avaient pas compris d'elles-mêmes ce que Soljénitsyne leur enseignerait, d'ailleurs en vain, à la fin des années soixante et tout au long des années soixante-dix : le communisme est pire que tout, pire que le nazisme, pire que le racisme, il est le péril principal. En cela l'Église a subi la contagion de la « modernité », qui a pour elle, sans doute, ses bouleversants progrès dans la domestication de la matière, y compris de la matière vivante, mais qui est une régression épouvantable de la religion naturelle et de la religion -- révélée. Alors, pour nous faire voir ces réalités spirituelles du XX^e^ siècle, il nous a été donné une image et un symbole : le sida.
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Il est d'abord en lui-même une réalité affreuse : une déchéance de la santé physique par une non-résistance croissante de l'organisme aux contagions ; une déficience immunitaire. Les âmes aujourd'hui sont menacées ou atteintes d'un syndrome parfaitement analogue. Et si la contagion du sida, avant de devenir quasiment universelle, s'est d'abord généralisée par des contacts physiques moralement infâmes, le sida mental et religieux procède lui aussi d'embrassades, mais spirituelles, qui étaient contre nature : il faudra bien un jour en venir à le comprendre. Mais ce n'est pas demain la veille : les évêques français ont au contraire, en juin 1987, engagé leur autorité apostolique dans l'enseignement que le sida n'est pas du tout un châtiment divin, principalement pour cette raison qu'il a des causes naturelles : par quoi l'on voit que la débilité intellectuelle demeure une caractéristique essentielle du corps épiscopal en cette seconde moitié du XX^e^ siècle.
L'évêque de Metz vient de mourir. Il a été le porte-parole historique des formules qui définissent l'hérésie du XX^e^ siècle. Il ne m'a jamais rien répondu. Il n'a jamais rien rétracté. Il n'a pas réparé. Je lui souhaite d'avoir eu l'excuse absolutoire de l'ignorance invincible.
*Septembre 1987*
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### La fécondation « in vitro »
par Guy Rouvrais
DÉSIRER UN ENFANT, quoi de plus légitime pour un couple ? Et être frustré de la joie d'en avoir, quel drame et quelle douleur ! Aussi lorsque des médecins, se penchant avec sollicitude sur le cas de ces couples, proposent une issue par la fécondation artificielle, le bon peuple, certaines autorités « morales », et l'opinion en général, approuvent cette « avancée scientifique ». L'Église, elle, dit non, fermement, sereinement, définitivement.
Comme après l'encyclique *Humanae vitae,* on cherche à accréditer l'idée que l'intransigeance catholique est inhumaine et que l'Église ignore ou méprise les situations dramatiques dans lesquelles se débattent les couples. C'est ce qui s'est passé dès le 10 mars 1987 après que la Congrégation pour la doctrine de la foi eut condamné toutes les méthodes de procréation artificielle :
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On remarquera que les critiques ecclésiastiques ou politiques opposent des *situations* aux *principes.* Ainsi, le ministre de la Santé, Mme Barzach, crut-elle, dès le 11 mars 1987, devoir déclarer qu'elle regrettait que « l'Église n'ait pas sérié les problèmes et qu'elle ait donné un avis global négatif sur des situations très diverses ». Redoutant que le document du Vatican « ne crée des difficultés, des crises de conscience aux couples et médecins catholiques », Mme Barzach indique qu'elle souhaite « réapprofondir ces questions avec les autorités religieuses » ([^4]). Le ministre de la santé se mêle manifestement de ce qui ne la regarde pas en tant que ministre de la santé ; le problème des médecins catholiques ne relève pas de la compétence du gouvernement.
N'attendant point de Mme Barzach qu'elle nous éclairât sur la théologie morale notre déception est modeste. En revanche, des théologiens, dès la publication du document, ont défendu une position voisine. C'est le cas du Père Charles Lefèvre, professeur d'éthique médicale à l'Institut catholique de Lille. Le principe, c'est qu'il n'y a pas de principe : « La réflexion éthique actuelle enregistre la reconnaissance croissante d'un critère longtemps dédaigné : l'acte se juge à ses conséquences, l'arbre à ses fruits -- formule évangélique, mais qui ne saurait suffire à tout. En matière de procréation assistée, plutôt que les principes, on examine les retombées pour l'enfant et pour le couple : leur vie de relation sera-t-elle aimante et vraie ? » (**4**). Rome ayant parlé, le débat n'est pas clos : il s'ouvre. C'est le processus classique, aussi le Père Lefèvre demande « l'approfondissement de ces questions ». De même, la faculté catholique de Lille après avoir pris connaissance du texte a tenu à affirmer qu'elle continuera ses expériences de procréation artificielle, en ajoutant : « Notre préoccupation d'appartenance ecclésiale nous in-cite à demander à la Congrégation pour la doctrine de la foi d'accepter d'ouvrir sur cette question particulière un dialogue avec nous-mêmes et les autres universités catholiques concernées » ([^5]).
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Ce dialogue réclamé a posteriori a déjà eu lieu *avant* l'élaboration de la décision romaine : « ...Dans nos rencontres avec les théologiens, les moralistes, les chercheurs, les savants, a expliqué le cardinal Ratzinger, nous avons privilégié les personnes compétentes, représentatives de tendances différentes, indépendamment de leur statut : nous avons interrogé des universitaires catholiques, mais aussi des chercheurs travaillant dans des établissements laïcs. »
Tout cela, les ecclésiastiques contestataires ne l'ignorent pas. Ce qu'ils déplorent, *ce n'est pas, en réalité, l'absence de dialogue, mais que Rome décide en dernier ressort contre les spécialistes ou ceux qui se prétendent tels.* Ce qu'ils veulent, *ce n'est pas un dialogue mais un référendum* qui dépouillerait l'Église hiérarchique de sa fonction essentielle de gardien de la loi naturelle, chargé de dire ce qui est licite et ce qui ne l'est pas.
\*\*\*
Ce rappel des réactions immédiates à la publication du document romain sur la bio-éthique était indispensable pour aborder « l'affaire » qui a défrayé la chronique ces derniers mois, celle des médecins catholiques de l'hôpital Notre-Dame du Bon-Secours. On se souvient que le conseil d'administration de cet hôpital catholique avait décidé, conformément aux directives romaines, de mettre fin aux expériences de fécondation artificielle qui y étaient pratiquées jusqu'ici. Cette position avait le mérite de la clarté ; dans un communiqué, la direction de l'établissement rappelait que le caractère propre de l'hôpital « *lui fait obligation de suivre les instructions de l'Église. Or celle-ci considère comme moralement illicites les fécondations in vitro, même au sein du couple* ».
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On rappellera également que les médecins exerçant dans l'établissement, acceptaient, au moment de leur engagement, de respecter sa vocation catholique. Là-dessus, le docteur Chartier, chef du service gynécologique, démissionne de ses fonctions. Un peu plus tard, le 16 janvier 1988, un texte est adopté à l'unanimité par la commission médicale de l'hôpital qui manifeste son soutien au docteur Chartier.
Ce qui doit attirer l'attention ce sont les motifs invoqués par le docteur Chartier pour refuser la décision de l'Église. Ceux-ci sont tout entiers dans les thèses développées dès la publication de l'instruction romaine. Pendant près d'un an des établissements catholiques, comme ceux de Lille et de Paris, auront bafoué l'enseignement le plus clair de Rome sans qu'il y ait de réactions de sa part. Nous nous plaisons à voir dans cette attitude le signe de la miséricorde de l'Église qui ne veut pas la mort du pécheur mais qu'il se repente ; en l'occurrence, on pouvait concevoir que le Vatican accordât aux universités et aux hôpitaux catholiques un délai pendant lequel les médecins et les enseignants chrétiens étudieraient, réfléchiraient, prieraient afin de mettre leur conscience erronée en harmonie avec l'enseignement de l'Église qui exprime les exigences de la loi naturelle. Mais ce délai n'a pas servi à cela. Il a été utilisé pour propager la révolte contre Rome, pour développer les sophismes du Père Lefèvre (voir plus haut) et de quelques autres. Les médecins catholiques, loin d'être éclairés par les théologiens, ont été enracinés dans leur refus.
Il n'est donc pas étonnant de retrouver sous la plume du docteur Chartier, et de quelques-uns de ses confrères, les mêmes thèses que celles des prêtres contestataires et des théologiens laxistes. Un ancien de Bon-Secours, le docteur Michel Dubost explique, dans les colonnes très hospitalières du *Monde :* « Cette doctrine-là est le fait d'un raisonnement désincarné ; elle ne résiste pas à la voix du bon sens de chacun. La voix du peuple est la voix de Dieu.
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Le peuple chrétien n'a que faire des hautes spéculations de quelques théologiens attardés. Le peuple chrétien n'a que faire de la théologie car il est la théologie. » Un autre, Jacques Lansac, professeur de gynécologie obstétrique, écrit lui aussi : « Il y a des médecins, des scientifiques chrétiens -- dont je suis -- qui partagent la même espérance que vous et sont tristes de penser que l'Église, une fois de plus, se trompe et devant ce problème de technique de procréation prend peur et énonce mal l'espérance du message évangélique. » Le docteur Chartier, pour sa part, estime : « Avec la communauté scientifique, avec l'opinion de la grande majorité des théologiens et des couples chrétiens, on peut dire que les arguments développés par le texte romain ne sont ni fiables ni convaincants. »
Ainsi *l'Église qui n'excommunie plus se voit-elle excommuniée* par ces médecins, ces professeurs, ces scientifiques qui persistent à se dire catholiques tout en récusant la morale qui est indissociable du catholicisme !
Ces médecins prétendent, au nom de la science, au nom de *leur* science, interdire à l'Église de se prononcer sur les problèmes éthiques liés à la procréation, mais *eux* n'hésitent pas à empiéter sur le terrain de l'Église pour faire de la théologie. Quand le docteur Dubost écrit « Le peuple chrétien (...) est la théologie », ce n'est pas en médecin qu'il parle. Ces praticiens ont une théologie commune qui ne doit rien à leur savoir médical. Elle s'énonce ainsi : *Dans le domaine de la morale le magistère hiérarchique doit s'incliner devant la volonté majoritaire du peuple de Dieu.* Lequel peuple de Dieu est lui-même invité à s'agenouiller devant « la communauté scientifique » lorsque celle-ci se prononce ex cathedra.
Sans doute, cette théologie-là, les médecins dont nous parlons sont conscients de la proférer. Mais il est probable qu'ils ne se rendent même pas compte que d'autres affirmations qu'ils jugent anodines engagent également toute une théologie.
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Quand Jacques Lansac écrit : « L'Église (...) devant ces problèmes de *technique de procréation...* », il ne s'aperçoit pas que cette expression est précisément ce qui le sépare de la vision de l'Église. La procréation ne sera jamais un problème technique. C'est l'union d'un homme et d'une femme ordonnée à la conception d'un enfant. Pour le professeur Lansac, la conception in vitro n'est qu'une technique différente de la « technique » traditionnelle pour procréer. La morale n'a pas à trancher entre ces « techniques ». Dans le même article, il écrit : « Pourquoi sublimer le sexe par rapport à l'appareil cardiovasculaire ou digestif ? » Pourquoi ? Parce que l'union sexuelle exprime l'engagement de la personne tout entière, c'est l'engagement d'un couple qui se donne irrévocablement. L'Église, dans son refus, défend la dignité humaine. Ces médecins catholiques défendent une conception mécaniste de l'homme et de la sexualité.
Dès l'une des premières fécondations artificielles in vitro, en 1984, *l'Osservatore romano* rappelait : « *Comme l'affirmait Pie XII, un couple n'a pas le droit absolu d'avoir des enfants ; ce qui compte le plus, ce n'est pas d'avoir un enfant à tout prix mais de l'avoir de* « *façon humaine* »*, ajoutait le pape* »*.*
L'enfant a cessé d'être reçu comme un don. Il est devenu un droit. Dans le même temps, on supprimait le droit essentiel de l'enfant : le droit de naître. Singulier paradoxe ! Des centaines de milliers d'enfants finissent dans les incinérateurs des hôpitaux, à cause de l'avortement, tandis que des couples qui veulent un enfant n'en ont pas. Et si au lieu de tuer l'enfant qu'elles portent ces femmes en faisaient don à celles qui se désespèrent de n'en avoir point ? Ainsi, dans tous les cas, la loi naturelle serait respectée pour le profit de tous : les mères qui ne veulent pas de leur enfant, l'enfant lui-même et les couples stériles.
Guy Rouvrais.
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### La déscolarisation
*des âges et des professions\
qui n'ont rien à faire\
sur les bancs d'une école*
par Rémi Fontaine
LA RÉFORME souhaitable de l'enseignement suppose à notre avis deux conditions générales :
-- *La séparation de l'école et de l'État,*
*-- la déscolarisation des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école.*
Ces deux principes sont au sommaire de nos quatorze revendications politiques (respectivement à la cinquième et sixième place) dans le rappel que nous en avons fait au numéro 229 d'ITINÉRAIRES (janvier 1986). Nous avons déjà traité de la séparation de l'école et de l'État au moyen de l'institution du coupon scolaire (numéro 300 d'ITINÉRAIRES, février 1986). Nous voudrions développer ici dans son fond la deuxième condition, selon l'une des idées fondamentales d'Henri Charlier dans son livre : *Culture, École, Métier* (NEL). La nouvelle loi sur l'apprentissage, du 23 juillet dernier, nous en donne l'occasion.
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Cette loi veut ouvrir l'apprentissage aux entreprises de toutes tailles et en généraliser la pratique dans tous les secteurs (notamment les industries de pointe : métallurgie, électronique, chimie...), autoriser ainsi l'accès à des niveaux de qualification plus élevés du CAP au BEP, aux baccalauréats professionnels, permettre enfin aux entreprises de développer leurs propres écoles et de délivrer leurs diplômes. Soulignons qu'un système analogue existe déjà en Allemagne de l'Ouest où l'on forme environ 1.800.000 apprentis (63 % de la jeunesse allemande de 16 à 19 ans) contre 225.000 en France. En outre, 90 % des apprentis en RFA trouvent un emploi en fin de formation contre seulement 65 à 70 % en France.
Néanmoins, cette loi a suscité une opposition véhémente des syndicats de l'Éducation nationale qui ont vu dans son projet -- monopole oblige ! -- une filière concurrente de l'enseignement technique public. Comme si c'était un vice, le système éducatif ne pouvant se limiter qu'à l'Éducation nationale. Alors que M. Monory (comme M. Chevènement) ambitionnait, dès l'orée de son ministère, de faire parvenir 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat, on a crié trahison contre ce remède trop commode à *l'échec scolaire !*
La FEN a vu dans la loi une « *machine de guerre* » contre l'Éducation nationale et son enseignement technique, tant il est clair que, pour elle, il ne peut exister en France qu'une seule filière de formation possible, dont elle tient bien sûr les rênes.
« *Rien n'indique,* fulminait en juillet *l'Humanité* à propos des nouvelles mesures contre l'échec scolaire, *que Mme Alliot-Marie* (secrétaire d'État auprès du ministre de l'Éducation nationale, chargé de l'enseignement) *ait renoncé à exclure le cinquième d'une classe d'âge du collège. Au contraire. Le projet de loi sur l'apprentissage que le gouvernement vient de faire adopter par le Parlement apparaît comme une illustration de ce qu'elle appelait* « *une entrée rapide dans la vie professionnelle* »*. Cette légalisation d'une* « *école pour riches* » *et d'* « *une école pour pauvres* » *sert en fait de fil conducteur aux mesures décidées...* »
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Que dirait donc *l'Humanité* de notre proposition de « *déscolariser massivement* » les âges et les professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école (voir notre enquête politique de janvier 1978 : ITINÉRAIRES n° 219) ? Ils ont des yeux et ils ne voient pas... Mais il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !
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Quand nous réclamons (bien au-delà de cette loi sur l'apprentissage) une certaine *déscolarisation,* nous ne souhaitons pas, bien sûr, l'inculture et la misère du cinquième (et bien davantage) d'une classe d'âge retiré du collège. Au contraire. Bien loin d'approuver la désertion de la culture et d'inviter les jeunes à se dispenser du travail intellectuel, nous voulons montrer qu'ils peuvent le faire et le faire ailleurs que dans les écoles établies.
« *La plupart des hommes,* disait Henri Charlier, *ont à penser dans leur métier, par leur métier et sur leur métier* (*...*)*. L'enseignement actuel, si chargé de tant de connaissances diverses et soi-disant fait pour préparer à la vie, a une tare profonde, c'est d'être séparé des métiers. Il sépare les jeunes gens de leur métier naturel et même de tout métier.* »
Autrement dit, nous pensons qu'au-delà d'un certain seuil d'instruction élémentaire (et donc d'un certain âge), les bancs de l'école ne sont plus le seul lieu idoine à l'épanouissement intellectuel d'une majorité d'adolescents. « *La réforme de l'enseignement, la réforme intellectuelle,* résume Charlier, *consistent à réformer les intellectuels et non à faire de tout le monde des intellectuels* ». Tout le monde n'est pas fait pour apprendre comme on apprend à Normale Sup. ou à Polytechnique...
Rien n'a fait plus de tort à notre jeunesse que ce snobisme et ce dédain bourgeois pour les métiers manuels, cette façon ridicule de préférer la pensée à l'action, d'opposer l'intelligence spéculative à l'intelligence ouvrière, la raison à la main. Comme si la main pouvait se passer de logique ! Travailler le bois c'est avoir du bois une intelligence plus complète. Si le geste est dirigé par l'intelligence, il enrichit l'intelligence et forme l'artisan, l'ennoblit par un *habitus* propre.
Un vieux préjugé a trop longtemps confondu l'intelligence scolaire et l'intelligence tout court, l'intellectuel et l'intelligent. Ce n'est pas mépriser la culture que de montrer que l'apprentissage peut apprendre à penser autrement qu'à l'école.
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Et ce n'est pas mépriser les livres que de penser qu'il peut même apprendre à lire ailleurs que dans une « cité des livres ». Les livres, outils du savoir, ont trop servi finalement à économiser l'intelligence. « *Va dans la forêt,* disait saint Bernard, *les arbres et les pierres t'enseigneront ce que tu ne pourrais apprendre des maîtres du savoir.* »
Le système éducatif français est véritablement enté sur une funeste tradition idéaliste qui a coupé l'école du réel et stérilise depuis des générations les intelligences et les aptitudes d'une multitude d'individus.
Ce n'est pas par sadisme que certaines écoles des siècles passés exigeaient silence et immobilité de la part des élèves. C'est par fidélité à leur cartésianisme, par méfiance à l'égard du sensible ! L'enseignement devait « s'inculquer » la tête fixe et les bras croisés parce que le corps n'y avait aucune part. Nous nous trompons, pensait Descartes, « *parce que nous avons été enfants avant que d'être hommes* » et que nous avons jugé « *des choses qui se sont présentées à nos sens, lorsque nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison* »*.* Il s'agissait de faire « table rase » (comme disait Descartes) de ses expériences pour ouvrir l'enfant au monde des idées (innées) et le faire ainsi parvenir au monde des « adultes ». Il reste aujourd'hui de cette pédagogie rationaliste une école radicalement coupée des réalités de la vie. Et qui prolonge toujours plus loin la séparation.
Sur 70 ou 75 ans d'existence, le Français moyen en passe de nos jours 15 à 20 dans les écoles et les universités. La quasi-totalité de nos jeunes contemporains vivent près de la moitié de leur vie active comme lycéens ou étudiants. Pendant 8 à 12.000 heures de leur croissance, les jeunes citoyens passent le plus clair de leur apprentissage à penser, croire et voir le monde sur les bancs des écoles ; ajoutons, pour plus de 70 % d'entre eux, sur les bancs républicains des écoles laïques et athées.
« *Avec plus de précision que n'en mettent les horlogers suisses à fabriquer les montres qui font leur réputation dans le monde, nous fabriquons dans nos écoles,* commente le psychologue Michel Menu, *des agnostiques, et des athées* (ajoutons des pseudo-intellectuels). *Sur mesure. Et en quantité. Il s'agit d'une industrie lourde et organisée où règne un pur stakhanovisme.*
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*L'école actuelle pré-fabrique des cerveaux aussi totalement hermétiques au surnaturel* (et à la nature des choses !) *qu'allergiques à tout ce qui, de près ou de loin, pourrait suggérer que ce qui compte, avant tout, pour l'homme, est sa destination... finale.* » (*Crise de Dieu ou crise de l'homme,* Beauchesne.)
On admettra que c'est énorme et... peu productif. Est-ce formateur ? Sur 780.000 jeunes sortis du système scolaire en 1985, seulement 290.000 ont été directement recrutés. A la fin de leurs études évidemment trop abstraites et souvent trop longues, la plupart des élèves ne sont capables d'autre travail que de lire des livres et de compiler plus ou moins correctement (cf. le rapport Martinez). Ils deviennent alors directement chômeurs ou, dans le meilleur des cas, fonctionnaires, bureaucrates, employés, instituteurs et professeurs. Ils n'ont pas même l'idée qu'ils pourraient faire autre chose peut-être de plus adapté à leurs qualités personnelles et de plus épanouissant.
