# 324-06-88 1:324 Notre prochain numéro sera un « numéro double ». Ce sera le « numéro 325-326 de Juillet-octobre 1988 ». Il paraîtra au mois d'octobre. 3:324 ## ÉDITORIAL ### Les électeurs de Le Pen par Guy Rouvrais Il y a électeurs et électeurs. Il y a ceux qui ont voté Le Pen ; et les autres. Ces derniers ont exprimé un choix politique avec calme, lucidité et une pleine conscience de la gravité de leur geste. C'est dire si leur bulletin de vote est lesté d'une densité civique qui appelle le respect des démocrates éclairés. Et puis, il y a les électeurs de Le Pen ! Ah ! Ceux-là ! Après les avoir longtemps injuriés, on s'est penché sur eux, après le premier tour, avec une feinte com­misération. Hier, ils étaient de la graine de fasciste, de l'étoffe dont on fait les chemises brunes, du bois dont on sculpte les croix gam­mées : 4:324 en l'espace d'une soirée électorale ce ne sont plus que de pauvres gens, voire des braves gens, des Français, certes « comme les autres », mais avec des particularités anatomiques et physio­logiques qui les distinguent des électeurs normaux : ils ont une cervelle petite et légère, une intelligence de moineau, ils ne votent pas avec leur main, comme les autres, mais avec leurs tripes. Ce qui les anime, ce sont leurs passions, d'ailleurs inavouables et la raison est absente de leur choix. Lorsqu'ils déposent leur bulletin dans l'urne votent-ils pour un homme, à l'imitation des autres citoyens ? Pas du tout ! Ils expriment un « malaise », ils manifestent leur « colère » ou, pour les plus évolués, leur « inquiétude ». Les électeurs de Le Pen veulent-ils voir Le Pen accéder à la fonction suprême ? L'étrange idée ! Bien sûr que non, ce qu'ils veulent c'est simplement être « entendus » de la classe politique. Ce sont des enfants, légers et inconscients de la gravité du moment ; des enfants qui tirent les basques des « grands » pour qu'on s'intéresse à eux. Ils furent 4,5 millions, tout de même, à voter pour Le Pen. Qu'à cela ne tienne, François Léo­tard, souverain, proclame que ces bulletins-là « se sont égarés » ! Il n'empêche que, quoique « éga­rés », ces suffrages seraient une « honte » pour la France, un « crachat », un « déshonneur ». Tels furent les commentaires, les « analyses », qui accueillirent le « tremblement de terre » du 24 avril : 14,33 % des électeurs votèrent pour Jean-Marie Le Pen, candidat de la droite nationale. 5:324 En enseignant que le « vote Le Pen » ne traduisait pas un choix mais un symptôme, la classe politico­médiatique, toutes tendances confondues, croyait revenir sur sa politique du mépris alors qu'elle l'accentuait. Les hommes et les femmes qui se sont prononcés pour le chef de file du Front national n'étaient plus des « fascistes » mais seulement -- si on ose dire -- des sous-citoyens. Toutefois, dans cette « analyse », ils connurent quelques doutes. En Bretagne, Jean-Marie Le Pen a doublé le nombre de ses voix alors qu'il y a peu d'immigrés et, en Alsace, il a opéré une percée spectaculaire quoique le taux de chômage (7 %) y fût inférieur à la moyenne nationale (10 %). Quel étrange mystère pour ceux qui ne veulent voir la réalité qu'à travers leurs lunettes déformantes, leurs jugements a priori, leurs fantasmes, passant ainsi à côté de la nouveauté politique qu'incarne Jean-Marie Le Pen. Nos observateurs, nos politologues, nos analys­tes ne peuvent même pas soupçonner que les Bre­tons et les Alsaciens -- entre autres -- élargissent leurs préoccupations au pays tout entier ! Politique du mépris encore : les amis de Le Pen seraient incapables de voir plus loin que leur clocher. Puis­que chez eux il y a peu de chômeurs et peu d'immi­grés pourquoi voteraient-ils pour Le Pen ? Parce qu'ils sont soucieux de l'avenir du pays, parce qu'ils prennent en compte le bien commun, ce qui impli­que d'aider à repousser l'immigration-invasion en quelque point du territoire qu'elle se manifeste. Ce sont nos observateurs qui réduisent l'élection prési­dentielle à un scrutin d'intérêt local et les électeurs du Front qui lui confèrent sa véritable dimension. 6:324 « Que faire de Le Pen ? » titrait un « grand » hebdomadaire, à quelle sauce accommoder ses élec­teurs demandait un autre, comment « s'en débar­rasser » disaient plus crûment d'autres encore. Étranges questions pour ces zélés apôtres de la démocratie représentative ! Étranges réponses aussi ! Ce qu'ils préconisent, ces démocrates, c'est de refuser de tenir compte du vote du 24 avril. Ils refusent d'admettre que les électeurs de Jean-Marie Le Pen *ont fait de Jean-Marie Le Pen leur porte-parole.* Ils cherchent à savoir ce que ces électeurs-là ont voulu dire en faisant semblant d'ignorer que c'est Le Pen *qu'ils ont désigné pour parler en leur nom,* c'est donc lui qu'il faut interro­ger pour savoir ce qu'ils veulent faire entendre et quelle est la « signification de leur vote ». \*\*\* La logique de cette politique du mépris c'est d'institutionnaliser l'exclusion de ces électeurs de la communauté nationale. Au moins un homme l'a proposé, c'est le socialiste Gérard Fuchs, dans un propos publié par *L'Événement du Jeudi --* et non démenti : « Fuchs suggère pour de prochaines élec­tions l'établissement d'*une* loi \[c'est nous qui souli­gnons\] de « majorité relative » avec le RPR et l'UDF, similaire à l'arc constitutionnel italien contre le parti fasciste. » Ainsi, dit-il, « on pourrait ne pas compter les votes du Front national ». Simple, pratique, expéditif. Ce que ce député socialiste entend appliquer à la droite nationale, c'est la for­mule que Mendès-France utilisa contre les stali­niens : il refusait de compter leurs voix. 7:324 Que la droite nationale, patriote, catholique et française pût ainsi être mise sur le même plan que les inter­nationalistes dévots de Moscou est une leçon de choses éloquente pour ceux qui doutent de la dé­cadence dans laquelle s'enfonce notre pays. \*\*\* Dans *Globe,* hebdomadaire de la gauche dorée, ce n'est pas la référence communiste qui est utilisée, ce n'est pas l'exclusion légale, c'est l'apartheid sournois et l'assimilation au nazisme : « *Gifler une personne sur sept dans la rue faudra-t-il en arriver là ? On sait désormais irréfuta­blement que 15 % des Français* « *en sont* ». *Doit-on traiter le lepèniste de base, celui qu'on découvre au volant d'un taxi, derrière le guichet d'une banque, ou, au hasard d'une réflexion, lors d'un dîner en ville, comme jadis le collabo en l'ostracisant ? En tout cas considérer que qui vote Le Pen s'inscrit, de lui-même, en marge de la société des gens bien. Ne le traiter comme une brebis qu'une fois confessée son erreur, et pénitence démocratique accomplie. Fasse qu'on ne doive pas un jour instaurer une* « *délepè­nisation* » *sur le modèle de la dénazification des Alliés.* » Les nouveaux pharisiens appartiennent donc, eux, à la classe des « gens de bien » ! Gifler, exclure, dénazifier : c'est l'aveu d'un échec. 8:324 Échec des « autorités morales » qui ont cru qu'à force de dénonciations, d'exorcismes, de tapage médiatique, elles pourraient circonvenir les électeurs et les empêcher d'aller où leur cœur, leur raison, leur patriotisme les portaient. L'épiscopat français, les francs-maçons qui unirent « pour la première fois leurs voix » contre le nationalisme français scandaleusement assimilé au racisme, ont obtenu un résultat. Ce n'est pas celui qu'ils escomptaient : Le Pen a doublé le nombre de ses voix. Échec des autorités morales, certes, mais échec relatif. Car *il n'y a eu que 15 % des électeurs à confier leur bulletin à Jean-Marie Le Pen* alors que, selon les études d'opinion, l'évidence des conversa­tions que l'on a avec les uns ou les autres, il y a une large majorité de Français pour approuver les points essentiels du programme de Jean-Marie Le Pen : préférence nationale, rétablissement de la peine de mort, réhabilitation de la famille, etc. Or, beaucoup de ceux-là *ne se sont pas sentis libres* de voter en faveur de Le Pen. L'intox médiatique, les « autorités morales », les sondages truqués *ont aliéné leur volonté politique.* Pour une fraction de l'opinion le terrorisme intellectuel a continué à pro­duire ses effets pervers. La force de ce terrorisme recule de scrutin en scrutin mais la marche est encore longue qui conduira à la victoire. C'est dire qu'il ne convient pas de relâcher notre effort ni de nous reposer à l'ombre de nos 15 %. Mais, surtout, la droite libérale a maintenu jus­qu'au bout son serment déposé entre les mains des B'naï Brith de ne faire aucune alliance avec le Front national. Jacques Chirac a obéi au prix de l'échec. Il a préféré n'être point à l'Élysée que de déplaire à la puissante organisation maçonnique internationale : faut-il qu'elle inspire la terreur à celui dont les affiches vantaient « le courage », « l'ardeur », « la volonté » ! 9:324 Le succès réel, mais relatif, de Jean-Marie Le Pen est un signe, un gage, une annonce de la vic­toire mais il n'est pas la victoire. Il la rend possi­ble. Nous en sommes plus proches aujourd'hui qu'il y a quelques années. La renaissance française est en marche. Elle comprend la politique mais elle ne s'y réduit pas. Le renouveau est indissociable­ment politique, spirituel, intellectuel, moral. Cette renaissance, l'épiscopat français s'y oppose. \*\*\* Nous ne pouvons dresser la liste exhaustive des « mises en garde », « condamnations » triom­phantes ou sournoises de Jean-Marie Le Pen déci­dées par l'épiscopat. Elles sont légion. Elles ont produit peu d'effet sur l'électorat en général et les catholiques en particulier : ces derniers ont été *plus nombreux qu'auparavant* à voter pour Jean-Marie Le Pen. La parole des évêques n'est plus reçue comme digne de confiance. Quand ils disent qu'il est « raciste », *on ne les croit pas.* En soi, le discrédit de la parole épiscopale serait un grand malheur : les évêques sont les chefs du peuple ca­tholique. Mais, lorsque les évêques se servent de leur fonction pour condamner, calomnier, diffamer le seul candidat qui se réclame du Décalogue, de la loi naturelle, qui lutte contre la pornographie et l'avortement, on doit tenir pour providentiel que nos évêques ne soient plus écoutés des catholiques, dans ce domaine-là. 10:324 Non seulement l'épiscopat condamne Jean-Marie Le Pen mais il s'en prend aux catholiques qui, en conscience, votent pour Le Pen parce qu'ils pen­sent que sa pensée est la plus proche de la doc­trine sociale de l'Église. C'est le cas de Mgr Matagrin : un évêque qui, après avoir tenu le haut du pavé médiatique, se réveille de temps en temps pour s'en prendre aux catholiques de tradition, calomnier Maurras ou quelque autre. Pourquoi des catholiques votent-ils pour Jean-Marie Le Pen ? Réponse de l'évêque de Grenoble « D'abord un grand nombre de chrétiens ignorent la pensée de l'Église et particulièrement sa doctrine sociale. » ([^1]) C'est l'inverse qui est vrai : *c'est parce qu'ils connaissent la doctrine sociale* que les catholiques éduqués votent pour Jean-Marie Le Pen. Ils savent même ce que Mgr Matagrin ne sait plus, à savoir que, selon Jean XXIII -- entre autres -- l'Église condamne le socialisme même « modéré ». Ils savent que Jean-Marie Le Pen est le seul à se réfé­rer explicitement au Décalogue, fondement du droit civil. Ils savent qu'il est pour le « principe de sub­sidiarité », qui est au cœur de la doctrine sociale de l'Église. Telle est la vérité dissimulée par l'épiscopat français. La vérité ? 11:324 Un dialogue, disait Mgr Matagrin, « ne peut s'établir que dans la vérité » ; c'était en 1977 et il s'agissait de la conclusion d'un texte intitulé « le marxisme, l'homme et la foi chrétienne ». Ce respect de la vérité était offert aux marxistes qui condescendaient à dialoguer avec les chrétiens, il est refusé aujour­d'hui aux catholiques qui votent ou qui militent pour Jean-Marie Le Pen. Aujourd'hui, Mgr Mata­grin, dans les colonnes du *Nouvel Observateur,* assure que « Le Pen trahit l'Évangile », il refuse ainsi que, dans l'Église, existe un légitime plura­lisme politique, un pluralisme dont il célébrait les vertus quand il bénéficiait aux communistes « chré­tiens ». Il suffit de relire le document « Pour une pratique chrétienne de la politique » : Le chapitre I^er^, *Pluralisme inconfortable et nécessaire,* constate d'abord « le fait de la pluralité » des options poli­tiques parmi les chrétiens, puis établit « la légiti­mité du pluralisme », résultant inévitablement de la diversité des tempéraments », des « solidarités, notamment de classe », et des « conceptions ou idéologies » qui provoquent des « positions diver­gentes » et enfin loue « l'attitude pluraliste ». Que l'épiscopat français, et particulièrement Mgr Matagrin, relise ce texte. Il est de leurs mains. Qu'il nous l'applique, à nous qui avons voté pour Jean-Marie Le Pen. Il serait scandaleux, pour nous, d'être traités comme des communistes *sur le plan doctrinal,* mais comme nous serions satisfaits que l'Église de France, *sur le plan pratique,* nous traite *au moins* aussi bien qu'eux, avec la même atten­tion, le même scrupule pour ne point trahir nos doctrines ni offenser nos personnes. 12:324 A quand une « semaine de la pensée nationale » à laquelle les évêques délégueraient quelques théologiens dominicains ? Ils ont des loisirs depuis que la « semaine de la pensée marxiste » n'existe plus... Guy Rouvrais. 13:324 ## CHRONIQUES 14:324 ### Dénationaliser le peuple français par Georges Laffly DÉPERSONNALISER un peuple aussi ancien que le peuple français, c'est une entreprise qu'on aurait pu croire im­possible. Elle est en voie d'être réussie, par la conver­gence de forces très différentes, et même opposées entre elles. D'abord, l'esprit révolutionnaire. A première vue, on pour­rait estimer qu'il a ajouté à l'esprit national, l'enrichissant des légendes des soldats de l'an II, et des grandes « journées ». Tout cela, orchestré par Hugo et Michelet, diffusé par l'école, a donné une empreinte à de grandes générations : voyez Péguy. Mais à la longue, ce qui l'emporte, c'est le besoin de rompre avec le passé, et de ruiner la cohésion antique. Historiquement, la légende de 89 dévaluait les douze ou treize siècles précé­dents. Elle se trouve à son tour amoindrie par une révolution étrangère, celle d'octobre 17. Le monde nouveau ne commence plus avec la prise de la Bastille, ou avec Valmy. Perte sèche pour le sentiment français. 15:324 Le souci de la rupture se marque dans l'attaque contre la foi chrétienne, qui tenait intimement au fait national, depuis, au moins, le jour où sainte Geneviève sauva Paris, et saint Loup, Orléans. Effacer cette foi, la moquer ou la peindre avec des couleurs horribles, c'est aussi effacer des rites, des cou­tumes, des légendes, des musiques, tout un monde d'ornements qui accompagnaient le cours des saisons. C'est donc rendre incompréhensible une bonne part de la vie ancienne. Cette *libé­ration* de la superstition crée un vide, comme toute libération. Une publicité longtemps célèbre nous assurait qu'il fallait se libérer d'un préjugé qui nous coûtait cher. Ce préjugé, c'était de croire que le beurre vaut mieux que la margarine. Eh bien, nous avons fini par choisir le monde de la margarine. Nous n'avons plus de préjugés, seulement des modes successives. Il y a une forme particulière de l'esprit révolutionnaire, qu'on pourrait appeler l'esprit ethnologique. Aucun mépris pour cette science, de ma part. Je lui suis très reconnaissant d'avoir élargi notre image des hommes, et révélé qu'ils étaient bien plus ingé­nieux et mûrs que nous l'imaginions, dans les sociétés les plus lointaines. Il me semble aussi que l'ethnologie nous permet une meilleure compréhension de notre héritage. Mais on la prend trop souvent au rebours du bon sens. Il est très bon qu'elle nous aide à voir les autres de l'intérieur, mais elle sert aussi à nous regarder nous-mêmes du dehors, et c'est un exercice dangereux. Cet esprit qui cherche à se renier soi-même, c'est celui des *Lettres persanes* ou de *l'Ingénu :* on montre le monde où l'on vit avec les yeux d'un Persan ou d'un Huron ; on obtient un succès comique cer­tain, à cause du décalage et d'une incompréhension bien naturelle chez ces étrangers. Mais il s'agit en fait, chez l'auteur, d'un refus de comprendre, et d'une condamnation. On pourrait remonter à Montaigne, et à son chapitre des *Cannibales.* Il y a là une manière d'exalter les autres (les bons sauvages) et de se dénigrer soi-même qui est plus une preuve de naïveté que de lucidité et d'esprit scien­tifique, comme on le croit trop aisément. Cet ébahissement cache mal un malaise et une haine secrète de soi. Il serait sans doute abusif d'attribuer une telle haine à Montaigne, mais elle existe bel et bien chez Montesquieu et chez Voltaire. Ils ne comprennent déjà plus un héritage devenu trop complexe, trop encombrant. Ils sont incapables de rendre justice à l'Église, et même à la monar­chie, qu'ils respectent. 16:324 Cet esprit ethnologique pousse à s'interroger sur les cou­tumes, les gestes habituels, tout « ce qui va de soi » dans la vie quotidienne, pour tirer un succès facile du fait qu'on en souligne la bizarrerie. On n'en trouve pas la raison. Ou on déclare que cette raison ne vaut plus. Conclusion : il est urgent de changer. Cette tournure d'esprit a suffi à faire la réputation de bien des grands hommes, alors qu'elle ne traduit nullement la force d'un génie, mais l'indifférence au monde où l'on vit, aptitude extrêmement commune. On sait que la Révolution française supprima le découpage du temps en semaines pour les remplacer par des décades. C'est un acte de rupture avec le passé chrétien, la semaine et le repos du septième jour nous venant de *la Genèse.* Les Lumières opposent à cette superstition, à cet arbitraire, un découpage rationnel *puisque* fondé sur le système décimal, qu'on est alors en train d'installer partout. (Je signale que je ne prends pas le *puisque* à mon compte, je ne fais que décrire une attitude du temps.) Accessoirement, et bien que cela ne soit pas dit, trois décadi remplaçant quatre dimanches, c'est un jour gagné pour la production, et un jour de repos perdu pour le peuple. Nos gens de gauche pourraient y penser un peu. Aujourd'hui, on pourrait revenir à cette « réforme » d'une autre manière, en démontrant que peu de gens vont à la messe (l'Église n'y tient pas, paraît-il), et qu'il n'y a donc pas de rai­son de chômer le dimanche plutôt que le samedi, ce que beau­coup font déjà et qui permet d'honorer le sabbat juif. Ou encore le vendredi, jour saint pour les musulmans. En adoptant une telle mesure, on ferait disparaître un signe caractéristique (que le peuple français partage d'ailleurs avec quelques autres). Ce serait un pas vers l'anonymat. Chaque *libération* à l'égard d'un préjugé, d'une coutume, d'une règle quelconque, efface un trait historique, coupe une racine, nous ramène à la toile blanche -- sur laquelle on pourra ensuite peindre un autre tableau. Plus un peuple est libéré de ses croyances et de ses usages, plus il est un troupeau malléable par n'importe quelle force. Pourtant, nous sommes presque tous convaincus que ces libérations, ces ruptures avec le passé, sont autant de progrès, de victoires sur la routine et la barbarie. On nous a appris à en être fiers. C'est une grande erreur. Il suffit de les admettre quand elles se font naturelle­ment. 17:324 Car il est bien certain qu'aucun peuple n'est immuable, et il est vraiment trop simple d'opposer cette évidence aux « conservateurs ». Il y a une différence entre l'acceptation des changements naturels, que le rythme des générations apporte, et la volonté d'abolir le plus possible des traits hérités de nos pères. On vous dit finement : « tout change, et notre corps lui-même, dont toutes les cellules sont renouvelées, au bout de sept ans. Ne vous opposez pas à la vie ». C'est très bien dit, mais n'oublions pas non plus que les cellules nerveuses, catégo­rie particulièrement noble, ne se renouvellent pas, elles. Celles qui meurent ne sont pas remplacées. Quant aux changements, il y a une période où ils sont accélérés, radicaux, c'est après la mort, dans la décomposition du cadavre. (Fin de la métaphore biologique.) \*\*\* L'autre force majeure qui favorise la dépersonnalisation, c'est la technique. Elle a modifié de fond en comble, et ne cesse de modifier, notre environnement. De ce fait, elle ravit l'esprit marchand, qui vit de nouveauté. La technique a aussi multiplié les moyens de communication. Elle fait que les dis­tances comptent pour rien, permettant du coup de prodigieux mélanges. Nous voilà dans un monde où tout marché est international, dimension nécessaire à des opérations rentables. Il faut donc une langue véhiculaire, et c'est l'anglais, à cause d'une prédominance de l'économie anglo-saxonne, et d'une apti­tude de cette langue à se simplifier jusqu'à l'élémentaire. Enfin, si le goût de la nouveauté et de l'exotisme, joint à la facilité des communications, engendre un véritable mouvement brow­nien de tourisme, il favorise non moins des déplacements plus durables, et l'immigration massive en Europe d'Africains et d'Asiatiques. Ce dernier fait est favorisé par l'esprit marchand (au moins autant que le tourisme), notre économie étant ainsi faite qu'elle doit tourner de plus en plus vite (ce qu'ors appelle la croissance) et qu'elle a donc besoin d'une augmentation rapide de nombre des producteurs-consommateurs. Il sem­ble même que, pour le moment, on a encore plus besoin de consommateurs que de producteurs. 18:324 La situation ainsi décrite a une forte action de dépersonna­lisation des peuples. La succession rapide des modes, le besoin insatiable de nouveauté, une véritable haine de ce qui est passé (ce qui s'est déjà fait, le périmé, le honteux) créent des habi­tudes inédites en fait de vêtements et de nourriture, habituent à des jeux étrangers, imposent pratiquement les voyages, et les séjours d'été (à la mer) ou d'hiver (à la montagne). Le mode de vie est bouleversé. Même les fêtes qui étaient des moments importants de la vie familiale, la Noël, Pâques, la Toussaint, ont perdu ce rôle et ne sont guère plus, pour la plupart, que des moments forts de la consommation. Le langage est envahi par l'anglo-pidgin et les nouveaux termes techniques, ou plutôt il tend à être constitué de ces deux éléments et de quelques mots orduriers. Ce néo-français constitue un phénomène lui aussi inédit de « langage instan­tané ». Pour plusieurs millions de ses pratiquants, dits encore « francophones » par passéisme, ce langage se greffe sur une langue étrangère, arabe, tamoul ou vietnamien. Dans ces condi­tions, il est exclu que soient transmis -- et restent vivants -- les contes, les légendes, les chansons qui ont bercé les enfants français de génération en génération. A cette imprégnation civi­lisatrice, qui contribuait pour une bonne part à modeler le caractère français et renforçait la cohésion nationale, on a vu se substituer les « tubes » internationaux, les bandes dessinées et les films de la télé. Ces derniers sont, notamment pour la consommation enfantine, d'origine japonaise ou américaine. Les héros des petits Français sont en conséquence des monstres de science-fiction, ou Davy Crockett, Zorro et Géronimo. Il est évident que ce sont aussi les héros des petits Mexicains et des petits Lapons. \*\*\* La convergence dont je parlais au début est visible. L'esprit révolutionnaire veut faire table rase. C'est le seul moyen pour arriver à une société rationnelle et heureuse. Il faut se débarrasser de toute trace du passé. Le passé, c'est le péché. 19:324 L'esprit ethnologique (ou : de reniement de soi-même) se propose le même but, même s'il affecte d'être sans passion, et de n'avoir qu'un souci scientifique. Mettre en question tout ce qui a fait vivre un peuple, tout ce qui l'a ému, diverti, exalté, c'est un bon moyen pour le laver de toute impureté, de tout élément irrationnel, et même pour le laver de tout contenu. L'esprit technique, joint à l'esprit marchand, s'accommode mal, lui aussi, de particularités fortes et anciennes. Il agit à la manière d'Haussmann. Au lieu de rues étroites et tordues, mal commodes, d'ailleurs insalubres, il va établir des ensembles géométriques, d'ailleurs renouvelables assez rapidement : l'inno­vation ne doit pas cesser. Il importe dans tous les cas de détacher les hommes de toute tradition, et de leur faire mépriser ce qui a duré. Plus ils seront débarrassés de tout lien, et déracinés, plus ils seront adaptables au monde nouveau. Voilà encore l'intérêt de l'émi­gration : un Turc, un Marocain transplantés sont plus vulnéra­bles à la modernité, n'ont pas la capacité de résistance qu'ils trouveraient dans leur environnement naturel. Et c'est ainsi qu'à la place d'un peuple dont les traits étaient fixés depuis des siècles (Tocqueville s'émerveillait de cette permanence), on aura un troupeau anonyme, sans mé­moire, sans langue et sans foi. Le matériel humain idéal pour les temps nouveaux et leur esclavage -- qui sera peut-être bien un esclavage dans l'abondance, où chacun, gavé, n'imaginera même pas qu'il ait à se plaindre. Mais peu importe. Georges Laffly. 20:324 ### Pages de journal par Alexis Curvers LIÈGE, 9 avril 88. -- Défense et illustration d'Am­nesty International. -- Deux groupes liégeois d'Amnesty International « *travaillent pour obtenir la libération immédiate et inconditionnelle de prisonniers religieux vietnamiens, privés de liberté parce qu'ils ont la foi* »*.* Et à cette fin ils préparent « *un souper-animation vietnamien, dont les bénéfices serviront à soutenir leur action en faveur du jésuite Joseph Nguyen Cong Doan et du moine bouddhiste Thich Tué Sy* ». Le souper aura lieu le 27 avril au collège Saint-Servais, que dirigent depuis toujours les RR.PP. jésuites. Ceux-ci donnent là un bel exemple d'œcuménisme assurément très large, puisque leur hospitalité s'exerce au profit non seule­ment d'un des leurs, mais aussi d'un dignitaire boud­dhiste, l'un et l'autre persécutés en raison de leur foi religieuse. 21:324 Lisant cela, on se dit : bravo donc. Voilà qui met à néant les bruits fâcheux qui ont couru sur Amnesty International, injustement soupçonné par d'aucuns de n'être qu'un instrument de propagande aux mains des communistes. Car il s'agit ici d'intervenir non plus comme d'habitude à l'encontre du général Pinochet, de Mme Thatcher ou de l'Afrique du Sud, mais bel et bien auprès d'un gouvernement communiste, à seule fin d'obtenir la libération « immédiate et inconditionnelle » de deux de ses victimes. L'honneur d'Amnesty est sauf. Malheureusement, la presse locale qui annonce la nouvelle y ajoute quelques précisions dont on peut se demander si elles sont dues à l'indiscrétion d'un journa­liste trop curieux, ou à l'incroyable naïveté des deux dames un peu trop bavardes qui organisent le souper vietnamien. Nous apprenons ainsi qu'il reste « *plus de six mille personnes détenues dans les camps de rééducation* » que le gouvernement du Vietnam « *ne prévoit pas de fermer dans un avenir proche, tout en assurant qu'il continuera à libérer les détenus dont l'attitude a changé* ». Il faut croire que les deux protégés d'Amnesty s'obstinent à garder une attitude qui laisse encore à désirer. Pourquoi d'ailleurs Amnesty s'intéresse-t-il si parti­culièrement à ces deux-là, plutôt qu'à leurs six mille compagnons d'infortune officiellement déclarés ? Leur édifiant curriculum vitae apporte à cette question une réponse claire comme le jour, facile à dégager des explications détaillées qu'Amnesty, dans son admirable candeur, ne craint pas de communiquer à la presse, et que voici en substance. Thich Tué Sy, « *ordonné grand moine en 1968, est considéré comme un lettré et un intellectuel de premier plan au Vietnam. Avant la chute de Saigon, il faisait partie de la secte bouddhiste An Quang, qui incitait la population vietnamienne à manifester pacifiquement son opposition à la guerre et aux violations des droits de l'homme au Sud-Vietnam* »*.* (Vous avez bien lu : au Sud seulement.) 22:324 « *Très logiquement, après 1975, An Quang continua à dénoncer ces violations et la discrimi­nation contre les croyants.* » Tant et si bien que, « *en 1977, six responsables d'An Quang furent arrêtés, et qua­tre ans plus tard le mouvement était dissous* » (précau­tions que les gouvernements antérieurs avaient négligé de prendre, tout « fascistes » qu'ils étaient, et combattus comme tels par ces mêmes moines bouddhistes). Ce mouvement n'eut pourtant qu'à changer de nom pour survivre à sa dissolution et rester en bons termes avec le nouveau régime dont il avait si bien préparé la vic­toire : il se mua du jour au lendemain en « *Congréga­tion bouddhiste vietnamienne* », désormais « *seul mou­vement bouddhiste reconnu par le gouvernement révolu­tionnaire provisoire* ». Notre Thich Tué Sy ne perdit rien au change ; tout au contraire, il devint « *proche collaborateur du président de cette Congrégation* » qui, on s'en doute, n'opposa pas plus de résistance au gou­vernement communiste que les Églises nationalisées de Chine ou de Russie n'en opposent aux autorités athées de Pékin ou de Moscou. Une loi fatale de l'histoire veut que toutes les révolutions dévorent tôt ou tard les hommes qui les ont le plus utilement servies. Le pro­tégé d'Amnesty s'arrangea pour y échapper jusqu'en avril 1984. On ne sait trop pourquoi il fut alors arrêté à son tour, inopinément forcé d'interrompre l'enseigne­ment universitaire qu'il dispensait jusque là en parfait accord avec le pouvoir communiste. Six autres moines de ses confrères, tous comme lui anciens membres d'An Quang, furent pris dans le même coup de filet. Mais de ces « *autres moines* » qui avaient comme lui fait longuement leurs preuves de pro-communistes exem­plaires, on ne nous parle pas. Lui-même est en prison depuis maintenant quatre années révolues. « *Aucune visite n'est autorisée* », mais sa santé est, paraît-il, « *très mauvaise* ». 23:324 Le cas du catholique Joseph Nguyen Cong Doan est exactement parallèle. « *Ce jésuite faisait des études à l'étranger quand il rentra au pays le 24 avril 1975, quel­ques jours avant la prise de Saigon par les troupes du Vietcong.* » Un tel retour précipité, dans une ville assié­gée dont tout le monde cherchait désespérément à s'en­fuir, montre assez de quel côté se portaient les vœux de ce rapatrié bénévole. Aussi en fut-il récompensé sur-le-champ par une promotion qu'il n'espérait peut-être pas si flatteuse : « *élu sous le gouvernement révolutionnaire provisoire Père provincial de la Compagnie jésuite viet­namienne* », il occupa tranquillement ce poste d'autorité jusqu'en 1980, date à laquelle la dite Compagnie jésuite vietnamienne eut à subir les mêmes ennuis que sa consœur la Congrégation bouddhiste, d'où résulta son abolition pure et simple. Ce n'était pas tout. Le jésuite ami du Vietcong fut bientôt arrêté lui aussi, avec six autres personnes dont Amnesty ne nous dit mot. Il partage depuis 1981 le même sort que son éminent homologue bouddhiste, et sans doute pour les mêmes raisons. La suite de l'histoire va de soi : « *procès iné­quitable* » en juin 83, condamnation à douze ans de prison « *pour complot visant à renverser le gouvernement et pour avoir diffusé de la propagande contre-révolution­naire* ». Il purge actuellement sa peine dans un camp de rééducation, en province. Tout espoir n'est donc pas perdu de le réemployer un jour au service du gouver­nement communiste. Quand même, dans l'affaire du jésuite comme dans celle du moine bouddhiste, si Amnesty International ne va pas jusqu'à plaider l'innocence ou l'erreur judiciaire, il semble estimer du moins que le verdict fut un peu sévère, que les délais sont un peu longs et l'avenir, un peu incertain. Qu'avait-il a oser de plus pour achever de nous convaincre de sa parfaite indépendance à l'égard de toutes les dictatures, tant communistes que fascistes ? 24:324 Ayant ainsi prouvé son éclatante impartialité, il n'attend certainement que de plus amples informations pour se pencher avec une égale sollicitude sur les quelques mil­lions d'autres personnes que le Vietcong et ses alliés ont réduites à l'esclavage, à la famine, à l'exil, aux pires misères et à la mort. Une dernière question cependant serait à éclaircir. Quels sont maintenant les sentiments des deux pri­vilégiés pour qui Amnesty demande grâce ? Dans leurs méditations de prisonniers, le jésuite et le bouddhiste ont-ils regret d'avoir été trop communistes ? ou de l'avoir été trop peu ? \*\*\* Avril 88. -- Une école catholique, dans la proche banlieue liégeoise. Élèves provenant de milieux très mo­destes, défavorisés. Familles plus ou moins catholiques, mais généralement encore moins pratiquantes. Chaque jour, une religieuse prépare le repas de midi pour les enfants qui en ont besoin. Elle sert également à déjeu­ner au curé de la paroisse, client habituel de ce restau­rant commode. Le vendredi le avril, neuf élèves sont à table, tous adolescents de 13 ou 14 ans. La religieuse apporte un plat de saucisses. A son grand étonnement, un garçon et une fille repoussent leur assiette et déclarent : -- C'est le vendredi-saint. Nous ne voulons pas manger de la viande. Un troisième convive se laisse entraîner par l'exem­ple et proteste à son tour, quoique plus timidement. Cette fillette cédera finalement à l'insistance de la reli­gieuse qui s'efforce de raisonner les deux irréductibles : -- Mais non, il n'y a rien de mal. Ce n'est pas défendu. Il faut de la viande, à votre âge. D'ailleurs, monsieur le curé en mange aussi. 25:324 Les deux jeunes catholiques impénitents furent donc seuls, ce jour-là, à célébrer la mort du Christ non seu­lement par l'abstinence, mais aussi par le jeûne. « *En vérité, je vous le dis : quiconque serait un sujet de scandale pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu'on pende à son cou une pierre à moudre et qu'on le jette à la mer* » (Matthieu, XVIII, 6). Mais combien y a-t-il de curés et de religieuses qui lisent encore l'Évangile ? \*\*\* Informations prises, la religieuse et le curé disaient vrai : les nouveaux commandements de l'Église ne prescrivent plus la traditionnelle abstinence de viande, même pour les jours où elle est cependant restée de règle dans la tradition populaire encore imprégnée de catholicisme. Pour être ainsi légalisé, le scandale ne fait pas moins mauvais effet dans l'âme des enfants qui n'y sont pas habitués. Paradoxalement, l'Église maintient en vigueur, seulement pour le mercredi des cendres et le vendredi-saint, l'obligation du jeûne, laquelle, au contraire de l'abstinence, était depuis longtemps en dé­suétude. Peut-être s'agit-il surtout de redorer le blason du fameux « carême de partage » ?... \*\*\* Avril 88. -- « Pendant la Révolution, les têtes rou­laient ; à présent, elles tournent », a dit Joseph de Maistre. Il aurait pu ajouter qu'elles avaient déjà beaucoup tourné avant 1789, dans les salons et dans les clubs ; sans quoi elles auraient eu quelque chance d'être moins nombreuses à rouler ensuite sur les échafauds. 26:324 Non seulement de Maistre disait vrai pour son temps, mais il prophétisait l'avenir. L'histoire qui se poursuit depuis deux siècles sous nos yeux montre assez que les têtes ont continué et continuent de plus belle à tourner quand ce n'est pas à rouler, souvent même à faire les deux à la fois. Plus elles tournent, mieux elles roulent. (De fait, *révolution* vient du verbe latin *volvere,* qui s'emploie dans l'un et l'autre sens.) Jamais époque autant que la nôtre n'a vu l'esprit humain divaguer dans le délire, et le sang couler à flots sur la terre entière. Alexis Curvers. 