# 322-04-88 1:322 ### En guise de testament par Marcel De Corte Un livre majeur de Marcel De Corte, *L'in­telligence en péril de mort*, vient d'être réédité en Belgique. Il avait été publié à Paris en 1969. La *Postface de la nouvelle édition*, Marcel De Corte l'a écrite « en guise de testament », comme il le déclare dans sa lettre à Jean Ma­diran du 7 janvier, où il explique aussi pour­quoi il a cessé d'écrire : ... *J'ai quitté l'Université il y a 12 ans. L'ensei­gnement oral portait toute ma vitalité et l'alimentait par la présence effective d'autrui, un peu comme dans la philosophie grecque.* 2:322 *Je n'écris plus depuis des années, car je me prépare à la mort : j'ai bientôt 83 ans. Je passe une bonne partie de mon temps à prier. Je vous cite dans mes prières avec ceux qui me furent et qui me sont très chers. Si j'ai écrit une nouvelle préface à* « *L'intelligence en péril de mort* »*, c'est en guise de testament. J'ai passé une bonne partie de ma vie à critiquer notre temps et les récentes transformations de la foi surnaturelle m'ont peiné à l'extrême. J'ai voulu le dire encore un coup ! Croyez, mon cher Jean Madiran, à toute mon affection. Je vous lis toujours comme je lisais Maurras dans ma jeunesse : avec une sorte de fré­missement du cœur.* Marcel De Corte. Avec la gracieuse autorisation des Éditions Dismas (19, rue Arsène Matton, B 1302 Dion-Valmont), nous reproduisons intégralement cette Postface écrite « en guise de testament ». • Tous droits réservés. Reproduction interdite. LES ÉDITIONS DISMAS, dirigées par MM. Alain Aelberts et Jean-Jacques Auquier, m'ont de­mandé avec gentillesse de publier à nouveau ce livre épuisé depuis quelques années, et qui pourrait apporter, selon eux, des éclaircissements sur la grande crise que l'humanité entière traverse à notre époque et dont nous ne voyons pas la fin en ce terme du XX^e^ siècle. 3:322 En dépit de mon âge avancé, je cède volontiers à leur requête, non point simplement pour leur faire plai­sir, mais encore et surtout parce que je considère que le diagnostic des malaises et des ébranlements, qui sé­vissaient déjà il y a presque deux décennies lors de sa publication, s'est accentué aujourd'hui d'une manière indéniable selon les grandes lignes de l'analyse et des prévisions que nous avions alors formulées. Nous som­mes comme un médecin qui revoit son malade après un certain nombre d'années et qui constate que la sémiologie qu'il avait proposée, à cette époque, des maux dont nous souffrions alors, vaut encore et sur­tout pour aujourd'hui. Nous republions donc ce livre après quelques retouches indispensables. En effet, comme le lecteur s'en apercevra plus avant, les trois coupes que nous avons effectuées dans ce dia­gnostic et qui, du reste, convergent vers l'unité, peuvent être réitérées en notre temps actuel. Dans un premier chapitre, nous disions qu'un cer­tain type d'homme -- à l'encontre de tous les autres types d'homme qui l'ont précédé et qui n'étaient que les efflorescences de la même nature humaine présente depuis les origines de l'humanité -- était désormais hissé au pinacle comme un modèle incomparable : *l'in­tellectuel.* Non pas celui qui use de son intelligence pour comprendre le monde extérieur et se soumettre à *ce qu'il est essentiellement,* mais celui qui fabrique de toutes pièces un monde nouveau qui obéisse à ses utopies et aux images qu'il doit selon lui revêtir. Ainsi se construira un paradis terrestre inédit dans l'histoire, dont l'homme nouveau sera le centre inamo­vible, selon le vœu exprimé par les penseurs -- ou la plupart d'entre eux -- qui ont inauguré l'âge moderne où nous vivons, et qui sera l'ouvrage de *la seule* intelli­gence humaine, divinisée en quelque sorte. 4:322 Ainsi l'hom­me n'est plus un être intelligent qui vit avec un monde ne dépendant pas de lui et avec le Principe divin de ce monde, mais un être souverain qui transforme conti­nuellement le monde afin de le soumettre en fin de compte à sa domination dite rationnelle. A cette époque, la crise actuelle dont nous subis­sons les ravages commençait à peine. Elle s'est précipi­tée depuis, avec une puissance qui n'a point d'exemple dans les civilisations qui naquirent et moururent précé­demment et qui pourrait inaugurer, selon nous, la pre­mière phase de ce que l'on entend par décadence de l' « homme » (animal raisonnable et vivant en société comme le définissaient les Anciens) et son remplace­ment par un fabricant d'utopies vouées à un ultime échec. Ce qui serait, si une réaction ne se produit pas, la fin même de l'humanité proprement dite. L'homme d'aujourd'hui (de plus en plus réduit, par ceux qui pré­tendent le diriger, à la seule mission de métamorphoser le monde selon ses désirs les plus matériels camouflés en « humanisme ») se trouve devant une faillite qui s'accentue de jour en jour. Son intelligence transforma­trice et fabricatrice d'un monde nouveau, son intelli­gence *poétique* (du grec *poiein,* faire) comme disaient les Anciens, prédomine de façon quasi exclusive. La crise dont nous mourrons peut-être si une revi­talisation ne s'effectue pas dans nos mœurs, surtout dans nos mœurs intellectuelles, on n'en parle guère chez les savants qui l'ont déclenchée et qui ont construit de toutes pièces un monde de plus en plus artificiel autour de nous, et même en nous. Au contraire, quand ils s'en préoccupent, c'est pour proposer au malade de reprendre et de continuer sur le même plan abstrait et utopique les tentatives antérieures qui ont échoué. 5:322 Je lisais récemment qu'un groupe de savants s'était réuni et avait proposé, comme remède à la contagion qui s'étend de nos jours sur toute la planète, des machines nouvelles bien spécialisées et mises en branle par de rares techniciens chevronnés. Ces machines sont déjà à pied d'œuvre. Le mal dont nous souffrons atteint tous les aspects de la vie humaine et c'est à renforcer les mécanismes de toute espèce qui l'ont provoqué qu'il faut, selon la plupart des intellectuels, désormais se confier. Le mécanique exclura donc encore davan­tage le vital, l'abstrait le concret, l'utopique le réel. Du réel, on ne parle plus guère. On veut faire fonc­tionner la pseudo-société actuelle sans rites, sans céré­monies, surtout religieuses, sans recourir à la foi patrio­tique, à la nation, en ne songeant qu'à la seule indus­trie (qui verra de ce fait le nombre déjà immense de chômeurs augmenter) et au commerce qui se désincar­nera de plus en plus de ses marchands pour se fixer définitivement dans quelques rares entreprises géantes sinon dans l'État socialiste universel, maître unique de cette ultime nouveauté. Le langage rationnel se réduira à un vocabulaire technique accessible aux seuls initiés. La langue usuelle deviendra un pur jargon, « choses, machins, trucs », parce qu'elle ne véhiculera plus le réel. Produire, consommer sera l'unique loi des hom­mes selon les suggestions communiquées par les *Media.* Être citoyen, ce sera être manœuvre (rarissime), technicien, créateur de biens strictement matériels et ache­teurs de ceux-ci, dans un cercle sans fin. Partout l'utopie sans cesse renouvelée aura remplacé la réalité sociale proprement dite, au bénéfice des seuls « intellectuels » nouveau style, provoquant ainsi une crise plus grave encore où il sera impossible de distin­guer la fiction préfabriquée de la réalité qui subsisterait encore. L'Europe unifiée que les politiciens aveugles nous proposent en lieu et place de notre patrie, ce vaste continent où personne ne connaîtra plus réelle­ment personne, est l'utopie de cette utopie. 6:322 Les techniciens industriels et commerciaux, les ban­quiers dont ils sont trop souvent les dociles fidèles, les États, devenus des manieurs d'argent sans plus, tous les thuriféraires du « monde nouveau » qui surgit malgré les crises qui l'affectent, la plupart des hommes aujour­d'hui, tous sont divorcés de la réalité sociale. Ce ne sont plus des hommes ouverts à la multiple réalité qui les entoure et à sa Cause suprême qui nous gouvernent aujourd'hui : ce sont, sauf rarissimes exceptions, les féodaux de notre pseudo-démocratie (uniquement ver­bale), c'est-à-dire les meneurs syndicaux (non les syndi­cats eux-mêmes) et les chefs apparents et surtout effec­tifs des partis (non les partis eux-mêmes et moins encore les électeurs de ces partis). Puisqu'ils ne sont plus incar­nés dans les authentiques réalités sociales (famille, ré­gion, patrie) ; puisqu'ils ne communiquent plus avec celles-ci dont le monde a vécu naguère encore ; puis­qu'ils n'ont plus de relation qu'avec des individus ano­nymes en voie de désincarnation comme eux, ils n'ont plus à leur disposition que le langage -- exactement comme les romantiques du siècle dernier -- ou encore la violence effective ou larvée et dissimulée sous de nouvelles lois prétendument salvatrices, pour étendre leur volonté de domination. Règnent seuls actuellement -- et nous nous en apercevons de plus en plus en cette crise terrible qui s'étend sur toute la planète -- le spécialiste de la parole et le meneur des masses. C'est ce que nous avons appelé plus loin le renouveau du *roman­tisme* sous le masque de la science ou, plus exactement, de la nouvelle conception du monde élaborée sous le seul angle que lui imposent les techniques et l'activité dite poétique, constructrices de la nouvelle humanité. 7:322 Le romantisme de la science (réduite à la seule idée désincarnée qu'on s'en fait) a envahi toute la pseudo-civilisation qui nous dessèche, sous deux formes très visibles aujourd'hui : le romantisme sec, calcinateur, décharné, de ceux qu'on appelle les pionniers de la science (en ce sens qu'ils creusent sans cesse du nou­veau) et qui proposent un avenir radieux, véritablement scientifique, à l'univers qui leur obéit ; et le roman­tisme verbeux, bavard et prolixe de ceux qui utilisent les transformations que les premiers proposent, pour s'élever au plus haut degré dans la société qu'ils édifient. Dans les deux cas, on se trouve devant des mondes anthropocentriques qui se revêtent du caractère divin que l'humanité a toujours reconnu aux réalités qui la dépassent et qui la règlent. Aujourd'hui, en 1987, les hommes se tournent moins que jamais vers les grandes réussites authentiquement sociales du passé et vers Dieu qui les a dérivées de la nature humaine. Ils se dirigent vers un monde qu'ils ont construit eux-mêmes en fonc­tion de leur raison désincarnée et qui se trouve ainsi privé de transcendance, promu à une « hominisation intégrale. Le rationalisme romantique -- ces deux mots ne jurent plus ensemble -- hostile à toute métaphysi­que, à toute morale, se fondant sur la seule raison ins­trumentale, grâce à laquelle nous sortirons de la crise et qui bâtira le monde nouveau bien calculé doréna­vant, correspond derechef à la primauté de l'imagina­tion *poétique,* du « faire », du « construire » en lieu et place de la réalité qui lui fait obstacle. Nous faisons de plus en plus confiance, malgré la crise et à cause d'elle, à ce monde que nous fabriquons de toutes pièces et dont nous espérons être les maîtres, alors qu'il nous soumet au plus net des esclavages. La tentation roman­tico-idéaliste n'a pas cessé d'effectuer ses ravages. Elle les a plutôt accentués. 8:322 La preuve en est la crédulité que nous ne cessons d'avoir dans la Démocratie majusculaire dont les « libéraux » et les « socialo-communistes » actuels s'enivrent encore chaque jour (alors qu'elle n'existe pas, sauf dans le verbe humain) et dont la plupart des mortels aujour­d'hui estiment qu'elle est le régime politique insurpas­sable, transcendant, et même pour certains de ses adep­tes, « la voix de Dieu ». Pie XII a eu beau montrer, dans plusieurs de ses encycliques ou de ses allocutions, que la démocratie est un régime valable mais dont la validité dépend du territoire restreint et réel où il s'ac­complit, c'est de la démocratie totale et universelle que rêvent de plus en plus les hommes d'aujourd'hui. Il suffit de lire les journaux pour en être convaincu. Il ne peut du reste en être autrement. Quand les régimes fondés sur la famille, la contrée, les métiers, la petite et la grande patrie, sont disparus, comme nous le consta­tions de plus en plus depuis la première édition de ce livre, il ne reste plus que des *individus séparés les uns des autres --* qui « votent dans l'*isoloir *», comme ce mot l'indique si bien ! -- et que leurs conceptions désin­carnées de la pseudo-réalité qu'ils veulent voir naître. Comment *unir* des individus ainsi désincarnés qui ont rompu avec les véritables réalités sociales inscrites dans leur nature humaine, sinon dans les promesses fallacieuses d'un avenir parfait, dans des abstractions irréel­les, dans des mots ? D'où l'abondance de plus en plus extraordinaire des propositions concernant cette démocratie verbale dans toute la littérature -- ou soi-disant telle -- contempo­raine. La crise provient de ce qu'on n'est pas assez « démocrate » ! La démocratie universelle nous sauvera du marasme où nous sombrons ! Le moindre État qui naît de nos jours doit être « démocratique » sous peine d'encourir de partout les plus véhémentes critiques. Voilà ce qui s'imprime en cette fin de siècle chaque jour, voilà ce qui se dit dans les *Mass-media* à chaque mo­ment, sous l'influence d'un nouveau romantisme distillé par une Science majusculaire désincarnée et mise à la portée du premier venu, sans lui demander d'autre effort que de « lutter » pour satisfaire ses seuls besoins personnels, dût la société -- ou ce qui en reste -- en périr. 9:322 Nous sommes en train de mourir sous l'influence romantique d'une Démocratie abstraite qui tourne le dos à la réalité sociale depuis la Révolution française. Et la publicité, qui nous submerge de plus en plus, nous déracine parallèlement du monde réel en nous offrant, non sans effort pécuniaire de notre part, le même Éden impossible que la nouvelle Démocratie. L'énorme déficit de la *Sécurité sociale* qui accable la plupart des pays du monde procède du même mal : on construit un fastueux appareil bureaucratique, comme une *abstraction* bureaucratique gigantesque destinée à pourvoir définitivement les *individus* incapables de tra­vailler encore pour n'importe quelle raison, et comme la crise augmente implacablement leur nombre, la ma­chine s'avère inefficace. Tout cela au bénéfice d'une abstraction romantique au lieu de faire gérer leur assu­rance éventuelle par les travailleurs eux-mêmes dans des associations dont ils auraient la surveillance ! Mais l'individu, on le sait par sa définition même (être cons­tituant une unité distincte et *séparée* des autres unités semblables), est incapable d'effectuer cette simple ges­tion dont il aurait le contrôle : qu'est-ce qui le relie effectivement à autrui ? La *Sécurité sociale* ronge litté­ralement l'État socialisant actuel au point de le vider de sa substance. Notre troisième chapitre consacré à l'*Information déformante* est enfin d'une actualité qui éclate au moin­dre regard attentif. Nous ne parlerons ici de l'art sacré et de l'art tout court contemporains que très briève­ment : l'analyse de leur dégradation exigerait un long chapitre. S'il est un aspect de la *dissociété* d'aujourd'hui qui corrobore toute notre analyse, c'est bien celui que l'art nous offre. 10:322 L'art est devenu abstrus, incommuni­cable, incompréhensible, parce qu'il est désormais fondé sur son *seul auteur individuel séparé* des autres hommes et de l'univers. Comme nous l'avons montré dans notre livre *L'essence de la poésie,* l'art est fondé non sur l'in­dividu qui serait son auteur, mais sur ce qu'il faut appeler l'*être avec* de l'artiste qui *vit avec* tous les êtres qui l'entourent, et dont la créativité permet ainsi la communication avec autrui que son œuvre attire nor­malement, si autrui retrouve par lui-même son propre *être avec* au lieu de se renfermer, comme l'y invite le monde actuel, dans son individualité close sur elle-même. Aussi l'art contemporain -- sauf quelques excep­tions bien sûr -- *informe*-t-il autrui en tentant perpé­tuellement de le *déformer.* L'individualité de l'artiste essaie vainement d'atteindre *autrui,* alors qu'elle en est par définition incapable. Elle ne peut que l'ahurir, l'ébahir, le surprendre, et en fin de compte, loin de le relier, le renfermer en soi et dans sa propre incompréhen­sion silencieuse qui se détourne rapidement de lui. Il n'est pas exagéré de dire que, pour la première fois dans l'histoire, aux périodes de décadence, l'art est en voie de disparition sous sa forme humaine. Comme il fallait s'y attendre, la plupart des critiques de littérature et d'art n'ont pas discerné cette maladie dangereuse et l'ont même présentée comme un indéniable renouveau de la santé intellectuelle de l'homme d'aujourd'hui. La disparition quasi totale d'une poésie qui réponde à son nom et fusionne le poète et son lecteur avec l'univers poétique en est la preuve flagrante. Nous pourrions ici dépasser cette notation et fournir longuement d'exem­ples cette préface, mais nous laissons le lecteur le faire lui-même lorsqu'il aura lu le texte de ce troisième cha­pitre de notre livre. La poésie sous sa forme défor­mante contemporaine a vécu. 11:322 Il en est de même de la mission formatrice que s'est attribuée l'État moderne. Elle est devenue défor­matrice. On a calculé que trente pour cent des jeunes ne savaient ni lire ni écrire ni calculer à la sortie de l'école primaire, sauf en ânonnant, et encore ! La pédagogie contemporaine ne s'en inquiète nullement. Elle continue sa course vers l'instauration du pire dés­ordre intellectuel en inventant de nouvelles machines à écrire et à compter qui remplaceraient le cerveau hu­main et le perfectionneraient ! Je m'en aperçois sur cer­tains de mes petits-enfants qui sont livrés à de pareilles méthodes et dont les parents doivent jour par jour opérer leur redressement orthographique et calculateur. Cette dictature de la pédagogie a progressé durement dans la déformation qu'elle imprime aux pauvres têtes qui lui obéissent, depuis les années qui, nous séparent de la première édition de notre livre. L'État ne s'en est pas inquiété. Il se fixe *uniquement* de plus en plus sur la crise économique qui l'accable et qu'il contribue à accentuer en bien des cas. Dans certaines écoles, l'idée de patrie, par exemple, est brocardée et rendue sem­blable à la xénophobie et au racisme. En Belgique, les régions linguistiques ont pris sa place et la langue, qui n'est qu'un moyen dont dispose la pensée pour s'ex­primer, est désormais la fin de toutes choses, défor­mant ainsi la réalité à laquelle elle doit se soumettre. Comment ne pas voir que la jeunesse actuelle, am­putée de sa relation naturelle au monde réel qui l'en­toure et à son Principe transcendant, se replie sur elle-même et se livre à la drogue qui favorise ce repli de l'individu sur sa seule individualité séparée de tout le reste ? Cette « information » déformante, de style pathologique, se situe dans la ligne de l'autre. Il n'y a plus pour cette pauvre jeunesse que le *Moi* vidé de sa relation à ce qui n'est pas lui-même et rempli de ses songes. Il est bouclé sur soi. Livré à la seule vie éco­nomique, à la seule production et à la seule *consommation* des choses : 12:322 nourritures, boissons, vête­ments, médicaments, loisirs, il est continuellement incité à digérer en soi les informations déformantes qui l'as­saillent. Dans une dissociété de plus en plus orientée vers l'individu isolé, privé de tout rapport spirituel et charnel avec ses pairs, il est compréhensible que le plaisir charnel d'abord et le plaisir cérébral du rêve ensuite prennent une place de plus en plus prépondé­rante puisque le plaisir comme tel est indissociable du Moi et enferme l'homme sur lui-même. Mais c'est surtout dans l'Église catholique que l'in­formation déformante coupée de sa relation constitutive avec le surnaturel révélé se constate, avec sa consé­quence immédiate : la rupture avec la nature de l'homme et de la société où il vit depuis sa naissance. Nature et surnature vont de pair : l'une ne va pas sans l'autre. En quoi le surnaturel s'incarnerait-il sinon dans ce qui est naturel en l'homme : son intelligence, sa volonté, sa chair même ? En quoi le naturel pourrait-il atteindre la plénitude de son être sinon dans le surnaturel qui se greffe sur lui pour le réaliser entièrement et pour s'y fonder solidement ? Les notions de nature et de surna­turel sont, à de rares exceptions près, totalement dispa­rues du vocabulaire des ecclésiastiques d'aujourd'hui, du sommet à la base. Comment alors pouvoir restaurer la *nature* de l'homme dénaturée par le seul axe économi­que où les dirigeants politiques la placent ? Comment y incarner solidement le surnaturel ? Le *verbalisme* cléri­cal tente toujours de remplacer les *réalités* divines trans­cendantes ; ses informations bavardes et prolixes tour­nent inévitablement à la déformation des vertus théo­logales pourtant essentielles. Dans la plupart des cas, les théologiens actuels, et le clergé contemporain qui obéit aveuglément à ses chefs, n'en parlent plus. 13:322 Dom Gérard, moine bénédictin, nous l'assure : « Je maintiens, écrit-il voici peu, que la transcendance divine est entrée depuis trente ans dans la saison des brumes et que ceux qui ne s'en souviennent pas ont abdiqué la fierté des fils jaloux de l'honneur du Père. » La situa­tion de l'Église depuis Vatican II nous montre que l'hérésie contemporaine, qui met entre parenthèses les vérités théologales essentielles, sape de plus en plus toute croyance surnaturelle sans que les clercs haut perchés s'en inquiètent. Un christianisme abstrait, désaxé de son orientation essentielle et existentielle vers le Dieu de la Révélation, se finalise sur l'homme en général et sur les biens temporels dont il faut désormais le pour­voir. Il ne s'agit plus de l'homme en tant que membre de la famille, de la région, de la patrie -- ces mots ont quasiment disparu de l'esprit ecclésiastique avec les *devoirs* qu'ils comportent et les liens réels qu'ils nouent --, il s'agit de l'Homme conceptuel issu de la Révolution française, du communisme et de la franc-maçonnerie dont on reprend tous les thèmes au point, en certains cas jamais critiqués par la Hiérarchie, de faire une alliance *effective* avec leurs informations défor­mantes. Il n'y a plus dans l'Église actuelle de ces barrières contre l'arbitraire que sont les lois dûment obéies. C'est l'anarchie qui règne, couronnée, surtout en France, par la dictature d'un Haut-Clergé qui a opté fermement pour l'Homme démocratique et qui, à la manière des politiciens de tout acabit, s'adresse à l'individu séparé de ses conditions sociales éternelles, pour le triturer à son tour, le faire entrer dans l'information pseudo-religieuse déformante, et ainsi s'en rendre à nouveau maître. L'excommunication lancée par Mgr Boucheix contre le monastère traditionnel Sainte-Madeleine et celle tonnée, avec l'aide de la police civile, contre la com­munauté paroissiale de Port-Marly dont le prêtre fut violemment arraché de force à l'autel où il célébrait la sainte messe, nous montrent que le clergé de France est dominé par un « fascisme » communisant qui n'ose pas dire son nom. 14:322 Ces mesures de *force* sont approu­vées par le cardinal primat des Gaules, Mgr Decour­tray. L'infor­mation déformante est désormais officielle dans le clergé français. Elle tend à le devenir dans le clergé catholique uni­versel sous la crosse du pape actuel dont toute la phi­losophie, sous-jacente à la théologie, est fondée sur la primauté de l'individu camouflé en « personne », à l'encontre des traditions augustiniennes et thomistes de l'Église traditionnelle. Jean-Paul II est assurément un prêtre pieux, mais sa piété est avant tout un *sentiment individuel* qui risque fort de métamorphoser l'enseigne­ment de l'Évangile si elle n'est pas nourrie de *réalisme* philosophique et théologique, comme le montrent l'exem­ple de Vatican II, l'introduction massive de la nouvelle messe dans le catholicisme et l'atténuation (sinon la disparition) des différences abyssales qui séparent le rituel catholique du rituel protestant. Le pape supporte très silencieusement l'interdiction de la messe tradition­nelle fulminée par des évêques, surtout français. Il sup­porte, avec le même mutisme, l'interdit jeté par ce clergé hétérodoxe sur le *Catéchisme du Concile de Trente* et sur le *Catéchisme de saint Pie X.* Il supporte tout ce que Jean Madiran reproche à ce clergé, « sa complaisance pour le socialisme, son approbation du C.C.F.D. ([^1]), sa réclamation insensée du droit de vote pour les immigrés, son pacte public d'unité avec les obédiences de gauche de la franc-maçonnerie (novem­bre 1985) » -- actes qui ont pourtant ruiné son auto­rité morale et religieuse, vidant ainsi et fermant de nombreuses églises, de nombreux séminaires et de nom­breux monastères. 15:322 Encore une fois, l'information déformante, la néga­tion du surnaturel, le pseudo-créativisine humain, trop humain, le cléricalisme malsain ont triomphé sans qu'il y ait de lutte officielle de la part de la papauté pour endiguer leurs ravages. Qu'un saint Pie X nous manque pour revigorer l'Église catholique et la rétablir sur les bases solides de la Tradition, l'exemple de la réunion œcuménique d'Assise, provoquée par Jean-Paul II, le prouve. Des représentants qualifiés des diverses religions chrétiennes et païennes se sont rassemblés pour dire -- ce qu'on savait depuis toujours -- que la croyance en Dieu est un phénomène normal dans la vie de l'humanité et qu'il est nécessaire de la restaurer. Un tel « concile » vide, de toute évidence, la religion catholique du carac­tère surnaturel *révélé à elle seule.* L'information que ce « synode » répand est, avec certitude, une mise entre parenthèses *du fait historique* que l'Église catholique est la seule qui possède la vérité divine. Il informe et il déforme en même temps, avec toute l'autorité qui reste encore aux papes actuels depuis Paul VI. Répétons-le inlassablement : il importe de résister et de maintenir en nous la nature humaine intégrale que nous possédons et le Surnaturel qui nous a été révélé. Prions inlassablement. Marcel De Corte. 16:322 ## ÉDITORIAUX *La nouvelle encyclique* ### La forme et le fond par Guy Rouvrais JADIS, lorsqu'un pape publiait une encyclique, c'est qu'une question se posait avec acuité dans l'Église ou dans le monde. Revêtu de l'autorité suprême, le souverain pontife tranchait le débat. La presse, les informateurs religieux, les hommes d'Église disaient alors : « Voici ce qu'a dit le pape. » On nous a changé cela aussi. Après la publication de l'encyclique *Sollicitudo rei socialis* par Jean-Paul II, datée du 30 décembre 1987, la question est devenue : « Mais qu'a donc voulu dire le pape ? » 17:322 Développe-t-il une vision optimiste ou pessimiste de l'avenir de l'humanité ? Rend-il les nations du tiers-monde partiellement responsables de leur malheur ou en attribue-t-il l'entière paternité aux peuples du Nord ? Renvoie-t-il purement et sim­plement dos à dos le capitalisme libéral et le mar­xisme, ou l'un lui apparaît-il plus peccamineux que l'autre et lequel ? Faut-il prioritairement travailler à abattre les « structures de péché » ou, au contraire, convient-il d'œuvrer à la conversion morale de l'homme d'abord pour détruire ensuite ces struc­tures pécheresses ? L'un croit trouver la « nouveauté » de l'ency­clique « dans le ferme retour à la dénonciation parallèle des mécanismes d'oppression utilisés par l'Est et par l'Ouest », à moins que ce ne soit « dans la forte présence du thème de l'écologie et de la protection des ressources naturelles » (Alfred Grosser). L'autre assure que « parmi les points les plus récents de cet enseignement, il faut noter l'op­tion ou l'amour préférentiel pour les pauvres » (Jean Potin), un « amour préférentiel » pour lequel un saint Vincent de Paul, parmi tant d'autres saints, n'avait sans doute pas « opté » avec autant d'ardeur que le Père Potin. Cette perplexité des observateurs, Joseph Van­drisse, du *Figaro*, en témoigne, égrenant, sur un quart de page, « les différentes lectures de l'ency­clique » qui a été « diversement interprétée dans le monde, non sans certains contresens ». Lorsque l'on commet un « contresens », ce peut être la faute de l'interprète. Mais cela signifie aussi que le texte peut être interprété et que son sens n'est point obvie. 18:322 En attendant que le Magis­tère nous livre son sens authentique nous nous garderons bien d'ajouter notre propre « lecture ». D'abord pour ne pas accroître la confusion, ensuite parce que nous ne sommes que de simples catholi­ques du rang aux idées simples et à la culture trop courte ; pour dominer le vaste panorama brossé par Jean-Paul II, il faudrait être à la fois philo­sophe, sociologue, anthropologue, économiste, agro­nome, politologue, fiscaliste, biologiste et peut-être même théologien. Nous nous bornerons donc à deux réflexions. L'une sur la forme, l'autre sur le fond. **1. -- **La racine de l'ambiguïté de l'encyclique, qu'une simple lecture cursive permet de découvrir, tient à ceci : on ne sait jamais quand le pape a une approche *phénoménologique* et quand il prononce un jugement *doctrinal.* Cela est perceptible sur pres­que tous les sujets abordés. Un exemple parmi tant d'autres : « En Occident, écrit Jean-Paul II, il existe en effet un système qui s'inspire historique­ment des principes du capitalisme libéral, tel qu'il s'est développé au siècle dernier avec l'industrialisa­tion ; en Orient, il y a un système inspiré par le collectivisme marxiste, qui est né de la façon d'in­terpréter la situation des classes prolétaires à la lumière d'une lecture particulière de l'histoire. Cha­cune des deux idéologies, en se référant à deux visions aussi différentes de l'homme, de sa liberté et de son rôle social, a proposé et favorise, sur le plan économique, des formes contraires l'organisa­tion du travail et des structures de la propriété, spécialement dans le domaine de ce qu'on appelle les moyens de production. » 19:322 Que pense l'Église de ces deux systèmes dont la genèse nous est décrite avec le regard extérieur de l'historien des idées ? Apparemment rien. Cette approche phénoménologique appelle logiquement un jugement doctrinal. Il ne vient pas. Elle se pro­longe d'autres considérations nous expliquant, cette fois, comment ces « deux idéologies » ont abouti « à la naissance de deux blocs », ce qu'à vrai dire nous soupçonnions déjà. A ceux qui déploreront que le pape n'ait pas renouvelé la condamnation du communisme et qu'il ait mis sur le même plan le communisme et le capitalisme libéral, on répondra, benoîtement, que le propos du souverain pontife était purement des­criptif et qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer ; à ceux qui, au contraire, se féliciteront de cet amalgame, on ne démentira pas qu'il s'agit là, en effet, d'une évolution doctrinale notable de l'Église, une « nou­veauté » de l'encyclique. Nous sommes là dans le droit fil de la double lecture des textes du concile Vatican II, l'une tradi­tionnelle et l'autre moderniste. Où l'on retrouve aussi la dialectique du « pastoral » et du « doctrinal ». Le cardinal Etchegaray a encore plus raison qu'il ne le pense d'écrire, dans son commentaire de *Sollicitudo rei socialis,* que le pape « ne cesse d'explorer l'ensei­gnement conciliaire de Vatican II, de *Gaudium et spes* particulièrement ». Cette constitution est l'arché­type de l'ambiguïté conciliaire, l'encyclique du 30 décembre en est une nouvelle déclinaison. 20:322 L'ambiguïté de la forme est au service de l'équivoque du fond. **2. -- **Dans cette longue, longue encyclique dont la « richesse » et la profondeur nous sont vantées, le pape n'a pas réussi à insérer l'expression « droit naturel ». Cherchez-la, comme nous l'avons fait, vous ne la trouverez point. Le texte pontifical, on le sait, se veut une célébration du XX^e^ anniversaire de l'encyclique *Populorum progressio.* Rendons cette justice à Paul VI : lui, il avait réussi à évoquer le droit naturel comme fondement de l'enseignement social de l'Église. Il n'en avait pas abusé, certes une fois, une seule fois, dans l'encyclique, à propos du « juste contrat » (§ 59), mais enfin, il l'avait fait. Ce n'est pas que la notion de droit soit absente de *Sollicitudo rei socialis :* on la trouve dans toutes ses pages sous des formes diverses : « droits hu­mains », « droits de l'homme », « droits des peu­ples », « droits des pauvres », etc. Mais nous n'avons pas la réponse à la question essentielle quel est le fondement universel de ces droits parti­culiers ? Sur quelle base sûre et solide s'appuient-ils ? La pertinence de la question n'a pas échappé au souverain pontife. Il y répond au détour d'un paragraphe : « Les peuples aussi bien que les individus doivent jouir de l'égalité fondamentale sur laquelle est basée, par exemple, la charte de l'Organisation des Nations-Unies, égalité qui est le fondement du droit de tous à participer au processus de développement intégral. » 21:322 C'est peu de dire que *l'égalitarisme onusien comme fondement du droit au développement* ne sa­tisfait pas pleinement les exigences de la foi catho­lique. Nous n'affirmerons pas, pour autant, que Jean-Paul II répudie ou méprise le droit naturel car on peut, çà et là, découvrir dans l'encyclique une exigence éthique et juridique plus haute. Mais il faut toute l'acuité et la bienveillance de l'obser­vateur averti pour la déceler au-delà du brouillard des mots et de l'approximation des concepts. Pour­quoi ne pas affirmer clairement ce qui peut l'être ? Pourquoi une telle réticence à user du langage tra­ditionnel de l'Église ? On ne nous livre jamais une raison proportionnée au bannissement systématique du vocabulaire immémorial de l'Église. Et lorsque l'on soupçonne, ou que l'on dénonce, à travers l'épuration du langage, un abandon doctrinal, nous voilà soupçonnés de nourrir un procès d'intention à l'égard du Saint-Siège ! On nous réplique qu'omission n'est pas négation et qu'un silence pédagogique (ou « pastoral ») n'est point abjuration. Si, en abandonnant le mot, l'idée était plus claire aux yeux du peuple chrétien, nous en ferions volontiers l'oblation pour la plus grande gloire de l'Église. Malheureusement, il est peu probable que le peuple fidèle et les « hommes de bonne volon­té » comprennent mieux, et acceptent davantage, la notion de droit naturel après la publication de l'encyclique qu'avant. On peut nous objecter que le pape évoque, à plusieurs reprises, la doctrine sociale de l'Église. Et qu'est-ce que la doctrine sociale de l'Église si ce n'est l'application du droit naturel, de la loi naturelle, aux problèmes économiques et sociaux ? 22:322 Ainsi, la notion que nous évoquons est-elle bien présente *implicitement.* Cette corrélation était clairement per­çue jadis lorsqu'elle était quotidiennement enseignée dans les catéchismes, du haut de la chaire, dans les textes épiscopaux et ceux du Magistère. Mais aujourd'hui ? Quand on parle de doctrine sociale de l'Église, qu'est-ce que l'homme de la rue comprend ? Qu'est-ce que le chrétien conciliaire en saisit ? Ceci : l'Église, qui tient à se mêler de tout, a aussi quel­ques idées particulières sur les problèmes sociaux, lesquelles idées sont une matière à option dans le vaste catalogue de la foi catholique. Son caractère obligatoire n'est plus perçu parce que son universa­lité n'est plus comprise ni enseignée. S'il ne s'agit que d'une doctrine spécifique de l'Église catholique, on ne voit pas pourquoi, en effet, elle s'imposerait à tout homme, en tous lieux et à toutes les épo­ques. Ce qui fonde son universalité, c'est qu'elle est l'expression de la loi naturelle. L'Église n'est que la gardienne d'un ordre naturel qui lui pré-existe, elle n'en est pas la source. Voilà pourquoi, aussi, au-delà des fidèles, elle a mandat pour s'adresser à toute l'humanité. En ce sens, elle est bien « experte en humanité ». \*\*\* On voudra bien admettre que ces quelques considérations n'auraient pas été inutiles en pré­ambule à cette encyclique, même s'il avait fallu, pour cela, sacrifier quelques excursus sociologiques. 