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Même l'enseignement dit « technique » est aujourd'hui victime de ce type d'erreur qu'Henri Charlier appelait ironiquement : « *l'enseignement de la natation par correspondance* »*,* coupé du réel, intellectualiste. Enseigner les mouvements de la natation à sec sans que l'élève se mette à l'eau et fasse l'expérience de sa densité, c'est profondément ridicule. C'est pourtant, par caricature, ce qui s'enseigne sérieusement dans certaines écoles. Même les sciences pratiques s'enseignent abstraitement, l'expérience passant pour un amusement. On y enseigne une sorte de théorie abstraite de la pratique ou bien un maniement scientifique de la quantité qu'on croit pratique, mais « *qui éloigne autant de la vie et des métiers que la pure théorie intellectuelle,* disait Charlier ; *tandis que la pratique véritable des métiers se butte pour ainsi dire à chaque coup d'outil à une nature des choses qui forme admirablement les intelligences non seulement à la pratique, mais à la réflexion sur la nature et sur l'esprit* »*.*
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« *C'est une erreur,* écrivait-il encore, *de confier la formation professionnelle au ministère de l'Éducation nationale ; on ne saurait apprendre les métiers qu'à l'atelier et non dans les écoles, celles-ci sont toujours en retard sur l'atelier pour les méthodes et les maîtres formés dans l'université ont une formation logique trop simpliste* (*...*) *Sans doute il faut instruire la jeunesse, mais à créer non à enseigner...* »
L'enseignement technique français a au moins 30 ans de retard sur la réalité industrielle, affirmait pour sa part Jean-Marie Le Pen dans notre enquête politique de 1983 : « *Les maîtres sont coupés des réalités de la production, enclins à la paresse et à la sclérose intellectuelle qui envahissent un corps enseignant hyper-syndicalisé* »*.* Il importe de rendre aux métiers et aux gens de métier la formation de la plupart des jeunes. L'apprentissage est en outre un apprentissage de l'esprit d'entreprise. C'est un facteur d'entente sociale.
Déscolariser les âges et les professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école, c'est avant tout déscolariser l'intelligence, désuniformiser l'éducation. Il y a plusieurs façons d'être intelligent. Et le signe de la santé intellectuelle, n'est-ce pas d'abord, ainsi que nous le rappellent les psychologues, le sens du réel, l'adaptation au réel ? Il y a trop d'enfants à qui on impose un système pédagogique qui n'est pas fait pour eux. Dès l'âge de treize ans, ils n'ont plus aucune chance de succès à l'école, s'y ennuient et gaspillent leur temps et leurs talents. Il faut abaisser l'âge de la scolarité obligatoire et favoriser l'organisation de l'apprentissage des métiers. Ils se formeront mieux et gagneront plus vite leur vie. Il faut mettre fin à cette prolongation excessive de l'obligation scolaire jusqu'à seize ans, à ce surmenage intellectuel sans raison et sans fruit. La scolarisation, au lieu d'être exclusive, intensive et permanente jusqu'à cet âge, devrait être adaptée et orientée en fonction de l'économie et des besoins de la jeunesse. Prolongée même, autant qu'il faut, sans l'impératif catégorique des « échéances » avec ses faux critères d'âge.
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Ne plus opposer l'école à la vie, c'est à l'inverse du courant actuel, « déplacer » l'école à l'atelier, à l'entreprise, sur un lieu de travail où la connaissance des choses et des hommes ne soit pas seulement littéraire et scolaire. Non pas faire par exemple des écoles de la ferme mais des fermes-écoles !
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Des écoles de la vie. Intéresser et responsabiliser. Donner le sens du concret, le toucher de l'intelligence. Et c'est bien avant seize ans que la majorité des jeunes Français devraient alterner l'apprentissage et l'enseignement secondaire, les stages et les cours, le pupitre et l'établi. Quitte à reprendre ensuite, s'ils en ont la compétence et la vocation, des études supérieures purement théorétiques. « *Il faut d'abord avoir une instruction générale,* disait d'Arsonval, *et mettre la main à la pâte. On ne comprend bien que ce qu'on a du mal à exécuter.* » Plus qu'une instruction, c'est alors une éducation.
L'à-peu-près qui se généralise un peu partout, à cause essentiellement du caractère abstrait de l'enseignement scolaire, est l'ennemi numéro un du travail concret. Or l'à-peu-près est un manque d'intelligence comme de volonté. « *L'intelligence,* disait le père Jean Rimaud, *ne consiste pas à se débrouiller vaille que vaille, il n'y a jamais qu'une façon de faire parfaitement une chose quelconque, respecter la nature des choses comme la vérité des idées.* »
« *Et nous voilà,* ajoutait ce pédagogue, *à la rencontre de la valeur intellectuelle du travail bien fait et de sa valeur morale de loyauté et d'honnêteté. Il n'est vraiment pas inutile d'avoir assisté un jour à cette rencontre. Pas plus qu'il n'est inutile d'avoir aperçu l'union de* (*intelligence et de faction parce que nous les avons trop opposées, aboutissant à vider le travail manuel, la technique, de sa valeur d'intelligence, à décharner l'intelligence en la confinant hors du réel.* »
« *Il y a une nature des choses à connaître, qui est inattaquable à la salive* », enseigne parallèlement Henri Charlier.
Le spirituel est lui-même charnel, comme dit Péguy. C'est dans une symbiose de l'âme et du corps que se fait au mieux l'éducation de l'homme complet. La pédagogie qui découle de cette conception, aux antipodes de l'idéalisme, est à la fois ouverte sur la vie et sur la société. C'est au fond, implicitement, la méthode d'éducation qui existait dans l'Ancienne France (et plus encore au Moyen Age) où les enfants rentraient naturellement dans la vie active dès le plus jeune âge et sans pour autant renier leur intellect.
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Turenne à douze ans dormait sur l'affût d'un canon. Et Condé gagnait à vingt et un ans la bataille de Rocroi. Ni Molière ni Couperin n'étaient bacheliers. Manquaient-ils de culture générale ? Les adolescents et même les enfants ne se distinguaient guère des adultes. Ils avaient des préoccupations d'adultes. On leur faisait confiance. L'éducation d'alors, avec ses limites, n'en faisait pas des assistés, dadais à perpétuité. A la maison comme sur le chantier, on leur confiait des tâches d'adultes. L'enfant ainsi responsable n'était alors un marginal ni dans l'économie, ni dans la société, ni dans la politique. Il partageait l'action, les fêtes et parfois les combats des adultes. L'éducation donnait sa place et sa chance tant aux exercices physique et manuel qu'à l'étude et à la prière. Elle équilibrait le travail par le jeu qui se pratiquait à tous les âges comme la danse et le chant. Cela faisait au total une culture, même si Jules Ferry n'était pas passé par là...
« *Jusqu'à cette époque,* écrit Pierre Géraud-Kéraod, *on avait pensé que tout l'adulte est déjà dans l'enfant et tout l'enfant est encore dans l'homme. Cela permettait ce mélange intime du jeu et du travail, de la fête et du labeur que nous retrouvons encore dans les campagnes de la première moitié du XX^e^ siècle. Cela permettait de donner un enseignement correspondant aux expériences d'action que chacun pouvait faire sur le terrain. Chaque famille, chaque terroir, chaque corporation apportait à ses membres des règles, une conduite, un style de vie qui épousaient étroitement la personnalité de chacun. Ainsi naissait une exacte conscience de l'équilibre des droits et des devoirs qui est à la base de l'éducation d'hommes responsables. C'est dans la fidélité à soi-même, à sa parole, à toutes ses attaches que le jeune de cette époque pouvait trouver la vraie liberté chrétienne qui consiste à faire le bien. Et à travers la liberté chrétienne, cueillir la vraie joie.* » (« Situons notre pédagogie », *Maîtrises,* décembre 1977.)
L'école moderne a rompu avec cette insertion directe de l'enfant dans la vie active. Elle fabrique en quelque sorte des « actifs » à retardement, « par correspondance », par projection intellectuelle ! On peut être reçu à l'École navale sans avoir jamais navigué, ni avoir aucune des qualités nécessaires à un marin et à un chef.
Connaître la méthode n'est rien : « *Les intellectuels,* disait Henri Charlier, *usent du langage sans se douter qu'il est aussi étrangement arbitraire que le dessin, qui pour représenter l'espace doit commencer par supprimer une de ces dimensions.* »
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Il faut un long apprentissage du métier pour bien saisir en chaque cas la règle à suivre : « *Les méthodes universitaires, fondées sur la théorie sans recours à l'expérience fatiguent inutilement l'esprit des élèves sans les instruire. Car les esprits spéculatifs sont extrêmement rares qui peuvent s'intéresser à la théorie pour la théorie* (*...*)*. La quantité de savoir est grande chez nos étudiants, mais elle étouffe l'aptitude à créer et la formation du jugement.* »
En outre, une formation seulement livresque apporte des idées préconçues. Platon l'avait déjà dit dans Phèdre (275 a) : « ...*Confiant dans l'écriture... ce que tu vas procurer à tes disciples, c'est la présomption qu'ils ont de la science* (*ils se croiront devenus sages contre les sages*) *car lorsqu'ils auront beaucoup lu sans apprendre, ils se croiront très savants...* »
L'anomalie de notre système éducatif ressort dans cette constatation d'un officier supérieur de la Marine : « *Nos officiers sont bien plus instruits et intelligents mais les Anglais sont marins.* » Cet état de choses appelle évidemment une réforme, celle préconisée par Charlier : « *Il y aurait tout avantage à ce que les futurs agronomes sachent à quinze ans labourer, les futurs ingénieurs tenir une lime, à ce que les futurs marins naviguent, à ce que les futurs officiers fissent l'exercice au même âge.* »
Permettons-nous d'insister sur ce péché capital de notre enseignement en citant plus largement encore Henri Charlier :
« *Un jeune homme très doué pour la mécanique, par la force même de sa vocation, peut n'avoir pas grand goût aux études littéraires données comme elles le sont, tout en étant capable de culture. Un véritable soldat, dévoré du désir de l'action, peut très bien ne pas pouvoir supporter l'école. Ils sont actuellement, ou bien privés d'une culture générale qu'ils recevraient très bien si elle était mêlée à l'étude du métier qui les appelle et qu'ils en voyaient le rapport avec leur vocation même, ou bien ils sont obligés de retrouver par un long détour des postes de chefs auxquels ils étaient aptes à vingt ans. Enfin ils sont tenus trop longtemps en dehors du travail manuel qui seul peut leur donner un lien avec leurs futurs subordonnés. A quinze ans, ils s'y fussent mis avec bonheur, tant cet âge a de la vie. A vingt ans ils y sont gauches, ils n'ont plus le temps, ils en sont à tout jamais incapables, au grand dommage de leur intelligence des arts et de la vie. Le scoutisme, les camps de jeunesse sont d'excellentes institutions qui essayent de réagir contre une éducation trop uniquement intellectuelle ;*
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*mais quand le futur métier d'un jeune homme comporte une action physique, à l'usine, au chantier, aux armées, même et surtout s'il y doit commander, pourquoi ne pas l'y exercer dès son adolescence ? L'école technique y pourvoirait mieux et plus aisément que le lycée* (*...*)*.*
« *Mais ces écoles techniques ne peuvent être organisées convenablement qu'avec la collaboration des métiers qui fourniront les maîtres techniciens ; sans quoi, ces écoles seront à nouveau stérilisées par l'intellectualisme, et leur diplôme n'aura pas une valeur suffisante aux yeux des chefs d'entreprise.* »
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Nous n'allons pas ici entrer dans les modalités d'application de la réforme proposée par Henri Charlier. Elles sont d'ailleurs abordées dans son livre. Même si elles nécessitent de nos jours quelques adaptations, elles demeurent d'une grande pertinence. Nous en restons au principe :
« *La réforme de l'enseignement, la réforme intellectuelle consistent à réformer les intellectuels et non à faire de tout le monde des intellectuels.* »
Très loin d'y parvenir, la nouvelle loi sur l'apprentissage permet tout de même un premier pas vers cette idée. Comme le dit Nicole Catala, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Éducation nationale, chargé de la formation professionnelle : « *Le système éducatif ne se limite pas à l'Éducation nationale.* »
Il est d'ailleurs significatif que, pour des raisons idéologiques, cette petite réforme ait provoqué une telle levée de boucliers de la part de la gauche. Le retour des jeunes aux métiers, c'est un retour au réel : un décasernement mental contre l'idéalisme et contre la Révolution. Contre le mythe égalitaire. Le jugement ne s'acquiert en effet que par l'expérience dont le stakhanovisme de l'école ferryste a écarté délibérément les jeunes pour en faire de bons petits Républicains. Déscolariser, c'est alors « dégauchiser » la jeunesse, contrer le dessein révolutionnaire. Ceux qui tenaient l'école ne tiennent plus tout...
Rémi Fontaine.
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### La justice alliée du criminel
par Gustave Thibon
LE CAS RÉCENT du tueur de vieilles dames relance, une fois de plus, le problème de la peine de mort. Et, dans un sens plus large, celui de la portée et des limites de la justice pénale.
Celle-ci s'exerçait jadis sous la forme d'une stricte application de la loi, sans égard à la personnalité du coupable, avec tout au plus l'admission de certaines circonstances atténuantes bien définies par le législateur : l'absence de préméditation par exemple...
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Notons que cette application impersonnelle de la loi subsiste aujourd'hui en ce qui concerne les infractions mineures : si, par exemple, vous oubliez de respecter le code de la route, le gendarme de service ne s'inquiétera pas de vos états d'âme au moment de l'infraction ni de savoir si votre enfance a été plus ou moins malheureuse : vous paierez l'amende, et c'est tout. Et de même pour des délits comme le vol à l'étalage ou la petite escroquerie...
La personnalisation de la justice s'opère à partir du crime et s'accroît en fonction de l'énormité de celui-ci. Il est hors de doute que l'assassin des vieilles dames va être soumis à de multiples examens psychologiques, qu'on fouillera son passé dans tous les recoins, qu'on mettra à nu tous ses complexes. De telle sorte que l'excès d'attention accordée au criminel finit par détourner les regards du crime lui-même et qu'on en arrive à juger les hommes non d'après leurs actes, mais d'après les éléments psychologiques dont ces actes sont la résultante. D'où tant d'enquêtes et d'analyses concernant l'hérédité, l'éducation, le milieu social des criminels, etc.
En deux mots, la justice juge de moins en moins en fonction du crime et de plus en plus en fonction du criminel.
Est-ce un progrès. ? Oui dans ce sens que le degré de culpabilité d'un homme se mesure à son degré de responsabilité, donc de liberté.
Mais ce degré de culpabilité, comment l'établir avec certitude ? Psychologie et psychiatrie ne sont pas des sciences exactes ; tel expert penchera dans un sens et tel autre en sens contraire : Dieu seul est capable de sonder les reins et les cœurs. Sans parler du talent des avocats dont la mission en matière criminelle consiste à déplacer la compassion de la victime sur l'assassin. Et même à supposer un degré de responsabilité très atténué, il reste la société à défendre, la récidive à prévenir, l'exemple dissuasif à donner...
« *Tout comprendre, c'est tout pardonner* »*,* a dit un philosophe. C'est peut-être vrai à l'échelle divine, mais à l'échelle humaine, c'est aussi *tout encourager.* Car l'indulgence du juge ne suffit pas à créer chez le coupable le repentir du crime commis et le ferme propos de s'amender.
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Où est donc le critère de discernement ? Une éminente philosophe du droit pénal, Mme Parain-Vial, propose ceci : au lieu de s'enliser dans le terrain mouvant d'une psychologie dont les remous sont plus éloignés de la vraie justice que l'application rigide du Code, il suffit d'établir si le coupable était conscient ou non de l'interdiction de son acte par la loi. Prenons deux exemples récents. Dernièrement, un individu a tiré de sa fenêtre plusieurs coups de feu sur des passants anonymes. Crise de folie furieuse qui relève de l'asile psychiatrique et de l'administration de sédatifs à haute dose. Mais quand un maniaque sexuel offre des bonbons à une petite fille et la conduit dans un lieu écarté pour la violer et l'assassiner, ces précautions prouvent très bien qu'il n'est pas ignorant de la loi et qu'il mérite la peine prévue.
Telle est la sagesse, car si l'absence de psychologie a pu conduire la justice d'autrefois à trop de sévérité, l'excès de psychologie tend à conduire celle d'aujourd'hui à trop de clémence et d'en faire, à la limite, l'allié objectif du criminel.
Gustave Thibon.
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### Un aventurier tricolore (X) le marquis de Morès (1858-1896)
par Alain Sanders
#### Vers le pays Chaamba
A LA RECHERCHE D'UN BON INTERPRÈTE, capable de le conduire sans encombres vers le pays Chaamba, Morès se voit proposer un Tunisien, un certain Tahar Ladjimi, qui, lui dit-on, travaille pour le bey.
L'homme est volubile et plein de grands projets :
-- Première chose : constituer une petite société financière pour l'achat et la revente des marchandises à emporter. Cela fait, rencontrer Hadj Ali.
-- Hadj Ali ?
-- Oui, Hadj Ali. C'est un homme très riche, qui a des maisons et des commerces à Tunis et à Ghadamès. Il serait très content de se joindre à nous jusque dans cette ville où il a sa vieille mère malade. Et puis c'est un bon guide.
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-- Va pour Hadj Ali alors, concède Morès pas mécontent d'être tombé aussi vite sur deux personnages aussi efficaces.
Le 29 avril 1896, Morès signe avec le très respectable Sidi el-Hadj Ali ben El Hadj el-Tsessi el-Rhadamsi, plusieurs fois pèlerin -- et fils de pèlerins -- à La Mecque, le contrat suivant :
« Entre les soussignés
Il est traité et convenu de bonne foi et de plein accord :
I. -- Sidi el-Hadj Ali ben El-Hadj Kassem el-Tsessi el-Rhadamsi s'engage selon ses forces et avec l'aide de Dieu à conduire personnellement M. le marquis de Morès, ses deux domestiques, son interprète et ses bagages à Ghât.
A l'y loger avec les siens et ses animaux pendant tout son séjour.
II\. -- A le mettre en relations avec tous les chefs, notables ou autres gens que M. de Morès désirerait voir et à le seconder de son mieux dans ses opérations.
III\. -- A veiller à sa sécurité.
IV\. -- A assurer le transport de ses lettres jusqu'à Tunis à l'adresse indiquée.
V. -- A donner les moyens de faire parvenir des correspondances dans les différentes régions de l'Afrique à mes frais. Les lettres pour Tunis à ses frais.
« Monsieur de Morès s'engage à lui faire verser la somme de dix mille francs en or payable à Tunis chez le colonel de Labonne, après exécution du contrat ou avis donné par M. de Morès.
Le séjour à Ghât comprendra la durée du marché d'août et du marché d'octobre, mais si M. de Morès pour ses affaires désire prolonger son séjour dans le sud, la somme de dix mille francs sera acquise et payée contre la présentation à Tunis d'un bon revêtu de la signature de M. de Morès.
*Fait à Tunis le 29 avril 1896.\
*Le marquis DE MORÈS. »
La caravane constituée -- une troupe hétéroclite armée de huit carabines à répétition -- encore faut-il obtenir de l'Autorité l'autorisation de se mettre en route. Pour ce faire, il convient de rendre quelques visites à l'attaché militaire français à la Résidence, le commandant Rebillet.
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Droulers note à son propos : « Ce personnage se livrait à des occupations commerciales peu compatibles avec ses fonctions. N'était-il pas, en effet, caravanier et trafiquant ? N'avait-il pas, profitant des facilités et de la sorte d'omnipotence redoutable attachée à son poste, noué des relations très rémunératrices avec les gens de Ghadamès et des autres oasis du sud ? »
Lentement, courtoisement, sûrement, Morès va voir se dresser devant lui tout un tas de difficultés. On ne l'empêche pas de partir, certes, mais on lui met, comme on dit un peu familièrement, des bâtons dans les roues.
Dans le même temps qu'on lui interdit la sortie par le Sud-Tunisien, on convoque son guide, El-Hadj Ali. Pour lui faire savoir que le « roumi » n'a pas la protection du gouvernement français...
Le 4 mai, Morès, qui n'est dupe de rien, écrit à son épouse :
« Ma chère Médora,
« *Je vous écris avec votre portrait américain devant moi et de très tendres sentiments pour vous. Je viens de passer une semaine horrible, une semaine très dure. J'ai cru échouer au port... Quand les occasions se présentaient, les moyens manquaient. J'allais presque y renoncer. Enfin, tout est signé, et je suis prêt à partir, mais cela m'a montré combien je suis surveillé de près.* »
Le 5 mai, accompagné d'un témoin, Antoine Goguyer, ancien interprète du tribunal civil de Tunis, Morès se rend chez le commandant Rebillet.
