# 328-01-89
\[Décembre 1988-Janvier 1989 -- n° 328-329\]
II:328
Les interruptions anarchiques et autres sabotages survenus cet automne dans le fonctionnement du service public des PTT ont fait que notre numéro « 327 de novembre » n'est arrivé aux abonnés qu'au milieu du mois de décembre (et quelquefois plus tard encore).
C'est pourquoi nous faisons un seul numéro « décembre janvier », destiné à parvenir au début du mois de janvier si des communications à peu près normales sont rétablies d'ici-là.
1:328
### Lettre de Mgr Lefebvre à Jean Madiran
*Écône, le 19 août 1988*
*Cher Monsieur Madiran,*
*Avant que vous exposiez votre pensée sur les événements qui affectent la vie de la Tradition dans l'Église, je crois de mon devoir de vous adresser ces quelques lignes.*
*Estimant en effet que votre opinion et votre jugement au cours des 20 années de combat ont eu une grande importance pour soutenir et orienter les combattants, et comme j'ai eu l'occasion de vous le dire plusieurs fois, vous avez, à mon sens, toujours su choisir la voie conforme à la Vérité et à la Foi, c'est pourquoi en ces circonstances qui obligent à prendre des décisions graves pour la sauvegarde de l'Église et de sa foi, je prie Dieu et Notre-Dame de vous donner une fois de plus le sens exact de la situation et de faire le bon choix.*
2:328
*A l'occasion de ma déclaration du 21 novembre 1974, vous m'avez félicité, encouragé et vous m'avez demandé de n'y rien changer. C'est en définitive par fidélité à cette déclaration, qui est toujours actuelle et vraie, que j'ai fui* *à nouveau la Rome moderniste, constatant qu'elle n'avait pas changé, que sa volonté de réduire à néant la Tradition est toujours la même, car elle n'a pas la même notion de la Tradition que celle du concile de Trente. Sa* « *Tradition vivante* » *est celle qu'a condamnée saint Pie X. Or c'est à cette fausse Tradition que J. P. II dans son* « *Motu proprio* » *fait appel pour nous condamner.*
*Pour garder et maintenir ce que vous avez toujours demandé aux autorités romaines : le catéchisme, la Bible et le missel, il n'y avait plus d'autre solution que de consacrer des évêques catholiques. Vous avez assez prouvé leurs hérésies, à ces évêques modernistes que Rome continue de nommer partout.*
*Dans l'article que vous avez rédigé dans* « *Présent* »* :* « *On cherche un évêque* »*, vous avez eu des lignes qui manifestaient votre confiance dans mes orientations anti-communistes. Ces orientations sont fondées sur mes convictions religieuses, et sur le seul objectif de ma vie sacerdotale et épiscopale : le règne universel de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme le saint pape Pie X.*
3:328
*Malgré mes conseils et mes instances, Dom Gérard a signé un accord de soumission aux autorités romaines. Je suis convaincu qu'il a fait une grave erreur.*
*Croyez, cher Monsieur Madiran, que je prie l'Esprit Saint de vous donner le don de conseil et vous assure de ma respectueuse et fidèle amitié in Xto et Maria.*
Marcel Lefebvre.
4:328
### Lettre de Jean Madiran à Mgr Lefebvre
26 août 88
Monseigneur,
Assurément, aujourd'hui comme hier, votre Déclaration du 21 novembre 1974 sur les deux Romes est la charte de l'Église militante.
Quand nous l'avons défendue hier contre les incompréhensions, nous n'avons cependant point, ni vous ni moi, rejeté avec mépris, colère ou anathème ceux qui hésitaient à en approuver tous les termes. Aujourd'hui au contraire se déchaîne une violence verbale sans limite et se développent des démarches sans honnêteté pour réputer et traiter comme traîtres, vendus, lâches et suppôts de Satan ceux qui hésitent à réclamer ostensiblement, à l'imitation des 24 supérieurs de la Fraternité, « la marque d'honneur » de l'excommunication.
5:328
Une sorte de guerre civile inexpiable s'installe ainsi entre fidèles du même Credo, de la même messe, du même catéchisme. Je me demande si le moment n'est pas venu pour qu'une parole publique de Votre Excellence vienne apaiser les esprits et rappeler au respect de la mesure qui convient dans les controverses portant, entre fidèles de la même foi, sur des questions librement discutées.
Ceux qui, comme moi, adhèrent à votre Déclaration du 21 novembre 1974 en toutes ses parties, se demandent si par inadvertance ou passion n'en aurait pas été implicitement retranchée la directive qui affirmait :
« ...*Sans aucune rébellion, aucune amertume, aucun ressentiment, nous poursuivons notre œuvre déformation sacerdotale...* »
Sous le triple rapport du ressentiment, de l'amertume, de la rébellion, je crains de voir apparaître un effrayant changement d'attitude.
Mais bien sûr la question qui commande les autres est la suivante :
-- Est-il désormais établi que l'on ne peut faire son salut dans l'Église visible : la société des fidèles sous l'autorité du pape ? Faut-il obligatoirement en sortir pour ne pas perdre son âme ?
6:328
Ces questions, je ne sais s'il vous paraîtrait convenable que je vous les pose. Mais je crois devoir ne pas vous laisser ignorer que je me les pose avec un vif sentiment d'urgence.
Daigne Votre Excellence agréer l'hommage de ma toujours filiale affection,
Jean Madiran.
*Cette lettre n'a obtenu aucune réponse.*
*Mgr Lefebvre en a donné lecture, avec de longs commentaires, dans sa conférence à l'issue de la retraite sacerdotale d'Écône, le 9 septembre 1988.*
*Ni cette lecture ni ces commentaires ne figurent au nombre des* « *larges extraits* » *de cette conférence publiés par* Fideliter *de novembre-décembre.*
\*\*\*
*Le 15 décembre, le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR a publié la note suivante :*
DEMEURONS ATTENTIFS.. -- Selon le deuxième des quatre points de la « position d'ITINÉRAIRES » déclarée dans le numéro d'octobre de la revue : nous avons estimé n'avoir ni l'obligation morale ni l'autorité théologale de prononcer une approbation ou une réprobation des sacres du 30 juin à Écône.
7:328
Cependant nous demeurons attentifs à toutes lumières qui peuvent nous venir aussi bien du développement des circonstances que de l'état de la question pour éventuellement nous convaincre d'une responsabilité théologale ou d'une obligation morale à ce sujet. -- J.M.
\*\*\*
*Le numéro cité plus haut de* Fideliter (*n° 66*) *contient d'autre part l'affirmation péremptoire que Dom Gérard s'est doctrinalement* « *perdu* »*, l'appel meurtrier à* « *se séparer de Dom Gérard pour garder la Foi* »*, l'annonce funambulesque que les trente moniales et les soixante moines du Barroux sont tous* « *complètement désemparés* »*, l'approbation explicite du brigandage de Nova Friburgo ; et aussi l'invitation aux membres du CENTRE CHARLIER et de CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ à* « *ne pas suivre leurs dirigeants* »*.*
*Ainsi n'est pas venue -- bien au contraire -- la* « *parole publique* » *qui aurait empêché que ne* « *s'installe une guerre civile inexpiable entre fidèles du même Credo, de la même messe, du même catéchisme* »*.*
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*Ainsi s'étend et se durcit la rupture qui avait été signifiée, soudainement et sans préavis, le 11 juin* ([^1])*. Ainsi sont approuvées, et donc excitées à se poursuivre et s'amplifier, les* « *violences verbales sans limite* » *et les* « *démarches sans honnêteté* » *qui se sont déchaînées à partir de cet été, mais dont on voulait espérer qu'elles n'étaient le fruit que d'un égarement passager.*
*Elles sont donc le fruit d'une faille plus profonde et plus durable ? -- J. M.*
ANNEXE
#### La discorde : mais jusqu'où ?
*Dans PRÉSENT du 10 décembre a paru l'article suivant :*
Un phénomène à la fois politique et religieux est en train de modifier singulièrement -- et d'affaiblir -- l'action civique des catholiques. Ceux que l'on nomme, par un pléonasme volontaire, et significatif, les « catholiques traditionnels », voire « traditionalistes », sont depuis cet été ravagés par une sourde querelle, à demi secrète, ou discrète : elle est devenue tout à fait publique avec la division spectaculaire du pèlerinage de la Pentecôte à Chartres.
9:328
Celui-ci est organisé depuis sa fondation en 1983 par Bernard Antony et son CENTRE CHARLIER (et non point, comme on le dit par erreur, par ses COMITÉS CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ). Il a pour aumônier, statutairement et depuis l'origine, l'aumônier du CENTRE CHARLIER, l'abbé Pozzetto. Une partie des dirigeants ont fait sécession cet été, se séparant de l'abbé Pozzetto et de Bernard Antony. Ils annoncent la constitution d'un nouveau mouvement : « Renaissance catholique », et le lancement d'un nouveau pèlerinage, apparemment calqué sur celui de la Pentecôte, mais qui aura lieu huit jours plus tôt, les 6, 7 et 8 mai. Leur adresse est 54 rue Pergolèse, 75116 Paris.
Dans leur premier bulletin, daté de novembre 1988 et signé du président Maugendre et du délégué général Valadier, il est « précisé ce qui suit » :
« *Nous reconnaissons sans équivoque Sa Sainteté Jean-Paul II comme successeur légitime de saint Pierre.*
« *Nous renouvelons notre confiance à Mgr Lefebvre qui a toujours défendu au mieux les droits de Dieu et de son unique Église ; mais nous ne nous croyons pas habilités à jeter l'anathème sur ceux qui ont fait un choix différent.* »
*L'anathème* exprime une *séparation*.
On ne voit pas pourquoi, ne jetant point « l'anathème sur ceux qui ont fait un choix différent », Valadier-Maugendre se sont néanmoins séparés du pèlerinage de Pentecôte, comme si celui-ci avait soudain revêtu à leurs yeux un caractère rédhibitoire.
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En protestant qu'ils ne *jettent pas l'anathème,* Valadier-Maugendre paraissent récuser celui qui, sans préavis ni monition préalable, avait été jeté le 11 juin sur le pèlerinage de Pentecôte en son ensemble, donc y compris eux-mêmes. Et puis, pratiquement, ils agissent comme s'ils faisaient leur cet anathème. Ce point en tout cas demeure obscur.
On voit bien que les mouvements animés par Bernard Antony : le CENTRE CHARLIER, CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ et même l'AGRIF sont en butte à des campagnes pieusement agressives qui vont très au-delà du simple dénigrement. Les déclarations répétées et les communiqués de Bernard Antony (voir notamment PRÉSENT du 24 août, du 12 octobre, du 16 novembre) confirment que les adhérents, militants et sympathisants des organisations qu'il dirige « *sont libres d'approuver ou de désapprouver les derniers actes et la position de Mgr Lefebvre* »*.* L'intention ainsi manifestée est qu'il n'existe « *aucune agressivité entre ceux qui ont résolu dans un sens différent le dramatique cas de conscience posé le 30 juin* »*.* Les uns et les autres en effet sont appelés à se rencontrer dans de mêmes actions civiques ; souvent ils appartiennent aux mêmes familles ; ils assistent aux mêmes messes. Quoi qu'il puisse en être d'un désaccord religieux qui *ne porte pas sur un article de* f*oi,* mais sur une estimation des circonstances (ce que l'on appelle un jugement « prudentiel »), ce désaccord intervient entre catholiques ayant le même Credo, le même catéchisme, la même liturgie : il ne devrait pas tourner à la guerre civile.
Dans un esprit de paix autant que par fonction spécifique, PRÉSENT, quotidien politique, a refusé, on le sait, d'être le lieu où se déchaîneraient des polémiques religieuses entre catholiques dits « traditionalistes ».
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La revue ITINÉRAIRES, dans une intention analogue, annonce que sa « fonction dans cette crise » sera « d'essayer d'empêcher que tout le problème religieux soit ramené à l'unique question de savoir si Mgr Lefebvre a eu raison ou a eu tort le 30 juin : éviter que passionnément l'on en fasse la seule question décisive et la nouvelle ligne de fracture ».
Mais justement : est-ce possible ? Il suffit que les uns veuillent cette *ligne de fracture* pour que les autres ne puissent éviter de la subir. Pour vivre en paix il faut être deux à y consentir. L'obligation que les uns veulent faire aux autres de rompre par exemple avec Dom Gérard et de supprimer toutes relations avec le monastère du Barroux est d'un arbitraire exorbitant et d'un autoritarisme sans autorité. Appeler publiquement à *se séparer de Dom Gérard pour ne pas perdre la* foi est manifestement passer toutes les bornes. Il semble bien que l'amitié connue de Bernard Antony pour Dom Gérard soit, plus encore que son amitié non moins connue pour Jean-Marie Le Pen, la cause des campagnes organisées contre lui parmi les « traditionalistes ».
Après le 30 juin, divers excès, pas seulement verbaux, ont pu être attribués aux premiers moments d'un affolement obsidional. Puis les semaines et les mois ont passé, dont on espérait qu'ils apporteraient le calme et la réflexion. Peut-on l'espérer encore ? Il devrait être évident pour tous que Bernard Antony -- et d'autres que lui -- ne pourront indéfiniment supporter en silence, et sans exercer un minimum de légitime défense, des attaques demeurées jusqu'ici sans ripostes proportionnées. Il vaudrait mieux éviter des hostilités aussi regrettables : par l'arrêt d'agressions qui n'ont que trop duré. -- Jean-Baptiste Castetis.
12:328
## Les pouvoirs contre Jésus-Christ
## ÉDITORIAL
### La religion officielle de Joxe et de Rocard
par Guy Rouvrais
NOS ÉVÊQUES en sont encore tout étonnés. La gauche, de tout son poids médiatique, s'est abattue sur eux. En quelques jours, ils furent assaillis par ceux avec lesquels ils fraternisaient la veille. Accusés, montrés du doigt, dénoncés à l'opinion, le pouvoir politico-médiatique fit d'eux des comploteurs menaçant la république laïque.
De quoi l'épiscopat français s'était-il donc rendu coupable, en ce mois de novembre 1988, pour subir une telle cabale ? Ses plus éminents et ses plus médiatiques représentants avaient condamné le film antichrist, *La dernière tentation,* réprouvé la mise en vente de la pilule abortive RU 486, exigé qu'une place fût réservée à l'enseignement religieux dans l'organisation scolaire et enfin fustigé l'usage du préservatif comme remède à la propagation du sida.
13:328
M. Poperen assura qu'ils voulaient rétablir la « religion officielle ». D'autres expliquèrent qu'il s'agissait là d'une inquiétante résurgence du cléricalisme ; l'objectif étant clair : rallier l'aile droite de l'Église. Le parti socialiste pondit un communiqué au ton solennel affirmant, notamment : « Il n'est pas bon pour la démocratie que des groupes terroristes de pression décident de la politique culturelle ou sanitaire du pays. » Les « terroristes », c'étaient, entre autres, les évêques français accusés d'avoir fait pression sur le groupe Roussel-Uclaf afin qu'il retirât son abortif de la vente. « Terroristes », pas moins !
Le réveil épiscopal fut douloureux. De Mgr Decourtray à Mgr Lustiger, en passant par Mgr Jullien, nos évêques se frottèrent les yeux comme pour dissiper ce qu'ils croyaient sans doute être un mauvais rêve. Comment cette gauche fraternelle, civilisée, policée, pouvait-elle les traiter comme le petit père Combes les eût traités ? Eux qui avaient tant fait pour rendre le socialisme sympathique aux chrétiens, comment les socialistes pouvaient-ils s'en prendre à eux de cette manière ? Aux pires heures du combat pour l'école libre, en 1983, le parti socialiste n'osa pas proférer des accusations aussi énormes.
La gauche doutait-elle de l'authenticité de la conversion épiscopale à son combat ? Dieu sait pourtant qu'ils furent nombreux et importants les gages que les évêques donnèrent à la gauche politico-médiatique ! « Pour la première fois ». N'ont-ils pas « uni leurs voix » à celles des francs-maçons, des juifs, des protestants, des athées pour anathématiser le nationalisme français abusivement assimilé au nazisme ? Cela méritait quelque reconnaissance.
14:328
Ils essayèrent de se défendre. En vain. Ils étaient jugés et condamnés.
Puisse cet épisode les inciter à relire l'Évangile. Au chapitre quinzième, par exemple, de saint Jean :
« *Si le monde vous hait,* disait Notre-Seigneur, *sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais parce que vous n'êtes pas du monde et que je vous ai choisis et retirés du monde, à cause de cela le monde vous hait. Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; s'ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre.* » (V 18-20.) Et cette autre parole, qui est le corollaire des précédentes : « *Malheur à vous quand tout le monde dira du bien de vous.* »
Tout est dit depuis deux mille ans sur les rapports de l'Église et du monde. Le monde n'aime que les chrétiens qui se conforment à lui. Les autres, il les persécute, les dénonce, les injurie, les calomnie. Et saint Paul rappelle à Timothée : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ connaîtront la persécution » (2 Timothée 3, 12).
En tant qu'ils sacrent aux balançoires à la mode (le soi-disant antiracisme, notamment), le monde applaudit nos évêques. En tant qu'ils rappellent les exigences du droit naturel et de l'Évangile, il les agresse. Rien de nouveau sous le soleil. L'épiscopat français ne devrait pas en être surpris et il devrait même s'en réjouir. Un évêque injustement traité à cause de l'Évangile sait qu'il est à la place voulue pour lui par Jésus-Christ : sous les crachats des sans-Dieu.
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Si l'épiscopat français a néanmoins été stupéfait que le monde ne l'applaudisse pas lorsqu'il lui enseigne la loi de Dieu, c'est qu'il y a belle lurette qu'il ne s'y était pas risqué. Il ne savait plus ce qu'est la haine du monde dont Notre-Seigneur parlait.
La leçon leur a-t-elle été salutaire ?
Il ne le semble pas. Le P. Michel di Falco, porte-parole de l'épiscopat, a cerné les causes de cet épisode désagréable : l'Église de France souffre... d'un problème de « communication ». Le P. di Falco croit que ce qui a provoqué ces réactions ce n'est pas ce qui a été dit mais la manière dont cela a été dit ! La classe politico-médiatique est ainsi innocentée : elle n'est pas coupable de rejeter la parole de l'Église mais c'est l'Église qui l'est de n'avoir point su trouver les mots pour le dire. Entre nous, si Moïse, au Sinaï, avait attendu de trouver les expressions qui plaisent aux Hébreux avant de descendre de la sainte montagne, il y serait encore et les dix commandements avec lui.
Ainsi donc, l'épiscopat français est passé à côté de ce qui eût pu être son chemin de Damas dans son rapport avec le monde d'aujourd'hui.
Sa « défense » fut celle-ci : remarquez, s'il vous plaît, que, si nous avons parlé, nous nous sommes bien gardés d'agir en fonction de ce que nous avons dit.
