# 323-05-88
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## ÉDITORIAL
### Le contraire du communisme
*Extraits de l'allocution de Jean Madiran au meeting final des Huitièmes Journées nationales d'Amitié française et de Chrétienté, le 20 mars 1988.*
*...* L'effondrement électoral du parti communiste donne à son sujet un sentiment de sécurité : mais c'est *une illusion* de sécurité.
Cette illusion fait demander s'il est bien utile, lorsque nous déployons notre bannière : « Dieu-Famille-Patrie », de préciser : « le contraire du communisme ». Est-il bien utile, aujourd'hui encore, de considérer et mentionner toujours le communisme comme une référence pressante et menaçante ?
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Pourtant ceux qui savent, savent que l'appareil du parti communiste, composé de ces « permanents » que Lénine appelait les « révolutionnaires professionnels », n'a pas subi le même déclin que l'électorat communiste, et que le parti communiste peut toujours, en France, quand il le veut, arrêter l'électricité, arrêter les trains, empêcher les journaux de paraître ou d'être distribués. Vous me direz qu'il ne le fait pas souvent et que sans doute il n'est pas aussi puissant que cela. Il ne le fait pas mais il peut le faire, et cela lui suffit pour exercer une pression constante sur les gouvernements de la fausse droite et sur ceux de la vraie gauche.
Et puis, même si le parti communiste était aussi affaibli en France qu'on voudrait nous le faire croire, cela ne diminuerait en rien la pression que l'Union soviétique exerce en permanence sur une Europe qui est :
-- mal défendue
-- et incapable de se défendre elle-même.
Mais surtout, avez-vous bien mesuré le cheminement sournois, le cheminement constant des esprits et des mœurs qui insensiblement nous rapproche du communisme ?
Nous disons :
« Dieu-Famille-Patrie, LE CONTRAIRE du communisme ».
Or justement, la classe politico-médiatique qui édicte nos lois, qui gouverne nos écoles, qui régente nos travaux et nos loisirs, avez-vous mesuré :
-- si elle est plus proche de « Dieu-Famille-Patrie »,
-- ou si elle est plus proche de son contraire ?
Cette classe politico-médiatique peut bien se dire libérale ici, sociale-démocrate là, et gaulliste un peu partout, écoutez-la dans ses consensus, voyez ce qu'elle est unanime à nous proposer, à nous imposer :
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-- elle nous propose, elle nous impose une citoyenneté nouvelle, une citoyenneté cosmopolite, mondiale, mondialiste et onusienne, une citoyenneté épatante, -- mais c'est une citoyenneté *sans patrie ;*
-- elle nous propose, elle nous impose, par ses lois, par sa philosophie, par sa littérature et ses spectacles, elle nous propose, elle nous impose une idée nouvelle du bonheur humain, un bonheur toujours annoncé, un bonheur toujours promis pour demain, qui serait un bonheur hors la famille, un bonheur contre la famille, un bonheur *sans famille ;*
-- et par-dessus tout cette classe politico-médiatique nous propose, elle nous impose les droits de l'homme : les D.H.S.D., les droits de l'homme *sans Dieu,* c'est-à-dire les droits de l'homme sans rien qui assure leur fondement, sans rien qui authentifie leur définition.
Sans Dieu, sans famille, sans patrie, leur société nouvelle est de plus en plus coupée des vraies réalités, elle s'enfonce de plus en plus dans l'utopie, dans l'imaginaire, dans le cauchemar, elle est une société qui se défait, une société qui pourrit, et que sa croissante débilité morale et civique prépare de mieux en mieux à subir sans résistance l'avancée de la domination soviétique.
L'idéologie dominante et les hommes qui nous gouvernent sont *plus proches* du communisme que de son contraire : cela aussi c'est une invasion.
L'agression universelle du communisme, c'est tout le sens de l'histoire et c'est joute l'histoire dramatique de notre siècle : jusqu'où l'invasion communiste arrivera-t-elle à s'étendre ? Quand, où, comment devra-t-elle reculer ?
1917 : Lénine prend le pouvoir à Moscou.
1917 : à Fatima, la Vierge annonce quelle va être la grande affaire du siècle, ce ne sera pas ceci ou cela, ce sera : *la Russie répandra ses erreurs à travers le monde.*
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On va peut-être me dire :
-- *Ah, là, vous parlez en catholique. Et vous mélangez la politique et la religion.*
Eh bien non, je ne mélange pas la religion et la politique. Ce n'est pas moi qui les mélange. Ce sont elles qui se mélangent. C'est Lénine qui les mélange. Le communisme est un phénomène *politico-religieux* son agression est *à la fois* religieuse et politique. C'est un athéisme qui veut imposer son refus de Dieu, sa négation de Dieu, par une domination politique. Sa domination politique est au service de son athéisme. Et la grande affaire du XX^e^ siècle, et peut-être aussi du XXI^e^ si les choses continuent comme elles ont commencé, -- c'est bien de savoir jusqu'où et jusqu'à quand la Russie étendra sur le monde la domination politico-religieuse du communisme.
J'en parle en catholique ?
Eh bien oui, bien sûr, comment pourrais-je parler autrement, -- pourquoi devrais-je parler autrement, dans un pays, la France, où nous sommes 80 % de la population à nous déclarer catholiques ?
Et puis surtout, par-delà les comptes, les pourcentages et les recensements : l'identité religieuse de la France est consubstantielle à son identité nationale.
Aujourd'hui, dans le combat politique pour l'identité française, nous sommes fraternellement au coude à coude avec nos camarades agnostiques ou incroyants qui ont compris et admis ce point central de la *nature* et de l'*histoire* de la France : la France est une nation baptisée, la France est une nation chrétienne, fille de l'Église elle est la fille aînée de l'Église.
Mais cela aurait-il encore un sens si, dans le combat politique pour la survie de la nation française, il n'y avait plus de catholiques ? ou s'il n'y avait plus de catholiques engagés *qu'*avec la loge et *qu'*avec le parti, *contre* la survie de la nation française en tant que nation, et en tant que nation chrétienne ?
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C'est pourquoi ici nous sommes les catholiques engagés dans le combat politique en catholiques, *en tant* que catholiques, pour défendre, pour restaurer et pour transmettre dans la plénitude de sa tradition l'identité nationale et religieuse de la France.
Nous sommes les témoins, nous sommes les militants *à la fois* du nationalisme à la française et du catholicisme à la romaine.
Et s'il en est qui viennent nous dire qu'ils trouvent trop vague, trop imprécise, notre devise : « Dieu-Famille-Patrie », -- alors il suffit, pour qu'on s'entende, pour qu'on se comprenne, que nous précisions :
Ces trois mots, DIEU-FAMILLE-PATRIE, nous les employons dans leur sens nationaliste français et catholique romain.
Les droits de l'homme, quand ils sont fondés sur DIEU et définis par le Décalogue, ce sont des devoirs. Le bonheur dans la FAMILLE, c'est l'apprentissage et l'exercice du dévouement aux autres, c'est l'apprentissage et l'exercice de la responsabilité.
La citoyenneté dans la PATRIE, c'est d'abord un héritage et un patrimoine, c'est une appartenance, et c'est l'honneur de servir.
Dieu-Famille-Patrie, c'est la fidélité et c'est l'esprit de sacrifice au service d'une grande pensée, héritée de nos maîtres et de nos aînés, la renaissance française, dont l'inscription temporelle est aujourd'hui entre les mains de Jean-Marie Le Pen ([^1]).
Parce que nous sommes des membres vivants de l'Église militante -- de l'Église *militante !* -- nous sommes présents dans toutes les formes du combat spirituel, du combat culturel, du combat civique, du combat politique.
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*Les militants,* disait en substance Jeanne d'Arc, *les militants militeront, et Dieu donnera la victoire.*
C'est pourquoi la victoire n'est pas pour nous un souci angoissé.
Elle n'est pas pour nous une fiévreuse obsession.
Elle n'est pas notre affaire de militants.
Notre lot est de militer ; notre lot est de combattre.
La victoire, c'est Dieu qui la donne -- qui la donne *à ceux qui combattent.*
Nous acceptons d'avance :
de la recevoir de Sa main,
de la recevoir à Son heure,
de la recevoir à Sa manière,
de la recevoir selon Sa volonté.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Qu'avez-vous fait des juifs convertis ?
par Judith Cabaud
IL Y A TOUJOURS EU des juifs convertis. Saint Paul, terrassé par la vision de ce Jésus qu'il persécutait, entreprit d'évangéliser les païens tout en expliquant aux juifs le grand dessein de Dieu depuis le péché originel : le Fils Rédempteur, l'accomplissement de la Loi, et enfin, que « ceux qui ont accueilli la foi, ce sont eux les fils d'Abraham ». Il n'est pas nécessaire de décrire le scandale provoqué en Israël par de tels propos, car, craignant la contagion de l'Apôtre zélé et la foi des premiers chrétiens, les Pharisiens répandirent des calomnies sur eux et sur leur divin Maître, calomnies qui restèrent sous jacentes dans les écrits talmudiques tout au long du Moyen Age.
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A travers les siècles, cependant, l'Église accueillait les juifs, ces premiers invités au festin, sans réticences. Elle nous fit sentir que c'était un honneur de recevoir un juif en son sein et celui-ci rentrait tout de suite, avec facilité, dans l'intimité de la vie chrétienne. C'était normal : dans l'esprit, on se connaissait -- depuis le temps qu'on célébrait la Pâque. Il y eut un simple transfert, les symboles devinrent des réalités, le sacrifice de l'agneau devint le sacrifice de la croix.
Le XIX^e^ siècle fut particulièrement riche en juifs convertis : le Père Alphonse Ratisbonne ; le Père Hermann Cohen : l'élève de Liszt ; les frères Lémann : abbés lyonnais ; le Père Libermann : fondateur des pères spiritains. Ceux du XX^e^ siècle sont moins connus mais non moins remarquables comme Édith Stein ou le Grand Rabbin Zolli ; et des conversions de juifs furent nombreuses aux États-Unis et en Angleterre jusqu'en 1960.
En effet, il est révélateur de noter que ces conversions au catholicisme ont brusquement diminué à partir du concile Vatican II qui se voulait précisément « pastoral », donc évangélique et évangélisateur.
Depuis son *aggiornamento,* que sont devenus ces juifs convertis dans une Église qui, au nom de la « liberté religieuse », n'enseigne plus toutes les nations ?
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Qu'est-ce qui pouvait pousser les Pères du concile à abandonner la mission des apôtres, pourtant si clairement exprimée dans les Évangiles ?
Pour en trouver des raisons, on peut se reporter à l'histoire de notre XX^e^ siècle sanglant : les néo-païens nazis firent l'holocauste des juifs d'Europe centrale. A leur tour, les juifs de la Diaspora blâmèrent non pas les païens, mais la chrétienté et surtout l'Église catholique pour des crimes qu'elle n'avait pas commis. Cette façon de liquider l'estime due aux chrétiens, quoique injuste, fut parfaitement efficace. La propagande anti-catholique des médias, encouragée par les mouvements sionistes, marxistes et francs-maçons, était non seulement répandue mais elle avait atteint l'Église elle-même en profondeur lorsque les prélats, au début du concile Vatican II, s'empressèrent de prononcer un *mea culpa* pour les péchés des autres, en y ajoutant, en prime, Galilée, l'Inquisition et diverses responsabilités dans les guerres de religion.
L'Église voulait seulement ouvrir ses portes mais on en profita pour lui dire qu'il fallait qu'elle change aussi ses papiers peints et ses meubles (pendant qu'elle y était). De là à retourner à ses origines (Luther y avait déjà pensé), il n'y avait qu'un pas, et le judaïsme prit tout naturellement l'allure de *la* religion de référence puisqu'elle avait été celle des membres de la Sainte Famille.
Alors, de quoi avions-nous l'air, nous, juifs convertis (particulièrement nombreux aux U.S.A. et en Angleterre) des années préconciliaires ?
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La société moderne décréta que nous avions des « problèmes », et les hommes d'Église, désormais férus de psychologie, de sociologie et de psychanalyse, chantèrent en chœur avec elle.
Pour les nouveaux théologiens, quelle nécessité pouvait pousser un juif à se convertir puisque celui-ci était déjà de la religion à laquelle l'Église tendait à revenir ?
Aujourd'hui, après avoir lutté avec eux-mêmes, après avoir, dans beaucoup de cas, tout quitté pour rejoindre l'Église, après avoir été traités de fous ou de traîtres par les leurs, les juifs convertis s'interrogent. Bannis par la communauté juive, ils se retrouvent comme des aberrations chez des catholiques qui rêvent de devenir ce qu'ils ne sont plus. *Ne savent-ils pas que nous sommes bannis par ceux qui prétendent que Jésus fut un imposteur et un blasphémateur ?*
A l'heure actuelle, les seuls catholiques qui nous offrent de partager leur propre abri de fortune contre les intempéries de la persécution sont les prêtres traditionalistes, ceux qui savent, comme les brebis de l'Évangile, reconnaître la voix du Bon Pasteur, et non pas ces malheureux moutons de Panurge qui suivent les loups ravisseurs.
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Alors, que deviennent les pauvres juifs convertis ? De guerre lasse, beaucoup parmi eux se taisent.
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D'autres redécouvrent leurs racines et, dans certains cas, des racines qu'ils n'avaient jamais connues. Ceux-là cherchent un moyen de concilier la chèvre et le chou, sous les applaudissements des modernistes et sans renoncer à l'Église. Mère Myriam devient religieuse, découvre son origine juive et se résout, avec les encouragements de l'épiscopat, à pratiquer les deux cultes. C'est l'Église conciliaire et conciliante. Pourquoi pas ?
Pourtant, « *on ne peut pas être à la fois juif et catholique* ». C'est un rabbin qui l'a dit. Et il a raison. Pourquoi ? A cause de l'événement central de notre foi : le mystère de la Rédemption. « Dieu a tellement aimé le monde, écrivit saint Jean, qu'Il lui a envoyé son Fils unique. » Ou bien le Christ sur la croix mourant pour les péchés de toute l'humanité est Dieu, ou il est un imposteur. Peut-on croire et ne pas croire ? Avons-nous été rachetés ou non par cette croix le jour où le rideau du temple se déchira et où les âmes des justes de l'Ancien Testament furent visitées par le Rédempteur... Était-il ou non le Fils de Dieu ? En tout cas, s'il ne l'était pas, alors, les disciples d'Emmaüs étaient fous, Marie-Madeleine hystérique et les apôtres vraiment « ivres ».
« Il est impossible, écrit saint Paul, que ceux qui ont été une fois illuminés, qui ont goûté le don céleste, qui ont eu part à l'Esprit Saint (...) soient une seconde fois renouvelés en vue de se convertir, alors qu'ils crucifient, pour leur part, le Fils de Dieu en l'exposant à la dérision. » (Heb., ch. 6, 4-6.)
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L'Église de Vatican II a confondu les gestes de compassion, de sympathie et de charité avec l'abandon de notre foi en Jésus-Christ. Quand on cite saint Paul aujourd'hui, on affirme avec lui que le peuple juif est toujours aimé « à cause des pères », que « les dons et l'appel de Dieu sont sans repentir », mais on néglige sciemment les autres phrases du même saint Paul :
« Vous êtes morts à la Loi par le corps du Christ pour appartenir à un autre, à celui qui est ressuscité des morts afin que nous portions des fruits pour Dieu... et nous servons dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vieillesse de la lettre. » (Rom. ch. 7.) Sans parler des nombreux passages où l'Apôtre, contre l'avis de l'archevêque de Paris, nous démontre la caducité de la Loi.
Car la hiérarchie catholique en France a entrepris de judaïser l'Église et ses nouveaux théologiens prétendent que nous avons, à l'heure actuelle, tant à apprendre du judaïsme...
Les changements effectués dans la liturgie depuis le concile allaient, en apparence, dans le sens d'un rapprochement avec les protestants. Si la messe tridentine avait beaucoup de points communs avec le judaïsme antique (les bénédictions du pain et du vin, les symboles du *Seder :* la Pâque juive, le déroulement de la vigile pascale), on a voulu aligner la sainte messe non seulement sur les réformes protestantes, mais aussi sur le judaïsme moderne qui tend vers un messianisme universaliste et temporel.
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Je m'explique : les rabbins ne trouvant pas, et pour cause, *qui* pourrait-on attendre comme Messie, ont cédé à la pression de la vieille machine des abstractions talmudiques : le Messie, après avoir été, pendant les années 50, une *terre* (l'État d'Israël), est devenu maintenant une *époque* (celle de la « paix universelle » chère aux francs-maçons).
La liturgie du *Novus ordo* va bien dans ce sens : les réalités de Dieu dans les sacrements redeviennent des symboles, comme à la Pâque juive qui *commémore* le passage de la Mer rouge, qui *représente* les fléaux d'Égypte par des mets, des herbes amères et du vinaigre, qui *rappelle* la délivrance d'Israël effectuée par Moïse au temps du Pharaon. Et à la nouvelle messe, la réalité du corps du Christ a tendance à redevenir un symbole au cours d'une commémoration où l'on rappelle les droits de l'homme dans une prière universelle.
Dans la catéchèse, nos enfants apprennent par l'Église catholique et romaine qu'au fond, il y a peu de différences entre le judaïsme et le catholicisme. C'est une question d'époque : l'ancienne alliance c'est Moïse, la nouvelle c'est Jésus, deux administrateurs de même trempe pour des rôles analogues (comme les signataires des armistices de 1918 et de 1945). Pour faire plaisir aux juifs, on minimise la divinité du Christ puisqu'il ne découvre lui-même qu'il est le Fils de Dieu que petit à petit ([^2]). De plus, les « commandements de Dieu dont parle Jésus sont dans l'Ancien Testament de la Bible -- c'est là que Jésus les a trouvés » ([^3]).
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Notre-Seigneur est présenté comme un homme qui « prend conscience » de sa divinité. A ce moment-là, il sait enfin qu'il est le Fils de Dieu, mais en fait, nous le sommes tous, car l'expression est une « figure de style » qui qualifie tout le monde de cette époque-là de « fils (sans majuscule) de Dieu » ([^4]).
Les Pharisiens aussi sont des gens bien intentionnés qui se sont trompés, des docteurs de la loi qui attendent pieusement le Messie en toute sincérité. La crucifixion ? Ce fut un incident malheureux, un malentendu, une erreur judiciaire. Voilà ce qu'apprennent les enfants catholiques en France aujourd'hui.
Dans les « orientations pastorales » du comité épiscopal français pour le judaïsme (16 avril 1973), on a pu lire qu'il existe aujourd'hui « une mission propre au peuple juif dans le dessein de Dieu ». Si c'est cette « mission » qui fut accomplie il y a deux millénaires par la naissance de Jésus-Christ, descendant en ligne directe de la maison de David, je me demande comment on pourrait la redéfinir autrement que par la reconnaissance de ce Messie déjà venu. Néanmoins, cette logique n'a pas dérangé la « Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme » qui a publié le 24 juin 1985 un document déclarant qu'il faut « œuvrer avec les juifs pour préparer ensemble la venue du Messie » ([^5]).
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Des efforts ont été accomplis également dans le domaine de la vie religieuse : des communautés charismatiques telles que le Lion de Juda ont été fondées dans le but d'un rapprochement avec les juifs. On adopte leurs coutumes et on célèbre le shabbat avec eux. Autrement dit, le septième jour, jour de repos du Créateur, l'attente du Messie encore à venir, la Rédemption sur la croix le vendredi saint du Messie déjà venu : tout cela, une seule et même chose. Question de confiance : faut-il attendre le Messie déjà venu, ou bien célébrer la venue du Messie encore attendu ? Curieux dilemme pour les héritiers de la logique cartésienne.
Pourtant, saint Paul (toujours lui) a affirmé que la venue du Christ « abroge le premier régime pour instituer le second... Nous avons été sanctifiés par l'oblation du corps de Jésus-Christ faite une fois pour toutes » (Heb. ch. 10).
En ce qui concerne la communauté des Petites Sœurs d'Israël et de Mère Myriam, je compatis à son déchirement car nous avons tous souffert d'avoir laissé derrière nous des gens que nous aimons et pour qui nous prions. Mais, d'un autre côté, comment à la fois admettre et désavouer la Sainte Trinité ? Comment faire pour vivre de la même façon avant et après la Croix ?
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Quel catholique ne s'étonnerait pas des propos de Mgr Lustiger, archevêque de Paris ? Juif converti lui-même, il déclare que le prosélytisme envers le peuple juif « n'existe pas » et s'il existait, il serait une « infidélité » (à quoi ?). En fait, pour lui, il n'y a pas un *seul* dessein de Dieu mais plusieurs, car « aussi bien la foi juive que la foi chrétienne est un appel de Dieu. Si l'on se trouve devant un juif et qu'il est croyant, si Dieu l'appelle à observer les commandements, on ne peut aller contre la volonté de Dieu. Si un juif découvre autre chose du christianisme et qu'il le demande, *on ne lui interdira pas* » ([^6]). Est-ce la façon moderne d'aller enseigner toutes les nations ? Le moins qu'on puisse dire est qu'il y a confusion entre charité et vérité. Si la charité peut revêtir mille visages différents, faut-il encore faire la démonstration que si Dieu existe, il ne peut pas y avoir plusieurs vérités ?
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Pourquoi souffre-t-on aujourd'hui d'une telle nostalgie à l'intérieur de la foi catholique ? On peut penser qu'il s'agit d'abord, comme rappelé plus haut, d'une réaction de compassion envers ce peuple juif martyrisé au XX^e^ siècle par Hitler, puis par Staline.
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Qui n'a pas pleuré en voyant les images de l'horreur des camps d'extermination des nazis ? Mais, maintenant, nous pourrions et devrions apporter davantage que des larmes et des paroles de sympathie au peuple juif qui pourrait recevoir de nous, s'il le voulait bien, l'accomplissement de sa foi par Jésus-Christ, Fils de Dieu, vrai Dieu, vrai homme et juif par surcroît...
Mais une deuxième raison pour ce retour des chrétiens au judaïsme qui ressemble plus à une sénilité de vieillard qu'à une deuxième enfance, c'est d'avoir cru la propagande anti-catholique visant à culpabiliser l'Église pour des persécutions hitlériennes dont elle fut elle-même la victime. En outre, il fallait que la synagogue trouve un moyen d'empêcher le mouvement de conversion des juifs actuels. Les talmudistes des premiers siècles avaient fait de même en inventant des calomnies féroces sur les personnes de Notre-Seigneur et sa Sainte Mère.
Mais plus grave encore : la doctrine réchauffée de l'ancienne alliance n'aurait eu aucune chance de survivre sans la complicité d'une Église qui chemine vers l'apostasie. Car le flou qui accompagne les explications « mystiques » du judaïsme actuel avec son messianisme temporel, se marie très bien avec le flou doctrinal imprégnant la liturgie et la catéchèse postconciliaires.
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Que faut-il faire ? En essayant d'imaginer un moyen d'apporter au peuple juif, qui est le mien, toute la vérité en toute charité, en fermant les yeux, je n'en vois qu'un seul : c'est de lui présenter Notre-Seigneur en agonie au jardin de Gethsémani, couvert d'une sueur de sang pour le rachat de tous les hommes ; puis, trahi, flagellé, couronné d'épines, bafoué par la foule en délire, portant sa croix, tombant en chemin, consolant les femmes de Jérusalem et enfin, mourant si abominablement et si injustement sur une croix en murmurant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font. »
Si aujourd'hui devait se réaliser la prophétie de la Parousie pour le retour du Christ sur la terre, on pourrait très bien imaginer pour le second avènement un scénario à la Dostoïevski : Jésus revenant parmi les hommes et retrouvant son Église redevenue un temple comme au temps des Pharisiens, où l'on glose et légifère sur tout : la paix dans le monde (*pax romana*), le tiers-monde (C.C.F.D.-c.q.f.d.), l'œcuménisme avec « les autres grandes religions » (Hérodote nous a ouvert des horizons), la justice (temporelle) et surtout la tolérance (il faut que les Grecs nous invitent aux jeux olympiques).
Arrivant dans la nouvelle Jérusalem, à peine reconnu, voyant tous les chrétiens se hâter le vendredi soir en vue de la préparation du shabbat pour attendre celui qui est déjà venu, qui vient ou qui viendra, il risquerait de s'adresser à nos œcuméniques docteurs de la loi actuelle, quitte à être terriblement gênant, en ces termes :
*-- Qu'avez-vous fait des juifs convertis ?*
Judith Cabaud.
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### Lettre à un congressiste de Versailles
par Guy Rouvrais
LES 5 et 6 mars derniers, s'est tenu, à Versailles, un congrès de jeunes catholiques regroupés sous la bannière d' « Apôtres pour l'an deux mille ». Leur sensibilité religieuse est dite « néo-traditionnelle » par les organes catholiques installés. On les appelle encore « traditionalistes modérés ». Dans *Présent* du 12 mars nous rendîmes compte de cette manifestation en soulignant que, quoique n'étant nullement favorables à Mgr Lefebvre, ces catholiques provoquent la méfiance, la suspicion, de l'épiscopat français et des mouvements d'Action catholique qui, invités à Versailles, récusèrent cette invitation, à quelques exceptions près, notamment épiscopales.
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Ce compte rendu a suscité la lettre suivante d'un jeune lecteur de PRÉSENT. Nous la citons intégralement :
« J'ai lu avec attention votre article paru dans PRÉSENT du samedi 1^er^ mars au sujet de la réunion de jeunes catholiques à Versailles. Plusieurs de vos propos m'ont paru révélateurs d'un état d'esprit existant au sein du courant favorable à Monseigneur Lefebvre. Vous reprochez aux catholiques de Versailles (qui en fait représentent ma mouvance au sein du catholicisme) de ne pas être de votre côté. Si, pour ma part, je ne conteste pas les grandes lignes doctrinales adoptées par Monseigneur Lefebvre, et estime sa détermination très courageuse, il me semble que vos prises de positions vis-à-vis de Vatican II et du pape *vous mettent dans une situation fausse.* Ce qui, en réalité, a provoqué des scandales après Vatican II, ce n'est pas le concile lui-même mais l'interprétation faite de celui-ci par certains « catholiques », en substance les progressistes. Vatican II n'a été qu'un prétexte pour remettre en cause le catholicisme. Ces gens-là ont eu l'idée subtile de dire qu'ils se fondaient sur le concile même s'ils ne le respectent pas ou inventent n'importe quoi à son sujet. Le concile pastoral ne remet en rien en cause les dogmes de la foi catholique ! Ni le pape ni le concile n'ont remis en cause la messe selon le rite de saint Pie V. D'ailleurs, dans votre article, vous dites que l'Église de France accepte l'enseignement moral du pape et le conteste en détail. Ces gens-là se donnent une base légale, justifiant faussement leurs actes et mettant évidemment Rome dans l'embarras, car il est plus facile de détruire que de construire. En fait, vous êtes beaucoup plus proches de Rome que Mgr Gaillot ou les théologiens de la libération. Le paradoxe est qu'eux devraient être en dehors de l'Église, mais y sont en fait, alors que vous êtes marginalisés. *En réalité, en parlant d'Église conciliaire pour désigner les progressistes vous participez à la confusion qui est de faire croire qu'ils sont fidèles à Rome et que les vrais catholiques ne le sont pas.* Mon choix est simple, celui de lutter de l'intérieur, car c'est au cœur du mal qu'il faut agir. Le but commun est celui de l'unité de l'Église, de la foi, différents moyens doivent nous y mener, faisons en sorte que tous les hommes de bonne volonté travaillent en ce sens.
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Le combat mené par *L'Homme nouveau* ou *Famille chrétienne* est une lutte de tous les instants contre des esprits perturbés. Il n'a pas lieu à l'aide de déclarations fracassantes qui seraient vite détournées de leur sens. Ce combat est complémentaire de votre action ; soutenez-le et n'oubliez pas que le mieux est l'ennemi du bien.
« Veuillez agréer, etc. »
Nous avons tenu à publier in extenso cette lettre tant elle nous paraît significative d'un état d'esprit répandu parmi les fidèles qui nous sont proches, en effet, par la foi commune partagée. Mais exemplaire également des malentendus entre eux et nous. Il s'agit de la réaction bienveillante d'un homme de bonne foi, c'est pourquoi nous lui répondons dans le même état d'esprit.
Votre lettre pose, d'une part, un problème doctrinal de fond, sur le concile, et, d'autre part ; un problème tactique : comment réagir efficacement dans la tourmente conciliaire ? Les deux ne sont pas sans rapport, nous le verrons, mais, pour la nécessité du discours, nous les distinguerons.
Le nerf de votre argument est d'affirmer que les désordres post-conciliaires ne viennent pas du concile. Il en serait « le prétexte » et non la cause ([^7]). On peut formuler cela autrement : l'esprit du concile, tel que les progressistes le propagent, n'aurait rien à voir avec le concile authentique. En prétendant le contraire nous serions les alliés objectifs des progressistes qui amalgament leurs positions et celles du concile. En conséquence, loin de prendre des distances avec Vatican II, il conviendrait de le restaurer dans son authenticité contre les néo-modernistes qui se l'approprieraient indûment.
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Ce qu'il y a de vrai dans votre analyse, c'est que les tendances néo-modernistes et anti-romaines existaient dans l'Église antérieurement à Vatican II. Mais, jusque là, l'autorité pontificale, celle du Magistère, les contenait et les réprimait. Le concile a réhabilité ces théologiens. Ils ont été promus « experts ». Ils ont été les gourous de la majorité conciliaire. Ils ont usé de leur autorité doctorale pour influencer les évêques, fût-ce par le biais des media catholiques ou profanes. Mais il est exact que les Actes du concile promulgués par le pape peuvent faire l'objet d'une interprétation traditionnelle, c'est-à-dire en continuité avec l'enseignement constant de l'Église à laquelle Notre-Seigneur a promis une assistance indéfectible.
C'est le pape qui doit donner aux fidèles, via les dicastères compétents, cette interprétation authentique et livrer le vrai « esprit du concile ». L'esprit du concile ne saurait donc être hétérogène à la lettre du dit concile.
Or, quelle fut la réponse du Magistère face au « faux concile » ? Il l'a cautionné, jusqu'à mettre en cause lui-même les textes conciliaires les plus explicites.
L'exemple que nous donnerons, c'est celui que vous évoquez vous-même : la liturgie.
La constitution sur la sainte liturgie exposait en son paragraphe 36 : « L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, devra être conservé dans les rites latins. » ([^8]) Le paragraphe suivant note : « Toutefois, soit dans la messe, soit dans les autres parties de la liturgie, l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple on pourra donc lui accorder une plus large place... »
Que s'est-il passé ? Très exactement l'inverse : c'est le français qui est la règle, dans les paroisses, et le latin l'exception. Le « souvent très utile » est devenu « toujours très utile », et le « on pourra donc » s'est transformé en « on devra donc accorder », non « une plus large place mais « toute la place » à la langue du pays. Il ne s'agissait pas là d'une application des textes conciliaires mais de leur *négation* pratique. Comment a réagi Paul VI ? Il a ratifié en théorie cette négation pratique. Ce fut l'étonnant discours de novembre 1969. Il acceptait, la mort dans l'âme, l'abandon du latin. Écoutons-le :
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« Nous perdons le langage des siècles chrétiens. Nous devenons comme intrus et profanes dans l'enceinte littéraire de l'expression sacrée. Et nous allons perdre ainsi en grande partie ce fait artistique et spirituel merveilleux et incomparable qu'est le chant grégorien. Nous avons certes motif de nous affliger et presque de nous troubler. Que substituerons-nous à cette langue angélique ? C'est un sacrifice inestimable. »
Après ce plaidoyer en faveur du latin, on pourrait s'attendre à ce que le souverain pontife refusât cette oblation. Il n'en fut rien. Il accepte de renoncer, pour lui et pour l'Église, à ce bien « inestimable » :
« Car, dit-il, mieux vaut l'intelligence de la prière que les étoffes de soie ancienne dont elle s'est royalement vêtue. Mieux vaut la participation du peuple, de ce peuple moderne, saturé d'une parole claire, intelligible, qu'il puisse transporter dans sa conversation profane. »
Je veux bien, cher Monsieur, comme vous m'y invitez, m'appuyer sur le pape et sur le concile pour combattre une mauvaise application du concile, mais lorsque c'est le pape lui-même qui contredit les Actes du concile, que puis-je faire ? Ceux qui, aujourd'hui, font leurs les paroles de Paul VI sur le latin, « valeur inestimable », sont, en effet, « marginalisés » dans l'Église.
En évoquant cette question de la langue de l'Église, je ne fais pas du maintien du latin un dogme de foi, bien entendu. Mais elle pose néanmoins un problème doctrinal de fond qui porte sur la source de l'autorité dans l'Église. Un concile œcuménique, dont les Actes ont été promulgués par le pape légitime, peut-il être mis en cause par les Églises locales ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Le pape, devant l'usage universel de la langue vernaculaire, s'est incliné devant le coup de force anti-conciliaire.
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Vous me dites que « ni le pape ni le concile n'ont remis en cause la messe selon le rite de saint Pie V », ce qui est vrai, mais il est vrai aussi que, pour justifier la création du Nouvel Ordo Missae, Rome s'est réclamé du concile qui prévoyait « une restauration générale de la liturgie elle-même » (§ 21 de la Constitution sur la liturgie). Certes, le concile voulait « que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique ». Dans le même temps, Mgr Duschak, évêque des Philippines, expliquait : « Mon idée serait d'introduire une messe œcuménique, dépouillée dans toute la mesure du possible des superstructures historiques, basée sur l'essence même du Saint Sacrifice et fermement enracinée dans la Sainte Écriture. »
Force est de constater que c'est cette « messe œcuménique » qui a prévalu, dans les faits, et non celle qui eût respecté « des formes déjà existantes ».
Je ne vais pas entrer dans le débat sur la nouvelle messe. Vous pourrez utilement vous reporter à l'ouvrage de Louis Salleron qui dit tout ce qu'il convient de savoir ([^9]). De toutes façons, même la messe dite de « Paul VI » est rarement observée telle qu'il l'a voulue et ce en violation des normes du concile qui disait explicitement : « C'est pourquoi absolument personne d'autre, même prêtre, ne peut de son propre chef ajouter, enlever, ou changer quoi que ce soit dans la liturgie. » Or, c'est ce que l'on voit tous les dimanches dans les paroisses ordinaires ! Quelles sanctions répriment les contrevenants ? Quel prêtre, quel évêque, a donc été frappé d'une « suspense a divinis » pour s'être arrogé un pouvoir qui n'appartient qu'à l'Église ?
Ce qui est vrai de la liturgie l'est aussi de la plupart des thèmes abordés par le concile. Ces textes sont susceptibles d'une double lecture. On doit remarquer, d'une part, que dans les faits c'est l'interprétation progressiste qui a prévalu et, d'autre part, que Rome ne s'est pas élevée contre cette pratique néo-moderniste.
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Il convient, toutefois, de nuancer la dernière affirmation. Il est vrai que, dans le domaine moral, Jean-Paul II rappelle vigoureusement l'enseignement traditionnel sans que, pour autant, ceux qui, clercs ou laïcs, le contredisent soient condamnés en bonne et due forme. Mais que voyons-nous ? Que c'est précisément *en tant qu'il est traditionnel* que l'enseignement moral de Jean-Paul II est contesté par l'appareil ecclésiastique et militant de l'Église de France. Et ce que la presse catholique officielle comme le noyau dirigeant de l'épiscopat vous a reproché à vous, congressiste de Versailles, c'est précisément cette référence au pape. Vous m'expliquez que ceux qui suivent avec sympathie le combat de Mgr Lefebvre sont « marginalisés ». Mais ouvrez les yeux, écoutez, lisez, et vous vous *rendrez compte que vous l'êtes aussi !* Alors que j'écrivais cette lettre, j'ai reçu la dernière livraison de *Panorama,* « mensuel chrétien » (avril 1988), et j'y ai lu ceci sous le titre : « Ces Apôtres de l'an deux mille qui nous surprennent » :
« Rassemblement réactionnaire, n'a-t-on pas manqué de dire. *En effet* \[c'est nous qui soulignons\] dans les stands aucun des grands titres de la presse catholique (Bayard-Presse ou groupe *La Vie*) mais omniprésence de *Famille Chrétienne...* Aucune des grandes associations de solidarité (comme le Secours catholique ou le CCFD) mais l'Aide à l'Église en détresse ou les Orphelins d'Auteuil. Parmi les associations participantes aucun mouvement d'action catholique (ils avaient été invités à être présents alors que tout était déjà organisé) mais les Scouts d'Europe, Provie, « Jeunes pour Jésus » (de l'Emmanuel), la CFTC, Communion et Libération ou Famille média » (p. 18).
Vous avez noté qu'aucune de ces organisations catholiques, qui seraient symptomatiques d'un « rassemblement réactionnaire », n'est favorable à Mgr Lefebvre, toutes se réclament du concile, elles célèbrent la nouvelle messe et reconnaissent l'autorité de l'évêque diocésain. Cela ne les empêche pas d'être considérées comme suspectes, comme déviantes, bref, comme sournoisement « intégristes ».
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Vous me dites : « En fait, vous êtes beaucoup plus proches de Rome que Mgr Gaillot ou les théologiens de la libération. Le paradoxe est qu'eux devraient être en dehors de l'Église, mais y sont en fait, alors que vous êtes marginalisés. » Et ce paradoxe ne vous scandalise pas ? Il ne vous conduit pas à vous interroger sur la racine de cette injustice ? La seule conclusion que vous en tiriez, semble-t-il, c'est qu'eux sont plus habiles, plus roués, plus astucieux que nous. Eh bien, voyez-vous, cette habileté-là, nous la leur laissons, ce n'est pas celle des enfants de lumière ; leur subtilité, c'est celle des scribes qui interrogeaient Notre-Seigneur avec astuce, non pour connaître la vérité qui affranchit mais pour éviter que leurs œuvres ne soient dévoilées à la lumière aveuglante du « Soleil de justice ». Et c'est vrai, nous disons tout haut ce que d'autres, à Versailles ou ailleurs, pensent tout bas. Nous ne biaisons pas avec nos objections. Nous ne feignons pas d'approuver ce que nous déplorons, et si haut que soient les responsables nous les désignons la mort dans l'âme mais la paix au cœur.