-- Mon commandant, lui dit-il, je pars demain.
Cette tranquille assurance fait bondir l'attaché militaire :
-- Je vous le déconseille fortement. Et je serais en droit de vous l'interdire. Votre entreprise est insensée et je vous somme d'y renoncer !
Le ton monte si vite -- et si haut -- qu'Antoine Goguyer craindra un instant que les deux hommes en viennent aux mains. En quittant la Résidence, Morès confie à son ami :
-- J'ai tout à redouter de cet homme.
Le lendemain, Morès est réveillé par l'un de ses domestiques :
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-- Tu sais quoi ! tu sais quoi ! ils ont arrêté El-Hadj Ali et Ali Sinaouni... Ils ont dit comme ça qu'ils z'ont pas les papiers en règle...
Morès a compris d'où vient le coup. Le temps de se préparer et il fonce vers la Résidence.
-- Où est le Résident, hurle-t-il au chaouch qui n'a que le temps de balbutier que « le Résident est absent »...
-- Et le commandant Rebillet ?
-- Il est dans son bureau, chef, répond le malheureux planton littéralement terrorisé.
Mais Morès l'a déjà lâché. Il entre sans frapper dans le bureau du commandant qui esquisse quelques pauvres explications.
-- Je ne suis pas venu pour vous écouter, lui lance Morès, mais pour vous dire ceci : si dans deux heures mon guide n'est pas relâché, je reviens pour vous balancer la plus formidable paire de calottes que vous ayez jamais reçue !
Deux heures plus tard, El-Hadj Ali et Ali Sinaouni sont relâchés. Et l'expédition Morès embarque sur le vapeur Asia. Direction : Gabès.
Le 9 mai, l'Asia est à Gabès et Morès, à peine débarqué, se présente chez le général Allegro qui relève du bey de Tunis. Le général Allegro, mais aussi le commandant du cercle de Gabès, le colonel Cauchemetz et Détailleur, contrôleur civil, ont reçu de la Résidence une note ainsi conçue :
« Tunis, le 7 mai 1896.
« Jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas lieu d'apporter obstacle à l'exécution du projet de M. de Morès. Mais vous éviterez toute responsabilité directe dans l'organisation matérielle de cette entreprise et vous donnerez des instructions dans le même sens aux autorités françaises et indigènes. »
La Résidence a ajouté, à l'intention exclusive du général Allegro, ces lignes.
« M. de Morès se propose d'aller vous demander des renseignements sur le Soudan et le commerce transsaharien. Je ne vois pas d'inconvénients à ce que vous vous mettiez en cela à sa disposition parce qu'il ne doit vous demander absolument rien autre chose que des renseignements.
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D'après ses propres déclarations, il ne doit pas franchir la frontière tuniso-tripolitaine, ni s'adresser à nos autorités de la Régence pour s'assurer des guides ou des moyens de transport. »
Rien de bien méchant ? La suite démontrera le contraire. Pour l'heure, néanmoins, Morès se déclare enchanté des bonnes manières d'Allegro à son égard. Non content d'abriter le marquis sous son toit, il lui propose de lui procurer -- à bon prix -- quarante-cinq chameaux et une trentaine de méharistes.
Le 11 mai, c'est chose faite : chameliers et bêtes sont réunis. Une étrange caravane qui fera dire au lieutenant Lebœuf chargé d'accueillir Morès à Kebili :
-- Il n'ira pas loin avec un pareil bétail. Je voudrais bien savoir quel est le sacripant qui lui a loué ce troupeau-là...
Toujours est-il que Morès ne se méfie guère dudit « sacripant » puisqu'il écrit, le 14 mai : « Le général Allegro a été on ne peut plus aimable. Je pars sous les meilleurs auspices. Ici, tout le monde, surtout les soldats, est parfait et sympathique. »
Un optimiste un peu moins flamboyant dans la lettre adressée le 12 mai à Médora :
« Le mieux que je puisse faire maintenant est de réussir. Je vois de plus en plus l'importance de mon objectif et sens que *je suis guetté* de toutes parts par des personnes prêtes à profiter de toute erreur ou faiblesse. Je ne puis, sous la pression des circonstances, écrire la description d'un panorama qui change continuellement. Mes ennemis sont autour de moi, derrière moi, ici et à Paris, pas à l'avant... Mon expérience a pris une importance à laquelle je ne m'attendais pas. Elle devient une affaire nationale. Elle doit réussir... Je crois en la protection de Dieu et espère dans l'avenir. »
Le même jour, il envoie une superbe lettre à son fils aîné, Louis. On ne peut s'empêcher de la lire comme son testament.
« Gabès, 12 mai 1896.
« Mon cher Louis,
« Un dernier mot avant de partir. C'est pour moi un grand regret de n'être pas auprès de toi pour ta première communion. J'aurais voulu pouvoir assister à l'acte le plus important de ta vie et prier à côté de toi. Je ne puis le faire que de loin et te donner ces quelques conseils.
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« LA VIE EST UN VOYAGE ET UN COMBAT. La vie éternelle est le but, la vie humaine est une épreuve et un moyen. Il y a deux armes pour la traverser : le travail et la prière. On ne s'en lasse jamais.
« Dans les moments difficiles qu'il te faudra subir, ne l'oublie pas. Souviens-toi qu'en cherchant, envers et contre tout, la justice et la vérité, tu te rapproches de Dieu. Souviens-toi, aussi, que dans le *Notre Père* tu trouves l'essence de tout et une réponse à tout. En ce qui concerne la vie, cherche à avoir une occupation productive. Garde, si tu peux, ce que tu as. Il est plus difficile de produire que de détruire. Sois bon : LA SYMPATHIE EST L'ARME LA PLUS PUISSANTE. Sois pour ta mère un fils dévoué et reste uni à ton frère et à ta sœur.
« J'espère vous ouvrir ici une voie et vous préparer en Afrique des amis et des intérêts.
« Au revoir, mon cher Louis, que Dieu te protège !
« Ton père affectionné,
« MORÈS. »
Le 14 mai, la caravane se met en route -- sans Morès -- vers sa première étape : El Hamma. Le soir même, Morès réunit la petite colonie française de Gabès au café de l'Oasis et tient son dernier meeting.
Le lendemain, Morès rejoint El Hamma en voiture, salue le général Allegro qui a tenu à l'accompagner jusque là et grimpe sur un chameau particulièrement racé. Le 16 mai, il fait halte sur l'oued Nackla. Le 17 à Limagnès. Il est prévu de s'arrêter, au soir du 18, à Kebili où commande un jeune officier, le lieutenant Lebœuf.
Un lieutenant Lebœuf, fort embarrassé, à vrai dire. Au médecin militaire Leroux, en poste lui aussi à Kebili, il a montré deux lettres quelques jours auparavant : -- Lisez ça, toubib...
La première lettre, -- un télégramme, en fait -- émane de la Résidence. Elle est signée par le commandant Rebillet.
« *Au lieutenant commandant le poste de Kebili : vous n'oublierez pas que l'expédition de Morès est une entreprise privée et que vous ne devez la faciliter en rien. Vous veillerez à ce qu'il tienne parole de passer Berresof et vous m'en rendrez compte.* »
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Morès s'est en effet engagé à sortir par la frontière algérienne, à Berresof. Mais, alors qu'il séjourne à Gabès, un télégramme (envoyé par le propre fils du général de La Roque) est venu le prévenir qu'un officier, le lieutenant Muzeau, a été envoyé par La Roque -- qui commande la division de Constantine -- à Berresof avec mission de bloquer la caravane...
Morès a donc arrêté sa politique : feindre de se rendre à Berresof et, à la première occasion, foncer vers le sud.
L'autre lettre que le lieutenant Lebœuf fait lire à Leroux est une simple note qui dit : « *Vous me ferez plaisir en recevant Morès comme mon ami et en l'aidant de votre mieux.* » Signé : colonel Cauchemetz, commandant du Cercle de Gabès...
D'où l'inquiétude du lieutenant de Kebili : :
-- Et s'il refuse de passer par Berresof ? Je n'ai pas l'ordre de l'arrêter...
Une interrogation pour la forme. Lebœuf, qui admire profondément Morès a déjà choisi : si la caravane veut sortir par la Tripolitaine plutôt que par Berresof, il ne s'y opposera pas.
Ce qui inquiète plus le lieutenant Lebœuf, ce sont les hommes qui accompagnent le marquis.
-- Qui vous accompagne ?
-- Deux domestiques algériens : un Kabyle, Mohammed ben Maddi et Ahmed el-Biskri. Un Chambi, gendre du chef des Azdjer, Inquedassen. Trois esclaves noirs choisis par Hadj Ali. Un guide noir qu'il a également engagé : Baba Ali el-Sinouani. Un interprète de talent Abd el-Hack el-Ouartani et son domestique, Ali Smerli. Une vingtaine de chameliers...
Lebœuf est catastrophé : :
-- Je n'en connais pas un seul...
-- Moi non plus ! Mais je n'avais pas le choix Sinon de m'en remettre à celui d'Hadj Ali. Je n'ai en fait confiance qu'en Abd el-Hack...
-- Son nom signifie « *esclave de la vérité* ».
-- Souhaitons que ce soit un bon présage...
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Ancien de Saint-Cyr et, qui plus est, sorti de la promotion Plewna -- qui compta notamment le général d'Urbal, le général Mazel, Charles de Foucauld et le maréchal Pétain -- Morès est le soir même invité à la popote des officiers du poste les lieutenants Lebœuf, Bessette, Delapoix de Fréminville, le médecin militaire Leroux et l'interprète Menouillard.
Il leur dira, lors de ce dîner :
-- Le capitaine Marchand est parti de Brazzaville pour rejoindre le Nil. S'il réussit -- et il réussira, car c'est un homme -- il sera lâché par le gouvernement dès le premier accrochage avec l'Angleterre. Mais je serai là pour continuer son œuvre. Le Mahhi de Djerboub et le khalife d'Omdurman seront des alliés plus sûrs contre l'Anglais que les ministres de la République...
-- Ce que vous entreprenez est dangereux, M. de Morès...
-- Je le sais. Mais s'il m'arrive malheur, souvenez-vous d'une chose : mes ennemis ne sont pas devant...
Comme pour illustrer ce propos, on apporte, au cours du repas, un télégramme du général de La Roque indiquant que des guides touareg attendent Morès à Berresof pour l'escorter.
-- Voilà qui est étrange, dit Morès. Je n'ai nullement chargé le général de La Roque de me trouver des guides. Et encore moins de les envoyer m'attendre à Berresof..
Droulers écrit : « Que signifient ces rendez-vous que Morès n'a nullement sollicités ? Comment concilier cette dépêche avec celle adressée quelques jours plus tôt par le fils du général de La Roque où celui-ci le prévient qu'un officier l'attend à Berresof pour l'arrêter ? Elle est étrange et touchante cette intervention du jeune de La Roque, attiré, comme tous les jeunes gens, par le caractère chevaleresque de Morès et risquant, pour le sauver, les pires ennuis. Le télégramme n'est pas pour faire revenir l'explorateur sur sa décision d'éviter Berresof. »
Le 19 mai, Morès -- qui a engagé huit nouveaux guides, parmi lesquels un véritable bandit, Brahim el-Hacheya -- est l'hôte du caïd de Kebili, Si Ahmed ben Hammadi.
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Ce caïd est lui aussi un grand bandit. Il en a tant fait que Tunis l'a destitué. Mais, par le plus grand des hasards, le 19 janvier 1896, Ahmed ben Hammadi est rétabli dans ses fonctions... Quel prix s'était-il engagé à payer pour pouvoir rentrer dans son rang et dans ses biens ? Ça, seul Allah pourrait le dire... Ce que l'on sait, en tous les cas, c'est qu'il a donné l'ordre à son chef-caravanier, Ahmed ben Ramdamel-Metoui, de préparer -- quelques jours avant l'arrivée de Morès -- une caravane pour Ghadamès...
Le 20 mai, la caravane quitte Kebili, accompagnée jusqu'à Douz, fief de Belkacem ben Rachid, cheikh des Mérazigues, par Lebœuf, Delapoix, Menouillard et Ahmed ben Hammadi.
Ils passeront par Djemma et El Galaa avant d'atteindre Douz aux cinquante puits. Au-delà, c'est la région connue sous le nom de « Pays de la peur »...
Pour rassurer le lieutenant Lebœuf, inquiet de le voir partir vers Ghadamès entouré des seuls hommes choisis par Hadj Ali, Morès engage sept méharistes dont cinq anciens *moghazni :* Amor Abd el-Malek, Mohammed ben Bou-Ali, Khalifat ben Arb, Mohammed ben Ghits el-Adri et Mohammed ben Salem-M'Bikha.
Le 21 mai, ce sont les adieux. Une dernière accolade. Un dernier geste. Une dernière question.
-- Vous ne passerez pas par Berresof, j'imagine, demande Lebœuf.
-- Je n'y passerai pas. D'abord parce qu'on m'a forcé de prendre ce chemin. Ensuite parce que je sais qu'un officier m'attend pour m'y arrêter et que des bandits s'y trouvent pour me tuer.
-- Alors, bonne chance, Monsieur de Morès.
-- Merci, lieutenant. Et à la grâce de Dieu...
La caravane prend la piste dans la direction de Ghât. Le long de la frontière de Tunisie et de la Tripolitaine.
Dans le même temps, une autre caravane -- celle organisée par Ahmed ben Ramdam el-Metoui sur ordre du caïd Ahmed ben Hammadi -- quitte Kebili. Les cinq hommes et les cinq chameaux qui la composent suivent une piste parallèle à celle de Morès. Ils s'arrêteront à Mzem Mzem. Entre Mechiguig et Ghadamès.
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De Berresof, presque au même moment, El-Kheir ben Abd el-Kader et un groupe de Chaamba dissidents descendent, de toute la vitesse de leurs montures, vers Mechiguig. Dans une poche de son *saroual,* El-Kheir conserve la lettre que lui a remis Seghir ben Yemma, messager et homme de confiance du cheikh de Guémar, Hamma el-Aroussi, chef de la puissante confrérie des Tidjania :
« Vous allez tuer un Français qui a beaucoup d'argent et qui est parti sans escorte officielle. Celui qui le tuera ne sera pas poursuivi. Je me porte garant que vous recevrez *l'aman* en échange. »
A Mechiguig même, des patrouilles d'hommes voilés surveillent la piste qui arrive du nord-ouest. Ils ont une mission très simple : prévenir Bechaoui ben Chaffaou, un des chefs des Ouraghen de Ghadamès et le complice du caïd Ahmed ben Hammadi et de ce vieux bandit de Brahim el-Hacheya, de l'arrivée de ce *roumi* que l'on peut tuer sans craindre les représailles de l'armée française...
Comme l'écrit Joseph Thérol (*Martyrs des sables*)* :* « A qui, du haut des balcons du ciel, avec la permission d'assister au combat qui se prépare, regarderait le triangle Kebili-Berresof-Ghadamès en cette dernière décade de mai 1896, le désert offrirait le spectacle d'un grouillement fort inattendu. » C'est le moins qu'on puisse dire.
(*A suivre*.)
Alain Sanders.
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### O século do nada
par Gustave Corçâo
*Livre I, deuxième partie, chapitre 2*
#### Le jeu gauche-droite (suite)
Faux instincts, mais vraie tricherie
REVENONS au Paysan de la Garonne et reprenons, page 45, la tentative de Maritain pour définir son binôme typologique, allégoriquement illustré ici par deux « archétypes » : les *Moutons de Panurge* et les *Gros Ruminants de la Sainte-Alliance.*
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Ces images n'apportent pour moi aucune aide à l'imagination, encore moins à l'intelligence, et c'est pourquoi je m'en tiens à la dénomination classique de « gauche-droite », qui présente au moins l'avantage de la concision. Voyons maintenant ce que Maritain ajoute à ce qu'il nous avait déjà dit dans les pages anciennes commentées plus haut.
On remarquera d'abord que ses dénominations allégoriques s'appliquent expressément aux extrémismes de droite et de gauche. Maritain affiche un visible malaise devant l'un comme devant l'autre, sans dire lequel des deux il déteste le plus. Pourtant juste en dessous de l'allégorie, nous lisons cette quasi déclaration de sympathie, dérivée d'une tentative de définition qui mérite d'être analysée : « *Les Moutons* (extrémistes de gauche) *font en général piètre figure en matière philosophique et théologique, tandis qu'en matière politique et sociale leur instinct les pousse vers la bonne doctrine, qu'ils gâcheront plus ou moins.* »
Avec les « extrémistes de droite », ce sera le contraire ; et Maritain ajoute qu'il se sent « *moins loin des premiers quand il est question des choses qui sont à César, et moins loin des seconds* (*hélas*) *quand il est question des choses qui sont à Dieu* »*.* Considérons avant tout la tonalité, la configuration dialectique générale du passage, révélée par ce curieux « *hélas* » emboîté dans la parenthèse. La page, telle qu'elle est écrite, autorise à conclure que les discordances en matière temporelle éloignent plus de Maritain que les discordances en matière religieuse. Ou, si l'on préfère, que les concordances dans les choses de César l'intéressent et l'attirent davantage que les concordances dans les choses de Dieu.
Mais nous savons tous, abondamment, par tous les livres qu'il a laissés et par bien des choses aussi qu'il a vécues, qu'une telle conclusion serait fausse : non que nous aurions nous-mêmes raisonné de travers, mais parce que nous voyons ici que c'est Maritain lui-même qui se compromet dans l'utilisation d'un schéma malheureux -- ou, mieux, d'un schéma qui fut mis sur orbite pour tromper les gens.
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La logique reprend ses droits quand nous découvrons dans l' « *hélas* » une sorte de signal de renvoi au texte qui plus loin, au moment de définir « l'intégrisme », nous apporte l'explication du passage. Cette parenthèse de l' « *hélas* »*,* glissée comme une caresse dans une comparaison entre gauche et droite, nous laisse déjà entrevoir que Maritain a attribué quelque chose de faux -- une obsession matérielle ou sécuritaire -- à l'orthodoxie des « droites ». Mais avec elle le schéma se défait, son prétendu équilibre entre deux détestations est rompu ; et il ne reste qu'une inadmissible sympathie, dans les choses de César, à l'égard des gauches, tandis qu'une sympathie par trop raisonnable, dans les choses de Dieu, se porte sur cette autre famille humaine dont Maritain ne peut pas dire : -- *Hélas,* comme je l'aime bien !
#### *La cécité se porte bien*
Concentrons-nous bien, maintenant, sur cette fantastique proposition : -- Les extrémistes de gauche sont de médiocres philosophes ou théologiens, « *tandis qu'en matière politique leur instinct les pousse vers la bonne doctrine* »*.* En bas de page, on découvre cette citation aggravante de Claude Tresmontant : « *La gauche chrétienne, en France, a les entrailles évangéliques, mais elle n'a pas la tête théologienne.* » Voici là deux affirmations parallèles, sorties de la même « ambiance » intellectuelle, et toutes deux inclinant en faveur des gauches... « En faveur des choses de la terre ! », rétorquera le lecteur. Oui, mais il se trouve que celles-là seulement intéressent les extrémistes de gauche. Quand Mounier dira plus tard : « *Avec les communistes pour les affaires de ce monde, et avec ma foi catholique pour les affaires du ciel* »*,* personne ne doutera une seconde de cette évidence colossale : les communistes ne sauraient prendre ombrage des réserves que Mounier leur fabrique au sujet des choses de Dieu. L'important, pour les communistes, c'est que Mounier marche ; *et il a marché.*
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Teilhard de Chardin lui aussi inventait son petit schéma « *Le Dieu* pour-le-haut *des chrétiens, et le Dieu* pour-ici *des marxistes, voilà bien le seul Dieu que nous pouvons désormais adorer en esprit et en vérité.* » Ici Roger Garaudy, on l'a vu, fut obligé de lui répondre par un *non possumus :* il voulait bien que le jésuite s'encombre avec ses idées aliénantes sur Dieu, mais ne pouvait admettre qu'il intègre de pareilles lunes dans une ligne horizontale de collaboration catholico-communiste.
Mais laissons là le haut de cette page 45 du *Paysan,* où nous voyons que le mot de « mouton » fut choisi pour désigner l'archétype de l'extrémisme de gauche. Et maintenant, aux dernières lignes, relisons : les *moutons,* c'est-à-dire l'extrême-gauche, n'ont pas la tête philosophique et théologienne, « mais en matière politique et sociale leur instinct les pousse vers la bonne doctrine ». Si nous faisons abstraction de l'allégorie animale, et de l'inaptitude moutonnière aux spéculations, voici ce qu'il reste de la proposition : « *L'extrême-gauche tend d'instinct vers la bonne doctrine.* » Sic.