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Écoutons Mgr Decourtray sur la pilule abortive : « J'ai parlé une minute et on me prête des pressions. C'est extravagant. Je ne suis pour rien dans quelque pression que ce soit. J'ai simplement la faiblesse d'être plutôt content du recul des laboratoires Roussel ([^2]). Mais ce n'est pas parce que je suis content que je suis forcément coupable. » Vous avez bien lu : « coupable » ! Il se défend d'une terrible accusation : il aurait harmonisé ses actes et ses paroles en mettant personnellement les responsables de Roussel-Uclaf devant leurs obligations morales. Une telle hypothèse est qualifiée d'extravagante par le primat des Gaules. Ainsi face à un homme qui entend se donner la mort, Mgr Decourtray lui ferait entendre de fermes propos dissuasifs mais se garderait bien d'une quelconque pression matérielle propre à lui épargner l'issue fatale.
Mgr Lustiger se défend de la même manière. Certes, explique-t-il, il a déploré la diffusion de *La dernière tentation du Christ,* mais il n'a pas exigé son interdiction. Il a même désapprouvé les manifestations pacifiques et priantes qui ont accompagné la sortie du film, dans toute la France.
Nos évêques ne nous avaient pas habitués à de tels scrupules face au temporel. Pour tout ce qui relève de la morale sociale, ils hésitent rarement à approuver ou à exiger des lois qui y soient conformes. Ils n'ont pas tort sur le principe mais ils s'égarent souvent sur leur application. Mgr Lustiger qui refuse de manifester avec ses diocésains contre le film blasphématoire, défilait, en son temps, avec les « Beurs », aux côtés de Jack Lang et de Georgina Dufoix pour la « marche de l'égalité ».
\*\*\*
17:328
Si l'Église de France a pris soin, dans ces dernières affaires, de ne pas s'immiscer dans le politique, le politique, lui, n'hésite pas à se mêler du spirituel.
Le ministre de l'intérieur, qui est aussi le ministre des cultes, a défini quelle est la religion agréée par le pouvoir. Cette religion officielle, Pierre Joxe en a exposé le dogme au cours d'une séance à l'Assemblée nationale. Il répondait à un député socialiste, Bernard Schreiner, ancien responsable de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) qui l'interrogeait sur les incidents autour de *La dernière tentation du Christ.* C'était le 26 octobre 1988. En voici les principaux extraits :
« Monsieur le député, connaissant vos convictions républicaines et religieuses, je comprends votre question. « Quelles que soient les convictions des uns et des autres, ce qui vient de se passer, et ce qui se prépare concernant les films *La dernière tentation du Christ* et *Une affaire de femmes,* après *Je vous salue Marie,* est inacceptable (...).
« Je constate à regret que certains ont condamné un film sans l'avoir vu. J'observe que toute incitation à la censure morale peut conduire à l'incitation à la censure physique. En fait, c'est la liberté d'aller et de venir qui a été refusée à ceux qui voulaient voir ce film, ce qui est leur droit.
« L'intégrisme défigure. Il peut défigurer toute religion, et les exemples contemporains sont, hélas, nombreux. L'Islam n'en a pas le monopole. Il y a ainsi en France un intégrisme catholique lié à des mouvements : d'extrême-droite. On a déjà parlé des *skinheads,* et il est malheureusement exact que l'on trouve des liens entre ces deux mouvements (...).
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« Nul ne peut prétendre être chargé de défendre le christianisme qui, au demeurant, n'est pas menacé en France où la liberté de culte est totale. Au surplus, on ne défend pas le christianisme par la violence dans la France républicaine d'aujourd'hui dont la devise « liberté, égalité, fraternité » sera célébrée l'année prochaine. Nul ne peut rêver un instant défendre quelque religion que ce soit par la violence.
« Le christianisme lui-même est un message de liberté, un message de justice, un message d'égalité car on peut lire dans l'Évangile : « Il n'y a plus ni juif ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme ni femme. »
« Il faut mettre dans le droit chemin ces jeunes aveuglés sans doute par leurs parents, par des adultes, qui jettent des bombes lacrymogènes ou qui se livrent à des actes incendiaires sous prétexte de défendre une religion que nul ne menace en France.
« La police peut les conduire devant la justice qui peut les condamner aux peines qu'ils méritent, mais ce sont avant tout les adultes qui les égarent et qui sont les grands responsables de ces mouvements plus ou moins souterrains, plus ou moins manipulés dans lesquels, comme par hasard, ceux qui sont interpellés, je le répète, sont de très jeunes gens et de très jeunes filles. »
Nous arrêterons là cette longue citation : nous avons l'essentiel de la conception policière du vrai christianisme selon Pierre Joxe. Tout serait à commenter en détail. Nous nous bornerons à quelques réflexions.
Le catholicisme agréé, qui seul a droit d'exister dans l'État socialiste, c'est celui qui réduit son message à la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. Nous donnons volontiers acte au ministre de l'intérieur que cette religion-là, en effet, n'est nullement menacée aujourd'hui en France : elle y prospère. Le culte de la trinité républicaine ne s'est jamais si bien porté. Seulement, ce christianisme-là n'est pas le christianisme : c'est un ersatz. C'est un culte sans morale, sans dogme surnaturel, sans révélation transcendante.
19:328
Pierre Joxe pourrait dire que c'est là sa religion personnelle : ce serait son droit. Mais il ne dit pas cela. Il prétend que telle est bien la vraie conception de la foi chrétienne. Il tente de le démontrer à l'aide d'un argument exégétique et théologique appuyé sur l'Évangile -- en l'occurrence une citation de saint Paul. Il fait professer à l'Apôtre une doctrine qu'il n'a jamais enseignée, à savoir l'égalité sociale et politique de toutes les créatures. Ce dont parle saint Paul c'est l'égalité fondamentale de tous les baptisés en Jésus-Christ, dans le corps mystique, égalité de dignité et non de fonction. Nous pourrions à l'appui de cette affirmation citer, nous aussi, de nombreux passages du même Apôtre. L'important, toutefois, n'est pas dans la réfutation que nous pourrions faire de la théologie ministérielle mais dans le fait que le ministre -- *ès qualités* -- se fasse théologien. Il outrepasse ainsi ses droits et il bafoue la distinction du spirituel et du temporel, ce qu'il reproche -- à tort -- à l'épiscopat. Ce faisant, il incite les fidèles à se passer du magistère de l'Église qui est seul autorisé à livrer aux catholiques le sens authentique de l'Écriture sainte.
Mais il ne se contente pas de cela. Il entend soustraire à l'autorité de leurs parents -- par déchéance parentale ? -- les jeunes catholiques qui ont été élevés dans un catholicisme qui n'est pas conforme aux critères du gouvernement socialiste. C'est ce qu'il appelle « *mettre dans le droit chemin ces jeunes sans doute aveuglés par leurs parents* »*.* Le ministre des cultes en Union soviétique ne dirait pas autre chose. Joxe ajoute qu'il s'agit là de « très jeunes gens et de très jeunes filles » comme pour montrer que cette jeunesse et cette fragilité appellent l'État à jouer un rôle supplétif dans leur éducation.
20:328
« La police peut les conduire devant la justice qui peut les condamner... » ajoute le ministre : la remise dans « le droit chemin » de la religion officielle étant, dans l'esprit du chef de la police, une peine alternative. Ils seront soumis au catéchisme obligatoire de la religion égalitaire.
Tout cela est gravissime mais passe comme lettre à la poste sans qu'aucun évêque ne proteste. Or, l'épiscopat n'est pas innocenté par Pierre Joxe. C'est lui qui est visé par ce paragraphe : « Je constate à regret que certains ont condamné un film sans l'avoir vu. J'observe que toute incitation à la censure morale peut conduire à l'incitation à la censure physique. » Nos évêques sont ainsi considérés comme responsables des actes de « ces jeunes aveuglés » et c'est à leur autorité également qu'il entend les soustraire.
Nous ajouterons deux remarques.
La première, c'est que Pierre Joxe n'est pas le seul à vouloir imposer la religion officielle. Le Premier ministre aussi. Il a déclaré que le « christianisme rejoint l'idéal républicain de liberté, d'égalité et de fraternité ».
La seconde, c'est que Pierre Joxe et Michel Rocard sont protestants. La conception du christianisme qu'ils défendent, c'est celle du protestantisme libéral qui fit cause commune, au début du siècle, en la personne de Ferdinand Buisson, avec les anticléricaux qui persécutaient l'Église. Ce qui est vrai du fond « doctrinal » l'est également de la forme. Quand Pierre Joxe s'appuie sur l'Écriture, son exégèse, sans référence à la tradition, au magistère, aux Pères de l'Église, s'inscrit dans le libre examen protestant.
21:328
Il n'est pas vrai que l'Église de France veuille faire du catholicisme la « religion officielle », hélas, mais il est exact que le pouvoir tente d'imposer, sous la menace, une autre religion officielle, la religion égalitaire de la maçonnerie et du protestantisme libéral.
Guy Rouvrais.
22:328
### La « dernière » tentation ? Ce n'est qu'un début
par Danièle Masson
LE SCANDALE suscité par *La dernière tentation du Christ,* aux États-Unis, en Italie, en France, et la semi-victoire obtenue moins grâce aux tribunaux que grâce à la détermination des chrétiens dans les salles et dans la rue, ne doivent pas faire oublier que le film de Scorsese n'est que l'épisode particulièrement odieux d'une guerre de religion qui a commencé avant lui, et qui, on nous l'annonce ingénument, continuera après lui.
Et Scorsese ne doit pas être pour nous le bouc émissaire qui nous donne l'illusion, en le chargeant de tous les péchés, de nous débarrasser définitivement du mal. Son film cependant sert d'abcès de fixation et mérite, à ce titre, une attention privilégiée.
#### *De Kazantzakis à Scorsese*
« Au fond, reproche Martin Scorsese, personne n'a parlé du film, on ne parle que de la controverse qui l'entoure. » Eh bien, parlons-en, au risque de choquer, puisqu'aussi bien l'outrage au Christ est trop grand pour laisser la vérité sous le boisseau.
23:328
Passons rapidement sur la diversité d'impressions laissée par le livre et le film. A la structure dispersée du roman, à son langage poétique quelque peu frelaté où le récit se noie, s'oppose un film centré sur les personnages, et qui atteint des sommets de métissage culturel. Scorsese, refusé partout, a dû tourner son film au Maroc, et la mise en scène, censée reconstituer la Palestine, évoque les souks d'Afrique du Nord, et le cinéaste mêle des mélopées maghrébines et pakistanaises aux stridences rock avec des Juifs parlant arabe et incarnés par des Arabes. Bien que ce melting-pot soit symptomatique, là n'est évidemment pas l'essentiel.
Martin Scorsese s'est étroitement inspiré du roman que le Grec Nicos Kazantzakis acheva d'écrire en octobre 1951. Dès la parution du livre, l'écrivain fut excommunié par son Église, l'Église orthodoxe. Martin Scorsese, d'origine italienne, né à New York, se dit catholique, mais n'a pas été excommunié, lui, par son Église. Bien que le scénario soit calqué sur le récit, le livre et le film ne se ressemblent pas. On a l'irrésistible conviction que le roman est l'œuvre d'un communiste, et que le film est le défoulement d'un obsédé sexuel.
Kazantzakis a d'abord écrit *Le Christ recrucifié,* étrange préfiguration de *La dernière tentation,* et *Alexis Zorba.* Tous deux sont devenus des films, et, si les spectateurs ont parfois boudé le pathétisme geignard du *Christ recrucifié,* ils ont été séduits par le rythme endiablé de *Zorba le Grec,* surtout s'ils connaissent, hors des balises touristiques, la Grèce secrète. Mais, lorsque Kazantzakis écrit *La dernière tentation,* il semble avoir subi une étrange conversion. En Grèce, alors, on ne le considère pas d'un très bon œil.
L'un de ses biographes, Aziz Izzet, évoque cette période : « L'Église grecque le condamne comme hérétique, l'État grec l'accuse de communisme. » Et il a en effet, exprimé ses sympathies pour la révolution soviétique, et écrit de Lénine : « Cet homme si simple est venu sur cette terre et il a rempli son devoir. »
En revanche, Scorsese avoue que ce sont la religion -- il fut séminariste -- et le cinéma qui l'ont empêché de devenir un voyou, comme son quartier natal, Little Italy, en compte tant.
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Et il fait cette confidence : « Tout près de chez moi régnait la plus immonde misère. J'ai vu l'acte sexuel dans la rue. Entre hommes, aussi. Pour un petit garçon de huit ans, c'est effrayant. Un gosse qui a peur court. Et moi, je n'ai jamais pu courir, parce que j'étais asthmatique. Alors je regardais. C'est à cette époque que j'ai appris à voir. »
Kazantzakis a réalisé une entreprise de subversion du christianisme par le communisme. Scorsese a transposé ses fantasmes dans un « Christ » à son image et ressemblance. Et la conjonction de la nouvelle catéchèse et de l'esprit du monde a servi ses desseins. Ne dit-on pas, dans les nouveaux catéchismes, que Jésus est homme comme nous, tout en occultant le péché originel et parfois le péché personnel, pour « ne pas traumatiser les enfants » ? D'autre part, le monde contemporain est envahi par la sexualité ; être « homme comme nous », c'est donc être dominé par les tentations charnelles.
D'où les perspectives à la fois différentes et complémentaires du livre et du film.
Kazantzakis -- et Scorsese sur ses traces -- brosse le portrait d'un « Christ » collabo, qui vend aux Romains des croix destinées à la crucifixion des résistants. Face au crucifieur, Judas est le résistant qui le pousse à choisir enfin la vraie voie du salut, celle de la révolution. « Judas lui avait demandé quand il rejetterait enfin de ses épaules la toison d'agneau pour laisser apparaître le lion dans toute sa gloire », écrit le Grec. Scorsese aussi fait du Christ un révolutionnaire. Mais il est manifestement moins à son aise, et présente une version incohérente de la prédication d'un « Christ » qui prêche tour à tour l'amour bêlant, la révolution, puis craque psychologiquement devant l'exigence de sa mission.
La métamorphose du « Christ » de Kazantzakis est plus habilement présentée :
« -- Aimez-vous les uns les autres, crie le Christ.
-- Ce n'est pas possible ! fit le vieux. Celui qui a faim ne peut pas aimer celui qui est rassasié. »
A l'annonce du royaume des cieux, un autre fait une réponse toute marxiste :
« -- En somme, il ne faut pas être trop pressés !... La justice ne suffit pas, nous voulons aussi du pain. »
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Alors le « Christ » prêche la révolution, et subvertit la parole évangélique « je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive », en la défigurant ainsi : « Je ne suis pas venu apporter au monde la paix, mais le carnage. »
C'est pourquoi l'une des dernières scènes -- celle de Paul imposteur -- apparaît plaquée dans le film, alors qu'elle est la clé du roman. Chez Kazantzakis, l'apôtre des nations rencontre un Jésus vieillissant au milieu de sa famille nombreuse : « Je suis fils de l'homme, je te dis, je ne suis pas fils de Dieu. » Mais « Paul » rétorque : « Dans la pourriture, l'injustice et la pauvreté de ce monde, Jésus le crucifié, Jésus le ressuscité, était l'unique consolation de l'homme opprimé. ... Qu'est-ce que la vérité ? La vérité est ce qui donne des ailes à l'homme, ce qui crée de grandes actions. » Quelle meilleure illustration de la praxis marxiste, et de la religion « opium du peuple », selon Marx ? Pour être sûr que le lecteur a bien compris, Kazantzakis fait dire à Paul : « Je te fabriquerai, toi, ta vie, ton enseignement, ta crucifixion et ta résurrection, comme je l'entendrai. »
L'outrage le plus grossier est apparemment identique dans le livre et dans le film : Jésus est tenté par Marie-Madeleine, et sa dernière tentation -- sur la croix -- consiste à l'épouser, puis à mener une vie de petit bourgeois libéré où on le voit aller faire les courses avec ses deux femmes, ses enfants et son cabas. Mais c'est là que Scorsese -- et non Kazantzakis -- se déchaîne. Il charge son héros de toutes les perversions et tentations dont on devine que certaines sont ou ont été les siennes, et qui sont d'ailleurs difficilement compatibles en un seul homme : voyeurisme, impuissance, inclination homosexuelle entre Judas et lui, bigamie enfin. On comprend alors avec effroi le sens de sa confidence : « C'est le cinéma qui m'a empêché de devenir un voyou. »
#### *Le déchaînement de l'arianisme*
L'hypocrite Serge Toubiana, dans les *Cahiers du Cinéma,* concède que le film a « apporté quelques variations, quelques touches imaginaires, une image nouvelle, un peu différente » de celle de la foi.
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Mais la réaction la plus époustouflante que j'aie entendue est celle-ci : « Le film se veut naturaliste et réaliste ; c'est une lecture à la lettre des Évangiles : les intégristes devraient être heureux » (France-Culture. 30 septembre). A qui étaient donc destinées d'aussi monstrueuses impostures ? Évidemment pas aux « intégristes » (qui pour l'intervenant se confondent avec les catholiques en général), ni aux non-croyants, dont certains ont des réactions inattendues, comme Ménie Grégoire : « Je ne suis pas croyante, mais je suis indignée. » Non. Les imposteurs comptent sur l'inculture religieuse de cette génération perdue, nombreuse et incertaine, qui a appris à lire l'Évangile dans des « catéchismes » qui falsifiaient et saccageaient l'Écriture sainte, et pratiquaient ce que Madiran appelle « l'hérésie cryptogamique », l'hérésie par omission, « oubliant », par exemple, le péché originel, voire le péché personnel, la virginité de Marie, voire la divinité du Christ. Quand on dit aujourd'hui à cette génération perdue que le Christ « va jusqu'au bout de sa nature humaine », elle traduit spontanément : assumer l'humanité, sexualité comprise, et péché compris. Par ailleurs, Pierres vivantes lui a appris, par le jeu des points de couleurs différentes, le subjectivisme absolu, en exposant tour à tour les « convictions » des juifs, celles des chrétiens, celles d'autres croyants -- ou d'incroyants. D'où le heurt impressionnant des réactions de deux de mes élèves -- dix-sept ans -- l'une, française : « Mais, après tout, si Scorsese voit le Christ comme ça ? » L'autre, d'origine algérienne : « Chez nous, si on changeait un mot au Coran, ce serait la révolution. »
Restent les adultes et les grands adolescents qui, par miracle, connaîtraient leur théologie, au moins par bribes. A leur intention, le *Nouvel Obs.* du 1^er^ septembre offre ses colonnes au responsable du secteur religieux des éditions du Seuil, Jean-Louis Schlegel, afin qu'il y fasse un cours magistral d'arianisme. Titre d'ensemble : « Jésus était-il un homme ? » Titre particulier du cours : « Le dossier historique de l'homme-Dieu. » En substance, Schlegel veut persuader son lecteur que « cet homme sur les routes de Palestine » a historiquement existé, mais comme homme seulement, et que « l'homme-Dieu » a été fabriqué après la Pentecôte par ses disciples. Puis il fait un exposé complaisant sur le docétisme et l'arianisme, pour ajouter du bout de la plume qu'ils ont été condamnés l'un et l'autre par les « Tables de la Loi chrétiennes » qui ont, elles, soutenu « l'extravagant défi pour la raison d'un Christ vrai Dieu et vrai homme ».