Vous m'expliquez que votre choix est fait : vous luttez « de l'intérieur ». Mais, à l'intérieur, nous y sommes aussi, j'ose même dire que nous sommes au centre du catholicisme.
J'entends bien ce que vous voulez signifier par « l'intérieur » : vous restez dans votre paroisse et vous participez aux activités diocésaines. Même, je suppose, dans le diocèse d'Évreux où sévit Mgr Gaillot, compagnon de route du parti communiste et dont vous me dites qu'il devrait être « hors de l'Église ». Mais qu'est-ce que cela signifie concrètement ? Est-ce que vous vous levez, pendant la messe, à chaque fois qu'un prêtre vous scandalise ou que la messe de Paul VI est remplacée par une liturgie atypique ? Cherchez-vous la « bonne paroisse », le « bon prêtre », le « bon sermon », êtes-vous un paroissien gyrovague ?
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Cherchez-vous dans *Famille chrétienne* ou *L'Homme nouveau* la nourriture spirituelle dont votre clergé vous frustre ? Ou alors, restez-vous assis, sagement, sur les bancs de l'église, grinçant des dents, les poings serrés, la colère dans l'âme ? Ou feignez-vous d'admettre ce contre quoi, en votre for intérieur, vous vous insurgez ? Si j'énumère toutes ces possibilités c'est que beaucoup de ceux qui suivent Mgr Lefebvre les ont essayées les unes après les autres. Car, voyez-vous, ce n'est pas de gaieté de cœur, ou par esprit de rébellion, que l'on quitte la paroisse de son enfance. C'est par nécessité spirituelle plus que par passion dogmatique. C'est pour sauvegarder l'essentiel : la vie de la grâce en soi. C'est vous, plus que nous, qui êtes « dans une situation fausse ».
Croyez, je vous prie...
Guy Rouvrais.
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### En lisant Zeller
par Jacques Ploncard d'Assac
« C'EST UNE CHOSE BIEN ÉTABLIE, écrit dans son livre : *Trois Points, c'est tout,* le F**.·.** Fred Zeller, qui fut grand-maître du Grand Orient de France, que sur les 578 députés du Tiers aux États Généraux, 437 étaient régulièrement inscrits dans une loge maçonnique, ainsi que 90 députés de la noblesse, dont leur président, le duc de Montmorency-Luxembourg. Il y avait également plusieurs représentants du clergé, parmi lesquels Sieyès et Talleyrand. »
On le voit, dès son origine, la franc-maçonnerie infiltre tous les Ordres de l'État, comme aujourd'hui encore elle infiltre tous les partis. C'est la principale caractéristique de la stratégie maçonnique.
Il fut un moment dans l'histoire de France où la maçonnerie se crut toute puissante et jeta, en partie, le masque. Ce fut en 1871 :
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« Après la capitulation de Sedan, écrit le F**.·.** Zeller, et la proclamation par le frère Jules Favre de la déchéance du régime, un gouvernement provisoire de douze membres est formé. Dix appartiennent à l'aile gauche du Grand Orient.
« Il était à prévoir qu'après avoir pris naissance d'un gouvernement de francs-maçons, la III^e^ République allait s'organiser et recruter ses cadres dans la franc-maçonnerie.
« Derrière Gambetta et ses amis, la franc-maçonnerie est présente et puisqu'il faut enfin à tous les régimes une classe dirigeante, c'est elle qui se prépare à en fournir les membres et à donner à la République, par elle fondée et maintenue, son orientation, sa prudence et son esprit... Désormais, l'aile marchante de la République est formée des « Hussards noirs », ces instituteurs au dévouement et au désintéressement sans bornes, groupés dans la Ligue de l'Enseignement, fille de la franc-maçonnerie. »
Avec des fortunes diverses, la franc-maçonnerie conserva durant toute la III^e^ République le contrôle du pouvoir. Avec De Gaulle, les choses sont plus complexes et plus secrètes. L'ambiguïté de l'homme donne aux relations entre De Gaulle et les Loges un caractère particulier.
En 1959, De Gaulle recevant le grand-maître du Grand Orient, Marcel Ravel, le dialogue suivant s'engage :
« -- On me dit, monsieur le Grand Maître, que vous avez été adjudant des Forces françaises libres.
« -- Oui, mon général.
« -- Eh bien prenez place, mon adjudant !
« Et il lui désigne un fauteuil. »
Le secret maçonnique, rapporte le F**.·.** Zeller, « agaçait le général De Gaulle qui n'était pas indifférent à l'influence du Grand Orient de France, qu'il sentait hostile à sa personne et dont les « conciliabules » l'intriguaient. Yvon Le Vaillant affirme même dans *Le Nouvel Observateur* que le général envisagea un instant le démantèlement de l'Ordre. Son ministre de l'Intérieur, Roger Frey, l'en dissuada : « Ils ne sont que 25.000 au Grand Orient, mais tous présidents ou responsables de quelque chose. En fait, ils influencent un million de gens auxquels ils peuvent du jour au lendemain donner des consignes. Il vaut mieux ne pas y toucher mais les surveiller ».
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« Si De Gaulle, reprend le F**.·.** Zeller, fut l'homme du 18 juin, il fut aussi le chef du RPF, qui fustigea le régime des partis, base de la démocratie. Mais les frères ne peuvent oublier que c'est grâce au décret qu'il signa en tant que président du gouvernement provisoire à Alger que la maçonnerie reprit force et vigueur. Aux délégués du Grand Orient et de la Grande Loge qu'il recevait il dit avec son accent inimitable : « Je vais redonner la République à la France, je puis aussi lui redonner les francs-maçons ! »
Aussi, lorsque De Gaulle mourut, le grand-maître du Grand Orient fit-il voter par le Conseil de l'Ordre une adresse déclarant :
« Au moment où disparaît le général De Gaulle, le Grand Orient de France tient à s'associer au deuil de la nation.
« Il s'incline avec respect devant celui qui demeurera dans l'Histoire l'homme du 18 juin 1940 et qui incarna la résistance française à l'occupant nazi.
« Le Grand Orient de France rappelle avec émotion que la franc-maçonnerie française, persécutée sous l'occupation, doit sa renaissance au décret signé à Alger par le général De Gaulle au nom du gouvernement provisoire de la République. »
\*\*\*
Les événements d'Algérie devaient concrétiser l'alliance de De Gaulle avec la franc-maçonnerie, car celle-ci joua un rôle peu connu, mais essentiel, dans la capitulation gaulliste.
Le grand-maître Zeller apporte là-dessus d'importantes précisions : en juin 1957, le Grand Orient prit l'initiative d'une table ronde que présida le grand-maître Zeller. « Elle rassembla au Cercle républicain, écrit-il, de nombreuses personnalités politiques et syndicales de gauche dans un secret qui fut bien gardé. Les positions respectives furent exposées par Jean Amrouche pour le FLN ; l'avocat Belhadi, ancien délégué à l'Assemblée algérienne pour le MNR ; M. Masmoudi, ambassadeur de Tunisie à Paris ; Lamrani, représentant le roi du Maroc ; Paul Ruf, secrétaire de la Fédération de l'enseignement ; Auguste Lecteur ; Oreste Rosenfeld, conseiller de l'Union française ; et Jean Rous, secrétaire général du « Congrès des peuples contre l'impérialisme ».
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« (...) L'ambassadeur Masmoudi fit savoir quelques jours plus tard qu'au cours d'un entretien avec De Gaulle à Colombey-les-deux-Églises, le général avait souhaité recevoir le compte rendu in extenso de la table ronde. Nous le lui fîmes parvenir. Revenu au pouvoir, le général devait confier à Jean Amrouche plusieurs missions d'exploration auprès du FLN, à Tunis. »
De Gaulle dit un jour à Amrouche : « C'est vous qui m'avez appris le chant de l'indépendance de l'Algérie et ce chant, je le chanterai jusqu'au bout. »
« Pendant les sept années que dura la guerre d'Algérie, le Grand Orient ne cessa d'en débattre. Du reste, bien longtemps avant la Toussaint sanglante de 1954, l'Ordre s'était préoccupé du problème colonial et l'avait mis à l'étude dans ses Ateliers. Les textes votés par les Convents sous la III^e^ République témoignent du souci constant des francs-maçons d'appliquer dans les territoires colonisés la véritable doctrine égalitaire, formulée dans les Constitutions d'Anderson et de façon plus explicite dans le célèbre « discours » du chevalier Ramsay... La plupart des hommes qui firent voter des lois généreuses en faveur des peuples colonisés étaient des maçons du Grand Orient. C'est dans cet esprit que l'Ordre ouvrit des loges dans tous les territoires d'outre-mer et s'efforça d'attirer des autochtones.
« (...) La proclamation de l'indépendance, en 1962, entraîna le départ d'un million de Pieds Noirs qui refluèrent sur la France, dans un indescriptible désordre. Parmi eux, près de deux mille maçons. Dans l'Algérie déchirée, il n'y avait plus de place pour les Français.
« Le Grand Orient autorisa les maçons rapatriés à se répartir dans les loges métropolitaines. Non sans contrôle préalable. Il y avait lieu, en effet, d'écarter quelques égarés. Une enquête sévère permit de les éliminer. Aujourd'hui encore, lorsqu'un ancien d'Algérie, demeuré « en sommeil » depuis l'exode, demande à reprendre de l'activité, pour peu que l'enquête soit défavorable, on lui oppose un courtois, mais ferme refus. »
Tout ce qui fut « Algérie française » est implacablement chassé du Grand Orient.
\*\*\*
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Mais il n'est pas que dans la décolonisation que le Grand Orient ait adopté une attitude nettement anti-nationale. Les événements de mai 1968 devaient montrer sa main préparant la révolution.
Voyons ce qu'en dit le F**.·.** Zeller :
« Le Conseil de l'Ordre siège chaque soir. De nombreuses loges organisent des permanences collectives pour étudier les suites des « événements de mai ». Nous sommes très vite appelés à intervenir à notre façon parce que, dans toutes les loges de la région parisienne, sont entrés depuis quelque temps beaucoup d'hommes jeunes, dont les besoins intellectuels et moraux et les aspirations sont souvent bien différents de ceux des autres frères (...). Nous étions quelques-uns à avoir compris que l'arrivée de ces jeunes couches, libérées des conceptions sclérosées, pouvait nous permettre de nous ouvrir délibérément à des idées neuves et de redevenir des maçons créatifs. »
Au cours d'une réunion exceptionnelle du Conseil de l'Ordre, le grand-maître Zeller proposa la rédaction d'une affiche dont le texte fut adopté. On y lisait entre autres :
« Les francs-maçons du Grand Orient de France, fidèles à leur longue tradition séculaire de Liberté, d'Égalité, de Fraternité saluent avec émotion le grandiose mouvement des étudiants et des travailleurs des villes et des campagnes qui expriment leur volonté fervente de justice, de démocratie et de progrès en gardant le sens de leurs responsabilités (...). \[Le Grand Orient\] se félicite de la libre participation de ses membres à l'action entreprise pour réveiller l'esprit civique et galvaniser les volontés démocratiques. »
L'affaire, on le sait, échoua dans l'anarchie, mais elle a laissé des traces dans les esprits de toute une génération.
\*\*\*
A l'arrivée de Pompidou à la Présidence, les francs-maçons s'empressèrent de demander audience au nouveau président. La rencontre du grand-maître Zeller et de Pompidou montre la naïveté de ce dernier sur la maçonnerie.
Aimablement, il commence ainsi :
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« -- Vous savez que cela nous a fait bien plaisir à ma femme et à moi de vous voir arriver à la tête du Grand Orient, c'est la première fois qu'un artiste, je crois, accède à cet honneur !...C'est un bien. Si les artistes se mêlaient un peu plus des affaires publiques, les choses iraient sans doute moins mal.
« Il prit un temps puis continua :
-- J'ai entendu vos déclarations à la radio et à la télévision... Je crois que vous avez raison de vouloir faire connaître la maçonnerie au grand public. On a raconté tellement de choses désobligeantes sur votre association... »
Et, naïvement, Pompidou poursuit :
« -- Il faut avouer que le secret dont vous êtes entourés depuis si longtemps y fut pour quelque chose. Mais le monde a bien changé et ce qui était vrai au début du siècle ne l'est plus. Vous ne pouvez empêcher les gens de se dire : mais enfin ces francs-maçons que font-ils dans leurs locaux et pourquoi se cachent-ils ainsi ? Ils ne sont donc pas francs du collier. Cela prête, que vous le vouliez ou non, à toutes les suppositions et vous fait du tort. Voyez, même le parti communiste aujourd'hui adopte une politique « portes ouvertes ». Jusqu'à l'Église elle-même qui étale sur la place publique ses états d'âme et sa crise de conscience. Moi, si j'avais été franc-maçon, à coup sûr, j'aurais été pour le dialogue, la confrontation au grand jour. Vous n'avez rien à y perdre, au contraire. »
C'était méconnaître la réalité maçonnique. Mais Pompidou qui se laisse prendre aux professions d'humanisme des francs-maçons, croit aimable d'ajouter :
« -- Je connais le sérieux et l'efficacité de vos travaux. Alors que nous dépensons des milliards -- ceux de l'éducation nationale -- pour préparer une jeunesse à son destin, et que tout cela se traduit par l'anarchie et l'intolérance, vous, francs-maçons, avec des moyens modestes vous parvenez à leur offrir les voies d'une réflexion sereine. Vos méthodes psychologiques devraient être enseignées dans les Écoles normales. » (!)
Et de conclure bravement :
« -- Au fond, voyez-vous, j'aurais dû être franc-maçon. »
C'est avec de telles naïvetés que des hommes politiques se laissent prendre à l'image que la maçonnerie cherche à donner d'elle alors que son véritable travail s'accomplit dans le secret.
Jacques Ploncard d'Assac.
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### Le naufrage de « Chouans »
*et la vérité de* «* Bernadette *»
par Nicolas Gauthier
LE BRUIT COURAIT depuis plusieurs mois, la rumeur se faisait persistante. Le réalisateur Philippe de Broca allait mettre en scène un film sur les guerres de Vendée. On annonçait déjà un *Autant en emporte le vent* à la française. Des centaines de figurants, une reconstitution historique des plus soignées, des acteurs de premier rang, et surtout les gros sous du producteur Ariel Zeïtoun, et Chouans se présentait déjà comme un des événements cinématographiques de ce début d'année.
\*\*\*
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La maison de distribution UGC avait également vu les choses en grand. Une unique projection privée dans une des plus belles salles des Champs-Élysées, où était convié le Tout-Paris médiatique. Pas un ne manquait à l'appel. Tous étaient là, se faisant voir ostensiblement, afin que chacun sache qu'ils en étaient, qu'ils faisaient partie du cénacle des élus, du cercle restreint de ceux avec qui il faut compter.
Célébrités du moment et gloires fanées se congratulaient, échangeaient accolades enveloppantes et œillades cauteleuses. Les compliments obséquieux augurant le plus souvent de moins courtoises répliques. Dans ce microcosme à la parade, Daniel Toscan du Plantier, qui a bien failli mener la Gaumont à la banqueroute, expliquait à qui voulait l'entendre comment il fallait s'y prendre pour sauver le cinéma français. D'autres, moins ambitieux, mais tout aussi prolixes, se contentaient de disserter à perte de vue sur cet unique sujet : leur personne.
En cette jolie matinée du mois de mars, les cafards étaient de sortie.
\*\*\*
Quant au film, il fallait s'en douter, c'est un naufrage. Il en est de grandioses, tel l'*Apocalypse Now* de Francis Ford Coppola, celui-ci n'est que médiocre.
C'est du ratage à la petite semaine, un désastre de gagne-petit. Le pauvre Philippe de Broca n'a manifestement rien compris de ce qu'il tournait, il n'a vu dans les guerres vendéennes qu'un conflit civil de plus. Il n'a pas vu ces deux civilisations qui s'affrontaient, ces deux éthiques entre lesquelles il n'était pas de réconciliation possible. Il aurait voulu y trouver un centre, un point d'équilibre. Alors il sacrifie allègrement à cette philosophie de loge de concierge voulant qu'il y ait de braves gens partout, des brutes sanguinaires dans les deux camps, et qu'en somme, les extrêmes soient faits pour se rejoindre.
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Pour le signifier aux cancres qui auraient mal saisi la démarche, prière de se reporter au personnage de Savinien de Kerfadec, interprété par Philippe Noiret. Aux dires mêmes du réalisateur, il est le point de repère du film, la référence morale. L'étoile polaire pour tout dire. Savinien est donc paré de toutes les qualités, humoriste tendre et humaniste invétéré, lecteur assidu de Voltaire et scientiste fou ; il est le prototype parfait du crétin heureux. Il est de ces aristocrates qui se firent les fossoyeurs de la monarchie. Témoin d'un monde qui s'écroule, d'une civilisation qu'il a contribué à ébranler, il ne sait que dire, devant les horreurs républicaines : *Je n'ai pas voulu cela, tout ça n'était pas écrit dans Rousseau.*
Pour n'avoir pas compris la nature profonde de la révolution, celle-ci, avide d'idiots utiles, le fera périr. Philippe de Broca, qui lui aussi croit à la bonté de cette nouvelle république, n'a pas saisi la portée de la mort de Kerfadec. Il n'y a vu qu'une péripétie annexe, alors qu'elle est la clé de voûte du processus révolutionnaire, qui a besoin de broyer ceux qui l'ont installé.
En revanche, ce qui semble l'intéresser, c'est d'essayer frénétiquement de démontrer que si les républicains ont parfois exagéré, les prêtres et les aristocrates n'en étaient pas moins de sales types.
Mais, une fois la chouannerie vidée de sa substance, il fallait bien meubler. Alors il y greffe une bluette sentimentale. Et la caméra de s'égarer inlassablement sur les états d'âme d'une midinette qui ne sait choisir entre ses deux galants, l'un chouan, l'autre républicain. Tous deux étant demi-frères, histoire de relever cette maigre sauce. Afin de parachever le désastre, il rate ce qui lui restait de film, c'est-à-dire l'action. Celle-ci se traîne, interminable, deux heures et demie durant, faite de saynètes vaguement juxtaposées où le ridicule dispute à la grandiloquence. On notera pour la postérité celle montrant Savinien de Kerfadec déclarant à son révolutionnaire de rejeton : *Mon fils, tu n'as pas le monopole du cœur !*
Quant au spectateur, pendant que Philippe de Broca massacre ce qui aurait pu être le film de l'année, il ne lui reste plus qu'une chose à faire : profiter de la douce chaleur des salles de projection, et dormir.
\*\*\*
38:323
Pendant ce temps sort dans l'anonymat le nouveau film de Jean Delannoy, l'un des pères du cinéma français : *Bernadette.*
Le sujet est des plus délicats, puisqu'il s'agit de retracer l'histoire de Bernadette Soubirous. Pour ce faire, Jean Delannoy commence par se poser cette question : qu'a-t-il bien pu se passer au siècle dernier à Lourdes, pour qu'aujourd'hui on en parle encore ?
Alors, en sceptique, en protestant rigoriste qu'il est, il épluche durant de longues années tous les comptes rendus d'interrogatoires auxquels fut soumise la sainte. Il enquête à Lourdes, visite longuement les lieux qui ont vu naître la petite voyante. Il voyage dans le temps, et tente de s'imprégner de l'atmosphère de la région. On pouvait craindre un film austère, désincarné, un rapport de police.
C'était sans compter sur la fascination qu'exerce Bernadette. Jean Delannoy est conquis, plus d'un siècle après, son sujet l'a transporté. La sainte avait une âme pure, lui aussi. Ils devaient un jour se rencontrer. Car après cette longue enquête, le doute a disparu de son esprit. Comme ces mécréants qui se convertissaient après avoir bu de l'eau de Lourdes, il se range aux côtés de la petite Soubirous. Comme elle, il ne se pose plus de questions, la dame en blanc est bel et bien apparue.
Le vieux routier du cinéma filme alors tel un enfant, avec la foi du charbonnier. La mise en scène se réduit à sa plus simple expression, comme s'il n'avait pas osé se faire remarquer.
On ne saura jamais s'il l'a fait exprès, mais il vient de réussir là un des plus beaux films religieux de ces dernières années.
\*\*\*
Comme on pouvait s'y attendre, la critique ne l'a pas entendu de cette oreille. Il était malgré tout malaisé d'attaquer le film de front. Il fallait donc le railler, le minimiser. Il est vrai que les médias ne pouvaient s'y reconnaître. Une jeune fille saine, pieuse et attentionnée, qui n'est pas lesbienne et ne rêve pas de coucher avec son père.
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Des paysans catholiques qui défendent la Vierge Marie contre la bourgeoisie voltairienne. Des prêtres aimés de leurs ouailles qui tournent en ridicule les tenants de l'évolutionnisme. Tout cela était trop pour eux.
Il fut alors décrété que *Bernadette* était un film de patronage.
Comme Bernadette, Jean Delannoy n'a cure de ses détracteurs. Il estime avoir fait un film pour le public, et non pour un gang de journalistes en mal de débauche.
Un choix qui, de nos jours, tendrait à passer pour excentrique.
Nicolas Gauthier.
La défense de la famille est décidément à l'honneur ces temps-ci. *Liaison fatale,* d'Adrian Lynn, nous conte les malheurs d'un mari qui ayant sacrifié à l'adultère se voit poursuivi par une maîtresse des plus envahissantes. Tant et si bien qu'elle ira jusqu'au meurtre pour tenter de conserver son amant d'un jour. Le mari se découvrira alors une âme de guerrier, et mettra tout en œuvre pour sauver sa femme et son enfant. A la manière d'un *thriller,* ce film posait bien les problèmes de la liberté des mœurs, et signifiait de la façon la plus définitive qu'il n'y a de trésor plus précieux qu'un couple uni.
Là encore, cela ne fit pas l'affaire de la critique, offusquée que l'on puisse remettre en cause les acquis de la révolution sexuelle, et oser encore plaider pour une sourcilleuse fidélité. Il est vrai qu'en sortant de *Liaison fatale,* le spectateur moyen avait de quoi être dégoûté à jamais de tromper sa femme.
La crainte, c'est parfois le début de la sagesse.
N. G.
*-- Chouans* de Philippe de Broca, avec Philippe Noiret, Sophie Marceau, Lambert Wilson et Stéphane Freiss.
-- *Bernadette* de Jean Delannoy, avec Sydney Peynny.
-- *Liaison fatale* (Fatal attraction) d'Adrian Lynn avec Glen Close et Michael Douglas.
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### Les insignes du pouvoir des Capétiens directs
par Hervé Pinoteau
Le texte qui suit est celui de ma communication au *22nd International congress on medieval studies*, lue le 8 mai 1987. En effet, chaque année se tient un congrès d'études médiévales à la *Western Michigan University*, proche de la petite ville de Kalamazoo qui est du côté des grands lacs situés entre les USA et le Canada. Ce congrès est certainement l'une des plus importantes manifestations connues en matière historique.
Qu'on en juge : il y avait en 1987 trois mille congressistes dont la majorité était évidemment américaine, mais j'ai pu constater qu'on y venait du monde entier. Du 7 au 10 mai, il y eut 340 « sessions » comportant généralement trois communications et il me faut aussi compter les conférences prononcées devant tout le congrès, les tables rondes sur certains sujets, les réceptions, les concerts, les « pots » les plus divers.
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Quelques Français étaient présents, le premier d'entre eux, véritable vedette de ce congrès, fut le professeur Jacques Le Goff, qui nous parla de saint Louis.
Il y aurait beaucoup à écrire sur ce genre de manifestations, véritable foire aux idées et lieu où il faut être vu quand on est travailleur d'Outre-Atlantique.
Kalamazoo est d'ailleurs l'endroit rêvé pour rencontrer ces historiens américains, souvent amis, qui s'occupent activement de l'histoire de France. On a peine à imaginer tous les talents consacrés à l'étude de notre passé. Le récent ouvrage d'Andrew A. Lewis sur *Le sang royal* (Gallimard), celui un peu plus ancien de Richard A. Jackson sur les sacres (*Vivat rex,* Éditions Ophrys, Paris) et la toute récente traduction d'un livre de Ralph E. Giesey, vieux de trente ans (*Le roi ne meurt jamais*, Flammarion), sont les preuves de ce que j'avance sur l'érudition américaine, pour ne parler que des livres traduits depuis peu de temps en français. Notre royauté, ses cérémonies, ses fastes, ses institutions, ses monuments, sont étudiés par une pléiade de chercheurs compétents qui font véritablement avancer la science historique.
Une série de sessions était consacrée au millénaire capétien et c'est lors d'une de celles-ci que j'ai expliqué ce que l'on peut savoir des insignes et vêtements des premiers Capétiens. Je remercie bien vivement les autorités du congrès de m'avoir invité, alors que je ne suis qu'un simple amateur.
Quelques semaines après, lors du colloque sur « la France de l'an mil », organisé à Paris, Senlis et Auxerre par le CNRS, j'ai parlé des insignes possibles des deux premiers Capétiens ce qui était évidemment beaucoup plus compliqué, les règnes d'Hugues Capet et de Robert II le Pieux ne nous ayant pour ainsi dire laissé aucun renseignement précis (23 juin 1987). Les actes de ce colloque seront publiés par le CNRS alors que les innombrables communications de Kalamazoo resteront impubliées. Je remercie donc Jean Madiran d'avoir accepté ces pages dans ITINÉRAIRES, espérant qu'elles ne paraîtront pas trop techniques aux lecteurs de cette revue qui se bat pour les meilleures causes.
H. P.
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A LA FIN DU XIII^e^ siècle, il est évident que le roi capétien reçoit des vêtements et des insignes bien déterminés le jour de son sacre. Au tout début de la cérémonie, on lui donne, pour commencer, une paire de bottines qui lui restera, puis des éperons et une épée dont il sera rapidement débarrassé. Il reçoit ensuite une tunique et un manteau, lequel est attaché sur l'épaule droite, le bras droit passant à travers l'ouverture correspondante, l'autre côté étant relevé par le bras gauche. Bottines, tunique et manteau sont de même facture, c'est-à-dire de soie bleue (hyacinthe) et semée de fleurs de lis d'or, visiblement brodées pour une raison toute technique. Il est plus que probable que le roi devait déjà recevoir une dalmatique de même facture entre la tunique et le manteau : les *ordines* ne le disent pas, mais ce vêtement liturgique est visible sur la statue dite de saint Louis ou de Mainneville, datant du règne de Philippe IV le Bel.
Le roi reçoit ensuite l'anneau à la main droite, puis le long sceptre dans la même main et le court sceptre sommé d'une main d'ivoire dans sa main gauche. Enfin, sa tête est coiffée d'une lourde couronne à quatre fleurs de lis, comblée d'une haute coiffe conique emperlée, dite tiare lors du couronnement de Claude de France, femme de François I^er^ en 1517.
Cet équipement ne s'est pas créé en un jour ou pour une seule cérémonie.
Si on admet que les tout premiers Capétiens ont reçu des insignes semblables et même identiques à ceux des Carolingiens (ils ont sans doute utilisé leurs propres insignes, disponibles après la mort de Louis V), et qu'ils n'ont en rien innové, on peut penser qu'ils arboraient des vêtements violacés ou bleuâtres, tunique et manteau plus ou moins ornés de broderies d'or, plus deux sceptres de taille différente et enfin une couronne emperlée et fleurdelisée.
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Quand donc apparaissent les vêtements bleus (hyacinthe) et fleurdelisés d'or ? On a souvent répondu à cette question en disant : lors du sacre de Philippe II Auguste en 1179, du fait de l'existence d'un *pseudo-ordo* de 1179, qu'on a voulu avoir été ordonné par Louis VII père de Philippe II. Or, on sait que ce *pseudo-ordo* de 1179 est plus tardif. Par contre, on doit considérer le fait capital que le roi de France est le seul souverain à porter des vêtements identiques à ses armes, je veux dire à la composition héraldique qui orne sa bannière, son écu, sa cotte d'armes et sa housse de cheval. Cette extraordinaire coïncidence montre qu'il y a une intime liaison entre les vêtements du sacre et les armes du roi, je dirai même le choix des armes. Celles-ci, offrant au regard un semé de motifs identiques, évoquent immanquablement une origine textile. Divers indices analysés dans une communication à la Société nationale des antiquaires de France en 1980 laissent entendre que la création des armes est le fait de Louis VII, entre 1137 et 1147, à l'époque même où naît et se développe l'héraldique : il est d'ailleurs patent que les seuls descendants de ce roi portent des armes à fleurs de lis, alors que les descendants de ses frères, Dreux et Courtenay portent des armes totalement étrangères au système fleurdelisé, de même que leurs cousins Vermandois, Bourgogne et Portugal. Bien entendu, nos témoignages n'étant que fragmentaires, nous n'avons aucune personne pouvant nous apporter l'acte de naissance de ces armes prestigieuses et celles-ci ne sont assurées que pour Philippe II, ce qui paraît bien tardif, les grands féodaux ayant leurs signes de reconnaissance héraldiques sur leur équipement militaire sous ce roi et même sous Louis VII.
Mais, me dira-t-on, pourquoi la période 1137-1147 en dehors du fait que c'est l'époque de création de l'héraldique ? Sacré et couronné du vivant de son père, le 25 octobre 1131, à l'âge de 10/11 ans, Louis VII ne pouvait avoir que des vêtements d'enfant, probablement ceux de son frère Philippe sacré et couronné le 14 avril 1129 à l'âge de 12 ans et qui venait de mourir accidentellement. Par contre, devenu adulte, Louis VII épousait Aliénor d'Aquitaine à Bordeaux (sans doute le 25 juillet 1137) : les mariés, en superbes habits, portaient des couronnes d'or et d'autres cérémonies d'investiture aquitaine ou de cour couronnée suivirent à Poitiers (8 août 1137) et à Bourges (Noël 1137).
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Il y eut ultérieurement plusieurs cérémonies de ce genre et l'on sait que ces grandes fêtes semblent avoir été plus rares dans la deuxième partie du règne, soit après la croisade. Ceci entraîne que le roi dut se faire faire des vêtements à sa taille et qu'ils furent normalement ornés de motifs cosmiques, non point relatifs au monde des astres (soleil, lune, étoiles) mais bien au monde spirituel des élus, tout à fait naturel pour un roi pieusement éduqué, pensant à la vie éternelle et à la Jérusalem céleste. Donc un monde de lis, car comme le prêchait un illustre contemporain du roi, je veux parler de S. Bernard dans ses *sermons sur le Cantique des cantiques,* le Christ est un lis et tous ceux qui lui ressemblent, la Vierge et les saints sont des lis. Le monde de l'au-delà ne pouvait donc être qu'un semé de lis, de même que le paradis est souvent assimilé à un jardin planté de fleurs dans les textes des Pères et de la poésie médiévale. Très porté sur les questions spirituelles, Louis VII ne put que prendre un semé de « fleurs de lis » (le terme existe dans la poésie française dès vers 1160) sur ses vêtements de cours couronnées \[*sic*\] qui servirent ultérieurement à son fils Philippe II Auguste.
Lorsqu'il partit pour la croisade de 1147, au milieu de féodaux devant employer largement des signes héraldiques (ceux-ci se distinguent déjà sur des sceaux équestres qui ne sont qu'un témoignage bien partiel de la réalité), le roi devait être décoré de signes similaires, destinés à le faire reconnaître dans la cohue féodale. Louis VII devait pouvoir être identifié, alors même qu'il n'était pas escorté par l'oriflamme, emblème sacré, point destiné à signaler la présence du roi dans l'armée en marche ou en bataille, et qui était parfois en dehors même de la vue du roi. Qu'on se souvienne de certains épisodes de la traversée des gorges de Pisidie, en début janvier 1148, tels qu'ils sont contés par Eudes de Deuil.
Le don de l'épée était habituel dans les *ordines* et l'on sait que Louis VI le Gros en reçut une dans un contexte tout moral. Les Carolingiens connaissaient déjà une épée de saint Pierre. Dès le sacre de Philippe III le Hardi, le 15 août 1271, une épée Joyeuse, donc de Charlemagne, fut un moment portée par le roi puis, le reste de la cérémonie, devant lui, ce qui était déjà considéré comme une coutume.
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On peut raisonnablement penser que c'est la même épée qui a été portée au sacre de Philippe II Auguste, le 1^er^ novembre 1179, puis au sacre de sa femme, Isabelle de Hainaut, cérémonie où il parut couronné, le 29 mai 1180. On a d'ailleurs démontré que la poignée de notre épée de Charlemagne, visible dans la galerie d'Apollon du Louvre, a été faite d'éléments disparates montés dans les années 1175-1200, résultat qui s'obtient par la comparaison des formes de dizaines d'épées et qui doit entraîner normalement que le haut du fourreau de l'épée doit dater probablement de la même époque, travail qui évoque d'ailleurs la couronne de Charlemagne.
Les éperons font leur apparition en France avec les *ordines* du XIII^e^ siècle qui sont les premiers à décrire en détail les insignes et les vêtements apportés à Reims par l'abbé de Saint-Denis. Ces insignes sont donc liés aux bottines indispensables pour qu'ils puissent être mis aux pieds du roi, même de façon toute éphémère. Il me semble évident que cette apparition des éperons et des bottines est à mettre en relation avec le sacre de Philippe II Auguste en 1179, alors qu'il avait 14 ans. Comme on ignore tout d'une fête de la chevalerie pour ce jeune roi, que l'épée prend une importance singulière à son sacre et que les *ordines* du XIII^e^ siècle semblent assez bien refléter ce qui s'est passé en 1179, on en vient à penser que Philippe II Auguste fut fait chevalier lors de son sacre, au tout début de la cérémonie, et que cet épisode fut ultérieurement intégré dans les *ordines,* sans que pour cela la cérémonie ait été obligatoire. On verra en effet le jeune saint Louis fait chevalier une semaine avant son sacre, ce qui avait pour mérite d'écourter les fastes rémois. Par la suite, les rois semblent devoir accepter tout d'abord la chevalerie normale puis celle conférée au sacre, et ils garderont jusqu'en 1825 (Charles X) un aspect laïque au don des éperons. Jusqu'à la dernière cérémonie, le grand chambrier de France mettra donc les bottines et le duc de Bourgogne (le dauphin en 1825) y attachera les éperons, puis les ôtera. Ces considérations peuvent faire comprendre qu'il n'y avait pas de bottines avant 1179.
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Le port de deux sceptres inégaux de taille et différents de signification reste une caractéristique fondamentale des rois de France. Les autres souverains de l'Europe, à l'imitation de l'empereur des Romains, abandonnèrent en effet le long sceptre et prirent un court sceptre dans la main droite, la main gauche tenant un globe crucifère représentant le monde. De nos jours, la reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du nord reçoit deux sceptres courts lors de son couronnement, puis un globe crucifère qu'elle laisse immédiatement, mais elle sort de Westminster avec court sceptre et globe, et c'est avec ces deux insignes qu'elle est représentée sur son sceau de majesté.
On sait que pour ne pas paraître inférieur à l'empereur élu des Romains, roi de Germanie, Napoléon se fit aussi remettre un globe crucifère en plus de ses deux sceptres, ce qui était tout à fait étranger à la tradition insigniologique française.
Le port des deux sceptres remonte à l'époque carolingienne et il est le résultat d'une lecture de la Bible. Les textes sacrés offrent plus d'une fois les binômes *sceptrum* et *virga, baculus* et *virga,* ainsi que le dit le verset bien connu « *Virga tua et baculus tuus, ipsa me consolata sunt* » au *Psaume* 23/22, 4b. Certes, il n'est pas écrit que le roi de Juda ou d'Israël est orné de ces deux sceptres, mais la notion de royauté, divine ou humaine, semble effectivement devoir les comporter, réflexion d'importance quand les Carolingiens veulent prendre la royauté davidique comme modèle.
Je l'ai déjà dit lors d'une communication à la Société nationale des antiquaires de France en 1979, le grand Hincmar de Reims disserte sur les deux sceptres dans son *De regis persona et regio ministerio* (873). Charles II le Chauve reçut deux sceptres en provenance du pape lors du concile de Ponthion (876) et son descendant, Lothaire, en porte aussi deux sur son sceau de 966. Plus tard, Suger nous conte que Louis VI le Gros reçut sceptre et verge durant la cérémonie de son sacre à Orléans (2 août 1108). Les *ordines* sont explicites. L'*ordo* des Francs de l'ouest ou d'Erdmann, d'environ 900, parle de *sceptrum* (dit *virga* dans l'oraison) et de *baculus.* Au X^e^ siècle, les formules d'investiture de Sens font de même ainsi que l'ordo de Mayence qui est d'environ 961.
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On peut certes récuser cet ordo qui n'est géographiquement pas français, mais il eut beaucoup d'importance sur les *ordines* ultérieurs de notre pays et l'on connaît les liens intimes qui unissaient les derniers Carolingiens et la maison impériale de Saxe, ainsi que les Robertiens, tous proches parents. On connaît le rôle important de l'archevêque Brunon de Cologne en France, alors qu'il était frère de l'empereur Othon le Grand ainsi que le beau-frère de Louis IV d'Outremer roi de France et d'Hugues le Grand duc de France, père d'Hugues Capet. Je renvoie au maître livre du professeur dr Karl-Ferdinand Werner sur *Les origines* (Paris, 1984). Les rencontres de famille étaient fréquentes jusqu'à l'avènement d'Hugues Capet et tout montre qu'on devait fort bien savoir à l'ouest quelle était la mise au point du pontifical créé à l'abbaye de Saint-Alban-de-Mayence.