Sans attendre, relevons le « solécisme » : si ces gens-là sont inaptes à la spéculation philosophique et théologique, comment, avec l'aide de quel instrument, par quelle voie peuvent-ils tendre à la bonne *doctrine ?* Nous pourrions comprendre la proposition qui dirait : « Bien que mauvais philosophes et théologiens, d'instinct, ils engagent des actes et prennent des positions pratiques qui s'accordent avec la bonne doctrine, seulement perceptible à l'œil du philosophe ou du théologien. » Ou encore : « D'instinct, ils prennent des positions et font des choses que nous, philosophes et théologiens soumis aux lois de l'Église, et dotés d'*habitus* particuliers, reconnaissons comme bons, en vertu de la bonne doctrine. »
On corrigerait ainsi la forme, mais le contenu même des propositions resterait à nos yeux difficilement conciliable avec le thomisme, avec le christianisme et, par-dessus tout, avec l'enseignement du Magistère.
Examinons plus à loisir le contenu de la page en question. L'expression « extrémisme de gauche » doit nécessairement signifier, dans un ensemble de gauches variées et comme graduelles, une perfection de genre, un maximum, un point-limite.
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Si nous posons que le terme de « gauches » désigne une réalité homogène dans toutes ses graduations, nous admettrons *a fortiori* que les gauches moyennes et timides satisfont déjà au critère constitutif du groupe. Au contraire, si nous concluons que la dénomination reste équivoque, qu'elle ne nous renvoie pas à une réalité unique sous des degrés divers de perfection, il nous faudra renoncer à toute analyse utilisant l'appellation de « gauche », ou alors exiger une définition pour « gauche » et une autre pour « extrême-gauche ».
Dans l'usage courant, « extrême-gauche » signifie communisme ou socialisme marxiste : on ne manquerait pas sans doute de trouver extrêmement singulière, dans la bouche d'un catholique quelconque, et à plus forte raison dans celle d'un grand philosophe thomiste, l'affirmation selon laquelle « *les communistes tendent d'instinct vers la bonne doctrine* »*...* En toute rigueur de termes, puisqu'il réalise la plus grande perfection du genre, le communisme ne pourrait même tendre que vers la splendeur de cette virtualité !
Relâchant un peu la rigueur logique, nous pourrions concéder que l'auteur du *Paysan de la Garonne* voulait seulement décerner à la « gauche » (et non à l'extrême-gauche) une sorte d'instinct ou d'attirance en direction de la bonne doctrine. Mais même ainsi nous restons dans l'impasse, car on ne voit pas très bien de quel côté penchent « d'instinct » les détenteurs d'entrailles évangéliques. Ou plutôt on ne le voit que trop : auquel d'entre nous pourrait venir l'idée, absolument fantasque, que les Français *de gauche,* d'instinct, ou d'intestin, tendent vers des positions de plus en plus nettement anticommunistes ? L'histoire des dernières quarante années prouve, au contraire, que la chose appelée *gauche catholique* s'est précipitée, comme un cyclone, en direction de ce que nous autres ici au Brésil, et au Portugal, nous appelons le communisme. Serait-ce cela, la « bonne doctrine » ? Faut-il donc être communiste pour cultiver au plus haut degré de perfection possible ce que Tresmontant appelle « les entrailles évangéliques » ?
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Nous avons bien du mal à nous représenter que tout un univers de culture catholique puisse prononcer des discours, publier des livres et des revues sur le phénomène appelé « gauche » sans garder seulement dans son champ visuel la brutalité du monstre qui asservit la moitié de la planète, après avoir fait l'objet d'innombrables avertissements et condamnations de la part des derniers papes. Comment expliquer qu'en 1965 un des philosophes catholiques les plus intelligents du monde, contre la logique, contre l'évidence des faits et contre l'enseignement de l'Église, ait pu dire que les hommes de gauche tendent d'instinct « *vers la bonne doctrine* » ? Comment faut-il prendre cet épouvantable lapsus ?
#### *Ce que chacun savait*
Le monde entier sait aujourd'hui que l'infiltration marxiste dans les milieux catholiques fut un des principaux facteurs où s'origine le désastre que le pape a déjà qualifié dans l'Église « d'autodestruction ». Comment expliquer qu'en 1965 Jacques Maritain et Claude Tresmontant ignorent ce que n'importe qui au Brésil sait parfaitement ? qu'ils aient encore la candeur d'attribuer aux gauches un instinct de générosité politique et des entrailles galvanisées par l'Évangile ? Comment expliquer qu'en 1965, venant à s'interroger sur le tremblement de terre et l'incendie qui se déroulent sous leurs yeux, ces deux intellectuels ne parviennent pas à se souvenir de ce que firent Emmanuel Mounier et la revue *Sept,* de ce que firent ensuite les Montuclard, les Mandouze, les Lebret, les Desroche, et de ce qu'avaient fait auparavant communistes et catholiques *de gauche* dans la Résistance et dans l'Épuration ?
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Ici, au Brésil, nous savons bien que la prédication d'*Économie et Humanisme* du Père Lebret, et des dominicains contaminés, devait conduire le Père Francisco Lage à la doctrine marxiste et au communisme militant. Nous savons que cette infiltration a transformé le Couvent des Perdrix, des frères dominicains, en quartier général du guérillero Marighela. Nous savons que des filles sorties des collèges catholiques se sont transformées en braqueuses de banques, maîtresses de communistes, elles-mêmes convaincues d'homicides sur la personne d'innocents gardiens de la paix. Et pour que le scandale soit bien criant, pour que l'inspiration des meurtres soit bien établie, nous avons ici un archevêque -- Don Helder -- qui s'envole et s'agite dans le monde entier pour y prêcher une sorte de socialisme en vertu duquel la séquestration et l'assassinat des otages fait partie des plus beaux mérites du chrétien !
Et nous savons maintenant que toutes ces monstruosités ont leur origine principale dans la monumentale imposture de la *gauche catholique,* soutenue par la non moins monumentale candeur de penseurs et de philosophes qui continuent encore en 1965 d'ignorer la réalité des fameuses « gauches », pour en faire l'apologie. Comment expliquer une méprise de cette dimension ?
Il me semble que le mystère s'élucide, au moins en partie, quand nous commençons à entrevoir les conséquences produites par le jeu ou « solécisme culturel » gauche-droite, dans une civilisation prédisposée aux *philosophies de l'inimitié* ([^6])*.* Le principal effet qui en résulte, surtout chez les intellectuels, est celui de la censure psychologique dénoncée par Jules Monnerot ([^7]). Pour mieux comprendre la mécanique du processus, il nous faut approfondir davantage la signification « psychocivilisationnelle » du jeu gauche-droite. J'invite le lecteur à ce travail, fastidieux, mais indispensable.
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#### *Un symbole caché dans les profondeurs*
Nous avons vu que les mots de « gauche » et « droite », dans le registre des oppositions politiques, tirent leur origine historique de la disposition des places dans l'assemblée parlementaire. Partant de là, sous l'effet d'un processus sémantique connu, les mots se sont libérés des significations premières pour en venir à qualifier des mentalités, des cosmovisions, fortement antagonistes. Ce phénomène linguistique n'est pas rare ; on n'y prêterait pas autrement attention, s'il ne se trouvait impliqué dans la plus passionnante controverse idéologique du siècle, agissant comme générateur d'équivoques et déclencheur de censures, au sein de la culture occidentale la plus orgueilleuse de sa lucidité !
Qu'une simple métaphore puisse être aussi vigoureusement liée à un drame de dimension planétaire nous conduit à quelque méfiance, au sujet de la gratuité et du hasard qui président au choix des mots. Nous savons aujourd'hui qu'à côté des métaphores légères, ciselées pour produire des rapprochements inattendus, des étincelles poétiques, propres à nous faire sentir la merveilleuse solidarité de toutes les existences, il existe d'autres métaphores denses et malicieuses, mises au point pour dissimuler quelque symbole profond qui permet de maintenir en vie certains de nos « mensonges vitaux ».
Comme il y a de bonnes raisons de soupçonner que le jeu « gauche-droite » entre dans cette catégorie, au lieu de dire : -- *Cherchez la femme,* nous proposons cette autre piste : -- *Cherchez le symbole.*
Les mots de « gauche » et « droite » sont des qualificatifs applicables à toute paire de choses symétriques, et destinés à signifier, pour chacune d'entre elles, davantage une relation qu'une réalité. La première réclamation que Jules Monnerot émet sur l'usage et l'abus du binôme porte précisément sur cette « chosification » de ce qui devrait seulement se comprendre comme pure relation ([^8]). Mais quelle est la raison de ce « solécisme politique » ?
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Il me semble que nous pouvons découvrir la clé du mystère en nous rappelant que les termes de positionnement, significateurs d'une symétrie dans l'espace, bien avant l'apparition des sièges parlementaires, trouvent leur première et directe signification adjective dans une application aux deux mains de l'homme. L'union de l'une et de l'autre est si étroite, cette première association si profonde, cette qualification si immédiate, que les deux adjectifs n'ont eu aucun mal aussitôt à se substantiver, pour absorber totalement le nom de la chose ou s'identifier avec elle. « Droite » ne sera plus alors simplement la qualification géométrique de *cette main,* elle sera son nom, la main elle-même. Dans le dictionnaire d'Aulete le mot de « droite » nous est présenté, dès sa première occurrence, comme « substantif féminin ». En latin et en grec, on observe la même tendance très forte à la substantivation des mots *dextera-sinistra, ou dexiôs-aristerôs.*
Or, parmi tous nos dualismes, je n'en vois aucun dont les deux parties s'opposent et se composent plus puissamment, plus visiblement, par la force de leur symétrie ; aucun qui nous inculque de façon plus instructive les avantages et la nécessité d'une intégration. La main gauche et la main droite, comme toutes choses symétriques, constituent des formes géométriques égales mais impossibles à superposer. *Impossible* en effet sur ma main gauche d'enfiler le gant de la droite, sauf à faire pivoter mon bras de cent quatre-vingt degrés dans une quatrième dimension de l'espace... Pardon ? Qu'avez-vous dit ? L'idée de « faire pivoter le bras dans une quatrième dimension » ne présente aucun sens physique utilisable sur le plancher des vaches ; elle ne fait qu'opérer une généralisation logique sur une propriété des « êtres de raison » mobilisés par le mathématicien.
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Le lecteur qui voudrait mieux saisir la chose peut tracer sur une feuille de papier les contours de deux triangles exactement symétriques, les découper aux ciseaux et tenter ensuite de les superposer : en vain, tant qu'il s'applique à maintenir ces deux êtres géométriques à deux dimensions dans leur espace originel également circonscrit sur deux dimensions, c'est-à-dire dans leur « plan ». Pour réussir à les superposer, à les identifier dans l'espace, il lui faudra soustraire un des deux triangles au plan et, grâce à la troisième dimension dont nous disposons, en reposer la face inverse par un mouvement de rotation sur le triangle qui n'a pas quitté le dessus de la table, ou espace d'origine à deux dimensions... Pour généraliser, concluons que deux formes symétriques de n dimensions ne peuvent se superposer sans recourir à un espace de n + 1 dimensions.
Mais laissons cet univers étrange des « êtres de raison », pour en revenir à nos mains. Regardez : leur parfaite égalité symétrique lance un défi et une invitation. Nos mains nous montrent une contraposition faite pour la composition, ou encore une disjonction qui appelle à la conjonction. Cette différence dans l'égalité est comme un stimulus pour l'union, la complémentarité et la collaboration.
Nous savons, dans les profondeurs de notre âme, que le moi reste toujours menacé par un phénomène de disjonction, un mal-être, une inimitié interne, semence et modèle de toutes les hostilités du monde extérieur. Le plus profond de nos instincts est celui qui vise à l'unité de notre propre personne, renforcée et aiguisée par le sentiment d'unicité du moi... La vie nous sollicite, elle nous défie, nous défait, et en chacune de ses arêtes ouvre une blessure qui nous veut déchirer ; et les autres nous appellent, nous sollicitent, comme s'ils voulaient nous manger. Nous apprenons de la vie et des autres (si nous apprenons quelque chose), la leçon paradoxale, cette leçon presque absurde des lois de l'amour. Elle tient en deux mots : *intégrité* et *diffusion.* Seul est « diffusif », capable d'une pleine vie de connaissance et d'amour, seul est capable d'offrande, don de soi, communication de son être et de ses talents, l'homme qui a réussi, en lui-même et avec lui-même, sa propre intégration.
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Nous avons montré ailleurs ([^9]) comment notre système de relations à l'autre restait homogène à celui que nous entretenons avec notre propre moi : nous aimons et délaissons le prochain comme nous nous aimons et délaissons nous-même. C'est du commandement suprême -- « Aimer Dieu, *et le prochain comme soi-même* » -- que saint Thomas tire l'ordre de la charité ([^10]), tandis que nous en tirons nous-même la loi de sa diffusion, en conformité avec ses capacités d'intégration. Mais la parfaite intégration qui habilite l'âme pour une parfaite diffusion de l'amour s'obtient seulement si notre propre moi cherche en Dieu, et non dans l'ego-extérieur, la source de toute vérité en matière d'amour. L'amour-propre, ou égoïsme, cicatrice du péché originel, scission du moi, est la racine de tous les emportements humains. De tous les péchés. Notre temps, du fait de sa pollution culturelle, semble spécialement caractérisé par une terrible abondance de « *moi* » (s) en état de désintégration avancée. Et les énergies libérées par ces désintégrations atomiques surchargent d'un mortel égoïsme, d'une inimitié à l'état brut, l'atmosphère de notre civilisation. Le monde se meurt de désaimer. Toutes les philanthropies qu'il invente ne font qu'ajouter des formes plus cruelles à son hostilité.
#### *Retour aux mains, aux gauches, aux droites*
Or, nous pouvons voir en nos mains -- celle-ci, celle-là, la droite, la gauche, les deux, nos mains duelles et diverses, égales et inconciliables dans l'espace, symétriques -- nous pouvons voir en nos mains l'image extérieure la plus éloquente de notre drame profond.
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Séparées, étrangères, diverses, couplées, duelles, elles doivent se compléter diligemment pour le travail commun : voyez l'artisan, comme il exploite et conjugue le bon dualisme, quand la gauche assure et se soumet la pièce tandis que la droite cherche l'instrument ; voyez le pianiste, comme il distribue les notes d'une même partition sous ses dix doigts ouverts, tantôt écartelés comme s'ils ne se connaissaient pas, tantôt unis comme s'ils aspiraient dans l'œuvre commune à trouver enfin l'intégration ; voyez encore comme nos mains se dressent et se rejoignent, dans les témoignages de l'amitié... Mais c'est dans la jonction, qui marque une sorte de quatrième dimension, que nos pauvres mains divisées, nos mains couplées et duelles, parviennent à réaliser doucement le seul geste parfait de supplique et d'adoration. Et pourtant elles devront s'écarter, elles devront s'ouvrir et s'ignorer, s'oublier l'une l'autre, au moment de donner : -- *Nesciat sinistra tua quid faciat dextera,* « que ta main gauche ignore ce que fait la droite », c'est dans l'Évangile (Matth., VI, 3).
Quant au symbole du jeu gauche-droite, ce symbole caché sous une métaphore persistante et universelle, qui bouleverse le siècle, le voici maintenant percé à jour. Dénonçons-le. Le succès de la métaphore, la violence de son application, et surtout sa capacité de confondre, mentir et fausser, s'expliquent par cet humanisme que Maritain, dans *Humanisme Intégral,* appelait « anthropocentrique », tandis que nous préférons l'appeler (dans la même ligne) « anthropoexcentrique » ([^11]). Ou encore ils s'expliquent par tout un processus de civilisation incroyablement éloignée de Dieu et générateur d'inimitiés. Les hommes ont voulu se suffire, ils ont prétendu se défaire de toutes les « aliénations », et dans cet acte d'orgueil suprême ils ont engendré un humanisme qui n'a conscience que de sa propre inimitié, pour fabriquer un nouveau monde dont le modèle se rapproche de plus en plus de celui des hôpitaux d'aliénés.
Le symbole de l'antithèse gauche-droite réside dans un secret désir de déchirer l'homme. Notre siècle revendique l'hégémonie de la nouvelle civilisation et conteste à l'Église la possession du fils, qu'il préfère tranché en deux comme la fausse mère confondue par la sagesse du roi.
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Et voilà. Le binôme gauche-droite appartient au lexique des philosophies de l'inimitié qui voient dans l'homme, de Hobbes à Marx, l'irréductible, l'inconciliable ennemi de l'homme.
Je ne contesterais pas, évidemment, la légitimité des schémas dans le domaine de la caractérologie ; ni même, si l'on y tient, la validité des binômes typologiques qui indiquent des oppositions de tendances en matière de tempérament. Nous pourrions, par exemple, classer à gauche les personnes que leur nature incline aux œuvres sociales, aux soins hospitaliers, à l'enseignement primaire, et rejeter à droite celles qui, par goût moral ou disposition physique, préféreront la chirurgie, la carrière des armes ou les sapeurs-pompiers.
Une investigation de cet ordre pourrait faire les délices de quelque esprit studieux ; mais je doute qu'elle atteigne le succès et la vigueur du jeu gauche-droite, qui a empli tout un siècle de haines et d'incompréhensions. Pourquoi ? Parce que le jeu gauche-droite trouve son moteur dans ces éléments intrinsèquement mauvais de la division, mélangés avec d'autres qui sont intrinsèquement bons, encore que ceux-ci dépendent de l'usage que nous en faisons.
Revenons en arrière, pour considérer d'un œil nouveau les catégories qui s'affrontent dans les colonnes G (gauche) et D (droite). Du côté G on trouve un élément, l'*anarchisme,* qui est intrinsèquement pervers, non seulement par sa contestation des sociétés de droit naturel, incapables de survivre sans le principe d'autorité, mais aussi par sa contestation sournoise de la suprême Autorité. Donnant la main à l'anarchisme, nous voyons le *révolutionarisme,* qui est la traduction dynamique du précédent. La mystique du révolutionarisme reste essentiellement une mystique d'inimitié, de contestation, de rupture avec le passé, de révocation aussi de toutes les formes de paternité. Le révolutionnaire mystique, comme nous l'avons montré ailleurs ([^12]), n'est pas seulement un cœur blessé par les injustices sociales et désireux d'un monde *perfectionné ;* c'est essentiellement un négateur qui aspire au point zéro, au recommencement d'un monde « mal venu », comme Van Gogh l'expliquait à son frère.
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Du même côté G, représentant la concrétisation historique en cours de cette mystique anarchique et révolutionnaire, on trouve le communisme de Marx, hors duquel le jeu gauche-droite perd son principe interne d'inimitié, comme il perdrait aussitôt sa puissance extérieure de perturbation, mensonge et confusion. Et c'est la présence de ce jeu gauche-droite dans l'atmosphère culturelle de notre siècle qui nous explique, d'un côté la « censure » et l'aveuglement sur les choses concrètes de la part de philosophes de la trempe de Maritain et Simon, de l'autre l'avalanche des mouvements de sécularisation et d'apostasie. Nous reviendrons plus loin, avec l'appui d'Henry Bars, au problème des « deux » Maritain ; mais je voudrais souligner sans attendre l'énorme injustice qu'il y a d'établir, avec les « progressistes » eux-mêmes (comme Adrien Dansette), une comparaison ou un parallèle entre Maritain et Mounier. Le second compte substantiellement parmi les précurseurs de tout ce que nous subissons. Sa vie s'est concentrée tout entière dans la sinistrose catholique. Maritain quant à lui n'a fait qu'interrompre accidentellement, à l'occasion, sa grande œuvre de permanent thomiste pour intervenir dans les milieux de gauche. Intervention malheureuse il est vrai, où la « petite sagesse du bon sens », familière des obscurités intelligibles du contingent et de l'éphémère, lui fit souvent défaut.
#### *Gauche-droite : un jeu truqué*
Oui, un jeu faussé, mis sur orbite par la fusée de l'anarchisme révolutionnaire. On ne trouve pas, dans les binômes qui font partie du jeu, cette symétrie de pièces et de lignes qui préside aux échecs, encore que certaines ici soient blanches et d'autres noires.
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*Rigoureusement, nous n'avons pas une* « *gauche* » *et une* « *droite* »*. Dans la chronologie humaine, comme faisceau de lignes-de-l'histoire, seule surgit la gauche. La droite, en tant que courant historique, n'existe pas. Elle ne vient à l'existence que comme chose montrée du doigt, désignée par la gauche à l'exécration universelle.*
Dans l'abstrait, nous pourrions imaginer, au sein de la civilisation sumérienne, en Gaule ou en Islande primitive, l'existence de types humains divisés par l'esprit et le tempérament autour de certains de nos binômes. Il a toujours existé, certainement, des caractères plus enclins à conserver qu'à réformer, et des caractères opposés ; il y a toujours eu, certainement, des caractères tendant à accentuer le prix et la nécessité de l'autorité, et des caractères tendant au contraire à voir dans l'autorité les défauts de la misère humaine, de préférence aux perfections qui peuvent traduire chez nous un reflet des perfections de Dieu... Supposons que dans le pays de Sumer ou d'Islande, le dégoût de l'autorité ait porté certains individus à y voir un mal, et mettre leur idéal dans l'anarchie. Même dans ces conditions, je ne dirais pas qu'il a existé dans le pays de Sumer, ou chez les Incas, un binôme gauche-droite. Car ce n'est pas seulement la présence de tels idéaux et de telles valeurs, ni le fait que quelques-uns s'y engagent personnellement, qui donne naissance au jeu gauche-droite.