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Mais la sournoiserie et la perversité de Schlegel réside surtout en ceci qu'il interdit tout débat, en refusant de se placer sur le plan de la vérité. De même que l'on sait, depuis Kant, que l'on ne peut être anti-kantien, mais seulement pré ou postkantien, Schlegel, par un véritable terrorisme intellectuel, nous impose sa propre philosophie, qui est la chronolâtrie. Ainsi sommes-nous sommés d'admettre qu' « aujourd'hui, le texte évangélique a cessé d'être sacré », et qu'il fut écrit « avec des critères historiques qui ne sont pas les nôtres ». La conclusion s'impose, naturellement : « Le Verbe de Dieu fait chair est une affirmation presque insupportable, devenue insignifiante pour les post-chrétiens que nous sommes tous peu ou prou. » Aveu presque pathétique en cette « affirmation insupportable » qui montre, contre l'auteur, que la Révélation ne peut qu'être divine, et non fabrication humaine ; et volonté terrible d'écraser, par tous les moyens, les catholiques réduits, s'ils refusent d'être peu ou prou des « post-chrétiens », à être des pré-hominiens.
#### *Et maintenant, suite et fin ?*
Les ennemis de la foi se sont donc emparés de Scorsese pour montrer que leur conception de la « liberté de conscience » était la même que celle de la constitution soviétique : en son article 124 elle reconnaît la « liberté de pratiquer les cultes religieux » et la « liberté de propagande anti-religieuse ». « Rédaction dissymétrique et discriminatoire », notait Madiran dans *La Vieillesse du monde*. Dissymétrie qui réduit à néant les plus élémentaires des droits de l'homme et permet aux haines anti-chrétiennes de se déchaîner.
Le film de Scorsese n'est pas un cas isolé. Les attaques cinématographiques contre la religion catholique ont d'abord été indirectes et sournoisement provocatrices, visant d'abord la Sainte Vierge, et mettant en scène une Marie qui paraît-il n'était pas Marie et un Joseph qui paraît-il n'était pas Joseph ; cette stratégie se poursuit dans *Une affaire de femmes,* où le *Je vous salue* blasphématoire est prononcé par une « faiseuse d'anges ». « C'est elle, c'est pas moi », plaide Chabrol. Mais simultanément l'attaque se fait frontale : c'est le Christ que l'on attaque, et la pauvre défense de Scorsese : « je me suis inspiré de Kazantzakis, non des Évangiles », ne sera admise que par des hypocrites.
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Et l'attaque se fait plurielle. Schlegel oriente sournoisement son lecteur vers un livre récent de Léo Steinberg : *La sexualité du Christ dans l'art de la Renaissance et son refoulement dans l'art moderne* (cité également par les *Cahiers du Cinéma*)*.* Surtout, on nous annonce dans *Première* (« le magazine du cinéma ») et le *Nouvel Observateur* « le tournage imminent d'un autre film de métaphysique existentielle » qui serait aussi une « biographie réaliste » de Jésus. Ce film s'appellerait « Christ, l'homme », de Paul Verhoeven, le réalisateur de « Robocop ». Pour mieux orienter son lecteur, perdu entre l'existentialisme et le réalisme, le *Nouvel Obs.* précise : « affecté désormais du démon de minuit, le Messie est de retour ».
Eh bien nous ne le laisserons pas ainsi revenir. Et nous n'aurons pas la veulerie à laquelle nous invite Schlegel : « Et si la différence chrétienne consistait à accepter que dans une société pluraliste et démocratique on puisse admettre l'insulte et le dénigrement du Christ ? » Notre différence, ce sera la résistance jamais découragée, et notre seul honneur au monde sera de refuser l'insulte à ce que nous avons de plus cher, l'honneur de Notre-Seigneur.
Danièle Masson.
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### La « violence » au cinéma
*Le faux procès et le vrai*
par Nicolas Gauthier
LE DIRE est devenu un lieu commun. La violence a envahi le cinéma et la télévision. Signe des temps, phénomène de mode ou volonté délibérée des cinéastes, qu'on l'explique ou non, le fait est là. Têtu, incontournable ; impossible de ne pas le constater, à défaut de lui trouver un remède.
Comment en est-on arrivé là, dira en signe d'impuissance le spectateur désemparé. N'existe-t-il donc point de loi qui interdise ces flots de sang que les écrans déversent sur nos têtes ? Ne pourrait-on au moins en interdire la vue de façon plus vigilante aux mineurs ?
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Ce fut pourtant le cas aux États-Unis, où le Code Hayes, avant qu'il ne tombe en désuétude dans les années soixante, tenta de réglementer ces débordements cinématographiques.
Sa mission était de préserver les jeunes, et les moins jeunes, d'interdire toute violence excessive ou complaisante, et surtout de veiller d'un œil suspicieux sur la bonne tenue morale des productions nationales. Étaient ainsi prohibés l'adultère, la débauche ; sans oublier les demoiselles de petite vertu dont la cote n'était pas à la hausse. Une rigoureuse application de ces tables de la loi hollywoodienne obligeait en outre de conclure sur une fin édifiante, signifiant au chaland que le crime et le vice ne payaient en aucun cas. Dans le même élan, se trouvait proscrite toute référence par trop explicite à une quelconque forme de sensualité, le lit conjugal ne faisant pas exception à la règle.
Ainsi, toute une génération de spectateurs européens crurent dur comme fer que les couples américains ne pouvaient dormir ailleurs que dans des lits jumeaux. D'autres esprits malicieux traçaient des plans sur la comète afin de deviner les ruses de Sioux auxquelles devaient se livrer les citoyens du Nouveau monde pour réaliser leur devoir d'époux. Devaient-ils être d'une minceur de sylphide ? être souples ? ou encore faire preuve d'imagination ? Cela devait être ces derniers qui avaient inventé le divan convertible en lit, ou alors c'était à n'y plus rien comprendre.
On observera également que la même fougue rigoriste avait poussé le très protestant Walt Disney à bannir jusqu'aux plus élémentaires notions de maternité. Ainsi les liens de parenté unissant ses créatures animées n'étaient plus que de vagues relations entre tontons asexués et neveux sans parents.
Il va sans dire que pour d'obscures raisons historiques, une telle législation n'a jamais vu le jour dans le pays d'Henri IV. Pour en finir avec la nostalgie des temps anciens, on rappellera la vague de protestations que provoqua la nouvelle du tournage du film d'Howard Hawks, *Scarface.* Les ligues de vertu se firent si menaçantes que les pontes du septième art déclarèrent que ce serait, promis juré, le dernier film qu'Hollywood tournerait sur un gangster...
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Il est facile de se gausser du puritanisme américain, des scénarios mutilés pour cause d'offense aux bonnes mœurs, parfois fondée, d'autres fois moins. Mais n'est-il pas piquant de voir les mêmes qui se rient de la censure aller ensuite se délecter de ces vieux films comme on n'en fait plus, et s'extasier sur ces années flamboyantes qui n'étaient jamais que celles où les censeurs se firent les plus vigilants ?
Pour en revenir à *Scarface,* à quelque cinquante années d'écart, le cinéaste Brian De Palma décide de tourner sa version du classique du film noir américain. Mais les temps ont changé, le truand italo-américain laisse la place au trafiquant de cocaïne cubain. Ce qui pouvait encore rester de fascination frelatée du bandit de grand chemin se trouve réduit à néant. Le *Scarface* de De Palma n'est plus qu'une petite gouape malfaisante, prétendument réfugié politique, au demeurant magistralement interprété par Al Pacino. Deux heures de sang, de tueries et de bassesses. Il n'y a que la compagne du malfrat pour faire preuve d'une once d'humanité en suppliant qu'on arrête les massacres et les débauches. Pour aller ensuite se noyer dans les barbituriques. Car c'est, elle aussi, une femme « de son temps ».
La démonstration, volontaire ou non, est éclatante. De Palma a dépeint, en reflet à peine déformé, un monde à la dérive. Le film n'est pas insoutenable par ses violences physiques, mais par sa négation des valeurs. Argent vite gagné, attirance de la richesse, esprit de lucre. Il n'y a plus ni bons ni méchants. Juste des individualités lobotomisées se débattant désespérément pour atteindre à un peu de faste en trompe-l'œil. C'est la raison du plus fort, du plus acharné, la barbarie dans tout son misérable apparat. C'est peut-être là où les censeurs ont péché. En pourchassant la violence dans sa forme, et non point en son fond. Est-il vraiment grave de voir saigner un homme qui a reçu un coup de fusil ? quand, dans le même temps, on laisse proliférer des films nivellateurs, qui, confondant les plus élémentaires notions de bien et de mal, font plus de ravages dans les esprits qu'un malheureux film d'épouvante jugé insupportable à la vue des moins de dix-huit ans.
C'est ce manque évident de discernement qui a fait interdire les dessins animés de Tom et Jerry dans la Suède socialiste.
« Acharnement sadique et homicide », nuisible au développement de l'enfant, l'affaire fut vite entendue. Il est vrai que, dans les royaumes nordico-réformés, on ne badine pas avec la morale. Ou ce qui en tient lieu.
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Car, à y bien réfléchir, les meurtres en cascade chers au théâtre de Shakespeare sont-ils vraiment plus insoutenables que les sanglants ébats d'un *Mad Max,* ou d'un *Massacre à la tronçonneuse *? Y aurait-il des dépecés respectables, et d'autres qui ne le seraient pas ? La strangulation et l'assassinat seraient-ils honorables chez certains, et infamants chez d'autres ?
On peut légitimement pester contre les films d'horreur, mais ne sont-ils pas le prolongement naturel du théâtre du Grand Guignol dont nos grands et arrière-grands-parents étaient si friands. Ou alors l'innocent divertissement de nos aïeux est-il devenu avec le temps un spectacle immoral ?
Pour trouver la vraie violence, mieux vaut se tourner vers le film historique d'Arthur Penn, « *Bonnie and Clyde* »*.* Film phare d'une nouvelle vision de la délinquance, où les données du problème sont délibérément inversées. La censure et le sens commun obligeaient les metteurs en scène à ne pas offenser les fondements moraux de notre société. Arthur Penn préfère transformer ses deux criminels, Clyde Barrow et Bonnie Parker, en héros, tuant et pillant sans autre justification que leur bon plaisir. Ou plus simplement, ce n'est plus le malfrat qui est coupable, c'est la société qui est mise en accusation. L'air de rien, et sans que les censeurs s'en aperçoivent, c'est la base même de toute civilisation bien ordonnée qui se retrouve mise en cause. L'homme et son libre arbitre, voilà qui n'est plus rien, puisque de toutes façons, tout est joué au départ. Un seul coupable : la société. C'est-à-dire tout et rien, un concept, une vue de l'esprit malléable à souhait pourvu qu'elle serve de mauvais desseins. C'est vous, c'est l'autre, c'est tout le monde, et surtout personne.
Car la vraie violence est là, non point quand les corps sont écartelés, et les chairs déchirées, elle se trouve immanquablement à l'endroit où les valeurs sont sciemment renversées. Le sang qui coule n'est rien, il est le même chez le bon et chez le mauvais. Tuez un homme gratuitement, et vous serez condamné, tuez-en un autre qui vient d'assassiner une vieille dame, vous serez traité en héros. Du moins peut-on le souhaiter. Violence égale, souffrance similaire, il n'y a que les références morales qui font la différence. La vraie violence est celle des esprits.
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C'est ce que résumait l'acteur-réalisateur Clint Eastwood dans son film *Magnum force :* « *Il n'y a aucun mal à tirer, tout dépend de la personne sur laquelle on tire.* »
C'est encore au même amalgame que se livre le cinéaste Stanley Kubrick dans le célèbre *Orange mécanique.* Trois loubards qui ne tuent que pour le plaisir, qui jouissent de la souffrance d'autrui. Après leur arrestation, ils sont soumis à un traitement de choc censé leur faire sentir toute l'ignominie de leurs méfaits, la méthode thérapeutique se révélant bientôt plus cruelle que les exactions précédemment commises. C'est sur ce point que s'appuie la « démonstration » de Kubrick. En signant un manifeste anti-violent, en rejetant dos à dos violence légitime et illégitime, il laisse la porte ouverte à tous les débordements, et couvre par avance vols et crimes, puisque ceux-ci ne sont rien en comparaison de la violence qu'exerce la société. Meurtrière devant l'éternel avec, en filigrane, les juges, les curés et les militaires, salauds patentés, accusés permanents d'un tribunal populaire imaginaire, n'obéissant qu'au seul bon vouloir de jurés fantoches investis par les bonnes grâces du box-office.
Comme dans toute mutation sociologique, le phénomène de mode n'est jamais loin derrière. Ce qui explique que de nombreux réalisateurs aient pris le train en marche, et ne dédaignent pas de masquer leur manque de talent à grands coups de seaux d'hémoglobine. Et le public ne tardant pas à se lasser, il en faut toujours plus, l'accoutumance aidant. Certains ont joué le rôle de précurseurs, à leur façon et à leur niveau. Les autres ne font que nous retransmettre le reflet de notre monde, en interprètes plus ou moins fidèles. Ces derniers ne violentent que les corps. Les premiers visent l'esprit, mêlant à plaisir le vice et la vertu, pour n'en faire qu'une bouillie grise et délétère.
Et ce n'est plus seulement la sensibilité qui est atteinte, ce sont aussi les âmes.
Nicolas Gauthier.
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### Un « fait de société » La recrudescence des viols
par Rémi Fontaine
LA LITANIE qui va suivre est horrible. Mais il faut la lire pour mesurer l'état actuel des mœurs. Elle émane d'un lot de dépêches prises au hasard au fil des jours. En vrac. Depuis l'affaire Céline, cette petite fille de sept ans, violée et tuée par deux marginaux consommateurs de drogue, dans les Alpes de Haute Provence, l'été dernier, jusqu'à la découverte du corps calciné de la petite Delphine, dix ans, disparue mystérieusement de son camp de Jeannettes en Normandie.
A Évian, une petite fille de neuf ans, Sandrine, est violée et à moitié étranglée dans les sous-sols d'un HLM par un jeune homme de 24 ans.
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A l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, c'est une jeune Américaine de 20 ans qui est retrouvée violée et étranglée dans un ascenseur.
A Rouen, une femme de 36 ans est battue et violentée par deux hommes alors qu'elle revenait chez elle vers 23 heures, traversant un petit parc qui entoure les bâtiments d'une administration.
Dans le centre de Lyon, vers une heure du matin, un jeune Maghrébin, embusqué dans une entrée d'immeuble, attaque une jeune fille et tente d'abuser d'elle sous la menace d'un couteau. Le malfaiteur est soupçonné d'avoir commis huit viols ou tentatives de viols depuis trois mois dans la ville.
A Missillac (Loire-Atlantique), une fillette de 14 ans est victime pendant deux mois de viols collectifs par une dizaine de jeunes désœuvrés. Terrorisée par les menaces de mort, la petite fille n'a pas osé se confier à sa mère.
A Vaux-en-Velin (Rhône), une jeune femme de 20 ans se jette du quatrième étage pour échapper à Nordine Saad qui avait entrepris de la violer.
A Rouen, un ressortissant marocain, Abdelaziz Ben Chikhi agresse sexuellement une jeune femme de 26 ans.
Au métro Fort d'Aubervilliers, une jeune femme est abordée par un homme d'origine algérienne qui, sous la menace d'un couteau, l'entraîne dans son appartement afin de la violer.
A Marieux (Somme), une fillette de 4 ans est victime des abus sexuels de son père, sa mère et son oncle, lesquels faisaient participer l'enfant à leurs ébats.
A la fête des Loges à Saint-Germain-en-Laye, les forains découvrent dans une caravane la victime d'un viol collectif commis par trois complices originaires du Calvados, âgés de 29, 31 et 34 ans.
Au Blanc (Indre), un père de famille de 9 enfants violait depuis une douzaine d'années ses quatre filles âgées de 13 à 25 ans. La mère était au courant, les concubins des trois filles aînées également ainsi que le voisinage, mais tout le monde s'était tu jusqu'à présent.
Céline, Sandrine, Delphine, Ludivine... Depuis le début 1988, une dizaine d'enfants au moins ont ainsi été torturés, violés, massacrés. Plus de 5.000 délits sexuels auraient été enregistrés en France dont plus de 3.000 viols.
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Le premier semestre marquait déjà une hausse inquiétante de 20 % par rapport au premier semestre de 1987. Laquelle année avait inscrit 3.196 viols avec une augmentation de près de 9 % sur 1986 et de plus du double sur 1976 (1.489). Des chiffres d'autant plus accablants qu'on sait pertinemment que ces statistiques sont bien en deçà de la réalité : on estime qu'un viol sur dix seulement est déclaré !
Nous avons en outre limité cette série -- loin d'être exhaustive -- aux seules affaires de viol sur une période de quelques semaines seulement. Mais nous aurions pu l'allonger à volonté avec les attentats de toutes sortes dont la recrudescence est affligeante : hold-up, rackets, cambriolages, règlements de compte, enlèvements, affaires de drogue, vieilles dames assassinées... Une escalade quotidienne. Le passage de l'exceptionnel à l'habituel. Comment expliquer cette recrudescence ?
Par le laxisme judiciaire d'abord qui permet les récidives et révolte de plus en plus les familles des victimes. Fait significatif : deux des trois violeurs de la fête des Loges ont préféré se réfugier dans la brigade départementale de surveillance de nuit du commissariat de Saint-Germain-en-Laye, car ils étaient poursuivis par une dizaine de forains décidés à venger la victime !
Autre exemple : le père de Sandrine (9 ans), qui retient en otage pendant une heure le personnel d'une agence du Crédit Agricole d'Évian qu'il voulait échanger contre le violeur de sa fille, écroué à la maison d'arrêt de Bonneville. « *Je ne veux pas que la société ait à le nourrir pendant des années* »*,* a-t-il expliqué lors d'une conversation avec le commissaire de la ville qui le maîtrisera. L'arme avec laquelle il menaçait ses otages n'était pas chargée. Il sera néanmoins poursuivi « *pour menaces, violences et voies de fait avec préméditation et avec arme sur un agent de la force publique* »*...* Combien différemment d'actes de légitime défense qui se sont judiciairement retournés contre leurs auteurs ?
