# 327-11-88 2:327 ### Prochaines parutions *Après les grèves postales* *La revue ITINÉRAIRES est à la fois moins atteinte et plus retardée que d'autres par les interruptions anarchiques dans le fonctionnement du service public des PTT. Moins atteinte, parce que son contenu se rapproche de celui du livre : il peut être lu plusieurs mois* (*éventuellement plusieurs années*) *après sa parution.* *Mais davantage retardée, parce que les désordres qui sabotent les communications postales ne provoquent pas seulement un retard dans la distribution aux abonnés. Ils interviennent à tous les stades de la fabrication.* *En effet notre imprimerie est à Plou­fragan* (*Saint-Brieuc*)*.* 3:327 *Nous y envoyons les articles par la poste. Nous en recevons les épreuves. Nous y renvoyons les épreuves corrigées. Cela fait trois communications postales : à chacun de ces trois stades, la communica­tion entre la revue et l'imprimerie est retar­dée ou interrompue par les grèves. Les grèves dans un service public ! Nos envois d'articles ou d'épreuves sont retenus dans quelque centre de tri ou quelque entrepôt par messieurs les grévistes ; ils y sont rete­nus en otages. Car ces messieurs ne se bornent point à simplement ne pas trans­mettre : ils retiennent ;* ils réceptionnent les envois et, au lieu de les acheminer ou de les restituer, ils les séquestrent. *C'est ainsi que le présent numéro de* « *novembre* » *a subi de grands retards dans le cours même de sa fabrication avant d'en subir dans sa distribution.* *Déjà le numéro de* « *juillet-octobre* »*, paru comme annoncé au début d'octobre, n'était arrivé à beaucoup d'abonnés qu'à la fin du mois. Le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR du 15 octobre avait été reçu aux envi­rons de la Toussaint. Au moment où j'écris ces lignes, je prévois que ce numéro 327 de* « *novembre* » *vous parviendra seulement fin novembre ou début décem­bre* (*et encore, c'est peut-être une prévision trop optimiste*)*.* 4:327 *En conséquence, nous nous préparons -- pour le cas du moins où un minimum de fonctionnement normal du service public serait rétabli assez tôt -- à faire* un seul numéro « 328-329 de décembre 1988-janvier 1989 » qui paraîtra au début de janvier. *La poste est un service public, c'est-à-dire indispensable à la vie en société. Son collapsus est une violence qui ne devrait pas être acceptée. Il devient de plus en plus évident que ce service public doit être* « *privatisé* »*. L'expérience, dans d'autres domaines et à l'étranger, montre que des entreprises privées, réglementées par un cahier des charges, assurent un service public -- un service du public, et non pas un monopole rançonnant le public -- d'une manière plus efficace et plus sûre que les administrations d'État.* 5:327 *C'est là une révision déchirante qui s'imposera tôt ou tard à la conscience profession­nelle de ceux des personnels des PTT qui ont conservé honnêteté et sens civique, -- sinon le service public conti­nuera à s'enfoncer dans une confusion et une décomposition croissantes. -- J. M.* 6:327 ## ÉDITORIAL ### La décomposition par Guy Rouvrais #### I. -- Nos censeurs De ce film, *La dernière tentation du Christ,* je ne parlerai pas. Je parlerai, en revanche, de ceux qui en parlent et qui nous parlent, nous interpellent, nous provoquent. Nous, c'est-à-dire les chrétiens qui ne tolè­rent pas l'injure ni le blasphème impudemment étalés sur les murs de nos villes. Il faut les écouter, nos censeurs. Il faut les entendre parler de nous. Avec quelle morgue, quelle suffisance, quelle condescendance, ils nous considèrent ! 7:327 Lisons M. Frappat du *Monde --* mais son nom est légion. Comment imaginer, explique-t-il, que la foi puisse être menacée « parce qu'un film présente Jésus dans sa nudité et ses tourments humains. Si la foi tenait à cela elle ne tiendrait qu'à un film ». Qu'est-ce qu'il en sait de la foi, en général, M. Frappat, et de la nôtre en particulier ? « Gens de peu de foi », nous lance-t-il en substance. Quelle audace ! Il nous fait la leçon, ce cuistre. Il sait mieux que nous ce qui est bon ou mauvais pour notre foi ! Il nous délivre son *nihil obstat :* allez-y donc, il n'y a pas de quoi fouetter un chat ni ébranler un chrétien. Ou alors, c'est que vous êtes un bien piètre chrétien, frileux, trouillard, inculte et que vous faites le plus grand tort à la foi que vous prétendez défendre. CQFD. Par contraste, nous devons admirer la foi invincible de M. Frappat. Il peut voir n'importe quoi, lui, ce n'est pas ça qui l'ébranlera ! Il se roule dans les caniveaux de la culture branchée, il plonge son nez dans tous les égouts culturels qui passent à sa portée, il célèbre toutes les déviances du corps et de l'âme, et il resurgit, dans les colonnes du *Monde,* immaculé, virginal, pour dire le bien et le mal. Le saint homme ! Et savant avec ça. Aussi savant que nous sommes ignares. Notre religion, il la connaît bien mieux que nous. Tenez, un exemple... frappant. « *Au fond,* écrit-il, *il est un peu étrange que ce soit à ce propos de ce sujet de film* \[Il écrit comme ça\] *que des chrétiens s'alarment. L'incarnation, qu'on le sache, est bien au cœur du mystère chrétien. Elle a consisté, pour Dieu, à avoir pris figure humaine, à avoir investi un être que le catéchisme présente comme à la fois pleinement divin et pleinement humain :* « *Vrai Dieu et vrai homme* »*, dit le Credo.* 8:327 (*...*) *Faudrait-il oublier que Jésus a eu, sinon peut-être cette* « *tentation* »*-là, du moins d'autres, que les Évan­giles et le film rapportent ?* » Et toc ! M. Frappat nous renvoie à notre catéchisme, avec un zéro pointé. Voilà que nous aurions oublié le mystère de l'Incarnation, pas moins ! Fort heureusement, fort charitablement, M. Frappat vient à notre secours... Pour être sûr d'avoir bien été compris, M. Frappat insiste : « *Le scandale, si scandale il y a n'est pas dans l'œuvre et on verra qu'au fond les croyants ne devraient pas se sentir déstabilisés, sauf à avoir ignoré jusqu'à ce film, l'un des fondements de... leur foi.* » Fermez le ban ! Il y a deux mille ans que l'Église sonde le mystère de l'humanité du Christ. Deux mille ans que ses saints, ses théologiens, ses philosophes, son magistère se pen­chent avec amour, intelligence, persévérance, sur la sainte humanité de Notre-Seigneur pour que nous y communiions dans sa plénitude. Toutes les phrases de l'Évangile ont été disséquées, méditées, contemplées pour arriver à définir le plus exactement possible les rapports du divin et de l'humain. Et il aurait fallu néanmoins attendre le XX^e^ siècle, MM. Scorsese et Frappat, et quelques autres, pour enfin saisir dans leur totalité les implications du mystère de l'Incarnation ! Si le sujet n'était aussi grave, la seule réponse eût été de s'esclaffer devant ces histrions grotesques qui, avec com­ponction, jouent les pères de l'Église. Si nous n'allons pas voir ce film, ce n'est pas par crainte d'être « déstabilisés ». C'est par respect. Respect pour Notre-Seigneur. Respect pour nous-mêmes. Que peuvent-ils comprendre à ce langage, ceux qui se moquent de nous ? La piété leur est un monde étran­ger, une autre planète. 9:327 Pour refuser de participer à une entreprise de décomposition, il faut pouvoir prendre ses distances avec ce qui se décompose. Eux, ils en sont incapables. Ils sont les éléments de cette décomposition, tout à la fois pourrisseurs et pourrissant. Et l'art, nous dit M. Frappat, que faites-vous de l'art ? Nous dirons ceci : la plus sublime représentation artistique du Christ sera toujours en deçà de notre espérance, nous attendons le jour entre les jours où s'ouvriront les portes du ciel contre lesquelles bat cette espérance. Ce que l'on peut voir sur un écran, même en couleur, ne nous rassasiera jamais. Que dire alors d'un médiocre et blasphématoire navet ! Et quand bien même, M. Frappat, nous aurions peur d'y perdre la foi ? Saint Pierre dit, dans une de ses épîtres, que cette foi « est plus précieuse que l'or péris­sable ». On comprend que l'on puisse redouter sa perte et n'avoir ainsi d'autre consolation sur cette terre que de lire M. Frappat dans *le Monde !* Mais il est temps d'obéir à Notre-Seigneur en cessant de jeter nos perles aux pourceaux. #### II. -- Le « Figaro » et la « morale » des « pros » La veille, il était directeur de la rédaction du *Nouvel Observateur,* le lendemain il assumait les mêmes fonc­tions au *Figaro.* Commentaire de la presse, quasi una­nime : ce Franz-Olivier Giesbert est un « grand professionnel », « bravo », « joli coup ». Et passons à autre chose. 10:327 Nous reviendrons sur l'attitude morale que de tels commentaires trahissent. Il est bon que, de temps en temps, les événements nous imposent de redécouvrir des vérités oubliées. Parmi celles-ci : le socialisme et le libéralisme sont des frères jumeaux. L'opposition des libéraux au socialisme triomphant des années 81-86 a pu laisser croire aux oublieux que ce qui s'oppose au socialisme, c'est le libéralisme. Certes, ils s'opposent mais comme deux entreprises s'affrontent pour conquérir des parts de marché : l'antagonisme superficiel masque leur identité foncière. Le socialisme et le libéralisme sont deux idéologies matérialistes, opposées à la loi naturelle et qui, à cause de cela, ne poursuivent pas le bien commun objectif. Le libéralisme n'est pas aussi nocif que le socialisme mais il récuse l'ordre social chrétien qui est la véritable opposition au socialisme. C'est à la lumière de ce préambule qu'il convient d'apprécier le transfert de Giesbert. Qu'est-ce qui sépare le libéral *Figaro* du socialiste *Nouvel Observateur ?* Qu'est-ce qui sépare ceux qui les font ? A quelles sources intellectuelles et morales s'abreuvent-ils, les uns et les autres ? Les réponses ne s'imposent pas d'elles-mêmes. C'est déjà un signe. Oh, pour se satisfaire à bon compte on dira qu'au *Figaro* on a un faible pour Chirac tandis qu'au *Nouvel Observateur* on penche pour Mitterrand. Mais chacun sent qu'une telle réponse n'est pas satisfaisante. Ces différences-là, pour impor­tantes qu'elles soient électoralement, ne sont pas déci­sives. Le consensus sur les valeurs est autrement plus profond que ces divergences politiciennes. Ils sont du même monde. Ils participent du même univers politico­médiatique, ils en partagent la moralité pervertie et la haine de la France française. 11:327 Quand Franz-Olivier Giesbert dit qu'il n'a pas changé d'opinion et qu'on ne le lui a pas demandé, il faut le croire. Quand Peyrefitte promet que la ligne du *Figaro* ne sera pas affectée par cette mutation, il faut le croire également. Ils ne mentent pas. Ce n'est pas une ruse pour faire avaler l'amère pilule à leurs lecteurs c'est l'aveu de leur gémellité. L'abonné du *Figaro* s'en étonnera. C'est qu'il s'illu­sionne depuis longtemps sur la nature de son journal. On lui promet que, désormais, son quotidien favori va « retrouver pleinement son rôle de journal d'informa­tion en distinguant information et opinions » (Peyrefitte dixit). Notre lecteur figaresque se demandera pourquoi seul un journaliste de gauche a les capacités, le talent et la vertu de fabriquer « un journal d'information » qui saura se garder de confondre information et opinions. L'objectivité serait-elle de gauche ? Oui. Il est, aujour­d'hui, des affirmations idéologiquement de gauche qui apparaissent aux libéraux comme des évidences objectives. Prenons un exemple. Claude Evin, ministre de la Santé, a récemment déclaré : « Le seul vaccin qui existe actuellement contre le sida, c'est le préservatif. » La vérité objective, l'information vraie, l'incontestable réa­lité est celle-ci : pour se préserver du sida, il faut observer la fidélité conjugale quand on est marié, et la continence lorsqu'on ne l'est pas. Ce qu'affirme Claude Évin est objectivement faux. Il témoigne de son mépris pour la morale chrétienne et pour ceux qui tentent de l'observer. 12:327 C'est une prise de position non-scientifique, partisane, idéologiquement de gauche. Or, elle est reçue par les libéraux -- au premier rang desquels Mme Barzach, prédécesseur de Claude Évin -- comme une évidence. Le préservatif doit donc être magnifié, diffusé, recommandé. Ainsi, la nécessité de l'usage du préservatif sera-t-elle considérée *comme une information objective* par les organes de presse, qu'ils soient de gauche ou libéraux. C'est cette objectivité-là, cette information-là dont Franz-Olivier Giesbert sera le véhicule au *Figaro.* N'est-ce point en effet une vérité incontestable, reçue par tous, admise par tout le monde, puisqu'on peut l'écrire dans les mêmes termes dans les colonnes du *Nouvel Observateur* et celles du *Figaro ?* On pourrait formuler les mêmes remarques à pro­pos de l'avortement : l'immorale persuasion selon laquelle, « libre de son corps », une femme peut tuer l'enfant qu'elle porte est propagée par le *Nouvel Obser­vateur* et par *Le Figaro ;* la différence n'est que de style. La confusion volontaire entre le « racisme » et la défense des valeurs nationales et chrétiennes est prati­quée aussi bien par l'hebdomadaire de gauche que par le quotidien libéral, quoique plus prudemment pour ce dernier. *L'information n'est réputée* « *objective* » *que dans la mesure où elle est l'objet d'un accord tacite entre les maîtres de l'univers politico-médiatique.* La vérité, ce n'est plus ce qui est conforme au réel mais ce qui est conforme à la fabrication permanente des media. Le Pen n'est pas raciste, c'est un fait. C'est cette vérité qui sera considérée comme un mensonge par les media puisque ceux qui les font ont défini une autre « vérité » : « Le Pen est raciste. » 13:327 L'arrivée de Giesbert au *Figaro* n'est qu'un épiphé­nomène. Elle exprime la réalité que nous venons de décrire. A l'indifférenciation idéologique correspond normalement l'indifférenciation du personnel qui sert cette idéologie, viscéralement hostile à « Dieu-Famille-Patrie ». Le socialisme et le libéralisme sont également opposés à cette dernière formule. Épiphénomène, mais qui, néanmoins, accélère le processus de décadence qui frappe la société française. *Malgré* son libéralisme, *Le Figaro* permettait, de temps en temps, avec parcimonie, à des écrivains, des journa­listes proches de la droite nationale de s'exprimer. Cela ira en disparaissant. Pas tout de suite pour ne pas trop perturber le cochon de payant, le lecteur ; mais cela est inéluctable. Dans tous les journaux, lorsqu'un nouveau directeur est nommé, par un mouvement naturel, d'ail­leurs compréhensible, il tend à s'entourer de gens qui pensent comme lui et avec lesquels il a des liens anciens. C'est ce que fera Giesbert. En corollaire, les journalistes respectueux de nos valeurs -- il y en a encore au *Figaro --* seront marginalisés, exclus, envoyés au « pla­card », pour ceux qui n'y sont pas déjà. Ainsi la presse « de droite » sera-t-elle faite par des journalistes de gauche, la réciproque, bien entendu, n'étant pas vraie. L'ouverture est toujours unilatérale. Les lecteurs du *Figaro* seront, à leur tour, passés au moule idéologique de la gauche triomphante. Informa­tion de gauche dans les journaux de gauche, informa­tion de gauche à la télé, dans les radios, et le couronne­ment, l'information de gauche dans les journaux de droite, ou ceux qui passaient pour tel. 14:327 Cette servitude, les lecteurs du Figaro ne doivent pas la considérer comme inéluctable. Ils peuvent chan­ger de journal, à moins qu'ils ne soient plus attachés au carnet mondain qu'à l'information politique. Il y a PRÉSENT Pour sacrifier au vocabulaire ecclésiastique à la mode, nous dirions volontiers que sa création fut « prophétique ». Lorsqu'il fut lancé, *Le Figaro* était encore farouchement d'opposition et son appendice heb­domadaire disait des choses bien rudes aux socialistes. Des lecteurs de la droite nationale y trouvaient, peu ou prou, leur pâture, même si, çà et là, ils se plaignaient de rester trop souvent sur leur faim. PRÉSENT pouvait leur apparaître comme un supplément d'âme plus qu'une nécessité. Ils avaient tort, même à ce moment-là. PRÉSENT était déjà irremplaçable. Il est maintenant indispensable. Dans le grand naufrage de la presse quotidienne, PRÉSENT est une île. C'est la seule. \*\*\* Dans cette affaire, il y eut de grands absents. Ce sont les moralistes de presse. C'est une race qui pros­père. Il y a des individus qui se sont arrogé un magis­tère moral pour dire ce qui est bien et ce qui est mal dans le monde de la presse, et dénoncer à l'opinion les « salauds » et les « fachos » qui empêchent l'embrassade universelle. On ne les a pas entendus. Du moins pas dans leur registre de prédilection. Car enfin, ce journaliste qui passe d'un hebdoma­daire d'extrême gauche à un journal réputé de droite (et dirigé par un patron dénoncé comme d'extrême droite), quelle image donne-t-il de sa profession ? Et la liberté de la presse, au nom de laquelle les moralistes exi­geaient que fussent maintenus en vie des journaux de gauche exsangues ? 15:327 On dit qu'Hersant a été contraint à ce virage par les banques. On n'a pas entendu les couplets habituels sur la presse « qui n'est pas une marchandise comme les autres » et qui ne saurait donc être soumise à la loi du capital. Et les lecteurs ? Et le respect dû au lecteur ? Sur ce chapitre laissons la parole au pape des moralistes de presse, l'ineffable Jean-François Kahn. En 1983, France-Soir connut un modeste virage à droite, circonscrit à sa page une et qui n'ôtait aucun des défauts du quotidien populaire de Robert Hersant. Kahn s'enflamma en ces termes, dans les colonnes du Matin : « Ainsi chaque jour désormais un journaliste d'ex­trême droite, ex-rédacteur à Minute, publie-t-il un édi­torial au vitriol qui rappelle le style des organes extré­mistes d'avant-guerre. Hier, par exemple, Guy Baret demandait-il la démission immédiate de Gaston Def­ferre en le rendant responsable de l'attentat arménien qui avait fait un mort à Paris. Et il ajoutait : « Pour tant de vies broyées et d'innocents massacrés, M. Def­ferre, partez. » Bref, Defferre assassin ! (...) Le pro­blème, c'est que jamais la plupart des journalistes de *France-Soir,* profondément traumatisés par cette évolu­tion, jamais les lecteurs de *France-Soir* qui l'ont consta­tée avec surprise, n'ont été consultés ou même informés. » Lisons maintenant ce qu'écrit le même Kahn à propos d'une évolution en sens inverse, au *Figaro :* « Depuis plus de trois ans, il dirigeait la rédaction du *Nouvel Obs*. Il en était l'inspirateur et l'âme, il avait été l'homme du renouveau et du succès. Précédemment, il chapeautait le service politique de cet éminent hebdo­madaire « de gauche ». 16:327 Or, Franz-Olivier Giesbert vient de passer chez Hersant. Il prendra la tête de la rédac­tion du *Figaro*. Entre Michel d'Ornano, nouveau vice-président du groupe et Alain Peyrefitte, président du comité éditorial. Exit Max Clos, le papivore a fait un bon choix. » C'est tout. L'avis demandé aux lecteurs du *Figaro* et à ses journalistes ? Kahn n'y songe plus. Cet avis n'est exigi­ble que pour passer de la gauche à la droite, exclusive­ment. Giesbert, c'est un « bon choix » pour Hersant. L'autre, à *France-Soir,* c'était un mauvais. On remar­quera en outre qu'un journaliste de *Minute* qui passe à *France-Soir* fait ipso facto de ce quotidien un organe extrémiste, mais qu'en revanche un journaliste d'extrême gauche promu au *Figaro* n'en fera pas un brûlot d'ex­trême gauche. Le mépris observé à l'égard des lecteurs du *Figaro* et l'ignorance dans laquelle ils sont tenus du change­ment de cap auraient une excuse : c'est pour leur bien, c'est afin de leur confectionner un meilleur journal. La morale, avec un grand M, revient avec un... petit p. C'est que, voyez-vous, M. Giesbert serait un « *grand professionnel* »*,* au dire de ses pairs unanimes. On reconnaît un « *grand professionnel* » à cette affirma­tion : « L'information n'est ni de droite ni de gauche », Giesbert dixit. Pour lui, passer du *Nouvel Observateur* au *Figaro,* ce n'est donc pas changer de cap, c'est « un pari fou », une « aventure » qu'il mènera avec d'autres grands professionnels dont le premier est Robert Her­sant lui-même pour qui il a eu « le coup de foudre ». Un coup de foudre, comme tous les coups de foudre, que rien n'annonçait. Dans son hebdomadaire, Giesbert a expliqué à ses lecteurs, il y a quelques années, que Robert Hersant avait collaboré à « un mouvement anti-juif et anti-maçonnique », qu'il était « pétainiste et fier de l'être ». 17:327 Ce n'était pas un compliment. En outre, ajoutait-il, « tous les journaux (...) qui portent la griffe Hersant sont tristes, sans saveur, faits à l'économie et mesquinement gouvernementaux ». Il était temps, en effet, que Giesbert arrivât. N'est-ce pas à lui que l'on doit les derniers succès du *Nouvel Obs :* « Êtes-vous cœur ou cul ? », « Faut-il maigrir ? ». Oui, vraiment, un grand professionnel... Donc, c'est le coup de foudre avec Robert Hersant. Ils se rencontrent. De quoi parlent-ils ? En grands professionnels, ils parlent journaux. Uniquement : « J'ai rencontré Robert Hersant mardi dernier. Nous avons discuté de presse et de journalisme pendant deux heures. Pas un mot de politique. » Loin de nous la pensée que les journaux puissent être faits par des amateurs, même éclairés. Le journa­lisme est une profession. Le devoir d'état d'un journa­liste, c'est de faire un bon journal, d'y écrire de bons articles. Mais cette morale professionnelle ne saurait être une fin en soi. Le professionnalisme doit être au service d'autre chose que de lui-même. On défend des idées, une vision du monde, on cherche à faire partager ce que l'on croit. Faire un journal, contrairement à ce que croit ou feint de croire le duo Hersant-Giesbert, ce n'est pas un problème technique d'abord. Il y a des journaux pornographiques qui sont certainement très bien faits et écrits par de « grands professionnels ». 18:327 La morale professionnelle n'est que l'application particulière des principes généraux de la moralité. C'est pourquoi on ne saurait accorder l'excuse absolutoire du « professionnalisme » au virage du *Figaro* et à la nomi­nation du « grand professionnel ». C'est pourtant ce que, quasi unanimement, la presse française, solidaire, a fait. Elle indique elle-même à quel niveau d'amoralité elle est descendue. Guy Rouvrais. 19:327 ## CHRONIQUES 20:327 ### L'anti-racisme contre la nation par Georges-Paul Wagner L'HISTOIRE de la jeune femme ghanéenne, que le MRAP de Pithiviers a fait exclure d'un cours de français, appelle l'attention sur cet organisme dont il faut parler avec précaution. Car il est difficile de décrire l'état exact de ses relations avec le parti commu­niste sans risquer des poursuites judiciaires. Le MRAP est pourtant (cela on peut l'écrire) avec la LICRA et la Ligue des droits de l'homme et quelques autres associations une sorte de substitut du procureur de la République. Naguère, quand celui-ci était absent d'une audience, où il est toujours présent, en principe, il y était représenté par sa toque, laissée sur son bureau. Le MRAP, avec l'autorisation de l'article 2-1 du code de procédure pénale, joue le rôle de toque du procureur. Il peut déclencher toutes poursuites contre tout quidam qui passe sous ses fenêtres, pour peu que le racisme soit en question. 21:327 Selon une statistique, 66 % des poursuites judiciaires déclenchées pour propos, pour écrits, pour comporte­ments racistes ou prétendus tels, ne sont pas le fait du ministère public, qui a trop à faire avec les viols, vols, assassinats, incendies, explosions, trafics de drogue. Mais en réalité les associations comme le MRAP ou la LICRA ont le quasi-monopole de la censure, car si elles n'ont pas déposé plainte avec constitution de partie civile contre le « coupable », ou ne l'ont pas cité directement, c'est qu'une simple lettre en forme de plainte, signée d'elles, a suffi à réveiller l'attention du Parquet. La loi donne donc à ces associations, sur une partie de nos comportements, ou propos ou écrits, un pouvoir des clés. La justice n'a plus qu'à condamner le coupable, repentant ou non, que le MRAP et ses frères ou sœurs, d'ailleurs ennemis, ont traîné devant elle. Luc Rosenzweig résumait la situation dans un article de *Libération* du 5 juillet 1983 : « La LICRA jouit d'un privilège inouï : la loi du 1^er^ juillet 1972, qui réprime la discrimination raciale et l'incitation à la haine raciale, lui délègue le pouvoir de faire dire, avec une automaticité absolue, qui est antisé­mite et qui ne l'est pas. Seule elle juge de l'opportunité des poursuites et dirige, dans le cadre de la loi, le bras des juges réduits, en la matière, à jouer les notaires du registre de l'infamie. » Le rédacteur de *Libération* voyait clair, ce jour-là, parce que son journal avait été l'objet d'une poursuite de la LICRA, mais, en général, M. July et ses amis s'accommodent fort bien des privilèges de la LICRA et du MRAP, quand nos amis sont condamnés. 22:327 On le sait, le journal *Le Monde* est allé plus loin, le 1^er^ septembre 1987. Il désignait les magistrats français à la vindicte comme « tous racistes » dans la mesure où quelques journalistes avaient échappé dans les années précédentes, aux sanctions judiciaires que le MRAP ou la LICRA appelait sur eux. C'est donc à bon droit qu'on peut parler du « privilège inouï » de ces associations. Si elles doivent faire l'avance des consignations et frais judiciaires et des honoraires d'avocats, elles les retrouvent généralement à la sortie, avec un boni, sous forme de dépens et de dommages et intérêts. La censure, on le voit, à la différence de la littérature et de la peinture, nourrit son homme. **Exclusion, quelle exclusion ?** On peut être censeur et pédant. En ce domaine du moins, l'un n'exclut pas l'autre. Pour couvrir le racisme du manteau de la science, on lui a cherché un autre nom. On a parlé (c'est Albert Memmi) d'hétérophobie, alors que « d'autres chercheurs, nous enseigne Michel Hannoun, dans son rapport, préfèrent la notion d'au­trisme ». Selon Albert Memmi, l'hétérophobie « pourrait désigner ces constellations phobiques et agressives, diri­gées contre autrui, qui prétendent se légitimer par des arguments divers, psychologiques, culturels, sociaux ou métaphysiques ». Michel Hannoun ne s'est pas essayé à une autre définition, après une définition aussi prestigieuse ; il se borne à une énumération des différentes formes d'intolé­rance : le racisme, l'antisémitisme, la xénophobie, le sexisme, la haine des homosexuels, ou l'exclusion des handicapés. 23:327 Il ne va pas au-delà. L'affaire de Pithiviers fournit, cependant, une leçon de choses, qui permet d'élargir l'analyse. Car si le MRAP a finalement « déploré » l'affaire et invité son comité local à trouver « une solu­tion positive », c'est parce que Madame Horsin, femme d'un candidat du Front national, était ghanéenne et que, selon l'expression du *Figaro,* on assistait alors à « une leçon de racisme à l'envers ». Mais si Madame Horsin avait été française, née à Pithiviers, certes elle n'aurait pas eu besoin de leçons de français, mais la leçon de racisme qui aurait pu lui être donnée, sur un autre terrain, aurait été alors non à l'envers mais à l'endroit. Par exemple, personne dans *Le Figaro,* ni dans les media, n'a protesté, sauf à PRÉSENT, ou dans la presse amie, quand telle ou tel candidat du Front national souffre persécution, à cause de sa candidature, dans le lycée où elle enseigne, ou dans l'immeuble où il habite. Chacun d'entre nous connaît au moins un cas de ce genre. Et d'ailleurs pourquoi les media, même de droite, protesteraient-ils, quand Jean d'Ormesson excluait naguère de voter, en aucun cas, pour un candidat du Front, lui préférant un socialiste. En somme, pour reprendre le langage d'Albert Memmi, la constellation phobique et agressive est alors légitimée. On peut lire cette légitimation dans les yeux de M. d'Ormesson, toujours assortis à la couleur de sa chemise et de sa conscience. On pourrait en conséquence énoncer ainsi le principe premier sur lequel repose l' « anti-racisme » : il est légitime de prôner l'exclusion d'un autre (de son immeuble, de son lycée, de son emploi, de sa famille) si cet autre est lui-même suspecté de prôner l'exclusion de quelqu'un d'autre, et de prati­quer publiquement l'hétérophobie selon la définition d'Albert Memmi et l'énumération de Michel Hannoun. 24:327 L'avantage de l'emploi du mot *hétérophobie* sur le mot *racisme* c'est que le racisme habituellement condamné en justice n'est justement pas du racisme. Celui-ci, au sens strict, dont il n'y a pas de raison de sortir, surtout en matière pénale où les interprétations doivent être restrictives, prône une différence de traite­ment, fondée sur la race et sur la couleur de la peau. La justice française va très au-delà, on le sait. Elle réprouve toute discrimination fondée sur l'appartenance ou la non-appartenance, non seulement à une race, une ethnie ou une religion, mais même à une nation. C'est ainsi que, récemment, par application des dis­positions de l'article 416 du code pénal, issues de la loi Pleven, les tribunaux ont condamné pour « racisme » une dame qui avait demandé, dans l'annonce d'un jour­nal, un « locataire chrétien français » pour une chambre de son petit appartement. C'est ainsi que, récemment, un employeur a été sanctionné pour avoir limité son offre d'embauche à des employés possédant une carte d'iden­tité, ce qui supposait la nationalité française ; ou encore qu'a été condamnée Mme Françoise Richard, maire de Noisy-le-Grand, pour avoir proposé l'adoption, en conseil municipal, d'une motion exigeant l'arrêt immé­diat de toute attribution de logement aux étrangers, non membres de la Communauté. Bien entendu, toutes ces condamnations sont exclues de la loi d'amnistie de 1988, comme de celle de 1981, et de 1974. On le voit, ce n'est pas seulement la préférence nationale, mais la référence nationale qui est proscrite par les tribunaux. 25:327 N'accusons pas trop la justice des décisions qu'elle rend, car elle s'appuie, en disant ce qu'elle dit, sur la loi et c'est la loi Pleven qui dit qu'il n'est pas légitime, en France, d'établir une discrimination fondée sur la nation. La lente entreprise de construction du droit de l' « anti-racisme » se présente donc, par le même mouve­ment, comme une lente entreprise de destruction de la nation, puisqu'il n'est plus légitime de la préférer, ni même de s'y référer. En second lieu, puisque la référence à la nation est exclue, la construction du droit de l' « anti-racisme » devient aussi une lente entreprise d'ex­clusion de ceux qui se réfèrent et qui la préfèrent à la nation des autres. Et comme la justice ne va pas assez vite, ni la loi assez loin, en ce sens, la proposition 18 du rapport Hannoun vise à permettre de prononcer des incapacités civiles et politiques en cas de délits à carac­tère raciste. Le même courant de pensée qui tend à conférer le droit de vote aux étrangers aboutit à le retirer aux Français qui veulent limiter les droits des étrangers. Bien entendu cette entreprise se recommande de la morale, et de toutes les conventions internationales. Or ces conventions, dont on fait grand cas, n'interdisent ni la discrimination fondée sur la nation, ni ne légitiment la discrimination fondée sur les opinions. \*\*\* 26:327 Ma *Comédie parlementaire* ([^1]) en témoigne : chaque fois que, par un amendement ou une proposition de loi, nous avons demandé, à l'Assemblée un droit pour les Français seulement, ou seulement pour les membres de la Communauté européenne, M. Séguin, ou madame Barzach, ou le docteur Malhuret, acclamés par les socia­listes et les communistes, ont poussé des cris d'orfraie. Nous étions accusés de manquer à la morale et aux lois naturelles, mais aussi aux lois françaises et aux conven­tions internationales. On nous faisait là, en tous points, un mauvais procès, et les conventions internationales ne disent pas tout ce qu'on leur fait dire. Certes, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, on trouve déjà ces mots de discrimination et de provocation à la discrimination qu'on retrouvera, en 1972, dans la loi Pleven. Ce texte recommande de ne pas faire de distinctions « de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politi­que, ou de toute autre opinion, d'origine nationale, de fortune, de naissance, ou de toute autre situation ». Mais quelle est, quelle peut être la portée d'une recom­mandation aussi générale ? D'après Michel Hannoun, qui est, comme on sait, docteur en racisme, comme docteur en médecine, la prohibition de toute discrimination s'applique à tous les droits économiques, sociaux et culturels. Tel serait le sens profond de la charte et des deux pactes qui l'ac­compagnent, et qui furent signés en 1966. Pourtant, dès le 21 décembre 1965, une convention intervenait aux Nations Unies pour l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Les trois premiers alinéas de l'article premier de cette convention sont très précis. Le premier définit la discrimination raciale en général, c'est « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l'ascendance, ou l'origine nationale ou ethnique ». 27:327 On remarquera que le texte parle de l'ascendance ou de l'origine nationale et non, comme la loi Pleven, de l'appartenance ou de la non-appartenance à une nation. Le second alinéa, plus précis encore, apporte à la règle une exception essentielle : elle « ne s'applique pas aux distinctions, exclusions, restrictions ou préférences établies par un État, partie à la Convention, selon qu'il s'agit de ses ressortissants ou non-ressortissants ». Et, pour qu'il n'y ait sur ce sujet aucune équivoque, le troisième alinéa va plus loin. Il précise qu'aucune des dispositions de la Convention « ne peut être interprétée comme affectant de quelque manière que ce soit les dispositions législatives des États parties à la Conven­tion, concernant la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation, à condition que ces dispositions ne soient pas discriminatoires à l'égard d'une nationalité par­ticulière ». Il n'y a rien là, on le voit, qui contredise ce que le Front national nomme dans son programme la préfé­rence nationale. Et on trouve même, dans ces trois alinéas, toutes les autorisations nécessaires, implicites et explicites de traiter différemment les nationaux des non-nationaux, non seulement pour les droits politiques, mais pour les droits économiques, sociaux et culturels. Le droit européen n'a pas d'exigences plus grandes à cet égard que le droit des Nations Unies. Si la Conven­tion européenne des droits de l'homme élimine, à son tour, toute distinction fondée sur la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques, etc, (c'est exactement le même texte que celui de la déclaration universelle des droits) il est communément admis, même par Michel Hannoun, que l'interdiction de faire toute discrimination n'a pas d'application pour tous les droits, mais seulement pour ceux que la Convention euro­péenne énumère. 28:327 Cela est si vrai que le Conseil de l'Europe a adopté, en 1971, et que la France a ratifié en 1983, une convention spéciale relative au statut du tra­vailleur migrant. Ce texte définit, pour celui-ci, un statut minimum, et à condition d'ailleurs qu'il soit « en situa­tion régulière ». Nous sommes loin des élucubrations de tous les « libéraux » français qui voudraient donner d'emblée tous les droits, même politiques, à tous ceux qui se trouvent sur notre territoire. Il résulte de cette analyse, par force un peu pesante (car les conventions internationales sont encore plus obscures et plus mal écrites que les lois françaises) au moins une certitude : la loi Pleven voulait aligner la législation française sur la législation internationale, comme on le lit dans ses travaux préparatoires et dans les commentaires qui l'ont suivie. Cet effort a été totale­ment manqué : il interdit la référence à la nationalité et la préférence des nationaux, alors qu'aucune convention internationale ne l'impose ou le recommande, se bornant à condamner la discrimination faite sur l'ascendance ou l'origine, ou encore le refus de droits essentiels, qui composent ce qu'on nommait jadis le droit des gens. Interdire la référence ou la préférence nationale à des citoyens français, c'est, en outre, ne pas leur permettre de faire ce que l'État français s'accorde à lui-même, puisqu'il choisit ses fonctionnaires en tenant compte de leur nationalité. On aperçoit donc l'escroquerie intellectuelle commise par la loi Pleven qui, le 1^er^ juillet 1972, sous couleur d'harmoniser notre législation avec la Convention des Nations Unies, en déformait le sens. La loi de 1972 interdit en effet au simple citoyen de France, mais non à l'État, toute discrimination faite « à raison (sic) de l'ap­partenance ou de la non-appartenance à une nation ». 29:327 L'État a toujours le droit, en vertu de ce texte, de vouloir un Français comme fonctionnaire, mais une Française n'a pas le droit de demander une Française comme dame de compagnie. Ce texte, absurde et bar­bare, puisqu'il interdit de fonder les relations humaines sur les proximités et la sensibilité, fut voté, on se le rappelle, à l'unanimité, sans doute par une majorité de clés et une minorité de députés qui savaient ce qu'ils voulaient : détruire notre nation, comme, d'autre part, ils veulent détruire la famille. Ensuite, pour les fantaisies du futur, l'homme sera seul, et désarmé, en face des paperasses et des cartons du « monstre froid » étatique. *Novembre 1988.* Georges Paul Wagner. 30:327 ### Sainte-Beuve et le ciel désaffecté par Georges Laffly LE 20 SEPTEMBRE 1830, Sainte-Beuve se battit en duel contre R.E Dubois, qui avait été son maître de rhéto­rique, puis le directeur du journal de ses débuts, *le Globe.* Cela se passa au bois de Romainville. Les adversaires échangèrent quatre balles, sans résultat. Cela arrivait déjà, si d'autres combats étaient sanglants (par exemple, celui où Armand Carrel fut tué par Émile de Girardin). Si la rencontre du bois de Romainville est restée connue, c'est qu'il pleuvait ce jour-là et que Sainte-Beuve se présenta avec un parapluie, disant paraît-il qu'il voulait bien être tué, mais qu'il ne voulait pas être mouillé. Cela montre un courage tranquille et un beau dédain de l'opinion. Pourtant le fait nous pousse à sourire. Nous sommes du côté de l'opi­nion, trouvant incongru ce souci d'un parapluie, chez un homme qui va affronter la mort. S'il est tué, peu importent quelques gouttes d'eau ? Mais il peut ne pas l'être, ce qui arriva en effet, et vouloir éviter un rhume, ou le simple désagrément d'un linge humide. 31:327 Ce qui fait rire, c'est que la grandeur du combat s'accorde mal avec la bonhomie du parapluie. Sainte-Beuve n'était pas un romantique d'attitudes. Tout à l'opposé. Et comme sans y penser, il porte atteinte au caractère sacré du duel (il y a sacré lorsqu'on touche à la mort) ; en cela, il est bien un fils de ce siècle qui fut celui de la désaffection du sacré, comme le montre sa critique incompréhensive et le refoulement de toute force de cet ordre, comme indigne d'esprits éclairés, avec pour seul résultat de voir se reporter un sacré, d'autant plus virulent qu'il n'était pas décelé, sur d'autres objets : la nation, le peuple, la révolution, le progrès. Le bon sens, le refus coléreux de tout ce qui surgit hors de la norme -- ascèse, extase, folie -- la méfiance à l'égard de la pose, du panache, mais aussi de la grandeur, ces traits sont beaucoup plus significatifs du temps que les orages romantiques, le punch bu dans un crâne et les malédictions. Ce XIX^e^ siècle est le siècle du parapluie. Si Sainte-Beuve ne l'oublie pas quand il va se battre, Louis-Philippe l'arbore comme un signe de reconnaissance. Le mot d'ordre est : pas de drame. Pascal, pour convertir son libertin veut le secouer, lui faire prendre conscience d'un sort insupportable. Il lui montre le silence éternel des espaces infinis. Sainte-Beuve constate le même abîme -- et s'en détourne sans insister. « Engendrée un matin à bord d'un vaisseau qu'elle n'a pas vu partir et qu'elle ne verra pas arriver, passagère agitée sur cette terre qu'elle ne dirige pas, l'humanité n'a pas de loi qui la lie nécessairement au grand système extérieur. Qu'elle se remue à fond de cale ou sur le pont, qu'elle se précipite à la poupe ou à la proue, cela ne change rien à la marche immuable ; elle est en un mot comme une quantité négligea­ble par rapport à l'ordre souverain du reste de l'univers. Raison de plus pour elle de mettre elle-même quelque ordre dans son petit monde, et de tâcher que la suite des générations qui la composent y passe les jours les moins troublés, les moins ouvertement à la merci de la fatalité et du hasard. » (Note publiée en 1876, par Troubat.) 32:327 Pour Sainte-Beuve, il y a donc un « ordre souverain » de l'univers, mais aucune loi ne lie l'humanité à cet ordre. Le monde humain ne reflète en rien l'ordre cosmique, et reste inexplicable. Le moraliste n'en tire cependant aucune inquié­tude. Il se détourne de l'énigme insoluble, et la seule leçon qu'il conçoive, c'est qu'il faut aménager la vie terrestre. Le voyage sera court, arrangeons-nous pour qu'il soit commode. Loin de se laisser émouvoir, il pense à améliorer le confort. Il n'y a pas d'absolu pour les hommes, il leur faut bricoler « quelque ordre », fixer des conventions qui permettent de vivre en paix, et, le cas échéant, d'écrire de judicieux articles dans *le Constitutionnel.* Ce texte est bien intéressant. On y trouve encore que l'humanité est une quantité négligeable. Son insignifiance la met à l'abri de tout absolu. Elle est tout à fait impuissante à changer sa situation. Qu'elle s'agite ici ou là est sans consé­quence. Son sort est le même, d'ailleurs à tous les étages, « à fond de cale ou sur le pont ». Cela est tout à fait contraire aux façons de penser les plus courantes de nos jours. Sainte-Beuve refuserait d'admettre que les classes les plus pauvres (qui s'agitent dans la cale) sont lésées sur l'essentiel. Ne le croyons pas pour autant conservateur. Toute sa vie, il fut étranger, et plutôt hostile, à l'idée de propriété. Les réformes sociales ne lui faisaient pas peur. Mais il restait bien persuadé qu'aucune révolution ne modifiera le sort de l'homme. « Changer la vie » n'avait pas de sens pour lui. Il est toujours resté dans l'état d'esprit de sa jeunesse : « Il me semble parfois que dans ce système d'équité de la nature inexorable, presque chaque homme ici-bas, malgré l'apparente inégalité des lots, obtient au fond sa part à peu près équivalente de bonheur et de malheur, et qu'aussi, faut-il le dire ? chaque âme atteint, en avançant, à tout le gâté dont elle est capable. » Statistiquement parlant, il y aurait le même lot de bon et de mauvais pour chacun, donc une égalité, malgré la distribu­tion inégale des privilèges naturels : intelligence, beauté, force. Cette proposition, qu'on pourrait croire influencée par une vue mathématique des choses, est mathématiquement fausse. 33:327 Il serait moins inexact de parler d'une courbe en cloche, avec une marge de plus heureux et une autre de plus malchan­ceux. Ce qui compte surtout, c'est l'accent mis sur le *gâté.* Sainte-Beuve lui-même est souvent présenté comme un homme méchant et bas. J'attends que ses censeurs fassent la preuve de leur supériorité morale. Une note de lui, pourtant, (publiée par Troubat en 1876) montre quelque vilenie : « Une des plus vraies satisfactions de l'homme, c'est quand la femme qu'il a passionnément désirée et qui s'est refusée opiniâtrement à lui cesse d'être belle. » Il semble que ce déclin de la beauté doive éveiller plutôt la mélancolie qu'une ivresse de vengeance ; on comprend mal qu'un homme sensi­ble comme il l'était n'ait pas parlé à ce sujet de tristesse, et même de désespoir devant le peu de durée des perfections terrestres. Mais laissons cela. Sainte-Beuve sait donc (et par lui-même) que l'homme est mauvais. Son grand maître fut toujours La Rochefoucauld, qui lui-même mettait ses humeurs noires et son esprit abaissant sous le pavillon protec­teur des Pères de l'Église. Et l'homme est non seulement mauvais dès l'origine, mais le temps, si l'on croit notre moraliste, l'expérience, l'usure, le font pire. « Mûrir ! mûrir ! -- on durcit à de certaines places, on pourrit à d'autres, on ne mûrit pas. » (note de 1846) Il est curieux de remarquer que Jacques Bainville, tout sceptique qu'il était, jugeait au contraire qu'avec l'âge, on devient un peu meilleur, et cela le faisait hésiter sur le sort promis à l'homme : est-il croyable qu'il soit anéanti au moment où il est devenu un peu moins boueux, et reflète mieux la lumière ? \*\*\* Pour Sainte-Beuve, s'il ne croit pas à la chute, tout se passe comme s'il y croyait. C'est la raison pour laquelle malgré son humeur républicaine, il ne donnera jamais dans l'utopie révolutionnaire. Il approuve Montaigne, Pascal, qui ont tiré la leçon des troubles civils qu'ils ont traversés. Il dédaigne un peu Montesquieu, à qui une telle expérience a manqué, et qui n'a pas su la remplacer par la méditation de l'histoire. 34:327 Et il reproche à Tocqueville de n'avoir pas compris la signification des scènes horribles de la Révolution (n'ou­bliez pas non plus son mépris pour Lamartine qui fait de la musique douce avec *La Carmagnole,* et qui lui « dore la guillotine »). Il n'a jamais varié sur ce pessimisme. A la fin de sa vie, il dira encore : « Les hommes, après quelques années de paix... arrivent à croire que la *culture* est chose innée, qu'elle est la même chose que la *nature.* La sauvagerie est toujours là à deux pas et, dès qu'on lâche pied, elle recommence. » Ou bien : « Les hommes sont une assez méchante et plate espèce ; il n'y a de bons que quelques-uns et ceux-là, il faut sans cesse les extraire et les entretenir par des soins continus, sans quoi ils se détériorent. » L'espèce humaine est insignifiante. L'homme est méchant. Mais son peu d'importance dans l'univers ne lui enlève pas sa responsabilité. Ce n'est pas parce qu'il n'est rien qu'il peut s'imaginer innocent. Même si ce vilain insecte n'atteint rien d'absolu, rien d'éternel, il doit se soumettre à un ensemble de règles qui l'empêchent de mal faire ; soumission nécessaire pour que la traversée soit supportable, on l'a déjà noté. C'est pour cela qu'il faut trier les meilleurs, et les entretenir dans leurs dispositions relativement bonnes, tandis que l'on sur­veille et châtie les autres. Sans cela le vaisseau de l'humanité tomberait dans les mains des pirates et des incapables, comme le *Fœderis arca* dont Jacques Perret a raconté l'his­toire (voyez *Mutinerie à bord*) : les meilleurs sont éliminés, la sauvagerie paraît au grand jour. Cette morale que Sainte-Beuve trouve indispensable n'est qu'un ensemble de règles pratiques. Elle n'a aucun fondement divin. Elle est empirique, résultant de l'état des mœurs et des lois admises, héritées (mais on ne sait plus trop de qui on les a héritées, on préfère même n'y pas penser). Sans doute, l'observance de ces règles satisfait-elle un honnête cœur fran­çais du XIX^e^ siècle, mais Sainte-Beuve n'a rien à répondre à Pascal lui disant que d'autres règles ont régné, que le vol, l'inceste, le meurtre ont pu être recommandés. Ou plutôt, il ne répondra que par l'usage établi dans nos contrées, et la confiance dans cet usage, car le sentiment que c'est le meil­leur, le plus digne de l'homme, est encore très fort. 35:327 Personne ne doute que l'Europe soit la contrée la plus civilisée du globe. Comme tant d'autres, Sainte-Beuve, sans être chrétien, et plein de petites perfidies à l'égard du christianisme et de l'Église, vit sur un héritage chrétien dont il ne sonde pas la profondeur. Il a noté lui-même sa « sensibilité chrétienne » et il est curieux de voir ce qu'il entendait par là : « Une vie sobre, un ciel voilé, quelque mortification dans les désirs, une habitude recueillie et solitaire, tout cela me pénètre, m'attendrit et m'incline insensiblement à croire. » (note publiée en 1852) Évitons tout de suite un contresens. Nous saisissons ici, sur le vif, le merveilleux mimétisme beuvien qui n'est pas parfait, car enfin, le christianisme tel qu'il est décrit ici est très particulier -- assez janséniste, pour aller vite -- mais faculté vraiment remarquable permettant au critique de se glisser dans la peau d'un saint-simonien, d'un épicurien ou d'un catholique, le temps de faire son étude et de comprendre, avant de se déprendre. Cela ne va pas plus loin, et l'inclina­tion à croire, qu'il note ici, n'est pas à prendre sérieusement. Il n'y a même pas velléité de foi. Il y a exercice d'une souplesse de l'âme. Après cela, il faut quand même noter ce qu'a de très limitatif le christianisme défini par une telle sensibilité. Le silence, une lumière douce, un régime modéré, l'absence de toute émotion vive, de toute vie franche, nous avons là le décor d'une convalescence, ou de la rémission accordée à un grand malade. On s'imagine dans un hôpital, au mieux dans une maison de repos. Les visites sont surveillées, il faut parler bas et ne pas agiter le patient. Il est bien remarquable enfin que la « sensibilité chrétienne » selon Sainte-Beuve ne com­prenne pas la notion de joie, qu'elle semble même l'exclure. Nous avons noté au début que sa psychologie tenait compte de la chute. Mais elle ne comporte pas la notion de salut. L'idée d'un rachat qui effacerait la faute première lui paraît pure illusion. Sans qu'il s'en rende bien compte, le christianisme tel qu'il l'entend est amputé de sa bonne nou­velle. Or il n'est complet que si les deux éléments -- le péché, le rachat -- sont présents. 