Ce jeu de binômes, comme nous en connaissons tant, ne commence à exister que lorsque ces idéaux et valeurs *forment un courant historique.* Tant qu'ils demeurent isolés et rares, le jeu gauche-droite ne peut commencer : deux ou vingt joueurs ici ne suffisent pas. Le jeu se déclenche et ne peut se déclencher qu'en gagnant l'envergure d'une guerre de civilisation.
Au siècle où nous vivons, ce ne sont pas trois personnes, ni même trois millions de personnes, qui constituent le G initial sifflant la mise en jeu du ballon : c'est tout un estuaire d'erreurs, de folies, de tromperies, qui nous fabriquent depuis quatre siècles un certain nombre de « formes » historiques particulièrement virulentes, capables de donner le branle au binôme dévastateur.
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Jean Madiran a percé à jour, avec une grande lucidité, ce phénomène de tricherie intellectuelle qui s'est abattu en priorité sur le peuple le plus intelligent du monde. Dans *On ne se moque pas de Dieu,* il y consacre un chapitre entier.
Voici ce qu'écrit Madiran :
« La distinction entre une gauche et une droite est toujours une initiative de la gauche, faite par la gauche au profit de la gauche.
« Il y a une droite dans la mesure où une gauche se forme, la désigne, s'oppose à elle : l'inverse n'est jamais vrai. Ceux qui instaurent ou relancent le jeu droite-gauche se situent eux-mêmes à gauche, ils délimitent une droite pour la combattre et pour l'exclure. Dans un second moment, la droite ainsi désignée et prise à partie se serre les coudes, ordinairement ni assez vite ni assez fort, s'organise, se défend, contre-attaque, quelquefois victorieusement : ce n'est jamais que défense et contre-attaque, voire représailles.
« Par suite, est « de droite » celui que la gauche désigne ou dénonce comme tel : et l'inverse n'est pas vrai. Cet arbitraire va de soi, puisque le jeu gauche-droite, qui est plus exactement le jeu *gauche contre droite,* est inventé, mené et arbitré toujours par la gauche, jamais par la droite.
« La droite sait ou sent qu'elle subit le jeu sans pouvoir en fixer ou en modifier les règles. La droite, même extrême, quand elle est mécontente de M. André Tardieu ou de M. Paul Reynaud, leur dit qu'ils cèdent à la gauche, qu'ils en appliquent le programme, qu'ils trahissent. Elle ne dit pas que M. Tardieu ou M. Reynaud est devenu un homme de gauche. Elle ne les rejette pas à gauche. Elle n'en a ni le droit ni la possibilité, ce n'est pas elle qui place les étiquettes sur les flacons.
« La gauche au contraire, maîtresse et arbitre de ce jeu qui est le sien, rejette à droite qui elle veut, comme elle veut, selon l'occasion et l'intérêt tactique. » ([^13])
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Deux pages plus haut, dans ce même ouvrage qu'on serait tenté ici de transcrire en entier (sans notre propre engagement à achever le nôtre), Jean Madiran aborde le problème de la corrélation entre injustices et gauches. Et ici notre belle concordance vire à l'imperfection. Si nous pouvions nous trouver l'un en face de l'autre, pour mon plus grand plaisir, dans une aula du Moyen Age, la riche parole de Madiran serait interrompue par la mienne selon les formes de la scolastique : -- *Nego, concedo, distingo !*
Madiran en effet vient à concéder que la gauche se constitue pour lutter contre l'injustice, mais il nous avertit aussitôt que les moyens utilisés par cette gauche ne sont pas les bons. Page 31, nous lisons :
« La gauche et le christianisme luttent tous deux contre l'injustice, et quelquefois contre la même injustice, mais jamais de la même façon. Jamais, sauf contamination de la méthode chrétienne par la méthode de gauche. » (19)
Je puis dire que je connais bien la vigueur avec laquelle Madiran défend l'Église et la civilisation contre le Monstre ; je sais parfaitement qu'il n'est guère enclin aux concessions, ni aux demi-mesures de l'amollissement. Mais sur ce point, je ne reconnais pas ce qu'il reconnaît. Non, la gauche proprement dite n'a jamais lutté contre l'injustice, ou pour la justice ; elle a seulement lutté à de nombreuses reprises contre ceux qui, pour ainsi dire, lui font la faveur de commettre la quantité requise d'injustices dans nos sociétés. Mieux vaut utiliser le mot propre : les gauches profitent des injustices, elles vivent des injustices, pour maintenir sous pression les deux cylindres de la machine du « Progrès », qu'elles ont lancée dans la direction de la lutte de classe.
Avant que le lecteur ne hurle à l'exagération, je m'empresse d'apporter un éclaircissement : il existe bien, chez les gauches définies comme courant historique d'inspiration anarcho-socialiste, ou communiste, deux sortes de membres les positifs et les négatifs. *Honni soit qui mal y pense.*
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Les membres « positifs » sont ceux de la gauche proprement dite ; les « négatifs » réunissent leurs sympathisants, les sans-méfiance, les candides, *ceux qui sont dupes*. Et ceux-là, effectivement, intègrent la caravane dans la vague et molle illusion d'y aller pour combattre une injustice ; mais ces membres, dans la majorité des cas, viennent là pour chercher à *être quelque chose,* ou tenter de calmer quelque ressentiment domestique. Les autres, les positifs de gauche, exploitent le filon de l'injustice, mais ce qui les meut est ailleurs : par-dessus tout, c'est la passion d'imposer au monde une forme nouvelle, une Idée. C'est une volonté de puissance. Et on ne trouvera pas de passion plus violente que celle qui cherche à voir réalisée, matérialisée, et fonctionnante, une Idée sortie de notre esprit créateur. Moi-même, qui ai eu l'occasion d'inventer des orgues électroniques, et autres fantaisies de ma spécialité, je peux imaginer quelle violence prend la passion qui désire concrétiser une Idée, quand cette Idée, au lieu de contenir des résistances, des haut-parleurs et des transistors, contient des gens, des vieux, des femmes, des enfants, des institutions, des édifices et tout le grand équipage d'une civilisation.
Il est exclu d'établir un quelconque parallèle entre « l'idéal » de ces systémologues et les appétits de chaude justice qui mobilisent le cœur des gens normaux. Les « négatifs » agrégés par la gauche, fréquemment ingénus et parfois imbéciles, peuvent être conduits au sinistrisme idéologique de gauche par quelque soif de justice, encore qu'il soit devenu aujourd'hui difficile d'accorder sur ce point les circonstances atténuantes de l'ingénuité.
Je songe ici à deux personnages de Roger Martin du Gard dans *Les Thibault :* Jacques Thibault et Meynestrel. Relisant des passages du grand roman, il m'est revenu en mémoire un texte de Marcel De Corte, publié voici plusieurs années, où le philosophe belge explique qu'il ne connaît rien de plus *cruel* que cet amour « abstrait » cultivé par les socialistes ([^14]).
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Tolstoï, dans *Anna Karénine,* et Henri Troyat, dans *Tant que la terre durera,* ont su eux aussi mettre en relief cette dualité des types révolutionnaires : le « positif », possédé par la cruauté spécifique de son amour abstrait, et le « négatif » qui adhère à la Révolution par une vague songerie de justice, ou par quelque désir secret de blesser le père. Retouchant une formule de Jean Lacroix, nous pourrions écrire : « *La gauche est le meurtre du père.* »
#### *Quand Simone Weil offrait sa vie*
Puisque nous en sommes aux esprits attirés par « *la Gauche* »*,* dans une soif de justice bien réelle encore que détournée, comment oublier ici l'admirable figure de Simone Weil ? Je la vois, prisonnière de la plus monstrueuse des équivoques, bouclant sa valise et prenant le train pour lutter en Espagne aux côtés des Rouges. Sa fièvre et son enthousiasme, qu'alimentaient les cinquante siècles de souffrance de tout un peuple, bien davantage qu'un petit siècle d'absurdités françaises, n'auront pas duré longtemps !
Pauvre grande juive ! A la première expédition organisée pour assassiner un « prêtre », sous ce motif suffisant que l'homme était « prêtre » (*cura*)*,* Simone Weil se disposa à offrir sa propre vie contre celle de l'autre ; son sacrifice n'eut pas lieu d'être accepté, parce que l'expédition punitive ne trouvait pas la victime désignée... Simone Weil revint en France, dans la plus grande amertume, et écrivit une lettre à Georges Bernanos, qui n'avait pas supporté lui non plus l'expérience de la guerre civile. Mais lui n'avait jamais cherché consolation auprès des « gauches », que personne ne saurait détester avec une plus parfaite résolution.
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L'autre grand ami avec lequel Simone Weil se conforte, c'est l'admirable Gustave Thibon, l'homme qui recueillit le dernier poème récité dans les larmes par Charles Maurras, et qui aujourd'hui encore, avec autant de verve et de vigueur, collabore à la revue ITINÉRAIRES.
Simone Weil, elle, a dû découvrir au Ciel la justice et l'amour qu'elle aura cherchés quelque temps -- par une prodigieuse équivoque du siècle -- dans le camp des « possédés ».
(*A suivre*.)
Gustave Corçâo.
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### La consécration de la France à la Vierge Marie
*Il y a 350 ans*
par Michel Fromentoux
LE VŒU de Louis XIII est tellement associé à la procession traditionnelle du 15 août que nous risquions de passer outre le trois cent cinquantième anniversaire de la Déclaration, datée du 10 février 1638 à Saint-Germain-en-Laye, par laquelle le Roi prenait « la Très Sainte et Très Glorieuse Vierge pour Protectrice spéciale de son Royaume ». Voilà un souvenir qui honore la France autrement plus que les horreurs révolutionnaires que d'aucuns s'apprêtent à commémorer avec délectation...
En ces temps de laïcité triomphante où l'homme, proclamé souverain maître de lui-même, erre désespérément à la recherche d'un ordre politique, social et moral, qui fasse barrage à la barbarie renaissante, la leçon du pieux roi est d'une poignante actualité.
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Pas plus que les hommes, les États ne se sauvent par eux-mêmes. Sans l'aide de Dieu, dont la souveraineté est au-dessus des nations, rien n'arrête les forces du mal et de la mort.
\*\*\*
Au cours de la première moitié du XVII^e^ siècle, la France connut de grands périls. En 1635, il fallut entrer dans une guerre sur tous les fronts avec la Maison d'Autriche dont les ambitions démesurées ne cessaient, de Vienne et de Madrid, de semer le désordre en Europe. La monarchie capétienne se devait de réaffirmer sa mission traditionnelle au service d'un équilibre européen.
Toutefois, pour le roi Louis XIII et le cardinal de Richelieu, la France ne pouvait accomplir cette mission qu'en tant que fille aînée de l'Église. Il ne s'agissait pas de faire la guerre pour elle-même, mais en vue de la justice et de la paix. Dans *Le Roi n'est mort qu'une fois* (Librairie académique Perrin), le duc de Lévis-Mirepoix cite une phrase du père Joseph du Tremblay -- la fameuse « éminence grise » -- : « La vraie intention du roi est de faire, le plus tôt qu'il se pourra, une paix générale avec garantie mutuelle pour l'avenir, ce qui serait un siècle d'or et comme le temps d'Auguste. »
Il fallut d'abord surmonter de rudes épreuves. En 1636, l'envahisseur, après avoir occupé la Picardie, menaçait Paris. C'est alors que Richelieu suggéra au roi de vouer son royaume à la Vierge Marie. Puis il y eut un sursaut tel que la France en donna maintes fois l'exemple devant le danger imminent. « Et ces princes qui, si souvent, devaient prendre les armes contre les troupes royales, tel Monsieur et le comte de Soissons, rassemblèrent tout ce qu'ils purent former de troupes, dans leurs domaines, pour les conduire à la défense du territoire » (duc de Lévis-Mirepoix). Ainsi Corbie fut prise, et la capitale sauvée.
Les soucis n'en continuèrent pas moins d'assaillir Louis XIII qui souffrait atrocement de crises de goutte alternant avec des flux d'entrailles. En outre, on apprit que la reine, Anne d'Autriche, entretenait une correspondance avec la Cour ibérique par l'entremise de la duchesse de Chevreuse et du valet de chambre La Porte. Mais le pire était qu'après vingt-deux ans de mariage, le roi n'avait toujours pas l'espoir d'une postérité !
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Et pourtant il ne manquait pas de saintes âmes pour prophétiser la naissance d'un héritier. Au moment même où Anne d'Autriche était en disgrâce, un religieux du couvent des Petits-Pères, frère Fiacre, eut une vision de la Vierge lui annonçant l'heureux événement comme tout proche. Et en effet, cela ne tarda pas à se confirmer, à la suite d'une extraordinaire -- et assurément providentielle -- conjonction de hasards. Le 5 décembre 1637, alors que le roi s'entretenait au monastère de la Visitation, rue Saint-Antoine, avec sœur Angélique, née Louise de La Fayette, un orage éclata, rendant périlleux le voyage jusqu'à Saint-Maur où il devait passer la nuit. Comme la pluie redoublait, le capitaine des gardes, M. de Guitaut, tracassé par ses propres rhumatismes, persuada Louis XIII d'aller souper au Louvre... où séjournait la reine. La suite fut heureuse : pour la première fois depuis bien longtemps le couple royal passa la nuit dans la même chambre, et le roi n'allait pas tarder à apprendre sa prochaine paternité.
Comme au même moment le redressement militaire se confirmait, le pieux monarque comprit qu'il y avait là un signe du Ciel. En fait la suggestion de Richelieu ne quittait guère son esprit depuis plusieurs mois. Aussi, sans attendre la naissance du dauphin, il voulut, par un acte politique solennel, demander l'intercession de la Vierge pour une paix véritable et dans l'honneur. D'où les lettres patentes signées le 10 février et enregistrées par le Parlement de Paris : « Si les plus grandes forces des ennemis de la Couronne se sont alliées pour conspirer sa ruine, (Dieu) a confondu leurs ambitieux desseins pour faire voir à toutes les nations que, comme sa providence a fondé cet État, sa Bonté le conserve et sa puissance le défend.
Évoquant la Vierge Marie, le roi déclarait : « Nous lui consacrons particulièrement notre personne, notre État, notre Couronne et nos sujets, la suppliant de vouloir nous inspirer une si sainte conduite et défendre avec tant de soins ce royaume contre l'effort de nos ennemis que, quoiqu'il souffre le fléau de la guerre ou jouisse des douceurs de la paix, il ne sorte point des voies de la grâce qui conduisent à celles de la gloire.
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Si les ambassadeurs des cours protestantes se moquèrent, les Français, eux, y compris les protestants, accueillirent avec joie la double nouvelle de la Consécration du royaume et de la grossesse de la reine. Nos pères avaient alors une belle fierté chrétienne, et le texte royal, évidemment inspiré de la grande spiritualité tridentine, ne heurta même pas les calvinistes, lesquels, dit François Bluche dans son *Louis XIV* (Éd. Fayard) « étaient trop soucieux de leur récent loyalisme et trop engagés dans le service public -- notamment dans l'armée -- pour ne pas souhaiter la naissance d'un héritier du trône, voire prier à cette intention ».
Conformément au vœu de Louis XIII fut instituée dans toutes les paroisses de France la procession solennelle de l'Assomption. Puis des prières publiques rythmèrent la vie du royaume jusqu'à la naissance, le 5 septembre 1638 -- neuf mois jour pour jour près la nuit du Louvre -- du dauphin Louis, aussitôt appelé Dieudonné et qui allait être Louis XIV, le Roi-Soleil. Grâce à la confiance inébranlable de fortes âmes chrétiennes, la pérennité de la France était assurée, et la paix pouvait être entrevue.
Richelieu tira en ces termes la leçon de l'événement « Voyant tous les moyens humains ou faibles d'eux-mêmes, ou agissant plus faiblement qu'ils ne devaient, Sa Majesté se prosternant aux pieds de la Majesté divine fit publier une déclaration qu'elle prenait la très sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice de son Royaume, afin que, sous une si puissante patronne, le Royaume fût à couvert de toutes les entreprises de ses ennemis, qu'il jouît longuement d'une bonne paix, que Dieu y fût servi et révéré si saintement que Sa Majesté et ses sujets puissent arriver heureusement à la dernière fin pour laquelle nous avons tous été créés. »
Cette déclaration -- répétons-le -- fut un acte *politique* autant que spirituel, puisqu'il fut enregistré par le Parlement. Elle fait donc partie intégrante de notre patrimoine, et c'est un scandale que ni la République, ni -- depuis quelques années -- les évêques français ne rappellent que le 15 août est jour de *fête nationale.* Une France qui n'honore plus sa Patronne principale peut-elle encore espérer sauver son identité ? Heureusement, depuis deux ans, pour redresser l'honneur français, la procession des paroissiens de Saint-Nicolas du Chardonnet redonne une âme à Paris au 15 août.
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Nul doute qu'elle sera encore plus solennelle en cette année du trois cent cinquantième anniversaire. Et, comme l'affirmait Jean Madiran dans PRÉSENT du 13 août dernier, « nous ferons procession dans l'esprit non dissimulé, bien au contraire, que nous résumons par : Dieu-Famille-Patrie ».
Michel Fromentoux.
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### La sainte Église catholique (fin)
par le P. Emmanuel
*Douzième article, février 1884*
#### L'Église et la Sainte Vierge
Marie, mère des âmes
Nul mieux que saint Augustin n'a saisi les harmonies qui existent entre la Sainte Vierge et l'Église.
« Marie, dit-il, non seulement par l'esprit, mais aussi par le corps, est à la fois mère et vierge. »
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« Par l'esprit, elle est mère, non pas de la tête de l'Église qui est le sauveur Jésus, duquel elle est plutôt fille spirituelle, puisque tous ceux qui croient en lui sont justement appelés enfants de l'Époux ; mais des membres de Jésus, lesquels nous sommes, parce qu'elle coopère par la charité à ce que naissent dans l'Église les fidèles qui en sont membres. »
« Par le corps, elle est mère de Jésus notre tête : car il fallait que notre tête par un insigne miracle, naquît d'une vierge selon la chair, pour montrer que les membres naîtraient selon l'esprit d'une Église vierge. »
« Seule donc Marie, et par l'esprit et par le corps, est mère et vierge, mère du Christ et vierge du Christ. »
« Quant à l'Église, dans les saints qui doivent posséder le royaume de Dieu, elle est, par l'esprit, tout entière mère du Christ, tout entière vierge du Christ ; mais par le corps on ne saurait dire qu'elle est tout entière vierge du Christ, car en quelques-uns de ses saints elle est vierge du Christ, en d'autres elle est mère, mais non pas du Christ. » (*De Virginitate.*)
Ainsi parle l'incomparable Docteur. Marie est donc mère, par l'esprit, de toutes les âmes qui sont dans l'Église ; elle l'est, comme il le dit encore, par la très féconde influence de sa surabondante charité, *fecundissima, copiosissima charitate.* Elle l'est pour un double motif : 1° Comme première-née de Jésus-Christ dans l'ordre de la grâce, *primogenita ante omnem creaturam ;* par son droit de primogéniture spirituelle, elle est pour quelque chose dans la naissance de tous les enfants de Dieu. 2° Comme mère de Jésus-Christ selon la chair : de là vient sa maternité spirituelle qui s'étend à tous les membres de Jésus.
Mais de plus, Marie, comme mère et comme vierge, est le type de l'Église, qui est aussi mère et vierge, sinon selon --, le corps, du moins selon l'esprit. La virginité de l'Église est une imitation de la virginité de Marie ; la fécondité de l'Église est une participation à la fécondité de Marie. Et l'Église tout entière ne peut réaliser la somme de beauté, de grâce, de fécondité qui éclate en Marie.
72:321
Marie type de l'Église
Saint Ambroise va nous fournir de nouvelles lumières sur le sujet qui nous occupe.
« Marie, dit-il, est le type de l'Église, *Maria est Ecclesiae typus ;* car l'Église, comme Marie, est tout ensemble vierge et mariée. Vierge elle nous conçoit de l'Esprit Saint, vierge elle nous enfante sans gémissement. Marie, mariée à Joseph, est fécondée par l'Esprit Saint ; ainsi les églises sont fécondées par la grâce de l'Esprit Saint, tandis que pour le dehors elles sont temporellement unies à des Évêques. » (*Amb. in Luc*.)