Dernier exemple : la manifestation organisée autour du père de Céline pour demander la peine de mort contre les assassins et violeurs de sa fille. Combien de malfrats libérés qui bénéficient de larges circonstances atténuantes pour des victimes ou des familles meurtries à vie ?
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L'Association « Légitime-Défense » a récemment sommé le garde des sceaux de « *mettre de côté la philosophie badintérienne qui permet un véritable holocauste de nos gosses mineurs et de donner l'ordre au Parquet de faire appliquer la loi* (*...*) *qui prévoit 30 années de peine incompressible en remplacement de la peine capitale abolie par des lâches et des irresponsables* »*.*
Mais c'est aussi la prétendue libération sexuelle qu'il faudrait « mettre de côté » telle qu'elle a été répandue partout par la pornographie sur les écrans et les affiches, dans les livres et les magazines pour mieux se banaliser dans les mœurs et les tenues. Le laxisme moral est aussi responsable de cette infection généralisée et précède ou accompagne le laxisme judiciaire. Le tout étant une affaire politique. Assurément il y a toujours eu des viols. Mais il y en avait infiniment moins quand ce qu'on appelait autrefois l'attentat à la pudeur était condamné par la civilisation, au lieu qu'on le voit maintenant se banaliser par le laxisme des pouvoirs temporels et même s' « institutionnaliser » par des lois décadentes prétendues de liberté. Cela devient alors un attentat aux bonnes mœurs jusqu'à un véritable génocide moral. Une incitation publique à la luxure.
« *L'époque est à la permissivité, la mode est à la violence sexuelle,* expliquait Henri Giraud (psychiatre) dans *Le Figaro* du 2 août 1988. *En matière sexuelle, les limites de l'interdit ont été repoussées très loin, la réprobation sociale n'existe pratiquement plus. Pour des êtres fragiles ou perturbés, cela peut passer pour un encouragement à faire n'importe quoi.* »
Le devoir politique s'imposait jadis aux gouvernements, aux institutions de réfréner la luxure. Ils pouvaient au moins salutairement l'obliger à se dissimuler au lieu de la favoriser. C'est aujourd'hui exactement le contraire qui se produit. Après avoir libéré la pornographie et démocratisé l'avortement, l'État entreprend la propagande tous azimuts pour la contraception artificielle et la pilule avorteuse. Sous prétexte d'information sexuelle, ou de prévention du Sida, il laisse distribuer dans les écoles publiques des brochures et des manuels qui favorisent tous les péchés de luxure, solitaires ou collectifs, homo ou hétérosexuels...
L'État socialiste officialise même la morale invertie d'un Jean-Paul Aron. Michel Rocard, après Jack Lang, a rendu hommage au « *courage* » et à la « *lucidité* » de ce philosophe mort du Sida à cause de son homosexualité avouée (en même temps que sa maladie).
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« *La lâcheté,* commentait Guy Rouvrais dans Présent du 24 août, *ce serait donc de se taire quand on en est atteint et de ne pas avouer publiquement son inversion sexuelle. On s'achemine vers l'obligation* « *morale* » *de revendiquer, d'exalter, de donner en exemple son homosexualité. On n'a plus le droit d'avoir honte de ce qui est, objectivement, une pratique honteuse...* »
Le « courage » de Aron fut, on le sait peut-être, de semer (sans doute) la mort sans remords comme il l'a reconnu dans *Le Nouvel Observateur :* « *Il a fallu un certain temps pour que je prenne des précautions dans l'acte sexuel* (*...*) *j'avoue que je n'éprouve pas de remords rétrospectifs à l'idée que j'aie pu contaminer avant de savoir que j'étais porteur du virus...* » Sa « lucidité »* ?* « *Mythiquement, magiquement, je me croyais à l'abri* (*...*)*. Je ne voulais pas admettre que j'étais menacé par le Sida et que je menaçais les autres.* »
Cette logique de l'égoïsme jouisseur et fier de l'être, donné en exemple par le premier ministre, ne va certes pas contre la logique identique des violeurs : -- *Pas vu pas pris !*
Nul ne dira assez par ailleurs les méfaits de cet attentat à la pudeur généralisé par les media avec la permission des pouvoirs publics. Les émissions pornographiques diffusées à des heures de grande écoute. La débauche des images. La licence pornographique dont les effets sont incalculables sur des esprits faibles.
Nous lisons cette dépêche terrible : « Trois écoliers âgés de 10, 11 et 12 ans ont été arrêtés à Miami (Floride) sous l'accusation d'avoir violé d'autres garçons dans les toilettes de leur école, comme ils l'avaient vu faire dans des films diffusés par des chaînes de télévision câblées, a indiqué la police. Les trois enfants, qui sont plus forts et paraissent plus âgés que leurs camarades, se sont rendus coupables de six à neuf viols, pendant les heures de classe, entre janvier et avril dernier. Ils ont indiqué qu'ils regardaient des films pornographiques tard le soir sur des chaînes câblées. »
L'Évangile maudit ceux qui commettent le crime de scandaliser les petits enfants : il eût mieux valu pour eux qu'on leur attachât au cou une meule de moulin et qu'on les immergeât au plus profond de la mer (Saint Matthieu, chap. XVIII). Lorsque ce crime devient public, commis, incité ou permis par l'autorité civile, que dire alors de cet État ?
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Toutes les civilisations qui ont expiré ont péri en pourrissant dans la luxure. « *Ce pourrissement dans la luxure qui toujours accompagne et accélère la fin des civilisations, des sociétés, des nations, ne peut être considéré comme un phénomène marginal ni par l'autorité politique ni par l'autorité religieuse* »*,* écrit Jean Madiran. Le déferlement actuel de la violence sexuelle est un avertissement qui sonne comme le tocsin de notre société décadente. Y aura-t-il suffisamment de « justes » pour éviter le glas ?
Rémi Fontaine.
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## TEXTE
### Le massacre des innocents
par Louis Veuillot
ON OUBLIE TROP FACILEMENT que des centaines de milliers d'enfants français sont tués chaque année dans le sein maternel, depuis la loi signée en 1974 par M. Chirac, M. Lecanuet et Mme Veil, loi dont les méfaits ont été encore aggravés par Mme Roudy, ministre de M. Mauroy sous la présidence de M. Mitterrand. Seul le Front national ose rappeler aux Français que « dans les fours des hôpitaux sont brûlés chaque jour les corps de centaines d'enfants arrachés vivants au sein de leur mère en vertu des lois Veil et Roudy » (communiqué du Bureau politique, 12 septembre 1988).
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L'accueil généreux de l'enfant, le respect des familles nombreuses sont choses rares, et le progrès dans le domaine des mœurs n'est pas continu comme dans celui de la science. En France, après un siècle et demi d'inertie, le gouvernement de Vichy avait enfin œuvré dans le bon sens ; la IV^e^ République avait suivi, mais les premiers présidents de la Cinquième laissèrent à nouveau se détériorer le revenu des familles, et le troisième a fait voter une loi de mort.
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Aujourd'hui, un ministre, M. Jospin, s'acharne à vouloir supprimer une mesure encore en vigueur depuis le Maréchal, la réduction des tarifs de pension et demi-pension scolaires pour les familles nombreuses (selon *Le Canard enchaîné* du 5 octobre 1988).
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Aussi ces pages de Louis Veuillot, parues dans *Les Odeurs de Paris* (1866), contiennent-elles de grandes et terribles leçons toujours actuelles. On ne tue plus les enfants en les livrant à des nourrices peu scrupuleuses. On les tue plus scientifiquement, plus rapidement. Ce n'est plus avec la population prussienne que le déséquilibre démographique risque de conduire à une catastrophe (que Veuillot, souvent prophète ([^3]), annonçait ici avec seulement quatre ans d'avance). C'est aujourd'hui toute l'Europe qui crève de n'être plus chrétienne. -- A.M.
**« Il y aura toujours assez d'enfants »**
Il y a un docteur Le Bon ([^4]) qui ne me semble pas du tout méchant homme.
(...)
Le dieu Progrès, dieu du docteur Le Bon, -- force est bien d'avoir un bout de dieu ! -- joue parfois au pauvre monde des tours déconcertants. Il a des inventions qui menacent de ne pas réussir du tout. En France, par exemple, -- en France où ce diable de dieu possède tant d'autels entourés de tant de prêtres occupés sans relâche de procurer le bien de chacun et la puissance générale, -- la population ne progresse pas ; nous n'acquérons pas le nombre, ni peut-être la puissance !
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On fait pourtant ce qu'il faut. La France réalise un progrès par jour, un progrès par heure... Mais c'est la Prusse qui fabrique les hommes et qui gagne du terrain.
Le progrès de l'amusement, le progrès de la locomotion, mille autres progrès qui s'engrènent et qui tiennent à mille autres, ont amené des choses étranges. Ces jours derniers, le docteur Le Bon, d'après un autre docteur, écrivait ceci, en lettres italiques :
« *Je doute qu'en Chine, où l'on tue tout tranquillement les petits enfants qui sont en trop grand nombre, le massacre des enfants nouveau-nés puisse jamais être aussi complet que l'est, dans certaines communes de notre France civilisée, le massacre des enfants trouvés ou celui des nourrissons.* »
Un autre docteur avait dénoncé le mal en 1846, le trouvant dès lors si criant qu'il jugeait « impossible qu'on tardât encore d'y porter remède ». Mais il a fallu vaquer sans doute à d'autres soins, et le docteur Le Bon calcule que, « depuis cette époque, *trois cent mille* nourrissons ont succombé *aux environs de Paris seulement* »*.* Il ajoute : « Plus de victimes que n'en font la guerre, le choléra et tous les fléaux réunis. »
Voilà un progrès !
Notez que la cause de cette mortalité était parfaitement connue, il y a plus de vingt ans. Ce sont les nourrices qui font cela, et un peu les pères et mères qui trouvent de la commodité à prendre ces sortes de nourrices. La plupart du temps, parents et nourrices s'inquiètent peu que le nourrisson meure. Quelquefois on s'en arrange.
C'EST FAIT EXPRÈS !
(...)
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Remarquez-vous, docteur Le Bon, la quantité de personnages civilisés qui vivent plus ou moins de ces pauvres petits cadavres ? Les gens tenant bureaux de nourrices, -- les médecins diplômés et patentés qui certifient le lait des nourrices, -- les meneurs de nourrices, -- Mesdames et Mesdemoiselles les nourrices et leurs parents, -- le village dont elles font la richesse, -- un peu M. le maire qui laisse tuer les nourrissons pour entretenir la popularité qui le portera au conseil d'arrondissement d'où l'on a déjà perspective sur la croix d'honneur, -- un peu aussi les parents qui font des frais de nourrice en vue de s'épargner des frais d'école...
Et le fonctionnaire « d'un ordre élevé », qui disait : *Il y aura toujours assez d'enfants !* n'obéissait-il pas à des pensées de surélévation ? J'ai été sous-chef (très indigne) d'un bureau du ministère de l'Intérieur ([^5]), et, quoique peu attentif, j'observais que l'Administration, en ce temps-là, penchait fort à s'alléger du poids importun des enfants publics, non quant à la production, mais quant à la dépense. On prenait des mesures très ingénieuses pour rendre l'abord du *Tour* ([^6]) plus difficile, pour mettre l'élevage à meilleur marché : et je vous réponds, docteur, qu'il ne manquait pas d'administrateurs qui donnaient au diable les idées de saint Vincent de Paul ; et qu'il a été écrit des circulaires aux préfets plus supprimantes que le décret du roi Hérode ; et que le fonctionnaire d'un ordre élevé sous lequel se serait réalisée une diminution persévérante dans le nombre des enfants trouvés *à entretenir,* aurait eu de fortes chances d'être promu à un ordre encore plus élevé.
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Je trouve là un peu d'anthropophagie.
Je trouve que ces bureaux de nourrices, si favorables à la dépopulation de la France, sont un autre fusil à aiguille dont le dieu Progrès a fait présent à la Prusse.
Le genre humain est doué\
d'une sorte de goût à tuer les enfants
Une réflexion me traverse l'esprit : -- Docteur Le Bon, docteur Le Bon ! vous qui êtes un homme d'étude, vous savez que le genre humain est doué d'une sorte de goût à tuer les enfants. Ce phénomène s'observe sous toutes les latitudes, dans toutes les civilisations et dans toutes les barbaries. Pour une raison, pour une autre, pour conserver la vigueur de l'espèce, pour honorer les dieux, pour engraisser les manitous, pour remplacer le droit d'aînesse, pour épargner les frais et les fatigues de l'éducation, à Athènes, à Sparte, à Carthage, à Rome, à Pékin, à Otahiti, à Londres, à Paris et dans les environs, on tue les enfants, ou on les empêche de naître. Il n'y a guère que le christianisme qui combatte efficacement cette singulière coutume, et là où le christianisme baisse, la coutume vaincue par lui reprend son meurtrier empire... Alors, comment le monde a-t-il fait pour durer des millions d'années ? et quand il n'y aura plus de christianisme, comment le progrès fera-t-il pour conserver des hommes ?
(...)
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M. Brochard voudrait supprimer les bureaux particuliers et établir « une direction administrative des nourrices, comme il existe une administration des tabacs ». Mais le docteur Le Bon repousse encore ce procédé, et le trouve ennuyeux et humiliant :
« *Nous est-il impossible de faire un pas sans avoir recours aux administrations ? Tâchons donc d'*imiter les autres peuples, *et apprenons à nous conduire nous-mêmes.* »
(...)
Très bien, docteur ! J'essuie une larme, mais je fais une observation.
Le progrès nous mène au régime absolu des administrations, qui est tout simplement le communisme. Quand les exigences de la mode sont plus fortes que le sentiment maternel, on tombe nécessairement sous la conduite des bureaux, comme on tombe nécessairement sous la direction de la police, quand le vin est plus fort que la raison : c'est pourquoi le plan du docteur Brochard a plus de chances d'être adopté que le vôtre, -- si l'on adopte un plan.
(...)
Et tout cela ne forme pas un tempérament. Voyez-vous, docteur Le Bon, à faire tant que de « tâcher d'imiter les autres peuples », je vous demande mille fois pardon, mais vous me persuadez que le plus simple et le plus sûr serait encore d'imiter les peuples qui ont cru en Jésus-Christ.
Ces peuples ont su et ont cru que l'enfant est non seulement digne d'amour, mais digne de respect ; qu'il est l'espoir de la patrie, l'espoir de l'Église, l'espoir même du ciel ; que lorsqu'il a besoin de lait et de pain, il ne faut pas lui donner des pierres ; que Dieu redemandera son sang quand même la loi humaine n'exigerait pas qu'on lui en rendît compte, ou serait trompée ou voudrait l'être ; que si celui-là qui scandalise un enfant serait plus heureux d'être jeté dans la mer, une pierre au cou, à plus forte raison sera plus terriblement puni celui qui le tue et celui qui le laisse tuer...
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Et cette croyance seule, docteur Le Bon, saura mettre assez d'amour dans le cœur des mères, et assez de lait dans le sein des nourrices.
Louis Veuillot.
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## CHRONIQUES
### L'Église romaine face à la Révolution
par Jacques Ploncard d'Assac
EN 1859 PARUT UN LIVRE D'UNE IMPORTANCE CAPITALE : *L'Église romaine en face de la Révolution*. L'auteur n'était pas un inconnu, mais un historien catholique et légitimiste de grand renom : Jacques Crétineau-Joly. Il était né à Fontenay (Vendée) en 1803 et il mourut à Paris, le 1^er^ janvier 1875. Il avait été élève du séminaire de Saint-Sulpice, mais, renonçant à la prêtrise, il se consacra à l'enseignement. Professeur de philosophie à 19 ans, il voyage en Italie et en Allemagne, fait des vers comme tous les jeunes gens de son temps, mais est bientôt attiré par la politique. Il vient de vivre la Révolution de 1830, à vingt-sept ans, et ce bouleversement l'impressionna si fort qu'il se lança hardiment ans le journalisme de combat. Il fonda un journal : *le Vendéen,* dans les colonnes duquel il défendit la monarchie légitime et attaqua avec virulence les Orléans dont il ne devait cesser de dénoncer la politique néfaste.
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En 1834, il devint rédacteur en chef de l'*Hermine* de Nantes, puis on le trouve directeur de la *Gazette du Dauphiné,* de l'*Europe monarchique.* Il collabore à diverses revues catholiques, mais c'est surtout son œuvre historique qui restera de lui. Témoin lucide de ce tournant du XIX^e^ siècle vers le libéralisme politique et religieux, il ne cesse d'en rechercher les causes pour en mieux expliquer les effets. Il publia plusieurs ouvrages sur la guerre de Vendée, dont une *Histoire de la Vendée militaire* en 4 volumes. Très lié avec les Jésuites, il devint leur historien avec son *Histoire religieuse et politique de la Compagnie de Jésus* dont les archives s'ouvrent à l'infatigable chercheur. En 1850, il publie une remarquable *Histoire du Sonderbund* dans laquelle il montre le rôle des sociétés secrètes dans les révolutions du siècle. Enfin, les archives du Vatican s'ouvrent devant lui et lui permettent d'écrire son œuvre capitale : *L'Église romaine en face de la Révolution,* en 1859. Il publiera encore *l'Histoire de Louis-Philippe d'Orléans et de l'orléanisme* que l'on vient de rééditer à la Librairie française et les *Mémoires du cardinal Consalvi.*
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Comme tous les véritables historiens, Crétineau-Joly cherche ce qui se dissimule derrière la façade de l'histoire conformiste. C'est pourquoi il dérange et les orléanistes et les francs-maçons. Ils l'accusent d'affabuler. Mais le pape Pie IX prend en quelque sorte la responsabilité des documents dont s'est servi Crétineau-Joly dans son *Histoire de l'Église romaine en face de la Révolution.* Il le fait dans un Bref « donné à Rome, près Saint-Pierre, le 25^e^ jour de février 1861, de Notre Pontificat la XIV^e^ année ».
« Cher Fils, écrit le pape, salut et bénédiction Apostoliques. Vous avez acquis des droits particuliers à notre reconnaissance, lorsqu'il il y a deux ans vous avez formé le projet de composer un ouvrage naguère achevé et de nouveau livré à l'impression, pour montrer *par des documents* cette Église Romaine toujours en butte à l'envie et à la haine des méchants, et au milieu des révolutions politiques de notre siècle toujours triomphante. Aussi est-ce avec bonheur que nous avons reçu les exemplaires dont vous Nous avez fait hommage, et de cette très affectueuse attention Nous vous rendons de justes actions de grâces.