23:322 Pour s'adresser à la planète tout entière, il faut soit beaucoup de présomption, soit fonder en droit l'universalité et l'autorité de son discours. C'est là l'un des paradoxes de l'Église contem­poraine qui prétend être à l'écoute du monde d'au­jourd'hui, pour mieux lui transmettre le message, tout en ignorant l'une des caractéristiques de ce monde : son abyssale ignorance religieuse. Ce qui est vrai du monde l'est aussi, hélas ! des fidèles. On nous parle volontiers de la « nouvelle évangéli­sation » d'une société « post-chrétienne » et l'on omet parallèlement, systématiquement, obstinément, d'enseigner les rudiments de la catéchèse. Au mo­ment où il serait plus que jamais indispensable de rappeler à temps et contretemps les éléments de base de la foi chrétienne et de la loi naturelle, on les suppose connus et l'on croit inutile d'y revenir. On ne les nie pas : leur réalité est, au mieux, allu­sive, diffuse, implicite. Comment empêcher alors que le trésor de l'Église ne se dissolve dans l'air ambiant et qu'il n'ait plus ni poids ni consistance pour les chercheurs de vérité ? Guy Rouvrais. 24:322 ### L'élimination de Pie XII par Jean Madiran L'ENCYCLIQUE *Sollicitudo rei socialis* confirme l'élimination de Pie XII. Étant une ency­clique sociale, c'est son élimination de la doctrine sociale de l'Église qu'elle confirme spécifi­quement. C'est donc dans les limites de la doctrine sociale que s'inscrit mon propos. Cette élimination n'est pas nouvelle. J'en ai déjà parlé ([^2]). Mais elle se prolonge, et l'encyclique la confirme. Examinons la confirmation. 25:322 #### I. -- Que reste-t-il de Pie XII ? -- Rien Au paragraphe 39 de sa nouvelle encyclique, Jean-Paul II nous dit bien : « La devise du pontificat de mon vénéré prédé­cesseur Pie XII était : *Opus justitiae pax,* la paix est le fruit de la justice. » Sa devise : c'est tout ce qu'il en a retenu pour le sujet qu'il traite. A part quoi, Pie XII est mentionné une autre fois, une seule, à la note 2. Le texte où s'insère cette note nous expose que les pontifes romains ont parfois fait coïncider la date de leurs docu­ments sociaux avec les anniversaires de l'encyclique *Rerum novarum* de Léon XIII. La note précise en énumérant : *Quadragesimo anno* de Pie XI (1931), *Mater et Magistra* de Jean XXIII (1961), *Octoge­sima adveniens* de Paul VI (1971), *Laborem exer­cens* de Jean-Paul II (1981). Point final pour l'énumération. Puis, avec un « quant à lui » qui le met clairement à part : « Pie XII avait, quant à lui, prononcé un mes­sage radiophonique (1^er^ juin 1941) pour le 50^e^ an­niversaire de l'encyclique de Léon XIII. » Plus encore que le significatif « quant à lui », qui l'écarte de la liste des « divers documents sociaux », on remarquera que cette unique allocution une fois de plus citée, et une fois de plus citée seule, est en effet le seul enseignement social de Pie XII que le Saint-Siège connaisse et reconnaisse désormais. Jean-Paul II est en cela fidèle et à Paul et à Jean. 26:322 #### II. -- L'acte réducteur de Jean XXIII C'est Jean XXIII qui fit le coup, en 1961, dans *Mater et Magistra.* Récapitulant les monuments de la doctrine sociale de l'Église, il les réduisait à trois, *Rerum nova­*rum de Léon XIII, *Quadragesimo anno* de Pie XI et l'allocution du 1^er^ juin 1941 de Pie XII. Mais il faisait beaucoup plus. Il déclarait que vingt années s'étant écoulées depuis l'allocution de 1941, « la situation a subi en vingt ans des transformations radicales » (§ 46 à 49), et alors, « devant les transformations opérées » (§ 50), il entreprenait d'examiner « les nouveaux et graves problèmes de l'heure actuelle ». Comme si Pie XII ne l'avait pas fait. Comme s'il n'avait pas connu les « nouveaux problèmes » surve­nus après le 1^er^ juin 1941. Comme s'il n'en avait rien dit. Comme s'il était mort le 2 juin 1941 ; ou avait brusquement cessé d'enseigner en matière sociale. La vérité est qu'en 1941 il n'avait pas encore commencé, ou à peine. C'est de 1945 jusqu'à sa mort en 1958 qu'il déploya son enseignement social sur « les nouveaux et graves problèmes de l'heure actuelle ». 27:322 Jean XXIII aurait éventuellement pu parler en 1961 des *nouveaux* problèmes apparus *depuis trois ans, --* depuis la mort de Pie XII. En ayant l'insolence et l'impiété -- lui ou du moins le rédacteur qui tenait sa plume ([^3]) -- de prétendre traiter les problèmes nouveaux apparus *depuis vingt ans, --* depuis l'allocution du le juin 1941, -- il tenait ostensiblement pour nulle et non avenue, il supprimait la quasi-totalité de l'œuvre sociale de Pie XII. Par ignorance ou par malignité, cet arbitraire réducteur a été dès lors fidèlement observé par les scribes du Vatican et par ceux des épis­copats. 28:322 #### III. -- Pie XII enseignait autre chose Dans cette encyclique *Sollicitudo rei socialis,* Jean-Paul II déplore que « malgré tous les efforts accomplis », l'inégalité ne cesse de s'accroître entre les pays dits « développés » et les pays dits « en voie de développement ». Il insiste sur « les res­ponsabilités des pays développés qui n'ont pas tou­jours, du moins pas suffisamment, compris qu'il était de leur devoir d'apporter leur aide aux pays éloignés du monde de bien-être auquel ils appar­tiennent » (§ 16). « A l'abondance des biens et des services disponibles dans certaines parties du mon­de, notamment dans les régions développées du Nord, correspond un retard inadmissible dans le Sud » (§ 14). Des millions d'êtres humains sont dans la misère, et décimés par les famines. « Les responsabilités d'une telle situation pro­viennent de causes diverses », parmi lesquelles « l'existence de mécanismes économiques, financiers et sociaux qui, bien que menés par la volonté des hommes, fonctionnent souvent d'une manière quasi automatique, rendant plus rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres » (§ 16). Des « causes diverses », oui : mais la cause principale est passée sous silence. Et c'est pourquoi, voulant « apporter leur aide » et l'ayant effectivement apportée, « malgré tous les efforts accomplis » les pays développés connaissent depuis plus de vingt ans un échec global dans leur aide au Tiers-Monde. 29:322 Il ne suffit pas de « suffisamment comprendre le devoir d'apporter son aide ». Le devoir de secourir un homme qui se noie est évident : si l'on se jette à l'eau sans savoir nager, cela fait deux noyades au lieu d'une. C'est la parabole du charretier d'Henri Charlier : « Un charretier qui, pour obliger un voisin, veut transporter une matière dont il connaît mal la densité, puis verse en chemin ou crève son cheval, ne sauve rien du tout, ne passe pas pour un héros mais pour un imbécile. C'est le sort de ceux qui n'observent point la nature des choses. » Si l'enseignement de Pie XII n'avait pas été enterré, on apercevrait immédiatement ce qui cloche dans tout ce que, sur l'aide au Tiers-Monde, on nous raconte depuis vingt et trente ans. La cause principale de la misère, des famines et du sous-développement aggravé dans le Tiers-Monde est que l'on a procédé d'une manière *révolution­naire,* sous la pression du communisme mondial et des idéologies maçonnico-marxistes, à une *décoloni­sation* qui a eu dès lors la double tare d'être 1° prématurée, 2° excessive. Dans son message de Noël 1955, traitant des « rapports entré les peuples européens et ceux qui, hors de l'Europe, aspirent à une pleine indépen­dance politique », Pie XII enseignait : 30:322 « *Une liberté politique juste et progres­sive ne doit pas être refusée à ces peuples. Ceux-ci toutefois reconnaîtront à l'Europe le mérite de leur avancement ; sans l'influence de l'Europe, étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage.* » Il prévenait « les peuples d'Occident, spéciale­ment d'Europe », qu'ils ne devraient pas « s'adres­ser des reproches mutuels de colonialisme » : « *Ils devraient au contraire se mettre à l'œuvre pour étendre, là où ce n'a pas encore été fait, les vraies valeurs de l'Europe et de l'Occident qui ont porté tant de bons fruits dans d'autres continents.* » Dans son encyclique *Fidei donum* du 21 avril 1957, consacrée aux missions catholiques en Afrique, Pie XII renouvelait explicitement sa dou­ble exhortation de Noël 1955, et il ajoutait : « *Nous formons des vœux pour que se poursuive en Afrique une œuvre de collabora­tion constructive, dégagée de préjugés et sus­ceptibilités réciproques, préservée des séduc­tions et des étroitesses du faux nationalisme, et capable d'étendre à ces populations, riches de ressources et d'avenir, les vraies valeurs de la civilisation chrétienne qui ont déjà porté tant de bons fruits dans d'autres continents.* » 31:322 Les vraies valeurs de l'Europe, de l'Occident, de la civilisation chrétienne : on dirait que ces mots n'ont plus de sens pour les bureaux du Vatican, on constate en tout cas qu'ils n'ont plus cours dans les documents officiels du Saint-Siège, et qu'ils sont absents de *Sollicitudo rei socialis* comme ils l'étaient de *Laborem exercens* et déjà de *Populorum progres­sio*. La notion même de « civilisation » (acte de civiliser, et résultat de cette action) a été remplacée par celle, triste et pauvre, de « développement ». Pour que soit possible une telle dégradation intel­lectuelle, il fallait évidemment qu'on ne lise plus Pie XII dans l'Église. La décolonisation révolutionnaire supprime idéo­logiquement -- dans les esprits, dans les imagina­tions, mais non pas dans la réalité -- le fait qu'il y a des peuples plus sauvages ou plus arriérés que d'autres. Elle les persuade et elle nous persuade qu'ils sont seulement des peuples victimes : vic­times de notre exploitation, de notre méchanceté, de notre égoïsme ; nous sommes riches de tout ce que nous leur avons volé ; nous nous sommes éle­vés en les abaissant. Ils ne nous doivent donc ni estime ni reconnaissance, c'est eux au contraire qui ont des droits sur nous. Cette conception suici­daire, on pourra discuter jusqu'à quel point elle est favorisée ou non par *Sollicitudo rei socialis :* l'in­discutable est en tout cas qu'elle n'est nullement démentie par l'encyclique. Nous sommes présentement submergés par un mythe aberrant d'égalité entre les peuples. Il est vrai que les peuples sont égaux dans leur vocation à recevoir le Décalogue et l'Évangile ; ils ne sont pas égaux dans leur aptitude, leur promptitude, leur docilité à les recevoir ; ils ne sont pas égaux dans leur degré de civilisation ou de sauvagerie ; 32:322 et le retard de ceux qui sont en retard, nous n'en sommes pas coupables, il n'a pas eu pour cause des spoliations matérielles ou morales que nous leur aurions fait subir. Les nations, plutôt qu'égales entre elles, sont complémentaires. Et les nations civilisées n'ont jamais pu vraiment « apporter leur aide » à celles qui le sont moins qu'en leur impo­sant plus ou moins leur *tutelle,* au total bienfai­sante, comme Pie XII l'observait dans son discours du 5 mai 1956 au « Comité international pour l'unité et l'universalité de la culture » : « *Le prochain, c'est tout homme, le noir de l'Afrique centrale ou l'Indien des forêts de l'Amazone, en attente de biens spirituels plus encore que de biens matériels. Les dons de la civilisation et de la culture ont l'avantage de ne pas se perdre en se répandant, mais au contraire de croître et de s'enrichir avec les espaces qu'ils conquièrent* (*...*)*.* « *Les nations les plus civilisées ont eu parfois des torts envers les peuples qu'elles ont pris en tutelle ; il faut reconnaître toute­fois qu'elles apportaient des éléments de cul­ture d'une valeur authentique et d'une fécon­dité inépuisable. Et ceux qui suscitaient dans le cœur d'autrui un sentiment d'estime et de reconnaissance pour leur propre nation, en évitant l'esprit étroit du nationalisme, ne perdaient pas leur temps : ils travail­laient pour l'unité et l'universalité de la culture.* » 33:322 L'aide aux peuples arriérés est non pas identi­que, mais analogue à l'éducation des enfants. Il faut dans une mesure variable, mais qui n'est ja­mais nulle, leur *imposer* une direction et des habi­tudes. L'éducation qui se veut non directive n'im­pose pas à l'enfant de bonnes habitudes : il en contracte néanmoins, tout seul, et qui sont mau­vaises. Quand on n'a plus osé transmettre et impo­ser aux peuples arriérés « les vraies valeurs de l'Occident, de l'Europe, de la civilisation chrétien­ne », et qu'on leur a raconté au contraire qu'ils devaient se développer de manière autonome et selon leur culture autochtone, *ils ont adopté quand même les valeurs de l'Europe,* mais les mauvaises le marxisme-léninisme, le mercantilisme, quelquefois l'humanisme maçonnique. Oui, Pie XII enseignait autre chose... #### IV. -- Droit naturel et communisme Guy Rouvrais observe que l'encyclique ne parle plus du droit naturel. Elle ne parle pas non plus, les deux sont liés, de son contraire qui est le communisme. En tout cas elle ne le *nomme* pas. Elle ne le désigne pas davantage par une péri­phrase adéquate : car si le communisme institué par Lénine est évidemment marxiste, il est beau­coup plus que simplement marxiste, et parler seu­lement de « collectivisme marxiste » n'en désigne pas l'essentiel. 34:322 Pie XII enseignait (Noël 1955), -- non pas une opinion personnelle mais, disait-il, « la pensée de l'Église » : « *Nous rejetons le communisme en tant que système social, en vertu de la doctrine chrétienne...* » J'ai toujours fait remarquer que ces quelques mots disent tout (tout ce que l'on se refuse à voir et savoir) sur le communisme. Nous rejetons *le communisme :* et non pas sim­plement le « marxisme ». Nous le rejetons *en tant que système social :* et non pas simplement en tant que « philosophie athée ». Nous le rejetons *en vertu de la doctrine chré­tienne :* et non point par simple « option pasto­rale » ou toute autre considération circonstancielle. Mais poursuivons : « ...*en vertu de la doctrine chrétienne, et nous devons maintenir tout particulière­ment des fondements du droit naturel.* « *Nous rejetons pour la même raison l'opinion selon laquelle le chrétien devrait au­jourd'hui considérer le communisme comme un phénomène ou une étape dans le cours de l'histoire, comme un* « *moment* » *nécessaire de son évolution...* » « *Nous avertissons à nouveau les chré­tiens de l'âge industriel actuel de ne pas se contenter d'un anti-communisme fondé sur l'affirmation et la défense d'une liberté vide de contenu.* 35:322 *Nous les exhortons bien plutôt à édifier une société où la sécurité de l'homme repose sur cet ordre moral dont nous avons plusieurs fois déjà exposé la nécessité et les conséquences, et qui est le reflet de la vraie nature humaine.* » Lisez. Relisez. Vous voyez bien. Pour vivre, en matière de doctrine sociale, ce que l'Église vit aujourd'hui, vous voyez bien qu'il fallait éliminer Pie XII. Jean Madiran. Il existe en langue française deux éditions complètes de l'œuvre (écrits et discours) du pape Pie XII : une édition complète abso­lument parlant, et une édition complète de son œuvre sociale. Elles sont sans doute épuisées chez les éditeurs, elles sont à rechercher chez les bouquinistes ou à consulter dans les bonnes bibliothèques. 1° Une édition complète en 20 tomes de toutes ses constitu­tions apostoliques, encycliques, lettres et allocutions. Ces 20 vo­lumes cartonnés (un par année) constituent une seule et même collection, dans le même format, la même impression et la même présentation, bien qu'ils aient eu des éditeurs différents. Les neuf premiers tomes (années 1939-1947) : Éditions Saint-Augustin à Saint-Maurice en Suisse, 1962-1964. Les deux tomes suivants (années 1948-1949) : Éditions Labergerie-Warny, Paris-Louvain 1950-1951. Les tomes XI et XII (années 1950-1951) : Éditions Saint-Augustin-Labergerie, Saint-Maurice-Paris, 1953-1954. Les sept derniers tomes (années 1952-1958) : Éditions Saint-Augustin, 1955-1959. 36:322 2° Une édition complète de l'œuvre sociale de Pie XII en 3 tomes : *Relations humaines et société* *contemporaine*, version française Savignat-Conus, d'après le recueil allemand Utz-Groner, Éditions Saint-Paul à Fribourg en Suisse, 1956-1963. Bien qu'il demeure partiel en raison de sa date, on peut encore consulter l'ouvrage classique de Marcel Clément : *L'économie sociale selon Pie XII,* 2 tomes, Nouvelles Éditions Latines, Paris 1953. J. M. 37:322 ANNEXE ### Une encyclique pour Platon Article paru dans le quotidien PRÉSENT du 22 février 1988. AVEC cette encyclique *Sollicitudo rei socialis,* datée du 30 décembre 1987 et rendue publique seulement le 20 février, on voit s'accentuer encore la tendance au développement kilométrique et à l'ésotérisme. C'est, une fois de plus, selon une manière qui a commencé avec Paul VI, une encyclique pour Platon, passant au-dessus de la tête du simple lecteur. Elle a pour sujet le « développement » : joignant en somme le geste à la parole, elle est elle-même un interminable développement, et difficile à suivre. 38:322 Première lecture C'est pourquoi j'admire ceux qui, à la première lec­ture, en présentent un condensé définitif et un commen­taire assuré. Cette encyclique est beaucoup plus longue que les plus longues : deux fois plus longue que *Rerum novarum* de Léon XIII, presque deux fois plus longue que *Divini Redemptoris* sur le communisme, alors que notre époque est devenue beaucoup moins capable de lectures studieuses et prolongées : compte tenu de cette incapacité, l'encyclique *Sollicitudo rei socialis* est proportionnel­lement dix ou vingt fois plus longue. Si l'on est très attentif, on peut y discerner la crainte que le monde moderne marche à sa perte. Qu'il marche à sa perte s'il refuse ou néglige de se convertir, saint Pie X et Pie XII l'annonçaient avec une chaleur plus directe et une motivation plus explicite. Mais ils sont oubliés. La *doctrine sociale* dont on nous parle maintenant est une doctrine qui les ignore, saint Pie X étant supposé n'avoir rien enseigné dans ce domaine, et Pie XII y avoir simplement apporté une unique allocu­tion en 1941. Cette perspective réductrice a été inaugurée par *Mater et Magistra* de Jean XXIII, et depuis lors elle poursuit son règne et continue à porter ses fruits. Premiers aperçus D'un document aussi long et sinueux, une première lecture ne peut retirer que des impressions et des aperçus risquant d'être fragmentaires : livrons-les comme tels, sans autre prétention. 39:322 D'abord ceci : ce n'est pas encore cette encyclique, semble-t-il, qui introduira une réinterprétation du concile à la lumière de la Tradition. Je n'y aperçois rien de tel. Tout baigne dans l'esprit de la déclaration conciliaire *Gaudium et spes,* de Paul VI et *Populorum progressio,* et de la rencontre d'Assise entre croyants de toutes les « religions », bouddhistes compris : événement et documents glorifiés tels qu'on les a connus, sans les rectifications attendues. Sous-développement Ce qui frappe le plus Jean-Paul II dans le monde contemporain, c'est de voir « le retard inadmissible » du Sud sur le Nord s'accroître au lieu de diminuer : des peuples entiers subissent misère et famines. L'encyclique ne dit pas que ces peuples sont directement victimes d'une *décolonisation* prématurée, excessive et révolution­naire. Elle ne parle pas non plus du seul moyen tem­porel d'aider les autres peuples à se civiliser et à se développer, -- le seul qui ait fait ses preuves, à travers ses imperfections et injustices accidentelles : la *colonisa­tion,* instrument inévitable de la *civilisation* des peuples sauvages. On remarquera d'ailleurs que la notion et le terme de « civilisation » -- action de civiliser -- sont absents de *Sollicitudo rei socialis.* 40:322 Les deux blocs Jean-Paul II déplore la division du monde en deux blocs hostiles, qu'il appelle celui du «* capitalisme libé­ral *» (comme si l'Occident en était toujours au XIX^e^ siècle) et celui du « *collectivisme marxiste* » (comme si l'univers marxiste en était encore avant Lénine et le communisme) ; et il les renvoie pratiquement dos à dos (paragraphe 21). Cette formulation me paraît aussi inex­plicable que cette conclusion. Inexplicable aussi l'affir­mation qu'il n'y a pas de « troisième voie », et qu'en tout cas la doctrine sociale de l'Église n'en est pas une (paragraphe 41). Je ne dispose encore que de la version française publiée samedi par *La Croix :* c'est peut-être la cause de ces étrangetés ([^4]). Remarquable aussi le renouvellement d'un éloge sans réserve des DHSD tels qu'ils ont été « promulgués » (*sic*) par la Déclaration des droits de l'ONU (paragraphe 26) ([^5]). Sur tout cela, on reviendra à loisir s'il y a lieu ([^6]). 41:322 Tout en se défendant de prôner des « solutions tech­niques », l'encyclique offre une cascade d' « orientations particulières » (paragraphes 41 à 45), réclamant la réforme du système commercial, celle du système moné­taire, la refonte des institutions de l'ONU, et formulant le « souhait » de voir « remplacer les régimes dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques » (paragraphe 44), ce qui nous change de la lettre *Notre charge apostoli­que* de saint Pie X. La simplicité *La Croix* de samedi nous l'assurait : 42:322 « En dix années de pontificat, Jean-Paul II a éla­boré sur la justice sociale, la paix et le dévelop­pement une doctrine qui s'impose de plus en plus aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté. » Cela fait deux affirmations distinctes en une seule phrase. Que Jean-Paul II ait élaboré *une doctrine,* c'est sans doute vrai. Qu'elle s'impose peu à peu, ou de plus en plus, c'est une autre chose, que ne facilite pas l'abondance obscure de ses écrits. A cet égard, le passage le plus émouvant de l'ency­clique est au paragraphe 47 : « *Je voudrais m'adresser avec simplicité et humilité à tous, hommes et femmes sans exception.* » Je ne suis évidemment pas juge de l'humilité du Pontife. Mais pour la simplicité, je crois que c'est raté. La simplicité évangélique du catéchisme semble provisoirement perdue dans l'Église. 43:322 ## CHRONIQUES 44:322 ### La nécrologie à trous (III) *... et quelques biographies itou :\ Blanchot, Roy, Bernanos* par Armand Mathieu *On a déjà dit dans cette chronique com­ment l'Agence France-Presse* (*AFP*) *et les* « *grands* » *quotidiens français ont pris l'ha­bitude de récrire la vie des personnages officiels à la lumière du conformisme obligatoire depuis la victoire des démocraties en 1945* ([^7]). 45:322 Même s'il est plus insidieux, le procédé est analogue à celui des Soviétiques coupant la biographie de Beria ou insérant une nouvelle biographie de Boukharine au gré des slogans en vogue au Comité central ; analogue encore à celui des maoïstes gommant sur les vieilles photographies officielles tel ou tel personnage qui n'a plus la faveur des gouvernants. De cette censure « démocratique », le journal *Le Monde* a fourni un nouvel exemple, tout à fait superbe, le 4 juin 1987, à l'occasion du décès de l'économiste François Perroux (né en 1903). En première page, un sous-titre clamait : « Le Claudel de l'économie ». Était-ce un clin d'œil au lecteur, une allusion ironique, le poète comme l'économiste ayant été pétainiste sous Pétain, puis gaulliste sous De Gaulle ? Nullement, car un grand homme des démocraties d'après-guerre *ne peut pas* avoir été un ami de Pétain, un partisan de Franco ou de Salazar. Sinon, où irait-on ? Le doute s'in­sinuerait dans les consciences, le Bien et le Mal n'auraient plus de frontières bien circonscrites (avec la Gauche dans le camp du Bien, la Droite dans le camp du Mal). La « une » du *Monde* renvoyait donc à une page 29 où, sur les six colonnes, un certain Pierre Drouin énumérait les titres de gloire de François Perroux avant 1940 et après 1944. Entre 1940 et 1944, rien. L'Histoire est abolie durant ces quatre années pour ceux qui ont servi le Maréchal et pré­tendent cependant aux honneurs et à la reconnaissance pu­blique. Dieu sait pourtant combien François Perroux fut actif durant cette période, puisqu'il fut un des penseurs de l'État français ! Mais seul le *Dictionnaire de la Politique française* d'Henry Coston (éd. de 1967) ose nous rappeler qu' « il dirigea avec Jacques Madaule *La Communauté française,* revue maréchaliste publiée à Paris en 1941-1942 », qu' « il collabora à la même époque à *Idées*, *revue de la Révolution nationale* »*,* qu' « il remplit également diverses missions à l'étranger (notamment au Portugal) », qu'il enseigna à l'École des Cadres de Mayet-de-Montagne (Allier), qu' « il publia avec Gustave Thibon, Louis Cardetet Gaston Bardet *Carac­tères de la Communauté* »*,* etc. 46:322 Le plus intéressant, on va voir pourquoi, est que Fran­çois Perroux rédigea en 1943 et 1944, avec le commandant Yves Urvoy ([^8]), la série des brochures *Renaître,* destinées à présenter et diffuser la doctrine communautaire de l'État français. Le commandant Urvoy travaillait en liaison avec le Commissariat à la Jeunesse et la Légion française des com­battants. En 1944 parurent les dernières brochures : *Économie d'hier et de demain* (avec la collaboration d'A. Murat), *Vitalité* et *Le Capitalisme,* celle-ci probablement rédigée par François Perroux lui-même : la critique du capitalisme fut, toute sa vie durant, une de ses spécialités (en 1948 il publia encore une somme sous ce titre). Puis tout bascule : le commandant Urvoy est assassiné atrocement par la Résistance, tandis que son ami François Perroux poursuit, comme si de rien n'était, une brillante carrière : fondateur de l'Institut de Science économique appliquée (1944), professeur au Collège de France (1955), Commandeur de la Légion d'honneur, etc., etc. Fermons le ban. Il y en a comme cela six colonnes dans *Le Monde.* \*\*\* Ainsi ensevelit-on les morts sous les fleurs et les silences. Mais voilà que la presse démocratique équarrit désormais les vivants aussi. Deux victimes récentes, et consentantes : Mau­rice Blanchot et Claude Roy. 47:322 On lit en effet dans *L'Événement du Jeudi* (19 mars 1987) : « Cet homme est un des intellectuels les plus presti­gieux de ce temps. Il s'appelle Maurice Blanchot. Personne, quasiment personne, ne connaît son visage, ni sa silhouette, ni le son de sa voix. Jamais vu. Absent de la vie, barricadé dans le silence. Refusant toute rencontre ou tout entretien, cachant jusqu'à son image, Blanchot n'existe que dans ses livres, des romans comme *Thomas l'Obscur* ou *L'arrêt de Mort,* et surtout des essais... Ce qu'on sait de lui ? ça tient sur un timbre-poste : naissance en 1907 en Saône-et-Loire, études à Strasbourg, débuts dans le journalisme avant la guerre, collaboration régulière à la N.R.F. Et après, à partir des années 50, plus rien, pas même sur ondes courtes... » L'auteur de ces lignes, le journaliste André Clavel, est-il vraiment ignorant ? C'est possible, s'il a fait ses classes dans la presse officielle. En fait de timbre-poste, les « débuts dans le journa­lisme » de Maurice Blanchot occupent la moitié de sa notice biographique dans l'excellent livre de Jean-Louis Loubet del Bayle sur *Les Non-Conformistes des Années 30* (éd. du Seuil, 1969). Derrière Thierry Maulnier et Jean de Fabrègues, Blan­chot fit ses premières armes de 1930 à 1934 dans *La Revue française* (avec Brasillach et Bardèche) et à *Réaction ;* il fit partie de ce groupe de jeunes journalistes qui tenta de défi­nir un fascisme à la française, ou une « troisième voie », à *Combat,* de 1936 à 1939. Entre temps, il s'était mis au ser­vice de Paul Lévy (qui lorgnait vers Mussolini) à *Rempart* et *Aux Écoutes.* Il fut rédacteur de politique étrangère, puis cri­tique littéraire (sans doute succédait-il à Bellessort) au *Jour­nal des Débats.* Il nous souvient d'y avoir lu son éloge du très maréchaliste Joseph de Pesquidoux en 1943 encore. Qu'il soit devenu, en 1945, l'un des premiers collabora­teurs des *Temps modernes* de Sartre, puis l'ami d'Emmanuel Lévinas, voilà qui laisse encore une fois rêveur devant l'in­franchissable mur de la honte qui aurait séparé des résis­tants les vichystes et collaborateurs. Si Blanchot se terre en banlieue et refuse les interviews, c'est peut-être tout simplement qu'il répugne à expliquer le pourquoi et le comment de ses revirements. Nous ne lui en tiendrions pas rigueur s'il n'était en revanche très bavard quand il s'agit de faire chorus avec l'intelligentsia dominante. 48:322 L'an dernier, il a participé à l'ouvrage collectif offert au sud-africain Nelson Mandela par la famille Gallimard (dont on sait dans quelles conditions ignominieuses elle a franchi sans encombre les deux guerres mondiales !). Blanchot aura attendu, pour s'intéresser à des Noirs, d'en trouver qui soient « à point », à la fois terroristes et communistes, télé­guidés par le K.G.B., comme ce Mandela. Curieux de la part d'un journaliste qui titrait, en juillet 1936, « Le Terro­risme comme Méthode de Salut public » un de ses articles hostiles au Front populaire, dans *Combat...* Aujourd'hui (janvier 1988), voici que Blanchot écrit au *Nouvel Observateur* pour donner au lion mort, à Heidegger coupable de complaisances à l'égard du national-socialisme dans les années trente et quarante, le coup de pied de l'âne, de l'âne Blanchot qui dans ces mêmes années échoua à por­ter au pouvoir son fascisme français, mais parvint du moins à vivre aux crochets de la presse d'extrême droite, puis du Secrétariat à la Jeunesse de Vichy comme directeur de l'as­sociation *Jeune France.* Ce siècle est décidément celui de tous les culots. \*\*\* Un qui était taillé pour y faire une belle carrière, c'est Claude Roy. Voici comment une revue à l'usage des lycées (*L'École des Lettres,* septembre 1986) présente aujourd'hui ses débuts journalistiques et militaires, en empruntant des citations à ses ouvrages « auto­biographiques » : « A 20 ans (1935), le *nationalisme intégral* de Maurras, qui séduit beaucoup de garçons de sa génération, lui semble « *une outrance un peu folle* »* ;* il lui préfère d'instinct un « *socialisme à la française, le socialisme des producteurs et des corporations imposé par un roi arbitre contre les féodaux d'argent et de caste* »*.* L'écho des purges soviétiques (le maréchal Toukhatchevski est exécuté en mai 1937) le garde dans l'immédiat du communisme. 49:322 Cela ne va pas, du reste, sans inconfort (sic) : « *On ne peut plus être socialiste à cause de l'U.R.S.S. On ne peut pas l'être contre elle. Peut-on l'être malgré elle ? Sans elle ?* » Il fréquente assidûment la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon : il y découvre Claudel, Saint-John Perse, Fargue et Joyce. Et, quand il lui faut par­tir à la guerre, c'est Stendhal qu'il évoque tout naturelle­ment : « *Fabrice était tout joyeux. Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi ! Il regardait de tous côtés, avec une extrême curiosité.* » Pas un mot sur Brasillach, dont Claude Roy fut le secré­taire et l'ami durant ces années. Si l'on ne savait qu'en 1944, passé au parti communiste, Claude Roy refusera de signer pour que Brasillach soit gracié, on trouverait du plus haut comique les lignes que l'on vient de citer. Comme si l'ami de Brasillach avait eu besoin de Toukhatchevski pour le détourner de la « tentation communiste » et d'Adrienne Monnier pour l'initier à Claudel !... Quant au petit soldat stendhalien, nous avons, par chan­ce, le témoignage de Rebatet (*Mémoires d'un Fasciste, II,* 1941-1947, éd. Pauvert, 1976, pp. 145-147) « Il était en 1937 le benjamin de notre équipe, notre poussinet, notre blondinet frisé, écrivant à *Je Suis Partout* des articles littéraires anodins, attendrissants et émerveillés, où il imitait Brasillach qui le chouchoutait volontiers. Quel­que temps après Munich, il devait faire son service militaire, et il était amoureux. Il me suppliait de le faire affecter dans la région parisienne pour ne pas être trop séparé de sa blonde, assez jolie en effet. Par un de mes vieux amis, capitaine à la direction des blindés au ministère de la Guerre, j'avais pu le faire incorporer, à sa grande joie -- et quel flot de grati­tude ! -- au régiment de chars de Versailles, le 503^e^, où les officiers, presque tous nos lecteurs, l'avaient reçu à bras ouverts. Pour être vivement déçus par ce conscrit nationa­liste, multipliant les sottises, se laissant prendre à copier au concours des officiers de réserve, dont on l'avait exclu avec bruit. J'avais passé le premier soir de guerre, le 3 septembre 1939, avec lui, Pierre Boutang et le lieutenant Thierry Maul­nier, qui jurait de ne pas écrire une ligne sur cette stupide équipée. Pour que l'insanité de cette heure fût parfaite, nous quatre pacifistes irréductibles, bras dessus, bras dessous, nous chantions à pleins poumons, le long du boulevard Saint-Germain enténébré, des chansons de route de la biffe, « Ich hatte einen Kameraden » et le « Horst Wessel Lied ». Je déplorais cependant *in petto* que par mon entremise notre agnelet blond s'en allât à cette guerre ignoble dans l'arme la plus exposée. 50:322 « Nous avions su par le « Bulletin du Consulat » -- les lettres que, mobilisés, nous envoyions à *Je Suis Partout,* et dont Laubreaux nous expédiait aux uns et aux autres un « digest » -- que le benjamin, dans son bataillon de chars, où il servait une mitrailleuse contre avions, essayait tant bien que mal de combattre avec humour la tristesse et l'angoisse qui perçaient soudain dans ses dernières lignes. J'avais appris qu'à l'annonce de l'armistice, ivre de joie, il s'était mis à sauter en battant des mains et en criant : « Je suis vivant ! Je suis vivant ! » Ce n'est pas moi qui reprocherais ce réflexe à un garçon de vingt-cinq ans, persuadé de l'ignomi­nie de la guerre où il aurait pu périr. Fait prisonnier avec son unité, il s'était astucieusement faufilé, des bandages-bidon entortillés autour du crâne, dans un train de blessés que les Allemands renvoyaient aux hôpitaux français. Il avait surgi avec ses faux pansements au *Petit Parisien,* dans le bureau de Laubreaux, qui l'embrassait, le nourrissait, l'abreu­vait et l'expédiait dare-dare en zone non occupée, loin des patrouilles « feldgrau », muni d'argent et de faux papiers. » Tout cela n'empêchera pas Claude Roy d'être décoré de la Croix de Guerre après la victoire alliée, et, ce qui est plus fort, de la signaler dans sa notice du *Who's who.* En attendant, Claude Roy fut rédacteur appointé de la radio de Vichy (dans les services de Philippe Henriot et Paul Marion) et collaborateur de la presse vichyste jusqu'à la fin de 1943 (au moins), avant de se retrouver communiste en juin 1944... Le mot de la fin, Brasillach l'avait prononcé dès juillet 1942. Willy de Spens écrit dans ses mémoires (*L'Agonie des Hobereaux,* tome IV, éd de La Table ronde) : « Je me souviens mot pour mot de ses paroles, dans son bureau de *Je Suis Partout.* Il était très gai, riait beaucoup. Aucun sectarisme. Je lui parle de ses amis qui ont choisi la zone non occupée. Claude Roy ? -- *Mais il est gaulliste ! C'est un familier de l'ambassade des États-Unis, à Vichy. Il inonde les journaux de la zone libre. Il a un grand talent et on peut lui prédire un très bel avenir.* » \*\*\* 51:322 Jusqu'aux années soixante, il suffisait d'un certificat de résistance, vraie ou fausse, pour continuer d'appartenir au monde officiel, pour avoir droit à un enterrement de première classe. Maintenant que le véritable pouvoir se trouve dans les media, ou que la génération des enfants de dépor­tés accède aux hautes fonctions, il faut aussi un certificat de philosémitisme. Le cas de Bernanos (1888-1948) est intéressant. Ne se­rait-ce que pour des raisons géographiques (il vivait en Amérique du Sud), l'écrivain se trouvait en 1945 dans le camp des vainqueurs. De Gaulle tenta même d'en faire un personnage officiel. On pouvait croire sa mémoire sauve. Il n'en est rien. On exhume son cadavre pour le faire passer en jugement, comme celui d'Heidegger. N'a-t-il pas écrit tout un livre, en 1931, à la gloire de Drumont, *La Grande Peur des Bien-Pensants ?