L'ordo de Fulrad de Saint-Vaast ou de Ratold de Corbie, composé autour de 980, parle de *sceptrum* et *virga*, et l'on sait que les deux premiers *ordines* du XIII^e^ siècle (Reims, Bibl. mun., ms. 326 et Paris, Bibl. nat., ms. lat. 1246) font état d'un sceptre doré et d'une verge d'une coudée ou plus, ayant une main d'ivoire à son sommet.
Rappelons ici pour mémoire que Charles II le Chauve reçut à son sacre de roi de Lotharingie, le 9 septembre 869, une palme et un sceptre, la palme évoquant la victoire obtenue lors de l'obtention de la gloire éternelle. En Angleterre et en Allemagne les *ordines* font alors mention des deux sceptres.
D'après la tradition, l'iconographie et leur signification partiellement donnée par les *ordines,* les deux sceptres du roi de France sont très différents. Le sceptre tenu dans la main droite est très haut, d'environ 6 pieds (près de 1,84 m). Il semble devoir être terminé par une fleur de lis, les hauts des sceptres étant ainsi fleuris depuis les Carolingiens et pour des motifs, là aussi, bibliques. Qu'on se souvienne du *De rosae liliique certamine* de Sédulius de Liège : « Le lis royal règne du haut des sceptres étincelants. » Il est évident que la fleur de lis pouvait être plus ou moins complexe et décorée. Mais les oiseaux, cependant, ne sont pas exclus.
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On trouva en 1793 des sceptres sommés d'un oiseau dans les tombes de Philippe IV le Bel ( 1314) et de Philippe VI de Valois ( 1350). Il existe aussi une représentation posthume de la reine Jeanne de Navarre ( 1305) tenant un tel sceptre dans le *Breviculum seu Electorium* de Thomas le Myésier contant la vie de Raimond Lull (vers 1330). Nul doute que bien d'autres témoignages ont dû disparaître, mais les oiseaux devaient être en minorité dans une monarchie que Michel Pastoureau qualifie volontiers de « végétale ».
Le petit sceptre que les *ordines* nous disent avoir une coudée, soit environ 0,50 m, a donc une mesure biblique qui nous introduit dans le domaine du sacré. Durant des siècles, les Français ne sauront pas le nommer, Jean Golein y compris dans son *Traité du sacre* (1372). « Main de justice » est un terme qui apparaît lors des obsèques de Charles VII, donc en 1461 (Jean Chartier, *Chronique de Charles VII* et comptes des obsèques) et dans la traduction française de *l'ordo* de Sens que l'on trouve dans le *Recueil des rois de France* de Jean du Tillet (v. 1480/1500).
Nombreuses furent les explications plus fantaisistes les unes que les autres sur ce petit sceptre à main. On sait qu'il est évoqué dans les *ordines* du XIII^e^ siècle et que la prière qui accompagne sa tradition remonte à l'*ordo* de Mayence, donc à l'est ; elle se retrouve dans l'*ordo* de Fulrad-Ratold. Ce sceptre n'apparaît sur un sceau royal qu'avec Louis X le Hutin (sans doute dès 1314), mais il figure à l'extrême fin du XIII^e^ siècle dans diverses représentations de saint Louis (vitrail de la Trinité de Vendôme, sceau du couvent des dominicains de Saint-Louis d'Évreux). Le corps de Philippe IV le Bel était orné de ce sceptre lors de ses obsèques (1314). Ces témoignages sont parfois tardifs, mais ils nous font comprendre que les sceaux ne nous donnent qu'un aspect partiel de la réalité. On peut d'ailleurs ajouter que l'on a depuis la fin du XVII^e^ siècle une représentation du sceau d'Hugues Capet où le roi tient une main de justice, mais j'en parlerai plus longuement dans quelques semaines à Paris, et qu'un roi du portail de Saint-Bénigne de Dijon (1155/1160), maintenant détruit, portait une main de justice : il ne peut être que David, Salomon et Joas ayant été identifiés, ce que l'on a nié depuis peu, mais avec un raisonnement puéril sur lequel je ne m'attarderai pas ici.
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Robert II le Pieux prit d'ailleurs Saint-Bénigne de Dijon sous sa protection en 1036 et il est fort probable que l'image du nouveau David ait perduré dans une statue-colonne du porche.
La prière qui accompagne la tradition de la main de justice nous parle deux fois de David et que de ce roi-là. Il nous est même dit que ce sceptre est la clé de David évoquée par *Isaïe* 22,22 et l'*Apocalypse* 3,7. Or, il nous faut admettre que saint Jérôme en son *De nominibus hebraicis,* suivi par saint Isidore de Séville et Alcuin, ont donné comme étymologie à David : vaillante main ou main forte, ce qui était su vers 1300, si l'on en croit le sermon du dominicain normand Guillaume de Sauqueville qui en fait part dans son sermon *Hosanna au fils de David.*
Il est lumineux que le sceptre à main est le sceptre de David et du nouveau David, par exemple un roi carolingien ou Robert II le Pieux qui eut une éducation toute ecclésiastique à Reims avec le fameux Gerbert. Avec ce sceptre nous sommes dans une ambiance de royauté davidique vécue ou rêvée chez les Carolingiens, donc avant la royauté christocentrique décrite par l'Anonyme normand (vers 1100) ainsi que nous l'explique Ernst H. Kantorowicz. Les mystérieuses paroles qui accompagnent le don de la main de justice sont directement venues de l'antienne *O clavis David* aimée du grand Alcuin, mort en 804.
Bien entendu, à travers les siècles, la justice elle-même n'est jamais représentée avec une main de justice, mais bien tenant une balance ou une épée, rarement une palme. De plus, les insignes du sacre sont tous plus ou moins liés à l'idée de justice et d'équité. La main de justice, quant à elle, est liée à des paroles probablement eschatologiques étant donné leur connexion avec l'Église de Philadelphie dans l'*Apocalypse* 3,7-8. Est-elle un insigne approprié aux possibles préoccupations tournant autour de l'an mil, alors qu'un empereur comme saint Henri II, cousin issu de germain de Robert II le Pieux, semblait sensible aux thèmes millénaristes ? (G. Duby, *Le chevalier, la femme et le prêtre,* Paris, 1981, p. 65.) Il est par ailleurs possible qu'on ait fait la main du sceptre bénissante pour atténuer tout ce qu'il peut y avoir de violent dans la notion de verge, laquelle dans les mains de Dieu ou d'un roi peut être un instrument de la punition divine.
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La main de justice restera l'apanage des rois de France et celui-ci sera parfois représenté au Moyen Age en ne tenant que ce court sceptre. Il faudra attendre le tout début du XVII^e^ siècle pour que le duc de Lorraine usurpe la main de justice qui se répandra au XIX^e^ par les royautés napoléoniennes, le royaume de Belgique et l'empire du Brésil (sacre de Pierre II).
Reste à voir de plus près la question de la couronne. Le premier point à méditer est celui-ci. Le 9 octobre 1260, saint Louis IX donna à l'abbaye de Saint-Denis trois couronnes qui étaient restées dans le trésor royal : deux faites par son grand-père Philippe pour couronner le roi et la reine, ainsi qu'une petite couronne d'or que le roi avait l'habitude de porter au festin suivant le couronnement. Les couronnes du roi et de la reine faites par ordre de Philippe II Auguste ont toutes les chances d'avoir été fabriquées au même moment et d'avoir des formes et des caractéristiques semblables, formant ainsi une véritable paire d'objets quasi identiques, la couronne de la reine étant plus petite, moins lourde et donc moins chère. Or il n'existe parmi toutes nos couronnes connues, tant royales qu'impériales, donc jusqu'à la fin du second empire (1870), qu'une seule et unique paire de couronnes répondant à ces particularités, la couronne du roi et la couronne de la reine du trésor de Saint-Denis, nommées tour à tour couronne de Charlemagne, la première dès 1451 et 1517, la seconde au XVII^e^ siècle, après la destruction de la première par la Ligue ayant besoin d'argent (1590) c'est elle qui servit à couronner les rois Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, et l'on sait qu'elle fut détruite par ordre de la Convention nationale (1794). La date de façon de ces deux couronnes est sujette à discussion. Pour certains, elles ne seraient pas de l'époque de Philippe II Auguste, alors que pour Bernard Morel et moi-même avant lui, elles le sont. Je crois même qu'elles furent faites pour l'un des mariages du roi, soit en 1180 avec Isabelle de Hainaut, soit en 1193 avec Isambour de Danemark.
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D'ailleurs rien ne nous dit que les successeurs de Philippe II Auguste aient fait faire de telles couronnes, beaux insignes qui ont dû coûter une fortune. Que l'on pense à la couronne du roi, plus lourde que celle de la reine et qui pesait plus de 4 kilogrammes. Les comptes sont muets et le style semble possible, même s'il y manque des filigranes. Que l'on pense au haut du fourreau de l'épée de Charlemagne (il a été récusé), mais aussi à tous les orfrois, pectoraux et rationaux qui nous sont représentés dans la statuaire de Chartres et de Reims entre 1205 et 1233 : si cette façon d'organiser les surfaces planes, avec de légères bordures et des pierres semées régulièrement, existe sous Philippe II Auguste et Louis VIII, nul doute que la même chose devait exister dans la réalité et depuis longtemps. On retrouve d'ailleurs cette même technique sur d'autres couronnes, ainsi que je l'ai montré dans *Vingt-cinq ans d'études dynastiques* (par exemple la couronne de la Vierge d'Évron, Mayenne, début XIII^e^ siècle). Il existe par ailleurs un indice supplémentaire de façon de couronne dans le fait que le jeune roi Henri d'Angleterre soutint la couronne royale au-dessus de la tête de son beau-frère Philippe II Auguste en 1179, laissant entendre que cet insigne ne lui allait pas bien, geste qu'on retrouve ultérieurement, les reines étant aidées dans le port de la lourde couronne de tradition. Gêné en 1179, Philippe II Auguste put se faire faire une autre couronne en 1180, pour son mariage avec Isabelle de Hainaut.
La couronne du roi ou première de Charlemagne était comblée d'une tiare, haute coiffe conique rouge ornée d'orfrois se croisant sous un énorme rubis offert par Jean II le Bon, et semée de 12 troches de 9 perlés chacune. J'ai longtemps pensé que la tiare emperlée fut portée jusqu'à Henri III compris et qu'elle disparut lors de la destruction de la dite couronne par là Ligue, mais M. Morel m'a fait remarquer que la mise d'un bonnet plus petit, pour ainsi dire hémisphérique, datait d'Henri II (B. de Montesquiou-Fezensac, D. Gaborit-Chopin, *Le trésor de Saint-Denis,* t. 2 ; *Documents divers,* Paris, 1977, p. 2, n° 1-2, XI ; p. 504, n° 436-455, V et p. 509, mêmes n^os^, XVIII).
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Cette tiare transparaît sur deux gravures de la Renaissance relatives aux sacres de François le et d'Henri II (sic). Elle se trouve évoquée dans bien des peintures énumérées dans mes *Vingt-cinq ans d'études dynastiques,* mais elle est largement ignorée des « monuments » tels que sceaux, vitraux, gisants, miniatures, etc. Cette tiare soulignait le fait que le roi était aussi considéré comme un prêtre ou un pontife, ainsi que cela peut se comprendre en voyant les figures de David et de Salomon, d'Aaron et de Melchisédech sur les magnifiques lancettes de la rose nord de Notre-Dame de Chartres.
Avec ses 12 troches de perles, cette tiare était constellée, céleste et même apostolique. Le ciel se reflétait sur elle, si l'on en croit les qualités spirituelles attribuées aux perles par l'Évangile et la tradition. Ces troches donnaient d'ailleurs un aspect très archaïque à la tiare, car leur dessin (un point environné de 8 autres points) venait du fond des âges pour représenter les étoiles. Le casque de Constantin le Grand est ainsi orné de tels motifs (médaille d'argent de v. 315), de même que la couronne et les orfrois du roi David sur un ivoire du IX^e^ siècle au Bargello (Florence) et la tunique de Charles II le Chauve figurant dans son livre de prières de Munich et son psautier de Paris. Mais la tiare de la couronne du roi est-elle plus ancienne que la pose du rubis offert par Jean II le Bon ? Oui, je le pense, non seulement du fait des étoiles archaïques faites de perles, mais encore parce que la sainte couronne du trésor de Saint-Denis, future couronne de saint Louis, nous est montrée avec une coiffe conique sur le vitrail de la vie de Charlemagne à Chartres (v. 1210/1225) et tout montre que cet insigne du trésor de Saint-Denis fut fait ou refait par Suger. J'ai montré dès 1972 que la couronne à coiffe conique était habituelle dès le IX^e^ siècle, tout au moins dans l'art. Il est d'ailleurs probable que toutes les couronnes devaient avoir un bonnet intérieur destiné à favoriser leur assise sur la tête du souverain. Ce fut une mitre à deux cornes qui combla la couronne impériale d'Othon I^er^ (962) et dans le courant du XI^e^ siècle, cette coiffure fut distribuée par le pape à des prélats et à des princes.
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A côté d'elle, la tiare conique vue sur les deniers de Serge III (904-911) servit à couronner le pape dès Nicolas II (1059) ou Pascal II (1099) : il est probable que ce fut alors qu'on y adjoignit une couronne à sa base, d'où le *regnum* ou *phrygium* plus d'une fois vu en France lors des voyages pontificaux. Sans trop évoquer S. Léon IX (1049) et Urbain II (1095), pensons surtout à Pascal II lui-même, passé par Saint-Denis (1107), à Calixte II (1119), à Innocent II qui fut à Saint-Denis et à Reims où il sacra Louis VII (1131), à Eugène III (1147) et enfin à Alexandre III qui passa de longs mois chez nous (1163). Nul doute que la coiffure pontificale dut faire grand effet, ne serait-ce que sur un Louis VII qui hissait la condition royale au niveau de celle d'évêque sur le plan spirituel : « Seuls les rois et les évêques (*sacerdotes*) sont consacrés par l'onction du saint chrême » dit-il dans une charte de 1143. Au début du siècle, Hugues de Fleury assimilait le roi à l'évêque « Le roi dans son royaume semble être l'image du Père tout-puissant et l'évêque du Christ. C'est pourquoi tous les évêques du royaume paraissent soumis au roi » (*Tractatus de regia potestate, P. L.,* t. 163, col. 942).
L'époque de Louis VII paraît donc idoine pour la mise d'une coiffe conique du genre tiare dans la couronne royale Le temps nous étant mesuré, il ne sera rien dit ici au sujet de la reine, autre grave problème sur lequel il y aurait tant à dire, mais j'espère ne vous avoir pas trop fait perdre votre temps durant cette petite incursion au cœur de la symbolique royale française et de tous les problèmes qui lui sont connexes.
Résumons cependant en prenant conscience de l'importance du XII^e^ siècle pour nos préoccupations. Si les deux sceptres paraissent beaucoup plus anciens, les vêtements fleurdelisés, l'épée et les éperons ainsi que la couronne à tiare semblent bien être *les* produits de ce siècle qui paraît ainsi déterminant dans l'établissement de la symbolique royale, laquelle fut remarquablement stable jusqu'au sacre de Charles X en 1825.
Hervé Pinoteau.
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L'essentiel de la bibliographie se trouve dans mes *Vingt-cinq ans d'études dynastiques* (Paris, 1982) qui rassemble des articles antérieurs, dont deux parus dans *Itinéraires.* Il faut ajouter quatre textes miens :
« Les insignes du pouvoir en France », communication publiée dans *Le sacre des rois. Actes du colloque international d'histoire sur les sacres et couronnements royaux* (*Reims, 1975*)*,* Paris, Les belles lettres, 1985, pp. 75-83 ; :
« La main de justice des rois de France ; essai d'explication », communication du 24.10.1979, parue dans *Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1978-1979,* Paris, 1982, pp. 262-265 (résumé) ; :
« La création des armes de France au XII^e^ siècle », communication du 14.5.1980, parue dans *Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1980-1981,* Paris, 1982, pp. 87-99 ; :
« Premières notions de symbolique capétienne », dans *Mémoire,* Paris, 1985, n° 2, pp. 107-122.
Certaines de mes conclusions ont été contestées par Mme Gaborit-Chopin dans le catalogue de la remarquable exposition qu'elle a montée au Louvre : *Regalia. Les instruments du sacre des rois de France. Les* « *honneurs de Charlemagne* »*,* Paris, 1987. Je ne puis que renvoyer à ma critique de ce catalogue qui paraît dans la revue *Mémoire* (45 rue Rémy Dumoncel, 75014 Paris), n° 7, 1987, paru 1^er^ trimestre 1988, pp. 132-135. M. Bernard Morel doit aussi publier des lignes d'intérêt dans son ouvrage en préparation sur les joyaux de la couronne de France, à paraître en octobre 1988.
H. P.
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### Mélanie Calvat, bergère de La Salette
par Jean Crété
Sous ce titre, M. Henri Dion, ancien chantre de la cathédrale d'Orléans, a publié un livre, édité par l'Association des enfants de Notre-Dame de La Salette, 46000 Beaupréau ([^10]). Ce livre est composé d'après un énorme travail réalisé par l'auteur : un dictionnaire de neuf volumes et huit études, restés manuscrits. Il se présente sous forme de brèves notes, groupées en chapitres. Quoique très favorable à Mélanie, l'auteur a un grand souci d'objectivité, et il rapporte même les témoignages défavorables à Mélanie.
Rappelons les faits.
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Le 19 septembre 1846, la Sainte Vierge apparaît à deux jeunes bergers : Mélanie Calvat et Maximin Giraud. Marie est en larmes ; elle donne aux deux bergers un message qui déplore les péchés des hommes, surtout le blasphème et la profanation des dimanches, annonce des châtiments et fait appel à la conversion. « Eh bien, mes enfants, vous le ferez passer à tout mon peuple », répéta deux fois la Sainte Vierge, en s'éloignant. Les bergers répètent ce message en termes identiques, et en français classique, alors que les enfants parlaient uniquement patois. Le 19 septembre 1851, Mgr Philibert de Bruillard, évêque de Grenoble, déclarait l'apparition « indubitable et certaine ». Ces termes sont particulièrement forts. Rappelons que, même approuvée, une apparition ne devient pas un dogme. Elle relève, non de la vertu théologale de foi, mais de la vertu cardinale de prudence et de la vertu morale de religion. Lorsqu'une apparition a été approuvée par l'Église, surtout en termes aussi forts, les fidèles sont tenus d'y donner ce que les théologiens appellent « un assentiment intérieur prudent ».
A ce message, destiné à être publié immédiatement, la Sainte Vierge avait ajouté des secrets : l'un, donné à Maximin seul, n'était pas destiné à être jamais publié, et, de fait, il ne l'a pas été. L'autre, donné à Mélanie seule, comportait cette mention : « Ce que je vous dis là ne sera pas toujours secret ; vous pourrez le publier à partir de 1858. »
Pie IX demanda que les secrets lui soient envoyés sous pli cacheté. Le 18 juillet 1851, les voyants rédigèrent leurs secrets qui furent aussitôt placés dans des enveloppes cachetées et envoyés au pape. Cette rédaction avait été laborieuse ; Mélanie avait demandé aux personnes présentes l'orthographe de trois mots : *souillée,* au féminin, *antéchrist* et *infailliblement.* Dans le texte publié plus tard par Mélanie, le mot *souillée* s'applique à la terre ; le mot *antéchrist* figure six fois ; le mot *infailliblement* ne figure pas. Mais, par la suite, Mélanie a précisé que la Sainte Vierge lui avait donné deux secrets : l'un, destiné à Pie IX seul, l'autre appelé à être diffusé à partir de 1858.
Mélanie avait fait des études primaires chez les Sœurs de la Providence de Corenc. Elle demanda à entrer dans la congrégation et elle était probande (postulante) en 1851. Elle y fit ensuite son noviciat. Mais, en 1853, Mgr de Bruillard ayant démissionné, Mgr Ginoulhiac devint évêque de Grenoble. Il se montra tout de suite très hostile à Mélanie.
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Il s'opposa à sa profession religieuse chez les Sœurs de la Providence et s'arrangea pour la faire envoyer au carmel de Darlington, au nord de l'Angleterre. Mélanie dit expressément qu'elle était *internée* au carmel de Darlington. Elle tenta de s'en enfuir. En 1860, Pie IX, informé, la délia des vœux simples qu'elle avait faits au carmel et déclara qu'elle devait vivre dans le monde pour y accomplir sa mission. Pie IX reconnaissait donc que Mélanie était investie d'une mission incompatible avec la vie religieuse. Elle revint en France. Mgr Ginoulhiac continua à s'acharner contre elle. Il traitait Mélanie de folle ; c'est lui qui, devenu archevêque de Lyon en 1870, sombra dans la folie en 1874 ; il mourut à Montpellier le 17 novembre 1875.
Libérée du carmel de Darlington, Mélanie vint d'abord s'établir à Marseille, au couvent de la Compassion, comme simple pensionnaire, sans révéler son identité. Elle faisait le catéchisme à Montolivet et au Canet. Dès qu'on sut qui elle était, elle fut renvoyée sans ménagement. Ses changements de résidence furent innombrables, mais lui furent toujours imposés par les hommes ou les circonstances. Elle semble être allée à Castellamare di Stabia, dont l'évêque Mgr Petagna se montra toujours très bienveillant envers elle. En 1861, elle fut envoyée à Céphalonie, en Grèce, dans un orphelinat tenu par des Italiens, avec mission d'y rétablir l'ordre. Là, elle se mit subitement à parler italien et grec, sans jamais avoir appris ces langues. Quand on s'en étonnait, elle répondait : « Eh, il le fallait bien ! » De 1861 à sa mort en 1904, Mélanie résidera vingt-trois ans en Italie, vingt et un ans en France, deux ans en Grèce. Il est impossible d'énumérer ici tous ses déplacements. Le souci de Mélanie fut, à partir de 1860, de faire connaître son secret. Plusieurs textes du secret circulèrent en Italie à partir de 1861, sans soulever aucune difficulté.
Mgr Paulinier, qui succéda à Mgr Ginoulhiac à Grenoble en 1870, se montra bienveillant envers Mélanie ; il croyait au secret ; mais il fut nommé à Besançon en 1875. Mgr Fava, évêque de Grenoble de 1875 à 1899, causa à Mélanie autant de difficultés que Mgr Ginoulhiac ; il s'entêta surtout à faire œuvre personnelle. Il fit sculpter une statue de Notre-Dame de La Salette, qui ne correspondait pas du tout à la description qu'en avaient faite les voyants. Mélanie protesta à maintes reprises contre cette statue qu'elle appela toujours la « *Madonna Fava* »*.* On se décida enfin à y ajouter un crucifix.
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Les missionnaires diocésains installés à La Salette ayant demandé à devenir religieux, Mgr Fava rédigea lui-même leur règle, malgré les protestations de Mélanie qui avait reçu de la Sainte Vierge elle-même la règle de l'Ordre de la Mère de Dieu, que devaient observer les missionnaires de La Salette. Elle l'avait révélée dès 1852. En 1878, quand Mgr Fava voulut faire approuver sa règle, il vint d'abord à Castellamare trouver Mélanie et tenta de la circonvenir, allant jusqu'à lui offrir de l'argent. Le 3 décembre 1878, Léon XIII reçut Mélanie pendant une heure et lui demanda de rédiger des Constitutions qui rendraient applicable la règle de la Mère de Dieu. Mélanie rédigea ces Constitutions chez les Salésianes de Rome. Le 15 mai 1879, la congrégation des évêques et réguliers déclarait bonnes la règle de la Mère de Dieu et les Constitutions rédigées par Mélanie et exprimait le vœu qu'elles fussent observées par les missionnaires de La Salette, à titre d'expérience. Mais Mgr Fava intrigua si bien que, le 27 mai, il obtint le décret de laudes (approbation provisoire) pour sa propre règle. Et ce fut cette règle de Mgr Fava qui fut adoptée par les missionnaires de Notre-Dame de La Salette et aussi par les religieuses qui avaient été fondées pour le service du sanctuaire de La Salette. Mais, lorsque Mère Saint Joseph, fondatrice de ces religieuses réparatrices de La Salette, eut connaissance de la règle de la Mère de Dieu, elle quitta La Salette avec une autre religieuse et elles s'établirent à Maranville, puis à Rennepont, dans la Haute-Marne. Cette fondation ne semble pas avoir duré. Mélanie avait dit aux missionnaires : « La Madone va vous balayer. » Effectivement, à l'automne de 1901, les missionnaires étaient expulsés ; ils se réfugièrent à Tournai, en Belgique. En 1909 et 1919, ils obtinrent l'approbation pour dix ans de la règle de Mgr Fava, puis, en 1929, son approbation définitive. Les prêtres séculiers qui les remplacèrent pendant quarante-deux ans à La Salette firent preuve d'un bien meilleur esprit.
Revenus à La Salette en 1943, les missionnaires se montrèrent toujours hostiles au secret. En 1948, ils répondaient à une question écrite qu'il n'existait aucun secret de La Salette et que tout ce qui était publié à ce sujet tombait sous le coup de l'index.
\*\*\*
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Le meilleur protecteur de Mélanie fut Mgr Salvatore Zola, dont le procès de béatification est actuellement en cours. Né à Pouzzoles le 13 avril 1822, prêtre à Naples le 9 février 1845, chanoine régulier du Latran en 1845, Mgr Zola fut d'abord évêque d'Ugento en 1873, puis évêque de Lecce ([^11]) le 22 juin 1877. Il fit tous ses efforts pour attirer Mélanie dans son diocèse ; les circonstances ne permirent à celle-ci que d'y faire de brefs séjours. Le 15 novembre 1879, Mgr Zola donnait son *imprimatur* à une édition du secret, en italien et en français.
En Italie, cette décision ne souleva pas plus de difficultés que les précédentes ; mais, en France, elle déchaîna une violente tempête. Un des missionnaires de La Salette écrivit qu'il voudrait voir Mélanie étranglée. C'est évidemment la phrase : « *Les prêtres sont un cloaque d'impuretés...* » qui déchaînait ces passions. On peut se demander pourquoi elle n'en déchaînait pas en Italie. Certes, cette phrase peut paraître dure, appliquée au clergé de l'époque. Ne s'appliquait-elle pas plutôt prophétiquement au clergé d'aujourd'hui ? ([^12]) Les évêques français se concertèrent ; Mgr Fava étant discrédité à Rome, on poussa en avant Mgr Cortet, évêque de Troyes, qui écrivit à l'Index une lettre exigeant la condamnation du secret et menaçant, au nom des évêques français, de suspendre l'envoi du denier de Saint-Pierre si cette exigence n'était pas satisfaite ! Le cardinal Caterini répondit à Mgr Cortet par une lettre prudente et non officielle recommandant que la brochure soit « *retirée des mains des fidèles* ». Les cardinaux membres du Saint-Office ne furent pas même informés de cette lettre. Celle-ci n'en fut pas moins présentée comme une condamnation, par beaucoup d'évêques et de prêtres français. C'est à tort qu'on a accusé Mgr Cortet d'avoir supprimé la suite de la phrase « ...*mais qu'on la laisse aux mains des prêtres pour qu'ils en fassent leur profit* »*.* Cette finale a été inventée par un défenseur maladroit de Mélanie.
Car, s'il y eut des violences inouïes de la part des adversaires du secret, il y eut aussi des violences de la part de quelques défenseurs. Mélanie protesta contre une brochure du Père Parent, qui reproduisait le secret, avec des commentaires injurieux.
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Le 18 septembre 1902, les chapelains de La Salette, beaucoup plus bienveillants que les missionnaires expulsés en 1901, autorisaient Mélanie, de passage à La Salette, à lire elle-même le secret, moins le passage concernant le clergé. En janvier 1903, les *Annales de Notre-Dame de La Salette,* rendant compte de ce pèlerinage de Mélanie et de cette lecture du secret, reconnaissaient que Mélanie avait reçu aussi une *communication d'une autre nature* qu'elle révélerait plus tard. En 1912, le cardinal Luçon, archevêque de Reims, demanda au Père Lepidi, assistant perpétuel de l'Index, quelle était la position de Rome à l'égard du secret. Le 16 décembre 1912, le Père Lepidi répondit que le secret n'avait jamais été condamné directement et formellement par les congrégations romaines. Le 21 décembre 1915, le Saint-Office interdisait à tous de discuter et commenter la question dite *Le secret de La Salette.* Cette interdiction est à rapprocher du décret de 1916 interdisant d'appliquer les prophéties de l'Apocalypse aux événements présents. Ces interdictions visaient quelques prédicateurs français qui dénonçaient Guillaume II comme l'antéchrist, en s'appuyant tant sur le secret que sur l'Apocalypse.
Le 6 juin 1922, le Père Lepidi donnait son *imprimatur* à une réédition de la brochure de Lecce, en ajoutant ces mots « Ces pages ont été écrites pour la pure vérité. » Telle est la position définitive de Rome : le secret n'est nullement condamné ni prohibé ; il est même considéré à Rome avec bienveillance. On ne peut dire toutefois qu'il soit approuvé comme l'a été le message public. Les prêtres et les fidèles sont donc libres de porter sur le contenu du secret un jugement prudentiel, sans vouloir l'imposer ni attaquer ceux qui pensent autrement.
L'évêque qui s'acharna le plus contre Mélanie fut le cardinal Perraud, évêque d'Autun ([^13]). A l'heure même de l'apparition de La Salette, le 19 septembre 1846, l'abbé Jean Ronjon, de Chalon-sur-Saône, avait vu une grande lumière. Le 19 janvier 1855, il avait acquis à Chalon une chapelle et un immeuble qu'il avait d'abord légués à Mélanie par testament en date du 11 janvier 1877. Le 24 août 1878, par acte notarié, il transformait ce legs en donation, en y ajoutant une rente suffisante pour faire vivre une petite communauté de l'Ordre de la Mère de Dieu.
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Le 26 février 1883, Mélanie s'engageait, par acte passé sur timbre italien, à remettre la chapelle et l'immeuble au diocèse d'Autun, si l'Ordre de la Mère de Dieu devait prendre fin. Après la mort de l'abbé Ronjon, le 5 avril 1891, Mélanie fut mise en possession de la chapelle et de l'immeuble par ordonnance de référé. Le cardinal Perraud s'acharna à la spolier ; il fit offrir à Mélanie une rente viagère de 500 francs, si elle cédait cette propriété au diocèse d'Autun. Mélanie répondit : « Monseigneur est trop bon de vouloir pécher pour moi ; je n'accepte pas ce dévouement. » Le cardinal Perraud lui fit un procès qui dura des années et finit par obtenir gain de cause. L'arrêt fut commenté sévèrement par la presse judiciaire. Après le refus de Mélanie, le cardinal lui avait interdit la communion dans tout son diocèse.
\*\*\*
Henri Dion consacre un chapitre aux vertus de Mélanie. De 1900 à 1902, elle résida à Diou (Allier), dont le curé, l'abbé Combe, nous a laissé tout un journal de notes sur Mélanie. Il atteste qu'elle a pratiqué toutes les vertus et qu'en tant que confesseur de Mélanie il avait bien du mal à trouver matière à absolution.
Mélanie a bénéficié de dons surnaturels. Elle ne mangeait presque rien ; elle vivait de la communion. Sur le *petit frère* qui lui apparaissait dès son enfance et dont elle ne sut que tardivement qu'il s'agissait de l'Enfant Jésus, nous ne pouvons que nous en rapporter à ce qu'elle en a dit. Les stigmates, en revanche, ont été bien constatés par de nombreux témoins, de 1854 jusqu'à sa mort. Elle s'efforçait de les dissimuler ; elle en souffrait beaucoup et perdait du sang, surtout le vendredi. Sa sœur cadette, Marie, l'a accusée de s'être fait elle-même ces blessures, ce qui est invraisemblable. Comment des blessures volontaires auraient-elles pu subsister pendant cinquante ans sans s'infecter ?
Après avoir vécu à Diou, puis à Cusset (Allier), sous la direction de l'abbé Combe, de 1900 à 1904, Mélanie s'installa à Altamura ([^14]), en Italie, le 16 juin 1904 ; elle y mourut le 15 décembre 1904. Son corps, resté souple, fut inhumé dans le tombeau de la famille Giannuzzi. Lors d'une première exhumation en 1905, son corps fut retrouvé intact.
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Mgr Cecchini, évêque d'Altamura, fit construire une église pour recevoir la sépulture de Mélanie. Cette église fut achevée et bénie par son successeur, Mgr Verrienti, sous le titre de l'Immaculée-Conception. Le 19 septembre 1918, Mélanie y était inhumée. Deux ans plus tard, on posa sur son tombeau une pierre, avec une épitaphe la déclarant *morte en odeur de sainteté.* Méconnue en France, Mélanie est vénérée en Italie. La béatification de Mgr Zola serait un argument en faveur de la sainteté de Mélanie.
On peut regretter qu'Henri Dion n'ait pas reproduit les textes du secret ni du message public.
L'origine du vocable : *Notre-Dame de La Salette, réconciliatrice des pécheurs* reste mystérieuse. Mélanie ne l'employait pas. Mais il a été consacré par l'Église. Nous aimerons invoquer la Vierge en pleurs en lui disant : « *Notre-Dame de La Salette, réconciliatrice des pécheurs, convertissez-nous.* »
Jean Crété.
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### Saveur pascale de Polyeucte
par Dom Gérard OSB
*A nos frères et à nos sœurs novices du Barroux.*
PENDANT LE TEMPS PASCAL, qui s'échelonne entre Pâques et la Pentecôte, il est bon de relire *Polyeucte.* C'est peu de dire que la littérature chrétienne s'inspire de la Révélation. Elle en est toute remplie. Un fil invisible relie les grands chefs-d'œuvre par-dessus les siècles, par-dessus les nations. Antigone, Pauline, Violaine, Amanda se donnent la main pour former une grande chaîne d'amour qui va de la terre au ciel.
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Il y a un lien de parenté entre le chant de l'*Exultet* qui s'élève dans la nuit pascale et les lignes montantes du martyre de Polyeucte : l'un est le digne prolongement de l'autre.
Découvrons cela.
Le mystère de Pâques c'est le *transitus Domini,* le passage du Seigneur traversant nos vies, les soulevant par sa grâce, et nous faisant passer de l'exil de la terre, à travers la croix, dans le monde invisible de Dieu. Or c'est le même mouvement intérieur qui anime le drame de *Polyeucte.*
Le grand Corneille, qui a toujours aimé peindre ses héros de traits jeunes, généreux, magnanimes, voyez *Le Cid,* voyez *Nicomède,* a donné à son Polyeucte quelque chose de nouveau : les accents d'une joie lumineuse qui se communique progressivement et se répand sur tous les acteurs du drame. On respire une atmosphère surnaturelle, toute d'allégresse et de liberté devant le sacrifice suprême, un sacrifice qui est à la fois délivrance des passions et entrée dans la lumière. Et cette lumière est celle du mystère pascal.
A la différence du sombre héros racinien qui avoue « *Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne* »*,* le héros de Corneille s'avance dans une dure et claire vision du terme où son devoir l'appelle ; et quand il s'agit de Polyeucte, cette lucidité dépasse ce qui serait ailleurs une simple disposition du caractère, elle va au-delà du psychologique, au-delà de l'humain, elle est illumination intérieure de l'âme par la grâce.
Il est bon et revigorant de relire *Polyeucte* pendant le temps pascal ; nous y retrouvons tous les thèmes chers à ce temps liturgique. D'abord la trilogie classique : baptême, souffrance et gloire.
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Puis la force juvénile du héros qui monte comme une aurore dans le ciel, un sacrifice sanglant mais qui s'achève dans la lumière, les transports de l'*Exultet,* la joie impatiente d'atteindre l'autre rive, l'aisance d'un amour vainqueur, une élévation spirituelle, une odeur de paradis. Ajoutons la mort conçue comme un *jour de naissance,* le goût du martyre et la saveur du baptême dans l'âme des premiers chrétiens, si actuelle et si fraîche, que rien ne nous empêche de faire ensemble une lecture liturgique de *Polyeucte.*
\*\*\*
Le drame s'ouvre bellement sous le portique de l'amitié entre deux jeunes gens dont l'un est chrétien, Néarque, tandis que Polyeucte, bien qu'il aspire au baptême, cherche à en différer l'échéance pour ne pas déplaire à sa jeune femme. Celle-ci, tourmentée par un songe, est en proie à un pressentiment dont Néarque entreprend de combattre l'influence :
*Quoi ? vous vous arrêtez aux songes d'une femme !*
*De si faibles sujets troublent cette grande âme !*
*Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé,*
*S'alarme d'un péril qu'une femme a rêvé !*
*POLYEUCTE*
*Je sais ce qu'est un songe, et le peu de croyance*
*Qu'un homme doit donner à son extravagance,*
*Qui d'un amas confus des vapeurs de la nuit*
*Forme de vains objets que le réveil détruit ;*
*Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme :*
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*Vous ignorez quels droits elle a sur toute l'âme,*
*Quand après un long temps qu'elle a su nous charmer,*
*Les flambeaux de l'hymen viennent de s'allumer.*
*Pauline, sans raison dans la douleur plongée,*
*Craint et croit déjà voir ma mort qu'elle a songée ;*
*Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais,*
*Et tâche à m'empêcher de sortir du palais.*
Un des charmes de la pièce c'est que la montée des âmes s'accompagne d'un sens humain qui les rend infiniment proches de nous, au point que l'auteur n'a pas craint de laisser parler son héros avec toute la tendresse dont s'autorisent les amours d'ici-bas :
*Je méprise sa crainte, et je cède à ses larmes ;*
*Elle me fait pitié sans me donner d'alarmes ;*
*Et mon cœur, attendri sans être intimidé,*
*N'ose déplaire aux yeux dont il est possédé.*
*L'occasion, Néarque, est-elle si pressante*
*Qu'il faille être insensible aux soupirs d'une amante ?*
*Par un peu de remise épargnons son ennui...*
Mais pour le chrétien aimer signifie vouloir le bien de ceux qu'on aime. Néarque tentera donc de persuader son ami, le pressant avec chaleur de ne point différer l'heure du baptême. Les raisons qu'il donne sont parfaitement justes et inspirées d'une prudence surnaturelle valable pour toutes les âmes de toutes les époques :
*Avez-vous cependant une pleine assurance*
*D'avoir assez de vie ou de persévérance ?*
*Et Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,*
*Promet-il à vos yeux de le pouvoir demain ?*
*Il est toujours tout juste et tout bon ; mais sa grâce*
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*Ne descend pas toujours avec même efficace* (*...*)
*Celle qui vous pressait de courir au baptême,*
*Languissante déjà, cesse d'être la même,*
*Et pour quelques soupirs qu'on vous a fait ouïr,*
*Sa flamme se dissipe et va s'évanouir.*
Néarque en a trop dit. Polyeucte, à ces mots, se dresse :
*Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle* (*...*)
*Ces pleurs, que je regarde avec un œil d'époux,*
*Me laissent dans le cœur aussi chrétien que vous ;*
Voilà pour la fierté et la lucidité des sentiments. Ensuite on croit entendre l'honnête homme qui fait tout avec mesure :
(*...*) *Je crois, pour satisfaire un juste et saint amour,*
*Pouvoir un peu remettre et différer d'un jour.*
Mesure, avons-nous dit, mais surtout jugement de valeur porté sur les réalités naturelles, mises à leur place et nullement méprisées. Avec Polyeucte on est loin du jansénisme et c'est ce caractère profondément humain qui donnera toute sa valeur au martyre. Veut-on encore saisir sur le vif la vérité humaine des sentiments chez Néarque, non moins que chez Polyeucte ?