36:327 La religion n'insiste sur la chute d'Adam que pour mieux se réjouir que le Christ, second Adam, soit venu effacer la faute. C'est pour cela que dans toutes les Crucifixions peintes au moins jusqu'au XVI^e^ siècle, la croix est plantée au-dessus d'un roc, où l'on voit s'écouler le sang de Jésus jusqu'à un crâne qui est celui du premier homme. « Ô Dieu qui avez créé l'homme de manière admirable, et l'avez restauré de manière encore plus admirable » dit le texte de l'Offertoire. Voilà pourquoi il y a une joie chrétienne. Notre foi est fondée sur cette joie. Mais Sainte-Beuve ne le concevait pas. Il en restait à l'heure de la chute. Quelques pages après la note qu'on vient de lire, il fixe nettement les choses avec cette réflexion : « Près d'Aigues-Mortes, (1839) Mon âme est pareille à ces plages où l'on dit que saint Louis s'est embarqué : la mer et la foi se sont depuis longtemps, hélas ! retirées, et c'est tout si parfois, à travers les sables, sous l'acide chaleur ou le froid mistral, je trouve un instant à m'asseoir à l'ombre d'un rare tamarin. » Il a trente-cinq ans. Il se sent *désaffecté* comme le port d'où partirent les Croisés. Quelque chose est mort en lui : la foi s'est retirée de son âme, comme la mer s'est retirée de la ville. A la vie abondante d'autrefois, succède un désert où ne poussent que de rares, maigres tamarins. Pas plus qu'il ne supporte la pluie, Sainte-Beuve ne peut supporter une lumière trop vive, et il recherche, sous le soleil du Midi, une ombre qu'on ne lui donne que chichement. On voit qu'il est toujours l'homme du parapluie ; il a besoin d'une protection contre tout ce qui vient d'en haut. S'il y a du romantisme ici, ce n'est pas le romantisme d'exhibition qui eut en France un succès si frivole, c'est le romantisme le plus profond, le plus symptomatique du moment, celui où l'on constate que le lien entre Terre et Ciel est coupé, et que la vie ne porte plus de sens. Même si les alluvions ont comblé le port d'Aigues-Mortes, le dessin ancien du rivage, des quais, doit être aisément retrouvé. De même la foi a disparu, mais non pas la morale. Les hommes, désormais, n'ont plus l'espoir du salut, mais ils gardent le sentiment du péché. Toute l'analyse de Sainte-Beuve décrit cette situation. Ce déséquilibre. 37:327 « De ce que la vie serait en définitive (ce que je crois) une partie qu'il faut toujours perdre, il ne s'ensuit point qu'il ne faille pas la jouer de son mieux et tâcher de la perdre le plus tard possible. » (note publiée en 1852) Il y a là un accent stoïque, qui n'est pas sans noblesse, mais d'une noblesse peu engageante, qui a quelque chose de froid et de sec. Cette attitude pourrait se résumer par le mot de *tenue.* Une attitude, on dit bien, ce qui suppose le souci du public, même si ce public se réduit à soi-même. Rien ne sert, rien ne dure, rien ne vaut, mais ce n'est pas une raison pour se lamenter. Bien. Mais cela ne mérite pas non plus qu'on prenne de grands airs. Quand on lit que la vie est une partie qu'on perd toujours, on pense qu'il est question de la mort. La défaite, c'est que la mort termine tout. L'avenir, c'est la charogne ou la petite boîte de cendres, chère aux gens de précaution. Mais il ne s'agit pas seulement de cela, sinon Sainte-Beuve ne dirait pas qu'il faut perdre le plus tard possible : nous avons peu le pouvoir de reculer l'heure de notre mort. La partie qu'on perd, c'est autre chose, c'est l'œuvre accomplie et la trace qu'elle laisse. Quand cette trace a de l'éclat, on la nomme gloire ; même si elle n'est pas durable. Achille, Napoléon, Homère, ces noms mourront et ceux aussi de Gengis Khan, de Vinci. Et les noms moins brillants sont soufflés tout de suite, comme des bougies. Il faut pourtant travailler, dit Sainte-Beuve. Certains se consolent avec l'idée de l'humanité. Ils se voient comme les pierres d'un immense monument, toujours grandissant, jamais achevé, éternelle Babel croissant vers un ciel qui recule sans cesse. Le critique n'a même pas cette illusion. Il sait que, périodiquement, l'édifice s'écroule « Quand la mémoire de l'humanité est trop chargée, elle fait faillite. » \*\*\* 38:327 Qui aimerait un jeu où l'on ne peut jamais gagner ? Celui que définit Sainte-Beuve est le plus désespérant et le plus injuste. L'homme est insignifiant. Son esprit s'éteint avec la mort, quelquefois avant. Ses œuvres sont rapidement effacées de la terre, et avant même qu'elles soient anéanties, leur sens est perdu. Un « ordre souverain » de l'univers existe (après tout, qu'en sait-il ?) mais l'humanité ne le reflète en rien, et la loi qu'elle se donne ne peut être reliée à la loi sublime du cosmos. Et cependant, cet homme insignifiant, contingent, éphémère, est responsable. Il a assez d'être pour qu'on puisse lui imposer un devoir -- et pour mériter des châtiments -- mais il n'en a pas assez pour être digne d'une régéné­ration, pour être capable de salut. Le registre supé­rieur, qui donnait son sens à la destinée humaine, est effacé. Du coup, la vie terrestre est sans lumière, et prend un aspect monstrueux. En somme, il y a de la faute dans l'homme, mais il n'a aucun pardon à espérer. Personne ne pourra le laver de ces fautes. Le tribunal de Dieu est fermé, mais pour que nul n'échappe à un jugement, il est remplacé par le tribunal de la conscience (sans compter que les tribunaux de la société continuent de sévir et de condamner). Pour en rester à une vue pratique des choses -- celle que Sainte-Beuve se permet­tait seule -- les châtiments sont maintenus, les récompenses supprimées. Dans ce système, l'Enfer subsiste, mais le Para­dis, non. Sans doute, à parler précisément il faut dire : ni l'un, ni l'autre. Mais il demeure bel et bien une face infernale de la vie terrestre : la honte du crime, la réprobation des autres hommes, le remords. A cela s'ajoutent les peines prévues par le code : la dégradation sociale, l'humiliation, l'enfermement dans une prison, avec quelquefois de durs travaux et la compagnie d'êtres vils, la mort enfin, infligée de façon plus ou moins terrifiante. Voilà le prix du sens de la responsabilité qu'on reconnaît à l'homme. En revanche, pas de réconciliation pour le repenti (on ne sait comment traiter l'enfant prodigue qui revient, on le maintient à distance, comme suspect), et l'homme de bien n'a d'autre récompense que la satisfaction de reconnaître sa vertu, satisfaction qui n'est, le plus souvent, éprouvée que par des êtres n'y ayant aucun droit. 39:327 Châtiments, récompenses, les esprits éclairés trouvaient ce langage sordide. Quant à eux, hommes de devoir, le témoi­gnage de leur conscience leur suffisait. C'est ainsi qu'ils parlaient. \*\*\* Ce monde a disparu. Il n'était que le reflet d'un monde chrétien dont il refusait l'essentiel : la religion du Christ, moins le salut, cela donne ce système torturant et un peu absurde, où il faut toujours perdre. A la longue, il était d'ailleurs difficile de refuser à l'Église le magistère des âmes, et de garder son barème moral. Et puis, on n'avait plus besoin de la personne. De nouvelles doctrines ont considéra­blement dilué le sens de la responsabilité. La société et sa mauvaise organisation, les tempêtes de l'inconscient, la prise en compte des courants collectifs, autant de circonstances atténuantes. Certaines fautes sont d'ailleurs niées. La loi ou la coutume les ont rendues innocentes. La permissivité a rem­placé la rigueur. Le vol, par exemple, est traité en gaminerie. On tient compte de sa fréquence dans l'élaboration du prix de revient, chez les marchands, et du coût de la prime, chez les assureurs. La presse en parle sans réprobation morale, crainte de choquer sa clientèle. Les disparités sociales (injus­tice), les différences de culture (intouchables, le respect de l'autre est sacré) suffisent à expliquer le phénomène. Certes, le viol et la torture d'enfants révoltent encore beaucoup. Mais ce refus n'est que verbal. Des médecins exposaient récemment au *Figaro* que de tels accidents se reproduiraient tant qu'on n'osera pas toucher à la liberté totale du sexe et à la liberté pratique de la drogue. A noter aussi que la campagne lancée par le secrétariat à la famille insiste sur le fait que ces crimes sont souvent commis dans les familles (ce qui est vrai par définition pour l'inceste, mais semble surestimer dans les autres cas la présence des proches). N'y aurait-il pas là, volontairement ou non, un faux aiguillage ? 40:327 D'une façon générale, le changement de climat moral se marque de deux façons : on accable le monde ancien (chré­tien) pour sa sévérité ; et on charge de toutes les façons les anciennes structures sociales. En ce sens, donner un coup à la famille en l'accusant d'être trop souvent le foyer de vices secrets est tout à fait dans cette ligne. Ensuite, si beaucoup d'actions criminelles hier sont aujourd'hui légales (l'avorte­ment) ou admises (le vol, nombre d'escroqueries, et de plus en plus la prostitution), les hommes ne sont pas pour autant déculpabilisés. On a fait allusion ci-dessus au « respect de l'autre ». Manquer à ce respect, simplement faire mine d'y manquer, est une faute grave, comme on sait. C'est que nous sommes beaucoup plus sensibles à l'atteinte portée à une collectivité qu'à celle qui peut l'être à un individu. C'est encore une preuve de l'amoindrissement de la personne. Les hommes sont considérés aujourd'hui moins comme des indi­vidus que comme des grains serrés les uns contre les autres, liés en une sorte de masse gélatineuse. Il faut veiller aux courants qui se propagent à travers cette masse, voilà la morale. La consommation, la publicité pour la consomma­tion, ce sont de bons courants. Mauvais courants, au contraire, ceux qui gêneraient la cohésion gélatineuse. Être seul devient criminel. Il n'est pas seulement important, il est indispensable de participer. Tout le système des médias n'est fait que pour nous y aider, et agglutiner un peu mieux la pâte. Il est très courant aujourd'hui de reprocher à l'Église d'avoir développé le sentiment de la personne (et l'idée d'un salut ou d'un châtiment qui seraient personnels). Elle faisait marcher (dit-on) avec l'Enfer et le Paradis. Les puissants d'hier ont peut-être profité de ce système. Les puissants d'aujourd'hui le repoussent, parce qu'ils en ont trouvé un autre, beaucoup plus efficace : la cohésion sociale par les courants d'enthousiasme et de haine qui rendent la foule consciente d'elle-même, heureuse d'être *une* et *bonne.* 41:327 En même temps, les esprits indépendants sont plongés dans ce courant, maintenus la tête sous l'eau, inoffensifs de ce fait. Et d'ailleurs, rares. \*\*\* Un long chemin a été parcouru. Il aurait effrayé Sainte-Beuve, s'il avait pu le deviner. Mais c'était impossible. Son intelligence admirable, si souple, apte à comprendre tous les aspects du monde où il vivait, était incapable de sortir de cette sphère, et de regarder ce monde du dehors. Pour nous, un siècle après, il n'y a aucun effort à fournir, et cette vision n'exige aucun génie. L'homme responsable, mauvais, et sans espoir de rachat, tel que le concevait Sainte-Beuve n'était pas viable. Ce n'était à vrai dire que la ruine de l'homme chrétien. Le chrétien connaît son infirmité, mais il connaît aussi sa part sublime : il peut se dire frère de Jésus-Christ. Châtier ses désirs, s'astreindre à l'ascétisme, cela peut être exigé de lui, car il a un but -- le salut -- qui justifie cette tension, et une force -- la charité -- qui lui permet un tel effort. On a parlé déjà de la joie que donne la bonne nouvelle, et que l'on voit chez l'anachorète et le mystique, que certains découvrent avec surprise chez le religieux (ils l'imagi­naient selon Sainte-Beuve, tout en grisaille). Si la foi faiblit ou meurt, si le salut est considéré comme illusoire, il reste pour un temps le monde du devoir, sévère, triste, intenable à la longue parce qu'il punit inexplicablement et ne sauve pas. On s'en échappe en retrouvant le monde chrétien complet, et la promesse que l'homme, par le Christ, a retrouvé son état premier, celui que connut d'abord Adam. Ou bien, on se laisse tomber, comme fait notre société, dans le renoncement à la personne, le reniement de l'homme achevant le mouvement commencé par Sainte-Beuve, on le déclare totalement insignifiant, même *plus* responsable, même plus libre, tout à fait incapable de prétendre à l'immortalité, échappant ainsi à tout jugement : trop nul. C'est ainsi que nous nous rassurons. Drôle d'humilité. Georges Laffly. 42:327 ### L'Ukraine et la Russie (*Roussia et Rossia*) par Hervé de Saint-Méen « Trop d'historiens ont la triste manie de résoudre les problèmes embarrassants en donnant la solution des vainqueurs. » (J. Grégori, *Nouvelle Histoire de la Corse.* Marti­neau. Paris. 1967.) L'HISTOIRE de l'Ukraine est la plus prodigieusement inconnue de toutes les histoires européennes. Son exis­tence même est contestée en tant que nation. Il est pourtant difficile d'ignorer complètement un peuple de 50 mil­lions d'âmes, une terre qui fut illustrée par les Cosaques, dont l'évocation parle à l'imagination avec force, et qui intervint souvent dans la politique européenne. 43:327 Parlez de l'Ukraine à des Polonais ou à des Russes, ils vous diront : « Attention ! Vous vous méprenez. L'Ukraine n'est pas un pays, elle est faite de terres authentiquement russes (ou polonaises) depuis des siècles. » Parlez-en à des Ukrainiens, ils vous diront : « L'Ukraine est la patrie des Cosaques, l'Ukraine, grenier à blé de l'Europe, s'est vue, après les splendeurs du XI^e^ siècle, abattue, pillée, démembrée, rançonnée, annexée, colonisée et dépeuplée par ses voisins ; mais la conscience nationale demeure et des Carpathes au Donetz, du Pripet à la Mer Noire, de Lviv à Kharkyv, de Ush'oh'od à Odessa, nous nous sentons, nous nous voulons, nous *sommes* Ukrainiens, et aucune contrainte ne peut prévaloir contre cela. » A une époque où dominent le principe des nationalités et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, il est paradoxal qu'on reconnaisse la personnalité d'une foule de petits États en Afrique et en Europe et qu'on n'admette pas l'existence d'une nation et d'un peuple de 50 millions d'individus, pourvus d'une culture, d'un passé riche en traditions, et d'une unité ethnique indiscutable. \*\*\* La Russie a dû, quant à elle, reconnaître le fait, et, dans l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, à côté de la Russie, de la Biélorussie ([^2]), de la Géorgie (**1**), et d'autres républiques, il y a une République d'Ukraine, officiellement indépendante et fédérée de son propre gré à l'URSS, et qui a son représentant à l'ONU. Ceci en théorie par une fiction légale, car, en pratique, grâce aux jeux des articles de la Constitution soviétique, les postes de commande sont aux mains des Russes qui régissent l'économie et la défense nationale sous couvert de fédération avec la République de Russie ; la langue officielle est l'ukrainien mais l'occupant fait en sorte qu'on n'emploie que le russe, et si, en définitive, l'ukrainien paraît plus favorisé que sous les tsars, il est, en fait, sournoisement combattu. 44:327 Lors des expositions internationales, les réalisations artisti­ques, industrielles et scientifiques de l'Ukraine sont présentées sans distinction, mêlées à toutes celles de l'Union Soviétique. Or comme dans l'esprit des gens, URSS = Russie, c'est aux Russes que revient l'admiration que peuvent susciter le folklore, l'art, la science des vieux civilisés que sont les Ukrainiens. Quel est donc ce peuple dont la « Sainte Russie » appelle la capitale Kiev, la « mère des villes russes », et dont les habitants ne veulent pas être appelés « Russes » ? Qu'en est-il de ces « Russes », de ces « Slaves », deux termes aussi inexactement employés l'un que l'autre ? Nous allons tenter de l'éclaircir aux yeux du lecteur chez qui ces peuples de l'Est éveillent la fascination ou la méfiance, -- avec quelque raison dans les deux cas ! #### *Le mythe des trois Russies* L'historiographie officielle nomme l'Ukraine : la Russie du Sud-Ouest, la Russie méridionale, ou la Petite-Russie. Pour elle les Ukrainiens sont quelque chose comme les Provençaux de la Russie. Pour elle il est aussi absurde de considérer l'Ukraine comme une entité nationale, différente de la Russie, que de réclamer l'indépendance du Poitou et du Languedoc. Mais ni le Poitou, ni la Provence n'ont 50 millions d'habitants, et leur jaloux régionalisme interne n'empêche pas qu'elles fassent partie du patrimoine français d'une façon beaucoup plus étroite que l'Ukraine n'est liée à la Russie, les histoires de ces deux pays s'étant développées à l'écart l'une de l'autre jusqu'à l'annexion totale par la Grande Catherine, l'impératrice philosophe, qui ne dédaignait pas, à l'occasion, de s'emparer du bien d'autrui. L'Ukraine a résisté à la plus brutale des russifications : c'est qu'un fossé irrémédiable sépare historiquement, ethniquement et culturellement les Ukrainiens ou Ruthènes, des Moscovites ou Russes proprement dits. 45:327 En effet, au XI^e^ siècle, l'Ukraine portait un autre nom : La *Rus* (prononcer Rouss). La Russie, dans le sens actuel du terme n'existait pas encore : « Le fait est que la Rouss (*Rouss* égale­ment en Russe) et la Russie (« Rossia » en russe) représentent deux époques historiques différentes. Les deux termes désignent deux pays différents, appartiennent à l'histoire de deux nations différentes. « L'Ukraine ancienne s'appelait la « Rouss » en vieil ukrai­nien aussi bien que dans les autres langues slaves. Les habitants de ce pays étaient appelés « Rouss » ou « Roussènes ». Contrai­rement à l'affirmation des historiens russes, avant et pendant le XI^e^ siècle, les deux dénominations ne s'appliquaient ni à la principauté de Novgorod, ni à la principauté de Rostov-Vladimir-Souzdal. « Rousska Pravda » recueil des lois roussènes au milieu du XI^e^ siècle distingue les Roussènes, habitants de l'Ukraine, des Slovènes, habitants de la principauté de Novgo­rod, alors vassale de la Rouss, notamment sous Volodymyr Le Grand et Iaroslav Le Sage. Après la mort de Iaroslav Le Sage, Novgorod commence à s'émanciper, et se soustrait définitive­ment à la domination roussène en 1132, devenant un état indépendant. « La distinction entre les Roussènes et les Slovènes est également faite dans la chronique roussène (*Chronique d'Hypa­thie --* Saint-Pétersbourg 1980, p. 371) et sur la carte du XI^e^ siècle de Mahmoud al-Kachkari (cf. B.D. Grégov, *Izbrannyé Troudy --* Moscou 1959, p. 561). « Quant à la Moscovie-Russie formée à partir de la princi­pauté de Vladimir-Souzdal, il ne peut en être question au XI^e^ siècle pour la simple raison qu'elle n'existe pas encore. La formation de ce pays ne commence que dans la première moitié du XII^e^ siècle autour des villes de Rostov, Vladimir et Souzdal. Moscou mentionnée pour la première fois dans les annales en l'an 1141, ne devient le centre de ce pays qu'au XIII^e^ siècle ou plus exactement au XIV^e^ siècle. « Au XI^e^ siècle, une partie seulement de ce pays fait partie de l'empire roussène sans pour autant s'appeler la Rouss. Ce n'étaient que des territoires dépendants de Kiev ; en quelque sorte des dépendances coloniales. La domination de la Rouss y était d'ailleurs constamment mise en doute, par deux fois, en 1024 et en 1071, la population de ces territoires s'était révoltée contre l'autorité de la Rouss. Les princes de Souzdal feront de même ([^3]). 46:327 En 1132-1135, ces territoires se libèrent complètement de la tutelle de Kyiv. Or c'est précisément ce pays qui pratique­ment n'existait pas encore au XI^e^ siècle, qui porte aujourd'hui le nom de « Russie ». Mais il ne le porte officiellement que depuis le début du XVIII^e^ siècle. Avant, l'État qui correspond à la Russie actuelle ne s'appelait pas autrement que Moscovite. » ([^4]) \*\*\* « A ses débuts, continue le même auteur, l'idée de la pri­mauté de l'État moscovite sur la Rouss, du fait qu'elle était politiquement sans fondement, avait un sens strictement reli­gieux en raison de ce que Moscou était devenue par un concours de circonstances malheureuses le siège des métropolites orthodoxes. -- Progressivement l'idée de cette prétendue « pri­mauté » passe du domaine religieux à celui de la politique et, puisque le métropolite qui se trouve à Moscou est considéré également comme chef spirituel des orthodoxes roussènes (Ukrainiens), les milieux orthodoxes moscovites ont tout fait pour que leur prince soit considéré par analogie comme Grand Prince de Moscovie et de « toute la Rouss », ce dernier titre étant exactement celui du métropolite roussène (Ukrainien) de Kiev et plus tard celui de Moscou (le terme actuel « toutes les Russies » est une invention grotesque des historiens russes modernes). 47:327 Il faut attendre le début du XVIII^e^ siècle, pour que la Moscovie, par une décision du Tzar Pierre I^er^, adopte réelle­ment la terminologie usurpée, mais dans sa forme grecque « Rossia ». « Les Ukrainiens, eux, gardèrent très longtemps leur pre­mière dénomination « Rouss » pour le pays et « Roussènes » pour les habitants. En même temps, la seconde dénomination -- Ukraine, Ukrainiens, s'implante de plus en plus, surtout à partir du XVII^e^ siècle. Mais en Ukraine occidentale, les Ukrainiens se dénommaient eux-mêmes « Roussènes » jusqu'à presque la deuxième guerre mondiale. « Remarquons enfin que les moscovites ne s'appelaient jamais eux-mêmes « Roussènes » et qu'à partir du XVIII^e^ siècle, pour désigner leur nationalité, ils emploient les termes « Véliko­rossi », « Rossiané » ou « Rousskié ». C'est le dernier terme qui est actuellement en usage ([^5]). « Désirant faire passer la Moscovie-Russie pour l'héritière de la Rouss-Ukraine, les historiens russes ont prétendu, surtout à partir du XVIII^e^ siècle, que les termes « Rouss » et « Rossia » sont identiques. Ils ont tout fait pour que ces termes différents soient traduits par un seul nom dans les langues étrangères. -- C'est ainsi qu'est née cette terrible confusion dans la terminologie. » On pourrait objecter qu'à l'époque on appelait en français la « Rouss », Russie. Cette objection tombe si l'on réfléchit que le nom de « Russie. » s'applique aujourd'hui à un autre pays que celui qui se nommait la « Rouss » et qu'entre temps il a changé de sens ([^6]). En outre, nous dit M. Kozyk : « La Rouss » était appelée en français également « Roussie ». Pour désigner ce pays, on utilisait à l'époque un grand nombre de noms : Rous­sie, Russie, Russia, Ruscia, Rucia, Ruzia, Riuzen, Rhos, et enfin Ruthénie, Ruthénia. -- Aucun de ces noms ne s'appliquait à la Russie actuelle mais l'un d'eux, « Russie », prête aujourd'hui à confusion. Il convient donc de l'éviter pour désigner la « Rouss » et d'employer soit Ruthénie (Ruthènes), soit « Rouss » (Roussènes). 48:327 Les populations respectives de l'Ukraine et de la Russie s'opposent aussi fatalement par la race, les mœurs et les cou­tumes. Les historiens russes ont coutume de diviser fantaisiste­ment les habitants de l'ancien Empire en Grands-Russiens, (les Moscovites), Petits-Russiens (les Ukrainiens) et les Blancs-Russiens (les Biélorussiens ou Biéloruthènes). Dans cette division les Biélorussiens sont les slaves d'avant l'expansion, (Slovènes et Krivitches), les Ukrainiens sont les slaves après l'expansion, ayant absorbé certains groupes ethniques, voisins du leur d'ail­leurs, et les Moscovites des Finno-Ougriens comme les Huns, rameau à peu près pur de la race jaune, vaguement dégrossis au X^e^ siècle par un petit groupe slave venu de Biélorussie. Ce sont des cousins éloignés des Finnois de Finlande et des Tchoudes d'Estonie. L'analyse sérologique est évidente à ce point de vue. -- Seule la région de Riazan atteste la présence de sang « 0 » (zéro), marque de la présence d'un groupe européen, probable­ment d'origine circassienne, égaré parmi les asiatiques, Vesses, Mères, Mordves, Tchérémisses, Tchouvaches, etc. qui forment l'essentiel du fond ethnique russe. « Le peuple russe, dit un historien allemand qui adopte les thèses russes, qui s'était formé dans la première période de son histoire, s'est séparé au début de la seconde en deux parties (...) Car c'est là-haut (en Moscovie), qu'est née la race grand-russe, et aujourd'hui elle forme, d'après ses propres calculs, les deux-tiers de la population de la Russie européenne ([^7]). Elle s'est formée par un mélange avec les anciens aborigènes finnois et d'abord avec ces peuples aujourd'hui disparus ([^8]) des Mérias et des Mouromiens, apparentés aux Mordves et aux Tchérémisses et ce mélange s'est produit en général sans lutte. (...) Ces colons ne restèrent d'ailleurs pas endogames : et particulièrement dans le Nord, ils se fondirent dès le début dans des villages uniques pour les deux races. » (C. Stählin. *La Russie, des origines à Pierre Le Grand*) 49:327 Cet auteur, qu'il ne faut suivre qu'avec prudence, ajoute ceci qui n'est pas suspect : « Un signe anthropologique du mélange des races se voit dans le type du Grand-Russe avec ses fortes pommettes saillantes et son large nez ; c'est un héritage du sang finnois. » La langue aussi s'est modifiée sous l'influence asiati­que : « Une des particularités principales se trouve dans le fait que la voyelle O avant la syllabe accentuée devient A dans la conversation, tandis que les Russes du Sud ([^9]) conservent la prononciation O ([^10]). En outre l'I bref a pris un son de diphtongue qui reste étranger aux Petits-Russes comme aux Bulgares et aux autres langues slaves ; enfin, chez les Grands-Russes le son G a pris la place du son de l'H aspiré » ([^11]) (G. Stählin, *op. cit*.) ([^12]). Le type russe proprement dit est celui que présentent Dos­toïevski, Lénine, Gorki, Tolstoï ou Nikita Khrouchtchev. Ce type s'est modifié dans la noblesse russe sous l'apport allemand de Saint-Pétersbourg, mélangeant au type dit vulgairement « Mon­gol », yeux bridés, lèvres minces, pommettes hautes, des traits germaniques, yeux clairs, cheveux blonds, taille élevée. Enfin il y a chez les Russes des gens d'origines diverses, Arméniens, Géorgiens, Ukrainiens, Polonais, Juifs, Baltes, qui sont russifiés, comme il y a des Français d'origine grecque, italienne, espagnole ou maghrébine. La présence de ces éléments, ethniquement étrangers mais en petit nombre et nationalement intégrés n'auto­rise pas à ranger leurs anciens compatriotes dans leur nouvelle nationalité, comme si le fait qu'il y ait des Français d'origine italienne autorisait la France à réclamer l'Italie ! Cousin des Finnois de la péninsule scandinave, plus civilisés que lui, parce qu'ayant suivi avec fruit le développement de la Baltique suédoise, le peuple russe a vu ses caractères confirmés par trois siècles d'occupation mongole. 50:327 Les Tzars furent long­temps vassaux et tributaires des Grands-Khans Mongols ([^13]) et une notable partie de la noblesse russe s'enorgueillit de descen­dre directement des princes mongols installés en Moscovie (Prince Glinski-Youssoupof -- le célèbre assassin de Raspoutine). Devant l'impossibilité de combler le fossé qui s'étend entre l'Ukraine et la Moscovie, les historiens ont inventé une explica­tion de l'histoire de la Russie, dite « des trois Russies » ([^14]), qui apporte des arguments à l'impérialisme russe communiste, mais donne parfois des résultats contraires à ceux qu'espéraient les propagateurs de cette hypothèse controuvée, comme s'ils ne pouvaient s'empêcher de proclamer la vérité malgré eux. La Russie, pour eux, ce n'est pas une terre, c'est d'abord un sentiment, ce n'est pas une nation, c'est une idée. Ainsi un Polonais devenu orthodoxe, devient ipso-facto russe ! Cette idée -- la Russie -- s'est transportée de Kiev où elle est née, à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg. Commode. Ils distinguent donc d'une part la Russie de Kiev (Kievskaya Rus -- Kiev Rus) ([^15]) ou Ancienne Russie (Drevnaya Rus ([^16]) nommée Russia par les Latins avec qui elle était en contact), d'autre part Russie de Moscou nommée Rossia par les Grecs de qui elle dépendait au XVI^e^ siècle au point de vue religieux. 51:327 Les Tzars qui la dirigeaient s'attribuèrent fallacieusement de titre de « Tzar de toute la Russie » pour justifier leur prétention de « rassembleurs de toutes les terres russes », ce titre étant démarqué de celui des Grands-Ducs de Kiev : « Vsseya Rouss », Prince de toute la Rouss. Enfin la troisième Russie serait celle de Saint-Pétersbourg qui voulut assimiler l'occidentalisme sous l'influence allemande et fut ruinée par la révolution d'Avril 1917. Je dis d'Avril, car en avril 1917, ce sont les députés des pays allogènes militant dans les partis d'opposition russes, (puisqu'il leur était sévèrement interdit d'avoir les leurs propres) qui font éclater l'empire mosco­vite et choir la monarchie oppressive et centralisatrice des Romanov. Retournés dans leurs pays respectifs, ils y proclament l'indépendance : Ukraine, Biélorussie, Géorgie, Finlande, Cosa­quie du Don, Arménie et Azerbaïdjan. Devant le désastre économique qui suit, le moscovisme, avec Lénine, reprend le dessus, prend le pouvoir par la révolution bolchevique, à l'una­nimité des patriotes (au sens révolutionnaire) russes pour remet­tre la main sur les colonies, ce qui explique le ralliement des généraux tsaristes comme Toukhatchevski aux Bolcheviks -- la Russie avant tout. On étudie donc en bloc l'histoire de ce qu'on appelle la Russie Ancienne, en divisant géographiquement le territoire en Russie de Novgorod, Russie de Kiev, Russie Rouge (la Galicie ou Halytch des Ukrainiens), et Russie de Moscou, montrant le centre de la vie politique qui se déplace au gré des désirs des Russes, avec une facilité déconcertante. D'autant plus déconcer­tante et facile que les Occidentaux ne savent de ces lointains pays, de leurs peuples et de leur histoire que ce que veulent bien leur en dire les Russes eux-mêmes. Bien entendu, c'est au prix d'une pétition de principe inconciliable avec l'histoire de ces pays que l'on nous impose la Russie de Moscou comme l'héritière de la « Rus » de Kiev ! A l'époque de la chute de Kiev, Moscou n'est que le refuge de quelques féodaux insolents dans une colonie lointaine : la Zalessie, « Pays au-delà de la forêt » comme l'appelaient les Kiévains. 52:327 Tandis que Novgorod développe une civilisation toute nordique de « ville franche » que détruira d'abord Alexandre Nevski, ensuite et radicalement Ivan III par la déportation dans le grand Nord des « 200 familles » de Novgorod, au total 8.000 familles, soit 40.000 personnes, chiffre énorme pour l'époque et qui a frappé les contemporains ! la principauté de Volhynsk-Halytchyna, (la Galicie en ukrainien), véritable héritière histori­que, elle, de la « Rus' de Kiev », reçoit l'investiture du Pape par le couronnement de Danylo comme « Rex Russiae », roi de la Rouss. S'il y a filiation légitime, elle est là, Danylo étant le dernier descendant de Wolodymyr, grand-duc de Kiev, dont j'ai raconté la conversion dans Présent du 18 juillet 1987 : « *Le Millénaire du baptême de la* « *Russie* ». « Celle qui devait devenir sainte Olha (...) ne put christianiser tout son peuple (...), c'est à Volodymyr (le Wladimir des Russes) qu'échut l'honneur d'être le Constantin de la « Rus' ». Ayant éliminé physiquement ses frères, il se trouvait le suzerain d'un immense empire et en 987, il fut baptisé par des moines bulgares. La légende veut que, désireux de se convertir à une religion civilisée, le monarque ait fait comparaître devant lui des représentants des trois religions du Livre pour se faire expliquer leurs lois respectives. La musulmane l'attirait, à cause sans doute des harems, mais quand il eut appris que le vin y était interdit, cela fit pencher la balance et il trancha (...) ; cette anecdote plaisante laisse supposer que la sincérité de sa conversion fut quelque peu mise en doute, lorsque, venu au secours des empereurs de Byzance, sur les conseils de son ami Olaf, il réclama le prix de son aide, la main de la princesse Anne, sœur des Basileus. Celle-ci répugnait à l'idée de partager la couche de ce chef barbare qui avait cependant répudié loyalement tous ses harems. Volodymyr, qui n'était pas un homme du Bas-Empire, mais dont le tempérament avait quelque chose des preux du Moyen-Age : absence d'hypocrisie et de subtilité grecque, goût des situations nettes et bien tranchées, décide d'aller conquérir de haute lutte sa fiancée récalcitrante. Ayant mis le siège devant Khersoum (Chersonèse), il s'en empare sans coup férir, ce qui décide ses deux alliés à expédier leur sœur à son promis. Le Pape Jean XV dépêche auprès de Volodymyr des envoyés por­teurs de reliques à titre de cadeau pontifical. C'est dire l'impor­tance de cette union qui unissait le chef d'un empire important, enfin ouvert à la propagation de l'Évangile, à deux branches importantes et impériales : les Byzantins Basile II et Constan­tin VII, et celle des Germaniques, la sœur d'Anne, Théophane, fille de Romain II, ayant épousé, en 972, Othon II (...). 53:327 Dès son retour de Khersoum, Volodymyr s'attelle à la conversion de son peuple. La sienne l'avait totalement transformé et avait fait de ce barbare violent et débauché, mais droit et plein d'honneur, un saint authentique, c'est du moins le peuple qui le vit tel et le canonisa spontanément après sa mort. Plus tard les décrets d'Urbain VIII laissèrent saint Vladimir (Volodymyr) parmi les saints que les catholiques peuvent choisir pour patron. Il réforma les mœurs et les coutumes païennes à l'aide des canons byzantins mais sans pour autant les imposer brutalement (...). Anne et Volodymyr font baptiser le peuple en masse dans le Dnipro. Es jettent bas les idoles. Peroun est attaché à la queue d'un cheval, traîné jusqu'au fleuve, bâtonné pour punir le démon que les hommes avaient mis en lui et jeté dans le fleuve... Naturellement on élève force églises et notamment l'église Saint Basile et aussi l'église de la Mère de Dieu, en style byzantin, dont la crypte abrite le sarcophage de celui qu'il faut bien nommer maintenant Vladimir le Saint, Volodymyr Beau Soleil, comme il restera dans la mémoire des peuples cosaques ! »... Et non pas Wladimir le Rouge (comme s'obstinent à le qualifier à la fois l'Église orthodoxe russe et le parti communiste russe -- tout ce qui est *rouge* est beau !!!). Comme nous sommes loin de la Moscovie qui à cette époque n'est même pas un point dans la forêt ! Parce qu'à un certain moment, cette Moscovie fut conquise et occupée, « défri­chée » serait plus juste par la « Rus' », les princes moscovites, pour justifier leur expansion vers l'ouest et lui procurer une caution morale, se proclamèrent héritiers de l'Empire de la Rouss-Ukraine. C'est exactement comme si la Gaule, parce qu'elle fut occupée par les Romains, s'était approprié leur dénomination légèrement déformée, et eût réclamé le droit d'occuper l'Italie. Quant à la religion, la « Triédinaya Rouss », c'est comme si les catholiques *romains* avaient la prétention d'annexer la Ville Éternelle à leurs patries respectives. Cette conception, il est bon de le remarquer, fut calquée, en fait, sur celle de Byzance, dont l'Empire, grec et oriental d'ethnies et de langues, se prétendait toujours « l'Empire Romain », ou plutôt « de Roum »... \*\*\* 54:327 S'il y a filiation évidente entre la « Rus de Kiev » et la « Rus de Halytch », seule reconnue par le Pape, s'il y a filiation évidente entre la Russie de Moscou et celle de Pétersbourg, en revanche, il y a solution de continuité totale entre la prétendue « première Russie de Kiev » -- la Roussie -- et sa voisine éloignée du Nord-Est. Il suffit d'ailleurs de citer simplement les partisans de cette explication pour que de leurs termes mêmes jaillisse l'évidence : « En résumé, écrit Gustav Welter, on peut dire que la civilisation kiévaine a un caractère « occidental » bien marqué. Yaroslav le Sage, au XI^e^ siècle, est un souverain européen, puisqu'il est, à tous points de vue, sur le même pied que ses cousins d'Europe, d'une éducation identique et d'une instruction peut-être supérieure ; par contre, Ivan le Terrible au XV^e^ siècle, et Pierre le Grand au XVIII^e^ siècle seront, par bien des côtés, des despotes asiatiques » (*Histoire de Russie --* Payot). « Ce furent trois branches cadettes du sang princier, dont les traditions familiales se perdaient, dont les liens de parenté s'atténuaient, qui eurent à diriger dans ces régions (la Moscovie) la nouvelle société russe : les Iaroslavitch de Riazan, issus de Iaroslav, issus de la branche smolaine de la lignée de Monoma­que. C'est tout ce que put donner à la nouvelle Russie Haute-Volgienne la descendance pourtant nombreuse de saint Wladi­mir, qui avait « rassemblé la vieille Russie Dniéprenne par un grand labeur ». (B. Klutchevski -- *Histoire de Russie.* Plon) Ces deux témoignages, peu suspects, puisqu'ils sont apportés par des historiens, spécialistes chevronnés, et partisans de la théorie des trois Russies sont significatifs. Ils sont corroborés par cette citation du grand Gonzague de Reynold dans le *Monde Russe :* « La Russie de Kiev (c'est-à-dire La Rouss-Ukraine, comme le lecteur aura pu rectifier lui-même s'il m'a bien suivi jusqu'ici, note de H.St-M.) a commencé en marge sinon en dehors de la Russie géographique. Elle s'est située sur un autre axe que celui de l'Asie septentrionale et de la Haute-Asie dont elle devait être la victime. L'alternative qui se posait devant elle n'était point : serai-je de l'Europe ou serai-je de l'Asie ? Mais serai-je de Rome ou de Constantinople ? Elle se rattache donc à un autre monde que le monde russe. » 55:327 Cette très exacte analyse, où chaque mot compte, se poursuit par des vues très justes gâtées par un vocabulaire trompeur. « Celui-là devra au XVII^e^ la reconquérir ([^17]). Mais l'opposi­tion entre le Petit-Russe ([^18]) et le Grand-Russe ([^19]) s'avérera toujours : l'origine du mouvement ukrainien est là. Voilà ce qui fait son intérêt pour nous Européens. Car nous la sentons parente, non étrangère, amie, non ennemie. Elle est la seule qui nous ait montré son vrai visage, la seule qui ne nous ait jamais menacés. » Enfin, direz-vous, tous ces auteurs qui voient et attestent l'hétérogénéité totale de la Rouss et de la Russie, pourquoi continuent-ils à en traiter comme s'il s'agissait d'un seul et unique peuple, d'une seule et même nation, d'un seul et unique même pays, alors que de leur propre aveu, vous l'avez constaté, ils reconnaissent ouvertement que le territoire géographique, la population, la race, les mœurs, les coutumes, le langage et la civilisation de ces peuples divergent ? En dehors de l'explication de la mauvaise foi et de la servilité intellectuelle à l'égard des Russes qui ne seraient pas de mise avec des esprits quand même au-dessus de ces contingences, il y a l'emprise toute puissante des « idées reçues » et cette opinion collective qui prévaut sur l'opinion individuelle des spécialistes comme la mode sur la forme des chapeaux, suivant la très forte expression de Simone Weil. « La deuxième Russie, ajoute G. de Reynold, loin d'être en continuité avec la première qu'elle a détruite, en est l'antithèse, comme la barbarie est celle de la civilisation. On est en présence d'une formation nouvelle. (...) Dans la seconde Russie, appelons-la encore Souzdalie (oui ! H. St-M.) -- la vie économique et sociale ne sera pas seulement différente de ce qu'elle était à Kiev, de ce qu'elle est encore à Novgorod : elle régressera. Là-bas le voisinage de deux grandes civilisations, l'européenne et la byzan­tine ; ici le voisinage des Finnois, la proximité de l'Asie nomade. 56:327 Là-bas une grande route commerciale, toute ponctuée de villes ; ici, l'éloignement des routes et des centres (...). L'établissement, la domination de la Horde d'Or eurent encore pour la Russie deux graves conséquences. L'isolement des Russes devint hermé­tique. Ce fut durant les siècles au cours desquels la civilisation européenne atteint son sommet médiéval, se dirige vers la Renaissance : le siècle durant lequel s'épanouit la culture urbaine et commencent de se former les États modernes ; les siècles durant lesquels les Européens se lancent à travers les océans, découvrent le nouveau monde et contournent l'Afrique. La Russie fait pitié alors, dans son cachot, mise aux fers par les Asiatiques, surveillée à l'Ouest par les Suédois, les Teutoniques et les Lithuaniens qui l'empêchent de s'ouvrir une fenêtre sur la Baltique, de communiquer avec l'Occident. C'est tout juste si elle peut maintenir sa liaison avec Byzance, encore à l'heure où Byzance décline et où sa civilisation se dessèche. La régression de la Russie de Moscou sur celles de Kiev (toujours le cliché... H. St-M.) et de Novgorod a donc parmi ses causes immédiates et directes la domination mongole. » C. Stählin, un historien russe soviétique, celui-là, nous décrit comment les Tartares ont influencé lourdement les anciennes colonies finnoises de Kiev : « La domination mongole a laissé en Russie des traces ineffaçables dans la langue comme dans les institutions et dans les coutumes. Il suffit de se souvenir que l'altine valant six demi-kopecks vient du nom tartare de six ; la denga ou demi-kopeck d'un autre terme monétaire tartare et que le mot *dengi* pluriel de cette denga sert d'expression générale en Russie pour désigner la monnaie, pour se rendre compte de l'origine de la frappe des monnaies régulières russes ; elle com­mença vers la fin du XIV^e^ siècle sous les khans tartares et prit pour ses pièces en argent le type en poids et en grosseur de la pièce tartare d'argent dite *dirgemme.* La douane des marchan­dises russes, la *Tamga,* tire également son nom des Tartares Tamga signifiait la marque au fer rouge que ceux-ci imposaient à leurs troupeaux. « L'organisation tout à fait primitive de la levée des impôts vient des Tartares. Il en est de même pour le service de la poste en Russie, qui par son nom de *Iam* aussi bien que par ses formes, ses abus et ses tracasseries rappelle sa véritable origine tartare. 57:327 L'écrivain ne plaçait pas le papier devant lui sur une table, mais le plaçait devant lui sur ses genoux à la vieille mode des tentes tartares et turques. L'ordonnance tactique de l'armée avec ses cinq régiments de l'avant-garde, du milieu, de l'aile droite, de l'aile gauche et de l'arrière-garde, ou réserve, disposi­tion pour s'assurer une couverture dans tous les sens en des pays ennemis difficilement explorables, était tout à fait semblable à l'ordonnance tactique mongole, telle qu'elle fut depuis Gengis-Khan jusqu'à l'époque des Grands Mogols de l'Inde. L'appa­rence extérieure des Princes russes et de leurs guerriers en leur parure orientale magnifique était extrêmement différente de celle qui existait au XII^e^ siècle encore. En temps de paix la chasse au faucon était devenue le grand plaisir des seigneurs. Elle était alors en pleine prospérité chez tous les peuples turcs de l'Asie, elle prit un grand essor en Russie, héritage évident des Tartares. (...) Mais aussi les perfidies destructrices de la politique, la vénalité des fonctionnaires, l'arbitraire dans l'administration de la justice, la cruauté des supplices, les tortures, le pillage du peuple ont vraisemblablement reçu des coutumes tartares une influence particulière. Tous les Européens occidentaux ont été frappés par la suite de ce que les Russes, même nobles, fussent soumis sans la trouver déshonorante à la peine du fouet, comme elle existait d'ailleurs chez les Mongols au temps de Gengis-Khan. Ce procédé inhumain « Praviej », (recouvrement forcé des impôts par des peines corporelles), entre maintenant dans la justice russe avec la bastonnade pour les gens incapables de payer. » (*La Russie, des origines à Pierre le Grand.* Payot) J'ai volontairement choisi mes citations chez des auteurs russes ou favorables aux Russes, afin qu'on n'attribue pas ces réflexions à la propagande nationaliste ukrainienne ou autre. Le même auteur note plus loin que : « Si des femmes grecques entrèrent fréquemment dans les harems de la Horde, les princes russes allèrent à plusieurs reprises vers la fin du XIII^e^ siècle, chercher dans cette Horde des épouses qui se convertissaient alors au christianisme : par exemple Fédor Rostilavitch de Yaroslav, l'ancêtre célèbre de Kourski, Mighail Andreïevitch de Nijni-Novgorod et Georges de Moscou qui devint beau-père d'Usbeck. Et plus tard quand, dans la décadence de la Horde, les prétendants de Kazan et d'autres fils de Khans se furent établis sur le sol russe comme serviteurs du Grand-Prince, ce mélange de sang doit avoir continué à se produire fréquemment parmi les grands. 58:327 Le livre de la noblesse russe compte 130 familles d'origine tartare, comme les Glinski, les Goudounov, les Lopouchine, les Marichkine, les Airaxine, les Sabourov, les Tourgueniev, les Ouvarov, les Iouchkov. » (C. Stählin, *op. cit.