* Il doit donc subir un nouvel exa­men de passage, avec succès (mais ne recommencez pas !) dans la *France catholique* du 23 octobre 1987. A la fin de cette même année, plus circonspect, le magazine *Notre Histoire* préfère gommer tout simplement *La Grande Peur des Bien-Pensants* de ses œuvres complètes. Imaginez le tollé si une revue de droite gommait *Les Grands Cimetières sous la Lune* (antifranquiste) de la liste ! Atteinte à la mémoire sacrée ! Honte à qui brûle les livres ! Obscurantisme ! Censure ! On en est pourtant là en 1988. Après la nécro à trous et le lessivage des vivants (*L'Événement du Jeudi* lave plus blanc !), voici le nettoyage des vieux cercueils. Époque de charognards. Armand Mathieu. 52:322 ### Avortement La vérité filtre... 13 ans après par Jean Legrand HORMIS un article de Pierre Chaunu dans *Le Figaro* du 19 septembre dernier, les medias n'ont guère évoqué le cahier numéro 117 de l'Institut national d'Études démographiques (INED) intitulé *La seconde révolution contra­ceptive* paru il y a six mois. Le lire en vaut la peine ! Après un historique de deux siècles de régulation des nais­sances, on aborde le chapitre II consacré à l'évolution de l'opi­nion depuis trente ans. En 1956 il y avait partage quant à la création des centres de planification et à la diffusion des moyens d'éviter la grossesse (43 % pour -- 43 % contre) ; en 1962, c'est la culbute : 57 % pour -- 24 % contre. En 1966 les deux tiers des femmes de 20 à 49 ans pensent que les contraceptifs devraient être remboursés par la Sécurité sociale. Quant à l'avortement, 31 % des femmes de la même tranche d'âges sont en 1972 pour sa liberté totale, elles sont 54 % en 1974, et plus de 75 % en 1978 après la manipulation que l'on sait de l'opi­nion par les medias ! 53:322 Le chapitre III, concernant la diffusion des nouvelles tech­niques contraceptives, nous apprend que la pilule démarre vrai­ment en 1972 (déjà plus d'un million d'utilisatrices). Et c'est courant 1973 que la natalité craque ([^9])... Chez les femmes de 15 à 49 ans, 5 % utilisent la pilule en 1970, 10 % en 1972, 27 % en 1985. Le stérilet démarre vers 1976 (déjà 5 %) et fait sa percée en 1980 avec 10 % d'utilisatrices ; il atteint aujour­d'hui 15 %, si bien que sur 13,5 millions de femmes de 15 à 49 ans, 2 millions sont porteuses de stérilet et 3 millions et demi prennent la pilule. \*\*\* L'essentiel est traité dans le chapitre VII, traitant de l'avor­tement avant et après 1975. Combien d'avortements en France ? Pour maintenir la fiction que la loi n'en a pas augmenté le nombre, l'INED maintient le dogme officiel : 250.000 avant -- 250.000 après -- chiffre, soit dit en passant, qui indispose même le ministre de la Santé, persuadée que les chiffres enre­gistrés (168.000 en 1986) reflètent la réalité à 10 % près. La lecture attentive du cahier nous dévoile tout le contraire de ce que les medias ont dit et continuent à dire. En effet -- et c'est bien là le point capital -- sont exposés *les résultats des enquêtes anciennes, jamais divulguées jusqu'à présent alors qu'elles auraient dû l'être pour l'information du public et des parlemen­taires lors des débats de 1974 et 1979 précédant l'un le vote de la loi Veil, l'autre celui de sa reconduction définitive*. Ces en­quêtes prouvent irréfutablement que le chiffre réel des avorte­ments il y a vingt ans se situait *à l'intérieur d'une fourchette de 50.000 à 80.000 par an, soit dix fois moins qu'on en alléguait !* Une étude conduite à Créteil (Val-de-Marne) en 1971 sur un échantillon représentatif de 1.500 femmes montre que pour 100 naissances vivantes, il n'y avait que 10 à 11 avortements pro­voqués -- ce qui correspond à 80 ou 90.000 pour toute la France si l'on garde la même proportion sur les 850.000 naissances annuelles de ces années-là. 54:322 Mieux : selon une enquête de l'INED étendue à l'ensemble du territoire métropolitain, on ne trouve que 6 avortements pour 100 naissances avant 1975 (soit 50.000), alors qu'on passe à plus de 12 quelques années après ; or, comme la grande majorité de ces femmes avaient commencé leur vie sexuelle bien avant 1975, cela signifie au moins un triplement avec la loi ! Une telle enquête aboutirait aujourd'hui à peu près au taux actuel de 22 à 24 avortements pour 100 naissances. D'ailleurs si l'INED avait fait preuve d'honnêteté, il aurait dû aboutir à des conclusions du même ordre dans son enquête de 1966 : celle-ci se fondait sur le taux estimé d'un décès dû aux pratiques abortives sur 1.000 avortements, donc les 50 à 60 décès recensés chaque année impliquaient 50.000 à 60.000 avor­tements l'an et non le chiffre de 250.000 obtenu, lui, en consi­dérant *l'ensemble* des décès d'origine obstétricale (250) et non ceux dont l'avortement était la cause ([^10]). Cette prestidigitation était nécessaire pour atteindre le chiffre réclamé par les groupes de pression... Les auteurs du cahier expliquent ensuite comment les parti­sans de la libéralisation de l'avortement obtenaient leurs chif­fres fantastiques (500.000, voire 800.000 !). Ils les tiraient des « grands hôpitaux publics disposant de services d'urgence effi­caces » où étaient dirigées la plupart des femmes « victimes de complications post-abortives ». Le rapport du nombre de fem­mes ainsi traitées au nombre des accouchements pratiqués dans ces mêmes hôpitaux était naturellement élevé et ne pouvait tra­duire la réalité nationale ! C'est pourtant ces chiffres que l'on fournissait au public ! On pouvait même trouver parfois autant d'avortements que de naissances... Pour ne pas se contredire, l'INED admet toutefois une fourchette allant de 10 à 40 avortements pour 100 naissances, avant la loi, ... pour que son chiffre de 25 à 35 après la loi se situe dans ladite fourchette... *C'est en tout cas la première fois que le chiffre de 10 avortements pour 100 naissances avant la loi est admis dans une publication officielle*. Cela est un progrès... 55:322 Il est réconfortant plus loin de lire que « seule une minorité de femmes sont décidées à avorter en cas de grossesses non désirées » (9 % en 1973, 23 à 37 % en 1980) ; et en conclusion l'INED admet que « contrairement à une idée naïve (sic !) les femmes qui avortent ne se recrutent pas préférentiellement parmi les moins informées ou les moins expérimentées en matière de contraception. Les contraceptrices sont en un sens les premières clientes de l'IVG parce qu'elles sont par hypothèse les plus décidées à éviter une grossesse ». C'est ce que les mouvements pour le Respect de la Vie ont toujours dit : la contraception mène à l'avortement, et le pro­fesseur Jérôme Lejeune constatait que l'avortement était libéra­lisé dans un pays dès que 25 % des femmes utilisaient les méthodes modernes mécaniques ou chimiques. \*\*\* Le chapitre VIII attribue la baisse de la fécondité à deux raisons : moins de naissances non désirées et moins de nais­sances désirées. Les naissances non désirées sont en baisse du fait de la plus grande fiabilité des méthodes actuelles (pilule, stérilet) et de l'avortement ; en gros elles auraient diminué de moitié de 1965 à 1977, ne représentant plus alors que 13 % des naissances (100.000 par an). Mais la fécondité « désirée » a elle aussi diminué et semble voisine de 1,9 enfant par femme. Cette baisse du désir d'enfant est un effet induit (phénomène que Pierre Chaunu appelle la « boucle implosive »). Voyant moins d'enfants autour de soi du fait de la raréfaction des naissances non explicitement vou­lues, on tend à aligner son comportement sur l'image perçue... Les auteurs du texte notent enfin que les méthodes moder­nes sont permanentes et ont dissocié sexualité et procréation. Désormais « la décision à prendre est d'interrompre une méthode contraceptive pour concevoir, et donc, de décider du moment précis où l'on souhaite un enfant. Or ce moment ne peut jamais être tout à fait le bon. Le risque est donc, d'ajour­nement en indécision, que le pas ne soit jamais franchi pour le deuxième ou le troisième enfant ». C'est bien ce que nous observons ! 56:322 « La vraie révolution, continue l'INED, est là : dans le renversement des perspectives » (ce que Pierre Chaunu appelle « l'inversion diabolique »). « De trop nombreuses enquêtes ont énuméré les raisons de ne pas avoir un enfant de plus. Où lit-on les vraies raisons qui décident les couples à avoir cet enfant ? » Mais qu'a fait l'INED pour qu'on le sache ? \*\*\* *Le mal étant fait, les lois votées, treize ans après, l'INED pouvait publier sans crainte ces documents qui, diffusés à temps, auraient peut-être changé le cours de notre histoire*. Aujourd'hui le désir d'enfant subsiste, et c'est déjà un miracle, même s'il se réduit au fur et à mesure (1,95 enfant par femme d'après une enquête du *Figaro-Madame* du 23 janvier 1988 chez les 12-17 ans). *La France profonde est blessée :* il y a eu 12.000 naissances de moins en 1987 qu'en 1986 (766.500 contre 778.500). Le chif­fre des mariages (263.50) est en baisse de 2000 sur celui de 1986, ce qui porte le niveau de primo-nuptialité à 0,52 et signi­fie donc qu'une femme sur deux ne se mariera pas. *L'affaissement continuel de la fécondité* (aujourd'hui 1,81 en­fant par femme sur l'ensemble de la France) *a d'ores et déjà fait tomber les départements de l'Ouest catholique du plus haut au plus bas, à l'instar du Québec au sein du Canada*. Les Pays de la Loire, deuxième région pour la fécondité en 1981 (47.300 naissances, 2,14 enfants par femme), sont en 1987 juste à la moyenne nationale (1,81 enfant par femme avec 41.200 nais­sances). La Bretagne est à peine au-dessus (1,83), le Poitou-Charente est à 1,64 (contre 3,07 en 1962 !). Seules se maintien­nent les régions où les familles non européennes sont nombreu­ses : l'Île-de-France, avec 1,86 enfant par femme, compte 26 % de nouveau-nés d'une mère étrangère, contre 1,4 % en Bre­tagne et 2 % dans les Pays de Loire (la moyenne nationale étant de 12 %). Le Limousin est la lanterne rouge avec moins de 10 naissances pour 1.000 habitants ; or il y a dans cette région 14 décès pour 10 naissances, la fécondité n'y est que de 1,44 enfant par femme et la proportion des avortements y est la plus élevée de France (27,5 pour 100 naissances, soit 2.000 avortements pour 7.000 naissances !). Le Limousin est suivi de : Provence et Languedoc-Roussillon (26,5 avortements pour 100 naissances), puis Rhône-Alpes, Auvergne, Aquitaine, Île-de-France (24), Poitou-Charente (22), Centre et Bretagne (20). 57:322 Signalons au passage que c'est l'Italie qui est le moins fécond des pays d'Europe (1,35 enfant par femme, 562.000 nais­sances en 1986), suivi de la République Fédérale Allemande (1,36 et 626.000 naissances en 1986). L'Espagne et le Portugal sont tombés à 1,6, la Suisse, la Belgique et les Pays-Bas à 1,5. Si l'on excepte l'Irlande (elle aussi en baisse rapide avec 2,2 enfants par femme), la France et le Royaume Uni sont les pays où la fécondité reste la plus élevée, mais c'est à cause en partie d'une immigration féconde (Maghrébins en France, Jamaïcains et Pakistanais en Angleterre). La Pologne, à l'Est, remplace de justesse ses générations (2,2 enfants par femme). *La situation en France est aujourd'hui dramatique.* Il eût fallu en 1987 120.000 naissances de plus pour remplacer la génération ; autrement dit il faudrait un taux de fécondité de 2,1 enfants par femme au lieu de 1,81. Or en 1986, 180.000 femmes ont avorté, en incluant celles qui sont allées à l'étran­ger pour des avortements tardifs. Que se passerait-il si nous devions traverser une grande épreuve ? En 1914-1918, les naissances avaient diminué de moitié ; dans de telles circonstances on peut penser aujourd'hui qu'elles diminueraient de 80 %, par l'avortement massif. *Éco­nomie et statistique* de novembre 1987 établit que le revenu disponible par « unité de consommation » est deux fois plus élevé dans une famille n'ayant qu'un enfant que dans une famille qui en compte cinq. La « révolution contraceptive » a eu pour conséquence l'afflux massif des femmes sur le marché de l'emploi : le taux d'activité féminin est passé en vingt ans de 45 % à 72 % chez les femmes de 25 à 55 ans, et c'est l'une des causes essentielles du chômage actuel. On peut dire que si le taux d'activité féminin s'était main­tenu au niveau de 1968, il y aurait 3 millions de femmes actives en moins et trois millions -- d'enfants ou adolescents de plus, car la mère au foyer a en moyenne un enfant de plus que la femme au travail. Alors faudra-t-il une dramatique épreuve pour que la France un jour abroge ces lois suicidaires ? Jean Legrand. 58:322 ### La conspiration mondiale contre la famille [^11] par Jean-Marc Berthoud Nous assistons aujourd'hui à un assaut généralisé contre la vie humaine. L'un après l'autre, nous avons vu des actes qui ne sont que des crimes, revendiqués comme des droits : avortement, infanticide eugénique, euthanasie, fé­condation in vitro avec destruction d'embryons surnuméraires, manipulation du code génétique humain. Où donc s'arrêtera cette inhumanité médicale et biologique de l'homme pour l'homme ? L'histoire récente de l'Europe nous a appris -- mais de quoi nous souvenons-nous en fait de ces événements encore si ré­cents ? -- que dans les années trente, de nombreux savants allemands avaient ouvert la voie au mépris de la vie et, par conséquent, au génocide nazi, par leurs activités scientifiques, biologiques et médicales en faveur de l'eugénisme, l'avortement et l'euthanasie ([^12]). 59:322 En Union Soviétique, la liberté d'avorter a dès le début de la Révolution, ouvert, par son mépris radical de la vie humaine, la voie la plus large à l'extermination de populations entières ([^13]). A moins d'un redressement, fort im­probable sans une intervention directe du Créateur de toute vie, nous pouvons nous attendre à voir surgir en Occident, à partir de causes semblables, des développements identiques. Le terrorisme intellectuel et la violente intolérance que nous cons­tatons (même dans un pays apparemment pacifique tel que la Suisse) parmi les intellectuels universitaires et dans les mass médias, et la faiblesse politique de nos autorités livrées à l'im­puissance d'un relativisme total, laissent prévoir que nos pays n'auront guère de peine à s'engouffrer dans le chemin large que fut celui de la République de Weimar ([^14]). Il importe au plus haut point que nous comprenions d'où nous viennent de telles attitudes inhumaines, un tel abrutissement de la sensibilité, un tel abandon du sens moral chez nos contemporains ([^15]). J'aborderai cette question sous deux angles différents : Quelle est l'attitude de la famille aujourd'hui face à la procréation ? Quelles sont les attitudes développées par nos écoles face à la nature de l'homme, et face au lien créationnel entre l'acte sexuel et la procréation ? #### *L'ordre divin pour la famille : la procréation* L'ordre de Dieu pour l'homme et pour la femme sur cette question est formel. « *Dieu créa l'homme à son image : Il le créa à l'image de Dieu. Homme et femme il les créa. Dieu les bénit et Dieu leur dit :* SOYEZ FÉCONDS, MULTIPLIEZ-VOUS, REMPLISSEZ LA TERRE ET SOUMETTEZ-LA » (Genèse I : 27-28) Toute la Bible nous rappelle inlassablement ce lien organi­que établi par Dieu entre la procréation humaine et la bénédic­tion divine. Toute stérilité et l'avortement involontaire lui-même sont constamment considérés comme de grands malheurs, tan­dis que l'avortement volontaire, étant un crime presque impen­sable dans une civilisation favorisant à ce point le respect de la vie, n'est quasiment pas mentionné. 60:322 La vie humaine est un bien, c'est le don de Dieu par excellence, et la reproduction de cette vie est un signe de la bonté de Dieu envers ceux qu'il a créés à son image. La Bible est foncièrement nataliste et ne connaît rien des craintes de nos contemporains face à une sur­population hypothétique du globe. La Bible dans son opti­misme généreux rejoint le réalisme démographique d'hommes comme Rousas Rushdoony, Julian Simon et Pierre Chaunu ([^16]). Comme nous le verrons plus loin, toutes ces craintes quant au surpeuplement de notre terre sont liées à la vision d'un progrès linéaire automatique de la civilisation et à une propagande anti-nataliste savamment entretenue par des moyens extrême­ment puissants. Le refus de la vie (le fruit inévitable du refus de Dieu) de nos pays industrialisés, et le recul de la civilisation dans les anciennes colonies européennes, particulièrement sur les plans hygiéniques et médicaux, sont en train de donner rai­son à ces hommes prévoyants et le plus rude des démentis aux sirènes de la croissance zéro ([^17]). De tels malheurs proviennent d'une confiance déplacée dans les capacités pour le bien de l'homme sans Dieu. Comme nous l'a si bien rappelé Soljénit­syne : nos maux nous proviennent tous de notre oubli de Dieu, refus qui est allé en progressant depuis la Renaissance. Sans Dieu, il ne peut exister à la longue ni culture, ni civilisa­tion ; et la vie elle-même est mise à rude épreuve par notre volonté d'écarter le Créateur de notre univers. La Bible ne prône guère un tel pessimisme mortel. Écoutons-la plutôt : « *Car celui qui me trouve a trouvé la vie et obtient la faveur de l'Éternel. Mais celui qui pèche contre moi nuit à son âme, tous ceux qui me haïssent aiment la mort.* » (Proverbes 8 : 35-36) La Bible ne prévoit aucunement que la voie du suicide col­lectif sur laquelle nous sommes engagés soit la voie inévitable que l'homme doit suivre. Le Psaume 128 nous dit tout au contraire : *Heureux quiconque craint l'Éternel* *Et marche dans ses voies !* *Tu jouis alors du travail de tes mains,* *Tu es heureux, tu prospères.* 61:322 *Ta femme est comme une vigne féconde* *Dans l'intérieur de ta maison ;* *Tes fils sont comme des plants d'olivier,* *Autour de ta table.* *C'est ainsi qu'est béni* *L'homme qui craint l'Éternel.* (Psaume 128 : 1-4) Voici toute tracée la voie que doit suivre le chrétien en cette fin du deuxième millénaire pourrissant. Non pas se laisser impressionner par les rumeurs trompeuses et craintives du monde, mais craindre l'Éternel, mettre sa confiance en Lui, obéir à ses commandements bons et saints et, par conséquent, prospérer et être fécond. Nos nations industrialisées ont obsti­nément refusé cette voie de vie et de prospérité durable depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, pour leur perte. Il s'agit d'un véritable instinct de mort, d'une fuite en avant vers un suicide collectif, fuite qui aujourd'hui s'accélère avec le refus de voir le mal dans notre sein et de lutter contre lui. L'oubli de Dieu et de Sa loi La question alors se pose : comment en sommes-nous arri­vés là ? Car il ne s'agit pas de nous désolidariser facilement de ce courant. En tant que chrétiens, et chrétiens évangéliques, nous devons confesser que nous avons très largement partagé les vues qui conduisent notre civilisation au suicide. Nous n'avons pas été cette lumière qui éclairait les ténèbres de notre culture déclinante ; nous n'avons pas été ce sel qui préservait nos nations de l'invasion de cette gangrène qui les détruisait. Comment nous, les héritiers de lumières bibliques millénaires, comment en sommes-nous venus là, à cet endroit où la mort nous menace, et du dedans, et du dehors, de la manière la plus immédiate, la plus tangible ? Je me permettrai ici une rapide analyse de ce qui s'est passé dans le dernier quart de siècle dans mon pays, la Suisse. Nous y verrons que la perte du respect de la vie naissante, souvent dans des foyers qui s'affichaient chrétiens et la disparition de la vision de la venue d'un enfant « surnuméraire » comme une bénédiction, sont étroitement liées à la destruction de la structure biblique de la famille. 62:322 Dans l'exercice de la plupart de ses fonctions proprement sociales, elle est remplacée par des assurances sociales et des institutions dépendant de l'État. L'indépendance de la cellule familiale est ainsi détruite et ses membres perdent toute confiance pratique en la providence divine. Destruction de la structure millénaire de la famille De tout temps, la famille, en obéissance au commandement universel, « *Honore ton père et ta mère* », s'est occupée de ses membres âgés. La prévoyance vieillesse s'est toujours, jusqu'à une période très récente, exercée dans le cadre de la famille élargie. Ce n'est qu'au XVIII^e^ siècle qu'apparurent les pre­mières assurances-vieillesse ([^18]). Un tel système de prévoyance familiale -- qui est le seul que connaisse la Bible -- compor­tait les implications suivantes -- implications toujours valables aujourd'hui : I\) Afin de pouvoir assurer ses vieux jours, il fallait à tout prix avoir un certain nombre d'enfants qui seraient un bâton de vieillesse. II\) Plus encore, il fallait aimer et élever ses enfants de telle sorte qu'une fois devenus grands eux-mêmes, ils assument sans réticence l'obligation de s'occuper de leurs parents devenus vieux. III\) La famille en tant qu'institution de secours mutuels de base de la société (elle exerçait alors bien d'autres fonctions éducatives, hospitalières, médicales, etc, qui ne sont plus guère les siennes aujourd'hui, ayant perdu presque toute sa substance sociale), devait à tout prix être maintenue solide. Ceci entraî­nait, d'une part le respect de sa structure hiérarchique naturelle telle que Dieu l'a établie, et d'autre part, l'existence et l'appli­cation de sanctions sévères contre tous ceux qui cherchaient à l'affaiblir ou à la détruire, et principalement contre le crime d'adultère. 63:322 Avec la perte, dans une grande partie de notre peuple, de toute véritable crainte de Dieu, (c'est-à-dire de toute volonté d'obéir à Ses lois) et la disparition de l'amour que nous Lui devons, les liens sociaux ont commencé à se relâcher, tout par­ticulièrement, au sein des familles. Les milieux aisés ont petit à petit substitué à la solidarité familiale entre les générations des mesures de prévoyance individualistes fondées sur les assurances privées ou sur l'épargne. Ces mesures financières personnelles devaient remplacer l'appui familial provenant des sentiments et des habitudes de respect filial et d'amour pour les parents, qui disparaissaient avec la foi qui aurait dû les nourrir. Dans les classes plus pauvres de la société qui ne pouvaient pas se per­mettre le luxe de telles mesures de prévoyance mais qui subis­saient, elles aussi, les conséquences sur les mœurs de la déchris­tianisation générale de la société, les personnes âgées se sont trouvées très souvent dans une situation matérielle et morale fort difficile. L'adoption, en 1946, par le peuple suisse, de la loi sur l'as­surance vieillesse et survivants (AVS), chercha à répondre, par une solution essentiellement étatique, à cette grave crise de la prévoyance familiale. A une majorité écrasante, le peuple suisse adopta cette solution administrative et financière au problème de l'affaiblissement organique de la cellule de base de la société. Ce problème a une origine essentiellement spirituelle et morale : il témoigne d'une perte de toute foi pratique en la Providence souveraine de Dieu et d'un oubli des commandements divins structurant la famille, en particulier de celui qui nous enjoint à honorer père et mère. La seule solution durable à cette impasse sociale eût été la repentance, la reconnaissance par le peuple de sa désobéissance aux commandements de Dieu et son retour à Dieu, retour manifesté par un renouveau d'obéissance. Ce re­pentir aurait conduit au renouvellement pratique de l'amour des enfants envers ceux qui leur avaient donné la vie, les avaient éduqués, en avaient fait des adultes. Mais l'agnosticisme d'une grande partie du clergé protestant officiel et le pié­tisme des milieux évangéliques, l'évacuation par la critique bi­blique et par l'anti­nomisme[^19], et la méconnaissance qui en résultait du contenu normatif de l'Écriture, rendirent non seu­lement impossible un tel retour à Dieu et à sa bonne loi, mais empêchèrent le clergé, les autorités et le peuple suisse de re­connaître l'existence du problème. 64:322 Le palliatif étatique adopté conduisit à amoindrir radicalement la fonction proprement sociale de la famille et à accroître démesurément le pouvoir de l'État. Les conséquences matérielles les plus pénibles de l'égoïsme pratique des enfants furent évitées, du moins pour un temps, sans que cet égoïsme soit en quoi que ce soit ébranlé. Une des conséquences fut de faire grandir encore davantage la distance séparant effectivement enfants et parents. Ce que nous appelons la « crise des générations » nous vient, en partie, de ce fossé. La croissante dislocation de la famille n'en fut qu'accélérée. Les rapports entre les générations se refroidirent. Mais à présent, les enfants peuvent abandonner leurs parents, tant moralement que matériellement, sans pour autant qu'un tel abandon ne conduise, comme cela avait parfois été le cas avant l'introduction de l'AVS, à un dénuement physique in­supportable. L'État providence prend ainsi la place de Dieu et des institutions établies par Dieu. L'État remplace la provi­dence divine agissant au travers de l'amour filial. Les consé­quences pratiques d'une telle trahison, d'une telle usurpation, ne se furent pas attendre. Les jeunes couples n'ayant plus besoin d'assurer leurs vieux jours en ayant un nombre suffisant d'enfants, la notion des enfants comme étant une prévoyance assurant la survie des parents dans leur vieillesse disparaît complètement. Il n'est en conséquence plus obligatoire de consacrer tous ses soins à l'éducation des enfants afin de leur inculquer une réelle piété filiale. De là vient également le manque d'éducation caractéris­tique de toute une génération de jeunes. L'égoïsme des parents en fut ainsi fortifié, ce qui conduisit à une augmentation du nombre des divorces. Les nécessités sociales ne travaillaient plus à la consolidation du couple. Ainsi se relâchèrent les res­sorts intimes unissant tous les membres de la famille dans une vocation commune, vocation qui n'était pas simplement senti­mentale. La structure créationnelle hiérarchique et différenciée de la famille traditionnelle n'est plus justifiée socialement. Tous ses membres sont en fait devenus les fils adoptifs de l'État paternel. 65:322 Conséquences de cette attitude anti-nataliste Quelles conséquences cette évolution de la famille a-t-elle pu avoir sur le respect de la vie dans les familles ? La grande prospérité des années cinquante et soixante a fortement accen­tué ce matérialisme pratique hédoniste[^20] qui était devenu la religion dominante de notre pays. Cette période a vu l'appari­tion quasi providentielle de la pilule contraceptive qui facilitait grandement la séparation, maintenant socialement acceptable, de la joie sexuelle d'avec la procréation. Comme nous le ver­rons dans notre deuxième partie, cette tendance coïncida avec une propagande anti-nataliste forcenée venant des États-Unis. Le spectre trompeur de la surpopulation mondiale donna, à bon compte, bonne conscience à l'égoïsme hédoniste de nom­breux couples. Ne pas avoir d'enfants, ou très peu, devenait signe d'un comportement socialement approuvé. De bénédic­tion divine, l'enfant devenait le pire des malheurs. Avec la sclérose des liens familiaux, la mentalité contracep­tive du refus de l'enfant s'est sans peine transformée -- telle est la force brutale de l'égoïsme privé de tout frein -- en une volonté de destruction à tout prix de l'intrus. L'enfant non désiré et non planifié -- le planning familial remplaçait fort utilement la prédestination divine ! -- devenait une entrave insupportable à la nouvelle religion de la jouissance sexuelle sous toutes ses formes. Rien ne devait empêcher l'épanouisse­ment égocentrique du moi divinisé. Chaque époque a ses héré­tiques qu'il faut à tout prix faire disparaître. Le bébé « non désiré » est devenu l'hérétique de la nouvelle religion du plaisir sexuel. Cet hérétique est mis à mort sur les autels de notre matérialisme hédoniste, autels qui paradoxalement se trouvent dans toutes nos maternités. Ce refus du risque de l'enfant, ce goût d'une sécurité totale conduisit à ce que Pierre Chaunu appelle fort justement « la peste blanche », l'effondrement démographique de nos sociétés. Le renversement de la pyra­mide des âges qui en est la conséquence réduira sous peu à tel point la part active de la population, que tout le système de sécurité sociale construit sur de fausses bases s'effondrera. 66:322 Cherchera-t-on la solution aux vieux surnuméraires dans une légalisation de l'euthanasie active ? Voici où nous conduit le refus de l'enseignement divin sur la famille. En Hollande, jadis pays très fortement marqué par le christianisme mais aujour­d'hui en état de décomposition morale et spirituelle avancée, en 1986 plus de 18.000 personnes âgées furent éliminées dont seu­lement 15 % avec leur consentement ! Il est évident que les progrès de la médecine et de l'hygiène ainsi que ceux du confort matériel et de l'alimentation ne font qu'aggraver le poids que fait peser sur la société tout entière le vieillissement de la population. Mais il est à craindre qu'avec les progrès que nous faisons dans l'égoïsme et le matérialisme, augmentent en même temps notre mépris et notre dureté pour ces êtres faibles que sont les vieux. Seul le renversement de ce courant suici­daire par le refus conscient de toute cette mentalité fondée sur une sécurité personnelle collective où seul compte le court terme, et le retour à Dieu et aux enseignements de la Parole de vie pourra nous sortir de l'impasse dans laquelle nous nous sommes fourvoyés. #### *L'école face au respect de la vie* L'école porte une très lourde responsabilité dans le déve­loppement de cette inhumanité des hommes pour leurs sembla­bles. Je voudrais ici attirer votre attention sur l'attitude que propage chez les enfants l'enseignement scolaire, sur la nature et l'origine de l'homme. Les écoles publiques, et trop souvent, du moins en Europe, les écoles confessionnelles, donnent aux enfants, par leur enseignement de l'histoire et de la biologie, une vision essentiellement indifférenciée, matérialiste et athée de la vie, ainsi que de l'origine des êtres humains. La triple dis­tinction qu'à la suite, et des sciences naturelles, et de l'ensei­gnement biblique, nous devons maintenir entre le néant et la matière créée à partir de rien ([^21]), entre le monde inorganique, matière simple, organisée, et le monde organique bien plus complexe, informatisé ([^22]), et, finalement, entre la vie non-humaine programmée et la vie humaine créée à l'image même de Dieu ([^23]), a été complètement escamotée par l'enseignement donné dans nos écoles et nos universités. 67:322 De cette confusion s'ensuit le mépris de la matière (pollu­tion chimique et atomique), le mépris de la vie végétale et animale (mort des forêts, la cruauté envers les animaux ([^24])) et le mépris des hommes (torture ([^25]), expérimentation sur des hommes vivants ([^26]), avortement, etc., et violence de masse de toutes sortes). Il est très significatif que le nazisme comme le communisme aient comme fondement idéologique le matéria­lisme évolutionniste indifférencié de Darwin. L'évolutionniste allemand Haeckel, disciple fervent de Darwin, a joué un rôle important dans le développement des idées eugénistes[^27] en Alle­magne dans les années précédant la montée au pouvoir de Hit­ler ([^28]). Il est par ailleurs bien connu que Marx voulait dédier son « Kapital » à Darwin qui n'osa guère accepter un tel hon­neur. Le léninisme est un matérialisme athée dont la pierre d'angle est l'évolutionnisme, théorie qui lui donne sa prétention à être scientifique. Pour ce marxisme évolutionniste, les lois de la physique et de la chimie sont en elles-mêmes suffisantes pour expliquer toute vie et toute culture. Il s'agit, tant pour l'évolutionnisme que pour le marxisme d'un réductionnisme [^29] radical. L'immense succès du représentant le plus en vue de l'évolutionnisme mar­xiste soviétique A.I. Oparine, parmi l'intelligentsia occidentale et particulièrement chez les biologistes, démontre à quel point nous sommes inféodés à cette mentalité. Évidemment si, ni la matière, ni la vie, ni l'homme ne sont redevables d'un Créateur pour leur existence, rien ne peut avoir de sens ; tout est donc permis. Notre civilisation évolutionniste et relativiste, dans sa volonté de refuser toutes limites dans ses recherches, rejoint parfaitement et le marxisme et le nazisme. Cette idéologie pseudo-scientifique, (en fait parfaitement non-scientifique -- l'ancien doyen de la Faculté des Sciences de l'Université de Lausanne, Dominique Rivier, l'appelle fort per­tinemment « le scientisme banal ») prévaut dans les écoles et les universités de l'Occident, dès avant la première guerre mon­diale. 68:322 La conséquence d'un tel enseignement revêtu de l'aura de la Science, est de faire perdre aux enfants qui le reçoivent la capacité de différencier les aspects variés de la nature. Les dis­criminations qui permettent de varier son comportement, que l'on ait affaire à une pierre, un légume, un animal ou un être humain, sont fortement atrophiées chez ceux qui subissent un tel bourrage de crâne. Évidemment, les premiers chapitres de la Genèse où ces distinctions sont si clairement marquées devien­nent incompréhensibles et fantastiques. Il devient également de plus en plus difficile de distinguer véritablement entre l'animal et l'homme. Ce que l'on fait à l'animal, pourquoi ne le ferait-on pas aussi à l'homme ? Le respect de la vie en prend ainsi un bien rude coup que ne pourront guère réparer les démons­trations, elles vraiment scientifiques, de la continuité de vie entre le zygote[^30] et l'homme adulte. Par l'enseignement évolu­tionniste, la conscience des écoliers est cautérisée, radicalement faussée. Face à une telle situation, il faut absolument que les chrétiens réagissent des plus vigoureusement. a\) La prédication de l'Église doit enseigner aux chrétiens les vérités bibliques concernant la création et en particulier cette différenciation biblique entre Dieu et l'univers (l'univers n'est pas auto-évoluteur, auto-créateur, l'évolutionnisme est un pan­théisme[^31]) et entre les différents aspects de la création, afin qu'ils soient aptes à reconnaître la légitimité de comportements différenciés. Avant tout, il faut que les chrétiens perdent leur respect idolâtrique devant le scientisme banal. b\) Les parents doivent pouvoir démontrer à leurs enfants la fausseté, l'inanité de l'enseignement évolutionniste qu'ils ingur­gitent à l'école. Plus encore, ils doivent pouvoir leur en décrire les conséquences historiques calamiteuses, particulièrement à notre époque, comme étant la source principale de notre mépris pour la vie humaine. 69:322 c\) Les chrétiens doivent sérieusement considérer l'obligation que placent devant eux la corruption de l'enseignement public et confessionnel, et les commandements précis de l'Écriture, de fonder des écoles véritablement, chrétiennes. Là, en continuité avec l'enseignement de l'Église et de la famille, un enseigne­ment pourra être donné aux enfants, enseignement qui leur apprendra à respecter les êtres humains depuis leur fécondation jusqu'à leur mort, comme étant créés par Dieu à son image et à sa ressemblance. L'éducation sexuelle amorale Le récit de la création de l'homme et de la femme nous apprend que Dieu a institué le mariage dans un double but : a\) Pour fournir à l'homme une aide qui lui soit semblable et qui puisse l'appuyer dans sa tâche de soumettre la création. b\) Pour permettre la procréation d'êtres, créés à l'image de Dieu et devant remplir la terre et la cultiver. La sexualité elle-même partage ce double but : A\) Établir la plus profonde communion entre l'homme et la femme, que l'homme et la femme fassent une seule chair. B\) Que cette union dans le mariage de deux êtres distincts produise également une seule chair, celle de l'enfant que l'union physique du père et de la mère aura procréée. L'enseignement le plus destructeur du respect de la vie dans l'esprit de nos enfants est sans le moindre doute celui qui passe sous le nom trompeur d' « éducation sexuelle ». Cet enseignement, tel qu'il est donné dans le canton de Vaud en Suisse par un organisme qui porte le nom fort ironi­que de « Pro Familia », est caractérisé par les points suivants : 1\) Il adopte entièrement l'indifférenciation pragmatique et évolutionniste du scientisme banal. Cet enseignement est donné sans la moindre considération d'ordre moral, l'homme étant considéré uniquement sous son aspect physique. 