27:324 ### Quatre ans après *La position* «* apolitique *» *de l'UNAPEL* par Rémi Fontaine QUATRE ANS après la manifestation historique du 24 juin, on sait quelle est aujourd'hui la position soi-disant « *apolitique* » de l'UNAPEL (Union nationale des Associations de parents et élèves de l'enseignement libre) par la déclaration de son président en poste Jean-Marie Vaujour : « *Nous estimons que la loi de 1959, dans son état actuel, a fait l'objet d'un large consensus transcendant les clivages politi­ques. Elle doit demeurer, dans son état actuel, la loi fondamentale qui régit les rapports de l'enseignement privé avec les pouvoirs publics* » (circulaire adressée aux responsables de l'UNAPEL le 4 septembre 1987 à propos des échéances électorales de 1988). 28:324 La loi de 1959, c'est aujourd'hui -- il faut le savoir -- la loi Debré amputée de ses rajouts (loi de 1971 sur la notion de « *besoin scolaire* » et loi Guermeur de 1977) rendus justement nécessaires à cause de ses propres lacunes et de ses difficultés d'interprétation et d'application sur le terrain. Amputée de ses améliorations par la greffe du nouveau dispositif législatif mis en place par le ministre Chevènement en 1985 après l'échec du projet de son feu prédécesseur, Savary. La loi Guermeur prévoyait par exemple que les maîtres des classes sous contrat d'association seraient nommés « *sur propo­sition de la direction de l'établissement* »*,* alors que la loi Debré prévoyait seulement qu'ils seraient désignés « *en accord avec la direction de l'établissement* »*.* La loi de 1971 prévoyait, elle, que le besoin scolaire devait « *tenir compte du caractère propre* » pour autoriser ou non l'ouverture ou l'extension d'écoles libres, y ajoutant ainsi obligatoirement l'aspect qualitatif à l'aspect quantitatif. Ce que ne précisait pas la loi Debré... Par son décret du 12 juillet 1985, et sa circulaire du 23 novembre de la même année, Jean-Pierre Chevènement signi­fiait en effet le retour à son flou artistique et à sa nudité de la loi de 1959, notamment sur le choix des maîtres : « *le chef d'établissement peut exprimer son désaccord ; dans ce cas, l'auto­rité académique s'efforce, en concertation avec le chef d'établis­sement, de trouver une solution qui permette d'assurer le service, après avoir éventuellement demandé au chef d'établissement des éclaircissements sur sa position, l'autorité académique peut lui proposer, dans la mesure du possible, une ou plusieurs candida­tures ou lui demander de revenir sur sa position.* » (circulaire du 23 novembre 1985). L' « *accord* » prévu par la loi Debré avec la direction de l'établissement peut même aujourd'hui, le cas échéant, se trans­former en un « *désaccord* » sur les candidatures qui donne délibérément toutes les initiatives et tous les droits à l'adminis­tration laïque sans lui imposer aucun devoir. Le chef d'établis­sement, conclut justement une étude juridique du *Comité du 4 décembre,* est donc condamné à accepter les candidats choisis par l'autorité académique ou à les refuser sous peine de laisser ses classes sans maîtres. Son seul droit est de « *revenir sur sa position* » ! Fi du « *caractère propre* » de l'établissement dont le respect était demandé par la loi Guermeur. 29:324 En outre la loi Joxe-Chevènement reprend l'idée d'une sou­mission « *aux règles de l'enseignement public* » (et non plus « *règles générales* » comme dans la loi Guermeur) et inaugure le système des crédits strictement « *limitatifs* » (fixés par aca­démie, sans péréquation possible, et par année, sans révision possible à la rentrée scolaire). « *Suffisamment imprécis pour permettre des interprétations variables, ces textes,* commente Ghislaine Wettsein-Badour dans la Lettre d'Enseignement et liberté*, peuvent à la fois s'adapter aux exigences d'une temporisa­tion immédiate tout en contenant, pour l'avenir, le poison dont les adversaires de la pluralité scolaire auront besoin pour détruire à bas bruit, le moment venu, la liberté scolaire. En effet, interprétée dans un sens restrictif, la loi Joxe-Chevènement donne la possibi­lité à qui le souhaite d'asphyxier financièrement l'enseignement privé, de le marginaliser en limitant son développement et de le détruire de l'intérieur en infiltrant dans ses écoles des maîtres opposés à l'application de leurs projets éducatifs...* » Ce que M. Vaujour désigne donc comme un signe de ral­liement (au-dessus des « *clivages politiques* »), sous le terme pudique de « *loi de 1959 dans son état actuel* », n'est autre que la loi Joxe-Chevènement qui -- tout comme la loi Debré ini­tiale -- contient une arrière-pensée flagrante d'intégration pro­gressive. « *Bref,* avouait Jean-Pierre Chevènement dans son *Pari sur l'intelligence* (éd. Flammarion, p. 127), *j'ai arrêté un certain nombre de dispositions simples et pratiques qui, à mon sens, reprenaient tous les points positifs du projet Savary. Je n'ai fran­chement pas eu besoin de forcer mes principes laïques.* » Avait-on marché le 24 juin pour ainsi reculer ? Accepter sans broncher la disparition d'un acquis sans doute insuffisant mais réel pour l'école libre ? Voir déshabiller l'indigente loi Debré de la loi Guermeur pour un manteau de Noé à la mode Chevènement ? « *Comment pareille capitulation a-t-elle pu suivre semblable démonstration déforce ?* » interroge François Desjars dans *l'Action familiale et scolaire.* Dès les élections de 1986, l'urgent aux yeux de l'UNAPEL était « *l'application de la loi* (Chevènement) *dans sa lettre et dans son esprit* »*.* « *C'est dans la pratique,* déclarait M. Vaujour dans une conférence de presse du 21 janvier 1986, *que nous verrons si la loi est appliquée dans son esprit* (*...*)*. Si elle ne l'était pas, nous attaquerions les décisions qui ne s'y conforme­raient pas.* » 30:324 La lettre de la loi, on l'a vu, enlève purement et simple­ment les bienfaits obtenus par les lois de 1971 et de 1977. Quant à son intention, le législateur ne s'est pas privé de l'in­diquer : « *Il me semble qu'il est important de respecter en effet le genre d'éducation, mais il faut en même temps que soient affirmées la neutralité de l'enseignement et la nécessité de respec­ter la neutralité de cet enseignement. Telle est la règle d'or de l'association ou, le cas échéant, de la collaboration au service public.* » (Chevènement au Sénat, J.O. du 10/12/1984, page 4318.) Du reste, quand quelques représentants des comités et associations (hors UNAPEL) de défense de la liberté de l'enseigne­ment (*Comités du 4 décembre Nantes et Paris-Île de France, l'Union pour la liberté de l'enseignement en Sarthe* et *l'Associa­tion rhodanienne pour la liberté de l'enseignement*) furent reçus par l'actuel secrétaire de l' « enseignement catholique », le père Max Cloupet, le 8 janvier dernier, celui-ci reconnut en subs­tance que la législation actuelle n'était « *pas bonne* » et qu'elle devrait un jour être changée, mais qu'elle n'était pas cependant « *perverse* »*,* car « *dans son principe* » elle ne niait pas la liberté de l'enseignement ! Se réfugiant derrière la *Commission permanente* du *Comité national de l'enseignement catholique* (CNEC), il confirma que celui-ci souhaitait « *le maintien de la législation Joxe-Chevènement et du décret en vigueur concernant la nomination des maîtres* ». Il valait mieux en effet conserver dans l'immédiat ces textes imparfaits, votés par un gouverne­ment socialiste, se contentant d'en obtenir une application conforme à ses intérêts. On se demande vraiment quelle fascination exerce chez ces gens-là le pouvoir de gauche, comme si on ne voulait jamais lui porter ombre ! On se souvient peut-être des paroles histori­ques de Mgr Honoré (alors président de la *Commission épisco­pale du monde scolaire et universitaire*) au terme d'un certain comité national de l'enseignement catholique du 24 mars 1984 qui aurait dû rester confidentiel : 31:324 « *Ce que vos évêques redoutent, c'est que le problème de l'école, ne trouvant pas de solution, en vienne à provoquer une crise politique d'une nature telle que le pouvoir actuel ne pourrait résister à la contrainte d'une opinion qui utiliserait la liberté de l'enseignement comme le levier d'une contestation qui a aussi des raisons d'ordre social et économique. C'est la raison pour laquelle il faut bien mesurer les moyens à venir de faire pression sur le pouvoir. Si celui-ci devait succomber à une crise dont l'origine apparaîtrait imputable d'abord à la défense de l'enseignement privé, ce serait pour l'avenir un risque considérable. A la fois pour l'école catholique, pour les catholiques de France, pour l'Église. Dans la* « *mémoire historique* » *de la nation, un gouver­nement serait tombé à cause de l'école catholique. Et ce gouver­nement était celui qui portait les espoirs des couches populaires du pays !* » (*Présent* du 22 mai 1984.) Il est vrai que la même année, le fameux évêque d'Évreux, Mgr Gaillot, parlait de la loi Savary comme d'une chance pour « *mettre fin au dualisme scolaire dont nous souffrons tous* »*,* tandis qu'il s'opposait carrément à sa contestation comme un risque de faire percevoir l'Église « *liée une fois de plus aux par­tis de droite* ». Il avait mis en garde contre les risques de « *récupération* » de certaines prises de positions politiques de l'Église. « *Que signifie la crispation de l'Église sur cette institu­tion qu'est l'école privée ?* » demandait-il. Et il avait annoncé au *Nouvel Observateur* qu'il ne participerait pas à la manifestation du 24 juin... Mgr Gaillot exprimait sans doute tout haut ce que la plupart des évêques pensaient tout bas. C'est poussés par leurs ouailles que certains participèrent finalement aux manifestations de l'école libre, en traînant néan­moins les pieds et en négociant par derrière avec les socialistes. Manifestations réclamées depuis longtemps par « *la base* » et refusées au commencement par l'UNAPEL, décidée -- M. Vau­jour l'a officiellement rappelé depuis -- à accepter, comme Mgr Gaillot, la loi Savary dans sa version primitive. Faut-il rappeler que le président de l'UNAPEL de l'époque, Pierre Daniel, avait osé demander à tous les responsables de son Union de « *prendre contact avec les députés de la majorité* (socialistes et communistes) *de leur département* » pour les invi­ter à voter la loi Savary telle quelle, sans les durcissements supplémentaires que voulut lui imposer Pierre Mauroy lors du débat parlementaire (lettre du 10 mai 1984) ? « *Il serait dérai­sonnable,* affirmait-il par ailleurs, *d'exiger le retrait du projet Savary.* » 32:324 On comprend mieux alors les consignes stupéfiantes de l'ac­tuel président de l'UNAPEL données le 4 septembre dernier aux présidents départementaux et académiques de son mouve­ment, (juste après sa profession de foi en la « *loi fondamen­tale* » de 1959 habillée par la cautèle socialiste) « *C'est pourquoi nous avons décidé qu'il importait que le Mouvement n'intervienne pas, si peu soit-il* (sic)*, dans la cam­pagne qui s'ouvre* (*...*)*. Nous devons donc nous fixer pour règle de ne pas interroger les candidats ou les partis sur leurs intentions quant aux relations de l'enseignement privé avec les pouvoirs publics, ni répondre à leurs sollicitations éventuelles autrement qu'en réaffirmant notre position.* » Il y a plus grave. L'UNAPEL se garde quand même le droit d'intervenir, mais seulement « *si un candidat à l'élection présidentielle ou, dans la perspective d'élections législatives, un parti inscrivait à son programme des mesures visant à remet­tre en cause le consensus obtenu autour de cette loi fonda­mentale* ». D'un côté on prétend ignorer les intentions des candidats et des partis. De l'autre on entend pourfendre la moindre velléité de réforme touchant au monument intangible de 1959 restauré par Chevènement. Cette contradiction n'a qu'une explication à la lumière de ce qui vient d'être rappelé : on se « *planque* » derrière la loi Debré pour faire le jeu des socialistes. On veut en réalité celer les desseins de la gauche qui dispose avec la loi Joxe-Chevènement de l'arme cachée du crime parfait pour enfin réaliser son rêve idéologique d'un « *grand service public, unifié et laïc* »*,* auquel elle ne renoncera jamais et qu'on ne voit pas d'un si mauvais œil dans les états-majors de l'ensei­gnement catholique. Il faut à tout prix l'empêcher, comme dit l'UNI, de commettre une imprudence verbale qui révélerait ses véritables intentions : serrer à son heure le garrot législatif qu'elle a fabriqué autour du cou d'une école libre progressive­ment étouffée et absorbée. Empêcher surtout les électeurs de se souvenir contre quoi ils ont marché un certain 24 juin qu'ils prirent pour Gergovie mais qui n'était qu'un Alésia diplomati­que. La bienveillance des dirigeants de l'UNAPEL vis-à-vis du socialisme va jusqu'à cette discrétion trop complaisante pour s'interdire et interdire à ses membres d'interroger les candidats sur leurs conceptions politiques en matière scolaire. 33:324 Mais si on oublie ainsi délibérément les adversaires de l'école libre et leurs noirs desseins, on n'oublie pas en revanche ses amis vigilants et leurs légitimes revendications : si un can­didat ou un parti voulait assurer des conditions plus favorables à l'enseignement libre (soit dans le sens d'une nouvelle loi Guermeur soit dans le sens d'une réforme radicale comme celle de la séparation de l'école et de l'État), il se heurterait, nous prévient-on, à l'opposition véhémente de l'UNAPEL. Madame n'est pas demandeuse d'un nouveau décret ni de nouvelles propositions ! « *A ce degré d'inversion des rapports,* commente l'UNI, *on peut parler de perversion.* » Aussi ne s'étonne-t-on guère d'un recul de plus de Jacques Chirac en ce domaine (qu'il considère comme tous les autres d'un point de vue électoral). Se souvient-il seulement des mots qu'il prononçait à Nantes le 4 décembre 1985 : « *Ne croyez pas que le problème soit réglé. Ce n'est pas vrai. Il y a une grande hypocrisie à se taire ou une grande lâcheté, car en vérité, les socialistes poursuivent leur chemin* (*...*)*. Il faut que les responsables de l'enseignement libre le sachent : nous ne les laisserons pas poursuivre leur route, avec ou sans la complicité de qui que ce soit, et nous sommes bien déterminés à faire en sorte que, demain, l'abrogation de tous les textes existants et qui ont été faits par ce gouvernement dans ce domaine, et l'institution d'une nouvelle législation donnent à chaque famille le droit, sans pénalité, de choisir l'école de son choix.* » Demain n'est pas venu et l'ancien premier ministre n'a jamais voulu modifier, malgré ses promesses, une législation dont le principal intéressé se satisfaisait comme d'un étalon. Seul le Front national a inscrit dans son programme son aboli­tion par l'instauration notamment du *bon scolaire* qui répugne tant au monopole étatique qu'au monopole clérical mais qui donnerait d'abord la parole aux parents. C'est contre lui sans doute que l'UNAPEL destine ses seules flèches politiques selon l'habitude des « *apolitiques* »*...* 34:324 Paradoxalement, l'attitude des instances de l'enseignement catholique, qui prétendent tellement redouter la « *politisation* » du problème scolaire, relève d'un enjeu politique. En refusant constamment d'entraver l'action de la gauche au pouvoir, au prix même du sabordage de la défense de l'école libre, l'ensei­gnement catholique, derrière l'épiscopat, fait un choix évidem­ment politique qui a des effets considérables. C'est là son hypocrisie pour parler comme le Chirac d'hier. C'est là sa forfaiture. Rémi Fontaine. 35:324 ### Réflexions sur un bicentenaire par Michel Fromentoux LA SARABANDE OFFICIELLE « célébrant » le bicentenaire de la Révolution dite française va bientôt commencer. Celui qui, à la tête de la « Mission », succédera à MM. Michel Baroin et Edgar Faure -- si Dieu, ou plutôt l' « Être suprême »... lui prête vie -- se devra d'encenser de « grands ancêtres » aux mains tachées de sang. La bienséance exigera que l'on mette un manteau de Noé sur les seules grandes figures de ces années de folie : celles qui furent immolées. Ces dernières, la République aura toutefois du mal à les plonger complètement dans l'oubli. Déjà le souvenir du mar­tyre des Carmélites de Compiègne montant à l'échafaud le 17 juillet 1794 en chantant le *Veni Creator* est évoqué dans une plaquette sobre, mais fort émouvante, de l'abbé Denys Le Sayec, récemment parue aux éditions Téqui ([^2]). 36:324 Retenons aussi, entre de nombreux autres ouvrages sur cette sombre époque, celui que nous livrent les Publications Henry Coston ([^3]) sur *Les guillotinés de la Terreur* et qui, pour n'être qu'une simple liste, n'en est pas moins éloquent puisqu'il s'agit de la nomen­clature de toutes les personnes qui furent traduites devant le Tribunal révolutionnaire de Paris. On y trouve fort peu de nobles, mais surtout des artisans, des laboureurs, des mar­chands, des religieux, toutes personnes soupçonnées de tiédeur révolutionnaire pour avoir exprimé un peu trop haut leur mécontentement devant le blocage des prix ou des salaires ou pour avoir essayé de se soustraire aux réquisitions ; en applica­tion de la « loi des suspects » une simple dénonciation envoyait n'importe qui devant le tribunal et, le plus souvent, à l'échafaud. Et cela dans un pays qui venait de proclamer solennellement les « Droits de l'homme » ! \*\*\* La criminelle supercherie que masque cette expression n'est plus à démontrer. Notre attention vient toutefois d'être attirée par un article dithyrambique de Mme Madeleine Rébérioux, profes­seur à l'Université de Paris VIII, paru sous le titre *Des Droits et des Droits seuls !,* dans la *Lettre de la Mission du bicentenaire.* Après avoir rappelé qu'en août 1789 la Constituante avait rejeté par 570 voix contre 433 un amendement visant à accompagner la déclaration des *droits* d'une déclaration des *devoirs,* l'auteur pré­sente la thèse que fit triompher un certain Adrien Duport, juriste : « Il soulignait la grandeur des droits qu'il fallait procla­mer : des droits plus nombreux sans doute, mais éternels -- « les droits sont toujours les mêmes » -- aptes à fixer les principes et, selon le mot de Barnave, à « guider l'esprit » au contraire des devoirs qui, multiples comme les lois, portent nécessairement les couleurs du temps et celles du caractère national. » Et sur sa lancée, Mme Rébérioux ajoute que cette thèse nous concerne encore : « Au fil de l'histoire qui les a enrichis et continuera de les enrichir, l'énoncé des Droits de l'homme et du citoyen vise essen­tiellement les principes. Ils sont donc nécessairement à déclarer, à proclamer, et les devoirs n'en sont pas les corrélats. 37:324 Laissons donc les devoirs relever de la loi et de ceux qui, mandataires de la nation, sont élus pour l'instituer. Les contraintes, les insti­tutions qui les régulent, c'est à la loi de les fixer. Les droits, quant à eux, relèvent d'un tout autre ordre. » Vous avez bien lu : pour Mme Rébérioux, les devoirs ne sont pas les « corrélats » des droits. Autrement dit si les droits sont inscrits dans la nature même de l'homme, les devoirs, eux, ne relèvent que du législateur. Voilà une assertion vraiment monstrueuse : les devoirs n'ont alors plus d'autre justification ni d'autre fondement que la manière dont l'État entend régler l'exercice des « droits de l'homme », on est tout simplement sur la voie du totalitarisme, tandis que la négation de tout devoir supérieur à la volonté de l'État assimile en fin de compte le devoir à un pur légalisme et aboutit à tuer la notion même de devoir. Si Mme Rébérioux peut ainsi écrire n'importe quoi, c'est parce que les « Droits de l'homme » dont elle parle sont de faux droits. Fondés uniquement sur l'homme lui-même, ils ne peuvent qu'engendrer une société où la loi et les devoirs qu'elle prescrit sont du domaine du contingent. Une société nécessai­rement portée à imposer le totalitarisme de l'artificielle et aléa­toire « volonté générale »... La vérité est tout le contraire de ce qu'ont pensé les idéolo­gues de 1789 : non seulement les droits et les devoirs sont tou­jours en étroite corrélation, mais les droits -- les vrais droits de l'homme -- ont leur *racine* dans les devoirs. D'abord dans les devoirs de l'homme envers Dieu : les droits fondamentaux de l'homme au sein de sa famille, de sa patrie, de sa profession n'ont aucune consistance s'ils ne sont liés au devoir de connaî­tre et servir le vrai Dieu, de pratiquer là vraie religion, d'accé­der au Vrai, au Beau, au Bien auxquels l'homme est destiné. Ensuite les devoirs envers le prochain : rien ne sert de procla­mer les droits de l'individu sans rappeler la société à ses devoirs et réciproquement, rien ne sert de proclamer les droits des enfants si l'on ne parle des devoirs des parents, de procla­mer les droits des employés si l'on occulte les devoirs des employeurs, et il va également de soi qu'il est malhonnête et condamnable de revendiquer des droits dans une communauté si l'on ne s'y reconnaît aucun devoir... 38:324 Tout cela est bien sûr contenu dans le Décalogue, « authen­tique fondement des droits et devoirs de l'homme en société », comme l'a dit si justement Jean Madiran. A l'inverse de Mme Rébérioux et des Constituants, le Décalogue pose *d'abord* les devoirs. « Un seul Dieu tu adoreras » fonde la dignité de l'homme autrement plus que le droit -- très équivoque -- à la liberté religieuse ; « Tu ne voleras pas » est la meilleure des protections du droit de propriété, lequel a pour limite le bien commun ; « Tes père et mère honoreras » est le plus solide fondement de la liberté de tester et de transmettre à ses enfants l'éducation à laquelle ils ont droit ; « Tu ne tueras pas » est autrement plus fort que le « droit à la vie » qui trop souvent fait oublier les différences entre les pires criminels et les gens honnêtes, ou qui encore sacrifie la vie de l'enfant à naître à la « qualité » de la vie... etc. Mme Rébérioux se trompe sur toute la ligne. La corrélation des droits et des devoirs est tellement inévitable que de faux droits sont forcément en relation avec de faux devoirs. Ainsi ces droits de l'homme sans Dieu, ces droits contre nature, ces droits de l'homme qui ne veut dépendre que de lui-même, on ne peut les inculquer à une société qu'en imposant à celle-ci des devoirs tout aussi contre nature. Par exemple, le droit à la liberté de conscience, caricature du droit d'accéder à la Vérité, a besoin pour exister que l'État fasse un devoir aux enseignants des écoles publiques de mettre toutes les idées et toutes les reli­gions sur le même plan. L'État va même plus loin dans sa logique quand il se fait un devoir de harceler les écoles catho­liques ou de les tenir en laisse. Sur un autre plan, remarquons que le fait de voir dans l'homme lui-même le fondement de toute autorité, d'où découle le mythe de la volonté générale, amène l'État à imposer comme un devoir à chacun de renon­cer à considérer les intérêts concrets de sa famille, de sa com­munauté naturelle, de sa profession, pour mieux « coller » à la volonté de l'homme collectif : ainsi a-t-on, en vertu des principes de 1789, centralisé à outrance. 39:324 Le bilan des « Droits de l'homme » est, deux cents ans après, absolument catastrophique. Pour avoir cru que l'homme est à lui-même sa propre fin, pour avoir nié qu'il avait d'abord des devoirs envers Dieu puis envers son prochain pour l'amour de Dieu, pour avoir oublié que sa dignité est essentiellement dans le fait d'être ordonné à la Vérité, les faux « droits » dont on l'a affublé se retournent contre lui et, les devoirs eux-mêmes ayant disparu, il se retrouve aujourd'hui pris dans un étau d'obligations conformistes et de groupes de pression qui le cul­pabilisent dès qu'il tente de s'en libérer. 1789 a porté un coup terrible à la liberté. \*\*\* Au moins, nous dira-t-on peut-être, la Déclaration des droits de l'homme a permis à chacun d'émettre ses opinions. Voilà une illusion qui ne saurait résister à la lecture de l'ouvrage de Gustave Corçâo, *La découverte de l'Autre* ([^4]). Une étude très serrée de sa propre expérience a bien vite amené le grand écri­vain brésilien à conclure que l'opinion est en l'homme ce qu'il y a de plus misérable et qu'il n'y a pas lieu de se glorifier de vivre dans un régime qui en fait le fondement de la vie politi­que. « Le mécanisme de l'opinion peut être décrit comme une volonté qui s'interpose entre l'intelligence et son objet. La juste proportion de l'esprit à l'objet, *adequatio rei et intellectus,* s'en trouve empêchée, car celle-ci ne parvient à s'établir que dans une libre confrontation de l'intelligence avec les choses, c'est-à-dire dans la contemplation. (...) Le grand péché de la pensée moderne a son origine dans cette inversion interne, par laquelle la volonté s'arroge un droit de conquête dont l'intelligence seule détient le primat. » Gustave Corçâo met évidemment le doigt sur ce qui est le grand péché révolutionnaire : une rébellion contre la réalité des choses que l'on ne cherche plus à voir en elles-mêmes mais comme on voudrait qu'elles soient. Le subjectivisme, véritable forme d'orgueil (« Vous serez comme des dieux »), s'est substi­tué à l'objectivité traditionnelle, humble soumission à l'ordre naturel voulu par Dieu. On a cri y gagner plus de liberté, on n'a finalement récolté qu'un vulgaire droit à la licence dans la pensée qui est tout le contraire de la liberté. Le livre de Gustave Corçâo est l'un de ceux qu'il faut lire et méditer en vue d'une ferme réforme morale et intellectuelle. \*\*\* 40:324 Cette rupture avec l'objectivité qui avait fait la force, l'unité et la continuité de l'Ancien Régime, fut effective dès le mois de juin 1789, lorsque les États Généraux décidèrent de s'ériger en Assemblée nationale et firent serment de donner une constitu­tion écrite à la France. « Désormais, lit-on dans les excellents fascicules de *L'Action Familiale et Scolaire* intitulés *Pour en finir avec la Révolution* ([^5]), l'autorité repose sur les décisions de l'Assemblée, c'est-à-dire sur les opinions des députés (ou de leurs clubs, groupes, sociétés...). C'est plus que le début d'un changement de régime. C'est un changement de philosophie politique. On renonce à l'ordre des choses et aux hiérarchies issues de la réalité pour adopter la référence aux opinions per­sonnelles et collectives comme expression de la réalité. Aboutis­sement d'un long travail de « révolution dans les esprits » selon le mot de Voltaire. » Les communautés naturelles -- familles, corporations, communes, paroisses, pays, provinces, « Ordres », etc. -- s'é­taient épanouies tout au long du règne des Capétiens. Chaque Français y jouissait de la liberté de s'exprimer dans le rayon de ses compétences, tandis que les inégalités naturelles se faisaient protectrices dans le souci constant de solidarités concrètes. Ces communautés représentaient le « pays réel » dans toute sa diversité, et, au sommet, le Roi garantissait la bonne harmonie, veillant notamment à ce que des féodalités ne vinssent pas entraver l'exercice des droits de chacun ; il avait lors de son sacre juré de « faire bonne justice à chacun selon ses droits », et il possédait assez d'indépendance pour rappeler aux Grands qu'ils avaient des devoirs. C'est cette société conforme à l'ordre naturel qui fut détruite dès les premiers jours de la Révolution. Résultat : depuis lors, les Français sont invités à donner leur opinion sur toutes sortes de problèmes généraux qu'ils ne connaissent pas, alors que la gestion de leurs affaires concrètes est aux mains des administra­tions, l'écran des réalités ne devant pas faire obstacle entre l'individu-électeur et la propagande des partis politiques... 41:324 Avec cela les anciennes solidarités ont fait place à l'esprit de revendi­cation et à la lutte des classes, et l'État, toujours esclave de l'opinion, est impuissant devant les groupes de pression, partis, syndicats, ligues diverses -- les nouvelles féodalités... Le pays est sans cesse en état de guerre civile larvée et les problèmes sociaux deviennent inextricables. Juste retour des choses : on ne saurait jouer impunément avec l'ordre naturel. Puisse ce bicentenaire qui déshonore la France amener les Français à réfléchir et à reconnaître que la volonté révolutionnaire de sans cesse refaire le monde à l'image et à la ressemblance de l'Homme est en fait une prétention suicidaire. Michel Fromentoux. 42:324 ### Le mystère de 1789 par Jacques Ploncard d'Assac UNE RÉVOLUTION n'est pas un commencement, mais un aboutissement. On dit : une révolution a éclaté. Le mot est parfaitement juste. Elle éclate dans une société comme un fruit pourri. Elle est à la fin des choses qui l'ont déterminée. Joseph de Maistre a eu un mot très fort là-dessus : « *La Révolution,* a-t-il écrit, *a été préparée par ses victimes.* » Louis Blanc, qui était franc-maçon, note dans son *His­toire de la Révolution française,* qu'elle est « issue des plus lointains soulèvements de l'esprit », qu'elle a « contenu toutes choses dans ses profondeurs », et il en trace le che­minement, passé et futur, car la Révolution n'est pas termi­née : « La Révolution, dit-il, préparée par les philosophes, continuée par la politique, ne s'accomplira que par le socia­lisme », et, pour cela, explique-t-il, elle « devait commencer par la théologie ». 43:324 Nous y voilà. Nous sommes au point de départ de la Révolution. Il se trouve dans toutes les hérésies accumulées au cours des siècles et dont les loges maçonniques furent, au XVIII^e^ siècle, comme l'égout collecteur. Revenons à Louis Blanc. C'est un guide sûr pour com­prendre l'histoire secrète de la Révolution française : « Il importe, écrit-il, d'introduire le lecteur dans la mine que creusaient alors sous les trônes, sous les autels, des révolutionnaires bien autrement profonds et agissants que les encyclopédistes. » Et il montre « une association composée d'hommes de tous pays, de toute religion, de tout rang, liés entre eux par des conventions symboliques, engagés sous la foi du serment à garder d'une manière inviolable le secret de leur existence intérieure, soumis à des épreuves lugubres, s'occupant de fantastiques cérémonies... » Cette association, c'était la franc-maçonnerie. Et le plus curieux, c'est que l'on était incapable d'en dire l'origine. Les uns la faisaient remonter aux mystères de l'Égypte, d'autres aux constructeurs des cathédrales, d'autres aux Templiers, d'autres encore à Adam lui-même, et les his­toriens ont répertorié, dans les publications maçonniques, plus de cent origines différentes. C'est 99 de trop, à moins que notre explication ne soit la bonne : la franc-maçon­nerie, égout collecteur de toutes les hérésies. Louis Blanc ne nous contredit pas. Qu'apprenait l'initié dans les loges ? Il nous le dit très clairement « Le récipiendaire apprenait que le but de la franc-maçonnerie était d'effacer les distinctions de couleur, de rang, de patrie, d'anéantir le fanatisme... » Bref, tout un ensemble d'idées « qu'on exprimait sous l'allégorie d'un Temple immatériel, élevé au Grand Archi­tecte de l'Univers par les sages des divers climats ». C'est ce que nous appelons aujourd'hui l'œcuménisme mondialiste, et comme aujourd'hui, où cela conduit-il ? « Par le seul fait des bases constitutives de son existence, la franc-maçonnerie tendait à dénier les institutions et les idées du monde extérieur qui l'enveloppait. » Elle était, elle est toujours, une Contre-Église. 44:324 Mais bien entendu, cela ne s'avoue pas tout d'un coup. Son recrutement avait cherché à gagner les classes diri­geantes. Il y avait dans la noblesse et le haut clergé des imbéciles dont, dit froidement Louis Blanc, « la vie maçon­nique ne servait qu'à charmer l'orgueil » et « à occuper les loisirs ». Et puis, il y avait ceux « que l'esprit des révolutions agitait ». \*\*\* Comment tenir ensemble les premiers, qui servaient en quelque sorte de couverture à la franc-maçonnerie, et les seconds qui préparaient les Journées révolutionnaires ? Louis Blanc nous donne la réponse cynique : « Les choses symboliques se plient aux interprétations les plus diverses. » Ce fut un premier leurre. On compléta la méthode par la création « des arrière-loges réservées aux âmes ardentes ». Ce sont les hommes de ces arrière-loges que l'on verra, dans la suite des Journées révolutionnaires, pousser la Révo­lution aux extrémités et envoyer impassiblement à la guillo­tine les maçons qui n'avaient vu dans la maçonnerie qu'un moyen d'occuper les loisirs ou de satisfaire des vanités par des hochets au symbolisme mystérieux. \*\*\* Cependant des choses transpirèrent et, écrit Louis Blanc, « il ne faut donc pas s'étonner si les francs-maçons inspirè­rent une vague terreur aux gouvernements les plus soupçon­neux ; s'ils furent anathémisés à Rome par Clément XII, poursuivis en Espagne par l'Inquisition, persécutés à Naples, si, en France, la Sorbonne les déclara *dignes des peines éter­nelles.* Et toutefois, grâce au mécanisme habile de l'institu­tion, la franc-maçonnerie trouva dans les princes et les nobles moins d'ennemis que de protecteurs. Il plut à des souverains, au grand Frédéric, de prendre la truelle et de ceindre le tablier. 45:324 Pourquoi non ? L'existence des hauts grades leur étant soigneusement dérobée, ils savaient seule­ment, de la franc-maçonnerie, ce qu'on leur en pouvait montrer sans péril ; et ils n'avaient point à s'en inquiéter, retenus qu'ils étaient dans les grades inférieurs où le fond des doctrines ne perçait que confusément à travers l'allégo­rie, et où beaucoup ne voyaient qu'une occasion de divertis­sements, que des banquets joyeux, que des principes laissés et repris au seuil des loges, que des formules sans applica­tion à la vie ordinaire, et, en un mot, qu'une comédie de l'égalité ». Mais, poursuit Louis Blanc (et là, je vous demande d'être très attentifs) mais, en ces matières « la comédie touche au drame ». Tous ces nobles légers et libertins « furent amenés à ser­vir aveuglément de leur influence les entreprises latentes dirigées contre eux-mêmes ». Parmi ces princes débauchés, il en est un qui alla plus loin dans la collaboration à l'entreprise révolutionnaire, et plus consciemment. Ce fut le duc de Chartres, futur duc d'Orléans, puis « Philippe Égalité », même s'il devint un jour, comme le dit Louis Blanc, « suspect à la révolution, et qui le tua ». Voici le portrait qu'il en trace : « Quoique jeune encore et livré aux étourdissements des plaisirs, il sentait déjà s'agiter en lui cet esprit d'opposition qui est quelquefois la vertu des branches cadettes, souvent leur crime, toujours leur mobile et leur tourment. La franc-maçonnerie l'attira. Elle lui donnait un pouvoir à exercer sans effet ; elle promettait de le conduire, le long de che­mins abrités, jusqu'à la domination du forum... à côté du royaume connu, où la fortune avait rejeté sa maison au second plan, elle lui formait un empire peuplé de sujets volontaires. » 46:324 Philippe d'Orléans accepta la Grande-Maîtrise de la franc-maçonnerie. Et voilà que se met à partir du mystérieux Grand-Orient toute une correspondance avec les loges du royaume, portant des instructions « dont un chiffre spécial et un langage énigmatique ne permettaient pas aux regards ennemis de pénétrer le sens ». « De ce moment, révèle Louis Blanc, la franc-maçonnerie s'ouvrit, jour par jour, à la plupart des hommes que nous retrouverons au milieu de la mêlée révolutionnaire. » Dans la loge des *Neuf Sœurs* vinrent successivement se grouper Garat, Brissot, Bailly, Camille Desmoulins, Condorcet, Chamfort, Danton, dom Gerle, Rabaut Saint-Étienne ; Pétion, Fauchet, Goupil de Préfeln, Bonneville, Sieyès, Laclos, La Touche, Sillery, Custine, les deux Lameth et La Fayette. Si nous revenons à chacun de ces noms, qu'est-ce que nous constatons ? Que chacun à son tour a servi les desseins du pouvoir occulte dont il était l'affilié, mais qu'aucun n'a dura­blement fait servir la maçonnerie à ses desseins propres. C'est toute la duperie des sociétés secrètes dans lesquelles s'engagent les imprudents arrivistes qui croient pousser leurs affaires et ne sont, en fait, que des pions, placés et déplacés par ceux qui les manipulent. \*\*\* Si parfaite que fût l'organisation de la franc-maçonnerie, son recrutement était encore trop mêlé. Il fallait trouver des combinaisons nouvelles. Ce fut à quoi s'employa un homme dont Louis Blanc dit qu'il fut « un des plus profonds conspira­teurs qui aient jamais existé ». Il s'agit du Dr Weishaupt, pro­fesseur de droit canonique à l'Université d'Ingolstadt, en Bavière. Voici la combinaison nouvelle qu'il inventa : « Par le seul attrait du mystère, par la seule puissance de l'association, soumettre à une même volonté et animer d'un même souffle des milliers d'hommes pris dans chaque contrée du monde, mais d'abord en Allemagne et en France ; faire de ces hommes, au moyen d'une éducation lente et graduée, des êtres entièrement nouveaux ; les rendre obéissants jusqu'au délire, jusqu'à la mort, à des chefs invisibles et ignorés ; 47:324 avec une légion pareille, peser secrètement sur les cœurs, envelop­per les souverains, diriger à leur insu les gouvernements, et mener l'Europe à ce point où toute superstition fut anéantie, toute monarchie abattue, tout privilège de naissance déclaré injuste, le droit même de propriété aboli et l'égalité des premiers chrétiens proclamée, tel fut le plan gigantesque du fondateur de l'*Illuminisme.