Il y aurait tout un livre à écrire sur ces quelques paroles. Marie est l'épouse du Saint-Esprit, qui relève sa virginité d'une fécondité divine ; en même temps elle a un époux visible, gardien de sa virginité, mais non pas auteur de sa fécondité. Ainsi les églises ont pour époux visibles et temporels les Évêques ; mais ce qui les rend fécondes, c'est la grâce de l'Esprit Saint.
« Les Évêques sont époux, ils sont pères comme saint Joseph ; ils veillent à l'intégrité de la foi, qui est la virginité des églises : leur rôle est assez grand ! mais qu'ils ne s'attribuent la fécondité de ces mêmes églises ; car elle est le fruit des opérations secrètes de la grâce qui provient du Saint-Esprit par Jésus-Christ, véritable Époux. » La hiérarchie est un voile sous lequel ces opérations se produisent.
Quant à l'Église elle-même, elle est vraie mère, comme Marie est vraie mère ; car elle est en relation directe avec l'Esprit de Dieu qui la rend féconde. Mais qu'est-ce que l'Église, si ce n'est pas la hiérarchie elle-même ? L'Église, c'est l'unité des âmes, unité à laquelle la hiérarchie travaille temporellement, mais qui est quelque chose de plus intime et de plus profond ; unité qui sera dévoilée au grand jour de l'éternité.
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Marie, type de l'Église romaine
Si Marie est le type de l'Église en général, elle est tout spécialement le type de l'Église romaine.
Marie est devenue mère de Dieu parce qu'elle était vierge, vierge non seulement par l'intégrité du corps, mais encore par une parfaite exemption de tout péché. Cette pureté sans tache est une suite de son Immaculée Conception. Grâce à ce privilège, elle est unique, toute belle, très parfaite, Épouse du Saint-Esprit, mère de Dieu, mère des âmes.
Or, l'Église romaine est vierge elle aussi, absolument vierge par l'intégrité de la foi, par cette exemption de toute erreur qui résulte de l'Infaillibilité doctrinale attachée au siège de Pierre. Grâce à ce privilège, elle est unique, parfaite, belle entre toutes les églises : la pureté de sa foi la rend merveilleusement féconde, elle est la mère de tous les fidèles. Voyez maintenant comment se développe le parallèle.
Les âmes ne sont fécondes qu'autant qu'elles participent à la pureté sans tache de Marie ; les églises ne sont fécondes qu'autant qu'elles restent attachées à la foi de l'Église romaine.
Toutes les âmes réunies ne peuvent réaliser la grâce éminente qui s'épanouit en Marie, la toute sainte ; toutes les églises réunies n'atteignent pas le degré de foi de l'Église romaine, seule infaillible.
Marie est la Reine que le Psalmiste représente assise sur un trône, et entourée de suivantes qu'elle présente au Roi. (*Ps. XLIV*) Elle est l'Épouse du Cantique, la Colombe unique, élue entre toutes, que les filles proclament bienheureuse, que les reines comblent de louanges. (*Cant., VI, 8.*) Elle est l'âme habitée par Dieu avant toutes les autres et par-dessus toutes les autres, qui est leur introductrice à toutes auprès de Dieu. De même l'Église romaine est entourée des églises particulières, qu'elle présente à Jésus-Christ.
Toutes les églises particulières, réunies autour de l'Église romaine leur mère, forment avec elle l'Église visible. Ainsi, toutes les âmes saintes, réunies autour de la Sainte Vierge a leur mère, forment avec elle l'âme de l'Église, la grande Église invisible, qui paraîtra visiblement à la fin des temps, et dont la première n'est qu'un reflet.
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En résumé l'Église romaine, dans toute la beauté virginale que lui donne l'intégrité de sa foi, dans le rayonnement de cette maternité qui s'étend au monde entier, n'est que l'ombre terrestre de Marie la Vierge des vierges, la Mère universelle.
La Jérusalem de la terre n'est que l'image de la Jérusalem du ciel, de laquelle on chante : Nous tous, tressaillant de joie, nous habitons en vous, ô sainte Mère de Dieu ! (*Ps. LXXXVI, ant.*)
Marie et Rome
Il est très remarquable que Marie et Rome sont au fond le même nom. Marie, en hébreu *miriam,* est formé du verbe *roum,* qui signifie *être exalté.* De ce verbe dérive le substantif *roma,* qui signifie *exaltation.* Marie veut dire : *Celle qui est exaltée.* Rome veut dire : *Exaltation.* Marie a prêté son nom à Rome, son image terrestre.
Si les deux noms de Marie et de Rome ne font qu'un seul nom, les amours de Rome et de Marie ne sont qu'un seul amour.
Durant le Moyen Age, Marie était exaltée ; Rome l'était aussi. Dieu était connu sur la terre, Notre-Seigneur était roi. Le protestantisme, cherchant à substituer le règne de la raison au règne de Notre-Seigneur qui est la Vérité, a senti qu'il fallait *abaisser* Marie et l'Église romaine. Il a dit aux âmes, *ne priez pas Marie ;* aux peuples, *n'allez plus à Rome.* Et la nuit s'est faite en beaucoup d'âmes. Et les ténèbres ont envahi la terre.
Mais l'hérésie concourt malgré elle au triomphe de l'éternelle Vérité : le mystère de l'Église, vainement obscurci, a été mis par l'Esprit Saint en pleine lumière, dans les deux termes qui le personnifient, la Sainte Vierge et le Pape.
Autrefois Pierre avait dit à Jésus, *Vous êtes le Fils de Dieu ;* et Jésus avait répondu à Pierre, *Tu* *es Pierre et sur toi je bâtirai mon Église.* Aujourd'hui nous avons entendu Pie IX dire à Marie, *Vous êtes Immaculée ;* et Marie, par la voix de l'Église, répondu à Pie IX, *Tu es infaillible !*
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Heureux sommes-nous d'avoir pris part à cette double affirmation, par les élans de notre âme vers Marie conçue sans péché, vers le Pape infaillible. « Un grand prodige a paru dans le ciel : une femme revêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds, et autour de son front une couronne de douze étoiles. » (*Ap., XII, 1.*) C'était Marie Immaculée que la main du Pape dévoilait à nos yeux. Marie étant ainsi exaltée, il a fallu que Rome, son image terrestre, le fût aussi ; elle l'a été par la définition de l'Infaillibilité pontificale.
Puis a surgi le *grand dragon roux* qui cherche à dévorer la femme et l'enfant. (*Ap., XII, 3,* *4.*) L'enfer s'est déchaîné plus furieusement que jamais contre la race de la femme bénie. Mais, à voir les contorsions du vieux serpent, on sent qu'il est blessé à mort. Ses artifices, pour détourner les hommes loin de Marie et loin de Rome, sont déjoués Marie est priée, Rome est écoutée.
Il faudra peut-être de longues années pour développer les conséquences du double acte posé par Pie IX d'un côté, et de l'autre par le concile du Vatican. Nous avons une ferme confiance qu'il amènera, dans l'avenir que Dieu sait, un triomphe éclatant de la sainte Église. Il est impossible que Rome soit écoutée sans que la foi renaisse ; impossible que Marie soit priée sans que la charité refleurisse. L'exaltation de Rome, c'est l'extinction des hérésies et des schismes ; l'exaltation de Marie, c'est la conversion et le salut éternel des âmes ; l'exaltation de Rome et de Marie, c'est l'avènement du règne de Dieu sur la terre comme au ciel.
Père Emmanuel.
*Nous commencerons prochainement la publication de la série suivante d'articles du P. Emmanuel intitulée :* « *L'Église et le monde* »*.*
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### Saint Jean Bosco
*pour le centenaire de sa mort*
par Jean Crété
SAINT JEAN BOSCO naquit le 15 août 1815 à Muraldo, modeste village proche de Castelnuovo d'Asti, dans la province de Turin, de famille pauvre et très chrétienne. Tout jeune, il perdit son père et fut élevé très saintement par sa mère. Tout enfant, il s'adonnait à l'apostolat auprès de ses camarades. Il se prépara au sacerdoce malgré les difficultés venant de sa pauvreté. Il y a sur ce point une analogie frappante entre saint Jean Bosco et le futur saint Pie X.
Saint Jean Bosco fut ordonné prêtre en 1841. Il commença son ministère à Chieri, puis vint à Turin où saint Joseph Cafasso lui donna une connaissance approfondie de la morale, en même temps que l'exemple de la sainteté et de l'apostolat auprès des jeunes.
L'orientation de la vie de saint Jean Bosco s'en trouva fixée définitivement : l'apostolat envers les enfants et les jeunes gens, surtout les plus déshérités et les plus exposés. Après de longues difficultés, il fixa son œuvre dans le quartier de Valdocco.
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Sous l'inspiration de la Sainte Vierge qu'il honorait sous le titre d'*Auxiliatrice,* il entreprit la fondation d'une congrégation religieuse vouée à l'apostolat envers les jeunes, et la plaça sous le patronage de saint François de Sales. L'un des jeunes sur lesquels il comptait pour cette fondation était mûr pour le ciel : il mourut à quinze ans, et l'Église a fait de lui le plus jeune saint canonisé comme confesseur : saint Dominique Savio.
Saint Jean Bosco fonda donc les Salésiens, qui comportaient des prêtres et des frères coopérateurs. Il fonda aussi une congrégation de religieuses, appelées Sœurs de Marie Auxiliatrice, ou, plus communément, Salésianes. Ces deux congrégations se répandirent, du vivant de saint Jean Bosco, jusqu'en Amérique latine. Les Salésiens et Salésianes fondaient ou prenaient en charge des écoles, des orphelinats, des hospices, des patronages, des maisons de retraite. En Italie, à l'époque où l'Église était spoliée et persécutée, saint Jean Bosco exerça un apostolat inlassable par la prédication et l'édition de bons livres. Il était doué de dons surnaturels. Il lui arriva de visiter par bilocation ses fondations d'Amérique latine. Il fit un grand voyage en France et reçut partout un accueil enthousiaste. Comme nous l'avons déjà raconté lors de son passage à Paris, il reçut deux fois Victor Hugo qui, la seconde fois, fit devant lui une profession de foi catholique, qui ne semble malheureusement pas avoir eu de suites ([^15]). Après avoir consacré toute sa vie à l'apostolat auprès des enfants et jeunes gens, saint Jean Bosco mourut le 31 janvier 1888, en recommandant à ses fils spirituels la fréquentation des sacrements de pénitence et d'eucharistie, la dévotion envers Marie auxiliatrice et l'attachement au souverain pontife. Il accomplit beaucoup de miracles de son vivant et après sa mort.
Pie XI, qui l'appelait *un géant de sainteté,* le béatifia en 1929 et le canonisa le jour de Pâques 1934. Sa fête fut introduite, avec une messe propre, à la date du 31 janvier, et celle de saint Pierre Nolasque, précédemment célébrée à cette date, fut fixée au 28 janvier.
Jean Crété.
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### Mères de famille ayez confiance
par Dom Gérard m.b.
Vous n'avez pas dormi, la nuit passée, et vous vous êtes remises au travail, composé de soins domestiques, d'enfants à instruire et à corriger, de repas à préparer. Puis ce soir, vous entendrez des pas dans le couloir : c'est votre mari qui rentre ; il désire que vous n'ayez pas l'air trop soucieux ni trop fatigué.
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Pourtant vous savez tous les deux que votre fils aîné ne pratique plus. Il dit même qu'il n'a plus la foi. Votre fille, elle aussi, commence à se dérober à votre influence. Le soir tombe, le babil des enfants s'est tu ; le silence qui jadis retrempait vos âmes fait place maintenant à une lumière froide, une sorte de lucidité amère sur les êtres et sur les choses. Autrefois vous aimiez le calme du soir, ce *vaste et tendre apaisement* que dépeint le poète. Désormais l'inquiétude monte la garde près de vous et son aile noire recouvre tout dans la maison : les rêves, les projets d'avenir, jusqu'aux regards sur les petits corps endormis. Ô vaillantes mères de famille, le monde entier conspire contre vous et contre votre maison, contre l'âme de vos enfants, contre votre paix intérieure ; vous le saviez et vous êtes parties quand même pour l'aventure : vous êtes bien, selon un mot fameux à peine modifié, *les aventurières du monde moderne.* Dans un monde en proie à un optimisme de commande, vous êtes les premières à être témoin du caractère tragique de la condition humaine. Pour l'honneur de cette aventure, je voudrais simplement vous remettre en mémoire une parole du Christ Jésus à ses disciples, un de ces mots formidables qui révolutionnent le destin des hommes : « *Confïdite, ego vici mundum* ». Ayez confiance, j'ai vaincu le monde !
Et maintenant, permettez-moi de vous interroger : qu'est-ce que la confiance ? Selon la belle formule de notre ancien catéchisme, la confiance est une qualité de l'espérance.
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Récitons l'acte d'espérance :
« *Mon Dieu, j'espère avec une ferme confiance que vous me donnerez votre grâce en ce monde et, si je suis fidèle à vos commandements, votre gloire dans l'autre, parce que vous me l'avez promis, et que vous êtes souverainement fidèle dans vos promesses.* » Gravons dans notre esprit les premiers mots *j'espère avec une ferme confiance.*
Ainsi la confiance qualifie l'espérance et la fermeté accompagne la confiance. Tout cela respire le courage, une sorte d'accent viril qui emporte l'adhésion. Éclairés et forts de cette lumière qui ne vient pas de nous, mais descend de très haut, des hauteurs de ce paradis où les anges se racontent le combat spirituel de leurs frères humains ; éclairés et forts de cette lumière, nous vous disons : chères âmes, tenez bon. C'est vous qui dressez l'échelle par laquelle les civilisations montent vers le ciel ; ne vous découragez pas. Ayez confiance !
\*\*\*
Ayez confiance d'abord dans la prière. Vous connaissez la force de cette prière qui vous rassemble chaque soir : *là* *où deux ou trois seront rassemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux ;* c'est alors que l'inquiétude maternelle se transforme en foi toute pure et en charité.
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C'est maintenant une conspiration dans l'autre sens, une conspiration de prière et d'amour pour le retour des enfants prodigues : le rosaire et les litanies, tout y passe. On ne sait ce que c'est de mettre au monde des enfants et de les voir s'égarer, se perdre peut-être pour toujours. Ah ! comme on prie lorsqu'on a charge d'âmes !
Voici, dans le secret de son cœur, la prière qu'une mère de famille fit un jour pour son enfant égaré :
« *Ô Jésus, vous qui avez rendu à la veuve de Naïm le fils unique dont elle pleurait la perte : vous qui, dans la parabole de l'enfant prodigue, avez montré une si tendre miséricorde pour les enfants qui s'égarent ; daignez rappeler et ramener le mien, malheureusement entraîné loin de vous, loin de moi, loin du devoir. Mon pauvre enfant ! Ô mon Dieu, je vous en supplie, je vous en conjure avec larmes ouvrez ses yeux, touchez son cœur, brisez ses liens, donnez-lui du courage ; qu'il revienne aux pures affections de la famille ; qu'il se jette entre vos bras comme un autre Augustin, qu'il embrasse vos pieds sacrés comme Madeleine repentante. Hélas ! et si devant vos yeux, auxquels rien n'est caché, ô mon Dieu, je portais la terrible responsabilité des égarements que je déplore ; si par une négligence ou une coupable faiblesse j'avais d'abord laissé grandir et se développer dans Pâme de mon fils des germes dangereux ; si, plus tard, j'avais en quelque sorte autorisé ses désordres par la légèreté de mes paroles ou de ma conduite ; ô Seigneur, laissez-vous toucher par une punition si cruelle ; voyez mon repentir, la douleur qui expie mes fautes ; pardonnez-nous à tous les deux et attachez-nous à vous pour jamais. Ainsi soit-il.* »
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Ceci étant dit dans le langage de Bossuet et de Fénelon, on peut prier sans l'apparat des formules anciennes, avec les pauvres mots du vocabulaire moderne, ou bien même sans mot, d'un simple regard de l'âme, mais avec la confiance des humbles, car il est écrit : « La prière de l'humble pénètrera les nues. »
\*\*\*
Ayez confiance dans le patronage des saints auxquels vous avez confié l'âme de vos enfants. C'est une réalité profondément sérieuse que la protection des saints patrons ; c'est cela qui dans les âges de foi scella le pacte entre la chrétienté et le monde invisible ; c'est cela qui a donné aux anciennes générations cette assurance ferme, cette familiarité douce et coutumière avec le surnaturel.
Ayez confiance en sainte Monique qui est, après la Très Sainte Vierge, la patronne des mères de famille. Connaissez-vous ses litanies ? Récitons-les ensemble :
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*Sainte Monique, modèle des femmes chrétiennes, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez obtenu par votre exemple et vos prières la conversion de Patrice, votre époux, priez pour nous.*
*Sainte Monique, modèle des veuves chastes et pieuses, priez pour nous.*
*Sainte Monique, modèle des mères chrétiennes, priez pour nous.*
*Sainte Monique, mère de saint Augustin, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez tant pleuré sur ses égarements, priez pour nous.*
*Sainte Monique, si persévérante dans vos ardentes prières pour sa conversion, priez pour nous.*
*Sainte Monique, aussi ardente que zélée dans la poursuite de cette âme chère, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui étiez la sauvegarde de votre fils absent, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez obtenu la guérison d'une maladie mortelle, priez pour nous.*
*Sainte Monique, à qui il a été accordé que l'enfant de tant de larmes ne pérît point dans ses erreurs, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez eu la consolation de le voir converti et fidèle, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui vous êtes saintement entretenue avec lui des choses du ciel, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui vous êtes paisiblement endormie dans le Seigneur après avoir accompli les travaux de votre maternité, priez pour nous.*
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*Sainte Monique, qui ne pouvez refuser votre suffrage aux mères qui pleurent comme vous, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez secouru plusieurs dans leurs angoisses, priez pour nous.*
*Daignez préserver l'innocence de nos jeunes enfants, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Daignez redoubler de prières pour les jeunes gens exposés aux séductions du monde, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Demandez qu'ils ne restent pas sourds aux conseils de leur mère ni insensible à sa douleur, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Demandez pour toutes les mères chrétiennes la grâce d'accomplir saintement leur mission, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Daignez les recommander à la Très Sainte Vierge, mère des mères et des enfants, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Daignez intéresser votre fils saint Augustin au salut de nos enfants, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Glorieux fils d'une si sainte mère, saint Augustin, priez pour nous.*
*Prions.*
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*Ô Dieu, qui avez eu pitié des larmes de sainte Monique et qui avez accordé à ses ardentes prières non seulement la conversion de son fils, mais son éclatante sainteté, faites que nous vous implorions pour nos enfants avec tant de foi et d'humilité que nous obtenions comme elle leur salut et notre propre sanctification. Nous vous en prions par Notre-Seigneur Jésus-Christ.*
\*\*\*
Ayez confiance dans les saints Anges. Les Anges sont nos amis très chers, à la fois délicats et puissants : ils admirent nos combats, nos détresses, nos tristesses d'amour ; ils voient dans les souffrances de la terre quelque chose de mystérieux et de sacré qui leur rappelle la Passion et la Croix du Seigneur Jésus. Mériter et grandir en amour, opérer le salut par la douleur et le sacrifice, voilà choses qu'ils ignorent, retenus qu'ils sont par les éternelles chaînes d'or de la vision béatifique. Comment voulez-vous qu'ils ne s'émerveillent pas devant ce palais de la douleur, où se consomment les noces mystérieuses du Ciel et de la Terre ? Saint Pierre dit même qu'ils désirent y plonger leurs regards, tellement le spectacle de la Rédemption les ravit. Quant à notre Ange gardien, il plonge carrément tout entier dans notre monde sublunaire et se montre à notre égard un compagnon fidèle -- invisible, mais si amical ! Un guide sûr, parfois un tuteur ou un précepteur véhément. Mais, par une mystérieuse disposition de la Providence, nos Anges veulent être priés. S'ils sont priés, alors ils décuplent leur service d'amour : une mère chrétienne qui prierait assidûment l'Ange gardien de ses enfants assisterait à une floraison de miracles.
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Relisez le livre de Tobie. C'est une famille entière que l'Ange Raphaël est venu réconforter en guidant le jeune Tobie, en délivrant sa fiancée Sara qui était possédée du démon, en guérissant le vieux Tobie de sa cécité. Ce personnage céleste faisant irruption dans les malheurs d'une famille d'exilés, c'est toute la tendresse du ciel qui se déverse sur la terre ; c'est la souveraine liberté de Dieu faisant sauter la carapace de notre univers conditionné et technicisé, où il semble qu'il n'y ait plus de place pour la libéralité divine. Je vous exhorte donc à avoir fréquemment recours au ministère des saints Anges, à entrer avec joie dans ce monde de gratuité qui, au milieu de tant d'abandons et de turpitudes, constitue la marque indestructible de notre honneur catholique.