2\) Il opère de manière systématique, et proprement schizo­phrénique, la dissociation radicale entre plaisir sexuel et procréation, coupant totalement l'acte sexuel de sa finalité créatrice. 70:322 3\) Il limite son enseignement éthique négatif à indiquer tous les moyens disponibles (sans omettre l'avortement), pour éviter à l'acte sexuel son aboutissement naturel : la fécondation. Le mépris de la vie nouvelle, considérée comme n'étant qu'un raté du plaisir sexuel, est ainsi ancré dans la mentalité des jeunes. 4\) Il présente de manière indifférenciée -- c'est ce qu'on peut appeler son enseignement éthique positif -- toutes les déviations possibles et imaginables comme étant de valeur équi­valente. Pour cette « éducation sexuelle », le mariage monoga­mique permanent enseigné par la Bible n'est pas une option acceptable. Dans cet enseignement, dispensé sur un sujet des plus délicats à des jeunes très influençables, la masturbation, le concubinage (qu'on appelle en France, si je ne me trompe, la « cohabitation »), l'inceste, l'homosexualité, le lesbianisme et la bestialité sont tous présentés comme des options sexuelles possi­bles. Il ne s'agit en aucun cas d'une éducation sexuelle conforme au caractère moral et spirituel de l'homme créé à l'image de Dieu et qui, en conséquence, devrait avoir un caractère éthique et religieux, tout en accordant une part non négligeable à des considérations physiologiques importantes ([^32]). Une chose est évidente : cet enseignement ne devrait pas être donné de façon publique, vu le caractère intime du sujet et la croissance diffé­rente des jeunes dans ce domaine. Ce qui se fait dans nos écoles n'a rien à voir avec une quelconque éducation sexuelle. Il s'agit d'une initiation à l'univers insensé, absurde et impie du marquis de Sade. Par ce moyen, l'école publique travaille à transformer notre société en Sodome et Gomorrhe. Nous en avons vu un exemple dans la réaction publique de nos autorités scolaires contre le danger de contamination par le SIDA dans les écoles. Tant les instructions adressées aux ensei­gnants que l'exposition destinée aux apprentis et aux gymna­siens furent confiées à Pro Familia. Le résultat fut parfaitement conforme à tout ce que cette organisation pouvait nous laisser espérer dans ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus inepte ([^33]). Dans cette perspective, la seule protection efficace contre le fléau du SIDA est la capote qui était exposée sous toutes les couleurs, pour inciter les jeunes apprentis à en faire un géné­reux usage. Par contre, le lien entre le SIDA et la sodomie était soigneusement passé sous silence. 71:322 Nous vivons dans une civilisation vraiment suicidaire. Voici un mal qui provient essentiellement des conséquences hygiéni­ques et médicales de la permissivité sexuelle et plus particuliè­rement de la pratique de la sodomie, négation la plus absolue du respect de la vie. On combat ce mal en essayant de rendre la permissivité médicalement inoffensive en favorisant l'usage de la capote, même dans nos écoles. On soigne l'effet du mal et non sa source. Les soins qu'on lui accorde ne peuvent qu'accroître la permissivité qui en est la cause. Et la solution que l'on préconise est celle (la capote) qui peut le mieux abou­tir à la stérilité, à la non-reproduction définitive de notre race, si elle est généralisée. Mais d'où nous vient un tel vent de folie ? Quelles sont les sources politiques, idéologiques et fi­nancières de comportements si contraires au bon sens et à tout respect de la vie ? Nous allons découvrir que cet enseignement sexuel tire ses racines dans la politique internationale et cela des deux côtés du rideau de fer ! Comment se rejoignent capitalistes et communistes Comme le disait Roosevelt, rien d'important ne se passe dans ce monde sans que cela ait été voulu. Il nous faut nous demander d'où nous vient un tel enseignement si contraire à l'instinct de conservation de la race humaine. Nous pouvons aujourd'hui dresser les grandes lignes de l'histoire de l'éducation sexuelle. Il y a deux filières à cette éducation à la perversité. Toutes deux tirent leurs racines du liber­tinisme moral et du libéralisme politique issus de la Révolution française. Cette filière est associée au nom de Margaret Sanger (1883-1966), une Américaine disciple du célèbre sexologue anglais Havelock Ellis. Cette tradition liait l'eugénisme biologique d'ori­gine darwinienne et le pessimisme néo-malthusien, hanté par la crainte de la sur-population, à un engagement dans la perver­sion sexuelle étroitement lié à la haine radicale de la famille. Margaret Sanger fut la fondatrice en 1942 de la société mère de tous les organismes d'éducation sexuelle dans le monde : la trop célèbre « *Planned Parenthood of America* »*.* 72:322 Avec le SIECUS (Sex Information and Education Council of the United States), Planned Parenthood est certainement l'organisation qui a le plus travaillé à détruire les bases chrétiennes de la moralité sexuelle aux États-Unis. Ce mouvement a été préparé de lon­gue date par la « *Birth Control Review* » (1917-1938) dirigée également par Margaret Sanger. Ces organisations ne se limi­tent aucunement à dispenser un planning familial légitime, mais travaillent à promouvoir un projet de société à la fois moral, culturel et politique. Sur le plan politique nous les trouvons très liés à tout le mouvement mondialiste associé aux Nations Unies, l'OMS et l'UNESCO, etc., ainsi qu'aux milieux financiers américains gravitant autour de la famille Rockefeller...Certains des thèmes constamment avancés par la « Birth Control Review » en disent long sur l'orientation véritable de ce mouvement : « *Davantage d'enfants de bien portants ; moins de débiles. Voilà le but principal du contrôle des naissances.* « *Le contrôle des naissances : pour créer une race de pur-sang.* » « *Le lit conjugal est l'influence la plus corruptrice de la société.* » ([^34]) Des liens étroits unissent les différents mouvements eugé­nistes qui sont apparus au XX^e^ siècle comme fruit empoisonné de la vision darwinienne de la survie des plus aptes, qu'il s'agisse des nazis, des racistes scientifiques de la nouvelle droite du mouvement G.R.E.C.E. et de « Nouvelle École » en France ([^35]), ou encore de tous les mouvements suscités par « Planned Parenthood » dans le monde entier. Sur les résultats étonnants obtenus par l'action missionnaire infatigable de Mar­garet Sanger, Elasah Drogin nous donne l'aperçu suivant : « *Beaucoup de gens pensent que toute pensée raciste eugéniste aurait cessé avec la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et la condamnation des criminels de guerre nazis. Mais ceci est loin d'être le cas. La pratique du génocide racial fait largement partie des nouvelles mœurs du monde moderne. Ce triomphe de* (*eugé­nisme dans le monde est avant tout l'œuvre de Margaret Sanger qui a su substituer, à la violence à peine déguisée des nazis, une propagande psychologique autrement plus efficace.* 73:322 *Aujourd'hui, tant ceux qui sont au bénéfice d'aide sociale que ceux qui souffrent de la pauvreté, sont souvent entraînés, en tant que minorités, à une forme de suicide racial par stérilisation ou par avortement en apparence librement consentis. Mais les incitations économiques cruelles invisibles qui poussent de nombreux pauvres à sacrifier leur fertilité et leurs enfants sur l'autel de la nécessité économi­que n'apparaissent jamais* (*...*) *La stérilisation et l'avortement sont en effet des actes de génocide. Ils sont bien plus efficaces comme moyens d'extermination de races minoritaires que tout ce que Hitler et ses adeptes ont pu concocter à une époque où ils étaient devenus les propriétaires absolus de la plus riche nation d'Europe. Là est l'éloge le plus éloquent du génie de Margaret Sanger qui, pour la première fois dans l'histoire, a su mettre en place un programme eugénique mondial efficace.* » ([^36]) Les idées de Margaret Sanger ont été adoptées par des organismes tels que le « Population Council » fondé à New York en 1952 et l' « International Planned Parenthood Federa­tion » établie à Bombay la même année. Ces différents orga­nismes ont bénéficié du soutien très considérable des grandes fondations américaines, les Fondations Rockefeller, Ford, Car­negie, Fieldstead, etc., entièrement acquises à la vision élitiste et eugénique de Mme Sanger. Le Conseil de Population de New York sera dès lors le cerveau du combat mondial contre la vie, tandis que la Fédération Internationale de Planning Familial en deviendra l'agent exécutif. Ces organismes sont les moyens qu'utilisent ces milieux financiers pour implanter les aspects eugéniques du mondia­lisme du célèbre « Council of Foreign Relations » et plus tard des « Bilderbergers » et de la « Trilatérale », organismes qui se veulent le gouvernement caché du monde non-communiste. L'ONU, l'OMS et l'UNESCO entrent évidemment dans ce jeu de massacre. Ainsi a-t-on monté une campagne extraordinaire en faveur du planning familial, de la limitation des naissances, de la stérilisation, de l'avortement et de l'euthanasie dans le monde entier ([^37]). Pour donner une idée des fonds mis en jeu par cette campagne anti-nataliste mondiale, la seule Fondation Rockefeller, entre 1963 et 1972, y consacra au moins 50 mil­lions de dollars. Pour la période allant de 1962 à 1972, la Fondation Ford fournit 89 millions pour cette cause. 74:322 D'autre part, les pouvoirs publics, surtout aux États-Unis, y consacrèrent des sommes très importantes. Il est très intéressant d'apprendre que le Président Nixon s'était vivement opposé, pour des raisons religieuses, à toute légalisation de l'avortement dans son pays, se mettant ainsi à dos le puissant clan des Rockefeller et tout le mouvement mondialiste. Les liens qui lient les Rockefeller au *Washington Post* sont bien connus. Entre 1962 et 1973, pas moins de 10 importantes conférences internationales furent or­ganisées par la I.P.P.F. dans le monde entier en vue de faire progresser la cause de la croissance population zéro. Le pre­mier signe d'arrêt de cette politique eugénique fut la révolte des pays du Tiers-Monde lors de la conférence de Bucarest en août 1974. De nombreuses délégations de pays en voie de dévelop­pement ont alors compris sur quelle voie -- celle du génocide en douceur -- on voulait les mener. Mais les choses ne se passent guère comme les organisa­teurs de ce mouvement l'auraient souhaité. Souvent, nous dit la Bible, celui qui creuse une fosse pour son prochain y tombe lui-même. Le plan de destruction eugénique, dirigé avant tout contre le Tiers-Monde et les couches déshéritées dans nos pays, s'est retourné contre les nations développées et contre l'élite elle-même de ces nations. Il semble bien que l'Occident blanc soit en voie de disparition irrémédiable. Sa place sera sans doute prise par des nations et des races moins enclines à s'abandonner à l'orgueil, orgueil qui conduit à ce suicide collectif que nous constatons partout aujourd'hui dans le monde industrialisé. A moins que les chrétiens d'Occi­dent ne commencent à comprendre qu'en revenant à la vision biblique du respect de la vie, en ayant de nombreux enfants, et en les élevant selon les normes de l'Écriture, ils deviendront les héritiers des richesses de nos nations. La politique totale de l'Union Soviétique Dans le manuel de guerre psychopolitique russe, en usage dans les écoles de formation d'agents communistes destinés à la subversion des États-Unis pendant les années trente, nous lisons les recommandations suivantes : 75:322 « *En travaillant à réaligner les loyautés de nos adversaires il nous faut pouvoir saisir les leviers de commande de leur système de valeurs. Tout animal a une loyauté première envers lui-même. Cette première loyauté doit être détruite en le convainquant de ses propres erreurs : ses faiblesses de mémoire, son incapacité de s'engager dans l'action, le peu de confiance qu'il peut avoir dans ses propres réactions. La deuxième loyauté de l'animal humain est envers la cellule familiale, envers ses parents, ses frères et sœurs. Ce lien peut être détruit en diminuant* (*indépendance éco­nomique de la famille, en amoindrissant le respect pour le ma­riage, en facilitant les divorces et en favorisant l'éducation des enfants, dès leur plus jeune âge, par les institutions de l'État par­tout où cela s'avère possible* (*...*)*.* *Il faut, par ailleurs, pousser les adolescents à la révolte contre leurs parents.* (*...*) *L'opérateur psychopolitique peut aisément créer des sentiments chaotiques, un sens d'insécurité et de futilité chez ces jeunes en rendant des drogues facilement accessibles, en encourageant la violence exubérante de la jeunesse et en les inci­tant à une liberté sexuelle complète et anormale. L'opérateur ren­dra ainsi cette jeunesse disponible à la solution qui lui ouvrira les portes de toutes les libertés : le communisme.* » ([^38]) Comment ces agents communistes s'y prennent-ils pour dis­soudre les assises morales d'un peuple à forte tradition catholi­que comme les Polonais ? Voici ce qu'écrit Pierre Lenert dans son ouvrage, « L'Église catholique en Pologne » : « *Les préservatifs sont en vente partout, même dans les kios­ques à journaux ! Leur propagande ne cesse de s'intensifier. L'ini­tiation sexuelle des jeunes est favorisée par les programmes sco­laires d'un réalisme souvent brutal, par la tolérance, sinon conni­vence, des directions des maisons d'étudiants, par une presse dévergondée, etc.* (*...*) *Certains indices font présumer que les milieux laïcs comptent sur la dépravation des mœurs, chez les jeunes surtout, pour extirper les* « *préjugés religieux* » *et s'im­planter à leur place.* » ([^39]) Pour voir ce qui se passe en Occident et quelle est l'attitude des communistes chez nous, il est utile de citer quelques extraits d'un article paru dans la publication cinématographique officielle du Parti Communiste italien, « Documents du Cinéma » : 76:322 « *Pour des raisons de tactique, notre but est de défendre toutes les entreprises pornographiques entièrement libérées des restrictions imposées par les lois de la morale commune, en représentant l'œuvre comme étant le résultat logique de la par­faite liberté artistique aujourd'hui à la mode. C'est notre devoir de poursuivre résolument cette politique et, plus encore, quand les films projetés sont des plaidoyers en faveur de l'homosexualité.* » ([^40]) La pensée marxiste sur cette question est tout ce qu'il y a de plus claire et parfaitement cohérente. C'est par la déprava­tion des mœurs qu'on détruira la famille, ce bastion de toute résistance au totalitarisme de l'État socialiste ([^41]). Dans ce même article, parlant de ces « bourgeois », qui soutiennent le droit à la liberté de la pornographie (ou de l'éducation sexuelle permissive), l'organe cinématographique du P.C.I. affirme : « (*...*) *de tels bourgeois, quelque cyniques et irresponsables qu'ils soient, combattent pour notre cause* (*...*)*. Ils sont des fourmis qui travaillent pour nous sans le savoir et sans qu'on ait à les payer pour cela, en dévorant les racines mêmes de la société bour­geoise.* » ([^42]) N'oublions pas que pour le marxisme « société bourgeoise » est synonyme de « société chrétienne », comme « morale bour­geoise » équivaut à la « loi de Dieu ». Dans une même pers­pective le professeur marxiste, Roger Lefebvre, de l'Université de Nanterre, déclarait au journal *Le Monde* du 16.6.1967, de la manière la plus explicite, qu'une « *véritable révolution sexuelle au sein d'une vaste révolution culturelle* » s'imposait et que, pour y parvenir, « *une vaste éducation de masse* (devrait) *permettre à la vieille société dans laquelle nous vivons de laisser la place à une nouvelle société et à de nouveaux types humains* »*.* ([^43]) Nous voici à nouveau en pleine mythologie évolutionniste où la dialectique matérialiste permet à la société de produire de nouveaux types humains. Lefebvre savait en fait de quoi il par­lait. L'an passé, 1986, nous célébrions dans le canton de Vaud le vingtième anniversaire de Pro Familia, organisme local d'édu­cation sexuelle ! Dans cette perspective il n'est guère surprenant de constater que Tim La Haye, dans son excellent ouvrage sur le combat contre les ravages de l'humanisme athée dans les écoles publiques aux États-Unis, constate que la plupart des responsables principaux de l'organisation faîtière de l'éducation sexuelle aux U.S.A. soient fortement marqués politiquement à gauche et soient souvent ouvertement marxistes ([^44]). Les deux courants se sont rejoints : le totalitarisme marxiste et le mon­dialisme des milieux financiers de l'Occident. 77:322 Nous devons cependant faire remarquer que la pratique systématique du communisme à l'extérieur des pays qu'il do­mine totalement ne peut évidemment pas s'appliquer aux pays où il détient tout le pouvoir. Dans ces derniers des méthodes subversives qu'il encourage ailleurs en favorisant l'éducation sexuelle, la pornographie et l'homosexualité, sont rigoureuse­ment interdites comme étant contraires au bien de l'État. Il n'y a pas trente-six façons de construire une société, même une société totalitaire, et esclavagiste. C'est ce dont témoigne cette intéressante remarque du Dr Charles Bugnon, président depuis de longues années de l'Association Pro Familia que l'État a chargé de dispenser l'éducation sexuelle dans les écoles publi­ques du canton de Vaud : « *Une fois que je parlais de notre méthode démocratique* (il s'agit de la pratique de la dynamique de groupe dans les classes d'éducation sexuelle dirigées par Pro Familia, réd.) *d'ai­der les jeunes à prendre conscience de leur identité sexuée dans un climat de liberté, devant l'attaché culturel de l'URSS en Suisse, et j'imagine facilement que cet homme se situe politique­ment à gauche, j'ai vu ce dernier lever les bras au ciel et tenir un discours cohérent qui me semblait sortir de la bouche d'un des disciples de Mgr Lefebvre, à Écône. Ce discours était violent, et je sentais cet homme prêt à utiliser tous les moyens coercitifs et répressifs contre ma façon de penser, si j'avais voulu intervenir dans sa juridiction.* » ([^45]) Comme nous l'avons montré dans notre étude, « *L'éduca­tion sexuelle : l'affaire de l'école ou* celle *des parents* » ([^46]) et comme le montre également Tim La Haye dans son excellent ouvrage « *L'éducation sexuelle EST pour la famille* » ([^47]), la solution à cette manipulation systématique des enfants est de faire en sorte que les familles elles-mêmes se chargent de répon­dre à leurs questions en leur expliquant non seulement les mer­veilles de la reproduction de la vie humaine mais le fait que le cadre familial est le seul dans lequel la reproduction et les joies sexuelles soient légitimes. 78:322 Bien plus encore, ces vérités doivent être prouvées en remplissant nos foyers de ces créatures de Dieu faites à son image que sont de petits enfants. Ainsi sera véritablement manifesté le respect de la vie humaine dans nos familles. #### *Conclusion* Dans ces temps mauvais dans lesquels nous sommes appe­lés à vivre en chrétiens, il nous faut encore autre chose. Il nous faut avoir la force et le courage de voir le mal en face. La Bible nous parle souvent de ce mal, et souvent aussi d'hommes voués corps et âme à accomplir le mal, cela par tous les moyens, avec la dernière résolution. Comme ces lymphocytes sentinelles (ces globules blancs dont la tâche est de discerner la présence de micro-organismes dangereux pour la santé du corps humain) sont mis hors d'action par les attaques spécifiques du retrovirus du SIDA (ce qui rend impossible la lutte contre l'ennemi du corps), de même il semblerait que le Diable soit parvenu à émousser la capacité de l'Église à reconnaître le mal qui ronge nos sociétés. Ainsi nous ne pouvons plus percevoir les ennemis de nos âmes et de nos corps, de nos familles et de nos cités, de nos nations et, avant tout, de l'Église de Dieu. Nous n'avons souvent plus cette saine discrimination entre le bien et le mal qui est la condition indispensable pour lutter contre le mal. Souvent nous ne voulons pas croire (tant nous sommes infectés par la confiance en l'homme, tant notre tolé­rance, notre respect des hommes est sans discernement) qu'il puisse exister aujourd'hui dans nos pays des hommes résolu­ment décidés à faire le mal. Pourtant c'est ce que la Bible nous dit à maintes reprises. Ce n'est pas seulement les nazis, ou Sta­line, ou Amin Dada qui incarnent le mal ; il est là devant nous, il nous crève les yeux et rien ne l'arrêtera dans ses des­seins mauvais si nous ne les ouvrons pas et commençons à lut­ter contre lui, par la force de Celui qui a vaincu le mal, l'enfer, le Diable et la mort à Golgotha. C'est contre une telle naïveté, contre une telle insouciance que nous avertit le philosophe et moraliste juif, André Glucksmann, dans son dernier essai qu'il intitule « *Devant le bien et le mal* »*.* Écoutons pour terminer ce qu'il peut nous dire : 79:322 « *L'opinion publique mondiale semble incapable d'accorder qu'il y ait* « *du bien et du mal* »*.* (*...*) *Le succès planétaire de sectes biscornues jamais en peine de guérisons-miracles manifeste que la promesse* « *il y a du bien* » *fait aisément recette. Par contre, l'annonce* « *il y a du mal* » *ne séduit guère, à preuve l'in­crédulité, l'embarras ou la franche réprobation qu'une telle affir­mation suscite. On croit ne croire en rien du tout, non sans démentir en permanence, car la variété et les variations de la croyance ne valent pas sa disparition. Il n'est qu'au mal qu'on ne croit plus.* (*...*) *C'est l'idée du mal qui manque, et elle seule ; aucune montre ne marque la même heure dès que minuit a dis­paru. Le nihiliste n'est pas celui qui dit :* « *Il n'y a pas de bien* »*, mais celui qui promet :* « *Il n'y a pas de mal* »*.* (*...*) *Le principe de base de ce nihilisme n'est pas la dévalorisation du suprême mais une méthodique ignorance de l'infâme qui en occulte l'expé­rience.* » ([^48]) Il est grand temps qu'en revenant à la vision biblique du mal -- définie par la loi immuable de Dieu -- nous ouvrions la porte au retour du bien, à l'action de Jésus-Christ. Il est grand temps que nous nous débarrassions de notre infatigable angélisme évangélique qui parle, discourt, et s'agite comme si en fait rien n'allait mal. Ce regard lucide, impitoyable, regard qui refuse de fléchir devant le mal de notre époque -- mal qu'il devient de plus en plus difficile de percevoir, car à mesure qu'il grandissait nous nous sommes compromis avec lui -- ce regard inflexible doit être au début de toutes nos actions chré­tiennes, qu'il s'agisse de nos familles, de nos Églises ou de la société elle-même et de notre combat pour le respect de la vie humaine. Nous vivons une époque proprement monstrueuse car devenue hypocrite. Devant elle, les iniquités atroces d'un passé encore dans la mémoire de beaucoup ne peuvent que pâlir ! C'est en reconnaissant cette réalité, en définissant à la lumière de la Parole de Dieu le mal qui nous envahit de toutes parts, et en luttant avec toute l'énergie que Dieu saura nous donner contre ces iniquités, que nous accomplirons ce que Notre-Seigneur attend de nous, et que l'Église de Jésus-Christ redeviendra ce sel de la terre, cette lumière du monde, cette puissance de Dieu devant laquelle les plus redoutables citadelles de l'enfer devront tomber. Jean-Marc Berthoud. 80:322 \[NOTES 1 à 31\] 84:322 ### O Século do nada *Livre I, deuxième partie, chapitre 3\ Le jeu gauche-droite* (*fin*) par Gustave Corçâo Paralogismes manichéens GUSTAVE THIBON, qui milite aujourd'hui ardemment contre le Cyclone, avec ses compagnons d'armes d'ITINÉRAIRES, ne parvient pas à éviter l'étrange fasci­nation que le jeu gauche-droite exerce sur les Français. Dans l'ouvrage intitulé *Diagnostics,* il consacre à ce problème un chapitre entier, qui commence par ces mots : 85:322 Il est facile de définir l'homme de gauche comme un envieux ou un utopiste et l'homme de droite comme un satisfait ou un « réaliste ». Ces formules nous renseignent assez peu sur la vraie différence entre ces deux types d'humanité. « Essayons d'y voir plus clair. Si nous évoquons, dans chaque camp, quelques personnalités supérieures (elles seules sont peut-être capables de nous fournir le grossissement né­cessaire à la découverte des essences), la constatation sui­vante s'impose : le grand homme de droite (Bossuet, de Maistre, Maurras, etc.) est profond et *étroit,* le grand homme de gauche (Fénelon, Rousseau, Hugo, Gide, etc.) est profond et *trouble.* Ils possèdent l'un et l'autre toute l'envergure humaine : ils portent dans leurs entrailles le mal et le bien, le réel et l'idéal, la terre et le ciel. Ce qui les distingue, c'est ceci : l'homme de droite, déchiré entre une vision claire de la misère et du désordre humains et l'appel d'une pureté impossible à confondre avec quoi que ce soit d'inférieur à elle, tend à *séparer* avec force le réel et l'idéal ; l'homme de gauche, dont le cœur est plus chaud et l'esprit moins lucide, incline plutôt à les *brouiller...* » ([^49]) Cela posé, le lucide Gustave Thibon (homme tantôt de « droite » et tantôt de « gauche », selon sa propre défini­tion) se laisse glisser dans les équivoques du jeu inventé précisément pour produire ce résultat. Revenant aux premières lignes du passage reproduit, où l'auteur s'interroge sur « la vraie différence intérieure entre ces deux types d'humanité », je commencerai par rejeter ce que le texte pose ici comme point de départ sans aucune tentation de le critiquer : l'exis­tence même de ces deux types d'humanité. Il est curieux que tous les auteurs cités jusqu'ici parlent de « droite » et de « gauche » comme s'il existait un consensus unanime sur l'existence des deux réalités, et même un consensus unanime sur la différence qui les sépare en première approximation ; oui, chacun d'entre eux s'exprime comme s'il y avait urgence d'analyser plus à fond, avec soin, deux choses que tout le monde connaît. Or, le présupposé ne tient pas. Les seules choses qui préexistent ici sont les termes, les « étiquettes » : dans la réalité des phénomènes ainsi désignés, la conclusion qui s'impose est que personne ne sait qui est de droite et qui est de gauche véritablement. 86:322 Gustave Thibon, collaborateur d'ITINÉRAIRES, doit être considéré aujourd'hui comme un « homme de droite » ; mais hier, ou avant-hier, le grand ami de Simone Weil et des pauvres était tenu pour un « homme de gauche ». Et que dire de Frédéric Ozanam, l'admirable ami des pauvres, auteur de la fameuse phrase qui ne manquerait pas d'être exploitée un siècle plus tard par les prêtres-ouvriers : « *Allons aux barbares* » ? Celui-là à coup sûr est un « homme de gauche », et presque d'extrême-gauche. Mais si nous nous souvenons de l'attitude qui fut la sienne en 1848, des pages ardentes et prophétiques de sa dénonciation du « socialis­me », nous dirions bien plutôt que cet homme est le jumeau français de Donoso-Cortès ; et nous oserions même, par extrapolation, faire passer sa doctrine dans l'aire d'Action Française, à des lieues de distance du Sillon de Marc Sangnier. J'insiste sur ce point : le binôme gauche-droite est aussi faux que falsifiant ; et le mieux qu'on puisse en dire consiste à dénoncer ce caractère intrinsèquement équivoque, tant de fois exploité au service de l'imposture. Pour me faire com­prendre plus clairement, je dirai qu'une typologie de cette sorte ne peut être *duelle* qu'au prix d'une réduction brutale ou d'un escamotage. Nous pouvons, sans doute, appliquer à l'humanité diverses analyses typologiques, fondées sur divers types de comportements ; et nous pouvons tirer, de chaque ligne de comportement définie par deux contraires (réels ou apparents), deux types opposés G et D : gauche-droite. Ceux qui se livreraient à cette analyse fastidieuse ou divertis­sante, mais qui n'éclaire rien, auraient la surprise de décou­vrir que bien des individus classés en G sur une ligne de comportement doivent, sur une autre, être classés en D... Maritain lui-même, qui affectionne tellement le schéma typo­logique G-D, lorsqu'il se sent embarrassé, se rattrape aux branches d'une nouvelle division du schéma G-D en deux sous-catégories : l'une physiologique, liée au tempérament, et l'autre politique. Dans un opuscule intitulé *Lettre sur l'Indé­pendance,* où Maritain développe cette astuce, il en vient à admettre : 87:322 « Les choses se brouillent toutefois en ceci que parfois des hommes de droite (au sens physiologique du mot) font une politique de gauche, et inversement. Je pense que Lénine est un bon exemple du premier cas. Il n'y a plus terribles révolutions que les révolutions de gauche faites par des tem­péraments de droite ; et il n'y a plus faibles gouvernements que les gouvernements de droite conduits par des tempéra­ments de gauche (Louis XVI). » ([^50]) Cette rhétorique m'apparaît aujourd'hui comme un jeu de l'esprit et presque un jeu de mots. Ce n'est pas sans malaise que je lis l'appellation « gouvernement de droite » accolée à la monarchie de Louis XVI, et « tempérament de gauche » pour la personne du roi... L'opposition établie par Gustave Thibon entre « le cœur plus chaud » des hommes de gauche et la « froide lucidité » des hommes de droite m'avait laissé un sen­timent aussi désagréable ; je serais presque tenté de croire que ce fut la plus lourde contribution fiscale payée par Gustave Thibon, une fois dans sa vie, à la sottise du temps. Qu'on songe ici un moment aux jeunes et beaux gaillards de notre extrême-gauche brésilienne ; qu'on songe à la tendre chaleur humaine qui leur fit décider, pour l'anniversaire de la mort du « Che » Guevara, cette action d'éclat : l'assassinat « justicier » d'un officier nord-américain qui sortait de chez lui avec son fils de onze ans ! Devrons-nous recourir aux grosses ficelles de Maritain, pour dire que ces pauvres garçons revi­vaient la tragique situation de Lénine ? qu'il s'agit de garçons « de droite » engagés dans une guerre « de gauche » ? Il me paraît décidément plus raisonnable d'abandonner ce binôme équivoque, et source intarissable d'équivoques, pour chercher en chaque cas la qualification appropriée, dont la langue portugaise aussi bien que la française possèdent tous les instruments ([^51]). Mais auparavant, une fois pour toutes, il nous faut dénoncer l'imposture qui triomphe à l'origine de toutes ces manipulations. 88:322 #### *Gauche-droite : l'imposture* A n'importe quelle époque de l'Histoire et en n'importe quelle partie du monde, désigné pour cela même comme vallée de larmes, il reste possible de circonscrire divers « ensembles » d'hommes dont le dénominateur commun réside dans une des innombrables afflictions de la vie. On trouvera un ensemble de chauves, un ensemble d'édentés, un ensemble de cardiaques, celui (grandissant) des névrosés, sans parler des vastes et denses concentrations de pauvres dans chaque pauvreté. Sachant la vieille tendance de l'homme à attribuer aux autres la responsabilité de sa misère ou de sa douleur, il est facile d'imaginer la tentation corollaire qui consiste à exploiter cette appétence humaine à l'inculpation du prochain. Or, nous l'avons vu, une des caractéristiques de notre civi­lisation réside précisément dans l'exacerbation de cette philo­sophie de l'inimitié, de Hobbes à Marx. On peut donc aisé­ment imaginer que le vaste, dense et douloureux ensemble des pauvres soit constamment assiégé par des avocats diligents qui vont plaider, *primo :* l'explication de toute la pauvreté des uns par la richesse des autres ; *secundo :* la correction de cette anomalie par un soulèvement général des pauvres, ou Révolu­tion. C'est pourquoi les « avocats » des laissés-pour-compte et des opprimés, tablant sur les bons sentiments et l'immaturité de la grande majorité des humains, dressent le poing, posent la voix et déclarent : « *C'est nous les amis des pauvres ! Nous sommes ceux qui combattent pour la justice !* » Qui ne serait pas d'accord avec eux, sur l'explication des origines de la misère ou sur la méthode pour l'éradiquer, se sentira paralysé, plus ou moins désigné comme mauvais, comme insensible à la cause des pauvres. 89:322 De nos jours, n'importe quel honnête étudiant en économie ou en sociologie sait que les inégalités économiques s'ex­pliquent par toute une série de causes, où l'exploitation injuste de l'homme par l'homme est loin d'occuper le premier rang. Prenez une société quelconque, soumise par l'imagina­tion à un traitement intensif de pasteurisation égalitaire : il ne faudra que quelques mois pour y observer des différencia­tions notables, et quelques années pour que des pauvres et des millionnaires s'y côtoient. Certains de ces enrichissements seront sans doute injustes, c'est-à-dire payés par l'appauvris­sement de beaucoup ; mais pas tous. Il existe aussi des cas d'enrichissement, au profit d'un seul ou de quelques-uns, qui contredisent la langue de bois arithmétique des communistes ; des cas qui produisent au contraire un enrichissement géné­ral, et, partant, une amélioration de la vie des pauvres. On pourrait remplir un volume entier avec des exemples tout à fait probants. Prenons-en un, dans le domaine des progrès médicaux : l'homme qui découvrirait un remède efficace contre la grippe en sortirait enrichi. Pour les socialistes, sa fortune devra nécessairement résulter d'un appauvrissement du prochain ; mais pour l'économie du bon sens, la richesse subite de cet homme s'explique beaucoup mieux par la richesse nouvelle de tous. Bien sûr, à un moment déterminé du trafic monétaire au sein de la communauté, nous pourrions mesurer un flux favorable à ce chimiste couronné de succès, et une diminution corres­pondante dans le portefeuille des grippés. Mais quelques jours plus tard, dans l'hypothèse d'une réelle efficacité curative, cha­cun pourra vérifier qu'il a gagné davantage en guérissant sa grippe que ce qu'il a perdu pour acheter le traitement. Nous observons donc bien dans ce cas un enrichissement général, mais non égalitaire, chose que la simple justice n'exige pas. L'inventeur et le fabricant ont gagné beaucoup plus que leurs ouvriers. Faut-il critiquer cet avantage de ceux qui savent créer des valeurs nouvelles sur les ouvriers qui savent seulement les produire en série ? Le fait incontestable est que *tous,* bourgeois et ouvriers, en bénéficient. Les réformateurs du monde rêvent-ils d'inventer un système où l'augmentation de productivité et de richesse générale ne puisse pas bénéficier en premier lieu à leurs auteurs directs, ni créer par là même différents niveaux de richesse dans la société ? Il leur faudra alors inventer un autre homme, un autre cœur, une autre âme, insensible aux profits personnels comme à toute idée de progrès ! 