* » Louis Blanc s'étend longuement sur l'*Illuminisme,* mais ce qui nous intéresse, c'est ce qui résulta de son introduction dans la trame de l'histoire : « Ce fut alors, nous dit-il, que s'établit cette administra­tion partout invisible et partout présente dont parlent si souvent les écrits contemporains. D'insaisissables délateurs firent circuler, d'un lieu à un autre, comme par un fil élec­trique, les secrets dérobés aux cours, aux collèges, aux chan­celleries, aux consistoires. On vit séjourner dans les villes certains voyageurs inconnus, dont la présence, le but, la fortune, étaient autant de problèmes. » \*\*\* Mais les plans les mieux conçus sont toujours à la merci d'une trahison. Ce qui arriva. Démasqué, Weishaupt dut s'enfuir et se réfugier chez un prince à l'esprit quelque peu détraqué, le duc Ernest de Gotha. Cependant, les *Illuminés* subsistaient. On retrouve leur trace dans les clubs les plus extrémistes de la Révolution. On imagine les complicités qui se nouent entre les affiliés, même s'ils se trouvent dans des factions différentes au hasard du mouvement révolutionnaire. Si parfaite que fût l'organisation secrète de la franc-maçonnerie, si étendue que puisse être sa pénétration, si inattentifs que pussent être les gouvernements, cela ne suffit pas pourtant à faire une révolution. Il fallait que l'opinion soit pénétrée des idées révolutionnaires, même si elle ne se rendait pas compte d'où elles venaient, qui les soufflait ; et cela était même préférable. 48:324 Taine observe, dans son *Histoire de la France contempo­raine,* qu'il n'est « rien de plus dangereux qu'une idée géné­rale dans des cerveaux étroits et vides : comme ils sont vides, elle n'y rencontre aucun savoir qui lui fasse obstacle ; comme ils sont étroits, elle ne tarde pas à les occuper tout entiers ». Cette occupation va être l'objectif de la presse qui naît véritablement avec la Révolution. Plus de 150 journaux paraissent en 1789, et 140 en 1790. Rivarol ne s'y est pas trompé. Pour lui, « l'imprimerie est l'artillerie de la pensée ». Il y a peu d'études sur cette relation étroite entre la presse et l'histoire. Et pourtant, qu'est-ce qui détermine le comportement des individus dans la bataille politique ? C'est évidemment la notion qu'ils se font des choses. Et ils se la font comment ? Par ce qu'ils lisent dans les journaux. Dans sa très intéressante *Histoire de la Presse,* M. Hatin pouvait affirmer que « c'est dans les principaux organes de chaque parti que l'on trouvera l'histoire de la Révolution ; l'histoire vraie, authentique, écrite jour par jour par des contemporains, et commentée par d'autres contemporains. Nulle part on ne voit plus clairement le but où tendent les esprits, les espérances que firent naître les premiers succès de la réforme, les résistances qu'ils soulevèrent, les mécomptes qui attendaient les vainqueurs aussi bien que les vaincus, les excès des uns et des autres ». Je vous assure que c'est une lecture passionnante et révé­latrice que celle des journaux de la Révolution. On y fait une découverte essentielle : les contemporains n'ont pratique­ment rien ignoré de ce que nous savons. Les mémoires, les souvenirs, les confidences des survivants de la Révolution n'ont que peu apporté à la connaissance et à la compréhension des faits. Jacques Ploncard d'Assac. 49:324 ### Le livre et la vie de Marie Seurat par Danièle Masson « Aussi loin que je me souvienne, la mort m'a fascinée... A Oxford -- j'avais dix-neuf ans -- je me suis réveillée par un tranquille dimanche matin sem­blable à tant d'autres... Je n'étais pas une littéraire. Je ne jouais pas à l'héroïne de Sartre... J'ai étalé tous les barbituri­ques rapportés de Beyrouth où on se les procurait sans ordon­nance... J'étais une étudiante choyée... Vingt fois de suite, j'ai avalé la petite mort râpeuse. Je n'avais pas de raisons de mou­rir. J'en avais encore moins de vivre. » Là, dans la confidence qu'elle livre à la fin de son livre ([^6]), se trouve le secret de Marie Seurat. Le secret de son refus constant des pitreries médiatiques ; le secret de sa ténacité dans l'attente, en « veuve abusive », et de sa rage à regarder la mort en face ; le secret, bientôt peut-être, d'une conversion, elle, Syrienne et chrétienne, mais de nulle part et qui « ne croyait pas au Dieu bon ». Il lui fallait, pour vivre, non pas les rails et les balises qu'elle détestait autant que Michel Seurat, mais de vraies raisons de vivre. 50:324 On a surtout retenu d'elle l'irruption sauvage d'une jeune femme révoltée, et qui voudrait que ses filles soient, comme elle, « provocatrices, indomptées, qu'elles ne se laissent pas mater ». Elle a refusé le jeu des adultes, l'usage de la langue de bois, le rôle de veuve douloureuse pour âmes sensibles : ses petites filles ? « Merci, les orphelines se portent bien. » Invitée au journal télévisé à parler de son mari après la présentation d'un film de Deneuve, elle lance à Elkabach : « On digère vos informations comme des Danone. » Elle n'accepte rien. Ni les messages de Mitterrand et de Chirac qui, cohabitation oblige, font monter les enchères ; « Jack Lang et François Léotard auraient pu se réconcilier autour de l'impression d'un T-shirt ! » Ni les « comités de soutien » organisant courses de voiliers, matches de foot, crêpes-parties pour la libération des otages. Elle dénonce les tours de piste de Jean-François Kahn procla­mant à Beyrouth, nouveau Tartarin : « Je viens chercher Kauffmann et Seurat. » Elle raconte avec férocité le détourne­ment de l'avion de la T.W.A., les pirates de l'air devenus les nouvelles vedettes de l'actualité, le cameraman demandant à l'un d'eux : « Pointe un pistolet sur la tempe du pilote ! ça fera plus dramatique ! », puis tous « emmenés comme une troupe scoute », allant faire leurs adieux au bon M. Berri. Ses accusations sont aussi pour elle une délivrance, une façon de crever l'abcès. A quelques semaines de l'échéance électorale, elle fait savoir que le corps de son mari repose dans un cime­tière de la banlieue sud de Beyrouth, et que le quai d'Orsay a refusé son rapatriement : « Il valait mieux laisser le décès en pointillés. » Elle, fille d'Alep, dénonce les naïfs cantiques à la bonne volonté des ravisseurs, retransmis par les media : « Que ceux qui ont pouvoir de vie sur vous vous comprennent enfin ! L'heure est venue pour que le mot liberté ait le même sens, quelles que soient la bouche et la langue de ceux qui le pro­noncent. » Ce langage tenu par les journalistes occidentaux, par Lionel Jospin, par Simone Veil, etc.... les Palestiniens l'avaient mis au point quinze années durant et avaient « trouvé chez les pro-iraniens des élèves doués et heureux de s'instruire ». 51:324 Yasser Arafat lui aussi « œuvra pour la libération des otages ». Et le cheikh Fadlallah, « le chat fourré de l'intégrisme », qu'elle a rencontré, attendant « un ascète au regard de braise », et trou­vant « un petit homme adipeux au visage luisant, d'énormes bagues ornant ses doigts boudinés » a, lui aussi, proclamé qu'il condamnait les prises d'otages. On retrouve cette langue de bois œcuménique, qui désarme l'Occident et permet impuné­ment à l'Est de s'armer pourvu que le langage soit sauf, que le pacifisme soit la religion universelle. Marie bute contre l'impos­ture œcuménique : « J'attendais la clarté, le simple courage et qu'on veuille bien ne pas mêler le mensonge à la mort. » L'Orientale Marie Seurat sait que les preneurs d'otages ne se laissent pas attendrir par les bons sentiments ; que le temps travaille pour eux, car « le temps de l'Orient n'est pas celui de l'Occident » ; que, dans l'immense kermesse où, toutes éti­quettes confondues, la classe politico-médiatique se congratule, les ravisseurs ont « trouvé la poule aux œufs d'or ». Les télé­spectateurs ont vu Marie Seurat, seule, refuser de jouer le jeu « La France est devenue une carpette. » Elle se prend à regret­ter les méthodes des Soviétiques qui savent, eux, récupérer sans tractations leurs otages vivants. « Je reste étrangère et dois renoncer à comprendre cette vieille démocratie frileuse et pol­tronne, moi, la fille d'un Orient totalitaire et brutal. » Michel et Marie Seurat formaient un couple étrange. La petite névrosée d'Oxford trouve dans la guerre une sorte de drogue : « A Beyrouth, les névroses individuelles se perdent dans l'immense folie collective. » Elle fait des Libanais un portrait-charge qui est aussi une esquisse de l'homme éternel pour eux, « le décor dantesque et saugrenu, où tout semblait conçu par un humour féroce », la confrontation permanente avec la mort, étaient l'ingrédient d'un bonheur artificiel. Elle a toujours aimé, comme son mari, jouer avec la vie et la mort comme à quitte ou double. Pour ses amis, « la vodka et l'arak coulent à flots. Dehors, Beyrouth tonne. Mais ceux-là, rien ne les dégrise, même pas une roquette qui frôle la rampe du bal­con ». Elle, c'est la guerre qui la grise, et elle trouve à la paix un goût d' « eau plate » ; jusqu'à ce que la montée de l'inté­grisme musulman, enfin compris, la dégrise. 52:324 Elle s'était volontairement exclue de la vie intellectuelle de son mari, sans en dire la raison. Mais, née Mamarbachi, « fleur du capitalisme et du féodalisme révolus », elle était ignorée par les intellectuels syriens que fréquentait Michel. Elle détestait le style « attaché culturel et arabisant ». Je crois que, partageant avec son mari la passion pour la vitesse, le risque, le désert, aimant son nomadisme, se demandant si elle l'aurait aimé, pro­fesseur à Paris, dans une vie sans errance, elle se méfiait ins­tinctivement, en revanche, de la passion de Michel Seurat pour l'Islam « morbide et noir ». Comme les proies des prédateurs, il était fasciné par les extrémismes. Bien sûr, pour elle aussi « l'Islam, c'est la grande mosquée d'Alep, les battements d'ailes des pigeons autour de ses bassins, le chant du muezzin qui donnait sa lumière aux aurores de sa vieille ville », c'est « cette terre proche, ce champ du voisin que papa et Michel regar­daient du même œil amical ». Mais pour Michel Seurat, paladin de causes imaginaires, comme beaucoup d'intellectuels occiden­taux, on devine qu'il y a aussi un Islam de rêve, qu'il n'a pu démythifier qu'auprès de ses geôliers, sous la torture physique et morale. Celui qui « n'était à l'aise qu'en plongée sous-marine », et traquait une idée comme on chasse un mérou, n'était pas sans courage, et consacra une étude à la Syrie, *État terroriste, terrorisme d'État,* qui peut-être lui valut la mort. Mais on devine dans ce courage une part d'inconscience. Si « l'orientaliste a été tué par son Orient », si les mensonges et l'imposture à propos d'un homme intègre révoltent Marie, il est probable que l'intellectuel rêveur et doux a été séduit par ce qui lui ressemblait le moins, et n'a pas pris la juste mesure du fanatisme musulman ni de la dissimulation fréquente en Orient. Il est significatif qu'Amine Gémayel, qui se dit chrétien, reven­dique aussi l'héritage de la taky'a, ou art de la dissimulation, qui est, elle, spécifiquement druze, et reconnaît s'y être exercé, lors des conférences interlibanaises de Genève et Lausanne (*L'offense et le pardon*). De Marie Seurat éprise d'errance, qui rêvait de faire naître, avec Michel, entre son Orient à elle et son Occident à lui, « une Méditerranée éclatante », le deuil a fait une jeune femme quêtant passionnément ses racines : « Suis-je syrienne ? chré­tienne ? arabe ? » Car elle ne pouvait vivre à la fois sans mari, sans patrie, sans religion. 53:324 Et c'est une étrange aventure qui commence. Elle raconte d'une plume acerbe sa mère qui, élevée dans la bonne société syrienne sous mandat français, « s'occupait des menus, de la prière du soir et de notre garde-robe » ; l'école des franciscaines puis le couvent de la banlieue chic de Londres, où les pensionnaires avaient le choix entre la messe matinale et le hockey sur glace ; enfin le parachèvement de son éducation dans une « finishing school », où l'on apprend aux jeunes filles à effectuer leur entrée dans le monde et à trouver un mari. En travaux pratiques, Marie Mamarbachi, au grand scandale de sa famille, épousa un Palestinien musulman. Deux fois veuve, Marie, après le face à face avec la mort, fouilla le passé de sa famille. Fille d'un réfugié d'Anatolie et d'une citadine d'Alep, elle revit les nationalisations de 1963, qui ruinèrent le pays, et sa famille. Elle réapprend le grand-père massacré, le fils torturé à douze ans, et surtout le grand-oncle érudit, emprisonné par les Turcs, mort officiellement d'une crise cardiaque, en fait empoisonné dans un cachot. Marie y décèle l'image de Michel : « Sa captivité et son assassinat s'inscrivent-ils dans une fatalité historique ?... Certains jours je trouve un semblant de paix à penser que sa mort s'apparente à un destin. » Un destin qui ressemble au sien, celui d'une fille dont la mère vivait dans la terreur des corbeaux d'Alep au-dessus du berceau de l'enfant. Dans son livre se mêlent et s'entrelacent le présent et le passé, l'attente du retour de Michel et la quête des racines, comme si les retrouvailles avec ses ancêtres et sa patrie fon­daient sa volonté de vivre ; comme si le passé pouvait seul porter le présent. En reconnaissant son vrai pays, « le pays de l'exil, des déportations, des massacres », en reconstituant l'histoire de sa chrétienté, Marie ne retrouve pas seulement ses racines : elle prend, sans le savoir peut-être, le chemin qui conduit douce­ment à Dieu. Chrétienne et Syrienne, elle l'était comme on l'est parfois en Orient : c'est une question d'identité. Mais sa petite fille, en promenade au jardin du Luxembourg, s'agenouille soudain devant la statue de Marie de Bourgogne : « Sainte Vierge, rendez-moi mon papa très vite ! » Marie Seurat, guidée dans les méandres des chrétientés orientales par un ami qui croyait au « Dieu unique et tendre », franchit un jour, pour la première fois, le perron du patriarcat syriaque afin de tout savoir du vieil évêque qui connaissait bien sa famille. C'est là que sa deuxième fille sera baptisée. « Pour l'ancrer dans une communauté, pour lui rendre une patrie ? » 54:324 Surtout, dit-elle, parce que les premiers mots de douceur tom­bés des lèvres du vieil évêque avaient l'accent de son père. Sur l'exotisme de leur chrétienté syriaque, sur les psalmodies ara­méennes, le parrain, latin, plaisante. « La cérémonie dure près d'une heure. Les Syriaques ont tout leur temps. » Dieu aussi. Et une confidence, à la veille du grand jour, révèle que le des­tin de Marie Seurat n'est pas achevé : « C'est un peu mon baptême qui se célèbre demain. A ce prix, je pourrai peut-être retrouver un début de sérénité, un semblant de paix. » Elle a payé le prix de ce baptême de sang. Par-delà l'acte d'accusa­tion, par-delà l'évocation haute en couleur de la société syrienne et libanaise, car Marie, non intellectuelle, a une étonnante acuité de regard, c'est aussi l'histoire d'une âme qui se laisse deviner dans *les Corbeaux* *d'Alep.* Danièle Masson. 55:324 ### Le capricant Père Castel 1688-1757 *Un tricentenaire oublié* par Armand Mathieu ON SAIT peu de chose sur les origines de Louis-Bertrand Castel. Il est né à Montpellier en 1688, fils d'un chirurgien lithotomiste natif du Béarn. A seize ans, il est novice jésuite à Toulouse, province dont dépend le col­lège de Montpellier, -- et celui de Clermont où il finit par enseigner en classe de Réthorique (notre actuelle Première ; ce sont les jésuites qui ont échelonné ainsi les classes de la. Sixième à la Philosophie). En 1720, à trente-deux ans donc, il passe du collège de Clermont au collège Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques à Paris (le lycée actuel a été reconstruit au siècle dernier au même endroit). Il y devient préfet de la chambre des physiciens et enseigne les mathématiques. Il était attendu : le Père 56:324 Tournemine, ancien professeur de Voltaire (avec qui il reste en excellents termes), va le pousser à collaborer aux *Mé­moires de Trévoux* (Trévoux est le lieu d'impression de cette revue), qui jusqu'à la suppression de l'ordre jésuite en France (1762) font concurrence à la pensée « philosophique » ; et Fontenelle, le secrétaire de l'Académie des Sciences, désire rencontrer ce clerc curieux de tout, fourmillant d'idées, et comme lui allergique à la physique de Newton... pour des raisons probablement différentes, à vrai dire : le Père Castel explique en 1724, dans son *Traité de Physique,* qu'il répugne à faire de Dieu « un automate asservi aux lois mathématiques de la mécanique », que la nature n'est pas si « régulière » que certains le disent, qu'il y subsiste une part de liberté. Fontenelle, lui, ne se soucie guère de la liberté ni même de l'existence de Dieu. Ce sexagénaire est un personnage dans Paris. Neveu du grand Corneille, il avait rompu des lances, jeune homme, avec Racine, La Fontaine, Boileau, Bossuet, tous antiquisants et jansénisants, alors que lui sou­haitait une évolution des mœurs et des arts, une religion moins revêche, dans une France moderne. Il avait donné dans le bel esprit assez libertin, mais cela s'était tassé, il n'avait nullement la phobie des prêtres, ni des rois -- quoi de plus moderne que la monarchie absolue sous Louis XV ? Quand Jean-Jacques Rousseau, à 29 ans, en 1741, vien­dra chercher fortune à Paris, son projet de nouvelle notation de la musique sous le bras, c'est à la porte du Père Castel qu'il ira frapper, c'est par lui qu'il sera introduit auprès du secrétaire de l'Académie des Sciences. Son projet sera rejeté -- poliment ; mais, devenu oisif, il continuera de fréquenter Fontenelle, et Castel. « Je crois, écrit-il dans ses *Confessions,* que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Cas­tel était fou, mais bon homme au demeurant : il était fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. » 57:324 -- « Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. J'ai parlé de vous à Mme de Besenval ; allez la voir de ma part. C'est une bonne femme qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle Mme de Bro­glie, sa fille, qui est une femme d'esprit. Mme Dupin en est une autre à qui j'ai aussi parlé de vous : portez-lui votre ou­vrage ; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes : ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils s'en appro­chent sans cesse, mais ils n'y touchent jamais. » Par Mme de Besenval, Rousseau obtint en effet une place de secrétaire auprès du nouvel ambassadeur de France à Venise, M. de Montaigu, homme impossible, hélas ! et Rousseau n'était pas du genre souple : il rompit au bout d'un an et fut surpris que ni Mme de Besenval ni le P. Castel ne voulussent se mêler de la querelle... Le clavecin oculaire Aussitôt installé à Louis-le-Grand, Castel avait multiplié articles, préfaces, opuscules. En 1723, il concluait un compte rendu de traité d'optique en déclarant vraisemblable « que la nature nous donne autant de sons que de couleurs ». En 1725, il propose donc, dans le *Mercure de France,* un *Clavecin pour les yeux, avec l'art de peindre les sons et toutes sortes de Musique.* Le voici célèbre à jamais comme l'homme du clavecin oculaire ! Mais il est pris au mot : tout Paris l'adjure de fabriquer ce clavecin. Désormais sa chambre de Louis-le-Grand sera, jusqu'à sa mort, un vrai chantier atelier de luthier, cuves de teinture dans les coins, etc. Il est lyrique, le P. Castel, quand il évoque son futur clavecin. Il voit « une chambre tapissée de rigaudons et de menuets, de sarabandes et de passacailles, de sonates et de cantates », énumère les trois bleus, le bleu naturel, le bleu céladon, le bleu gris ou bleu violant, les trois verts, « le vert qui répond au ré est naturel, champêtre, riant, pastoral », etc. ; « aux couleurs on peut joindre les figures..., figures humaines, figures angéliques, figures animales, volatiles, rep­tiles, aquatiques, quadrupèdes, figures même géométriques » ; « mes papillons par leurs battements d'ailes se font prendre pour de vrais papillons » ; on pourrait créer « un drame entier dont Protée serait le sujet »... 58:324 Voltaire s'y intéresse dans ses *Éléments de la philosophie de Newton* en 1738, mais Castel n'en donne pas un compte rendu suffisamment élogieux, et Voltaire se fâche, supprime la mention du clavecin oculaire de son livre, n'appelle plus le bon Père que Zoïle-Castel (ou « Euclide-Castel » l'ennemi d' « Orphée-Rameau », car Castel avait aussi une querelle avec Rameau), « chien enragé », « fou des mathématiques », et autres amabilités. En 1747, Diderot fait allusion dans *Les Bijoux indiscrets* aux sonates pour les yeux d' « un certain brame noir, fort original, moitié sensé, moitié fou ». Castel, s'il a eu vent de ces lignes, ne lui en a pas voulu : en 1750 il essaie de tem­pérer le Père Berthier dans ses attaques contre Diderot ; en 1751, celui-ci envoie un sourd-muet, contempler, émerveillé, « la machine à couleurs de la rue Saint-Jacques ». On venait de loin pour la voir : le grand Telemann, l'organiste de Hambourg, passe à Louis-le-Grand en 1737 ou 1738 ; Krafft en parle à l'Académie de Saint-Pétersbourg en 1742 ; les Anglais se passionnent et en fabriquent une réplique, longtemps exposée à Soho Square. La description la plus précise est peut-être pourtant dans le poème de Le­mierre sur *La Peinture* (1769) *Au bout de chaque touche un long fil élastique* *Répond à des rubans l'un sur l'autre pliés,* *Et selon que la main par des tons variés* *Sait diriger les sons que la corde renvoie,* *Plus haut chaque tissu s'entrouvre, se déploie,* *Et du pourpre, du vert, de l'orange, du bleu* *Fait retentir à l'œil le passage et le jeu.* 59:324 L'amitié de Montesquieu Presque dès son arrivée à Paris, le P. Castel avait été choisi par la marquise de Pons comme précepteur pour son fils collégien à Louis-le-Grand. Grâce à Fontenelle ? En tout cas, conseillé par la marquise, Montesquieu fit de même en 1724 pour son propre fils. Le P. Castel s'attacha à ce gar­çon, et au président à mortier du Parlement de Bordeaux, esprit disert et éclectique comme lui. Peut-être y avait-il de surcroît sympathie de Gascon à Languedocien -- « Langue­docien non de Toulouse, mais de Montpellier », précisait toujours Castel. En 1734, c'est lui qui se chargea de lire et relire les épreuves des *Considérations sur la Grandeur et la Décadence des Romains,* qui devaient être publiées anonymement en Hollande. Il corrigeait la typographie, conseillait d' « adoucir » certains passages litigieux, et Montesquieu le suivit souvent. « Une personne de votre nom, de votre rang et, si votre modestie le permet, de votre mérite, lui écrivait Castel, se doit de grands égards à elle-même. Un nombre de beaux esprits et de gens du monde aimeront assez à voir traiter de haut en bas ce qu'ils appellent la piétaille monastique, et fronder même un peu l'ordre ecclésiastique, papes et évê­ques. C'est tout à fait le goût du jour. Il est pourtant vrai que les personnes d'un certain ordre ne se permettent ces insultes et ces hauteurs que dans les conversations... » L'éloge de Julien l'Apostat ne gênait point Castel, ni celui du suicide stoïcien du moment que le mot *passion* s'y trouvait (« Vous rejetez cette fantaisie, de se donner la mort, sur une passion. »). Mais Montesquieu avait écrit : « Le schisme des Grecs fut surtout pernicieux en ce que les trou­bles ne furent plus apaisés chez eux par l'autorité de l'Église d'Occident. » 60:324 -- « Admirez mon impartialité, lui écrit Castel, car moi qui ai l'honneur de vous parler, je crois en mon particulier à l'infaillibilité du pape ; cependant, comme je sais que ce n'est pas une doctrine obligée, et qu'en France les catholi­ques pensent la plupart autrement, je me crois obligé par une certaine équité de vous en avertir. » Il proposait de mettre simplement *Église.* Montesquieu supprima carrément la phrase. Castel ne parvint pas à le convaincre de donner sous son nom une édition française édulcorée des *Considérations,* mais fit une des rares recensions qui parurent en France. Ses confrères des *Mémoires de Trévoux* réduisirent cette recension à dix-huit pages. Castel en voulait cinquante : il avait le style diffus, était incapable de se corriger (« parce qu'en corrigeant son ouvrage il en fait un autre », explique Montesquieu), et puis les *Considérations* lui plaisaient telle­ment qu' « il faut, disait-il, que de chaque point de l'ou­vrage il parte un rayon qui vienne aboutir au bout de ma plume ». Il agaçait certainement ses confrères qui voulaient mettre un peu d'ordre dans la rédaction de la revue jésuite, où la crise couvait d'ailleurs en permanence. Elle éclata (à la manière feutrée de la Compagnie) en 1743, et Castel rédigea un rapport : il accuse les autres d'être un peu fainéants, et le P. Charlevoix de vouloir tout régenter (« suivant la défini­tion *carolus via, carolus videns, carolus vox,* comme le *veni, vidi*, *vici* de César »), d'annexer même la provision de café de la rédaction, et d'asseoir sa popularité en la faisant déguster au tout venant... La crise fut résolue en 1745 : le P. Guillaume Berthier, 40 ans, prit la rédaction en main... et mit les plaideurs d'ac­cord : Charlevoix ([^7]) et Castel cessèrent tous deux d'en faire partie. Nouvelle mortification en 1748 : Montesquieu ne daigna pas même lui envoyer son *Esprit des Lois.* 61:324 -- Je ne le lirai que si je le reçois de votre main, se plaignit Castel. -- Ne le lisez pas, il n'est point de votre compétence, répondit Montesquieu. Castel le lut tout de même, voulut y mettre son grain de sel ; comment Montesquieu avait-il pu négliger, dans sa classification des gouvernements, celui des tribus sauvages, « qui a cours dans tout un monde plus grand que le nôtre » ? Il poussa le zèle jusqu'à haranguer ses confrères jésuites pour essayer d'atténuer leurs critiques. A dire vrai, *L'Esprit des Lois* déstabilisait un peu tous les partis. Contre les « philosophes », on pouvait y puiser des arguments en faveur de la monarchie et de la religion. Rome et les jésuites espérèrent l'amender, les *Mémoires de Trévoux* ne furent vifs qu'avec la *Défense de l'Esprit des Lois* (perseverare diabolicum !), en 1750, parce que Montesquieu -- esquivait leurs objections théologiques. Mais Berthier « tra­vaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu », dès 1749, avec son confrère le Père Plesse, avec le fermier général Dupin et... avec Mme Dupin (fille adultérine du banquier Samuel Bernard), qui trouvait les femmes fort mal traitées dans ce livre. C'est Rousseau qui a vu Berthier chez les Dupin, car il était secrétaire chez eux cette année-là. Dupin imprima ses *Réflexions* contre Montesquieu à quelques exemplaires (il les détruisit peu après, de lui-même plutôt que sous la pression de Mme de Pompadour comme on l'a prétendu), puis des *Observations,* plus mesurées. Pourtant, en février 1755, quand Montesquieu, alité à Paris, se sentit perdu, c'est le jésuite Castel qu'il fit appeler, à la surprise de son secrétaire. Le P. Castel accourut avec son confrère Bernard Routh, un Irlandais, collaborateur de Berthier aux *Mémoires de Trévoux.* Routh confessa Montesquieu, obtenant sans diffi­culté la promesse qu'il ferait ses Pâques en public et amen­derait ses écrits, s'il survivait. On fit alors venir le curé de Saint-Sulpice, qui administra l'extrême-onction et le viatique, en présence des deux jésuites, des domestiques, de M. et Mme d'Estillac. 62:324 Les dernières années ;\ la lutte contre Rousseau Le P. Castel survécut seulement deux années à cet ami, un ami tel, dit-il, que « nous avions un langage unique entre nous, nous n'avions presque pas besoin de nous écrire et de nous parler pour nous entendre ». Mais ce furent deux années bien remplies. Le clavecin continuait d'alimenter la chronique. Fontenelle, à 97 ans, craignait de mourir sans l'avoir vu fonctionner. Est-ce cela qui décida Castel à donner une représentation, le 21 décem­bre 1754 (fête de St Thomas, qu'il avait institué patron du clavecin dès 1735), à Louis-le-Grand, où se pressaient les clercs, mais aussi des aristocrates, des femmes du monde, en tout cinquante personnes : « J'allumai cent bougies, on bat­tit des mains, on acclama, pendant la demi-heure où je jouai », raconte-t-il. Puis « applaudissements de deux cents personnes le premier de l'an 1755, pour les étrennes du public ». Un témoin écrivit plus tard : « Dans ces ébauches d'exé­cution, les couleurs variées presque à l'infini, combinées savamment, jointes à l'éclat des miroirs et à l'effet des bou­gies, faisaient un spectacle au moins extraordinaire... Qui sait si cette magie faite pour les yeux ne pourrait pas égaler en son genre la magnificence des plus beaux concerts de musique ? » Il semble en effet que le son manquait, et que Castel ne parvint jamais à l'associer aux couleurs. Une autre chose devait le passionner en cette année 1755 le *Discours sur l'Inégalité* de Rousseau, paru en août. L'an­née précédente déjà, il avait sévèrement critiqué la *Lettre sur la Musique française* (1753) du Genevois. En 1756, il publie contre lui *L'Homme moral opposé à l'Homme physique de M. R.* 63:324 Quoi ! Il ose montrer du doigt un « philosophe » ! Aussi­tôt le parti s'enflamme contre lui. Ce jésuite est « cynique », écrit Voltaire à Pictet. Et Grimm, dans sa *Correspondance littéraire,* feuille manuscrite diffusée à quelques exemplaires, mais très influente, écrit le 1^er^ mars : « Nous connaissions jusqu'à présent le P. Castel pour un bavard dont l'imagina­tion folle et plaisante ne laissait pas que d'amuser. Nous ne savions pas que ce fût un fou méchant. (...) Son ouvrage ne tend à rien moins qu'à faire regarder M. Rousseau comme un boute-feu qui allume le flambeau de la sédition (...). Tirez la conclusion du sort que les jésuites prépareraient au citoyen de Genève s'ils en étaient les maîtres... » Les bons apôtres ! Dès 1764, ce sont eux, les philo­sophes, qui obtiendront le bannissement des jésuites ! Ils font censurer la revue de Fréron et les comédies de Palissot. Voltaire demandera même aux Genevois la condamnation à mort de Rousseau, quand celui-ci aura cessé de plaire au parti. En 1755, Castel a compris d'un seul coup, lui, que Rousseau est un théoricien dangereux, que son système tend à la démocratie, et de là à ce que nous appelons aujourd'hui totalitarisme : « Bayle était un demi-savant. Il savait douter, et par conséquent il savait le pour et le contre de tout M. R. ne sait que le contre, et ne doute de rien. » L'ouvrage du P. Castel défend donc la monarchie contre un prétendu droit de rébellion qu'auraient les peuples, et contre les accusations de despotisme : « Ce n'est le plus souvent que dans les républiques trop libres, trop démocra­tiques, comme chez les Athéniens, qu'on trouve des tyrans, des oppresseurs, des despotes. Il est facile d'usurper une autorité vague et qui flotte dans plusieurs têtes et dans plu­sieurs mains. (...) Un monarque, ayant toute autorité, n'est point tenté d'être ambitieux. Il a intérêt de bien gouver­ner... » Le règne de la multitude, ce serait celui de la force, ce serait la mobilisation générale et le carnage universel, « la guerre de toute la nation » ; ce serait la *femme sans tête* ([^8])*.* 64:324 C'est enfin toute société civilisée que Castel défend contre une mythique liberté primitive et contre l'état sauvage. Il interpelle directement Rousseau : « Quelle est donc la misère, la servitude et le travail à quoi la société française réduit M. R. ? Est-ce que la société, la nôtre comme toute autre, ne nous délivre pas, et tous ceux qui nous font l'honneur de vivre avec nous, de nos misères communes ? Elle nous donne des laboureurs, des moissonneurs, des meuniers, des boulangers, et nous avons du pain en étendant la main : car elle nous donne aussi de l'argent pour en acheter. Elle nous donne des tailleurs qui nous habillent, des cordonniers qui nous chaussent, des mar­chands de toutes sortes, des médecins, des hôpitaux, des prê­tres qui nous baptisent, nous prêchent, nous absolvent, nous enterrent, et nous mènent en paradis comme par la main. » Sans doute y a-t-il quelque humour dans cette dernière formule. Mais le paradis, Castel y songeait beaucoup cette année-là : « J'aime à penser qu'il est tout harmonie », écrivait-il dans son dernier article (juillet 1755). En janvier 1757, il s'éteignit, deux jours après Fontenelle (qui, lui, était centenaire). Fréron l'annonça ainsi aux lecteurs de *L'Année littéraire :* « Le Père Louis Bertrand Castel, Jésuite, si connu par son Clavecin Oculaire qui l'a occupé une grande partie de sa vie, et qu'il n'a jamais pu exécuter, non moins célèbre par divers ouvrages qu'il a mis au jour tous marqués au coin de l'imagination et de la singularité, est mort le 11 de ce mois au Collège de Louis le Grand, à l'âge de soixante-huit ans. Il était né à Montpellier le 11 novembre 1688. Il avait dans l'esprit le feu et la vivacité de sa Province. On doit le regar­der comme un des hommes de ce siècle qui a eu le plus de vues et le plus d'écarts. C'est une perte pour la République des Lettres et pour mes Feuilles. » On s'en souvint longtemps, du P. Castel ! En 1769, Diderot en parle encore (dans *Le rêve de D'Alem­bert*), et il lui arrive de se comparer au clavecin oculaire : 65:324 « Cet instrument, c'est moi à la ville et à la campagne : à la ville, tous les petits rubans colorés se déploient et les touches pathétiques sont muettes ; à la campagne au contraire, les petits rubans colorés restent dans leur étui, et les touches harmonieuses et sombres de l'instrument se font entendre... » Armand Mathieu. 