Néarque prêche comme un « instructeur » des *Exercices.* N'oublions pas que nous sommes en 1642, s. Ignace de Loyola a été canonisé 20 ans auparavant. Le zèle combatif des premiers jésuites auréolés du martyre emporte tout sur son passage, et Néarque parle du démon avec la ferveur et la précision d'un prédicateur :
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*Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse* (*...*)
*Il met tout en usage, et prière et menace ;*
*Il attaque toujours et jamais ne se lasse ;*
*Il croit pouvoir enfin ce qu'encore il n'a pu*
*Et que ce qu'on diffère est à demi rompu.*
*Rompez ses premiers coups, laissez pleurer*
*Pauline. Dieu ne veut point d'un cœur où le monde domine,*
*Qui regarde en arrière et, douteux en son choix,*
*Lorsque sa voix l'appelle, écoute une autre voix.*
*POLYEUCTE*
*Pour se donner à lui faut-il n'aimer personne ?*
Cher Polyeucte ! On croit entendre Péguy : « Parce qu'ils n'aiment personne ils croient qu'ils aiment Dieu, parce qu'ils ne sont pas du parti de l'homme, ils croient qu'ils sont du parti de Dieu, parce qu'ils ne sont pas de l'homme, ils croient qu'ils sont de Dieu ! »
Mais Néarque revient à la charge et on assiste à un admirable traité de la hiérarchie des amours :
*Nous pouvons tout aimer : il le souffre, il l'ordonne ;*
*Mais à vous dire tout, ce Seigneur des seigneurs*
*Veut le premier amour et les premiers honneurs.*
*Comme rien n'est égal à sa grandeur suprême,*
*Il ne faut rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même,*
*Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,*
*Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.*
*Mais que vous êtes loin de cette ardeur parfaite,*
*Qui vous est nécessaire, et que je vous souhaite !*
Admirons au passage qu'il y ait tant de naturel, tant de spontanéité vive dans une exhortation au renoncement ; et voici que l'impatience de Néarque prend soudain les accents d'une affectueuse supplication :
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*Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux.*
*Polyeucte, aujourd'hui qu'on nous hait en tous lieux,*
*Qu'on croit servir l'État quand on nous persécute,*
*Qu'aux plus âpres tourments un chrétien est en butte,*
*Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs,*
*Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs ?*
Mais l'humain ne se rend pas si facilement, même chez les plus purs, et on assiste à une joute loyale au cours de laquelle, avant de devenir un saint parfait, Polyeucte se montre parfait amant :
> *la pitié qui me blesse*
*Sied bien aux plus grands cœurs et n'a point de faiblesse,*
*Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort ;*
*Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort ;*
Comment ne pas penser ici aux remarques si pertinentes de Charles Péguy lorsqu'il montre que, dans *Le Cid,* l'amour est entouré d'honneur et l'honneur est aimé d'amour ?
Puis, brusquement, car l'heure de la grâce a sonné de devenir chrétien, comme Néarque le presse de recevoir le baptême, Polyeucte répond tout d'un trait :
*Oui, j'y cours, cher Néarque,*
*Je brûle d'en porter la glorieuse marque.*
*Mais Pauline s'afflige et ne peut consentir,*
*Tant ce songe la trouble à me laisser sortir.*
*NÉARQUE*
*Votre retour pour elle en aura plus de charmes ;*
*Dans une heure au plus tard vous essuierez ses larmes ;*
*Et l'heur de vous revoir lui semblera plus doux,*
*Plus elle aura pleuré pour un si cher époux.*
*Allons, on nous attend.*
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*POLYEUCTE*
> *Apaisez donc sa crainte*
*Et calmez la douleur dont son âme est atteinte.*
*Elle revient.*
*NÉARQUE*
*Fuyez.*
*POLYEUCTE*
*Je ne puis.*
*NÉARQUE*
> *Il le faut ;*
*Fuyez un ennemi qui sait votre défaut,*
*Qui sait votre défaut,* ce terme d'escrime nous plonge dans une atmosphère de tournoi à la française, mais le mot *fuyez* tranche avec ce qui précède. Cette différence de vocabulaire est essentielle, elle nous introduit sous un ciel chrétien, où l'on ne s'arrache aux affections terrestres que par la fuite. Dans cet ordre de choses c'est la faiblesse qui avance, tandis que le courage impose de battre en retraite.
*POLYEUCTE*
*Fuyons puisqu'il le faut. Adieu, Pauline, adieu !*
*Dans une heure au plus tard je reviens en ce lieu.*
*PAULINE*
*Quel sujet si pressant à sortir vous convie ?*
*Y va-t-il de l'honneur ? y va-t-il de la vie ?*
*POLYEUCTE*
*Il y va de bien plus.*
*PAULINE*
*Quel est donc ce secret ?*
71:323
*POLYEUCTE*
*Vous le saurez un jour : je vous quitte à regret,*
*Mais enfin il le faut.*
*PAULINE*
> *Vous m'aimez ?*
*POLYEUCTE*
> *Je vous aime,*
>
> *Le Ciel m'en soit témoin, cent fois plus que moi-même,*
>
> *Mais...*
*PAULINE*
> *Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir !*
*Vous avez des secrets que je ne puis savoir !*
*Quelle preuve d'amour ! Au nom de l'hyménée*
*Donnez à mes soupirs cette seule journée.*
Le *mais* de Pauline, resté célèbre chez les metteurs en scène de *Polyeucte,* doit se dire lentement, sur un ton appuyé : il y a dans ce seul mot très court, repris du vers précédent, tout le réalisme d'un amour déçu. Les héros de Corneille, loin de servir de symboles à l'élaboration d'une thèse, sont des êtres de chair et de sang aux prises avec un amour vrai et tenace : ce n'est pas par jeu que les réponses continuent de se croiser comme des épées.
*POLYEUCTE*
*Un songe vous fait peur ?*
*PAULINE*
> *Ses présages sont vains,*
*Je le sais, mais enfin je vous aime, et je crains.*
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*POLYEUCTE*
*Ne craignez rien de mal pour une heure d'absence,*
*Adieu : vos pleurs sur moi prennent trop de puissance ;*
*Je sens déjà mon cœur prêt à se révolter,*
*Et ce n'est qu'enfuyant que j'*y *puis résister.*
Toujours la fuite, si recommandée par les spirituels comme remède à l'inconstance d'un cœur *prêt à se révolter,* c'est-à-dire à se retourner contre sa propre décision.
Nous laisserons Pauline avec sa confidente Stratonice exhaler une plainte sur le ton de la tragédie, mais un ton si humain et si vrai :
*Va, néglige mes pleurs, cours et te précipite*
*Au-delà de la mort que les dieux m'ont prédite !...*
\*\*\*
Nous laisserons encore, à l'acte II, Pauline et Sévère, qui fut son premier amour et qu'elle croyait mort, faire assaut de volonté tendue et d'aveu poignant
*Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte...*
Nous savons désormais que Polyeucte est chrétien, le baptême d'eau ayant suivi le baptême de désir. Mais voici soudain au centre de la pièce un propos héroïque et inattendu, c'est le renversement des idoles, coup de tonnerre dans le ciel bleu : à partir de la scène VI de l'acte II le drame se dirige droit vers son paroxysme :
*NÉARQUE*
*Où pensez-vous aller ?*
73:323
*POLYEUCTE*
> *Au temple, où l'on m'appelle.*
*NÉARQUE*
*Quoi ! vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle !*
*Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?*
*POLYEUCTE*
*Vous, par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?*
*NÉARQUE*
*J'abhorre les faux dieux.*
*POLYEUCTE*
> *Et moi, je les déteste.*
*NÉARQUE*
*Je tiens leur culte impie.*
*POLYEUCTE*
> *Et je le tiens funeste.*
*NÉARQUE*
*Fuyez donc leurs autels.*
*POLYEUCTE*
> *Je les veux renverser,*
*Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.*
*Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes*
*Braver l'idolâtrie et montrer qui nous sommes.*
*C'est l'attente du Ciel, il nous la faut remplir ;*
*Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.*
Ces dialogues en forme de duel au son dur, métallique comme un froissement d'épée, préparaient l'annonce majestueuse des deux derniers vers, qui dévoilent le secret d'une âme : *c'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir.*
74:323
Et les répliques s'entrecroisent à nouveau pour amener une deuxième confidence :
*NÉARQUE*
*Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.*
*POLYEUCTE*
*On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.*
*NÉARQUE*
*Vous trouverez la mort.*
*POLYEUCTE*
> *Je la cherche pour Lui.*
*NÉARQUE*
*Et si ce cœur s'ébranle ?*
*POLYEUCTE*
> *Il sera mon appui.*
*NÉARQUE*
*Il ne commande point que l'on s'y précipite.*
*POLYEUCTE*
*Plus elle est volontaire et plus elle mérite.*
*NÉARQUE*
*Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.*
*POLYEUCTE*
*On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.*
*NÉARQUE*
*Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.*
*POLYEUCTE*
*Mais dans le Ciel déjà la palme est préparée.*
*NÉARQUE*
*Par une sainte vie il faut la mériter.*
75:323
Et voici le secret que Polyeucte dévoile à son ami : il ne s'agit plus de l'attente du ciel mais d'une familiarité avec la mort, qui en ouvre les portes :
*POLYEUCTE*
*Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter.*
*Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?*
*Quand elle ouvre le Ciel, peut-elle sembler dure ?*
Puis lorsque Néarque à bout d'arguments prononce -- très lentement -- la parole si grave et si belle dans sa brièveté :
*Dieu même a craint la mort*
Polyeucte enchaîne aussitôt :
*Il s'est offert pourtant : suivons ce saint effort,*
*Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles.*
*Il faut, je me souviens encor de vos paroles,*
*Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,*
*Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.*
Voilà donc le thème pascal bien amorcé : *suivons ce saint effort* (le Christ en sa Passion), et deux mots essentiels : le *sang* en relation avec la *gloire.*
Néarque, touché par la générosité de son ami, s'écrie :
*Vous sortez du baptême, et ce qui vous anime,*
*C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime ;*
*Comme encor tout entière elle agit pleinement,*
*Et tout semble possible à son feu véhément,*
*Mais cette même grâce, en moi diminuée,*
*Et par mille péchés sans cesse exténuée,*
*Agit aux grands effets avec tant de langueur*
*Que tout semble impossible à son peu de vigueur.*
76:323
Mais la grâce l'emporte et tous les deux vont au-devant de la mort :
*POLYEUCTE*
*Allons briser ces dieux de pierre et de métal ;*
*Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste ;*
*Faisons triompher Dieu : qu'il dispose du reste.*
\*\*\*
Acte IV scène I. Néarque a été supplicié, Polyeucte, gendre du gouverneur, est épargné. On tente de le faire apostasier en le confrontant avec Pauline.
*POLYEUCTE*
*Gardes, que me veut-on ?*
*CLÉON*
> *Pauline vous demande.*
*POLYEUCTE*
*Ô présence, ô combat que surtout j'appréhende !*
*Félix, dans ta prison, j'ai triomphé de toi,*
*J'ai ri de ta menace et t'ai vu sans effroi ;*
*Tu prends pour t'en venger de plus puissantes armes,*
*Je craignais beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes.*
*Seigneur, qui vois ici les périls que je cours,*
*En ce pressant besoin redouble ton secours ;*
*Et toi qui, tout sortant encor de la victoire,*
*Regardes mes travaux du séjour de ta gloire,*
*Cher Néarque, pour vaincre un si fort ennemi,*
*Prête du haut du ciel la main à ton ami.*
77:323
*Polyeucte* est la tragédie de l'amitié, de l'intercession et de la communion des saints. Passer dans le ciel de la Gloire c'est tendre la main à ses frères de la terre, c'est le début d'une grande prière d'intercession qui anime de l'intérieur l'œuvre tout entière. Laissons la parole à Charles Péguy :
« Ce qui fait la grandeur de cette prière et de cette intercession, ce qui en fait la reculée, et en même temps l'exactitude, la sévère, la dure exactitude, c'est qu'au premier plan, elle est d'abord littéralement une prière ordinaire, une prière de la terre, une prière d'homme, comme nous pouvons, comme nous en devons tous faire, la prière d'un mari chrétien pour sa femme infidèle \[incroyante\]. Et ensemble, au deuxième plan, au deuxième degré, c'est dedans, c'est déjà une prière de l'intercession... Polyeucte prie déjà pour sa femme comme un martyr dans le Ciel prie pour sa femme qui est restée sur terre... Il a un crédit ouvert, un crédit mystique. » (*Victor-Marie Comte Hugo.*)
Polyeucte pris entre deux amours s'adresse d'abord aux affections terrestres qu'il s'apprête à quitter. Ce sont les stances :
*Source délicieuse, en misères féconde,*
*Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?*
*Honteux attachements de la chair et du monde,*
*Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés ?*
*Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre*
*Toute votre félicité,*
*Sujette à l'instabilité,*
*En moins de rien tombe par terre ;*
*Et comme elle a l'éclat du verre,*
*Elle en a la fragilité.*
Robert Brasillach dans les *Poèmes de Fresnes* oscille de même entre *les bonheurs cernés par le monde où nous sommes*, et une espérance plus forte que le mirage de la terre : « *Mais nos barreaux, Seigneur, ne cachent pas le ciel.* »
78:323
Puis la prière de Polyeucte s'achève sur une contemplation très douce, orientée vers la joie céleste :
*Saintes douceurs du ciel, adorables idées,*
*Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir*
*De vos sacrés attraits les âmes possédées*
*Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.*
*Vous promettez beaucoup et donnez davantage ;*
*Vos biens ne sont point inconstants ;*
*Et l'heureux trépas que j'attends*
*Ne vous sert que d'un doux passage*
*Pour nous introduire au partage*
*Qui nous rend à jamais contents.*
La lumière du Christ ressuscité donne à ses résolutions un accent vainqueur :
*C'est vous, ô feu divin, que rien ne peut éteindre,*
*Qui m'allez faire voir Pauline sans la craindre.*
*Je la vois ; mais mon cœur, d'un saint zèle enflammé,*
*N'en goûte plus l'appas dont il était charmé ;*
*Et mes yeux, éclairés des célestes lumières,*
*Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.*
Aussi face à ses adversaires les premiers mots du martyr, très calme, ne sont plus ceux d'un homme partagé mais d'un lutteur sûr de lui :
*Madame, quel dessein vous fait me demander ?*
*Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder ?*
79:323
Le combat sera rude et loyal : Polyeucte se moque des grandeurs terrestres, celles de César ; c'est désormais pour une autre grandeur qu'il témoigne :
*J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle,*
*Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle,*
*Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,*
*Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin* (*...*)
Mais la riposte est à la mesure de l'attaque :
*PAULINE*
*Voilà de vos chrétiens les ridicules songes ;*
*Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges*
*Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !*
*Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous ?*
*Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage ;*
*Le jour qui vous la donne en même temps l'engage*
*Vous la devez au prince, au public, à l'État.*
*POLYEUCTE*
*Je la voudrais pour eux perdre dans un combat ;*
*Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.*
*Des aïeux de Décie on vante la mémoire ;*
*Et ce nom, précieux encore à vos Romains,*
*Au bout de six cents ans lui met l'Empire aux mains.*
*Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne ;*
*Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne*
*Si mourir pour son prince est un illustre sort,*
*Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !*
*PAULINE*
*Quel Dieu ?*
L'interrogation de Pauline est tragique. On peut y voir un défi, une ironie, un refus, ou une secrète angoisse, une espèce d'amour aveugle qui la fait buter contre l'obstacle invisible.
80:323
Il y a peut-être là, à l'état brut, le scepticisme sans issue de l'âme païenne, de cette Rome qui, à force de remplir son Panthéon, finit par ne croire plus en rien.
Mais Polyeucte en extase voit celui qu'elle nie. Alors il se dresse et l'interrompt par ces mots d'une autorité souveraine qui la confondent et l'inquiètent sans doute plus encore au tréfonds de l'âme :
> *Tout beau, Pauline : il entend vos paroles,*
*Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,*
*Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,*
*De bois, de marbre ou d'or, comme vous les voulez*
*C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre ;*
*Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.*
*PAULINE*
*Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.*
*POLYEUCTE*
*Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !*
*PAULINE*
*Ne feignez qu'un moment, laissez partir Sévère,*
*Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.*
*POLYEUCTE*
*Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir*
*Il m'ôte des périls que j'aurais pu courir,*
*Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,*
*Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ;*
*Du premier coup de vent il me conduit au port,*
*Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.*
Voilà le grand souffle du large qui s'est levé sur le monde depuis la Résurrection du Christ et c'est un poème qui nous l'enseigne, non un manuel de théologie, avec les moyens propres à la poésie, le rythme, l'image, et les sonorités claires (les fameuses rimes en *or* qu'admirait Péguy).
81:323
C'est avec cela que le dramaturge nous parle de la grâce pascale, qui est la secrète joie des chrétiens, le nerf de leur certitude, leur port d'attache. Charles Péguy s'en est-il souvenu lorsqu'il évoquait dans *Ève* le temps d'avant la chute ?
Ce qui depuis ce jour est devenu la mort
N'était qu'un naturel et tranquille départ.
Le bonheur écrasait l'homme de toute part.
Le jour de s'en aller était comme un beau port.
Au reste, que le mystère de la Résurrection rejoigne le temps de l'Innocence, cela n'est-il pas conforme à la plus stricte théologie ? Mais le souffle qui conduit l'âme baptisée sur le rivage inaccessible, loin de fermer les cœurs, ne va jamais -- s'il est authentique -- *sans une tendresse sacrée de l'âme pour les âmes,* selon l'expression de notre ami Gustave Thibon ; c'est dans cet esprit et sous cette lumière que le martyr termine son discours à l'adresse de Pauline :
*Si vous pouviez comprendre, et le peu qu'est la vie,*
*Et de quelles douceurs cette mort est suivie !*
*Mais que sert de parler de ces trésors cachés*
*A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés ?*
Souhait qui s'achève en une prière adressée d'abord à son épouse, pour la tourner ensuite vers Dieu même :
*Et si l'on peut au Ciel sentir quelques douleurs,*
*J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs ;*
*Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,*
*Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,*
82:323
*S'il y daigne écouter un conjugal amour,*
*Sur votre aveuglement il répandra le jour.*
*Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne ;*
*Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne.*
Ces deux derniers vers, admirables de noblesse, de piété profonde envers les assises naturelles que Dieu crée dans l'âme pour la disposer à la vie de la grâce, seront cités jusqu'à la fin des temps comme la plus belle illustration de *l'anima naturaliter christiana* de Tertullien.
Et Charles Péguy tombe en admiration devant cette mystérieuse ligature entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, à la fois distincts et indissolublement liés. Il écrit, toujours dans *Victor-Marie Comte Hugo :* « Cet héroïsme éternel est éternellement de provenance temporelle, cet héroïsme de sainteté est éternellement de production charnelle... Tout autre agencement n'est, ne donne qu'une construction littéraire, ou, ce qui revient sensiblement au même, une construction intellectuelle. Il faut qu'une sainteté vienne de la terre, monte de la terre... »
Mais le souhait de Polyeucte déclenche l'indignation de Pauline :
*Que dis-tu, malheureux ? Qu'oses-tu souhaiter ?*
*POLYEUCTE*
*Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.*
*PAULINE*
*Que plutôt...*
*POLYEUCTE*
> *C'est en vain qu'on se met en défense*
*Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense,*
83:323
*Ce bienheureux moment n'est pas encor venu ;*
*Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu*
*PAULINE*
*Quittez cette chimère, et m'aimez.*
*POLYEUCTE*
> *Je vous aime,*
*Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.*
*PAULINE*
*Au nom de cet amour ne m'abandonnez pas.*
*POLYEUCTE*
*Au nom de cet amour daignez suivre mes pas.*
*PAULINE*
*C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?*
*POLYEUCTE*
*C'est peu d'aller au Ciel, je veux vous y conduire.*
*PAULINE*
*Imaginations !*
*POLYEUCTE*
> *Célestes vérités !*
*PAULINE*
*Étrange aveuglement !*
*POLYEUCTE*
> *Éternelles clartés !*
*PAULINE*
*Tu préfères la mort à l'amour de Pauline*
*POLYEUCTE*
*Vous préférez le monde à la bonté divine !*
84:323
Que dire devant une si simple, si transparente splendeur ?
Deux mondes se touchent et se heurtent sans que nulle tache n'apparaisse, tout est parfaitement lisse et pur, deux mondes intègres, dignes d'un infini respect, s'affrontent et s'illuminent l'un l'autre. La preuve en sera la conversion de Pauline mais auparavant il faut que Polyeucte meure. Félix le somme d'adorer les faux dieux
*FÉLIX*
*Adore-les, ou meurs.*
*POLYEUCTE*
> *Je suis chrétien.*
*FÉLIX*
> *Impie !*
*Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.*
*POLYEUCTE*
*Je suis chrétien.*
*FÉLIX*
> *Tu l'es ? Ô cœur trop obstiné !*
*Soldats, exécutez l'ordre que j'ai donné.*
*PAULINE*
*Où le conduisez-vous ?*
*FÉLIX*
> *A la mort.*
*POLYEUCTE*
> *A la gloire.*
*Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.*
85:323
La mort est chemin vers la gloire, le sang des martyrs devient semence de chrétiens. Communion des saints et réversibilité des mérites trouvent dans la conversion de Pauline une splendide illustration. Elle-même en témoigne, au dernier acte, dans son dialogue avec Félix :
*Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières ;*
*Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,*
*M'a dessillé les yeux et me les vient couvrir.*
*Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée*
*De ce bienheureux sang tu me vois baptisée,*
*Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit ?*
*Conserve en me perdant ton rang et ton crédit ;*
*Redoute l'empereur, appréhende Sévère*
*Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire,*
*Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas ;*
*Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.*
Le sang devient lumière et la tache s'agrandit, gagne de proche en proche. Félix lui aussi en est touché et désire une autre gloire que celle de la terre :
*Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre ;*
*Je m'y trouve forcé par un secret appas,*
*Je cède à des transports que je ne connais pas ;*
*Et par un mouvement que je ne puis entendre,*
*De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.*
*C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent*
*Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ;*
*Son amour épandu sur toute la famille*
*Tire après lui le père aussi bien que la fille.*
*J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien.*
Il y a dans le mystère de Pâques plus que la résurrection d'un corps, il y a une *dunamis*, une puissance active qui tire, qui entraîne l'humanité et la fait rechercher les *choses d'en haut.*
86:323
Puis le mystère pascal fondé sur le sacrifice se prolonge en mystère de Pentecôte, où la grâce descend dans les cœurs en y déposant lumière et amour.
On a beaucoup reproché à Corneille cette conversion subite de Félix, dont le caractère médiocre fait sourire et le rendrait (scéniquement) impropre à une élévation de l'âme vers les sommets. Il y a là une erreur sur la conception généreuse qui est celle du christianisme touchant l'effusion des grâces et la grande âme de Corneille ne s'y est pas trompée.
Sévère, le noble chevalier romain, lui aussi devient sensible aux touches secrètes de la grâce, non pour devenir chrétien d'un seul coup, mais pour disposer son âme et l'amener à s'ouvrir plus totalement.
*SÉVÈRE*
*Qui ne serait touché d'un si tendre spectacle ?*
*De pareils changements ne vont point sans miracle.*
*Sans doute vos chrétiens, qu'on persécute en vain,*
*Ont quelque chose en eux qui surpasse l'humain*
*Ils mènent une vie avec tant d'innocence*
*Que le Ciel leur en doit quelque reconnaissance*
*Se relever plus forts, plus ils sont abattus,*
*N'est pas aussi l'effet des communes vertus.*
*Je les aimai toujours, quoi qu'on m'en ait pu dire ;*
*Je n'en vois point mourir que mon cœur n'en soupire,*
*Et peut-être qu'un jour je les connaîtrai mieux.*
La suite est plus inquiétante :
*J'approuve cependant que chacun ait ses dieux,*
*Qu'il les serve à sa mode, et sans peur de la peine.*
87:323
Sévère restera-t-il donc un Romain sceptique et tolérant ? Ces derniers vers feront-ils de lui le patron libéral de toutes les réunions d'Assise ?
Heureusement il y aura toujours auprès des Sévère une Pauline qui se souvient être passée par miracle des ténèbres à la lumière, un miracle dont elle devra rendre grâce toute sa vie et qui fait d'elle la fille intransigeante des martyrs :
*Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée*
*De ce bienheureux sang tu me vois baptisée.*
Fr. Gérard OSB.
88:323
## NOTES CRITIQUES
### Lectures et recensions
#### Sénac de Meilhan *Des principes et des causes de la révolution en France *(Desjonquères)
Dans ce petit livre publié à chaud, en plein événement (1790), Sénac de Meilhan feint d'être le Montesquieu de la révolution. C'est un rôle trop grand pour lui. Il faut quand même faire attention à ce que dit ce témoin avisé, informé et animé par l'ambition : il était persuadé que la situation aurait été sauvée s'il avait été choisi comme contrôleur général des Finances à la place de Necker. Il est certain que Necker était un faiseur. Mais l'ancien intendant d'Aix aurait-il été plus habile, et surtout le problème était-il essentiellement celui du déficit des finances ? On peut en douter.
Pour Sénac, les causes du désordre tiennent d'abord à des reculs du pouvoir. On a laissé l'assemblée des notables refuser le plan Calonne, on s'est laissé imposer le retour de Necker. Surtout Louis XVI avait commencé son règne par une concession fatale : le retour des Parlements, c'est-à-dire la victoire de privilégiés hostiles à toute réforme et malgré cela populaires. Autant de symptômes d'une débilité politique.
89:323
D'autre part, la société française est troublée par un double phénomène. Les rangs sont confondus, on ne croit plus à la hiérarchie sociale (la reine fuit l'étiquette et joue à la bergère, les parvenus achètent tout) et en réaction contre ce désordre, la noblesse essaie de retrouver son ancien prestige en chicanant sur ses prérogatives. C'est en 1781 que le maréchal de Ségur impose la condition de quatre quartiers de noblesse pour être officier. Mesure absurde, que Louis XIV n'eût pas conçue, lui qui fit maréchaux Fabert et Catinat. Mesure qui vient contrarier l'esprit de l'époque comme à plaisir.
Les deux phénomènes -- tendance à l'égalité, renforcement de l'inégalité -- qui semblent contradictoires naissent en effet l'un de l'autre. Car la mobilité sociale, comme nous disons, existe sous l'ancien régime, et le renouvellement des élites s'est longtemps fait très bien. La noblesse française n'est pas une caste. Mais il va se passer ceci que les anoblissements seront non pas trop nombreux, mais mal choisis. Le tri est mal fait. Pour parler comme Machiavel, il y a dans l'élite qui monte -- et en somme, Sénac en est un exemple -- trop de *renards* et pas assez de *lions*. Trop d'hommes d'intrigues et pas assez de caractères. Le jour de la crise, on s'en apercevra. Or, les *lions* ne manquaient pas. La révolution et Bonaparte vont en révéler à foison, qui fourniront les cadres de l'État nouveau, et je ne parle pas seulement des cadres militaires.
Or, qui faisait le tri ? Sénac touche à ce point quand il note l'importance des salons parisiens -- par opposition à la Cour -- et des femmes qui y règnent. Ce sont elles qui décident du succès. « La domination de quelques sociétés faisait de Paris, depuis quelques années, et de la France par contre-coup, un État aristocratique, gouverné par cinq ou six femmes... » Sénac explique très bien comment ce petit noyau faisait croire qu'il représentait l'opinion publique, alors qu'il la fabriquait : « A force d'entendre un nom avec éloge, le public s'habituait à croire à un mérite dont il ne pouvait fonder la réalité ; et c'est ainsi qu'on a vu plusieurs hommes incapables jouir d'une grande réputation, jusqu'au moment où, montés sur le grand théâtre des affaires publiques, leur mérite s'est évanoui aux yeux des spectateurs éclairés. »
Cela semble écrit aujourd'hui. On croirait qu'il parle de Léotard (par exemple). Il est sûr que nos « médias » ont le même pouvoir et la même incertitude dans le jugement -- restons modérés -- que les salons parisiens de 1780. De tels barrages finissent toujours par craquer.
Georges Laffly.
90:323
#### Claude Arnaud *Chamfort *(Robert Laffont)
L'auteur arbore naïvement sa couleur : il écrit toujours Philosophe, avec P, et ne parle des gentilshommes que sous la dénomination d'aristocrates. Tout son livre est ainsi éclairé, si j'ose dire, par une idéologie qui souvent ne cache pas l'ignorance. Par exemple quand l'auteur dit que « la loge des Neufs sœurs » est ainsi désignée parce que « l'expression désigne les neuf muses en langage maçonnique » ; ce qui suppose que de Ronsard à La Fontaine, nos poètes sont des maçons (en poussant plus loin, on finirait par trouver un sens caché au vers de Boileau : « Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent »). M. Arnaud montre aussi sa philosophie quand il écrit, p. 36 : « La noblesse de ville considère la religion comme un héritage de l'obscurantisme médiéval, tandis que l'écrasante masse rurale reste attachée au Dieu qui fait tomber la pluie, briller le soleil et fructifier ses récoltes. »
Cette information historique si particulière entraîne bien des erreurs, dans cette biographie qui n'en a pas moins ses qualités. L'auteur n'a pas l'air de se rendre compte que ce parasite de Chamfort mène une vie bien plus luxueuse que celle de beaucoup d' « aristocrates ». Les neuf dixièmes de la noblesse ne vivaient pas à la Cour, et leur genre de vie était souvent proche de celui de leurs fermiers. D'une façon générale, l'auteur confond ordre et classe : dans l'ordre de la noblesse on pouvait observer des classes sociales très diverses.
A noter que le mot de parasite est employé ici sans intention injurieuse. L'ancien régime distribuait des pensions. La République nomme des fonctionnaires, et dispose de sinécures pour ceux qu'elle entend protéger. C'est la même chose.
\*\*\*
Chamfort a souffert toute sa vie de sa naissance. Il était le fils d'une demoiselle noble et d'un chanoine. Il y a chez lui un ressentiment constant contre son état d'enfant naturel, contre les « préjugés » qui lui ont imposé des parents adoptifs au lieu des siens.
91:323
Et c'est aussi de cette origine qu'il tire des contradictions qu'il ne dominera jamais : d'esprit aristocratique, il veut être plébéien ; il est profondément inégalitaire et travaille à l'égalité ; très bien adapté à l'ordre ancien, il fait tout pour le détruire. On peut dire qu'il est un homme double. De là à le dire « traître », comme je l'ai lu ici et là, il faut vraiment choisir l'à-peu-près et la grossièreté de vues.
Il commence une carrière de précepteur ; il se montre trop galant et trop heureux pour cet état. Tout naturellement le voilà homme de lettres, poète d'abord, comme il se doit, puis auteur de théâtre. Le poète est d'une fadeur rare. Il cultive la sensibilité la plus rousseauiste, il étale ses bons sentiments, à écœurer. Que d'âcreté il faudra ensuite pour compenser tant d'eau de rose. En 1776, sa tragédie *Mustapha et Zéangir* fait pleurer le roi. Voilà Chamfort célèbre, et pensionné. Cependant, on lui reproche d'avoir plagié une pièce du début du siècle. Et puis est-il fait pour le théâtre ?
Quand il entre à l'Académie, cinq ans plus tard, Rivarol dit gentiment : « C'est une branche de muguet entée sur des pavots », ce qui montre qu'à cette époque encore, Chamfort garde une réputation de fraîcheur et d'amabilité. Tout le contraire du personnage qu'il est devenu dans les *Mémoires*.
Certes, il est déjà lié avec Mirabeau et Talleyrand. Mais le vrai Chamfort n'est pas encore né. Il connaît même le bonheur, de 1781 à 1783, en se liant avec Mme Buffon, veuve d'un médecin du roi. Mais Mme Buffon meurt. C'est après ce malheur que Chamfort va entrer dans la mêlée, fournir des discours à Mirabeau, cribler de phrases meurtrières comme des balles ce monde fragile, quoique encore si imposant (tout est intact au dehors, mais tout est rongé par les termites). « Les pauvres sont les nègres de l'Europe. » Ou la phrase sur la noblesse, intermédiaire entre le roi et le peuple « comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres ». C'est lui qui trouve, pour Sieyès : « Qu'est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu'a-t-il ? Rien. » Et encore le terrible : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. »
Il est vraiment l'incendiaire de la Révolution. Les propos qu'il tient à Marmontel, et que celui-ci, ancien « philosophe », mais tiède, rapporte dans ses Mémoires, sont très significatifs : il faut tout détruire, ne rien laisser subsister de l'ancien ordre. Le peuple ne le veut pas ? On le lui fera vouloir (car Chamfort, je l'ai dit, n'est pas de ceux qui hésitent à bousculer la majorité, quand elle ne va pas où ils veulent). Il est alors sans pitié, sans nuances. Il a rompu avec cette Cour qui l'avait protégé (le 10 août 1792, il reçoit encore 500 livres de sa pension de secrétaire de Mme Élisabeth. Quelle image curieuse d'ailleurs, que ce rapprochement entre cet athée et la sainte sœur du roi. On sait qu'il y aurait de bonnes raisons de canoniser Mme Élisabeth, quoique cela étonne M. Arnaud, qui ne comprend pas grand chose dans ce domaine).
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Chamfort est sans pitié, disais-je. L'auteur l'en félicite : « Chamfort, c'est dit, ne sera jamais de ces « apitoyeurs » qui plaignent les têtes coupées -- et jamais les ventres creux. » Avec de telles phrases, on excuse tous les crimes. Et cependant quelques pages plus loin, il sera question des horreurs de la guillotine. Il y a là une incohérence fréquente, qui me reste inexplicable. Peut-on écrire p. 197 : « Dans l'enthousiasme, l'abbé Delaroche part rejoindre les vainqueurs \[de la Bastille\] qui dansent le soir au Palais-Royal autour de têtes et de cœurs brandis sur des piques... » et applaudir p. 278 à la formule de Chamfort : « La fraternité de ces gens-là est celle de Caïn et d'Abel. »
Car notre incendiaire a changé. Il approuvait encore les massacres de septembre, mais il trouve que la guillotine coupe trop de têtes républicaines. Il applaudit Charlotte Corday. Il est arrêté. On le libère assez vite, pour revenir le chercher une seconde fois. Il ne veut pas retourner en prison. Il se tire une balle dans la tête et s'éborgne, veut se couper la gorge. On le trouve râlant. On le rétablit. Mais les blessures s'infectent. Il meurt le 13 avril 1794.
Personnage complexe, il a fasciné bien des esprits, depuis deux siècles, Nietzsche particulièrement. Il laissait, outre des écrits anodins qui l'avaient porté à l'Académie, un recueil de maximes et d'anecdotes qui pour une part fut égaré. Ce qui nous en reste constitue un des livres les plus noirs et les plus aigus de notre littérature où pourtant les moralistes amers ne manquent pas. Écrivain vif, frappant ; Chamfort a l'audace insolente de qui ne respecte rien : le voilà excellent pour détruire. Mais son rôle s'arrête là. Quand il écrit : « Il faut recommencer la société humaine », ce piètre alexandrin révèle l'infirmité d'un esprit qui ne voit pas l'impossibilité d'une telle entreprise (au cas même où elle serait souhaitable). Ce brave utopiste reparaît, et la fadeur de ses premiers poèmes. C'est le côté décevant de Chamfort. Pascal jugeait mieux, sur ce sujet comme sur les autres.
Georges Laffly.
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## DOCUMENTS
### A propos de Fatima
Concernant Fatima, la dévotion au Cœur Immaculé et la consécration de la Russie, nous renvoyons le lecteur principalement à l'éditorial de notre numéro 305 de juillet-août 1986, traitant notamment des trois premiers volumes parus de l'ouvrage monumental du Fr. Michel de la Sainte-Trinité, des Petits Frères du Sacré-Cœur de Saint-Parres-lès-Vaudes : *Toute la vérité sur Fatima.* Dans le même numéro, nous avons reproduit une conférence du même auteur résumant les résultats de ses travaux.