\*\*\*
Ayez confiance dans l'intercession très particulière de saint Joseph, chef de la sainte Famille. Priez Marie de Nazareth, dont l'existence pendant trente ans fut, comme la vôtre, semée de toutes sortes de joies et d'inquiétudes familiales. Elle avait pour mission unique de tenir chaque jour une maison qui abritait le trésor infiniment précieux du Fils de Dieu ; vous avez pour mission unique, au milieu d'un monde redevenu païen, de tenir une maison qui abrite le trésor infiniment précieux d'une famille chrétienne.
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Et si Dieu vous fait l'honneur d'appeler l'un de vos enfants à son service, vous verrez là un titre supplémentaire de ressemblance avec Marie, mère de Jésus, associées, comme elle, au grand œuvre de la Rédemption. Un enfant consacré à Dieu, c'est toute la famille qui s'élève. Souvenez-vous de la recommandation d'un patriarche à son fils : « Il ne s'agit pas seulement de propager ta race, mais de la porter plus haut. »
J'aperçois pour vous, dans la dévotion à la sainte Famille, à la fois le plus haut portique de la sainteté et une étonnante simplicité d'accès : on dirait que la Très Sainte Trinité a voulu adoucir la lumière aveuglante de sa transcendance pour nous donner une image terrestre de la charité divine, livrée à l'uniformité grise du quotidien, sans grand incident et sans éclats ; l'humble résumé des joies et des peines que connaîtront les familles chrétiennes jusqu'à la fin des temps. Un amour s'exprimant jour après jour avec des moyens humains et familiers, mais d'une suprême qualité intérieure. Le moindre geste de cette famille d'artisans besogneux avait, aux regards des Anges, la valeur d'une action liturgique capable de faire pâlir les beautés de la terre. Ayez confiance dans la puissance d'attraction du modèle : c'est à Nazareth qu'il faut puiser la force d'atteindre Nazareth. Cette imitation des mœurs divines est nécessaire pour ne pas sombrer dans des mœurs indignes de notre grâce baptismale. « *Les familles,* a-t-on dit, *sont des dynasties de vertu ; tout redescend lorsque ce sceptre leur échappe.* »
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Alors qu'un père de famille sera, dans sa profession, presque toujours soumis à quelqu'un d'autre, auquel il devra rendre compte, en revanche, une mère de famille est douée de prérogatives inouïes, faisant d'elle la maîtresse de ce royaume appelé la maison (de *mansio,* demeure) et qui a pour fin de *maintenir* un certain ordre des choses sans cesse menacé : nous ne sommes pas des conservateurs mais des *mainteneurs :* Dans cette perspective qui est celle du déclin et de la renaissance des civilisations, tout est suspendu à la sainteté de la famille. Sans doute la vie de Jeanne d'Arc est tout entière un vrai miracle ; mais ce qu'on oublie, c'est qu'au moment où Jeanne d'Arc est apparue dans l'histoire, il existait des milliers de familles fournissant le terrain d'éclosion où pouvait naître une Jeanne d'Arc.
\*\*\*
Ayez confiance dans cette disposition mystérieuse de la Providence qui multiplie autour de vous les exemples de grandeur dans l'ordre familial : Dieu a commencé le salut du monde par une famille, et quand il voulut évangéliser l'Europe, aux premiers siècles de l'Église, il eut de nouveau recours à une structure familiale avec Benoît de Nursie, héritier des vertus austères du patriciat romain. Ses disciples ont implanté des monastères dans tous les pays d'Occident.
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Ces communautés offraient le spectacle d'une famille heureuse, rassemblée autour du gouvernement paternel de l'abbé, où fleurissaient les vertus qui feront la civilisation chrétienne ; entre autres, une piété filiale affectueuse et tranquille, empreinte de douceur et de gravité, toute orientée vers le ciel. Les barbares se sont convertis et civilisés en regardant prier et travailler les communautés monastiques. C'est la règle de saint Benoît qui a inspiré l'art de vivre en société, l'humilité et la courtoisie, l'amour du travail bien fait, le sens de la justice et jusqu'au gouvernement des princes. Combien de familles puisent dans la Règle bénédictine un style d'éducation marqué par la paix, l'hospitalité, la concorde et les relations confiantes entre parents et enfants, dans une atmosphère de prière où tout est référé à la Seigneurie de Dieu, premier servi ?
Tant et de si beaux témoignages vous sont donnés pour affermir votre confiance en la sainte Providence de Dieu, et vous permettre de faire de vos familles de petits fortins ; ou mieux, des maisons de prière et de charité, à la fois accueillantes et douées de remparts, où viendront se briser l'esprit du monde et sa malice ; tandis que de pauvres hommes, déçus par ses promesses fallacieuses, découvriront sous votre toit, dans un émerveillement grandissant, le vrai sens de la vie.
Fr. Gérard m.b.
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## NOTES CRITIQUES
### Lectures et recensions
#### Pierre Ordioni *Une jeunesse pour l'éternité *(Albatros)
Pierre Ordioni est toujours passionnant dans ses souvenirs : il a le don de vie, il rend corps aux fantômes du passé. Ce talent rare, il le consacre aujourd'hui à son enfance et à sa première jeunesse.
Il naît dans une famille militaire, de Corses qui sont passés un temps par la Toscane, où l'on est catholique dans la nuance janséniste. L'épithète prête à trop de quiproquos pour ne pas mériter quelques précisions. Pour la mère de l'auteur, qui lui inculque cette couleur de la foi, comme pour lui-même, le jansénisme signifie d'abord une haute idée de la responsabilité de chaque âme. Ce n'est pas du côté de la prédestination qu'il faut chercher la clé, mais du côté de la rigueur, de l'exigence envers soi. Également, un sentiment très fort de la distance qui nous sépare de la divinité. Dieu est le Père, mais un Père avec qui il ne saurait être question de familiarité. C'est bien le moins, dira-t-on. Mais pour me faire mieux comprendre, je citerai ce trait : dans les missels qu'on utilisait dans la famille Ordioni, le texte de la consécration n'était donné qu'en latin, et non traduit dans un français trop proche, trop usuel, pour porter des paroles si divines. Voit-on ce que j'entends par : distance ? A côté de cela, il faut noter que Pierre Ordioni dit être « un janséniste gai », espèce qui réconcilie avec le genre.
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Il a sept ans quand éclate la guerre de 1914. Il raconte, comme si c'était hier, la fièvre, les émotions, les tourments qui bouleversent la petite ville d'Auxerre où il vit. La mort frappe de tous côtés. Et si elle ne fait qu'effleurer le père officier, blessé dans la retraite du mois d'août, elle se rattrape en enlevant une jeune sœur très aimée. Le deuil se répand. Auxerre en est tout assombrie. La France s'est-elle relevée de cette saignée ? La suite du siècle montre bien que non. Trop des meilleurs étaient tombés avant même d'avoir eu une descendance -- et ils ont manqué.
A quatorze ans, le jeune Pierre, pourtant plus « païen christianisé » que chrétien, va découvrir l'abbaye de la Pierre-qui-Vire, où les moines, chassés vingt ans avant par les lois de Combes, sont revenus depuis la fin de la guerre. On notera qu'il y a encore des laïques furibonds pour vouloir les renvoyer hors de France, mais les temps ont changé, l'esprit n'est plus le même, et les religieux restent. L'auteur nous décrit longuement ces séjours (il y consacre une bonne part de ses vacances) décrit quelques-unes de ces âmes très hautes, et montre quelle formation il reçoit. Elle le trempe pour la vie.
A la Pierre-qui-Vire, on est alors maurrassien, et la condamnation de 1926 est durement ressentie. Elle l'est encore plus par un Ordioni alors étudiant à Dijon, et chef du groupe des camelots.
On a plaisir et profit à lire ce volume. On y retrouve une France aujourd'hui effacée, ou occultée peut-être. Les idées, les sentiments, les paysages moraux y sont ceux qui ont régné sur cette terre de Tolbiac à Verdun, et qui ne pourraient être remplacés. On les reconnaît au passage. On sait que l'on est chez soi.
G. L.
#### Vladimir Volkoff *L'interrogatoire *(Éd. de Fallois/L'âge d'homme)
Ce roman bref -- deux cents pages -- est de ces livres qui divisent leurs lecteurs et dont ils parlent à l'infini. Si nous avions encore des loisirs et des salons, des camps s'y formeraient : on prendrait parti pour Brownfield ou pour Schulze. On se dépenserait en subtilités.
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Voici de quoi il s'agit. Un juge américain à la retraite, Brownfield, raconte sa plus belle affaire. C'est une lettre qu'il écrit à son gendre, sans illusion sur l'intérêt qu'on y trouvera, et d'abord pour se faire plaisir à lui-même. En 1945, engagé dans l'armée américaine (après les combats) il participa aux enquêtes de dénazification. Il traite le dossier d'un officier d'artillerie, Schulze, que les Russes réclament, l'accusant de crimes de guerre. Il aurait massacré « approximativement trente-quatre personnes » du village de Radovo. Schulze nie et il n'y a aucune preuve. Son régiment était à cent kilomètres de là.
Brownfield se passionne. Il est décidé à savoir la vérité. Il a un instinct de chasseur : ce genre de traque lui plaît. Et il a le métier. Policier avant d'être juge, son expérience est longue. L'inquisition commence. Schulze apparaît digne, cultivé, grand amateur de poésie et de musique. Il n'était pas nazi : c'est un homme de tradition, et pour lui les nazis étaient des hommes de gauche. Cependant, Brownfield peut lui reprocher quelques mensonges, et surtout, il a la conviction profonde que Schulze lui cache quelque chose.
L'Américain va tendre des pièges à son prisonnier. Il essaye de l'attendrir, lui laissant voir sa femme, qui est enceinte. Il a mis des micros dans le parloir, bien sûr. Puis il s'arrange pour que Schulze ait une possibilité extraordinaire d'évasion. Il l'attendrait au bout du chemin qui n'est qu'une souricière. Schulze ne succombe pas à cette tentation. Brownfield ira jusqu'à monter un simulacre de procès, d'où Schulze sort se croyant condamné à mort. Pis encore, l'Américain qui est presbytérien (un calviniste, et qui condamne la confession et l'absolution) envoie à l'Allemand, catholique, un faux prêtre pour entendre son ultime confession.
Je pourrais dire le résultat de tant de manœuvres : l'intérêt du roman n'est pas là. Pourtant, je ne déflorerai pas cette première conclusion.
Car l'affaire rebondit. Le gendre lit ce récit, et le fait lire à sa femme Mona, la fille tendrement aimée du vieux juge. Celle-ci est horrifiée : elle n'avait jamais vu son père de cette manière. La deuxième partie du roman est une longue justification du vieux juge. Lui, homme scrupuleux (pour sauver un innocent, il avait brisé sa carrière, dans sa jeunesse, et c'est même pour cela qu'il s'était engagé), lui, homme d'expérience et juriste, pense qu'il n'a rien, vraiment rien à se reprocher dans cette affaire. Il a la conscience nette. Monna ne sait pas à quel point ce Schulze et sa femme étaient des êtres étranges, avec leur fidélité à leur patrie, leur point d'honneur. Elle semblait sortie d'un roman de chevalerie. Lui quand il se crut condamné à mort était surtout horrifié qu'on lui parle de pendaison. Officier, il exigeait d'être fusillé. Brownfield ne le cache pas à sa fille : le monde sera plus tranquille quand « ces aurochs-là » feront partie des espèces disparues. Et pour amadouer la jeune femme, le vieux juge lui annonce qu'il va lui céder sa maison.
93:321
Voilà. J'ai à peu près tout raconté. *L'interrogatoire* est mené avec une virtuosité étourdissante. Et c'est une œuvre grave. J'y vois la lutte entre deux mondes, l'ancien et le nouveau, celui des *aurochs* et celui des modernes, deux mondes incompatibles, qui peuvent cohabiter dans une période calme, mais que toute crise oppose.
G. L.
#### Antoine de Rivarol *Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution *(Éd. Desjonquères)
Les contre-révolutionnaires français n'ont jamais fait sa vraie place à Rivarol. Pas d'article sur lui dans le *Dictionnaire politique et critique* de Maurras. Il n'existe pas d'édition complète de ses œuvres. Celle qui porte ce nom, et qui date de 1808 (elle a été reprise récemment par Slatkine) ne comporte pas toutes les œuvres de Rivarol, et en donne qui ne sont pas de lui.
Par exemple, depuis 1790, personne n'avait réédité ce *petit dictionnaire.* Nous devons de retrouver cet introuvable à l'approche du bicentenaire de la Révolution. A quelque chose malheur est bon.
On sait qu'aux yeux de Rivarol (voir le *Journal politique national*)*,* la Révolution est *terminée* en octobre 89, quand le roi est contraint par les émeutiers de venir à Paris. Dès lors, la monarchie est perdue. Rivarol n'abandonne rien : il essayera de conseiller le roi, il écrit dans les journaux loyaux mais sans espoir. Comme on sait, il fuira Paris, en juin 1792, quelques heures avant qu'une troupe de sans-culottes se présente chez lui en demandant : « Où est-il ? Nous allons le raccourcir, le grand homme. » Car les révolutionnaires ont toujours le mot pour rire, en hommes d'esprit qu'ils sont. (Une autre de leurs plaisanteries favorites est qu'il allait *éclairer* les châteaux, en y mettant le feu, bien entendu.)
Le dictionnaire, qui comprend 136 notices, est dans la lignée de ce modèle de persiflage qu'avait été, deux ans avant, le *Petit dictionnaire de nos grands hommes,* où Rivarol passait en revue les hommes de lettres de son temps, et qui lui fit tant d'ennemis.
94:321
Autant d'esprit ici, mais aussi une colère sourde. Un sifflement d'indignation perce, à travers le bon ton que l'auteur veut garder. Le livre ne porte pas de nom d'auteur, mais cette indication : « par un citoyen actif, ci-devant *rien* »*.* Mais le style suffisait pour qu'on sache d'où venaient les coups. La plaisanterie de Rivarol est d'autant plus féroce qu'elle se présente comme innocente. On peut ne pas l'entendre. Mais on n'était pas si lourd, au XVIII^e^, et chacun se sentait touché au vif par ces phrases faussement candides. Regardez l'épître dédicatoire à Mme de Staël, merveille de méchanceté drôle : « Madame, publier le Dictionnaire des grands hommes du jour, c'est vous offrir la liste de vos admirateurs ; aussi, dût-elle au premier aspect vous effrayer, je n'ai pas balancé un instant à vous en faire l'hommage. Toute la France sait qu'elle vous doit ses meilleurs défenseurs, et qu'en paraissant soupirer à vos genoux, ils ne pouvaient en effet brûler que pour la patrie. » Etc. chaque mot blesse.
Il est vrai que la dame avait aux yeux de Rivarol le défaut d'être pédante, et le défaut encore plus grand d'avoir pour père Necker, ministre présomptueux, incapable et démagogue.
Les notices ne comprennent pas tous les noms qu'on attend, et, de ceux qu'elles citent, ne retiennent pas tout ce que nous savons d'eux. En 1790, Robespierre n'est encore qu'un bavard solennel, et Danton, seulement le président des Cordeliers. Saint-Just n'apparaît pas plus que Couthon, Barrère et autres *barbouilleurs de lois.* Mais on y trouve les plus grands noms de France, pour nous rappeler la folie et la sottise de cette noblesse : Orléans, Custine, Aiguillon, Chabot, Biron, combien d'autres, mêlés à des héros de la lanterne et a des assommeurs professionnels. Le clergé n'est pas absent. L'évêque le Franc de Pompignan, par exemple, cet académicien dont Voltaire moquait les *Odes sacrées* (« Sacrés ils sont car personne n'y touche »). Longtemps détesté des philosophes, Pompignan avait su prendre son virage.
Henri Coulet, dans son introduction, montre où nous en sommes de la connaissance de cette période : à zéro. Il s'étonne, c'est quand même curieux, de trouver dans ce dictionnaire des noms de gens qui « par la suite ont été des modérés, des antirévolutionnaires, décapités ou forcés au suicide ». La belle raison. A ce compte, on ne devrait y trouver personne, puisque même Danton, même Robespierre, ont pu être considérés à un moment comme « modérés », et ont d'ailleurs fini sous la guillotine, tout comme des innocents. Barnave ? Il se reprend après la fuite de Varennes, mais c'est l'homme qui répondait : « Ce sang que vous pleurez était-il si pur ? » à qui s'indignait de l'assassinat de Foulon et de Berthier, le 14 juillet 1789. Desmoulins ? Il a la réputation d'un brave garçon, on ne sait pourquoi. Rivarol tire juste quand il dit : « il ne paraît pas un de ses numéros qu'il n'y ait quelque part du sang répandu ». Il y a ainsi, dans les époques troublées des journaux qui appellent au meurtre.
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Chamfort ? Il a essayé de se suicider par horreur de la prison, et parce qu'il voyait la folie gagner, mais il avait tout fait pour la propager. Qu'on lise les *mémoires* de Marmontel. On y trouvera le programme de l'académicien, pensionné de la reine : « L'édifice est si délabré que je ne serais pas étonné qu'il fallût le détruire de fond en comble. » Il veut l'égalité politique, l'égalité civique (plus de hiérarchie) l'égalité des fortunes. Et comme Marmontel lui objecte que les Français n'en demandent pas tant, Chamfort répond : « La nation sait-elle ce qu'elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé, et si elle en doute on lui répondra comme Crispin au légataire : « C'est votre léthargie. » La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître, et qu'avec de bons chiens de garde, les bergers mèneront à leur gré. » (Voilà la clé de deux siècles d'histoire.)
Le même Henri Coulet a cette formule : « Rivarol n'est pas Voltaire : il est journaliste et non pas philosophe. » C'est dire qu'il a l'air d'oublier complètement -- ou d'ignorer -- non seulement le *Discours sur l'universalité de la langue française,* mais le *Discours de l'homme intellectuel et moral* et les autres travaux de l'exil, qui font de Rivarol un penseur politique qui compte. Et le *Journal politique national* que Burke égalait à Tacite est une œuvre de circonstance, puisque l'événement est commenté de semaine en semaine, mais aussi une œuvre égale à l'événement, et digne des plus grands esprits. Rémy de Gourmont (voir *Les Promenades littéraires*) et Ernst Jünger dans son *Rivarol* (éd. Grasset) ont été plus équitables.
Georges Laffly.
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## DOCUMENTS
### L'origine communiste de l'agression anti-raciste
Dans notre numéro précédent, nous avons relaté l'agression de certains universitaires de Perpignan contre la revue ITINÉRAIRES qu'ils veulent frapper d'interdit.
De nouveaux documents nous sont parvenus, qui établissent -- une fois de plus -- l'origine et l'inspiration communistes de l'agression anti-raciste.
#### La cellule communiste
Tout est parti en effet d'un « numéro spécial » -- qui est le numéro 1 de la vingtième année -- daté du 12 octobre 1987, de *Vers le socialisme,* « bulletin de la cellule de l'Université du Parti Communiste Français ».
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Sous le titre : « Des revues fascistes (*sic*) à la bibliothèque universitaire », le bulletin de la cellule communiste accusait d'apologie du nazisme et d'apologie des diverses formes du racisme trois revues : *Écrits de Paris, La Revue universelle* et *Itinéraires.* Voici le texte intégral de cette saleté :
##### DEUX MOTS POUR SITUER LE DÉBAT
Ce n'est pas qu'elles attirent des dizaines de lecteurs, car cette salle de la B.U. est réservée aux enseignants et aux chercheurs en Sciences Humaines et ceux qui y passent ont d'autres chats à fouetter. Mais qu'il y ait dans cette salle trois revues mensuelles expressément consacrées à la propagande de Le Pen c'est grave en tant qu'indice. On constate là en effet que le Front National détourne délibérément les institutions à ses propres fins, lesquelles de surcroît n'ont qu'un rapport lointain avec sa façade légaliste.
Fermer les yeux ce serait l'encourager à montrer de plus en plus de culot dans cette entreprise, or cela ne nous paraît guère indiqué, vu les encouragements qu'il reçoit déjà de la majorité régionale (Armengol bombardé responsable à la culture par l'UDF Blanc), vu aussi la violence fasciste qui existe à l'état latent sur le campus (voir l'agression récente contre l'UNEF), vu enfin certains signes de flottement qui s'observent parfois face au danger Le Pen dans une partie de la gauche, notamment le PS.
##### BREF DESCRIPTIF DES TROIS REVUES MENSUELLES
Écrits de Paris, sept numéros en rayon, côte L/P/78 et cachet de la B.U., dernier numéro : Juillet-août 1987 ;
La Revue universelle, L/P/136, cachet, six numéros, dernier en place : Mai 1987 ;
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Itinéraires, L/P/121, cachet, six numéros, dernier en place : Juillet-août.
A la lecture, trois choses sautent aux yeux :
-- aucune de ces publications, n'a la moindre prétention à un statut universitaire, ni par le contenu ni par les titres et qualité des rédacteurs.
-- toutes les trois font campagne pour Le Pen.