*) On peut mesurer là ce qui pouvait rester du sang roussène des seigneurs de l'Ukraine-Rouss venus régner sur les Tchoudes ! Quant à la religion et à l'éducation religieuse, il y a d'une part un conservatisme rigide et borné dans l'exécution des rites orthodoxes -- orthodoxie étant devenue au XV^e^ siècle synonyme de « russe », tellement qu'un étranger se convertissant à l'ortho­doxie devient russe. Par ailleurs, le clergé est hélas ignare, illettré et superstitieux. Et une bonne partie de la population finnoise est restée jusqu'au XVI^e^ siècle païenne et chamanique, adorant les démons, et ses pratiques ont influencé le peuple chrétien lui-même dépourvu de toute culture religieuse. Les sorciers Mères, Mordves ou Tchérémisses étaient fort prisés des moujiks russes et les croyances populaires se mêlaient en une sorte de syncré­tisme vague et diabolisant. « L'on faisait à genoux ses dévotions à son *Tchampas* et autre Angé-Pataï en russe car le vieux texte Mordvan était oublié. Les voisins russes voyaient dans les cérémonies propitia­toires publiques des Mordvans tant de choses familières à leur nationalité et à leur foi qu'ils se mirent à y assister, puis à y prendre part et même à répéter chez eux certains rites et chants qui les accompagnaient (...). Lorsque les thaumaturges d'Iaros­lav répondirent à Jan Vychatitch qu'ils croyaient à l'Anté-Christ siégeant dans l'abîme, Jan s'exclama (...) : « Mais ce n'est pas un Dieu ! C'est un démon ! » « En 1636, à Oléarius qui lui demandait s'il connaissait le créateur du ciel et de la terre, un Tchérémisse de Kazan répondit en des termes que le savant transcrivit ainsi : *tzort sneit --* (pour *Tchort Znaïet --* le Diable le sait). Le païen se riait des « Dieux des Russes », mais il craignait leur diable. Le jésuite Avril, voyageant dans la région de Saratof vers 1680, avait vu les païens mordvans festoyer le jour de la saint-Nicolas à l'imitation des Russes. » (B. Klutchevski. *Histoire de Russie.* Plon) 59:327 Est-il besoin d'insister davantage pour comprendre que, sur ce terrain, purent prospérer les sectes russes, elles-mêmes schis­matiques du schisme russe trop totalitaire comme les « Raskol­nikis », les « Bezpopovtsis », les « Skoptsis », les « Kalystoye », les « Molokanys » et « Foukhorbortsys », sans parler du moine gyrovague et vaticinant Raspoutine, prophète et devin de la famille impériale elle-même, et du terrain de choix que la Russie a offert à la pullulation des sectes occultistes, maçonniques, spirites, théosophiques et autres martinismes, comme celui de Mme Blavatski (voir les *Soirées de Saint-Pétersbourg* de Joseph de Maistre). Au siècle dernier, Michelet disait : « La Russie nous dit aujourd'hui : je suis le christianisme, elle nous dira demain : je suis le socialisme. » Et Léon Bloy : « Rien de bon ne peut venir pour la France de ce monstrueux et féroce empire... l'alliance finira par une horrible déception. » Successeurs des Grands Khans de Mongolie, les Asiates qui règnent aujourd'hui à Moscou ont hérité de leur goût de dominer l'univers : le monde sera sauvé et la paix universelle s'établira quand l'univers sera communiste avec son centre à Moscou ! Si vous croyez cela exagéré voici une citation de *La Croix,* qui défend, oui ! ce point de vue : « Ces paroles expriment la foi de Dostoïevski en la Résurrection par la souffrance et la mort, qu'il a chantée dans toute son œuvre et qui se réalise aujourd'hui mystérieusement, dans les transformations que subit la Russie et, avec elle et par elle, l'humanité entière. » ; et plus loin : « Ces forces démocratiques qui n'ont pas achevé leur destin et qui attendent de la Russie leur principe unificateur. » (article du père Wenger, 31 juillet 1966, p. 4) Cela remonte assez loin, cette prétention : « C'est après la chute de l'Empire de Byzance, de la deuxième Rome -- le plus grand Empire orthodoxe du monde entier -- que la croyance se répandit que le royaume moscovite demeurait le seul royaume orthodoxe et le peuple russe le seul détenteur de la vraie foi. Le moine Philothée enseignait la conception de Moscou, troisième Rome. Il écrivait au Tzar Ivan 111 : « La sainte Église Apostoli­que, celle de la troisième Rome, celle de ton royaume, rayonne sous les cieux plus largement que le soleil. Et que ta puissance le sache, ô Tzar béni, que tous les royaumes de foi chrétienne orthodoxe se sont fondus dans le tien ; que tu es sous les cieux le seul tzar chrétien. 60:327 Regarde, écoute, ô Tzar béni, cette chose que tous les royaumes chrétiens se sont fondus dans ton royaume unique, que deux Romes sont tombées et qu'il n'y en aura pas de quatrième. Ainsi la définition de Moscou, troisième Rome, va être la base idéologique de la formation du royaume des Tzars ; l'autocratie de Moscou va se constituer sous le symbole de l'idée messianique : c'est par la foi orthodoxe que l'on appartient à ce royaume russe ; de même que c'est par la foi communiste qu'on appartient à la Russie soviétique. » Je ne vois pas un mot à changer à ces lignes magistrales d'un Russe, le philosophe Nicolas Berdaïeff (*Les sources et le sens du communisme russe,* Gallimard). Le bolchevisme n'est que l'aboutissement de l'alliance entre le messianisme internationaliste et cosmopolite de Marx, et le messianisme impérialiste et cosmopolite, lui aussi, de Moscou « Le Paradis Terrestre sera établi quand le peuple russe aura converti l'humanité entière par la russification soviétique. » Et ainsi que le grand Dostoïevski l'a exprimé : « Tous les hommes doivent devenir russes, d'abord et avant tout devenir russes. Puisque le cosmopolitisme est une idée nationale russe, il importe avant tout que chacun devienne russe. » (Cité par O. Splenger : *Années décisives,* p. 98.) Voilà quel est le peuple et quelle est la civilisation qui ont colonisé l'Ukraine chrétienne et tant d'autres pays, tellement plus civilisés et plus chrétiens qu'eux et depuis tellement plus long­temps ! Ce n'est certes pas de leur faute si les Russes de Moscou, Finno-Ougriens attardés, furent soumis par les Tartares à ce caractère plus qu'à demi asiatique, mais il ne faut pas perdre de vue qu'à la même époque les Ukrainiens partageaient la civilisation soit de la Pologne et de la grande Lituanie catholiques dans le sein de la Ritchpopolta, sorte de Common­wealth de trois pays, la Pologne, la Lituanie, et la Rouss ; soit pour la Galicie méridionale de l'Autriche-Hongrie, soit pour l'Ukraine de l'Est et du Sud, se trouvaient sous le gouvernement des Cosaques Zaporogues de la Sitch. Le joug de la Pologne ou de la Hongrie, s'il sembla difficilement supportable, maintenait cependant l'Ukraine sous l'influence occidentale et sa culture, d'où les Tzars allaient brutalement les arracher dans leur rêve de domination russe universelle, en leur volant leur passé, leur histoire et leurs traditions. 61:327 Si l'Europe pour survivre doit se fédérer, si les peuples doivent apprendre à se connaître au lieu de poursuivre des querelles inutiles et stériles au seul profit de leur ennemi, qui montre déjà les dents, ici et là, le croissant et le turban, exhibés sous le cimeterre, il est imprudent de le faire sous l'égide du colonialisme russe soviétique. L'occasion du Millénaire du bap­tême de la Rouss, du Millénaire du Christianisme en URSS, doit rétablir la vérité et la justice, pour obtenir la conversion. L'histoire de l'Ukraine est là pour le montrer, cette histoire que les Russes confisquent à leur profit sous le nom fallacieux d'Histoire de la Vieille Russie, cette histoire pleine d'enseigne­ments, de passions, de dévouements, de fautes, certes, d'erreurs aussi, mais tellement vivante et sympathique, et si proche de nous. Le temps est venu de la rendre à l'Occident, et qui le peut mieux que le Patriarche infaillible des Nations. Voilà une cause qui en vaut bien d'autres ! Il y a place dans « l'Europe des patries » pour La Patrie (puisque tel est le sens du nom *Ou Kraïna --* Ukraine) des Cosaques et des Rouss, pays occidental que tout oppose à la Russie, à condition qu'on rende cette patrie à ses habitants. L'Ukraine-Rouss, pays fascinant, pays glorieux, pays opprimé, pays du fameux « charme slave », dont, en dépit des clichés, les Russes sont sévèrement dépourvus, est face au géant moscovite, et à côté de l'impérialisme germanique, le contrepoids naturel d'une France, à laquelle il donna deux reines et qui est toute proche de lui par la civilisation, la culture et l'esprit chrétien. Ce que peut-être la Vierge est venue rappeler à Grouchewo... Hervé de Saint Méen. 62:327 #### Note conjointe sur la sainte Vierge et le millénaire chrétien en URSS *Cette note est dédiée à la mémoire héroïque du Cardinal Josyf Slipyj.* « La Sainte Vierge serait apparue au printemps dernier en Ukraine occidentale à partir du 25 avril sur le clocher d'une église de la localité de Grouchewo (près de Lviv) et le 13 mai sur les écrans de la télévision lors d'une émission qui contestait la réalité des apparitions de Fatima et de Grouchewo », nous apprend une livraison récente de *Famille Chrétienne.* En faisant toutes les réserves d'usage sur la réalité de ces phénomènes tant que l'Église n'aura pas jugé, en appelant à la prudence tant que ces apparitions n'auront pas été reconnues officiellement, on peut noter que la conjonction des apparitions en Ukraine catholique de l'anniversaire de Tchernobyl, et des messages de Fatima, avec l'encyclique mariale *Redemp­toris Mater* du pape polonais Jean-Paul II, donne un extraordinaire relief au Millénaire du Christianisme en URSS. Le Règne de Jésus arrivera par Marie, disait le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort : « Comme c'est PAR Marie que Dieu est venu au monde pour la première fois, dans l'anéantissement, ne pourrait-on pas dire que c'est PAR Marie que Dieu viendra une seconde fois, comme toute l'Église l'attend pour régner partout et juger les vivants et les morts ? Savoir comment cela se fera, et quand cela se fera, qui est-ce qui le sait ? Mais je sais bien que Dieu, dont les pensées sont plus éloignées des nôtres que le ciel ne l'est de la terre, viendra dans un temps et de la manière la moins attendue des hommes, même les plus savants et les plus intelligents dans l'Écriture Sainte qui est fort obscure à ce sujet. » (§ 58 du *Secret de Marie*) (C'est exactement le sens du Règne du Saint Esprit, cher à Léon Bloy, lequel était « Esclave de Marie » suivant la méthode du Bienheureux, et dans lequel on a voulu voir des implications occultistes ou vingtras­siennes !!! Le Saint Esprit prépare le retour et le règne de Jésus. Le Saint Esprit est l'Époux de la Vierge Marie. Il prépare les cœurs à la conversion demandée par la Mère de Dieu (l'Église chante dans l'Hymne des Premières Vêpres de la fête de sainte Jeanne d'Arc : « Gloire soit au Père qui créa l'Univers, Gloire au Fils qui rachète les peuples, Gloire au Saint Esprit qui fait les âmes pieuses et fortes, »). 63:327 Ces trois règnes peuvent s'entendre verticalement ou horizontalement (les branches de la Croix) c'est-à-dire dans la succession des temps (l'histoire de la création) et dans la simultanéité (l'Église enseignante, militante, triomphante). S'il y a là de l'occultisme ou de la gnose, il faut admettre que l'Église et Dieu font de l'occultisme sans le savoir ! Le rôle très spécial de Léon Bloy a apparemment consisté à dénoncer les défigurations caricaturales par le Diable du règne de l'Esprit Saint, le faux règne de la fausse justice de l'Anté-Christ tel que nous le voyons se dérouler depuis 1789. Tel est le sens profond de l'Apologue du chapitre XXVIII du *Salut par les Juifs, --* fin de la parenthèse.) \*\*\* Il me semble hautement souhaitable que le souverain pontife, s'il est invité à Moscou, y accomplisse la demande de Notre-Dame de Fatima, de Consécration de la Russie à son Cœur Immaculé, condition de sa Conver­sion et de la Paix du monde, au cours de la (ou d'une) célébration du « Millénaire Chrétien de l'URSS ». (Nous préférons de beaucoup cette expression à celle de Millénaire Chrétien (ou du Christianisme) en Russie qui a cours actuellement dans les médias -- sous l'influence et au bénéfice de la propagande des Soviets. Ceux-ci, dont le siège est à Moscou, ont tout intérêt à ce que dans l'esprit des Occidentaux Russie = URSS, pour faire coïncider le christianisme des peuples de l'Union Soviétique avec le vieux Millénarisme de la troisième Rome du Patriarcat de Moscou. Car à l'époque du baptême de la « Rus' », la Russie actuelle n'existait pas. C'est d'ailleurs cette même Russie actuelle qui a détruit la seule Église catholique existant en URSS, l'Église gréco-ruthène : « Le 11 avril 1945, la totalité de la hiérarchie gréco-catholique d'Ukraine est arrêtée par le NKVD. Le métropolite Josyf Slipyj est du nombre. C'est le début d'un calvaire qui pour lui durera jusqu'en 1963, date de sa libération, mais qui pour la plupart des autres se terminera par la mort anonyme dans les camps d'extermination, entre 1945 et 1963. Les derniers biens de l'Église sont nationalisés et les rares prêtres laissés en liberté sont fichés. De Moscou le patriarche Alexis qui ne doit sa place qu'au Kremlin, lance une opération d'unification, sous sa houlette, de l'Église gréco-catholique à l'Église ortho­doxe russe. Un « groupe d'action » pour l'unification bat le pays afin de prendre le contrôle de l'Église unie et de la séparer de Rome. Mais le groupe se heurte à la résistance du clergé et des croyants. Bientôt chaque prêtre catholique est placé face à cette alternative : ou l'adhésion au « groupe d'action » ou les travaux forces et la déportation. 1012 prêtres choisirent la voie du martyre ; 740 d'entre eux vont rejoindre au Goulag leurs évêques. Au début de mars 1946 se déroulent les procès des évêques ukrainiens ayant refusé d'adhérer à l'orthodoxie du patriarche Alexis. Ils sont condamnés à des peines allant de 5 à 10 ans de travaux forcés. 64:327 Officiellement donc l'Église catholique d'Ukraine a cessé d'exister. En fait dans les provinces d'Ukraine occidentale, une Église des Catacombes prend la relève. Et pendant trente ans en effet les communautés catholiques d'Ukraine vont poursuivre la pratique de leur foi groupées autour de prêtres et de moines « illégaux ». La déstalinisation provoqua une certaine pause dans les persécutions et beaucoup de croyants récemment convertis purent répudier leur foi orthodoxe, tandis que le clergé « réfractaire » sortait des prisons ou de la clandestinité. » (Article de François Berger dans *Échanges* de novembre 84.) \*\*\* Il est clair que cette Église-là, que cette Ukraine-là n'a pas besoin de conversion, ni de consécration, sinon dans la mesure où nous avons tous besoin de conversion et de consécration. Ce n'est pas elle qui a « répandu ses erreurs à travers le monde ». Il est clair que la Sainte Vierge ne peut ignorer l'histoire et la géographie élémentaire. Si elle dit : conversion de la Russie, ce ne peut être pour désigner l'Ukraine, catholique de vieille date, orthodoxe byzantine dans sa partie orientale, qui gémit sous la persécution religieuse et l'abaissement national par la colonisation et la russification communistes. C'est bien la Moscovie-Russie qui est ainsi désignée. Et dont elle demande la conversion, c'est-à-dire le retournement sur tous les plans, aussi bien religieux -- le retour à la foi aujourd'hui utilisée via le Patriarcat de Moscou, pour la propagande politique -- que politi­que, par la libération et la réparation des préjudices subis par les nations captives colonisées par elle et gardées loin de toute influence européenne depuis des siècles. H. St-M. 65:327 ### Petite chronique de la grande Terreur *Contribution au bicentenaire* par Alain Sanders #### I. -- La chasse aux suspects. Les massacres Dans la nuit du 27 août 1792, un arrêté fut pris qui décidait « qu'il serait fait des visites domiciliaires et que les citoyens suspects seraient arrêtés et désarmés ». Dans la ville, on commença de parler de la « Commune du 10 août » et des puissants citoyens qui en étaient les chefs. On parlait de Marat. Et de Danton. Et de Robespierre. Et ce ne fut qu'un cri dans Paris, une traînée de poudre : -- Ils sont tout puissants. Même l'Assemblée ne peut rien contre eux. Paraîtrait même que l'arrêté de la Commune sera transformé en décret par Danton. 66:327 Ce fut le cas. Le décret n'était pas signé que la monstrueuse machine se mit en place. Jules Mazé ([^20]) écrit : « A deux heures, la municipalité recevait l'ampliation du décret et prenait aussitôt des mesures pour assurer son exécution. Il fallait faire vite pour que l'opération se révélât fructueuse, tendre rapidement le filet. Les commissaires chargés de la besogne réalisèrent des pro­diges : à quatre heures le dispositif était en place et devait commencer à fonctionner à partir de six heures. » Contraints de rester chez eux et d'attendre qu'on vînt les visiter, les Parisiens, à qui l'on avait fait croire que toutes ces mesures étaient d'autant plus justifiées que les armées étrangères marchaient sur la ville, obéirent à peu près aux ordres. A peu près, seulement, car il y eut quelques audacieux pour passer outre aux ordres de la Commune. Ils le payèrent de leur vie en se faisant tirer comme des lapins. La ville commença de comprendre que l'on venait de se hisser de plusieurs degrés dans la marche vers l'horreur. Elle le comprit mieux encore quand, entre minuit et cinq heures du matin, les hommes des sections commencèrent de fouiller les maisons. -- Tu n'as pas d'armes, citoyen ? -- Je n'ai jamais eu d'armes chez moi. -- Mais tu es un ennemi du peuple. On t'emmène. Ils furent des milliers à être ainsi conduits dans les locaux des sections avant d'être dirigés vers différentes prisons. A 10 heures du matin, les prisons débordaient. Il fallut en « inventer » d'autres et, surtout, se poser la question de savoir quand et comment seraient jugés ces milliers de suspects. Marat et Danton ne se posèrent pas la question très long­temps. Pour se débarrasser des prisonniers, il suffirait de les livrer à la populace et de la laisser punir elle-même ces traîtres liés, on en était sûr, aux troupes prussiennes engagées contre la Nation. Le 1^er^ septembre, Danton parut devant l'Assemblée pour réclamer, de sa voix forte, « de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace ». Le 2, ce fut l'appel des citoyens aux armes. Aux quatre coins de la ville, on commença de prendre les noms des volontaires. Les premiers inscrits furent chaude­ment acclamés par toute une foule de badauds qui criaient d'autant plus fort qu'ils n'avaient guère l'envie, eux, de se porter aux frontières. 67:327 Marat, tonnant contre les conspirateurs, avait fait apposer des affiches pour conseiller au peuple de se faire justice lui-même. Il sera entendu dès le 2 septembre. Carrefour de Buci. Ce jour-là. Vers trois heures de l'après-midi. Georges Duval, perdu dans la foule, aperçoit au loin cinq charrettes dans lesquelles se trouvent des suspects et des prêtres. On les emmène, sous bonne escorte, vers la prison de l'Abbaye. La foule, jusque là regroupée autour des estrades où l'on chante des hymnes patriotiques. -- Voilà les suspects ! crie quelqu'un. Georges Duval s'approche des voitures. Il comprend que « quelque chose » va se passer. Il n'a guère longtemps à attendre : -- Un homme, le sabre à la main, monta sur le marche-pied de l'une des voitures et enfonça son sabre dans le cœur de l'un des prêtres qui s'y trouvaient. Le sang jaillit à gros bouillons. Un cri général d'horreur se fait entendre et la multitude se disperse, effrayée. Le tueur s'est redressé : -- Cela vous fait peur ! Vous allez en voir bien d'autres ! Tenant parole, il frappe à coups de sabre tout ce qui bouge dans la première charrette. Puis il passe à la seconde, laissant sur son passage une longue traînée sanglante. Il est bientôt imité par les soldats de l'escorte chargés, en principe, de conduire prêtres et suspects en prison. Le massacre devient général et Georges Duval n'en croit pas ses yeux : -- Cette file de voitures roulant d'un pas lent et lugubre, ces hommes égorgeant les malheureux qu'elles renfermaient, les cris de désespoir de ceux-ci, les hurlements de joie des bourreaux, tout cela brisait l'âme. Le sanglant cortège arrivé devant la porte de l'Abbaye, les morts au nombre de dix-huit sont jetés à terre dans la rue. Deux prêtres qui, manifestement, n'ont pas été blessés, se précipitent en courant vers le Comité de la section des « quatre nations » dont le local se trouve dans la seconde cour de l'Abbaye. Ils sont rattrapés et massacrés à coups de baïonnettes. A l'intérieur de l'Abbaye, c'est au couteau que l'on achève les malheureux qui ont échappé à l'embuscade du carrefour de Buci. 68:327 Car il y a eu embuscade. Les assassins n'ont pas -- sauf quelques cas individuels -- jailli par hasard de la foule. Ils ne sont pas venus de nulle part et semblent savoir ce qu'ils ont à faire. Pour les aider à parfaire leur triste besogne et lui donner un semblant de « légalité », on a instauré des tribunaux popu­laires inspirés par un certain Stanislas Maillard, plus connu sous le surnom de « capitaine des vainqueurs de la Bastille ». Pour hâter le massacre, lui donner, si l'on veut, un semblant d' « ordre » cette fois, ce sont de véritables équipes de tueurs qui s'activent. Ils ne frappent pas totalement au hasard et éliminent, avec un souci du travail bien fait, des abbés (Lenfant, Rastignac, Boisgelin) et des officiers (Rohan-Chabot, Maillé, Maussabré). Comme frappés de stupeur, des centaines de badauds se portent aux endroits où l'on tue. Les organisateurs du massacre n'en demandent pas plus : il faut créer un effet de choc en commettant l'irréparable ; aller le plus loin possible dans l'hor­reur ; faire plus ou moins participer -- ne serait-ce que comme simples « voyeurs » -- le maximum de gens ; les entraîner, sans espoir de retour, dans la monstrueuse spirale révolutionnaire. Et Jules Mazé, que nous avons déjà cité, a raison de rappeler : « Nous sommes, en effet, tentés de confondre avec la foule parisienne ces hordes révolutionnaires qui parcouraient les rues en chantant la *Carmagnole* ou le *Ça ira,* injuriaient les condamnés, dansaient devant la guillotine. Le peuple, le vrai peuple, se demandait avec angoisse où le conduiraient tous ces excès et s'efforçait de continuer sa vie normale en dépit de difficultés toujours croissantes. » Parmi les représentants de ce « vrai peuple » -- qui accepte cependant, il ne faut pas le masquer, de subir le terrorisme et la tyrannie des révolutionnaires -- on peut s'intéresser un instant à un marchand nommé Notelet. Mêlé aux badauds, badaud lui-même, il se trouve rue de Buci quand est donné le signal du massacre. Plus prudent que curieux, Notelet décide de regagner sa boutique et de s'y calfeutrer quand il tombe sur son ami François Pépin, colporteur en petites merceries : 69:327 -- Où cours-tu comme cela ? demande Pépin. -- Je rentre. Il y a du danger. -- Mais non, reste avec moi. Suivons les voitures, ça va chauffer. Il faut voir cela. Voilà donc les deux amis qui suivent littéralement à la trace les charrettes sanglantes et parviennent à l'Abbaye. Il y a du sang partout. Des cris. Des appels au secours. Des hommes au regard formidable qui passent, des piques rougies de sang à la main. L'un de ces hommes interpelle Notelet : -- Toi, là ! Tu as l'air d'un bon bougre et d'un vrai patriote. Veux-tu me rendre un service ? Notelet, qui n'en mène pas large, n'hésite pas une seule seconde : -- Bien sûr, citoyen ! -- Alors voilà : tu vas te rendre rue du Dragon, dans la maison du cordonnier, tu demanderas la citoyenne Adèle. Tu lui demanderas de m'apporter à manger ici. Notelet se retient de dire à l'homme qu'il lui faut un sacré bon estomac pour penser à manger au milieu de ces cadavres et s'empresse de courir rue du Dragon, chez la citoyenne Adèle. Une demi-heure plus tard, Notelet, désireux de retrouver son ami Pépin, revient à l'Abbaye. Il y a toujours beaucoup de monde mais moins de cris. La foule fait cercle autour des tueurs toujours armés de leurs piques. A leurs pieds, des dizaines de corps. Affreusement mutilés. Deux hommes forcent le cercle et balancent contre la table où les bourreaux sont occupés à boire, un prêtre à moitié évanoui. L'un des assassins se lève, marche vers le prêtre et lui porte un violent coup de sabre à la tête. « Vive la Nation ! », hurle la foule. C'en est trop pour Notelet qui décide de s'éloigner. Il n'a pas fait dix pas qu'il tombe de nouveau sur une scène d'horreur : des hommes et des femmes, traînés par les pieds ou par les cheveux et égorgés comme des moutons. Notelet contemple la scène, hagard. Et il sera tout particuliè­rement surpris de reconnaître, parmi les « braves gens » qui regardent tout cela sans protester, une de ses bonnes clientes, la veuve Brenair qui, quelques jours auparavant, était tombée dans les pommes au motif qu'un petit chien avait été malencontreuse­ment écrasé sous ses yeux... 70:327 Des gens passent en courant qui bousculent Notelet : « Aux Carmes ! Tous aux Carmes ». Décidé désormais d'être le témoin de cette journée qu'il pressent confusément comme « histori­que », Notelet se laisse porter par le flot. Rue de Vaugirard, à proximité donc du couvent des Carmes désaffecté depuis 1790, Notelet s'étonne du calme qui règne sur le quartier. Pourquoi tous ces badauds couraient-ils vers les Carmes ? Il ne s'y passe rien. Au moment où il s'apprête à faire demi-tour, Notelet entend des coups de feu. Puis des cris. Puis des coups de feu encore. Il se passe quelque chose dans ce couvent, derrière ces grands murs qui ont longtemps protégé la religion. Les gens du quartier, qui vaquent à leurs occupations comme si de rien n'était, savent que, petit à petit, un certain nombre de prêtres -- deux cents, peut-être -- sont revenus s'abriter aux Carmes. Ils seront presque tous assassinés. Par des apprentis-tueurs. Des volontaires. Fidèles du Club des Cordeliers et emmenés par un certain Cérat sur lequel notre autre « piéton de Paris », Georges Duval, apporte quelques précisions : -- Le chef de ces tueurs de bonne compagnie se nommait Cérat. Non content d'avoir dirigé le massacre des Carmes, ce Cérat se rendit le lendemain à la Force. A raison de ces exploits, il fut nommé le 10 septembre juge de paix de la section du Luxembourg. Devenu depuis l'un des chefs de la religion théophilanthropique, il prêcha, dans l'église Saint-Sulpice, alors nommée Temple de la Victoire, l'amour de Dieu et des hommes. Pour les malheureux prêtres, tout avait commencé vers quatre heures. Un bruit énorme -- les portes de la rue ouvertes avec fracas -- et un fort parti d'hommes qui prennent position dans le couvent. Et puis, vers cinq heures -- y eut-il un ordre venu de l'extérieur, l'heure du massacre avait-elle été program­mée à l'avance -- les assassins passent à l'action. Méthodique­ment. Les prêtres, âgés pour la plupart, tentent de s'enfuir dans les couloirs, de se cacher dans les jardins. Peine perdue. Ils sont rattrapés. Fusillés ou massacrés à coups de sabre. Vers six heures, fatigués sans doute de frapper, les assassins regroupent les survivants et les enferment à l'intérieur de l'église. C'est à ce moment qu'arrive le citoyen Violette, commissaire de la section du Luxembourg et missionné pour installer un tribu­nal populaire destiné à officialiser la besogne entamée deux heures plus tôt. 71:327 C'est à ce moment-là, aussi, que nous retrouvons Notelet. Ayant avisé une porte donnant sur la rue d'Assas, Notelet aperçoit un gendarme de sa connaissance qui se tient près de l'entrée : -- Puis-je entrer ? Rien que pour jeter un coup d'œil... -- Un coup d'œil ? C'est bien dangereux... Mais je sais que tu n'es pas un suspect, viens je vais te prêter un sabre et tu pourras te joindre aux autres. Notelet a un geste de recul. Le gendarme le remarque et précise : -- Oh ! tu ne seras pas obligé d'opérer. Je te dénicherai un service de surveillance quelque part et tu verras l'affaire comme dans un fauteuil. Muni d'un grand sabre, toujours conduit par le gendarme, Notelet se retrouve tout près de la table où siège le commissaire Violette. « Tu es chargé de garder le tribunal », lui souffle le gendarme. Notelet n'a pas le temps de répondre. On vient de pousser deux prêtres dans la salle. -- Vous devez prêter serment, leur dit Violette. -- Cela nous est impossible. -- Alors... Un geste. Les deux prêtres sont traînés dehors. Un bruit d'armes. La mort. Il y eut d'autres prêtres. D'autres gestes. D'autres bruits d'armes. Des cadavres. A huit heures, le commis­saire Violette qui, d'après Notelet, put arracher sept prêtres à la fureur des assassins, se leva. Et les badauds, amassés devant les portes du couvent, furent autorisés à venir compter les morts. Dégagé de ses importantes fonctions, Notelet, qui ne pense plus qu'à s'enfuir discrètement, est happé par une joyeuse bande composée de gendarmes et de tueurs en quête de vin. Ils en trouveront. La nuit promettant d'être longue, Notelet va profiter de l'ivresse de ses compagnons de rencontre pour leur fausser compagnie et regagner la rue. 72:327 Il aura le temps de noter encore qu'à proximité du couvent, où l'on vient de massacrer des dizaines d'hommes, la vie conti­nue. On se promène. On cause. On goûte la douceur d'une soirée de septembre. On entend encore des cris qui arrivent des Carmes. Ce sont les tueurs qui font la fête. Au gros rouge. #### II. -- Les martyrs des Carmes Notelet et Georges Duval nous ont raconté ce qu'ils ont vu, témoins directs d'un massacre organisé dans tout Paris mais plus spécifiquement prémédité aux Carmes. Quand, le 11 août, la Commune de Paris commence à arrêter les prêtres insermentés, cinquante d'entre eux, amenés d'abord devant le Comité de la section du Luxembourg, qui siégeait au séminaire de Saint-Sulpice, furent littéralement emprisonnés aux Carmes. Le 15 août, ils furent rejoints par sept autres prêtres que les révolutionnaires étaient allés chercher à Issy, à la maison de retraite des prêtres de Saint-François de Sales. L'abbé de la Panonie fut témoin de leur spectaculaire arrivée ponctuée par les tambours des gardes nationaux et les cris de la populace : -- Plusieurs de ces respectables vieillards pouvaient à peine se soutenir... Il en est un surtout que ses infirmités empêchaient de suivre à pas égal ses cruels conducteurs. Ils l'avaient tout meurtri en le poussant avec la crosse de leurs fusils pour le faire marcher. Le 16 août, douze autres prêtres, dont l'abbé Jean-Gabriel Gallais, prêtre de Saint-Sulpice et supérieur du séminaire des Robertins, sont à leur tour poussés dans le couvent où s'entas­sent bientôt 160 malheureux. Manuel, le procureur syndic de la Commune de Paris, ne leur cacha rien, semble-t-il, du sort qui les attendait. Le 26 août, l'Assemblée ayant décrété la peine de la déportation contre les prêtres réfractaires, Manuel vient en personne les avertir de ce décret : -- Préparez-vous à quitter le territoire. 73:327 Dès lors, tout est joué. Le comité d'exécution de la Com­mune charge le sanguinaire Maillard -- dit Tapedur -- de gérer le massacre et lui recommande, par lettre, « de disposer sa bande d'une manière utile et sûre, de prendre des précautions pour empêcher les cris des mourants, de se pourvoir de balais de houx pour faire disparaître le sang ». Le 31 août, la municipalité fait enlever de l'église tout ce qui servait au culte. Un peu avant minuit, Pétion et Manuel se présentent au couvent pour signifier officiellement aux prêtres le décret de déportation. Exactement au même moment, des hommes sont occupés à creuser des fosses au cimetière de Vaugirard... Le dimanche 2 septembre -- les prêtres des Carmes ont passé leur samedi en prière -- le drapeau noir est hissé sur l'Hôtel de Ville tandis que le tocsin résonne dans le cœur des prisonniers bientôt rassemblés, sous prétexte de procéder à un appel nominal, dans le jardin du couvent. L'abbé Frontault, qui échappera au massacre, témoigne : -- La tranquillité de la prison ne fut pas troublée un moment. Chacun rentra dans son cœur, rappela sa foi, demanda la grâce de Dieu, offrit sa vie et continua en paix ses exercices. La récréation ne se sentit même pas de la froideur de la mort qui s'avançait. La mort s'avancera vite. Elle prend le visage du marchand de vin Prière qui, sans doute inspiré par son patronyme, a chauffé sa troupe du haut de la chaire de l'église Saint-Sulpice avant de lancer : -- Tous aux Carmes ! Les tueurs de Prière et ceux de Maillard arrivent presque simultanément au couvent. En hurlant injures et blasphèmes, les massacreurs se ruent dans le jardin. L'abbé Giraud, directeur des religieuses de Sainte-Élisabeth, et Salins de Niart, chanoine de Saint-Nizier de Couserans, seront les deux premières victimes. Abattus à coups de sabre, ils sont achevés à coups de pique. Les tueurs font maintenant leur chemin sanglant sans discer­nement. Dans la plupart des cas, ils frappent au hasard, sans s'inquiéter de savoir s'ils ont tué ou blessé. Les gémissements des victimes sont couverts par les hurlements des révolutionnaires : « L'archevêque d'Arles ! Où est l'archevêque d'Arles ! » 74:327 L'archevêque d'Arles, Mgr du Lau, se trouve dans l'oratoire en compagnie de son vicaire général, l'abbé de la Panonie. -- Monseigneur, je crois qu'ils viennent nous massacrer. -- Eh bien, c'est le moment de notre sacrifice. Soumettons-nous et remercions Dieu d'avoir à lui offrir notre sang pour une si belle cause. Quand les tueurs entrent dans l'oratoire, le Père Hébert, confesseur du roi, se dresse devant eux : -- Nous demandons à être jugés ! -- Vous êtes tous des scélérats, lui répond un des assassins qui lui tire un coup de pistolet à bout portant. Mgr du Lau, mêlé à ses prêtres qui veulent le protéger, s'est dressé : -- Laissez-moi passer. Si mon sang peut les apaiser, qu'im­porte que je meure ! Mon devoir n'est-il pas d'épargner vos jours aux dépens des miens ? Puis, s'avançant vers les révolutionnaires : -- Je suis celui que vous cherchez ? -- C'est donc toi, vieux scélérat, qui est l'archevêque d'Arles ? -- Oui, messieurs, c'est moi qui le suis. -- Scélérat ! C'est donc toi qui as fait verser le sang de tant de patriotes dans la ville d'Arles ! -- Je n'ai jamais fait de mal à personne. -- Eh bien ! moi, je vais t'en faire ! Le cardinal Verdier ([^21]) a raconté la suite : « Aussitôt, il lui assène un coup de sabre sur le front. L'archevêque ne profère même pas une plainte. Au même instant, sa tête est frappée par derrière d'un autre coup de sabre. Le crâne est ouvert. Le martyr couvre ses yeux de sa main droite, mais celle-ci est aussitôt tranchée d'un troisième coup. Un quatrième, un cin­quième le font rouler à terre évanoui. Un misérable lui enfonce alors une pique dans la poitrine avec une telle violence que, pour retirer le fer, il faut fouler aux pieds le corps du saint prélat. » 75:327 En une quinzaine de minutes, les tueurs de Maillard et de Prière ont bien travaillé : une quarantaine de prêtres ont été massacrés. Maillard, qui vient seulement de rejoindre sa bande, intervient alors : -- Ce n'est pas comme cela qu'il faut faire ! Vous vous y prenez mal, faites ce que je vais vous dire ! Il leur dira d'organiser, aidé en cela par le citoyen Violette, l'espèce de tribunal dont Notelet nous a dit tout ce qu'il fallait savoir. Les prêtres sont appelés deux par deux. On leur intime l'ordre de se parjurer. Leur refus confirmé, ils sont massacrés aux cris de « Vive la Nation ! ». On citera, pour mieux illustrer l'impavide courage de ces martyrs, trois exemples. Celui de l'abbé Gallais, d'abord. Amené devant Violette, il s'adresse à lui bien poliment : -- Monsieur, je n'ai pu voir le traiteur pour solder notre dépense. Je ne crois pas pouvoir déposer entre des mains plus sures ce que nous lui devons. Je vous prie donc de lui remettre ces 325 livres. Je suis trop éloigné de ma famille. Voici donc mon portefeuille et ma montre. Veuillez en consacrer la valeur au soulagement des pauvres. Puis, sans permettre qu'on l'empoigne, l'abbé Gallais se dirigera vers ses assassins. Parmi les prêtres se trouvait un officier, frère des Écoles chrétiennes, M. de Valfons. -- Quelle est votre profession ? va-t-on lui demander. -- J'appartiens à l'Église catholique, apostolique et romaine. Une réponse qui lui réservera, on s'en doute, un traitement plus particulier encore de la part des tueurs... A un moment, les « juges » appelèrent l'évêque de Beauvais, M. de la Rochefoucauld. Ne le trouvant pas, on le chercha dans l'église. Il s'y trouvait. -- Alors, scélérat, tu ne connais plus ton nom ! -- Je ne refuse pas d'aller mourir avec les autres, mais voyez : je suis blessé à la jambe et je ne puis marcher. Ayez, je vous prie, la charité de me soutenir et de m'aider vous-même à me rendre où vous voulez que j'aille : Ils le portèrent jusque devant Violette. Et ils le portèrent jusqu'à l'endroit où il fut massacré. Le lendemain de la tuerie, Violette confiera à ses collègues : 76:327 -- Je ne comprends pas ces prêtres. Ils sont allés à la mort comme ils seraient allés à des noces ! Nous l'avons indiqué, le massacre prit fin vers six heures et fut suivi, toute la nuit, par une bacchanale dans une cellule de l'entresol. Restait à se débarrasser des cadavres des victimes. Le cardi­nal Verdier raconte ce qu'il en advint : « Comme le laissent supposer les deux phases du martyre, les cadavres étaient surtout groupés autour de deux centres principaux. Les uns gisaient autour du petit escalier où, après leur interrogatoire, le plus grand nombre de prisonniers furent égorgés. On les ramassa au pied d'un if, dont les racines toutes pénétrées de sang sont encore conservées dans la crypte. Les autres jonchaient les allées, les environs du bassin, et plus particulièrement l'oratoire du fond du jardin et ses alentours. « Un sieur Daubanel fut chargé par le Comité du Luxem­bourg d'enlever et d'enterrer tous les cadavres. « Comme il ne disposait que de deux charrettes, dont chacune pouvait transporter environ une trentaine de cadavres, il se contenta, dans ce premier service, de déblayer les abords immédiats du couvent. Une soixantaine de cadavres furent donc transportés au cimetière de Vaugirard dans une fosse creusée d'avance et recouverts de chaux vive. Le procès-verbal, dressé à cette occasion, constate que Daubanel ne fit qu'un voyage, et qu'il remisa ensuite ses deux voitures. « Ce n'est que plus tard que les victimes tombées près de l'oratoire ou dans l'oratoire lui-même furent ramassées. Leur sang coula donc de longues heures sur les bancs, sur le pavé de l'oratoire ou sur la terre des allées voisines. « Daubanel les fit jeter tous -- une cinquantaine environ -- dans le puits situé derrière l'immeuble attenant à la chapelle. » On trouvera ci-après la liste des 191 bienheureux martyrs ([^22]) suivie de celle de 22 autres martyrs dont les noms figuraient sur la première lettre officielle dressée par la Congrégation des rites et soumis, par ordre du pape, à un examen ultérieur. 77:327 Liste n° 1 Jean-Marie DULAU, archevêque d'Arles. François-Joseph de la ROCHEFOUCAULD, évêque de Beauvais. Pierre-Louis de la ROCHEFOUCAULD, évêque de Saintes. ABRAHAM (Vincent). ALRICY (André-Abel). ANDRÉ DES POMMERAYES (D.-L.). ANDRIEUX (René-Marie). ANGAR (André). AUBERT (Jean-Baptiste-Claude). BALMAIN (François). BALZAC (Pierre-Paul). BANGUE (Jean-Pierre). BARREAU DE LA TOUCHE (Louis). BARRET (Louis-François-André). (Antoine-Claude). BÉCAVIN (Joseph). BENOIST (Louis-Rémi). BENOIST (Louis-Rémi-Nicolas). BENOIT (Jean-François-Marie dit Vourlat). BÉRAUD DE PÉRON (Ch.-J.). BERNARD (Jean-Charles-Marie). BINARD (Michel-André-S.). LE BIS (Robert). BOCHOT (Claude). BONNAUD (Jacques-Jules). BONNEL DE PRADAL (J.-F). BONZÉ (Pierre). BOTTEX (Jean-Baptiste). BOUBERT (Louis-Alexis-Mathias). BOUCHARENC DE CHAUMEILS (Jean-Antoine). LE BOUS DE LA VILLENEUVE DE LA VILLECROHAIN (M.-N.). BOUSQUET (Jean-François). DU BOUZET (A.-C.-O.). BRIQUET (Pierre). BRISSE (Pierre). BURTÉ (Jean-François). CADEAU (Jean-André). CARNUS (Charles). CARON (Jean-Charles). DE CAUPENNE (B. A.). CAYX, dit DUMAS (Claude). CHAPT DE RASTIGNAC (Armand). CHARTON DE MILOU (Jean). CHAUDET (Claude). CHEVREUX (Ambroise-Augustin). CLAIRET (Nicolas). COLIN (Claude). DE CUSSAC (Bernard-François). LE DANOIS (Louis). DARDAN (François). DELFAUT (Guillaume). DERUELLE (Mathurin-Victor). DESBRIELLES (Sébastien). DESPREZ DE ROCHE (Gabriel). DUBRAY (Thomas-Nicolas). DUBUISSON (Thomas-René). DUFOUR (Jacques). DUMASRAMBAUD DE CALANDELLE (François). DUVAL (Denys-Claude). DUVAL (Jean-Pierre). ERMÉS (Henri-Hippolyte). FALCOZ (Joseph). FAUTREL (Gilbert-Jean). FÉLIX (Eustache). FONTAINE (Claude). DE FOUCAULD DE PONTBRIAND (A.). FOUGÉRES (Philibert). FRANÇOIS (Louis-Joseph). FRITEYRE-DURVÉ (Jacques). GAGNIÉRES DES GRANGES (C.-F). GAZAIS (Jacques-Gabriel). DE LA GARDETTE (M.-E). GARRIGUES (Pierre-Jean). GAUDREAU (Nicolas). GAUGUIN (Pierre). GAUTHIER (Louis-Laurent). GERVAIS (Pierre-Louis). GILLET (Étienne-Michel). GIRAULT (Georges). GIROUST (Georges-Jérôme). GOIZET (Jean). 78:327 GRASSET DE SAINT-SAUVEUR (A.). GROS (Joseph-Marie). GRUYER (Jean-Henri). LE GUÉ (Charles-François). GUÉRIN (Pierre-Michel). GUÉRIN DU ROCHER (Pierre). GUÉRIN DU ROCHER (R.-F). GUILLEMINET (Jean-Antoine). GUILLON DE KÉRENBRUN (Y.-A.). HÉBERT (François-Louis). HÉDOUIN (Julien-François-Jean). HÉNOCQ (Pierre-François). HERQUE DU ROULE (Elol). HOURRIER (J.-E.-P.). HURÉ SAINTIN. HURTREL (Charles-Louis). HURTREL (Louis-Benjamin). JANNIN (Jean-Baptiste). JORET (Pierre-Louis). LACAN (Jean). LE LAISANT (Jean-Pierre). LE LAISANT (Julien). DE LA LANDE (Jacques). LANDRY (Pierre). LANFANT (A.-A.-C.-M.). LANGER (Louis-Jean-Mathieu). LAPORTE (C.-A.-R.). LANCHON (G.-L.-S.). LAURENT. DE LAVÈZE-BELAY (Jean-Joseph). LEBER (Michel). LEFRANC (François). LECLERCQ (G.-N.-L.). LECLERCQ (Pierre-Florent). LEFEBVRE (Olivier). LEFEBVRE (Urbain). LEGRAND (Jean-Charles). LEJARDINIER-DESLANDES (J.-J.). LEMAITRE (Jean). LEROY (Jean-Thomas). LE LIVEC (François-Hyacinthe). LONDIVEAU (François-César). LONGUET (Louis). LOUBLIER (M.-F.-A.). DE LUBERSAC (Jacques-François). LUZEAU DE LA MULONNIÈRE (Henri-Auguste). MAIGNIEN (Gaspar-Claude). MAYNEAUD DE BISEFRANC (C. S.). MARCHAND (Jean-Philippe). MARMOTAN DE SAVIGNY (C.-L.). MASSEY (René-Julien). MAUDUIT (Louis). MÉALLET DE FARGUES (F-L.). MENURET (Jacques-Alexandre). LE MEUNIER (Jacques-Jean). MILLET (Henri-Jean). MONNIER (François-Joseph). MONSAINT (Thomas-Jean). MOREL (Jean-Jacques). MOUFFLE (Marie-François). NATIVELLE (Jean-Baptiste). NATIVELLE (René). NEZEL. NOGIER (Mathias-Augustin). OVIEFVE (Joseph-Louis). PAZERY DE THORAME (J.-T.). PAZERY DE THORAME (J.-H.-C.). PAZERY DE THORAME (P-F). PEY (François-Joseph). PHILIPPOT (Jean-Michel). PLOQUIN (Pierre). POTTIER (Pierre-Claude). PONSE (Claude). PONTUS (Jean-Baptiste-Michel). PORET (René-Nicolas). POULAIN DE LAUNAY (Julien). PSALMON (Pierre-Nicolas). QUÉNEAU (Jean-Robert). RABÉ (Jacques-Léonore). RATEAU (Jean-Joseph). DE RAVINEL (E.-F-D.). REGNET (Pierre-Robert-Michel). REY DE KERVISIC (Y.-J.-P). RIGOT (Louis-François). ROBERT DE LÉZARDIÉRE (J.-A.). ROUSSEAU (Claude). LE ROUSSEAU (Vincent-Joseph). ROUSSEL (Nicolas-Charles). ROYER (Marc-Louis). DE SALIN DE NIART (F-U.). DE SAINT-CLAIR GUYARD (J.-L.). SAINT-JAMES (Pierre). SAMSON (Jean-Henri-Louis). SAVINE (Jean-Antoine). SCHMID (Jacques-Louis). SECONDS (Jean-Antoine). SÉGUIN (Jean-Antoine-Barnabé). SIMON (Jean-Pierre). TESSIER (Jean-Baptiste-Marie). THIERRY (Jean-Joseph). THOMAS (Loup dit Bonnotte). DE TURMENYES (Pierre-Jacques). URVOY (René-Joseph). VALFONS DE LA CALMETTE (Charles-Régis-Mathieu). VAREILHE-DUTEIL (François). VERET (Charles-Victor). VERRIER (Pierre-Louis-Joseph). VERRON (Nicolas-Marie). DE VILLETTE (J.-A.-J.). VITALIS (Pierre-Jacques-Marie). 79:327 Liste n° 2 BEAUPOIL DE SAINT-AULAIRE (Antoine-Claude-Auguste). DE BOISGELIN (Thomas-Pierre-Antoine). CHIERRY (Jean-Joseph). COSTA (Salvator). FANGOUSSE DE SARTREL (Jacques). FAUCONNET (Marc-Antoine-Philippe). GUILLAUMOT (François). GUESDON (Jean-Charles), prêtre. DE LANGLADE (Pierre-Alexandre). LANGER DE LAMANON (François-Louis). LEBRETON (Jean-Charles). LEMERCIER (Michel-Joseph). MARTIN, prêtre. MASSIN (Jean). MONGE (Jean-Marie). PELLIER (Louis). PORLIER (Augustin). ROSÉ (Louis-François). ROSTAING (Jean-César). TEXIER (Joseph-Martial). VIOLARD (Guillaume). VONLODAT (Joseph). Alain Sanders. 80:327 ### Attention en 1989 à la solennité de Jeanne d'Arc par Jean Crété *En 1977, vous m'aviez, Jean Madiran, demandé longtemps d'avance un article sur la date de la solennité de sainte Jeanne d'Arc en 1978. Votre appel n'avait pas été entendu ; le défilé parisien, alors bien restreint, avait eu lieu le jour de la Pentecôte, 14 mai ! En 1989, la Pentecôte tombe également le dimanche 14 mai. Il faudrait que les dirigeants des différents groupes qui participent au défilé se mettent d'accord pour célébrer sainte Jeanne d'Arc le jour de la solennité transférée : le dimanche 7 mai 1989.* 81:327 *Je vous rédige donc un article, en reprenant toute l'histoire des fêtes de sainte Jeanne d'Arc, avec plus d'ampleur que je ne l'avais fait en 1977. Je règle du même coup l'histoire de la nomination manquée du cardinal Tisserant à Reims en avril 1940. -- J. C.* \*\*\* A Orléans, la commémoration solennelle de la délivrance de la ville a toujours eu lieu le 8 mai. C'est une fête populaire à laquelle les Orléanais sont très attachés. Elle comporte une messe le matin et, l'après-midi, une grande procession jus­qu'au lieu de la bataille des Tourelles, sur la rive gauche de la Loire, soit un parcours d'environ sept kilomètres. Dès la première année de l'épiscopat de Mgr Riobé, en 1964, les séminaristes refusèrent de porter les reliques. A deux reprises, Mgr Riobé annonça la suppression de tout caractère religieux aux fêtes du 8 mai ; il se heurta à de telles protestations qu'il dut, de mauvaise grâce, maintenir la messe et la participation de l'évêque et de quelques prêtres au défilé. \*\*\* Si la délivrance d'Orléans, le 7 mai 1429, marqua le début d'un redressement, il ne faut pas oublier que les Anglais avaient pénétré beaucoup plus loin. A une centaine de kilo­mètres d'Orléans, la bande de Robert Knowles, qui ne com­portait que quelques centaines d'hommes, commit d'affreux ravages. Les villages qui se trouvaient entre Villefranche Saint-Phal et Joigny furent si bien détruits qu'ils n'ont jamais été reconstruits. Un peu plus à l'ouest, les Anglais commirent aussi des ravages, mais sur une ligne très étroite. Certains châteaux forts étant tenus par des Armagnacs, les Anglais ne pouvaient prendre le risque de s'écarter ; mais ils saccageaient ce qui se trouvait sur leur passage et principalement les églises. 82:327 A l'église de Triguères, on a retrouvé en 1946 une vierge ancienne en très bon état, murée soigneusement dans le clocher. Cette même église ne comporte que huit croix de consécration au lieu de douze : elle a donc été amputée d'un tiers de sa longueur. \*\*\* A Paris, le défilé de Jeanne d'Arc date du début du XX^e^ siècle, au moment où s'achevait la cause de béatification de Jeanne d'Arc. Le mérite en revient à l'Action française qui l'imposa, malgré la violente hostilité des pouvoirs publics. Lorsque Jeanne d'Arc fut béatifiée en 1909, toute relation était rompue entre Rome et la France officielle. La fête de la bienheureuse fut fixée au dimanche dans l'octave de l'Ascen­sion, puis transférée au 30 mai en 1913. Mais un décret général en 1913 permettait de célébrer la solennité des fêtes le dimanche auquel elles étaient préalablement assignées ; ce décret vaut pour les fêtes du Précieux Sang, des Sept Dou­leurs, du Rosaire, et, en France, pour celle de la bienheureuse Jeanne d'Arc. Le procès de canonisation s'instruisit pendant la Grande Guerre et Jeanne d'Arc fut canonisée en 1920. Les élections législatives du 16 novembre 1919 donnèrent la « chambre bleu horizon » comportant une majorité, non certes cléricale, mais patriote. En janvier 1920, Paul Descha­nel succédait à Raymond Poincaré comme président de la République et il prit comme président du Conseil Alexandre Millerand ([^23]) qui s'employa à rétablir les relations diplomati­ques avec le Saint-Siège, rompues en 1905. 