Voici que notre attention est attirée maintenant, d'une manière non contradictoire mais peut-être utilement complémentaire, par un article signé Pierre Caillon, simplement intitulé : « Alexandrina de Balasar », paru dans le bulletin trimestriel *L'Appel de Notre-Dame,* numéro 129 du premier trimestre 1988. Ce bulletin est publié 193 avenue du Maine à Paris XIV^e^ et l'auteur qui signe Pierre Caillon nous semble être le R.P. Caillon, successeur, si nous comprenons bien, de l'abbé André Richard à la présidence de l' « Apostolat mondial pour Fatima » (même adresse que le bulletin).
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L'article ésotériquement intitulé « Alexandrina de Balasar » nous a paru mériter d'être pris en considération ; même si l'une ou l'autre de ses appréciations peut être éventuellement discutée, en tout cas il doit faire partie désormais de l'état public de la question. En voici la reproduction intégrale.
Pourquoi la consécration de la Russie n'est pas encore faite ? Les chrétiens qui suivent un peu la vie de l'Église se demandent parfois pourquoi la consécration de la Russie n'est pas encore faite aujourd'hui, en 1987, alors qu'on en parle depuis 1929 et même depuis 1917. Nous avons pris l'initiative de faire traduire et de publier une brochure où l'on trouvera des éléments d'explication.
A la requête d'une mystique d'origine allemande, mais qui vivait au Portugal, à Porto, *Léon XIII avait consacré le monde au Sacré-Cœur, par l'Encyclique* « *Annum Sacrum* »*, du 25 mai 1899*. La consécration avait d'ailleurs eu lieu le 11 juin suivant dans la Chapelle Pauline.
Cette mystique appartenait au Bon Pasteur d'Angers. Elle était donc un peu la fille de Saint-Jean Eudes, ce qui n'est pas indifférent. Elle s'appelait Maria Dröste zu Vischering. Elle a été béatifiée par Paul VI le 1^er^ novembre 1975. Je vais prier sur sa tombe quand je passe à Porto.
Depuis lors, c'est-à-dire depuis 1900, une campagne d'opinion se développe dans l'Église, pour obtenir du pape la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie. Dès qu'il y avait un congrès eucharistique ou un congrès marial, on envoyait une supplique à Rome en ce sens. Ce grand courant venait d'ailleurs de loin : essayez de compter les congrégations fondées au XIX^e^ siècle, sous le vocable du Cœur Immaculé de Marie. Quand on veut comprendre le mystère de Fatima, il faut d'abord étudier l'historique de la dévotion au Cœur Immaculé de Marie, par le Père Geenen, dominicain belge (collection Maria en 8 volumes, du P. du Manoir S.J. Tome I, p. 827).
Mais il n'y avait pas que des pétitions à Rome. Plus profondément, il y avait des mystiques qui offraient obscurément leurs terribles souffrances pour implorer la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie. Nous n'en citerons que trois.
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D'abord, Eugénie Manset, qui vivait à Soisy-sous-Montmorency, dans la banlieue parisienne, et dont le marquis de la Franquerie raconte l'histoire (*La consécration du genre humain et celle de la France au Cœur Immaculé de Marie* -- Ulysse Éditions-Bordeaux). En 1940, autour d'Eugénie Manset, qui a 66 ans, s'agitent de gros personnages comme le P. Garrigou-Lagrange, dans l'atmosphère de la défaite et de l'occupation. Au début d'octobre 1942, c'est le P. Garrigou-Lagrange qui remit à Pie XII les documents émanant d'Eugénie Manset.
Puis, une certaine Mère Larcher (en religion Sœur Marie de Sainte-Thérèse -- 1918-1945), fille de Saint-Jean Eudes, qui vivait au refuge de Besançon. C'est l'archevêque de Besançon qui, en février 1940, au cours de sa visite *ad limina,* remit à Pie XII les textes venant de Mère Larcher demandant la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie. Pie XII eut un mouvement d'impatience parce qu'il recevait d'un peu partout des suppliques du même genre. Nos papes ont beaucoup de mérites. Pie XII dit qu'il examinerait la question et finira par marcher.
Notons au passage que chacune de ces mystiques et surtout leur entourage, quand Pie XII, le 31 octobre 1942, consacra le monde au Cœur Immaculé de Marie, aura la conviction d'avoir été le seul moteur de l'histoire.
Tout ce qui précède n'était pas inutile : comprendre veut dire qu'on peut situer le fait qu'on étudie dans un ensemble plus vaste.
Il y avait surtout Alexandrina de Balasar (1904-1955). Balasar est une toute petite localité au nord de Porto, dans le diocèse de Braga. Alexandrina était très jolie. Quand elle eut 14 ans, un garçon entra dans sa chambre avec les intentions que l'on devine. Pour échapper au garçon, Alexandrina sauta par la fenêtre et sa colonne vertébrale en subit le choc. De 14 à 21 ans, elle se traîna d'une chaise à l'autre. De 21 ans à sa mort, c'est-à-dire pendant 30 ans, elle resta au lit, sur le dos ; immobile, paralysée. Pour s'occuper, Alexandrina tenait compagnie à Notre-Seigneur, par la pensée, dans les tabernacles où Il est seul. C'était sa spiritualité.
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De 1938 à 1955, c'est-à-dire pendant 17 ans, elle souffrait la Passion chaque semaine.
Du 27 mars 1942 jusqu'à sa mort en 1955, soit pendant 13 ans, elle vécut sans boire ni manger, de la seule eucharistie et dans l'anurie totale.
A partir de la nuit du 31 juillet au 1^er^ août 1935, Notre-Seigneur commença à lui ordonner d'obtenir du pape Pie XI la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie. Son confesseur, le Père Pinho, écrivit à Pie XI, mais sans résultat.
Or, le Père Pinho était un jésuite en vue au Portugal. En juin 1938, c'est lui qui prêcha la retraite des évêques portugais à Fatima. Il en profita pour leur faire signer une supplique à Pie XI, demandant la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie. Il se disait que, si cela venait de Fatima et de l'ensemble de l'épiscopat, Pie XI ferait le nécessaire, mais il n'en fit rien.
On arrive ainsi à Pie XII et à la guerre.
Parmi les évêques qui avaient signé la pétition, il y en a un qui mérite une mention spéciale. Il est connu sous le nom d'évêque de Gurza et archevêque de Cizico. Je suis encore allé le voir avant qu'il ne meure en 1974, dans son village natal, Pardilho. Il avait fait le catéchisme à Lucie de Fatima, à l'Asilo de Vilar, à Porto, entre 1921 et 1925. Il était resté son principal conseiller.
Dans le *Fil de l'Epée,* le général de Gaulle dit : « On ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l'avoir voulu. » Ceci n'est vrai qu'à moitié. Les grands hommes le sont d'abord pour avoir reçu de Dieu de grands dons. Le génie est cette goutte de rosée que Dieu seul peut faire tomber des cieux. Mais, si les grands hommes peuvent faire de grandes choses, ils peuvent aussi faire de grosses bêtises.
L'évêque de Gurza et archevêque de Cizico était un homme de grande classe. Hélas ! il fit une grosse bêtise : il mêla deux choses qui ne devaient pas l'être. Il ordonna à Lucie de Fatima d'écrire à Pie XII pour demander la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie, avec mention spéciale de la Russie. Il espérait, par là, faire aboutir d'un coup les deux affaires de Balasar et de Fatima.
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Quand la pauvre Lucie reçut cette injonction, elle vit bien que cela ne correspondait pas à ce que Notre-Dame lui avait dit. Elle alla donc à la chapelle et resta deux heures à genoux devant le Saint-Sacrement. Elle entendit nettement Notre-Seigneur lui dire que si le pape consacrait le monde avec mention spéciale de la Russie, Lui, Notre-Seigneur, abrégerait la guerre. Il ne promettait pas de convertir la Russie. Pie XII fit la consécration le 31 octobre 1942. Notre-Seigneur tint parole aussitôt. Le 3 novembre, les Américains débarquèrent en Afrique du Nord. Le 2 février 1943, von Paulus encerclé capitula à Stalingrad avec toute son armée. Churchill prononça le célèbre discours : « La roue du destin a tourné -- *The wheel of destiny has turned !* » La guerre alla vers son reflux.
Mais aussitôt, Sœur Lucie fit savoir qu'il ne fallait pas attendre la conversion de la Russie. On connaît l'interjection fameuse de Sœur Lucie : « *Pas le monde, la Russie !!!* »
Pie XII le comprit. Le 7 juillet 1952, il consacra la Russie au Cœur Immaculé de Marie.
On ne peut donc pas dire, comme on le prétend parfois, qu'il est impossible de consacrer la Russie à part. Il y eut au moins une date où l'on savait, au Vatican, qu'il est possible de consacrer la Russie à part, « ce fut le 7 juillet 1952 ».
Malheureusement, Pie XII ne mobilisait pas l'épiscopat mondial, car il ne savait pas qu'il devait le faire.
Aussitôt Sœur Lucie fit encore savoir qu'il ne fallait pas attendre la conversion de la Russie.
Dans ce court article, nous ne pouvons continuer à examiner en détail les tentatives de consécration de 1964 -- Pentecôte 1981 -- 8 décembre 1981 -- 13 mai 1982 -- 16 octobre 1983 -- 25 mars 1984. Jamais la Russie n'est apparue nettement comme étant l'unique objet de la consécration. Dans les meilleurs cas, on a eu une consécration du monde avec mention de la Russie.
Or, Sœur Lucie redit toujours à tous ses visiteurs que la consécration du monde avec mention de la Russie pouvait abréger la guerre 39-45, mais pas obtenir la conversion de la Russie.
Évidemment, le but recherché est la conversion du monde entier. Mais, à cette conversion du monde s'oppose un obstacle de taille -- à partir de Moscou s'est constituée une gigantesque organisation qui prétend imposer à l'ensemble de la planète un horrible mélange d'athéisme et de cruauté.
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Les apparitions de Fatima ont pour but de parer à cette menace précise. Sans le putsch de Lénine, nous n'aurions pas eu les apparitions de Fatima. Dans ce lieu, Notre-Dame n'a jamais dit consécration du monde, *mais toujours et uniquement consécration de la Russie.* Dans le message de Fatima, 3 choses sont toujours liées -- consécration de la Russie -- conversion de la Russie -- triomphe du Cœur Immaculé de Marie, c'est-à-dire triomphe de Dieu, du Christ et de l'Église, bref une chrétienté à l'échelle de la planète.
Par chrétienté, on entend une époque où tout le monde voit que Dieu existe et que l'Église catholique est la seule vraie. Sœur Lucie n'a pas d'œillères ; elle n'a pas d'idée fixe. Elle sait seulement ce que Notre-Dame lui a dit. Il faudra qu'un jour, dans la formule de consécration de la Russie, on élimine les mots : monde, genre humain, toutes les nations, tous les peuples, etc., etc.
Les apparitions de Fatima sont un charisme. On ne peut rien y changer. Le Père Messias, de Guarda, un des meilleurs spécialistes de Fatima, raconte volontiers que Pie XII avait deux scapulaires : un qu'il mettait pendant qu'il prenait son bain et qu'il faisait sécher ensuite ; l'autre qu'il mettait après son bain parce qu'il était sec. On disait un jour à Pie XII : « Vous devriez changer cela puisque vous êtes pape. » Pie XII réplique : « Le pape ne peut rien changer à un charisme qui vient du ciel. Pour bénéficier des grâces du scapulaire, on doit le porter au moment de la mort ! »
Il ne faut donc pas toucher au charisme de Fatima. Un jour, les évêques du monde entier devront s'unir au pape pour consacrer la Russie au Cœur Immaculé de Marie ! Répétons l'interjection de Sœur Lucie : « Pas le monde, la Russie, la Russie !!! »
Nous espérons pouvoir un jour expliquer la chose plus longuement afin que tous les esprits soient d'accord avec la pensée de Sœur Lucie, mieux, avec les paroles de Notre-Dame.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Pierre Caillon : « *Alexandrina de Balasar* », paru dans le bulletin trimestriel *L'Appel* *de Notre-Dame,* numéro 129 du premier trimestre 1988.\]
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### Iota unum
*Étude des variations\
de l'Église catholique au XX^e^ siècle\
*(*suite*)
*Suite de la reproduction, commencée dans notre numéro précédent, de l'* « *Épilogue* » *du livre de Romano Amerio.*
*Perte de l'unité de culte.*
Nous nous sommes étendus sur cette matière dans le chapitre de la réforme liturgique (cf. § 27-293). La fragmentation, la nationalisation et l'individualisation de la liturgie sont générales. Les rites varient d'un diocèse à l'autre non seulement pour la langue selon le principe de la vulgarisation, mais aussi pour les gestes selon le principe de l'expressivité nationale.
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Cette variété, due à une sorte de participation créatrice de laïcs et de prêtres au pouvoir de l'Église de déterminer la liturgie, fait que d'une fois à l'autre les rites se conforment aux goûts et aux préférences des célébrants et de ceux pour qui ils célèbrent. Cette difformité est fréquente dans les rites funèbres et les rites nuptiaux, où il est donné aux familles en deuil et aux époux de choisir le rite en fonction de leur sentiment religieux personnel. Les funérailles, par exemple, se font tantôt avec, tantôt sans éloge du défunt ; tantôt avec, tantôt sans aspersion et encensement du cercueil ; tantôt avec, tantôt sans conduite jusqu'au lieu de l'enterrement ou de la crémation par l'officiant ; tantôt avec, tantôt sans levée de corps au domicile du défunt. La diversité des rites fait qu'il est difficile de reconnaître une uniformité dans les funérailles : la consigne donnée par saint Paul : « Qu'il y ait égalité » (2 Cor., VIII, 14) n'est donc plus observée, du moins dans la mort.
L'abolition du latin comme langue de l'Église (cf. § 277-283) a fait qu'au moment où la conscience du genre humain s'efforce d'unir les peuples par-dessus les frontières nationales, la liturgie catholique renforce au contraire ces barrières ([^15]) en contradiction avec les impulsions œcuméniques et universalistes de la conscience contemporaine ([^16]).
Dans toutes les allocutions adressées par Jean-Paul II aux évêques venus à Rome en visite *ad limina,* Jean-Paul II proteste contre le manque d'uniformité liturgique engendré par le principe de la créativité. Il répète sans cesse l'exhortation à ce que la liturgie se fasse en stricte conformité avec les règles romaines. Mais si l'assiduité de l'avertissement atteste l'ampleur du désordre, elle prouve en même temps sa propre inefficacité. Le pape lui-même n'ose pas s'opposer à la désobéissance par des ordonnances générales impératives, car elles iraient contre l'orientation suivie par l'Église postconciliaire et contrediraient d'ailleurs la créativité devenue principe de l'action liturgique.
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Aux prélats de la Confédération helvétique par exemple, le pape a parlé le 9 juillet 1982 en déplorant « les expérimentations liturgiques arbitraires auxquelles les fidèles sont parfois contraints d'assister et l'unilatéralité selon laquelle se traitent dans les paroisses les thèmes de la prédication ». Il demanda fidélité aux prescriptions liturgiques promulguées par le Saint-Siège, proclamant que cette fidélité est le signe du respect dû à l'Eucharistie, puisque la révérence envers le Saint-Sacrement « se juge aussi, et non en dernier lieu, à la fidélité et à l'obéissance montrées à l'Église, et surtout à l'observance consciencieuse des règles promulguées par le Saint-Siège concernant la liturgie » ([^17]).
Une confirmation inattendue de la dissolution liturgique survenue dans l'Église a été fournie par l'indult du 3 octobre 1984, par lequel le pape réadmet la célébration de la messe selon le rite préconciliaire qui avait été éliminé par Paul VI en 1969 dans l'acte qui rendait obligatoire le nouveau missel. L'indult provoqua le déplaisir de ceux qui y voyaient un pas en arrière et une rétractation de la réforme, il fut applaudi au contraire par ceux qui y voyaient accueillie une revendication nullement déraisonnable. Ce qui est surprenant, c'est la contradiction entre l'indult et l'enquête pratiquée en 1981 pour savoir l'accueil fait aux nouveaux rites et à l'abandon du latin. La conclusion avait été, comme nous l'avons rapporté (§ 283), que le latin et le rite ancien étaient partout mis hors d'usage sans laisser de regret sauf en de rares petits groupes destinés à une rapide extinction. La conclusion s'accompagnait d'un pronostic : l'usage et la demande du latin auraient entièrement disparu de l'Église dans quelques années. L'indult rappelle expressément qu'après l'enquête de 1981 le latin et la messe préconciliaire ne laissaient subsister aucun problème :
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« Attendu les réponses des évêques, le problème posé par les prêtres et fidèles restés attachés au rite dit tridentin est apparu presque entièrement résolu (*Attentis eorum responsionibus "fere in totum resolutum visum est problema" eorum sacerdotum et christifidelium qui ritui Tridentino nuncupato inhœrentes manserant*)*.* » Or malgré cela, après avoir fait ces constatations, l'indult poursuit : « *Cum autem problema idem perduret...* (Mais comme le même problème persiste...). » Comment un problème persiste-t-il, s'il était au contraire totalement résolu ? On pourrait rendre compte d'un tel changement en conjecturant que l'enquête de 1981 avait été mal conduite ou mal déchiffrée et de mauvaise foi, mais il est clair que, quelle que soit l'explication du changement, le Saint-Siège a proprement fait demi-tour sur un point où s'était exercée la fermeté de Paul VI.
Il faut d'autre part reconnaître que dans une liturgie bigarrée où toutes les particularités nationales rendent méconnaissable aux catholiques d'un peuple la liturgie catholique célébrée par un autre peuple, et dans un système qui a substitué, à un ancien rite célébrant un même office d'un même cœur en une même langue, un nouveau rite polychrome, polyphonique et atypique, l'exclusion du seul rite tridentin était une offense au pluralisme tant vanté en lui soustrayant l'un des éléments les plus excellents de la variété.
L'indult a été promulgué au moment même où se tenait, convoqué par la Congrégation du Culte divin, le congrès des présidents des commissions liturgiques des diverses nations, réunis à Rome pour commémorer le vingtième anniversaire de la Constitution conciliaire *Sacrosanctum Concilium.* Dans le style flatteur coutumier, on y exalta les fruits de la réforme. On parla de « nouvelle Pentecôte, de printemps, de nouvelle Épiphanie », on proclama que la réforme « a offert l'occasion de faire mûrir un rapport personnel et communautaire avec Dieu » qui ne s'offrait pas avant le concile. Juste au moment où la liturgie catholique devient un agrégat multicolore et une polyphonie dissonante, on proclame : « On n'entend plus deux voix (celle du prêtre et celle du peuple fidèle) mais un chœur unique » (*O.R.* du 24 octobre 1984).
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L'exaltation ne réussit d'ailleurs pas à cacher entièrement la vue du véritable état des choses. Le propréfet de la Congrégation pour le Culte divin, le bénédictin Mgr Mayer, mit en doute, en penchant pour la réponse négative, que la réforme ait vraiment fait augmenter la participation intérieure des fidèles ; il signala une diminution du sens du sacré et du respect pour la liturgie ; il dénonça l'incongruité de la communion fréquente d'un peuple qui abandonne le sacrement de pénitence. En effet, tous les rapports présentés par les différentes nations ont prouvé que partout dans l'Église s'opère une rapide différenciation des rites inspirée par les deux principes dont nous avons parlé, celui de l'expressivité humaine qui veut modeler le rite sur le caractère national, et celui de la créativité qui cherche l'authenticité liturgique dans les ressources du sujet et qui rejette l'objectivité absolue du sacré. Ces deux principes sont de plus confiés à l'administration des conférences épiscopales (cf. § 284 et 285). C'est à elles, en effet, que revient en premier lieu d'établir et de développer leur propre forme de culte, et en face d'elles le Saint-Siège n'a d'autre tâche que de les confirmer. La règle préconciliaire, selon laquelle seul le Siège romain avait pouvoir législatif en matière liturgique, a été inversée (*O.R.,* n° spécial du 11 novembre 1984).
De l'unité liturgique garantie par l'unité de langue et par celle des actes et des choses, on est passé à un syncrétisme où tout est pluralisé : la langue, les gestes, le costume, les chants. L'unité est encore affirmée mais n'est plus exprimée et est donc nulle. L'autorité romaine, garantie de l'unité, plie et s'effondre sous les poussées centrifuges de la nouvelle ecclésiologie démocratisante.
*Perte de l'unité de gouvernement. -- Déromanisation du Sacré Collège.*
Une société, de quelque genre qu'elle soit, ne parvient pas habituellement à l'existence par le même acte d'où surgit l'autorité ; mais l'autorité est en tout cas ce qui fait de la multitude de personnes une unité, ralliant les multiples volontés en vue d'un même but. Or dans l'Église l'autorité a une essence spéciale, car elle est antérieure à l'assemblée. Alors que les autres sociétés ont en effet d'abord l'existence et font ensuite naître de leur sein leur gouvernement, l'Église ne tient pas d'elle-même son existence, ni ne s'est donné son gouvernement, mais a reçu l'une et l'autre du Christ. Et même le gouvernement, en fait le Chef, est antérieur à l'Église, et elle est l'effet et le prolongement de son Chef.
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Sans doute, les autorités, loin de s'identifier à l'Église, n'en sont qu'une partie organique, ou, comme on le dit aujourd'hui, un service de l'Église. Mais, pour la raison que nous avons dite et que le Christ a formulée clairement : « Qui vous écoute m'écoute » (Lc, X, 16), la référence à l'autorité est implicite dans le catholicisme, elle devient condition de l'unité de l'Église. La prééminence de l'apôtre saint Pierre et du ministère *de ses successeurs* a en effet toujours été réputée être le fondement et le centre de l'unité : chaque déclin de la fidélité envers Rome s'accompagne d'une fissure dans l'unité sociale de l'Église.
La plaie de la désunion des évêques dont s'est plaint Rosmini dans son ouvrage célèbre, *Le cinque Piaghe,* est ouverte à tous les regards dans le corps de l'Église de nos contemporains. Elle s'est même aggravée. De son temps, c'était un désordre purement négatif : ce qui manquait entre évêques était la fréquence des communications et des correspondances, mais la concorde était néanmoins produite par leur commun lien avec le pontife romain. Aujourd'hui, la discorde est caractérisée par une dissension et une contrariété actives. Il est vrai que congrès, sessions, symposiums, assemblées des conférences épiscopales se sont multipliés ; mais dans chaque nation les organismes de gouvernement sont déchirés intérieurement : cela se voit en Hollande, aux États-Unis, au Brésil ; les documents épiscopaux s'opposent à d'autres documents épiscopaux comme s'il n'y avait plus dans l'Église de *sens commun.* Cette dissension intérieure est l'effet inévitable de la séparation entre *les évêques et le Souverain Pontife *: en paroles, on continue de se dire attaché à lui, mais on soumet ses enseignements à *nouvel* examen et *nouveau* jugement. C'est apparu lumineusement pour l'encyclique *Humanœ Vitæ* (1968) (§ 62 et 63) et cela ressort des synodes particuliers où se remettent en question sans cesse des points déjà solennellement tranchés par le Saint-Siège.
Nous avons décrit (§ 60-64) et toujours en n'alléguant que des faits ou des actes officiels, l'affaiblissement de l'autorité de l'Église, tantôt par la défaillance des hommes d'Église, tantôt du fait des souffles d'indépendance qui se sont enflés dans le peuple de Dieu. Laissons de côté les grandes sécessions les plus récentes, celle de l'Église roumaine, celle de l'Église ruthène, celle de l'Église chinoise, donnant toutes pour motif leur refus de l'autorité de Rome et le projet fallacieux de maintenir le dogme et la morale catholique tout en se déliant de l'autorité du pape, et de conserver l'unité après avoir rejeté le principe de cette unité.
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Laissons de côté aussi les graves symptômes d'indépendance qui se sont manifestés en de nombreux épiscopats à l'occasion de l'encyclique *Humanœ Vitœ* (1968, ci-dessus § 62-63) et de la crise préschismatique des Hollandais que n'a pu arrêter le synode extraordinaire de cet épiscopat réuni à Rome par le pape en janvier 1980 (§ 64). La désunion qui ressort des déviations théologiques de professeurs particuliers et d'écoles entières, la dissolution de la catéchèse, la disparité disciplinaire d'un diocèse à l'autre n'ont plus besoin d'être mentionnées. Ne revenons pas davantage sur la défaillance de l'autorité et sur le bras de Dieu qui se serait raccourci (§ 65, 66 et 71).
Puisque le déclin de l'autorité se présente toujours dans l'Église catholique sous forme de déclin de l'autorité pontificale, je ferai remarquer un changement important où s'est manifesté l'affaiblissement de l'autorité romaine cédant aux instances des Églises particulières qui cherchent un relâchement du lien de l'unité. Ce changement atteint le gouvernement du pape et change le caractère du Sacré Collège. Comme l'a rappelé Jean-Paul II, précisément dans l'acte où il créait dix-huit cardinaux nouveaux au consistoire du 2 février 1983, le collège cardinalice était anciennement le presbyterium de l'évêque de Rome ; *symboliquement* il continue de l'être puisque chaque cardinal devient titulaire d'une église de Rome et, « en en prenant le titre, vient à faire partie, dans une certaine mesure, du clergé du diocèse de Rome » (*O.R.*, 3 fév. 1983). Or cette incorporation à l'Église de Rome, l'Église catholique orientale a commencé à s'y attaquer et à la refuser après le concile. Après que se furent développés aussi de pénibles conflits de préséance entre patriarches orientaux non cardinaux et cardinaux, Paul VI crut devoir céder à l'esprit d'indépendance et aux revendications égalitaires des Orientaux et statua que les cardinaux de rite oriental ne *devaient plus,* pour entrer au Sacré Collège, entrer dans le clergé romain en prenant le titre de l'une des églises de Rome ([^18]).
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Ce changement, qui ne fut guère remarqué, est d'une grande importance en ce qu'en faisant fi des bases historiques de l'institution et en altérant la structure, il fait disparaître l'un des signes de la primauté romaine. Le Sacré Collège ne se présente plus *aussi nettement* comme un corps lié au siège romain et intégré dans le clergé de Rome, mais simplement comme un conseil d'évêques qui en font partie au titre de leur épiscopat ou de leur qualité de patriarches. Ne notons pas l'inconséquence du discours du pape qui parlait du titre romain comme raison de l'appartenance au Sacré Collège au moment même où d'autres y entraient en vertu de leur titre patriarcal. Nous ne voulons mentionner ici qu'une preuve flagrante du relâchement des liens qui tiennent strictement unies, sous le régime de la primauté pontificale, les Églises locales, à l'Église une et catholique.
L'affaiblissement de l'autorité unificatrice du pape a commencé par le transfert aux évêques de facultés précédemment réservées au Saint-Siège : transfert sanctionné en 1966 par le décret *De episcoporum muneribus* (les charges des évêques). Le pouvoir de légiférer des évêques fut encore élargi par la suite, avec restriction du pouvoir romain, et a fini par recevoir une systématisation définitive dans le nouveau code de droit canonique.
*Synopse de l'Église dans le monde contemporain : le cardinal Siri. -- Le cardinal Wyszynski. -- L'épiscopat de France.*
Ce tableau d'ensemble fut tenté de diverses façons lors du vingtième anniversaire de Vatican II. A l'accoutumée, toute l'étendue de la gamme des appréciations fut parcourue, réévoquant le *sic et non,* le mouvement de balancier de l'Église postconciliaire. Négligeons le péan entonné par l'*Osservatore Romano* du 20 octobre 1982 prenant pour titre : « Nous sommes le siècle le plus évangélique de l'histoire. » Le Père Congar y fait écho dans l'*O.R.* du 21 août 1983 : « Notre époque est l'une des plus évangéliques de l'histoire. » Omettons pareillement les dénigrements du genre : « Pour se rénover, l'Église doit retrouver l'*Évangile,* c'est-à-dire *être plus évangélique.* Dans le passé, elle a fait la politique et la guerre. »
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Il faut pourtant réfuter ceux qui, en enregistrant la baisse de la pratique religieuse, prétendent qu'à cette désertion correspond un accroissement d'esprit évangélique. Appuyons-nous au contraire sur le jugement formulé par le cardinal Siri dans *Renovatio* de 1982, p. 325, après une observation tranquille des faits. Il reconnaît qu'au concile, certains eurent « l'intention d'*amener l'Église à vivre à la protestante* sans Tradition ni Primauté du Pape. En vue du premier but, on mit beaucoup de confusion. En vue du second, on tenta de faire jouer l'argument de la collégialité ». Le cardinal distingue entre le concile, qui fut « une grande digue contre le principe de la désagrégation » et « les événements inquiétants de la période postconciliaire, où se prit la mauvaise habitude de faire passer des idées personnelles sous couvert des formules du concile ».
La distinction *entre les deux* est généralement faite dans les discours du pape et dans les analyses faites par les savants qui entendent maintenir la continuité historique de l'Église et son unité interne. Dans quelle mesure cette interprétation est valable, dans quelle mesure elle est chancelante, c'est ce qui ressort de tout le présent livre. Mais d'un autre côté cette distinction est refusée par ceux qui sont fréquemment accusés d'un pessimisme unilatéral ; en réalité, ils ne sont pas atteints de ce vice, c'est eux seuls qui saisissent la signification profonde de l'évolution actuelle de l'Église. Ils s'en tiennent à l'essentiel et découvrent « *l'esprit du siècle* »*,* qui n'est pas un composé résultant de parties séparables et que l'on puisse qualifier une à une, mais un principe qui produit la nature et l'unité spirituelle d'une époque (cf. § 25).
Le diagnostic de l'état où se trouve l'Église catholique, qu'a fait le primat de Pologne, le cardinal Wyszynski dans son homélie du 9 avril 1974 dans la cathédrale de Varsovie, est précisément non analytique mais synthétique. Il décrit une Église postconciliaire « dont la vie s'éloigne sensiblement de l'événement du Calvaire ; une Église qui réduit ses exigences et ne résout plus ses problèmes selon la volonté de Dieu mais selon les possibilités humaines ; une Église dont le Credo est devenu élastique et la morale relativiste ; une Église de la nuée mais sans les Tables de la Loi ; une Église qui ferme les yeux devant le péché et qui craint le reproche de ne pas être moderne ».
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Même le cardinal Hugo Poletti, vicaire de Sa Sainteté pour la ville de Rome, lui qui avait pourtant favorisé et loué les réformes conciliaires, s'est récemment trouvé forcé de s'incliner devant la réalité des faits et a écrit dans l'*Osservatore Romano* du 7 octobre 1984 : « Dans les années qui ont suivi le concile, il s'est produit dans l'Église catholique -- chose peut-être inévitable après chaque concile important -- *une forte confusion doctrinale et pastorale,* qui a poussé un savant au-dessus de tout soupçon, comme l'est *Karl Rahner,* à parler de "cryptohérésie" (hérésie dissimulée). Il n'est que trop vrai que ce climat engendre parmi les fidèles eux-mêmes une profonde désorientation. Il faut sortir de cette situation en suivant l'invitation de saint Paul à pratiquer la vérité dans la charité (Eph., IV, 15). » Analysant ensuite les particularités de la décadence doctrinale, le cardinal en reconnaît la raison dans les changements de l'ecclésiologie : la conception de l'Église comme un agrégat d'Églises locales. Cette conception, ajoutons-nous, a été favorisée par l'augmentation indiscrète du pouvoir des évêques dans leur propre diocèse, et la diminution correspondante du pouvoir de Saint-Pierre. Il y aurait lieu de remarquer aussi que la parenthèse du cardinal sur l'origine de la confusion doctrinale ne vaut pas. En effet, la confusion précédait les conciles, convoqués précisément pour la dissiper... même s'ils n'y sont pas toujours parvenus comme à Nicée. Le concile de Trente, par exemple, a été suivi d'une époque de clarté doctrinale absolue et de fermeté à condamner les erreurs. Il n'y a pas réforme de l'Église si les schémas sont indécis. C'est la particularité de Vatican II d'avoir engendré la confusion au lieu de la dissiper, et cette particularité est issue du discours d'ouverture (§ 40) qui remplace le principe de la réfutation de l'erreur par celui du dialogue confiant.
La rétractation des péans par lesquels fut solennisé le vingtième anniversaire du concile atteignit enfin son point culminant dans les déclarations que fit le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dans un entretien reproduit par l'*Osservatore Romano* du 9 novembre 1984 (Joseph, cardinal Ratzinger, Vittorio Messori, *Entretien sur la foi*, trad. fr., éd. Fayard, 1985). Les écailles commençaient à tomber des yeux des plus avisés, et cela se remarquait à plusieurs indices.
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Mais, encore qu'il convienne de mettre une différence entre l'opinion du cardinal comme personne privée et l'autorité dont elle serait revêtue s'il s'était prononcé en vertu de sa charge, ses déclarations arrachent à la vérité tous ses voiles. « Les résultats qui ont suivi le concile », dit-il, « semblent cruellement opposés à l'attente de tous, à commencer par celle du pape Jean XXIII puis de Paul VI... (Tous) s'attendaient à une nouvelle unité catholique et, au contraire, on est allé vers une dissension qui... semble être passée de l'autocritique à l'autodestruction (p. 30)... On s'attendait à un bond en avant et l'on s'est trouvé au contraire face à un *processus progressif de décadence* qui s'est développé dans une large mesure en se réclamant du concile et qui, de cette manière, l'a de plus en plus discrédité (p. 31). *Le bilan semble donc négatif :* il est incontestable que les dix dernières années ont été *décidément défavorables pour l'Église catholique* (p. 30). (Je crois que le concile) ne peut être considéré comme responsable d'une évolution qui, au contraire, contredit radicalement aussi bien la lettre des documents que l'esprit des Pères conciliaires. Je suis convaincu que les *dégâts* que nous avons subis en ces vingt années ne sont pas dus au vrai concile, mais au déchaînement à l'intérieur de l'Église de forces latentes, agressives, centrifuges. » Le cardinal rattache la crise à quatre causes : se sont perdues la foi en Dieu, la foi en l'Église, la foi au dogme et la foi à la Sainte Écriture lue par l'Église. Un point saillant est l'affirmation du cardinal sur l'altération de l'ecclésiologie, où l'autorité *du successeur* de saint Pierre a été affaiblie par un renforcement indu des Conférences épiscopales, qui ont également détruit l'autorité personnelle des évêques. « Il faut rendre aux évêques leur pleine responsabilité personnelle » (cf. pp. 67-68).
Il est étrange que cette dépossession des évêques s'accomplisse au moment même où l'on exalte l'Église locale, et que dans les cérémonies pontificales l'évêque local passe avant le nonce du pape qui naguère passait avant lui. D'ailleurs l'idée du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi correspond sur ce point à celle du cardinal Poletti que nous avons vue.
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Pour compléter la preuve de la désunion de l'Église dans le sentiment qu'elle a de sa propre nature, nous mentionnerons un ouvrage concernant l'Église de France publié chez Desclée en 1982 par les soins de Gérard Defois, secrétaire général de la Conférence épiscopale française et intitulé : *Le Concile : vingt ans de notre histoire.* Il a été écrit en grande partie par des cardinaux et des évêques. La première partie considère l'Église postconciliaire comme un *retour aux sources* qui la fonde de nouveau sur ses bases authentiques et originelles. L'idée du P. Congar qu'il faut *enjamber* quinze siècles revient ici combinée avec l'aspiration à ce changement de fond dont nous avons parlé (§ 53 et 54) et avec le dénigrement implicite de l'Église historique (§ 55). La racine de cette thèse se trouve dans la notion imparfaite du développement des idées. On identifie l'idée avec l'un de ses développements historiques, celui de l'Église coexistant avec le paganisme et de la religion dite préconstantinienne. Mais, comme nous l'avons dit plus d'une fois, autre est le développement historique d'un principe, autre ce principe même, qui se pose historiquement en une succession d'éléments auxquels il est redevable et qu'il dépasse. Pour démontrer qu'aux siècles que l'on veut *enjamber* le catholicisme s'est trompé, il faudrait prouver que ces éléments sont en contradiction avec le principe au lieu de s'en inspirer et de le mettre en œuvre ; qu'il y eut, en ces périodes, un *Vacuum* de christianisme ; la continuité historique de ces siècles serait tout à fait inexplicable. Ne pouvant appuyer l'appréciation favorable de l'époque postconciliaire sur la statistique des faits, ce livre les passe entièrement sous silence ([^19]) et s'efforce de conclure au positif d'après la multiplicité des initiatives, même si elles ont échoué, en les considérant toujours comme signes de vitalité. C'est la « séméiotique » (l'art d'interpréter les indices) qui procède du « mobilisme » propre à l'âge moderne (§ 157-162), aux yeux de laquelle il importe plus de se mouvoir que d'aboutir, de chercher que de trouver, et la valeur de la vie se trouve dans la vie même.
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Tout comme on présuppose que le mouvement postconciliaire est conforme au « *sens de l'histoire* », le bon plaisir arbitraire permet aux auteurs du livre de retourner les faits regrettables du dessalement général de la religion et de la décomposition interne de l'Église en un courant d'optimisme irréaliste (§ 228). Il y a ainsi, au lieu d'*induction historique, projection de l'espérance humaine,* derrière laquelle on croit voir l'impulsion de l'Esprit Saint, non plus âme de l'Église, mais âme du monde entier.
*Crise de l'Église et crise du monde moderne. -- Parallèle entre le déclin du paganisme antique et le déclin actuel de l'Église.*
La crise de l'Église moderne apparaît manifeste dans le fait qu'elle n'a pas réussi à prendre cette influence sur le monde en quoi elle avait fait consister son propre renouveau. La contradiction entre le résultat obtenu et l'intention conciliaire saute aux yeux dans tous les domaines.