66:324 ### Un aventurier tricolore (XII) le marquis de Morès (1858-1896) par Alain Sanders *Morès entre dans la légende* L'ANNONCE de l'assassinat du marquis de Morès va créer un véritable choc, non seulement en France mais dans tout le Maghreb français. A Tunis, Mgr Combes, primat d'Afrique, déclare lors de son homélie en la cathédrale de Tunis : « Dans son expédition saharienne, le marquis de Morès ne poursuivait pas l'ombre séduisante de la gloire humaine, il voulait, dans un sentiment des plus élevés, attacher à sa patrie une race qu'il espérait atteindre et gagner par la bienfaisance. A cette témé­raire mais sublime entreprise que son âme généreuse et ardente s'était imposée, il s'était préparé chrétiennement. » 67:324 Édouard VII, apprenant la mort du héros, s'écrie : « S'il avait été anglais, moi je l'aurais fait vice-roi. » Ce n'est pas le sentiment du gouvernement français qui continue d'adopter un profil bas. Avec une certaine inquiétude : le 14 juillet 1896, lorsque le cercueil, drapé de tricolore, a traversé les rues de Marseille, n'a-t-on pas frôlé l'émeute populaire ? Le 18 juillet, le fourgon ramenant le corps de Morès vers Paris arrive en gare de Lyon-Perrache à six heures cin­quante. Plusieurs centaines de personnes, qui s'étaient réu­nies dans les bureaux de la *France libre,* accompagneront la rédaction de ce journal jusqu'à la gare. En tête de ce cortège, le père Yung, accompagné de ses pionniers africains et le père Ephrem, supérieur des capucins. Au nom des amis de la *France libre,* M. de Magallon va déposer une couronne sur le cercueil et prononcer quel­ques fortes paroles. Le père Ephrem récitera le *De Profundis* et le père Yung fera l'éloge du soldat. On écoutera encore M. Terrel, au nom de l'Union nationale et le fourgon, attaché au train 8, repartira pour Paris à neuf heures et demie. A Paris, les obsèques seront célébrées le dimanche 19 juillet. Elles débutent par une réunion à la gare de Lyon, à dix heures et demie du matin, sont suivies par un service religieux grandiose à Notre-Dame vers midi, continuent par un long cortège vers le cimetière Montmartre où doit avoir lieu l'inhumation. A la sortie de la cathédrale, où se pres­sent des milliers de gens -- la haie d'honneur et le service d'ordre sont assurés par des ouvriers et des employés de la Villette -- le cortège emprunte la rue de la Cité, le pont de l'Archevêché, la rue Saint-Martin, la rue de Rivoli, la rue de Rohan, l'avenue de l'Opéra, la rue Halévy, la rue de la Chaussée-d'Antin, la place de la Trinité, la rue de Londres, la place de l'Europe ; la rue de Saint-Pétersbourg, la place Clichy, le boulevard Clichy. Les témoignages, les condoléances, les cris de colère affluent de partout. La Ligue patriotique a mobilisé ses membres. Le Comité impérialiste napoléonien du quatrième arrondissement, la Jeunesse de l'Union patriote, l'Union des républicains patriotes socialistes et révisionnistes de France aussi. 68:324 L'Union syndicale des inscrits maritimes de France (section de Bordeaux) adresse, de la part des navigateurs français, ses condoléances à *La libre parole* et conclut : « *Puisse le sang de ce valeureux martyr appeler sur ses assassins une vengeance égale au forfait accompli dans des conditions de lâcheté et de félonie sans précédent.* » Le 20 juillet, Édouard Drumont écrit dans *La libre parole :* « Devant ce fils d'une illustre race s'est ouverte la vieille basilique parisienne qui assista à toutes les pompes, à toutes les joies, à tous les deuils de la monarchie ; qui célébra, pendant des siècles, des *Te Deum* ou des actions de grâce, qui vit Phi­lippe Le Bel entrer dans le chœur, à cheval, pour remercier Dieu de la victoire de Mons-en-Puelle, qui entendit Bossuet prononcer l'oraison funèbre du grand Condé. Sur le seuil de l'antique Notre-Dame, qui rappelle tout *ce qui a été,* le repré­sentant du président de la République, le représentant de *ce qui est,* a salué une dernière fois le cercueil. Alors la foule, personni­fiant *ce qui sera,* a pris en quelque sorte possession de l'homme qui, né parmi les patriciens, avait voulu aller au Peuple, se faire le champion des travailleurs et des opprimés. » Dès dix heures du matin, gare de Lyon, la foule est énorme. Dans la grande cour d'arrivée, des pancartes indi­quent l'emplacement réservé aux différentes délégations et cent cinquante commissaires, portant un brassard tricolore voilé de crêpe, dirigent les uns et les autres. Dans la seconde cour se trouve le fourgon contenant le corps de Morès. Il a été transformé en chapelle ardente. Sur le fourgon sont accrochées des couronnes venues d'Algérie, de Tunisie, de Marseille, de Lyon. Le cercueil est placé sur le plancher du wagon, sous un drap mortuaire de velours noir étoilé d'argent. Sur le drap, on a déployé un drapeau tricolore recouvert en partie par l'uniforme de lieutenant de réserve du 22^e^ dragons, le sabre cravaté de crêpe, le casque. Dans la première cour, la foule ne cesse de grossir. On reconnaît, parmi les délégations déjà présentes, les Patriotes de Vincennes, les Vétérans des armées françaises, le Cercle catholique des étudiants, la Jeunesse royaliste de Paris, les Patriotes du cinquième arrondissement, les Combattants de Crimée, la Ligue patriotique, les Amis de La Villette, la Société africaine de France, les Sociétés de gymnastique de la Seine, le Comité plébiscitaire du XVII^e^ arrondissement, la Société Alsace-Lorraine... 69:324 On distribue des bleuets que les gens accrochent à leur boutonnière. On se montre du doigt le cocher de la voiture 7666 dont le fouet porte, en signe de deuil, un nœud de crêpe. On rappelle que dans tous les dépôts de cochers de Paris circule une liste de souscription qui, en deux jours, a récolté six cents francs. Un brouhaha, soudain. C'est Drumont qui arrive, porté par des applaudissements et des cris : « Vive Morès ! Vive Drumont ! » Drumont impose silence : -- Mes amis, mes amis, en pareille circonstance une telle manifestation ne saurait avoir lieu. Drumont s'avance jusqu'à la seconde cour où se tiennent le père du marquis de Morès, ses deux fils, Louis et Paul, Amédée de Vallombrosa, le baron de Hoffmann, le comte Lafond, le baron de Stumm. Le duc de Vallombrosa va directement jusqu'à Drumont : -- Merci, monsieur, des preuves de sympathie manifestées à la mémoire de mon fils. -- Nous n'avons pas autant fait pour Morès que lui-même n'a fait pour la France, répond Drumont. Il est alors onze heures. Le chanoine Brettes et l'abbé Grégoire procèdent à la levée du corps. Le cercueil est placé sur un corbillard portant les armes de la famille. En tête du cortège, la 5 brigade de réserve, puis la voiture du clergé. Suivent deux chars surchargés de couronnes. On en remar­que une, plus particulièrement : « A l'explorateur français mort pour la patrie, le duc d'Orléans ». Mais d'autres retiennent l'attention : « Gloire à Morès, ses amis de La Villette » ; « A de Morès, Qui vive ? France, 1870-18.., Ligue des Patriotes » ; « Les cochers de Grenelle au marquis de Morès » ; « Au patriote, à l'homme d'action, le Cercle catholique des étudiants, à Morès ». 70:324 Le cortège s'est engagé rue de Lyon, en direction de la place de la Bastille. Derrière le corbillard, deux religieuses, puis le duc de Vallombrosa et les deux fils de Morès. Sui­vent des amis. Henri d'Orléans, le lieutenant-colonel Mon­teil, de nombreux officiers. Édouard Drumont et toute la rédaction de *La libre parole.* Et les délégations. On reconnaît encore l'abbé Lemire, Maurice Barrès, le comte de Dion, de Margerie, Émile Girardin, Blanche Della Rocca, l'abbé Fonssagrives, aumônier du Cercle catholique des étudiants, l'abbé Raquin, ancien précepteur de Morès, l'explorateur Jean Hess, le prince de Sagan. Au coin de la rue de Lyon et de la place de la Bastille, un escadron de gardes républicains croise le corbillard, met sabre au clair et rend les hommages au mort. Le boulevard Henri IV, les quais jusqu'au pont d'Arcole, Notre-Dame... La cathédrale est tendue de draperies noires. Au som­met, un M., les armes de la famille, sa devise : « *Labor omnia vincit* ». Combien sont-ils sur les bas-côtés de la cathédrale, dans les chapelles latérales, les galeries ? Plu­sieurs milliers. *La libre parole* du 20 juillet note : « Le duc de Luynes, au nom du duc d'Orléans, dépose une couronne au pied du catafalque. Trois autres couronnes, en roses naturelles, sont également placées sur le cercueil. Ce sont celles des trois enfants de notre malheureux ami. « Le président de la République s'était fait représenter par le commandant Humbert, le ministre de la guerre par le comman­dant Castelli, le ministre des affaires étrangères par M. de Châ­teauneuf. Ces officiers prennent place à gauche, au bas du chœur. « A droite, les membres de la famille, les invités de la famille et les délégations. Autour du catafalque, les drapeaux de ces délégations. La foule est énorme mais recueillie. Le spectacle est imposant, l'émotion générale. Beaucoup d'assistants pleurent. « Dès que le corps arrive, la maîtrise entonne le *De Profun­dis*. L'orgue gronde. Puis M. l'abbé Marie dit la messe des morts cependant que, sous la direction de l'abbé Geispitz, les chantres disent les chants liturgiques, puis le *Sanctus* de Beetho­ven et le *Pie Jesu* de Fauré. M. Pergent tient le grand orgue. 71:324 L'absoute est donnée par M. de l'Escaille, doyen du chapitre métropolitain, représentant le cardinal-archevêque de Paris. La sortie de l'église s'effectue dans le plus grand ordre. Il est deux heures lorsque le cortège reprend sa marche pour se rendre au cimetière Montmartre. » Jusqu'au cimetière, l'ordre sera parfait. Quelques cris, cependant : « Vive Morès ! Vive Drumont ! Vive Guérin ! » Sur la place Clichy, où commence la fête de Montmartre, les forains arrêtent immédiatement, leur musique et viennent saluer le catafalque. Il y a à ce moment-là, plus de cent mille personnes. Tour à tour, Drumont, un officier de la promotion de Plewna dont fit partie Morès, Marcel Habert (représentant de Déroulède), Maurice Barrès, Bernard Roux (les Amis de La Villette), Guérin, rendront hommage au disparu. Drumont : « Un mot résume cette vie : le Dévouement ; un mot explique cette mort : le besoin du Sacrifice, l'idée qu'il donnerait un magnifique exemple et qu'il réveillerait ainsi les enthousiasmes éteints et les courages endormis. » Habert : « Les timides effrayés de son audace ont dit de lui : « C'est un fou et un téméraire. » Folie et témérité, cela est bientôt dit, ce langage convient bien aux cœurs faibles qui préfèrent la sécurité honteuse au péril glorieux. Folie et témérité, c'est l'injure impuissante et sotte dont les gens sans courage essaient de flétrir le courage des autres. » Barrès : « Pour aimer la France, pour goûter la vertu suprême française, qui est la bonne grâce unie à l'élan, c'est-à-dire le caractère chevaleresque, pensons à Morès tel que nous l'avons adoré, plein de vie et de « gentillesse » parmi nous ; et pour plaindre la patrie attaquée, pour prendre conscience des blessures dont l'accablent sur tous les points du globe tant d'ennemis animés contre elle, songeons à notre ami, -- ensanglanté dans le désert, mais jusqu'à la mort, beau et brave comme un lion ». Bernard Roux : « Aussi sommes-nous tous là, ouvriers, employés, petits artisans de La Villette qui furent, dans la vie militante de ce héros, ses amis et ses compagnons de lutte, pour saluer une dernière fois la dépouille du coura­geux et du vaillant dont la fin, quoique glorieuse, termine hélas trop tôt une existence consacrée tout entière à la grandeur de la patrie. » 72:324 Guérin : « Morès est tombé à El Ouatia. Ses assassins connus doivent être châtiés ainsi que ceux qui se cachent encore dans l'ombre. Si l'œuvre pour laquelle Morès s'est dévoué est belle et utile, il faut qu'elle soit continuée -- et elle le sera. C'est alors seulement que les amis de Morès auront satisfait à leurs engagements, et qu'après lui avoir dit adieu aujourd'hui, ils pourront revenir sur sa tombe pour lui dire : dors en paix, ami ! Ta mort a encore été utile à ton œuvre ! » Ses assassins doivent être châtiés, a dit Guérin. Hélas, un an se passe sans que rien ne se... passe. L'opinion publi­que gronde tandis que Mme de Morès est ignominieusement renvoyée de prétoires en bureaux et de bureaux en minis­tères. Comprenant qu'elle n'a rien à attendre du gouverne­ment, elle décide d'agir seule. Fin 1897, elle fait traduire une lettre en arabe et s'arrange pour qu'elle soit distribuée en Algérie et en Tunisie : « De la part de l'illustre, distinguée, noble dame, la mar­quise de Morès, femme du défunt (objet de la miséricorde de Dieu) marquis de Morès, assassiné et trahi à El Ouatia, pays de Ghadamès, salut, miséricorde et bénédictions de Dieu. « Et ensuite, sachez, ô croyants, que je m'en remets à Dieu et à vous, parce que je vous sais virils, pleins d'énergie et de courage. Je demande votre concours pour venger la mort de mon mari sur les assassins. Je suis une femme, la vengeance ne peut se faire par ma main ; c'est pourquoi je vous informe et vous jure, par le Dieu unique, que celui qui prendra et livrera aux autorités, à El Oued, à Ouargla, ou à El Goléa, un des assassins, je lui donnerai où il voudra, mille douros. Je donne­rai deux mille pour deux, trois mille pour trois. Quant aux principaux, le Targui Béchaoui, et le Châambi El Kheir ben Abd el-Kader, je donnerai, pour chacun, deux mille douros. Et maintenant comprenez et apprêtez-vous, et Dieu vous donne le succès ! « Et salut. » « Marquise DE MORÈS. » 73:324 Cette lettre sera suivie d'effets. Le Naïb Mohamed Taïeb, de Ouargla, chef de la confrérie des Quadria et grand ami de la France, invite les tueurs Hamma ben Cheikh, Hamma ben Youssef, El Kheir, à une *diffa*. Ils ne sont pas plus tôt installés qu'il les fait arrêter et ficeler. Le lendemain, ses hommes déposent les meurtriers à notre frontière de Tataouine. Droulers écrit : « Grand émoi dans le monde officiel ! L'affaire, qu'on croyait étouffée, se réveillait soudain. Que fait ce Naïb ! De quel droit se mêle-t-il dès choses de la jus­tice ? Par ordre supérieur, on offre à ce grand chef qui se permet de faire du zèle, non pas des félicitations et des récompenses, mais une prison. Pendant dix-neuf jours, il est gardé à vue. De retour à Ouargla, il trouve sa maison pillée et saccagée, ses champs dévastés, par les amis des assassins. Pour ne pas être massacrée, sa famille a fui. » Cet homme n'en a pas terminé avec les persécutions. Revenu en Tunisie pour protester, on lui fait comprendre qu'il a intérêt à se taire s'il ne veut pas aller pourrir en pri­son. Après l'avoir contraint à restituer la prime offerte par Mme de Morès, on lui dit : « Si tu veux te rendre utile et te faire oublier, tu peux te joindre à la mission Flamant. » Mohamed Taïeb obéit et, au cours du combat d'Igos­tein, fait l'admiration de ses chefs. Lui a-t-on pardonné pour autant son initiative intempestive ? Sans doute pas : quel­ques années plus tard, il sera abattu par une balle tirée par derrière à la bataille de Charouin... Il n'empêche que le gouvernement français est dans une situation délicate. Comment empêcher, désormais, que les assassins de Morès -- qu'on avait pris soin de jamais arrê­ter -- soient jugés ? Comment, surtout, les empêcher de parler ? Une instruction est ouverte à Sousse. Le juge Poisson a été chargé de l'affaire. Avec consigne de ne pas faire de vagues, si on peut dire. Il en fait si peu que Mme de Morès obtient que ce Poisson-là soit dessaisi de l'affaire et rem­placé par le président de la Chambre des mises en accusa­tion d'Alger, Geoffroy. 74:324 Nous sommes le 18 février 1899. Il y a presque trois ans que Morès a été assassiné. Droulers rappelle encore : « Ce magistrat \[Geoffroy\] professe que « les juges doivent se montrer prudents et réservés lorsqu'il s'agit de rechercher les actes de ceux qui détiennent le pouvoir ». Sa préoccupation est, avant tout, d'étendre une nuée protectrice entre les fonc­tionnaires incriminés et ceux qui veulent les atteindre. » La prudence et la réserve de ces gens-là seront telles que, malgré les réquisitions du procureur général -- sans illu­sions, semble-t-il -- Geoffroy refuse de poursuivre trois des assassins : Seghir ben Yemma, Ali Sinaouni, Brahim. Mme de Morès se pourvoit alors en cassation pour cause de « suspicion légitime ». La Cour de cassation lui refuse le dessaisissement et ordonne un simple supplément d'enquête. Nous sommes en juillet 1902 -- Morès a été assassiné il y a six ans -- quand l'affaire est enfin jugée devant la Chambre criminelle de Sousse. Entre temps, l'un des accu­sés, Hamma ben Youssef, est mort en prison. Ne compa­raissent donc que Hamma ben Cheikh et El Kheir. Les deux avocats de Mme de Morès, M^e^ de Las Cases et M^e^ Broussais, n'épargneront ni leur fougue ni leur talent. Las Cases terminera en citant la lettre écrite à la marquise de Morès par le colonel Monteil le 22 juin 1896 : « Madame, « J'ai voulu attendre, doutant quand même de la triste nou­velle. Mais devant les rapports que publient les journaux, j'ai crainte que tout espoir soit perdu. Je comprends l'immense dou­leur qui doit être la vôtre, j'y prends la part la plus vive ; et s'il est une consolation qui convienne à votre malheur, elle est dans l'unanimité du sentiment que le marquis de Morès a succombé en brave dans l'exécution d'une tâche héroïque. « C'est là le plus beau patrimoine qu'un homme d'action, aussi accompli qu'il était, puisse léguer aux siens. « Le nom de Morès, symbole de vaillance et d'énergie, est inscrit en lettres d'or au grand livre du Martyrologe des explo­rateurs. J'exprime l'espoir que ses actions vaudront à ses mânes une vengeance éclatante, ou ce serait à désespérer d'une nation si ses plus nobles enfants pouvaient se sacrifier pour sa grandeur et n'avoir pour récompense que quelques fleurs de rhétorique. 75:324 « Sur les ossements blanchis de Flatters et de ses compa­gnons plane depuis trop longtemps le silence du remords ; nous devons à Morès des funérailles éclatantes, mais après la victoire. « Veuillez agréer, Madame, avec le tribut de mon admira­tion pour la mort héroïque du marquis de Morès, l'hommage de mes sentiments les plus respectueux et dévoués. » Et Las Cases de conclure : -- Écoutez-la, cette lettre, Messieurs. Vous ne pouvez, je le sais, assurer la victoire complète ; la Chambre des mises en accusation, en les soustrayant à votre verdict, vous empêche de frapper tous les coupables, mais vous pouvez, d'un mot dans votre jugement, dire que ceux que vous frappez ne sont pas les seuls assassins du marquis de Morès. Dites-le, ce mot ; appuyés sur votre autorité, nous saurons plus tard, nous, en faire jaillir la vérité, toute la vérité. Ce n'est pas au nom seul de Mme de Morès, de ses enfants, de ses amis, c'est au nom de toute la France honnête que nous vous demandons, Messieurs, un peu de courage et beaucoup de justice. La conclusion de la plaidoirie de M^e^ Broussais ira dans le même sens : -- Je livre l'affaire à vos consciences. Je suis persuadé qu'en Français connaissant l'âme indigène, vous disant que si la Fran­ce est généreuse, tolérante et juste, elle doit être respectée par­tout, même au désert, vous ferez justice. Nous saluerons, je l'es­père, un verdict et un jugement qui donneront entière satis­faction à la conscience publique et à l'histoire de la conquête de l'Afrique par le Génie français. La justice passera. Il y avait dans le tribunal civil de première instance de l'arrondissement judiciaire de Sousse, n° 22 rue Général-Logerot, ce 21 juillet 1902 : Parcheminey, juge doyen, présidant le tribunal en cette qualité, en rempla­cement de Bonnefond, président titulaire empêché, ce dernier s'étant récusé pour avoir connu de la présente affaire étant procureur de la République à Sousse en 1896 ; Couve, juge ; Blavier, juge suppléant au tribunal de Tunis ; Rodol­phe Berlier, Félix-Émile Elophe, Auguste Dauphin, Emma­nuel Salavy, Charles-Hermann Nestler ; Jean-Joseph Gran, assesseurs ; Mathieu, procureur de la République ; Guyot, substitut ; Pierre Mazet, commis greffier ; Dasnières de Vei­gry, interprète judiciaire de la justice de paix de Kairouan. 76:324 El Kheir ben Abd el-Kader ben El-Hadj est condamné à mort. Hamma ben Cheikh, à qui on a trouvé des circons­tances atténuantes, est condamné à vingt ans de travaux forcés. Quant aux conclusions de la partie civile ? Relisons l'extrait des minutes du greffe du tribunal civil de Sousse : Attendu qu'elles sont justes et fondées en ce qui concerne le *quantum* de la demande, mais seulement en ce qu'elles visent les deux accusés et les contumax désignés dans l'acte d'accusation ; Qu'il n'est nullement établi, en effet, que le meurtre du marquis de Morès ait été prémédité et accompli par d'autres personnes que celles désignées dans ledit acte ; Dit qu'il y a lieu de rejeter cette partie des conclusions de la partie civile ; Par ces motifs, le tribunal criminel donne acte à la partie civile de ce qu'elle est intervenue régulièrement au cours de la procédure criminelle de mise en accusation ; Condamne El-Kheir ben Abd el-Kader ben El-Hadj et Ham­ma ben Cheikh à payer à la partie civile la somme d'un franc à titre de dommages-intérêts ; Les condamne sous la même solidarité en tous les dépens liquidés à la somme de 4.938 F 90 en ce qui concerne les frais avancés par le Trésor et en ce qui concerne les frais avancés par la partie civile. Fixe au minimum la durée de la contrainte par corps pour Hamma ben Cheikh. Charge le procureur de la République de l'exécution du pré­sent, qui a été rendu en audience publique. El-Kheir se pourvut en cassation contre le jugement du tribunal de Sousse, mais son pourvoi fut rejeté par arrêt de la Chambre criminelle en date du 25 septembre 1902. El-Kheir, après le rejet de son pourvoi, écrivit une sup­plique à Mme de Morès. Le 18 octobre 1902, cette dernière adressait au président de la République cette lettre : « Monsieur le Président, « A la veuve du marquis de Morès, l'assassin, condamné à mort par le tribunal criminel de Sousse, demande grâce de la vie. 77:324 « Si Dieu avait permis que pareille supplique fût adressée au marquis de Morès, la noble et chère victime aurait eu la gran­deur d'âme chrétienne de l'accueillir, d'autant plus que, dans l'abominable guet-apens d'El-Ouatia, El-Kheir ben Abd el-Kader et les autres bandits apostés n'étaient que les exécuteurs d'une pensée dirigeante, signalée, avec sa coutumière divination, par le marquis de Morès. « D'ailleurs, l'exécution de cet assassin supprimerait un té­moin que j'ai tout intérêt à conserver pour le moment, qui arri­vera, où les autres accusés en fuite seront enfin arrêtés et com­paraîtront devant la justice, en audience publique. Alors, n'ayant plus à craindre pour sa tête, El-Kheir parlera, et aucune puis­sance ne pourra plus sauver des coupables autrement élevés, épargnés jusqu'ici par ceux-là mêmes qui auraient dû les pour­suivre. « Au surplus, personnellement, j'ai quelque droit sur cet homme, que l'expédition organisée par moi a été capturer au fond du désert, quand une inaction de deux années m'eut démontré que je ne pouvais compter sur la justice. « Telles sont, Monsieur le Président, les graves raisons qui me déterminent à appuyer auprès de vous le recours en grâce que vient de vous adresser El-Kheir ben Abd el-Kader, des Chambaa d'Ouargla. « Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l'assurance de ma haute considération. » « Marquise de Morès » Par décision du président de la République, la peine de mort prononcée contre El-Kheir fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Immédiatement après l'annonce de la mort de Morès, une souscription avait été lancée pour élever une statue au disparu. Cette souscription connaîtra un énorme succès et on relèvera, aux côtés de noms plus anonymes (Robert Délétang, artiste peintre ; Petit Mohammed ; « l'inconnue reconnaissante à Morès » ; Gillet, cocher ; « un gargotier lyonnais » ; « un pauvre garçon de recette » ; « un plé­béien » ; Hilaire de Sainte-Elme, anti-maçon ; abbé Berrus ; Latapy, boucher ; Castelli, colon à Gouraya ; abbé Despas ; « un vieux bonapartiste » ; « un maire de l'Aude »), des patronymes plus prestigieux : Maurice Barrès, vicomte de Maupéou, Henri Lavedan, Flourens (député), Hervé (direc­teur du Soleil), Marinoni (directeur du *Petit Journal*), Bru­nau-Varilla (directeur du *Matin*), comte de Pontevès-Sabran, comte des Cars, colonel comte de Brémond d'Ars, Henri de Montbrison, Mirman (député), abbé Lemire (député), Dan­sette (député), Méry (député), Edmond Dollfus, Fernand Xau (directeur du *Journal*), comte de Polignac, Vigné d'Oc­ton (député), etc. 78:324 A la même époque, Henri d'Orléans communiquera à la presse la lettre suivante : « Monsieur le Directeur, : « Lorsqu'un comité s'est formé pour élever une statue à mon infortuné ami le marquis de Morès, j'ai tenu à être un des premiers à envoyer ma souscription. « En honorant la mémoire d'un brave, on voulait en même temps rappeler sans cesse aux esprits la grande cause pour laquelle il était parti, pour laquelle il était tombé : celle de l'ex­pansion commerciale et coloniale de la France, s'opposant aux agissements des Anglais. « L'idée noble à laquelle ont obéi les membres qui ont formé le comité, et qu'ont consacrée des souscriptions, venant de tous côtés, me semble maintenant devoir être étendue. Sans vouloir par là rien diminuer du mérite de Morès, je dirai que d'autres Français, chefs de missions, voyageurs ou explorateurs sont morts au loin, qui portaient haut le drapeau de la France, pour la science ou la colonisation. Ceux-là avaient compris qu'après les revers de 1870, la France ne devait pas rester uni­quement repliée sur elle-même, hypnotisée vers l'Est, mais que, grande nation, elle devait respirer librement, faire couler son sang au loin en donnant des débouchés à son commerce et ne pas être simple spectatrice dans ce partage de l'Afrique et d'une partie de l'Asie qui sera, dans l'histoire, la caractéristique du dix-neuvième siècle. Et, pleins d'ardeur, ils ont été généreuse­ment donner au loin leur vie pour la Patrie. Ce sont les Massie, les Martin, les Dutreuil de Rhins, les Crampel, les Flatters, les d'Uzès, les Muller et tant d'autres moins connus. Au moment où chacun se sent encore tout ému par le récit de l'affreux assassinat de Morès, qui ne voudra contribuer à honorer, avec sa mémoire, celle de ses prédécesseurs, les héros de la cause coloniale ? Un monument serait élevé dans Paris sur lequel les morts d'hier seraient inscrits, les morts de demain trouveraient leur place. 79:324 « Pour une œuvre essentiellement patriotique, à laquelle toute idée politique serait étrangère, on ferait appel à tous les concours : à la ville de Paris, on demanderait un emplacement ; au gouvernement, son patronage ; à la presse, sa propagande, et à tous quelque chose, si peu que ce soit, afin que le voyageur qui va combattre la bonne cause sache en partant que s'il suc­combe, sa mort trouvera un écho dans tous les cœurs, son nom restera sans cesse présent à tous les esprits. Dans la certitude où il sera de n'être pas oublié, il trouvera à l'heure du danger un gage précieux de l'attachement de la mère patrie pour ses enfants ; celle-ci aura rempli un devoir qui semble s'imposer à elle. « Alors que la cause coloniale a rencontré encore des dissi­dents, même parmi les esprits les plus élevés, qui sait si les incrédules, en lisant sur la pierre les noms de ceux qui ont cru et sont morts pour leur foi, ne se laisseront pas, à leur tour, convaincre et ne comprendront pas la nécessité pour l'existence de la France de celle d'une France d'outre-mer ? « Croyez, monsieur, aux sentiments sincères d'un colonial et d'un voyageur qui croit, en écrivant cette lettre, se faire l'inter­prète de beaucoup de ses confrères. » « Henri-Ph. d'ORLÉANS. » Lors de la commémoration du quatrième anniversaire de l'assassinat de Morès, en juillet 1900 Drumont déclara : -- Sur l'initiative de notre ami à tous, Gaston Méry, un Conseil municipal qui représente vraiment notre patriotique, notre vaillant, notre grand Paris vient d'accorder l'autorisation d'ériger cette statue pour laquelle les Français de toutes les opi­nions, de toutes les convictions et de toutes les classes avaient, avec un si touchant empressement, apporté leur offrande, petite ou grande. Morès aura sa statue dans ce Paris qui lui fit de si magnifiques funérailles, et, n'en doutez pas, celui auquel vous pensez tous en ce moment, celui qui fut, avec moi, le plus sin­cère et plus fidèle ami de Morès \[*i.e. Guérin, qui se trouve alors emprisonné à Clairvaux*\] sera là pour l'inaugurer. Devant le monument qui se dressera bientôt dans Paris, Guérin, sorti de cette dure captivité de Clairvaux qu'il supporte avec un si admi­rable stoïcisme, vous dira, dans ce langage éloquent et ferme que vous connaissez, ce qu'était Morès et les services qu'il a rendus à cette patrie pour laquelle il avait vécu et pour laquelle il est mort... Il n'y aura jamais de statue de Morès à Paris. Ceux-là qui avaient œuvré si fort pour qu'il n'y eût jamais de procès des *véritables* assassins de Morès, s'employèrent à ce qu'on enterre -- aussi -- ce projet de statue. 80:324 En 1898, les restes de Morès furent exhumés du cime­tière de Montmartre pour être inhumés au cimetière de Cannes. Mme de Morès est morte dans cette même ville, en 1921, âgée de 63 ans. En 1911, à Mechiguig, des officiers français avaient élevé un petit obélisque en mémoire du héros. El Ouatia, passée par la suite dans la Tripolitaine italienne, Hélène, princesse d'Orléans, duchesse d'Aoste, fit dresser une grande croix de granit et graver ces mots : « HIC DUM NOVAS PER LIBYCAS ARENAS VIAS TEMPTAT UT PATRIAE DECUS CULTUM MAGNITUDINEM AUGEAT CRUDELI ICTU ADVID JUN. A. MDCCCXCVI FORTITER CECIDIT MARCHIO ANTONIUS DE MORÈS. TE NON FLAMMIGERIS LIBYA TARDAVIT ARENIS. HELENA AUGUSTAE DU-CISSA IN MEMORIAM A.D. MLMXXVIII » (Ici, tandis qu'il frayait de nouvelles routes à travers les sables libyens pour augmenter l'honneur, la considération et la grandeur de la patrie, frappé d'un coup cruel, le cinquième jour de juin 1896, tomba coura­geusement le marquis Antoine de Morès. Les sables enflammés de la Libye ne t'ont pas arrêté. Hélène, duchesse d'Aoste, 1928.) Que reste-t-il de la croix de Morès en cette terre d'Afrique aujourd'hui ? Que reste-t-il, d'ailleurs, de la France conquérante, sur cette terre où, en 1931 encore, les Sahariens disaient « *brave zaï Morès* » : brave comme Morès... Alain Sanders. 81:324 ### O Século do nada *Livre I, troisième partie, chapitre 1* La Révolution se « scientise »\ et s'hypertrophie par Gustave Corçâo JE CROIS BIEN que jusqu'à présent, parmi les écrivains ou les journalistes intéressés aux choses brésiliennes, on n'en a pas trouvé encore d'assez original pour contes­ter l'existence du fleuve Amazone et des multiples affluents qui concourent au triomphalisme aqueux du plus grand bas­sin hydrographique du monde. 82:324 L'Histoire aussi a ses fleuves majeurs et mineurs, ses dépressions hydrographiques, et je crois bien également qu'on n'a pas encore trouvé d'écrivain suffisamment original pour nier l'existence du terminal appelé RÉVOLUTION : ce terminal qui prit naissance en des sources lointaines, grossit avec l'apport d'une avalanche d'erreurs et de sottises des peuples ou de leurs dirigeants, s'élargit dans le phénomène histori­que de la « Révolution française », pour déboucher enfin sur notre pauvre siècle avec tellement de puissance ou telle­ment d'eau trouble que nous pourrions pratiquement le définir, entre autres choses, comme le Siècle de la Révo­lution. Dès ses premières années, ou dans les dernières du siècle antérieur, nous encaissons dans la bruyante « Affaire Drey­fus » bien davantage qu'une erreur judiciaire et le scandale qu'elle aura déchaîné. Cet épisode, comme on verra, fut une explosion du révolutionarisme écrasé en 1848, qui avait été contenu durant un demi-siècle. Le lecteur sans doute aura relevé mon discutable glisse­ment stylistique : j'ai troqué l'élément liquide contre l'élé­ment igné pour illustrer une même réalité historique. L'eau, fût-elle trouble, présentait l'avantage de la continuité, elle suggérait le cours d'un torrent grossi par les ans de l'His­toire ; le feu offre à son tour l'avantage d'exprimer la dis­continuité explosive par laquelle, de temps en temps, se manifeste avec éclat le phénomène qui ne cesse autrement de capitaliser ses propres énergies. En ce siècle le phéno­mène Révolution me semble davantage une succession de bûchers et d'explosions que la course d'une inondation. #### Explosions en chaîne Mais cessons de raffiner sur le choix des images pour aller voir la chose, dans sa sinistre nudité. Après « l'Af­faire » nous avons la première guerre mondiale, que les his­toriens investissent d'une excessive importance intrinsèque. 83:324 Si cette guerre fut vraiment elle-même, c'est-à-dire une grandiose catastrophe, c'est parce qu'elle laissa le monde préparé, ou plutôt totalement impréparé à la Révolution d'Octobre 1917, qui colle depuis ce jour aux terres dévastées de Russie. Le communisme entre en scène, bassin hydrographique de l'Ama­zone de l'Histoire. Toutes les sottises pratiquées en Europe et aux Amériques seront tributaires de cet Amazone. La civilisation en agonie cède du terrain à une nouvelle expé­rience historique dont la substance est l'inimitié radicale transformée en torrent. Dans la seconde guerre mondiale, la même réaction chimique se produit : ces événements qui devaient emplir cinq années, et qui semblent conduits par un Occident prêt à résister et à défendre les trésors si laborieusement accumu­lés, ne furent en fin de compte que les simples épisodes, les simples anecdotes introductives du résultat final appelé de façon obscure et inconsciente par ce même Occident tout gonflé de Progrès et de Libération de l'homme... Quel résultat ? -- Le renfort incroyable, incompréhensible, inex­plicable, apporté à la Révolution et à ses maîtres d'œuvre communistes. Et voici que, pour la quatrième fois dans le siècle, la Révolution se gagne un nouveau terrain, en pénétrant dans la Maison de Dieu. Cheval de Troie ? Infiltration ? Radioac­tivité des explosions en chaînes ? Que chacun retienne ici, à son aise, l'image qui lui plaira le mieux. Le fait brutal m'obsède si fortement qu'il ne me laisse aucune récréation mentale pour herboriser sur les fleurs du champ et réunir des bouquets avec leurs métaphores. Celle-là m'a échappé, sans le vouloir, peut-être pour m'indiquer le désir que je cache d'éviter une confrontation directe avec la Chose ; ou pour compenser un peu l'obscurité qui paraît l'entourer. Le fait est que nous subissons aujourd'hui la quatrième explosion révolutionnaire du siècle. Nous savons que la destinée de l'homme n'est pas chose à se réduire en épures, ou en radiographies. Mais même ainsi, même prévenus contre « l'esprit de géométrie » qui nous reconduirait dans le casse-tête assené sur le lecteur au chapitre précédent, nous ne pouvons échapper aux impératifs de la raison. 