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Du reste, les temps qui ont suivi, temps, hélas ! si tristes et si cruels, si funestes à ce siège de Pierre et à l'Église, ne peuvent troubler notre âme, puisque c'est la cause de Dieu que nous défendons, cause pour laquelle nos prédécesseurs souffrirent la prison et l'exil, Nous laissant ainsi un bel exemple à suivre. Supplions donc le Seigneur tout puissant de Nous fortifier de sa vertu et d'exaucer les prières que l'Église, pour dissiper cette affreuse tempête, adresse partout d'un seul cœur. Nous vous confirmons *Notre amour tout particulier,* par la bénédiction apostolique, gage de toute grâce céleste qu'à vous, cher fils, et à toute votre famille, Nous accordons tendrement dans l'affectueuse effusion de Notre cœur paternel. »
Dans le romantique style de l'époque, le pape Pie IX dit beaucoup de choses. D'abord, il souligne qu'il s'agit d'un ouvrage basé *sur des documents.* C'est une façon de dire qu'il ne s'agit pas là de supputations de l'auteur, mais d'une œuvre historique, basée sur des documents, et l'on peut avancer, sans crainte de se tromper, que beaucoup de ceux-ci venaient du Vatican même.
Crétineau-Joly a été en quelque sorte le porte-plume de Pie IX pour faire connaître certaines choses avec plus de liberté que ne pouvait le faire le pontife ; d'où cette assurance de l'amour « tout particulier » que Pie IX porte à l'auteur.
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Ceci n'était pas inutile à souligner avant d'aborder un document particulièrement grave dont Crétineau-Joly fait état avec l'accord évident du pape. Il s'agit de ce qu'il appelle « une instruction permanente, code et guide des initiés les plus avancés » de la Haute Vente maçonnique. « Cette instruction, écrit Crétineau-Joly, la voici traduite de l'italien dans son effrayante crudité. »
Ces « Moïses des Ténèbres », comme il appelle joliment les Grands Initiés de la Haute Vente maçonnique des Carbonari « règnent dans l'ombre ».
De quand date l'Instruction secrète ?
« Cet écrit, écrit Crétineau-Joly, dans une note du tome II, p. 77, est daté de l'année 1819. »
Voyons l'essentiel :
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« Notre but final est celui de Voltaire et de la Révolution française, l'anéantissement à tout jamais du catholicisme et même de l'idée chrétienne. »
« (...) Le pape, quel qu'il soit, ne viendra jamais aux sociétés secrètes ; c'est aux sociétés secrètes à faire le premier pas vers l'Église, dans le but de les vaincre tous deux. »
« Ce travail que nous allons entreprendre n'est l'œuvre ni d'un jour, ni d'un mois, ni d'un an ; il peut durer plusieurs années, *un siècle peut-être* (...) Ce que nous devons demander, ce que nous devons chercher et attendre, comme les juifs attendent le Messie, c'est *un pape selon nos besoins.* (...) Il y a peu de chose à faire avec les vieux cardinaux ou avec les prélats dont le caractère est bien décidé. Il faut les laisser incorrigibles à l'école de Consalvi, et puiser dans nos entrepôts de popularité ou d'impopularité les armes qui rendront utile ou ridicule le pouvoir entre leurs mains. Un mot qu'on invente habilement et qu'on a l'art de répandre dans certaines honnêtes familles choisies, pour que de là il descende dans les cafés et des cafés dans la rue, un mot peut quelquefois tuer un homme. Si un prélat arrive de Rome pour exercer quelque fonction au fond des provinces (à cette époque, rappelons-le, les États Pontificaux existaient encore), connaissez aussitôt son caractère, ses antécédents, ses qualités, ses défauts surtout. Est-il d'avance un ennemi déclaré ? (...) Enveloppez-le de tous les pièges que vous pourrez tendre sous ses pas ; créez-lui une de ces réputations qui effrayent les petits enfants et les vieilles femmes (...) Écrasez l'ennemi quel qu'il soit ; écrasez le puissant à force de médisances ou de calomnies. » (...)
« C'est à la jeunesse qu'il faut aller ; c'est elle qu'il faut séduire, elle que nous devons entraîner, sans qu'elle s'en doute, sous le drapeau des sociétés secrètes. Pour avancer à pas comptés mais sûrs dans cette voie périlleuse, deux choses sont nécessaires de toute nécessité. Vous devez avoir l'air d'être simples comme des colombes, mais vous serez prudents comme le serpent. Vos pères, vos enfants, vos femmes elles-mêmes, doivent toujours ignorer le secret que vous portez dans votre sein et s'il vous plaisait, pour mieux tromper l'œil inquisitorial, d'aller souvent à confesse, vous êtes comme de droit autorisés à garder le plus absolu silence sur ces choses (...) »
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« Or donc, pour nous assurer un pape dans les proportions exigées, il s'agit d'abord de lui façonner, à ce pape, une génération digne du règne que nous rêvons (...) une fois votre réputation établie dans les collèges, dans les gymnases, dans les universités *et dans les séminaires,* une fois que vous aurez capté la confiance des professeurs et des étudiants, faites que ceux qui principalement s'engagent dans la milice cléricale aiment à rechercher vos entretiens (...) Offrez-leur d'abord, mais toujours en secret, des livres inoffensifs (...) puis peu à peu vous amènerez vos disciples au degré de cuisson voulu. Quand (...) ce travail de tous les jours aura répandu nos idées comme la lumière, alors vous pourrez apprécier la sagesse du conseil dont nous prenons l'initiative. »
C'est donc le jeune clergé qui est particulièrement visé. Pourquoi ? Parce que, « dans quelques années, ce jeune clergé aura, par la force des choses, envahi toutes les fonctions ; il gouvernera, il administrera, il jugera, il formera le conseil du souverain, il sera appelé à choisir le pontife qui devra régner, et ce pontife, comme la plupart de ses contemporains, sera nécessairement plus ou moins imbu des principes italiens et *humanitaires* que nous allons commencer *à mettre en circulation*. (...) Vous voulez établir le règne des élus sur le trône de la prostituée de Babylone : Que le clergé marche sous votre étendard en *croyant toujours marcher sous la bannière des Clefs apostoliques* (...) Tendez vos filets comme Simon Barjone ; tendez-les au fond des sacristies, des séminaires et des couvents (...) et si vous ne précipitez rien, nous vous promettons une pêche plus miraculeuse que la sienne. Le pêcheur de poissons devint pêcheur d'hommes ; vous, vous amènerez des amis autour de la chaire apostolique. Vous aurez prêché *une révolution en tiare et en chape,* marchant avec la croix et la bannière, une révolution qui n'aura besoin que d'être un tout petit peu aiguillonnée pour *mettre le feu aux quatre coins du monde* »*.*
« Que chaque acte de votre vie tende donc à la découverte de cette pierre philosophale. Les alchimistes du Moyen Age ont perdu leur temps et l'or de leurs dupes à la recherche de ce rêve ? Celui des sociétés secrètes s'accomplira par la plus simple des raisons : c'est qu'il est basé sur les passions de l'homme.
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Ne nous décourageons donc ni pour un échec, ni pour un revers, ni pour une défaite ; préparons nos armes dans le silence des Ventes ; dressons toutes nos batteries, flattons toutes les passions, les plus mauvaises comme les plus généreuses, et tout nous porte à croire que ce plan réussira un jour au-delà même de nos calculs les plus improbables. »
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Comment ce document est-il parvenu entre les mains du Saint-Siège ? Crétineau-Joly dit seulement (t. II, p. 79) : « Ce document (...) servit de base à un complot qu'il importe de dévoiler (...) Les chefs de ce complot cachèrent leurs noms et leurs titres de famille sous des sobriquets. Par respect pour de hautes convenances morales, nous ne voulons pas violer ce pseudonyme que protègent maintenant le repentir et la tombe. L'histoire sera peut-être un jour moins indulgente que l'Église ».
L'important aujourd'hui n'est pas de connaître les patronymes de ces initiés du début du XIX^e^ siècle, ce qui importe, c'est de vérifier si le complot imaginé par ces hauts initiés a donné des résultats. Que le complot ait été formé, il n'y a aucun doute. Le Bref de Pie IX le confirme clairement. Mais cela se passait dans les premières années du XIX^e^ siècle. C'est loin. La Révolution de 1789 aussi, et pourtant chacun admet que ce sont ses idées qui ont triomphé, que les « valeurs » de la République sont les siennes. Aussi, à chaque page des révélations de *l'Église romaine en face de la Révolution* nous aurons à nous demander si les « valeurs » des Initiés de 1816 ont progressé, selon le plan prévu, dans l'Église.
« Il existe, écrit Crétineau-Joly, une race d'insectes que les savants appellent termites. Ces termites rongent à l'intérieur les poutres d'une maison, et, avec un art admirable, ils savent laisser intacte la surface du bois ainsi rongé. Mais cette surface est si mince que le doigt de l'homme, en s'y appuyant, fait craquer la poutre. Ce procédé des termites est à l'usage de toutes les sociétés secrètes. »
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Le mécanisme des sociétés secrètes était connu de l'Église. Pie VII, dans sa bulle *Ecclesiam a Jesu Christo,* parle de leurs adeptes, qui « jurent qu'en aucun temps et en aucune circonstance ils ne révéleront quoi que ce soit qui puisse concerner la société à des hommes qui n'y seraient point admis, ou qu'ils ne s'entretiendront jamais avec ceux des derniers grades de choses relatives aux grades supérieurs ».
C'est le mécanisme classique de toutes les sectes maçonniques qui, non seulement sont secrètes dans leurs délibérations, mais sont, de fait, constituées de plusieurs échelons selon le degré d'initiation à l'objectif final.
Pie VII ajoutait : « Nous sommes aussi frappé de l'exemple de nos prédécesseurs d'heureuse mémoire, Clément XII et Benoît XIV, dont l'un, par sa Constitution *In eminenti,* du 28 avril 1738, et l'autre, par sa Constitution Providas, du 18 mai 1751, condamnèrent et prohibèrent la Société *dei Liberi Muratori* ou *Francs-Maçons.* » Pie VII comprend qu'il n'est pas en face d'un phénomène nouveau, mais d'un aspect nouveau d'un complot permanent contre la religion et la société.
Dans une lettre du 18 janvier 1822, un des chefs de la Haute Vente qui ne nous est connu, comme les autres dirigeants, que par son pseudonyme, mais dont Crétineau-Joly précise qu'il s'agit d'un juif (t. II, p. 103) nous relevons ces consignes :
« Ne craignez pas de glisser quelques-uns des nôtres » au sein des Confréries religieuses, « il n'y manque pas de récoltes à faire. Sous le prétexte le plus futile, mais jamais politique ou religieux, créez par vous-mêmes ou, mieux encore, faites créer par d'autres des associations ayant le commerce, l'industrie, les beaux-arts pour objet. Réunissez dans un lieu ou dans un autre, dans les sacristies mêmes ou dans les chapelles, vos tribus encore ignorantes ; mettez-les sous la houlette d'un prêtre vertueux, bien noté, mais crédule et facile à tromper ; infiltrez le venin dans les cœurs choisis, infiltrez-le à petites doses et comme par hasard ; puis, à la réflexion, vous serez étonnés vous-mêmes de votre succès. L'essentiel est d'isoler l'homme de sa famille, de lui en faire perdre les mœurs (...) Quand vous aurez insinué dans quelques âmes le dégoût de la famille et de la religion (l'un va presque toujours à la suite de l'autre), laissez tomber certains mots qui provoqueront le désir d'être affilié à la Loge la plus voisine. Cette vanité du citadin ou du bourgeois de s'inféoder à la franc-maçonnerie a quelque chose de si banal et de si universel, que je suis toujours en admiration devant la stupidité humaine.
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Je m'étonne de ne pas voir le monde entier frapper à la porte de tous les Vénérables, et demander à ces messieurs l'honneur d'être l'un des ouvriers choisis pour la reconstruction du Temple de Salomon. Le prestige de l'inconnu exerce sur les hommes une telle puissance, que l'on se prépare avec tremblement aux fantasmagoriques épreuves de l'initiation et du banquet fraternel ».
Le Juif Piccolo-Tigre est plein de mépris pour les francs-maçons vulgaires : « On dîne trop chez les T**.·.** C**.·.** et T**.·.** R.**.·.** F**.·.** de tous les Orients ; mais c'est un lieu de dépôt, une espèce de haras, un centre par lequel il faut passer avant d'arriver à nous. »
C'est dans les Loges qu'on s'empare « de la volonté, de l'intelligence et de la liberté de l'homme. On en dispose, on le tourne, on l'étudie. On devine ses penchants, ses affections et ses tendances ; quand il est mûr pour nous, on le dirige vers les sociétés secrètes, dont la franc-maçonnerie ne peut plus être que l'antichambre assez mal éclairée ».
Le Juif Piccolo-Tigre voit beaucoup plus loin :
« La révolution dans l'Église, c'est la révolution en permanence, c'est le renversement obligé des trônes et des dynasties (...) Ne conspirons que contre Rome (...) Une bonne haine bien froide, bien calculée, bien profonde, vaut mieux que tous les feux d'artifice et toutes ces déclarations de tribune. »
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Ce personnage de Piccolo-Tigre est un des plus pittoresques de l'histoire secrète. « Ce Juif dont l'activité est infatigable, écrit Crétineau-Joly, et qui ne cesse de courir le monde pour susciter des ennemis au Calvaire, joue à cette époque de 1822 un rôle dans le Carbonarisme. Il est tantôt à Paris, tantôt à Londres, quelquefois à Vienne, souvent à Berlin. Partout il laisse des traces de son passage, partout il affilie aux sociétés secrètes, et même de la Haute Vente, des zèles sur lesquels l'impiété peut compter. Aux yeux du gouvernement et de la police, c'est un marchand d'or et d'argent, un de ces banquiers cosmopolites, ne vivant que d'affaires et s'occupant exclusivement de son commerce. Vu de près, étudié à la lumière de sa correspondance, cet homme sera l'un des agents les plus habiles de la destruction préparée.
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C'est le lien invisible réunissant dans la même communauté de trames toutes les corruptions secondaires qui travaillent au renversement de l'Église. »
Combien de Piccolo-Tigre d'aujourd'hui parcourent le monde ?
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C'est évidemment par la police pontificale que l'on connaît tous ces détails. Le cardinal Bernetti, dont Crétineau-Joly dit qu'il « croyait que c'était faire quelque chose de grand que de coopérer à une petite partie d'une grande chose », fut le bras droit du cardinal Consalvi, le secrétaire d'État de Léon XII « Investi d'un pouvoir presque discrétionnaire », Bernetti « surprend les conspirateurs dans leurs Ventes (...), il intercepte leurs correspondances, ces confessions involontaires dont il est impossible de changer la date ou d'altérer les termes. Il leur fait à Rome, dans les légations, et même au-delà du Patrimoine de l'Église, une guerre de tous les instants ».
C'est alors que les conjurés mettent en avant un de leurs plus redoutables agents que nous connaissons sous son pseudonyme de Nubius. Il a trente ans et dispose de beaucoup d'argent. Voyons sa correspondance avec les affiliés : le 3 avril 1824, il écrit à « Volpe » :
« On a chargé nos épaules d'un lourd fardeau, cher Volpe. Nous devons faire l'éducation immorale de l'Église, et arriver, par de petits moyens, bien gradués quoique assez mal définis, au triomphe de l'idée révolutionnaire par un pape (...) Il y a une certaine partie du clergé qui mord à l'hameçon de nos doctrines avec une vivacité merveilleuse (...) La terre fermente, le germe se développe, mais la moisson est bien éloignée encore. »
A Klauss, un affilié juif prussien, il confie : « Nous ne comptons pas les prêtres gagnés, les jeunes religieux séduits, nous ne le pouvons pas, et je ne le voudrais pas ; mais il y a des indices qui ne trompent guère les yeux exercés, et on sent, de loin, de très loin, le mouvement qui commence. » Mais il faut de l'argent pour corrompre, pour « travailler, comme il dit, à la future confection d'un pape », et il demande de l'argent, beaucoup d'argent. « C'est la meilleure artillerie pour battre en brèche le siège de Pierre. »
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« La lettre de change tirée sur la haine judaïque de Klauss à l'égard de Rome, écrit Crétineau-Joly, s'adresse presque dans les mêmes termes aux Juifs de Silésie, du Portugal et à ceux de Hongrie. Nubius fait entretenir par le Petit Tigre avec les trafiquants d'or une correspondance qui fut bientôt aussi productive pour les chrétiens qu'onéreuse pour les enfants de Jacob. »
En 1829, nous voyons Pie VIII, dans sa Lettre encyclique du 24 mai, mettre en garde le clergé, et la rédaction de cette encyclique est à méditer :
« Après avoir veillé à l'intégrité des saintes lettres, écrit Pie VIII, il est encore de notre devoir, Vénérables Frères, de tourner nos soins vers ces sociétés secrètes d'hommes factieux, ennemis déclarés du Ciel et des princes, qui s'appliquent à désoler l'Église, à perdre les États, à troubler tout l'univers », et Pie VIII de rappeler que ses prédécesseurs, Clément XII, Benoît XIV et Léon XII « frappèrent successivement d'anathème ces sociétés secrètes, quel que fût leur nom ».