90:322 C'est la contradiction la plus profondément stupide des utopies socialistes : aspirer au progrès, hors duquel on ne saurait procurer de bien-être matériel à une multitude, et revendiquer en même temps le règne de l'égalitarisme, sous lequel on ne voit plus comment mettre en route le moteur du progrès. Si les socialistes étaient d'ardents apôtres d'un hyper-spiritualisme, détaché de tout bien matériel, nous pour­rions comprendre qu'ils soient aussi les apôtres ardents d'un égalitarisme sans la moindre visée de progrès matériel. Mais ce qui reste grotesque, dans l'idéal socialiste, l'imposture suprême, c'est cette contradiction entre le brutal matéria­lisme des fins mises en avant et le délirant, le faux spiritua­lisme des moyens qu'on impose pour y arriver. #### *Pour les pauvres* En outre, au vu des expériences que la carte politique du siècle agite sous nos yeux, nous avons toutes les raisons de mettre en doute la sincérité de si bons sentiments qui se transforment si vite en férocité de démons. Autrement dit, en admettant que l'homme soit un loup pour l'homme, et donc l'exploitation des plus pauvres par ceux qui le sont moins, nous sommes bien obligés de constater que toutes les expériences socialistes révèlent elles aussi une perversité mé­thodique, semblable à celle des bons exploitants de la misère humaine : les capitalistes ont exploité le travail des ouvriers ; les socialistes exploitent la souffrance et les larmes du pau­vre. Une des plus grandes impostures de la gauche fut celle-là : arborer de bons sentiments, en dissimulant avec soin la volonté de puissance qui leur souffle d'exploiter en ce sens la souffrance des masses, s'assurer le monopole de ces bons sentiments, pour dénoncer ensuite la dureté et l'égoïsme de tous ceux qui ne sont pas d'accord avec leur panacée sociale... S'opposer aux socialistes, comme on sait, ce n'est point contester les mérites du remède, mais tout simplement mépriser la justice et même la charité. 91:322 On peut faire ici une autre réflexion. Tout esprit moyen­nement initié aux sciences du fait social sait que le bien com­mun est la résultante difficile d'un riche concours de facteurs. Dans une société complexe, dense, comme celle d'aujourd'hui, la meilleure division des biens en chaque conjoncture, la poli­tique la plus raisonnable d'assistance aux pauvres, ne peut être *directe, uniforme, immédiate,* sans tourner à la catastrophe. Œuvre *directement* en faveur des pauvres tout ce qui transite par des organisations d'entraide, des organisations charitables, tout ce qui fait donner concrètement de son temps et de son bien aux plus nécessiteux. Mais œuvre *socialement* pour les pauvres -- parfois avec plus d'efficacité -- celui qui d'une façon ou d'une autre apporte sa contribution au bien com­mun. Chaque professeur qui enseigne convenablement ce qu'il sait, chaque investigateur qui se penche sur nos problèmes de médecine ou de production, chaque professionnel en somme qui accomplit son devoir d'état *travaille pour tous* et partant pour les pauvres. Ceux qui revendiquent les plus beaux états de service à ce sujet sont ceux qui en font le moins et qui, de fait, exploitent la misère des autres le plus radicalement. Les communistes, en Russie, constituent le plus épouvan­table exemple de l'imposture et de l'équivoque socialistes. Il faut rappeler que ce phénomène offre une composition chimi­que d'un genre particulier : un sujet pervers pour cent ou mille ingénus. Le fait brutal qui, au début de ce siècle, aurait dû vacciner définitivement la planète contre le socialisme, fut la révolution soviétique, suivie d'un gouvernement qui voulut ap­pliquer sur un peuple traumatisé trois ou quatre diktats d'éco­nomie politique d'une incroyable primarité. Le « génial » Lénine, entouré d'autres idéologues, imagina et décréta une réforme agraire qui devait tuer plus de quatre-vingts millions de paysans russes entre 1920 et 1930. Pour couvrir ce complet et colossal échec, l'intelligentsia imposa au monde libre un jeu de cache-cache : le jeu gauche-droite, qui consiste pour l'essentiel à escamoter l'évidence des faits sous les parures de l'idéologie. Et comme partout dans le monde il y avait des pauvres, comme surtout en Europe l'accé­lération du progrès matériel provoquait la confrontation capital-travail, il devint facile de maintenir sous pression la répétition mécanique du binôme gauche-droite. 92:322 Les intellec­tuels dits « généreux » se prêtent admirablement à ce jeu en raison de leur tendance congénitale à la lévitation. Ils aiment planer dans la stratosphère. C'est alors qu'un Emmanuel Mounier peut tranquillement proférer : « *Nous, qui avons lutté toute notre vie pour la justice...* » #### *Ormuzd et Ahriman* Cette phrase, écrite par Mounier et abondamment reprise avec quelques variantes dans les discours d'un Dom Helder, constitue un modèle de nouveau pharisaïsme, rendu possible par la simple application du jeu gauche-droite pendant plus d'un siècle. Son prétendu dualisme psychologique induit en vérité une autre espèce de dualisme, nécessairement moral, mais qui se présenterait plutôt comme un dualisme substan­tivé, un dualisme d'entités, un dualisme à l'envers du mal et du bien, physiquement délimité avec beaucoup plus de force et de clarté que dans la confrontation des noirs et des blancs. Il surgit ainsi, au XX^e^ siècle, une sorte de manichéisme curieuse­ment organisé en sens contraire de celui que Maritain désigne dans *Le Paysan,* quand il nous parle de ce « manichéisme larvé » d'autrefois qui serait à l'origine de la crise actuelle. Grâce au jeu gauche-droite, avalisé par les plus prestigieux intellectuels, un Emmanuel Mounier peut tranquillement écri­re : « *Nous, qui avons lutté toute notre vie pour la justice* », signi­fiant par là qu'il avait fait tout ce qui dépendait de lui pour installer en France un gouvernement de Front Populaire, puis pour transformer la Résistance et l'Épuration en maison de tolérance où les catholiques aient toute liberté de se convertir au communisme ([^52]). 93:322 Grâce au même jeu, il devint universel­lement admis que serait « de droite », c'est-à-dire contraire à la Justice, toute personne qui oserait s'éloigner de *l'idée* que le directeur de la revue *Esprit* se faisait de la justice, comme aussi des *moyens* qu'il croyait avoir découverts pour la faire régner -- moyens singulièrement éloignés de la doc­trine sociale enseignée par l'Église depuis plus d'un siècle. A l'initiative des gauches, comme l'a si bien montré Madi­ran, le jeu gauche-droite imposa des critères qui surpassaient ceux du Magistère et qui, concomitamment, tranquillisaient les catholiques qui crurent bon de se prévaloir de cette supériorité. Dans le cas de la guerre civile espagnole, ou, mieux, dans le cas de l'insurrection des soldats, des patriotes et des catholiques espagnols contre l'horreur du terrorisme communiste et anarchique, le grand philosophe catholique Jacques Maritain, compromis dans le jeu gauche-droite, put tranquillement rejeter et contredire *toutes les déclarations de Pie XI ;* il put rester indifférent à la plus grande unanimité catholique de toute l'histoire ([^53]), provoquée par l'appel de l'épiscopat espagnol, qui trouva sa réponse dans un appui véhément et pathétique venu du monde entier ; et il put expliquer d'une plume sereine la « singulière incapacité » qui empêchait le Père Garrigou-Lagrange d'apercevoir l'erreur colossale commise par toute l'Église et de souscrire aux lumineuses raisons qui donnaient aux catholiques « de gau­che » le droit tout spécial d'ignorer à la fois le Magistère de l'Église, les déclarations de l'épiscopat mondial et la préoc­cupation d'un grand théologien, respecté jusqu'alors comme maître et directeur spirituel du Cercle de Meudon. Pour Maritain, lisez bien, toute l'affaire se résume à ceci : « Le Père Garrigou était un homme de droite (...) *Mes positions* sur la guerre d'Espagne étaient décidément trop pour lui. » ([^54]) 94:322 Ces remarques d'une incroyable impertinence, rédigées en 64 avec le cœur encore rivé sur 37, comme celle de Mounier, permettent de mesurer le degré d'obnubilation que peut atteindre l'esprit le plus lucide, quand il se laisse en­traîner dans un jeu d'équivoques, créé et alimenté par le courant historique du génie de la destruction. Il reste inconcevable qu'un philosophe comme Jacques Maritain n'ait pas perçu en 1937, et continue de ne pas per­cevoir en 1964, qu'il s'obstine à proclamer ici l'impossibilité d'apprécier une grave situation historique en termes de pru­dence et de raison : pour lui en effet, le simple fait d'appar­tenir au groupe typologique dit « de droite » rend physi­quement impossible la perception de ce que l'élément op­posé, par le simple fait d'appartenir au torrent historique dit « de gauche », garde la liberté et l'étrange privilège d'appe­ler « *ses* » positions, au rebours de ce que crie le pape, en union avec les évêques du monde entier. Par la vertu de ce totémisme, de cette inclusion presque magique au sein d'un groupe, le pratiquant de gauche, ministre sacerdotal d'un nouveau dualisme de type religieux, peut se présenter comme maître de la « Justice », qu'il oppose à « l'Ordre », en exploitant ici les résonances antipa­thiques, irrationnelles, de cet autre concept. La tribu la plus représentative des gauches, victorieuse depuis la Révolution de 1917, celle du communisme, pourra bien alors exhiber ses plus fracassants échecs, son massacre de millions et mil­lions de paysans, sa famine monumentale, son incomparable férocité, ses bagnards emprisonnés dans les mines, le massa­cre de Katyn, l'Épuration française, le mur de Berlin, les horreurs pratiquées contre prêtres et religieux au Mexique et en Espagne : tout cela, jugé sur les critères de cette morale commune dont il est inutile de se prévaloir en Occident pour montrer l'échec intégral de la Révolution soviétique, tout cela se heurte en vain au nouveau dualisme mystique qui divise la création entière en deux hémisphères inconci­liables. Ormuzd et Ahriman, le *Bon* et le *Mauvais,* s'affron­tent à nouveau, imposant leurs critères absolus, irréductibles à ceux dont jusqu'à nos jours la société des hommes avait vécu. 95:322 Pendant la désastreuse expérience des prêtres-ouvriers, les militants de la mystique révolutionnaire parvinrent même à cette énormité de proclamer que « l'ouvrier est *pur* par le seul fait d'appartenir à la *classe* qui n'exploite pas, mais se trouve exploitée » ! Nous voici bel et bien dans le paysage lunaire et oniri­que d'un monde qui « *refuse l'être* »*,* selon le mot d'Alfredo Lage ([^55]), ou encore dans ce monde intégralement ludique « *où le signe prend la place de la chose signifiée* »*,* comme dit Marcel De Corte ([^56]). Une personne sensée qui se réveillerait en ce tournant du siècle, après un sommeil de quelque quatre cents ans, aurait le plus grand mal à saisir en amont la continuité, le fil de ce courant historique qui -- au nom de la « Justice » et de la « passion des pauvres » -- a engendré la monstruosité de l'univers socialiste ; et il ne saurait pas qui admirer le plus, s'il pouvait, en se retournant, considérer la flasque « tolé­rance » avec laquelle le monde libéral s'est laissé noyauter. #### *Solécismes politiques fondamentaux* Comme je l'ai dit plus haut, Jules Monnerot lui aussi s'est penché sur ce jeu falsifié : *La France Intellectuelle,* le livre où il dénonce la « journée des dupes » déjà presque séculaire de la tribu la plus instruite du monde, lui consacre un chapitre entier. L'auteur de la fameuse *Sociologie du communisme* commence par y citer quelques phrases d'un livre de René Rémond ([^57]) où cet historien de la politique fran­çaise, prenant « droites » et « gauches » pour des réalités subsistantes, tombe droit dans le traquenard du binôme ; 96:322 il en vient à « prouver » que toutes les droites recensées dans son livre (de la première Restauration à la V^e^ République) ont une chose en commun : elles sont d'anciennes gauches ; mieux, elles sont des gauches vaincues, dépassées, par une autre formation plus radicale qui aura pris les devants... Monnerot remarque alors : « Droite et déroute (ou vieillissement) sont chez lui sy­nonymes. Une formation passe de droite à gauche quand elle est vaincue, et parce qu'elle a été vaincue. C'est le sens de l'Histoire ; l'Histoire « roule à gauche » (au contraire des automobilistes). Mais ceci ne s'applique qu'à l'Histoire ma­jusculaire, car l'histoire avec une minuscule n'autorise d'aucune manière de telles généralisations. En vérité, ce *gauchisme* n'appartient pas à l'Histoire, mais bien à l'idéologie. « Mais quelle est l'idéologie qui, en France, et à la date où fut publié le livre de Rémond, décrète avant toute autre que la direction de l'Histoire est « gauchiste », et aussi que tous les gouvernements, tous les partis de France, depuis 1815, sont passés de gauche à droite, tous, *sauf un *? Quelle est cette idéologie et quel est ce parti ? On voit bien qu'il n'y a qu'un mot pour répondre à ces deux questions : communiste. C'est ainsi que ce postulat communiste, par ail­leurs anti-scientifique et anti-historique, est enseigné *ex ca­thedra* dans la France d'aujourd'hui, aux jeunes d'aujour­d'hui, sans le moindre antidote critique, et apparemment en toute sincérité. Explicitons le postulat implicite : -- *Le parti communiste est la gauche réalisée. Si bien que la distance vis-à-vis du parti communiste suffit pour mesurer, à un moment donné, le degré de* gauchisme *d'une formation politique.* » ([^58]) Le parti communiste, dans ce jeu, est donc la gauche *en acte pur *; il est le référentiel absolu, imposé par la force à la politique et à l'Histoire contemporaines, dans une physique aussi anti-einsteinienne qu'anti-copernicienne. C'est un cu­rieux paralogisme de promouvoir une telle conception, si brutalement fixiste, comme l'archétype parfait du progres­sisme. 97:322 Mais l'incohérence disparaît, et avec elle sa collection de solécismes, si nous nous rappelons qu'en métaphysique et en théologie surnaturelle, le mouvement même des choses s'explique par l'immobilité de Dieu. Nous pouvons donc conclure : le communisme est dieu, ou encore, pour ses croyants, une incarnation du verbe divin dans la réalité historique du PC. Monnerot conclut son analyse, que nous aurions aimé transcrire ici en entier : « L'effet de ce jeu et de cette dénomination affective est de transférer de proche en proche la haine émise autour de lui par le propagandiste (...), pour appliquer finalement à Guy Mollet l'aversion initiale qu'un homme de gauche se doit d'entretenir à l'égard du roi Charles X. L'identité de dénomination a pour but d'étendre et d'appliquer à deux êtres, artificiellement et abusivement identifiés, le même sen­timent d'hostilité. « En ce sens, la magie -- il s'agit effectivement d'opéra­tions magiques -- produit des effets réels. Car, si elle est couronnée de succès, et ceci dépend des moyens employés (les *mass-medias* ici sont déterminants), ce transfert d'hostilité en viendra à motiver des actes. Si nous parvenons, par conditionnement de réflexes, à lier une épithète à des condui­tes hostiles, il suffira ensuite de quelque circonstance favora­ble pour qu'un individu, désigné comme *fasciste,* soit lynché par une foule préalablement conditionnée. « L'inévitable usure de l'épithète *fasciste,* en dépit des malédictions rituelles renouvelées par les mandarins, devait conduire nos publicistes sous contrôle « intellectuel » à la substitution progressive du mot fasciste par *extrême-droite.* Mais cette injure nouvelle se maintient seulement par décret. Trop abstraite, elle ne paraît pas suffisamment magique. La gauche pourra toujours trouver des gens pour l'aider à lyn­cher un homme au cri de « Fasciste ! ». Ce sera plus difficile de provoquer une commotion populaire en criant : « Ex­trême-droite ! ». C'est ainsi que le mauvais logicien ne par­vient même plus à faire, en fin de compte, un bon « publici­taire ». Sur la rampe du déclin de l'inintelligence intellec­tuelle, on cherche en vain une *ligne d'arrêt.* » (**10**) Je ne résiste pas quant à moi au plaisir d'achever ce pénible et studieux chapitre sur les paroles que Monnerot choisit pour conclure le sien. Mon lecteur, certainement, aura déjà remarqué que ce livre n'est pas celui d'un seul écrivain. 98:322 Sans tomber dans la douce manie des congrès, synodes et autres conférences épiscopales, qui trouveraient mal leurs aises dans mon petit bureau, j'ai invité ici plu­sieurs amis vivants et morts, les morts surtout, profitant de ce que moi-même j'appartiens encore à « l'orgueilleuse aris­tocratie des vivants »... Mais tempérons nos ardeurs, je vois que Monnerot au premier rang commence à s'impatienter. -- Vous avez la parole, cher ami ! « Cette partition magique en droite et gauche charrie, par le jeu d'une sorte d'inertie psychologique, une classifica­tion dualiste des choses en catégories opposées, chacune ren­voyant à son contraire -- classification qui pourra, par contagion paranoïaque, être étendue sans fin dans l'espace et dans le temps. J'ai vu un intellectuel réputé s'appliquer à diviser les héros d'Homère et les prophètes de l'Ancien Tes­tament en droitistes et gauchistes. Jérémie l'alarmiste, en particulier, homme de droite déguisé en homme de gauche par ses prophéties défaitistes pour son propre camp, appa­raissait à notre intellectuel comme un « social-démocrate typique ». Et le sacrifice d'Iphigénie, où se profile le destin du prolétariat, démasquait en Agamemnon le « fasciste » caractérisé. » (**10**) #### *L'optimisme des gauches* J'étais bien décidé à conclure sur Agamemnon ce fasti­dieux chapitre, quand je suis tombé sur un livre de la collec­tion « *L'Univers des Connaissances* »* :* c'est édité par Hachette, qui en publie simultanément les volumes en France, Angle­terre, Allemagne, Espagne, États-Unis, Suisse et Italie. L'ex­cellence de l'iconographie, la qualité de l'encre, sans compter le large internationalisme, n'eurent aucun mal à me con­vaincre qu'un tel livre, intitulé *Qu'est-ce que la Gauche* apportait très probablement sa petite contribution propre au déluge de stupidité où le monde moderne ne cesse de se noyer. 99:322 Un rapide coup d'ail a confirmé le sombre diagnostic. De fait, après d'abondants solécismes déjà répertoriés par Monne­rot, l'auteur déboule où je l'attendais. Commençant par relever le « handicap » initial des droites dans l'Écriture Sainte, où saint Matthieu nous enseigne que le Fils de l'Homme « *placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche* » (XXV, 33), ce dont l'intelligentsia pourrait tirer un argument de plus sur la collusion de l'Église avec les intérêts de la classe dominante, le texte nous proclame la fin de la grande injustice séculaire : « Mais dans le monde contemporain, les maçons, les radicaux et les socialistes ont inversé ces positions : depuis quelque temps la gauche a acquis, au plan sentimental, une signification clairement favorable, qui implique progrès et enrichissement de l'esprit. » A partir de quoi ladite gauche, subsistante, presque hy­postasiée, en vient à être définie comme *confiance,* comme parti pris *d'optimisme* vis-à-vis de l'homme et de son avenir, dans la mesure où cet avenir, naturellement, sera atteint par la Révolution qui promet tout, sous la seule condition de tout rejeter ! Jean Madiran écrivait en 1968 qu'il avait senti dans les rues de Paris l'haleine de la Révolution. Je viens moi-même de sentir dans les pages de cette œuvre optimiste et interna­tionale « l'haleine du néant » qui poursuivait Nietzsche, et ne résiste plus au bonheur de clore enfin cet aride exposé sur la question de Léon Bloy imprimée en épigraphe de notre propre livre : « DE QUEL AVENIR PARLENT-ILS DONC, CES ESPÉRANTS À REBOURS, CES EXCAVATEURS DU NÉANT ? » (*Le Désespéré.*) Oui, ce que l'on sent, ce que l'on voit réellement dans ce monde moderne modelé par les « maçons », les « radicaux » et les « socialistes », c'est une mortelle *dés-espérance* -- et rien n'est plus lugubre ici-bas que l'optimisme des désespérés. (*A suivre*.) Gustave Corçâo. 100:322 ### Un aventurier tricolore (XI) : le marquis de Morès (1858-1896) par Alain Sanders #### La mort à El Ouatia « Tu crois qu'on va trouver de l'eau ? » Morès a posé la question pour la forme au chef des chameliers. La caravane, en route vers Djenaïen, marche de­puis plus de deux jours sans avoir rencontré un seul puits. -- Tu sais, a répondu le chef des chameliers, ici c'est le « pays de la peur », le « pays de la mort »... A Djenaïen, peut-être... Le 30 mai, la caravane atteint enfin l'oasis. Hommes et bêtes se précipitent vers les divers puits. Ils sont taris. Un moment Morès, découragé, songe à revenir sur ses pas. Cette expédition, il ne la sent plus. Mais s'il a des « états d'esprit », comme tous les hommes bien nés, Morès n'a jamais d'états d'âme. Déjà, il donne ses ordres : 101:322 -- Toi, toi, toi et toi : vous prenez cinq chameaux et vous allez trouver de l'eau. N'importe où. Où vous voulez. Mais ne revenez pas sans quelques outres pleines... Ils reviendront à la nuit tombée. Avec quelques outres pleines. Le même soir, Morès écrit à sa femme : « Djenaïen, 30 mai 1916. « Ma très chère Medora, « Dix-sept jours depuis que la caravane a quitté Gabès... J'espère changer après-demain mes chameaux de la côte contre des chameaux touareg et être à Ghât dans vingt jours. Notre maison nous attend et mes mercantis désirent que nous y soyons pour la fête du 20 juin. « Nous nous sommes fait des amis tout au long de la route, et si vous passez par ici plus tard, vous les retrouverez. C'est un second Far-West plein de merveilles pour peu que vous entriez dans l'esprit de ce pays en sympathisant avec l'indigène. « Nous avons eu beaucoup d'incidents. Rebillet nous avait tendu un piège sur une route. Nous en avons pris une autre et les officiers ont pris mon parti. « Nous sommes positivement en train d'ouvrir une route, et, si je puis dire, de créer une grande agitation dans le désert. » Pour créer une certaine agitation, Morès s'y entend. Au désespoir de quelques-uns de ses amis indigènes, d'ailleurs, qui n'hésitent plus à lui dire qu'il s'est entouré d'une bande de pirates du désert de grande envergure... -- Et alors ? réplique Morès. Que voulez-vous que je fasse ? Que je renvoie tout le monde maintenant ? Marchons et nous rencontrerons bientôt des Touareg dignes de confiance... En arrivant à quelques kilomètres de Djenaïen, la caravane a fait une pause dans un campement de Chaamba. Là, un petit bonhomme d'une soixantaine d'années, Ali ben Bessis, s'est immédiatement pris de sympathie pour le marquis et a essayé de le mettre en garde : 102:322 -- Tu sais, ce sont de mauvais hommes qui t'accompa­gnent. Je les connais tous, moi, les Chaamba, les Touareg... Ma femme, elle est Targuie, moi je suis Chaambi. Si tu veux, je t'accompagne. Je ne veux pas te laisser seul avec des bandits comme Ali Sinaouni et Brahim. Je les connais tous, moi, les Chaamba, les Touareg... Maintenant, Ah ben Bessis fait partie de la caravane. Et il marche en tête, ne quittant pas des yeux Brahim et Ah, épiant les moindres gestes des guides Meraziques et Adara. Et Morès ? « Derrière la caravane, écrit Droulers, dans le nuage de poussière soulevé par elle, le marquis observe et ins­pecte du haut de son méhari blanc. De temps à autre, il excite sa monture, se porte sur le flanc ou en tête de la colonne, rat­trapant sans peine les chameaux indolents, pour donner un ordre aux chefs des chameliers (le *bach-hamar*) ou pour parler aux guides. Revenu en queue de colonne, il indique à l'inter­prète Abd el-Hack tel ou tel site à photographier. » Le 31 mai, la caravane fait halte à Zahar. Il y a de l'eau, beaucoup d'eau. Le 1^er^ juin au matin, ce sont des hommes -- et des chameaux -- reposés et rassasiés qui reprennent la route. En milieu de matinée, Ali ben Bessis se porte à la hauteur de Morès et, lui montrant au loin un nuage de poussière : -- Des Touareg...Ils viennent sur nous. -- Amis ou ennemis ? demande Morès. -- On le saura quand ils seront là, répond le vieux Chambi. Le parti de Touareg est arrivé à hauteur de la caravane. Ils expliquent avoir été envoyés pour guider l'explorateur roumi. L'enquête montrera qu'il s'agissait en fait d'une des patrouilles envoyées par Bechaoui ben Chaffaou qui, dans son repaire de Mechiguig, attend son heure comme l'araignée sur sa toile. Mais Morès n'a aucune raison de suspecter ces « braves gens » qui, pour l'heure, semblent surtout concernés par le souci de combler une faim ancestrale. Morès leur fait servir de grandes portions de farine d'orge. 103:322 Le 2 juin, la caravane est partie très tôt. La veille, à Kre­chem et Haouya, là où a eu lieu la rencontre avec les Toua­reg, les chameliers ont pu faire ample provision d'eau. Avant midi -- il fait alors, une chaleur accablante -- la caravane arrive à Tiaret. Après une halte de près de deux heures, Morès donne l'ordre du départ. Prétextant une trop grande fatigue, les chameliers vont refuser de se lever. Morès réussira à les convaincre de repartir. Mais il commence à comprendre que son guide, Ali Sinaouni, est en train de l'égarer. -- Tu es sûr que c'est la piste de Mechiguig, Ali ? -- Je suis sûr. Je connais la piste. -- On sera à Mechiguig dans combien de temps ? -- Dans une heure. Une heure se passe. Puis deux. Puis trois. La nuit va bien­tôt tomber et rien n'indique qu'on soit en direction de Mechi­guig. Morès fait appeler Ali : -- Tu te moques de nous ! Tu n'es pas un guide, tu n'es rien du tout ! Si : un menteur... Mollement, Ali essaie de se défendre, explique qu'il a cru qu'on avancerait plus vite, admet qu'il a peut-être perdu la piste... Les chameliers, en revanche, n'admettent plus rien. Ils ont mis pied à terre et, malgré les objurgations de Morès, déclarent qu'ils n'iront pas plus loin. Morès décide alors d'envoyer les guides chercher de l'eau. Ils en trouveront et dépêcheront l'un des leurs, Mohammed ben Ali, pour l'annoncer au marquis. Cette nouvelle suffit à convaincre les chameliers à lever le camp. Il est sept heures du soir. Il fait bientôt nuit noire. Deux heures durant, dans un terrain particulièrement difficile, les méhara se fraient un chemin. D'accord avec le chef des chameliers, Morès décide de camper à proximité d'un oued. \*\*\* 104:322 Le 3 juin -- Morès n'a pas dormi de toute la nuit, assu­rant lui-même, avec trois hommes qu'il pense sûrs la garde du camp -- la caravane arrive en vue d'El Ouatia. Joseph Thérol (*Martyrs des sables, op. cit*.) écrit : « El Ouatia ! Au milieu d'un cirque de basses collines tabulaires, une cuvette large d'un kilomètre que traverse un oued de poudre brûlante et que parsèment des touffes d'arbustes plantées chacune sur un cône de sable comme sur un pié­destal. Partout de petites dunes, mouvements de terrain tout juste suffisants pour interdire tout horizon et dissimuler toute approche. C'est là près des deux puits de Bir el-Oti, bâillant au ras même du sol, que la caravane de Morès s'est arrêtée dans la matinée du 3 juin. El Ouatia ! A travers un léger brouillard de poussière qui rend l'air irrespirable, les rayons du soleil jettent sur ce canton réservé du désert une lumière d'un roux livide, une funèbre lumière d'orage. » Dans l'après-midi, Abd el-Hack et les guides partis la veille à la recherche de l'eau, rejoignent le campement. Ils ne sont pas seuls. Un Targui les accompagne qui, dès son arrivée, se dirige vers El Hadj Ali avec lequel il échange de grands saluts. -- Tu connais ce Targui ? demande Morès à El Hadj Ali. -- Oui, oui, depuis toujours. C'est un bladi (un compa­triote). Il est de Ghadamès comme moi. Il s'appelle Bechaoui ben Chaffaou et c'est un grand chef Ouraghen. -- Qu'est-ce qu'il nous veut ? -- Rien. Il est avec ses hommes dans un pâturage tout près d'ici. Mais peut-être tu peux lui demander des chameaux... Ce ne sont pas des chameaux que propose Bechaoui ben Chaffaou mais carrément, si l'on en croit les traductions d'Abd el-Hack le tordjman, une aide militaire : -- Il dit comme ça : tu lui donnes des fusils et il vient avec toi pour faire la guerre aux Anglais. Mais, bientôt, Bechaoui ne s'exprime plus en arabe mais en tamachek. 105:322 -- Parle arabe, je ne te comprends plus, lui dit Abd el-Hack. -- Ça ne fait rien, intervient alors El Hadj Ali. Moi je comprends ce qu'il dit, je vais traduire. -- Eh bien, dis-lui qu'il nous loue des chameaux et qu'il nous conduise à Ghât chez Inquedassen, le cheikh des Azd­jer, intervient Morès exaspéré par ces palabres. El Hadj Ali s'adresse alors directement à Bechaoui. Pour lui dire, en présence même de l'homme qu'il s'apprête à trahir : -- C'est lui le roumi que je dois emmener vers la mort, les « gouvernants » m'ont demandé de le conduire à son malheur. -- Il a beaucoup d'hommes avec lui. -- Ils nous obéiront tous. Sauf Abd el-Hack, Ali ben Bessis et quelques serviteurs. Il faudra les tuer. Maintenant, il faut promettre à Morès que tu vas lui donner des cha­meaux pour remplacer ceux de Gabès. Il renverra alors les chameliers. Cela fera des témoins en moins. Bechaoui se tourne vers Abd el-Hack et, dans un arabe un peu hésitant : -- Dis à ton maître que je peux lui louer autant de chameaux qu'il veut. Combien il paie ? Suit alors une longue conversation, un de ces marchan­dages serrés que l'on appelle justement, en arabe, une dis­cussion de marchands de chameaux. L'accord est finalement conclu et Morès s'en montre satisfait. Ali ben Bessis, moins : -- Méfie-toi de Bechaoui. Je le connais. C'est un Targui dont les Touareg eux-mêmes ne veulent pas. Méfie-toi... -- Ne t'inquiète pas. Bechaoui est un Targui de grande tente. Il ne saurait trahir. Il n'empêche que, ce soir-là, après avoir dit à haute voix au chef chamelier qu'il n'était pas besoin de placer des sen­tinelles -- « Nous sommes avec les Touareg, nous n'avons plus rien à craindre » -- Morès le rappellera discrètement : 106:322 -- Place des hommes autour du camp et près de ma tente. -- C'est déjà fait, lui répond le *bach-hamar.* Le 4 juin, Morès écrit au lieutenant Lebœuf. Elle est datée de Mechiguig. « Le guide Bechir de Sinaoun, explique Droulers, a fait croire à Morès qu'on est à Mechiguig, tromperie facile, car Mechiguig n'est pas un village, et res­semble à El Ouatia : sept palmiers autour d'un puits. » « Mon cher lieutenant, « Hier, 3 juin, nous avons rencontré les Touareg Azdjer. Il y a près d'ici trente tentes sous les ordres du chef Amich Haouai. « Nous avons traité avec lui pour le transport de nos bagages d'ici à Ghât. « Les chameaux de la côte ne peuvent aller plus loin. « Il faudra mettre, près de Djenaïen, un bordj commercial où le transport des marchandises se fera des chameaux arabes aux chameaux touareg. « Notre guide de Sinaoun nous a trahis et a cherché à nous perdre et à éreinter nos chameaux pour nous mettre entre les mains de ses compères de Sinaoun. Nous avons pu parer le coup après une marche forcée. Il faut multiplier les points d'eau jusqu'à Djenaïen et, à partir de là, consigner aux Azdjer. « Les Touareg sont de véritables hommes... Leur chef m'accompagne à Ghât. « Nous avons eu de nombreux incidents, une alerte. Les hommes se sont bien montrés, à l'exception de quelques grognards systématiques. « Il fait chaud, mais avec de l'hygiène et de bonnes tentes c'est supportable. Il faut marcher presque à jeun, avec un déjeuner de lait ou un peu de riz. Beaucoup de jus de citron pour couper l'eau... le soir un bon repas. « Je pense arriver à traiter facilement avec les Touareg à Ghât. *Ils ont le traité Polignac et se reconnaissent liés par lui.* « J'espère être à Ghât le 20 ou le 25 au plus tard. Les Touareg ont promis leurs chameaux pour ce soir 4. Départ après-demain. « Les gens de Sinaoun marquent mal et ne paraissent pas pouvoir assurer les transports... » 107:322 Dans la même lettre, Morès, sûr de partir le 6 au matin, demande à Lebœuf d'envoyer au colonel de Labonne, à Tunis, un télégramme ainsi conçu : « Rencontré Azdjer, parti avec eux pour Ghât. Tout va bien. » Le même jour, Morès convoque le chef des chameliers de Gabès, lui paie son dû, celui de ses hommes, et le ren­voie vers la côte. Il renvoie également avec les chameliers les huit guides de Nefzaoua. Le mandat de ces derniers expire à la frontière tunisienne. \*\*\* Désormais Morès est seul avec les Touareg. A ses côtés, les fidèles Ali ben Bessis et Abd el-Hack sont une bien mai­gre escorte... Le 5 juin, au matin, les chameaux promis par Bechaoui ne sont toujours pas arrivés. Le camp est, en revanche, paci­fiquement envahi par les gens du Targui. Hommes, femmes et enfants arrivent par petits groupes. Bechaoui viendra mê­me présenter une fillette de sept ans au regard effronté et enfantin tout à la fois : -- C'est ma fille, dit le Targui. « C'est le dernier rayon de joie pour ses yeux et pour son cœur, une fleur dans le désert, une innocence dans la troupe de forbans qui grouillent autour de lui », écrit Drou­lers. « Quelle pensée délicate avait dicté ce geste au rude Bechaoui ? ajoute Thérol. Avait-il songé que le roumi perdu dans les solitudes sahariennes aurait plaisir à voir un bel enfant, lui qui en avait laissé trois en France ? » Mais cet épisode charmant -- on se prend en photogra­phie, une carabine à répétition est offerte à Bechaoui -- ne fait pas oublier à Morès le but de sa mission. -- Et ces chameaux, dit-il à Bechaoui, c'est pour aujour­d'hui ou pour demain ? -- Ils arrivent, ils sont en route pour nous rejoindre. 108:322 Le 6 juin, ce ne sont pas les chameaux promis par Bechaoui qui se présentent au camp de Morès mais un *guich* de six Chaamba à la mine patibulaire. Leur chef, El Kheir se dirige vers Morès : -- Je sais que tu cherches des chameaux. Je viens te louer les nôtres. -- Je t'en remercie, lui répond Morès. Mais j'ai déjà passé accord avec Bechaoui. Ali ben Bessis glisse à Morès : -- Méfie-toi aussi de cet homme. Il s'appelle El Kheir ben et Kader. Il est capable de tout. Et surtout des pires choses malgré son nom qui, dans ta langue, veut dire « meil­leur » ou « abondance »... El Kheir a repris : -- Tu préfères traiter avec des Touareg plutôt qu'avec des Chaamba ? Tu as tort. Ils te conduisent à la mort. -- Et pourquoi devrais-je vous faire confiance, à vous ? -- Parce que nous sommes des hors-la-loi et que nous voulons faire notre paix avec les Français. -- Eh bien je parlerai pour vous aux autorités. Mais je ne puis reprendre ma parole aux Touareg. -- Alors donne-nous de l'argent, on a fait une longue route pour te rencontrer. C'est au tour de Bechaoui d'intervenir : -- Le Français ne vous doit rien. Maintenant vous arrê­tez les chicayas ou je m'occupe de vous. Les Chaamba n'insistent plus et, grommelant insultes et menaces, vont s'installer à proximité du camp où Morès leur fait servir à manger. Curieusement les hommes d'El Kheir et ceux de Bechaoui, qui ont tout pour se haïr, fra­ternisent et se livrent à de mystérieux conciliabules. Ce qu'ils se sont dit ce soir-là ? On a pu le reconstituer grâce au témoignage de l'un des témoins des événements tragiques. 