84:324 Essayons de comprendre au moins les motifs allégués par les hommes plus directement impliqués dans la dynamique de la Révolution. C'est alors que nous enten­drons varier les récits. Celui de 1789 nous dit que le « Tiers État », fatigué d'être tout sans valoir rien de précis, décida de se soulever : c'est ce qui fut dit dans une brochure dont la couverture, le titre et les sous-titres suffirent à rendre Sieyès célèbre et à épuiser le sujet. D'autres expliquent que le peuple luttait contre « l'absolutisme » ; d'autres encore, dans ce petit concours de bisous historiques, nous racontent que le peuple luttait contre les privilèges ; d'autres enfin, plus emphatiques, prétendent qu'il luttait pour les droits de l'homme. Personne à ce jour n'est parvenu à prouver qu'il n'exis­tait pas de moyen moins sauvage, moins régressif, pour la promotion de semblables progrès... La Révolution Française, qui maintient une certaine dignité jusqu'au moment où le président Bailly se dirige vers le Jeu de Paume, perd jus­qu'aux derniers réflexes de la décence humaine quand le personnage « Peuple », transformé en animal carnivore, se met en marche vers l'inoffensive et décorative Bastille, pour inaugurer sur-le-champ les mises à mort qui feront désor­mais partie du monstrueux décor de toute révolution. Je crois bien aussi qu'à ce jour personne n'est parvenu à établir que la Révolution Française aura purement et sim­plement résolu les problèmes allégués par ses théoriciens, au chapitre des motivations. Plus tard, la révolution avortée de 1848, et la révolution préparée et réussie de 1917, produirent d'autres allégations. On parlait alors de mauvaise distribution des biens matériels, d'injuste rémunération du travail, d'exploitation de la classe ouvrière, tout ceci aggravé par les transformations techni­ques qu'imposaient les machines de la « révolution indus­trielle ». Et maintenant, après 1917, après 1944, plus que jamais nous pouvons demander s'il n'aurait pas existé d'au­tres voies que ces *terrible means* communistes dont parle Stratchey pour la promotion de l'homme contemporain. Encore plus posément, nous pouvons demander si la révolution communiste a résolu quoi que ce soit des fameux problèmes économiques qui nous occupent tant. Le mur de Berlin n'est-il pas la meilleure vitrine du magasin que le commu­nisme offre à l'Occident ? 85:324 Ce qui étonne les ingénieurs, comme les garçons-coiffeurs et les maîtresses de maison, c'est le fait que cette fameuse et séculaire « Révolution » ne soit pas aujourd'hui complète­ment *démoralisée.* Mais rien n'étonne les « intellectuels » sur ce point-là : à quelques honorables exceptions près, ils se sentent tous tenus par une solidarité de « gauche », attitude qu'on leur inculque avec plus de battage publicitaire que tout le réseau de propagande mis au service de la toilette des dames. Nous avons laissé loin derrière les motivations de 1789, 1848, 1871 et même 1917. Quel est désormais l'objectif de la Révolution des années soixante et soixante-dix, qui devait soulever un tel enthousiasme dans une partie du clergé et de l'épiscopat catholiques ? Ceux-là invoquent la misère de ré­gions, de pays, de continents, et parlent de sauver le *tiers-monde,* avec moins de grâce que l'abbé Sieyès n'en réclamait pour sauver le Tiers-État. Mais qui les croira ? Se croiront-ils eux-mêmes ? Rien ne saurait bouger sans qu'il n'y ait une fin : *propter finem.* Une Révolution devrait être la chose la plus clairement inten­tionnelle ou finalisée du monde. Tout indique cependant que nous vivons un moment de l'Histoire anti-métaphysique, un moment où les *moyens* ont usurpé le rôle de la *fin,* et le néant, la place de l'être. La Révolution est comme un mécanisme anti-régulateur qui semble pour l'heure n'avoir qu'un objectif : mobilisation générale des masses humaines. En vue de quoi ? De la densification, du perfectionnement en massification de ces masses elles-mêmes. Ce qui importe par-dessus tout, aujourd'hui, au courant historique révolu­tionnaire, c'est de conditionner puissamment des collectivités -- chaque fois plus denses, et chaque jour moins humaines. J'imagine que certains lecteurs ne pourront se satisfaire de cette explication. Moi non plus. Je ne vois pas la possibi­lité de laisser un phénomène quelconque devenir sa propre raison d'être, son principe et sa fin ; mais pour sortir de cette impasse, il faudrait recourir aux principes et lumières d'un autre ordre de réalités. 86:324 Nous promettons au lecteur persévérant un retour au sujet, peut-être même la solution de l'énigme. Avant cela, il nous faut laisser dans ces pages le problème en suspens ; et revenir sur une autre interrogation #### L'Histoire serait-elle essentiellement révolutionnaire ? Autrement dit : le Progrès serait-il nécessairement révolu­tionnaire, sur un mode continu ou par discontinuités quanti­ques ? Le monde moderne, ivre de l'une ou l'autre de ces obsessions, répond avec véhémence que l'Histoire *est* révolution. Nous-mêmes, nous pouvons reconnaître que tel ou tel tournant de l'Histoire soit tissé de négations, contestations, rejets et même décapitations ; mais nous ne pourrons jamais admettre que la suite des événements et expériences humaines prenne nécessairement cette forme par une exigence inéluctable de notre propre nature. Nous pouvons reconnaître que l'homme ou les hommes constitués en tribus, nations et civili­sations doivent, pour obéir à la loi naturelle, dire *non* en cer­taines circonstances qui viendraient à barrer le chemin ; mais nous ne pourrons jamais trouver une pensée digne de ce nom, une philosophie digne de ce titre, qui fasse de l'homme essentiellement un négateur ou, comme dit Léon Bloy, un « excavateur du néant ». Parcourant des yeux les diverses phases de la vaste et mul­tiple aventure humaine, nous n'y trouvons même pas le dessin des lignes de force qui pourraient révéler à l'œil nu quelque direction ou polarisation eschatologique. Sous la lumière de la Foi nous ne connaissons, bien clairement orientée, qu'une seule Histoire ; l'histoire du Peuple de Dieu qui attend la réalisation de la Promesse de Dieu. Un peuple élu attend le Messie. 87:324 Il est possible que l'historien, par des recherches appro­fondies, découvre des signes de messianisme dans la géologie de la civilisation sumérienne ou de la civilisation pré­colombienne en Amérique ; mais ce qui semble dominer en chacune de ces nombreuses expériences est peut-être l'obscur désir de réaliser une orchestration des virtualités humaines, plus comme modèle eidétique, inclus et exposé entre les autres signes du zodiaque, que comme expérience historique appelée à se poursuivre et à se développer. Exemple : on pourra penser la Grèce, en ce sens, comme « le peuple élu de la raison », selon la belle expression de Maritain, et ne pas s'étonner qu'ayant réalisé son œuvre, parachevé ses ar­chétypes, la Grèce trouve une plus grande pérennité au fir­mament des cultures que dans les sols où marchent ses vivants. Abstraction faite de ces vues très spécialisées, on ne trouve pas dans l'Antiquité le moindre *sens* qui permette d'en organiser l'Histoire au gré des naissances de hasard, des morts heureuses ou maudites, des batailles, dynasties et autres nez de Cléopâtre dont la mesure sera donnée par les siècles suivants. Je doute que le plus convaincu des marxistes puisse découvrir dans les dynasties d'Égypte ou les guerres du Péloponnèse quelques vestiges de la valse à deux temps qui allait imposer à l'Histoire le rythme de la Révolution. #### Un fait révolutionnaire vieux de 2000 ans Oui. Il existe un moment où l'Histoire -- puisqu'ils tiennent à la personnaliser et à la transformer en agent -- prend appui ou racine en un Fait transcendant, manifestement incompatible avec sa substance ordinaire et donc aussitôt rejeté. 88:324 Ce fait nous est consigné sur un ton au-dessus de l'hu­main dans le prologue de l'Évangile selon saint Jean : « Au commencement était le Verbe (...) Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme ; il venait dans le monde. Il était dans le monde et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu. » Dans l'Évangile selon saint Luc, ce « rejet » est conté de façon plus discrète, si bien qu'il nous paraît moins violent : « Or, pendant qu'ils étaient à Bethléem, le temps où elle devait enfanter se trouva révolu. Elle mit au monde son fils premier-né, l'enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, *parce qu'il n'y avait pas de place pour eux à l'hôtellerie...* » (Luc, II, 6-7.) Puis, quand les moyens de communication de l'époque répandirent la nouvelle : « Alors Hérode manda secrètement les mages, se fit préciser par eux la date de l'apparition de l'astre, et les dirigea sur Bethléem en disant : -- *Allez vous renseigner exactement sur l'enfant, et quand vous l'aurez trouvé, avisez-moi, afin que j'aille, moi aussi, lui rendre hommage.* » (Matth., II, 7-8.) Et enfin, sur la question de Pilate : « *-- Que ferai-je donc de Jésus que l'on appelle Christ ?* Ils répondirent tous : -- *Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié !* » (Matth., XXVII, 22.) Ainsi s'achève, comme nous savons, le processus révolutionnaire qui se renouvellera en notre siècle jusqu'à la contestation du témoignage des saints martyrs de la Foi. 89:324 Plus d'un jeune « théologien » de la « nouvelle Église » a rédigé aujourd'hui sa « *théologie de la révolution* »*.* Mon livre, qui a déjà imposé au lecteur une longue introduction et plusieurs chapitres de fastidieuses controverses, commence en celui-ci à marquer son propos : il soutient lui aussi une théologie de la révolution, qui peut être résumée en fort peu de mots. Je les écris sans ignorer le risque qu'ils paraissent trop simples, trop clairs, pour ne pas dire puérils, aux amoureux du néant introspectif et autres optimistes désespé­rés. Les voici : « *La Révolution dont les théologiens* (*?*) *de la nouvelle Église nous rebattent les oreilles se résume simple­ment à ceci : un processus de rejet du Sacré Cœur de Jésus.* » A l'intention des dits théologiens de langue française, on me permettra d'ajouter : -- Excusez du peu ! #### Le miracle du Moyen Age A la fin de l'Empire romain, sous la confusion de la décadence, on voit naître une ligne historique marquée par la sagesse des Pères de l'Église, ligne qui culmine en saint Augustin ; et sur les ruines du vieux monde commence à s'affermir la plus extraordinaire et mystérieuse de toutes nos expériences historiques ; celle de la Chrétienté, ou civilisation chrétienne, réalisée pendant plus d'un millénaire en Occident. Si quelqu'un veut admirer cet âge ou *statio* de l'humanité en ce qu'il offre vraiment de plus admirable, il lui faudra commencer par cela-même dont le trépignant esprit moderne l'accuse aujourd'hui comme un insensé. Il lui faudra commencer par admirer sa façon réellement *stationnaire* d'assurer une permanence dans le temps. La vie commune des peuples nous enseigne le même paradoxe que celui qui s'observe dans l'organisme vivant. A première vue, et parfois à dernière chez les esprits bornés, la vie se présente avant tout comme mouvement, croissance et même évolution ; il faut étudier sérieusement la chose pour découvrir que le vivant, avant tout, de lui-même, aspire à persister, à perdurer (*permanecer*) dans son être propre. Toute l'intense activité de l'être vivant converge sur une finalité centrale, vitale, qui est le maintien d'une *forme.* 90:324 C'est ainsi que la profonde et intense vitalité d'un mo­ment historique, dans la vie des peuples, se mesure à sa profonde et intense immobilité. Tandis que les siècles vul­gaires, ou perdus dans le temps, s'appliquent à passer, comme si cet écoulement faisait partie de leur cahier des charges, la civilisation chrétienne du Moyen Age parut vouloir *station­ner,* non comme ces races endormies ou en état d'hiberna­tion, mais comme une expérience unique de l'humanité ; elle parut vouloir s'éterniser, abolir l'Histoire elle-même, comme si tout ce qui s'était passé avant elle pendant plus de mille ans n'avait pour but que de laisser chanter jusqu'à la fin du monde la chatoyante prière des rosaces, la prière des cathé­drales dans leur composition impressionniste, leur mariage indélébile de pierre et de lumière, comme pour l'éternité. Les « ténèbres » du Moyen Age -- écrit le juif Gustave Cohen -- ne sont rien d'autre que les ténèbres de notre propre ignorance. Je crois qu'Egon Friedel, également juif, exprime la même chose avec d'autres mots ([^9]). Cet équilibre se rompt dans sa plus belle splendeur. Le XIII^e^ siècle, le plus grand de tous, s'ouvre sur un XIV^e^ de tourmente et de folie. Sorti d'un long tunnel de déraisons, luxures et flagellations, commence alors notre chemin à nous, la *via modernorum,* sous les deux arcs en fête de la Renaissance et de la Réforme. #### Deux amours, deux Cités A l'époque où je m'occupais davantage de philosophie des civilisations que de théologie des révolutions, j'ai rédigé un livre entier ([^10]) pour montrer que la civilisation occidentale moderne était née d'une inspiration *nominaliste,* avec toutes les conséquences culturelles de ce désastre philosophique rupture entre l'intelligence et l'être dans l'ordre spéculatif, morale de « l'homme extérieur » dans l'ordre pratique. 91:324 L'homme se place au centre de son nouveau Monde, niant la seigneurie de Dieu, maître de l'univers. C'est ce qui fait dire à Maritain que cette civilisation serait anthropocentri­que, par opposition au théocentrisme médiéval. J'ai préféré écrire « *civilisation anthropo-excentrique* »*,* non pour faire un joli mot, mais pour une raison profonde tirée de la théolo­gie paulinienne de « l'homme extérieur », de la théologie de l'Histoire chez saint Augustin et de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin : IIa IIae, question 25, quand le Docteur Angélique nous montre que l'amour propre, ou amour-de-soi-même selon « l'homme extérieur », procède d'une déviance profondément équivoque qui *décentre* l'homme de lui-même. Ainsi, quand il tente de se couronner, ce n'est pas l'homme lui-même, selon ce qu'il est réellement ou principa­lement, qui se trouve couronné : c'est le vrai-faux homme, l'homme « extérieur ». Je réclame toute l'attention du lecteur sur ce texte de saint Thomas étroitement articulé aux doctrines de saint Paul et de saint Augustin. Répondant à une question sur l'amour que le pécheur se porte à lui-même, le Docteur commun écrit : « LES HOMMES BONS SAVENT QU'EN EUX LE PLUS IMPOR­TANT EST LA NATURE RATIONNELLE, C'EST-À-DIRE L'HOMME INTÉRIEUR ; C'EST AINSI QU'ILS S'ESTIMENT POUR CE QU'ILS SONT VÉRITABLEMENT. MAIS LES HOMMES DÉVOYÉS CROIENT QU'EN EUX LE PLUS IMPORTANT EST LA NATURE SENSIBLE, OU HOMME EXTÉRIEUR ; C'EST POURQUOI ILS NE SE CONNAISSENT NI NE S'AIMENT VÉRITABLEMENT : ILS S'AIMENT SELON CE QU'ILS PRENNENT POUR EUX-MÊMES, C'EST-À-DIRE SELON CE QUILS NE SONT PAS. » (*Unde non recte cognoscentes seipsos, non vere diligunt seipsos, sed diligunt illud quod seipsos esse reputant.*) 92:324 Par ces paroles en or, ces paroles qui feraient la fortune des psychologues modernes si les psychologues modernes ne s'étaient égarés dans la dictature de l'*extérieur* pour y pour­suivre en somme l'ombre des âmes au plus profond de la nuit, par ces paroles donc, saint Thomas montre que la vaine tentative de placer l'homme *au centre* de la civilisation se perd dans la comique équivoque qui consiste à couronner ici une déformation de l'homme, c'est-à-dire « l'homme extérieur ». D'où l'impossibilité métaphysique d'une civilisa­tion « anthropocentrique ». D'où aussi la réalité ridicule de notre civilisation *anthropo-excentrique.* Ainsi, le faux humanisme de la Renaissance, qui préten­dait rejeter le christianisme et le Moyen Age, qui prétendait se libérer de la domination de Dieu pour affirmer l'autono­mie de l'homme, commence par se tromper sur ce que l'homme *est,* ou qu'il est principalement, et s'égare aussitôt sur les chemins qui devaient conduire à notre civilisation ce *brave new world* que nous avons l'honneur d'habiter, tant qu'ils ne seront point parvenus à le détruire complètement. Dans le livre où nous avons décrit ce drame aux dimen­sions planétaires, puisque notre civilisation a fait école et que le monde entier s'est occidentalisé pour absorber et dis­soudre ensuite l'Occident chrétien, nous mettions l'accent sur cette idée d'une scission de l'homme, d'une partition de l'âme humaine, et de cette nouvelle civilisation qui se profilait déjà sous le règne de l'inimitié entre l'homme et l'homme, l'âme et l'âme, la raison et l'extériorité (cette nouvelle civili­sation que Maritain, Journet et nous-même avec eux atten­dions avec tant d'optimisme : « *Une nouvelle chrétienté demande à naître* »). Qu'on me passe aujourd'hui l'imperti­nence de demander au lecteur de lire ou relire ce livre, écrit voici dix ans, pour mieux comprendre ce que nous évo­quons ici en portant l'accent sur l'idée de « révolution », comme rejet global de l'homme en la personne du Père. Je crois que les deux livres se complètent et s'assistent mutuellement. Celui d'hier était encore assez tranquille et tout spéculatif. Celui d'aujourd'hui paraît plus douloureux, combatif et comme militarisé. Il faut dire qu'entre-temps les menaces se sont concrétisées : elles nous conduisent à dé­busquer, pour les combattre, les causes plus immédiates qui semblent toutes regroupées dans le premier tiers du XX^e^ siè­cle. 93:324 Aujourd'hui, nous avons *payé pour voir* ce que valaient le scientisme, le libéralisme et le socialisme gérés par l'hu­manisme issu de la Renaissance. Et nous avons *payé pour voir* ce que pesaient le protestantisme et toutes ses consé­quences. Nous pouvons donc faire le point. #### Réforme C'était encore au début du siècle, avant la « ténébreuse affaire » ourdie contre Maurras en 1926, avant l'épidémie d'activisme qui s'abattit alors sur le catholicisme français : Jacques Maritain reconstituait dans *Trois Réformateurs --* qu'on devrait bien relire aujourd'hui -- non seulement le ressort du drame déchaîné par l'égocentrisme de Luther, mais aussi « l'avènement du moi-extérieur » qui progressait tragiquement, comme la nuit, sur les ruines d'un monde chrétien. Poussant l'impertinence jusqu'au désir d'appeler l'atten­tion du lecteur sur le recoupement de nos deux études, j'ose espérer qu'il recevra comme moi la conclusion qui s'im­pose : le drame religieux *in sinu Ecclesiae* et le drame social du couronnement de l'Homme-Extérieur se rejoignent dans le même mouvement contestataire, négateur, dévastateur, par lequel l'auto-idolâtrie flagellera et défigurera le Fils de l'Homme, jusqu'au blasphématoire *Ecce Homo* qui présida à la naissance du XX^e^ siècle. Et ce qui nous fait mal aujourd'hui, en ce couchant du siècle, ce qui nous brûle, c'est la raillerie de la suprême contradiction dont les démons se servent pour nous cracher dessus. Oui, quand nous avons payé pour voir ce qu'appor­tait la Réforme, quand nous la connaissons bien mieux que les Pères du Concile de Trente, mieux que saint Pie X, mieux que Maritain lui-même en 1925, 94:324 quand nous avons sur eux l'avantage de pouvoir lire en clair le registre complet de toutes les conséquences de la Réforme, c'est alors que les catholiques dits « progressistes » se *protestantisent* allégre­ment comme dans la fièvre d'un carnaval ; c'est alors qu'ils cumulent, mieux que les modernistes combattus par Pie X, toutes les erreurs, toutes les vilenies, toutes les hérésies, toutes les sécularisations, tous les blasphèmes et toutes les déshumanisations issus des deux fléaux de l'Histoire... Et voici que, comme pour mettre un comble à la dérision, ils organisent des défilés communistes et des festivités de toutes sortes pour commémorer les centenaires du crachat de Lu­ther sur l'Église, sa Mère et Maîtresse. #### Scientisme Tentons de désigner, dans le bassin hydrographique dont nous parlions plus haut, les principaux affluents qui conver­gent au terminal « Révolution » pour faire de notre siècle un grand estuaire de rejets et de contestations. On pourrait commencer par cet « isme » qui, dans *Dois Amores, Duas Cidades,* était présenté comme une des principales consé­quences de la pollution nominaliste. Voici ce que nous en disions : « Le mot de *scientisme* ne signifie pas un plus grand volume de recherches ni une plus grande ardeur à l'étude dans le domaine des sciences naturelles. Tout cela, en soi, reste bon. Ce qui ne l'est pas, c'est l'état d'esprit qui place la science de la nature à la présidence d'une civilisation, après en avoir expulsé la Sagesse. « Étant acquis que l'intelligence n'atteint pas aux choses supérieures -- dit l'homme moderne --, appli­quons-la à la tâche de palper les phénomènes pour en tirer une nouvelle confiance en nous-mêmes, et pour ordonner à notre goût l'immense mère tellurique, bru­tale, qui abuse parfois de son sommeil profond pour écraser ses propres enfants. 95:324 « Cet état d'esprit, dans les premiers temps, com­mence par produire une grande euphorie. L'humanité, ayant inventé la poudre, découvert le mouvement des astres, la force de la vapeur, le pouvoir magique de l'électricité, s'enivre d'optimisme, comme on le verra aux XVII^e^, XVIII^e^ et XIX^e^ siècles. « L'innocente illusion qui devait surgir alors dans les esprits bornés prêtait à la Science des phénomènes, avec le temps, le pouvoir de polir toutes les rugosités du Vieil Homme, d'illuminer ses ténèbres et de résoudre toutes ses difficultés. Or cette idée comiquement fausse, ce délire pur et simple, à force de répétition, est devenu comme l'eau que nous buvons, l'air que nous respirons, tout ceci parce que la civilisation occidentale moderne n'accepte plus de se soumettre aux données de (antique Sagesse. Si elle s'en souvenait, elle entendrait son verdict clair et irré­futable : la science des objets matériels dilate le champ de domination de l'homme sur les choses extérieures et infé­rieures, mais n'ajoute rien à la domination de l'homme sur lui-même. « Une civilisation (...) ne saurait être gouvernée par les sciences d'une nature qui reste aveugle, sourde et par conséquent muette vis-à-vis des problèmes les plus profonds et les plus généraux de notre existence. Comme je le montrais dans *La découverte de l'autre*, la science peut nous dire si nos poumons sont anormaux et de quelle manière il conviendrait de les traiter, le cas échéant ; mais elle reste entièrement incapable de nous dire, ni de nous suggérer, ce que l'homme pourrait ou devrait faire de ses poumons normaux. » ([^11]) Je ne dirais plus aujourd'hui que le *scientisme,* c'est-à-dire l'absurdité qui consiste à attendre d'une science infé­rieure la solution de problèmes supérieurs, s'est répandu parce que la Sagesse a été vidée de sa force, ridiculisée, détrônée. Je dirais plutôt que cette tentation fut l'un des facteurs qui devait contribuer au rejet de la Sagesse elle-même. Ce faisant, je désigne le *scientisme* (et non la légitime fierté des sciences) comme un élément constitutif du révolu­tionarisme qui sape les fondements de la civilisation. 96:324 #### Scientisme et sens commun Pour bien comprendre le processus de démolition mis au point par la subversion scientiste, il faut mesurer l'immense signification que revêt dans ce drame le discrédit jeté sur le « sens commun » : œuvre des « intellectuels », à partir du XVIII^e^ siècle, et toujours au nom de la « Science ». Tout le drame culturel du XVIII^e^ amasse des explosifs pour la Révo­lution Française en commençant par répudier le sens com­mun, que j'appellerai « petite sagesse », et qui fut la pre­mière victime du torrent nominaliste où les temps modernes ne cessent de couler. Et pour bien comprendre la gravité du processus, le poids de ses conséquences, il nous faut savoir ce qu'est le « sens commun » dans ce contexte, et ce qu'il n'est pas. Je pourrais renvoyer ici le lecteur à *Dois Amores, Duas Cidades,* ou lui recommander la profonde étude de Garrigou-Lagrange sur *Le Sens Commun* (Desclée de Brouwer, 1936), mais ce sera sans doute lui rendre un meilleur service que de résumer les notions principales à son intention. Rappelons d'abord que tout homme, par sa nature ra­tionnelle, naît muni des quatre dons suivants : a\) une âme spirituelle, ou « forme » spécifique qui fait que l'homme est homme ; b\) les puissances rationnelles de cette âme : intelli­gence et volonté ; c\) les tendances innées déterminées par le condition­nement (y compris corporel et sensible), qui favorisera ou défavorisera l'essor ultérieur des habitus acquis ; d\) les premiers principes, qui sont dons de nature. Sur ce noyau essentiel se greffe l'histoire des acquisitions intellectuelles et morales. Le sens commun se situe dans la zone des premiers apports de raison spéculative et de raison pratique. Il est comme une première métaphysique, rudimentaire, et une première philosophie morale. 97:324 Fixé entre la frontière des premiers principes et la frontière plus vaste et plus confuse du consensus culturel de chaque époque (*consabido*)*,* j'ose dire que le sens commun, d'importance vitale pour tout le développement ultérieur de l'homme, reste beaucoup plus proche des premiers principes que du firmament des choses connues de tout le monde à un moment donné ; et qu'il participe donc davantage de la pérennité de la métaphysique (j'entends de la droite méta­physique) que de la coulante mobilité de ce consensus qui ignorait tout voici quelques années du rayon laser, du code génétique, de l'existence d'une planète transneptunienne et autres nouveautés. Le sens commun est comme un capital de premières constructions sur les premiers principes, qui pourra être enrichi ou déformé par l'environnement culturel. J'aimerais pouvoir m'étendre longuement sur la trans­cendantale importance du sens commun : aussi bien dans la vie temporelle, privée ou publique que pour la vie de la Foi, si difficilement praticable dans une société où s'est perdue la docilité au réel, et cet instinct rationnel presque spontané qui conduisait notre esprit à *bien considérer les choses,* sans les inondations culturelles charriées par les torrents de l'His­toire. Hors du sens commun, sainement reçu et cultivé sans obstacle, l'homme peut difficilement introduire sa pensée à la philosophie et à la théologie, il peut difficilement accéder à une sagesse vécue. Tel est le drame des temps modernes, depuis la Renais­sance et la Réforme, drame que dans *Dois* *Amores, Duas Cidades* j'appelais « civilisation de l'homme extérieur ». Et dans cette « civilisation », mal accouchée d'immenses drames intellectuels, moraux et religieux de toute la Chrétienté, affli­gée des tares génétiques du nominalisme, un des facteurs les plus nocifs pour le sens commun, c'est-à-dire pour tout l'édifice de la chrétienté et son osmose avec l'Église, ce fut le *scientisme.* Répétons-le : il ne s'agit pas ici du progrès même de la science des choses extérieures et inférieures (physique, astronomie, etc.), progrès en soi raisonnable et même glorieux pour l'homme ; il s'agit du prix philosophique et religieux dont fut payé ce progrès, pour avoir pris la forme résolument orgueilleuse d'un rejet des plus hauts degrés du savoir, c'est-à-dire la forme d'une Révolution. 98:324 Cette peste du scientisme continue aujourd'hui encore à produire ses fruits, comme on le voit dans le plaisir sadique avec lequel un Bertrand Russel, sous le couvert de philoso­phie mathématique, cherche à démoraliser le sens commun ; comme on le voit aussi dans le niveau de base de la stupi­dité moderne, son plus grand dénominateur commun, tissé d'un bout à l'autre par un scientisme asthmatique et pédant. (*A suivre*.) Gustave Corcâo, traduit du portugais\ par Hugues Kéraly. 99:324 ### Les dimanches après la Pentecôte LES FÊTES du Saint-Sacrement et du Sacré-Cœur de Jésus achèvent et résument le cycle des mystères du Christ ; voici donc de nouveau apparaître les dimanches verts qui s'échelonnent depuis Pentecôte jus­qu'à l'Avent. Après avoir déroulé sous nos yeux les phases de la vie du Sauveur ; Noël, Épiphanie, Pâques et Ascension, la Pentecôte inaugure l'âge du Saint-Esprit qui consistera pour le chrétien à revivre le mys­tère du Christ sous la motion du Paraclet et par la manducation de l'Hostie. 100:324 Le mot mystère (au singulier) est un des plus denses de la littérature chrétienne. Il signifie, d'après s. Paul, une idée divine chargée de grâce, cachée depuis les siè­cles, un dessein d'amour miséricordieux qui se réalise dans et par l'Incarnation, mystère révélé aux anges et aux hommes, réfracté dans *les mystères* (au pluriel) de la vie du Christ et de la Très Sainte Vierge. Qu'appelle-t-on « les mystères » ? Ce sont des actions du Christ qui appartiennent à l'histoire, enracinés dans le temps, passagers donc comme tous les actes humains, mais vécus par l'Homme-Dieu, par conséquent sortis du temps pour s'enfoncer dans l'éternité qui nous les renvoie, si l'on peut dire, renou­velés par les sacrements et comme actualisés sur un point du temps et de l'espace, où ils nous attendent pour toucher notre âme, miracle de la nouvelle alliance, qui devrait nous ravir à nous-mêmes. Il suffit d'une messe basse, célébrée par un prêtre solitaire au cours de l'année liturgique, pour que la succession des mystères du Christ Sauveur se réalise, c'est-à-dire se transforme en *res*, en quelque chose de vivant et d'existentiel. Chaque matin l'Hostie est à la portée de mes lèvres pour me permettre de naître, de mourir et de ressusciter avec le Christ. Il suffit de communier mentalement au mystère pour entrer, par lui, dans la vie de Dieu. Ce fut la hantise de s. Paul : « Que je sois trouvé en lui... que je le connaisse, lui, et la puissance de sa résurrection, la participation à ses souffrances, et la configuration à sa mort. » (Ph. III, 10.) Le Christ Jésus, qui naît d'une Vierge (qu'elle en soit bénie !), qui tète le sein de sa mère, prononce ses premiers mots, qui apprend à marcher, qui grandit, souffre la passion, meurt et ressuscite, ce Christ-là, enraciné dans l'histoire, sort des griffes de l'histoire pour retrouver la gloire qu'il avait avant d'être sorti du Père. 101:324 Puis il retombe invisiblement dans le monde des humains par le mode sacramentel, mais sans rien relâ­cher de sa gloire, afin de suivre le cours d'une autre histoire, non moins dramatique que la première, l'his­toire de sa vie avec les hommes, dans le cœur des hommes. Et cette vie nouvelle est proprement celle que leur communique l'Esprit. « Le Saint-Esprit vous enseignera toutes choses... Il prendra de ce qui est à moi et vous le donnera... Il vous introduira dans la vérité totale. » Ces paroles de Notre-Seigneur indiquent une nouvelle économie de grâce. Que fera donc le chrétien qui a suivi le Christ au cours de l'année liturgique, le chrétien qui sait que les mystères de la vie de son Sauveur lui sont commu­niqués spirituellement par le Saint-Esprit et sacramen­tellement par l'Hostie ? Il revivra le mystère pascal ex­pansé le long des dimanches après la Pentecôte, il revivra le mystère du Christ, mais *en le magnifiant dans ses œuvres*. Les dimanches verts sont riches, calmes, rayonnants, les épîtres enseignent la vie chrétienne, la grâce baptis­male, la charité ; les évangiles développent les para­boles du Royaume. Ces dimanches nous apprennent à placer toute notre vie sous le commandement d'un grand Roi, *à la louange de la gloire de sa grâce*. (Eph. I) Il serait dommageable pour l'honneur de Dieu ainsi que pour le bien de l'âme chrétienne et de la société tout entière, que Notre-Seigneur soit considéré par rapport à nous, par rapport au besoin que nous avons de lui, selon la mesure variable et très subjective de nos nécessités. Combien d'âmes pieuses restent enfermées dans la sphère d'une religion égoïste, dans les cadres d'une piété étroite centrée sur l'homme, sur les mésa­ventures de l'homme, sur ses joies et sur ses tristesses ! Interrogeons les anciens. Ils avaient le sens du grand et de l'admirable ; jamais ils n'auraient enfermé le Christ Pantocrator dans une niche à dévotion. Parce que le Christ était *tout* pour eux. 102:324 Absolument *tout.* Ils lui soumettaient *tout,* ils voulaient le voir régner sur *tout.* Le grand drame pour eux, avant même celui de risquer la réprobation finale, c'était de trahir le Christ, d'être des sujets félons, de lui dérober une parcelle de gloire. Ils vivaient emportés dans le grand souffle qui fonde les civilisations. Ils pouvaient dire avec s. Paul : « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. » Il n'existe pas de christianisme plus sain, plus uni­versel, plus fécond en œuvre, plus joyeux aussi que celui qui est fondé sur cet amour absolu, sans réserve, qui non seulement mobilise les cœurs, mais, nous dit s. Paul, incline toute intelligence à l'obéissance au Christ. Il serait très simplifiant, très cohérent de bâtir une synthèse spirituelle et morale embrassant la vie tout entière, centrée sur une obéissance d'amour envers le Christ-Roi. La théologie nous y invite. Jésus est Roi, ne nous lassons pas de le dire, d'abord parce qu'il est Dieu. Un Dieu créateur juge et maître du monde. L'Enfant-Jésus dans ses petits poings enfermait les étoiles. Cela n'é­tonne que ceux qui oublient (où est la foi ?) que le sujet responsable des actions du Christ était la deu­xième personne de la Trinité. Puis il est Roi d'une royauté de conquête, ayant ravi et délivré au prix de son sang l'humanité prison­nière. Et cette humanité est maintenant sa captive, d'une captivité volontaire de reconnaissance et d'amour. Enfin trois prérogatives, inspirées par les Livres Saints, sont reconnues au Fils de Dieu : il est Roi, Prê­tre et Prophète. Mais nous ne pensons pas nous écarter de la bonne théologie en préférant tout résumer sous une seule formule : le Christ est détenteur d'une *Royau­té sacerdotale et prophétique.* 103:324 C'est donc essentiellement comme *Roi* à qui tout appartient qu'il est *Prêtre* d'un sacrifice rédempteur et que, *Prophète,* il devient Parole de Vie. La liturgie, lieu théologique, nous oriente dans cette direction par l'insistance qu'elle porte sur la Ro­yauté, et cela, à travers tous les mystères célébrés l'Avent, Noël, l'Épiphanie, Pâques, l'Ascension, sont des mystères du Christ-Roi. Et le dernier dimanche d'octobre, l'Église-Épouse résume tout ce qu'on peut savoir sur la souveraineté de Dieu exercée par le Christ Jésus dans un office splendide qui est presque de la théologie en forme, témoin les strophes des hymnes où s'offre au regard la vision d'un monde rénové. Ô trois fois heureuse la cité A qui le Christ commande en vérité... La paix s'y affermit, ainsi que les alliances, La concorde y apparaît souriante, L'ordre politique s'y maintient stable, La chasteté fleurit au foyer conjugal. ([^12]) Ô Christ, Prince de la Paix, Soumettez-vous les âmes rebelles, Rassemblez-nous dans l'unique bercail, (...) Que les chefs des nations vous rendent un honneur public, Que les magistrats et les juges vous vénèrent, Que les lois, les arts et les étendards des Rois Vous soient soumis et expriment votre règne ! ([^13]) \*\*\* 104:324 Si toutes les activités humaines se situaient dans la lumière et sous l'obédience du Christ-Roi, depuis l'ordre politique, art sacré s'il en est, destiné à conduire la société vers sa fin, jusqu'à l'effort de la sanctification personnelle, on assisterait à l'éclosion d'un christianisme simple et viril dans l'action, d'une part, et, d'autre part, supérieurement éclairé dans les activités de l'esprit. Car c'est le même Roi qui commande et qui éclaire ; c'est le même Soleil de Justice qui frappe les anges rebelles, et qui illumine saint Michel. C'est à ce principe d'être et d'action que saint Benoît est venu puiser lorsqu'il exhorte au combat spi­rituel les aspirants à la vie monastique : « Qui que tu sois, toi qui veux militer sous l'étendard du Christ vrai roi, prends les armes fortes et illustres de l'obéissance (...) marchant sous le jugement et le commandement d'un autre. » Notons pour finir le mot *vrai* qui affecte l'idée de *Roi ;* le « Christ vrai Roi » dans la pensée du saint patriarche s'oppose d'avance à toutes les contrefaçons venues de courants idéologiques, œcuméniques, ou sim­plement de l'illusion ou de la paresse qui se fabriquent un Dieu facile, un roi complaisant, une morale sans obligation ni sanction. Mais c'est surtout dans notre cœur que chaque jour nous faisons élection d'un objet auquel le prestige du rêve accorde une puissance dou­loureuse. Souffrirons-nous jamais d'autre chose ? Veut-on savoir comment Jésus veut régner sur nous ? Il dit : *Mon fils, donne-moi ton cœur !