La Haute Vente s'inquiète. Felice, un de ses dirigeants, écrit d'Ancône, le 11 juin 1829 : « Il faut enrayer momentanément et accorder aux soupçons du vieux Castiglioni (Pie VIII) le temps de se calmer. J'ignore si quelque indiscrétion a été commise, et si, malgré toutes nos précautions, quelques-unes de nos lettres ne sont point tombées entre les mains du cardinal Alboni (...) Nous ne sommes pas habitués ici à voir le pape s'exprimer avec une pareille résolution. Le langage n'est pas dans les usages des palais apostoliques ; pour qu'il ait été employé dans cette circonstance solennelle, il faut que Pie VIII se soit procuré quelques preuves du complot. »
Il en va des sociétés secrètes comme de toute société humaine : les divisions, l'envie, l'intérêt, la trahison les menacent. Nous en avons un exemple frappant dans une lettre de Nubius à un personnage connu dans la Haute Vente sous le nom de Beppo :
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« Vous savez, lui mande-t-il, le 7 avril 1837, que Mazzini s'est jugé digne de coopérer avec nous à l'œuvre la plus grandiose de nos jours. La Vente suprême n'en a pas décidé ainsi. Mazzini a trop les allures d'un conspirateur de mélodrame pour convenir au rôle obscur que nous nous résignons à jouer jusqu'au triomphe. Mazzini aime à parler de beaucoup de choses, de lui surtout. Il ne cesse d'écrire qu'il renverse les trônes et les autels, qu'il féconde les peuples, qu'il est le prophète de l'humanitarisme, etc., etc., (...) Mazzini est un demi-dieu pour les sots (...) C'est le bourgeois gentilhomme des sociétés secrètes (...) Qu'il pérore ou qu'il écrive ; qu'il fabrique tout à son aise avec de vieux débris d'insurrection ou avec son général Ramorino de jeunes Italies, de jeunes Allemagnes, de jeunes Frances, de jeunes Polognes, de jeunes Suisses, etc. Si cela peut servir d'élément à son insatiable orgueil, nous ne nous y opposons pas ; mais faites-lui entendre tout en ménageant les termes selon vos convenances, que l'association dont il a parlé n'existe plus, si elle a jamais existé ; que vous ne la connaissez pas, et que cependant vous devez lui déclarer que, si elle existait, il aurait à coup sûr pris le plus mauvais chemin pour y entrer. Le cas de son existence admis, cette Vente est évidemment au-dessus de toutes les autres ; c'est le Saint Jean de Latran, *caput et mater omnium ecclesiarum*. On y a appelé les élus qu'on a seuls regardés dignes d'y être introduits. »
On a ici un bon exemple de la superposition des sociétés secrètes qui permet de garder le secret, de dissimuler l'objectif final. Tous les affiliés ne sont pas conscients de cette structure. Ils se croient maîtres alors qu'ils ne sont que des pions manipulés. La Haute Vente ne veut pas se compromettre dans les actions violentes. Ce n'est pas sa tactique. Vindice l'explique bien dans une lettre à Nubius, le 9 août 1838 : « Le catholicisme n'a pas plus peur d'un stylet bien acéré que la monarchie ; mais ces deux bases de l'ordre social peuvent crouler sous la corruption ; ne nous lassons donc jamais de corrompre (...) popularisons le vice dans les multitudes (...) Faites des cœurs vicieux, et vous n'aurez plus de catholiques (...) C'est la corruption en grand que nous avons entreprise, la corruption du peuple par le clergé et du clergé par nous, la corruption qui doit nous conduire à mettre un jour l'Église au tombeau. J'entendais dernièrement un de nos amis rire d'une manière philosophique de nos projets, et nous dire : « Pour abattre le catholicisme, il faut commencer par supprimer la femme. »
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Le mot est vrai dans un sens, mais puisque nous ne pouvons supprimer la femme, corrompons-la avec l'Église. *Corruptio optimi pessima*. Le but est assez beau pour tenter des hommes tels que nous. Ne nous en écartons pas pour quelques misérables satisfactions de vengeances personnelles. Le meilleur poignard pour frapper l'Église au cœur, c'est la corruption. A l'œuvre donc jusqu'à la fin ! »
Déjà à cette époque, Crétineau-Joly note l'existence de ce qu'il appelle des « ateliers de calomnies ».
Nous voici en 1844. Le 2 novembre, Beppo écrit à Nubius « Nous marchons à grandes guides (...) Nous avons acquis, et sans trop de grandes peines, des moines de tous les ordres, des prêtres d'à peu près toutes les conditions, et certains monsignori intrigants ou ambitieux. Ce n'est peut-être pas ce qu'il y a de meilleur ou de plus respectable ; mais n'importe. Pour le but cherché, un Frate, aux yeux du peuple, est toujours un religieux ; un prélat sera toujours un prélat... »
Ce qu'il y a de frappant dans ces lettres, c'est l'esprit qui les anime, les « valeurs » qu'elles propagent. Le mal avance tout seul, en quelque sorte, sans qu'on soit obligé d'y pousser. La corruption s'étend à partir de la première pourriture. Il y a là quelque chose de satanique, un degré auquel Voltaire lui-même n'avait pas atteint.
Qu'est devenue la Haute Vente par la suite ? Comme ces ruisseaux qui disparaissent soudain et vont resurgir plus loin, l'esprit dont elle était animée n'a certainement pas disparu, mais le secret s'est épaissi. On ne saisit plus que les effets, la cause se dérobe.
L'important, c'est de voir que ces choses ont pu être pensées, écrites et mises en œuvre.
Jacques Ploncard d'Assac.
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### Petite chronique de la grande Terreur (II)
*Notre contribution au bicentenaire*
par Alain Sanders
#### I. -- A la Force, le 3 septembre
La Force, située rue Roi-de-Sicile, avait été l'ancien hôtel du roi de Sicile ([^7]) et, après avoir eu des propriétaires aussi nombreux que variés, avait été transformée en prison.
Les massacres y débutèrent le 3 septembre, dès le petit matin. La veille, un peu avant minuit, un des commissaires de la Commune, un certain Germain Truchon, s'était présenté aux gardiens.
-- Que l'on m'ouvre toutes les cellules. Je viens en inspection. Les cellules visitées, Truchon avait lancé :
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-- Tout me semble en ordre. Il me faut maintenant installer un tribunal du peuple. Toi Michonis, toi Laiguillon, toi Dangé et toi Monneuse, vous êtes désignés comme juges. Toi, Chantreau, tu rempliras les fonctions du ministère public.
Truchon eut, par la suite, quelques petits ennuis dans la mesure où, semble-t-il, il aurait outrepassé la mission qui lui avait été confiée. A savoir visiter le quartier des femmes à la Force, en compagnie de son collègue, Duval-Desteing. Au lendemain des massacres du 3 septembre, un procès-verbal de la Commune indiquera : « La section des Gravilliers annonce, pour la seconde fois, qu'un de ses commissaires, M. Truchon, a perdu sa confiance. Elle se plaint qu'il n'ait pas déposé son écharpe et nomme M. Petit pour le remplacer. M. Petit, remplaçant de M. Truchon, est admis à prêter le serment civique et prend place au conseil. »
Mais cela se passe le 4 septembre. Maton de La Varenne, emprisonné à la Force, nous en dit plus sur ce qui s'est passé le 3.
« Entre sept et huit heures du matin, le 3 septembre, quatre brigands porteurs de bûches et de sabres vinrent, avec un grand bruit, nous sommer de les suivre. Nous traversâmes la cour dite « des Nourrices », où Manuel haranguait les égorgeurs, et fûmes introduits dans le bureau du concierge, où siégeait un personnage à écharpe. Des pots, des pintes et des bouteilles couvraient la table, et des monstres, dont les figures hideuses ne peuvent se décrire, l'entouraient, les bras découverts et ensanglantés jusqu'aux épaules, et comme s'ils sortaient d'un bain de sang. »
Parmi les prisonnières de la Force se trouvaient les dames de l'entourage de la reine Marie-Antoinette : la princesse de Lamballe, Mme de Tourzel, Pauline de Tourzel, Mme de Saint-Brice, Mme Navarre et Mme Thibault. Elles échappèrent toutes -- sauf la princesse de Lamballe -- au massacre. Et ce fut Manuel, celui-là même qui les avait transférées du Temple à la Force, qui se démena pour les sauver. Par bonté d'âme ? Jules Mazé ([^8]) donne les raisons vraies de cette bonne action :
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« On pensera peut-être que Manuel avait eu des remords. Il paraît plus probable qu'un motif d'ordre moins sentimental était à la base de sa bonne action.
« Traitées avec humanité par le guichetier, François, et par la concierge, Mme Hanère, les prisonnières supportaient d'autant mieux l'épreuve qu'elles étaient soutenues par l'espoir d'être aidées de l'extérieur. Un jour, en effet, François avait glissé dans la main de Mme de Lamballe un billet du duc de Penthièvre, beau-père de la princesse, ainsi conçu : « *Je m'occupe de vous et de vos compagnes. Courage.* » Or le duc de Penthièvre pouvait beaucoup parce qu'il était immensément riche. Il est incontestable que le duc offrit des sommes énormes à la Commune, et nommément à Manuel, pour sauver la princesse et ses compagnes. »
Dès le début des massacres, Manuel s'employa à honorer le contrat passé avec le duc de Penthièvre.
Dans la nuit du 2 au 3 septembre, il fit d'abord évader ; avec la complicité d'un membre de la Commune, Pauline de Tourzel. Le 3, toutes les dames, à l'exception de la princesse de Lamballe, furent libérées.
Le meurtre horrible de la princesse a été raconté cent fois. Un témoin de la scène, un écrivain public nommé Jean Nemery, a noté à chaud ce qu'il voyait. C'est un constat sans fioritures inutiles. Un compte rendu presque clinique. Un témoignage qui n'en est que plus poignant :
« Venant de la rue Saint-Paul, je vis de nombreux curieux à l'entrée de la rue des Ballets, et j'appris qu'on massacrait à la Force. Le spectacle ne me tentait guère, mais il faut bien avoir vu quelque chose, en ces temps où il y a tant de choses à voir. Je me mêlai donc aux curieux, et tout doucement, en me glissant entre les groupes, je réussis à atteindre presque le haut de la rue. De l'endroit où je me trouvais, j'apercevais, au-dessus des têtes, l'entrée de la demeure du concierge de la prison, devant laquelle se tenaient des hommes armés de sabres et de piques. C'étaient évidemment les exécuteurs. A ce moment, ils paraissaient prendre un peu de repos, ils causaient et riaient, et quelques-uns fumaient. Je fus étonné de leur petit nombre ; j'en comptai cinq devant la porte, mais il y en avait peut-être d'autres à l'intérieur. En tout cas, ils n'avaient certainement pas boudé à l'ouvrage : il y avait des corps en face de la porte, puis à gauche, dans la rue des Ballets, et à droite, dans celle du Roi-de-Sicile : Je ne pus les compter, car ils étaient souvent enchevêtrés et parfois formaient des tas, mais j'en avais bien une cinquantaine sous les yeux.
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« Pendant que j'examinais ces pauvres corps en maudissant la bêtise et la méchanceté des hommes, la porte s'ouvrit et une femme apparut, encadrée par deux hommes et suivie par un guichetier. J'entendis dire que c'était la princesse de Lamballe, l'amie de la malheureuse reine. Je ne l'avais damais vue et je la croyais plus jolie.
« Une scène rapide et atroce se déroula sous mes yeux.
« En apercevant les corps étendus sur le sol, la princesse fit un geste d'horreur et recula vivement. Les deux hommes qui l'encadraient la saisirent chacun par un bras et lui parlèrent ; elle répondit en faisant des gestes, mais je n'entendais pas les paroles. Quelques-uns des exécuteurs s'étaient approchés du petit groupe et riaient, se moquant sans doute de la frayeur de la princesse. L'un d'eux la menaça de sa pique ; elle recula, leva un bras comme pour se protéger. Les exécuteurs s'étaient écartés et je crus qu'ils allaient la laisser passer. Je respirais, lorsque, tout à coup, deux de ces démons se placèrent devant elle et la frappèrent, l'un d'une pique, l'autre d'un sabre. Elle poussa un cri, tituba, porta une main sur sa poitrine, puis tomba sur un petit tas de cadavres, un peu à gauche de la porte, vers la rue des Ballets ; elle essaya de se relever, mais elle reçut de nouveaux coups, ses bras s'agitèrent un moment, puis elle ne bougea plus. Les deux hommes qui l'accompagnaient n'avaient rien fait pour essayer d'empêcher ce meurtre.
« J'ai su qu'après on lui avait coupé la tête, que son corps avait été mutilé, mais je n'ai pas vu cela, ayant profité d'une poussée de la foule pour quitter la rue des Ballets.
« Rentré chez moi, j'ai écrit ces lignes pour me souvenir. »
Les noms de quelques-uns des assassins de la jeune femme sont connus. Parmi eux, Grison et Charlat à qui cette abomination ne porta pas bonheur. Charlat s'engagea dans l'armée en septembre et fut littéralement lynché par ses camarades indignés par les récits de massacres orgiaques qu'il leur faisait complaisamment. Grison fut condamné à mort et exécuté en janvier 1797 comme « chef d'une bande de voleurs et l'un des assassins de septembre ».
Dans son livre *Souvenirs de la Terreur,* Georges Duval cite encore les noms de Manin et Radi qui auraient promené la tête de la jeune femme au bout d'une pique.
Les Archives nationales nous donnent encore le nom de Nicolas Régnier, dit le grand Nicolas. Le 23 floréal An IV, il fut condamné à vingt ans de galères pour « participation aux massacres de septembre ». Il en mourut.
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On sait que la tête de la princesse de Lamballe fut apportée, au bout d'une pique, au pied de la tour du Temple. Le premier qui aperçut ce trophée sanglant fut le valet de chambre du dauphin, Cléry.
Le reste du corps, mutilé au-delà de toute description, avait été traîné jusque là par un ébéniste de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, un tambour du quartier des Halles, un canonnier de la section de Montreuil, un tabletier de la rue Popincourt. En tête du défilé, des hommes agitent les vêtements ensanglantés de la malheureuse. André Castelot raconte la suite :
« Les commissaires de garde n'ont pu empêcher cette mascarade sanglante de venir brailler jusqu'au pied de la tour et réclamer la reine à la croisée...
« -- Puisqu'elle ne se montre pas, il faut monter et lui faire baiser la tête de sa p... !
« Au premier étage, l'un des municipaux a fermé les rideaux... Cléry ne pouvant toujours pas articuler un mot, Marie-Antoinette ignore ce qui se passe.
« -- On fait courir le bruit que vous et votre famille n'êtes plus dans la tour, explique un des commissaires, on demande que vous paraissiez à la croisée... mais nous ne le souffrirons pas.
« Les cris augmentent... D'autres municipaux apparaissent dans la pièce ; ils sont livides. Marie-Antoinette, que l'angoisse étreint, demande ce qu'on lui cache. Il y a là un grand gaillard dont le sabre heurte les bergères « chenillées ». Marie-Antoinette le regarde... et l'homme, du *ton le plus grossier,* explique :
« -- On veut vous cacher la tête de la Lamballe que l'on vous apportait pour vous faire voir comment le peuple se venge de ses tyrans. Je vous conseille de paraître...
« Mais Marie-Antoinette n'a pas entendu la fin de la phrase... Glacée d'horreur, sans un cri, elle est tombée évanouie. »
Les massacres à la Force vont durer plusieurs jours. « Après la tuerie, écrit Mazé, la rue des Ballets était un véritable charnier ; le sang y coula avec une telle abondance, que le ruisseau -- alors au milieu de la chaussée -- déborda, ensanglantant le seuil des maisons. »
Au même moment que les tueurs s'acharnaient à la Force, d'autres faisaient la tournée des autres prisons de Paris.
A la Conciergerie comme au Grand Châtelet, le tribunal populaire, craignant sans doute de manquer de bras, enrôla dans ses rangs les prisonniers de droit commun. Seule condition posée à cet enrôlement : la participation au massacre des « politiques »...
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Mazé rappelle encore : « Parmi les détenus *libérés sous condition* à la Conciergerie, on comptait une soixantaine de femmes. Ces femmes « travaillèrent » avec autant d'ardeur que les hommes et formèrent ensuite le noyau de la troupe des révolutionnaires en jupon, connues sous le nom de *tricoteuses.* »
Dans ces deux prisons, plus de quatre cents personnes furent massacrées. On les transporta, en charrette ou à dos d'hommes, sur le milieu du Pont-au-Change. Toute la nuit, des curieux -- mais aussi les parents des torturés -- défilèrent devant cet amoncellement de cadavres.
Au cloître des Bernardins et à Bicêtre, il n'y avait que des repris de justice et, pour ce qui concerne Bicêtre, des fous. Les tueurs, mal informés ou grisés par la vue et l'odeur du sang comme l'expliqua Billaud-Varenne, ne furent pourtant pas le détail : quatre à cinq cents personnes furent massacrées en l'espace de quelques heures.
Au séminaire de Saint-Firmin, situé alors rue des Écoles, les septembriseurs, emmenés par Hanriot dont la devise était « Faire vite et bien » ([^9]), eurent à s'occuper de cent soixante-cinq prêtres enfermés là. Dans la cour du séminaire, Hanriot demanda à ses hommes de se ranger en rangs serrés, piques hautes ou baïonnettes au canon. Quand cela fut fait, Hanriot et quelques-uns de ses aides poussèrent les prêtres du haut des fenêtres. Ils vinrent s'empaler sur les pointes ou s'écraser aux pieds des tueurs qui s'empressaient de les achever.
A la Salpêtrière, les « justiciers » s'étaient présentés à huit heures du matin. Des cris, des coups de pied, un début d'assaut à la hache :
-- Ouvrez les portes ! Ouvrez les portes !
Les portes restèrent closes. Au bout d'un moment, un officier, suivi de près par un détachement de la garde parisienne, arriva à hauteur des émeutiers :
-- Vous n'avez rien à faire ici. Retirez-vous !
Impressionnés par l'allure de l'officier et la détermination des gardes, les émeutiers se retirèrent. Non sans avoir menacé :
-- Nous reviendrons.
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Ils revinrent, en effet. Dès le lendemain matin, avant le lever du jour. Les portes furent enfoncées et le massacre commença. Quarante femmes, qui se trouvaient sur le passage des tueurs, furent abattues sur place. Ce premier acte révolutionnaire accompli, la bande armée se dirigea vers les dortoirs où les survivantes durent subir leurs assauts. Celles-là ne furent pas toutes tuées et cent quatre-vingt-trois d'entre elles furent remises en liberté.
#### II. -- Les massacres à Versailles et en Province
C'est à Versailles qu'eut lieu la tuerie passée à la postérité sous le nom de « Massacre des prisonniers d'Orléans ».
Il se trouvait en effet, à Orléans, un grand nombre de détenus emprisonnés là et venus des quatre coins de France pour être jugés par la Haute Cour établie dans cette ville depuis le 4 février 1792.
Parmi ces détenus, quelques noms célèbres : le duc de Brissac ; Mgr de Castellane, ancien évêque de Mende ; Delessart, ancien ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères ; quelques officiers nobles ; mais aussi un chapelier, un marchand de pommes, un tanneur...
Estimant que tous ces prisonniers se la coulaient douce en attendant leur jugement, un député va intervenir, fin août, pour demander que soit mis fin à ce « scandale ». Il sera écouté : le 2 septembre, un décret ordonne le transfert des détenus au château de Saumur. Le 3, on regroupe 53 personnes, arrachées au couvent des Minimes et à la maison Saint-Charles.
Le 4, huit chariots viennent charger les prisonniers. Sans -- ménagement, on les tire de prison et, déjà attachés les uns aux autres, on les encorde solidement aux tenons des voitures. Et fouette cocher, direction le château de Saumur.
Pour encadrer le sinistre convoi, la Commune de Paris avait envoyé à Orléans Fournier, dit l'Américain. Place du Martroy, le cortège des huit chariots fut soudainement encerclé par une foule de patriotes qui hurlaient : « A Paris ! A Paris ! »
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Deux membres de la Haute Cour, Pellicot et Garran-Coulon, se portèrent rapidement à hauteur de Fournier :
-- Tu dois forcer le passage, il faut faire respecter la volonté de l'Assemblée !
-- Il m'est difficile de résister à la volonté du peuple, mes amis...
Dès lors, le sort des prisonniers est scellé. Par petites étapes -- qui seront autant d'épreuves --, Toury, Étampes, Arpajon, sous les coups et les insultes du « commandant » Bécard, cousin de Santerre, les prisonniers finissent par arriver à Versailles, le 9 septembre, vers deux heures de l'après-midi.