83:327 Le gouvernement français fut donc représenté aux fêtes de la canonisation. C'est dans cette atmosphère de ferveur patriotique que Mau­rice Barrès déposa une proposition de loi instituant une fête nationale de Jeanne d'Arc, le deuxième dimanche de mai. En 1921, le deuxième dimanche de mai coïncidait avec le dimanche dans l'octave de l'Ascension ; la première fête nationale de Jeanne d'Arc fut donc célébrée le jour de sa solennité religieuse. Les évêques de France demandèrent et obtinrent un rescrit fixant au *deuxième dimanche de mai* la solennité de sainte Jeanne d'Arc « afin que la solennité religieuse coïncide avec la fête civique ». \*\*\* En 1940, la date précoce de Pâques faisait tomber la Pentecôte le 12 mai. Dès 1939, les liturgistes discutèrent la question et convinrent qu'on pouvait encore *recourir au décret général de 1913 et célébrer la solennité de sainte Jeanne d'Arc le dimanche dans l'octave de l'Ascension, 5 mai.* Le 10 avril 1940, le jour même de l'invasion du Danemark et de la Norvège, mourait le cardinal Verdier, archevêque de Paris. Ne voulant pas laisser le siège de Paris vacant dans des circonstances aussi graves, Pie XII proposa tout de suite au gouvernement français de nommer à Paris le cardinal Suhard, archevêque de Reims. Dès ses premières audiences, le cardinal Suhard demanda au président de la République, Albert Lebrun, et au président du Conseil, Paul Reynaud, que la fête nationale de Jeanne d'Arc soit célébrée le 5 mai, ce qu'il obtint sans difficulté. \*\*\* Précisons ici un point d'histoire, puisqu'il a été soulevé : 84:327 Pie XII, constatant que, depuis son avènement (3 mars 1939), le cardinal Tisserant ne mettait plus les pieds au Vatican, lui proposa le siège de Reims, croyant le tirer d'une situation qu'il jugeait fausse. Cette offre fut faite dans les derniers jours d'avril 1940, soit une bonne dizaine de jours avant l'offensive allemande (10 mai 1940). Le cardinal Tisserant refusa : né en 1884, créé cardinal-évêque par Pie XI en 1936, il avait toutes les chances de devenir un jour doyen du Sacré Collège, et il le devint en effet en 1951. \*\*\* En 1951, la Pentecôte tombait le second dimanche de mai : le 13. On se référa au précédent de 1940 : la solennité religieuse et la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc furent célébrées le 6 mai. En 1967, la Pentecôte tombait le 14 mai. La situation avait bien changé depuis 1951. Une désaffection croissante à l'égard de sainte Jeanne d'Arc se manifestait, tant dans le clergé que chez les pouvoirs publics. Le Code des rubriques de Jean XXIII avait *abrogé le décret général de 1913*. Pour célébrer la solennité de sainte Jeanne d'Arc le 7 mai, il aurait fallu que chaque évêque autorise dans son diocèse une messe votive de 2^e^ classe de sainte Jeanne d'Arc, ce dimanche. M. l'abbé Henry, auteur de plusieurs livres sur sainte Jeanne d'Arc, s'en occupa dès 1966. Il écrivit à l'évêque de Nancy, en le priant de saisir ses collègues de la question ; il n'en reçut aucune réponse. Il écrivit aussi au ministre de l'Intérieur qui lui fit répondre, par le préfet de Meurthe-et-Moselle, que *la fête de Jeanne d'Arc n'était pas de la compétence du gouver­nement.* Il est donc clair que le gouvernement considérait la loi de 1920 comme tombée en désuétude. Sont réputées comme « tombées en désuétude » de nombreuses lois qui, sans avoir été « abrogées », ont cessé d'être appliquées. 85:327 En 1978, la situation était pire encore. Le missel de Paul VI ne permettait plus aucune solennité de sainte Jeanne d'Arc. Je lançai un appel qui ne fut pas entendu. A Paris, le défilé eut lieu le jour de la Pentecôte, 14 mai. En 1989, la Pentecôte tombe également le second dimanche de mai : le 14. Mais la situation n'est plus la même. Le défilé a pris une ampleur qui croit d'année en année. Une lacune pourtant subsistait : Jeanne d'Arc n'est pas seulement une héroïne nationale à laquelle on rend un hom­mage civique ; elle est une sainte canonisée à qui est dû un culte religieux. Or le défilé se trouvait à l'heure de la messe. Sur l'observation de Jean Madiran, depuis 1984, le défilé est suivi d'une grand messe de sainte Jeanne d'Arc célébrée à l'église Saint-Nicolas du Chardonnet. L'abbé de Nantes, de son côté, célèbre une messe de sainte Jeanne d'Arc à l'inten­tion des membres de sa ligue de Contre-réforme catholique, qui constituent un groupe important au défilé. Il est souhaitable que tous les groupes qui participent au défilé parisien en l'honneur de sainte Jeanne d'Arc se mettent d'accord pour célébrer la fête de Jeanne d'Arc le 7 mai 1989. Il est également souhaitable qu'en province la solennité de sainte Jeanne d'Arc soit célébrée dans les églises et chapelles fidèles à la messe de saint Pie V : en 1989, cette messe n'est possible que le 7 mai. Nous émettons donc le vœu que les catholiques et tous les patriotes, même ceux qui ne seraient pas pratiquants, honorent comme il se doit, le 7 mai 1989, la sainte de la patrie. Jean Crété. 86:327 ### La doctrine du Christ-Roi et la liberté religieuse par Christophe Geffroy JADIS, lorsque l'Occident était encore la Chrétienté, la ques­tion de la liberté religieuse ne se posait pas. Il fallut attendre la Révolution française qui amena la laïcisation de la société pour que les souverains pontifes se penchassent sur cette question. Depuis Pie VI (1775-1799) jusqu'à Pie XII (1939-1958), une importante littérature fut consacrée par les papes successifs pour définir clairement la position de l'Église. Il est vrai que le développement du libéralisme religieux au XIX^e^ siècle donna largement matière à une argumentation réfutant point par point des erreurs qui étaient loin d'être originales. Or, après plus d'un siècle et demi d'un enseignement constant défendant les mêmes principes, le Concile Vatican II (1962-1965) prit sur la liberté religieuse une orientation apparemment contraire à la précédente. 87:327 Les traditionalistes dénoncèrent ce changement tandis que les partisans de la liberté religieuse se partagèrent globalement en deux groupes aux thèses contradictoires. Le premier groupe reconnaissait qu'il y avait rupture et que l'enseignement post­conciliaire n'était pas compatible avec la doctrine traditionnelle antérieure. Ce fut notamment la position de deux éminents théologiens du Concile, le R.P. Congar et le P. Courtney Mur­ray. Le premier écrivait par exemple : « *On ne peut nier qu'un tel texte* (celui de Vatican II sur la liberté religieuse) *ne dise matériellement autre chose que le Syllabus de 1864, et même à peu près le contraire des propositions 15, 77 et 79.* » ([^24]) Mais reconnaître cette rupture n'équivaut-il pas à admettre que l'Église s'est trompée pendant des siècles sur un sujet aussi important ? Comment des chrétiens nourris de piété filiale à son égard peuvent-ils croire que l'Église ait si longtemps entraîné avec Elle dans l'erreur les chrétiens du monde entier ? Et si l'Église a pu errer de la sorte autrefois, qu'est-ce qui nous garantit la véracité de son enseignement actuel ? Contre cette position difficilement soutenable, un second groupe s'est formé qui s'est attaché à montrer la continuité entre la doctrine défendue par Vatican II et celle des papes antérieurs. Les divergences ne seraient qu'apparentes et procéderaient d'une lecture trop superficielle des textes. C'est ce qu'essaie de démon­trer le R.P Bertrand de Margerie dans un récent ouvrage intitulé *Liberté religieuse et règne du Christ* ([^25])*.* Avant d'en analyser les arguments, rappelons ce qu'a déclaré le Concile Vatican II sur la liberté religieuse et ce qu'en avaient dit les papes auparavant. 88:327 #### Le contexte de la déclaration sur la liberté religieuse La liberté religieuse fut l'objet de la Déclaration *Dignitatis Humanae* (*DH*) du 7 décembre 1965. Comme de multiples autres textes du Concile, celui-ci s'imposa grâce au tour de force initial du cardinal Liénart au cours de la fameuse séance du 13 octobre 1962, durant laquelle il parvint contre toute légalité à empêcher l'élection des commissions telles qu'elles avaient été présentées ([^26]). Les commissions furent donc remaniées avec un important contingent de prélats qui n'avaient pas participé aux travaux préparatoires, ce qui aboutit finalement à l'élimination de la plupart des schémas qui avaient été élaborés et notamment de celui du cardinal Ottaviani sur la liberté religieuse remplacé par la déclaration *DH* ([^27]). Peut-être faut-il également rappeler que Vatican II, en se déclarant lui-même « pastoral », perdait le caractère d'infaillibi­lité qui s'applique aux conciles dogmatiques. Paul VI le confir­mait sans ambages dans une allocution du 12 janvier 1966 : « *Le Concile* (*déclaration du 6 mars 1964, confirmée le 16 novembre 1964*) *a évité de proclamer en forme extraordinaire des dogmes dotés de la note d'infaillibilité.* » ([^28]) Les textes d'un concile, d'autre part, ne sont pas tous de même importance. Une « constitution dogmatique » engage naturellement davantage l'autorité de l'Église qu'un « décret » et a fortiori encore plus qu'une simple « déclaration » comme l'est *DH.* Comme en plus la liberté religieuse n'est pas l'objet d'un article de foi, on pourrait être tenté de relativiser l'importance accordée à cette querelle apparemment si théorique. 89:327 Et certes, pourraient dire certains, pourquoi se diviser en défendant une position qui, de toute façon, ne correspond plus à aucune réalité dans nos démocraties totalement laïcisées ? Cette attitude n'est pourtant guère possible. D'abord parce qu'elle fait bon compte des principes. Ensuite parce qu'elle équivaut à une démission face à la vérité. La question, en effet, n'est pas tant de savoir si le débat est opportun ou non que de savoir quelle est la bonne doctrine que l'Église a le devoir d'enseigner. Enfin, de la doctrine de la liberté religieuse dépend largement la vision de l'État chrétien qu'on peut avoir. C'est donc la façon dont on envisage le règne du Christ-Roi sur les sociétés qui est finalement l'enjeu du débat. Comment affirmer dès lors qu'une telle doctrine n'est pas sans influence sur la foi ? #### Le contenu de la liberté religieuse dans Vatican II La doctrine de la liberté religieuse définie par *DH* se résume dans les passages suivants de la déclaration ([^29]) : « *Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a* DROIT *à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de* QUELQUE POUVOIR HUMAIN QUE CE SOIT*, de telle sorte qu'en matière religieuse nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d'autres. Il déclare, en outre,* QUE LE DROIT A LA LIBERTÉ RELIGIEUSE A SON FONDEMENT DANS LA DIGNITÉ MÊME DE LA PERSONNE HUMAINE *telle que l'ont fait connaître la parole de Dieu et la raison elle-même.* 90:327 CE DROIT DE LA PERSONNE HUMAINE A LA LIBERTÉ RELIGIEUSE DANS L'ORDRE JURIDI­QUE DE LA SOCIÉTÉ DOIT ÊTRE RECONNU DE TELLE MANIÈRE QU'IL CONSTITUE UN DROIT CIVIL » (*DH* § N° 2,1) « *En vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu'ils sont des personnes, c'est-à-dire doués de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvus d'une responsabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d'abord qui concerne la religion* (*...*) *Or, à cette obligation, les hommes ne peuvent satisfaire, d'une manière conforme à leur propre nature, que s'ils jouissent, outre de la liberté psychologique, de l'immunité à l'égard de* TOUTE CONTRAINTE EXTÉRIEURE*.* » (*DH* § N° 2,2) « *Mais la vérité doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, par le moyen de l'enseignement ou de l'éduca­tion, de l'échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu'ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s'aider mutuellement dans la quête de la vérité ; la vérité une fois connue, c'est par un assentiment personnel qu'il faut y adhérer fermement.* » (*DH* § N° 3,2) « *Le pouvoir civil* (*...*) *dépasse ses limites s'il s'arroge le droit de* DIRIGER OU D'EMPÊCHER *les actes religieux.* » (*DH* § N° 3,5) « *Les groupes religieux ont aussi* LE DROIT *de ne pas être empêchés d'enseigner et de manifester leur foi publique­ment, de vive voix et par écrit.* » (*DH* § N° 4,4) #### Problèmes soulevés par cette doctrine On peut commencer par noter que le droit à la liberté religieuse, selon cette doctrine, ne trouve pas son fondement en Dieu, mais « dans la dignité même de la personne humaine ». L'aspect fondamental, cependant, réside dans l'affirmation que la liberté religieuse est un droit civil pour toutes les religions, y compris, donc, pour les faux cultes en terre chrétienne. L'ab­sence de toute contrainte et notamment de celle de l'État ou même de l'Église, pour favoriser telle ou telle religion, n'est qu'une conséquence de cette définition. 91:327 L'opposition au principe de la liberté religieuse est souvent mal comprise parce que l'on ne discerne pas toujours assez nettement le problème au *for interne* et au *for externe,* auquel s'ajoute une confusion quant à la définition de la liberté. Au for interne, la liberté religieuse ne pose aucun problème. Il est évident que tout homme doit embrasser la foi librement d'un plein consentement. Nul ne saurait l'y forcer. S'il se trompe dans son for interne, si grave cela soit-il, c'est lui et Dieu seuls que cela regarde, pas l'État ni l'Église qui ne peuvent obliger personne à croire ([^30]). Qu'est-ce qu'un Salut qui ne serait pas libre, demandait Péguy, sinon un Salut d'esclave ? C'est ici qu'intervient la confusion quant à la notion de liberté qui, prise isolément avec un « L » majuscule, n'a guère de sens, puisqu'il n'existe pas une Liberté vague et générale mais des libertés. On assimile en effet trop souvent la *liberté psychologique* et la *liberté morale.* La première, qui est la faculté de notre volonté de vouloir telle chose plutôt qu'une autre, est indélébile en ce sens qu'on ne peut l'enlever à l'homme : même en prison et sous la torture, on ne peut l'empêcher de penser de telle manière en son for interne même s'il avoue le contraire par faiblesse. C'est à ce niveau que l'assentiment de la Foi doit s'accomplir. L'homme a cette liberté terrible d'aimer ou de ne pas aimer Dieu, de se sauver ou de se damner. La seconde, la liberté morale, concerne précisément l'usage de ce libre arbitre. Elle cesse d'être neutre puisque selon le choix retenu elle glisse ou vers le bien ou vers le mal. Et l'on revient ainsi à la liberté religieuse au for externe, qui seule est en jeu ici. Puisque si l'on ne peut forcer personne à croire, on peut en revanche rassembler des conditions environ­nantes qui favorisent les gens à croire librement et à se mouvoir dans le bien. Car la question soulevée par *DH* est bien de savoir si des autorités civiles ou religieuses peuvent légitimement inter­venir pour préserver un ordre chrétien et donner au catholicisme une place privilégiée dans une société chrétienne. 92:327 A cela *DH* répond : non ! La vérité doit être trouvée par une libre recherche, par un échange d'arguments et un dialogue ouvert. Pour qu'une telle démarche puisse effectivement conduire les hommes à la vérité, il faut supposer au moins trois conditions : d'abord que l'homme ait naturellement envie de rechercher la vérité religieuse ; ensuite qu'il soit capable de juger lui-même du vrai et du faux en toute circonstance ; enfin qu'au cours du « dialogue » devant mener à la vérité, le plus habile parleur ne soit pas du mauvais côté, faute de quoi il faudrait admettre que le moyen en soi est plus important que la fin, ce qui est absurde. Mais le succès de cette démarche semble pour le moins illusoire en ce que ces trois conditions supposent une vision de l'homme qui fait bon compte des effets du péché originel. L'homme est un être déchu qui ne retrouve sa pleine dignité que par la Grâce de Dieu qui seule l'éclaire véritable­ment. Or, comment croire que le « dialogue » puisse suffire à le conduire vers cette Lumière ! L'homme a d'abord besoin d'être éduqué, éducation qui n'est jamais ni libre ni neutre, mais contrainte bienfaisante et formatrice ; puis durant toute sa vie, l'homme a encore besoin d'être guidé pour éviter de chuter. Seuls, peut-être, les saints n'ont pas besoin de ces rails extérieurs qu'une société chrétienne impose par de justes lois pour baliser le chemin incertain du Ciel. Mais l'existence de tels rails suppose évidemment une responsabilité de l'État en matière religieuse que lui dénie *DH.* Aussi est-il temps de se pencher quelques instants sur l'enseignement antérieur de l'Église. #### L'enseignement traditionnel sur la liberté religieuse L'enseignement des papes sur ce sujet est particulièrement fourni. Pie VI et Pie VII, à l'occasion de la Révolution fran­çaise, publièrent deux lettres condamnant la liberté religieuse, le premier en 1791, le second en 1814. Grégoire XVI, dans l'ency­clique *Mirari Vos* en 1832, condamna le libéralisme de Lamennais. Puis Pie IX, dans l'encyclique *Quanta Cura* en 1864, suivie du fameux *Syllabus* renfermant les « principales erreurs de notre temps » ; 93:327 puis Léon XIII dans des encycliques comme *Diuturnum Illud* (1881) sur l'origine du pouvoir civil, *Immortale Dei* (1885) sur la constitution chrétienne des États et surtout *Libertas Praestaniissimum* (1888) sur la liberté humaine. Saint Pie X, dans une encyclique plus large sur les erreurs moder­nistes, *Pascendi* (1907), confirmait ces condamnations. Enfin, une encyclique comme *Quas Primas* (1925) de Pie XI sur le règne du Christ-Roi est elle-même une dénégation indirecte de la doctrine actuelle de la liberté religieuse. Il est clair qu'un enseignement aussi constant, répété de façon aussi solennelle par tant de papes, acquiert une autorité difficilement contestable. L'une de ces encycliques, *Quanta Cura,* de Pie IX, rassemble même les quatre conditions de l'infaillibilité du magistère extraordinaire du pape ([^31]) « *Nous avons jugé bon d'élever à nouveau Notre Voix Apostolique. En conséquence, toutes et chacune des opinions déréglées et des doctrines rappelées en détail dans ces Lettres, Nous les réprouvons, proscrivons et condamnons de Notre autorité apostolique ; et Nous voulons et ordonnons que tous les fils de l'Église catholique les tiennent absolument pour réprouvées, proscrites et condamnées.* » (*QC*, § N° 14)*.* Que dit précisément cette encyclique sur le sujet qui nous occupe ? En voici un court extrait : « *Il s'en trouve beaucoup aujourd'hui pour appliquer à la société civile le principe impie et absurde du* « *naturalisme* »*, comme ils l'appellent, et pour oser enseigner que* « *le meilleur régime politique et le progrès de la vie civile exigent absolu­ment que la société humaine soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la Religion que si elle n'existait pas, ou du moins* SANS FAIRE AUCUNE DIFFÉRENCE ENTRE LA VRAIE ET LES FAUSSES RELIGIONS »*. Et contre la doctrine de la Sainte Écriture, de l'Église et des Saints Pères, ils affirment sans hésitation que :* « LA MEILLEURE CONDITION DE LA SOCIÉTÉ EST CELLE OÙ ON NE RECONNAÎT PAS AU POUVOIR LE DEVOIR DE RÉPRIMER PAR DES PEINES LÉGALES LES VIOLA­TIONS DE LA LOI CATHOLIQUE, *si ce n'est dans la mesure où la tranquillité publique le demande.* » 94:327 *A partir de cette idée tout à fait fausse du gouvernement des sociétés, ils ne craignent pas de soutenir cette* OPINION ERRONÉE, FUNESTE AU MAXIMUM POUR L'ÉGLISE CATHOLI­QUE ET LE SALUT DES AMES, *que Notre Prédécesseur Grégoire XVI, d'heureuse mémoire, qualifiait de* « DÉLIRE »* :* « LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE ET DES CULTES EST UN DROIT PROPRE A CHAQUE HOMME. CE DROIT DOIT ÊTRE PROCLAMÉ ET GARANTI PAR LA LOI DANS TOUTE SOCIÉTÉ BIEN ORGANISÉE*...* » (*QC* § N° 5) N'est-ce pas mot pour mot le contraire de l'affirmation de *DH* qui fait de la liberté religieuse un droit civil incontournable pour toute société, chrétienne ou non ? Quant au *Syllabus,* annexé à *Quanta Cura,* il condamnait notamment les proposi­tions suivantes ([^32]) : « *Il est libre à chaque homme d'embrasser et de professer la religion qu'il aura été amené à regarder comme vraie, par les seules lumières de la raison.* » (Prop. N° 15) «* L'Église n'a pas le droit d'employer la force ; elle n'a aucun pouvoir temporel direct ou indirect. *» (Prop. N° 24) « *L'Église doit être séparée de l'État, et l'État séparé de l'Église.* » (Prop. N° 55) « *A notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, à l'exclusion de tous les autres cultes.* » (Prop. N° 77) « *En effet, il est faux que la liberté civile de tous les cultes, et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l'esprit, et propagent la peste de l'indifférentisme.* » (Prop. N° 79) Tout le fossé qui sépare *DH* de la doctrine précédemment enseignée par l'Église apparaît clairement à la lecture de ces quelques textes. Alors que Vatican II fait de la liberté religieuse un droit civil dans n'importe quel cas, la doctrine catholique traditionnelle admet que l'erreur (c'est-à-dire les autres religions) peut dans certains cas être tolérée en vue du bien commun ou d'un mal plus grand à éviter, mais jamais se voir octroyer un droit permanent et irrévocable comme le réclame *DH.* 95:327 Pendant des siècles, les États chrétiens ont favorisé le catholicisme en réprimant par des peines légales les violations de la loi catholi­que, pouvoir que *DH* dénie maintenant aux États comme contraire à la doctrine de l'Église. Un État n'aurait-il donc plus le droit d'interdire l'avortement, de censurer la pornographie ou la violence, de condamner le blasphème ou la profanation d'une église ? L'encyclique de Léon XIII *Libertas Praestantissimum* sur la liberté humaine confirme *Quanta Cura* et explicite la différence entre droit et tolérance ([^33]) : « *Il n'est aucunement permis de demander, de défendre ou d'accorder sans discernement la liberté de pensée, de la presse, de l'enseignement, des religions, comme autant de droits que la nature a conférés à l'homme. Si vraiment la nature les avait conférés, on aurait le droit de se soustraire à la souve­raineté de Dieu, et nulle loi ne pourrait modérer la liberté humaine* (*...*) *Une liberté ne doit être réputée légitime qu'en tant qu'elle accroît notre faculté pour le bien ; hors de là, jamais.* » (§ N° 61) « *Envisagée au point de vue social, cette même liberté* (*de conscience*) *veut que l'État ne rende aucun culte à Dieu, ou n'autorise aucun culte public ; que nulle religion ne soit préférée à l'autre, que toutes soient considérées comme ayant les mêmes droits, sans même avoir égard au peuple, lors même que ce peuple fait profession de catholicisme. Mais qu'il en fût ainsi, il faudrait que vraiment la communauté civile n'eût aucun devoir envers Dieu, ou qu'en ayant, elle pût impunément s'en affranchir ; ce qui est également manifeste­ment faux.* » (§ N° 36) « *Les écarts d'un esprit licencieux, qui, pour la multitude ignorante, deviennent facilement une véritable oppression, doivent justement être punis par l'autorité des lois, non moins que les attentats de la violence commis contre les faibles.* » (§ N° 39) « *Néanmoins, dans son appréciation maternelle,* l'Église *tient compte du poids accablant de l'infirmité humaine* (*...*) 96:327 *Pour ces motifs,* TOUT EN N'ACCORDANT DE DROITS QU'À CE QUI EST VRAI ET HONNÊTE, ELLE NE S'OPPOSE PAS CEPENDANT À LA TOLÉRANCE DONT LA PUISSANCE PUBLIQUE CROIT POUVOIR USER A L'ÉGARD DE CERTAINES CHOSES CONTRAIRES À LA VÉRITÉ ET À LA JUSTICE, EN VUE D'UN MAL PLUS GRAND À ÉVITER OU D'UN BIEN PLUS GRAND À OBTENIR OU À CONSER­VER*.* » (§ N° 52) Nombre d'autres textes pourraient être cités qui ne feraient que reprendre ou compléter ceux qui sont présentés ici. L'oppo­sition entre le magistère traditionnel antérieur à Vatican II et celui de *DH* apparaît maintenant assez clairement. Or, il semble difficile de défendre *DH* sans balayer apparemment plusieurs siècles du passé de l'Église, ce qui est pour le moins contraire aux habitudes et à la piété filiale qu'on doit lui porter. Comment dès lors concilier deux enseignements aussi visiblement contra­dictoires ? C'est ce qu'a essayé de faire le R.P de Margerie en tâchant de montrer qu'une analyse assez fine des textes cacherait en réalité une continuité qui n'aurait pas toujours été bien vue. #### La liberté religieuse continuité de l'enseignement passé ? Reconnaissons au moins au livre du R.P. de Margerie le caractère d'une certaine honnêteté. Il n'élude quasiment aucun des grands textes que nous avons évoqués et qui condamnaient la liberté religieuse. Mieux, il ne les récuse pas. Enfin pas pour leur époque ! Alors comment parvient-il à expliquer cette « continuité » si peu évidente ? *Premièrement,* ce qui fut condamné par les papes du XIX^e^ siècle n'était pas la liberté religieuse en soi, mais toujours un excès d'une certaine liberté dans un contexte particulier propre à cette époque. Parlant des encycliques *Singulari Vos* et *Mirari Vos* du pape Grégoire XVI, le R.P. de Margerie écrit au sujet de la liberté religieuse : 97:327 « *Or, à cet égard, deux points sont clairs ; ni dans la première ni dans la seconde de ces deux encycliques, ce pontife n'a condamné une liberté relative, conditionnelle, limitée dans ce domaine ; ni dans l'une ni dans l'autre il n'a distingué cette liberté de la liberté illimitée, inconditionnelle, absolue que seule il condamnait.* « *Grégoire XVI ne condamne nulle part, purement et simplement, la liberté de conscience et d'opinion, sans ajouter tout de suite un adjectif qui la qualifie.* » (p. 21) « *Liberté autre, liberté limitée, la liberté religieuse de Vatican II est encore une liberté fondée d'une manière diffé­rente de celle que rejetait Pie IX après Grégoire XVI. Sa base n'est plus -- comme pour les Déclarations des droits de l'homme de 1789 et même de 1948 -- le droit d'un sujet existant par lui-même et sans relations avec autrui, sinon celles qu'il crée ; mais la dignité de la personne humaine douée de raison, de volonté libre, et, par suite, de responsabi­lité personnelle* » (p. 30)*.* « *C est* (*donc*) *en connaissance de cause que les pères de Vatican II ont approuvé un texte en apparente contradiction avec des enseignements antérieurs du magistère, précisément parce qu'on leur avait montré -- de manière certes inchoative et globale* (*mais incomplète*) *plutôt que précise -- l'absence de contradiction réelle.* » (p. 24) En relisant les passages cités plus haut de *Quanta Cura* ou de *Libertas,* le lecteur pourra juger de la recevabilité de cet argument. Pour ma part, cela ne m'apparaît guère évident et il suffit pour s'en convaincre de relire les propositions 77 ou 79 condamnées par le *Syllabus* qui traitent bien de la liberté civile des cultes en général. Une des difficultés pour maintenir *DH* en conformité avec la tradition provient du souci qu'a l'Église de condamner tout indifférentisme religieux, condamnation réitérée par le Concile lui-même qui a naturellement réaffirmé que l'Église était la seule détentrice de l'unique Vérité. Or, la liberté des cultes dans un État qui ne se mêle en rien de religion conduit nécessairement à un indifférentisme de fait, qu'on le veuille ou non. On a beau dire comme le R.P de Margerie qui reprend une phrase de l'évêque d'Orléans Mgr Dupanloup, que « *condamner l'indiffé­rence en matière de religion, ce n'est pas condamner la liberté politique des cultes* » (p. 25), dès lors que l'État s'interdit toute intervention dans les affaires religieuses -- ce qui revient à la séparation de l'Église et de l'État souhaitée par Rome depuis Vatican II -- il devient pour le moins difficile de discerner la différence qui sépare la liberté religieuse de l'indifférentisme. 98:327 Sa condamnation purement verbale n'y change pas grand chose. Car enfin une condamnation verbale ne suffit pas si elle n'est pas suivie d'actes. Or, comment le faire autrement qu'en don­nant une place privilégiée à une religion dans la société ? Comme pour remédier à cet inconvénient, le R.P. de Margerie nous affirme qu'il ne faut pas confondre la liberté ABSOLUE des cultes, toujours condamnée même par Vatican II, et la liberté RELATIVE ou LIMITÉE des cultes, définie par *DH* lors du Concile ! (p. 23) J'aimerais qu'on m'explique la différence concrète entre liberté absolue et liberté relative ou limitée des cultes telle qu'on la pratique aujourd'hui en Occident ! Si celle-ci n'est pas déjà « absolue », en quoi pourrait-elle l'être davantage ? Dans la citation du R.P. de Margerie de la page 30 (voir plus haut), il explique le fondement de cette liberté par une notion soi-disant nouvelle que les papes précédents n'auraient pas su voir. On retrouve tout au long de ce livre cette même dialectique de l' « évolution » et du « progrès » si fréquente aujourd'hui sous la plume de nos ecclésiastiques. Ils ont été à bonne école puisque dès le concile Mgr de Smedt déclarait notamment : « *Or, cette doctrine* (de la liberté religieuse) *doit être considérée comme le terme actuel d'une* ÉVOLUTION *aussi bien de l'enseignement sur la dignité de la personne que du souci pastoral de l'Église pour la liberté de Comme* (*...*) *Sa doctrine évoluait en même temps que grandissait son souci pastoral.* » (pp. 84 et 87) Fort de cet exemple, le R.P. de Margerie croit lui aussi vivre une époque tellement plus évangélique que les précédentes, essentiellement en raison du souci pastoral insuffisant de l'Église d'alors, il est vrai prisonnière des ténèbres qui l'environnaient et qui, sans doute, l'ont empêchée de découvrir la dignité de la personne avec tout le cortège de Droits qui l'accompagnent dorénavant : 99:327 « *La déclaration DH* (*...*) *reconnaît une* « *moindre conformité* » *entre certains comportements passés et l'esprit évangéli­que, voire même une contrariété* » (p. 66) « *L'Église,* poursuit le R.P. de Margerie, *a mieux perçu la part de vérité qu'elles* (les erreurs du libéralisme) *contenaient au sujet des droits de l'homme* » (p. 71) C'est pourquoi, « *ces documents passés* (qui condamnèrent la liberté religieuse) *n'exigent pas exacte­ment la même forme d'assentiment de notre part que de la part des contemporains. Car désormais nous les interprétons à travers les documents plus récents qui ont explicité, clarifié, complété et, en ce sens, corrigé la doctrine formulée antérieu­rement.* » (p. 70) Admirable justification et en même temps aveu qu'il y a bien eu un changement dans la doctrine ! Changement qui a corrigé les textes des papes qui n'avaient pas les lumières qui ont tant éclairé nos théologiens contemporains d'un esprit tellement plus évangélique... et si plein d'humilité ! \*\*\* *Deuxièmement,* pour expliquer la compatibilité entre l'ensei­gnement antérieur et actuel sur la liberté religieuse, le R.P de Margerie établit une seconde subtile distinction entre l'État et la société civile, que les papes d'autrefois, une fois de plus, n'avaient pas su voir. Or, selon cette distinction, si la société civile doit effectivement rendre un culte à Dieu, il n'en va pas de même de l'État : « *L'absence de distinction nette et explicite entre État et société -- l'État évoquant les personnes des gouvernants, la société l'ensemble des citoyens -- ne permettait pas encore à Léon XIII* (*avant 1891*) *de dégager nettement les consé­quences de sa reconnaissance de l'incompétence religieuse de l'État, sans paraître évacuer la réalité des devoirs religieux et ecclésiaux affectant les personnes de tous les citoyens, y compris des dirigeants des États. En d'autres termes, la compétence propre de l'État étant relative seulement* au *bien commun temporel des citoyens, il ne lui appartient pas de porter un jugement sur les religions vraies ou fausses, sur la vérité en matière religieuse : voilà qui appartient et à l'Église comme telle et à chaque citoyen, non comme tel, mais en tant que personne humaine.* » (p. 37) 100:327 « *En soulignant l'incompétence religieuse de l'État, DH n'a nullement prétendu affirmer que l'Étai, obligé à favoriser la liberté religieuse, doive être indifférent à la religion ou areligieux* (*...*) *C'est précisément en vertu de son obligation de favoriser la liberté religieuse et à travers son accomplissement que l'État manifeste sa non-séparation par rapport à la religion.* » (pp. 38 et 39) « *Une fois reconnue la non-identité entre société civile et État, on peut admettre que l'État comme tel -- à la diffé­rence des personnes des détenteurs du pouvoir politique -- étant incompétent en matière religieuse et n'ayant ni la mis­sion ni la possibilité de reconnaître le vrai et le faux en ce domaine, ne peut directement et immédiatement rendre un culte à Dieu, ce que la société peut et doit faire. L'État ne peut ni croire ni être incroyant ; il n'est ni religieux ni athée ; selon Vatican II, il reconnaît les mêmes droits aux citoyens de toutes les religions, sans discrimination, sans arbitraire ou favoritisme, dans les limites de l'ordre public, de la moralité publique et du bien commun* (cf. *DH* 6-7)* *» (pp. 41-42)*.* Toute l'argumentation s'appuie sur cette distinction, décou­verte selon le R.P. de Margerie par Pie XII et développée par Vatican II, entre l'État et la société civile. Qu'il y ait une différence entre ces deux notions est assez évident. Je doute, cependant, qu'elle n'ait été mise en évidence que récemment. Quoi qu'il en soit, il est amusant de constater que ceux qui utilisent cette distinction pour leur cause sont les mêmes qui vantent les droits sacrés de la Démocratie, hérités de 1789. Or, que dit la théorie de la souveraineté populaire dont ils se réclament, sinon que les gouvernants (c'est-à-dire l'État dans la dialectique du R.P de Margerie) sont les représentants de l'ensemble des citoyens (c'est-à-dire de la société civile) qui les ont élus et ont à ce titre pouvoir de parler et d'agir en leur nom ? Alors bien sûr la différence existe, mais dans le cas présent, comment la société civile peut-elle s'exprimer officielle­ment -- puisque Margerie admet que celle-ci doive rendre un culte public à Dieu -- sinon par le biais de ses représentants, à savoir l'État ? Car si celui-ci peut paraître aujourd'hui une entité abstraite mal définie, il est pourtant bien occupé par des hommes : par un président de la République, par des ministres, par des députés, etc. Or, le R.P. de Margerie voudrait que ces hommes-là honorassent Dieu à titre privé comme « personne humaine » et non pas comme citoyen responsable et encore moins comme Chef d'État ! C'est pourtant précisément en tant que Chef d'État que celui-ci engage la Nation à rendre un culte public à Dieu, même s'il est au fond de son cœur un mécréant. 101:327 Et c'est aussi à ce titre qu'il peut montrer un exemple salutaire. Cette dissociation de la personne, qui doit rendre publique sa foi comme homme et la taire comme responsable dans l'État est proprement extraordinaire. Ainsi Constantin en se convertissant n'aurait pas dû favoriser publiquement la foi qu'il venait d'em­brasser ! Ainsi saint Louis avait-il tort d'engager l'État dans la défense de l'Église ! Quant à saint Bernard prêchant la Croisade de la chaire de Vézelay, quelle excuse peut-on lui trouver sinon de n'avoir pas eu la chance de vivre une époque aussi éclairée que la nôtre. Le rôle de César, en effet, le R.P. de Margerie le décrit clairement : « *César, en tant que représentant de Dieu dans l'ordre temporel, n'a pas mission de proclamer ou d'empêcher de proclamer des vérités religieuses, ni de réprimer des erreurs dans ce domaine ; mais César, en tant que personne, obligé de poursuivre personnellement la recherche et la reconnais­sance de la vérité, et d'aider par charité les autres à lutter contre l'erreur, devra, au niveau d'un dialogue interpersonnel exclusif de la coercition, faire ce qu'il pourra pour* « *empêcher et réprimer ce qui est faux et erroné* »*, ni plus ni moins que tout autre citoyen qui demeure un frère.* » (p. 51) Comment diantre le christianisme se serait-il répandu de par le monde avec pareille doctrine ? Et comment prétendre « convertir les nations » comme nous l'enseigne l'Évangile par le seul « dialogue interpersonnel exclusif de la coercition » ? Si le grand mouvement de mission et de conversion jadis mené par nos ancêtres est bel et bien tari aujourd'hui, n'est-ce pas précisé­ment parce que n'ayant plus que le mot de « dialogue » à la bouche, nous n'avons plus une foi et une volonté suffisantes pour essayer de convertir les autres, à commencer par nos proches ? Comme emportés par le mythe si général du progrès, nos clercs se sont persuadés d'être parvenus à un stade d'évangé­lisation réellement supérieur, quand il est trop clair que la foi s'est considérablement attiédie depuis longtemps et que partout l'influence de l'Église ne cesse de régresser. La seule religion qui demeure conquérante et menaçante est l'Islam qui -- quel hasard ! -- rejette la théorie de la liberté religieuse. 102:327 Le R.P. de Margerie évoque encore le bien commun temporel pour justifier de la liberté religieuse qui interdit toute discri­mination entre les religions, même dans un pays dont la popula­tion est catholique. Mais dans un tel pays, comme la France par exemple, la foi commune n'est-elle pas précisément l'attribut le plus précieux de ce bien commun ? S'il existe une distinction nette entre les deux pouvoirs, spirituel et temporel, chacun étant autonome dans son ordre, il n'en reste pas moins vrai que la destinée temporelle de l'homme n'est pas sans rapport avec sa destinée spirituelle. On disait autrefois que le bien commun résidait dans l'établissement de conditions publiques susceptibles de favoriser la vertu des citoyens pour les aider à accomplir leur fin dernière, le Salut de l'âme. Si on admet cette définition qui peut au moins s'appliquer à l'État chrétien, comment prétendre que les responsables politiques, en tant que gouvernants, n'ont là-dessus aucun devoir ? L'État n'est pas neutre. Il ne lui suffit pas d'interdire ce qui contrevient à la moralité publique, il a également un rôle éducateur important rappelé par Pie XI dans l'encyclique *Divini illius Magistri* (1929). C'est tout cela que semble rejeter le R.P. de Margerie pour lequel la liberté reli­gieuse, non seulement est plus importante en soi que le salut des âmes, mais encore est même le meilleur critère permettant de reconnaître le règne du Christ sur la société : « *Si une violation de la loi divine ne met pas en danger la tranquillité publique, l'ordre public, le bien commun tempo­rel, l'État ne peut que se déclarer incompétent, même si pareille violation met en péril le salut éternel des âmes.* » (pp. 42-43) « *Si ce point est observé* (la liberté religieuse), *le Christ commence déjà de régner en cette cité, même si la plupart des habitants ne le connaissent ou ne le reconnaissent pas encore, car cette cité respecte la volonté divine sur la liberté religieuse. Elle la respecte publiquement et socialement ; le règne de Jésus sur cette société est donc déjà, de manière inchoative, public.* » (p. 55) « *Dans le monde pluraliste qui est en fait le nôtre, la société civile rend hommage à Dieu, conformément à son devoir, d'une manière publique, à travers les diverses familles religieuses présentes en elle ; dans la mesure où chacun de leurs membres est de bonne foi* (*ce que la charité nous oblige à croire*)*, les visées subjectives de leurs cultes divers s'intègrent dans le culte parfait que le Fils de l'homme rend à son Père à travers l'Eucharistie de son Église.* » (p. 57) 103:327 Autrement dit, une quelconque république qui se moque totalement de N.-S. Jésus-Christ mais qui reconnaît la liberté religieuse est davantage chrétienne que la France de saint Louis qui ne la reconnaissait pas ! Si de telles affirmations ne contre­disent pas celles de la page 38 où il était dit que favoriser la liberté religieuse ne revenait nullement à être indifférent à la religion, c'est que les mots n'ont plus de sens. Car s'ils en conservent encore un, le R.P de Margerie a exactement écrit que la liberté religieuse était une chose plus importante en soi que la religion elle-même, puisque l'État, s'il lui est désormais interdit de favoriser une religion plus qu'une autre, se doit au contraire de favoriser la liberté de toutes les religions. En d'autres termes, c'est encore affirmer que la liberté du choix est plus fondamentale que le choix lui-même ou encore que le moyen est au-dessus de la fin. Voilà où conduisent plusieurs siècles de philosophie subjectiviste. Dès lors, en effet, où l'on n'admet aucune autre réalité que celle du sujet pensant, la liberté de sa démarche intellectuelle importe évidemment plus que l'objet sur lequel il s'applique. On arrive ainsi à être prisonnier de l'idée fausse que l'intention prime l'objet : qu'importe l'acte, bon ou mauvais, du moment que l'intention subjective qui l'a provoqué était sincère. Ainsi, tant qu'il est de bonne foi, celui qui adore un faux dieu rend également hommage au Vrai ! Les Indiens qui se prosternent devant leur totem rendent sans le savoir un culte à Dieu. Voilà ce qui anime le faux œcuménisme actuel, que le pape Pie XI dénonça dans l'encyclique *Mortalium Animos* en 1928. Dernier argument, l'État serait incompétent en matière reli­gieuse car il serait incapable de distinguer le vrai du faux sur ce sujet. Mais s'il ne le peut en matière religieuse pourquoi le pourrait-il ailleurs ? L'État ne juge-t-il pas des personnes ? N'édicte-t-il pas des lois qui bornent la liberté des citoyens et notamment en matière morale (même s'il le fait de moins en moins aujourd'hui) ? Alors au nom de quoi le fait-il s'il ne peut distinguer le vrai du faux ou le bien du mal ? Et s'il n'a pas cette faculté, comment pourrait-il juger du bien commun ? Dès lors où il pose un acte, l'État s'engage moralement. Quelle espèce de barrière l'empêcherait soudainement d'agir de même dans le domaine religieux ? De plus, l'État n'est pas désincarné ; il est représenté par des hommes qui eux sont bien capables de voir le vrai du faux, sinon qui donc le pourrait encore ? 104:327 L'État peut et doit distinguer la vraie religion des fausses. C'est précisément le cas de l'État chrétien qui est symbolisé par cette alliance du temporel et du spirituel qui, bien que chacun dans leur ordre, marchent main dans la main pour le plus grand bien des âmes. La chrétienté, disait Dom Gérard, « *c'est aussi et surtout la proclamation de la royauté de Jésus-Christ sur les âmes, sur les institutions et sur les mœurs. C'est l'ordre temporel de l'intelligence et de l'amour soumis à la très haute et très sainte royauté du Seigneur Jésus. C'est l'affirmation que les souverains de la terre ne sont que les lieutenants du roi du Ciel* »*.* ([^34]) L'État chrétien, c'est donc d'abord le règne temporel de N.S.J.C. sur les sociétés civiles. Mais c'est aussi l'État qui honore Dieu publiquement, qui conforme ses lois à celles du Créateur, qui favorise positivement ce qui est bon pour l'Église et évite tout ce qui lui nuit. L'apogée de la chrétienté qu'a connue l'Occident et qui a réuni ces conditions, n'aurait donc été qu'un égarement ou un stade primitif de l' « évolution ». Il n'y aurait donc plus de possibilité de bâtir à nouveau une chrétienté moderne adaptée à nos époques et qui s'inspirerait de l'exemple unique qui nous est donné ! A cela Pie XI a répondu dans la belle encyclique *Quas Primas* (1925) sur le règne du Christ-Roi dans laquelle il rappelle notamment les devoirs que l'État et ses représentants doivent rendre à la vraie religion ([^35]) : « *La peste de notre époque, c'est le laïcisme* (*...*) *Les États, à leur tour, apprendront par la célébration annuelle de cette fête* (celle du Christ-Roi instituée à cette occasion) *que les gouvernements et les magistrats ont l'obligation, aussi bien que les particuliers, de rendre au Christ un culte public et d'obéir à ses lois. Les chefs de la société civile se rappelleront, de leur côté, le dernier jugement, où le Christ accusera ceux qui l'ont expulsé de la vie publique, mais aussi ceux qui l'ont dédaigneusement mis de côté ou ignoré, et punira de pareils outrages par les châtiments les plus terribles ; car sa dignité royale exige que l'État tout entier se règle sur les commande­ments de Dieu et les principes chrétiens* » (*QP* § N° 18,1 et 21,1)*.* 105:327 L'encyclique *Immortale Dei* (1885) de Léon XIII sur la constitution chrétienne des États affirmait également ([^36]) : « *Les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n'existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile, ou en admettre une indifféremment selon leur bon plaisir. En hono­rant la Divinité, elles doivent suivre strictement les règles et le mode suivant lesquels Dieu lui-même a déclaré vouloir être honoré. Les chefs d'État doivent donc tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser la religion, de la protéger de leur bienveil­lance, de la couvrir de l'autorité tutélaire des lois, et ne rien statuer ou décider qui soit contraire à son intégrité.* » (*ID* p. 8) Toute cette controverse ne prend sa signification véritable que lorsqu'on en tire les conséquences concrètes appliquées aux sociétés. Autrement dit, est-il possible de concilier la doctrine de la liberté religieuse tout en conservant l'enseignement sur le règne du Christ-Roi ? #### Le règne du Christ-Roi dans la doctrine catholique A cette question, le R.P. de Margerie répond affirmative­ment précisément parce qu'il soutient que le critère qui montre le mieux le règne effectif du Christ sur les sociétés est l'instauration et l'application du principe de la liberté religieuse défini par Vatican II dans *DH.* Pour justifier ce nouveau principe il a essayé de montrer qu'il n'était pas en contradiction véritable avec l'enseignement des papes du XIX^e^ siècle. 106:327 Nous avons dit pourquoi nous ne partagions pas ce sentiment sans, néanmoins, nous attacher encore à ce qui fonde la royauté sociale de N.-S. Jésus-Christ : l'Évangile lui-même ([^37]). Si, interrogé par Pilate, N.-S. répond que « *Mon royaume n'est pas de ce monde* » (Jn, 18, 36), cela ne signifie nullement qu'il n'est pas « sur » ce monde ni « en » ce monde, mais seulement que son origine ne vient pas d'ici-bas. L'explication est donnée quelques lignes plus loin lorsqu'à la question de Pilate « *Donc tu es roi ?* »*,* Jésus répond : « *Tu le dis ! Je suis roi, et je suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la Vérité.* » Royauté certes d'un ordre particulier, d'abord spirituelle et doctrinale mais qui dépasse de loin la seule vie intérieure de chacun pour s'adresser aux nations entières. A Pilate qui prétend avoir tout pouvoir pour le faire mourir, Jésus répond : « *Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en haut* », preuve que la royauté de N.-S. n'est pas seulement une royauté spirituelle sur les âmes, mais également une royauté sociale. N'est-ce pas, au demeurant, ce que nous demandons chaque jour dans le *Pater :* « *Que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel...* » Enfin, cette conclusion est magistralement démontrée par les paroles de Jésus aux apôtres après sa Résurrection : « *Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit* » (Mt, 28 18-19). La doctrine du règne du Christ telle qu'elle apparaît dans l'enseignement des Évangiles peut-elle s'accommoder du principe actuel de la liberté religieuse ? Surtout quand Jésus prononce des paroles aussi terribles et exclusives que : « *Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera condamné.* » (Mc 16 15-16)*.* Ou encore : « *Qui n'est pas avec moi est contre moi, et qui n'amasse pas avec moi dissipe.* » (Mt 12, 30). Comment croire alors que ceux qui rendent un culte à un faux dieu, par le seul fait d'être sincères, rendent également hommage au vrai Dieu ? 