* Il promet la vie éternelle, et sur la terre le centuple et des jaillisse­ments d'eau vive. Ce qu'il promet il l'a pratiqué lui-même, il l'a mille fois donné à tous ses amis : l'humi­lité qui chasse l'orgueil, la chère pauvreté qui se veut riche de Dieu, la chasteté qui répond à l'appel du plus grand amour. Comment répondre à cet appel ? 105:324 *Conversion,* ce mot tiré de l'ancien glossaire monas­tique fournit la réponse essentielle, il signifie qu'il faut tourner son regard vers la lumière, et *incliner l'oreille de son cœur.* Le Roi commande, il suffit d'obéir. Le reste viendra tout seul et l'âme chantera son obéissance jusque sur la Croix, en couronnant par le martyre une vie sainte. Fr. Gérard, OSB. 106:324 ## Le problème mondial des évêques Contributions monographiques ### Avertissement *La crise de l'épiscopat -- la plus ra­dicale des crises du temps présent -- est véritablement universelle. Elle avait très largement commencé au siècle précédent. Elle n'a pas cessé de grandir en celui-ci. Son aspect le plus immédiatement visible est politique : il consiste en ce que le corps épiscopal dans son ensemble, conduit par les noyaux dirigeants qu'il a laissé s'installer en son sein, est de plus en plus à gauche, de plus en plus en rupture avec la* « *doctrine sociale de l'Église* » *telle qu'elle est définie dans les documents pon­tificaux de Léon XIII à Pie XII.* 107:324 *Dire cela c'est déjà dire du même coup que cette crise est religieuse, car la* « *doctrine sociale de l'Église* » *définie par les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII n'est pas une sorte d'annexe mar­ginale et facultative, elle est consubstan­tiellement liée à la foi théologale et, comme Pie XII l'enseignait,* « *elle est claire en tous ses aspects, elle est obligatoire, nul ne peut s'en écarter sans danger pour la foi* ». *Le problème de la succession apostolique est maintenant mondial et il est plus dramatique que jamais. Là-dessus la collection de la revue ITINÉRAIRES depuis 1956 apporte une masse considérable de matériaux, de faits, de documents, d'ana­lyses. Voici, dues à Julio Fleichman, à Hugues Kéraly et à Jean Crété, quelques contributions supplémentaires. La dégra­dation progresse. -- J. M.* 108:324 ### La CNBB de la haine par Julio Fleichman LA CONFÉRENCE épiscopale du Brésil, la CNBB ([^14]), qui est à mon sens une des pires du monde, fait tellement de mal à mon pays qu'il m'est difficile de vous en donner une idée juste. L'action maléfique de la CNBB est distincte de celle des autres conférences épiscopales, même s'il s'agit de conférences aussi mauvaises, telle la française ou l'américaine. En effet depuis des années la CNBB travaille de façon très concrète, ostensible et publique à défendre l'ensemble des acti­vités communistes par l'appui de chaque point d'attaque du Parti. Qui pis est, les évêques brésiliens sont soutenus par un parti encore plus perfide que le parti communiste lui-même, une espèce de parti révolutionnaire pseudo-catholique, nommé Parti travailliste (PT). 109:324 En outre, il existe aujourd'hui ici au Bré­sil une nouvelle sorte d'activistes politiques créés par la confé­rence des évêques et qu'on appelle les « agents de la pasto­rale ». Ils forment partout où il se présente quelque occasion d'agitation sociale des groupes d'environ trois cents personnes, formées spécialement pour l'agitation politique. Cette formation est donnée dans les communautés de base qui doivent être bien connues si l'on veut avoir une idée de l'ampleur des dégâts. La CNBB a joint à chaque paroisse du Brésil une cellule de formation de militants révolutionnaires unie au Parti travail­liste. Ces communautés de base forment ainsi un réseau com­plet, distribué comme une maille serrée sur tout le territoire national, instrument indispensable pour la réussite de leurs agi­tations ([^15]). Dans la pratique la CNBB s'unira au PC et au PT chaque fois que ces partis prendront une position publique : ainsi pour Cuba, le Nicaragua, la « cause palestinienne », le pacifisme, le désarmement nucléaire, les grèves, etc. Malgré ce vaste champ d'activités, la CNBB s'est surtout spécialisée dans l'exacerbation des conflits sociaux, d'une part en vue de la réforme agraire et d'autre part dans la question des Indiens brésiliens. Pour la réforme agraire, la CNBB a institué une « commis­sion pastorale de la terre » qui travaillera en compagnie du PC, du PT et aussi du CUT, c'est-à-dire le centre syndical communiste. Ensemble ils revendiqueront l'expropriation des latifondia ou *fazendas* (grandes propriétés rurales), mesure qui doit être appliquée même si ces surfaces sont cultivées et en pleine production ([^16]). On propose au gouvernement de donner une indemnité aux propriétaires ainsi touchés, indemnité qui sera pratiquement dépourvue de toute valeur et de toute pro­tection contre l'inflation, qui est actuellement de 360 % l'an. Les terres ainsi récupérées sont distribuées à ceux qu'ils appellent les « agriculteurs sans terre », pour la plupart des activistes ou de pauvres gens qui n'ont jamais planté une salade de leur vie et qui, une fois « propriétaires » de ces lots, s'empressent de les revendre. 110:324 Mais la CNBB s'occupe aussi d'exciter les Indiens contre l'État. L'organe de la CNBB spécialisé dans cette question est le CIMI, conseil indigéniste missionnaire, qui selon un grand journal brésilien a essayé de provoquer la division du territoire brésilien pour donner aux Indiens de vastes régions au centre du pays ([^17]). Récemment encore le Conseil de Défense nationale (Conselho de Segurança Nacional) du gouvernement de Brasilia a publié une longue étude, *Activités de l'Église Catholique au Brésil,* où apparaît clairement le rôle révolutionnaire de tous les dirigeants de la CNBB, ainsi que de quarante-trois organisations étran­gères qui financent les œuvres du clergé brésilien. L'appui étranger vient surtout de l'Allemagne et de la Hollande et, tou­jours selon le CSN, il est très important ([^18]). Ce même document analyse en détail la position de la CNBB en ce qui concerne les Indiens : « Le Conseil indigéniste missionnaire (CIMI) s'organise en cellules régionales et en cellules locales (nucleos) qui couvrent, à l'exemple de la Pastorale de la terre, tout le territoire national. Sa responsabilité dans les fréquents conflits entre Indiens et non-Indiens est notoire. Dirigé par des progressistes radicaux, le CIMI est le princi­pal adversaire de la politique du gouvernement sur la question des Indiens, comptant sur l'appui de dizaines d'organisations qui se consacrent à cette question. Comme principales bannières, le CIMI défend l'autodéter­mination des peuples indiens, le respect de leurs cultures, la délimitation de leurs terres, une nationalité indienne propre, en bref, des nations indigènes non incorporées à la société nationale. Dans ce but, ce Conseil travaille activement à la formation de groupes d'influence (lideranças) et il pousse les communautés indiennes à exiger des solutions immédiates par des pressions telles que le barrage des routes et l'enlèvement d'otages. L'activité de cette organisation du clergé met en danger la paix sociale, le progrès, l'intégrité du territoire, son intégration et même la souveraineté du pays... 111:324 L'Église catholique du Brésil, par le moyen d'une minorité active, présente un comportement qui s'éloigne beaucoup de ce qu'on pourrait attendre de la part d'une institution religieuse ([^19]). \*\*\* Toutes ces choses semblent incroyables et ceux qui les met­tent en évidence ont l'air d'accusateurs superficiels et irrespon­sables. Mais telle est bien la situation réelle du Brésil depuis bien des années. J'ai conservé quelques coupures de journaux anciens qui montrent que cette activité de la CNBB n'est pas chose nouvelle. Je cite ici un article du 21 février 1980, où le journaliste Lenildo Tabosa Pessoa montre clairement les mé­thodes de la Conférence des évêques : « Dans les réunions de la Conférence épiscopale, les évê­ques, en général absorbés par leur travail pastoral et sans le moindre loisir pour maintenir éveillée la flamme de leur théolo­gie, sont appelés à approuver des documents sur des questions techniques qui dépassent de beaucoup leur compétence et leurs connaissances. Soumis à un intense bombardement de données, par exemple les statistiques des surfaces des propriétés rurales du pays, ou tout autre sujet, ils n'ont jamais les moyens d'objecter sur-le-champ que les données apportées sont en fait falsifiées. Si, pour compléter le tout, les meneurs du jeu prennent à l'appui des citations d'Isaïe, de St Thomas d'Aquin et de Pie XII, les évêques orthodoxes se trouvent désarmés et même émus de voir leurs rusés frères dans l'épiscopat citer un pape tombé dans un complet oubli... Mais l'idée de vérifier ces citations ne vient à personne. Si toutefois les bons évêques en avaient pris la peine, ils auraient trouvé, non sans étonnement, que les chefs de file de la CNBB pour obtenir l'assentiment de tous vont jusqu'à truquer les textes sans le moindre scrupule. » Et l'auteur de faire une analyse claire et complète de ces falsifications. ([^20]) \*\*\* 112:324 Mais revenons à la question des terres agricoles pour voir le jeu des évêques sur le terrain. Ces dernières années la CNBB, par son organe « Commis­sion pastorale de la terre » (CPT), avec ses agents de la pasto­rale et avec le Parti travailliste, a entrepris l'invasion de grandes propriétés privées que l'on nomme *fazendas.* Cela se passe sur­tout au sud du pays, sur des propriétés le plus souvent en pleine activité. L'organisation de la manœuvre est de grande efficacité et la préparation peut durer deux ans. Le journal *O Globo* du 24 novembre 1987 titre : « *Dix mille colons enva­hissent trois fazendas du Rio Grande do Sul.* » Et plus bas le journal apporte le témoignage des responsables qui avouent avoir préparé le « coup » deux ans durant. L'ampleur de l'opé­ration est impressionnante qui comporte le mouvement de dizai­nes de camions, le transport de tonnes de nourriture et le déplacement de cette foule d'hommes, de femmes et d'enfants qui se disent « pacifiques » mais envahissent la propriété d'autrui. Les propriétaires essayent de se défendre, mais le plus sou­vent, ne voulant pas massacrer ces milliers de gens, ils sont obligés d'accepter ce qui sera pour eux la ruine. D'autres, mieux servis, obtiennent des troupes de soldats pour chasser les envahisseurs pas vraiment gênés de partir car ils essayeront ail­leurs ce qu'ils n'ont pas réussi ici, faisant ainsi durer le vent de haine qu'ils répandent partout. Il y a donc aujourd'hui au Brésil un état de guerre civile latent et il n'est pas rare que des *fazendeiros* ou des soldats périssent dans des affrontements armés. Ainsi ce qui s'est passé dans l'état du Para en 1980, quand deux évêques ont été tra­duits devant le tribunal pour excitation de conflits sociaux. Ces événements suffisent à démasquer la parfaite hypocrisie et le mensonge habituel de la CNBB qui n'hésite pas à inventer les noms d'agents de la pastorale qui auraient été menacés de mort, dit-elle, ou même assassinés. Tout homicide des gens liés à ces agitateurs est exploité par la CNBB comme venant des fazendeiros ou du gouvernement (surtout quand gouvernaient les militaires). De fait ce sont les propriétaires qui sont assassinés, dépouillés de leurs biens, insultés. Pour contrecarrer cette situation les fazendeiros ont décidé de créer une grande association pour la défense de leurs intérêts : c'est l'*Union démocratique rurale* (UDR). 113:324 La rancune de la CNBB et de ses agents contre l'UDR est frappante. Le *Journal du Brésil* du 22 octobre 1987 informe du refus d'un curé de célébrer la messe à l'occasion d'une fête tra­ditionnelle des fazendeiros ; le motif allégué fut l'appartenance de la majorité de ces gens à l'UDR. L'évêque du lieu, Dom Onofre Cândido da Rosa, saisi de l'affaire, a déclaré que « *la ligne de cet organisme n'est pas compatible avec les principes de l'Église catholique* »*.* Voici quelques extraits de la réponse des fazendeiros, publiée dans les journaux locaux : « La célébration de la messe dans la traditionnelle fête du « laço » fait partie des annales de la famille des éleveurs de tout le canton (...) Le refus du prêtre est radical et sans précédent et il s'appuie sur l'approbation du diocèse (...) Sommes-nous donc des athées ? » « Le président de l'UDR locale, poursuit le *Journal du Bré­sil*, a déclaré aussi que le curé a excommunié les fazendeiros, mais qu'il a oublié que ce sont eux les seuls à aider à l'entretien et à l'amélioration des églises de la région. » ([^21]) « Sommes-nous donc des athées ? » Ce cri monte contre ceux qui osent se servir du nom de l'Église et du Sang de Notre-Seigneur pour promouvoir des « messes » d'appui aux revendications communistes tout en se refusant à s'acquitter de leurs obligations envers les fazendeiros. Tout cela arrive aux limites de l'abus et du cynisme de la part des évêques de la CNBB ; cela fait trop de mensonges et d'insolences criminels de la part des communistes irresponsables dont les démarches non seulement cherchent à « gauchiser » et rendre le pays non-viable, mais en plus manquent d'un mini­mum de bon sens et d'intelligence. Tout cela en fait trop et la difficulté d'écrire contre cette marée vient de l'excès de matière, de la multiplication journalière des scandales ecclésiastiques et épiscopaux. La difficulté vient du manque de vergogne, de la perfidie et de la malignité de ces évêques. 114:324 Exemple frappant de cet état des choses : le cas du padre Cavazzutti, l'un de ces prêtres importés par la CNBB, agita­teurs bien connus de la police brésilienne, venant surtout d'Italie, de France et de Belgique ([^22]). En arrivant ici ils se transforment en agents de la Révolution pour promouvoir « pastoralement » la haine dans les campagnes brésiliennes. Tel prêtre ou telle religieuse sont connus pour leurs activités « en faveur des pauvres ». Cette activité consiste à exciter les ressentiments sous prétexte de « conscientisation », mot inventé par l'enfer et qui veut dire exactement ceci : implanter chez les autres une pseudo-conscience d'un pseudo-droit non obtenu. Bref, fomenter des rancunes. Quand l'un de ces prêtres est frappé, il est dans la logique des choses de dire que les coupables sont les fazendeiros, mais on se garde d'en nommer aucun. Dans le cas du padre Cavazzutti, un vacher sera nommé, qu'on savait s'être pris à partie avec le prêtre. Le pauvre homme est en prison en attente de jugement. Dans son aveu il a dit avoir tiré sur le prêtre parce que celui-ci s'était refusé à baptiser son fils en raison de son mariage irrégulier. Mais voir le criminel en prison n'est pas intéressant pour la CNBB. Ce qu'elle cherche c'est à utiliser cela comme prétexte pour frapper les fazendeiros. Elle dira alors que le vacher était mandaté par les *fazendeiros* pour tuer le prêtre. La CNBB veut à tout prix créer des incidents pour opposer les propriétaires à ceux qu'ils appellent « le peuple ». Ensuite elle dira que les organisations comme PUDR « sont les responsables de la vio­lence dans la campagne brésilienne ». Or, l'UDR n'a été créée que bien après le début des violences et des invasions de terres, suscitées en réalité par la conférence épiscopale. L'Union démo­cratique rurale a été instituée comme instrument d'autodéfense, expressément permis par le Droit civil en vigueur depuis 1916. Celui-ci admet, comme dans tout pays civilisé, qu'un propriétaire protège sa propriété les armes à la main, s'il agit immédiatement et avec la mesure nécessaire. Tout cela prouve largement que les seuls responsables de la violence dans la campagne ce sont les évêques, c'est la CNBB. Julio Fleichman. 115:324 ### Un évêque à Petropolis *Mgr José Fernando Veloso* par Hugues Kéraly « *DEPUIS près de vingt ans, le Groupe de la CNBB* (cerveau central de la Conférence Nationale des Évêques Brésiliens) *introduit dans la pensée chré­tienne, dans la doctrine et la pastorale de l'Église du Brésil, des valeurs spécifiquement marxistes... Les cours marxisants pour évêques, dits de* « *lavage de cerveau* »*, restent sous l'in­défectible orientation des dignitaires de la théologie de la libé­ration... Une partie de la correspondance du Saint-Siège desti­née aux évêques brésiliens a été détournée par les bureaux de la CNBB.* » 116:324 Ces accusations très précises et très graves (est-il besoin de le souligner ?) n'émanent pas d'un rapport du ministère de l'Intérieur à Brasilia. Ni d'un dossier de la Nonciature apostolique ou de la sacrée congrégation pour la doctrine de la foi. Non plus que d'une vieille chronique du *Globo* (conservateur) ou d'un nouveau reportage d'Hugues Kéraly (réactionnaire). Elles viennent d'être formulées par un évê­que brésilien : un évêque résidentiel et réglementaire, Mgr José Fernando Veloso, ordinaire de Petropolis dans les belles montagnes au-dessus de Rio. Mgr Veloso a rendu tout cela public dans une lettre qui ne l'est pas moins, adressée au président de la CNBB. Il fonde l'accusation sur sa propre expérience épiscopale du mensonge et de la manipulation, comme lorsqu'on utilisait son nom pour faire croire au Saint-Siège que tout l'épiscopat brésilien soutenait le religieux communiste Leonardo Boff contre les (timides) sanctions vaticanes, ou qu'on lui deman­dait de modifier telle ou telle partie de ses propres discours dans le sens de cette praxis de l'esclavage révolutionnaire baptisée en Europe « théologie de la libération ». L'évêque invoque aussi le témoignage incroyablement cir­constancié d'un acteur direct du noyautage, l'abbé David Cogan, ancien « assesseur » de la CNBB, qui vient de consacrer un livre entier à la pénétration communiste des plus hautes instances de l'Église brésilienne : « *Il ne man­quait que les aveux publics de quelqu'un qui ait participé au mécanisme* », écrit modestement l'évêque de Petropolis, qui préfère s'oublier. Voilà qui est fait. Le commissaire politique et son ancienne victime, aujourd'hui résistant, au moins pour la question sociale, tombent d'accord sur les techniques de manipulation... *Testis unus, testis nullus :* « un témoin unique compte pour rien » ; a contrario, quand les aveux sont multiples, sans concertation possible et bien concor­dants, il serait fou de ne pas les prendre en considération. 117:324 La CNBB n'incarne pas toute l'Église « qui est au Brésil », Dieu merci, ni Mgr Veloso toute la résistance catholique du clergé brésilien... Dans le diocèse de Campos, on célèbre toujours la messe aux intentions d'ITINÉRAIRES, le fusil ou la machette à portée de main pour le cas où la « théologie de la libération » viendrait à s'interposer... Dans celui de Petro­polis même, un commando bénédictin de la Sainte-Made­leine (au Barroux) vient d'ouvrir une nouvelle fondation... Mais je me garderai sur le fond de tout autre commen­taire, pour ne rien dévaluer de la principale information. Pardonnez-moi seulement d'ajouter que *Veloso* en portugais fait penser à « veilleur » ou « veillant », avec une petite connotation de zèle et de jalousie (*celoso*)*.* N'est-ce pas une bonne surprise de trouver encore dans la Hiérarchie catholi­que des veilleurs de ce grade, pour ouvrir les yeux au milieu de la nuit, réparer leurs blessures, froncer le nez, donner de la voix, et dire le temps qu'il fait dans le plus grand pays catholique du monde, né d'une messe, sur les plages de San Salvador, voici près de sept cents ans ? Hugues Kéraly. 118:324 ### Sur quelques évêques français par Jean Crété A L'ÉPOQUE MODERNE, beaucoup d'évêques ont fait preu­ve soit d'un esprit révolutionnaire, soit, plus fré­quemment, de servilité à l'égard du pouvoir civil. En voici quelques exemples. Rappelons qu'en 1790, les cent vingt évêques français refusèrent presque tous le serment constitutionnel. Seuls le prêtèrent : le cardinal de Loménie de Brienne, archevêque de Sens, qui apostasia et mourut de mort naturelle en 1794. Son neveu, Martin de Loménie, prêta aussi le serment, mais n'apostasia pas ; il fut condamné à mort en 1794 et exécuté en même temps que Madame Élisabeth de France. Savines, évêque de Viviers, prêta le serment, mais finit par le rétrac­ter. Jarente, évêque d'Orléans, et Talleyrand, évêque d'Au­tun, se marièrent. Talleyrand, après une longue carrière poli­tique, reçut à l'article de la mort les sacrements de l'abbé Dupanloup. 119:324 L'épiscopat concordataire de 1802 comportait dix évê­ques constitutionnels. Pie VII leur demanda d'accepter une bulle qui était l'équivalent d'une rétractation. Bernier se chargea de l'affaire ; il réunit les dix évêques, leur lut la bulle et vint affirmer au cardinal Caprara que les évêques avaient reçu la bulle. Il jouait sur les mots ; les évêques avaient reçu matériellement la bulle, en ce sens qu'après leur en avoir donné lecture Bernier leur avait tendu la bulle et que quelques-uns l'avaient tenue dans leurs mains. Mais Bernier se gardait bien de dire qu'ils l'avaient rejetée avec de violentes protestations. Sur cette fourberie de Bernier, Capra­ra institua les évêques. Ceux-ci devaient faire preuve d'un esprit révolutionnaire qui alla en s'atténuant ; ces évêques étaient restés républicains, et, lors du conflit entre Pie VII et Napoléon, ils se retrouvèrent du bon côté. En 1802, Bonaparte avait nommé archevêque de Paris le cardinal de Belloy, doyen de l'épiscopat français ; il mourut en 1808, dans sa 99^e^ année. L'abbé Maury, qui avait été, à l'Assemblée constituante, le plus vaillant défenseur des droits de l'Église, avait dû se réfugier en Italie. Pie VI l'avait nommé évêque de Montefascone et cardinal. Longtemps royaliste, le cardinal Maury s'était rallié à l'Empire en 1804. Napoléon lui offrit l'archevêché de Paris. En 1808, Pie VII, prisonnier à Savone, refusait d'instituer les évêques nommés par Napoléon. Par ordre de l'empereur, les chapitres des cathédrales don­naient aux évêques nommés les pouvoirs de vicaire capitulaire, malgré la déclaration faite par Pie VII de la nullité de ces pou­voirs. Le cardinal Maury eut la faiblesse d'accepter l'archevê­ché de Paris et les pouvoirs de vicaire capitulaire. Il se montra vil adulateur de Napoléon. Lorsque l'abbé d'Astros ([^23]), prévôt du chapitre, fut arrêté après saisie dans ses papiers d'une copie de la bulle d'excommunication de Napoléon, le cardinal Maury poussa le cynisme jusqu'à le conduire lui-même au ministère de la police, dans sa propre voiture. Cette conduite lui valut le mépris général. En 1814, il dut se retirer à Valréas (Vaucluse), son pays natal ; il y mourait en 1817. 120:324 Mgr de Quelen, nommé archevêque de Paris par Louis XVIII, fut un excellent évêque. Légitimiste, il donna sa démission de Pair de France en 1830. En 1832, il soigna les malades atteints du choléra ; il mourut en 1839. Louis-Philippe nomma alors archevêque de Paris Mgr Affre, surnommé *affreux.* Il était très libéral ; il retira les pouvoirs aux jésuites de Paris. Grégoire XVI rétablit les pouvoirs des jésuites, sans blâmer publiquement l'archevê­que, pour éviter un conflit avec le gouvernement. En 1848, Mgr Affre se rallia à la république. Le 25 juin 1848, il s'avança vers une barricade, dans l'espoir d'arrêter l'insurrec­tion ; blessé mortellement, il exprima avant de mourir des regrets de sa conduite envers les jésuites. Cavaignac choisit pour lui succéder Mgr Sibour, républi­cain très affiché, qui ne s'en rallia pas moins à l'Empire. Le 3 janvier 1857, il était poignardé, à l'église Sainte-Geneviève, par un prêtre dément, qui prétendait que la définition de l'Immaculée-Conception faisait de la Sainte Vierge une déesse. Le cardinal Morlot fut, de beaucoup, le meilleur arche­vêque de Paris à cette époque. Mgr Darboy, nommé en 1863, se montra très libéral et très gallican ; il s'opposa publiquement au Syllabus et frappa de suspense Mgr de Ségur. En 1869, il essaya d'entraîner le gouvernement à prendre une initiative pour empêcher la réunion du concile du Vatican. Napoléon III refusa de s'engager dans cette voie. Au concile, Mgr Darboy fut un des adversaires les plus déterminés de la définition de l'infaillibilité pontificale, mais il avait peu d'influence. Un sort tragique l'attendait : arrêté comme otage par les communards, il fut fusillé, ainsi que le Père Olivaint, d'autres prêtres, des magistrats et des généraux. Au plus fort de la persécution maçonnique, il y eut plu­sieurs évêques suspects. Mgr Le Nordez, évêque de Dijon en 1899, était si ouvertement « dévoué au gouvernement » que les séminaristes de Dijon, fortement soutenus par le chapitre de la cathédrale et par le cardinal Perraud, évêque d'Autun, refusèrent d'être ordonnés par lui. Mgr Geay, évêque de Laval, retira les pouvoirs aux jésuites de son diocèse. 121:324 Les jésuites firent appel à Rome, mais cet appel se heurta à l'opposition du cardinal Rampolla del Tindaro, quatrième secrétaire d'État de Léon XIII, qui protégeait ouvertement les modernistes, notamment Loisy. Toutefois, le cardinal Rampolla n'était pas personnellement moderniste : nommé secrétaire du Saint-Office par saint Pie X, il signa, sans sourciller, la condamnation de ses anciens protégés. Dès son avènement, en 1903, saint Pie X rétablit les pouvoirs des jésuites de Laval et exigea la démission de Mgr Geay et de Mgr Le Nordez. Les deux évêques, appuyés par le gouver­nement Combes, résistèrent pendant dix-huit mois puis, de­vant la fermeté de saint Pie X, finirent par démissionner au printemps de 1905. Combes rompit alors les relations diplo­matiques avec le Saint-Siège, avant même le dépôt, devant la Chambre des députés élue en 1905, du projet de loi de séparation de l'État et de l'Église. La loi fut votée en décembre, sous le ministère Rouvier. **Évêques francs-maçons,\ ordinations à réitérer sous condition** Saint Pie X donna un titre épiscopal à Mgr Geay, mais il n'en donna pas à Mgr Le Nordez, soupçonné d'être franc-maçon. Il n'en donna pas non plus à Mgr Lacroix, nommé évêque de Tarentaise par Combes en 1902. En 1907, saint Pie X le contraignit a démissionner. Mais ce ne fut qu'après la mort de Mgr Lacroix, en janvier 1922, que toute la gra­vité de son cas se révéla ; il laissait un testament dans lequel il avouait être franc-maçon et avoir « tenu ses engagements ». Benoît XV étant mort quelques jours plus tard, le cas fut soumis à Pie XI dès son avènement. Ce dernier prescrivit de réitérer, sous condition, les ordinations, peu nombreuses, faites par Lacroix. 122:324 Nous avions eu un cas analogue au XVII^e^ siècle : Lavardin, évêque du Mans, avait avoué, sur son lit de mort, n'avoir jamais eu l'intention de conférer le sacre­ment de l'Ordre. Après sa mort, on réitéra les ordinations qu'il avait faites. Il y avait d'autres évêques très libéraux au début du XX^e^ siècle. Saint Pie X, ne voulant pas aggraver la situation avec le gouvernement français, ne les inquiéta pas. Mais Mgr Sueur, archevêque d'Avignon, fut contraint de démissionner par quelques dames énergiques : elles l'attendirent à la sortie de sa cathédrale et lui tapèrent dessus à coups de parapluies. Mgr Sueur démissionna. Quelques prélats de Rome montè­rent alors une farce qui réussit parfaitement : « Puisqu'il a reçu une raclée, on va le faire nommer archevêque d'Héra­clée. » Saint Pie X, qui ne comprenait que le français litté­raire, tomba dans le piège ; sans soupçonner le jeu de mots, il nomma Mgr Sueur archevêque d'Héraclée de Bithynie. Un peu plus tard, saint Pie X demanda sa démission à Mgr Oury, archevêque d'Alger ; il avait pour cela des rai­sons restées secrètes, car, évêque de Dijon avant Mgr Le Nordez, Mgr Oury n'avait pas fait parler de lui. A partir de 1925, les évêques français furent de plus en plus mal choisis, sauf quelques exceptions. La situation, déjà très grave avant le concile, est tragique aujourd'hui. Jean Madiran a dénoncé la gravité du mal dans *L'hérésie du XX^e^ siècle.* Je n'y reviendrai pas. Il est évident qu'une grande prudence s'impose aux fidèles que nous sommes. Les cas de Lavardin et de Lacroix prouvent que la validité des ordina­tions, et donc de la messe et des sacrements, peut se trouver mise en cause. Certes, un ministre qui n'a pas la foi peut donner un sacrement valide, s'il observe les rites essentiels et s'il garde l'intention, au moins virtuelle, de faire ce que fait l'Église. Mais chez un évêque ou un prêtre qui n'a pas la foi, l'incrédulité devient facilement agressive. Il est provi­dentiel que le nombre des prêtres ordonnés par les évêques en charge soit si petit. Nous avons la grâce d'avoir Mgr Lefebvre qui nous donne des prêtres dont le caractère sacer­dotal est certain. 123:324 Il est normal qu'arrivé à un âge avancé il songe à procurer à l'Église quelques évêques qui continue­ront son œuvre. Nous prions de tout cœur pour que la meil­leure solution prévale, en attendant le redressement général que la Providence procurera à son Église. *5 mars 1988.* Jean Crété. 124:324 ## NOTES CRITIQUES ### L'homme libre d'Anouilh C'est un des saints de l'Église. Sujet, ami, favori d'Henri VIII d'Angleterre, il refusa de reconnaître à son roi l'autorité spirituelle que celui-ci voulait s'arroger, et ce roi le fit décapiter. Tel est le sujet qu'Anouilh a choisi pour sa dernière pièce -- ou son dernier scénario : certaines indications supposent le cinéma ([^24]). Mais peu importe ; ce qui compte c'est le sujet choisi pour couronner une longue, une féconde carrière. Il correspond à une ligne maîtresse de l'œuvre. C'est aussi le sujet capital de notre temps : comment un homme peut-il choisir, ou au moins accepter, d'être seul de son avis, quand les plus illustres, les plus sages, les plus savants consentent, suivent le courant ? On peut expliquer cela par l'orgueil, mais si une rébellion soli­taire a fière allure, elle paraît vite incompréhensible, *démodée.* On peut aussi évoquer à son sujet la sottise, et, encore mieux, la folie. Les gens sérieux, et qui *réussissent,* ne se gênent pas pour moquer ceux qui refusent de ramper : à chacun ses petits plaisirs, aux uns les places, aux autres, l'honneur. Mais l'honneur est une notion périmée, on nous le rabâche. Et puis il est dur d'avoir l'air d'abandonner les siens, ou de les entraîner avec soi, les exposant à la misère, à la suspicion, aux représailles. Sur tous ces points, je pense que notre temps est beaucoup mieux outillé que tous les précédents pour ame­ner les hommes à se conformer à la ligne commune (en général, on prétend le contraire, mais c'est pure prétention). 125:324 Thomas More refuse le serment exigé par le roi. Il ne condamne pas ceux qui le prêtent. Il n'est pas présomptueusement assuré d'être seul juste, ou la situation est telle qu'en effet on peut hési­ter. Mais il ne veut pas jurer, presque seul. Quand on lui fait remarquer cet isolement, il répond : « Et quand bien même le nombre des évêques et des universités et de tous les sages docteurs qui ont cru pouvoir déférer au serment serait encore plus grand que Votre Seigneurie semble l'estimer, quand bien même tous, par le monde, auraient juré, il ne s'agirait encore que des vivants. L'immense nombre de ceux qui ont pensé comme moi, quelque­fois au péril de leur vie, depuis les débuts de la Chrétienté -- et parmi lesquels beaucoup sont déjà des Saints au ciel -- l'im­mense foule des justes dont la terre grouillera le jour de la résur­rection des corps, le jour où il n'y aura plus de royaumes, est avec moi, je le sais. En vérité, je remercie Votre Seigneurie d'avoir peur pour moi de la solitude, mais je ne me sens pas seul. » Voilà la note grave, simple, éternelle, du catholicisme. Thomas More ne dit même pas « je crois », il dit « je sais », quand il évoque cette unité de la foi à travers les siècles. C'est elle qui le soutient, et le sentiment de la communion des saints, dogme dont on ne parle plus (depuis qu'on renie le passé de l'Église). Georges Laffly. ### La découverte de Corçâo GUSTAVE CORÇÂO parlait, pensait, rêvait parfois dans notre langue comme s'il y était né. Il lui portait une affection farouche, fort capable de se faire tyrannique au plus petit soupçon d'infidélité. Lorsqu'il se força de l'écrire, pour ITINÉRAIRES, plusieurs amis de Rio furent assaillis au téléphone à des heures avancées de la nuit, et sommés de trancher avec ou sans Larousse sur ses difficultés. Nous l'avons connu en 1973. Il était des nôtres depuis près de vingt ans, et nous étions les seuls au monde à l'ignorer : les livres de Corçâo étaient alors traduits dans toutes les langues occiden­tales, excepté le français... Un des plus grands écrivains du siècle -- de l'avis général en Amérique latine, comme chez les éditeurs anglais, italiens ou allemands -- *n'existait pas pour nous,* dans la langue qu'il aimait le mieux. Jean Madiran lui a donc demandé d'écrire, pour ITINÉRAIRES, et Gustave Corçâo qui mesurait ses ris­ques m'a demandé de l'aider. 126:324 J'ai appris le portugais, il n'était pas bien loin de mon espa­gnol maternel, et découvert le Brésil à cette occasion. J'ai surtout appris ce que c'était qu'un grand scientifique converti : un homme libre, ouvert, universel, malgré le « tombeau de la pensée hu­maine » (sa langue) où il se disait enfermé... Je traduisais ses chroniques du *Globo,* et collaborais aux textes qu'il avait pensés directement en français. Une cécité presque complète, dans les dernières années, avait multiplié par douze sa force intellectuelle et son amour de la discussion. Il me prenait pour une sorte de fil direct avec La France, La Sorbonne, saint Louis, mais c'est de lui que j'apprenais le meilleur de mes héritages, ces vertus qui passent les siècles et les océans... Lorsqu'il est mort, le 6 juillet 1978, Jean Madiran a voulu qu'il existe au moins un livre de Corçâo accessi­ble au lecteur français : « *traduit, imprimé, édité, mis en vente* »*.* La traduction de *La découverte de l'autre,* chapitre après chapi­tre dans ITINÉRAIRES, et publiée ensuite en volume aux Éditions Sainte-Madeleine, est sortie de cette double amitié ([^25]). C'était le premier livre de Gustave Corçâo -- autoportrait étonnant, plein de grâce et de verve --, un moyen très sûr de ne pas le quitter. Mes commanditaires y ont pris goût, au moins autant que moi je transpire aujourd'hui sur *O Século do nada,* le siècle du rien, du néant, quatre cent quarante pages (très) serrées sur l'histoire des non-idées du XX^e^, un monument. Mais revenons à *La découverte.