« Accueillis » par un détachement de la garde nationale et les administrateurs Deplane, Truffet et Latruffe, le convoi, arrivé rue des Chantiers, est dirigé vers l'avenue de Paris, traverse la place d'armes, s'engage dans la rue de la Surintendance et s'arrête devant la grille de l'Orangerie.
Les canonniers qui, depuis Orléans, avaient encadré le convoi, n'ont pas fini de franchir cette grille qu'un certain Perrin, à la tête d'une vingtaine d'hommes, la referme.
-- On ne passe pas, hurle-t-il. Faites demi-tour !
Sans plus insister, les conducteurs de chariots font demi-tour et entreprennent de se rendre par un autre chemin jusqu'à la Ménagerie où ils ont reçu l'ordre de livrer leur marchandise humaine.
A l'intersection des rues de Satory et de l'Orangerie, au lieu dit « Carrefour des Quatre Bornes », le drame se joua en quelques minutes. Dans *Sous la Terreur* ([^10]). Jules Mazé donne le récit de la tuerie à laquelle assista un habitant de Versailles qui se tenait à sa fenêtre, à l'angle de la rue de Satory :
« Les voitures avançaient lentement, entourées d'individus débraillés qui hurlaient : « *Mort aux ennemis du peuple ! Mort aux conspirateurs !* » La plupart de ces individus me parurent être étrangers à la ville. Aux Quatre Bornes, cette bande détela les chevaux et se rua sur les prisonniers sans que les soldats, pourtant nombreux et bien armés, qui escortaient les voitures, aient rien fait pour les en empêcher.
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En d'autres temps, j'aurais dit que ces gens étaient des lâches, mais, aujourd'hui, l'on ne sait plus : nous vivons dans un monde à l'envers. D'ailleurs, il vaut mieux ne rien savoir, et, si l'on sait, il est prudent de ne rien dire. En tout cas, notre maire, M. Richaud, montra, lui, beaucoup de courage ; se portant devant les assassins, il leur cria :
« Arrêtez ! Ces hommes appartiennent à la justice et il y a peut-être des innocents dans ces voitures. Vous n'avez pas le droit d'agir comme vous le faites. Les bons citoyens doivent obéir à la loi. » Il a dit encore autre chose que je n'ai pas entendu. J'avais peur pour lui, j'ai cru qu'on allait le tuer, mais quelqu'un l'a tiré en arrière ; il se débattait, on l'a entraîné et je crois qu'il était temps. Les soldats ne bougeaient toujours pas ; j'en vis qui riaient, ils avaient l'air de s'amuser.
« Dans les voitures, on tuait à coups de massue, à coups de sabre, à coups de couteau, le sang coulait sur le pavé et j'entendais les cris des victimes, des cris qui vous glaçaient le sang dans les veines.
« Au premier rang des tueurs, et parmi les plus féroces, se trouvait un nommé Perrin, que je connais et qui doit habiter dans le passage Saint-Pierre. Ce fut lui qui entraîna les autres, aidé par un individu que j'ai su après être un nommé Papillon, vigneron à Orsay. Ces deux hommes étaient effrayants, de véritables monstres vomis par l'enfer. J'ai appris, le lendemain, que la femme de Perrin était venue l'aider et avait même mutilé l'une des victimes.
« Le massacre ne dura pas longtemps, une demi-heure au plus, mais j'avais l'impression qu'il avait duré des heures.
« On avait jeté les cadavres sur le sol, au débouché de la rue de Satory, sur la droite, et les assassins, n'ayant plus personne à tuer, se mirent à fouiller leurs victimes sous les yeux de quelques curieux muets et terrifiés. Ensuite on leur enleva leurs habits puis on empila les corps sur un grand char, et l'on m'a dit qu'on les avait emmenés au cimetière Saint-Louis. »
Terrible témoignage... Quelques prisonniers purent cependant être sauvés. Dans un article paru en février 1937 dans *Les Œuvres libres,* « Les prisonniers de la Haute Cour nationale », Joseph Durieux cite les noms de neuf de ces miraculés : les deux frères Montgon, Montjoux, Pomairol, Mieulet de La Rivière, Loyauté, Pierrepont, Mayer (dit « Saint Louis ») et un Perpignanais.
Tous les prisonniers ne se laissèrent pas massacrer sans réagir. Le duc de Brissac, qui avait réussi à se détacher, réussit à s'emparer d'un cornouiller et à briser quelques caboches révolutionnaires avant d'être massacré. Les tueurs s'acharnèrent sur son cadavre qui fut tronçonné en plusieurs morceaux.
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Sa tête, récupérée par un nommé Bienville, fut fichée sur une pique, promenée à travers la ville et emportée jusqu'à Louveciennes où résidait l'amie du duc, Mme du Barry. La porte de sa demeure fut forcée. L'un des assassins se présenta devant la noble dame et lui offrit la tête du supplicié...
Cette action patriotique accomplie, les tueurs versaillais, soucieux de massacrer aussi bien et aussi vite qu'à Paris, eurent le goût de s'occuper aussi des prisonniers détenus dans leur ville.
Le 9 septembre, un groupe d'hommes se présente à la Geôle et, après avoir fait sortir les détenus dans la petite cour pavée -- que l'on peut encore voir aujourd'hui -- se mettent au travail. Huit personnes sont déjà tombées sous leurs coups quand le maire de Versailles, Richaud, va s'interposer et interrompre momentanément la tuerie. Momentanément : le lendemain matin, les tueurs sont de retour et assassinent encore quatre malheureux.
Orléans : le massacre des « suspects »
A Orléans -- où l'on ne se consolait pas d'avoir envoyé des prisonniers se faire massacrer à Versailles alors qu'on aurait pu le faire sur place... -- tout avait commencé par des visites domiciliaires. Une méthode éprouvée pour rassembler en un même lieu des « suspects » sans avoir à courir ensuite par la ville pour les égorger...
Empêchés pourtant -- par des gardes nationaux très disciplinés -- de massacrer les « suspects », des bandes de « patriotes » vont se mettre à sillonner Orléans, tuant sur leur passage tous ceux dont la tête ne leur revenait pas. Leur première victime fut un vigneron. Les suivantes, des gardes nationaux qui avaient essayé de sauver le vigneron. Jules Mazé indique que le maire d'Orléans, Lombard-Lachaux, avait défendu à la garde d'opposer la moindre résistance aux patriotes : « Le peuple a de justes vengeances à satisfaire, ensuite il s'apaisera. »
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Mazé donne une idée de ces « justes vengeances » : « Contre le haut commerce, les justes vengeances consistèrent surtout à saccager les maisons, à boire le vin et les liqueurs, à défoncer les barriques, à jeter les meubles par les fenêtres pour en faire des feux de joie, au risque d'allumer des incendies. Au quartier Sainte-Croix, quatre immeubles furent ainsi détruits et l'on eut beaucoup de peine à limiter le désastre. Chez le raffineur Laviolle, le divertissement s'agrémenta d'une véritable scène d'enfer. Les meubles, arrosés d'alcool, flambaient dans la rue lorsqu'on vit apparaître plusieurs jeunes gens que des patriotes poussaient devant eux en les menaçant de leurs sabres. C'étaient deux neveux du raffineur et plusieurs de ses employés qui avaient tenté de s'échapper par les jardins en emportant, pour les sauver du désastre, quelques objets précieux et des documents de comptabilité.
« Des voix crièrent : « Au feu, les voleurs ! »
« L'idée parut excellente, et les malheureux jeunes gens furent, malgré leurs supplications et leurs cris, précipités dans l'énorme brasier sous les yeux d'une centaine de curieux épouvantés. Le maire, Lombard-Lachaux, monté sur une chaise, contemplait l'horrible spectacle et encourageait les bourreaux. »
Les « patriotes » de Lyon, de Meaux\
et de Reims
Dans la prison de Pierre-Encise, à Lyon, on avait enfermé les officiers de dragons Royal-Pologne dénoncés, par un des soldats du régiment, comme de tièdes républicains... Dès que furent connus les massacres de Paris, ce ne fut qu'un cri chez les « patriotes » :
-- Allons chercher les officiers de Pierre-Encise !
La vieille forteresse, ouverte aux émeutiers par ceux-là qui étaient supposés en défendre l'entrée, les officiers, livrés à la foule, seront méthodiquement massacrés et leurs corps jetés dans --, le Rhône.
Mis en appétit par ce sanglant hors-d œuvre, les « patriotes » se répandent alors dans les autres prisons de la ville, continuant à se livrer à leurs « légitimes vengeances ».
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A Meaux était arrivé, le 4 septembre, Ronsin qui, par la suite, allait devenir commandant en chef de l'armée révolutionnaire. A ses côtés, une troupe de soldats dépenaillés qui avaient participé aux massacres à Paris et qui furent vite rejoints par quelques « patriotes » locaux.
Parmi eux, un apprenti menuisier, Lebreton ; un limonadier, Toureluire ; un tisserand, Lombard ; un fripier, Petit ; un cordonnier, Robert.
-- Il faut purger les prisons de la ville, commencera par ordonner Ronsin.
Il fallut lui expliquer que la ville n'avait qu'une prison et qu'elle ne contenait que vingt-cinq détenus :
-- Vingt-cinq seulement !
-- Oui, mais huit prêtres, s'empressèrent de préciser les « patriotes » qui voyaient le moment où Ronsin allait se payer sur eux de sa déception...
L'histoire a conservé le nom de six de ces huit prêtres emprisonnés parce qu'ils avaient refusé de prêter serment Duchesne, curé de Saint-Nicolas de Meaux ; Gaudin, curé de Hautefeuille ; Hébert, curé de Ségy ; Paquier, chapelain de la cathédrale ; Meignein, aumônier de l'hôpital ; David, curé de Villiers.
-- Des prêtres ! On les massacrera en priorité.
Ce fut fait. Rassemblés dans la cour de la prison, ils furent tués un par un, sous les yeux des autres prisonniers qui, quelques minutes plus tard, subirent le même sort.
A Reims, où l'on ne voulait pas être en reste avec Paris, les « purges » avaient commencé dès le 2 septembre. La ville du sacre avait, pour son malheur, un certain Armonville comme président de la « Société populaire ». Protégé de Marat, Armonville faisait régner la terreur sur les autorités municipales qui ne brillaient déjà guère par leur audace.
Le 2 septembre, un bataillon de volontaires commandés par le général Duhoux traversant Reims, Armonville s'est porté à leur rencontre :
-- La ville est pleine d'aristocrates, pleine de prêtres réfractaires. Laisserez-vous ces traîtres égorger vos femmes et vos enfants pendant que vous allez verser votre sang pour la patrie ? Venez avec moi purger notre belle cité de tous ces scélérats !
Le général Duhoux va bien essayer d'expliquer que ces hommes, en marche vers la frontière de l'Est, ne sauraient aller prêter la main à des égorgeurs, mais en vain : toute une partie de sa troupe se débande et court renforcer les « patriotes ».
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-- Les premiers dont il faut s'assurer, hurle Armonville, ce sont les hommes de la poste aux lettres, le directeur Guérin et son facteur, Carton. Ils font du royalisme caché !
Au vrai, Armonville en voulait surtout à ces deux hommes parce qu'ils lui avaient refusé l'échange, contre de l'argent, d'une somme en assignats dépassant la somme limite fixée par les règlements.
Traînés jusqu'à l'Hôtel de Ville, Guérin et Carton seront égorgés. On coupera ensuite leurs têtes et elles serviront de boules dans un jeu de quilles situé à quelques mètres de la mairie.
Armonville, qui avait autre chose à faire qu'à dégommer des quilles, donnait déjà d'autres ordres :
-- Que l'on m'apporte du bois, des fagots, des branches, des troncs, de la paille et que l'on dresse un bûcher !
Quand tout fut installé Armonville annonça :
-- Et maintenant, mes amis, nous allons faire griller les curés qui ont refusé le serment.
Le premier à y passer fut justement un prêtre qui se rendait à la mairie pour y prêter ledit serment, lui... Sans lui laisser le temps de prononcer un seul mot, on le jette dans les flammes. Suivront l'abbé Levacher, grand vicaire, l'abbé Pacot, curé de Saint-Jean et le curé de Rilly.
Parmi les victimes, encore, M. de Monrosier, ancien lieutenant du roi à Lille. On vint le chercher chez son beau-père où il s'était retiré et on commença par lui couper les bras et les jambes. Comme il prétendait encore survivre un peu à ses affreuses blessures, on finit par lui trancher la tête pendant que son beau-père, empoigné par de solides gaillards, était contraint d'assister à la scène.
Le 3 septembre, l'idée de bûcher ayant beaucoup frappé les esprits, on en fit construire un autre. Y moururent deux prêtres, le chanoine Romain et l'abbé Alexandre. Le chanoine Romain se vit proposer la vie sauve, à condition de prêter serment. Il refusa.
La même proposition fut faite à l'abbé Alexandre.
-- Pour sauver ma vie, je suis prêt à prêter serment, balbutia-t-il terrorisé.
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Il n'en fut pas moins jeté dans les flammes. Comme il continuait de hurler qu'il voulait prêter serment, on le retira du brasier et on le présenta au procureur de la commune, Couplet, chargé d'officier aux prestations de serment. L'abbé Alexandre n'avait pas terminé de jurer que les « patriotes » le rejetaient dans les flammes.
-- Et maintenant, va finir de brûler dans les enfers !
Plus tard, quand il s'agit de mener campagne pour être élu député, Armonville ne s'embarrassa pas de professions de foi coûteuses et trop sophistiquées. Il se contenta de déclarer :
-- Si je ne suis pas élu, on rallumera les bûchers des 2 et 3 septembre.
Il fut élu à une écrasante majorité et on le retrouvera trônant à la Convention. Dans ses Souvenirs, Georges Duval le dépeint de la manière suivante : « Au sommet des gradins de la gauche, apparaissait une espèce de pygmée vêtu aussi négligemment et d'une figure moins avantageuse encore que celle de Marat ; cette figure était comme ensevelie dans un bonnet rouge, le plus vaste que j'aie aperçu de ma vie. Cet homme, qui se plaçait fièrement au-dessus de Robespierre et de Marat, c'était Armonville, c'était ce cardeur de laine qui avait organisé les septembrisades de Reims. Il ne se distingua, pendant la session, que par sa férocité, son cynisme et son bonnet rouge, qui lui valut le sobriquet d'*Armonville bonnet rouge,* seul titre qui le recommande à l'admiration de la postérité. »
(*A suivre*.)
Alain Sanders.
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### La saison d'un amateur
*Le théâtre à Paris*
par Jacques Cardier
J'AI SUIVI pour PRÉSENT la saison théâtrale de Paris en 87-88, ; je résumerai ici ce qui m'en est resté. Jamais auparavant il ne m'était arrivé d'aller régulièrement au théâtre avec mission de rendre compte de ce que j'avais vu. La tâche est délicate et peut-être absurde (les auteurs dramatiques le disent). Un des rares compliments que j'aie récoltés revenait à ceci : vous êtes bien sévère dans vos jugements, cela suppose une grande présomption. Le reproche me semble injuste. Il est vrai que je ne suis pas tombé de la dernière pluie. L'âge venant, il arrive qu'on soit choqué par des erreurs, des facilités qui n'affectent pas la jeunesse.
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Trait général : je suis toujours étonné de la désinvolture avec laquelle les metteurs en scène coupent les textes. Ils ne le font pas au hasard. Gildas Bourdet a coupé dans *le Dialogue des Carmélites* les scènes contre-révolutionnaires et tout ce qui marquait l'horreur de cette époque (même remarque pour la version télévisée, qu'on dit un chef-d'œuvre -- un chef-d'œuvre amputé). *L'Annonce faite à Marie* telle qu'elle était jouée au théâtre J.-M. Serreau était privée de très beaux passages sur le sacre de Reims, la fin du grand schisme, la renaissance de Monsanvierge. En somme, tout ce qui montre la sève catholique renaissante, active, régénérée par le sacrifice de Violaine. Cela a dû paraître triomphaliste. Il est vrai que le théâtre se trouve avenue Marc Sangnier. L'atmosphère démocrate-chrétienne doit assombrir les lieux. De même, coupures immenses dans *le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc.* Elles sont inévitables. Je m'y résous quand même mal. Et je n'apprécie pas qu'on fasse précéder le spectacle de la dédicace faite pour la première *Jeanne* de Péguy, et où il est question de « toutes celles et tous ceux qui sont morts de leur mort humaine pour tâcher de porter remède au mal universel humain... toutes celles et tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l'établissement de la République socialiste universelle... » (Etc., etc.) Si j'ai bien entendu, on ne prononçait sur la scène du Théâtre français que « République universelle », en omettant « socialiste ». Tout cela pour compenser le *Notre Père* et le *Je vous salue* du début du texte, et le récit de la Passion, et toute l'atmosphère religieuse de ce mystère. Mais je n'apprécie pas, parce que la dédicace du *Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc* n'est pas celle-là, mais celle-ci : « Non seulement à la mémoire mais à l'intention de Marcel Antoine Baudouin, du samedi 25 juillet 1896. »
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Autre mauvaise surprise : les mises en scène abusives. Surprise ne devrait pas être le mot qui convient, depuis le temps que cette manie sévit. N'empêche. Je suis saisi à chaque fois. Je n'en reviens pas, quand je vois Planchon qui étire *Dandin* pendant deux heures trois quarts, fait courir ses personnages au milieu d'une lessive monumentale, et installe sur la scène un baquet de la taille d'une piscine. Claude, Brasseur vient s'y jeter à la fin pour que nous sentions mieux son désespoir. Il éclabousse les spectateurs et ressort ruisselant, risquant une pneumonie. A ces erreurs matérielles s'en ajoute une plus grave. Planchon est partagé entre le féminisme, qui le range du côté d'Angélique (elle a été contrainte au mariage) et la lutte des classes, qui le porte du côté de Dandin contre Clitandre et contre les Sottenville. Le metteur en scène ne fait pas jouer la pièce, mais le jugement qu'il porte sur la société du XVII^e^ et sans la connaître.
Avec cela, il *encanaille* la comédie. Chez Molière, Claudine n'est pas une paysanne pervertie, mais une fille qui a son franc-parler (« forte en gueule », comme on dit dans *Mme Angot*)*.* Inventer qu'elle a « un lourd passé » -- Planchon dixit -- est arbitraire. Aussi arbitraire que de remplacer les « morbleu » et les « corbleu » du texte par « mort de Dieu » et « corps de Dieu ». C'est le sens, bien sûr, mais justement, nos anciens esquivaient ce sens, le déguisaient. Le metteur en scène ne le sait peut-être pas, mais le langage populaire était alors bien moins ordurier qu'aujourd'hui : les Français n'étaient pas encore *élevés* par le cinéma et la radio.