La situation générale du monde en ce moment ressemble à celle du déclin de la civilisation au IV^e^ siècle. Nombreux sont les phénomènes récurrents et parallèles : la dissolution de la société, l'érotisme enflammé, le délire des jeux du cirque et des mimes, le divorce et l'avortement, le mammouthisme de l'administration, la tonte de la monnaie, la sodomie, la désertion de l'agriculture, la prolétarisation des masses urbaines, le brigandage. Il n'a manqué à la crise du IV^e^ siècle que les phénomènes dus à la domination de la technique, qui était nulle à cette époque et qui a maintenant réduit la manière de vivre du genre humain à un système artificiel qui supplante graduellement tous les procédés naturels, de l'amour à la génération et à la mort.
Mais la ressemblance entre ces deux grandes époques de transition est beaucoup plus marquante que cette série de phénomènes particuliers. Au moment même où le paganisme languissant prenait la défense de l'autel de la Victoire dans la Curie, il subissait la même modification que celle qu'ébauche aujourd'hui l'Église catholique. Ce que la religion a de spécifique se perd et le catholicisme se dissout dans une mixture religieuse universelle (théocrasie) dont toutes les religions, à présent assimilées à des civilisations, sont des formes valables. Le germe de cette mise à parité de toutes les religions est sûrement contenu dans le discours de Paul VI que nous avons étudié au paragraphe 59.
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La religion catholique n'est pas principe de division parmi les hommes, parce que, disait le pape, elle distingue mais n'oppose point comme le font les langues, les mœurs et les races. L'œcuménisme postconciliaire (§ 252-260) se ramène à une échelle des valeurs terrestres (axiologie) qui est présente, selon les vicissitudes de l'histoire, dans toutes les cultures. On ne peut assigner au catholicisme une singularité d'excellence, car les autres religions aussi ont part, comme le catholicisme -- toujours d'une manière adéquate par rapport à la contingence historique et toujours inadéquate à l'égard de l'arcane que l'on veut exprimer -- à l'exigence religieuse de l'homme. Le catholicisme ne transcende pas les autres religions, il se classe dans la même catégorie, c'est « une valeur qui se distingue des autres » et sa différence par rapport aux autres religions « est comme celles qu'apportent la langue, la culture, l'art, la profession » (Paul VI, § 59).
Or tel est le motif de la célèbre *Relatio Symmachi,* le rapport *du païen* Symmaque *adressé à l'empereur chrétien Valentinien II* et réfuté par saint Ambroise : « Il est juste de reconnaître un seul et même être en celui que tous adorent... Tous nous contemplons les mêmes astres, le même univers nous enveloppe. Qu'importe la voie par où chacun cherche la vérité ? Impossible qu'on ne puisse accéder à un si grand mystère que par une seule voie. » ([^20]) Ici s'entrevoit le fond commun à la crise du paganisme et à la crise du christianisme : Le scepticisme (ou esprit pyrrhoniste) qui a en horreur toute certitude de la vérité, ou son fruit, le pluralisme des religions toutes également inadéquates à l'immense arcane de l'univers.
Si tel est l'aspect théorique de la crise, son effet dans la vie est l'universel effondrement des mœurs dont nous avons indiqué la phénoménologie, très variée, mais toujours issue de l'opinion généralisée qui ne mesure plus les actions humaines sur la loi naturelle et divine mais sur leurs avantages pour la vie terrestre et, en fin de compte, sur le plaisir. Jean-Paul II a défini exactement et la situation et sa cause.
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« La situation » dit-il, « peut se synthétiser en deux axes principaux : l'agression continuelle et systématique contre les principes de la morale, d'une part, et, de l'autre, la tactique de multiplier les états et les modèles de corruption. » La cause en est d'ordre métaphysique puisqu'une fois rejetée ou obscurcie l'idée de Dieu, toute échelle de valeurs s'écroule. « Il nous faut reconnaître en l'homme un "être" qui réclame un "devoir être" en vertu d'une loi qui le dépasse, la loi naturelle attestée par le sentiment intérieur de la conscience » (*O.R.*, 29-30 novembre 1982).
Comme nous l'avons montré (§ 172-177), les modernes considèrent la loi naturelle comme un tabou inconsistant et superstitieux à abattre et même déjà écroulé. C'est de cette négation que nous avons fait venir tout l'enchaînement des corruptions particulières de la société contemporaine. Dans le discours cité, le pape propose à nouveau la doctrine perpétuelle de l'Église et revendique le caractère, non adventice mais inné à la nature humaine, de cette loi. Puis, dépassant la philosophie naturelle, il montre que rapporter la loi morale à Dieu « ne suffit même pas pour déterminer de façon absolue l'objet de la moralité ». La morale philosophique a en effet été accomplie, perfectionnée par la morale théologique : « Il faut dire que seul Jésus-Christ, révélateur du Père, est le modèle sûr, parce que divin, de la moralité » (*O.R.*, 29-30 novembre 1982).
La dignité humaine et les droits de l'homme sont un des sujets les plus fréquents que prêche le pape ; mais il est impossible de soutenir efficacement la vérité de ces droits sans établir au préalable que ces valeurs découlent du caractère absolu et inviolable de la fin dernière. Les droits sont secondaires et corrélatifs aux devoirs. Mazzini lui-même a écrit : « Les devoirs de l'homme », et non : « Les droits de l'homme ». Mais le monde moderne a interverti l'enchaînement, faisant du droit la valeur première et prétendant que les devoirs n'existent qu'au service des droits. Il faut faire remarquer ici qu'il est mauvais que certaines vérités soient prêchées indépendamment de la religion, parce que, manquant de fondement, elles se dérèglent, et aussi parce que l'on retire à l'Église son rôle premier, l'enseignement de toute vérité morale. Voir ce qu'en dit Manzoni dans la *Morale cattolica* (éd. cit., t. II, pp. 577-578).
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*Déclin de l'influence sociale de l'Église dans le monde.*
La perte de ce qu'a de spécifique le catholicisme affaiblit l'influence sociale de l'Église qui est un influx unifiant, moral et salvifique. Quant à l'unité, nous avons déjà vu que les schismes roumain, ruthène et chinois l'ont rompue et que la crise préschismatique de la Hollande la menace. Il faut y ajouter le tout récent schisme du Nicaragua, où une Église dite populaire, s'inspirant d'une théologie de transformation radicale du monde d'ici-bas, a rejeté à visage découvert l'autorité du pape ([^21]).
L'autorité religieuse du pape, que l'on prétend accrue et puissante dans le monde contemporain si l'on se laisse séduire par le lustre d'une expansion inouïe de la diplomatie pontificale, ne cesse de diminuer en réalité, non seulement à cause de l'esprit mondain et séculier qui se répand dans les masses, mais aussi à cause du relâchement de l'autorité elle-même, qui s'efface non plus au hasard des contingences et par prudence comme autrefois, mais par principe et systématiquement. Cela se manifeste, comme nous l'avons noté aux paragraphes 65, 66 et 71, à l'intérieur de l'Église, où les ordres du Saint-Siège sont ignorés ou refusés par les masses, inconnus ou négligés de la part de l'épiscopat (§ 61-64).
La société civile, qui portait l'empreinte de la religion dans ses usages et dans sa législation, a effacé presque partout la marque chrétienne en adoptant le divorce, l'avortement (sauf au Portugal et en Irlande), en légalisant la sodomie et les rapports incestueux, par l'initiation aux pratiques contraceptives introduite à l'école par l'État ([^22]), par la méconnaissance progressive des droits qui naissent des inégalités entre les hommes, par la sécularisation totale de l'école, de l'éducation, de la presse, du calendrier ([^23]), des œuvres naguère dites de miséricorde, par la profession statutaire de l'indifférentisme religieux et de l'athéisme comme base de la vie civile, par la réduction des actes publics de religion à des rites purement civils suivis par croyants et mécréants ([^24]).
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Pour ma part, je ne ferai pas remonter cette perte de religiosité au caractère de Paul VI, qui, au jugement de Jean Guitton (le laïc qui a le plus intimement conversé avec ce pape et peut-être le mieux pénétré sa pensée), « avait une mentalité de type laïc » ([^25]). Il n'est pas possible, en effet, dans une théodicée catholique, de faire porter à un individu une telle causalité. Mais que le déclin de la religion, et le passage d'une civilisation qui était encore celle du Seigneur à une autre qui est celle de l'homme se soient déclarés à la suite du pontificat de Paul VI, c'est ce que ne peut nier celui qui sait se garder du penchant trop naturel à l'homme à trouver vrai ce qui lui plaît et à détourner du déplaisant l'œil de l'esprit. La crise a d'ailleurs été reconnue par Paul VI, tant dans ses discours publics, comme nous l'avons vu au paragraphe 7, que dans ses entretiens privés avec J. Guitton. A l'académicien le pape en parlait « avec effroi » (*op. cit.,* p. 149) et faisait ressortir qu' « à l'intérieur du catholicisme une pensée de type non catholique semble parfois avoir le dessus, et il se peut que cette pensée non catholique à l'intérieur du catholicisme devienne demain la plus forte » (*op. cit*., p. 168). Même en ce cas, l'hétérodoxie qui prévaudrait ne s'identifierait jamais à la pensée de l'Église.
(*A suivre.*)
117:323
## MAI 1968 Vingt ans après
119:323
AVERTISSEMENT
### Vingt ans après Textes d'époque
De « Mai-68 », il nous reste surtout une fausse mémoire, une mémoire médiatique, celle de la minorité révolutionnaire et persécutrice qui imposa pendant trois semaines ce début de révolution et qui, finalement chassée de la rue et politiquement vaincue, s'est retranchée dans l'univers de la « communication », où elle n'a pas cessé d'occuper en maître les trois quarts de la presse écrite et la quasi totalité de l'audiovisuel.
La plus grande partie de la population française a subi « Mai-68 » comme une persécution révolutionnaire, elle en a violemment souffert, ce qui explique son violent mouvement de rejet, marqué par l'immense manifestation parisienne du 30 juin et par la défaite verticale de la gauche aux élections législatives qui suivirent.
120:323
La classe intello-médiatique n'a pas cessé au contraire, depuis vingt ans, de faire l'apologie du « grand mouvement » de mai 1968 comme s'il avait été à la fois merveilleux et unanime, ou au moins majoritaire. Ainsi s'est développée cette fausse mémoire, cette « mémoire médiatique », c'est-à-dire créée, imposée par les médias. Il s'y est ajouté quelques Clavel et Frossard, esprits brillants certes, mais littérairement séduits par l'irréel, au moins sur ce point, et qui ont décrit un « Mai-68 » idyllique, idéal, où l'on ne voit plus la révolution se réclamant des « trois M », Marx, Mao et Marcuse, ni la dictature des comités s'installant progressivement sur une population accablée.
C'est pourquoi, en ce vingtième anniversaire, nous publions des « textes d'époque ». Les Madiran ont été écrits les uns au début de juin 1968, les autres pendant l'été 1968, et publiés en juin et en novembre de la même année. Les textes de Salleron proviennent du journal qu'il tenait en son particulier : ils sont inédits et n'ont subi aucune retouche. Ce sont des témoignages qui attestent que « Mai-68 » fut subi comme une révolution qui était bien « la Révolution » et à l'époque comprise comme telle, du moins par « Itinéraires ». Par quelques autres aussi, bien sûr, mais qui n'ont pas toujours persisté, ou qui ont oublié.
\*\*\*
121:323
Le lecteur est prié de considérer avec la plus exacte attention, quand il y arrivera, la Déclaration solennelle du conseil permanent de l'épiscopat, faite au mois de juin 1968. Ce fut un ralliement explicite à la révolution des « trois M ». Depuis Jean XXIII et le concile qu'il avait convoqué, il n'y en avait que pour l' « ouverture au monde ». Cette ouverture au monde était unilatéralement pratiquée comme une ouverture à gauche. Et la gauche à laquelle on s'ouvrait, ce n'était même pas une gauche humaniste et modérée, libérale et anticommuniste, mais bien la gauche marxiste. Les textes sont là, spécialement celui de juin 1968, ils n'ont jamais été révoqués, reniés ou contredits par aucun évêque. Cette « option » est permanente, elle n'a pas été révisée ni abolie. Elle ne se déclare pas toujours aussi ouvertement, elle sait se taire à l'occasion, mais elle demeure inchangée, elle explique par exemple l'orientation marxiste du CCFD ou l'accession de communistes déclarés à des postes de direction nationale dans l' « Action catholique ». Ces phénomènes aberrants ne sont pas des phénomènes accidentels et isolés. C'est toujours la mise en œuvre de la même « option », qui est souvent énoncée sous un nom de code : « option pour les pauvres », où les initiés se reconnaissent entre eux, et où les pauvres servent de prétexte.
\*\*\*
Ceux qui ont vécu et compris « Mai-68 » approchent maintenant de la quarantaine, pour les plus jeunes, la plupart l'ont un peu ou beaucoup dépassée. Ils doivent réveiller leur souvenir et transmettre leur témoignage à l'encontre du mensonge médiatique, car cette révolution-là reviendra, et c'est vraiment la Révolution.
122:323
Pour l'empêcher, pour la combattre, ou pour ne pas y perdre son âme si par malheur elle triomphait, il importe avant tout de n'en être pas dupe. Voici en tout cas notre contribution. -- J. M.
123:323
### La Révolution
*Mai 1968*
par Jean Madiran
*Extraits du* « *supplément au numéro 124 de juin 1968* » *d'ITINÉRAIRES, supplément lui aussi paru en ce même mois de juin 1968, sous le titre :* « *Après la Révolution de mai 1968* »*. Sous le même titre, ce texte est recueilli en son entier au tome II des* Éditoriaux et chroniques (*DMM 1983*)*.*
\[cf. It. 124-supp, page 1\]
136:323
### Le ralliement épiscopal
*Mai-juin 1968*
par Jean Madiran
Extraits de *L'Hérésie du XX^e^ siècle*, tirés du chapitre premier de la sixième partie. ([^26])
CONSTATATION : aucun évêque français, ni pendant la Révolution communiste de mai 1968, ni les semaines suivantes, n'a énoncé la doctrine de l'Église sur le communisme : à savoir que le *communisme est intrinsèquement pervers* et qu'un chrétien *ne doit jamais, en aucune affaire, collaborer avec lui.*
Seconde constatation : dans leurs multiples déclarations, isolées et collectives, de mai et juin 1968, les évêques français se sont au contraire ralliés à la Révolution.
\*\*\*
137:323
Jusqu'au mois de mai 1968, la profondeur de la trahison épiscopale était surtout la profondeur du néant on pouvait passer et repasser à travers sans la voir.
Et puis, qui écoutait vraiment ce qu'ils racontaient ; qui arrêtait vraiment son attention à leurs kilométriques tartines de textes conjoncturels, épiphénoménologiques, catégoriels, météorologiques, climatiques, abouliques ? Ils parlaient de la pastorale du tourisme et de la morale du code de la route. Éventuellement de la nature humaine qui ne saurait plus aujourd'hui, selon eux, être ce qu'elle était au V^e^ siècle ou au temps de saint Thomas : la nature humaine, c'est bien connu, varie selon le baromètre, la statistique, le denier du culte et les élections. Ceux, nous en sommes, qui d'une main discrète extirpaient et retournaient en tous sens plusieurs anomalies majeures apparues à quelque détour de cette sorte de littérature, on disait qu'ils exagéraient, ou qu'ils « tiraient les textes », ou qu'ils méconnaissaient les intentions épiscopales, qui sont bonnes, bien sûr, et succulentes, et fondantes.
Mais au printemps 1968 les évêques français se sont enfin montrés tels qu'ils sont : sans masque ni précaution oratoire, cette fois, car il leur fallait aller vite, ils avaient peur de « manquer le train » révolutionnaire.
Le groupe restreint qui s'est arrogé la direction autocratique de l'épiscopat français a fait après coup, et après mûre réflexion, une « Déclaration » sur la Révolution communiste de mai 1968 : une « Déclaration » qui renouvelle, ratifie et amplifie le ralliement épiscopal à la Révolution.
Cette Révolution y est décrite comme « *un mouvement de fond d'une ampleur considérable* »*.* Ce mouvement « *appelle à bâtir une société nouvelle* »*.* Eh bien, « *cette société nouvelle, les évêques de France sont d'autant plus disposés à l'accueillir que le Concile, sensible à la mutation du monde, en avait pressenti l'exigence...* »
138:323
Telle est la « Déclaration » du « Conseil permanent de l'épiscopat français » en date du 20 juin 1968, publiée dans *La Croix* du 22 juin ([^27]).
Le « mouvement » dont ils parlent, aucune erreur n'est possible, c'est le mouvement révolutionnaire de mai 1968. La « société nouvelle » que ce mouvement nous « appelle à bâtir », c'est la société nouvelle des Cohn-Bendit, des Sauvageot, des Geismar, de leurs complices avoués du PSU et de la CFDT : la « société nouvelle » de toutes les variétés conjuguées, honteuses ou avouées, orthodoxes ou dissidentes, du communisme marxiste-léniniste. Les références des révolutionnaires de mai 1968 étaient « les trois M » : Marx, Mao et Marcuse.
Au surlendemain de trois semaines d'une Révolution entreprise au nom de Marx, au nom de Mao et au nom de Marcuse, le Conseil permanent de l'épiscopat n'a rien à dire sur le communisme, il n'en prononce même pas le nom, mais il désigne cette Révolution comme « un mouvement d'une ampleur considérable » qui « appelle à bâtir une société nouvelle », et il déclare : « Cette société nouvelle, les évêques de France sont disposés à l'accueillir », au nom du Concile, bien entendu.
Ce n'était d'ailleurs plus, à la date du 20 juin 1968, une nouveauté. La « Déclaration » le rappelle explicitement. Énonçant ce ralliement, elle ne fait que répéter, dit-elle, ce qui avait déjà été proclamé au cours des journées révolutionnaires de mai « par l'archevêque de Paris et de nombreux évêques ». D'une manière qui n'est plus cette fois ni équivoque ni ambiguë, les membres de la direction de l'épiscopat français ont jeté le masque et se sont affirmés comme les chefs religieux de la Révolution : candidats au poste d' « animateurs spirituels » de la Révolution communiste.
139:323
Et aucun évêque français ne s'est levé pour les contredire et les anathématiser.
......
Pour le lecteur qui craindrait d'être mis en présence de « phrases isolées de leur contexte », voici tout le morceau initial de la « Déclaration » :
« *Les Cardinaux et les Évêques du Conseil permanent, réunis pour leur session habituelle d'été, ont examiné attentivement la situation présente, non en économistes ou en sociologues, mais en pasteurs soucieux de remplir leur mission.*
« *Ils ont constaté que les événements récents ont été diversement interprétés par l'opinion publique. Les réactions sont divergentes parmi les jeunes, les adultes, les ruraux, les citadins, les étudiants, les ouvriers, les cadres, les chefs d'entreprise. Là où certains n'ont vu que désordre, d'autres ne perçoivent que promesses de renouveau. Une grave division risque de séparer les Français : elle serait préjudiciable au bien commun de la nation. Une grave division menace les chrétiens : elle compromettrait l'unité et la mission de l'Église.*
« *Comme l'ont déjà souligné l'Archevêque de Paris et de nombreux Évêques, par-delà l'explosion soudaine des contestations, il s'agit d'un mouvement de fond d'une ampleur considérable. Il appelle à bâtir une société nouvelle, où les rapports humains s'établiront sur un mode tout différent. *
140:323
« *Cette société nouvelle, les Évêques de France sont d'autant plus disposés à l'accueillir que le Concile, sensible à la mutation du monde, en avait pressenti l'exigence et fixé les conditions essentielles. Par ailleurs, depuis longtemps, des chrétiens, jeunes et adultes de tous les milieux, présents dans les structures temporelles, leur faisaient part de leurs inquiétudes et de leurs recherches.* »
Comme on le voit, le contexte éclaire le texte, et le mouvement de la pensée ne laisse place à aucune incertitude. On peut le suivre et l'analyser point par point :
1° Sur la Révolution communiste de mai 1968, il y a eu divergence d'interprétations, les uns n'y voyant « que désordre », les autres « que promesse de renouveau ».
2° Une « grave division » risque ainsi de séparer les Français et de nuire à l'unité de l'Église. -- On s'attendrait à ce moment, selon les habitudes antérieures des documents épiscopaux, à quelque jugement balancé, s'élevant « au-dessus » des deux interprétations « extrêmes », reconnaissant à chacune sa « part de vérité » mais proposant un « juste milieu ». Point du tout.
3° L'unité menacée, les évêques entendent la rétablir en *faisant admettre par tous le bien-fondé de la Révolution.* Au nom du bien commun de la nation, au nom de la mission de l'Église, on doit retrouver l'unité en considérant *unilatéralement* l' « ampleur considérable » du mouvement révolutionnaire et en « accueillant » la « société nouvelle » que ce mouvement communiste nous « appelle à bâtir ».
4° Confirmation : les évêques n'accordent aucune attention et n'attribuent aucune importance à *l'autre mouvement de fond,* d'une « ampleur » beaucoup plus « considérable », qui a refusé la Révolution. Leur choix est fait.
141:323
C'est un choix partisan avant même d'être un choix aberrant. Arrêtons-nous un instant à cette mention caractéristique du « mouvement de fond d'une ampleur considérable ». L'ampleur d'un mouvement, fût-il « de fond », ne prouve pas sa légitimité. L' « ampleur » n'est pas le droit. Mais l'ampleur est un fait. Ce fait, les évêques l'ont falsifié, de deux manières :
1° L'ampleur du mouvement révolutionnaire de mai 1968 a été machinée très efficacement, certes, mais artificiellement. Cela fut reconnu même dans *La Croix* où M. Pierre Limagne écrivait le 25 juin : « Bien des salariés étaient sortis mécontents d'une grève longue, *dans laquelle on les avait entraînés ou maintenus contre leur gré*, en refusant des votes à bulletins secrets. » Les piquets de grève souvent venus d'ailleurs, les votes à main levée pour intimider ou repérer les opposants, les comités de discussion permanente et de délation, les menaces, les séquestrations, les comités cégétistes de censure installés dans les journaux, toute la technique révolutionnaire de violence sociologique et de mensonge imposé, ont donné en mai 1968 le spectacle et l'exemple de leur savoir-faire : la plupart des Français en ont personnellement subi la contrainte. Il faut prendre acte du fait que l'épiscopat *couvre* ces ressorts de contrainte et de mensonge, et contresigne *l'imposture* de la soi-disant libre spontanéité d'un « mouvement de fond d'une ampleur considérable ». En quoi il porte une atteinte grave à la vérité et au bien public.
2° C'est parce que la plupart des Français avaient directement connu et subi en mai 1968 ces contraintes révolutionnaires que : *l'ampleur du refus de la Révolution* a été tellement étendue. En un sens, elle était inattendue dans un pays aussi abandonné moralement, aussi peu éduqué politiquement, aussi mal averti des réalités du communisme. Mais l'expérience directe est une grande maîtresse.
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Les évêques ont volontairement ignoré cet autre « mouvement de fond d'une ampleur considérable », et beaucoup plus considérable, comme on l'a vu, que le mouvement révolutionnaire lui-même. Bien entendu, les évêques peuvent, comme les autres révolutionnaires, placer leur espoir dans l'insouciance et l'oubli trop naturels aux foules abandonnées à elles-mêmes : ils feignent de n'avoir aperçu ni la réalité ni l'ampleur du sursaut contre-révolutionnaire de la population française ; ils n'en tiennent aucun compte dans la mesure qu'ils font de l' « ampleur » des « mouvements » ; ils allèguent unilatéralement l'ampleur qui fut la moins grande et ils passent sous silence l'ampleur qui fut la plus grande. Ils truquent et falsifient, à la manière des propagandes révolutionnaires. Ils ont choisi leur camp, et désormais ils y militent ouvertement, par tous les moyens même mensongers.
\*\*\*
Du simple point de vue politique, le ralliement explicite et actif de l'épiscopat français à la Révolution communiste est un fait de première grandeur. Si l'ensemble des catholiques suivaient les yeux fermés leurs évêques, le communisme en recevrait un appoint décisif lui assurant à coup sûr la victoire. Heureusement, les catholiques français se sont d'eux-mêmes, dans ce cas de force majeure, donné l'autorisation de ne plus suivre leurs évêques. Le communisme, c'est trop ; et c'est trop clair. Ce n'est pas l'une de ces questions plus ou moins litigieuses, plus ou moins obscures, plus ou moins savantes, où l'on peut douter, hésiter, suspendre son jugement, faire confiance dans la nuit.
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Tous les catholiques français ne voient point encore, ou point encore clairement, que l'épiscopat, le sachant ou ne le sachant pas, consciemment ou en somnambule, a réellement rejeté la loi naturelle et en conséquence perdu la foi chrétienne. Beaucoup de catholiques ont parfois encore des illusions, généreuses mais décevantes, concernant les évêques ; ou bien ils n'ont pas l'outillage intellectuel pour remonter aux causes, aux principes, et à une perspective d'ensemble de ce qui était déjà en 1909, selon Péguy, un « désastre » épiscopal, et en 1914, selon saint Pie X, un « naufrage » de nombreux évêques. Mais, même s'ils ne savent comment l'expliquer, la plupart des catholiques français aperçoivent maintenant en toute clarté que la trahison épiscopale de mai et juin 1968 est bien une trahison.
Il faut en faire l'inventaire critique. Si les évêques français, en mai 1968, ont omis de rappeler et même de se rappeler que le communisme est intrinsèquement pervers, c'est parce qu'ils ne le croient plus ; et s'ils ne le croient plus, c'est qu'ils ne l'ont jamais vraiment cru.
Sous ce rapport, il vaut mieux qu'ils se soient dispensés de rappeler une vérité à laquelle ils ne croient pas. Nous n'aurions que faire de docteurs ordinaires qui nous rabâcheraient que « le communisme est intrinsèquement pervers » mais qui le diraient sans conviction et sans savoir pourquoi, sans comprendre ce qu'ils disent et sans pouvoir en enseigner les raisons. Cette formule est une synthèse de la pensée de l'Église sur le communisme marxiste-léniniste. Si elle est ressassée comme une formule creuse dont on a perdu l'intelligence, elle en sera seulement déconsidérée : comme elle l'a été, notamment dans les séminaires, par des maîtres qui la récitaient encore du bout des lèvres, sans savoir l'expliquer.
Nos évêques ne croient pas que le communisme soit intrinsèquement pervers parce qu'ils n'ont jamais compris *pourquoi* il l'est. Nous nous en doutions depuis des années : ils n'ont jamais compris que si le christianisme rejette absolument le régime *social* du communisme, c'est pour des raisons *religieuses* qu'il le rejette ([^28]).
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Ah ! bien sûr, nous le savons, il leur est apparu tout à coup que le communisme propose des « réformes justes » : ce fut leur grande découverte de ces dernières années. Ils n'en savaient rien. Ils ne l'avaient pas compris. Ils en ont été bouleversés dans leur conscience pastorale de docteurs trop ordinaires. Et c'est aux réformes justes qu'ils prétendent donner adhésion et bénédiction. -- Il faudrait souvent voir de plus près la prétendue « justice » de ces « réformes », car ils mordent facilement à n'importe quel hameçon. -- Mais cela même, en l'occurrence, est tout à fait secondaire, et nous disons à nos évêques l'Église vous en avait avertis depuis plus de trente ans. Et elle vous avait impérativement chargés de nous en avertir : *c'est précisément quand le communisme propose de justes réformes qu'il est le plus dangereux et qu'il doit être combattu le plus énergiquement :* parce qu'il MENT, et que, de sa part, c'est un PIÈGE dans lequel vous tombez. Il ne propose pas ces justes réformes pour les réaliser, mais pour vous faire marcher. Lénine l'a expliqué. L'Église l'a souligné. L'encyclique *Divini Redemptoris* vous l'enseigne (§ 57 et § 58)
« *Le communisme... s'efforce de gagner les foules par toutes sortes de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes... Il arrive qu'il avance des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église... Vénérables Frères, apportez la plus rigoureuse attention à ce que les fidèles se défient de ces pièges...* »
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« Ces pièges » sont ceux des « idées en elles-mêmes justes et séduisantes », ceux des « projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église ».
Vous deviez apporter la plus rigoureuse attention à ce que les fidèles se défient de ces pièges.
Voilà le devoir que vous venez de trahir une fois de plus.
Mais cette fois, ouvertement.
Jean Madiran.
146:323
### La contestation chrétienne
*Mai-juin 1968*
par Jean Madiran
*Chapitre final de* « *L'Hérésie du XX^e^ siècle* »* *: *troisième chapitre de la sixième partie. Ces pages furent écrites pendant l'été 1968 L'achevé d'imprimer de l'ouvrage est de novembre 1968.* (*Seconde édition sans changement en 1988*)
N'ÉTANT peut-être pas tout à fait aussi abrutis que l'épiscopat veut bien l'insinuer, nous comprenons et même, ô merveille, nous comprenons sans peine ce qui peut le séduire dans un courant qui « conteste » la société actuelle.
Car elle est effectivement contestable. De la Révolution de mai 1968, nous disions pour notre part : -- *Une révolution qui est la Révolution se dresse contre un ordre qui n'est pas l'ordre.*
Mais nous touchons ici au plus pitoyable. Et nous déclarons à nos évêques : -- Le plus pitoyable est votre ralliement massif, tardif et sans discernement à l'actuelle « contestation » de la société.
147:323
La première contestation de la société moderne, et la plus radicale, est celle qui est résumée dans le « Syllabus » (1864). Car le « Syllabus », c'est du latin, n'était qu'un « résumé », renvoyant explicitement, pour chacun de ses paragraphes, à tout un enseignement du Magistère. C'était comme une table des matières : « Résumé des principales erreurs de notre temps signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de notre saint père le pape Pie IX. » La contestation résumée par le Syllabus avait un siècle d'avance sur vos plus récentes découvertes. Elle s'élevait contre les bases, fondements et principes mêmes du capitalisme libéral, du socialisme matérialiste, du totalitarisme politique, de la société sans âme : bref, contre tout ce qui était encore à l'état naissant et qui allait rendre le monde moderne de plus en plus irrespirable. Seulement, c'était une *contestation chrétienne,* et vous l'avez méconnue puis rejetée pour cela.
Car vous l'avez rejetée. Vous vous êtes insurgés longuement contre cette « condamnation » du projet de « réconciliation de l'Église avec la civilisation moderne ». La 80^e^ et dernière proposition du Syllabus, c'est-à-dire la 80^e^ erreur condamnée, énonçait : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Vous avez tout fait pour annuler cette condamnation et pour donner à croire que c'était arrivé, qu'elle était enfin annulée. Vous ne la compreniez pas. Vous étiez conformistes et non pas contestataires, car enfin vous étiez conformistes ! Ne niez pas, vous vouliez vous conformer et nous conformer au monde contemporain c'est la proposition I de l'hérésie du XX^e^ siècle, c'est le Message de Saint-Avold, il ne remonte pas au déluge, il est de l'automne 1967.
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Vous nous avez expliqué combien cette contestation chrétienne élevée contre la société moderne était rétrograde, anachronique et dépassée. Vous nous avez dit qu'elle enfermait l'Église dans un ghetto. Vous nous avez pressés d'être de notre temps et d'accepter le monde moderne tel qu'il est, admirable, merveilleux, il fallait de toute urgence entrer à son service. Au nom de l'Évangile ! d'un Évangile peu à peu transformé par vous en religion du monde. Au nom du concile ! L'encre n'est pas encore sèche de vos proclamations conformistes. Présence au monde. Ouverture au monde. La foi écoute le monde. Et cetera.
Mais la société moderne étant réellement irrespirable pour l'âme humaine, les enfants de cette société, les fils de ce monde ont fini eux aussi par la trouver irrespirable et par élever à leur tour leur « contestation » : une contestation instinctive et aveugle, barbare, frénétique, révolutionnaire, guidée, en votre absence, par le marxisme ; une contestation qui ne pourrait conduire qu'à un renforcement indéfini des misères morales contre lesquelles elle s'insurge : car le communisme, en dernière analyse, n'est jamais que l'hypertrophie sélective des tares de la société libérale, systématiquement utilisées au profit de la domination totalitaire du Parti. Le passage du libéralisme au socialisme est logique et en quelque sorte nécessaire à l'intérieur d'un même matérialisme : une ou deux douzaines d'encycliques, depuis Pie IX et Léon XIII, l'ont annoncé, elles ont expliqué comment et pourquoi, une ou deux douzaines d'encycliques dont vous ne connaissez ni le texte ni même le titre. Les plus grands esprits de la sève chrétienne au XX^e^ siècle, Péguy et Bernanos, et Claudel, et Charles De Koninck, et Chesterton, ont orchestré dans tous les registres et toutes les dimensions cette contestation chrétienne élevée contre le monde moderne, contre la pensée moderne, contre la société moderne.
149:323
Vous en avez seulement retenu par ouï dire que Péguy et Claudel étaient des auteurs pleins de bonnes intentions, et sans les lire vous les avez recommandés aux bibliothèques de patronages, du moins jusqu'au moment où vous avez supprimé aussi les patronages. Vous n'avez pas compris. Vous n'avez pas su. Vous n'avez pas cru. Vous étiez déjà le néant.
Et hier, en 1940, en 1945, en 1958, et finalement en mai 1968, c'était l'heure où une chance historique était donnée et redonnée à la *contestation chrétienne* de la société moderne, si cette contestation était par vous demeurée présente et active, ferme, fidèle, pure, vraie.
Ce fut l'heure au contraire où après avoir tant idolâtré ce monde moderne, sans entendre jamais la longue plainte des âmes qui y mouraient d'asphyxie, vous avez brusquement rejoint le camp de la « contestation », de *l'autre* contestation, celle qui est antichrétienne. Sans y apporter d'ailleurs une seule idée originale : vous n'apportez que votre adhésion superflue, inutile, sans intérêt pour personne maintenant que vous voilà démasqués et sans autorité morale sur le peuple chrétien qui se sait trahi, vous apportez votre adhésion à une Révolution préparée par d'autres et machinée contre vous, du moins contre ce que vous auriez dû être et que vous n'étiez déjà plus depuis longtemps. Dans cette crise fondamentale de la civilisation moderne, survenue exactement comme le Magistère catholique l'avait annoncé, de Pie IX à Pie XII, vous n'apportez que votre oubli volontaire de tout ce qui avait été annoncé et enseigné en temps utile par le Magistère catholique. Mais en cela vous n'avez pas cessé d'être des conformistes. *C'est seulement quand le monde moderne en vient à se contester lui-même que vous vous ralliez à la contestation.* Et c'est la contestation du monde moderne contre lui-même que vous soutenez.
150:323
Sans vous apercevoir que cette contestation du moderne par le moderne est sans espoir et sans issue elle n'est qu'une étape avancée de sa désagrégation.
\*\*\*
On vous sentait venir. Depuis vingt ans, par votre presse et par vos organisations, vous nous faisiez la sommation incessante de ne pas bouder ni critiquer la civilisation moderne. Dans le même temps néanmoins, vous favorisiez chaque jour davantage les chrétiens qui vitupéraient avec une violence croissante le « capitalisme » et le « désordre établi ». Quelle est donc cette farce, disions-nous, et à quoi joue-t-on ? Ce « désordre établi » et ce « capitalisme » ne seraient-ils point modernes caractéristiquement ? Par civilisation moderne, Pie IX entendait la civilisation du libéralisme matérialiste. La 80^e^ proposition du Syllabus renvoie à l'allocution *Jamdudum cernimus* prononcée au Consistoire du 18 mars 1861. Elle est, cette 80^e^ proposition, l'une des quatre propositions finales du chapitre intitulé : « Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne ». La traduction économique du libéralisme moderne fut ce « capitalisme libéral » dont vous faites honneur au marxisme d'avoir prononcé la critique. Quelle est donc cette énigme ? demandions-nous. Car nous vous l'avons demandé à haute voix ([^29]). L'énigme s'obscurcissait encore, ou commençait à s'éclairer, quand on remarquait que vous rejetiez aussi la « civilisation occidentale ». Vous rejetiez le capitalisme et la civilisation occidentale dans le même temps où vous vouliez vous réconcilier de plus en plus avec la civilisation moderne. Et nous demandions : -- Où est donc, quelle est donc, en quoi consiste donc cette civilisation moderne qui n'est ni capitaliste ni occidentale ? Il reste quoi du monde moderne ?
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Il restait le communisme. Il restait le monde communiste. Le même monde, la même civilisation, le même « désordre établi ». Le monde communiste est le passage à la limite de la perversité moderne ; il a porté à son comble l' « aliénation » et l' « exploitation de l'homme par l'homme » ; il est, lui, intrinsèquement pervers.
Oui, c'est par conformisme, c'est en allant jusqu'au bout de votre conformisme au monde moderne, c'est en continuant à glisser la bouche ouverte au fil de l'eau que vous avez été déversés dans la Révolution. Mais au bout, vous y êtes bien : il n'y a rien au-delà. A vues humaines et sauf miracle, vous êtes déjà morts.
\*\*\*
Ce que vous auriez dû apprendre, puis enseigner, et dont vous n'avez plus le moindre soupçon, le voici. Dans le monde moderne, la CONTESTATION CHRÉTIENNE et la CONTESTATION MARXISTE Ont à peu près le même âge. Le Syllabus est le résumé d'encycliques et d'allocutions de Pie IX qui sont contemporaines des œuvres de Marx. Et les communistes dans leurs séminaires étudient cette histoire : elle est cachée, par vous, aux séminaristes chrétiens et aux étudiants catholiques. Pie IX devient pape deux ans avant le *Manifeste ;* il promulgue le Syllabus trois ans avant la parution du *Capital*. Les deux contestations ont commencé à se formuler explicitement à peu près dans les mêmes années. Elles ont poursuivi leur marche parallèle, d'un côté les encycliques sociales, de l'autre les écrits et l'action de Lénine. Les militants communistes sont soigneusement instruits de leur histoire, on leur apprend à en être fiers.