* Gustave Corçâo fit irruption avec cette œuvre dans le métier littéraire au début de l'année 1944, à l'âge de quarante-huit ans. -- *Tout m'est venu tard dans la vie,* répétait-il souvent, pour le plaisir de se voir aussitôt contredit... Car avant la guerre, Corçâo inventait au Brésil des orgues électro­niques, il dressait la première carte géodésique de son continent et lançait en direction de l'Europe les fils invisibles, tout neufs, de la télécommunication. -- Comment l'ingénieur est-il passé de cette longue « transe technique » à la découverte conjointe des men­songes de l'argent et des vertus de l'amitié, puis aux conspirations nocturnes de l'anarchie, et de cette logorrhée poético-révolution­naire à l'apprentissage de la foi, Corçâo le raconte dans cette *Des­coberta do outro* où tant de Brésiliens ont trouvé la grâce de leur propre conversion. Le premier converti fut le linotypiste de l'imprimerie. Quand il eut achevé son ouvrage, avec l'émotion définitive d'avoir touché au vrai, le livre fut mis en vente chez un éditeur pratiquement inconnu, et le tirage s'épuisa en quelques semaines. Oswaldo de Andrade put écrire dans les journaux du Brésil : « *Je ne me sou­viens pas avoir rencontré en toute ma vie, parmi les artistes et les hommes de lettres, une personnalité aussi impressionnante que celle de Gustave Corçâo.* » 127:324 Et ce critique nommait fort bien une carac­téristique essentielle de son art en le disant *incassable,* c'est-à-dire capable de passer dans un même mouvement, sans rupture, sans artifice, du doux à l'amer, de l'explosif à l'aérien, et de la mise en boîte à la méditation : « *Corçâo est une lame incassable à double tranchant.* » N'en recommandez pas la lecture aux esprits douillets. On a comparé son talent parfois colérique à celui de Léon Bloy, rapproché de Bernanos ses irrésistibles caricatures sociales, trouvé en Chesterton son modèle de pénétration stylistique. Mais il est clair en lisant *La découverte de l'autre* que si Corçâo a res­piré aux mêmes sources dans la descente aux enfers ou la com­munion des saints, son chant lui mérite une place entière et propre dans la grande aventure de l'esprit. -- Corçâo a le génie *restitu­teur, ressusciteur,* par tous les versants de l'œuvre. Il faut vraiment mobiliser l'extrême richesse de notre culture, sans parler de la lan­gue, pour rester à la hauteur « où il respire », la hauteur de sa dynamique et de sa poésie. Le chemin parcouru par les vingt-quatre chapitres de cette *Découverte de l'autre,* premier livre de Gustave Corçâo traduit en français, est celui de son propre chemin de Damas : une aventure spirituelle qui se guérit lentement des illusions et des furies du siè­cle pour s'élever au véritable amour de l'autre -- *caritas --* dans l'ivresse de Dieu. L'ivresse d'un esprit supérieur, le mot ici n'est pas de trop, enlevé par la supériorité même de Dieu. La grâce d'un très grand écrivain de l'âme humaine en fait du même coup un chemin de Vie, pour ceux qui s'ouvriront d'un cœur pur à cette confession. Hugues Kéraly. 128:324 ## DOCUMENTS ### La lettre du 8 avril au cardinal Ratzinger La presse a fait beaucoup de bruit autour de quelques extraits de la lettre adressée par Jean-Paul II, le 8 avril 1988, au cardinal Ratzinger. En voici le texte intégral. A mon Frère vénéré le cardinal Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. En ce temps liturgique où, dans les célébrations de la Se­maine Sainte, nous avons revécu les événements de Pâques, les paroles par lesquelles le Christ Seigneur a promis aux Apôtres la venue de l'Esprit Saint prennent pour nous une particulière actualité : « Je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour qu'il soit avec vous à jamais, l'Esprit de vérité..., que le Père enverra en mon Nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » 129:324 En tout temps l'Église a été animée par la foi en ces paroles de son Maître et Seigneur, dans la certitude que, grâce à l'aide et à l'assistance de l'Esprit Saint, elle restera pour tou­jours dans la Vérité divine en gardant la succession apostolique par le collège des évêques en union avec son chef, le successeur de saint Pierre. L'Église a manifesté encore cette conviction de foi dans le dernier concile qui s'est réuni pour confirmer et affermir la doctrine de l'Église héritée de la Tradition existant déjà depuis près de vingt siècles, comme réalité vivante qui progresse, en rapport avec les problèmes et les besoins de chaque époque, en approfondissant la compréhension de ce que contenait déjà la foi transmise une fois pour toutes (Jude 3). Nous gardons la conviction profonde que l'Esprit de vérité qui dit à l'Église ([^26]) (cf. Ap. 2, 7.11.17, etc.) a parlé -- d'une manière particulièrement solennelle et avec une particulière autorité -- par le 2^e^ concile du Vatican, préparant l'Église à entrer dans le troisième millé­naire après le Christ. Étant donné que l'œuvre du concile dans sa totalité constitue une confirmation de la vérité même vécue par l'Église dès le commencement, elle est en même temps « renouveau » de cette même vérité (« aggiornamento », selon la célèbre expression du pape Jean XXIII), pour rendre la manière d'enseigner la foi et la morale, et également toute l'ac­tivité apostolique et pastorale de l'Église, plus proche de la grande famille humaine dans le monde contemporain. Et l'on sait combien ce « monde » est diversifié et même divisé. Par le service doctrinal et pastoral de tout le collège des évêques en union avec le pape, l'Église accomplit les tâches concernant la mise en œuvre de tout ce qui est devenu l'héri­tage spécifique de Vatican II. Cette sollicitude collégiale trouve son expression, entre autres, dans les réunions du Synode des évêques. Dans ce contexte, il convient de rappeler particulière­ment l'Assemblée extraordinaire du Synode tenue en 1985, à l'occasion du vingtième anniversaire de la conclusion du concile, assemblée qui a mis en relief les plus importantes des tâches liées à la mise en œuvre de Vatican II, constatant que l'enseignement de ce concile reste la voie sur laquelle l'Église doit avancer vers l'avenir en confiant ses efforts à l'Esprit de vérité. Dans la ligne de ces efforts, prennent également une importance particulière les obligations du Saint-Siège à l'égard de l'Église universelle, que ce soit par le « ministerium petrinum » de l'évêque de Rome, ou par les organismes de la Curie romaine dont il se sert pour accomplir son ministère universel. Parmi ceux-ci, la congrégation pour la Doctrine de la foi que vous diri­gez, monsieur le cardinal, a une importance toute particulière. 130:324 Dans la période post-conciliaire, nous sommes témoins d'un vaste travail de l'Église pour faire en sorte que ce « novum » constitué par Vatican II pénètre de manière juste dans la conscience et dans la vie de chacune des communautés du Peuple de Dieu. Cependant, à côté de cet effort, se sont mani­festées des tendances qui, sur la voie de la réalisation du concile, créent une certaine difficulté. L'une de ces tendances se caracté­rise par le désir de changements qui ne sont pas toujours en har­monie avec l'enseignement et l'esprit de Vatican II, même s'ils cherchent à se référer au concile. Ces changements voudraient exprimer un progrès, c'est pourquoi on désigne cette tendance par le nom de « progressisme ». Le progrès, dans ce cas, est une orientation vers l'avenir qui rompt avec le passé, sans tenir compte de la fonction de la Tradition qui est fondamentale pour la mission de l'Église, afin que celle-ci puisse continuer à vivre dans la vérité qui lui a été transmise par le Christ Seigneur et les Apôtres et qui a été gardée avec diligence par le Magistère. La tendance opposée, que l'on définit habituellement comme « conservatisme » ou « intégrisme », s'arrête au passé lui-même, sans tenir compte de la juste orientation vers l'avenir qui s'est précisément manifestée dans l'œuvre de Vatican II. Tandis que la première tendance semble reconnaître comme juste ce qui est nouveau, l'autre, au contraire, ne tient pour juste que ce qui est « ancien », le considérant comme syno­nyme de la Tradition. Cependant, ce ne sont pas « l'ancien » en tant que tel ni le « nouveau » en soi qui correspondent au concept exact de la Tradition dans la vie de l'Église. Ce concept désigne en effet la fidélité durable de l'Église à la vérité reçue de Dieu, à travers les événements changeants de l'histoire. L'Église, comme le maître de maison de l'Évangile, titre avec sagesse « de son trésor du neuf et du vieux », demeurant dans une obéissance absolue à l'esprit de vérité que le Christ a donné à l'Église comme guide divin. Et cette œuvre délicate de discernement l'Église l'accomplit par son Magistère authentique. 131:324 Les positions que prennent les personnes, les groupes ou les milieux attachés à l'une ou l'autre tendance peuvent être com­préhensibles dans une certaine mesure, particulièrement après un événement aussi important dans l'histoire de l'Église que le dernier concile. Si, d'une part, il a libéré une aspiration au renouveau (et cela comprend aussi un élément de « nouveau­té »), d'autre part, certains abus dans la ligne de cette aspira­tion pour autant qu'ils oublient les valeurs essentielles de la doctrine catholique de la foi et de la morale et en d'autres domaines de la vie ecclésiale, par exemple dans le domaine liturgique, peuvent et même doivent susciter des objections jus­tifiées. Cependant si, en raison de ces excès, on refuse tout sain « renouveau » conforme à l'enseignement et à l'esprit du concile, une telle attitude peut conduire à une autre déviation qui est également contraire au principe de la Tradition vivante de l'Église obéissant à l'Esprit de Vérité. Les obligations qui s'imposent au siège apostolique, dans cette situation concrète, requièrent une perspicacité, une pru­dence et une largeur de vues particulières. La nécessité de dis­tinguer ce qui « édifie » l'Église authentiquement de ce qui la détruit devient, actuellement, une particulière exigence de notre service à l'égard de toute la communauté des croyants. La Congrégation pour la Doctrine de la foi a dans le cadre de ce ministère, une importance clé, comme le montrent les documents qu'a publiés votre dicastère ces dernières années dans les domaines de la foi et de la morale. Parmi les ques­tions dont la Congrégation pour la Doctrine de la foi a dû s'occuper ces derniers temps figurent également les problèmes liés à la « Fraternité saint Pie X » fondée et dirigée par Mon­seigneur M. Lefebvre. Votre Éminence connaît bien tous les efforts accomplis par le siège apostolique dès les débuts de l'existence de la « Frater­nité » pour assurer, par rapport à son activité, l'unité ecclésiale. Le dernier de ces efforts a été la visite canonique effectuée par le cardinal E. Gagnon. Vous vous occupez particulièrement de ce cas, monsieur le cardinal, comme s'en est préoccupé votre prédécesseur de vénérée mémoire le cardinal Fr. Seper. Tout ce que fait le siège apostolique, qui est en contact permanent avec les évêques et les conférences épiscopales concernés, tend vers le même objectif : que s'accomplissent aussi les paroles pro­noncées par le Seigneur dans la prière sacerdotale pour l'unité de tous les disciples. 132:324 Tous les évêques de l'Église catholique, parce qu'ils doivent, par mandat divin, avoir le souci de l'unité de l'Église universelle, sont tenus à collaborer avec le siège apostolique au bien de tout le Corps mystique qui est aussi le Corps des Églises. Pour ces motifs, je voudrais vous confirmer, monsieur le cardinal, ma volonté que de tels efforts soient poursuivis : ne cessons pas d'espérer que -- sous la protection de la Mère de l'Église -- ils portent leurs fruits pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. In caritate fraterna. \[Fin de la reproduction intégrale de la lettre de Jean-Paul II au cardinal Ratzinger, 8 avril 1988.\] Nous ne ferons, dans les circonstances et à la date où est composé le présent numéro d'ITINÉRAIRES, aucun commentaire sur le fond ou la forme de cette lettre. Une simple observation de vocabulaire. Voici donc que le vocable « intégrisme » : 1° entre dans la terminologie pontificale (il en avait toujours été tenu à l'écart par les pon­tifes précédents, bien qu'il ait été abondamment employé par la polémique religieuse depuis le début du siècle) ; 2° et en outre il y entre comme symétrique de « progressisme ». \*\*\* C'est juste *avant* (je suppose) de connaître cette lettre de Jean-Paul II que Pierre Debray écrivait dans son *Courrier* (numéro 919 du 11 avril) « *L'intégrisme* ne fut jamais qu'une fausse fenêtre pour la symétrie, inventée afin de per­mettre à certains évêques de distribuer un coup de crosse aux prétendus *intégristes...* » 133:324 Souhaitons qu'il n'en aille pas de même cette fois-ci... Reste que l'opposition « intégrisme-progres­sisme » me paraît aussi fondamentalement dis­symétrique -- et donc aussi inadéquatement dénommée et définie -- que l'opposition « capita­lisme libéral-collectivisme marxiste » ([^27]). -- J. M. 134:324 ### Iota unum *Étude des variations\ de l'Église catholique au XX^e^ siècle\ *(*fin*) *Suite et fin de la reproduction, commencée dans nos deux numéros précédents, de l'* « *Épilogue* » *du livre de Romano Amerio.* *Déclin de l'influence vitale de l'Église dans le monde international.* Par influence vitale, nous entendons une action produisant des effets visibles dans l'ordre international. Ces effets ont été importants autrefois, bien que l'action de l'Église fût contestée dans la théorie et dans la pratique, combattue et frustrée par les diverses raisons d'État. 135:324 Nous ne nions certes point, au contraire nous affirmons avec force, l'importance de l'office doctrinal que l'Église continue d'exercer, et nous n'en sous-estimons pas l'efficacité ; mais en tant que telles les valeurs exis­tent indépendamment de leur acceptation par les individus ou les sociétés. On persiste donc à respecter une échelle des valeurs que certains disent dépassée et morte. Mais ici nous reconnais­sons précisément l'inefficacité du magistère pontifical dans la vie contemporaine. Nous ne nous répéterons pas ici sur le détachement progressif des masses de la morale chrétienne. Il est apparu de manière frappante dans le référendum italien sur l'avortement en 1981, lorsqu'à Rome, siège de Pierre et centre de la chrétienté, 22 % seulement des votants se sont déclarés contre l'avortement. Dans certains pays les lois laïcistes pous­sent les jeunes gens à se présenter à leurs curés pour exiger d'être formellement rayés des registres de baptême, voulant effacer en eux-mêmes leur caractère de chrétiens ([^28]). Nous n'in­sisterons pas non plus sur l'exécrable violation des droits de la personne pratiquée dans des pays comme la Chine et l'Inde, où l'État despotique pratique par la répression la régulation des naissances. Ce despotisme est présenté comme démocratique et soucieux du bonheur national. La souveraineté absolue de l'État est en effet le dogme de la philosophie politique moderne, condamné dans la proposition 39 du Syllabus : « L'État natio­nal jouit d'un droit illimité en tant qu'origine et source de tous les droits » ([^29]). Or l'absolutisme est en vigueur inconditionnel­lement et est reconnu dans le statut même de l'ONU. Mais en fait l'Assemblée de l'ONU, qui est l'organe de l'idéologie hu­manitaire qui préside à l'ethnarchie actuelle, est totalement inef­ficace, parce que les rapports entre les États membres s'exer­cent toujours en fonction des rapports de force, les jugements de condamnation ne sont pas observés, et le Conseil de Sécu­rité, qui est l'organe du réalisme politique, se gouverne selon le principe machiavélique de l'événement, de ce qui est imposé par les faits. 136:324 La perte d'autorité du pape éclate dans les faits. Son enseignement sur la paix et sur les droits de l'homme est infatigable mais inefficace. Il n'a pas réussi à s'entremettre entre les nations en conflit ni à arrêter le recours aux armes quand il était sur le point de rendre visite à la Grande-Bretagne et à l'Argentine en guerre et quand il y est allé : il n'a donc pas pu faire prévaloir l'incompatibilité d'une visite du prédicateur de paix avec l'état de guerre des nations visitées, comme si la différence entre guerre et paix était sans importance dans la conscience des peuples chrétiens. La visite faite par le pape Wojtyla en Amérique centrale au début de mars 1983 donna lieu à la plus grave humiliation infligée à la papauté pendant notre siècle. Le jour même où abordait le pape, prédicateur et entremetteur de paix et de clémence, le gouvernement du Guatemala fit fusiller cinq oppo­sants en passant outre aux intercessions répétées du pape. Le président de cette république, le général Rios Montt, qui ac­cueillit le chef de l'Église, est un catholique renégat passé à une secte protestante. A Bélize, capitale du Honduras, habitée par une majorité de nègres protestants, le pape toucha de la main le phénomène nouveau de la régression de la religion catholi­que, attaquée par un prosélytisme de sectes qu'il a qualifié d'incorrect et d'indigne (*Relazioni Internazionali,* 1983, p. 354). C'est dans sa visite au Nicaragua que le pape subit le plus vio­lent outrage. Là s'opposèrent à lui les prêtres et les laïcs de l'Église dite « populaire ». Ces catholiques, contumax à leur condamnation par Rome, ont été décrits bienveillamment par l'*Osservatore Romano* du 2 mars 1982 comme des chrétiens qui « optent pour la révolution, prise comme moyen concret de réaliser les valeurs morales du message évangélique ». La célé­bration de la messe sur la grand-place de la capitale se trans­forma en manifestation populaire contestant le pape qui fut empêché de parler et submergé de cris irréligieux et révolution­naires. L'*Osservatore Romano* du 6 mars parla de « profanation de la messe » et le Secrétariat de l'épiscopat de l'Amérique Centrale publia une déclaration pour « condamner énergique­ment la violence inouïe et l'inqualifiable outrage commis contre la personne du Saint-Père » (*O.R.*, 7-8 mars 1983). Il faut aussi faire remarquer que tant la demande du Salvador pour que le pape intervînt pour mettre fin à la lutte contre la guérilla, que celle du Nicaragua pour qu'il poussât les États-Unis à dialo­guer ne purent être acceptées parce que ce voyage du pape était, comme le déclara son porte-parole, « éminemment religieux ». 137:324 La désunion interne de l'Église, son recul devant l'attaque du prosélytisme protestant, l'inefficacité politique et morale de la religion dans ces pays d'ancienne tradition catho­lique ont été douloureusement mis en lumière au cours du voyage apostolique du pape Wojtyla. On nous objectera les immenses concours de foule. Mais qui ne sait combien sont superficielles, changeantes et trompeuses les impulsions qui peuvent d'un moment à l'autre mettre en mou­vement cette « masse informe » qu'est une foule, et combien peu on peut en déduire sur le fond de l'état mental du peuple ? *L'Église désorientée du fait du christianisme secondaire.* Nous avons aussi attribué le déclin actuel du catholicisme au fait qu'il s'est désorbité en négligeant sa fin primaire pour s'appli­quer à la fin terrestre de l'homme (§ 220 et 221). La religion pousse aussi, certes, à un perfectionnement même temporel. C'est le point majeur de la philosophie de Campanella et de Gioberti ; mais elle ne peut sans se dénaturer prendre ce perfectionnement-là comme fin primaire ou égale à sa fin primaire. Le changement implique en réalité toute la théorie des valeurs terrestres dont nous avons traité (§ 205-210) et que nous présupposons ici à notre raisonnement. L'Église a fait mûrir la civilisation euro­péenne par un effet naturel mais secondaire de la religion. Elle a développé les virtualités civilisatrices du monde profane. Elle s'est chargée, à Vatican II, de prendre part directement au perfection­nement temporel, tentant ainsi de faire rentrer le progrès des peu­ples dans la finalité de l'Évangile. L'encyclique *Populorum pro­gressio* explicite la doctrine. Elle se présente comme un développement de l'encyclique *Rerum Novarum :* celle-ci ensei­gnait l'harmonisation des classes, riches et pauvres, dans le cadre de chaque État ; l'encyclique de Paul VI, de son côté, patronne l'harmonisation des divers peuples, riches et pauvres, entre eux, maintenant que la communauté (d'intérêts) entre peuples est devenue plus connue, plus sentie, plus stricte et que ce ne sont plus les individus affamés mais les peuples affamés qui sollici­tent les peuples opulents. Jean-Paul II, lui aussi, déclare, dans son discours au Bureau International du Travail, que le problème social qui incombe *à celui-ci* est celui du *bien commun mondial* (*O.R.*, 16 juin 1982). 138:324 Je renonce à faire remarquer que dans *Populorum progres­sio* vient à s'accomplir le passage de l'ordre de la *bienfaisance,* qui est un devoir moral, à l'ordre de la *justice,* où elle est un droit exigible. Ce passage se justifie dans le système catholique parce que, comme je l'ai dit, les circonstances historiques peu­vent changer non seulement le degré mais même l'espèce d'une attitude morale et faire d'une faute légère une faute grave et d'un acte de bienfaisance un acte juridiquement obligatoire. Ici nous faisons abstraction des propositions concrètes de l'encycli­que comme la constitution d'un fonds mondial pour secourir les peuples pauvres, propositions que sociologues et économistes ont combattues en partant peut-être d'une vue trop unilatérale. Plus nous importe le changement de perspective qui ren­verse la téléologie en faisant du progrès technique et utilitaire sinon proprement la fin, du moins la condition préalable de la perfection spirituelle et de l'action de l'Église, selon l'orientation doctrinale du P. Montuclard (§ 117). Il est vrai que le terme vers lequel se dirige le développement est « une croissance inté­grale » et un humanisme destiné à s'intégrer au Christ, deve­nant ainsi un humanisme transcendant. Mais le rapport entre l'entier qu'est l'homme humainement développé et l'autre entier qu'est l'homme surnaturalisé demeure indéterminé. Paul VI souhaite un monde où la parabole de Lazare et du banqueteur soit corrigée, « où la liberté ne soit pas un vain mot et où le pauvre Lazare puisse s'asseoir à la même table que le riche » (n 47). Le sens de la parabole est *renversé.* Dans l'Évangile, le riche « a reçu le bonheur pendant sa vie » et c'est pour ce motif qu'il est « torturé », tandis que Lazare, au contraire, « a eu du mal, et maintenant est consolé » (cf. Lc, XVI, 25). Vouloir que Lazare jouisse comme le riche serait assimiler les biens du monde à la consolation céleste et faire de la jouissance des biens du monde une valeur connexe à la jouissance de Dieu et incluse dans celle-ci. 139:324 D'ailleurs, comme l'enseigne solennellement le Discours sur la Montagne, il y a *opposition* entre les pleurs et la consolation, entre la soif de justice et le rassasiement de justice ([^30]). On ne peut pourtant soutenir que les pleurs soient un commencement de consolation (celle-ci étant la cessation des pleurs) ni qu'avoir soif est un commencement de désaltération. Le préambule d'une chose n'est pas la chose. La formule du christianisme est "*aut aut"* et non *"et et" :* l'un et l'autre. L'un et l'autre peuvent parfois aussi se légitimer, mais non au même titre, car les choses du monde ne sont souhaitables qu'hypothétiquement et comme moyens, celles du ciel absolument et comme fin dernière de toutes les fins. Or l'idée de l'encyclique de Paul VI est bien mise en lumière par le Père Lebret qui en fut l'auteur ([^31]) : le rôle de l'Église dans la transformation du monde n'est ni supplétif ni secon­daire, il est essentiel à la prédication de l'Évangile, qui est (dit le Synode des Évêques de 1971) « la mission de l'Église pour la *rédemption* de l'humanité et pour la *libération* de toute situa­tion oppressive ». La dualité entre rédemption et libération présente à nouveau le sophisme "*et et" :* rédemption et libé­ration ne sont pas deux choses mais une, car la rédemption coïncide avec la libération, mais dans le Christ, mais spirituelle, mais eschatologique. *Obscurcissement de l'eschatologie. -- L'œcuménê humanitaire.* Le fait d'avoir intégré dans l'Évangile la civilisation terrestre produit un obscurcissement des fins ultraterrestres de la reli­gion. La justice demande essentiellement que l'homme se tourne tout entier vers Dieu ([^32]). Or elle en vient à tourner l'homme vers l'homme, la morale religieuse débouche sur la morale humanitaire, le royaume de Dieu ramène au royaume de l'homme. De là découle la correspondance toujours plus grande entre l'œuvre de la civilisation, qui organise la vie sans réfé­rence aux choses divines, et l'action de l'Église contemporaine à laquelle ne suffisent plus les valeurs chrétiennes, mais qui est, comme on le dit toujours, en recherche des valeurs *humaines* et chrétiennes. Le syncrétisme général des religions se trouve ainsi inscrit dans un syncrétisme humanitaire qui est l'âme du monde moderne. 140:324 Ainsi les maximes, les principes, les convictions parti­culièrement propres au catholicisme sont démodés, abaissés, réduits au silence pour n'éclairer que ce qui est commun à toutes les opinions et pour mettre ainsi tout sur le même plan, en appuyant l'idéal humain sur la nature pure et sur un pré­supposé purement humanitaire. Il n'existe plus aujourd'hui dans le monde une seule constitution politique qui ait une base reli­gieuse chrétienne. La perspective eschatologique du catholicisme est éclipsée et le problème théologique de la prédestination dis­paraît de l'enseignement. Le but, l'intérêt, la réalité qu'admet un discours universel ne sont fournis que par le monde terres­tre, et c'est dans la perspective du monde d'ici-bas que l'Église se met au service des hommes, qu'elle est acceptée et même invitée comme une amie ([^33]). L'antagonisme du *aut aut* oppose encore à l'Église la majeure partie du genre humain, animée et dirigée par le communisme, et c'est chose singulière d'être obligé de remarquer que l'antagonisme est mieux perçu par cette majorité que par l'Église même qui l'atténue et le déco­lore. Un humanisme qui se dit « laïque » croit reconnaître dans l'idéal de l'Église son propre idéal et se l'approprie comme s'il y avait coïncidence entre ciel et terre, et comme si ce chan­gement radical existait réellement dans le christianisme, alors qu'il est impossible (ci-dessus § 53). Pour ne pas nous écarter de la méthode que nous avons adoptée, nous allons montrer cette *fausse* identification dans les déclarations du président de la République italienne Sandro Pertini, publiées dans l'*Osservatore Romano* du 27 février 1983 : « Je suis fermement persuadé que le vrai progrès pour notre pays viendra non d'une opposition entre croyances mais de leur aptitude à se comprendre et à s'estimer mutuellement. L'Europe et l'Italie naissent d'un effort commun aux catholiques et aux laïcs de la contribution de toute la tradition culturelle chrétienne et en même temps des valeurs laïques qui sont la mise en valeur des différences, le respect mutuel, la tolérance, qui font partie du christianisme même. 141:324 Certes l'heure n'est plus aux op­positions mais aux intégrations mutuelles au profit du bonheur de l'homme. Sur ce terrain, chrétiens et incroyants peuvent faire un grand bout de chemin ensemble. » Laissons de côté la faiblesse de l'analyse historique qui suppose les valeurs laïques en activité aux époques où elles n'existaient pas. Elles sont, en effet, le produit de l'ère moderne. La perspective du président est nettement ici un *syncrétisme humanitaire.* Il répond point pour point à l'idéal professé par *Communione e liberazione* lors du grand meeting de Rimini en 1983, lorsqu'il déclarait, dans le message adressé à Pertini « s'employer à construire une société qui mette l'homme au centre, pour dialoguer entre cultures et identités diverses, pour les droits de tout homme, pour la paix » (*O.R.*, 31 août 1983). Mais compréhension et intégration supposent une valeur qui soit antérieure et commune aux valeurs « comprises », c'est-à-dire prises ensemble, et intégrées, et cette valeur est l'homme en soi, raison d'être du monde, ce n'est plus ce que la religion a de transcendant. L'idéal humanitaire évince la religion et vise à l'instauration du « règne de l'homme », dernier stade, selon Auguste Comte, de la maturation de l'humanité, sous le mas­que d'une sorte d'ère de l'Esprit Saint immanent au monde. Le président Pertini se surpassa dans le discours qu'il fit lors de la visite du pape au Quirinal le 2 juin 1984. Il y pro­fessa en effet le peu d'importance des religions pour le progrès du genre humain. Ce sont, lui semble-t-il, des formes possibles de l'esprit humanitaire, qui se développe indépendamment d'elles. Le président pense qu'elles *ne peuvent empêcher* la commu­nauté de vie entre les hommes, mais il ne les considère pas comme des facteurs privilégiés de cette communauté de vie. « Ce ne sont pas les confessions religieuses », dit-il, « ni les options philosophiques, ni l'action politique militante, qui peuvent constituer un obstacle sur la voie de la compréhension mutuelle » (*O.R.* du 4 juin 1984). Le pape, de son côté, accentua sa réponse au motif de l'œcuménê humanitaire, et parla du peuple italien en identifiant le caractère national des Italiens à l'esprit humanitaire : faisant naître de celui-ci et non de leur religion les œuvres de saint Camille de Lellis et saint Joseph Cottolengo. 142:324 Or les ressemblances qui peuvent se rencontrer entre l'action inspirée par la religion et l'action laïciste sont, pour parler comme les scolastiques, des ressemblances maté­rielles et non formelles, elles ne concernent pas l'essentiel des choses, qui est radicalement différent dans les deux cas. L'unité universelle est compatible, selon le catholicisme, avec la diver­sité, pourvu que celle-ci laisse subsister, au-delà des différences, la reconnaissance commune de la finalité transcendante, qui est le principe authentique de l'unité. Or dans l'universalisme hu­manitaire, on ne laisse pas subsister cette fin transcendante et c'est l'homme qui devient centre et fin à sa place. Même l'échelle des valeurs ou *axiologie* humaniste peut faire une place à la religion, mais uniquement comme à une espèce parmi d'autres d'humanité pure. Dans son homélie de Pentecôte 1983 (*O.R.*, 26 mai 1983), Jean-Paul II a célébré l'action unifiante de l'Église dans le monde et cherché à lui attribuer un concours important ap­porté à la formation humanitaire et civile vers laquelle évoluent les nations. « A partir de la Pentecôte, la réconciliation n'est plus l'objet d'un rêve voué à un lointain avenir. C'est devenu une réalité destinée à s'accroître sans cesse par l'expansion uni­verselle de l'Église. » Le pape distinguait deux aspects de cette cause d'unification. D'abord, « en faisant adhérer les hommes au Christ, l'Esprit Saint les lie à l'unité d'un seul corps, l'Église, et réconcilie de telle façon en une même amitié des personnes très éloignées entre elles par leur situation géographique et cul­turelle ». De plus, « l'Esprit Saint exerce son action même en dehors de l'Église en inspirant aux hommes le désir d'une plus grande unité de toutes les nations ». L'émotion utopique qui inspire au pape une telle façon de parler est manifeste. L'ex­pansion universelle de l'Église catholique est arrêtée aujour­d'hui, tant par la décomposition interne, dont se plaignait Paul VI, que par la nouvelle idée d'œcuménisme qui a stérilisé la mission. D'ailleurs, la motion du Saint-Esprit en dehors de l'Église est un dogme de foi, mais constitue un ordre justement extraordinaire sur lequel on ne peut fonder ni vision ni prévision historique. 143:324 La faiblesse de l'Église dans son œuvre de promotion hu­maine répond à une loi : à chacun son métier, *suum quisque officium agat*. La nature, physique ou morale, de chaque être est le principe de son mouvement : voilà pourquoi la nature surnaturelle de l'Église aboutit avant tout à un mouvement surnaturel. Tout autre mouvement, et surtout celui de promo­tion humanitaire, est destiné à lui réussir, c'est vrai, l'histoire de la civilisation le prouve, mais toujours comme *simple* corol­laire et mantisse de l'autre. L'Église peut sans aucun doute concourir au progrès du monde, mais non dans la direction que ce progrès a pris *en fait :* au contraire, en le redressant et en s'y opposant. Elle ne peut, de toute façon, comme elle semble vouloir le faire aujourd'hui, se mettre à la tête de ce progrès, issu en réalité d'une autre nature que la sienne. L'ambiguïté, l'incertitude et l'inefficacité du socialisme chrétien sont une preuve du fait. Assurément, en déployant sa vertu surnaturelle, l'Église défend du même coup les bases naturelles de l'ordre humain, et elle ne peut défendre celui-ci qu'en tenant fermement celle-là. Aujour­d'hui l'Église est en fait seule à prendre la défense des droits natu­rels, et sa défense est contrariée par toutes les violations possibles (cf. § 172-177 et plus particulièrement dans ceux qui vont suivre). D'autre part, l'ordre moral et l'eschatologie s'appellent mutuel­lement, car la loi morale est l'ordre de la vie humaine qui a sa fin et son accomplissement dans la réalité eschatologique : « Nos regards ne s'attachent point aux choses visibles mais aux invi­sibles. Car les choses visibles ne sont que pour un temps, les invisibles sont éternelles » (2 Cor., IV, 18) ([^34]). *Les lois de l'esprit du siècle. -- Le plaisir. -- L'oubli.* L'aspect le plus frappant du monde contemporain est la vivacité *convulsive de l'esprit,* l'agitation continuelle de l'opinion, le changement rapide des choses, la discussion et la mise en question continuelle de tout par tout le monde, le pullulement continuel de congrès, de rassemblements d'études, de groupes de recherche. C'est la manifestation superficielle du « pyrrhonisme » et du « mobilisme » qui corrompent en profondeur la mentalité. Mais ce « phénomène » est sans « noumène » et correspond à *une loi* que nous avons déjà signalée : plus les choses cessent d'exister dans le monde réel, plus elles passent dans l'ordre verbal. 144:324 La parole, qui est le « phénomène », la manifestation de l'être, devient une chose à part, un substitut de l'être. Quand par exemple la vie monastique languit, alors se multiplient les ouvrages sur le renouvellement, sur la décou­verte et la redécouverte des valeurs monastiques, le tout deve­nant problème et déploiement de verbosité. Et quand l'adora­tion de l'Eucharistie est tombée au plus bas, c'est le moment où le Saint-Sacrement devient objet de discussions, de congrès d'étude, de livres, plus nombreux qu'on n'en vit jamais aux époques de profonde piété eucharistique. Le Saint-Sacrement est mis en rapport avec toute chose : tant avec le tourisme qu'avec le sport, avec le théâtre ; en somme, tout tient à tout. Cette surabondance est un indice non de vitalité mais d'épui­sement : quand une chose est bien vivante, elle n'a pas besoin d'être mise en problème et d'envahir le monde du pur parlé. *Le transfert du réel au vocal* ne s'explique adéquatement qu'en réfléchissant à la mystérieuse faculté qu'a l'esprit de pou­voir reconnaître ou méconnaître ce qui lui est présent, de se mettre en face d'une chose et d'y croire ou au contraire de l'écarter et de ne pas plus la remarquer que si elle n'existait pas. C'est le mystère évoqué plus d'une fois dans la Bible, et plus particulièrement en Luc, VIII, 10 : « que regardant ils ne voient point, et qu'écoutant ils ne comprennent point » ([^35]). De cette faculté d'éclairer ou d'obscurcir tantôt telle partie du réel, tantôt telle autre, que pourtant l'on connaît, vient le *grand moteur de l'histoire* et il forme l'esprit du monde. Je n'entends pas par là l'oubli intentionnel, qui ne réside pas dans la mémoire, mais seulement dans la représentation mentale ou vocale que nous nous faisons de la réalité. Ici, je vise l'oubli qui n'enlève pas de notre conscience le fait en question, mais qui fait qu'on ne le remarque pas, que l'on n'y croit pas, ou, pour le dire avec Leibniz, qu'on le perçoit sans l'apercevoir. L'orientation de l'esprit du siècle est déterminée par d'im­portants oublis de ce genre. Cet oubli est, tout autant que les impulsions de la passion et de la volonté délibérée, l'un des grands *moteurs de l'histoire.