109:322 *El Kheir à Bechaoui *: « Pourquoi ne l'as-tu pas encore tué ce chien de roumi ? Si c'était moi... » *Bechaoui *: « Je ne veux pas le tuer. Je veux seulement ses marchandises et son argent. » *El Kheir *: « Tu veux épargner un infidèle ? » *Bechaoui *: « Ce n'est pas un ennemi de l'Islam. » *El Kheir *: « C'est un Français. Comme tous les Français, il vient prendre le plan du pays sur un papier. Après, ses amis viendront avec des fusils pour s'emparer du pays. Si c'est ce que tu veux, ne tue pas le roumi... » *Bechaoui *: « Les Français sont nos maîtres. Moi, je suis targui et j'obéis à mes chefs. S'ils me disent de tuer ce roumi, je le ferai. » *El Kheir *: « Je crois que tu as peur de lui ! » *Bechaoui *: « Et toi, tu n'en as pas peur ? » *El Kheir *: « Non. Le cheikh de Guemar nous a fait dire qu' « ils » ont donné l'ordre de le tuer. Nous devions le tuer à Berresof mais il n'est pas venu. C'est pour cela que nous t'avons rejoint. Cet homme nous appartient. Il nous a été livré par les siens. » *Bechaoui *: « C'est à nous qu'il appartient. Il est sur notre sol. Le caïd de Nefzaoua nous l'a livré. » *El Kheir *: « Alors tue-le et cesse de geindre comme une vieille femme ! » Le reste ne sera plus qu'une question d'organisation. « Je choisirai l'heure quand le tuer, a fini par dire Bechaoui à El Kheir. Fais-moi confiance. » Mais El Kheir s'impa­tiente : -- Il faut tuer son interprète, ses domestiques Ahmed et Mohammed, son ami Chambi Ali ben Bessis. Dès cette nuit ! -- Tu es un fou, El Kheir ! Tu crois que le roumi se laissera surprendre si on lui tue les hommes de son entou­rage ? Laisse-moi faire. Le 7 juin, El Hadj Ali vient voir Morès : -- Il faut que tu renvoies Ali ben Bessis. C'est un Cham­bi et les Touareg ne l'aiment pas. Ils ont dit que si tu ne le renvoyais pas, ils finiraient par le tuer. Morès n'hésite pas. Il convoque Ali ben Bessis : 110:322 -- Pars dès aujourd'hui, mon ami. Les Touareg te veu­lent du mal et je ne souhaite pas qu'il t'arrive malheur. -- Moi parti, tu seras seul avec ces chiens. Mais je t'obéis. Donne-moi une lettre pour expliquer que c'est bien toi qui m'as demandé de partir. Morès lui fera cette lettre. Et il lui en confiera une autre pour le lieutenant Lebœuf. Elle est datée du 7 juin 1896. Ce sera la dernière. « Mechiguig, 7 juin 1896. « Au lieutenant Lebœuf, Kebili. « Mon cher lieutenant, « Je pense partir demain matin avec les Touareg après une semaine d'incidents. « Les Chaamba ont joué un drôle de rôle et ont cherché aujourd'hui à exciter une bagarre après avoir mangé notre pain. Je ne serai pas étonné qu'ils soient envoyés par quel­qu'un de Ghardaia. « Il y a là-dessous, quelque chose de louche. En tout cas, s'ils veulent rentrer, il vaut mieux les accueillir, car ici ils mettent le désordre et fermeront la route si on ne les tue pas. « Je renvoie le guide Ali Ben Bessis. Les Touareg disent qu'il est un espion et le tueraient. Ce sont des hommes étonnants. Ils viennent de l'Asie, certainement, et sont de race militaire admirable. J'espère les diriger dans une voie utile pour la France. « Je suis très content du marchand, de l'interprète et des domestiques. Malgré beaucoup de petits ennuis, tout va bien. Il y a moyen de prendre ces gens-là. Les femmes et les enfants viennent au camp, ce qui est bon signe. « Le chef a amené sa petite fille, une petite bonne femme de huit ans ravissante. Nous avons fait son portrait. Elle est déjà coquette au possible. « Les Azdjer m'ont déjà dit : Donnez-nous des fusils et nous irons chercher les Anglais chez eux. L'avenir nous réserve peut-être des surprises. « Amitiés à tous. Morès. » \*\*\* 111:322 Le 8 juin, en se réveillant, Morès s'aperçoit qu'on lui a volé son chameau, un superbe méhari blanc. Bechaoui est formel : -- Ce sont les Chaamba qui te l'ont volé. Mais je vais les retrouver et ramener ton chameau. Dans la matinée, neuf esclaves noirs arrivent avec quel­ques maigres chameaux. Morès se fâche : -- Ce sont là les bêtes promises ! Elles sont encore plus épuisées que celles que j'ai renvoyées à Gabès ! Et ce harnachement... Bechaoui proteste : -- Non, ce sont de bonnes bêtes. On peut partir dès demain, si tu veux. -- Départ demain. A l'aube. Veille à ce que tout soit prêt. En se retirant dans sa tente, Morès note sur son journal de bord : « *El Ouatia, 8 juin. Demain, départ.* » Cette nuit-là, alors que le roumi dort d'un profond sommeil, trois Chaamba se glisseront sous la tente. Qui les retiendra de frapper ? Ils se contenteront de voler une caisse qui contient des documents, croyant emporter une malle pleine d'or. Furieux, El Kheir, son frère Cheikh, son neveu Hamma ben Cheikh, déchirent les documents et les dispersent aux quatre vents. Le 9 juin, Morès se lève vers cinq heures du matin. Il constate la disparition de la caisse. Aux alentours de la tente, découvrant les papiers épars, il comprend soudaine­ment qu'il n'est plus possible de continuer dans de telles conditions. Aussi, quand Bechaoui, plus servile que jamais se présente devant lui pour annoncer que « tout est prêt » : -- J'ai changé d'avis. Nous n'allons plus à Ghât. Nous remontons vers le nord à Sinaoun. Là, je rachèterai des vivres et, si Dieu veut, nous reprendrons notre route. 112:322 Bechaoui ne dit rien. Mais il sait maintenant que le roumi se méfie. Sinaoun n'est qu'à huit kilomètres et le cheikh de cette bourgade, qui a reçu des cadeaux de Morès (des cotonnades), n'acceptera jamais qu'un tel meurtre soit commis dans sa ville. A sept heures du matin, la caravane est prête à partir. -- Où est mon méhari blanc ? demande Morès. -- Bechaoui est parti le chercher. Il t'envoie cette cha­melle en attendant. Morès regarde la monture que lui présente un certain Karoud qui a le plus beau visage de faux témoin qui se puisse concevoir. C'est une vieille carne malingre et, qui plus est, méchante comme un âne noir. Morès ne dit rien, se hisse sur son dos et donne le signal du départ. C'est un convoi hétéroclite, très « Salammbô », qui se dirige ce matin-là vers Sinaoun. Joseph Thérol écrit : « En avant, rangés sur une ligne, flanqués à gauche par les Touareg noirs et à droite par les nègres d'El Hadj Ali, les quarante chameaux démarrent dans une nuée de poussière en direction du Sud-Est, vers le carrefour où le chemin Kebili-El Ouatia rejoint, à trois kilomètres de là, la piste Sinaoun-Ghadamès. A cinquante mètres en arrière, Morès que précède Abd el-Hack et qu'entourent ses deux serviteurs désarmés. » Et Droulers : « La caravane marche dans l'ordre suivant : la bande des Touareg Ifogha, les Chaamba avec leurs femmes, les Azdjer avec leurs serfs, les nègres conduisant les chameaux, le Gha­damésien El Hadj Ali et ses trois domestiques, l'interprète Abd el-Hack et les deux serviteurs du marquis. » Vers 8 heures du matin, alors que le paysage a changé et que l'on s'engage dans une zone de tamarins et de gué­tofs aux épines redoutables, six hommes se portent à hau­teur de Morès. A sa droite, trois Chaamba : El Kheir, Cheikh et Hamma ben Cheikh. A sa gauche, trois Toua­reg : Ikhenoukhen, Yedda ben Henna, Bechaoui. Ils ont décidé d'agir vite. Ils mettront plus d'une heure à se décider. Retenus encore par la crainte de cet homme seul et qui ne semble craindre personne. 113:322 A 9 heures, alors que la caravane s'engage vers Sinaoun, Bechaoui passe à l'attaque. Il s'empare de la carabine de Morès tandis que les Chaamba serrent de près la monture du marquis. La chamelle trébuche, entraînant dans sa chute Morès mais aussi les chameaux des assaillants. Une jambe coincée sous sa monture, Morès reçoit en pleine tête un coup de sabre porté par Yedda ben Henna. Le chapeau de feutre amortit le coup et, tout à coup, c'est un Morès formidable et sanglant qui se relève, revolver au poing. Une seule balle. Yedda s'écroule. Tué net. Deux autres coups de feu : Karoud et un Chambi mordent à leur tour la poussière. Cette résistance inattendue fait reculer les autres assail­lants. Deux Touareg tentent un assaut. Morès les étend. Raides morts. Dans le même temps, il s'est dirigé vers un ^e^ita (une sorte de jujubier) et, appuyé contre l'arbuste, attend. Encerclé par les assassins, Morès entendra encore son interprète Abd el-Hack qui hurle de terreur : -- Ne me tuez pas, ne me tuez pas, je suis musulman comme vous. El Kheir, je te dirai où est l'argent, tu seras riche, sauve-moi... Les cris d'Abd el-Hack se changent bientôt en un long hurlement. Bechaoui, craignant qu'El Kheir soit sensible au marchandage, a égorgé l'interprète. Mohammed le Kabyle fidèle et Ahmed le Biskri ont déjà subi le même sort. Ils sont maintenant cinquante à encercler Morès. De temps à autre, ils tirent en sa direction, sans viser vraiment de peur d'être cueillis par une balle s'ils sortent trop la tête. Un Targui tente un assaut. Morès lui fait face, vise posé­ment, l'abat. A dix heures du matin, El Hadj Ali, protégé par un bout d'étoffe blanche nouée autour d'une lance, s'avance jusqu'à Morès. -- Que veux-tu, traître ! -- Parler avec toi. Tu ne peux pas t'échapper, il y a trop de guerriers autour de toi. J'ai parlé à Bechaoui. Il est d'accord pour que je t'emmène jusqu'à Ghât. 114:322 -- Après avoir essayé de me tuer ? -- Il s'est disputé avec El Kheir. Il déteste les Chaamba, tu sais. Il dit que lui ne voulait pas te tuer. -- Je n'ai pas confiance. Ni en Bechaoui, ni surtout en toi. -- Tu as tort. Tu n'as rien à boire. Tu n'as presque plus de munitions... Demande l'aman. -- Jamais ! -- Alors tu es un homme mort. Adieu ! Le traître n'a pas eu le temps de se relever que Morès l'a empoigné et jeté au sol. -- Oh non, pas adieu, El Hadj ! Tu restes avec moi. Tu es un traître, te voilà devenu otage. Si je meurs, tu meurs. De longues minutes s'écoulent. Les assassins se livrent à des simulacres d'assaut, ne dépassant pourtant jamais les dunes qui les protègent du feu de ce diable de Français. Profitant d'une de ces diversions, El Hadj Ali se redresse d'un bond et se met à courir vers ses complices. Il ne fera pas dix mètres. Comme à l'exercice, Morès le « sèche » d'une balle dans les reins. Il est une heure de l'après-midi. Morès, sans chapeau, ressent douloureusement les effets d'un soleil de feu. Tour­nant autour de son arbuste, il ne peut relâcher une seule seconde son attention. « Tout brûle, écrit Thérol. Les feuilles que replie la souffrance sont autant de flammes ; l'arène crépite, gigantesque brasier qui, sous les pieds acharnés des lutteurs, vomit vers le ciel en feu ses graviers comme des braises. Tout grille, tout flamboie. Morès vacille. » Tenir. Tenir encore. Tenir jusqu'à la nuit... Épuisé, Morès s'est agenouillé un instant contre le jujubier. Tenir. Ne pas s'évanouir. Garder les yeux ouverts... El Kheir et l'un de ses hommes, Maamar, ont réussi à ramper de dune en dune, de buisson en buisson. Ils sont à quelques mètres du héros. Morès les a-t-il entendus venir ? Il regarde devant lui. Ils sont derrière. El Kheir tire à bout portant et touche Morès au flanc droit. 115:322 Maamar tire à son tour et le frappe en pleine nuque. Morès ne tombe pas. Il reste agenouillé contre l'arbuste. Effrayés, El Kheir et Maa­mar reculent. Mais le roumi ne bouge plus. Il doit être mort, cette fois. En hurlant, El Kheir bondit et plonge son poignard entre les deux épaules de Morès qui, dans un der­nier réflexe, se dresse légèrement et, le doigt crispé sur la détente du revolver d'ordonnance, tire une dernière fois. En hurlant de joie, les Touareg accourent à la curée. Comme Morès respire encore, les « courageux fils du dé­sert » l'achèvent à coups de sabre... El Kheir, toujours pra­tique, détache la ceinture qui enserre la taille du héros fou­droyé. Il y trouvera quatre-vingts louis d'or. Les femmes et les enfants, qui poussent des « you-you » stridents sont alors conviés au pillage de la caravane. Drou­lers : « Les chameaux sont déchargés. Les caisses sont ran­gées et dévissées. On en retire des étoffes, des instruments de musique, des miroirs, des bougies, de la bimbeloterie, de la verroterie, des choses brillantes. Tout ce qu'il faut pour ces peuples-enfants. Voici des appareils et des plaques de photo­graphie. On les brise en mille morceaux. Des papiers, on les déchire. Des armes blanches, des fusils, soigneusement embal­lés, on se les dispute. Il faut que les sages de la tribu inter­viennent pour que le partage du butin s'effectue suivant les rites. Les meurtriers reçoivent un cadeau supplémentaire, les traîtres sont gratifiés en espèces ou en nature et les chefs s'attribuent le morceau du lion. » \*\*\* Quelques jours plus tard, le jeune lieutenant du poste français de Debihat, voit arriver un homme manifestement épuisé : -- Je m'appelle Ali Smerli, j'étais le domestique d'Abd­el-Hack le *tordjman*. Je vais te dire comment ils ont tué El Sid (« Le Cid », le seigneur). Immédiatement, le lieutenant télégraphie la nouvelle à Gabès et à Tunis. Une semaine se passe sans que personne ne bouge. Le lieutenant Lebœuf recevra même un télégramme lui interdisant formellement d'aller à la recherche du cadavre. 116:322 Passant outre, Lebœuf enverra deux de ses hommes, Saïd ben Naceur et Amor ben Abd et Meliek jusqu'à El Ouatia. Ils y parviennent le 27 juin. Les deux hommes vont immédiatement trouver les corps de Morès et d'Abd el-Hack. Les cadavres jetés à dos de chameau, Saïd et Amor reviennent à marche forcée vers Kebili où les attendent Lebœuf, Van Driesche, le docteur Saint-Paul. C'est lui qui procédera à l'identification de Morès. Et lui, encore, qui aura la tâche de compter ses innombrables blessures. Le lieutenant Lebœuf, lui, a du mal à cacher ses larmes. A Paris, une femme et trois enfants ne cachent pas les leurs. Et des phrases tournent dans leur tête. « Si je m'arrê­tais vous auriez pour moi peu de considération et les jeunes n'auraient plus personne pour regarder en haut » ; « Je ne puis voir clairement dans l'avenir. Il sera grand ou terrible­ment triste »... Louis de Morès serre sur son cœur une lettre chiffonnée à force d'avoir été lue : « *La vie est un voyage et un combat. La vie éternelle est le but, la vie humaine une épreuve et un moyen. Il y a deux armes pour la traverser : le travail et la prière... Souviens-toi qu'en cherchant envers et contre tout la justice et la vérité, tu te rapproches de Dieu.* » Gardez ceux qui vivent. Quant à leur père, recevez l'âme, Seigneur, si c'en est fait du corps... (*A suivre*.) Alain Sanders. 117:322 ### Il y a cent ans : L'entrée au Carmel de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus par Jean Crété LE 9 AVRIL 1888, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus entrait au Carmel de Lisieux. Cette date marque le partage en deux époques de la courte vie de sainte Thérèse : quinze ans et trois mois de vie dans sa famille ; neuf ans et demi de vie religieuse au Carmel. La vie de Thérèse ne peut être dissociée de la vie de sa famille. Ses parents étaient de grands chrétiens et ses quatre sœurs se firent, comme elle, religieuses. La mort prématurée de madame Martin (28 août 1877) contraignit les aînées à retarder leur entrée au Carmel. Pauline, que Thérèse avait choisie comme seconde mère, y entra le 2 octobre 1882, à l'âge de vingt et un ans. Cette entrée fut une grande épreuve pour Thérèse qui avait alors à peine dix ans. L'aînée, Marie, se sacrifia et n'entra au Carmel que le 15 octobre 1886, à l'âge de vingt-six ans et huit mois. 118:322 A cette date, Thérèse avait près de quatorze ans, Céline en avait dix-sept et demi ; Léonie en avait vingt-trois. Mais, huit jours avant l'entrée de Marie au Carmel, lors d'un voyage de la famille à Alençon, Léonie entra chez les clarisses où elle fut admise et revêtue de l'habit religieux le jour même. Cette admission, dont Marie se montra fort mécontente, n'était pas seulement im­prudente, elle était irrégulière, en opposition à des règles que nous aurons à exposer plus bas à propos de Thérèse elle-même. Heureusement, Léonie ne put supporter l'observance des clarisses et elle rentra dans sa famille le 1^er^ décembre 1886. Le 16 juillet 1887, Léonie entra à la Visitation de Caen ; sa santé la contraignit d'en sortir le 6 janvier 1888. Elle était donc dans sa famille lors de l'entrée de Thérèse au Carmel. Après la mort de son père (29 juillet 1894), Léonie entra de nouveau à la Visitation de Caen et alors elle put y rester. Thérèse désirait depuis longtemps le Carmel ; mais elle était affligée d'une sensibilité excessive, entraînant des crises de larmes répétées. Dans la nuit de Noël 1886, elle reçut une grâce qui la délivra définitivement de cette sensibilité excessive. Dès lors, elle pensa à entrer au Carmel à quinze ans ; ce qui n'est pas aussi extraordinaire qu'on pourrait le croire. L'Église admet l'entrée en religion à quinze ans, et cela se pratiquait en Italie dans un passé encore récent. Mais en France, au XIX^e^ siècle, la tendance était d'attendre dix-sept ou dix-huit ans pour l'entrée en religion. Thérèse réfléchit et pria beaucoup. Le 29 mai 1887, jour de la Pentecôte, elle demanda à son père la permission d'en­trer au Carmel à quinze ans. Monsieur Martin, après quel­ques objections, donna son consentement. Céline avait consenti à laisser Thérèse entrer en religion avant elle. Selon l'usage de cette époque, Thérèse devait obtenir aussi la per­mission de son oncle maternel, M. Guérin. C'est seulement le 8 octobre que Thérèse lui en parla. M. Guérin s'y opposa d'abord, puis réfléchit, et, quinze jours plus tard, il accordait son consentement. 119:322 Ses sœurs carmélites, surtout Marie, firent des objections, puis finirent par admettre le désir de Thérèse. La Mère Marie de Gonzague, prieure du Carmel, n'y était pas opposée. Mais, dès la première ouverture, l'abbé Dela­troëtte, curé de Saint-Jacques de Lisieux, supérieur ecclésias­tique du Carmel, déclara qu'il n'admettrait pas Thérèse avant l'âge de vingt et un ans. L'Église, dans sa sagesse, impose aux monastères de moniales soit un supérieur ecclésiastique, choisi par l'évêque, soit un supérieur régulier choisi, avec le consentement de l'évêque, dans la branche masculine de l'Ordre. Le consentement du supérieur est absolument requis pour l'entrée en religion, la prise d'habit et les vœux. Dans les trois cas, le supérieur (ou l'évêque lui-même) doit exami­ner la jeune fille et s'assurer qu'elle agit librement. Faute de ce consentement et de cet examen, les vœux sont nuls. Thérèse eut connaissance, le 25 octobre 1887, de l'oppo­sition du supérieur. Elle lui rendit visite en compagnie de son père. Le supérieur les reçut très froidement, persista dans sa résolution mais ajouta : « Toutefois, je ne suis que le délégué de Monseigneur ; s'il donne son consentement, je n'ai plus rien à dire. » Thérèse demanda donc audience à Mgr Hugonin, évêque de Bayeux, qui l'avait confirmée le 14 juin 1884. L'audience fut accordée pour le 31 octobre 1887. M. Martin accompagna sa fille. Mgr Hugonin les reçut en compagnie de son vicaire général, M. Révérony. L'un et l'autre firent des objections, mais sur un ton cordial, et l'évêque conclut qu'il lui fallait d'abord consulter M. Dela­troëtte. « Vous recevrez ma réponse en Italie », ajouta-t-il. En effet, Thérèse, qui n'avait jamais quitté la Normandie, était sur le point de faire le seul grand voyage de sa vie : le diocèse de Coutances ayant organisé un pèlerinage à Rome, des pèlerins du diocèse de Bayeux s'y joignirent, sous la direction de M. Révérony. M. Martin s'y était inscrit avec Céline et Thérèse. Le vendredi 4 novembre 1887, tous trois partirent pour Paris où ils passèrent trois jours. Thérèse visita avec émotion le sanctuaire de Notre-Dame des Victoires et put y remercier la Sainte Vierge de son sourire du 13 mai 1883, qui l'avait guérie d'une maladie étrange et très péni­ble : grâce accordée à la suite d'une neuvaine à Notre-Dame des Victoires. 120:322 Pendant tout le pèlerinage à Rome, Thérèse voyait bien que M. Révérony l'observait. M. Martin avait dit à Mgr Hugonin et à M. Révérony que Thérèse demanderait à Léon XIII lui-même la faveur d'entrer au Carmel à quinze ans. L'audience pontificale eut lieu le dimanche 20 novem­bre 1887 ; les pèlerins avaient assisté à la messe du pape, suivie d'une messe d'action de grâces. Ceux qui avaient communié, et le pape lui-même, étaient donc à jeun. M. Révérony s'était placé à la droite du pape ([^59]), et il fit dire qu'il défendait de parler au pape, afin de ne pas prolonger l'audience. Thérèse regarda Céline qui lui dit : « Parle ! » Dès qu'elle fut à genoux devant le pape, Thérèse lui dit : « Très Saint Père, j'ai une grande grâce à vous demander. Très Saint Père, en l'honneur de votre jubilé, permettez-moi d'entrer au Carmel à quinze ans. » Léon XIII regarda M. Révérony en disant : « Je ne comprends pas très bien. » -- « Très Saint Père, lui répondit M. Révérony, c'est une enfant qui désire entrer au Carmel à quinze ans, mais les supérieurs examinent la question en ce moment. » Léon XIII se retourna vers Thérèse et lui dit : « Eh bien, mon enfant, faites ce que les supérieurs vous diront. » Thérèse, appuyant les mains sur les genoux du pape, insista : « Oh, Très Saint Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien. » -- « Allons, allons, lui répondit Léon XIII, vous entrerez si le Bon Dieu le veut. » A ce moment, les gardes-nobles et M. Révérony lui-même relevèrent Thérèse et elle dut s'éloigner. 121:322 Elle avait fait tout ce qu'elle avait pu. Dans la suite du pèlerinage, M. Révérony continuait à observer Thérèse. A Assise, le 24 novembre, Thérèse perdit sa ceinture ; il lui fal­lut du temps pour la retrouver et elle fut contrainte de demander à M. Révérony de la prendre dans sa voiture. Le vicaire général se montra très aimable envers elle. Une autre fois, Thérèse se trouva en omnibus avec M. Révérony qui lui promit de faire tout ce qu'il pourrait pour la faire entrer au Carmel. La cause était donc gagnée. A son retour à Lisieux, le 2 décembre 1887, Thérèse alla au Carmel et Pauline lui conseilla d'écrire à Mgr Hugonin. Thérèse écrivit le 16 décembre ; elle demandait à entrer au Carmel le jour de Noël, soit dix jours avant ses quinze ans. Le 1^er^ janvier 1888, elle reçut une lettre de Mère Marie de Gonzague, lui notifiant qu'elle avait reçu le 28 décembre la permission de Mgr Hugonin, mais qu'elle-même avait décidé de ne l'admettre qu'après le carême. Pâques était le 1^er^ avril en 1888. La fête de l'Annoncia­tion se trouvait reportée au lundi 9 avril : c'est ce jour qui fut choisi pour l'entrée de Thérèse au Carmel. La veille, avait eu lieu l'émouvant repas d'adieu. Le matin du 9 avril, après avoir assisté et communié à la messe au milieu de sa famille en pleurs, Thérèse, très émue mais maîtresse d'elle-même, franchissait la porte conventuelle. Elle ne devait plus sortir du Carmel. Dieu lui avait fait la grâce d'entrer en religion sans aucune illusion. Sa vie religieuse comporta deux périodes d'épreuve : l'une de cinq ans au début, l'autre d'un an et demi avant sa mort. Force est de constater que ces deux périodes coïncident avec les priorats de Mère Marie de Gonzague. Cette religieuse, qui fut six fois prieure, a été jugée sévèrement ; il ne faut rien exagérer. Elle était autori­taire et un peu fantasque, mais avait tout de même de sérieuses qualités. D'un point de vue plus élevé, on peut penser que la première période d'épreuve correspond à la nuit des sens et la seconde à la nuit de l'esprit, décrites par saint Jean de la Croix. 122:322 Le 22 mai 1888 eut lieu la profession de Marie, sous le nom de Sœur Marie du Sacré-Cœur. Le 23 juin, M. Martin était atteint d'une maladie qui comportait une déchéance mentale. Léonie et Céline soignèrent leur père jusqu'à sa mort. Thérèse prit l'habit le 10 janvier 1889 ; elle prononça ses vœux le 8 septembre 1890 ; c'étaient des vœux simples per­pétuels. Le Code de droit canon de 1917 a limité à un an la durée maxima du postulat, à dix-huit mois celle du noviciat, mais a institué trois années de vœux temporaires. D'autre part, la loi française ne reconnaissant plus les vœux depuis la Révolution, les moniales, en France, ne faisaient que des vœux simples. Pie XII a rétabli les vœux solennels et la consécration des vierges pour les moniales, même si la loi du pays ne reconnaît pas les vœux. Le 20 février 1893 avait lieu un chapitre d'élection ; la Mère Marie de Gonzague, ayant fait deux triennats de suite, n'était pas rééligible. Les carmélites élurent Pauline, qui devint ainsi prieure à l'âge de trente-deux ans, ce qui mon­tre en quelle estime elle était tenue. Les trois ans de priorat de sa sœur furent pour Thérèse une période de consolation. Thérèse avait le pressentiment, partagé par ses sœurs, qu'elle mourrait jeune. Et Pauline avait conscience que la vertu de Thérèse pourrait amener l'Église à s'intéresser à son cas. Elle ordonna donc à Thérèse d'écrire ses souvenirs. En un an, Thérèse rédigea le manuscrit qui va de sa petite enfance à son acte d'offrande à l'amour miséricordieux (9 juin 1895). M. Martin était mort le 20 juillet 1894. Le 14 septembre suivant, Céline entrait au Carmel et elle y fit profession le 24 février 1896. Le 21 mars avait lieu un nouveau chapitre d'élection. Mère Marie de Gonzague et Pauline étant toutes deux éligibles, le chapitre se partagea. Mère Marie de Gon­zague ne l'emporta que de quelques voix. Du 13 au 16 sep­tembre, Thérèse écrivit une longue lettre à sa sœur aînée Marie. Sa dernière épreuve était commencée : dans la nuit du jeudi au vendredi saint (2-3 avril 1896), Thérèse avait vomi du sang. 123:322 Elle était atteinte de la tuberculose, maladie alors incurable. C'est vers cette époque que le professeur allemand Koch découvrait le bacille qui provoquait la tuber­culose. Il fallut une trentaine d'années de recherches avant que les professeurs français Calmette et Guérin ne mettent au point le vaccin appelé B.C.G. (bacille Calmette-Guérin), qui a fait disparaître ce terrible fléau. Thérèse parle des soins coûteux qui lui furent prodigués. Ces soins ne pouvaient que soulager un peu la malade. A cette tuberculose qui évolua rapidement se joignaient, pour Thérèse, des épreuves spirituelles très pénibles : le ciel lui paraissait fermé ; il lui fallait faire des actes héroïques de foi, d'espérance et de charité, sans aucune consolation spiri­tuelle. Le 3 juin 1897, alors que l'état de Thérèse était très grave, Mère Marie de Gonzague, à la demande de Pauline, lui ordonna de continuer l'histoire de sa vie. Thérèse rédigea donc son troisième manuscrit, qu'elle dut interrompre le 11 juillet, à l'infirmerie où on l'avait installée le 8 juillet. Le 30 juillet, elle recevait l'extrême-onction ; le 19 août, elle communiait pour la dernière fois, et le 30 septembre, elle mourait, sans aucune consolation sensible, en disant « Mon Dieu, je vous aime. » Pauline utilisa les trois documents écrits par sa sœur, en les modifiant un peu et en les complétant, pour composer l'*Histoire d'une âme,* qui parut en 1898 et connut un succès prodigieux. En quelques années, c'est par millions d'exem­plaires que l'*Histoire d'une âme* se répandit dans le monde entier. La cause de béatification, rapidement introduite, fut instruite en une vingtaine d'années. Toutes les règles établies par Urbain VIII furent rigoureusement respectées. Pie XI béatifia Thérèse en 1923 et la canonisa en 1925. Il la déclara patronne des missions : Thérèse avait offert ses prières et ses souffrances pour les missionnaires. 124:322 En lui donnant le même titre qu'à saint François Xavier, Pie XI attestait qu'une reli­gieuse cloîtrée, fidèle à sa vocation, sauvait les âmes, autant qu'un grand prédicateur. C'est un des aspects les plus émouvants de la communion des saints. En 1944, Pie XII l'a déclarée patronne secondaire de la France. Jean Crété. 125:322 ### Puissance active de la Résurrection par Dom Gérard OSB Si, par une grâce rarement accordée, il était donné à l'homme de jeter un regard neuf, un regard déshabitué sur le mystère du Christ, ce regard s'arrêterait sur le seuil d'un mystère infi­ni, celui de l'Incarnation du Verbe et de ce qui en est le centre brûlant : l'union hypostatique. 126:322 Qu'un Dieu soit né sur notre terre, qu'il ait grandi, qu'il ait bu et mangé avec nous, comme nous, qu'il ait fini sa vie par un sacrifice sanglant par amour pour nous, il y a là quelque chose d'impossible, quelque chose d'épouvantable, une fo­lie de Dieu qui violente la raison humaine. On comprend le scepticisme des Grecs, habitués à voir le ciel de l'Olympe peuplé de dieux et de demi-dieux, retentissant de leurs aventures et souillé de leurs frasques ; on comprend la réponse ironique de l'Aréopage à la prédication de Paul : « *Nous t'entendrons une autrefois sur ce sujet !* » Mais ce mystère de l'Incarnation qui unit et réconcilie le ciel et la terre, Dieu et l'homme, la nature et la grâce, trouve son point de cristallisation suprême dans le sacrifice de la Croix à cet instant même où au sommet du Calvaire le Sauveur expire avec un grand cri, où le voile du Temple se déchire, où les morts -- déjà -- sortent de leur tombeau. Jésus crucifié au sommet du Calvaire, pacifiant par le sang de la Croix tout ce qui est au ciel et sur la terre, c'est là le signe par excellence où se reconnaissent les chrétiens. C'est cette Croix qu'on enseigne aux enfants et aux mourants à regarder, à baiser, à étreindre, elle est le signe qui remplit l'univers, où se révèle la véritable histoire de l'hu­manité, terreur des démons, réponse à nos angois­ses, clef mystérieuse et unique, seule capable de donner à l'âme l'intelligence de cet affreux laby­rinthe où siège le mal et son cortège de souf­frances. Parce qu'elle cristallise à elle seule le sang, les larmes, les supplices de l'Homme-Dieu, la Croix détient le plus grand secret de l'humanité de tous les temps, qui est l'amour infini de Dieu pour les enfants des hommes. 127:322 Elle est le signe d'une déli­vrance et d'une victoire unique dans le déroule­ment des siècles : malheur à celui qui rougirait de la Croix du Christ ! Saint Paul nous enseigne même à mettre en elle notre fierté et notre gloire ([^60]). C'est peut-être cela qu'il faudrait creuser pour en­trer dans la plénitude du mystère pascal, qui est Passion, Mort et Résurrection. \*\*\* La Croix n'est pas seulement le prix d'un ra­chat. Les hymnes de la Passion la comparent à un pilote qui ramène au port le navire naufragé. Les bras de la Croix, comparés à une balance, font basculer le monde ancien, le monde de l'exil et de l'attente, dans l'univers de la gloire. La Croix don­ne accès au sanctuaire céleste, elle fait de nous, comme le dit magnifiquement saint Paul, les hom­mes de la maison de Dieu et les concitoyens des saints. D'où cela peut-il venir ? Comment expli­quer que désormais de la cuve baptismale vont surgir les rejetons d'une race nouvelle ([^61]) ? Tout effet de sanctification ne peut évidemment venir que d'une cause divine : le Christ, Homme-Dieu, doué d'une puissance de rénovation d'une efficacité illimitée. Ce qui a peut-être été perdu de vue depuis les grands âges patristiques, c'est que la mort du Christ n'a pas seulement comme consé­quence la réouverture du paradis pour les derniers temps, comme si les mérites du Christ nous obte­naient un titre légal à entrer après la mort dans le paradis des élus. 128:322 La Révélation nous en dit davantage. D'où vient cette tendance lamentable à minimiser le don de Dieu ? Le sacrifice rédempteur a eu d'abord un effet sur la sainte humanité du Christ elle-même. Le Seigneur Jésus, nous dit saint Paul, est devenu esprit vivifiant, *spiritus vivificans.* Sa chair sacrée acquiert un pouvoir de rayonnement qui appartient en propre à la nature de son corps glorieux. La gloire de la Transfiguration au mont Thabor avait prophétisé en acte l'état futur de l'humanité glori­fiée. Saint Paul, pour montrer que notre cité se trouve dans les cieux, rappelle aux Philippiens que le Christ est doué d'une « puissance active » (*ener­geia*) par laquelle « il transformera notre corps de misère en le conformant à son corps de gloire » ([^62]). Aux Corinthiens il affirme que nous réfléchissons comme en un miroir (le miroir de l'âme) la gloire du Seigneur, et que nous sommes transformés en cette même image ([^63]). Non seulement le corps physique de Jésus-Christ est le sujet d'une trans­formation sans égale, mais il est doué d'un pouvoir qui s'étend sur le Corps mystique tout entier, pou­voir de rayonnement que les sacrements de l'Église vont pour ainsi dire mettre en acte. Dire que Jésus est notre rédempteur, c'est, d'a­près le sens purement étymologique, affirmer qu'il a payé le prix de notre rachat. Dira-t-on que l'idée de rédemption épuise à elle seule le mystère du salut ? 129:322 Un autre vocable vient compléter la notion de rachat : la médiation. Dire que Jésus est média­teur entre Dieu et les hommes c'est, dans le pro­longement de l'idée rédemptrice, affirmer que Jésus est, notre *medium,* notre milieu de vie, une sorte de biosphère divine d'où l'âme sortira régénérée, trans­formée et même, comme le diront hardiment les Pères, divinisée. C'est là le sommet indépassable que Dieu en sa sagesse infinie a voulu assigner à la sainte humanité du Verbe : la plus haute desti­née de l'Homme-Dieu, dont la réalisation devra absorber toute son activité, c'est l'intense glorifica­tion de Dieu dans son Corps Mystique. Voilà le statut nouveau, imprévisible, d'une humanité péche­resse introduite dans le Christ médiateur : jointe à lui comme les membres à son corps, elle participe en lui et par lui à la glorification de Dieu dans un sacrifice d'adoration et d'amour filial d'une valeur infinie. Prétendre que le salut de l'humanité consiste pour elle à être ravie de justesse à la bouche béante de l'enfer, avec la promesse d'une éternité qui ne serait que la multiplication à l'infini des aspirations naturelles au bonheur, serait rabaisser singulièrement le don que Dieu fait de Lui-même à sa création. Achèvement et béatification des créatures ne peuvent se comprendre qu'à travers la glorification de l'Homme-Dieu et par le pouvoir qui lui a été donné de les associer à la puissance de sa résurrec­tion ; 130:322 non pas, redisons-le, par un développement infini des germes de bonheur inclus dans notre nature, mais dans un rejaillissement de la grâce d'union, grâce divine inépuisable et infiniment mys­térieuse, communiquée aux créatures. \*\*\* Par là s'expliquent les expressions extrêmement vigoureuses de saint Paul au sujet du mystère du Christ, lorsqu'il cherche à « *connaître la puissance de sa résurrection* » ([^64]). Le latin porte : *virtutem resurrectionis ejus,* mais le mot *virtus* est lui-même la traduction du grec *dunamis :* puissance en mou­vement. La force de la résurrection du Christ est celle d'un tenseur d'une puissance infinie et d'une capacité universelle, à même d'atteindre toutes les créatures où qu'elles se trouvent. D'où l'importance pour l'ancienne théologie de la descente du Christ aux enfers. On verra comment tout homme bap­tisé, et même toute créature appartenant au cos­mos aveugle, reçoit proportionnellement, grâce à la « puissance active » de la résurrection, une onde sanctifiante émanée du rayonnement transfigurateur de l'Homme-Dieu. Cette doctrine devrait être aux yeux des chré­tiens d'une importance capitale. On observe en effet que lorsque nous parlons de la royauté du Christ, le champ de cette royauté a vite fait de se réduire à un territoire humainement visible et tra­duisible en langage quantitatif. On parlera ainsi d'une royauté sociale dont l'extension se trouvera mesurée par le zèle du ministère apostolique. Mais ceci est second. 131:322 Ce qui est premier, c'est l'être royal de Jésus en lui-même. Il faut prendre garde de ne pas rétrécir la royauté du Christ au point d'en faire uniquement une royauté de préséance ou même de commandement. La royauté du Seigneur est essentiellement mystérieuse, comme sa personne elle-même. Jésus règne d'abord par la puissance et le rayonnement transfigurateur de son corps glori­fié, au point que sur la terre, étant dans la condi­tion de voyageur (*viator*), le Christ retenait comme sous un voile les rais de lumière de sa divinité. Et le Thabor fut moins le théâtre d'un événement miraculeux que l'occasion d'un retour momentané à une situation normale : les fleuves de gloire de la divinité s'épanchent alors librement à travers la mince enveloppe de chair. La sainte humanité, après la résurrection, retrouvant le statut qui lui revient de droit, agit désormais comme un sacrement ma­jeur qui réalise en nous ce qu'il signifie et qui opère ce qu'il contient. « *Si seulement je touche son vêtement, je serai guérie* », disait l'hémorroïsse de l'Évangile ([^65]). « *Une vertu sortait de lui qui les gué­rissait tous* » ([^66]). A combien plus forte raison la puissance d'émanation des ondes célestes du Christ glorieux sera-t-elle à même de transformer notre être par le moyen des sacrements, ces sacrements n'étant eux-mêmes pour le Christ qu'un moyen de toucher notre humanité. On peut considérer l'effi­cacité souveraine des sacrements institués par le Christ comme une preuve de sa puissance royale déployée par la résurrection. 