107:327 Comment la liberté religieuse, qui laisse l'entière liberté à chacun d'embrasser la foi qui lui plaît sans direction aucune qui puisse lui être imposée, peut-elle se concilier avec la sentence de la condamnation des non-croyants. La charité elle-même n'exige-t-elle pas une posi­tion plus ferme ? Car s'il existe un petit nombre de catholiques assez éclairés qui croient fermement en sachant exactement à quoi ils croient, la plupart d'entre eux, en revanche, sont bien plus faibles dans leur foi, ne connaissant même pas exactement son contenu. Ceux-là, qui ont une vie religieuse personnelle moins forte, sont souvent très dépendants du milieu où ils vivent et des usages qui s'y pratiquent. Et si ce milieu et ces usages ne sont pas chrétiens, s'ils ne les conduisent pas vers un affermisse­ment de leur foi, celle-ci, bien souvent, n'y résiste pas longtemps. Désormais sans exemple fortifiant et ayant délaissé les bonnes habitudes, ces âmes sont emportées par le courant général d'apostasie qui domine nos sociétés. Pour fustiger toute contrainte ou toute direction imposée aux hommes, nos modernes en sont réduits à soutenir que seule l'adhésion qui résulte d'un libre choix raisonné est digne de valeur. Et certes, c'est sûrement la plus élevée et la plus digne d'admiration. Mais ce n'est pas la seule possible, ni même peut-être la plus fré­quente. L'homme étant ce qu'il est, il peut également adhérer sincèrement à la foi par d'autres voies, et notamment par la crainte. Un proverbe ne dit-il pas que « la crainte est le com­mencement de la sagesse » ? Mieux vaut une âme qui croit par crainte (de l'enfer, par exemple) qu'une âme laissée à elle-même, libre, ni conduite ni dirigée, et qui finalement se perd. Même si une foi de ce type est d'essence moins élevée, elle est évidem­ment préférable à l'incrédulité que favorise une doctrine qui interdit toute direction des âmes. Comment dès lors affirmer péremptoirement que la laïcisation dont la liberté religieuse n'est qu'un corollaire n'a pas eu de responsabilité dans la déchristiani­sation de l'Occident quand il est visible que ces deux mouve­ments se sont historiquement développés en même temps ? C'est bien là le véritable problème soulevé par ce nouveau principe de la liberté religieuse. Il interdit la renaissance de tout État chrétien au sens traditionnel de ce terme, à savoir un État qui reconnaîtrait à la religion catholique un statut privilégié dans la société et qui s'engagerait, comme bon an mal an jadis la monarchie française, à soutenir les valeurs fondamentales défen­dues par l'Église. 108:327 Cet État chrétien qui était symbolisé par l'alliance du Trône et de l'Autel et dont la Chrétienté du Moyen-Age a pendant quelques générations offert un exemple sans pareil dans l'histoire du monde ; eh bien ! l'Église d'aujourd'hui n'en veut plus. Au nom du principe de la liberté religieuse. Elle en a même demandé l'abolition aux rares États qui en avaient gardé des traces. L'Espagne était jusqu'en 1967 un État catholi­que, où personne ne pouvait être inquiété pour l'exercice privé de son culte, mais qui n'autorisait que les manifestations exté­rieures de la seule religion catholique. C'est sur la pression du Saint-Siège que l'Espagne accorda une totale liberté des cultes. Même chose pour la Colombie en 1973. Les modernes expliquent souvent cette évolution en arguant du fait qu'un État chrétien est aujourd'hui passé de mode, en dehors de l'esprit de notre temps. Faut-il comprendre par là que le Bien change selon le temps et le lieu ? Que le contexte historique ou le « degré d'évolution » influencent la vision de la vérité et qu'en conséquence ce qui était « vrai » hier ne l'est plus nécessairement aujourd'hui ? Mais c'est précisément avec des raisonnements relativistes de ce type que s'envole toute morale. Si l'État chrétien est maintenant dépassé, pourquoi la condam­nation de l'avortement, par exemple, ne le serait-elle pas ? L'avortement, en effet, n'est-il pas également admis et légalisé par toutes nos démocraties ? Et n'est-il pas aussi dans « l'esprit du temps » ? La liberté religieuse exige donc la séparation de l'Église et de l'État et la laïcisation de la société, les deux étant liées. Ce que les papes ont jadis vigoureusement condamné ([^38]) ! Et cet État totalement laïque, parce qu'il reconnaîtrait et favoriserait le principe de la liberté religieuse, non seulement ne tomberait pas dans l'erreur de l'indifférentisme, mais serait aujourd'hui le type même d'État favorisant le règne du Christ ! La France de Mitterrand, chrétienté plus accomplie que celle de saint Louis en somme, tel est l'aboutissement de la logique de cette doctrine. 109:327 Le fossé qui s'est creusé entre l'enseignement traditionnel sur la liberté religieuse et celui issu de Vatican II est maintenant trop important pour espérer le voir comblé rapidement. L'œcu­ménisme, qui dépasse aujourd'hui le cadre des seules religions qui se réclament du Christ, est une conséquence logique de la doctrine proclamée par *DH.* Le concile avait d'ailleurs ouvert le chemin par le Décret sur l'œcuménisme *Unitatis Redintegratio,* daté du 21 novembre 1964. Mais la cause de ces changements est sûrement plus profonde et plus ancienne et ressort des vieilles luttes que le modernisme et le libéralisme mènent contre Rome depuis deux siècles et plus. Aujourd'hui, la citadelle assiégée a été conquise et c'est la Hiérarchie officielle elle-même qui a adopté la philosophie personnaliste de notre temps. La personne humaine est ainsi devenue le fondement de toute philosophie, qui mérite plus que jamais son titre « d'humaniste ». « *La personne est le fondement et la fin de l'ordre social* », a écrit Jean-Paul II dans son message pour la journée de la Paix du 1^er^ janvier 1988 ([^39]). La personne dépasse ainsi, dans le fonde­ment de l'ordre social, le bien commun, jadis reconnu comme fin prochaine, et Dieu Lui-même, autrefois proclamé fin ultime. Dans un tel culte de la personne, il n'est guère étonnant de voir combien les droits de l'homme sont devenus le refrain obligé de tous, y compris de l'Église, au détriment des droits de Dieu dont quasiment plus personne ne parle... Christophe Geffroy. 110:327 ### Pie XII immortel *Trente ans après* par Jean-Paul Besse PIE XII a été rappelé à Dieu voici trente ans, le 9 octobre 1958. Il fut le dernier souverain pontife d'esprit tridentin, continuateur zélé de cette longue et superbe succession de grands papes qui, depuis Pie IV, l'oncle de saint Charles Borro­mée, illustra le Siège Romain jusqu'au milieu du XX^e^ siècle saint Pie V, le vainqueur de Lépante qu'il vénérait tant, Inno­cent XI qu'il béatifia, Benoît XIV et Grégoire XVI dont il s'inspira, Pie IX le Grand dont il ouvrit la cause, Léon XIII et Benoît XV dont il avait les dons d'intellectuel et de diplomate, Pie X sous les auspices duquel il plaça son pontificat dès le 19 août 1939 et qu'il canonisa du fond du cœur, Pie XI enfin dont il avait l'intransigeance doctrinale et l'autorité. Trente ans après la mort du pape Pacelli, au plus bas d'une époque désastreuse marquée par l'hédonisme pervers, le matérialisme triomphant et la « décomposition du catholicisme » confondus avec un huma­nisme vulgaire et maçonnique, c'est un devoir de se retourner vers la haute silhouette de celui en qui la prophétie de Malachie avait discerné le « Pastor Angelicus ». 111:327 Pour ceux qui ont vécu sous son long et riche pontificat (1939-1958), Pie XII fut d'abord et avant tout une image et un exemple. Image que le profil hiératique et intemporel du pontife glorieusement régnant, entouré du faste sacré de l'âge baroque, âge de ferveur et de lumière, d'intense piété et de doctrine sûre, oscillant sous la tiare sur la sedia gestatoria portée par les bussolanti aux vestes pourpres, entre les flabelli, parmi les gardes nobles et palatins, les camériers secrets en costume Henri II, les prélats et les religieuses aux habits multicolores, au son des trompettes d'argent ou de l'hymne pontifical de Gou­nod, dans les volutes de l'encens ([^40]). Exemple que le labeur silencieux et précis du pontife, dont témoignent les innombrables volumes de ses Actes, son insigne piété, sa dévotion mariale, son refus constant de se régler d'après l'heure de ce bas monde, son immense popularité auprès du peuple romain, ses canonisations et ses prophéties. Avant l'inconsistant pape Roncalli, dont la sensiblerie tourna en inconscience, puis « l'esprit du concile » et les bouleversements funestes du pontificat montinien, les dix-neuf ans de règne du grand Pie XII furent une longue faveur de la Providence divine. Quand il était encore nonce à Berlin (1925-1929), un jour qu'il achevait sa promenade au Tiergarten, un enfant s'approcha de lui, lui fit un signe de la main et, l'observant de pied en cap, lui dit : « Qui es-tu ? Tu es si différent des autres, tu es si grand, distingué, et tu as des yeux si beaux. Tu es peut-être le Bon Dieu ? » ([^41]) La même sensation fut celle d'une personnalité protestante américaine avouant à la sortie d'une audience : 112:327 « J'ai eu l'impression de parler avec un homme d'un autre monde, fait d'esprit plus que de chair et d'os, et qui me rappelait les anciens thaumaturges des Écritures. » ([^42]) N'était-ce pas le sentiment des innombrables pèlerins accourus à Rome pour l'extraordinaire Année Sainte de 1950 ou pour l'An Marial de 1954 ? Eugène Pacelli avait reçu une excellente éducation de l'esprit, du cœur et du corps, qui lui donna jusqu'à la fin de ses jours cette élévation morale et spirituelle que ses interlocuteurs remar­quaient immédiatement. Un de ses ancêtres n'était-il pas le célèbre Asprillio Pacelli (t 1623), maître de chapelle du roi de Pologne ? Le futur pape, qui en avait reçu les dons musicaux, écoutait avec prédilection Wagner et Verdi. Il avait fait ses études avec Laurent Perosi qu'il nomma ensuite directeur des chœurs de la Chapelle Sixtine et qui nous a laissé des œuvres émouvantes que l'on continue à jouer et à enregistrer en Italie. Fils d'une mère noble et délicate, Virginie Graziosi, dont l'em­preinte ne s'effaça jamais sur le futur pontife, et du marquis Pacelli, tertiaire franciscain et avocat consistorial des plus intè­gres, il naquit le 2 mars 1876 via di Monte Giordano, tout près du Vatican. Mars resta son mois prédestiné. Il en fit aussi celui de saint Joseph pour lequel il avait une vive dévotion. Baptisé par son oncle le 4 mars, il reçut le prénom d'Eugène, le « bien-né » ou plutôt le noble, qu'il aurait désiré garder sur le trône papal si le cardinal Schuster, son voisin de conclave, ne l'en avait dissuadé ([^43]). A l'âge de cinq ans, il interrompait son oncle ecclésiastique évoquant la vie des martyrs de cet aveu spontané que la seconde guerre mondiale se chargea de confirmer : « Moi aussi, je veux être martyr, mais sans les clous. » L'enfant était déjà ce que serait le pontife : méditatif, silencieux, déterminé mais aussi serein, souriant et ouvert à tous, malgré une crise spirituelle qui l'accabla au moment de l'adolescence comme en témoigne sa confidence *A moi-même* retrouvée sur l'un de ses cahiers de collégien ([^44]). 113:327 Il en sortit revigoré et, après de bril­lantes études juridiques et théologiques, qui le firent remarquer très tôt par le cardinal Gasparri ([^45]), il fut ordonné prêtre le 2 avril 1899. Docteur *in utroque jure* en 1902, il devint *minutante* à la Secrétairerie d'État le 1^er^ octobre 1903, un mois après la mort du grand diplomate qu'avait été Léon XIII. Il fut ensuite cinq ans (1909-1914) professeur de diplomatie ecclésiastique à l'Académie pontificale des ecclésiastiques nobles. Devenu nonce en Bavière et sous la ferme direction du cardinal Gasparri, il acquit la confiance d'un autre pape noble et diplomate, Benoît XV, ami du cardinal secrétaire d'État de Léon XIII Rampolla del Tindaro ([^46]), et fut sacré par le pontife lui-même archevêque de Sardes à un moment particulièrement crucial pour l'avenir du monde. Le cardinal Silvio Oddi a pu récemment souligner l'impres­sionnant parallèle que la date de ce sacre épiscopal suscite aussitôt : « Pendant qu'à Fatima, la Mère de Dieu apparaissait aux pastoureaux, ce même jour, 13 mai 1917, dans la Chapelle Sixtine du Vatican, Mgr Eugenio Pacelli recevait la consécration épiscopale des mains du pape Benoît XV. Ainsi, en cette heure lumineuse, Fatima l'ignorée et Rome l'immortelle vibraient à l'unisson. Ici, à Fatima, Dieu enseignait et admonestait par la bouche de Sa Mère ; là, à Rome, par l'intermédiaire de l'Esprit Saint Paraclet, Il traçait bénignement à Son Épouse, l'Église, de nouveaux horizons, désignant l'Élu, le Pasteur Angélique, qui la guiderait durant la guerre la plus étendue et la plus dure qui ait été. Avec une angoisse paternelle accentuée, Benoît XV avait dit : « Les hommes ne nous écoutent plus. Nous ne parlerons plus aux hommes ; nous parlerons à Dieu, Dieu nous écou­tera. » Notre-Dame descendait à Fatima et apportait la réponse du Ciel ; Elle voulait que le monde l'écoutât et la réalisât. Le nouvel évêque consacré par Benoît XV, précisément le 13 mai 1917, était le futur Pie XII, celui qui devait accueillir le message de la Mère de Dieu à Fatima et le transmettre aux hommes que Dieu aime » ([^47]), le 31 octobre 1942. 114:327 En tant que nonce apostolique à Munich puis à Berlin, cardinal du titre des Saints-Jean-et-Paul au Coelius créé par Pie XI le 16 décembre 1929 puis secrétaire d'État le 7 février 1930 et enfin pape, Pie XII fut véritablement « Angelus pacis » comme l'a souligné le R.P. Pierre Blet, éminent historien de la diploma­tie pontificale ([^48]). Il poursuivit et étendit la politique des concordats commencée par le cardinal Gasparri et particulière­ment chère à Pie XI. Vivement hostile à Hitler dont il avait lu avec horreur le *Mein Kampf,* il inspira et rédigea en grande partie l'encyclique *Mit brennender Sorge* qui condamna en 1937 le national-socialisme. En 1939, il multiplia les interventions auprès des gouvernements alliés pour les prévenir de la pro­chaine agression allemande contre la Pologne. Il avertit le Führer et le Duce que la Grande-Bretagne participerait au conflit contrairement à ce qu'espérait Hitler et proposa vaine­ment en mai 1939 une conférence à cinq pour régler l'affaire de Dantzig et du corridor polonais. Dans un discours radiodiffusé, le 24 août, il déclara encore : « Le péril est imminent. Rien n'est perdu avec la paix. Tout peut être perdu par la guerre. » En 1940, il avertit sans plus de résultats les États menacés par la prochaine offensive hitlérienne à l'Ouest. Durant le conflit, il multiplia les tentatives pour soulager le peuple polonais de ses souffrances et pour sauver plusieurs centaines de milliers de Juifs des mains des nazis. Ce fut si efficace que le grand rabbin de Rome, Zolli, immensément reconnaissant, se convertit au catholicisme et tint à prendre le prénom chrétien d'Eugène qui était celui du pape. Pie XII refaisait ainsi ce qu'avait réalisé avant lui le cardinal théatin saint Joseph-Marie Tomasi (1649-1713), convertissant le rabbin romain Moïse da Cave, son maître d'hébreu ([^49]). 115:327 En décembre 1945, une délégation juive vint remercier officiellement Pie XII pour les résultats particulièrement heureux de sa diplomatie en faveur du peuple hébreu et un orchestre juif vint jouer au Vatican devant le pape afin de lui exprimer sa reconnaissance. Enfin, Pinhas E.L. Pide, consul d'Israël à Milan, reprenant ce qu'avait reconnu Mme Golda Meïr elle-même, déclara : « Le Saint-Siège et les nonces ont sauvé entre cent cinquante mille et quatre cent mille Juifs. » La réalité historique demeure donc bien éloignée des calomnies du sinistre *Vicaire* de Rolf Hochhuth et des fallacieux *Silences de Pie XII,* indispensables si l'on voulait sauver le plus de victimes possible, de Saul Friedlander. La rigueur doctrinale du pontife avait été symbolisée dès son avènement, le 2 mars 1939, jour de son anniversaire, par le choix qu'il avait fait de la tiare de Pie IX, le pape du *Syllabus.* Premier « papa romano di Roma », comme l'acclamait la foule avec ivresse, depuis le cardinal Conti, élu sous le nom d'Inno­cent XIII en 1721, il sauva Rome en 1943-1944 des bombarde­ments alliés et du plan de destruction un moment envisagé par l'occupant. Confiant la Ville à la célèbre Madone du Divin Amour, vénérée depuis le XIV^e^ siècle sur la Voie Ardéatine dans la campagne romaine, il y gagna le surnom de « Defensor civitatis ». Ce don personnel et total à la ville des Apôtres avait pour lui un second sens : la défendre de la marée montante des erreurs et discerner le bon grain de l'ivraie. Dès mars 1930, il avait attiré l'attention en prononçant le panégyrique de l'in­domptable cardinal Merry del Val, ancien secrétaire d'État de Pie X, lors de l'inauguration de la plaque posée à sa mémoire, dans le vestibule de la sacristie de Saint-Pierre. 116:327 Il connaissait bien le passé et les « démons » de la France ([^50]) où il était venu à plusieurs reprises, en 1935 à Lourdes pour achever par un triduum solennel l'année sainte de la Rédemption, en 1937 à Lisieux pour inaugurer la nouvelle basilique et à Paris où, tel Bossuet, il salua en Notre-Dame « un orate fratres de pierre ». Il savait que l'excommunication des catholiques d'Action française était injuste et, dès le 5 juillet 1939, il la leva avec toutes les réserves assorties. Il soutint les cardinaux Bertram, prince-archevêque de Breslau et Faulhaber, archevêque de Munich, contre le national-socialisme et donna en 1946 la pourpre à deux autres grands évêques allemands qui s'étaient dressés contre Hitler, l'évêque-comte de Berlin Conrad von Preysing et l'évêque-comte de Munster, Clément-Auguste von Galen, adver­saire de l'euthanasie. Ayant créé cardinal en 1946 l'héroïque primat de Hongrie Joseph Mindszenty ([^51]), il condamna en 1949 toute collaboration des catholiques avec le communisme puis l'expérience des prêtres ouvriers que Mgr Alfred Ottaviani, alors assesseur du Saint-Office et fait cardinal en 1953, compa­rait l'année suivante à des pygmées : « Ces messieurs, comme Ève vis-à-vis du serpent, se laissent envoûter pour être dévo­rés. » ([^52]) Le futur préfet du Saint-Office à qui, par une suprême ironie de l'histoire, serait dévolu l'honneur de couron­ner Paul VI, ultime pape à porter la tiare, et dont le pontificat l'accablerait tant, rappelait la conviction du cardinal Billot écri­vant au jésuite Gustave Desbuquois, fondateur de l'Action popu­laire, attirée par le syndicalisme « chrétien » : « Quaerite pri­mum regnum Dei. » Oui, *regnum Dei !* D'autant plus qu'il est à craindre qu'on ne l'oublie trop dans cette exaspération de la question sociale. Aujourd'hui tout est au *socio* (sic), et nous avons tant de jeunes prêtres qui sont plutôt *prêtres socios* que *prêtres simpliciter !* ([^53]). 117:327 Toutefois, le point culminant de la vigilance doctrinale de Pie XII fut atteint avec l'encyclique *Humani Generis* du 12 août 1950. Face à la résurgence du modernisme, de l'évolutionnisme, du polygénisme et du relativisme, contre les erreurs théologiques du Père Henri de Lubac divulguées dans son ouvrage sur le *Surnaturel* (1946), dont le *Gethsémani* du cardinal Siri a bien montré la nocivité ([^54]), Pie XII réaffirma avec force la position constante de l'Église. Il s'inspirait à n'en pas douter de l'encycli­que *Pascendi* de Pie X et ce n'est pas un hasard si, en béatifiant l'année suivante celui qui porte le nom d' « Ignis ardens » dans la prophétie de Malachie, il s'écria avec force : « Sa parole était un tonnerre, était une épée, était un baume » ([^55]). La canonisa­tion particulièrement solennelle le 29 mai 1954 de l'angélique pape Sarto, invincible ennemi du modernisme, la béatification d'Innocent XI, nouveau saint Pie V et intraitable défenseur des droits de l'Église face à Louis XIV et de la catholicité contre l'islam et le protestantisme ([^56]), les canonisations de Louis-Marie Grignion de Montfort qui avait rechristianisé la Vendée à la veille de l'incendie révolutionnaire, de Maria Goretti préser­vant sa chasteté au sacrifice de sa vie ([^57]) et de la reine Jeanne de France préférant Dieu à ses droits, montraient clairement les choix personnels de Pie XII qui désignait ainsi indirectement la montée des périls menaçant la chrétienté du XX^e^ siècle : la perte de la foi, le relativisme doctrinal, l'accommodement avec le monde, l'asservissement de l'Église à l'État-Léviathan ([^58]), le vieux ferment révolutionnaire revigoré par le communisme, l'hé­donisme et la déchéance morale. 118:327 L'élévation de nouveaux saints sur les autels, qui ne se faisait pas alors aussi facilement que depuis le pontificat de Paul VI ([^59]), est un élément majeur de la liturgie romaine. C'est dans la célébration et la défense de cette dernière que brillait de façon plus éclatante encore le charisme de Pie XII. Comme le montrent encore les superbes photographies réunies par Mgr Pfister pour son album sur le règne de ce pape, celui-ci était *le* pontife par excellence. Âme sacerdotale sanctifiée par une piété très intérieure et une pratique assidue de l'action de grâces à l'issue de chaque messe, il fit droit aux requêtes légitimes du mouvement liturgique qui, depuis Dom Guéranger, Dom Cabrol et Dom Marmion, avait donné de beaux fruits grandis dans le pur esprit bénédictin. La redécouverte des Pères grecs et syriens, dont la riche théologie a pénétré les liturgies orientales, le renouveau du chant sacré et de la pratique sacramentelle qu'a­vait encouragés saint Pie X, furent justifiés et confirmés. Cepen­dant les excès du renouveau liturgique furent également condamnés. L'encyclique *Mediator Dei* en date du 20 novembre 1947 rappelait opportunément que, pour que la « piété objec­tive » fût efficace, il fallait aussi la « piété subjective » nourrie par une attentive préparation intérieure à la participation à la prière liturgique et à l'Eucharistie. Pie XII soulignait avec insis­tance que « l'emploi de la langue latine (...) est une protection efficace contre toute corruption de la doctrine originale » et condamnait avec vigueur l'archéologisme liturgique qui, sous le prétexte du retour aux sources, désirait détruire l'œuvre des siècles consacrée par le Saint-Esprit. Il rappelait combien le synode janséniste de Pistoie, au XVIII^e^ siècle, avait ébranlé le sens du sacré et amoindri le patrimoine liturgique. C'était mettre en garde par avance contre la formidable destruction de la liturgie romaine née de « l'esprit du concile » Vatican II et du pape Montini, dont le rôle fut capital en ce domaine, comme le révèlent aujourd'hui les travaux de l'Institut Paul VI de Brescia. 119:327 Le même sens de la Tradition amena Pie XII à restaurer la liturgie de la veillée pascale, peu à peu tombée en désuétude à partir du XIII^e^ siècle, et à rappeler aux catholiques espagnols que la solennité de la Résurrection devait l'emporter sur la commémoration de la Passion, si populaire en terre hispanique. Il ne se priva pas d'enseigner le retour à un art catholique inspirant la ferveur au peuple chrétien par la beauté de l'archi­tecture sacrée et des images saintes. Il désapprouvait totalement la laideur et la nudité des églises modernes, « muettes et à jeun » selon sa propre expression. Malheureusement, l'iconoclasme contemporain, né de la pseudo-civilisation industrielle, du « règne de la quantité », de l'abandon des valeurs spirituelles et de la désaffection totale des « enfants de l'absurde » pour le sacré et ses symboles, couvrit la voix du pontife et imposa, avec la complicité d'un clergé sécularisé et rebelle, ses échafaudages de béton et de verre, tristes et sacrilèges caricatures des églises d'autrefois, aux fidèles navrés et déçus. Le pape n'eut que la consolation de consacrer l'église Saint-Eugène de la voie Flami­nia, dédiée à son saint patron et offerte en souscription mon­diale à l'occasion de son jubilé. Élevée dans le style harmonieux et élégant du XVIII^e^ siècle, elle demeura un exemple trop peu suivi. Dans un article paru en 1983 ([^60])*,* le cardinal Etchegaray écrivait : « Pie XII a ouvert aussi les voies au renouveau conci­liaire. Beaucoup ignorent que, dès 1948, dans le plus grand secret, tellement l'initiative était audacieuse, il mit au travail une commission anté-préparatoire en vue d'un concile œcuménique ; ce sont ces travaux qui donnèrent à Jean XXIII l'idée d'un concile élargi à toute la vie de l'Église. » C'est attribuer à un fait précis des conséquences qu'il n'aurait jamais eues s'il s'était déroulé selon la volonté de son auteur. Sœur Pascaline Lehnert, dans son chapitre sur « La tiare, couronne d'épines » évoque en effet le projet de concile mais montre en même temps, en citant le cardinal Dominique Tardini ( 1961) ([^61])*,* le dernier Secré­taire d'État de Pie XII, que ce dernier avait prévu « vingt ans de préparation », voulant « que tout soit absolument parfait » ([^62]). 120:327 Il ne s'agissait pas pour lui de verser dans l'illuminisme joachi­mite d'une « nouvelle Pentecôte » qui ferait par miracle « toutes choses nouvelles » au profit de Satan. On ne peut donc attribuer sérieusement le concile Vatican II de l'histoire, en son esprit et en ses actes, à une lointaine et soi-disant « prophétique » initia­tive de Pie XII. Ce dernier pensait à un concile, comme d'ail­leurs ses prédécesseurs, pour achever l'œuvre trop tôt interrom­pue de Vatican I et, dans la tradition constante de l'Église, pour condamner les erreurs du temps, raffermir la foi et enrichir la liturgie, en un mot, pour citer l'Écriture, pour « accomplir et non abolir ». Jean XXIII, malgré sa connaissance profonde de la tradition borroméenne et tridentine, à la liturgie latine de laquelle il était attaché, les défendit à peine, et Paul VI, depuis toujours discrètement hostile à tout cet héritage, put faire triom­pher nombre d'idées du clan novateur franco-germanique : « Le Rhin se jette dans le Tibre »... Certes, le pontificat de Pie XII eut quelques ombres qu'une étude objective, envisagée sous l'angle de la tradition, devrait préciser. Erreurs liturgiques indéniables furent la diminution de la durée du jeûne eucharistique, la version nouvelle du psautier remplaçant l'admirable texte de saint Jérôme et surtout la permission bien intentionnée mais à terme désastreuse de célé­brer la messe après l'heure de midi, contrairement à toute la pratique séculaire de l'Église, tant en Occident qu'en Orient. Fautes politiques graves furent les intrigues nouées habilement par le substitut de la Secrétairerie d'État Jean-Baptiste Montini pour évincer en 1946 la Maison de Savoie avec l'appui de la gauche italienne au profit d'une Démocratie Chrétienne oppor­tuniste dont Pie XII pensa trop vite qu'elle serait toujours fidèle à ses engagements. Faute moins connue mais non négligeable fut aussi l'appui donné en Espagne par le Vatican à l'Action Catholique permise par l'article XXXIV du concordat de 1953 ([^63]) pour contester l'esprit et le cadre du régime instauré par le général Franco pour le plus grand profit de l'Église. 121:327 Enfin, si le cardinal Tisserand et Mgr Aloïs Michitch, par leurs énergiques protestations, dénoncèrent les massacres de la popu­lation orthodoxe serbe perpétrés par les Oustachis d'Ante Pave­litch, ce dernier trouva momentanément refuge au Vatican avant de s'enfuir en Argentine. C'est dans une lumière plus pure qu'eut lieu la consécration du monde et de la Russie au Cœur Immaculé de Marie, au moment le plus sinistre de la guerre, en octobre 1942, pour le vingt-cinquième anniversaire du « miracle du soleil » à Fatima. La première conséquence de cette initiative ne fut-elle pas, dès l'année suivante, la réouverture inattendue par Staline, sous la pression allemande, de milliers d'églises en Russie et le rétablis­sement du patriarcat en septembre 1943 ? Le 30 octobre 1950, avant-veille de la proclamation du dogme de l'Assomption, Pie XII vit le miracle solaire de Fatima se répéter sous ses yeux, ainsi que le lendemain, le surlendemain et le 8 novembre. Le cardinal-légat Tedeschini révéla ce prodige à Fatima en 1951. Quant au cardinal Tardini, il rapporta dans sa biographie du pape ([^64]), la vision intellective du Christ qu'avait eue Pie XII le 2 décembre 1954. C'est pourquoi son médecin, dans le bel ouvrage qu'il lui a consacré, a pu intituler son chapitre VIII « Le thaumaturge » et ajouter : « Le Pape Pacelli thaumaturge. J'aime aussi le voir sous cet aspect, non seulement à cause de sa merveilleuse figure d'ascète et de ce halo de mysticisme qui irradiait de toute sa personne, mais (...) pour des faits prodi­gieux encore rigoureusement secrets, mais sur lesquels un jour, peut-être peu éloigné, l'Église se prononcera officiellement. » ([^65]) On comprend donc qu'à peine six ans après le rappel à Dieu du pontife le 9 octobre 1958 à Castelgandolfo, en la fête de saint Jean Leonardi, l'intrépide adversaire du protestantisme dans l'Italie déchirée du XVI^e^ siècle, le procès en béatification de Pie XII ait été ouvert le 12 mars 1964 avec pour postulateur le grand cardinal Siri qui demeura à Gênes jusqu'en 1987 l'exem­ple vivant d'un évêque selon le cœur de Pie XII. 122:327 Ce dernier aurait dû avoir pour successeur le saint cardinal-patriarche arménien Agagianian, tout entier épris de surnaturel, mais le vote des hommes en décida autrement. Commémorant le 6 novembre 1983 le vingt-cinquième anni­versaire de la mort du Serviteur de Dieu Pie XII, S.S. Jean-Paul II lui rendit cet hommage qui résume parfaitement le pontificat le plus tourmenté et le plus courageux du siècle : « Vingt-cinq ans après le passage de Pie XII à l'éternité, les regards conservent encore sa douce et austère image, nimbée de reflets du Ciel et, dans un large geste, ouverte à un embrasse­ment universel. Et ne s'est pas éteint l'écho de sa voix énergique, vibrante et persuasive, consolatrice et affligée, admonitrice et prophétique. » ([^66]) Tel demeure le legs immortel du pape Pacelli, si épris de ce *Mystici Corporis* ([^67]) dont la croissance fut l'âme de sa vie. Ultime pontife des réformes grégorienne et tridentine, artisan de paix et honneur de Rome, image hiérati­que descendue d'une mosaïque de Ravenne, il rappela aux hommes, à l'instar de saint Eugène I^er^ et de saint Pie X, la sainte doctrine et les chemins du Ciel. Jean Paul Besse. 123:327 ### Deux regards sur l'Immaculée-Conception PENDANT LE DISCOURS de promulgation du dogme de l'Immaculée-Conception, le 8 décembre 1854, au moment même où Pie IX prononçait les paroles solennelles de la définition, on vit soudain le pape chanceler et devenir très pâle, à tel point qu'on crut qu'il allait s'évanouir. Quelque temps après, les proches lui demandèrent la raison de ce malaise. Mais il n'y avait pas eu de malaise ; Pie IX avoua sans fard qu'il avait eu simplement la révélation de ce qu'était la pureté de la Très Sainte Vierge, semblable, disait-il, à un abîme d'une profondeur vertigineuse, auprès duquel il lui semblait ne plus exister. 124:327 Ce trait nous prouve, s'il en était besoin, combien le privilège mystérieux que l'Église célèbre le 8 décembre dépasse l'idée que s'en fait la raison naturelle. Il ne s'agit pas seulement d'une qualité négative, comme le serait une pure absence de tache, mais d'un privilège qui place d'emblée la Mère de Dieu au-dessus de toute classification de sainteté, dans un ordre tout à fait à part, élevant Marie très haut dans la pensée éternelle de Dieu : il s'agit d'une présence hors d'atteinte du péché, non d'une virginité de guérison, ou de maîtrise, ou de protection, mais d'une virginité d'innocence et de pléni­tude. Comme celle de Dieu. Dire que la Sainte Vierge est Reine de l'univers et qu'elle est exempte de souillure, c'est établir entre elle et la création un rapport absolu­ment unique, car la royauté de Marie s'étend sur notre univers de boue sans que ni sa pureté ni son éclat n'en soient affectés, pas plus que les étoiles ne sont affectées par les impuretés de l'air. Le mystère de l'Immaculée Conception, qui est le plus caché, le plus mystérieux des mystères de la Vierge Marie, appelle deux regards : l'un traverse les temps pour s'enfoncer et se perdre dans la profondeur du ciel, grâce à une contemplation admirative des desseins de Dieu ; l'autre, qui part d'en bas, prend acte de notre condition de misère et de turpitude pour vénérer tendre­ment celle que Dieu préserva. Le premier regard obéit à une lumière infuse, qui correspond à la vie mystique. Il aperçoit que la gran­deur des mystères chrétiens vient, non pas de leur obscurité qui n'est due qu'à l'infirmité de nos yeux, mais de leur éclat proprement surnaturel. Marie habite éter­nellement la pensée de Dieu. Son être profond n'est saisissable que par une intelligence angélique élevée par permission divine à la hauteur du mystère révélé. 125:327 Et encore n'est-ce qu'à partir de l'Incarnation du Verbe que l'insondable richesse de grâce, cachée depuis les siècles en Dieu, fut dévoilée aux anges, aux Principautés et aux Dominations. C'est ce que dit expressément saint Paul dans son épître aux Éphésiens, ch. III, verset 9. C'est cela qu'il est chargé d'annoncer aux païens. Vision éblouissante que nul ne peut voir sinon dans la lumière de la foi. Mais la foi aveugle l'intelligence, parce que l'intelligence naturelle se trouve démunie devant l'éclat insoutenable des vérités révélées. Ainsi l'âme croit. Elle adhère dans la nuit. Elle saisit sans comprendre, elle laisse la foi, lumière surnaturelle infuse, percer l'écran des concepts, afin que son opéra­tion de connaissance se termine à l'intérieur même du mystère, dont l'article de foi n'est que l'enveloppe, pour s'achever dans l'adoration et le chant. Ce premier regard incline au silence et à l'admiration. Il approche la réalité et s'arrête interdit sur le seuil : au-delà, ce serait la vision. Ce regard fut celui de Pie IX au moment de la promulgation du dogme. L'essence du mystère ne lui fut pas dévoilée, car il n'aurait pu en soutenir l'éclat. Aucune image ne frappa son regard, mais la pureté de Marie vint au-devant de lui comme une explosion de douceur, venue de la douceur même de Dieu. Si la vie terrestre de la Mère du Verbe, son visage, ses paroles furent empreints de douceur, c'est d'abord à la source de son âme immaculée qu'il faut en voir l'origine. Il faut regarder Marie née dans la pensée de Dieu avant de voir Dieu naître au sein de Marie. Contempler le privilège de l'Immaculée Conception, c'est pénétrer dans l'intelligence divine, d'où la maternité de Marie et ses autres privilèges découleront comme un fleuve innombrables. 126:327 Regard nourri de silence et d'ad­miration. Malheureusement, à mesure que les civilisa­tions s'éloignent des sagesses de l'homme vers des itiné­raires de fuite, à mesure que progressent les techniques d'assouvissement, laissant les âmes sans désir, il devien­dra de plus en plus difficile à l'âme chrétienne de poser un regard sur le mystère de l'Immaculée Conception. Parce que c'est un mystère de silence et de solitude. Parce que ce mystère est la rencontre de deux virgini­tés : la virginité de la créature et la virginité du Créa­teur, dont l'amour est le seul témoin. Dans les mystères du Rosaire, peuplés des actions terrestres de Jésus et de Marie, pas de place pour l'Immaculée Conception, pas de vertu à imiter, pas de fruit à saisir. Le fruit est tout entier pour Dieu, comme les neiges éternelles sont tout entières pour le ciel. Devant un si grand mystère l'attitude requise sera d'abord et avant tout une attitude d'adoration silencieuse. Bossuet nous met sur la voie lorsqu'il dit : « *C'est un sentiment intime de l'âme, qui pénétrée et surmontée de la grandeur, de la magnificence, de la majesté des choses qu'elle entend, après peut-être quel­qu'effort tranquille pour s'en exprimer à elle-même la hauteur, reconnoît enfin qu'elle ne peut pas même concevoir combien elles sont incompréhensibles ; sup­prime toutes ses pensées, les reconnoissant toutes indignes de Dieu ; et craignant de les dégrader en tâchant de les estimer, demeure en silence devant Dieu sans pouvoir dire un seul mot.* (Élévations sur les mystères.) Et ailleurs : « *Les grandes choses que Dieu fait au dedans de ses créatures opèrent naturellement le silence, le saisissement et je ne sais quoi de divin qui supprime toute expression.* » Voilà ce que fait le pre­mier regard découvrant ce qui, en Marie, est le plus précieux, le plus caché, le plus dérobé à nos yeux de chair. 127:327 Ensuite il sera loisible d'imaginer Marie de Nazareth cousant et reprisant, balayant, allant chercher de l'eau. Ah ! nous ne nous lasserons pas de la regarder ainsi comme le modèle le plus simple dans les actions les plus divines. Mais ce tableau d'une douceur incomparable, pour être contemplé dans sa vraie lumière, doit rester en dépendance de sa source qui est la sainteté infinie de Dieu. Le psaume 44 perçoit dans une lumière prophéti­que que, dans l'avenir, les grands de la terre élèveront leur regard avec vénération vers le visage de Marie : *Vultum tuum deprecabuntur omnes divites plebis.* Mais c'est pour affirmer que toute la beauté de cette fille du Roi est à l'intérieur : *Omnis gloria ejus filiae regis ab intus !* Personne ne soupçonnait à Nazareth que cette femme qui puisait de l'eau au puits communal, en rapportant sa cruche sur la tête comme toutes les femmes d'Orient, rendait les anges avides de contempler sa gloire. Et nous autres qui savons, nous balbutions. Mais lorsque nous aurons accès aux portes éter­nelles qui ouvrent sur la magnificence de Dieu, nous contemplerons cette part de lui-même que le Créateur a donnée à sa créature ; nous entrerons dans le mystère d'une générosité infinie, dont aucune image ni aucune idée, ici-bas, ne pourra jamais offrir la moindre analo­gie. Disons qu'il y a en Dieu une sorte de folie. C'est le langage des saints. Mais cette folie, qui incline le Sei­gneur à communiquer quelque chose de lui-même, sauve sur un mode somptueux l'honneur d'une création compromise par le péché originel, entreprise si merveil­leuse que *les anges eux-mêmes désirent y plonger leur regard* (1 Petr. 1,12). 128:327 Maintenant regardons l'Immaculée-Conception en relation avec cette humanité qui lui est si proche de par son origine et de par sa nature. C'est le second regard, le regard douloureux qui part d'en bas. Tous les saints ont lutté, tous les chrétiens et tous les saints ont travaillé, bataillé pour sortir du marais où les avait engloutis le péché originel. La douloureuse aven­ture dans laquelle l'humanité se trouve engagée confine au drame : combien de noyés, combien d'ensevelis pour toujours, dans cette mer de boue qui déferle inexorable­ment depuis la faute ! Et puis, un beau jour, est venue au monde une petite créature tirée du même tuf, de la même terre ingrate qui nous a vus naître, insérée comme nous dans la chaîne des générations : notre sœur en humanité, Marie. Et cette enfant, sans le savoir encore, voilà qu'elle oppose soudain une digue infranchissable au flot d'impureté que charrie l'humanité pécheresse depuis le commencement des siècles. Le monde, empire de Satan, ligué contre l'œuvre de Dieu, contre l'œuvre des saints, contre cette poignée d'hommes choisis pour sauver, pour remonter le courant, ce monde acharné à détruire les frêles oppositions de la grâce, voilà qu'il se brise contre l'innocence et contre la douceur de l'Immaculée Conception. 129:327 Avant même l'arrêt des conquêtes sataniques, il y a Marie, qui naît d'Anne et de Joachim, enfant de la tribu de Juda, préservée de la faute originelle par un effet anticipé de la mort rédemptrice de son fils en croix. Non point guérie, mais immunisée dès le premier ins­tant de sa conception. L'argument des docteurs, celui de Duns Scot, est bien connu ; il repose sur la convenance d'une sainteté capable de faire de Marie la *digne Mère d'un Dieu rédempteur,* et tient en trois mots longue­ment développés : *decuit, potuit, fecit.* (Cela convenait, Dieu le pouvait, il le fit.) Les docteurs prient, prêchent et écrivent en étroite relation avec la Tradition de l'Église, qui est à la fois transmission orale et lecture infaillible du dépôt des Saintes Écritures. A quoi il faut ajouter le sentiment de la piété populaire toujours en avance sur la réflexion théologique, grâce au secours que lui apporte l'Esprit Saint, qui est l'illuminateur et le Père des pauvres. Enfin vient la définition solennelle du dogme. Définition qui fut préparée par une consultation mondiale unique en son genre et révélatrice du sentiment chrétien touchant le mystère. Pie IX, le 1^er^ décembre 1854, fit remarquer aux cardinaux réunis en consistoire, qu'après avoir demandé à tous les évêques de lui faire connaître par écrit quelle était la piété de leur clergé et de leurs fidèles envers l'Immaculée Conception, reçut l'assurance que cette piété se manifestait chaque fois davantage dans l'univers catholique, au point que non seulement les fidèles et leurs évêques mais encore les souverains avaient demandé que la croyance déjà universelle fût définie comme dogme de foi. Tâchons de comprendre cet instinct de la foi qui oriente les fidèles et particulièrement les pécheurs vers l'Immaculée-Conception. Le dernier verset du psaume 90, qui est celui des Complies, illustre bien le caractère dramatique du salut pour les enfants d'Ève : 130:327 *Clamabit ad me et ego exaudiam eum, cum ipso sum in tribula­tione, eripiam eum et glorificabo eum* « Il (le pécheur) criera vers moi et je l'écouterai ; je suis avec lui dans la détresse, je l'arracherai et le glorifierai. » Il y a là décrites par ordre toutes les phases de l'action rédemp­trice. Le pécheur crie, mais Dieu est avec lui en sa détresse, il l'arrache au monde et au péché, ce monde qu'il porte en lui et ce péché qui lui colle à la peau, puis il le glorifie. Méditons sur ce mot de la Vulgate : *eripiam* « je l'arracherai ». Toute la différence entre la Très Sainte Vierge et ses pauvres enfants réside en ceci que le pécheur a besoin d'être, comme le dit le psaume, arraché à lui-même pour aller à Dieu, tandis que la Vierge Immaculée, née de Dieu, monte vers Lui sans rien de heurté, avec un calme et une douceur que nous ignorons, et qui sont par excellence le signe des œuvres divines. On comprendra mieux dès lors l'impatience affectueuse des chrétiens à voir définie comme dogme de foi la conception immaculée de leur Mère ; il ne s'agissait pas tant, comme les modernistes le leur ont reproché, d'ajouter inconsidérément une perle à sa cou­ronne que de mettre en lumière les hauteurs insoupçon­nées de l'Arche d'Alliance et les fondements inaperçus de la Maison d'Or. Il s'agissait de dégager les principes métaphysiques de la sainteté, en dépassant l'ordre des valeurs morales, et de rappeler la gratuité du salut, gratuité due essentiellement à un décret souverain des initiatives divines, selon l'adage : « Nul ne serait meil­leur qu'un autre s'il n'était plus aimé de Dieu. » 131:327 Outre cela, le privilège de Marie pulvérise les fausses dialectiques qui opposent virginité et miséricorde, comme si pour compatir à la détresse des pécheurs il fallait avoir connu le péché, pour guérir le malade être atteint de la maladie. Le dogme marial écarte la ten­dance naturaliste qui identifie pureté et froideur, sainteté et mépris des hommes, comme si on ignorait que chaque année, au printemps, la neige des hauteurs se transforme en ruisseau d'avril. Et ne serait-ce pas, pour nous autres surtout, pécheurs partis sur la voie d'une *conversion laborieuse,* que Marie ajoute si volontiers la grâce d'une *conversion douce ?* C'est pourquoi, quatre ans après la définition du dogme, en 1858, la Vierge de Lourdes répond à Bernadette qui lui demandait son nom : « Je suis l'Immaculée-Conception. » Peu de temps après, elle apparut de nouveau à l'enfant ; son regard devint triste et ses yeux s'embuèrent de larmes ; elle dit à Bernadette sur un ton de compassion que celle-ci n'oubliera jamais : « Oh ! priez pour les pécheurs ! » Voilà comment la plus parfaite pureté rejoint la plus tendre miséricorde et comment se dévoile au cours des âges la conduite de Dieu envers les hommes. Quel bonheur de pouvoir être secouru au sein de la plus effroyable misère par quelqu'un à qui l'on pourra vouer à la fois une reconnaissance éperdue et une admiration sans borne, quelqu'un de tout proche, de souriant et de familier, à qui nous sommes habitués depuis la tendre enfance, quelqu'un dont la force est douceur, mais une douceur infiniment pure et sainte. S'il en était autrement, si sa Mère n'était aussi belle selon la grâce, le pécheur racheté ne sentirait pas autour de lui ce parfum de victoire qui est propre au christia­nisme, il ne verrait pas à quel point Dieu honore la race humaine : sa joie ternie par un sentiment de honte, qui est le contraire de l'humilité, lui laisserait une impres­sion accablante de servitude et non la noble fierté des fils. 132:327 C'est pourquoi l'Église nous fait chanter aux vêpres de la fête du 8 décembre : « Tu es la gloire de Jérusa­lem et l'honneur de notre peuple » (*Tu gloria Jérusalem, tu honorificentia populi nostri*)*.* L'Église nous habitue à la gloire. Ce qu'elle veut nous dire et nous faire chanter, c'est qu'une d'entre nous a été préservée de la *massa damnata* dont parle saint Augustin, masse d'hommes promise à la damnation. Marie est l'honneur de notre race, elle est l'honneur de ce berceau de l'humanité rachetée que fut le lignage charnel de Jésus, son lien de chair par quoi il touche la terre des hommes. Une terre de boue et de sang, car il y a parmi les ancêtres de Jésus un roi meurtrier, un souverain idolâtre, une femme adultère. Mais la tige qui sort de cette fange, cette tige qui monte toute droite vers le ciel émerge intacte. Dieu a voulu cela pour porter le Fruit. Il a voulu que la nouvelle Ève fût semblable au nouvel Adam ; là où le péché a abondé il a voulu que la grâce surabonde. Tel est le second regard sur l'Immaculée. Un regard non seulement de saisissement et d'admiration muette devant le chef-d'œuvre incompréhensible de Dieu, réservé pour Lui seul, mais un regard de compassion, mesurant l'état lamentable de notre nature déchue, entraînée par le flot rapide d'un torrent de péché, marée noire chargée de crimes où, vague après vague, chaque génération apporte un degré supérieur d'impureté et de dégradation. Or ce courant d'immondices que le vent en tempête fait déferler sur la terre, voilà qu'il s'arrête net ; les vagues se brisent sans entamer la digue de pur granit, le roc virginal qui fait échec au péché. Alors, dans l'amertume et la tristesse de l'exil, au milieu de tant de créatures où il semble que la Bête ait imprimé sa marque, nous savons qu'il y a quelque part une victoire absolue : 133:327 Marie, en qui le soleil de Dieu ne fait point d'ombre (Bérulle). Quelque chose qui n'a pas été entamé, qui repousse le péché, qui rechasse l'écume, quelque chose de divin sur quoi Dieu le Père a fait reposer sa gloire, et qui anticipe sur la résurrection ; quelque chose d'infiniment calme et doux qui n'a jamais eu à résister au mal. Non pas la continence d'un être qui s'abstient, mais une force virginale qui rayonne. Une irradiation de pureté. Les anges qui s'interrogeaient en disant : « Quelle est celle-ci qui monte du désert inondée de délices ?... » connaissent maintenant le mystère de Marie, et ils la contemplent émerveillés dans la lumière de Dieu. Quant à nous, courbés sous le joug des sept péchés capitaux, il nous revient également -- sous la lumière de foi -- de contempler Marie en sa pureté indicible, mais pour une raison qui tient à notre condition de pécheurs. Car, comme nous le disait une sainte âme, *la quantité de mal qui est en nous ne peut être détruite que par le regard posé sur une chose absolument pure.