-- toutes les trois expriment à visage découvert une pensée fasciste sans les précautions dont s'entoure le discours du Front National dans des circonstances plus officielles. Tout y passe : le « révisionnisme » façon Faurisson, l'apologie du nazisme, les diverses formes de racisme, avec une prédilection pour l'antisémite (de quoi sans doute tomber plus d'une fois sous le coup de la loi), et l'anticommunisme, bien sûr, lequel il est vrai n'est malheureusement pas une exclusivité de cette boutique.
##### TROIS QUESTIONS URGENTES
1\) Qui paye ? Le budget de la B.U. règle-t-il ces abonnements ?
2\) Indépendamment de ces revues, y a-t-il en matière d'achats de livres des abus du même genre ?
3\) De quelles suites cette affaire est-elle passible ? Si ces revues disparaissent de la B.U., les responsables en seront-ils quittes pour autant ? Ne faut-il pas que les instances universitaires interviennent, par tous les moyens de droit, pour que, si faute il y a elle soit sanctionnée ?
##### POUR UN FONCTIONNEMENT NORMAL DE LA B.U. : UNE GESTION DÉMOCRATIQUE
Que la B.U. soit détournée de sa vocation au profit d'une propagande fasciste, il n'y a pas grand monde pour le souhaiter ni parmi les usagers ni parmi le personnel de la B.U.
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Aussi la question cessera-t-elle de se poser pour peu que les décisions intéressant sa gestion soient suffisamment collégiales, et pour peu que les usagers aient leur mot à dire. Les textes sans doute fournissent certains moyens d'agir en ce sens, notamment ceux qui concernent le Conseil de la B.U. Il appartient aux membres de la collectivité universitaire d'user de ces textes en faveur de la démocratie.
Contre les empiètements fascistes, soyons d'abord des citoyens.
Il faut noter au passage que cette agression, comme le soulignèrent aussitôt les responsables de la bibliothèque universitaire, était parfaitement *anonyme.* En effet ce « bulletin » ne comporte aucun nom de personne, aucun nom de directeur, aucun nom d'auteur, il se présente simplement comme le fruit de la cellule universitaire du parti communiste, sans autre mention. Or le parti communiste n'est pas une entité juridique ni une personne morale, il est en France une *association de fait,* ce qui n'est pas illégal, mais ce qui fait qu'une grande partie de ses tracts, bulletins, etc., publiés sans autre nom d'auteur que le parti, échappent ainsi aux poursuites éventuelles.
#### Réponse de la bibliothèque
La bibliothèque universitaire de Perpignan a réagi à cette agression par un document daté du 20 octobre et intitulé : « *Quelques précisions concernant la déontologie des conservateurs de bibliothèque.* » En voici les principaux passages :
*L'ensemble du personnel scientifique et de la catégorie A de la Bibliothèque Universitaire de Perpignan dont une des tâches statutaires est la responsabilité des acquisitions de documents de tous ordres, prend connaissance avec indignation des allégations diffamatoires du bulletin anonyme de la cellule communiste de l'Université* (*...*)*.*
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*Nous dénions en effet au nom de la déontologie à tout parti politique le droit d'intervenir dans le cadre d'une activité strictement professionnelle. Nous récusons en tant que professionnels l'inadmissible ingérence d'un parti politique qui exige un droit de regard sur la Bibliothèque Universitaire. Une telle attitude a pour conséquence inéluctable le totalitarisme. Les précisions qui sont apportées ici n'ont d'autres buts que de mieux faire connaître notre position professionnelle.*
*La déontologie d'un conservateur de bibliothèque est simple. Il a pour tâche d'acquérir et de communiquer tout document dont peuvent avoir besoin les lecteurs de l'établissement qu'il dessert sans avoir à exercer aucune censure. Si tel ou tel document, pour des raisons morales ou autres, sont interdits de diffusion c'est à l'autorité compétente, tribunaux, Ministère de l'intérieur de prendre la décision. Il va sans dire qu'aucun document qui a fait l'objet d'une interdiction ne doit être diffusé et n'a jamais été diffusé à la Bibliothèque Universitaire de Perpignan. Pour le reste, la diffusion de toute pensée est libre ce qui est l'honneur d'un pays libre, le délit d'opinion n'existant pas en France. Certains peut-être le regrettent* (*...*)*.*
*Si une revue ou un livre n'a fait l'objet d'aucune interdiction il n'appartient en aucun cas à un conservateur de bibliothèque ou à quiconque d'exercer une censure dès lors qu'un lecteur en fait la demande et qu'il y a possibilité de l'acquérir.*
*Mais, venons expressément à l'affaire qui nous requiert. Puisque les rédacteurs anonymes du factum l'indiquent eux-mêmes, c'est dans une salle réservée aux enseignants et chercheurs en Sciences Humaines que sont entreposées les revues de ces disciplines. Il faut donc croire qu'il a fallu de patientes investigations pour présenter le 12 octobre 1987 le* « *descriptif* » *fourni des revues citées. En effet, les chercheurs de la cellule du Parti Communiste ont mis 16 ans pour s'apercevoir que les* « *Écrits de Paris* » *étaient à la Bibliothèque Universitaire* (*depuis 1971 à la demande d'un enseignant, collection complétée d'ailleurs pour la période antérieure par un don en provenance de la Bibliothèque d'Henry Noël, ancien secrétaire général du Sénat*)*, 10 ans pour se rendre compte que nous recevions* « *Itinéraires* » *et la* « *Revue Universelle* » (*depuis 1976 à la demande également d'enseignants et chercheurs*)*. Certaines de ces revues sont reçues d'ailleurs en service gratuit.*
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*Quant à leurs contenus, nous nous refusons d'en juger. Nous nous bornerons à signaler que ces revues sont éditées très légalement. Quant à leurs collaborateurs, contrairement aux assertions fausses du bulletin précité, ils comportent de nombreux universitaires dont bien sûr nous ne donnerons pas la liste pour ne pas apporter notre pierre à la délation.*
*Mais revenons à l'essentiel : mettre en cause de manière anonyme l'honnêteté professionnelle des responsables de la Bibliothèque Universitaire, pratiquer un amalgame grossier, travestir outrageusement la vérité, essayer de discréditer par insinuation et sans preuve et en fin de compte dénoncer en sollicitant fielleusement des sanctions, tout cela procède d'un état d'esprit et d'une volonté de nuire que les esprits libres apprécieront* (*...*)*.*
*Mais nous ne nous laisserons pas intimider. Que ceux qui se cachent derrière ce lâche anonymat se découvrent, qu'ils aient le courage de formuler les mêmes diffamations nommément envers le directeur de la Bibliothèque Universitaire nommé par le Ministre de l'Éducation Nationale. Nous les en mettons au défi, car ils auront alors à répondre de leur malveillance devant les tribunaux.*
Ce document est signé par le « conservateur en chef », F.-G. Belledent, par le « conservateur adjoint », M. Colin, et par le « bibliothécaire contractuel », J.-F. Maillols.
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#### La « pétition » des « enseignants »
L'agression communiste s'est alors développée : une trentaine d'enseignants ([^16]) ont adressé au président du conseil d'administration de l'université une lettre comminatoire, en réclamant qu'elle soit lue à la séance du 10 novembre 1987. Cette lettre reprenait littéralement et amplifiait les impostures du bulletin communiste. Elle était datée du 6 *octobre,* comme par erreur, pour paraître antérieure au bulletin communiste daté du 12. En réalité, sa date d'arrivée atteste qu'elle est du 6 *novembre.*
C'est cette lettre que citait partiellement le *Journal de la Résistance* (citation reproduite dans notre numéro précédent), et c'est par cette citation que nous avons été mis au courant de l'affaire.
En voici, dans toute son ignominie, le texte intégral :
Monsieur le Président,
La Bibliothèque Universitaire de Perpignan rassemble un fonds important de littérature politique d'extrême-droite sous forme de revues et de livres. On y trouve par exemple les revues : Itinéraires, Écrits de Paris, La Revue Universelle, des ouvrages de J.-M. Le Pen, onze titres de Madiran, auteur intégriste, responsable de la revue *Itinéraires*, diverses publications des éditions Ogmios, et tout particulièrement l'ouvrage de Roques sur les chambres à gaz, soutenu à titre de thèse d'Université en avril 1985 à Nantes et dont la soutenance a été annulée peu avant qu'Ogmios en fasse la diffusion.
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Ces observations nous amènent à poser une question qui pourrait, en fonction de la réponse qu'elle appellera, être suivie d'un vœu.
La question consiste à demander s'il existe des raisons bibliographiques sérieuses à cette politique d'achats et d'abonnements. Dans l'affirmative, l'activité universitaire, recherche, ou enseignement, qui nécessiterait la présence de ces textes à titre de fonds documentaire devrait être rendue publique afin que le volume de ses besoins puisse être apprécié. Dans la négative, nous exprimerions le vœu que les achats et les abonnements de cette sorte prennent fin, car ils constituent une caution et un encouragement à une entreprise éditoriale dont on doit, lecture faite, reconnaître le caractère dangereux.
Ni l'injure raciale grossière, ni *l'apologie du nazisme,* ni le dévoiement délibéré de la méthode historique à des fins dites « révisionnistes » ne sont à nos yeux couverts par le droit de libre expression dont nous nous voulons défenseurs intransigeants. En ces matières nous nous déterminons dans le même esprit que le législateur qui sanctionne par la loi de 1972 la discrimination raciale et nous nous réclamons aussi d'une certaine conception des missions de l'Université.
Notre lettre peut avoir son utilité pour éclairer les délibérations de votre conseil d'Administration sur les nouveaux statuts du service commun de la documentation, qui devraient comporter des dispositions propres à assurer la collégialité de la politique d'achat. C'est pourquoi nous vous prions, Monsieur le Président, de bien vouloir en donner lecture dans la séance du 10 novembre 1987.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'assurance de nos sentiments aussi respectueux que dévoués.
S'il faut en croire le bulletin de la cellule communiste paru le 18 décembre, cette lettre ignoble -- accusant la -- revue ITINÉRAIRES d'*apologie du nazisme !* -- aurait été intégralement lue par le président du conseil d'administration à la séance du 10 novembre. Elle est devenue, dans le bulletin communiste, une lettre « signée par *plus de quarante* collègues ». Elle aurait obtenu la « mise en place » de (nouvelles) « instances statutaires » dont les communistes espèrent qu'elles auront le pouvoir d' « interdire les publications désignées par le parti communiste comme « fascistes », « racistes » ou « nazies ».
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Les bibliothécaires et quelques professeurs de l'Université de Perpignan ont déjà réagi vivement aux prétentions des imposteurs.
Mais de son côté l'offensive communiste est passée au plan national par le relais du *Journal de la Résistance,* numéro de décembre janvier.
\*\*\*
L'imposture du soi-disant anti-racisme s'est ainsi manifestée à l'Université de Perpignan en toute clarté :
-- elle consiste à traiter et faire traiter en « racistes » des gens qui ne le sont pas (et plus généralement à susciter et alimenter une crainte obsessionnelle et prioritaire du « racisme » dans un pays, la France, qui est le moins raciste du monde) ;
-- elle est, pour la plupart du temps, d'origine et d'inspiration communistes.
Quand les communistes demeurent seuls à proférer leurs impostures, ils ne sont guère crus sur parole.
Mais ils disposent de divers réseaux d'agents conscients et d'auxiliaires inconscients qui reprennent à leur compte ces impostures en leur apportant leur caution.
Un facteur d'une importance capitale est que la communauté juive -- particulièrement sensible, on le comprend, dès qu'elle entend parler d' « apologie du nazisme » -- s'y laisse trop facilement entraîner.
Jean Madiran observait à ce sujet dans notre précédent numéro :
« *Alors qu'une moitié de l'Europe est asservie par le communisme, alors que l'autre moitié est menacée de finlandisation, le soi-disant anti-racisme mobilise l'opinion publique contre un péril nazi disparu depuis quarante ans et détourne l'attention du péril communiste toujours présent.*
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« *C'est évidemment le communisme qui a un intérêt direct, un intérêt vital à faire croire que le plus grand péril et l'intrinsèquement pervers ce ne serait pas lui, ce serait un autre. Que la partie sinon la plus nombreuse, je n'en sais rien, du moins la plus représentative de la communauté juive en France se laisse influencer par la machination communiste du soidisant anti-racisme est un grand malheur national, aux conséquences politiques quotidiennes lamentables.* »
Tout cela, on le saisit sur le vif, on le surprend à l'œuvre dans l'agression universitaire de Perpignan. Elle est exemplaire.
Henri Hervé.
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### Saint-Dominique du Cammazou
*Message de la Révérende Mère Anne-Marie Simoulin, supérieure du Cours Saint-Dominique du Cammazou à Fanjeaux* (*Aude*)*, en la fête de l'Épiphanie 1988.*
A ceux qui s'intéressent à notre œuvre,
A ceux qui ont compris que la France ne se redressera et ne se rechristianisera que par l'existence, et donc par la création d'écoles vraiment libres et catholiques,
A ceux qui veulent tout simplement faire une bonne action et nous aider,
J'adresse, au nom de toutes mes Sœurs, mes vœux les plus sincères d'heureuse et sainte Année.
« Quels sont vos projets ? » me demande-t-on souvent. Nous n'en manquons pas et, puisque M. Bernard Antony a la délicatesse de me donner l'occasion de les exprimer, je vous entretiendrai tout simplement aujourd'hui de nos soucis temporels, de ceux dont le spirituel a besoin ici-bas pour s'épanouir. Je remercie M. Bernard Antony et je vous remercie de leur prêter une oreille et un cœur attentifs.
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Grâce à la Providence s'exprimant à travers de nombreux bienfaiteurs aux intentions desquels, depuis dix ans, quatre fois par mois, le saint sacrifice de la messe est célébré dans notre chapelle, à Fanjeaux, nous avons pu acquérir successivement quatre propriétés :
-- en 1977 : le Cammazou, à Fanjeaux (11270), devenu le Cours Saint-Dominique,
-- en 1982, le Clos des Cordeliers, à Saint-Macaire (33490), devenu le Cours Notre-Dame du Rosaire,
-- en 1983, le Parc, à Romagne, (86700), devenu le Cours Saint-Thomas-d'Aquin,
-- en 1985, le Château de Cressia (39270), devenu le Cours Notre-Dame de l'Annonciation,
et nous songeons maintenant à une fondation en Bretagne ou en Normandie, et à une autre en Amérique, prévue pour 1991. Mais d'ici-là il nous faut bâtir, à Fanjeaux, un noviciat digne de ce nom. Depuis douze ans, en effet, nos postulantes et nos novices logent dans un grenier situé au-dessus de la chapelle, aménagé à moindres frais, sur un plancher de fortune, sans aucune isolation phonique. Chaque crayon lâché par mégarde résonne sur nos têtes comme un poids de deux kilos, chaque pas, même esquissé sur la pointe des pieds, fait grincer le plancher, et que dire des étourdies qui foncent sur lui, comme sur un terrain de sport ? Depuis douze ans donc, la Communauté et le Noviciat se trouvent dans cette alternative : ou les jeunes Sœurs désertent leurs cellules et se retirent dans la salle commune, qui sert de lieu de passage, en raison de l'exiguïté des locaux, ou les Sœurs fuient la chapelle pour trouver le silence. C'est évidemment la première solution qui est habituellement choisie, mais cette situation ne peut durer plus longtemps. Nous voulons offrir à nos jeunes Sœurs un véritable « *hortus conclusus* », un lieu de retraite, de silence et de repos, où prier, travailler et se reposer leur soient possibles.
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Le vœu que je formule donc et présente à l'enfant-Dieu, en ce jour de son Épiphanie, qui est aussi celui de la Fête de l'école de Fanjeaux, c'est que beaucoup d'entre vous reçoivent cette requête d'un cœur généreux et consentent à nous aider par des dons, même minimes, ou par des prêts sans intérêts, consentis pour une durée maximale de quatre ans. Au nom de toutes mes Sœurs, je vous remercie et je m'engage à prier et à faire prier, pour vous et à toutes vos intentions, d'un cœur chantant sa gratitude au Seigneur par Notre-Dame, leur demandant de vous combler de grâces multiples.
Sœur Anne-Marie Simoulin\
Prieure Générale.
Dons ou prêts à adresser aux « Amis de la Clarté ».
C.B. : Crédit Agricole de Montréal d'Aude
C.C.P. : 665 86 T Toulouse.
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### L'abbé Michel Bouteille
*Nous nous associons au deuil des professeurs et des élèves de l'école La Péraudière à Montrottier, de l'école La Providence à Malvières et de l'école Sainte-Anne à Saint-Franc, qui ont perdu leur aumônier, l'abbé Michel Bouteille, décédé le 5 janvier.*
*Mgr Marcel Lefebvre a écrit à* « *Mademoiselle Hélène* »*, qui avait succédé à la fondatrice,* « *Mademoiselle Luce* » ([^17]) (*Luce Quenette*)*, la lettre suivante :*
Chère Mademoiselle Hélène,
Vous êtes très aimable de m'exprimer vos vœux et de m'assurer de vos prières et de celles de vos enfants. Vous savez combien je suis attaché à votre œuvre et combien je l'apprécie. Je partage profondément vos joies et vos épreuves.
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Le décès du saint abbé Bouteille me cause une réelle douleur. Nous étions toujours si heureux de le revoir, c'était vraiment le prêtre, comme on souhaite que tous le soient très paternel, très discret, plein d'esprit, de bon sens, et tout surnaturel, avec une foi sans faille qui lui faisait juger d'une manière très sûre les folles idées des clercs de notre époque.
Certes son âge lui permettait bien de nous quitter pour aller recevoir sa récompense. Mais il nous manquera et à vous surtout (...).
Je prie Dieu de vous accorder, ainsi qu'à votre œuvre, de nombreuses bénédictions au cours de cette année.
Veuillez croire, chère Mademoiselle, à mon bien respectueux dévouement en Jésus et Marie.
Marcel Lefebvre.
\[Cette lettre est extraite de la *Lettre de la Péraudière*, « instruction-éducation-campagne », publication périodique polycopiée dirigée par Paul Ogion. On peut s'y abonner, 40 francs pour 10 numéros, en écrivant à : La Péraudière, 69770 Montrottier.\]
============== fin du numéro 321.
[^1]: -- (1). *Le sac de Rome* a paru une première fois en juillet 1971 dans le numéro 155 d'ITINÉRAIRES, une seconde fois en novembre 1985 dans le numéro 297.
[^2]: -- (2). Voir entre autres mes longs échanges avec le P. Congar, recueillis dans *Le Concile en question,* un volume chez Dominique Martin Morin, 1985.
[^3]: -- (3). Pages 33 et suiv.
[^4]: -- (1). *Le Monde* du 13 mars 1987.
[^5]: -- (2). *Le Monde* du 18 mars 1987.
[^6]: -- (12). Gustave Corçâo : *Dois Amores, Duas Cidades*, Agir, Rio de Janeiro, 1967.
[^7]: -- (13). *La France Intellectuelle*, *op. cit.*, note 1.
[^8]: -- (14). *La France Intellectuelle*, *op. cit.*, note 1.
[^9]: -- (15). *Dois Amores, Duas Cidades*, *op. cit.*, note 12.
[^10]: -- (16). *Somme théologique*, IIa IIae, quest. 26, art. 4.
[^11]: -- (17). *Dois Amores, Duas Cidades*, *op. cit.*, note 12.
[^12]: -- (18). Revue *Permanência*, Rio de Janeiro, n° 13 d'octobre 1969.
[^13]: -- (19). Jean Madiran : *On ne se moque pas de Dieu*, Nouvelles Éditions Latines, 1957. La nouvelle version (supposée définitive) de ce chapitre a ultérieurement paru sous la forme d'un opuscule intitulé : *La droite et la gauche* (Nouvelles Éditions Latines, 1977).
[^14]: -- (20). « L'amour du prochain concret -- écrit Marcel De Corte -- se dévalue ainsi en amour du lointain abstrait, ce qui est bien la façon la plus hypocrite et la plus odieuse de s'aimer soi-même. » (Note du traducteur Hugues Kéraly.)
[^15]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 298 de décembre 1985 : « La rencontre de Victor Hugo avec saint Jean Bosco ».
[^16]: -- (1). « Trente et un », disait le *Journal de la Résistance* cité dans notre précédent numéro. Le nom de vingt-sept signataires seulement est parvenu à notre connaissance. « Plus de quarante », dira plus loin le bulletin communiste de décembre.
[^17]: -- (1). Fondatrice en 1946 de l'école de La Péraudière à Montrottier (Rhône), LUCE QUENETTE est l'auteur de *L'éducation de la pureté* (un vol de 324 pages chez DMM, 1974). Elle fut l'une des principales collaboratrices d'ITINÉRAIRES de 1968 jusqu'à sa mort le 13 juin 1977. Le numéro 226 d'ITINÉRAIRES (octobre 1978) lui est consacré. Depuis sa mort la direction de l'école de La Pétaudière et de ses filiales est assurée, dans le même esprit et la même fidélité, par Hélène Giroud et son frère Bernard Giroud.