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Les militants chrétiens sont privés de la leur ; on leur enseigne à la mépriser globalement, et à croire que l'avenir commence aujourd'hui.
La CONTESTATION MARXISTE est une contre-façon diabolique de la CONTESTATION CHRÉTIENNE. Par leur contenu et leur finalité, elles sont rigoureusement inverses.
La CONTESTATION CHRÉTIENNE s'élève contre les injustices et les contresens du monde moderne, et vise à rétablir l'ordre naturel. La CONTESTATION MARXISTE prend prétexte de ces contresens et de ces injustices, mais pour s'élever contre l'ordre naturel et détruire ce qui en subsiste encore : par quoi ces injustices et ces contresens seront finalement amenés jusqu'à un point d'horrible perfection dans le communisme.
Vous aviez rejeté la CONTESTATION CHRÉTIENNE, celle du Syllabus et d'un siècle d'encycliques prophétiques, de Pie IX à Pie XII, vous l'aviez rejetée au point de la méconnaître, de vous y rendre étrangers, de n'y plus rien comprendre et enfin de l'oublier, il ne vous restait rien, vous aviez les mains vides, il ne vous restait que votre intarissable verbiage de néant, vos harmonicas doctrinaux et vos mandolines pastorales.
Il ne vous restait que la possibilité d'un ralliement honteux à la CONTESTATION MARXISTE. Ce que vous avez fait.
Vous êtes des misérables.
Jean Madiran.
153:323
### Mai 68 au jour le jour
par Louis Salleron
*Journal* (*inédit*) *de Louis Salleron, à Versailles, pendant la révolution de mai 1968 Écrit au jour le jour et publié ici sans retouches.*
*Mardi 21 mai 1968*
Les périodes graves de l'Histoire sont difficiles à connaître, difficiles à reconstituer. On n'en voit que le point de départ et le point d'arrivée. L'entre-deux n'est que recomposition après coup. Relation et explication ne font qu'un. Le « mouvement de l'Histoire » est facile à saisir puisqu'on l'a derrière soi. Mais pendant l'événement que se passe-t-il ? Et quel est l'événement ? Tout est détail, incident, anecdote. Qu'a-t-on vu soi-même ? Et qu'a-t-on pensé ? Plus tard, chacun dira : « Je l'avais toujours dit... » Qui pourtant ne s'est interrogé sur le moment, à chaque moment ? Les arbres cachent toujours la forêt, et la forêt de l'avenir est impénétrable. Chaque minute ne livre que son décor.
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Nous vivons depuis quelques jours dans l'inconnu. Nous y sommes entrés tout d'un coup. Maintenant chacun le prédisait. Mais qui le prédisait ? Et si chacun maintenant faisait sa prédiction pour l'avenir, que prédirait-il ? Où en serons-nous dans huit jours, dans un mois, dans un an ?
Il est probable que c'est le tempérament, bien plus que la lucidité, qui fait les pessimistes, et les optimistes, et les pondérés. Chacun juge selon sa tournure d'esprit, son milieu, le risque plus ou moins direct qui pèse sur lui, sur sa famille, sur sa situation.
« Est-ce une émeute ? » -- « Non, sire, c'est une révolution. » Est-ce une émeute ? Est-ce une révolution ? Pour autant que je puisse en juger, les gens sont en général inquiets -- sans plus. Et leur inquiétude a été lente à venir. L'affaire des étudiants, les barricades de la rue Gay-Lussac les avaient excités, émus, secoués, mais comme un spectacle. Ils ne se sentaient pas « concernés ». Ils ont tellement l'habitude des reportages extraordinaires que pour eux c'était encore un reportage. Seulement, au lieu d'être en Asie, en Afrique ou en Amérique, c'était à Paris. Les grèves sont venues. Maintenant la grève est générale. Mais il y a l'eau, le gaz et l'électricité. Et la radio. Et même, paraît-il, la télévision, que je n'ai pas. Ces contacts rassurent.
Les ondes d'inquiétude s'amplifient à mesure qu'on se sent plus touché. La semaine dernière, les gens ont commencé à faire des provisions. Samedi, dimanche et lundi ils se sont rués sur les postes d'essence. Hier et ce matin, ils se sont précipités aux guichets des banques et des caisses d'épargne. A midi, la radio a annoncé que les grands moulins s'étaient mis en grève. On va rafler les biscottes et le pain grillé dans les boulangeries. Ce matin le marché, surabondant comme d'habitude, finit par manquer de pommes de terre. On faisait queue chez le boucher et dans les épiceries. Quand on pense que la surproduction est à peu près générale dans tous les secteurs, on se demande comment cette demi-panique peut se produire. Mais « faire des provisions » est un réflexe universel dans ces cas-là. Chez moi, ce réflexe ne joue pas. Pas assez sans doute, car ma femme n'a acheté que 2 kg de nouilles et 3 kg de sucre ! Pas de quoi soutenir un siège pour cinq ou six personnes !
155:323
Que de réflexions se pressent à l'esprit, et à tous les niveaux de l'esprit ! On comprime les plus douloureuses. On tâche de se limiter à « l'analyse de la situation ». Le psychologue, le sociologue, le politologue peuvent s'en donner à cœur joie.
Ce qui frappe d'abord, c'est le rôle de l'information. Si Malaparte récrivait sa « technique du coup d'état », il aurait des chapitres à développer ou à récrire (dans le sens d'ailleurs de ce qu'il avait bien vu, pour autant que je m'en souvienne).
Il y a trois ans, le 17 avril 1965, au Congrès de Lausanne je traitais le problème : « Comment informer honnêtement ? » J'y disais les difficultés et les ambiguïtés de l'information. J'écrivais : « Les faits sont tellement difficiles à trouver, tellement difficiles à présenter que *quand les structures sont ébranlées, on a peine à informer.* Et d'autre part, les faits sont tellement peu neutres, ils sont tellement puissants sur les esprits qu'on hésite à les voir, qu'on hésite à les transmettre. Quels dégâts ne risquent-ils pas de causer ! L'opinion publique veut savoir ; mais de deux choses l'une : ou bien l'information gêne le Pouvoir et il ne *veut* pas la transmettre, ou bien elle risque de traumatiser le peuple, et il n'*ose* pas la transmettre. Ou c'est le Pouvoir, ou c'est le peuple qui est trop faible pour l'information. Tout devient confidentiel. Tout devient secret.
« Nous prenons le cas extrême du Pouvoir politique et de l'opinion publique, mais à des niveaux moins élevés c'est un peu le même problème. Si on croit à *la vérité* d'un ensemble d'idées liées à des structures, on ne peut pas ne pas s'interroger sur l'opportunité de transmettre des *vérités partielles* qui risquent de secouer les structures et peut-être de les détruire. »
A l'origine de la situation actuelle, il y a eu manifestement l'information. Les désordres étudiants du début existaient. D'en informer à perpétuité les amplifiait. Le reportage en direct des barricades portait l'émotion générale à son comble. Émotion et émulation ont déclenché les grèves et ont abouti à la paralysie présente.
Pouvait-on informer honnêtement, mais autrement ? Je le pense. Comment ? Je n'en sais rien. Car la concurrence existe entre les divers postes de radio, et entre la radio et la presse. Gouverner une information qu'on veut libre est difficile. Supprimer la liberté est redoutable ; le provisoire tend à devenir la règle.
156:323
Aussi bien, il s'agit d'une chaîne de causes et d'effets où l'information a seulement sa place parmi bien d'autres éléments. Des changements, des mutations, des ruptures étaient attendus. Quelque chose devait arriver. On pensait à tout sauf à ce qui s'est produit. Qui l'aurait prédit il y a un mois ? Aujourd'hui encore -- au jour d'aujourd'hui -- les gens ont du mal à croire à ce qui se passe. La plupart ne me semblent pas profondément inquiets. Bizarrement ils sont rassurés par la grève elle-même. Une grève, on sait ce que c'est. Et ce qui fait peur, c'est l'inconnu. Quand la grève s'est généralisée, on en a été ennuyé, mais on en a été rassuré. On a le sentiment vague que la grève ne peut se terminer que par la cessation de la grève -- donc le retour à la situation antérieure. On en a tellement vu, des grèves ! On a été si souvent privé de chemin de fer, de métro, de courrier et même de gaz ou d'électricité ! Ce n'est qu'un moment à passer.
A la radio, Georges Séguy, le secrétaire général de la C.G.T. contribue à ce « rassurement ». Il insiste sur l'ordre qui règne à l'usine. Il repousse la grève « insurrectionnelle ». Il dénonce les mots creux : « réformes de structure », « autogestion », etc. Il prend ses distances vis-à-vis des étudiants, qui représentent le désordre et l'émeute. Il prend même ses distances vis-à-vis des partis politiques de gauche, avertissant que les revendications ouvrières, parfaitement concrètes et précises, seront imposées à quelque gouvernement que ce soit, celui qui est en place ou celui qui lui succédera. Il ne met pas le régime en question (il n'en parle pas).
Tout se passe comme si le parti communiste proposait un marché à de Gaulle : « Il n'y a que deux forces qui comptent : la vôtre (coincée) et la nôtre (toute puissante). Unissons-les provisoirement, en attendant l'ultime conflit. C'est le seul moyen de sortir le pays de l'impasse. »
C'est en effet apparemment le seul moyen, quoique lui-même ne paraisse pas d'une vigueur si certaine. Il y a la surenchère de la C.F.D.T., l'énergie explosive des plus jeunes, l'énervement général.
157:323
Il semble que la politique menée par la C.G.T. et le Parti communiste soit bien celle que souhaite Moscou qui, apparemment, ne désire pas la révolution en France. C'est que les sentiments sont plus communicatifs que les idées et les objectifs. Paris en feu, ce pourrait être grave pour Prague, Varsovie, peut-être Moscou. Même si les troubles, derrière le rideau de fer, n'allaient pas loin, ils ne profiteraient qu'à la Chine.
Tout cela, me semble-t-il, est ressenti confusément par les Français, qui (me semble-t-il) sont intimement convaincus qu'on va vite sortir du pétrin.
Mon pessimisme me fait redouter le contraire. J'ai beau me dire que M. Tout-le-Monde est, en somme, celui qui juge le mieux et qu'aussi bien son espoir constitue en lui-même un élément favorable au dénouement de la crise, je ne peux m'empêcher de penser que, même si un répit se produit, il ne sera que provisoire tant sont ébranlées les assises de la civilisation occidentale.
Le signe à mes yeux le moins équivoque de cet ébranlement est le spectacle que donne l'Église, notamment en France. Au plan religieux, c'est l' « apostasie immanente » dont parle Maritain dans « le Paysan de la Garonne » -- mot repris par Paul VI, qui parle d'une « apostasie pratique diffuse ». Au plan social, c'est le ralliement général à la Révolution. Des dizaines de livres, relayés par une presse vendue dans toutes les églises, contribuent à détruire les dogmes, les structures et les mœurs. Les évêques bénissent cette subversion. Pas un seul, sauf cependant Mgr Lefebvre (le supérieur des Pères du Saint-Esprit, pas le cardinal), ne s'élève contre l'anarchie générale. Ils suivent la force et l'opinion. Mgr Marty joue les bons paysans. Il accepte d'être présenté de la manière la plus ridicule et la plus humiliante dans « Paris-Match » (un numéro qui remonte à un mois environ). Il ne sait quoi dire dans les événements actuels. Un petit mot vague dans la nuit des barricades. La semaine dernière à la radio (Luxembourg) un numéro pitoyable : « Non aux puissances de l'argent. Oui aux exigences de l'amour. » Il est consentant ou débordé. Tous les « mouvements » catholiques rivalisent de démagogie révolutionnaire, et la C.F.D.T. n'a qu'un souci : déborder la C.G.T. sur la gauche.
158:323
Si l'Église est démolie, l'État n'est pas en meilleur point. Toutes les vertus cardinales qui font la force d'un pays -- l'honneur, le courage, la justice, l'autorité, la fidélité, la vérité -- ont été bafouées, prostituées, brisées. Le vide a été fait à l'intérieur de toutes les structures. Il n'y avait plus qu'un mélange de principes révolutionnaires proclamés partout et de méthodes d'autorité qui ne constituaient plus qu'une carapace. La révélation de l'imposture s'est faite en quelques jours, et c'est la situation actuelle. Si par chance on s'en sort dans les jours et les semaines à venir, ce sera par un consensus provisoire nourri de la vision de la catastrophe, mais tout restera à faire quant aux réformes profondes. Il y faudra des années et des années. Et on ne peut s'empêcher de se demander si ce sera possible, tant le matérialisme ambiant, dans les cerveaux et dans les structures, mène au totalitarisme.
-- 16 h 50. Débat à l'Assemblée Nationale. M. Billères a parlé le premier. J'ai tourné mon transistor une fois ou deux. Il parlait de l'enseignement. Pas orateur. Tout de suite Pompidou lui répond. On le sent fatigué.
-- Quand on considère les aspects visibles et sensibles de la crise actuelle, on évoque le Front populaire de 1936 ou la grève générale de 1953, au temps de Laniel. C'est ce qui donne confiance aux gens. Mais je me demande s'il ne faudrait pas évoquer plutôt 1789. Ce sont les fondements mêmes de la société qui sont mis en cause. Dans le tumulte de leur révolte, les étudiants dénoncent l'Université napoléonienne et demandent l'autonomie universitaire. C'était naguère le langage de la Droite. Bien sûr on va déboucher dans le contraire, mais c'est tout de même symptomatique.
-- Sous ma fenêtre, les écoliers de Saint-Jean de Béthune s'en sont allés tout à l'heure, comme tous les jours à la même heure. Une petite dame, au volant d'une « auto-école » se range (bien, ma foi) le long du trottoir puis redémarre. Ce sont les petits côtés de la vie qui continuent. Images classiques des révolutions. Mais est-ce la révolution ? ou une crise du régime ? ou une crise gouvernementale ? En tout cas, si ce n'est pas la fin du gaullisme, je me demande ce que c'est. De quelle manière de Gaulle va-t-il disparaître ?
-- Qu'est devenue la Gauche ? Car on voit les syndicats et les communistes. Mais où est la Gauche ? Il est vrai que pour le moment elle parle à l'Assemblée Nationale. A-t-elle dans l'ombre quelque action ? On a l'impression qu'il n'y a que trois forces en présence : le pays réel, disloqué, le syndicalisme-communisme et de Gaulle.
159:323
-- Tout le monde le répète à l'envi, et c'est vrai : c'est la suppression des « corps intermédiaires » qui ferme la porte à toute solution. Le corps intermédiaire politique par excellence, c'est le Parlement. Il a perdu les trois quarts de sa signification. Naguère une crise emportait un gouvernement ; un autre gouvernement le remplaçait. Deux obstacles se dressent désormais contre cet automatisme. La représentation parlementaire n'est plus que l'ombre d'elle-même. Un gouvernement Mitterrand, Mendès-France ou autre n'aurait pas plus de pouvoir qu'un gouvernement Pompidou. Et de Gaulle, se voulant gouvernement autant qu'État, fait de ce qui devrait être un problème de gouvernement un problème d'État. On *sent* qu'il ne peut résoudre la crise qu'avec le syndicalisme communiste, et on *sent* que le communisme est à ses yeux la seule force à abattre. Alors on ne voit poindre que la guerre civile -- dont personne ne veut. Tout tourne autour de De Gaulle. Les mécanismes de l'anarchie semblent mis en marche dans une implacable nécessité. Malraux disait : il n'y a plus que les communistes et nous. Il le disait comme l'ultime épreuve de force à attendre, et à gagner. Que pense Malraux, qu'on n'a pas entendu depuis ces événements ?
*Mercredi 22 mai*
On vit dans l'irréel. Un monde fantomatique. Kafka. A la radio on rend compte des discours d'hier à l'Assemblée Nationale. Impression générale identique. Tout cela n'embraye sur rien. La motion de censure n'a plus de signification. Elle ne sera sans doute pas votée. Tout le monde a peur. L'opposition votera la motion, mais par règle du jeu. La majorité votera contre, mais par règle du jeu. Personne n'a envie de prendre de responsabilité, dans aucun sens. Personne ne se sent aucun pouvoir au bout des doigts.
A la radio, on apprend que Boumedienne a nationalisé un certain nombre d'industries. Généralement françaises (il y en avait donc encore ?). Il profite du moment. Rien ne le gênait pourtant auparavant. Mais c'est symbolique. C'est peut-être aussi pour nous rappeler que la France paye aujourd'hui sa politique algérienne. Tout ce qui a été brisé alors l'a été pour longtemps. On s'en aperçoit maintenant.
160:323
Hier soir j'ai été au cinéma (l'Alhambra) à une réunion organisée par des étudiants de bonne volonté pour examiner la situation. Salle pleine. Étudiants et lycéens. Touchant et désolant. Je suis parti à 10 h 1/2 et ne sais comment la séance s'est terminée. Mais ces pauvres jeunes, trahis par l'autorité défaillante, ne trouvaient pas le moyen de restaurer un ordre quelconque, ni dans les faits, ni même dans les idées. L'anarchie était là comme ailleurs, prête à submerger la salle.
Les postes d'essence sont réapprovisionnés. Plus ou moins. Des livreurs allant chez Total y ont été séquestrés. Tout était déjà paralysé. Mais on peut encore aller plus loin.
Sous ma fenêtre, les enfants de Saint-Jean de Béthune jouent dans la cour. C'est l'heure de la récréation. L'école est donc ouverte. Le mot école « libre » prend un sens. Mais pour combien de temps ? Toutes les écoles publiques sont en grève. L'eau, le gaz, l'électricité, le téléphone (automatique) marchent. Les boutiques des commerçants sont ouvertes, vendant ce qui leur reste. Les boueux, en grève à Paris, ne l'étaient pas à Versailles. Ce matin, ils doivent l'être à moitié. Certaines rues ont leurs poubelles vides. D'autres les ont pleines. Fantaisie des bennes à ordures.
L'atmosphère est de plus en plus lourde. Les gens espèrent un miracle qui remettrait tout en marche. Mais le désordre se nourrit de lui-même. Le mécontentement va toujours dans le sens révolutionnaire. On a l'impression que de Gaulle veut, non pas gagner du temps, mais favoriser tous les éléments d'un clash final qui le ferait triompher ou disparaître dans un climat d'apocalypse.
-- Les journaux paraissent toujours. Caractère sacré de l'information. Le « Monde » continue imperturbablement de jouer son rôle. Il informe, il analyse, il critique. Il aura, plus qu'aucun autre, contribué à la désagrégation. Il s'attribue une responsabilité intellectuelle et est indifférent à toute responsabilité nationale. La vie de l'esprit (critique) prime la vie du pays. La pauvre humanité est appelée à payer de sa chair et de son sang les cogitations professorales et doctorales de l'intelligentsia.
161:323
-- En Italie, élections stables avec une légère avance des démocrates-chrétiens et des communistes au détriment des socialistes. Il est admirable que ce pays toujours agité et tumultueux nous donne l'exemple. C'est que les soupapes de sûreté existaient, innombrables, chez lui. Chez nous, de Gaulle a tout bloqué. L'explosion arrive.
-- Sous ma fenêtre, un balayeur municipal nettoie soigneusement les caniveaux. Avec sa pelle et son balai, il ne laisse pas un grain de poussière. C'est ce qu'on peut appeler l'ordre dans la rue.
-- On imagine toutes les tractations qui doivent s'effectuer de tous les côtés. Le téléphone rouge doit fonctionner.
-- De Gaulle reçoit le roi Hussein de Jordanie. Hier, la délégation du Nord-Vietnam a donné une grande réception à l'hôtel Lutetia.
-- Sous ma fenêtre, les boueux ramassent les ordures. Ils n'étaient qu'en retard. A Paris, on distribue aux concierges, dans les mairies, des sacs en papier pour y mettre les ordures, les poubelles étant pleines. Mais où mettront-ils leurs sacs ?
-- A l'Alhambra, hier soir, Mme G. me disait qu'elle continue de faire sa classe (la philosophie au lycée de filles). Elle est une des rares. Ses élèves lui sont fidèles, et elle recueille dans sa classe des élèves d'autres classes privées de professeurs. Aujourd'hui tout doit être fermé en principe. Mais elle a l'intention de continuer sa classe, si du moins elle peut entrer. Bel exemple.
-- 16 h 30. Je viens de voir et d'entendre à la télévision, chez A.P., Pompidou. Il semblait extrêmement fatigué. Visiblement il faisait effort pour suivre le fil de ses idées. Il avait des lapsus. Mais dans l'ensemble il fit preuve de maîtrise, calme, habile, mesuré. Il parlait au pays plus qu'à l'Assemblée, voulant rassurer et voulant convaincre de la fermeté du gouvernement. Applaudissements et opposition de convention. Pas de tumulte. Pas même de chahut. Au total, Pompidou me paraît avoir été adroit. Mais l'impression dominante est toujours celle de l'irréalité. Manifestement tout se passe ailleurs. On songe à ce qu'eût été jadis un débat à la Chambre dans des circonstances analogues !
-- Vu à midi J. M. et son fils. L'un et l'autre très optimistes. Tout va s'arranger. C'est vraiment une question de tempérament.
162:323
*Jeudi 23 mai -- Ascension*
La motion de censure a donc été rejetée hier. Il fallait 244 voix. Elle n'a obtenu que 233. Le même chiffre à peu près que les fois précédentes. Il y a « la majorité » et il y a « l'opposition ». Il n'y a pas des citoyens pensant et votant.
Ce matin promenade au parc de Versailles. Peu de monde, comme d'habitude le matin. Un car de Berlin déverse ses touristes. Un groupe nombreux de Vietnamiens (Nord ou Sud ?).
(Peut-être, après tout, des Chinois ou des Coréens.) Tranquillité parfaite. Messe à 11 h 1/4 par Mgr L. C. Il a le bon goût de parler de l'Ascension et non pas de la situation.
A midi, les D. viennent déjeuner. Ils sont arrivés de Genève ces jours-ci. Ils nous interrogent. Nous les interrogeons. Lui pense que les choses vont s'arranger à court terme, mais que tout est en question et qu'on va vers l'inconnu. Je pense qu'il a raison.
L'après-midi nous allons tous ensemble au parc. Un monde fou. Des autos à n'en plus finir. Les grandes vacances.
A peine pris la radio ce matin. On a besoin de respirer. « Ils » ont annoncé que l'essence serait rare par suite de nouvelles grèves, qu'elle serait réservée aux médecins et aux transports routiers, etc. D'après les D. il y avait plusieurs postes qui fonctionnaient entre Paris et Versailles. Simplement on faisait la queue. Certains pompistes ne donnent que dix litres.
-- Que va dire de Gaulle demain ? L'attente va sans doute créer la déception. Il va chercher à étonner, mais de quelle façon ?
En toute hypothèse, nous entrons dans l'inflation. Une dévaluation sera-t-elle nécessaire ? Il me semble qu'un grand emprunt à bas taux d'intérêt (4 % ?) garanti sur le prix du kilo d'or devrait permettre de dégager une masse de manœuvre suffisante pour parer aux nécessités du proche avenir. Encore faut-il que la situation soit suffisamment rétablie.
-- Dans *Le Monde* du 23 mai, une déclaration d'étudiants de la faculté de théologie protestante de Paris : « La théologie ne fait qu'entériner les contradictions internes du système capitaliste dont participe l'institution ecclésiastique en se réfugiant dans ses polarités traditionnelles : royaume de Dieu-monde païen, Église-société, pasteurs-laïcs, violence-non violence... \[...\] Prendre parti pour l'opprimé aujourd'hui ne peut se faire sans entrer délibérément et sans réserve dans le processus révolutionnaire. » -- Les catholiques ne sont pas seuls.
163:323
Précisément, nous apprend ce même numéro du *Monde*, des chrétiens, protestants et catholiques, créent un organe de liaison pour une « présence de la révolution à l'Église ». On y trouve des pasteurs (Beaumont, Casalis, etc.), les abbés Louis Baslé, André Laurentin et Robert Davegris, le P. Chenu, et bien sûr Georges Montaron, Robert de Montvallon et Bernard Schreiner (?)
Pour ne pas être en retard, de jeunes juifs envahissent le Consistoire israélite. Ils entendent « contester les structures archaïques et non démocratiques des institutions communautaires actuelles ».
-- La société des gens de lettres a été occupée mardi (!). Le drapeau rouge flotte sur l'hôtel de Massa. Les occupants créent une « union des écrivains ». On occupe beaucoup aujourd'hui.
-- A 19 h à Europe n° 1, interviews de Moineau ([^30]) (?) de la CGT et de Descamps (CFDT). Le premier désavoue brutalement Cohn-Bendit (qui est interdit de retour en France). Il le dit à la solde de l'étranger. Le second ne le désavoue pas. CGT et CFDT sont d'accord sur les revendications de base (SMIG à 60.000), réduction des heures de travail, section syndicale dans l'entreprise, etc. Mais Descamps insiste sur les réformes de structure (autogestion) et tient à surenchérir sur la CGT.
Le dit Cohn-Bendit se balade en Allemagne et annonce qu'il rentrera en France quand il lui plaira.
-- A 21 h Europe annonce que Bayonnet a donné sa démission de la CGT pour désaccord sur « l'orientation ». En quel sens ? Pas d'explication.
-- Dans les journaux et à la radio les annonces de publicité continuent, cocasses dans la situation actuelle ; les Assurances générales résolvent tous vos problèmes. « Airtour » propose des voyages à Cuba et au Mexique. Le Crédit du Nord présente un Suisse avec une belle hallebarde. Légende :
164:323
« Mon argent est en sécurité et rapporte 3 %. A tout moment je peux en disposer. » L'hôtel Byblos annonce : « Nous vous offrons un Saint-Tropez où tout le monde ne va pas. » Et le salon de la chimie indique, pour s'y rendre aisément : « Prenez le train à la gare Saint-Lazare. » Et le tout à l'avenant.
*Vendredi 24 mai*
Hier soir et cette nuit, manifestations tournant à l'émeute au quartier latin. Origine : des éléments « incontrôlés ». Il semble bien qu'il en ait été effectivement ainsi. Qui contrôle ces incontrôlés ? On aimerait le savoir. Les reportages par radio ont été interdits au milieu de la nuit. Protestation ce matin des postes de radio. Problème de l'Information. Les journaux semblent paraître. Ils ont du moins été imprimés. J'ignore s'ils sont distribués. Le « Parisien libéré » n'a pas paru, à cause d'un titre que voulait imposer son directeur (Amaury ?), et que les ouvriers ont refusé de composer.
Cet après-midi plusieurs manifestations sont prévues. Comment vont-elles se dérouler ? On sent croître les rivalités intérieures au sein des syndicats et autres confédérations. Que va dire de Gaulle ? Que va-t-il faire ? Que va-t-il pouvoir faire ? Sa tactique d'attendre est-elle bénéfique ? Tout se désagrège de plus en plus. Joue-t-il la peur pour s'appuyer sur elle ? Mais la peur joue toujours à la fin dans le sens révolutionnaire. Il ne connaît que deux éléments : lui-même, tout seul, et le pays. Mais le pays est tout entier contre lui, quoique suspendu à lui pour rétablir la situation. C'est un cercle infernal.
B. (ma fille) est arrivée hier soir avec tous ses enfants pour consulter son médecin pour son fils. 500 km en auto. Elle a rendez-vous à Paris cet après-midi. Je lui conseille de rentrer chez elle dès demain et d'aller faire soigner son fils à Bordeaux. Elle a trouvé de l'essence sans difficulté sur la route, pour venir. Il faut encore qu'elle en trouve sur le chemin du retour, et qu'il n'y ait pas de barrages d'agriculteurs -- lesquels doivent manifester aujourd'hui dans toute la France.
165:323
Est-ce mon état de santé qui me rend effroyablement pessimiste ? Je l'espère. Beaucoup pensent que tout va s'arranger. Je m'accroche à cet optimisme des autres, me sachant mauvais juge à cause de mon épuisement physique.
-- Sous ma fenêtre, aujourd'hui encore les boueux enlèvent les ordures. Mais dans la cour de l'école il n'y a plus d'enfants. L'école a fermé ses portes.
-- A 13 h à la radio on donne des indications pour les manifestations de cet après-midi. On annonce, puis on dément que le Ministère de l'Intérieur ait interdit la circulation automobile à partir de 15 h. Il est simplement recommandé aux automobilistes de ne pas aller dans les quartiers où se dérouleront les manifestations, c'est-à-dire pratiquement la moitié Est de Paris.
-- Coup de téléphone de L. qui revient du midi. Il est rentré hier sans encombre. Essence partout sur la route. Il repart dans l'Est où ses usines, qui travaillaient, ont été arrêtées par des piquets de grève venus de l'extérieur.
-- A 20 h, allocution du général de Gaulle. Je le vois et l'entends à la télé, chez A. P. Sept minutes de parole. Calme habituel, volontaire. Néant. Annonce d'un référendum en juin. (Aura-t-il lieu ?) C'est, comme toujours, lui, le pays, et rien. Manifestement il va à l'épreuve de force, qu'il veut.
-- Ensuite, à la radio, interviews des uns et des autres qui disent leur déception ou leur hostilité totale. Mendès-France redit ce qu'il avait dit ces jours derniers : le général n'a plus qu'à s'en aller, il a le peuple contre lui, le peuple l'emportera nécessairement.
Les manifestations, après s'être déroulées dans le calme, ont dégénéré en émeutes. Même chose à Lyon, dans le milieu de la ville.
On se lasse d'enregistrer l'anarchie à la radio.
*Samedi 25 mai*
La radio de ce matin révèle l'ampleur des émeutes de cette nuit à Paris, à Lyon, à Nantes, à Strasbourg. A Paris ce fut la bataille de rues un peu partout de la Bastille à l'Opéra et à la Sorbonne. Rues dépavées, arbres abattus, barricades, incendies, etc. La Bourse a été brûlée, symbole du capitalisme. On ne donne guère de chiffres de morts et de blessés. Un commissaire de police tué à Lyon.
166:323
Il y a forcément des centaines et des centaines de blessés. On reparle des éléments « incontrôlés ». Il est bien certain qu'en dehors de la pègre il y a des professionnels de la Révolution. A Radio-Luxembourg un reporter dit que lui-même et beaucoup d'autres ont vu un couple, d'une cinquantaine d'années, diriger calmement les opérations, je ne sais plus où (boulevard Saint-Germain, je crois). Est-ce le grand départ de la guerre civile ? Ou est-ce la fin d'une première période, que suivra une pause, lourde et anxieuse ? Cet après-midi se réunissent à Matignon les confédérations syndicales, patronales et salariales. Va-t-on déboucher sur quelque accord permettant la reprise du travail la semaine prochaine ? Le climat professionnel est de plus en plus empoisonné par le climat politique. L'annonce du référendum semble tout bloquer. Il renforce la distance entre le Pouvoir et l'ensemble des Français. Il interdit le fonctionnement des rouages intermédiaires. On voit mal qu'il puisse même avoir lieu tant l'opposition y est grande et tant les rouages politiques sont cassés. Sombres perspectives, de quelque côté qu'on tourne les yeux.
-- Midi. Je me suis promené ce matin dans Versailles avec Pierre R. B. Circulation automobile importante comme d'habitude. On fait queue pour l'essence Avenue de Saint-Cloud (B.P.-Renault) et à la Tannerie (Esso). Je vois donner 20 litres à B.P. A Esso on ne donne à chacun que 5 litres. Prisunic est en grève. Toutes les vendeuses « occupent » tristement, assises à l'intérieur. Les boutiques d'alimentation sont toutes ouvertes. Pas de queue. Marché aux fleurs comme d'habitude Av. de Saint-Cloud. Les grilles du château et du parc sont fermées. Un car suisse et un car allemand repartent avec leur cargaison limitée de touristes. Journaux comme d'habitude.
-- C'est au Ministère des Affaires sociales (où est-ce ?) que se réunissent à 15 h toutes les confédérations syndicales avec le patronat et le gouvernement pour « négocier ». A part l'abrogation des ordonnances sur la Sécurité Sociale (demandée surtout, j'imagine, pour marquer une victoire sur le gouvernement), les revendications sont « matérielles » ou « de structure ». Comme en 1936, ce que le patronat devra céder, ce n'est pas lui qui le paiera. Une hausse du SMIG est certaine. Elle ne touche que les petites entreprises de province. Une hausse générale des salaires, certaine aussi, ne peut affecter la grande industrie.
167:323
Elle affecte les petites et moyennes entreprises dont beaucoup disparaîtront. Ce sera un accroissement de la concentration. Par ailleurs une inflation générale en sera l'effet. Probablement limitée. La réduction des heures de travail serait une catastrophe à deux points de vue : diminution massive de la production et aggravation du chômage. Mais ce que désirent plutôt les syndicats (probablement), c'est un salaire de 40 heures correspondant au salaire actuel de 44, 46 ou 48 heures, des heures supplémentaires demeurant possibles à partir de là. Si on coupe la poire en deux, ce sera une hausse très importante des salaires et une diminution de la production, avec pour contrepartie une accélération de la modernisation de l'équipement. Pour faire face au chômage, ancien et nouveau, les syndicats vont demander des mesures. Mais lesquelles ? En ce qui concerne les réformes de structure, en dehors du communisme proprement dit qui ne peut être réalisé par négociation et qui ne semble souhaité par personne, on ne voit que les avances traditionnelles. Extension des nationalisations ? Probable, mais dans quels secteurs ? Aviation, chimie, banques d'affaires ? Tout est possible. Les avantages n'en sont visibles pour personne. La section syndicale d'entreprise ? Très probable, c'est une arme à double tranchant pour les syndicats. La cogestion ? C'est un mot qui peut abriter toutes sortes de formules. Autogestion ? Ne signifie rien au niveau de la grande entreprise, ni d'ailleurs de la petite. Des « participations » du type Vallon-Loichot ? La formule est mauvaise et ne plaît pas aux syndicats. De quoi peut-on finalement être assuré ? D'une augmentation générale des salaires, d'une réduction ambiguë de la durée du travail, de remèdes obligatoires et plus ou moins inapplicables à un chômage aggravé, de la section syndicale d'entreprise, de l'abrogation ou de l'aménagement des ordonnances sur la S.S. et de déclarations d'ordres divers. Une certitude : la hausse des prix. Et puis des problèmes financiers à n'en plus finir, des problèmes internationaux (Marché commun), des difficultés nombreuses d'application et d'adaptation.
Tout se résorbera-t-il peu à peu ? Ou tout ne sera-t-il qu'étape vers le communisme ? Le communisme est la conclusion logique de tout ce qui est dit, écrit, proclamé, demandé, cogité depuis des années. L'anticapitalisme général, la ruine de l'autorité, le culte universel de la démocratie, du nombre, de la masse, le matérialisme ambiant, spirituel ou de fait, l'absence de doctrine politique et économique poussent au communisme d'une manière quasi nécessaire.
168:323
Qu'est-ce qui y fait obstacle ? La structure de la société française, le fait que les gens mentent dans leur profession de foi et ne croient pas à leur propre mensonge, la conscience diffuse chez tous, sans en exclure les ouvriers, que le communisme est une solution rétrograde. Alors on ne sait pas...
L'important serait une prompte reprise du travail, qui en fait faciliterait les accords finaux. Mais les syndicats la subordonneront aux accords. On continue donc d'avancer dans la nuit. Comme toujours en pareil cas. Nul ne peut dire certainement ce qui est en train de s'accumuler : soit la lassitude et le désir de retrouver l'ordre, soit l'énervement et la chance d'une guerre civile. Les réserves de l'abondance et la vie quotidienne actuellement assurées peuvent jouer dans un sens ou dans l'autre.
Et puis que va devenir cette affaire du référendum, si mal engagée et qui peut jouer comme un ferment de désordre et d'anarchie supplémentaire ? Car si tout n'est pas remis au travail dans les huit ou quinze jours qui viennent, le référendum ne pourra avoir lieu, ou s'il a lieu balaiera de Gaulle. Qu'est-ce qui le remplacera ? Il n'y a plus ni gauche, ni droite. Aucun nom n'émerge qui puisse faire l'union. Il faudrait je ne sais quelle formation qui serait à la fois une coalition de quelques personnages à peu près représentatifs et un gouvernement de salut public. Mais la formule politique appliquée serait une sorte de communisme qui ne déboucherait que dans un chaos général. En attendant le Bonaparte inconnu. Drôle d'apocalypse. Espérons que la semaine qui vient ouvrira la porte de l'espérance.
*Dimanche 26 mai*
Fête des mères ! Première annonce : elle est reportée au 16 juin. Deuxième annonce : elle est maintenue aujourd'hui dans la région parisienne. Ce sont les marchands de fleurs et les commerçants qui veulent ne pas être lésés dans l'histoire. Aspects imprévus d'une révolution.
169:323
Les négociations syndicales entamées hier ont commencé, nous dit-on, dans un climat favorable. On parle même de conclusion dans les 24 ou les 48 heures ! Je n'ai pas entendu parler du paiement des heures de grève. C'est un point qui va soulever de sérieuses difficultés. Comment ne pas payer sans soulever des protestations ? Comment payer sans rendre furieux ceux qui ont travaillé et hypothéquer lourdement l'avenir ? On trouvera probablement un compromis.
Il se confirme que le manifestant tué dans la nuit du vendredi au samedi a été assassiné de deux ou trois coups de couteau ([^31]). Ce qui suppose un crime d'apache. Les « éléments incontrôlés ». Cette nuit, des manifestations violentes en diverses villes, notamment à Bordeaux.