* L'esprit humain est vraiment inca­pable de contenir à la fois plusieurs valeurs, et c'est grâce à l'oubli que, d'ancien, le monde se fait toujours nouveau. 145:324 L'his­toire qui, en principe, se nourrit de souvenirs, verse sans cesse dans le vase, comme la Danaïde, événement sur événement, mais ne remplit jamais le vase : les événements le traversent et se perdent en dehors du vase de la mémoire, qui est trop petit et perméable. L'état du monde est, d'un moment à l'autre, *un composé de mémoire et d'oubli.* « L'espace de cent ans », écrit Virgilio Malvezzi ([^36]) « c'est généralement la largeur du lit du fleuve de l'oubli. Les hommes qui ont appris par expérience que les rébellions sont vaines, non sans danger et qu'elles entraînent de très grands dommages, sont déjà morts. On n'aperçoit plus les villages brûlés, les arbres réduits en cendres, les terres stérilisées, les villes abandonnées, détruites, démolies. On ne croit plus aux dommages, ou, si l'on y croit, on n'y attache pas d'importance, parce qu'on les sait réparables, parce qu'on les voit réparés. » L'histoire, ai-je dit, est une Danaïde. Par sa mémoire, chaque génération récapitulerait le monde ; par l'oubli, chacune le recommence. C'est ainsi que les siècles se déroulent de nouveau dans les mêmes misères auxquelles avait porté remède, comme le dit Francesco Chiesa dans *Martire,* « le pieux oubli des enfants ». Les industries d'une génération ne sont pas capables de fixer la mémoire et d'abolir l'oubli. Après les guerres médiques, les Grecs laissèrent debout les temples détruits par l'incendie, pour perpétuer dans les esprits *le souvenir* de la cruauté des barbares. Après 1945, les Améri­cains proposèrent de ne pas reconstruire les villes d'Allemagne pour ne pas laisser pénétrer dans le peuple allemand l'oubli de sa faute et du désastre qui s'en était suivi. Mais lutter contre l'oubli, c'est se heurter à la fatalité, car l'oubli est la loi de l'histoire, c'est même lui qui constitue l'histoire, qui est vicissitude de morts et de vies, d'apparitions et de disparitions, des choses de l'esprit. L'oubli est d'ailleurs si profitable à la vie de l'époque suivante qu'il en vient à être *institutionnalisé* dans le droit, par prescription, usucapion, péremption, envisagées dans toutes les législations. Et je n'insiste pas sur l'acte moral du *pardon,* qui est une sorte d'oubli volontaire, qui ne peut défaire le fait passé, mais qui l'anéantit dans la mémoire de celui qui pardonne. 146:324 L'oubli tient une grande place tant dans l'histoire des nations qu'en histoire de l'Église. La suppression des souvenirs (*damnatio memoriæ*) est le fait de tous les régimes qui s'élèvent sur les ruines des régimes précédents. Mais il est bon de ne traiter ici de l'oubli que comme phénomène de l'Église contemporaine. Tout au long de ce livre qui étudie les variations du catholicisme au XX^e^ siècle, tout changement est relatif à un oubli, à une *inadvertance* au sens augustinien. Les nouveautés de Vatican II sont mises en lumière par les parties de la doctrine catholique qui correspondent à l'oubli respectif d'autres parties. L'oubli couvre le dogme de la prédestination sous la vérité de la vocation universelle ; celui de l'enfer sous la vérité de la miséricorde divine ; celui de la présence réelle sous la vérité de la présence spirituelle du Christ dans l'assemblée ; celui de l'obéissance absolue due à la loi divine sous la vérité de la per­fection personnelle qui s'ensuit ; celui de la fin eschatologique du genre humain sous la réalité des devoirs temporels de l'homme ; celui de l'infaillibilité *du successeur de saint Pierre* sous la vérité du magistère collégial des évêques ; celui de l'immuabilité de la loi morale sous la vérité de l'évolution his­torique de ses applications ; celui du sacerdoce ministériel sous la vérité du sacerdoce des fidèles ; celui de l'enseignement du dogme divin sous la vérité de la recherche faite en dialogue. Vatican II est un imposant phénomène de rénovation dont l'effet a mis sa marque tant sur l'ordre doctrinal que sur l'or­dre pratique de la vie de l'Église. Mais l'apparition de la nova­tion est moins significative que le phénomène d'oubli sous-jacent. Et l'authentique renouvellement de l'Église moderne de­vra consister en une *restauration de la mémoire,* en observant toujours, bien entendu, la différence entre cette mémoire essen­tielle qui ne fait qu'un avec l'être même de l'Église et le souve­nir de ses diverses réalisations historiques qui sont nécessaires à la conservation de son essence. *Les faits de l'oubli dans l'Église contemporaine.* Si nous nous mettons ici à rechercher les phénomènes d'oubli de l'Église contemporaine, dont plusieurs sont regardés aujourd'hui comme rectifications de vues qui n'auraient été épurées et dépassionnées que de nos jours, ils se manifestent nombreux et marquants. 147:324 Laissons l'oubli général des violences subies par l'Église au cours du siècle dernier de la part de l'État libéral et en notre siècle de la part des autocrates. Cet oubli est engendré par une propension à l'abandon, au laisser-aller, et à l'horreur de toute inimitié, même de celle de l'injuste et de l'offenseur. Jean XXIII en a donné l'exemple dans son message au président Fanfani lors du centenaire de l'unité nationale de l'Italie. Le pape nie qu'il y ait eu conflit entre la nation italienne et la papauté au cours des luttes du Risorgi­mento et dit que ce conflit fut le fruit « d'une certaine littéra­ture échevelée ». Il s'avance jusqu'à affirmer que « le pape Pie IX fut l'astre bénéfique et le signe lumineux invitant au triomphe du magnifique idéal (de l'unité nationale) et qui l'ac­cueillit dans sa signification la plus noble ». Jean XXIII, dans la ferveur de sa bénignité et de son irénisme, met en oubli les refus, les condamnations, les anathèmes opposés par ce pape aux idéaux du Risorgimento : il efface de l'histoire l'hostilité antica­tholique d'une grande partie du mouvement d'émancipation et il supprime le drame qui tenaillait alors la conscience catholique. Paul VI a été beaucoup plus sobre à cet égard et, n'ayant pas le tempérament optimiste de son prédécesseur, se maintint, en ce point d'histoire et en d'autres, dans les termes que pres­crivent la vérité et la dignité réunies. Jean-Paul II a abondé plus d'une fois dans le sens de l'ou­bli ; mais nous ne savons à quelle propension psychologique ou à quelle vue doctrinale ou intention politique ramener les faits. Nous n'en citerons que deux qui condamneraient au fleuve de l'oubli des événements décisifs de l'histoire européenne du dernier demi-siècle. Dans sa visite en Pologne en juin 1979, s'étant rendu sur les lieux des tortures infligées à Auschwitz, le pape célébra en termes solennels le martyre de millions d'inno­cents sous la massue d'une tyrannie impie et proclama ce lieu « sanctuaire de la souffrance humaine » et « Golgotha » du monde contemporain. Mais alors, avec une subite impétuosité de cœur, il éclata, contre toute attente, en un ardent hommage à « l'énorme contribution de sang apportée par la Russie à la lutte *pour la liberté des peuples* dans l'affreuse dernière guerre » ([^37]). L'asservissement de la Lettonie, de l'Estonie, de la Lituanie, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Pologne même par le despotisme soviétique, qui a déterminé le destin de la moitié de l'Europe et causé de graves ennuis à la religion est ici immolé à Léthé. 148:324 Non moins étrange est l'oubli dans lequel Jean-Paul II a enveloppé les souffrances de l'Église d'Espagne pendant la guerre civile de 1936-1939 dans les discours qu'il prononça pendant sa visite en novembre 1982. Je sais bien, et je suis le premier à le dire, qu'en cette sanglante révolution nationale convergent et divergent des impulsions hétérogènes, j'entends engendrées non seulement par des conceptions politiques opposées, mais aussi d'oppositions d'idéal fondamental, les unes religieuses, les autres irréligieuses. Je sais aussi comme il est difficile de distinguer les unes des autres dans les masses en conflit. Dans cet écheveau de motifs entremêlés, les cas de martyre religieux à l'état pur doivent être moins fréquents qu'il ne semblerait. Toutefois il est impossible de méconnaître qu'en ce sanglant affrontement où furent massacrés douze évêques, quatre mille prêtres et religieux et plus de mille religieuses, au moins une fraction, *une impor­tante fraction* de ces victimes est tombée -- comme ce fut d'ail­leurs confessé par ceux de l'autre parti -- en haine de la foi, réalisant ainsi la nature authentique du martyre catholique. Ce conflit fut alors regardé, surtout par Pie XI dans une allocu­tion solennelle, comme un grand événement religieux, grand événement aussi pour les régimes politiques, mais par répercus­sion seulement. Malgré tout, dans les nombreux discours pro­noncés par le pape durant sa visite en Espagne, on ne trouve pas la moindre réminiscence de ces souffrances de l'Église. Et pourtant, quelques semaines avant le voyage du pape, *l'Osserva­tore Romano* publiait un grand article du P. Isidoro da Villapa­dierna sur « 94 Capucins, victimes de la Révolution d'Espagne » dont le procès de reconnaissance du martyre est introduit à la Congrégation romaine pour la Béatification des Saints. La puissance de l'oubli porte aussi un nom, puissance de l'opportunité ; et encore un troisième : puissance du temps. En cet épilogue de toutes nos études, il faut tenter d'en dégager la cause et la signification. 149:324 *Déduction métaphysique de la crise.* Abstraction faite de quelques voix discordantes entonnant le « *Dicite nobis placentia* (Dites-nous ce qu'il nous fait plaisir d'entendre) », et que leurs prétentions démesurées suffisent à disqualifier et à ridiculiser, la crise de l'Église, qui va de pair avec celle du monde, est universellement admise. Il est univer­sellement admis aussi que la crise se manifeste par un déséqui­libre entre le développement matériel, comme on le dit som­mairement, et le développement spirituel du genre humain. En réalité le déséquilibre vient de l'incapacité de maintenir le déve­loppement technique dans le cadre du développement moral, et donc de *mettre les choses en ordre.* Le fond des déperditions où sont entrés les siècles de l'ère moderne est le *manque d'unité,* l'absence d'un principe qui coordonne et unifie toutes les va­leurs. L'unité est la condition de tout être et aussi celle de sa perfection. Certes la valeur, qui est en elle-même la souveraine unité, se réfracte de multiples manières dans la créature ; mais la multiplicité dans laquelle elle se réfracte entre dans un ordre, donc encore dans une unité, car l'ordre est la conspiration de plusieurs en un même ensemble, il est la raison en vertu de laquelle les valeurs réfractées sont la copie d'une unique valeur primordiale et éternelle. Or quelle est la raison pour laquelle l'unité s'est perdue dans le monde contemporain ? Ici je devrais montrer que le principe unificateur ne doit jamais être l'un des éléments qui se doivent unifier, mais un *quid* qui leur soit extérieur et supé­rieur, et que donc les problèmes de l'homme ne se résolvent pas en en restant à l'homme. Le monde moderne au contraire essaie d'unifier ses valeurs sur l'une ou l'autre des valeurs qui lui sont internes. Or ils n'ont pas vertu unifiante, puisqu'ils sont partiels et donc incompatibles : l'économie, le plaisir, le développement de la personne, la liberté. La valeur qui unifie les valeurs multiples est la valeur dernière par laquelle toutes choses sont faites et vers laquelle toutes convergent. Cette valeur dernière est extérieure à l'ordre des valeurs qu'elle unifie. Des choses de la vie, qui sont une série désordonnée de choses sans lien entre elles, elle fait une série ordonnée, en rapport les unes avec les autres, en sorte que l'une appelle l'autre et que toutes sont appelées, se disposant selon un ordre gradué vers la fin. 150:324 Mais revenons à la question : pourquoi le monde moderne ne réussit-il pas à opérer cette connexion et à tout disposer selon un ordre ? Certainement, comme on ne l'a dit que trop souvent dans ce livre, parce qu'il a obscurci cette idée de fin dernière en s'enfermant dans une « citériorité » (*Diesseitigkeit*) absolue. Il y a pourtant à cette perte d'estime pour la valeur eschatologique une cause qui ne la nécessitait pas mais y pré­disposait, c'est la *limitation* de l'esprit créé. C'est parce qu'il est limité que l'esprit de l'homme ne peut accomplir les opérations qu'il faut pour concevoir l'ordre du monde et fonder l'axiolo­gie. Ces opérations sont au nombre de trois. *La première :* percevoir séparément chaque valeur. *La deuxième :* percevoir le rapport qu'a chacune d'entre elles avec la valeur première qui est à la fois première cause et fin dernière du monde. *La troisième :* à la lumière de cette première relation conce­voir la connexion synthétique de chaque valeur avec chaque autre, et les comprendre toutes dans une valeur unique. Or, aussi longtemps que les connaissances étaient peu nom­breuses et peu particularisées, les valeurs étaient conçues confu­sément et toutes ensemble, mises en forme par une valeur uni­que qui était précisément la valeur religieuse. L'idée de la relation à la fin dernière passait avant tout le reste et était la forme universelle qui unifie le tout. Mais l'esprit de l'homme, nous l'avons dit, peut sans doute contenir toutes les valeurs tant qu'elles sont *indistinctes* et confuses, mais ne peut plus les contenir quand elles sont *distinctes* et développées chacune dans sa propre sphère. L'esprit ne peut plus voir *l'une et l'autre ensemble* comme il le faisait quand elles étaient indistinctes, il ne peut plus que *courir de l'une à l'autre.* C'est pourquoi il devient fréquent dans le monde moderne de vivre séparément quelque valeur déterminée comme si elle était autonome et pouvait se subordonner toutes les autres. Cette valeur s'arroge en somme le rôle qui était propre et exclusif à la valeur pre­mière ultraterrestre. C'est pourquoi il se répand sur les valeurs terrestres une certaine *religiosité* qui peut se comparer à l'idolâ­trie. 151:324 Les valeurs sont séquestrées les unes des autres par so­phisme, dépouillées de leurs corrélations, coupées de la valeur première qui les soutient, la « *forma universale di questo nodo* » (Paradis, XXXIII, 91), se perd. Les valeurs, non plus confuses et indistinctes mais distinctes et séparées, tendent à prendre, chacune, entière possession de l'homme ; tout comme échappe leur relation avec la valeur première, le fait qu'elles se consti­tuent en autonomie et qu'elles s'enflent au-delà de l'harmonie religieuse prend le caractère d'une opposition à la religion ou au moins d'être étrangères à la religion. Même la religion devient un élément du monde ; c'est *ce que nous avons appelé* christianisme secondaire, *c'est-à-dire passé au second plan* (§ 220-221). Le finalisme ultraterrestre se confine d'abord dans la conscience individuelle incertaine, protégée par le principe de liberté, puis se délaie dans une visée purement terrestre parce que la force de la logique finit par la dissoudre entièrement dans la *citériorité* absolue (*Diesseitigkeit,* confinement ici-bas). Cette dissolution de la religion dans le monde est considérée comme la nouveauté propre à Vatican II par l'archevêque d'Avignon cité dans l'*Osservatore Romano* du 3 septembre 1976 : « L'Église », dit-il, « a cherché pour elle-même une nouvelle définition et a commencé à aimer le monde, à s'ouvrir à lui, à se faire dialogue. » C'est une tentative visant à passer de la pluralité ou surabondance des valeurs, que l'esprit ne peut contenir ainsi distinctes, à l'unité de valeur. Mais ce passage ne se fait pas, comme il se devrait, en restaurant l'idée de la valeur uni­fiante ultraterrestre ; il se fait en établissant un pseudo-principe immanent qui refuse de trouver hors du monde les raisons du monde et hors de la vie temporelle le destin de l'homme. Le barrage où se brise la tentative est celui du *dépendant indépen­dant,* qui a été la clé de tous nos discours. La pluralité des valeurs sans connexion entre elles est une sorte de *polythéisme.* Dans son ouvrage *La Prima Radice* (Mi­lan, 1954, p. 268), Simone Weil identifie en termes précis le vice de l' « axiologie » pluraliste : « Croire qu'il y a différents biens, et indépendants entre eux comme la vérité, la beauté, la vertu, c'est le péché de polythéisme : il ne faut plus permettre à l'imagination de jouer avec Apollon et Diane. » Mais ad­mettre en thèse que la pluralité de valeurs indépendantes est l'erreur du polythéisme, Nicolas Malebranche déjà l'avait reconnu. Dans son Livre VI, chapitre 3, *De la recherche de la vérité,* il retire aux choses créées toute causalité, parce que, dit-il, si elles possédaient une causalité vraie, c'est-à-dire indépendante, elles seraient causes premières et mériteraient adoration. 152:324 Le passage de la métaphysique à l'axiologie est évident : s'il existe une pluralité de valeurs sans connexion entre elles, indépen­dantes et non dérivées de la valeur première, chacune d'elles est valeur première et peut devenir principe de religion ([^38]). Alors l'exaltation des valeurs du monde estimées autonomes aboutit au retrait d'autorité à toute foi religieuse. *Diagnostic et pronostic. -- Deux conjectures finales.* Il est difficile et même impossible de conclure les analyses qui s'étalent dans ce livre en *devinant* ou *pronostiquant* ce que sera l'avenir. Élever la conjecture au rang de science, que l'on appelle par un mot mal formé futurologie, est chose inconsis­tante, vulgaire, théâtrale et vaine. Il existe évidemment cette loi générale que, dans l'ordre du monde, les intimes causes égales produisent des effets égaux. Mais cette loi exprime la marche du monde justement *en général* et n'autorise pas de syllogisme à conclusion individuelle : on peut énoncer des vraisemblances, mais non des vérités. Reste, en effet, le jeu de la volonté libre ; reste la défectuosité contingente propre aux natures finies ; reste le cas extraordinaire de l'intervention divine, possible tant dans l'ordre de la nature que dans celui de la grâce. Est donc irréfragable la thèse garantissant qu' « il n'y a pas de vérité déterminée quant aux choses futures contingentes, *de futuris contingentibus non est determinata veritas* »*.* Dans la foi catholi­que il y a sur ces événements une seule certitude : la création et le cours du monde sont soumis à la *divine Providence* et ont pour fin la *gloire divine.* Mais le sens du devenir du monde ne se manifeste pas en chaque articulation de l'histoire. Il se dégage seulement de la totalité de l'événement, et ne peut donc qu'être entrevu aussi longtemps que l'événement est en cours et n'a pas atteint sa conclusion eschatologique. Risquons cependant les conjectures. 153:324 Notre *première* conjecture est que le processus de dissolu­tion de la religion catholique dans la substance mondaine du monde continue et que le genre humain marche vers un *rava­lement total* des formes politiques, des croyances religieuses, des structures économiques, des institutions juridiques, des genres culturels. Ceci se produisait sous l'empire de la technique au service du développement de l'homme *en tant qu'homme* au moyen des seuls éléments du monde. L'instauration du règne de l'homme, suivie, selon Roger Bacon, de « l'extension des limites de l'empire des hommes à tout ce qui est possible » ([^39]), constituerait cette nouveauté catastrophique qu'annonce non moins la théologie des novateurs que la philosophie marxiste. Le coloris religieux sous lequel se présente en outre la théologie de la libération est destiné à s'évanouir et à laisser à découvert la nature humanitaire de cette théorie. (Cf. § 218 et 255.) Cette première conjecture implique l'historicité absolue du christianisme, la chute de la Révélation divine à l'avènement de l'esprit humain, l'élimination de tout Absolu de la raison et de la religion. On peut considérer comme le principe actif de la déca­dence de la religion le communisme athée, mais y contribuent aussi toutes les doctrines qui l'ont historiquement engendré. Des anticipations informes et confuses de cette hypothèse sur la crise du monde ont été données par quelques penseurs du XVIII^e^ et du XIX^e^ siècle, rendus lucides par l'acuité de leur intelligence ou par l'exaltation de leur idéal. Jean-Jacques Rousseau écrit dans le *Contrat social* (livre II, chapitre 8) : « L'empire de Russie voudra subjuguer l'Europe et sera subju­gué lui-même. Les Tartares ses sujets deviendront ses maîtres et les nôtres. » Jacques Leopardi écrit dans *Zibaldone,* 867 : « Je n'hésite pas à le proclamer, l'Europe toute civilisée sera la proie des demi-barbares qui la menacent du Septentrion et quand ces conquérants deviendront civilisés, le monde retrou­vera son équilibre. » Avec plus de précision encore Jacques Balmes (mort en 1848) écrit dans son essai *Le Protestantisme comparé au Catholicisme* (Florence, 1882, p. 187) : 154:324 « Certains croient que l'Europe ne peut plus connaître de conflit sembla­ble à ceux de l'invasion des barbares et des Arabes. Ils n'ont pas réfléchi à ce que pourrait produire dans l'ordre de la révo­lution une Asie gouvernée par la Russie. » Ce changement de civilisation, impliquant changement de religion ou anéantisse­ment de toute religion, est préfiguré aussi dans les pages sur lesquelles Jean-Baptiste Vico conclut sa *Scienza nuova :* « Mais si les peuples se flétrissent dans ce dernier malheur civil, de ne pas se soumettre à l'intérieur à un monarque de leur nation et que les nations ne s'améliorent pas à être conquises et gardées du dehors, alors pour pourvoir à ce dernier et extrême malheur se met en œuvre ce remède extrême que... ils en viennent à faire de leurs villes des forêts et des forêts des repaires d'hom­mes ; et de la sorte à longueur de siècles de barbarie viennent à se rouiller les subtilités méchantes des esprits malicieux qui avaient fait d'eux des sauvages rendus plus cruels par la barba­rie de la réflexion ([^40]) que ne l'avait été la barbarie des sens. » Cette première conjecture prophétique est *incompatible* avec la foi catholique. En effet il n'y a dans l'homme d'autre racine que celle avec laquelle il a été créé et sur laquelle s'est greffé le surnaturel (cf. § 53 et 54) : impossible tout changement *radical.* De plus, il n'est dans l'homme d'autre nouveauté que celle qu'opère en lui la grâce, et cette nouveauté se poursuit, sans passer par un état intermédiaire, dans l'état eschatologique. C'est là le statut premier et dernier de l'homme, il n'y a ni cieux nou­veaux ni terre nouvelle sous notre ciel et sur notre terre. La *seconde* conjecture sur l'avenir de l'Église est celle qu'ex­prima Mgr Montini étant évêque, qu'il confirma étant pape (§ 36) : l'Église continuera de s'ouvrir et de se conformer au monde, donc de se dénaturer, mais sa substance surnaturelle sera préservée en se restreignant à un *résidu minimum,* et sa fin surnaturelle continuera d'être poursuivie fidèlement par un reste dans le monde. A l'expansion trompeuse de l'Église qui se dilue dans le monde correspond une contraction progressive et un appauvrissement dans un petit nombre d'hommes, dans une -- minorité qui semble insignifiante et mourante, mais qui contient la concentration des élus, le témoignage indéfectible de la foi. L'Église sera une poignée de vaincus comme l'a prédit Paul VI dans son discours du 18 février 1976. 155:324 Cet affaiblissement et rapetissement de l'Église ne contredit pas mais vérifie au contraire un passage de I Jean, V, 4 « Voici la victoire qui a le dessus sur le monde, notre foi (*Hæc est victoria qua vincit mundum, fides nostra*)*.* » Cette inanition de l'Église demeure inexplicable sur le plan historique pur et est en rapport étroit avec le mystère de la prédestination. La foi n'est pas « *ai trionfi avvezza* »*,* coutumière des triomphes, et il n'y a jamais de *victoires obtenues* par l'Église, mais des *vic­toires en cours :* un combat perpétuel où elle ne succombe point mais ne peut jamais se reposer de son combat. Et dans l'obscurcissement de la foi, d'ailleurs prédit en Lc, XVIII, 8, il peut se produire des reculs de la civilisation, qui ne font cependant pas rebrousser chemin à l'avance de l'Église : ainsi la ruine de Rome, si souvent annoncée dans les prophéties extracanoniques, la migration de l'Église d'Orient en Occident (peut-être en Amérique, peut-être en Afrique), le déplacement des empires (selon le schème biblique), la destruction et la reconstruction de peuples ([^41]). L'Église, à moitié morte dans la pauvreté, dans la persécu­tion, dans le mépris de la part du monde, aura le destin de l' « Élu » de Thomas Mann : pendant que le monde s'enfonce dans la barbarie, il se réfugie, en esprit de pénitence et de reli­gion, dans l'inhumaine solitude d'un repaire inaccessible, et là il devient sauvage, il se rapetisse, il se nourrit d'herbe et de terre, devient une petite masse organique où vit l'homme mais où l'homme n'est pas reconnaissable. Et pourtant, dans une catastrophe décisive pour la chrétienté, la Providence retrouve le petit monstre à moitié humain, les envoyés romains le traî­nent à Rome, l'élèvent au trône pontifical, et le consacrent à la rénovation de l'Église et au salut du genre humain. De l'inanition à l'exaltation, c'est assurément un chemin que la foi préconise. Du rempart tombé en ruine décrit en Isaïe, XXX, 14, en si menus morceaux qu'on n'y trouverait même pas un tesson sur lequel transporter un tison, on arrive, dans l'ordre des choses espérées, à l'édification de la Jérusalem céleste ainsi que de celle d'ici-bas. 156:324 Ce passage est en contradiction avec les lois de l'histoire humaine, mais il trouve appui dans les résurrections historiques paradoxales de l'Église, après la crise arienne où sa transcendance fut en péril et après la crise luthé­rienne où elle le fut également. Mais se relever de la perdition « *oltre la difension di senni umani,* au-delà de la protection appor­tée par les signes humains » (Dante, *Enfer, VII,* 81), correspond aux lois selon lesquelles la Providence opère dans le gouverne­ment du monde ([^42]). L'action divine passe d'un extrême à l'autre, ce qui fait que la créature touche le fond de l'abîme du mal et remonte jusqu'à la cime du bien. Ainsi le combat moral éperonne l'univers vers sa fin qui est la réalisation de la quantité prédestinée de bien moral, ou, comme on le dit en théologie, le complément du nombre des élus. C'est seulement ce combat qui donne lieu au développement complet de la créature et à tous les degrés possi­bles. Ce n'est pas que le mal soit requis pour ce développement, mais même la victoire sur le mal est dans le destin et dans les virtualités de la créature douée d'intelligence. La foi en la providence annonce donc la possibilité que le monde se reprenne, s'assainisse par une conversion dont il est incapable de prendre l'initiative mais dont il est capable *quand il en reçoit la grâce.* L'exigence de l'Église, en ces moments criti­ques, n'est pas de *lire les signes du temps* (Mt, XVI, 4), puisque « ce n'est pas à vous de connaître les temps ni les moments (*Non est vestrum nosse tempora vel momenta* » Act. 1, 7), mais de lire *les signes de la volonté éternelle ;* qui sont présents en tout temps et se dressent en face de toutes les générations qui s'écoulent dans les siècles. Mais il est certain que la trame de l'histoire est l'arcane de la *prédestination* et qu'ici, comme le disait hautement Manzoni, il convient de tordre les ailes à la pensée humaine et de s'écraser à terre. 157:324 *L'oracle contre Duma.* Il semblera que notre discours ait abouti à une conclusion ayant pour caractère la connaissance négative, hypothétique, obscure et vespérale sinon tout à fait nocturne. Il en est ainsi. Dépasser le voile ne se peut faire qu'en tâtonnant et par des lueurs. « *Custos, quid de nocte ? Custos, quid de nocte ? Dixit Custos : Venit mane et nox. Si quæritis, quærite, convertimini, venite* » ([^43]) (Isaïe, XXI, 11-12). \[Fin de la reproduction intégrale de l' « Épilogue » de l'ouvrage de Romano Amerio : *Iota unum, étude des variations de l'Église catholique au XX^e^ siècle*, paru en Italie en 1985, traduction française publiée en 1987 aux Nouvelles Éditions Latines.\] ============== fin du numéro 324. [^1]:  -- (1). *Le Nouvel Observateur* du 29 mai 1988. [^2]:  -- (1). Denys Le Sayec : *Du Carmel à l'échafaud*. Éd. Téqui. [^3]:  -- (2). *Les guillotinés de la Terreur*. Publications Henry Coston, BP 92-18, 75862 Paris Cedex 18. [^4]:  -- (3). Gustave Corçâo : *La découverte de l'Autre* (Préface de Louis Pau­wels). Éditions Sainte-Madeleine, Le Barroux, 84330 -- Caromb. [^5]:  -- (4). L'Action Familiale et Scolaire, 31, rue Rennequin, 75017 Paris. [^6]:  -- (1). Marie Seurat : *Les corbeaux d'Alep*. Gallimard. [^7]:  -- (1). Le P. Charlevoix (1682-1761), originaire de Saint-Quentin, avait été professeur à Québec, explorateur au Mississipi ; rentré en Europe, il se fit aussi historien du Japon et, sur ses vieux jours, du Paraguay. [^8]:  -- (2). Le roi est la tête de la société, comme l'homme de la femme selon saint Paul (Caput autem mulieris vir). On peut se demander si Maurras, qui appliquait l'expression à la République, avait lu Castel. Voir à ce sujet *Écrits de Paris,* janvier 1983 : « Le P. Castel précurseur de Maurras ? » [^9]:  -- (1). Egon Friedel : *A Cultural History of the Modem Age*, Vision Press. [^10]:  -- (2). *Dois Amores, Duos Cidades*, Agir, Rio, 1967. [^11]:  -- (3). *La découverte de l'autre*, qui a paru initialement dans ITINÉRAIRES, est disponible aujourd'hui en volume aux Éditions Sainte-Madeleine, B.P. 7, Le Barroux, 84330 Caromb. [^12]:  -- (1). : Hymne des Laudes [^13]:  -- (2). : Hymne des Vêpres [^14]:  -- (1). Conferencia Nacional dos Bispos Brasileiros. -- On se souvient que l'action funeste de la CNBB a été dénoncée à maintes reprises par Gustave Corçâo ; voir entre autres : *Brésil 1935-1976, du Komintern à la CNBB*, dans ITINÉRAIRES, numéro 212 d'avril 1977. [^15]:  -- (2). Voir notre article « Les Communautés de base contre la foi » dans ITINÉRAIRES, n° 243 de mai 1980. [^16]:  -- (3). Toute la production agricole du Brésil est fondée sur ces grandes propriétés qui peuvent mesurer la surface d'un département français. Il serait trop long d'expliquer ici l'origine et l'importance de ce style de production. [^17]:  -- (4). *O Estado de Sâo Paulo* du 10 novembre 1987. [^18]:  -- (5). Cela est confirmé par une récente déclaration du cardinal Sin au sujet des Philippines, publiée dans *le Figaro* *Magazine* du 12 mars 1988. Voir aussi notre article « L'argent vient d'Allemagne » dans ITINÉRAIRES n° 242 d'avril 1980. [^19]:  -- (6). *O Estado de Sâo Paulo, ibid*. [^20]:  -- (7). *O Estado de Sâo Paulo*, 21 février 1980. [^21]:  -- (8). *O Jornal do Brasil* du 22 novembre 1987. [^22]:  -- (9). Comme le malheureux P. Comblin, théoricien de la Révolution armée. [^23]:  -- (1). L'abbé d'Astros devint par la suite archevêque de Toulouse et cardinal. [^24]:  -- (1). Jean Anouilh : *Thomas More ou l'homme libre* (Table ronde). [^25]:  -- (1). Gustave Corçâo : *La découverte de l'autre* (Éditions Sainte-Made­leine, Le Barroux, 84330 Caromb). [^26]: **\*** -- *Sic*. :. *dit* mis pour *s'adresse* ? [^27]:  -- (1). De son côté l'abbé Sulmont, curé de Domqueur, observe dans son célèbre Bulletin paroissial, n° 197 de mai : « L'incompréhension règne. Com­ment rejeter, en deux « opposés » équivalents, progressistes et conservateurs ? D'un côté les progressistes qui se caractériseraient seulement « par le désir de changements qui ne sont pas toujours en harmonie avec l'enseignement de Vatican II ». De l'autre des conservateurs ou « intégristes » qui « s'arrêtent au passé sans tenir compte de la juste orientation vers l'avenir voulue par Vatican II ». -- En fait : chez les premiers, on tolère la négation de la résur­rection corporelle du Christ, la remise en cause des dogmes (péché originel), des sacrements (présence réelle) et des commandements de Dieu. Et chez les seconds on ne voit que nostalgie du passé, alors que des jeunes séminaristes et des jeunes prêtres préparent l'avenir. » [^28]:  -- (15). *Esprit et Vie*, 1982, p. 615. [^29]:  -- (16). « Reipublica status, utpote omnium jurium origo et fons, jure quo­dam pollet nullis circumscripto limitibus » Denzinger, 1739. [^30]:  -- (17). Opposition que l'on exténue et élimine aujourd'hui. [^31]:  -- (18). Voir Vincent Cosmao, *Changer le monde*, Paris, 1981. Cet auteur est le directeur du Centre Lebret. [^32]:  -- (19). Eccle. XII, 13 : « Crains Dieu et observe ses commandements, car c'est là le tout de l'homme. » [^33]:  -- (20). Dans un discours adressé aux pêcheurs de Fleetrock, le pape a dit « Hommes et femmes viennent au monde pour contribuer par leur travail à l'édification de la communauté humaine et pour atteindre ainsi leur pleine sta­ture humaine de créateurs avec Dieu et de constructeurs avec Lui de son règne. » [^34]:  -- (21). « Non contemplantibus nobis quae videntur, sed quae non videntur. Quae enim videntur temporalia sunt, quae autem non videntur, aeterna sunt. » [^35]:  -- (22). «* Ut videntes non videant et audientes non intelligant. *» [^36]:  -- (23). Virgilio Malvezzi, *Politici e moralisti del Seicento*. Bari, 1930, p. 233. [^37]:  -- (24). Ce passage manque dans le texte polonais et fut prononcé à l'impro­viste. Il figure dans la traduction italienne du discours. Les correspondants des agences de presse suisse ATS et italienne ANSA, témoins auriculaires, l'ont rapporté à leurs services. Voir par exemple *Giornale del Popolo* du 8 juin 1979. [^38]:  -- (25). Dans ses ouvrages d'histoire de la philosophie, Mgr François Olgiati voit dans le concret, dans la perception distincte du réel, le caractère de l'âge moderne, et dans l'abstraction celui du Moyen Age. Il nous semble au contraire que le concret est ce qui accueille tous les rapports, et que, sans conscience du rapport au transcendant, on verse dans l'abstraction et le sophisme. [^39]:  -- (26). «* Prolatio terminorum humani imperii ad omne possibile. *» [^40]:  -- (27). La barbarie de la réflexion est le développement de la raison quand elle est détachée de son principe transcendant et de sa fin morale, comme il arrive dans le monde de la technique. [^41]:  -- (28). Je me réfère surtout aux révélations de sainte Brigitte ainsi qu'à la synthèse du prophétisme médiéval fait par Campanella dans les *Articuli pro­phetales* publiés par Germaine Ernst, Firenze, 1976. [^42]:  -- (29). Rosmini les étudie au troisième livre de sa *Teodicea*. [^43]:  -- (30).  « Gardien, qu'en est-il de la nuit ? Gardien, qu'en est-il de la nuit ? Réponse du garde : -- Vient le matin, vient la nuit. Si vous voulez poser des questions, posez-les. Faites demi-tour, revenez. » Isaïe, XXI, 11-12.