132:322 Au sujet de cette puissance sacramentelle, dom Vonier fait la remarque suivante : « Si nous devions interpréter tout ce que le Christ dit de son retour victorieux comme autant de prophéties de son avènement à la fin des temps, et rien de plus, notre sort de chrétien serait vrai­ment malheureux ; le sol manquerait sous nos pieds ; nous pourrions presque dire que l'espérance subsisterait sans la foi, car nous n'aurions pas invi­siblement de tout côté autour de nous la solide substance de notre libération surnaturelle. C'est vraiment le génie exclusif du Christianisme de pos­séder cette certitude. Tandis que l'oppression et la tribulation fondent sur nous, et que les puissances mauvaises sont déchaînées comme à l'heure des ténèbres, la victoire du Christ resplendit au milieu de toutes ces tristesses, non pas seulement l'espé­rance d'un renversement futur de conditions, mais une vision présente du royaume de gloire. » ([^67]) Il dit encore : « Ceux qui ont nié la puissance des sacrements de l'Église catholique ont renversé complètement le statut des communications de l'homme avec Dieu ; cette négation a détruit ce que nous aimons appeler « la Religion de la Vic­toire ». Mais cette victoire sacramentelle du Christ sur le péché ne doit pas être considérée comme un acquis, un état statique obtenu dans le passé. Elle est, nous l'avons dit, une vertu agissante. Écoutons saint Paul : « Plongés avec le Christ dans le tom­beau par le baptême, c'est en lui aussi que vous êtes ressuscités par la foi en l'activité de Dieu qui l'a ressuscité des morts. » ([^68]) 133:322 Par où l'on voit que la puissance victorieuse de la résurrection, en son mouvement propre, est bien une activité de Dieu, c'est-à-dire non pas une chose passée et éteinte, mais une puissance actuelle, une énergie divine qui, opérant dans le Christ, réalise également en nous ses membres, quoique dans une proportion différente, une transformation et une élévation merveilleuse de tout l'être. La seule condi­tion pour ce faire est de laisser le flot de lumière s'introduire dans l'âme pour s'y refléter comme en un miroir. Saint Paul en énonça le principe dans un passage célèbre qui est la plus belle évocation que l'on puisse faire de la vie contemplative « Pour nous tous qui, le visage découvert, réflé­chissons comme dans un miroir la gloire du Sei­gneur, nous sommes transformés en la même image, de plus en plus resplendissante, comme par le Sei­gneur, qui est esprit. » ([^69]) Cette œuvre opérée en nous par le Christ res­suscité et glorieux constitue l'accomplissement des promesses ; elle est la preuve que les promesses se réalisent. Comment ? Par le Christ qui mérite ainsi éminemment d'être appelé l'*Amen* de Dieu, le Oui de Dieu ([^70]). *Amen* signifie constatation, recon­naissance publique d'un authentique accomplisse­ment des prophéties. 134:322 Promesses de Dieu annoncées par les prophètes et qui se sont trouvées réalisées d'abord dans le Christ Jésus lui-même parce que, vainqueur de la mort, il est monté au ciel, retrou­vant la gloire qu'il avait auprès de son Père ([^71]) ; puis en nous qui sommes transformés à son image et qui disons à notre tour *Amen à* Dieu, c'est-à-dire « oui, les promesses se sont vraiment réalisées en nous ». En effet, Dieu nous a donné l'*onction* (du baptême), il nous a marqués d'un *sceau* (par l'ensemble des rites de l'initiation chrétienne) et il a mis dans nos cœurs les *arrhes de l'Esprit* (l'avant-goût du ciel). Il vaut la peine de lire ce passage triomphal de la II^e^ épître aux Corinthiens, chapi­tre I, versets 19 à 24. On peut dire que tout saint Paul est un chant de lumière ininterrompu en l'honneur du mystère pascal, et comme un développement de la vision inaugurale où le Christ ressuscité lui est apparu sur le chemin de Damas. N'est-ce pas sur un hymne à la lumière qu'il termine sa lettre aux Thessaloniciens : « Mes frères, vous n'êtes pas dans les ténèbres pour que le jour vous surprenne comme un voleur, car vous êtes tous fils de lumière et fils du jour. Nous ne sommes pas de la nuit, ni des ténèbres, ainsi ne dormons pas comme les autres ; veillons plutôt, soyons sobres. » ([^72]) Allusion à la parabole des vierges folles qui se sont endormies et qui ont laissé s'éteindre leurs lampes. C'est tout notre être qui a été illuminé par le baptême, transformé de fond en comble par la puissance et le rayonnement transfigurateur du Christ ressuscité. 135:322 Il faut pour entrer dans la salle des noces non seulement que la mort du Christ en Croix délivre l'homme pécheur, mais que la lumière de sa résurrection le purifie et le transfigure. \*\*\* Veut-on concevoir la royauté du Christ ressuscité jusqu'à ses ultimes conséquences ? C'est à Pierre le Vénérable, héritier de la grande tradition des moines de Cluny qu'il faut en demander le secret. Il composa lui-même pour son monastère l'office de la Transfiguration, étendu ensuite à l'Église universelle. Ce mystère tout d'admiration et de joie, célébré à la gloire du Christ splendeur du Père, associe la création entière au bonheur d'être sauvé et enveloppé de la gloire céleste. La haute signification du mystère pascal tel que le présente l'office liturgique ne s'arrête pas au chrétien indivi­duel, elle s'étend jusqu'au cosmos lui-même. Toute la création est touchée par la *dunamis* du rédemp­teur. > « Terre, astres, océan, monde, de quel fleuve n'êtes-vous pas lavés ? » ([^73]) Toute la création qui gémissait sous l'esclavage reçoit l'onction pacifiante de son roi ; toute la création devient un temple merveilleux inondé de lumière et de chants où se célèbre une liturgie inin­terrompue, le chœur des étoiles, dont parle le livre de Job, qui répondent joyeuses à l'appel de leur créateur par une hymne d'innocence et de gra­titude. Et à qui s'adresse ce chant ? 136:322 Au Père d'im­mense majesté, au semeur et restaurateur des mondes. (*O Sator rerum, Reparator œvi !* ([^74]).) Ainsi chantait déjà saint Hugues de Cluny : « *Christe, splendor Patris qui omnia splendida creasti, eleison !* » La doctrine, jamais mise en forme systémati­quement, qui voit dans la glorification du Christ ressuscité la reconnaissance d'un droit souverain sur les âmes, sur l'Église et sur le cosmos, est seule capable de rendre compte de l'évocation hardie de saint Pierre au sujet des cieux nouveaux et d'une terre nouvelle ([^75]). Elle seule rend compte théolo­giquement de ce formidable optimisme métaphysi­que qui traverse l'histoire de la pensée chrétienne et la distingue des moralismes protestants ou boud­dhistes. Notre univers, malgré le péché des hommes, offre, en contraste saisissant avec celui-ci, un uni­vers restauré dans le Christ, un univers de beauté et de joie, où la Providence, à chaque siècle, distri­bue de manière inégale la dose de sainteté divine départie aux marcheurs solitaires qui conduisent l'humanité vers son vrai bonheur, et dont l'exem­ple est nécessaire aux hommes comme la course du soleil dans le ciel. \*\*\* 137:322 C'est en outre une grande consolation de savoir que les chantres de la gloire divine, ceux qui ont prédit, chanté, rayonné la joie de Dieu sur terre, ont été les moins épargnés par ces épreuves que nous redoutons comme des antithèses du bonheur. Les saints ont souffert plus que nous. Saint Paul a été flagellé, lapidé, proscrit, trahi par les faux frères, emprisonné. « Je lui montrerai ce qu'il devra souffrir pour mon nom. » Il avoue porter dans son corps les marques de la Passion du Christ. Mais ses épîtres sont traversées par de véritables explosions de joie qui suffiraient à elles seules à prouver que ce monde intérieur si mystérieux dans lequel se meuvent les saints doit sa victoire non pas à quelque effort concentré sur lui-même, mais au rayonnement transfigurateur du Christ ressuscité. Fr. Gérard, OSB. 138:322 ## NOTES CRITIQUES ### André Fraigneau *Les enfants de Venise *(Arléa) La réédition de la plupart des ouvrages d'André Fraigneau, depuis trois ans, est un de ces signes heureux comme l'observation d'un vol d'oi­seau au milieu du désert (on comprend alors que ce désert n'est pas illi­mité, qu'il y a au-delà, des contrée heureuses). En termes moins lyri­ques : heureusement des éditeurs nouveaux sont en train de sauver la littérature assassinée par les usines à bouquins et les machines à prix. Ce volume, *les Enfants de Venise,* contient une nouvelle parue dans *La Fleur de l'âge,* et qui résume au mieux l'art de Fraigneau. Pour sa défini­tion, je ne peux que citer la phrase de Nietzsche portée en épigraphe « L'art qui distingue ce livre n'est point à dédaigner, il sait surprendre les choses qui passent légèrement et sans bruit, des instants que je compare à de divins lézards et les fixer -- non pas avec la cruauté de ce jeune dieu grec qui embrochait simplement les pauvres petits lézards -- mais pour­tant à l'aide d'une pointe acérée -- la plume. » Une langue infaillible permet à l'auteur de fixer les sensations les plus fugaces, les plus subtiles, et de rendre un compte exact des merveilles du monde, comme dans cette phrase de l'avant-propos où, évoquant les cou­chers de soleil, il dit : « ...je croyais voir, plus nombreuses que les foules esclaves d'Égypte, les cohortes célestes occupées à rentrer dans leurs gre­niers mystérieux le blé coupé des beaux jours. » 139:322 La Venise qu'il décrit, celle de l'été 1939, où la guerre est toute proche, où l'on sent qu'un monde va périr -- ce sont les derniers jours de l'Europe -- est quand même pour Fraigneau la ville vouée à la jeu­nesse et à la beauté. Il n'en voit pas les lézardes, les fers rouillés, les marbres ternis, il n'est sensible qu'à l'éclat du soleil sur la mer et la pierre, aux délicieuses irisations des tableaux de Véronèse, et à la gentil­lesse d'une ville encore vivable. Des silhouettes passent dans ce récit : le peintre Salvat, les deux enfants allemands de la pension de famille : le petit peintre, appliqué et malicieux, et Egmont, au bord de l'adolescence, sur le point de se transfor­mer -- comme le monde environnant va subir une métamorphose. Mais le vrai personnage, au fond, c'est la ville. On n'en a jamais aussi bien parlé, il me semble. Voici Saint-Marc : « Ce luxe vert pâle et rose m'a fait souvenir du luxe blanc des Propylées d'Athènes. Puis j'ai contourné les colonnes des portails, retrouvant ce que les autres monuments byzantins m'ont enseigné déjà, que l'art de Byzance *part de la matière employée* pour signifier. On respecte la qualité individuelle et symbolique du porphyre, du bronze, de l'or et on construit autour. Cet effacement léger de l'architecture devant *l'innéité* de la substance amène à cet effet d'enchâssement, de sertissement de l'art du lapidaire (le lapidaire construit un bijou *autour* d'une émeraude. Il ne fera pas entrer de force une émeraude dans un projet abstrait). » Et c'est tout le temps aussi bien. On ne se lasserait pas de citer. L'éditeur a eu l'excellente idée de faire suivre ce récit d'un entretien de Fraigneau avec Jean Moal où, pour la première fois, je crois bien, l'au­teur de *l'Irrésistible* se livre aussi complètement, parlant de sa jeunesse nîmoise (où il lut Péladan !), de ses amitiés littéraires et surtout de son œuvre. Il parle à un frère cadet de son esprit, d'où cette liberté, cet abandon. Georges Laffly. ### Actualité de Léon Daudet Il est temps plus que jamais de rompre toute alliance avec les bas­sesses conformistes ; les « idées reçues » sont en train de mener la France au déclin et à la perte de son identité catholique. 140:322 C'est pourquoi on ne saurait trop louer M. Éric Vatré de projeter dans une actualité si démora­lisante la haute et tonitruante voix, si vibrante d'amour pour la France, de *Léon Daudet ou le libre réactionnaire* ([^76])*.* Cet homme extraordinaire dont le courroux autant que le rire a fait trembler tant de traîtres et tant de bourgeois rassis peut encore dire à nos contemporains, comme naguère dans son *Stupide XIX^e^ siècle,* qu'il est urgent de « rendre cœur à la Réac­tion, c'est-à-dire aux reconstructeurs, dans tous les domaines, sur tous les plans, dans tous les milieux ». En fait, la réaction c'est la santé -- la bonne et joyeuse santé intellec­tuelle et physique dont Léon Daudet était l'image. Et c'est aussi la liberté, comme le résume si justement le titre choisi par Éric Vatré pour son ouvrage : la vraie liberté, celle de rester soi-même, ne se conquiert qu'en *réagissant* contre la facilité et l'abandon, et sans se soucier d'être incom­pris ou haï ! En lisant Éric Vatré on découvre le « gros Léon » -- comme l'appe­laient affectueusement les Parisiens -- tel un monde à lui tout seul, un monde foisonnant de culture et de curiosité. Ce fils d'Alphonse Daudet, né le 16 novembre 1867 à Paris, mais d'ascendance méditerranéenne et vivaroise, rencontre au cours de ses années de jeunesse dans le salon de son père, place des Vosges, les personnalités les plus diverses -- Gam­betta, Zola, Rochefort, Drumont --, ce qui le place dans un milieu plutôt républicain, mais ses premières expériences journalistiques, notamment au *Gaulois* d'Arthur Meyer, ne vont pas tarder à lui donner la nausée du conservatisme. Collaborateur de *La Libre Parole,* de Drumont, plaçant en tout premier lieu la Patrie, et s'étant débarrassé des influences kantiennes, le jeune Daudet va très vite jeter un regard lucide sur les mœurs démo­cratiques (scandale de Panama, affaire Dreyfus). Après l'avortement du bel élan de la Ligue de la Patrie française, il rencontre Henri Vaugeois, découvrant avec lui « les principes d'organisation et de synthèse » et fai­sant dès 1904 son « entrée dans la lumière » en se joignant à la première phalange d'Action française. En 1908 voici Daudet porté à la direction de l'organe du nationalisme intégral, que Vatré décrit ainsi : « Au centimètre carré, elle réunit une étonnante variété de talents, des plus opposés parfois, des plus disparates quant aux générations, des plus justement redoutés quant au dégonfle­ment des solennités et autres éreintements à la pointe du porte-plume. » Commencera alors la prodigieuse et fructueuse collaboration entre Maurras, Bainville, Pujo et Daudet, tandis que l'activité de ce dernier restera débor­dante pour dénoncer toutes les menées anti-françaises. C'est ainsi qu'il révèle dans *L'Avant-Guerre* l'espionnage allemand de langue française, et qu'il démasque le *Bonnet Rouge* en pleine guerre de 1914-1918. 141:322 Puis c'est le Daudet parlementaire, à offrir en exemple à plusieurs de nos amis qui tentent actuellement cette expérience pleine de risques. Il est alors, dit Vatré, « un parlementaire de droite virulente, tonitruante, facétieuse, redoutée, qui gravit la tribune la cuisse légère nonobstant l'embonpoint et tient à temps et à contretemps, courtois ou vert, le langage du salut public ». Tous ceux qui n'ont pas la conscience tranquille redoutent un tel homme, ils se vengent, et c'est alors l'odieux assassinat de son fils Phi­lippe. Condamné pour « crime de paternité » parce qu'il veut la vérité, Léon Daudet se trouve exilé. A son retour il voit la France se jeter une fois de plus dans l'abandon tandis que la guerre menace. C'est alors l'échec du 6 février (pas de « romantisme activiste » à l'AF), puis la débâcle et, quand même, une chance : le maréchal Pétain. « Tragique pour le triple sillon qu'y laissent les guerres avec le Reich, l'existence de Daudet s'achève cruellement sur l'énigme du dernier conflit », écrit Vatré, relatant sa mort le 1^er^ juillet 1942 à Saint-Rémy-de-Provence. \*\*\* La polémique est assez mal vue de nos jours. Les « grandes consciences » n'aiment guère les journalistes qui disent crûment les vérités qui fâchent ; le terrorisme intellectuel impose une sorte d'autocensure à la presse, la peur de passer pour « extrémiste » fait écrire des articles fades, pour ne pas dire fadasses. Léon Daudet ne s'embarrassait pas de ces scrupules, sa plume était une arme de salut public. « Prométhée déchaîné de la polémique, Léon, dit Éric Vatré, suscite l'atmosphère du mythe délétère autour de sa proie. La force inouïe de ses traits puise à son goût de la réalité malicieusement transposée, de l'accompagnement fantastique ou légendaire qui n'exclut pas la langue verte, le jargon du trimard, de la maison de passe, à dose savante, où l'invective ne voisine jamais avec l'ordure. » Car dans tout cela il n'y a pas la moindre méchanceté, bau­det était un homme foncièrement bon, et c'est pourquoi il souffrait et s'irritait devant toute bêtise et toute trahison. Alors il employait tout son art à réveiller ses compatriotes, à susciter en eux la réaction contre une apathie suicidaire. Daudet fut aussi philosophe, mémorialiste, romancier, voyageur, bon vivant, découvreur génial de talents (Bernanos, Céline, etc.). Éric Vatré ne délaisse aucun aspect de cet homme universel. Arrêtons-nous un ins­tant sur Daudet, « fidèle du porche ». 142:322 Dans ses années de jeunesse, il se disait athée, mais très vite -- vers vingt-cinq ans, il se révèle tourmenté par les choses de la religion : « Je suis certain que la foi est le seul mobile profond et indispensable qui empêche l'homme d'être un loup ou un tigre. Cette foi je ne l'ai pas mais j'en souffre et je maudis tout scepticisme », écrit-il dans une lettre non datée mais qu'Éric Vatré place entre 1890 et 1895. Paraît alors son roman *Les Morticoles* où il dresse le procès du matérialisme, du scientisme, de l'athéisme, « en somme, dit Vatré, de la suffisance homaisienne ». L'invo­cation finale de Canelon « aux émotions pures et à la béatitude éter­nelle » invoque un Dieu certes lointain, indéfini, mais qui « relève d'un christianisme discret » : « Canelon ne souhaite-t-il pas restaurer l'ordre spirituel dans la Cité sans qu'il désigne vraiment le catholicisme ? » C'en est assez pour couper Daudet de son milieu républicain. Bientôt il quit­tera Jeanne Hugo, qu'il n'avait épousée que civilement, et son mariage en 1903 avec sa cousine Marthe Allard, « Pampille », le ramènera à la prati­que dominicale. Puis il se liera d'amitié avec des religieux notoires : le R.P. Marie-Albert Janvier, prédicateur du Carême à Notre-Dame de Paris, Dom Besse, bénédictin de Ligugé. Fils soumis par principe aux enseignements de l'Église, il n'en réagit pas moins avec une véhémence tout à fait compréhensible au décret pon­tifical du 29 décembre 1926 mettant *L'Action française* à l'Index. Il sait bien que les raisons religieuses invoquées pour justifier cette sanction ne sont pas sérieuses, Charles Maurras n'ayant jamais tenté d'imposer une métaphysique et l'A.F. ayant toujours posé parmi ses principes fondamen­taux l'absolu respect du catholicisme. Cette sanction, proclame Daudet, relève donc du temporel. En fait tout s'explique quand on considère que l'A.F. en 1926 était en pleine ascension (70.000 chouans au Mont des Alouettes au cours de l'été !). Le gouvernement de la République ne pouvait qu'en être ulcéré... de même que la diplomatie vaticane qui, sous l'impulsion du secrétaire d'État le cardinal Gasparri, imaginait un rapprochement entre la France et l'Allemagne, qui servirait un grand dessein de réconciliation entre Rome et la Réforme ! Pas de plus grands adversaires de cette politique de gribouille que Maurras et Daudet ! Rien de plus urgent pour le nonce à Paris, Mgr Ceretti, que d'obtenir du gouvernement une espèce de troc : le Vatican condamnerait l'A.F., en retour, écrit Daudet, « toute indulgence serait permise aux congrégations rentrées en sourdine, toutes faveurs secrètes seraient d'avance accordées aux personnalités marquantes de l'épis­copat français ». Certain d'être victime de manigances temporelles inspirées par les démocrates-chrétiens qui ont trompé le pape sur l'A.F., Daudet n'hésite pas à parler sévèrement de Pie XI : « La foi la plus vive ne doit pas hési­ter à franchir \[sic\] le pape s'il agit injustement, ou professe en des matières politiques qui ne le regardent pas. » 143:322 « Pour tout ce qui ne concerne pas la foi ou les mœurs, il est exposé à l'erreur humaine. » « Je suis seule­ment chagriné de voir le Père commun des fidèles s'acharner sur ses meil­leurs enfants -- je parle du cardinal Billot et du R.P. Le Floch, entre autres -- avec une pareille mauvaise foi et une semblable rage cannibale, et donner l'ordre à ses domestiques mitrés de torturer les âmes des mori­bonds coupables de royalisme. » Ce calvaire s'achèvera le 5 juillet 1939, jour où le pape Pie XII lèvera l'Index, à la suite d'une lettre des dirigeants de l'A.F. exprimant leurs regrets pour leurs écrits « irrespectueux, injurieux, et même injustes envers la personne du pape, envers le Saint-Siège et la hiérarchie ecclésiastique ». Remarquons que Rome ne demanda aucune *rétractation,* preuve que les sanctions contre l'A.F. n'étaient en rien une condamnation doctrinale. Cette mesure de justice est hélas venue trop tard. Les sanctions ro­maines avaient réduit l'élan de l'Action française, et ce fut un malheur pour la France que les gouvernements successifs désarmaient. Ce fut aussi un malheur pour l'Église, car 1926 marque incontestablement l'amorce de nouvelles mœurs ecclésiastiques qui aujourd'hui conduisent l'Église à s'en­gluer dans le temporel. Pour se convertir à la démocratie et intégrer le culte de l'homme, bon nombre d'hommes d'Église avaient besoin que fus­sent tenus en situation d'apartheid les catholiques dits de droite, les plus fidèles à la Tradition. On sait ce qu'il en est aujourd'hui. Léon Daudet avait parfaitement vu venir cette politisation de l'Église. Sa colère contre les clercs et les cléricaux butés exprime le cri d'un homme blessé, mais qui reste un homme de foi. En ce domaine comme en beaucoup d'autres, Léon Daudet -- et donc aussi le livre d'Éric Vatré -- est d'une intense actualité. Michel Fromentoux. 144:322 ## DOCUMENTS ### Iota unum *Étude des variations\ de l'Église catholique au XX^e^ siècle* Un livre considérable : 618 pages très serrées, sans compter les index. Paru en Italie, en 1985. Voici son édition française aux Nou­velles Éditions Latines. Le titre : *Iota unum* (cf. Mt. V, 18) et le sous-titre : *Étude des va­riations de l'Église catholique au XX^e^ siècle,* disent tout le dessein de l'ouvrage. L'auteur, l'Italien Romano Amerio, né en 1905, connu pour son œuvre philosophique et théologique, dresse un constat détaillé des bouleversements -- d'abord doctrinaux -- qui ont été introduits dans l'Église. 145:322 Ci-après et dans les numéros suivants, nous reproduisons, avec la gracieuse autorisation des Nouvelles Éditions Latines, l' « *Épilogue* » de l'ouvrage, où Romano Amerio a résumé les résultats de son immense enquête. (Reproduction interdite. Tous droits réservés.) *Le changement devient hérésie : AIRESIS. Vérité conçue et vérité sentie.* Notre livre se conclut en revenant à son principe et en reprenant le thème de ses premiers paragraphes : la question de savoir si le phénomène étudié est un changement de fond ou de surface, un développement ou une corruption, une *saine* évolution ou une transmutation catastrophique. Dans sa célèbre *Histoire des variations des Églises protestantes,* Bossuet notait comme symptôme d'erreur la variabilité et nouveauté de la doctrine, et faisait remonter notre hérésie à son étymologie grecque, qui veut dire choix subjectif érigé en critère dans les choses de la foi. (Cf. § 14 à 18.) Mais l'esprit subjectif peut fort bien s'exercer sur les vérités de foi sans les altérer, pour se les approprier, au contraire, de façon plus profonde. Qu'est-ce que la fleur accomplie de l'ascétique, de la mystique et de l'es­thétique religieuse, sinon l'effet d'une telle appropriation ? Il faut donc établir que le fait de choisir, de sélectionner, n'est hérésie anticatholique que s'il en vient à perdre le sens des essences, de la nature des choses, ce qui est, en même temps, perdre le sens dernier de la religion. 146:322 Aux paragraphes 220 et 221 sur un christianisme « secon­daire », c'est-à-dire passé au second plan, nous avons fondé notre argumentation sur la distinction entre les essences ou natures ; elle peut se ramener au principe de contradiction ; et nous avons montré par là qu'il revient à la religion une valeur suprême qui ne peut revenir à la culture mondaine. De là pro­vient que le penchant actuel du catholicisme vers une échelle des valeurs (axiologie) purement terrestre constitue une muta­tion substantielle de la religion. Toutefois, pour démontrer l'exis­tence d'une semblable mutation substantielle, il faut que les valeurs de la vie terrestre aient acquis assez d'indépendance à l'égard de celles de la vie ultraterrestre pour se prétendre à éga­lité avec celles-ci. Il faut ici user de prudence. L'on peut concevoir une vérité en joignant à cette conception plus ou moins de sentiment, car autre chose est concevoir une vérité, autre chose en éprouver le sentiment ; il ne faut donc pas dire qu'une vérité n'est pas conçue, du *seul* fait qu'elle n'est guère sentie. Trop vaste est l'ambiance d'un connaissable pour que tous les éléments d'un système, même également conçus, soient aussi également sentis. Ainsi le système catholique, où le terrestre dépend de l'au-delà, peut se nuancer d'un sentiment plus vif des valeurs terrestres que précédemment ; mais il est incompatible avec l'affirmation que les valeurs terrestres existent pour elles-mêmes. Le ciel ne peut rebrousser chemin vers la terre et aboutir à une monda­nité ou « citériorité » (*Diesseitigkeit*) complète. *L'invariabilité du dogme. -- Saint Vincent de Lérins et le cardi­nal Newman.* L'impossibilité pour le catholicisme de varier sur l'essentiel coexiste avec la nécessité pour lui de varier dans les choses accidentelles de l'existence et de parcourir l'histoire. Or même en ce parcours où s'actualise sa vie, il ne peut rien changer d'essentiel à celle-ci. Ceci ne tient pas seulement à ce que, même en philosophie naturelle, les essences sont immuables ; bien plus, en tête de *notre* religion révélée, il y a le Verbe divin, qui entre dans l'histoire, revêtant l'humanité sans altéra­tion de son immuable divinité. Cette distinction entre ce qui peut changer dans la religion et ce qu'elle a d'immuable a été enseignée au V^e^ siècle par saint Vincent de Lérins ; plus tard, en raison des progrès du sens historique, elle a été prise pour critère pour juger l'évolution du dogme, dans l'œuvre du cardi­nal Newman (cf. *The development of Christian Doctrine,* Londres, 1960, Sheed & Ward). 147:322 La perspective initiale du Concile de Jean XXIII lui réservait d'ailleurs une place (cf. § 38-40), mais elle n'a pas été reprise par le Concile même. Celui-ci, plus sensible à l'aspect changeant et dynamique de l'Église, n'a pas insisté sur le principe immobile sous-jacent au dynamisme de la vérité religieuse. Dans son « *Commonitorium* » (de l'an 434), le moine de Lérins formule d'abord un critère extrinsèque pour reconnaître ce qui constitue la foi catholique et la séparer des circonstances concrètes purement accidentelles qui l'accompagnent dans le processus historique. Ces éléments concrets profitent de la va­leur supra-historique de la vérité de la foi et sont essentiels à l'histoire, non à la vérité de foi. Notre moine nous dit donc que l'on reconnaît comme catholique l'Église qui maintient « ce qui a été cru toujours et partout par tous (*quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est* ([^77])) ». Or Newman déjà observait combien il est difficile de vérifier pour chaque article de foi cet *ubique,* ce *semper,* et cet *ab omnibus.* Ce critère, en effet, est approximatif. *Ubique* veut-il dire dans toute l'Église ou dans le monde entier ? *Semper* veut-il dire à chaque instant partout, ou toujours quelque part ? Et *ab omnibus* signifie évi­demment par la plupart (*a plerisque*), par une majorité, mais celle-là même est-elle purement numérique, ou majorité des sages et des hommes d'autorité ? Ce critère découle manifeste­ment d'une vue étroite de la dimension de l'Église, de la dimension de l'espace humain, de la dimension de l'histoire. Lorsqu'au XV^e^ siècle l'homme commença (comme le dit Campa­nella) à connaître de nouveaux mondes et de nouveaux cieux, l'*ubique,* le *semper* et *l'ab omnibus* sont devenus invérifiables. Le vrai critère de saint Vincent est donc le second de ceux qu'il expose : celui du développement authentique des principes révélés, mis en dépôt à l'origine historique de l'Église et conser­vés par la tradition apostolique. Assurément, selon la foi catho­lique, la garantie des développements authentiques est placée dans le pouvoir didactique du magistère suprême ; mais la légi­timité d'un développement ressort aussi d'un examen dont sont capables la lumière de la logique et la raison historique. 148:322 La question revient, au fond, à la *stabilité* des essences, qui ne sont pas changeables comme peuvent l'être leurs accidents qui évoluent au gré du cours de l'histoire. La préservation du type originel est une idée encore plus philosophique que biolo­gique. Toute la question de l'état présent de l'Église est incluse en ces termes : « L'essence du catholicisme est-elle préservée ? Les variations introduites lui permettent-elles de rester lui-même au milieu des circonstances changeantes, ou le changent-elles en autre chose ? » La clarification d'une idée ne fait pas passer à une autre idée : « Que l'on comprenne plus clairement », dit notre saint, « ce que l'on croyait vaguement auparavant : mais enseigne les choses mêmes que tu as apprises, et en les disant sous une nouvelle forme, n'en dis pas de neuves. » ([^78]) Il y a développement d'une idée quand elle s'amplifie sans sortir d'elle-même, il y a changement quand elle dépasse ses limites et devient autre. Il faut donc qu'au long des diverses démarches de l'histoire la connaissance de la foi augmente en chaque chrétien et dans l'Église, « mais uniquement en son genre, c'est-à-dire le même dogme pris au même sens et dans les mêmes sentiments ([^79]) ». *La substance traitée par les novateurs comme simple modalité.* Le développement de la vérité de foi suppose que les élé­ments mis en lumière dans la forme développée du dogme étaient contenus en germe dans la forme initiale à développer. Il n'y a donc pas de développement sans conservation, et le développement fait que dans l'esprit de l'Église le dogme est plus fermement identifié, est connu avec de nouveaux tenants et aboutissants auxquels on n'avait pas prêté attention précé­demment : l'Immaculée était contenue dans la maternité divine, l'Assomption dans l'Immaculée. C'est donc que, comme nous l'avons fait remarquer plusieurs fois, l'intelligence de la foi se perfectionne, et que le chrétien du XX^e^ siècle connaît mieux les vérités que ne les connaissaient les Apôtres mêmes et l'Église primitive. 149:322 Il y a lieu de rejeter l'opinion selon laquelle il faudrait remonter aux sources, pratiquer un « ressourcement » de l'Église. D'abord, comme le fait remarquer le cardinal Newman, la vraie nature d'un cours d'eau se détermine d'après la totalité de son cours et non d'après sa source seulement. C'est en cou­lant vers son embouchure qu'un cours d'eau accomplit son destin de fleuve, met en œuvre sa puissance, révèle son carac­tère. D'ailleurs, les agglomérations humaines ne se construisent pas à la source mais à l'embouchure. Et puis, en proposant le « ressourcement » qui prétend sauter les développements histo­riques de l'Église et « enjamber », comme le dit le Père Congar, quinze siècles, les novateurs ne s'aperçoivent pas que ce qu'ils se proposent de sauter par amour de pureté, ce sont précisé­ment les « ressourcements » opérés au cours des siècles par l'Église vivante. Il faut en conserver non les écorces mais la moelle qui produisait ces écorces. L'idée s'adapte parce qu'elle est universelle. On pourrait objecter que cette historicité du dogme qui s'adapte dégrade la religion en l'humanisant. L'objection est sans valeur. Le principe premier du catholicisme est la dégrada­tion ou condescendance ou humiliation du Verbe divin *entrant* dans l'histoire et cette dégradation n'enlève rien à la divinité mais la fait descendre au plan de l'histoire en la manifestant. Il n'y a que la préservation du type et la continuité du principe qui assurent l'identité historique du catholicisme. Si la crise présente tend à inverser la nature de l'Église, et cette ten­dance est interne à l'Église, ne provenant pas, comme d'autres fois, d'une agression extérieure, alors la perspective du monde est un abîme uniformément sombre rendant impossible tout diagnostic et tout pronostic, en présence duquel l'homme ne peut se réfugier que dans le silence. Même les novateurs favorables à la mutation fondamentale sont obligés de soutenir en quelque sorte la continuité histori­que de l'Église ; confesser un changement substantiel équivau­drait à l'apostasie et produirait *une nouvelle* confusion des lan­gues, les nouveaux attributs cessant de se rapporter au même sujet. On cherche donc à dissimuler le passage « à autre chose » en le rangeant dans une autre catégorie, celle de la *modalité.* On avance que la nouvelle idée de la religion n'est qu'un *mode nouveau* d'exprimer la même religion et non le pas­sage à une quiddité hétérogène, ce qui impliquerait corruption et perte de l'ancienne. Tout notre livre est une récolte de preuves de cette transition : 150:322 - La présence purement symbolique du Christ dans l'Eucha­ristie est présentée comme une nouvelle manière de conce­voir la présence réelle. - La vie du Ressuscité qui se prolonge dans la foi des disci­ples est proposée comme une manière, nouvelle mais fidèle au dogme, d'affirmer la vie du Ressuscité dans l'ordre réel du monde historique. - L'Ascension du Seigneur, prise comme ascension symboli­que et spirituelle du chrétien dans la foi, se substitue comme proposition équivalente à l'ascension corporelle du Ressuscité. - Le péché originel, regardé comme l'état global du genre humain, qui laisserait chaque personne en une parfaite inno­cence, est proposé comme doctrine continuant sans rupture le dogme catholique de la corruption transfusée à chaque individu. - L'entrée en possession d'un corps glorieux qui se produirait à l'instant de la mort avec abandon irréparable du corps mortel est donnée comme présentation nouvelle du dogme de la résurrection des corps. Toutes ces doctrines manquent non seulement de tout appui du magistère, mais aussi de logique, par exemple en supposant que dire : « Le Christ n'est pas monté corporellement au ciel » n'est qu'une manière nouvelle de dire : « Le Christ est monté corporellement au ciel. » Mais non, voyons, ce n'est pas une manière de parler, c'est la contradictoire. Cette équivalence n'est soutenable que si l'on suppose que l'intelligence humaine peut concevoir les contradictions comme identiques et se dire que l'être coïncide avec le non-être. C'est le « pyrrhonisme » (cf. § 147-150). Ce pseudo-rationalisme, qui s'est victorieusement insinué dans les écoles théologiques postconciliaires, tend, par l'entraînement fatal de la logique, à frapper à mort et à annihi­ler le caractère spécifique surnaturel du christianisme. Nous l'avons mis en lumière d'une manière spéciale à propos du changement intervenu dans l'idéal œcuménique, en analysant les textes du secrétaire du Secrétariat pour les religions non chrétiennes (§ 245-254), mais cela ressort d'une façon générale de toutes nos analyses. 151:322 Et il faut bien se rendre compte que la corruption des dogmes catholiques se répand dans le peuple par le moyen du clergé et de la presse catholique. Le Vicaire général du diocèse du Lugano prêchait contre l'Ascension, et avait été publiquement contredit par un laïc, qui lui réclamait le dogme catholique ; mais le prédicateur trouva un protecteur dans la personne de l'évêque, Mgr Ernest Togni, qui lui témoi­gna solidarité et confiance par une déclaration publiée dans le *Giornale del Popolo* du 23 décembre 1982. *La perte de l'unité dans l'Église.