* On nous dit que nous sommes exilés dans une vallée de larmes. Cette métaphore, dont il ne faut pas abuser, reste vraie cependant, dans la mesure où, à travers nos larmes, il nous est loisible de regarder Marie comme l'image radieuse que Dieu a voulu nous donner de sa plus haute exigence et de sa plus haute tendresse. Frère Gérard OSB. 134:327 ## TÉMOIGNAGE ### Comment la désinformation m'a fait perdre mon emploi aux NMPP par Francis Bergeron La désinformation est un sujet à la mode depuis que l'on a découvert l'usage massif qui en était fait par les services spécialisés soviétiques. Mais il faut avoir été soi-même victime d'une opération de désinformation pour en apprécier toute la portée potentielle. Voici l'histoire d'une désinformation analysée jusque dans ses conséquences ultimes. Le 24 septembre 1986, un homme de 34 ans, Glenn Souham, est assassiné en rentrant chez lui. Crime jusqu'à présent non élucidé. La presse se livre à toutes sortes de supputations sur ce meurtre. Un journaliste du *Quotidien de Paris*, Jean-Moïse Braitberg, publie le 26 janvier 1987 ce qu'il présente comme des « révélations sur l'affaire Glenn Souham ». L'assassinat « pourrait être lié au terrorisme arménien ». 135:327 #### Le montage Voici comment Moïse Braitberg a construit sa piste armé­nienne, fruit de son imagination, beaucoup plus que d'une enquête journalistique, qui s'est du reste limitée à quelques appels téléphoniques. Suivez bien son raisonnement : 1\) Glenn Souham avait été fondateur, en 1974, de la société Century, spécialisée dans le gardiennage ; 2\) L'autre fondateur s'appelait Marc Delachaux ; 3\) Marc Delachaux est le frère d'un industriel nommé François Delachaux ; 4\) Le chef du personnel de la société de François Dela­chaux, Francis Bergeron (moi-même), s'est rendu au Liban en 1976 et a participé, à l'époque, aux combats des milices chrétiennes ; 5\) La société Delachaux a employé un temps un dénommé Soner Nayir ; 6\) Soner Nayir a été arrêté et condamné à 15 ans de réclusion en mars 1985 pour sa participation à l'attentat meurtrier d'Orly, en juillet 1983, attentat revendiqué par l'ASALA. #### Des terroristes « blanchis » Hypothèse de Jean-Moïse Braitberg : le chef du personnel de Delachaux, au nom de ses amitiés libanaises, aurait mis sur pied un réseau de solidarité au profit des réfugiés libanais, avec la complicité de son patron, François Delachaux, et du groupement patronal local, le GIRGA. 136:327 La société Century, dont Glenn Souham avait été l'un des fondateurs, aurait elle-même eu recours à cette main-d'œuvre libanaise « blanchie ». L'assassin de Glenn Souham, comme Soner Nayir -- le terroriste arménien -- n'aurait-il pas été l'un de ces terroristes « blanchis » ? « Dès lors, conclut sans complexe Moïse Brait­berg, Glenn Souham aurait pu être mis au courant de certaines activités des hommes qui avaient travaillé chez lui, activités liées aux actions terroristes de l'ASALA. » Tout ceci est écrit au conditionnel. En revanche c'est sans même l'emploi du conditionnel que Jean-Moïse Braitberg écrit ensuite : « (...) L'exemple de Soner Nayir montre que ce qui n'était au départ qu'un réseau de soutien a pu involontairement servir de couverture à des activités moins nobles. » #### Amalgame L'ennui avec ce genre d'article, c'est que les points de départ sont exacts. Ce qui est faux, ce sont les conclusions qui en sont tirées. Et ce qui est scandaleux, c'est le rappro­chement de faits sans aucun rapport entre eux. Oui, Glenn Souham avait été l'un des fondateurs de Century. Oui, l'autre fondateur s'appelait Marc Delachaux. Oui, Marc Delachaux est le frère de l'industriel François Delachaux. Oui, le chef du personnel de la société de François Delachaux s'était rendu au Liban dix ans auparavant et avait fait le coup de feu avec les Forces libanaises chrétiennes. Oui, la société Delachaux avait employé pendant quelques mois, parmi ses 1.000 salariés, un Turc d'origine arménienne, arrêté plusieurs années après en raison de ses actions terroristes. 137:327 C'est le principe de toute désinformation que de partir de faits exacts, et non contestables. Néanmoins tout le reste de « l'enquête » de Jean-Moïse Braitberg procédait d'un odieux amalgame. Parce que le *Quotidien de Paris* offrait immédiatement de réparer le préjudice par un long démenti, les différentes personnes mises en cause dans l'article convinrent de ne pas faire de procès. Et dès le lendemain, le *Quotidien de Paris* publiait en effet le rectificatif suivant : PRÉCISIONS À PROPOS\ DE L'AFFAIRE GLENN SOUHAM En vérifiant les sources des informations relatées à notre article du 26 janvier 1987 paru page 20 dans la rubrique Société, sous le titre : « Nos révélations sur l'affaire Glenn Souham », il apparaît opportun de préci­ser : (...) Le GIRGA (Groupe interentreprises de la région Gennevilliers-Asnières) ne s'est jamais associé à des démarches particulières au reclassement de tel ou tel membre de telle ou telle communauté éthique. ([^68]) Il n'a jamais compté un seul « Libanais » dans son effectif de 125 personnes. Le « Turc d'origine arménienne » cité dans notre article a été présenté en septembre 1981 à la Société Delachaux S.A. par l'ANPE (Agence nationale pour l'emploi) de Gennevilliers et jamais par d'hypothétiques « réseaux de solidarité » aux Libanais. S'il est vrai que « ce Turc d'origine arménienne » a travaillé de septembre 1981 à février 1982 en qualité de manœuvre, le directeur du personnel cité n'est entré au service de la société Delachaux (...) qu'en février 1983, ce qui exclut totalement l'hypothèse d'un lien quelcon­que entre les deux hommes. 138:327 L'évocation de la participation à un attentat par cet employé, dix-huit mois après son départ de la société, est à l'évidence malheureuse. Aucun salarié de nationalité libanaise n'a jamais travaillé pour le compte de la société Delachaux S.A. depuis ces trente dernières années. Le directeur concerné a effectivement séjourné deux mois au Liban, il y a une douzaine d'années, à l'âge de 24 ans, il n'y est jamais retourné. 5\) En ce qui concerne la société « Century », celle-ci n'a jamais employé un seul « Arménien d'origine liba­naise », ni d'ailleurs aucun Libanais de façon continue ou intermittente... ([^69]) #### L'amplification L'affaire aurait pu, et aurait dû, en rester là. Mais un méfait n'est jamais perdu. Dix-huit mois plus tard, en effet, dans le cadre d'une véritable campagne d'opinion, plusieurs journaux de gauche et d'extrême gauche : *Rouge* (trotskiste) *Politis* (hebdoma­daire situé entre la tendance dogmatique du PS et le PC), *Article 31* (feuille confidentielle de dénonciation des mouve­ments et sympathisants de droite, gauche non communiste) et *Celsius* (même chose en pro-communiste), vont réutiliser la pseudo-enquête du *Quotidien de Paris* sans faire référence au rectificatif du lendemain. La série d'articles de *Rouge, Politis* et *Article 31* n'a aucun rapport avec l'affaire Souham mais entend mettre en cause certaines personnes, dont François Delachaux et moi-même, dans la gestion de foyers immigrés. L'article de *Politis* (17 juin 1988) s'intitule : « Un lobby d'extrême droite contrôle des foyers d'immigrés. » 139:327 L'article de *Rouge* (même date) titre : « Pleins feux sur un étrange réseau : Main basse sur les foyers. » *Article 31* a sous-titré le sien : « Où l'on découvre au travers d'une campagne du Front national contre le FAS ([^70]), un chef d'orchestre invisible et des convergences troublantes avec le patronat des Hauts-de-Seine ». Quant à *Celsius*, il s'agit d'un article donnant la biogra­phie supposée de chacun des responsables de la Société internationale des Droits de L'Homme, dont je suis supposé être l'un des animateurs. Ces différents articles, mis à part celui de *Celsius*, sont signés. Henriette Bordeaux-Chesnel pour *Article 31*, Jacques Gnorra et Alain Rebours, pour *Politis*, Béatrice Russier et Jean-Louis Pétillon pour *Rouge.* Le caractère de mini-campagne d'opinion est revendiqué par chacun de ces trois journaux, soit dans un encadré spécifique, soit après la signature de l'article. #### Et négrier, en plus ! Pour les éléments de cette mini-campagne diffamatoire, me concernant personnellement, la source principale est cet article du *Quotidien de Paris* du 26 janvier 1987, sans qu'il soit fait mention un seul instant du rectificatif publié par le journal. *Celsius* : « Francis Bergeron mérite une mention particu­lière. (...) Chef du personnel de la société Delachaux, il a si l'on en croit le *Quotidien de Paris* (26 janvier 1987), poussé son « engagement *jusqu'à* aller combattre dans les rangs des Phalanges libanaises ». Toujours selon le *Quotidien de Paris*, c'est aux établissements Delachaux que Soner Nayir, lié à l'ASALA et qui a été condamné à 15 ans de prison en mars 1985 pour sa participation à l'attentat d'Orly, aurait trouvé un emploi après son arrivée en France ! » 140:327 *Article 31 :* « Au conseil d'administration de la CRI­PI ([^71]), en qualité de suppléant de Monsieur Alain Barthélemy, représentant du CNPF/ CGPME, on trouve Francis Bergeron. Serait-ce le « directeur du personnel des établisse­ments Delachaux, par ailleurs chroniqueur à *Présent,* proche de Jean-Marie Le Pen », ainsi présenté par le *Quotidien de Paris* du 26 janvier 1987 ? L'article est consacré à l'assassinat, le 24 septembre 1986, de Glenn Souham, patron de la société de protection et de gardiennage Century, dont : « il n'était pas rare (...) que les hommes (...) interviennent dans des conflits sociaux, se heurtant parfois à des piquets de grève ». *Rouge :* « Par l'intermédiaire de son frère Marc, associé de Glenn Souham (le directeur de la société de protection Century, assassiné en septembre. 1986), cet homme « respecta­ble » ([^72]) aurait été directement mêlé à un soutien actif aux phalangistes libanais réfugiés en France. Lesquels, selon le *Quotidien de Paris* du 26 janvier 1987, trouvaient sans pro­blème un emploi dans son entreprise ! Nous l'avons déjà mentionné, Francis Bergeron, célèbre chroniqueur à *Présent y* a été embauché comme directeur du personnel dès son retour en France ! » *Politis :* « Son suppléant ([^73]) au conseil d'administration de la CRIPI est Francis Bergeron. Serait-ce le « directeur du personnel des établissements Delachaux, par ailleurs chroni­queur à Présent, proche de Jean-Marie Le Pen », ainsi présenté par le *Quotidien de Paris* du 26 janvier 1987 ? L'article est consacré à l'assassinat, le 24 septembre 1986, de Glenn Souham, patron de la société de protection et de gardiennage Century, dont : « *il n'était pas rare* (*...*) *que les hommes* (*...*) *interviennent dans des conflits sociaux, se heur­tant parfois à des piquets de grève* ». 141:327 #### Les conséquences Comme on le voit, la source unique de tous ces articles est le *Quotidien de Paris* du 26 janvier 1987. Mais ce qu'ignorent (ou du moins peut-on le supposer) *Rouge, Politis, Article 31, Celsius,* c'est qu'à la date où paraissent ces articles, je n'appartiens plus à la société Delachaux. Malgré tout ce qui me lie à cette société et à son président, j'ai souhaité une évolution de carrière ; et j'ai donc quitté cette société le 31 décembre 1987 pour entrer aux *Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne* (NMPP), en qualité de responsable du personnel pour la division « départs quotidiens ». Il convient ici de dire un mot de ce que sont les NMPP Cette société a pour vocation la distribution de la presse en kiosques. Dans ce domaine, elle jouit d'un monopole de fait. Ce qui lui a longtemps permis de facturer ses services en toute liberté. Le pouvoir syndical est très important dans cette branche d'activité. Le syndicat du Livre (CGT) que l'on a vu à l'œuvre dans le récent conflit de l'imprimerie Jean Didier et il y a quelques années dans le conflit du *Parisien Libéré,* jouit lui aussi d'une sorte de monopole de fait. Surtout la gestion du personnel ouvrier lui a pratiquement été sous-traitée. #### Le Livre-CGT maître chez lui Cette société de 5.000 personnes compte environ 3.000 ouvriers. Le salaire moyen mensuel ouvrier s'établissait en 1987 à 15.429 F ; et il a encore progressé de plus de 5 % en 1988 ! Par ailleurs le statut du personnel ouvrier est en or massif : neuf semaines de congés payés, une durée de travail effectif qui ne doit guère dépasser 25 h par semaine. 142:327 Le syndicat du Livre utilise chaque année 68.000 heures de délégation (l'équivalent de 50 permanents à plein temps) ; et le budget des deux Comités d'Entreprise, contrôlés l'un et l'autre par le syndicat du Livre, se monte à plus de 35.000.000 de francs. Précisons encore que les liens entre le syndicat du Livre CGT et le parti communiste sont particulièrement étroits. Comment les NMPP en sont-elles arrivées là ? C'est précisément leur situation de monopole dans le domaine de la distribution de la presse qui a permis cette dérive. Le chantage est permanent : dans une entreprise normale, les pertes de chiffre d'affaires engendrées par un conflit du travail peuvent être rattrapées, au moins partiellement, à l'issue de la grève. Dans le domaine de la presse, ce n'est pas le cas : un simple retard de distribution : une heure ou deux pour un quotidien, une seule journée pour un hebdomadaire, deux ou trois jours pour un mensuel, entraîne immédiatement une chute considérable des ventes. Cette chute ne sera bien évidemment pas compensée lors de la mise en vente du prochain numéro. Bien plus, il est constaté qu'une interrup­tion, même courte, d'un titre provoque immédiatement la désaffection d'une partie de ses acheteurs habituels. C'est grâce à ce chantage que le syndicat du Livre a pu se tailler cet empire, et assurer au personnel ouvrier un statut exorbitant des situations normales. Par ailleurs, il n'y a jamais eu jusqu'alors volonté de résister, du côté de la direction. La situation de monopole de la mise en kiosques empêche de voir le client (les entreprises de presse) quitter les NMPP, quel que soit le prix de la prestation de service. Environ 40 % de la valeur faciale des publications est au profit du réseau de distribution : NMPP, dépositaires, marchands de journaux, les NMPP se taillant la part du lion. Les journaux invendus (40 % de ce qui est édité) sont également facturés aux éditeurs. Ce qui fait que les NMPP, en jouant sur ces tarifs, retrouvent toujours leur équilibre et même au-delà, quels que soient les salaires prati­qués, quel que soit l'absentéisme, quel que soit le sureffectif, quelle que soit la durée réelle du travail. 143:327 Les vrais patrons des NMPP sont censés être les éditeurs de presse, qui siègent d'ailleurs au conseil de gérance. En fait le groupe Hachette y est en situation prépondérante. Mais cette structure, héritée de la loi Bichet de 1947, ne facilite pas une gestion de type industriel, c'est-à-dire répondant à des critères de rentabilité et d'efficacité. #### Zone de grande turbulence Néanmoins, dans la perspective du marché unique euro­péen qui peut conduire à l'implantation en France d'un concurrent, anglais ou allemand, par exemple, des NMPP, cette société a entrepris une tentative de « normalisation ». Mon recrutement, en janvier 1988, entrait dans cette politique nouvelle. Du moins la chose m'avait-elle été ainsi présentée. La direction des NMPP n'ignore évidemment pas que j'ai assuré la direction du personnel des établissements Dela­chaux, que j'ai été membre de la Commission régionale d'insertion des populations immigrées (CRIPI) en tant que représentant du CNPF et que je ne m'y suis pas fait des amis du côté des représentants de la CGT ou de certaines associa­tions d'immigrés, ni même que mes sympathies politiques sont à l'opposé de celles du parti communiste, donc égale­ment du syndicat du Livre. Tout cela a même sans doute pesé favorablement dans mon embauche. Pour affronter la zone de grande turbulence qui s'annonce à l'horizon de 1992, et pour tenir tête au syndicat du Livre, la direction des NMPP semble admettre qu'il faut des hommes de conviction parmi ses cadres. Traditionnellement les postes de cadres sont pourvus par promotion interne, pratiquement à l'ancienneté, et sous le contrôle du syndicat du Livre. 144:327 L'embauche de jeunes cadres recrutés à l'extérieur de la société constitue déjà une petite révolution. Lors des élections au Comité d'Entreprise, au printemps 1988, le syndicat du Livre CGT a recueilli 100 % des voix dans le collège des cadres techniques ! #### « Vos engagements... » Après la parution des articles dans la presse gauchiste, la direction va sembler beaucoup moins sûre de l'intérêt de recruter des « hommes de conviction ». Je suis en effet convoqué par le secrétaire général, le mardi qui suit ces parutions. Le discours qui m'est alors tenu est le suivant : 1\. -- Nous n'avons rien à dire de vos compétences professionnelles, qui ne sont pas en cause, mais... 2\. -- Le syndicat du Livre refuse la décentralisation de la gestion sociale du personnel. En conséquence, votre présence aux NMPP n'a plus vraiment lieu d'être. \[Cette partie de l'argumentation de la direction des NMPP est tout à fait fallacieuse, car il est bien évident que le syndicat du Livre ne pouvait accepter sereinement une modification des modes de gestion sociale susceptible d'amoindrir son emprise sur le personnel. Cette hypothèse avait été envisagée dès avant l'embauche.\] 3\. -- Par ailleurs vos engagements sont incompatibles avec votre fonction. Un cadre de votre niveau a une sorte de devoir de réserve jouant à l'extérieur de l'entreprise, qui fait que son nom ne doit pas apparaître dans des activités politiques ou journalistiques (!) \[La concomitance des dates montre que c'est ce que la presse gauchiste a écrit de mes « engage­ments » qui a motivé la décision des NMPP Le quotidien *Présent*, où j'écris souvent, n'est pas diffusé par les NMPP, et n'est servi qu'aux abonnés. 145:327 Les livres que j'ai publiés, seul ou en tant que co­auteur, ne sont pas non plus diffusés dans le grand public, mais uniquement dans un réseau d'une cinquantaine de librai­ries « parallèles ». L'animation de petites associations comme l'Association pour la Russie Libre ou l'Association Vérité 89 en Bas-Berry n'a certes pas de quoi justifier une prétendue obligation de réserve, notion qui ne figure pas, en tout état de cause, dans le Code du travail. Ce sont là, actuellement, mes seuls engagements. Mais *Rouge* et *Politis* sont diffusés par les NMPP. Des gens bien intentionnés (des militants CGT ?) ont visiblement présenté à la direction ces articles qui me mettent en cause, mêlant mon nom à un meurtre, à des accusations de racisme, au terrorisme arménien, à de prétendus réseaux de négriers. Tout cela avait certes de quoi inquiéter la direction des NMPP, en particulier dans un contexte aussi sensible que celui de cette entreprise. Était-il toutefois réaliste d'imaginer qu'un spécialiste de la gestion des ressources humaines ayant exercé son métier pendant douze ans, dans des environnements difficiles, pou­vait ne jamais avoir été repéré par les adversaires ? Beaucoup de patrons auraient vu dans ces attaques de la presse d'ex­trême gauche la preuve d'une certaine efficacité. Ce ne fut pas le cas aux NMPP.\] Quand la confiance n'existe plus entre un employeur et l'un de ses cadres, il est inutile de chercher à rester à tout prix dans la société. #### Le prix de la mauvaise conscience Je fis toutefois observer à mon interlocuteur qu'en imaginant même qu'il y ait quelque chose de vrai dans ces articles, les NMPP étaient particulièrement mal placées pour me reprocher des « engagements ». Le parti communiste se com­porte pour sa part comme chez lui dans cette société. Il tient des réunions électorales dans les établissements, et pendant le temps de travail. 146:327 L'organe central du parti communiste est diffusé (gratuitement) en abondance à tout le personnel des « départs quotidiens », et disposé un peu partout dans les locaux. Les affiches du parti communiste en format géant décorent les murs du restaurant d'entreprise, etc. Après discussions et négociations, une formule de rupture transactionnelle était adoptée. Officiellement, la rupture était imputable au fait que « des contacts normaux n'avaient pu s'établir entre le nouveau responsable du personnel et les représentants des salariés, notamment dans le contexte des conflits sociaux enregistrés au printemps 1988 ». En échange d'une renonciation à toute action en justice, je recevais, au terme de cette transaction, une indemnité à titre de dommages et intérêts d'un montant de 200.000 F. Ce montant peut paraître coquet au regard du temps que j'ai pu passer aux NMPP : moins de six mois. Rapporté au préjudice subi et aux motifs réels qui ont conduit à cette rupture de contrat, et qui s'apparentent, qu'on le veuille ou non, à un délit d'opinion, basé sur des assertions diffama­toires, ces 200.000 F deviennent bien faibles. D'autant qu'ils constituent aussi le prix de la mauvaise conscience. Ainsi les spéculations d'un journaliste sans doute en mal de copie, relayées et amplifiées par des journaux désireux de mener une campagne de désinformation, ont-elles abouti à ce résultat ultime. La désinformation, ce n'est pas seulement une action en profondeur sur l'opinion publique. Cela peut être, parfois, une capacité plus directe, plus concrète, plus personnalisée, de nuire. Francis Bergeron. 147:327 ## REPORTAGE ### Les Prix dans une école catholique par Jeanne Smits *Si vous pressentez que cela ressemble à une école existante, soyez assurés que cette coïnci­dence n'est pas involontaire ni fortuite. -- J. M.* LOIN, très loin du bruit et de la perversité du monde, le long de quelque chemin isolé des verdoyantes collines nicomaises, se dressent les modestes mais belles mai­sons qui forment La Chevalière : un pensionnat pour gar­çons comme on en voit peu. 148:327 En ce pluvieux samedi soir de juillet, l'ambiance n'est pas en accord avec le temps qu'il fait : c'est la veille des vacances, mais surtout des « Prix ». Quiconque a connu cette cérémonie -- malheureusement en voie de disparition -- en sait l'importance dans la vie d'une école, et à plus forte raison d'une pension. C'est le moment du jugement des efforts, de la rétribution : le couronnement de l'année. A La Chevalière, c'est une vraie fête : les parents sont conviés, et tous les membres de l'école leur offrent un spectacle préparé de longue date avec enthousiasme et minutie. En cette veille des Prix, donc, l'agitation est à son comble. La soixantaine d'élèves et leurs professeurs sont partout à la fois : qui achevant un décor, qui répétant une dernière fois cette séquence dont on n'est pas entièrement satisfait, qui préparant déjà ce qui sera demain la scène. Agitation dans la bonne humeur ; il suffit de peu de temps pour voir l'attachement de ces garçons à leur école ils essaient d'en donner la meilleure image possible. Et ils travaillent -- et se distraient -- sous le portrait de leur fondatrice. C'est la première chose que l'on voit en entrant le portrait de Luce Hachette, qui semble veiller à ce que son idéal et son enseignement, son esprit surtout, ne soient pas perdus. Elle avait fondé La Chevalière pour erg faire une école vraiment catholique, avec toutes les exigences, et tous les renoncements que cela implique. Elle voulait, avec cette pédagogie qu'elle a développée durant toute sa vie, former les successeurs des chevaliers, des soldats de Dieu. Ce qu'elle a voulu, on le poursuit avec amour à La Chevalière. Mais revenons aux garçons. Ils ont maintenant terminé, et les plus grands viennent, comme d'habitude, dîner à la table des directeurs et des professeurs. Oui, la distinction entre « grands » et professeurs n'est pas abyssale : ceux-ci sont souvent des anciens de l'école qui se sont sentis appelés à donner à leur tour aux jeunes ce qu'ils y ont reçu, ceux-là, proches de leurs maîtres, « surveillent » déjà les plus petits et découvrent les responsabilités de l'éducateur. Ce qui expli­que, sans doute, leur visible reconnaissance envers ceux qui les enseignent : ils comprennent ce que cela signifie. 149:327 Le dimanche matin se lève frais et ensoleillé : les dili­gentes prières des petits ont été entendues. Nous sommes dans une école catholique, aussi la journée des Prix commence-t-elle avec une messe de saint Pie V, comme toujours, encore plus belle que d'habitude, à laquelle assis­tent les parents. La vieille grange est décorée par les enfants : les feuillages suspendus dans les coins qu'on croirait inacces­sibles donnent l'illusion d'une voûte d'arbres, très haute et très sombre. On ne regrette pas la chapelle de l'école -- trop petite pour accueillir tout ce monde -- bien qu'elle en soit, en d'autres circonstances, le centre de la vie. Tout a été fait pour souligner la solennité du sacrifice de la messe : la beauté de l'autel, la richesse des ornements, la splendeur du grégorien que ces garçons chantent avec justesse et simplicité, ne sont pas des fruits du hasard, mais témoignent de la cohésion, de la continuité de l'esprit de cette école. Chaque occasion, chaque fête doit y être purement et pleinement catholique. Au cours de l'homélie, le célébrant parle de la prêtrise, du rôle du prêtre, de sa grandeur, du besoin de prêtres. Bizarre pour une préparation aux vacances ? Non, c'est pendant les vacances qu'on doit avoir davantage de temps pour réfléchir... Et La Chevalière est légitimement fière de compter plusieurs prêtres et plusieurs séminaristes parmi ses « anciens ». L'éducation catholique telle qu'on l'entend, c'est la préparation au don de soi. On est d'ailleurs frappé par le recueillement de ces jeunes garçons. Le plus petit n'a pas encore six ans, mais on a l'impression que chacun a compris le sens sublime du sacri­fice eucharistique. Quel contraste avec l'activité bourdon­nante qui se déploiera quelques minutes plus tard (mais il n'y a là aucune contradiction). Il faut maintenant déjeuner le plus rapidement possible. Il reste mille choses à faire, mille préparatifs de dernière minute, car tout doit être parfait. Les parents sont congédiés sans façon vers leur lieu de pique-nique : les longues retrouvailles seront pour après. Les gar­çons disparaissent : le secret est gardé, la tension monte. Et, merveille, le spectacle commence exactement à l'heure. Assis, à l'ombre, les parents et invités ont une excellente vue sur la cour qui est en contrebas, et en plein soleil. 150:327 Une petite tribune, décorée d'écussons, se dresse en face de nous sur cette « scène » qui est presque une arène. Un héraut arrive, et annonce l'ouverture du grand tournoi. On entend des murmures d'approbation... Les réjouissances démarrent avec une superbe démonstra­tion de tir à l'arc : c'est l'avant-spectacle. Il paraît que ces tireurs n'ont jamais été aussi précis qu'aujourd'hui : la pré­sence du public, qui se laisse volontiers prendre au jeu, les stimule. Beauté des gestes, esprit de compétition : à La Chevalière, on apprend aussi l'art et le maintien guerriers. Puis c'est le tournoi proprement dit. Tous les élèves arrivent, superbement déguisés en costumes médiévaux (qui ont dû exiger des heures de travail) et vont se ranger en huit équipes, chacune derrière son chevalier. Ils sont suivis, au son des trompettes, par les professeurs masculins, portant eux aussi des déguisements encore plus somptueux. Ces derniers prennent place sur la tribune : le « comte de Turenne » conduira les épreuves et les jugera avec bonhomie. Et comme, une fois de plus, nous sommes dans une école catholique, le tournoi commence avec une prière qui, elle, n'est pas du théâtre. Le juge déclare le tournoi ouvert, et annonce que ces chevaliers et leur suite ont choisi la Sainte Vierge comme Reine et Dame de Beauté à qui leurs prouesses sont dédiées. Une belle statue de Marie est placée à l'angle de la « scène » : elle donne tout son sens à cette fête. Après avoir dit quel est l'honneur chevaleresque et rap­pelé les règles du combat loyal -- belle leçon d'histoire et de vie -- le juge lance les épreuves. Il y en a pour tous. Combats d'épée éliminatoires : les épées sont en carton, mais l'ardeur existe bien, et les coups bas ou à la tête sont prestement punis d'une séance sur le « tréteau ». Épreuves d'adresse sur de beaux chevaux habités de deux étranges êtres à deux pattes : qui saura, armé d'une lance et encom­bré d'une lourde et gênante visière, faire tomber le plus de cibles en une seule chevauchée ? La scène est joyeuse et bariolée comme l'était le Moyen Age. Et comme le Moyen Age était chrétien, chaque vainqueur ira déposer son trophée cérémonieusement reçu devant la Vierge. L'épreuve la plus divertissante, c'est la joute. 151:327 Les deux chevaux, qu'on en arrive presque à prendre pour des vrais, sont en vedette. Et lorsqu'un d'eux trébuche et tombe avec le malheureux écuyer qu'il porte, c'est encore plus vraisemblable que jamais... Même les tout petits, de charmants petits pages, exécu­tent leurs danses et jongleries avec brio. C'est un joli ensem­ble, bien rythmé, qui est le produit de beaucoup de patience et de bonne volonté... Les « grands », les chevaliers, clôtu­rent le tournoi avec l'épreuve du combat singulier. Les « fers » se croisent, le public retient son souffle -- et la seule épreuve dont l'issue était prévue d'avance s'achève avec la victoire de celui qui devait perdre : il n'a pu empêcher son coup de porter. Il donne la victoire du tournoi à son équipe, qui est rayonnante de joie. Et ce n'est pas une équipe de circonstance : toute l'année, comme dans les écoles britanni­ques, les garçons de La Chevalière sont divisés en équipes qui s'affrontent lors des grands jeux et se relaient pour les tâches quotidiennes de la maison : elles font aussi partie de leur éducation. C'est un public content qui fait ensuite main basse sur les pâtisseries et les boissons ; pages, écuyers et chevaliers se ruent aussi vers cette buvette qu'une âme prévoyante a préparée, avant d'aller endosser de nouveau l'uniforme mar­ron et beige de l'école, le même pour professeurs et élèves, du plus grand au plus petit. Pendant cet entracte, les élèves de piano donnent un beau récital. Partout, on retrouve l'influence de la fonda­trice : elle voulait former des hommes épris de beauté, plus soucieux des biens spirituels que de succès mondain. C'est pour cela qu'elle n'a pas voulu faire de son école une machine à obtenir le baccalauréat. Former des intelligences et des cœurs, les cultiver, les préserver du monde pour qu'ils soient mieux armés contre lui, voilà son combat. Et les moyens pour le gagner, ce sont la prière et les sacrements, qui continuent de ponctuer la vie de La Chevalière, et qui doivent même lui donner vie. 152:327 Le soleil baisse déjà lorsque commence la cérémonie des Prix. Devant les parents, chaque classe est appelée par la directrice des études et vient l'entourer. Chaque élève aura son livre. Surtout, *chaque* élève verra son année jugée devant ses pairs, devant sa famille, devant les familles de ses amis. Luce Hachette le voulait ainsi. Chacun reçoit une louange, ou un reproche. Celui qui est beaucoup loué n'échappe pas au rappel d'un défaut, ou d'un manque d'énergie. Celui qui a mérité beaucoup de blâmes peut compter sur un mot d'en­couragement. Ainsi le voulait encore Luce Hachette. A la fin de cette solennité, on a encore davantage l'impression que La Chevalière est une famille : élargie peut-être, mais qui englobe et unit les familles individuelles qui la composent, dans la tâche qu'elle s'est donnée : former des catholiques qui seront aussi des chevaliers et des saints. Maintenant que les garçons quittent pour les vacances, ou pour toujours, cette école où la vie est réglée avec une précision quasi-militaire, ou monastique, maintenant qu'ils vont être confiés à leurs parents, c'est l'heure des mises en garde. Fermeté, autorité : les enfants doivent pouvoir compter sur cela de la part de leurs parents. Qui à leur tour doivent obtenir une obéissance sans question de leurs enfants. Pas de télévision, elle fait tant de mal. Ne jamais oublier qu'on est chrétien, même en vacances. Avant d'entonner le Salve Regina final, le futur aumônier de l'école donne lui aussi ses dernières consignes comme à la fin d'une retraite. « Persévérez, revenez, recrutez. » Persévé­rer : les bons enseignements reçus doivent fleurir. Revenir même si la pension est dure, parfois, les grâces d'une bonne éducation doivent peser lourd dans la balance du choix. Recruter : de telles grâces, si grandes, doivent se partager. La Chevalière, c'est une école où la simplicité et même une certaine pauvreté sont la règle. On y cherche d'abord le Royaume de Dieu. Elle peut paraître un peu désuète : on ne cache pas qu'on s'y veut strict et exigeant. Mais les enfants y sont heureux. 153:327 Et leur fierté est claire aux yeux de tous, lorsque, après avoir chanté l'hymne de leur école en mar­chant au pas cadencé sur son rythme martial, ils se tiennent au garde à vous et en gants blancs pour saluer les couleurs de l'école amenées par leurs aînés. Jeanne Smits. 154:327 ## CORRESPONDANCE ### Les chiffres de l'avortement A la suite de la publication dans ITINÉRAIRES d'avril 1988 d'un article intitulé : *L'avortement : la vérité 13 ans après,* l'auteur, Jean Legrand, nous a fait part de la corres­pondance que ses propos lui ont value avec Henri Leridon, l'un des auteurs de *La seconde révolution contraceptive.* Nous portons à la connaissance de nos lecteurs ces lettres qui procurent un complément d'information. #### Lettre de Jean Legrand *A M. Jean Madiran\ Itinéraires* Monsieur, Je vous remercie d'avoir publié un texte manuscrit que je vous avais envoyé : « *Avortement, la vérité filtre, treize ans après *», en avril 1988. 155:327 Ce texte commentait un cahier de l'I.N.E.D. : *La seconde révolution contraceptive.* J'avais involontairement omis de citer les noms des auteurs de ce texte : Henri Leridon, P. Collomb, Y. Charbit, J.-P. Sardon, L. Toulemon. Or j'ai reçu de M. Leridon une lettre à ce propos (pièce jointe) ; peut-être vous a-t-il écrit aussi. Il affirme que les chiffres cités dans ce cahier de l'I.N.E.D. (numéro 117) avaient déjà été publiés. En fait ils furent publiés çà et là de manière éparse, sans qu'une synthèse en fût faite, et dans des revues à faible diffusion, noyés dans des tableaux trop techniques. Les seuls textes explicites éma­nant de l'I.N.E.D. conduisaient à 250.000 ou 300.000 avorte­ments par an, grâce à des procédés que l'honnêteté scientifique réprouve. Ce fut l'enquête de 1966 de *Population* qui servit de réfé­rence de base et fit l'objet de manipulations. Celle-ci fut reprise dans *Population et Société* de mai 1974 par Gérard Calot, directeur actuel de l'I.N.E.D., lequel la reprit encore dans un article du *Monde* lors du débat de novembre 1979. Enfin après le livre de R. Bel stigmatisant l'attitude de l'I.N.E.D., une autre méthode aussi peu honnête fut exposée dans le neuvième rapport sur la situation démographique (juin 1980), publié à l'occasion du colloque national de *Démographie* au cours duquel je dénonçai l'attitude des scientifiques. En conclusion, seules ces publications qui, toutes, affir­maient 250.000 avortements par an avec l'autorité de l'I.N.E.D., eurent une diffusion notable et servirent de référence au Parle­ment et aux médias. Avec mes respectueux sentiments. Jean Legrand PS*. :* Dans la dernière page de mon article d'ITINÉRAIRES (avril 1988) -- page 57 -- l'omission à trois reprises d'un zéro a pu déconcerter le lecteur. Il fallait en effet lire pour l'Italie 562.000 naissances (au lieu de 56.200) ; pour l'Allemagne Fédé­rale 626.000 (au lieu de 62.600) et pour la France 180.000 (au lieu de 18.000) pour 768.000 naissances. 156:327 #### Lettre d'Henri Leridon *A Monsieur Jean Legrand* Monsieur, J'ai eu connaissance de l'analyse que vous avez publiée dans « ITINÉRAIRES » sur *La Seconde Révolution contraceptive.* Je vous remercie d'en recommander la lecture, mais je voudrais vous faire deux remarques. 1\) Il est usuel, dans un compte rendu de lecture, de citer le ou les auteurs... Il ne s'agit aucunement, en l'espèce, d'un « Rapport de l'INED », mais de l'œuvre personnelle de chercheurs de cet organisme, où l'on jouit d'une totale liberté d'expression. 2\) Il est contraire à la vérité d'écrire que « sont exposés les résultats d'enquêtes anciennes, jamais divulguées jusqu'à présent (...) » : toutes les références figurent page 266, et on peut y voir notamment que les enquêtes du Dr Sutter ont été publiées dans *Population* en 1950 et 1960, celle de Créteil en mars-avril 1974, et l'ouvrage de Mme Dourlen-Rollier est paru en 1963. Le dossier était donc public au moment de la préparation de la loi, de 1974-75. Une fois encore, vous voulez faire croire à la dissimulation volontaire d'une vérité qui reste, au demeurant, moins évidente que vous le prétendez. Cette suspicion permanente est vraiment déplaisante. Veuillez recevoir, monsieur, l'expression de mes salutations distinguées. Henri Leridon. 157:327 #### Lettre de Jean Legrand *A M. Henri Leridon\ INED. 27, rue du Commandeur\ 75014 Paris* Monsieur, J'ai bien reçu votre lettre du 10 mai. Celle-ci comportait deux remarques : -- En ce qui concerne la première, vous avez raison et j'y souscris bien volontiers : j'ai omis dans ITINÉRAIRES de citer les noms des auteurs : Henri Leridon, P. Collomb, Y. Charbit, J.­P. Sardon, L. Toulemon. -- En ce qui concerne le second point, permettez-moi de maintenir ma position et de vous rappeler certains faits. Au moment de la préparation de la loi de 1974-1975 et lors du renouvellement de cette loi en 1979, c'était à l'I.N.E.D. de faire connaître au grand public les enquêtes que vous citez dans votre lettre. Celles-ci avaient été publiées certes, mais dans des revues spécialisées à faible tirage et dans un tout autre contexte. Une synthèse de ces études montrant la cohérence des résultats obtenus (6 à 10 avortements pour 100 naissances), leur signifi­cation (à savoir que pour 850.000 naissances, ces chiffres impli­quent de 50.000 à 85.000 avortements l'an), -- ce qui était du ressort (et du rôle) de l'I.N.E.D. -- n'a jamais été effectuée. (Dans le cas de l'enquête de Créteil la comparaison avortements-naissances ne concerne qu'un tableau et quelques lignes parmi un dossier de 20 pages dont ce n'est pas l'objet essentiel.) Chaque fois que l'I.N.E.D. est intervenue, ce fut pour rappeler non ces études, mais celle de 1966 ou plus exactement une conclusion volontairement inexacte de cette étude (250.000 à 300.000 avortements l'an). Le principe admis était de calculer le chiffre des avortements à partir des décès consécutifs à des pratiques abortives (1 décès pour 1.000 avortements). 50 à 60 décès annuels eussent dû conduire à 50.000 ou 60.000 avorte­ments. 158:327 Même si ces chiffres devaient être (peut-être) un peu redressés, l'I.N.E.D. ne pouvait retenir l'ensemble des décès d'origine obstétricale comme si ceux-ci avaient eu pour cause exclusive des pratiques abortives, même si c'était pour calculer une « *limite très supérieure à la réalité* »*,* 250 à 300 décès obstétricaux signifiant 250.000 à 300.000 avortements environ. C'est ce chiffre qui fut retenu après qu'eut disparu la « précaution de style » (la limite très supérieure à la réalité) qui fut omise notamment dans les propos recueillis par Claire Brisset (*Le Monde* du 27 novembre 1979) : *Le débat sur l'interruption volontaire de grossesse -- un entretien avec le directeur de l'I.N.E.D. :* M. Gérard Calot y déclare : « Nous nous sommes donc fondés sur le nombre des décès féminins pour en déduire celui des avortements : à savoir... les décès explicitement déclarés comme des suites d'avortements clandes­tins, soit 53 en 1963 ; l'ensemble des décès d'origine obstétricale (332) ; et un certain nombre de décès d'origine inconnue ou mal définie (65 sur 269) dont nous avions toutes raisons de penser qu'une fraction recouvrait des suites d'avortements clan­destins. C'est sur cette dernière fraction qu'une erreur mineure s'est glissée. » (N.B. : avaient été retenus des décès masculins à la suite d'une erreur de colonnes ! Ce qui doublait les derniers chiffres en raison de la surmortalité masculine.) Bref, compte tenu de tous ces chiffres, M. Calot retient 397 décès (332 + 65), d'où 397.000 avortements desquels, déduction faite des fausses couches spontanées « on aboutissait ainsi à 250.000 avortements provoqués que la correction de l'erreur... ramenait à 220.000 ». Or *Le Monde* tire à 500.000 exemplaires ! Après le livre publié par R. Bel (*Complot contre la vie. L'Avortement,* SPL, publié à compte d'auteur, 1979) et dénon­çant l'attitude de l'I.N.E.D., la méthode change. Dans le neu­vième rapport sur la situation démographique, publié à l'occa­sion du Colloque national de *Démographie* (1980), elle calcule le chiffre des avortements clandestins d'une autre manière tout aussi malhonnête se basant sur des enquêtes étrangères évaluant le rapport avortements/ naissances. 159:327 Au lieu de se limiter à l'exemple anglais proche de nous (100.000 avortements l'an), l'I.N.E.D. doit appeler à la rescousse des enquêtes effectuées auprès des femmes noires (!) de Caroline du Nord (États-Unis) et des femmes grecques (!), pays où l'on avortait beaucoup (1 avortement pour 2 naissances) et, admettant que le comporte­ment des Françaises est un melting-pot des Anglaises, des Grecques et des femmes noires et blanches de Caroline du Nord, l'I.N.E.D. trouve alors « plausible » le chiffre de 250.000 avortements l'an en France... appliqué aux 850.000 naissances. (En avortant comme les Anglaises, nous aurions eu 106.000 avortements ; en avortant comme les Américaines blanches 153.000, noires 417.000, et comme les Grecques 553.000.) Vous savez fort bien que les lacunes et déficiences graves de plusieurs démographes à un moment crucial de notre histoire amenèrent quelques personnes lucides à se poser des questions et aboutit à la naissance de ce qu'il convient d'appeler une démographie autonome. Ces personnes ne sont pas démo­graphes, mais leur action fut bénéfique et contribue à une certaine prise de conscience collective. Puisque vous rouvrez le débat, je ne pouvais pas ne pas souligner ces points d'ombre. Veuillez recevoir, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués. Jean Legrand. 160:327 ## NOTES CRITIQUES ### Les livres pour enfants *Des laides qui jouaient aux belles* LE TITRE me donnait envie : *Charlie et la chocolaterie*. Alléchée par les somptueux souvenirs des gâteaux au choco­lat, des crèmes au chocolat, des bonbons au chocolat dont s'enchantaient nos enfances, me voici partie sur la piste des lectures gourmandes. Et voilà que ce chocolat prend des airs louches, se cache en des lieux infréquentables, glougloute en d'inquiétantes marmites et passe sur la langue en traître, vous faisant devenir violet, ou chevelu... entre autres douceurs. Déjà le début était bizarre : ces grands-parents couchés tous quatre dans le même lit... tsss... tsss... quelle idée ! Cela ne se fait pas dans les mondes honnêtes ! Cela s'arrangeait par la suite et venait l'affaire principale : chaque soir grand-père Joe raconte à Charlie une histoire. Cette fois c'est celle d'un prince hindou qui nous mène au mystérieux héros du livre, Willy Wonka, producteur du meilleur chocolat du monde. 161:327 Étrange usine où personne n'entre, d'où personne ne sort ! Quel­ques enfants -- dont Charlie -- vont la visiter et se promener sur des fleuves de chocolat, découvrir un univers fantastique et malsain. L'un est agressé par les écureuils casse-noix, l'autre tombe dans l'égout où elle rencontrera choux pourris... etc. Et l'histoire s'assombrit, s'accé­lère, tourne au cauchemar, au rythme des chants Oompas-Loompas, êtres infimes, grouillant partout et d'un humour très spécial. Ce n'est pas la peine de nous en conter davantage car tout est arrivé, de plus en plus inquiétant, étrange, et presque morbide. Triste chocolat qui n'est bon ni à boire ni à lire ! Méfiez-vous bien de ces contes qui commencent bien, tournent mal et finissent fous. Vous serez étonnés des titres divers, si divers que je vous conseille de subtiliser dans la chambre des enfants. Pour une raison ou une autre, ils modifient la sensibilité dans un mauvais sens, ouvrent des portes qu'il ne faut pas ouvrir, ou clignent de l'œil pour vous faire rire d'un mauvais rire. Celui-ci : « Charlie et la chocolaterie » est de Roald Dahl, édition : « Folio-Junior Gallimard ». *La chanson de Jimmy-Jo,* écrit avec un certain talent dévoile l'âme américaine. On se plaît à découvrir un enfant artiste, vibrant à la country-music de son pays. On s'attendrit à découvrir l'amour du garçon pour sa grand-mère. Par la même occasion, on entre dans un milieu où l'argot est la langue coutumière avec ses approximations, sa vulgarité qui tache l'histoire et en détruit le charme. Ce qui aurait pu être délicieux devient lourd, grossier presque, et n'est plus une bonne entrée dans l'univers de la sensibilité musicale. (*La chanson de Jimmy-Jo*, Katherine Paterson, éditions Hatier, collection : « Biblio­thèque de l'Amitié ».) *Le banian écarlate* offre un bien autre univers puisque c'est celui de la guerre, celle du Cambodge, mis à feu et à sang par les Khmers Rouges. C'est le pays natal de Mathieu Lesage qui rêve d'y retrouver son frère et une amie d'enfance. Il a quitté son pays tout petit et le découvre, effaré, dans le cataclysme de la guerre. Et voici l'auteur parti à nous faire un tableau fumeux, trouble, où l'on ne découvre pas les motifs du massacre. Pas plus ne verrons-nous de réelle différence entre le bouddhisme et le christianisme. Et ainsi cette histoire nous embrouille, créant une confusion des valeurs qui dénature la face des choses. (*Le banian écarlate*, Édith Lesprit, éditions Signe de Piste.) 162:327 Plus pervers, franchement nocif, sous les couleurs délicates d'une émouvante histoire, *La cicatrice* dépeint les souffrances de Jeff, affligé d'un bec-de-lièvre. Le garçon demande à Dieu un miracle pour lui enlever cette cicatrice et, ne l'obtenant pas, trouve Dieu bien méchant. Lui, Jeff, ne supporte pas d'être défiguré. Il boude, insiste, fait la tête, devient voleur, cas social, et par mégarde tue son frère. C'est parce que Dieu n'est pas bon. Na ! Et que devient la foi « adhésion de l'intelligence à la vérité connue et révélée » dont saint Thomas d'Aquin nous donne la définition ? Elle ne devient rien ; elle n'existe plus. La foi dépend de la non résistance de Dieu à la volonté personnelle de Jeff. Na ! Sans commentaires ! (*La cicatrice*, Bruce Lowery, édi­tions J'ai lu.) En revanche, *Le cadavre fait le mort* appelle des commentaires, car Boileau et Narcejac, les compères qui en sont créateurs, ont l'art de camper les romans policiers. Ici leur idée est piquante : les pouvoirs publics simulent un gigantesque accident. C'est alors une sorte de répétition, à grand spectacle : sirènes... chaussée couverte de morts... camions éventrés et... oh stupeur... un vrai mort parmi les faux cadavres ! C'est intéressant mais les mots d'argot font ici une histoire vulgaire, laide, lui ôtant cette distanciation, nécessaire pour qu'une histoire ne soit plus banalité mais œuvre d'art. Tremper une âme d'enfant dans cette ambiance n'est pas *l'élever.* « Cette saloperie de nom... » « cela com­mence à me courir »... et autres expressions triviales vous campent le style. (*Le cadavre fait le mort,* Boileau-Narcejac, éditions Hatier, collection : « Bibliothèque de l'Amitié ».) \*\*\* Glissons, voulez-vous vers des choses plus subtiles et tout aussi nocives, sinon plus. Foin donc de tout vocabulaire bien français, et jetons aux orties la vision affectueuse des parents que l'on aime. Pour entendre *les mots en miel* dont elle rêve, Sabine ne sait que faire entre « Anouk » (sa maman) et « le savant » (son papa) qui la voit à peine quoiqu'elle soit sa fille. 