En ce qui concerne le référendum, divers personnages de gauche, notamment Fujier, du « Populaire », parlent d'organiser le « non ». Je pensais qu'ils organiseraient le boycott même du référendum.
Si le référendum a lieu, ceux de droite qui voteront « oui », voteront oui au Pouvoir et à de Gaulle, malgré le projet de loi proposé. Ceux de la gauche qui voteront « oui », voteront oui au projet de loi malgré de Gaulle et le Pouvoir.
Aujourd'hui, à Dijon, second tour de scrutin pour l'élection du maire. Dimanche dernier, Robert Poujade, gaulliste (secrétaire général du parti) a manqué la majorité de quelque 150 voix. Il sera curieux de voir si les événements le balayent ou le font triompher.
Vue dans l'ensemble, la situation est la même que depuis des années, mais portée à l'état dramatique. De Gaulle règne sur le thème : Moi, ou le chaos. On est au bord du chaos, ce qui renforce sa nécessité et l'hostilité contre lui. Même s'il a été surpris par l'explosion actuelle, il la souhaitait en quelque sorte, et peut-être très consciemment, parce qu'il se veut l'homme des tempêtes et parce qu'il pense qu'il est en train de réaliser quelque grande mutation. Mais laquelle ? Il veut aussi briser la gauche, comme il a brisé la droite. Mais d'un côté comme de l'autre, ce sont surtout des structures qui sont brisées. Si l'ordre revient les principes de désordre ne sont pas supprimés. Il y aura des troubles pendant longtemps.
170:323
Mgr Marty a visité les blessés, d'abord chez les manifestants, puis chez les membres du service d'ordre. Il a fait une longue déclaration prudente. L'épiscopat et le clergé, depuis des années, sont des ferments révolutionnaires. Tout le catholicisme est ébranlé. Les scandales qui se multiplient depuis des années dans l'ordre de la foi comme dans la discipline vont être plus spectaculaires encore et plus lamentables. Mais les évêques ayant ruiné eux-mêmes leur propre autorité, n'ont plus d'autorité. Le mensonge et la démagogie leur sont devenus comme une seconde nature.
D'un bout à l'autre, c'est la trahison des clercs qui nous a menés là où nous sommes. Et on ne voit aucun signe de repentance. Quand l'autorité est niée dans son principe même, il n'y a que la force pure qui refait l'ordre. C'est la tyrannie. Le pays réel ne peut rien quand la violence d'en bas est admise par les autorités spirituelles comme légitime.
Hier soir, chez P. R. B., j'ai vu une demi-douzaine de tracts qu'on distribue à la Sorbonne. Ce sont de beaux documents pour l'Histoire. Le plus savoureux émane d'un groupe Dux (?). Anarchisme déclaré, du meilleur cru.
-- Ce matin, j'ai été au parc. Les grilles des domaines du château et des Trianons étaient fermées, mais on pouvait se promener dans le grand parc, c'est-à-dire là où les autos peuvent circuler. Il y avait peu d'autos. Par contre le canal comptait presque autant de canots que d'habitude, avec leurs équipes traditionnelles de rameurs. Le restaurant de la Flottille était ouvert, dans la perspective de clients peu probables. En rentrant par la rue de la Paroisse et le Marché je vois le spectacle habituel. Boutiques ouvertes. Achalandage du dimanche. Je vais à la messe de midi 1/4 à Jeanne d'Arc. Nous avons droit, oralement et sur une feuille ronéotypée, à des extraits d'une lettre de notre évêque à ses prêtres : il faut savoir lire les « signes des temps » etc. Bla-bla épiscopal prudent.
Le dimanche 30 mai 1968 Monseigneur l'Évêque (Mgr Simonneaux, évêque de Versailles) vient d'adresser à tous ses prêtres une lettre relative aux graves événements que nous vivons. Il semble que l'essentiel de cette lettre intéresse aussi les chrétiens dont la conscience peut être éclairée par les questions qui y sont posées.
171:323
Cette lettre commence ainsi : « A l'heure où nous écrivons ces lignes, l'issue de graves événements sociaux et politiques que nous vivons est encore inconnue. Que sera demain ? Rapide retour au calme... « pourrissement »... aggravation des tensions ?... Mais précisément parce que l'heure est incertaine, nous tenons à vous adresser ce message.
De la suite, quelques larges extraits :
-- Nous devons nous efforcer de lire les SIGNES DES TEMPS.
-- Signes des temps, les bouleversements irréversibles provoqués par l'EXPLOSION ÉTUDIANTE. Maintenant les relations parent-enfant, maître-élève, chef-subordonné, ne peuvent plus être les mêmes. Quelle conscience en avons-nous ? Avons-nous mesuré suffisamment ce qui est remis en question...
Signes des temps, les exigences du MONDE OUVRIER plus clairement exprimées que jamais : droit au travail pour tous, horaire et salaire normaux, sécurité de l'emploi, liberté syndicale, participation.
-- Signes des temps, les questions que se posent les DIRIGEANTS de l'économie, de l'industrie, des affaires publiques, questions irritantes pour beaucoup, profondes pour tous. Avons-nous conscience des drames qui se jouent au cœur des hommes dont la responsabilité est gravement engagée, savons-nous apprécier leur sens du devoir, respecter leur compétence ?
-- Signes des temps, la prise de conscience par beaucoup de contemporains de leur DIGNITÉ d'HOMME, de leur capacité d'expression, de la valeur d'une contestation réfléchie et respectueuse, de la richesse de la recherche faite en commun, du devoir de participer dans tous les domaines au bien de tous et de chacun.
-- Nous avons le devoir de mesurer la profondeur des conversions auxquelles tous ces faits nous appellent. Nous n'aurons pas le droit, le calme et le courrier rétablis, de continuer notre vie (...) comme si rien ne s'était passé.
-- Pourquoi ne pas profiter de la grâce de ces jours pour nous replonger dans la DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE, en écoutant simultanément les paroles des militants ouvriers et les leçons des papes et des conciles ?
172:323
A propos de cette dernière recommandation, voici quelques références :
De GAUDIUM ET SPES : exposé préliminaire : la condition humaine dans le monde d'aujourd'hui ; tout le chapitre 3, la vie économico-sociale.
De MATER ET MAGISTRA : troisième partie, exigences de la justice par rapport aux secteurs de la production.
Et POPULORUM PROGRESSIO, rapports des Semaines Sociales.
(*Reproduction intégrale de la feuille ronéotypée distribuée à l'église.*)
A la radio, on fait part d'un « optimisme mesuré ». Réunions de sous-commissions. Reprise de la négociation générale à 17 h 30. Problèmes : les ordonnances sur la S.S. et la liberté syndicale dans l'entreprise. La C.F.D.T. s'agite et fait de la mousse. La C.G.T. se tait. La négociation générale pourrait être terminée dans la nuit (!). Elle serait suivie de négociations par fédérations. Reprise du travail ? Avec beaucoup d'optimisme on pourrait espérer un démarrage mardi ou mercredi. Voilà qui paraît, en effet, optimiste. Plus d'essence nulle part. Des postes sont réservés pour les « prioritaires » (médecins, ravitaillement, etc.).
-- Faute d'essence, le week-end comptera probablement peu d'accidents. Il est étrange de penser que la totalité des morts et des blessés des manifestations de tous ces jours derniers n'atteindra peut-être pas le chiffre de deux week-ends -- peut-être pas d'un seul. Pour un philosophe, que de réflexions sur la valeur de la mort !
-- Il paraît que les footballeurs occupent le siège de la Fédération du football !
-- A la radio de 19 h on apprend que Robert Poujade (gaulliste, secrétaire général de l'U.D. 5^e^) est élu à Dijon par quelque 24.000 voix contre quelque 20.000 à son adversaire. Ce n'est pas un triomphe, mais c'est un succès -- qui va être exploité par le gouvernement.
173:323
Les négociations accrochent du côté du secteur nationalisé et des fonctionnaires. La C.G.T. (qui semble s'accorder sans trop de difficulté avec le secteur privé) vole à leur secours pour organiser le front commun. La lutte est bien sur le terrain de l'État.
-- A 7 h 30 coup de téléphone de Munich de Dominique. Il nous a eus directement. C'est automatique. Il s'inquiétait pour nous. On entend mieux Munich que Paris.
-- A 9 h coup de téléphone de P., près de Blois. Ils ont de l'essence dans le coin.
-- Je range un peu les papiers de ma table et y trouve cette phrase (note p. 51 de l'article de P. J. Nettl : « Le « spectacle » de la politique », dans *Analyse et Prévision*, bulletin de la S.E.D.E.I.S., T.V., janvier 1968, n° 1) : « Dans une analyse brillante du problème que posent les *mass media,* Marshall MacLuhan a montré que la télévision implique de hauts niveaux de participation, mais dans un contexte de dépersonnalisation : « Nos vies privées et publiques sont devenues des processus d'information parce que nous avons placé hors de nous nos systèmes nerveux centraux » (*Understanding Media,* Londres, 1964). » -- Phrase compliquée pour dire que la télévision est une terrible caisse de résonance. En cas de révolution cela pose des problèmes. La radio, également. Mais l'image jointe au son ajoute au caractère explosif. En cas de guerre, tout le monde admet la censure. Supposons qu'en 1914 on ait annoncé Charleroi, et qu'en 1917 on ait filmé les mutineries, que serait-il arrivé ? Difficile problème. L'Information est un Pouvoir. Admettre sa liberté totale dans tous les cas et dans toutes les circonstances, c'est donner à un Pouvoir un pouvoir qu'il serait seul à avoir de cette manière exclusive. Mais les limites sont ardues à trouver. L'Information risque de ne pas avoir conscience de ses responsabilités (elle croit être en règle avec elle-même en disant le vrai), et l'État risque d'abuser de son pouvoir de censure. Si nos « politistes » n'étaient pas des irréalistes, ils auraient à examiner sérieusement ce problème. Dire « L'Information doit être totalement libre » est insuffisant.
174:323
*Lundi 27 mai*
A 8 h la radio annonce que l'accord est réalisé. Augmentation massive du SMIG (35 % ?). Augmentation des salaires réels de 7 % au 1^er^ juin (en y comprenant les augmentations déjà acquises) et de 3 % au 1^er^ octobre. Accord-cadre pour le reste. Tout cela, pas très clair, tout étant dans les dispositions concrètes à intervenir. Il semble que l'accord entre le patronat et les organisations syndicales ait été relativement aisé à obtenir. Ce qui accroche, c'est le secteur nationalisé et les services publics. Problème de l'État-patron. Quand le travail reprendra-t-il ? On n'en sait rien. Séguy (C.G.T.) doit aller chez Citroën ce matin, et Descamps (C.F.D.T.) chez Renault.
Les étudiants sont autorisés à manifester cet après-midi, hors du quartier latin, pour terminer au Stade Charléty (du côté de la porte d'Italie). La C.G.T. interdit aux travailleurs d'y aller. La C.F.D.T. y sera.
Atmosphère lourde. Tout le monde se rend compte que rien n'est réglé sur le fond. Le référendum-plébiscite pèse. On sent l'épreuve de force. La radio annonce qu'il n'y a plus d'essence dans un rayon de 100 km autour de Paris. Le tabac, par-ci, par-là, commence à se faire rare. Des boulangeries ont fermé par suite de la grève de garçons boulangers. Les prix montent, mais c'est l'époque des primeurs où les prix sont très variables.
-- Ce qui est caractéristique dans cette crise révolutionnaire c'est la disparition du monde politique. Il y a les étudiants et les syndicats. Les partis semblent s'être évaporés, avec leurs leaders. Si de Gaulle a vraiment voulu créer un nouveau type d'État, dans lequel la représentation politique est désormais assurée par le syndicalisme, les manifestations et les référendums plébiscitaires, il a réussi. Mais une organisation de type dictatorial doit s'en suivre. On est vraiment dans le chaos institutionnel. Est-ce le prélude au chaos social et à la guerre civile ? Ou va-t-on en sortir par la reprise du travail ? De toute façon, quelque chose est cassé et si tout va bien, ce sera encore un bien très relatif, avec beaucoup de secousses douloureuses.
-- Sous ma fenêtre, les enfants jouent dans la cour de Saint-Jean. L'école a donc rouvert. D'autre part, les boueux continuent d'assurer leur service.
175:323
-- La télévision, définitivement en grève, n'assurera plus qu'un journal parlé, matin et soir.
-- A midi on apprend que dans les usines (Renault, Citroën, Berliet, Rhodiaceta, etc.) les accords sont repoussés. Reportage en direct chez Citroën : « Que ceux qui sont pour la poursuite de la grève lèvent la main !... -- Contre ? -- La poursuite de la grève est décidée à l'unanimité moins une voix. » Ce n'est évidemment pas ce qu'on appelle le vote au bulletin secret.
Fédérations et confédérations se concertent. Climat très lourd.
Pour la première fois, il y a eu des coupures de courant, dans une demi-douzaine d'arrondissements de Paris.
On sent que derrière la question des négociations il y a le conflit politique direct entre de Gaulle et... le reste. C'est là le danger. On ne voit pas comment pourra être évitée la bataille. On ne peut s'empêcher d'évoquer la guerre civile, au sens précis du mot.
Cet après-midi ont lieu les manifestations étudiantes. La radio annonce qu'on sait que des extrémistes armés ont l'intention d'intervenir à la fin des manifestations. Avertissement ? Provocation ? Prélude à quoi ?
*Mardi 28 mai*
Stagnation. Paralysie. Hier soir les manifestations d'étudiants se sont déroulées sans incident.
Que se passe-t-il ? On sent des tractations de tous les côtés. Elles sont impossibles à suivre de l'extérieur. Hier Waldeck-Rochet a écrit à Mitterrand pour lui demander une réunion, dans la journée, du Parti communiste avec la Fédération. Mitterrand a répondu en remettant au lendemain (aujourd'hui). C.G.T. et Parti communiste ont leur tactique propre. Ils étaient absents à la manifestation des étudiants au stade Charléty (où Bayonnet, démissionnaire de la C.G.T. a fait conspuer Séguy). Mendès-France était à Charléty.
Cet après-midi Assemblée nationale.
L'eau, le gaz et l'électricité fonctionnent toujours.
176:323
Hier, à Paris, on avait peine à circuler, paraît-il. Pourtant il n'y a plus d'essence.
Les accidents du week-end, contrairement à ce que je pensais, ont été presque aussi nombreux que d'habitude. On a beaucoup roulé. L'autoroute du Sud, hier matin, était comble dans la direction de Paris. Celui de l'Ouest, moins encombré que d'habitude. Où vont, d'où viennent tous ces automobilistes ? Peut-être certains ont-ils conduit leur famille à la campagne. Beaucoup aussi sans doute ont été se ravitailler en essence en province.
-- De temps en temps passe un avion. On est tout étonné d'un bruit devenu insolite.
-- Sous ma fenêtre, les boueux, fidèles, enlèvent les ordures.
-- 15 h. Sous ma fenêtre, les enfants jouent dans la cour de l'école. Elle est donc ouverte.
Le courant électrique est coupé. C'est la première fois.
A 14 h on a entendu une longue déclaration de Pompidou. On le sent extrêmement fatigué. Je ne me rappelle même pas ce qu'il a dit. Il essaye de raccommoder la porcelaine. Pas facile.
J'ai oublié de noter qu'avant-hier de Gaulle a reçu l'ambassadeur des États-Unis venant lui présenter ses lettres de créance. Deux petits discours très brefs. De Gaulle a terminé par ces mots : « Au fond des choses, nous sommes, vous et nous, dans le même camp de la liberté. Quoi qu'il doive arriver, il est nécessaire que nous le restions vous et nous. -- Quant à l'avenir, monsieur l'ambassadeur, il ne dépend pas de nous, il dépend de Dieu. Tout annonce qu'il peut être agité et même peut-être encore une fois dramatique. Peut-être aussi ne le sera-t-il pas. Quoi qu'il doive être, monsieur l'ambassadeur, je pense que l'Amérique et la France seront encore une fois ensemble, je le rappelle, s'il devait arriver de grands malheurs à notre humanité. » -- Pas très gai.
-- Ce soir, à la radio, on apprend que toutes les négociations sont en panne, que la C.G.T. se durcit, etc.
*Mercredi 29 mai*
A la radio, on a l'impression de la déroute. Paralysie grandissante dans le pays. Paralysie gouvernementale. Toutes les voies sont bouchées.
177:323
Le référendum devient un mythe. Outre son illégalité, que tout le monde admet à commencer par le Conseil d'État, il n'est pas possible d'attendre 15 jours et plus pour en sortir. Note comique : Cohn-Bendit rentré en France, ses cheveux roux teints en noir, pérore tranquillement à la Sorbonne où nul n'ira le chercher. Une bombe a explosé tôt ce matin au coin de la rue de Lille et de la rue de Bellechasse (siège de « La Nation » ?). Peu de dégâts. Le gouvernement ne gouverne plus et ne peut plus gouverner. Il pourrait tomber en réunissant l'Assemblée Nationale et en provoquant un vote de défiance. Mais Mitterrand ou Mendès n'accepteront de succéder que si de Gaulle s'en va. Il s'accrochera. Le gaullisme est mort et enterré. Mais c'est le désordre absolu, et le noir quant à demain. Il n'y a qu'une logique là-dedans, celle des événements. On ne savait quand et comment tout cela arriverait mais cela devait arriver. On ne sait malheureusement quand et comment on en sortira. Espérons le miracle.
-- Sous ma fenêtre, les enfants jouent dans la cour de l'école.
-- La C.G.T. organise cet après-midi un grand défilé de la Bastille à Saint-Lazare. L'U.N.E.F. et la C.F.D.T. refusent de s'y associer.
-- 14 h. On annonce que le Conseil des Ministres qui devait avoir lieu ce matin a été remis à demain après-midi. De Gaulle est parti pour Colombey d'où il reviendra demain pour ce Conseil. Quelles rencontres va-t-il faire là-bas ? Ou quelle décision extraordinaire va-t-il y mijoter ?
Le référendum est maintenant exclu par tout le monde. On ne parle plus que dissolution, élections, nouveau gouvernement. -- Je vais acheter un réchaud à pétrole pour pouvoir faire une soupe au cas où le gaz disparaîtrait !
-- A 15 h la radio annonce que de Gaulle n'est arrivé à Colombey que vers 18 h. On ne sait pas s'il était parti plus tard qu'annoncé ou s'il s'est arrêté en route.
La manifestation de la CGT a eu lieu de la Bastille à Saint-Lazare. On donne les chiffres de deux ou trois cent mille manifestants.
Litanie de grèves, désordres divers un peu partout. A Caen les routes d'accès sont barrées. A Nantes, Sud-Aviation a relâché le directeur prisonnier dans ses bureaux depuis seize jours.
178:323
Anarchie partout. Mélange de crainte, d'accablement, d'apathie et d'indifférence. Le ravitaillement abondant rassure. On parle de troupes aux abords de Paris, de mouvements de chars, de légion étrangère. Au Ministère de l'Intérieur, grève des transmissions !
Temps idéal. Les rosiers fleurissent. De Gaulle prépare-t-il un coup de force (si l'on peut dire) ?
*Jeudi 30 mai*
14 h. On se lasse d'écouter la radio. « Journée décisive ». Chaque jour est certainement plus décisif que le précédent. De Gaulle doit parler à France-Inter à 16 h 30. Il est rentré vers midi. On avance mille hypothèses sur ce qu'il a pu faire hier entre midi et 18 h. On pense généralement qu'il a été à Mulhouse (ou à Metz) où il aurait rencontré son gendre le général de Boissieu, et peut-être le général Massu. D'autres disent qu'il aurait tenu quelque part une conférence avec les « responsables de l'ordre » de tous rangs.
Ce matin, des déclarations. Giscard d'Estaing propose que de Gaulle reste et que Pompidou s'en aille pour faire place à un autre gouvernement du même genre. Waldeck-Rochet préconise un gouvernement « populaire et d'union démocratique », etc.
En fait trois « forces » sont en présence : de Gaulle et ce qui lui reste, la virtualité d'un gouvernement de gauche (genre Mendès-France, Mitterrand) et le Parti communiste. Tout cela face à la force réelle, passive, de la grève.
Poujade a lui aussi, fait une déclaration sur le thème Malraux : il n'y a que le gaullisme et le communisme. Mais le gaullisme n'existe plus. Il convoque ses fidèles cet après-midi à une grande manifestation « silencieuse » de la Concorde à l'Arc de Triomphe. Il y aura probablement le monde des badauds et promeneurs qui ne manquent pas plus dans ce secteur que sur les grands boulevards.
-- Les ordures sont toujours enlevées à Versailles. L'école Saint-Jean de Béthune est apparemment fermée. Plus d'enfants dans la cour. Dans les rues on voit de petites jeunes filles avec des raquettes. Elles jouent au tennis faute d'autres occupations.
179:323
On y joue aussi à Roland Garros où les matches internationaux se déroulent sans encombre.
-- Ce matin j'ai pu avoir G. au téléphone à Angers. C'est là-bas la pagaille, mais dans la tranquillité. Douceur angevine. A Nantes les syndicats sont les maîtres de la ville.
-- Mes voisins hollandais, qui pourraient regagner leur pays, restent ici placidement, pensant qu'ils ne seraient pas mieux chez eux. Voilà qui est flatteur pour notre pays.
17 h. De Gaulle a parlé vers 16 h 35. Cinq à dix minutes. Vibrant, ému, grave, rassemblant toutes ses forces. Il relève le défi. Il reste. Il maintient Pompidou, qui remaniera son cabinet. Il dissout la Chambre et annonce de nouvelles élections. Le référendum est supprimé. Il convie les Français à se grouper en comités d'action civique autour des préfets. Il dénonce l'entreprise de subversion qui prélude au « communisme totalitaire ». C'est l'épreuve de force :
« Françaises, Français,
« Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai envisagé depuis vingt-quatre heures toutes les éventualités sans exception qui me permettraient de la maintenir.
« J'ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je ne changerai pas le premier ministre, dont la valeur, la solidité, la capacité, méritent l'hommage de tous. Il me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement. Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale. J'ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l'occasion de prescrire une réforme profonde de notre économie et de notre université, et en même temps de dire s'ils me gardaient leur confiance ou non, par la seule voie acceptable, celle de la démocratie.
« Je constate que la situation actuelle empêche matériellement qu'il y soit procédé. C'est pourquoi j'en diffère la date. Quant aux élections législatives, elles auront lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu'on entende bâillonner le peuple français tout entier en l'empêchant de s'exprimer en même temps qu'on l'empêche de vivre, par les mêmes moyens qu'on empêche les étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner, les travailleurs de travailler.
180:323
« Ces moyens, ce sont l'intimidation, l'intoxication et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence et par un parti qui est une entreprise totalitaire, même s'il a déjà des rivaux à cet égard. Si donc cette situation de force se maintient, je devrai, pour maintenir la République, prendre, conformément à la Constitution, d'autres voies que le scrutin immédiat du pays.
« En tout cas, partout et tout de suite, il faut que s'organise l'action civique. Cela doit se faire pour aider le gouvernement d'abord puis localement les préfets devenus ou redevenus commissaires de la République dans leur tâche qui consiste à assurer autant que possible l'existence de la population. A tous moments et en tous lieux, la France en effet est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national.
« Lequel pouvoir serait alors, évidemment, essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement, on le colorerait, pour commencer, d'une apparence trompeuse en utilisant l'ambition et la haine des politiciens au rancart. Après quoi ces personnages ne pèseraient pas plus que leur poids qui ne serait pas lourd. Eh bien ! non, la République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le progrès, l'indépendance et la paix l'emporteront avec la liberté. Vive la République ! Vive la France !
-- A 21 h, la radio fait état de l'importance de la manifestation des Champs-Élysées. Des centaines de milliers de manifestants, un million... Le ministre des P.T.T. (M. Guéna ?) invite les postiers à reprendre le travail dès demain matin. On entend les réactions diverses au discours de De Gaulle : Jeanson (Président CFDT), Séguy, Waldeck-Rochet, Mitterrand, P.S.U. Dans l'ensemble, ils semblent se rabattre sur les élections. D'après l'agence Reuter, c'est à Belfort que de Gaulle aurait été hier. Il y aurait rencontré Massu et d'autres généraux. 30.000 hommes reviendraient d'Allemagne vers la France. Tout va se jouer dans les huit jours qui viennent.
181:323
*Vendredi 31 mai*
Temps merveilleux. Contraste entre l'éclat du printemps et la tristesse de la situation.
Au marché, ce matin, abondance habituelle. Autant de vendeurs, autant d'acheteurs. Prix stables, voire en baisse.
Mais dans l'invisible la dégradation continue. La pénurie d'essence est complète, quoiqu'on voie encore beaucoup d'autos.
La radio dément qu'il y ait des mouvements de troupe d'Allemagne vers la France.
La confusion est entretenue par la radio qui publie indéfiniment toutes sortes de nouvelles et de communiqués, pêle-mêle. Les fédérations syndicales interdisent la réouverture des postes. Que vont faire les postiers ?
On voit mal comment les élections pourraient s'organiser et avoir lieu.
L'Agence Tass a, paraît-il, publié le discours de De Gaulle moins l'attaque contre le « communisme totalitaire ». Il ne semble pas que Moscou veuille gêner de Gaulle. Le parti communiste et la C.G.T. semblent s'orienter vers la tactique suivante : accepter les élections, accepter les négociations syndicales, mais en poursuivant la grève pour tout bloquer. Bref accepter ou provoquer l'épreuve de force totale.
21 h. Selon le « Monde », c'est à Baden-Baden que de Gaulle aurait rencontré le général Massu et les autres. Pompidou a remanié son cabinet. Pour de grands changements. Fouchet disparaît. Marcellin (!) à l'Intérieur.
On a distribué de l'essence dans la région parisienne. Des queues interminables aux pompes.
Un décret fixe les élections le 23 juin. Dépôt de candidatures avant lundi soir (!?). (Pour éviter un front commun de l'opposition ?)
On ne parle que de retour à la vie normale, reprise du travail, etc. On dirait vraiment que « la crise » est finie et qu'après un tranquille week-end de Pentecôte, tout va recommencer comme avant.
« Le Monde », sombre et amer.
182:323
*Samedi 1^er^ juin*
Temps radieux.
A la radio, c'est également le beau fixe. On dirait que tout est fini. Les Anglais arrivent, paraît-il, par centaines sur les côtes pour passer le week-end à Paris. On ne parle qu'accords, reprise du travail, etc. Soyons donc optimistes. La page de l'émeute est tournée. Est-ce que s'ouvre la page de la révolution ? La Sainte Alliance a joué. Mais où en est le siège ? A Washington, ou à Moscou ? Les problèmes restent posés. La société ne peut pas ne pas régresser si elle abandonne les techniques du capitalisme (que les pays de l'Est essaient de reconstituer). Et si les notions de masse, de nombre, de révolution demeurent dans les esprits comme les fondements de toute légitimité, on continuera d'aller de secousse en secousse vers la dictature.
Les élections se préparent fébrilement. On va nous proposer le choix entre deux blocs. Merci !
-- Finalement, il semble acquis que mercredi dernier, avant d'aller à Colombey, de Gaulle a été, d'abord, à Baden-Baden (voir Massu) puis en Alsace (voir de Boissieu).
*Mercredi 5 juin*
*-- *Attentat à Los Angeles contre Kennedy. Une balle dans la tête.
-- En France la pagaille continue. Reprise lente.
*Jeudi 6 juin*
Reprise du courrier. Pas de lettres. Quelques imprimés. Reprise du travail un peu partout, semble-t-il, sauf dans la métallurgie parisienne et l'automobile. A Flins cependant la police a fait évacuer les piquets de grève, sans incident. On a l'impression d'un certain abattement général. Lassitude et amertume. La remise en ordre est autre chose que la reprise du travail. M. Couve de Murville assure que la France reste dans la course, va se lancer dans l'expansion (sans inflation ni dévaluation, comme de bien entendu).
183:323
-- *Le Figaro* publie un long communiqué de Mgr Marty sur la concélébration catholico-protestante de la rue de Vaugirard. Pas un mot de blâme. Pas même l'expression d'un « étonnement douloureux », formule minimale en la circonstance. Non, Mgr Marty comprend « la recherche de communion qui a rassemblé ces chrétiens ». Mais il ne peut « reconnaître ce geste de nos frères ». Héroïquement, il va jusqu'à dire : « Plus encore, nous le regrettons. » Fort de cet évanouissement épiscopal, l'abbé Laurentin fait un bel article à côté du communiqué. Maintenant il est sûr de lui. Il peut y aller et ne s'en privera pas. La ruine du catholicisme me frappe et m'afflige plus que la ruine de l'État.
-- Ma grippe me tient plus que jamais. Je suis moulu, fiévreux et la tête à l'envers.
-- J'ai relu hier les chapitres concernant le bilan du Front populaire dans l'*Histoire économique de la France entre les deux guerres*, d'Alfred Sauvy. En mai 1938 le pouvoir d'achat de la semaine de travail se retrouve à peu près au même niveau qu'en mai 1936 (avant les accords Matignon). Le pouvoir d'achat des travailleurs a diminué, ainsi que celui des familles. Celui des fonctionnaires a baissé, selon les catégories, de 13,8 à 17,6 %. « Pendant que la production industrielle nationale baisse de 4 à 5 %, celle de l'Allemagne augmente de 17 % » (T. II, ch. XVII).
Aujourd'hui l'espoir du gouvernement français semble être que les autres pays connaîtront des difficultés analogues aux nôtres. Tout branle en Europe et dans le monde. Singulière consolation.
-- Dans « Le Monde » d'avant-hier et d'hier, longuissime article d'Edgar Morin qui analyse la « révolution sans visage ». Fort intelligemment, du reste. Il suffoque de joie au spectacle qu'il a eu sous les yeux depuis un mois. Les soviets partout...La Révolution permanente. Le trotskisme à l'état pur. Il devrait savoir où cela mène, mais il ne veut pas le savoir. C'est l'exultation sans mélange. L'intelligentsia a « sa » révolution. Quoi qu'il arrive elle en a pour des années à l'analyser, à l'admirer, à la mâcher et la remâcher. Maritain, je pense, contresignerait l'article de Morin.
184:323
-- Le « Monde » de ce soir publie le communiqué de Mgr Marty. H.F. le commente : « C'est un signe des temps qu'aucune sanction ne soit envisagée contre les personnes malgré l'évidente transgression des règles disciplinaires et des normes théologiques en vigueur. » Voilà qui est clair. Tout l'article de H.F. est un défi aux évêques, qui ne l'ont pas volé. Pour leurs chroniques religieuses le *Figaro* et le *Monde* sont en bonnes mains.
*Samedi 8 juin*
Hier soir à la radio « dialogue » de De Gaulle avec Michel Droit. Une heure. Je me demande l'effet sur le public. Pour moi ce mélange d'habileté, d'orgueil, de vieillesse me flanque le cafard. J'ai l'impression du désastre et que, de mois en mois, il sera plus difficile d'en sortir.
*Dimanche 9 juin*
Visite d'amis, hier soir. Ils me disent qu'autour d'eux les propos de De Gaulle à la radio ont fait grand effet. Les gens ne sont pas difficiles.
Louis Salleron.
============== fin du numéro 323.
[^1]: -- (1). Voir là-dessus notre numéro spécial hors série : *La bataille de France,* seconde édition, 100 pages, 45 F.
[^2]: -- (1). *Pierres Vivantes*, p. 15, cité par A. de Lassus, dossier A.F.S.
[^3]: -- (2). Parcours catéchétique : *Séquences*, p. 152, cité dans ibid.
[^4]: -- (3). Parcours catéchétique : *Siloé*, ibid.
[^5]: -- (4). Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme, 24 juin 1985, cité par Jean Madiran dans ITINÉRAIRES, mars 1986.
[^6]: -- (5). Déclaration à l'Agence télégraphique juive, reproduite dans la *Documentation catholique*, mars 1981. Souligné par l'auteur de cet article.
[^7]: **\*** -- Original : Ils en seraient.
[^8]: **\*** -- cf. *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*.
[^9]: -- (1). *La nouvelle messe*, par Louis Salleron, seconde édition, un volume de 256 pages (Nouvelles Éditions Latines, 1976).
[^10]: -- (1). Ce livre est également disponible à la librairie Téqui, 82, rue Bonaparte, 75006 Paris.
[^11]: -- (2). Lecce est située dans les Pouilles.
[^12]: -- (3). En 1985, il y avait (chiffres officiels) : 6.500 prêtres apostats en France ; 50.000 dans le monde entier.
[^13]: -- (4). Né à Lyon en 1828, co-fondateur de l'Oratoire de France, Mgr Perraud avait été nommé évêque d'Autun en 1874. Académicien en 1882, créé cardinal in petto le 16 janvier 1893, il fut publié le 29 novembre 1895.
[^14]: -- (5). Altamura est située à la limite des Pouilles et de la Calabre.
[^15]: -- (4). Les scouts catholiques de Lugano, étant allés en visite au Canada, n'y ont jamais entendu la messe, même les jours de fête, pour ce motif qu'en ce pays la messe se dit en anglais, langue qu'ils n'entendent pas.
[^16]: -- (5). L'abandon de l'unité de culte est ouvertement soutenu dans *L'Osservatore Romano* du 20 octobre 1982 qui applaudit à « l'élaboration progressive d'un langage liturgique et d'une euchologie *composés directement dans la langue nationale*. Dans tout pays, ce passage progressif est nécessaire ». L'article regrette que « cette adaptation de la liturgie à l'esprit national ne soit pas trop poussée et que souvent l'on se contente d'une traduction des livres romains ». Il semble que l'auteur désire *le trop*.
[^17]: -- (6). Cette allocution du pape sur l'état de l'Église en Suisse a été cachée au peuple catholique par la presse catholique. C'est seulement après que la *Gazzetta ticinese* du 4 août en eut diffusé une traduction à elle que le quotidien catholique de Lugano ne put plus se dispenser de faire connaître aux catholiques le discours papal qui concernait leur Église.
[^18]: -- (7). Effectivement, dans la promotion du 2 février 1983, il ne fut pas assigné de titre romain au cardinal Antoine-Pierre Khoraiché, patriarche d'Antioche des maronites. La marche atypique et irrégulière des affaires romaines apparut aussi dans le fait que le cardinal de Lubac, de l'ordre des diacres, obtint de rester simple prêtre contrairement à la loi de Jean XXIII qui veut que les cardinaux de chacun des trois ordres (évêques, prêtres, diacres) soient sacrés évêques.
[^19]: -- (8). D'après le recensement de 1980, la France a augmenté de trois millions d'habitants en dix ans ; mais, selon les statistiques vaticanes qui enregistrent comme catholiques tous les baptisés, le nombre de catholiques n'a pas changé, et leur proportion a donc diminué. Mais selon Barret dans l'*Enciclopedia statistica* mondiale, qui ne recense pas les baptisés mais les pratiquants, il y a en France trois millions d'athées, alors qu'ils étaient deux millions et demi en 1970 et cent trente mille en 1925. Il y a en revanche un grand accroissement de l'Islam auquel passent beaucoup de catholiques.
[^20]: -- (9). « Æquum est, quidquid omnes colunt unum putari. Eadem scrutamur astra, idem nos mundus involvit. Quid interest, qua quisque prudentia verum inquirat ? Uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum. » (Cité dans Pierre de Labriolle, *Saint Ambroise*, Bloud & Cie, 1908.)
[^21]: -- (10). Des prêtres, engagés dans la lutte révolutionnaire et ministres de ce gouvernement marxiste, ont opposé un refus à Jean-Paul II qui les invitait à se démettre de leur charge politique et à retourner à leur devoir pastoral. La déclaration du P. d'Escoto, ministre des Affaires étrangères, est significative : « Je ne serai pas à Managua le 5 mars pour la visite du pape, mais à la Nouvelle Delhi pour le sommet des Non-Alignés, qui est infiniment plus important que la visite d'un pape. » (*Relazioni Internazionali,* 1983, p. 126.)
[^22]: -- (11). Dans l'*O.R.* du 17 février 1983, le cardinal Suenens relève le scandale de la diffusion dans les lycées français, par le ministère de la Jeunesse et des Sports, d'un opuscule sur l'amour. L'opuscule illustre les méthodes de contraception et constitue une véritable incitation officielle à la luxure par l'abolition de tout frein moral. Le cardinal déplore l'absence de remontrances énergiques contre une telle œuvre de corruption ; mais les causes de ce silence sont très vastes, et l'Église en porte un poids notable.
[^23]: -- (12). La substitution progressive de fêtes purement civiles aux fêtes liturgiques ne doit pas échapper à l'observateur : fête des mères, journée des malades, journée des invalides, journée des moyens de communication, journée de la paix, etc.
[^24]: -- (13). Ce dernier fait se vérifie même dans les « chapelles papales » depuis que les ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège ont commencé à être non-catholiques ou même non-chrétiens.
[^25]: -- (14). *Paul VI secret*, Paris, 1979, p. 17 : « Avec lui on n'était pas en présence d'un clerc, mais d'un laïc qui aurait soudain été promu à la papauté. »
[^26]: **\*** -- Voir aussi It. 125, éditorial.
[^27]: -- (1). Reproduite dans la *Documentation catholique* du 7 juillet 1968, col. 1185 à 1187.
[^28]: -- (2). Pie XII, Message de Noël 1955 : « Nous rejetons le communisme en tant que système social, en vertu de la doctrine chrétienne. » Cette formule de Pie XII est un raccourci, exact et saisissant, de la doctrine exposée tout au long par l'encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI.
[^29]: -- (1). Cf. par exemple *Itinéraires*, numéro 70 de février 1963, pages 130 et 131.
[^30]: -- (1). Il s'agit de Moynot. (Note de 1978.)
[^31]: -- (1). Ce fut démenti plus tard. (Note de 1978.)