* Le signe de l'existence d'une chose étant son unité, on peut conclure de la condition où se trouve son unité à celle de son existence, car la chose se défait quand son unité se défait. *Ens et unum convertuntur,* l'être et l'unité s'équivalent, est une exi­gence des êtres moraux comme des êtres physiques. La molé­cule cesse d'exister quand se désagrègent les atomes qui la composaient. L'animal cesse d'être au moment où l'amas de cellules perd le lien vital qui en faisait un organisme un. Pareil­lement un être moral aussi perd l'être en perdant son unité. Or l'Église est une pluralité de personnes, indivisées en soi et sépa­rées de toutes les autres ; mais en tant que communauté, l'Église est une. Cette chose une est constituée par un principe unitif par lequel les individus deviennent membres de la société, parties de ce tout. Le degré d'existence de la communauté qu'est l'Église se juge à son degré d'unité. Or dans la situation présente l'unité est rompue sous un triple aspect : doctrinal, culturel et disciplinaire. La *doctrine* enseignée et prêchée par les ministres de l'Église rendait partout le même son. A présent, elle varie dans la même nation d'un diocèse à l'autre et dans un même diocèse d'une paroisse à l'autre et dans la même paroisse d'un prédica­teur à l'autre. Les nuances, au lieu d'affecter par la nature même du langage le coloris ou la présentation ou le caractère émouvant de la même vérité de foi, sont devenues des altéra­tions du dogme, sous couvert de l'intention d'adapter la foi aux dispositions et aux attentes de l'homme contemporain. L'inspiration personnelle rend suffisant. Et la corruption doc­trinale de l'ensemble des prêtres précède ou suit celle de l'ordre épiscopal. Ici les Supérieurs, par des décisions contraires à celles de leurs égaux, le plus souvent en tolérant ou en autorisant les déviations de leurs prêtres, ont provoqué dans l'Église *une perte générale des certitudes de la foi* et un regrettable affaiblis­sement de l'unanimité entre les fidèles. 152:322 Cette unanimité était la marque particulière de l'Église romaine, reconnue et toujours admirée par les autres ; elle rappelle d'ailleurs l'ordre de pro­cession des Trois Personnes divines où « Au commencement était le Verbe (*In princpio erat Verbum*)* *». Dans l'Église non plus, on ne fait rien *de bon* sans le Verbe. L'affaiblissement de l'unité doctrinale, déjà manifeste au Concile, mais pris alors pour un symptôme de liberté et de vitalité, est apparu nettement à l'occasion de l'encyclique « *Hu­manœ Vitœ* » (§ 62-63) et ensuite dans une multitude de documents, autorisés au moins tacitement par le Supérieur si même il n'intervenait pas positivement pour couvrir de son autorité contre les remontrances des laïcs l'erreur de ses prêtres. C'est en effet le droit des fidèles de confronter l'enseignement d'un ministre particulier à celui des autres ministres, et, en der­nière analyse, à celui du Magistère suprême. Ce droit dérive de la participation des laïcs à l'office didactique du Christ que leur confère leur baptême, et il entraîne l'obligation de rejeter, au moins au for interne, les erreurs enseignées, et, le cas échéant, de les combattre même en public. Et il faut faire remarquer, nous l'avons déjà noté (cf. § 131-141), que la corruption doctrinale a cessé d'être l'affaire de petits cercles ésotériques et de se pratiquer sous couvert de la discipline de l'arcane : c'est devenu une activité publique dans le corps ecclésial par les homélies et les livres, à l'école et au catéchisme (qui est confié à des laïcs peu instruits et très lancés dans les nouveautés). Deux choses ne sont pas étrangères à cette élision du dogme catholique : la nouvelle discipline de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qui a transféré la vigilance du Saint-Siège à des instances inférieures moins ins­truites et moins fermes, et aussi le peu d'attention que l'on prête aux qualités culturelles des candidats dans la nomination des évêques. *Discrédit du dogme et indifférentisme. -- Les* «* Études *»*. -- Mgr Le Bourgeois.* Il y a dans l'Église une propension générale à transporter du ciel sur terre la visée de la vie chrétienne, et à fausser la loi évangélique qui annonce la primauté de Dieu en lui faisant annoncer la primauté de l'homme. 153:322 C'est pourquoi les vérités de foi sont soumises à un dessalement, ce qui leur enlève ce qu'elles ont de surnaturellement déplaisant au goût de l'homme en rendant insipide le sel de la terre. Et la profondeur de l'alté­ration qui a pénétré dans la mentalité du peuple de Dieu se prouve aussi par le peu de réaction et par les faibles remon­trances qui s'élèvent du peuple de Dieu contre la séduction doctrinale. Il n'y a pas lieu de s'étonner d'un tel indifféren­tisme. *Au cours de l'histoire,* les défections de peuples entiers ont été précédées de la défection des clercs : depuis celles d'Al­lemagne et d'Angleterre au XVI^e^ siècle jusqu'aux toutes récentes de l'Église de Roumanie (1945), de l'Église des Ruthènes (1947) et enfin de l'Église de Chine (1957). Il ne doit pas échapper que l'étouffement de la réaction des foules contre la déprava­tion doctrinale est signe de la gravité du dégât. Dans les milieux intellectuels de l'Église, l'abandon du dogme est érigé en théorie, ce n'est plus seulement le fait de la dissémination de l'erreur dans le peuple. Pour me restreindre à quelques citations, mais faisant autorité, voici ce qu'écrit Mgr Le Bourgeois, évêque d'Autun, dans *ICI*, n° 586 (1983), p. 19 « Aujourd'hui, je dis haut ma joie de voir mon Église, trop souvent perçue comme toujours sûre d'elle-même, propriétaire et juge de la vérité totale, briser cette image pour s'ouvrir, comprendre, accueillir la pensée des autres, reconnaître ses propres limites, accomplir finalement une opération vérité, ce qui est *tout autre chose qu'exposer et défendre des vérités.* » La revue des jésuites français, *Études,* articulait crûment, en octo­bre 1977, par la plume du Père Varillon, le nouveau principe, sous le titre d'*Abrégé de la foi catholique :* « La foi d'aujour­d'hui, à l'état adulte *peut se passer des dogmes :* elle est assez grande pour pouvoir découvrir Dieu par contact personnel. La foi *ne doit pas se fonder sur les vérités révélées,* mais à travers les événements de l'histoire. » La généalogie et même la subs­tance moderniste de la doctrine moderniste est patente. Ici, la foi est appelée grande parce qu'elle s'est rapetissée et évanouie : tout est orienté vers le sentiment (qui est déclaré expérience de Dieu). La base de la religion, ce ne sont pas les vérités révélées par un acte historique de révélation mais l'expérience humaine transcrite en catégories humaines changeantes ; la médiation de l'Église cède la place à l'inspiration personnelle, qui est le principe de l'innovation luthérienne et de toute la philosophie moderne. 154:322 L'esprit de la philosophie moderne, déjà accueilli dans le modernisme, a présidé à l'important changement qui s'est opéré dans l'exégèse catholique jusqu'en son organe officiel qu'est l'Institut biblique pontifical. Le changement est marqué aussi par l'inactivité de la commission biblique pontificale. Dans ses variations, tantôt dissimulées, tantôt déclarées, on peut distinguer trois points capitaux. Le *premier* est l'inversion du rapport entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Les événements et les paroles de l'Ancien Testament ne sont plus la préfiguration de ceux du Nouveau, n'ont plus le *sens prophétique :* c'est au contraire le Nouveau qui s'est construit et modelé sur les événements et les paroles *mémorables* de l'Ancien. Par exemple, les maternités prodigieu­ses et les annonces faites par des anges qui se lisent dans l'his­toire du peuple élu ne sont plus les signes annonciateurs des événements analogues dans l'Évangile : c'est au contraire ces derniers qui ne sont que des fictions élaborées par la foi sur le modèle des Écritures anciennes. Les vues d'avenir, perspective essentielle de la Bible, sont retroussées en considérations pure­ment rétrospectives. L'Évangile de l'enfance, par exemple, de­vient une élaboration de motifs d'Ancien Testament, il ne contient plus d'événements mais des stades de l'expérience reli­gieuse. Le *second* point est le passage du genre historique au genre poétique. On enseigne communément maintenant que le Nou­veau Testament exprime *uniquement la foi* de la communauté chrétienne primitive. Cet enseignement est nouveau et est dé­menti par toute la doctrine de l'Église dès l'origine, selon laquelle les évangiles annoncent non la foi des croyants mais *les faits* auxquels ils croient. Avant d'être de l'ordre de la foi, les paroles du Christ et ses gestes sont de l'ordre réel et histo­rique, c'est de là seulement qu'ils passent dans tordre de la foi : ils peuvent y passer parce qu'ils existent déjà. L'exégèse des novateurs est crûment démentie par les affirmations des Évangélistes qui ne disent jamais prêcher ce qu'ils croient mais ce qu'ils ont vu et entendu. 155:322 Qu'il suffise de citer 1 Jn, I, 1 : « Nous vous annonçons... ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché (έψηλαφησαν). » Dans l'exégèse des novateurs se reconnaît la veine moderniste : leur religion ne se fonde pas sur le *vrai* mais sur le vécu, non sur la *connaissance,* mais sur le *sentiment.* Le *troisième* point est de ravaler la Sainte Écriture au rang de tout autre témoignage : il ne faut donc pas y constater la suite des événements, mais l'état *culturel* d'un peuple et sa mythologie. On en vient ainsi à réduire en mythe toute l'his­toire de Moïse et à interpréter l'inspiration *biblique* comme l'in­tensité de l'unanimité populaire en faveur d'une croyance sans fondement. On nie pareillement tous les prodiges relatés dans l'Histoire sainte et surtout la valeur probante, dogmatisée en beaucoup de Conciles, des miracles du Christ. Voici par exem­ple dans *l'Osservatore romano* du 7 décembre 1984, ce que déclare le cardinal Gantin : « Ce n'est pas en raison du pou­voir du Christ d'accomplir des prodiges que nous sommes invi­tés à croire, mais c'est la foi en Lui, Fils de Dieu, qui nous rend capables de croire même à ses prodiges. » Cette tranquil­lité avec laquelle le cardinal affirme le contraire d'un dogme explicite de l'Église (DENZINGER*,* 1790) aurait de quoi nous étonner beaucoup ; mais les cas étonnants de pareilles affirma­tions sont devenus si nombreux qu'ils n'étonnent plus. Il est utile ici, pour prendre la mesure non seulement de la profondeur mais aussi de la rapidité des changements, de rap­peler les faux diagnostics et pronostics formulés au cours des années du Concile au sujet de l'unité de la foi. Dans sa pasto­rale de Carême de 1962, le cardinal Montini déclarait qu' « il n'y a pas aujourd'hui dans l'Église d'erreurs ni de scandales ni d'abus ni de déviations à corriger ». Devenu Pape, il confir­mait son dire dans l'encyclique *Ecclesiam suam :* « Il ne s'agit plus, aujourd'hui, d'extirper de l'Église telle ou telle hérésie déterminée ni certains désordres bien déterminés. Grâce à Dieu *il n'y en a point dans l'Église* » (*Éd. Spes,* n° 46). Les déclara­tions contraires de Paul VI qui confessent la crise grave traver­sée par l'Église et que nous avons rapportées (cf. principale­ment § 7-9, 77, 78), soulèvent une question non seulement de psychologie mais aussi d'herméneutique et même de théodicée. Mais ici nous ne voulons faire remarquer que la perte de l'unité doctrinale. 156:322 Le cardinal Suenens a déclaré qu'il existe un nombre impressionnant de thèses qui étaient enseignées à Rome avant le Concile comme les seules vraies et que le Concile a éliminées ; si cette affirmation n'est pas entièrement vraie, il reste pourtant que l'enseignement, naguère à l'unisson, est de­venu multiple et dissonant. Ceci dépend beaucoup plus de la perte du principe, qui est la foi, que de dissentiments acciden­tels qui mettent de la variété. Qu'il n'y a plus d'erreurs particu­lières à condamner, comme l'écrivait Paul VI, c'est vrai : l'er­reur à condamner est une erreur de principe, car les erreurs particulières ne se rattachent pas à quelque maxime accessoire de la religion, mais découlent d'un principe opposé au sien et qui a été résolument condamné par Pie X, le modernisme. (*A suivre*.) *La suite de cet* «* Épilogue *» *paraîtra inté­gralement dans nos prochains numéros.* 157:322 PETIT CATÉCHISME DE LA FÊTE NATIONALE DE JEANNE D'ARC \[Cf. It. 312, pp. 1-8\] 165:322 ### Pierre Debray parle au cardinal Lustiger *Dans son* « *Courrier hebdomadaire* » *du 18 février, Pierre Debray publie une adresse au cardinal-archevêque de Paris intitulée* « *Monseigneur Lustiger, ne vous trompez pas d'immigration* »*. Nous en repro­duisons la conclusion.* Le fait de descendre d'une famille de juifs polonais pousse Mgr Lustiger à adopter, face au problème de l'immigration, une attitude qui met en péril l'identité nationale. Ses parents désiraient de toutes leurs forces devenir français. Quand il entra au lycée, ils lui offrirent, dans une superbe édition, nos grands classiques. Ils voulaient que leur fils s'imprègne de notre cul­ture, qu'il apprenne à aimer notre langue, qu'il ne soit pas seu­lement français par l'état civil, mais en s'enracinant dans notre mémoire. Bien sûr, l'on ne se convertit que par grâce. 166:322 Si Aaron Lustiger s'est senti spontanément catholique, alors que son premier contact avec l'évangile fut protestant, que le pro­testantisme paraissait aux siens, selon son expression, "moins pire", il le doit pour une part à une assimilation précoce. Il est catholique non parce que fils d'immigrés, mais parce que français d'adoption, de désir, de volonté. D'où son chagrin lorsque de petits crétins antisémites le battirent pour la seule raison qu'il se prénommait Aaron. La blessure ne s'est toujours pas cicatrisée. Après tout, moi aussi j'ai souffert d'être bro­cardé en tant que "Ventre à choux" par des gamins de Paris auxquels j'avais eu l'imprudence d'avouer mes origines ven­déennes. Le problème de l'immigration est mal posé. L'intégration d'étrangers est un bienfait, à condition qu'elle soit possible. L'est-elle, en 1988, dans une France qui ne fait plus d'enfants, qui oublie ses valeurs fondatrices, dont la culture, y compris la culture populaire telle qu'elle s'exprime par la chanson, est détruite par le show-business, la télévision, l'échec scolaire ? Il n'y a rien de commun entre la famille Lustiger, arrivée chez nous, au début du siècle, qui admire la France, sa culture, son histoire, et la famille algérienne qui s'installe dans un quartier-ghetto, en 1988 ou même en 1970, et dont les enfants restent analphabètes. Si l'on ajoute le choc de la troisième révolution industrielle, qui chasse du marché du travail tant d'immigrés, et place les autres en situation de concurrence avec les jeunes Français, il est évident que Mgr Lustiger se trompe d'immi­gration. Ne citons pas M. Le Pen, pour ne pas hérisser le poil du cardinal. Peut-être écoutera-t-il mieux M. Michel Debré, catho­lique lui aussi mais petit-fils de rabbin et ne s'en cachant pas. Dans un article publié le 25 janvier par « *Valeurs Actuelles* »*,* celui-ci constate que la société pluri-culturelle, prônée par nos évêques, conduirait à « *la disparition de la France. La liberté des Français suppose une loi commune et cette loi commune implique une culture commune. Faire fi de cette évidence, c'est morceler le principe de souveraineté et c'est aller droit à l'écla­tement de la nation* ». M. Debré pose le problème dans ses véritables termes « *Imaginez que l'on obéisse aux idéologues et que l'on donne massivement la nationalité française à des étrangers qui ne parle­raient pas notre langue, seraient ignorants de notre culture et n'auraient pas fait chez nous leur service militaire...* 167:322 *Qu'obtien­drait-on au bout du compte ? La montée du racisme et, pourquoi pas, demain, l'installation de la guerre civile.* » L'exemple du Liban, la terrible crise dans laquelle se débat l'État d'Israël devraient nous servir de leçon. « *Le Liban, parce qu'il démontre que la paix ne résiste pas à la coexistence, dans un même cadre national de cultures adverses. Israël car il est inscrit qu'un État ne peut maintenir indéfiniment sa souve­raineté sur un territoire donné si sa propre démographie ne suit pas.* » Les Israéliens, comme les Français, voient leur démographie décliner. Par contre celle des Arabes, qui les entourent, galope. Si les Palestiniens des territoires occupés, qui s'étaient tenus tranquilles pendant vingt ans, se révoltent, c'est parce qu'ils sont entraînés par une jeunesse nombreuse, sans avenir, consciente que la supériorité du nombre l'emporte sur la force des armes. De toute façon, à l'intérieur même de l'État d'Israël, dans un demi-siècle, il y aura plus d'Arabes que de Juifs et ceux-ci, désormais minoritaires, n'auront plus d'autre choix que de renoncer au système démocratique en introduisant l'apartheid ou de subir la loi de l'Islam, en acceptant la condi­tion d'assujettis, de dhimmis. Ce qui risque d'arriver aux Euro­péens quand on sait qu'en 2050 la seule Algérie comprendra 170 millions d'habitants, qu'elle sera incapable de nourrir. Comment résisterait-elle à la tentation d'utiliser la "tête de pont" que constituent ses immigrés afin de nous sub­merger ? Un spécialiste du monde arabe, "islamologue" distingué, Bruno Étienne, a publié un livre « *l'Islamisme radical* » (chez Hachette) dont Georges Laffly donne dans « *Itinéraires* » de février un compte rendu tout à fait remarquable. M. Étienne appartient à l'extrême gauche. Il affiche un marxisme grand teint. Pourtant, lui aussi reconnaît que « *les musulmans qui viennent en France ont un imaginaire et une culture qui les rendent inassimilables* »*.* Ils sont conscients de représenter l'avant-garde du « *dar el-Islam* »*,* de l'extension au monde entier de la loi coranique. Pour les pays islamiques, même "modérés", « *la paix avec les nations non musulmanes ne peut être,* selon M. Étienne, *qu'un état provisoire et aucun véritable traité de paix ne peut intervenir* »*.* 168:322 Aussi l'Arabie Saoudite et les émirats du Golfe utilisent-ils une partie de leurs revenus pétroliers pour construire des mosquées. La France est devenue pour l'Islam une terre de mission, qu'il faut conquérir par la persuasion et, sinon, quand l'heure sera venue, par la force. Cinq cent mille conversions en une dizaine d'années, ce n'est pas mal. \[Fin d'un extrait du *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray*, numéro 912 du 18 février 1988, publié 3, rue des Immeubles Industriels, 75011 Paris.\] ============== fin du numéro 322. [^1]:  -- (1). Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement. Sur « l'imposture du C.C.F.D., qui apporte au Tiers-Monde la théologie de la libération, le marxisme-léninisme et la lutte des classes » et qui est « l'aboutissement de 150 ans de dévoiement d'une partie de l'intelligence catholique », lire l'ouvrage de Guillaume MAURY : *L'Église et la subver­sion : le CCFD*. Paris, Union Nationale Inter-Universitaire, 1985. -- (Note des Éditions Dismas.) [^2]:  -- (1). Cf. notamment : « Pie XII a-t-il existé ? », numéro 257 de novembre 1981 ; « Une nouvelle dynastie », numéro 304 de juin 1986. [^3]:  -- (2). Il serait injuste en effet d'oublier qu'à titre personnel Jean XXIII eut à l'égard de Pie XII une attitude différente de celle qu'il assuma en qualité de pontife. A peine élu pape, dans son message de Noël 1958 (texte intégral dans ITINÉRAIRES, numéro 30 de février 1959), il déclarait que les « vingt gros volumes » des écrits et discours de Pie XII étaient des « chefs-d'œuvre de science théologique, juridi­que, ascétique, politique, sociale », et qu'ils témoignaient d'une « ad­mirable activité doctrinale et pastorale qui fait passer le nom de Pie XII à la postérité ». On pourrait prendre ces paroles pour une simple clause de style, à la manière italienne et (hélas) vaticane. Mais deux ans plus tard il agissait personnellement, en cette année 1961 qui est celle de *Mater et Magistra*. Les « vingt gros volumes » de Pie XII existaient en italien ; la version française n'existait aux éditions Saint-Augustin (etc.) que pour les onze dernières années du pontificat. La publication des années 1939-1947 réclamait un apport financier : « C'est Sa Sainteté Jean XXIII qui décida de la poursuite de la publication en nous faisant la faveur insigne d'un don important », révèlent les éditeurs en tête du volume de l'année 1939. Il n'est pas invraisemblable que Jean XXIII ait pu signer sans lire ou bien lire sans comprendre le passage assassin de *Mater et Magistra *: il ne connaissait guère les questions de doctrine sociale, comme je le pres­sentais, et comme me le confirma à plusieurs reprises le témoignage catégorique de Vittorio V. [^4]:  -- (1). Depuis lors j'ai eu le texte latin dans *L'Osservatore romano* du 20 février (qui, même par avion, met plusieurs jours à parvenir aux abonnés de France). Il y a en effet une grosse faute, source d'obscu­rité majeure, dans le texte de *La Croix* qui dit : « La doctrine sociale de l'Église n'est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elles constituent une catégorie en soi. » Or ce n'est pas *elles*, mais *elle*, non pas les autres solutions, mais la doctrine qui constitue une catégorie en soi : « *proprium ac peculiare genus efftcit* ». -- Toutefois la perplexité demeure : faut-il entendre que la troisième voie, « *tertia via* » entre guillemets, n'existe pas ? qu'il n'y a pas à chercher de troisième voie entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste ? ou bien qu'elle sera trouvée et tracée indépendamment de la doctrine sociale de l'Église, -- mais pourquoi ? [^5]:  -- (2). DHSD = droits de l'homme sans Dieu. Oui : promulgués. Le texte latin dit bien : «* promulgavit *». En fait, l'Assemblée générale des Nations Unies n'avait prétendu, par son « acte historique » du 10 décembre 1948, qu' « adopter » et « proclamer » le texte de la nouvelle déclaration des DHSD, laissant aux « États membres » le soin de « publier solennellement » ce texte et de « faire en sorte qu'il soit distri­bué, affiché, lu et commenté principalement dans les écoles et autres établissements d'enseignement ». -- L'encyclique *Pacem in terris* de Jean XXIII, en 1963, premier texte pontifical à mentionner cette déclaration des DHSD, parlait encore de « réserves justifiées » qu'en appelaient « certains points », sans toutefois préciser ni quels points ni quelles réserves, ce qui en faisait une simple clause de style qui a été omise par la suite. [^6]:  -- (3). Par « s'il y a lieu », j'entendais : si cette encyclique donne lieu à des réflexions, des débats doctrinaux, des orientations pratiques. Mais son ésotérisme relatif -- c'est-à-dire par rapport aux capacités de lecture et d'intellection d'une humanité qui, jusque dans ses élites, est de moins en moins alphabétisée, catéchisée, éduquée -- laisse pressentir qu'elle risque de n'avoir pas plus d'impact intellectuel que *Populorum progressio* ou que *Laborem exercens*. [^7]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, juin 1985 (Bouvier-Ajam et Irène du Luart) et juillet-août 1987 (Hudeo Kitahara et le R.P. Dubarle). [^8]:  -- (2). Ancien officier des Troupes de marine, Yves Urvoy devint docteur ès lettres à la Sorbonne en 1942, avec une thèse sur le Niger. Il est aussi l'auteur d'une *Histoire de l'Empire de Bomou*, posthume (Larose, 1949). [^9]:  -- (1). Gérard-François Dumont, Alfred Sauvy, Pierre Chaunu, Jean Legrand : *La France ridée*. Éd. Pluriel. [^10]:  -- (2). Voir à ce sujet l'excellente critique de cette enquête dans *Complot contre la Vie -- L'avortement*, R. Bel, E. et M. de Lagrange. SPF, 1979. [^11]: **\*** -- *Séminaire donné au Congrès Eurovie tenu à Paris les 6 et 7 juin 1987.* [^12]:  -- (1). Voyez le tout récent article de H.O.J. Brown : « Lessons from Nazism », *The Human Life Review.* Vol. XIII, n° 2 Spring 1987. \[Dans l'original les notes figurent pp. 80-83.\] -- William Brennan : *Medical Holocausts. Exterminative medicine in Nazi Germany and Contemporary America.* Nordland, New York, 1980. [^13]:  -- (2). Pierre Chaplet : *La famille soviétique.* Étude historique et juridi­que. Marcel Giard, Paris, 1929. -- F.N. Lee : *Communist Eschatology.* A Christian Philosophical Analysis of the Post-Capitalistic Views of Marx, Engels and Lenin. Craig Press, Nutley USA, 1974. [^14]:  -- (3). Charles Rice : Beyond Abortion *The Theory and Practice of the Secular State.* Franciscan Herald Press, 1979. [^15]:  -- (4). Paul Johnson : *Une histoire du monde moderne de 1917 à 1980.* 2 vol., Laffont, 1985. -- Marcel De Corte : *Essai sur la fin d'une civilisation* (1949) et *Incar­nation de l'homme* (1942). Éditions Médicis, Paris. -- Gabriel Marcel : *Les hommes contre l'humain* Éditions La Co­lombe, Paris, 1951. [^16]:  -- (5). Rousas J. Rushdoony : *The Myth of Over Population.* Thoburn Press, Fairfax, 1975 (1969).  -- Julian Simon : *L'homme notre dernière chance.* P.U.F., Paris, 1985 (1981).  -- Pierre Chaunu : *Une autre voie.* Éditions Stock, Paris, 1986. -- Jean-Claude Chesnais : *La revanche du tiers-monde.* Laffont, Paris, 1987. -- J.A. Walter : *The Human Home.* The Myth of the Sacred envi­ronment. Lion Publishers, Tring, U.K. -- J. Simon and H. Kahn : *The resourceful Earth.* Basil Blackwell, Oxford, 1984. [^17]:  -- (6). Voyez l'ouvrage remarquable de P.T. Bauer : *Mirage égalitaire et tiers-monde.* Paris, P.U.F. 1984 (1981) et celui plus populaire de Pascal Bruckner : *Le sanglot de l'homme blanc,* Seuil, Paris, 1983. Sur le déclin catastrophique de l'Occident sur le plan démographique, voyez les nombreux ouvrages fondamentaux de Pierre Chaunu dont : *Le refus de la vie.* Calmann-Lévy, Paris, 1975 ; *Un futur sans avenir.* Calmann-Lévy, 1979 ; *Histoire et Imagination* La transition, P.U.F. 1980. [^18]:  -- (7). Jean Halpérin : *Les assurances en Suisse et dans le monde.* La Baconnière, Neuchâtel, 1946. Voyez également : Christian Combaz : *Éloge de l'âge dans un monde jeune et bronzé.* Robert Laffont, Paris, 1987. [^19]: **\*** Antinomisme : refus de la loi de Dieu. [^20]: **\*** Hédonisme : toute doctrine qui prend pour principe unique de la morale qu'il faut rechercher le plaisir et éviter la douleur. [^21]:  -- (8). Voyez les nombreux ouvrages remarquables de Stanley Jaki, dont *Science and Creation,* Scottish Academic Press, Edinburgh, 1986. [^22]:  -- (9). Magnus Verbrugge : *Alive. An Enquiry into the Origin and Mea­ning of Life,* Ross House Books, Vallecito, California, 1984. [^23]:  -- (10). Je suis redevable pour ces distinctions aux remarques du physicien américain Frederick Skiff. Voyez son article intitulé « Notes sur l'application des arguments thermodynamiques sur la question qui oppose la création à la génération spontanée » dans *Positions Créationnistes*, n° 3, 1987. -- A.C. Custance : *Genesis and Early Man,* Zondervan, Grand Rapids, 1977. -- N.M. de S. Cameron : *Evolution and the Authority of the Bible,* Paternoster Press, Exeter, 1983. [^24]:  -- (11). Jean Gaillard : *Les animaux nos humbles frères,* Fayard, Paris, 1986. [^25]:  -- (12). Alec Mellor : *La torture, son histoire,* Mame, Paris, 1961. [^26]:  -- (13). Henri Baruk : *Essais sur la médecine hébraïque dans le cadre de l'histoire juive,* Colbo, Paris, 1985. Toute l'œuvre de ce remarquable médecin juif, qui fait le pont entre médecine et Torah, mérite notre méditation. [^27]: **\*** Eugénisme : science des conditions les plus favorables à la reproduc­tion et à l'amélioration de la race humaine. [^28]:  -- (14). Voyez sur ce sujet les ouvrages de Georges Naughton : *Le choc du passé. Avortement, néo-nazisme, nouvelle morale,* et « *Morituri* »*, L'humanisme biologique et le racisme scientifique,* G.A.R.A.H., B.P. 54, F ­78170 La Celle-Saint-Cloud. [^29]: **\*** Réductionnisme : démarche rationnelle qui tente d'expliquer des réali­tés complexes en des termes inadéquats, moindres. [^30]: **\*** Zygote : ovule fécondé. [^31]: **\*** Panthéisme : doctrine d'après laquelle tout est Dieu, Dieu et *le monde* ne font qu'un. [^32]:  -- (15). Sur la manière dont il faudrait dispenser une éducation sexuelle saine nous vous indiquons les ouvrages suivants : -- Tim La Haye : *Sex Education is for the Family.* Zondervan, Grand Rapids, 1985. *-- L'éducation sexuelle : l'affaire de l'école ou celle des parents ?* AVPC, Case postale 34, CH 1001 Lausanne, Suisse. -- André Roche : *Amour ou sexualisme ?* C.L.C., 31, rue Renne­quin, F-75017 Paris. -- Noël Barbara : *Pour faire l'initiation des petits enfants aux lois de la vie et l'éducation des grands qui s'éveillent à l'amour.* Martigny, Suisse, 1966. *-- L'éducation sexuelle. Qu'en penser ?* L'Action Scolaire, 134, Bd Brune, 75014 Paris, 1970. -- Dietrich von Hildebrand : *Éducation sexuelle, question cruciale.* La Pensée Française, n° 143, 1973. [^33]:  -- (16). Voyez les trois lettres de l'AVPC adressées à M. Pierre Cevey, chef du Département de l'Instruction publique et des Cultes du Canton de Vaud à ce sujet, disponibles en écrivant à l'AVPC, Case postale 34, 1001 Lau­sanne, Suisse, enjoignant à votre lettre des coupons-réponse internationaux. [^34]:  -- (17). Voyez l'ouvrage fortement documenté de Mme E. Drogin : *Mar­garet Sanger : Father of Modern Society.* C.U.L Publications, (New Hope, KY 40052, USA), 1986 (1979). [^35]:  -- (18). G. Naughton : *Le choc du passé, op. cit.* [^36]:  -- (19). E. Drogin : *Margaret Sanger Father of Modern Society,* p. 34. Sur la désintégration de la morale sexuelle et familiale traditionnelle aux États-Unis, voyez les ouvrages suivants : -- Pitrim A. Sorokin : *The American Sex Revolution* Porter Sar­gent Publisher, Boston, 1956. *--* David A. Noebel : *The Homosexual Revolution* American Chris­tian College Press, Tulsa, 1977. *--* Roger J. Magnuson : *Are Gay Rights Right ?* Straitgate press, Minneapolis, 1985. *--* Gene Antonio : *The Aids Cover-up ?* Ignatius Press, San Francisco, 1986. [^37]:  -- (20). Sur ce « complot mondial contre la vie » lisez en particulier l'ex­cellent petit livre préfacé de Pierre P. Grassé : -- E. de Lagrange, M.-M. de Lagrange et R. Bel : *Un complot contre la vie, l'avortement.* S.P.L. (184, rue de Vaugirard, 75015 Paris) 1979. Voyez aussi : -- E. Tremblay : *L'affaire Rockefeller. L'Europe occidentale en dan­ger.* U.P.N., B.P. 53, 92502 Rueil-Malmaison, 1978. *--* Arnaud de Lassus : *Les étapes maçonniques d'une politique de la mort.* Action Familiale et Scolaire, Suppl. n° 27 (31, rue Rennequin, 75017 Paris).  -- Arnaud de Lassus : *La politique mondiale de planification des naissances.* Action Familiale et Scolaire, Paris, 1984. Sur le mondialisme de la finance internationale voyez : -- Philippe Braillard : *L'imposture du Club de Rome,* P.U.F., Paris, 1982. -- W. Cléon Skousen : *The Naked Capitalist* (2187 Berkeley St. Salt Lake City, Utah 84109), 1981 (1970).  *--* George Knupfer : *The Struggle for World Power.* Plain-Speaker Publ. Co. (43 Bath Road, London W4 1LJ), 1971. *--* P.-F. de Villemarest : *Les sources financières du communisme et du nazisme.* Éditions C.E.I., 27930 Cierrey, France. [^38]:  -- (21). Brain-washing. *A synthesis of the Russian Textbook of Psycho­politics.* (1935). Éd. Truth, P.O. Box 10188, Fort Worth 14, Texas, U.S.A. [^39]:  -- (22). *L'éducation sexuelle. Qu'en penser ?* L'Action scolaire (1970) p. 40. [^40]:  -- (23). *La révolution sexuelle et la révolution sociale.* SICLER (16, rue Dufetel, 78150 Le Chesnay) n° 11, février 1972, p. 3-4. [^41]:  -- (24). Voyez la brochure de l'AVPC : *La famille et ses adversaires* (1985).  *--* L. de Poncins : *Histoire du communisme de 1917 à la deuxième guerre mondiale.* Diffusion de la Pensée française, Chiré, 1973. *--* F.N. Lee : *Communist Eschatology.* The Craig Press, Nutley, 1974. Toute la politique communiste à l'égard de la famille est parfaitement décrite par Fr. Engels dans son ouvrage classique : -- *L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État.* Alfred Costes, Paris, 1948 (1884). [^42]:  -- (25). *La révolution sexuelle et la révolution sociale,* p. 6. [^43]:  -- (26). *La révolution mondiale et la famille.* SIDEF, (31, rue de l'Oran­gerie, 78000 Versailles) n° 20 janv. fév. 1971, p. 5. Voyez aussi : -- *Éducation sexuelle ou éducation à l'amour ?* L'Action Scolaire n° 72, mai juin 1973. *-- Hachette et l'éducation sexuelle,* L'Action Scolaire, n° 76, déc. 1973. *-- Faut-il participer à l'éducation sexuelle dans les écoles ?* L'Action Scolaire, n° 77, janvier 1974. [^44]:  -- (27). Tim La Haye : *Battle for the Public Schools.* Humanism's Threat to our children. Fleming H. Revell (Old Tappan) 1983. -- Claire Chambers : *The Siecus Circie. A Humanist Revolution Western Islands,* Belmont, 1977. [^45]:  -- (28). Dr Charles Bugnon : *Violence, sexualité, démocratie.* Dossiers Contacts, Lausanne, n° 3, mars 1979, 25^e^ année. [^46]:  -- (29). A.V.P.C. : *L'éducation sexuelle : l'affaire de l'école ou celle des parents,* Lausanne, 1979. [^47]:  -- (30). Tim La Haye : *Sex Education is for the Family.* Zondervan, Grand Rapids, 1985. [^48]:  -- (31). A. Glucksmann : *Devant le bien et le mal,* dans Petr Fidelius : *L'esprit post-totalitaire,* Grasset, Paris 1987, p. 48-49 et 57. [^49]:  -- (21). Gustave Thibon : *Diagnostics*, Éditions Génin, 1945. [^50]:  -- (22). Jacques Maritain : *Lettre sur l'indépendance*, Desclée de Brouwer, 1935. [^51]:  -- (23). Gustave Corçâo parlait français, ne pouvait penser certaines choses qu'en français, il lui arrivait même de rêver en français, de vous corriger en français -- ce qui explique le mauvais sort des premières traductions fran­çaises de son œuvre qui lui furent présentées. (Note du traducteur.) [^52]:  -- (24). L'expression est du Père Bigo, cité par Adrien Dansette : *Destin du catholicisme français*, Flammarion, 1957. [^53]:  -- (25). La plus grande unanimité catholique de toute l'histoire contem­poraine, en matière d'insurrection nationale contre le communisme athée, ce serait plutôt celle des Cristeros mexicains (1926-1929), à laquelle les cadets de l'Alcazar de Tolède se sont explicitement référés au moment d'offrir le sacrifice de leur vie : -- *Viva Cristo Rey !* Mais il est vrai que Pie XI alors n'alerta point l'Église universelle, et que Corçâo lui-même en connaissait peu la réalité. (Note du traducteur.) [^54]:  -- (26). Jacques Maritain : *Carnet de Notes*, Desclée de Brouwer, 1964. [^55]:  -- (27). *A Recusa de Ser*, Agir, Rio de Janeiro, 1971. [^56]:  -- (28). *L'Incarnation de l'Homme*, Éditions Universitaires, 1942. [^57]:  -- (29). René Rémond : *La droite en France*, 1963. [^58]:  -- (30). Jules Monnerot : *La France Intellectuelle*, *op. cit.*, note l. (Retra­duit du portugais.) [^59]:  -- (1). Cette place aurait dû normalement être occupée par M. Lecoux, vicaire général de Coutances, directeur du pèlerinage. [^60]:  -- (1). Gal. VI, 14. [^61]:  -- (2). Les oraisons de la nuit de Pâques redisent à l'envi le mystère de cette renaissance : « In novam renata creaturam, progemes caelestis emer­gat... ad devotionem populi tui renascentis... ad recreandos novos popu­los... conserva in nova familiae tuae progenie... » [^62]:  -- (3). Philip. III, 20. [^63]:  -- (4). 2 Cor. III, 18. [^64]:  -- (5). Philip. III, 10. [^65]:  -- (6). Mt. IX, 21. [^66]:  -- (7). Lc. VI, 13. [^67]:  -- (8). Dom Vonier, *La victoire du Christ*, page 108. [^68]:  -- (9). Col. II, 12. [^69]:  -- (10). 2 Cor. III, 18. [^70]:  -- (11). 2 Cor. I, 19. [^71]:  -- (12). Jn. XVII, 5. [^72]:  -- (13). 1 Th. V, 4-6. [^73]:  -- (14). Hymne des laudes de la Passion. [^74]:  -- (15). Office clunisien de la Transfiguration. [^75]:  -- (16). 2 Petr. III, 13. [^76]:  -- (1). Éric Vatré : *Léon Daudet ou le libre réactionnaire* (Éd. France-Empire). [^77]:  -- (1). Rouet de Journel, *Enchiridion patristicum*, n° 2168. [^78]:  -- (2). « Intelligatur illustrius quod ante obscurius credebatur. Eadem tamen quae didicisti, doce, et cum dicas nove, ne dicas nova. » *RdJ* n° 2173. [^79]:  -- (3). « Sed in suo dumtaxat genere, in eodem scilicet dogmate eodem sensu eademque sententia. » *RdJ* n° 2174. \[*Iota unum*, p. 578 : « ...c'est-à-dire "dans la même croyance, dans le même sens et la même pensée" ». 2003\]