163:327 La vie de famille, les amis, vus par Sabine ne manquent ni de nerf ni de couleurs avec une grande richesse d'expression et une certaine avidité de tendresse qui touchent le lecteur. Pourtant Sabine entraîne dans une *recréation* telle des choses, une vision tellement non confor­miste, que tout devient permis, y compris enlever les gens, voler des billets de train et faire des commentaires sur « le zizi » du savant. Ses commentaires anatomiques sont si crus et si cyniques qu'ils m'ont fait fermer le livre sans le finir. Je ne saurai donc jamais si Sabine réussira à se faire aimer de son père, je n'ai même plus envie de le savoir et je ne vous conseille pas ce genre de lecture ! (« Les mots en miel », Sandrine Pernusch, éditions Flammarion, collection : « Castor-Poche ».) Enfin il y a plus fin, si je puis dire. *La fée qui crachait du feu* a ces croustillances un peu brûlées qu'ont certains pains pleins de saveur. Sur les crêtes de ses croûtes ce pain-ci est saupoudré d'arsenic mais la saveur reste délicieuse. Ambiguë et dépeignée, notre petite fée est vaguement loqueteuse du côté des ourlets et des manches. Elle est pieds nus, et la charmante gîte en un pays paradisiaque dont le roi de l'hiver est affreusement jaloux. Comme les dragons si mignons, si mignons, la fée crache du feu en ouvrant de grands yeux ronds de personnage bucolique, pas très à cheval sur le costume. Mine de rien cela rapproche le person­nage de la sorcière de celui de la fée (et les dragons des minous domestiques) créant un personnage hybride. Et voici une poétique jonction... des symboles traditionnels du Bien et du Mal ! (*La fée qui crachait du feu*, Annegert Fuchshuber, éditions Casterman.) Une aventure moins esthétique arrive aux *Petits Poucets* par la grâce, étrangement éducative, de leurs rénovateurs. Pour « exorciser nos peurs et nos angoisses », les pauvres petiots deviennent victimes d'un texte vengeur. Ainsi les pauvrets ne sont plus les charmants gosses perdus chers « au legs culturel de l'héritage français ». Où est-il ici ? Pfuittt !... (*Les Petits Poucets*, B. de la Salle, éditions Casterman, collection : « Contes de toujours ».) \*\*\* 164:327 Ainsi donc lorsque Poucets, fées et marionnettes ne font plus les « trois petits tours et puis s'en vont », nous tombent dessus nouveaux Poucets et nouvelles fées, des dévergondées, qui nous en font de belles ! A partir de là tout devient possible. Ainsi des *Contes de Noël* peuvent très bien receler d'incroyables idées, où la crèche et le Petit Jésus peuvent bien rejoindre les antiquités. Voici le résultat : un chat a une tumeur dans laquelle se trouve un diamant. Cela devient l'étoile de Noël. Un berger un peu sorcier fait un miracle... le jour de Noël, après avoir délibérément omis d'assister à la messe. Un papa parti dans le cosmos devient un Père Noël tandis que le vrai -- qui gèle -- s'entend répondre ceci : ... « Ta gueule ! dit Gustave. Si t'es pas content t'as qu'à aller distribuer tes prospectus. » Le tout en un livre ravissant, couleurs à faire fondre, beau cadeau... au message inusité. (*Contes de Noël*, M.A. Baudouy, P. Thies, R. Judenne, Y. Mauffret, E. Brisou-Pellen, J. Alessandrini, J. C. Nogues, P. Pelot, C. Grenier, Boileau-Narcejac. Éditions Hatier, collection : « Bibliothèque de l'Amitié ».) Certains s'étonneront peut-être. Voyons, les familles catholiques n'ont pas de tels livres dans leur bibliothèque ! Eh bien, ce n'est pas si sûr ! Il y a les livres donnés dans votre dos, les livres prêtés, les livres rapportés en cachette. Qui sait si *Le dictionnaire des mots tordus* ne traîne pas quelque part chez vous ? Qui sait si un professeur *plein d'humour* ne l'a pas recommandé à vos enfants ? (J'ai déjà vu pire.) Voulez-vous un extrait de ce livre soi-disant drôle ? « Les abris sont des morceaux d'étoffe à l'intérieur desquels on cache son corps. Les abris sales sont couverts de vaches. » Un délire verbal, une vision folle des choses les plus courantes font de ce dictionnaire un morceau très réussi de surréalisme à l'usage des petits enfants. Rien de logique ne subsiste, et surtout pas le corps humain, de sa tête à ses pieds en passant par le sexe (en forme de tête de chouette). Destiné à « ceux qui savent déjà bien lire » ces images décapantes, corrosives provoquent à se moquer de tout avec un très mauvais rire. (*Dictionnaire des mots tordus*, Pef, éditions Gallimard, collec­tion : « Folio-Cadet ».) 165:327 Sous prétexte de drôlerie toujours, *C'est pas sorcière* raconte une aventure de sorcières qui ne veulent pas parmi elles de sorcier. La visite médicale de la doctoresse pour sorcières va déclencher une débauche de trucs, de tours de magie pour que la sorcière-homme ne soit pas découverte. On ressort de cette lecture ahuri, abasourdi, épouvanté, les yeux pleins d'images abracadabrantes. Ici le Beau devient le Laid, l'espiègle­rie, folie. Cette explosion de toutes les notions traditionnelles n'est pas drôle du tout et si d'aventure un enfant en riait ce serait grave pour son éducation artistique. (*C'est pas sorcière*, Pef, édit. Gallimard, collection Folio-Cadet.) Voici bien plus fin et aussi plus joli : Mouchette, Gambette et Huppette, poulettes bonnes pondeuses, doivent produire le plus bel œuf du monde. Ploc... un œuf parfait pour la première ; ploc... un œuf géant pour la seconde ; ploc... un carré et avec facettes de couleurs pour la troisième. Le roi trouve que tous ces œufs sont également parfaits et proclame chacune princesse sous un beau soleil en... forme d'œuf. Vous voyez l'astuce ? Il n'y a pas de définition vraie de l'œuf, pas plus que de définition vraie du soleil, qui d'ailleurs, vu sous un certain angle pourrait bien être un œuf lui-même. C'est fin, fin, fin et faux, faux, faux, surtout pour les 3 à 5 ans qui prennent les contes au sérieux. (*Le plus bel œuf du monde*, Helme Heine, éditions Gallimard, collection : « Folio-Cadet ».) Certes la mode a le droit de compter en matière de contes et d'esthétique. Il est agréable que la vision des choses évolue, apportant du nouveau et enrichissant le monde. Personne ne reprocherait à Raoul Dufy de ne pas regarder la vie qui passe avec les yeux de Jean Fouquet. Quand l'imagier casse, dénigre, pourfend, ridiculise ce n'est plus de l'art : c'est du sabotage. Et ce n'est plus la même histoire. On ne peut élever un enfant dans le goût de la dérision vengeresse où rien n'est respecté comme étant digne d'admiration et d'amour. Prenez le thème antique du vieux château solitaire qu'un enfant découvre par une nuit de pleine lune. 166:327 Il y a le château des Carpathes vu par Jules Verne où tout s'explique par la fée Science, aidée de la fée Électricité. Il y a les châteaux romantiques dessinés par Gustave Doré et leurs draperies somptueuses, leurs cassettes ruisselantes de trésors. Il y a les châteaux pointus, gracieux ou lointains, ce que vous voudrez mais... chaque fois est mise en valeur une beauté du château. C'est son mystère, ou sa richesse secrète, ou sa silhouette qui ont séduit le dessinateur. *Le château aux 100 oubliettes* nous balaie tout cela d'un pinceau fébrile aux teintes cuivrées propre à susciter l'angoisse. C'est la fièvre des cauchemars, les solitudes hantées. Si vous feuilletez jusqu'à la page 9 tout va bien. *Progressivement* vous entrez dans le jeu de rôle, vous recevez des ordres, vous découvrez d'étranges tortures et vous vous trouvez dans une péné­trante atmosphère de maléfice. Ce n'est plus tard qu'horreur et terreur et ce n'est plus un *beau* livre sur les vieux châteaux au clair de lune. (*Le château aux 100 oubliettes*, texte de Patrick Burston, illustrations de Alistair Gra­ham, éditions Gründ, collection : « Vivez l'Aventure ».) Il ne faut jamais regarder un livre d'enfant jusqu'à la page 9... il faut regarder *tout.* France Beaucoudray. ### Lectures et recensions #### Jacqueline de Romilly *Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès *(Fallois) Les sophistes apparaissent dans la Grèce du V^e^ siècle. On les voit surtout à Athènes, parce que c'est le centre du monde grec, mais la plupart ne sont pas Athéniens. Le nom qui les désigne a traditionnelle­ment quelque chose de péjoratif. Je dis : traditionnellement car on assiste à plusieurs entreprises pour donner d'eux une image meilleure : le livre dont il est question ici est l'une d'elles. 167:327 Comme il ne nous reste d'eux que très peu de textes, il est difficile d'évaluer exactement ce qu'ils furent, d'autant que nous les connaissons souvent par leurs ennemis (Platon, par exemple). Il est à noter qu'on peut en dire autant des gnostiques, autre groupe autour duquel veillent aujour­d'hui d'ardentes sympathies. Le livre de Mme de Romilly donne au total une image favorable des sophistes, mais l'auteur ne cache pas que son travail comporte de nombreuses hypothèses. Il reste en tout cas très agréable par son érudition et sa clarté. Rare aujourd'hui de voir la science exposée avec simplicité. Il m'est arrivé à plus d'une page de penser que cet ouvrage plairait à Clément Rosset, pour les qualités qu'on vient de dire, et aussi parce qu'il le confortera dans son goût pour ces penseurs dont il apprécie qu'ils soient à l'opposé de la philosophie platonicienne, et qu'ils nient qu'on puisse parler de vérité. Rosset n'est qu'un exemple. Nos contemporains ont en général de l'amitié pour les sophistes à cause de leur « modernité ». Ces intellectuels, le mot est employé par Mme de Romilly, apparaissent dans une société en plein bouleversement. Athènes est passée, en deux générations, du stade de la cité traditionnelle, à forte armature paysanne, à celui de cité maritime et commerçante, cosmopolite, capitale d'un empire. Cité démocratique, de plus, même s'il faut corriger en rappelant que les têtes, à commencer par Périclès, sont fournies par l'aristocratie. Ces changements, puis la guerre du Péloponnèse, et la peste, engendrent une crise morale. Les traditions sont ruinées, les dieux mis en doute, les vertus oubliées. C'est dans ce milieu qu'apparaissent les sophistes, et leur rôle est d'accentuer le mouvement. Ils se présentent comme des hommes de savoir, capables d'enseigner (contre monnaie, c'est une grande nouveauté) tous les arts, et principale­ment celui de se conduire et celui de conduire les affaires de la cité. Cela se résume en ce qu'on nomme la rhétorique. Mais l'auteur leur accorde également d'être les premiers maîtres de grammaire, de logique, de psychologie. Ce sont des pédagogues comme Athènes jusque là n'en avait pas connu, et leur succès fut immense. A vrai dire, ce sont des persuadeurs. Ils apprennent l'art de vaincre dans la controverse, qu'il s'agisse d'un procès, d'une affaire politique ou de tout autre sujet. La valeur de la cause à défendre importe peu. Il y a même plus de gloire à défendre une cause mauvaise. Les sophistes, qui ne croient pas à la vérité, ont l'art de jouer de la vraisemblance. 168:327 Parenthèse. Ce mot de persuadeurs qui leur va à merveille, je viens de le retrouver en rouvrant *La Persuasion clandestine*, de Vance Packard (éd. Calmann-Lévy). Le sociologue américain y évoque les perceptions sublimi­nales. C'est l'affaire du portrait de Mitterrand dans le générique d'An­tenne 2 qui m'avait ramené à cet ouvrage. Notre presse libre, comme on sait, a interrogé des chercheurs, tous objectifs et indépendants, qui ont conclu qu'il n'y a pas là de quoi fouetter un chat. Il n'existe aucune preuve scientifique de l'influence des images subliminales. Ce n'est pas ce que dit Packard. Et il y a des lois aux États-Unis, et au Canada, pour interdire cette technique, dont on parlait beaucoup, et d'un air scandalisé, dans les années soixante. C'est qu'elle était utilisée par la mauvaise cause. Maintenant quelle est au service de la bonne, c'est une autre affaire. Fin de la parenthèse. Le livre de Packard envisage les divers moyens mis au point par les persuadeurs pour convaincre leurs clients (qui peuvent être des électeurs). Ils utilisent notre savoir psychologique : recherche des motivations, pul­sions, rôle de l'inconscient. Le sophiste apprenait, lui, à jouer de la parole, en fonction de la psychologie de ses auditeurs. Nous apprenons aujour­d'hui à jouer aussi des images. Notre publicité n'est en somme qu'une nouvelle rhétorique, utilisable comme l'autre pour le meilleur et pour le pire. Mme de Romilly, sensible à ce reproche de « sophisme » qui traîne derrière ses personnages, avance que, sans doute, un discours unique peut être dangereux et détourner du vrai, mais que plusieurs discours s'oppo­sant finissent par éclairer tous les aspects d'une situation et permettent de juger en connaissance de cause. Je me demande si ce n'est pas comme si l'on disait que, bénéficiant de six ou sept publicités sur des produits proches, nous sommes en mesure de choisir le meilleur. Les sophistes ont apporté à la Grèce un vent de rationalisme. Ils ont fait table rase des coutumes, des croyances, des préjugés sur lesquels vivaient les citoyens. Terrible ébranlement de la cité, dans ce moment où elle est affaiblie. Mais, dit aussitôt notre auteur, ils ont travaillé à reconstruire ce qu'ils détruisaient. Car s'ils niaient la vérité de l'ordre social -- la vérité de ses dieux, de ses lois, de ses vertus -- ils savaient en montrer l'utilité, et cet ordre, fondé à nouveau sur ce principe raisonnable, s'en trouvait plus fort. Cela n'est pas très sûr. Avec les sophistes, on en arrive au stade où Valéry constate : Y a-t-il au monde quelque chose de plus important qu'une convention ? Mais dans aucune cité au monde un homme ne s'est fait tuer pour une convention, pour quelque chose qu'il tint pour une convention. 169:327 Pour les sophistes seule compte l'efficacité. On ne bâtit pas une cité sur l'efficacité. Dans cette Athènes discuteuse, le germe de mort est là. Dans quelques années, ce sera Philippe, puis Alexandre : la fin de l'indépen­dance. Signalons encore que cosmopolites, issus de diverses cités, les sophistes sentaient l'unité du monde grec, et travaillaient à le faire passer de l'unité morale à l'unité politique. Ils ont échoué. Thucydide, Euripide leur doivent beaucoup. Platon lui-même, note l'auteur, parle avec respect du grand Protagoras (voir le dialogue de ce nom). Pourtant, je me demande s'il n'y a pas, avec ce respect, beaucoup d'ironie gouailleuse. Protagoras, Hippias, Prodicos, tous ces hôtes de la maison de Callias, sont présentés avec un trait comique. Ils sont d'une assurance, d'une suffisance ridicules. Gaillards très habiles, sans doute, et dont il n'était pas facile d'avoir raison, mais en même temps, des gens qui en font trop, comme on dit, qui déplacent trop d'air. Quelque chose de rasta, si j'ose m'exprimer ainsi. On voit peut-être ce que je voulais dire en parlant de la « modernité » de ces gens ? Georges Laffly. #### Pierre Boutang *Art poétique *(La Table ronde) La poésie, c'est « la langue des dieux », la part divine du langage, subsistant malgré Babel et la confu­sion. Mais la confusion s'étend, dirait-on, nos langues s'adultèrent et se décomposent, la possibilité de la poésie diminuant à mesure. Cet effondrement, que nous pouvons constater, nous aide à mieux com­prendre ce que rappelle Boutang : à l'origine, Dieu confia à Adam le soin de nommer les choses, les plantes et les animaux ; ce langage était vrai et, aujourd'hui encore, c'est un écho de cette vérité que retient le poème. La vérité ainsi prise dans une langue donnée, (comme une âme prend chair) peut être retrouvée dans une autre langue. Un poème est une incarnation, il peut rester le même dans une réincarnation qui lui crée un double, un jumeau. 170:327 Ainsi l'auteur de l'*Art poétique* peut-il parler de sa version du *Mer­credi des cendres* d'Eliot -- car il donne ses exemples -- en disant qu'il s'agissait « d'approprier au français le poème universel de consonance anglaise : *Ash Wednes­day* »*.* Veut-on exprimer cette vérité d'une autre façon ? On citera cette remarque : « Nous avons supposé que le poème existe, à la limite, détaché du poète et du tra­ducteur. » En chemin, Boutang examine la différence entre poésie et prose. Elle tient dans le mot de *retours,* et il cite à ce sujet le premier ouvrage de Maurras, son *Jean Moréas :* « Les refrains du poème et ses rimes, césures et cadences, allitérations, assonances et consonances, ses pauses, ses accents, sont tous des retours dont la qualité varie, ceux-ci légers ou ceux-là graves... » Symétries et décalages introduisent dans l'énoncé une organisation musicale ou architecturale qui le rendent apte à exprimer des sens, des nuances, que la prose n'atteint pas. La prose va tout droit, mais ne parvient pas à ce qui est accessible à la poésie, grâce au jeu des retours et des détours. Boutang, inépuisable en trouvailles de textes précieux (un inventeur de trésors) cite une page où Bacon parle du bâton du dieu Pan : « Il est recourbé, surtout en sa partie supérieure, parce que pres­que toutes les œuvres de la Provi­dence divine s'accomplissent dans le monde par détours et périodes -- ainsi de la vente du jeune Joseph en Égypte, et de tels événements ; et même dans les choses les plus naturelles on a plus vite fait de laisser échapper la nature que de la serrer de près : de telle sorte que les effets produits tout droit sont vains et s'empêchent eux-mêmes, alors que la voie oblique et insinuante pénètre doucement et s'assure le résultat. » (Où l'on voit que l'image, le sym­bole, sont une des formes du *détour* et permettent d'aller plus loin dans la connaissance que la raison nue.) J'ai laissé de côté, au passage, une considération importante. La conséquence de Babel, dit Boutang, est la confusion des langues, et l'ou­bli de la langue originelle et vraie. Ce fut le châtiment de la tentative orgueilleuse d'une escalade du Ciel (car en somme, c'est bien à cela que faisait penser la construction de la Tour). Mais à cet échec de l'orgueil on doit opposer la Pentecôte, « l'in­verse de Babel », quand la grâce venue d'en haut descend sur les apôtres : ils sont alors capables de parler de telle sorte que chacun les entend dans sa propre langue. Pour un moment, limité originelle est reconstituée, comme un signe du rachat. Un dernier point, un détail. Bou­tang (p. 15) parle du « verset hébraïque et de son imitation clau­délienne » : il me semble que l'exemple de Rimbaud suffisait à Claudel. Et je ne comprends pas qu'il dise la rime héritée de la poé­sie arabe. Valéry, je crois bien, ne se trompait pas en l'attribuant à son saint patron, Ambroise. C'est par le latin d'Église que la rime s'introduit. Y a-t-il une influence du Proche-Orient (du syriaque) ? J'ai­merais qu'on m'instruise. J'ai parlé jusqu'ici du texte de la préface (44 pages avec les notes). Suivent les exemples : des poèmes traduits, ou réincarnés, si l'on pré­fère -- et la traduction d'un texte de Poe *Logique de la poésie.* Les exemples vont de *l'Ecclésiaste* à T.S. Eliot. Les poètes les plus tra­duits sont W. Blake (à qui Boutang a consacré un livre) et E. Poe. Pour ma part, ceux que j'ai le plus aimés sont le dernier chant du *Paradis* de Dante, et ce *Mercredi des Cendres* déjà cité. 171:327 Sans doute, on trouvera para­doxal de dire qu'il est plus assuré que l'on puisse traduire la poésie que la prose, ce que soutient Bou­tang. Mais s'il démontre savam­ment sa thèse, s'il a l'honnêteté de proposer des exemples en preuve, il n'oublie pas, souligne même, que la réussite dépend d'une grâce. Elle est donnée ou refusée. La réincarna­tion, la transmigration dans un autre langage se produit ou non. Allez y regarder de près, cela en vaut la peine. Encore un mot : dommage qu'il n'y ait là aucun poème d'Hölderlin et de Rilke. G. L. P.S. -- Un autre exemple de détour, une page d'Alain : « Je veux retenir ici un propos de Paul Valéry, qui autrement serait perdu. Comme je lui disais, en suivant ce même chemin : « Le difficile n'est pas de faire, mais de défaire », il m'interrompit, asseyant sa pensée par terre : « Avez-vous fait des cigarettes ? Oui ? Voyez, il s'agit de défaire, et encore de défaire, et même de refuser de faire. Elle se fait sans qu'on y pense. » (Alain. *Propos*, coll. Pléiade, t. I, p. 1.055.) #### Denise Brihat *De l'être ou rien *(Téqui) Heidegger est issu d'un milieu ardemment catholique d'Allemagne du Sud. Son père était sacristain et lui-même fit deux ans de séminaire, qu'il abandonna pour raison de santé. Ensuite il perdit la foi et développa une philosophie officiel­lement athée, mais qui entretient cependant avec Dieu, ou du moins avec « l'Être », un rapport particu­lier ; l'Être y est un peu ce qu'est le « Dieu caché » chez Pascal. Tel est -- pour autant qu'on puisse résu­mer en quelques lignes une thèse de métaphysique ! -- le propos de Mme Brihat. Elle pense éclairer la pensée de Heidegger en la rappro­chant de celle de Maritain, ce qui peut se discuter. En tout cas le livre est remarquablement clair et facile à lire, ce qui, sur un pareil sujet, est un exploit ; il constitue une bonne introduction à la pensée de Heideg­ger, auquel on pourrait appliquer le mot de Gustave Thibon sur Nietzsche : « un berger déguisé en loup ». J.-P. Hinzelin. #### Louis Daménie *La technocratie *(*D.M.M.*) La technocratie est une idéologie animée par la volonté d'organiser la société en fonction de l'économie, niant le domaine politique et s'ap­puyant sur un spirituel frelaté, dont l'œcuménisme, non au sens exact du terme, mais dans l'acception floue qu'il a prise, et disons plutôt le syncrétisme à la mode, est la traduction directe. M. Daménie attribue une grande influence sur les pères de cette pensée à Saint-Yves d'Alveydre, occultiste du siècle dernier. 172:327 Les technocrates étaient à Vichy comme à Londres, indice qu'ils cor­respondent à une maladie du temps. Ils ont dévié, dit l'auteur, la Révolution nationale, et après la Libération, leurs cousins londoniens ont conquis les esprits à travers les organes de presse et les grandes écoles, notamment l'E.N.A. Où qu'on se trouve, on tombe sur eux, juge M. Daméme. La technocratie et l'esprit mon­dialiste sont apparentés. Il s'agit de faire une révolution douce. Le tech­nocrate comme le révolutionnaire ne supporte pas l'ordre ancien, et veut organiser un monde rationnel. Mais il préfère au remuement des masses le travail dans les centres du pouvoir. On ne le voit pas, on ne sait même pas qu'il existe, mais il change plus profondément les choses qu'aucun de ces puissants qui ont leur photo partout. Ce livre est une réédition. C'est pourquoi on y parle encore de Gis­card et de Chaban comme de per­sonnages politiques de premier plan. Il aurait fallu deux ou trois pages pour montrer les socialistes dans cette tenue de technocrates, qui leur va tout autant qu'aux autres. G. L. #### Benoît Le Roux *André Thérive et ses amis en 14-18* J'éprouve quelque remords à ren­dre compte avec trop de retard du livre de Benoît Le Roux. Je pour­rais alléguer des obligations multiples et parfois contraignantes ; pour réelles qu'elles soient, elles ne représenteraient qu'une piètre excuse ou un prétexte facile. La vérité réside dans l'essentielle diffi­culté, pour les gens de ma généra­tion, a trouver une sérénité suffi­sante quand il s'agit d'évoquer le grand massacre, d'apprécier les témoignages et les témoins. En 1988, mon père aurait eut cent ans ; à part de rares exceptions, les survivants de la guerre que j'ai connus faisaient peu de confi­dences ; une pudeur compréhensi­ble les dissuadait de narrer les épi­sodes sanglants. Mais il y avait des silences, des réticences, de soudains mouvements d'humeur qui intri­guaient. Dans les conversations, il était fréquemment question de tel ami ou parent tué à la guerre ; et nous, les enfants des années 30, sensibles à l'imagination de la mort comme on l'est à cet âge, nous contemplions avec stupeur les listes des monuments aux morts, si lon­gues dans les moindres villages. Là sans doute est l'origine de ce malaise qu'encore aujourd'hui il nous est impossible d'écarter. J'aurais pu m'en tenir à l'éloge hautement mérité d'un travail qui nous offre un trésor de textes et une abondante et précieuse icono­graphie : photographies, fac-similés, dessins (dont ceux de Thérive lui-même) qui nous font revivre maint détail de la vie des hommes en guerre, des sensibilités littéraires et surtout des mentalités religieuses de l'époque. 173:327 Nous connaissons Benoît Le Roux, et nous avons parlé ici de son *Veuillot* publié aux éditions Téqui en 1984. Nous savons que chez lui l'érudition est toujours vivante. La portée de sa recherche dépassait évidemment André Thé­rive et ses proches amis, Charles Benoît, Marcel Drouët, André du Fresnois, Paul Drouot, Du Colom­bier, Adrien Grézillier son cousin. Aussi a-t-il consacré des chapitres annexes à Claudel, à Pergaud, au slaviste Pierre Pascal, à Barbusse, René Benjamin et Céline. Si l'étude est centrée autour de Thérive et de ses écrits, de ses lettres, elle consti­tue plus généralement une contribu­tion a l'histoire de la guerre elle-même ainsi qu'à l'histoire intellec­tuelle d'une jeunesse, celle de la « génération sacrifiée ». Cette jeunesse d'avant 14, éprise de littérature, d'études humanistes, ayant fréquenté les cénacles et écrit dans les revues, influencée par les écrivains du renouveau catholique et nationaliste, fut subitement pro­pulsée dans les servitudes de la guerre. On voit Thérive et ses amis persévérer, autant qu'il leur était possible, dans les lectures et les tra­vaux de l'esprit. Mais l'épreuve était infiniment plus grande : qu'allait devenir l'idéal patriotique, l'aspira­tion chrétienne, confrontés aux matérialités grossières du service, aux visions macabres et doulou­reuses de la tuerie ? Un sens criti­que très affiné permettait-il de croire à la compétence infaillible des chefs militaires et civils ? D'au­cuns firent passer avant tout l'idéal de défense nationale ; d'autres, sim­plement, « firent abnégation » comme disait le personnage de Vigny ; d'autres encore prirent leurs distances et refusèrent un engage­ment moral profond, tout en accomplissant leur tâche, mais non sans irrévérences, indignations et sarcasmes : précisément, c'est à cette catégorie qu'appartient André Thérive, et il devient ainsi un irri­tant « signe de contradiction ». La culture et le talent littéraire aiguisent chez Thérive le sens de l'observation dans le déroulement de l'existence quotidienne du front. Les tableaux et les esquisses qu'il nous livre sont du plus grand inté­rêt. Des combattants d'origine modeste, des travailleurs manuels auraient été moins sensibles peut-être aux pesanteurs matérielles et même aux coups répétés de la mort omniprésente : d'où un certain fata­lisme, une abstention critique et un nécessaire endurcissement, réconfort paradoxal. Thérive au contraire manifeste une sensibilité constante et acerbe, attentive au détail incon­gru, burlesque ou répugnant ; de plus, il ne renonce jamais à s'inter­roger sur les aspects politiques de la guerre. Et c'est là que les problèmes deviennent aussi douloureux pour nous. Thérive refuse à la fois l'idée de la guerre nécessaire et les exhorta­tions patriotiques des écrivains et des journalistes. Il tient pour Cail­laux, exècre Clemenceau et se range en somme parmi ceux qu'on engoba sous le terme de « défai­tistes ». Benoît Le Roux se main­tient dans l'esprit de probité du chercheur et donne les documents sans en juger l'esprit : attitude fort louable, certes, mais pour nous autres lecteurs, il est impossible d'échapper à la tentation des juge­ments de valeur ; cependant, en même temps, nous nous heurtons à d'étranges difficultés dans ces réflexions subséquentes ! Les atti­tudes de Thérive, parfois ses accents de pamphlétaire (comme dans les quatrains violemment satiriques sur Joffre, Nivelle et Man­gin) heurtent en nous des convic­tions acquises. Nous sommes amenés à faire la part d'un carac­tère particulier, et d'en relativiser les expressions en considérant un esprit bien différent dans les témoignages de guerre, un Guillaume Apolli­naire par exemple présent ici à tra­vers quelques documents, peu connus. 174:327 Mais les conformismes généreux ne sauraient nous faire méconnaître que toute une partie de l'opinion pensa durant les années 1916 et 1917 au moins, et souvent après le conflit, comme Thérive lut-même. Même si, en der­nière analyse, nous désapprouvons, nous ne pouvons éviter de nous interroger. Un personnage de Roger Vercel, le Capitaine Conan, divise les hommes en guerre en soldats et guerriers ; selon lui, certains ont en partage une vocation de guerrier, d'autres en sont dépourvus par nature. Thérive n'est pas guerrier, et trop « intellectuel » au sens ordi­naire et un peu péjoratif du mot, pour être véritablement soldat. Mais dans la masse du peuple fran­çais en guerre, même chez les civils, on trouve tantôt une adhésion guerrière affirmée, tantôt une dis­position incertaine, flottante, émo­tive, perméable à des influences douteuses. Qu'il y ait eu dans le « défaitisme » une conspiration d'espions et de politiciens, c'est bien certain ; on ne peut pour autant taxer de trahison tous les gens désemparés par une guerre intermi­nable et par les silences piteux ou les incohérences de l'information lors des échecs. Thérive n'est, abso­lument parlant, ni un complice politique du défaitisme ni un simple témoin représentatif de la « base ». Nous sommes obligés de le considé­rer en tenant compte de cette ambiguïté. Mais en 1988, quelle idée pouvons-nous exactement nous faire de cette crise ? Notons tout d'abord que la population fran­çaise, dans une large part de l'opi­nion, avait été formée dans les cadres de la démocratie. Comment la persuader totalement qu'elle per­dait dans la guerre le droit de juger et de critiquer ses gouvernants, voire ses chefs militaires ? La démocratie avait enseigné une idéologie double et contradictoire : le bellicisme illustré par les « Soldats de l'an II » et les rêves d'une paix universelle. Appeler les mobilisés pour « la dernière des guerres » constituait une synthèse fragile, encore impressionnante en 1914, moins persuasive dans les années où la dernière des guerres semblait ne point devoir finir, et totalement dérisoire en 1939. Nous avons bien connu des pacifistes et antimilita­ristes devenus pourtant coryphées de la résistance avec le langage de Clemenceau qu'ils avaient honni, et de l'épuration malgré leurs anciennes doléances sur les répres­sions de la Grande Guerre. Jamais leur conscience ne s'est émue de leurs alternances et de leurs éton­nantes mutations. Il était plausible que les gouver­nants de la guerre de 14 dussent affecter une certitude infrangible et rassurante, sous peine de donner prise à l'ennemi. Le culte de l'union sacrée était encore nécessaire après un traité de paix inquiétant et au moment de la montée mondiale du bolchevisme. Depuis, avons-nous une liberté de jugement plus grande et plus justifiée ? Certes nous avons lu la déclaration de X. Vallat à son procès, racontant comment la lon­gue litanie des morts de son village lui avait inspiré un certain « paci­fisme ». Notre ami Perret évoquant la recherche des restes d'un frère tué, se demande si la France ne fut pas pendant le conflit souvent gou­vernée par des « cyclopes ». Le colonel Pétain avait été mal noté pour avoir émis des doutes sur l'in­faillible stratégie de l'attaque-panacée ; et la politique clémenciste a l'égard de l'Autriche-Hongrie n'a-t-elle pas inutilement prolongé les massacres ? Pourtant, un secret mouvement de la conscience nous met en garde contre la pratique trop complai­sante de l'histoire critique. Ne risque-t-elle pas d'apporter de l'eau au moulin des défaitismes et des trahisons toujours renaissantes ? 175:327 Nous redoutons qu'elle ne discrédite ou estompe la valeur des grands sacrifices consentis pour la patrie. Même du point de vue strictement historique, ne devons-nous pas met­tre en compte le fait que les protes­tations ont laissé des témoignages toujours plus abondants que les acceptations qui furent générale­ment silencieuses ? Et pourtant, pourtant... Il n'y a plus que des « pourtant », des perplexités sans cesse renaissantes dans cette médi­tation. Le talent et l'intelligence d'un Thérive, sa pitié humaine indiscutable, doivent-ils nous ame­ner à lui laisser le dernier mot ? Il n'y a pas de dernier mot ; et nous aurions encore à craindre de sau­vegarder un confort intellectuel égoïste si nous refusions l'épreuve spirituelle imposée par la lecture du remarquable livre de Benoît Le Roux, du dossier passionnant, irri­tant et douloureux qu'il nous offre sur une époque dont -- parfois malgré nous -- nous sommes les fils et les héritiers. Jean-Baptiste Morvan. Benoît Le Roux : *André Thérive et ses amis en 14-18*. Chez l'auteur : 1, rue Charles-Le-Goffic, 22000 Saint-Brieuc ; un volume 21  29,7 cm, avec un index de plus de mille noms propres (person­nages, journaux, régiments) et une abondante bibliographie. 176:327 ## DOCUMENTS ### Le cardinal Lustiger et le choix de Dieu *Le cardinal-archevêque de Paris provoque, chez des catholiques et chez d'autres, de grandes perplexités. L'analyse de Jean Vaquié, parue au mois d'avril dans le numéro 86 du périodique* « *De Rome et d'ailleurs* » (*boîte postale 117, -- 78004 Versailles Cedex*)*, fait assurément partie de l'état de la question. On en trouvera ci-après la reproduction intégrale.* *Elle sera suivie de deux notes complémentaires* «* sur un certain néo-judaïsme *». « LE CHOIX DE DIEU », dernier ouvrage de Mgr Lustiger, mérite l'attention pour deux raisons principales. D'abord les hautes fonctions de l'auteur, qui est Cardinal Archevêque de Paris. Ensuite l'importance du sujet traité, qui est celui des rapports entre l'Église et la Synagogue. L'Abbé de Nantes a déjà consacré à cet ouvrage deux études très détaillées dans les numéros 238 (Déc. 87) et 239 (Janv. 88) de la *Contre Réforme Catholique*. A notre tour nous voudrions essayer de synthéti­ser le raisonnement contenu dans *le Choix de Dieu*, en le réduisant à ses éléments essentiels pour clarifier, le plus possible, une question éminemment confuse. 177:327 Un mot de LA FORME*,* pour commencer. Ce n'est pas inutile parce qu'elle explique la difficulté de l'analyse. Les réponses que Mgr Lustiger fait aux deux journalistes qui l'interrogent sont de deux sortes. Quand il s'agit de questions de fait, les réponses sont nettes, avec même une incontestable vivacité. Il en est ainsi lorsqu'il parle de sa vie matérielle, de ses fréquentations, de ses lectures, de ses déplacements et surtout DE SA VIE FAMILIALE*.* Comme tous les juifs, il a l'esprit de famille très développé, et il décrit avec une grande sensibilité les joies et les peines du foyer. Il ne fait pas de doute que beaucoup de lecteurs français se laisseront charmer par ces courtes narrations biographiques très évocatrices dont certaines sont profondément touchantes. Ils en retireront une impression générale d'autant plus favorable que, pour la plupart, ils n'iront pas plus loin et renâcleront devant les développements théoriques qui suivent. Quand il s'agit de questions de doctrine au contraire, Mgr Lustiger n'est presque jamais clair. Ou bien il est « normand », restant en balance entre le oui et le non. Ou bien il est flou, utilisant une terminologie non seulement abstraite mais vague ; mais avec beaucoup de science d'ailleurs, ce qui prouve que tout cela est délibéré. Il suggère habilement ce qu'il ne veut pas exposer clairement. On est bien obligé de constater que, si Mgr Lustiger parle abondamment, il EMBROUILLE les questions qu'il traite. Il est donc difficile de trouver des passages bien frappés qui résument nettement ses opinions. Le commentateur est contraint de synthétiser des fragments glanés dans l'ensemble de l'ouvrage. Après ces brèves considérations sur la forme, abordons le fond du sujet. De ses récits biographiques, il résulte que trois événements histori­ques ont conditionné profondément les opinions et les comportements de Mgr Lustiger. Le premier est LA PERSÉCUTION HITLÉRIENNE contre les Juifs qui a déterminé sa position intermédiaire entre l'Église et la Synagogue. Le second est LE GAULLISME qui a fait de lui un sociologue ecclésiastique beaucoup plus qu'un théologien. Le troisième est LE CONCILE VATICAN II qui lui a inculqué l'idée d'une mutation nécessaire de l'Église. C'est autour de ces trois jalons que nous grouperons les pensées exprimées par Mgr Lustiger dans son ouvrage : *Le Choix de Dieu*. LA PERSÉCUTION HITLÉRIENNE contre les Juifs a puissamment marqué Mgr Lustiger, à la fois dans son affectivité et dans son intellectua­lité. Elle a imprimé en lui une blessure qui est restée ouverte et doulou­reuse. Sa mère est morte en déportation. Il est pour toujours habité par un souci qui peut se résumer ainsi : « Que faire pour que tout cela ne se reproduise pas ? » Il s'est juré de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour conjurer de nouvelles persécutions. 178:327 Dirons-nous qu'il s'est converti au catholicisme pour être plus efficace dans cette entreprise ? Ce n'est sans doute pas la seule raison, bien sûr. Mais elle n'est pas, non plus, étrangère à sa décision. Nous allons résumer le raisonnement que Mgr Lustiger répète inlassablement dans tout son ouvrage. Mais avant de rapporter ce raisonnement, voyons quels ont été, dans la réalité historique, les principes qui ont fondé l'antisémitisme hitlérien. Les nazis reprochaient aux Juifs de DISSOUDRE LA GERMANITÉ et cela par deux moyens principaux. Premièrement les Juifs s'efforcent, disaient-ils, de GOUVERNER LE MONDE par le monopole de l'argent et par leur ubiquité internationale. Deuxièmement ils sont les inventeurs et les SOUTIENS DU MARXISME qui pourrit l'Allemagne. Pas d'Alle­magne libre tant que les Juifs ne sont pas neutralisés. Tels furent, en fait, les deux arguments des nazis. Or ces chefs d'accusation, pourtant proclamés par la propagande hitlérienne avec une insistance qui est encore dans toutes les mémoires, Mgr Lustiger ne les mentionne absolument pas. Il les ignore ou plutôt il se garde bien de soulever ces épineux problèmes. En revanche, et tout à fait artificiellement, il attribue aux hitlériens une argumentation qui n'a jamais été la leur. Il élargit en effet le problème et il fait de l'antisémitisme allemand un cas d'application de la doctrine ecclésiastique concernant les positions relatives de l'Église et de la Synagogue. Selon lui, les hitlériens auraient déclaré les Juifs haïssables du fait de leur DÉICIDE et de la RÉPROBATION divine qui est la conséquence du déicide. Mais les hitlériens, qui étaient des païens, négligeaient totalement cette sorte d'argu­ments. Peut-être les ont-ils fait valoir auprès de catholiques d'une manière épisodique ; mais ce ne sont pas ces arguments-là qui ont amené les Juifs au four crématoire. Le fond de l'argumentation hitlérienne était ÉCONO­MIQUE et POLITIQUE*.* Mgr Lustiger préfère reprendre une très ancienne et aussi très actuelle argumentation rabbinique dirigée contre les chrétiens, selon laquelle tous les pogroms (les plus atroces étant ceux d'Hitler) seraient la conséquence de l'exécrable doctrine catholique du déicide et de la réprobation. De sorte qu'en dernière analyse, Mgr Lustiger (mais il n'est pas le seul) fait retomber sur l'Église catholique la responsabilité des atrocités hitlériennes. *Désormais tous ses efforts de raisonnement vont être consacrés à innocenter la Synagogue du déicide et à montrer que le peuple juif n'a jamais été réprouvé, même temporairement.* C'est ainsi qu'il pense détruire le germe de cet antisémitisme dont sa race a tant souffert dans les camps de concentration. Mais alors il s'insurge, sur deux points d'ecclésiologie très importants, contre l'Église à laquelle il prétend appartenir. 179:327 Ne vous alarmez pas, dit-il à son père, quand il lui annonce son intention d'entrer dans le catholicisme. JE RESTE JUIF*.* Or il était bien évident qu'il restait juif de race. Il voulait préciser qu'il restait juif de religion. Il disait, en somme : « Il est meilleur pour vous que je rentre à l'intérieur de l'Église, afin d'extirper plus efficacement les deux notions mortelles du déicide et de la réprobation. » Car le jeune Aaron Lustiger est attiré vers la Religion catholique. Mais ce qui l'attire, dans le catholicisme, c'est la parenté qu'il y retrouve avec la Religion israélite de l'Ancien Testament. De longues pages sont consacrées à montrer les sources judaïques de la doctrine et de la liturgie catholique. Un seul exemple nous suffira : « L'eucharistie, la messe. Pour moi, bien que n'ayant pas eu l'éducation juive, j'en savais assez pour y reconnaître avec évidence le rituel de la Pâque. C'est le sacrifice de l'Agneau, du Messie souffrant ; c'est la délivrance et le salut ; c'est la grâce de Dieu... « Souvenir de ma première semaine sainte (1941)... il m'était évident que les catholiques recueillaient l'héritage que Dieu avait d'abord destiné à Israël, son fils aîné, son premier né. » (pages 71-72) Le catéchumène Aaron Lustiger, qui reçoit au baptême les prénoms de Jean-Marie, prendra donc à son compte, comme séminariste, puis comme curé de paroisse, puis comme évêque, les deux thèses classiques du rabbinat : -- PAS DE DÉICIDE*.* Ce sont les Romains, représentants de la gentilité, qui ont crucifié Notre-Seigneur. Ce n'est pas une thèse récente. L'opinion publique a déjà été préparée, depuis quelque temps, à ce changement d'optique. LA RÉVISION DU PROCÈS DE JÉSUS a fait l'objet de plusieurs ouvrages pour le grand public. On se souvient, en particulier de celui de M^e^ Isorni. -- PAS DE RÉPROBATION D'ISRAËL *:* Mgr Lustiger conserve dans son esprit et soutient opiniâtrement la notion de « primat d'Israël ». Les dons de Dieu sont sans repentance, répète-t-il. Israël n'a pas lieu d'être répudié puisque le déicide n'a pas été perpétré par les Juifs, lesquels n'ont jamais cessé d'être le peuple élu. L'Église doit donc les admettre dans son sein tels qu'ils sont. Ils n'ont pas à abjurer le judaïsme. Ils n'ont pas à se convertir au sens classique du terme. Il leur suffit d'entrer dans l'Église tout en restant juifs, comme Mgr Lustiger en donne l'exemple. L'Archevêque de Paris se félicite de ce que, pour le Saint-Siège actuel, le judaïsme ne soit plus considéré comme une « religion non chrétienne » : 180:327 « Un fait symptomatique a surpris beaucoup de gens, ce fut la décision des autorités romaines de rattacher le « Secrétariat pour les Relations avec le Judaïsme » au « Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens » et non pas au « Secrétariat pour les Relations avec les Religions non Chrétiennes ». C'était reconnaître, au moins implici­tement, un lien de filiation singulier et unique. La relation avec Israël pose, d'une certaine façon originelle et historique, le problème de L'UNITÉ SPIRITUELLE du dessein de Dieu. (page 446) L'expression « l'unité spirituelle du dessein de Dieu » signifie, en langage ordinaire, que la Synagogue actuelle et l'Église catholique ne forment qu'une seule et même Religion. Il y a une même « unité spirituelle », c'est-à-dire une même Religion ; mais il admet qu'il reste deux Églises, l'ancienne et la nouvelle. Seulement il faut bien remarquer évidemment que, dans l'esprit de Mgr Lustiger, celle des deux Églises qui conserve le droit d'aînesse, donc de préséance et de priorité, c'est la PREMIÈRE NÉE*.* Et la première née, ce n'est pas l'Église catholique, c'est la Synagogue. Jusque là, Mgr Lustiger suit la ligne du rabbinat. Mais il va être obligé de s'en écarter, sur certains points, parce que sa position de prélat catholique l'y oblige. En tant que catholique, en effet, il est tenu de croire à LA MESSIANITÉ et à LA DIVINITÉ de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il va donc y souscrire au moins verbalement. Il ne peut pas faire autrement. LA MESSIANITÉ de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne semble pas, à première vue, présenter de difficulté pour Mgr Lustiger, il s'en explique même avec un certain enthousiasme à plusieurs reprises. Pour lui Jésus-Christ est véritablement le Messie annoncé par les Prophètes et il s'étonne même que les autres Juifs aient tant de mal à Le reconnaître comme tel, tant cela lui paraît évident. Reste à savoir comment Mgr Lustiger définit la Messianité. Pour lui, *c'est le peuple d'Israël tout entier qui est messianique.* Le Christ historique n'a fait que présenter un cas exemplaire et parfait de la messianité d'Israël. Voici un passage, pas très clair malheureusement, mais suffisant pour indiquer la tendance de l'auteur à considérer le Christ comme un cas typique du messianisme global et collectif d'Israël : 181:327 « Le même acte d'Alliance qui a constitué Israël se renouvelle et s'accomplit dans le Christ-Messie ; non pas en niant Israël et la fidélité de Dieu à ceux qu'il a appelés les premiers, mais en ouvrant l'Alliance à tous ceux que Dieu appelle désormais de toutes les nations. Le Christ ne se substitue pas à Israël, il en est la SUPRÈME FIGURE et le FRUIT PARFAIT*.* Il n'est pas la négation d'Israël ; il est son exaltation dans sa propre personne de Fils éternel. » (page 359) Ainsi Mgr Lustiger pense-t-il définir la messianité de Jésus sans trahir le judaïsme qu'il s'est juré de ne pas abandonner. Le titulaire de la messianité, c'est le peuple d'Israël dans son ensemble. Et Jésus-Christ est la « suprême figure », le « fruit parfait » de ce messianisme collectif. Voyons maintenant ce que devient la DIVINITÉ de Jésus-Christ dans l'esprit et sous la plume de Mgr Lustiger. Peut-on dire qu'il l'admette telle qu'elle est définie par l'Église ? Ce n'est pas évident du tout, car jamais, dans ses développements pourtant prolixes, il n'utilise les locutions dog­matiques usuelles comme « Verbe Incarné », ou « Homme-Dieu ». On dirait même qu'il les évite soigneusement, leur préférant des expressions qu'il forge lui-même, comme celle que nous venons de voir passer : « le Fils éternel ». Néanmoins on peut admettre que, pour le grand public, l'auteur du *Choix de Dieu* reconnaît verbalement la messianité et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sauf à leur donner des définitions élastiques, finalement déformantes. Quelle est donc, après cela, la position relative de Mgr Lustiger et du rabbinat ? Ils sont en plein accord concernant le non-déicide d'Israël et sa non-réprobation par Dieu ; deux notions auxquelles Mgr Lustiger sous­crit sans réserve. Mais ils sont en désaccord concernant la messianité et la divinité de Jésus-Christ, admise, ne serait-ce que verbalement, par l'arche­vêque judéo-chrétien. Or le rabbinat est évidemment soucieux de MAINTENIR LA COHÉSION des pratiquants Juifs. Il ne peut donc pas tolérer que Mgr Lustiger fasse état de cette messianité et de cette divinité qui constituent précisé­ment les deux motifs essentiels de la rupture de la Synagogue avec l'Église. S'il acceptait sans réagir la position intermédiaire de l'archevêque, il courrait le risque de voir cet exemple imité, ce qui nuirait gravement à l'identité israélite et à la pratique religieuse de la Synagogue, déjà passa­blement entamée. On comprend dès lors que le rabbinat ait déclaré, à propos du « Choix de Dieu » : « On ne peut pas être à la fois de religion juive et de religion chrétienne. » Mais alors quelle est la politique de Mgr Lustiger ? Il a déjà du mal à se faire accepter comme Juif à la tête de l'archidiocèse, et le voilà maintenant en porte-à-faux vis-à-vis du rabbinat. Sur quelle force de soutien peut-il donc compter ? Avec quelles instances a-t-il fait alliance ? 182:327 On sait que le rabbinat ne constitue pas l'instance suprême du judaïsme. Des organisations plus ou moins secrètes assurent le gouverne­ment de ce peuple dispersé. Le GOUVERNEMENT DE LA DIAS­PORA est un vieux problème qui date de la « période gdonique » mais sur lequel certaines lueurs commencent à apparaître. On connaît, par exemple, l'existence d'une maçonnerie appelée « Les Fils de l'Alliance » (B'naï B'rith) qui mène une politique à grande amplitude très émancipée des servitudes rituelles rabbiniques. Ces grands manœuvriers ne peuvent que se réjouir du double DÉVIATIONNISME*,* à la fois chrétien et judaïque de Mgr Lustiger. Ont-ils pesé sur sa conversion ? Certes non ; c'est impossible ; l'historique de cette conversion s'oppose à une pareille conclusion. Mais ils ont eu vite fait de discerner le fruit qu'ils pouvaient tirer de la situation mitoyenne de cet évêque judéo-chrétien, comme facteur d'évolution de l'Église vers la Synagogue. D'ailleurs il a bien fallu qu'une instance puissante veille sur l'ascension vertigineuse du Cardinal de Paris. Il est vraiment l'homme qu'il leur faut. Cette ascension, qui continuera, on le comprend très bien quand on constate que le livre « Le Choix de Dieu » remet en question les notions les plus solidement établies, tant en ecclésiologie qu'en théologie dogmati­que. Ces bases sont remises en cause, par Mgr Lustiger, en termes souples et fort diplomatiques, mais elles n'en sont pas moins fondamentalement contestées. Avec un homme comme celui-là sur le trône de Saint Pierre, la haute juiverie pourra dormir tranquille. Il ne mettra pas dix ans à effilocher le dogme, à judaïser les sacrements et à faire passer toute l'Église sous les Fourches Caudines de la Synagogue. Prenons dans l'ecclésiologie de Mgr Lustiger un premier exemple de cette remise en cause : « Il est vrai, écrit-il, que le Christianisme est LE JUDAÏSME POUR LES PAÏENS*,* en ce sens que, pour le Chrétien, le judaïsme reçoit dans le Christ sa plénitude, et sa récompense de voir les païens accéder à Dieu. » Examinons cette déclaration de Mgr Lustiger : « le Christianisme est le judaïsme pour les païens ». C'est faux. En devenant christianisme, le judaïsme a subi une transformation absolument essentielle, qui ne pouvait être opérée que par un Dieu et que précisément la Synagogue n'a pas voulu admettre. La Religion de Moïse est construite sur le sacerdoce d'Aaron qui est provisoire. Tandis que la Religion de Jésus-Christ est construite sur le sacerdoce de Melchisédech, qui est celui du Christ, et qui est définitif, éternel. Notre-Seigneur n'a pas répété Moïse, il a légiféré, il a promulgué un NOUVEAU TESTAMENT*,* fondé de nouveaux sacre­ments et envoyé le Saint-Esprit. C'est devant cette mutation que la Synagogue s'est voilé la face. Venir raconter aujourd'hui que le christia­nisme est le judaïsme pour les païens, c'est méconnaître la transformation divine dont le judaïsme a été l'objet. C'est une très grave erreur d'ecclésiologie. 183:327 Prenons maintenant, dans le domaine de la théologie dogmatique, un second exemple de la remise en cause générale opérée par Mgr Lustiger. De même que la messianité a selon lui, pour support l'ensemble du peuple d'Israël (Jésus-Christ n'étant que la manifestation majeure de cette messianité collective), de même et corrélativement la Rédemption a pour support le peuple juif tout entier. Cette notion est partout diffuse dans l'ouvrage « Le Choix de Dieu », bien qu'elle soit rarement exprimée en termes précis. Voici cependant un passage relativement explicite : « Les Juifs font structurellement partie de l'histoire du salut... Le Christ est sujet messianique, le Christ et ses frères. » (pages 95-96) Il est incontestable que Mgr Lustiger dilue « l'œuvre de salut », c'est-à-dire la Rédemption, dans l'ensemble de l'ethnie juive. C'est à la STRUCTURE JUIVE d'opérer le salut. Un autre passage, assez net lui aussi, milite dans le même sens : « Les promesses sont irrévocables. Croire aux promesses c'est déjà être associé À L'ŒUVRE DU SALUT*.* » (page 100). Précisons bien que, dans l'esprit de Mgr Lustiger, être associé à l'œuvre du salut, ce n'est pas, comme chez les chrétiens, recevoir le bénéfice d'une Rédemption opérée par un Sauveur divin. Ce n'est pas du tout cela. Être associé à l'œuvre du salut c'est, pour lui, avoir sa tâche dans l'élaboration même du rachat, autrement dit être ouvrier de la Rédemption. Bien sûr le Messie a sa part importante dans cette œuvre de salut, mais il ne faut pas oublier le reste de la nation, ses frères, qui eux aussi y sont associés. Et quel est le facteur qui va agglutiner chaque ouvrier à cette œuvre ? C'est la foi, nous dit Mgr Lustiger : « Croire aux promesses, c'est déjà être associé à l'œuvre de salut. » Et qui croit aux promesses ? Les Chrétiens bien sûr y croient. Ils croient au Christ historique déjà venu, réalisant l'annonce des prophètes. Mais les Juifs eux aussi croient aux promesses ; bien que ne croyant pas que Jésus soit le Messie attendu, ils croient tout de même au Messie qui doit venir. Du fait de cette foi, ils sont associés à l'œuvre de salut. Voici une autre formulation de cette même idée : « Dans l'unique histoire humaine, ceux qui reconnaissent le Christ comme Messie (c'est-à-dire les Chrétiens) ne sont pas les seuls à TRAVAILLER AVEC LUI à la Rédemption du monde... Le peuple juif a été et est aujourd'hui héritier et témoin des promesses de Dieu et de la foi d'Abraham. » (pages 100-101) 184:327 Ainsi vont coopérer au travail de rédemption non seulement les chrétiens qui croient au Christ historique (ce qui, pour les juifs est déjà une énormité) mais aussi les Juifs qui croient au Messie à venir. A fortiori est co-rédempteur le Juif qui souffre et qui par conséquent ajoute à sa croyance le sceau de la souffrance. Par exemple les souffrances des Juifs en déportation sont co-rédemptrices pour l'humanité tout entière. On voit déjà, par ces deux exemples, l'ampleur des déformations ecclésiologiques et dogmatiques qui sont inspirées à Mgr Lustiger par son ambition d'assurer au peuple juif une position inexpugnable. Mais ici nous sommes obligés de nous poser une question : Est-il bien certain que le chrétien et le juif croient AU MÊME MESSIE* *? S'agit-il bien du même personnage ? Le Christ historique des chrétiens est-il le même que le Christ à venir des juifs ? Il ne fait pas de doute que les Juifs contemporains attendent un Messie glorieux. Le livre « Le Choix de Dieu » contient, à ce sujet, de longues pages auxquelles on ne peut que souscrire. Ce Messie, quand il apparaîtra, ils le reconnaîtront facilement parce que précisément il sera glorieux et que par conséquent il correspondra, mieux que le Christ souffrant de l'histoire, à la description donnée par les Prophètes qui ont été massivement triomphalistes. Donc, en principe, c'est bien le véritable Christ qui sera enfin reconnu par les Juifs au moment du « Retour glorieux », quoique avec 2.000 ans de retard. En principe seulement, disons-nous. Car les prophéties divines, de l'Ancien comme du Nouveau Testament, nous apprennent QU'AVANT le second Avènement de Notre-Seigneur, il se produira une SINGERIE DIABOLIQUE de ce « Retour glorieux ». Ce sera la manifestation de l'Anté-Christ. A ce moment-là, apparaîtra un personnage puissant et triomphant et qui n'aura pas les traits du « Nazaréen » détesté. Les Juifs ne vont-ils pas se précipiter pour le « reconnaître » ? Il y aura là, en tout cas, de très gros risques d'erreur. Et le chrétien est en droit de se demander si, à force de jongler entre le Messie déjà venu et ce Messie à venir, on n'est pas en train de l'aiguiller vers la reconnaissance de l'Anté-Christ. On voit que le déviationnisme de Mgr Lustiger est tout entier orienté vers la judaïsation de l'Église. Pour lui le chrétien est digne d'éloge à proportion de ce qu'il raisonne comme un Juif. C'est incontestablement ce déviationnisme qui a séduit les hautes instances de la juiverie internatio­nale et qui a engagé ces hommes habiles et puissants à favoriser l'escalade de cet évêque judéo-chrétien. Voilà maintenant inaugurée la mode de la DEMI*-*CONVERSION ou plus exactement de l'entrée dans l'Église SANS CONVERSION*.* 185:327 Comme en témoigne le battage médiatique autour de ce Cardinal d'un genre nouveau, on le pousse vers la papauté en espérant qu'il fera avancer d'abord la judaïsation de l'Église puis finalement LA SOUMISSION DE L'ÉGLISE A LA SYNAGOGUE dont on peut dire qu'elle est déjà commencée ! Le titre du livre *Le Choix de Dieu* n'est-il pas une locution pour dire : « Dieu a choisi Lustiger, c'est lui qu'il faut porter sur le Siège de Pierre. » ? Nous ne pouvons pas aller plus loin sans rappeler la doctrine tradi­tionnelle de l'Église concernant le déicide, la réprobation des juifs et leur rappel à la foi aux approches de la fin des temps. LE DÉICIDE est imputable en priorité aux Princes des Prêtres, sans contestation possible. Ils « cherchaient depuis longtemps à faire mourir Jésus ». Ils en avaient délibéré plusieurs fois. Ils l'ont arrêté eux-mêmes. Ils l'ont jugé. Ils ont pesé fortement sur la décision de Pilate. Puis, après, ils ont traduit saint Étienne devant le Sanhédrin et l'ont lapidé. Il n'y a pas à revenir sur des faits aussi solidement établis. LA RÉPROBATION de la Synagogue est le juste salaire de son déicide. Notre-Seigneur leur avait laissé prévoir la ruine de Jérusalem qui est le début de la Diaspora. « Jérusalem, disait-il, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes et tu n'as pas voulu... Un jour viendra où tes ennemis t'environneront de tranchées et ils ne laisseront pas de toi pierre sur pierre... parce que tu n'as pas connu le temps où tu as été visitée... » Dans l'ancienne liturgie, les grandes oraisons du Vendredi Saint prolongeaient les lamentations de Jésus-Christ sur Jérusalem : « Prions pour les juifs parjures, afin que Dieu Notre-Seigneur ôte le voile de leurs cœurs et leur donne de connaître, eux aussi, Jésus-Christ... Dieu tout-puissant et éternel qui n'écartez pas de votre miséricorde même les juifs parjures (Judaïcam perfidam), écoutez les prières que nous vous adressons pour ce peuple aveugle ; donnez-leur de connaître la lumière de votre vérité, qui est le Christ, afin qu'ils soient arrachés à leurs ténèbres. » LE RAPPEL DES JUIFS est également une des notions essentielles de la tradition ecclésiastique. Les Juifs sont voués à la conversion, leur rejet n'aura été que TEMPORAIRE*.* Il faut absolument se reporter à saint Paul, Rom XI -- 11-32. Il y a là quelques versets à lire attentive­ment. Tout y est. D'une part il prend acte d'un événement historique incontestable à savoir le « retranchement » de la Synagogue pour n'avoir pas reconnu le Messie et sa Divinité. Saint Paul parle de la chute d'Israël (DELICTO verset 11) ; il dit qu'il y a eu rejet (AMISSIO verset 15) constate qu'il y a eu des branches coupées (FRACTI verset 19) ; il y a eu chez les juifs un aveuglement (CAECITAS verset 25) ; « Cela est vrai, dit saint Paul, ils ont été retranchés à cause de leur incrédulité. » 186:327 Mais d'autre part il expose le mécanisme de la réintégration d'Israël. Le peuple d'Israël est comparé à un olivier franc et la gentilité à un olivier sauvage. Des branches ont été coupées à l'olivier franc et elles ont été remplacées par des branches provenant de l'olivier sauvage que l'on a greffées à leur place et qui se sont nourries des vieilles racines. Il viendra un jour où les branches de l'olivier franc seront de nouveau greffées sur leur propre tronc. Saint Paul distingue nettement deux phases successives : une phase de rejet et une phase de réintégration. Mgr Lustiger, qui épouse la thèse rabbinique, ignore totalement ces deux phases : il n'en parle pas. Pour lui la Synagogue n'a jamais été aveuglée, ni rejetée. Ce faisant, il saisit la BRANCHE COUPÉE et il nous la montre en disant : « Voici l'olivier franc. Venez, vous chrétiens, vous faire greffer sur lui. » Quand on connaît la vraie doctrine de l'Église relative à la chute et à la réconciliation d'Israël, comment peut-on prétendre que c'est cette doctrine qui est à l'origine de l'antisémitisme hitlérien et des pogroms plus anciens ? L'Église au contraire fait attendre et désirer la CONVERSION DES JUIFS*.* Or justement, ce qu'ils ne veulent pas c'est se convertir. Ils prouvent ainsi qu'ils sont encore dans la phase d'aveuglement. Et chose curieuse, Mgr Lustiger reconnaît dans « Le Choix de Dieu » qu'il n'a jamais rencontré, chez les catholiques, aucune haine des juifs, au contraire. Cette constatation aurait dû lui ouvrir les yeux. Résumons-nous. Les Gentils ont été APPELÉS quand ils étaient au maximum de leur perversion, au temps de l'Empire romain. Les juifs seront RAPPELÉS au moment où ils seront au maximum de leur nocivité pour les Gentils. Et ce n'est pas hâter la conversion des Juifs que de dissimuler cette vérité. Nous avons vu que trois circonstances historiques ont conditionné la pensée de Mgr Lustiger : l'hitlérisme, le gaullisme et le Concile. Il nous reste à examiner rapidement l'impact opéré sur lui par le gaullisme et le Concile. Pour Mgr Lustiger, LE GAULLISME a réparé « la honte ». Une triple honte, dit-il : la honte de la défaite militaire, la honte de Vichy (il est viscéralement anti-Pétain), la honte des persécutions hitlériennes. Mgr Lustiger s'est trouvé parfaitement à l'aise sous De Gaulle. Il a aimé l'ambiance de la libération. Il est favorable à la « chasse aux nazis » afin que le virus soit détruit une fois pour toutes. 187:327 Ses années d'étudiant à la Sorbonne l'ont marqué d'une manière indélébile. Il se dit « homme de gauche ». Il fut un des leaders de la J.E.C. La lecture assidue et enthousiaste de « Témoignage Chrétien » a fait de lui, il le déclare nettement, un démocrate chrétien. Il était aumônier des étudiants à la Sorbonne pendant la période de préparation de Mai 68. Il est favorable à la LAÏCITÉ DE L'ÉTAT car il refuse toute « sacralisation du pouvoir temporel ». Il se prononce avec emphase « contre toute théocratie, contre toute idée de parti religieux ou clérical s'emparant du pouvoir politique pour se le subordonner. Il faut affirmer, dit-il, que la liberté de l'homme est garantie d'abord par sa relation à l'absolu qui est Dieu ; et Dieu ne peut être récupéré par personne... » (page 250). En voilà donc un qui est tout désigné pour procéder à L'ENFOUIS­SEMENT définitif de tout État Catholique et de l'Église ! Pour lui « l'homme privé » a encore le droit d'être religieux, mais « l'homme public » n'a plus à l'être. Mgr Lustiger se félicite d'avoir été élevé à l'école laïque, parce qu'au moins, comme ça, il n'a pas été déformé. Il a eu des maîtres qui n'étaient pas des « partisans ». Il veut dire par là, sans doute, que ses maîtres étaient « partisans de la laïcité ». On voit que les Écoles libres de Paris sont défendues par un convaincu ! En matière religieuse, Mgr Lustiger est imprégné par l'esprit pré­conciliaire et post-conciliaire. Il est là dans son élément. L'ouvrage *Le Choix de Dieu* permet de constater qu'il possède, sinon une grande culture, du moins beaucoup de LECTURES*.* Il a emmagasiné une somme énorme de notions entre lesquelles il choisit, non pas en fonction d'une pensée homogène, mais en fonction d'une stratégie opiniâtre. Et sa stratégie, nous la connaissons, c'est la défense des Juifs, laquelle est la colonne vertébrale de son esprit. Il traite les problèmes religieux avec un langage et des préoccupations de philosophe. Sa théologie est celle d'un SORBONNARD*.* Sa pastorale est surtout une sociologie du diocèse. Sa culture religieuse est surtout livresque. La piété ne lui arrache jamais d'accents émotionnels. Il ne vibre absolument que pour s'apitoyer sur les malheurs des Juifs ou pour jubiler de leurs triomphes. Un trait est à noter parce qu'il risque d'avoir une grande influence par la suite. Mgr Lustiger manifeste constamment une grande hostilité à L'ESPRIT DE L'ENCYCLOPÉDIE*.* Il est tout à fait opposé « la philosophie des Lumières ». Mais ne nous réjouissons pas trop vite ; cela signifie qu'il a été frappé par Freud et par Jung qui lui ont appris la valeur de l'impondérable. Est-ce à dire que Mgr Lustiger soit pour autant un « spirituel » et un « pneumatique » ? Nous n'irons pas jusque là. Néanmoins il est vraisemblable que les NÉO*-*GNOSTIQUES trouveront en lui un défenseur quand il s'agira de faire entrer la gnose dans l'Église. 188:327 Les déclarations anti-encyclopédiques de Mgr Lustiger sont déjà une prise de position dans ce sens. Il est bien renseigné et il voit loin. RÉSUMÉ -- CONCLUSION L'auteur du *Choix de Dieu* a forgé ses convictions sous l'effet d'un choc psychologique majeur dont les répercussions se ressentent à chaque ligne de l'ouvrage. Ce choc, c'est la persécution nazie contre les Juifs des pays occupés par l'armée allemande pendant la dernière guerre. Toute la pensée de Mgr Lustiger tourne autour de cet axe. Cette impulsion initiale a engendré une construction théorique dont voici les principales étapes. Il faut, à tout prix, rendre impossible la renaissance de l'anti-sémitisme dont les camps de concentration sont la conséquence inéluctable. Il faut réfuter énergiquement les fondements de cette mortelle doctrine. C'est la mission qui s'est imposée au jeune Aaron Lustiger et à laquelle il reste fidèle aujourd'hui. Cependant, il néglige totalement les griefs nazis contre les juifs ; il n'en dit pas un mot. Et il va, dans sa construction théorique, partir du principe que l'anti-sémitisme se développe immanquablement à partir d'arguments chrétiens. Cette position de départ est d'autant plus étonnante que Mgr Lustiger constate lui-même que, durant la guerre, il n'a rencontré, chez les catholiques, qu'une attitude secourable. Peu importe. L'anti-sémitisme, selon lui, recèle à sa base deux arguments d'ordre religieux. Le premier est l'accusation de déicide portée contre les Juifs de la Synagogue. Le second est l'interprétation de la diaspora comme étant un châtiment de Dieu. Ces deux points de doctrine chrétienne, au cours de l'Histoire, seraient à l'origine de toutes les persécutions anti-juives. Il en conclut que ces deux arguments doivent être, une fois pour toutes, démontrés faux et bannis. Dès lors il va ressortir une démonstration qui remonte aux rabbins du Moyen-Age, qui n'a jamais varié et que l'on retrouve dans toute la littérature judaïque contemporaine, répétée avec une insistance fébrile. Démonstration qui consiste essentiellement en une série d'affirmations gratuites. Un Cardinal de la Sainte Église va donc enseigner une doctrine jusque là réservée aux rabbins : Non les Juifs n'ont pas condamné Jésus-Christ, ce sont les Romains, donc les Gentils. Non la diaspora n'est pas un châtiment, c'est l'une des manifestations de l'éternel victimat d'Israël. 189:327 En revanche l'étrange Cardinal est muet sur la doctrine de saint Paul concernant la conversion des Juifs que précisément les chrétiens attendent comme ayant été prophétisée et pour laquelle des prières liturgiques sont instituées. Pour lui, il n'y a pas lieu que les Juifs se convertissent. Lui-même est resté Juif. Il ne manque pas une occasion de le répéter. Il a montré la voie. Ce qu'il préconise, c'est la domination de l'Église par les Juifs. C'est cette domination qui procurera la paix par le rétablissement de la hiérarchie primitive que l'Église a renversée avec ses prétentions à l'hégémonie. Singulier ouvrage pour un Cardinal Archevêque de Paris. Pas l'ombre d'une piété véritable. La terminologie traditionnelle et la fibre catholique sont totalement absentes. Il n'y a d'émotion que pour les Juifs, les seuls, naturellement, croirait-on, qui aient souffert de la guerre. La mission que cet évêque semble s'être imposée, c'est la domination de l'Église par la Synagogue. Il pose tous les principes qui conduisent à ce résultat. Le catholicisme ne semble l'intéresser qu'à proportion de ce qu'il est docile à l'autorité et à la suprématie juive. Il n'y a pas de « Nouvelle Alliance ». Il n'y a que l'Ancienne. La Synagogue conserve le droit d'aînesse qui ne lui a jamais été enlevé. Il n'y a jamais eu de supplantation de la Synagogue par l'Église. Ces prétentions, qui sont en contradiction absolue avec la lettre et l'esprit du Nouveau Testament, bouleversent toute l'ecclésiologie tradition­nelle. Tout le sens de l'Histoire de l'Église et aussi celui de l'Histoire de France devrait, si l'on suivait cette logique, être remis en question et inversé. A des journalistes venus l'interroger, Mgr Lustiger faisait cette réflexion qui résume bien sa pensée (*L'Express* des 4-10 décembre 1987, page 92 sous les signatures de Dominique de Montvalon et Olivier Jay) « La France est un pays malade de son histoire. » Il voulait dire par là que la France n'arrive pas à sortir de l'ornière de son catholicisme national. Nous lui retournerons le compliment : « C'est lui que l'Histoire de France rend malade parce qu'elle est trop catholique. » \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean Vaquié : « *Le choix de Dieu du cardinal Lustiger* » paru en avril 1988 dans *De Rome et d'ailleurs*, numéro 86\] On se reportera aux articles suivants, précédemment parus dans ITINÉRAIRES : 190:327 -- Jean Madiran : *La question juive dans l'Église* (numéro 301 de mars 1986). -- Yves Daoudal : *Juives et catholiques* (numéros 301, 302 et 303 de mars, avril et mai 1986). -- Michel de Saint Pierre : *Lettre à Jean Madiran sur la question juive dans l'Église* (numéro 302 d'avril 1986). -- Jean Madiran : *La théologie d'Enrico Macias* (numéro 306 de septembre-octobre 1986). Et puis nous ajouterons encore ce qui suit. #### Notes sur un certain néo-judaïsme I. -- Gérard Soulages\ et le livre du Cardinal M. Gérard Soulages fut militant de la Paroisse universitaire, démocrate-chrétien, probablement proche du groupe de la revue *Esprit.* Aujourd'hui retraité, il publie un bulletin trimestriel, *Fidé­lité & Ouverture* (81 bis, avenue de Blois, 36000 Châteauroux). Dans celui du deuxième trimestre 1988*,* rendant compte du livre de Mgr Lustiger, *Le Choix de Dieu* (éd. de Fallois), il ne conteste pas « l'importance première, absolument unique, donnée à Israël ». Mais il ajoute : « *C est justement à ce niveau que je me sépare du cardinal Lustiger. La Synagogue ne se confond pas avec Israël. L'Israël d'avant le Christ est une tout autre réalité, non seulement parce qu'il y avait alors avec le Temple une Religion vivante centrée sur Dieu et dans l'attente du Messie, mais encore parce que la Synagogue, l'Israël d'après le Christ, se situe sur un autre axe l'Israël post-christique, avec le rabbinat et le Talmud, est avant tout héritier de la tradition pharisienne enracinée dans la Torah et dans la foi en l'Éternel.* 191:327 *Je tiens à préciser ma pensée pour que l'on ne fasse pas de contresens. Je salue la grande Tradition phari­sienne qui a permis au Peuple juif de garder la foi. Certes, nous sommes étonnés de voir trop de juifs modernes incroyants. C'est une illusion : ces hommes croient à leurs Pères qui croyaient en Dieu. Il y a une Mémoire juive, étonnamment présente en chacun de ses enfants, d'abord très vivante dans chaque famille. Lorsque nous apprenons que beaucoup de ces hommes attendent encore le Messie, un Messie qui accomplirait les anciennes promesses et réorganiserait la Terre sous le signe de la Paix et de la Justice, cela nous fait penser au Retour du Christ et à ces* « *Cieux nouveaux et cette Terre nouvelle* » *qui sont au cœur de notre foi chrétienne...* « *Il faut pourtant souligner ce qui oppose la tradition phari­sienne au Premier Israël, celui du temps du Christ. Le Pharisaïsme avait désespéré de l'Esprit Saint. On le voit bien lorsqu'on mesure la gravité des débats nés autour de la reconnaissance du livre d'Ézéchiel dans le Canon juif. Si l'Esprit de Dieu ne souffle plus, il n'y aura plus de Prophétie et seule restera la Loi qui ne nous ordonne pas au Ciel mais à la Terre* (*Dt. 30,12*)*. Une telle spiritualité est avant tout une éthique, comme l'enseignent en ce moment les philosophes juifs, Levinas, Atlan, Zacklad. Cette spiri­tualité engendre une étonnante dimension morale de l'homme lorsque celui-ci s'ajuste à la volonté de Dieu et est consolidé par elle. Ainsi s'explique la richesse de l'univers juif moderne, com­mandé par un humanisme supérieur enraciné en Dieu grâce à tout son passé biblique. Mais une telle perspective est gravement incomplète car le vrai secret d'Israël est lié à la foi d'Abraham qui dans son mouvement premier est ordonnée, par la voie de la Prophétie, à une mutation suprême de la Religion juive, celle qu'accomplira, grâce à l'Esprit de Dieu, le Messie attendu... C'est, dans une telle perspective qu'il faut situer les chapitres 9, 10 et 11 de l'épître aux Romains. Oui, Israël est* « *la Racine* »*, mais le Christ est le fruit, fruit de l'amour insondable de Dieu. Le jour où les Juifs* (*saint Paul précise :* « *ceux de mon sang* ») *auront reconnu le mystère du Christ-Jésus, leur* « *réintégration* » *sera bien autre chose qu'une simple mutation religieuse : ce sera une* « *Résurrection d'entre les morts* »*.* « *Que le cardinal Lustiger me pardonne d'avoir osé écrire cela.* » 192:327 II -- A propos des frères\ de Saint-Chéron MM\. Philippe et François de Saint-Chéron, collaborateurs de la *France catholique,* sont frère et demi-frère de Daniel Amson, ancien éditorialiste de *Combat* et du *Quotidien de Paris.* On ne sait pas quel est leur lien de parenté avec Alexandre de Saint-Chéron (gendre de Bazard), saint-simonien devenu journa­liste catholique sous la Monarchie de Juillet. M. Philippe de Saint-Chéron a publié aux éditions Nouvelle Cité des *Entretiens* avec Élie Wiesel, qu'il dédie « à Sarah et Déborah » (?) ; lui-même figure sur la page de garde comme Philippe-Michaël de Saint-Chéron. Il donne pour ses maîtres MM. Claude Vigée ([^74]) et Emmanuel Lévinas. Il déclare qu'avant d'avoir rencontré la pensée d'Élie Wiesel il était « païen » (probablement était-il baptisé, pourtant) et qu'il a découvert son appartenance à Israël. Au cours de ces entretiens, il pousse Élie Wiesel à médire de l'Église catholique et de Jean-Paul II, sans y parvenir à tout coup, comme le lui a fait remarquer M. Olivier Germain-Thomas à France-Culture (juillet 1988)... Son cadet M. François de Saint-Chéron assure « la semaine culturelle » dans *France catholique.* Il y entretient ses lecteurs, cette année, de MM. Lévinas, Chouraqui, de Vladimir Jankélé­vitch, Isaac Singer, Alfred Kubin et quelques autres. Parmi ces quelques autres, Gustave Thibon. Les *Entretiens* récents de celui-ci avec Philippe Barthelet (éd. la Place royale) ont suscité une diatribe confuse de M. François de Saint-Chéron à propos de la monarchie, de l'Allemagne, etc. 193:327 Un droit de réponse a été accordé aux éditeurs des *Entretiens* par la *France catholique* en avril 1988, mais un lecteur nous adresse sa propre lettre au Directeur de l'hebdomadaire, non publiée : « *J'ai lu avec intérêt, dans vos colonnes, le débat autour des* Entretiens *de Gustave Thibon.* « *Pour votre collaborateur M. de Saint-Chéron, la mise à l'index en 1926 de l'Action Française a été* « *la gloire de Pie XI* » *parce que ce mouvement était teinté d'antisémitisme.* « *Une opération de logique élémentaire permet de conclure que la levée en 1939 de cette condamnation a dû être la honte de Pie XII, puisque les chefs de l'Action Française, qui étaient tou­jours les mêmes, n'avaient nullement renoncé à leur antisémitisme...* « *Plutôt que d'être ainsi obligé de choisir entre deux grands papes, dont le second avait d'ailleurs joui de toute la confiance du premier, lequel fut glorieux et lequel honteux, je préfère penser que l'antisémitisme n'a joué aucun rôle ni dans la condamnation, ni dans la réhabilitation de l'Action Française, causées, la première par la crainte du pape de ne plus être le maître dans son Église, la seconde par la constatation que ce danger était écarté.* « *L'Église catholique n'a pas, et n'a jamais eu, à se déterminer en fonction de l'antisémitisme ou du philosémitisme, dont on veut aujourd'hui faire le critère absolu du Bien ou du Mal. Le sort des Juifs n'est ni plus ni moins important que celui des musulmans, des nobles, des prolétaires, des Arméniens, des Basques, des Palestiniens, etc., car Dieu ne fait pas acception des personnes, il n'y a pas de partialité en Lui* (Deutéronome, X, 17 ; Actes, X, 34 ; etc). « *Croyez, Monsieur le Directeur, à l'expression de mes senti­ments les meilleurs.* » 194:327 ### Désinformation soviétique *Objectif Soljénitsyne* *Reproduction intégrale de l'article de Branko Lazitch paru sous ce titre en septembre 1988 dans le n° 57 d'* « *Est et Ouest* »*.* Depuis qu'il est un écrivain célèbre dans son pays natal et dans le monde libre, Soljénitsyne est devenu l'une des cibles systématiques de la désinformation de source soviétique. Une désinformation d'ailleurs relati­vement facile à détecter : sous couvert d'un « scoop » ou d'une simple pseudo-confidence, on lui attribue des propos ou des intentions qui vont exactement à l'opposé de la voie qu'il suit depuis des décennies. Cet été, en deux semaines seulement, le grand écrivain a été par deux fois l'objet de la « sollicitude » de la machine gigantesque que constitue la désinfor­mation soviétique : la première fois, le scénario se passait à l'Est, la seconde, à l'Ouest -- mais les deux fois, c'était la main de Moscou qui agissait. 195:327 Le 28 juin dernier, le « *Washington Post* » publiait une dépêche envoyée la veille par le correspondant moscovite de ce quotidien, annon­çant une prochaine publication du « *Pavillon des cancéreux* » en URSS. Elle disait : « *Des sources littéraires officielles, y compris le directeur de la revue* Novy Mir*, Sergui Zaliguine, ont révélé aujourd'hui aux journa­listes que des négociations menées avec Soljénitsyne devraient aboutir prochainement. Les choses vont devenir claires d'ici une semaine ou dix jours, a déclaré Zaliguine à l'Associated Press.* » Apprenant cette « nouvelle », l'éditeur américain de Soljénitsyne prit contact avec l'auteur et communiqua immédiatement à la presse la réponse de celui-ci, plus exactement son démenti : « *Il n'a pas été demandé à Soljénitsyne, non plus qu'à aucun représentant de ses intérêts, de publier* « Le Pavillon des cancéreux ». » L'éditeur américain ajoutait qu'il n'avait lui non plus aucune connaissance de négociations éventuelles entre les éditions soviétiques et l'écrivain. La « révélation » tomba à l'eau. Deux semaines plus tard, les désinformateurs professionnels revinrent à la charge, mais pour une opération beaucoup plus élaborée. Tout d'abord, le point de départ de l' « information » n'était plus le territoire soviétique, mais l'Occident. L'expérience en matière de désinformation a en effet prouvé que plus la « source » se situe « à droite », plus elle a de chances de se répandre dans le monde capitaliste. Ce jour-là, 15 juillet, une nouvelle identique fut diffusée à partir de deux villes ouest-allemandes, Munich et Bonn. Dans la capitale de la Bavière (le « land » dirigé par Franz-Joseph Strauss, qui fut pendant des décennies le chef de file de la droite démocrate-chrétienne), la Radio d'État diffusa l'informa­tion selon laquelle Soljénitsyne venait d'accepter une invitation lancée par Gorbatchev en personne pour visiter l'URSS et publier ses ouvrages en URSS. La deuxième source était une dépêche envoyée de Bonn par un journaliste de l'*Associated Press* : elle reprenait l' « information » de la radio bavaroise et y ajoutait une foule de « précisions ». Ainsi, on nous apprenait qu'en réalité, Gorbatchev avait écrit deux lettres à Soljénitsyne, la première de quatre pages et de sa propre main, et deux mois plus tard une seconde confirmant que Soljénitsyne pouvait publier en URSS même ses écrits les plus contestataires, et qu'il pourrait se déplacer librement à travers l'URSS, rencontrer des journalistes, etc. La dépêche « révélait » *in fine* que le couple Soljénitsyne avait décidé de se rendre en URSS vers la fin de l'année. Ces « informations » de la radio bavaroise et de la grande agence de presse américaine firent aussitôt le tour du monde. En France, par exemple, deux hebdomadaires les mentionnèrent et pour comble d'ironie (ou d'incompétence) ils publièrent aussi comme « confidentielle » une « information » déjà démasquée comme mensongère : alors que le couple Soljénitsyne avait, dès le 20 juillet, dénoncé ce mensonge, on pouvait lire dans le *Nouvel Observateur* (22 juillet), sous le titre « *Soljénitsyne chez Gorbatchev* »* :* 196:327 « *Alexandre Soljénitsyne a expliqué à un visiteur allemand dans sa propriété du Vermont, aux États-Unis, qu'il avait accepté une invitation de Gorbatchev à se rendre en Union soviétique avant la fin de l'année...* » Deux semaines plus tard, c'était au tour de *L'Express* (5 août) de se fourvoyer en publiant dans la rubrique « Confidentiel » : « *Alexandre Soljénitsyne pourrait se rendre en URSS, à l'invitation de Mikhaïl Gorbatchev qui lui a écrit dans ce sens à deux reprises cette année...* » Or, on l'a vu, tout cela n'était que mensonge, dénoncé comme tel par la personne la plus compétente, l'épouse même de Soljénitsyne, Natacha, qui fit paraître, dès le 20 juillet, une déclaration à la presse se terminant ainsi : « *Au sujet de cette désinformation et à la demande d'Alexandre Soljénitsyne, je déclare que Soljénitsyne n'a reçu aucune lettre de Gorbat­chev ou d'aucun représentant soviétique officiel, non plus qu'aucune proposition de leur part : de même il n'a reçu aucune proposition de personne concernant l'impression d'aucun de ses livres en URSS ; cette information n'est que pur mensonge.* » Bien entendu -- et cela fait aussi partie de la stratégie de désinforma­tion --, s'il se trouva nombre de journaux pour diffuser la fausse « nouvelle » relative à Soljénitsyne, il y en eut beaucoup moins pour publier ce démenti. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Branko Lazitch : « *Désinformation soviétique* » paru en septembre 1988 dans le n° 57 d'*Est et Ouest*.\] ============== fin du numéro 327. [^1]:  -- (1). Un volume de 294 pages, aux Éditions de Présent 1987, diffusion Difralivre. [^2]:  -- (1). Dont le cas est exactement semblable à celui de l'Ukraine. [^3]:  -- (2). Écoutons ce qu'en dit Gonzague de Reynold : « La plus terrible de ces guerres entre princes fut celle de 1169, lorsque le prince de Souzdalie, André Bogolioubsky, provoqua une coalition de onze souverains contre celui de Kiev. Après trois jours de siège la ville sainte fut enlevée d'assaut. Tout fut pillé, non seulement les maisons, mais encore les églises et les monastères ; tout, transporté dans le Nord : les précieuses images, les ornements sacerdotaux, les livres liturgiques, les cloches. Les Russes de Souzdalie se conduisirent en barbares et en sacrilèges à l'égard de leurs propres frères. » (*Le Monde Russe*. -- Plon p. 94.) Il faut avouer que voilà une filiale conduite envers la prétendue « Mère des villes russes ». Les Russes inauguraient là la politique de brigandage et de déménagement qui devait si bien leur réussir. Il convient d'ajouter que Kiev n'a jamais été appelée « la Mère des villes russes » mais « la mère des villes de la Rouss », ou des villes ruthènes, ou roussènes, donc ukrai­niennes ! [^4]:  -- (3). W. Kozyk. *L'Est Européen*, n° 36. [^5]:  -- (4). Pour les recensements en URSS, l'administration précise que seuls les « Vélikorossi » ou « Grands-Russiens » ont le droit de s'inscrire comme « Rousskié » ou « Russes ». [^6]:  -- (5). Ou alors il faut dire que les vrais Russes sont les Ukrainiens et que les Russes actuels ont usurpé ce nom. [^7]:  -- (6). L'auteur a raison d'être circonspect, les « propres calculs » des Russes sont falsifiés : les Moscovites sont en réalité un peu moins de la moitié, environ 85.000.000, les Ukrainiens 50.000.000 et les Biélorussiens 15.000.000. Il faut donc compter parmi ceux-ci les habitants des régions de Smolensk, Briansk et Vefzh, Mosalsk, Trubchevsk, englobés dans les limites de la République de Russie. [^8]:  -- (7). Disparus où ?, si ce n'est dans le peuple russe ? [^9]:  -- (8). C'est-à-dire les Ukrainiens. [^10]:  -- (9). Volodymyr en ukrainien devient Vladimir en russe, de même Sitch en ukrainien devient Sietch en russe. [^11]:  -- (10). « Seigneur » se dit Hospod en ukrainien, Gospod en russe. [^12]:  -- (11). Les différences entre le russe et l'ukrainien sont plus importantes que ne veut dire l'auteur. [^13]:  -- (12). « L'année même où saint Louis se croise (1249) saint Alexandre Nevski, le vainqueur des Suédois et des Allemands, s'en va à la Horde baiser l'étrier de Batou et mendier une aide militaire. » (G. Welter. *Histoire de Russie*, p. 89) Les Russes ont eu le culot de canoniser Nevski, le conquérant impitoyable de la cité slovène de Novgorod, qui avait rallié l'Occident pour ne pas payer le tribut aux Khans. Nevski l'a matée dans le sang. [^14]:  -- (13). En plus de la théorie des « Trois Russies » dans le temps, il existe la théorie parallèle des « Trois Russies » dans l'espace : « Grande Russie, Petite Russie et Russie Blanche ». Cette théorie est toujours vivante dans l'Élise orthodoxe russe, dont le métropolite, fidèle serviteur du colonia­lisme soviétique, porte le titre de « métropolite de toute la Rouss », que l'on traduit malicieusement et odieusement par « métropolite de toutes les Russies » (ce qui permet aujourd'hui à Moscou de revendiquer le bénéfice du millénaire chrétien de la Rouss). Le terme « de toutes les Russies » n'a jamais existé ni en russe ni en ukrainien, il n'existe que dans les traduc­tions françaises ou anglaises. L'Église orthodoxe russe a inventé un autre terme d'impérialisme religieux et politique : « Triédinaya-Ruuss » -- Rouss une composée des trois Russie, Biélorussie, Ukraine. Quant au titre du métropolite il n'existait qu'au singulier : « de toute la Rouss » -- donc le nom volé aux Ukrainiens. [^15]:  -- (14). Ce terme doit être traduit par « Rouss » ou « Ruthénie » de Kiev. [^16]:  -- (15). Ancienne Rouss ou Ruthénie ancienne. [^17]:  -- (16). Le lecteur s'étonnera, à ce point, comme moi de ce « reconqué­rir » puisque G. de Reynold vient de prouver en cinq phrases qu'il n'y a pas de relation entre la Rouss et Moscou. Mais il est comme tous les historiens officiels conditionné par le cliché. [^18]:  -- (17). L'Ukrainien, bien sûr, le lecteur aura rectifié de lui-même. [^19]:  -- (18). Le Russe. Encore ce malencontreux cliché qui vient embrouiller les vues du philosophe de l'Histoire, si lucide quand il dénonce les tares de Moscou. [^20]:  -- (1). Jules Mazé, *Sous la Terreur*, Hachette, Paris, 1947. [^21]:  -- (2). Le cardinal J. Verdier : *Les Carmes*, Société générale d'imprimerie et d'édition, sans indication de date. [^22]:  -- (3). Le 17 octobre 1926, les honneurs de la béatification furent décer­nés, dans la basilique Saint-Pierre de Rome, à 191 victimes des massacres de septembre. Et parmi elles, à 95 qui furent tuées aux Carmes. [^23]:  -- (1). Alexandre Millerand fut élu président de la République en septembre 1920, à la suite du singulier accident qui contraignit Paul Deschanel à démissionner. [^24]:  -- (1). P Yves Congar, cité dans *Savoir et Servir*, supplément au n° 10 de mai 1988, p. 15. Revue du MJCF : 84, av A. Briand -- 92120 Montrouge. [^25]:  -- (2). R.P. Bertrand de Margerie : *Liberté religieuse et règne du Christ*. (Éd. du Cerf, 1988.) [^26]:  -- (3). Romano Amerio : *Iota Unum* (NEL, 1987), voir pp. 77-80. [^27]:  -- (4). Mgr Lefebvre : *Ils l'ont découronné* (Éd. Fideliter, 1987) ; le texte intégral du cardinal Ottaviani est reproduit en annexe p. 253-261. [^28]:  -- (5). Paul VI, allocution de l'audience générale du 12 janvier 1966, citée par R.P de Margerie, *op. cit.* p. 72. [^29]:  -- (6). *Dignitatis Humanae* (7/12/1965), dans *Concile œcuménique Vatican II, Constitutions, Décrets, Déclarations* (Éd. du Centurion, 1967). [^30]:  -- (7). L'Église, cependant, si elle n'a aucun pouvoir sur les non baptisés qui n'ont contracté aucun engagement, a en revanche une autorité morale sur les baptisés qu'Elle a le devoir de ramener au bercail s'ils s'égarent. En terre chrétienne, Elle peut même recourir au bras temporel pour contrer des faiseurs d'hérésie qui menaceraient la Foi et l'ordre public. [^31]:  -- (8). *Quanta Cura* (8/12/1864) de PIE IX, numéro 109 de *Lecture et Tradition* (Sept-Oct 1984) ; DPE, Chiré-en-Montreuil -- 86190 Vouillé. [^32]:  -- (9). *Syllabus* (8/12/1864) de Pie IX, annexé à Quanta Cura, dans le même numéro de Lecture et Tradition (note 7). [^33]:  -- (10). *Libertas praestantissimum* (20/06/1888) de Léon XIII (L'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien, 1962). [^34]:  -- (11). Dom Gérard, sermon du pèlerinage de Chartres 1985, dans *Chrétienté-Solidarité* N° 27-28 de sept-oct 1985, p. 29. Revue du Chach ; 12, rue Calmels -- 75018 Paris. [^35]:  -- (12). *Quas Primas* (11/ 12/1925) de Pie XI (Librairie Téqui, Paris). [^36]:  -- (13). *Immortale Dei* (1/11/1885) de Léon XIII (Éd. Sainte Jeanne d'Arc, 1983). [^37]:  -- (14). Jean Ousset : *Pour qu'Il règne* (Éd. DMM, 1986). Le chapitre II de la première partie (pp. 19-30) donne une claire explication des réponses de N.S.J.C. à Pilate. [^38]:  -- (15). Dans *Immortale Dei*, notamment, sont condamnées sévèrement et la séparation de l'Église et de l'État et la laïcisation de la société. [^39]:  -- (16). Jean-Paul II, Message pour la journée de la paix, du 1^er^ janvier 1988 : La liberté religieuse, condition pour vivre ensemble la paix. Dans la *Documentation Catholique* n° 1953 du 3/01/1988. Dans ce texte, le droit à la liberté religieuse « devient la mesure des autres droits fondamen­taux » et est même « un fondement des autres libertés et en est comme la raison d'être ». (D.C. pp. 2 et 3.) [^40]:  -- (1). Atmosphère parfaitement rendue par Mgr P. Pfister, chanoine du Latran, in *Rome immortelle*, Arthaud, Pans 1954. [^41]:  -- (2). Rapporté par Sœur Pascaline Lehnert dans ses admirables souve­nirs, que nous citons d'après la version italienne, particulièrement émou­vante, chez Rusconi, Milan 1984, p. 50. Le professeur Joël Pottier a fait une traduction française à partir de l'original allemand : *Pie XII. Mon privilège fut de le servir*, Téqui, Paris 1985. [^42]:  -- (3). Cité par le médecin de Pie XII, le Dr R. Galeazzi-Lisi : *Dans l'ombre et dans la lumière de Pie XII,* Flammarion, Paris 1960, p. 121. [^43]:  -- (4). Cf. les confidences du Dr Galeazzi-Lisi : *op. cit.* Sur le très grand cardinal-archevêque bénédictin de Milan, Mgr Ildefonse Schuster, en instance de béatification, cf. : Terraneo (E.) abbé : *The Servant of God Cardinal Ildefonso Schuster*, Milan 1982. [^44]:  -- (5). Citée in extenso par Sœur P. Lehnert in *Pio XII. Il privilegio di servirlo*, p. 9. [^45]:  -- (6). *Il cardinale Gasparri e la questione romana*, Le Monnier, 1972 [^46]:  -- (7). CI. sur ce dernier les *Souvenirs* de Charles Benoist qui lui vouait une vive admiration. [^47]:  -- (8). Homélie citée in *Les voyants de Fatima. Bulletin des causes de béatification de François et Jacinthe*, Fatima, mai-août 1985, pp. 3 et 6. Sur Benoît XV, cf. Vistalli (E) : Benedetto XV, Rome 1928. [^48]:  -- (9). Dans son article de *L'Osservatore Romano*, éd. fr., sur le rôle de Pie XII avant et pendant la guerre pour présenter les *Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la seconde guerre mondiale*, Rome, 10 vol. parus. [^49]:  -- (10). Saint Joseph-Marie Tomasi, canonisé en 1986, demeure trop méconnu. « Prince des liturgistes romains » à l'immense charité, il encouragea le chant grégorien et la polyphonie sacrée face à la mode profane de son temps. Cf. Masetti Zannini (G.L.) C.R. : *Giuseppe Maria Tomasi, C R., Cardinale Santo e Liturgista Principe*, Rome 1986. Présenter comme le font certains le saint cardinal comme l'anticipateur de la réforme liturgique de Vatican II n'a aucun fondement. [^50]:  -- (11). Cf. Boyer de Belvefer (P) : *Les prophéties du Pape Pie XII*, Guy Trédamel éd., Paris 1988, pp. 50-51. [^51]:  -- (12). Cf. ses Mémoires, *des prisons d'Hitler à celles de Staline*, La Table Ronde, Paris 1972. [^52]:  -- (13). Cité par H. Fesquet in « La mort du cardinal Alfredo Ottaviani Un serviteur inconditionnel de l'Église », dans *Le Monde*, 5-6 août 1979, p. 5. Cf. l'ouvrage du cardinal : *Il baluardo* (« Le Rempart »), Rome 1961. [^53]:  -- (14). Lettre du 23 avril 1913 citée in Droulers (P) S.J. : « Le cardinal Billot, le P. Desbuquois et le syndicalisme ouvrier », dans le *Bulletin de littérature ecclésiastique*, Toulouse, janv.-mars 1985, p. 39. [^54]:  -- (15). *Gethsémani. Réflexions sur le mouvement théologique contempo­rain*, Téqui, Paris 1981, pp. 57-71. [^55]:  -- (16). Discours pour la béatification de Pie X, in *Documents pontifi­caux de S.S. Pie XII,* Saint-Maurice 1954, p. 233. [^56]:  -- (17). Cf. notre art. « Lumières sur l'édit de Fontainebleau » in *Itiné­raires* n° 302, avril 1986, et notamment pp. 78-81. [^57]:  -- (18). De façon significative, Pie XII compara sainte Maria Goretti à la martyre romaine Agnès : « Force de la vierge, force de la martyre déclara-t-il le 28 avril 1947 (in *Documents pontificaux*..., 1947, Saint-Maurice 1961, pp. 124-125). [^58]:  -- (19). Cf. Lessay (F) : *Souveraineté et légitimité chez Hobbes*, Paris 1988. [^59]:  -- (20). Lettre apostolique *Sanctitas clarior*, motu proprio du 19 mars 1969, et Constitution apostolique *Sacra Rituum Congregatio* du 8 mai 1969, complétées par la Constitution apostolique *Divinus perfectionis Magister* de S.S. Jean-Paul II, en date du 25 janvier 1983. [^60]:  -- (21). In « Pie XII parmi nous », dans *L'Osservatore Romano*, éd fr. du 11 octobre 1983. Dans le même journal, le cardinal Garrone avait émis de façon plus nuancée le même jugement (éd. fr. du 4 oct. 1983 : « De Pie XII à Jean XXIII »). [^61]:  -- (22). Cf. La Lettre de S.S. Jean-Paul II pour le centenaire de la naissance du cardinal Tardini in *L'Osservatore Romano*, éd fr. du 15 mars 1988, p. 11. [^62]:  -- (23). *Op. cit.*, éd. fr., p. 145. [^63]:  -- (24). Cf. Crozier (B.) : *Franco*, Mercure de France, Paris 1969, pp. 486 et 482. [^64]:  -- (25). *Pio XII*, Rome 1960. [^65]:  -- (26). Galeazzi-Lisi : *op. cit.*, p. 121. [^66]:  -- (27). In *L'Osservatore Romano*, éd fr. du 15 nov. 1983, p. 9. [^67]:  -- (28). Encyclique du 29 juin 1943 sur l'Église. [^68]:  -- (1). Braitberg avait écrit : « Une mobilisation (...) se traduit par l'em­bauche, chaque fois que cela est possible, de Libanais ayant trouvé refuge en France (...) Le groupe interentreprises de la région Gennevilliers-Asnières (GIRGA) s'associe à des démarches et ses dirigeants, dont certains ont dans le passé entretenu des liens avec le clan Gemayel, facilitent ces démarches. » [^69]:  -- (2). Braitberg écrit : « Selon un ancien employé de la société de gardiennage, plusieurs Arméniens d'origine libanaise y avaient été utilisés de manière intermittente comme gardiens ou gardes du corps. » [^70]:  -- (\*) Fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés. [^71]:  -- (3). La Cripi est la commission régionale pour l'Insertion des popula­tions immigrées. [^72]:  -- (4). Il s'agit de François Delachaux. [^73]:  -- (5). Le suppléant d'Alain Barthélemy. [^74]:  -- (1). Dans le mensuel *Trente Jours* de mars 1988, un article sur M. Claude Vigée, poète juif, remplace le dossier consacré à Pie XII dans *Trenta Giorni*, homologue italien de ce périodique qui appartient au même groupe que *Famille chrétienne*.