Nous sommes si imbus d'égalité et si ignorants que nous ne comprenons plus ce que veut dire Molière. Pour lui, le scandale c'est de voir ce paysan de Dandin acheter une épouse noble, parce qu'il a l'argent dont manquent les gentilshommes. C'est le monde renversé M. de Sottenville a payé ses dettes avec le mariage de sa fille. Il a beau se réclamer de sa « qualité », on n'oublie pas ce marché infect. Et Dandin excède son droit, croyant qu'on achète l'amour. Molière, -- comme toujours, trouve insupportable la contrainte dans le mariage, et que l'on dispose de la vie des jeunes gens sans leur accord. Il refuse un pouvoir sans mesure des pères sur les enfants (tout au contraire de Rabelais, par exemple). Il faut le savoir.
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Je n'insisterai pas sur ces libertés que les metteurs en scène prennent avec les pièces. Elles nous ont valu de fameux contresens. Peut-être est-on en train d'en revenir. J'avais trouvé ridicule, dans le *Dialogue des Carmélites,* certaines scènes où les religieuses vocifèrent, où, sous prétexte qu'elles sont en récréation, on les voit agitées d'une danse de Saint-Gui, se vautrant, se renversant, ne s'asseyant qu'à côté de leur chaise. L'auteur de ce remue-ménage était Gildas Bourdet. Bernanos mort ne pouvait se défendre. Mais Samuel Beckett est bien vivant, et il vient de faire interdire une mise en scène de Gildas Bourdet pour *Fin* de *partie.* Tant mieux.
Jorge Lavelli s'est aussi payé un curieux plaisir en déformant *le Songe d'une nuit d'été* par sa vision « sauvagement homosexuelle » (dit Michel Cournot). La pièce est transportée en Argentine, dans les bas-fonds. Les fées qui entourent Tatiana sont ici -- à la Comédie-française -- des *travelos,* des jeunes gens en robes du soir à paillettes. Personne ne saurait dire que c'est là être fidèle à Shakespeare, ou qu'on ajoute à cette comédie, en faisant d'un jeu aérien un spectacle louche.
Le curieux est que le brave public applaudit. Les familles qui viennent ici avec les enfants au grand complet pour les initier à la culture classique ne semblaient pas surprises. Ravies, au contraire. Quand je vois cela, je comprends mieux les sondages. Sans doute, ils sont souvent truqués, exprimant l'opinion telle qu'elle a été cuisinée, préparée. Mais les cuisiniers n'ont pas autant de travail qu'on croit. Il y a un besoin général de se conformer, d'approuver ce qui est en place. Regardez, autre exemple, la pyramide du Louvre. Elle est bête et laide, avec son quadrillage de verre et d'acier. On dirait une contrepèterie de Prévert au milieu d'une ode de Malherbe. Ça ne fait rien. Elle est acceptée. On ne veut pas avoir l'air grincheux en renâclant. Et on croit se décerner un brevet d'intelligence en disant que, tout compte fait, c'est très beau (et même, n'hésitons pas, c'est super).
\*\*\*
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Malgré ces déceptions, il reste des moments précieux et que l'on n'oublie pas. Le mot est galvaudé, tant pis : quelles belles fêtes nous devons au théâtre. Il fait déjà nuit, le plus souvent, quand on arrive à la salle, et les rues sont presque désertes. La télé a rendu les Français casaniers, et puis les rues ne sont pas si sûres, ils se sentent mieux chez eux. On s'assoit dans un fauteuil souvent incommode. Des gens pépient tout autour, assurés, bruyants, contents d'eux (ils ont bien raison). On se demande ce qu'on est venu faire là ; on serait mieux chez soi à lire ou à bavarder. Et puis, les trois coups frappés, le rideau se lève et on bascule dans un monde différent. Le cinéma vous fait entrer dans un rêve éveillé. Au théâtre, ce n'est pas l'hypnose, vous êtes invité à entrer dans le jeu, vous pouvez accepter ou refuser. Chacun sent que le spectacle n'est pas le même tous les soirs, le spectateur est lui-même plus ou moins bien disposé suivant les jours. Il y a une chance à courir ; la mayonnaise ne prend pas à tous les coups. Voilà peut-être ce qui fait ces soirées irremplaçables, et si le texte est beau, et bien servi, c'est le ravissement.
\*\*\*
Un de ces grands moments reste la représentation de *l'Annonce faite à Marie*, dans un théâtre à la lisière de Paris, avec des comédiens qui, sauf Michel Etcheverry (Vercors), étaient pour moi des inconnus. J'ai exprimé plus haut quelque regret de voir l'œuvre amputée. Malgré cela, son envergure reste immense. C'est un grand poème. Ce Moyen Age de légende garde une vérité terrienne, une épaisseur de vie qui est le propre de Claudel. Avec lui, un sang violent circule. Pas de faibles, dans cette pièce : ils ne pourraient y respirer. Il faut au poète toute la solidité et la diversité, tout l'excès de la Création -- on dirait qu'il n'y en a jamais assez pour lui -- oui, il lui faut cette masse énorme pour entourer, contenir l'énergie du Verbe.
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Et celle-ci rayonne à travers la matière verbale. « Péguy, poète de l'Incarnation », sans doute. Mais Claudel tout autant. Il agrippe le monde de manière à ne pas le lâcher. Dans la pièce, Mara est ainsi. Elle ne renonce à rien. Elle réclame tout. Et certainement, Mara est le personnage qui ressemble le plus à l'auteur.
Avec cela, tout à coup, il se montre jeune et frais comme le matin, capable d'exprimer l'amour adolescent : « *Ô ma fiancée à travers les branches en fleur, salut !* » Daniel Znyk (Pierre de Craon) et Catherine Benamou (Violaine) ont su trouver le ton juste pour exprimer la joie fière et les tourments qui les agitent tour à tour. Flore Lefèvre des Noëttes, dans Mara, avait la force terrible de son personnage ; Michel Etcheverry, la noblesse stylisée de son rôle.
Autre poème chrétien, *le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc,* joué par Françoise Seigner (Mme Gervaise), Catherine Salviat (Jeanne) et Sonia Vollereaux (Mauviette) a été très applaudi, et méritait de l'être. On y allait, je le dis sans sourire, un peu comme à un office, pour entendre les mots de la foi. Ce n'est pas une pièce, ce n'est pas une œuvre dramatique. C'est un monologue de Péguy distribué entre trois personnages : Péguy parle à Péguy, et parle à Dieu. Il s'explique. Il se découvre à lui-même. Il s'envole haut et droit, pique vers le ciel, puis revient au ras du sol, plaisante, avec cet esprit si particulier, faussement naïf, très rusé et très gai. Avec notre manie de mettre en scène des textes qui n'ont pas été écrits pour le théâtre, je parie qu'on pourrait ainsi représenter Clio, dont le soliloque intarissable a tant de saveur. « On n'est jamais si bien servi que par moi-même. »
Pour rester dans ces tragédies religieuses, je dirai que dans le cas des *Carmélites,* il fallait toute la force de Bernanos (et là aussi, Françoise Seigner et Catherine Salviat) pour l'emporter sur une mise en scène et une musique qui relevaient d'un sabotage de la cinquième colonne. La cinquième colonne, je reconnais que ça fait franchement périmé : on appelait ainsi les espions allemands, en 39-40, censés désorganiser nos armées, nos usines et nos administrations.
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L'explication par la trahison a toujours un succès populaire. Cette allusion historique, un demi-siècle après, serait insupportable si d'une certaine façon l'horloge ne s'était pas arrêtée à ce moment-là. C'est toujours ce drame, c'est toujours cette guerre (civile), qui semblent gouverner nos vies, seul fait qui reste d'actualité, toujours, et comme on dit, imprescriptible. Curieux phénomène.
Je ferais mieux de parler du *Saint-Genest,* de Rotrou. Martyr sous Dioclétien, Genest, comédien qui affirma sa foi en scène sous les yeux de l'empereur, est devenu le patron des acteurs. La pièce de Rotrou était assez oubliée. Sartre en avait emprunté le titre pour son livre sur Jean Genet. Cela a sans doute contribué à la rappeler à la mémoire. Il faut compter aussi avec le fait que Rotrou est un poète Louis XIII -- d'avant le classicisme, c'est un très bon point aujourd'hui. Sa pièce relève de l'art baroque, mot de passe qui triomphe aujourd'hui de tous les obstacles. Il a suffi à ouvrir les portes de la Comédie-française à cette œuvre qui d'ailleurs le mérite.
On s'exclame beaucoup sur le fait qu'une pièce est représentée dans la pièce -- construction *en abyme* disent les gens sérieux pour faire croire qu'ils connaissent l'héraldique. L'expression désigne une image reproduisant, réduite, une autre image, à l'intérieur de celle-ci. Ma définition est obscure ? Pensez à la publicité de *La Vache qui rit.* Cette vache porte aux oreilles, en guise de boucles, des fromages portant l'image de la vache qui rit. Ici, la construction en abyme -- restons pédants -- permet de montrer sur la scène des comédiens qui répètent leur rôle, inspectent un décor, discutent en coulisses. Ce n'était pas une nouveauté.
*Polyeucte* est la tragédie de la conversion. *Saint Genest* est la tragédie du martyre. Comment ces hommes, ces femmes, de tous âges, de toutes conditions, acceptaient-ils une mort souvent horrible ? Comment la recevaient-ils joyeusement ?
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Le flasque Renan a son explication : une sorte d'état second, où l'on ne sent pas les souffrances, s'emparait des victimes. Voilà les explications qui viennent aux douillets quand ils se sentent mécréants. D'autres expliqueront cet élan par la nouveauté, la fraîcheur de la foi. Sans doute, si cela revient à dire que notre foi est probablement racornie. Mais enfin, la mort paraissait alors aussi redoutable qu'aujourd'hui. On ne comprenait pas les chrétiens. Ils faisaient horreur. La comédienne Marcelle dit ici :
*Il faut être fou*
*Pour désirer si fort qu'on vous tranche le cou.*
(A ces mots, dans la salle du Français, on glousse. Les païens sont toujours là.)
Rotrou donne la clé. Si le martyre est reçu comme une libération, c'est qu'il s'agit de chrétiens, c'est-à-dire de gens qui ont entendu la bonne nouvelle : Dieu est mort sur une croix, et est ressuscité, pour libérer tous les hommes de la mort, pour leur rendre à nouveau accès à l'état primordial d'Adam.
Genest, jouant le rôle d'Adrian, proclame que :
... *la mort par qui l'âme est ravie*
*Est la fin de la mort plutôt que de la vie*
*Qu'il n'est amour ni vie en ce terrestre lieu*
*Et qu'on ne peut s'aimer ni vivre qu'avec Dieu.*
C'est dans ce retournement que consiste la foi.
On aurait mieux senti le sublime de ce chef-d'œuvre si les comédiens, sauf François Chaumette, n'avaient joué comme des pieds.
\*\*\*
Autre tragédie, *Le roi Lear* joué à Boulogne-Billancourt par Paul-Émile Deiber, dont on regrette qu'il ne montre pas plus de démesure, dans une œuvre qui en exige beaucoup. Mais il n'est pas décevant, cependant.
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La mise en scène de Jacques Kraemer est ingénieuse, efficace, mais abuse un peu des jeux d'eau -- je sais bien qu'il y a la lande, les coups de tonnerre, et toutes les pluies du ciel -- mais enfin les acteurs ne sont pas des canards et ne sont pas faits pour barboter.
C'est le texte le plus pessimiste de Shakespeare, peut-être (quoiqu'il y ait *Macbeth*)* :* « Ce que les mouches sont pour les mauvais enfants, nous le sommes pour les dieux. Ils nous tuent pour s'amuser. » C'est le plus noir gnosticisme. C'est l'horreur cathare de la Création. Au passage, j'ai retenu aussi cette phrase qui définit bien la France de 1988 : « C'est le malheur des temps, que les fous conduisent les aveugles. » Impossible d'être plus exact. Il faut dire quand même que la cécité est soigneusement entretenue chez les aveugles par l'information, l'école, et maintenant les lois, qui tendent à interdire de décrire ce qui est.
\*\*\*
*La guerre de Troie n'aura pas lieu,* serait-ce une tragédie ? Tout au plus des colliers de fleurs pour orner la tragédie, un peu comme ces colliers de fleurs que portent sur les affiches du referendum les personnages qui nous invitent au « geste de fraternité ». Drôle de fraternité qui consiste à dire aux Canaques : « On ne veut plus entendre parler de vous », et aux Caldoches : « Débrouillez-vous avec les autres. » On pense au mot de Chamfort : « La fraternité de ces gens-là est celle de Caïn et Abel. »
De la représentation du Français, il m'est resté le souvenir amusé d'une Hélène filiforme et couverte d'or, qui semblait sortir des Folies-Bergères. Le personnage odieux de la pièce est Demokos, qui veut la guerre. Il est grotesque, il est haineux. Giraudoux ne savait pas que cette guerre qu'il redoutait apparaîtrait cinquante ans plus tard comme une sainte entreprise. Le discours d'Hector aux morts est le plus beau discours qu'on ait adressé aux 1.500.000 Français tués de 1914 à 1918.
82:328
Plus personne ne pense à cette guerre, qui épuisa la France. Certains admirent encore l'odieux Clemenceau. On devrait imaginer un monument d'exécration pour mieux maudire Philippe Berthelot qui deux fois fit échouer des pourparlers de paix.
\*\*\*
J'ai vu aussi des comédies, heureusement, en particulier deux excellents Molière (dans *George Dandin,* ce qu'il y avait d'excellent, de supérieur, c'était Claude Brasseur, un très grand homme de théâtre). D'abord *M. de Pourceaugnac* mis en scène par Pierre Mondy et interprété par Jacques Sereys d'une façon étourdissante. On riait follement dans la salle, et on riait *juste* (rien de pire que les effets d'hilarité qui sont obtenus aux dépens de l'auteur et de sa pièce, et malheureusement, rien de plus commun).
Ce *Pourceaugnac* et *La poudre aux yeux* qui l'accompagnait ont été sévèrement accueillis par les doctes, les critiques en place. C'est bien dommage pour eux, mais ils se mettaient le doigt dans l'œil. Dans la farce de Molière, ce dialogue m'a retenu, qui est plein d'actualité si l'on pense que la maladie, dont on veut nous faire croire que nous sommes atteints, a pour nom le racisme.
*Pourceaugnac :* -- Parbleu ! je ne suis pas malade.
*Premier médecin :* -- Mauvais signe, lorsqu'un malade ne sent pas son mal.
*Pourceaugnac :* -- Je vous dis que je me porte bien.
*Premier médecin :* -- Nous savons mieux que vous comment vous vous portez, et nous sommes médecins qui voyons clair dans votre constitution.
*Pourceaugnac :* -- Si vous êtes médecin, je n'ai que faire de vous et je me moque de la médecine.
*Premier médecin :* -- Hou, hou ! voici un homme plus fou que nous ne pensons.
83:328
(En effet. Il est sain, et ne consent pas à enrichir les savants qui lui trouvent des maladies. C'est un dangereux ennemi de la science, et de l'intérêt des médecins.)
L'autre grand Molière de la saison était *Le Malade imaginaire* de Michel Bouquet. A cause de celui-ci, geignard, cruel, sorte d'Ubu qui mêle savamment la bouffonnerie et la mort. Vêtu en vieux bébé, avec l'œil en vrille des méchants, il était incomparable. Et à cause de Jean-Damien Barbin, qui jouait Thomas Diafoirus avec une verve, une sûreté, une force comique extraordinaires. Il n'y en avait plus que pour lui.
Sans doute, j'aurais dû voir *Dom Juan* au théâtre Marigny. Mais quand j'ai vu sur les affiches, en caractères égaux, les noms de Molière, Huster, Weber, cela m'a fait rire. Et puis il fallait faire la queue. Je me suis lassé. Par parenthèse, avez-vous remarqué, au moment des récents événements d'Algérie que les gens disent là-bas qu'ils font « la chaîne », quand ils poireautent deux heures pour avoir un kilo de semoule ? Les journalistes parisiens traduisent, tant cela les étonne. L'expression vient des pieds-noirs, qui pour rien au monde n'auraient dit « faire la queue ». Ils imitaient sans le savoir les précieuses de la Chambre bleue, pourchassant les syllabes sales.
\*\*\*
Vu aussi deux Marivaux : *La double inconstance* à l'Atelier, moyennement joué par Emmanuelle Béait, qui est charmante mais a une voix désagréable, et par Daniel Auteuil, qui se donnait des airs de péquenot flambard, comme Bourvil à ses débuts. Cela ne me paraît pas exactement le ton qui convient pour Arlequin. A la Comédie-Française *Le jeu de l'amour et du hasard* était bien servi par les acteurs. C'est sans doute une erreur du metteur en scène qui pousse au grotesque le rôle d'Arlequin (encore un) qui doit se faire passer pour son maître.
84:328
En faire un idiot empoté enlève toute vraisemblance au double jeu qui fait une bonne part du charme de Marivaux. Dommage. Je crois que souvent ces contresens sont dus à la piètre idée qu'on a du public. Ceux qui montent les spectacles estiment qu'ils n'arriveront jamais à intéresser les gens (idiots, incultes) avec le texte de Molière, de Corneille ou de Marivaux qu'ils ont à montrer. Alors, ils rajoutent une pitrerie, une bonne grossièreté, dont ils pensent qu'elles feront passer le reste.
\*\*\*
Cette saison avait commencé avec la reprise de *Clérambard* de Marcel Aymé et de *l'Hurluberlu* d'Anouilh. Dans *Clérambard,* Jean-Pierre Marielle montrait une fois de plus quel grand comédien il est, et ses airs d'ogre débonnaire faisaient merveille. La pièce est un conte pour marionnettes, dans le décor d'une province 1900 (c'est la véritable époque de la province. Après 14, c'est fini, tout se mêle.). Les personnages sont aussi stylisés que ceux de la comédie italienne, et c'est de là que vient notre plaisir.
*L'Hurluberlu* est une pièce qui doit tout à l'humeur, à la mauvaise humeur de ce vieux fou de Ludovic, le général. Il est outrancier, il est *impossible,* mais il faut être excessif si l'on veut briser le couvercle des idées reçues et des opinions convenables. Nous rions de Ludovic, mais, Dieu merci, nous rions aussi avec lui. Laissons dire qu'il refuse la nouveauté, le changement. Le jeune David-Edward, si à l'aise dans le présent, est beaucoup plus ridicule.
Comme toujours, chez Anouilh, c'est l'opposition résumée par ce quatrain de Péguy que cite Ornifle :
*Le jeune homme bonheur*
*Voulait danser*
*Mais le jeune homme honneur*
*Voulut passer.*
85:328
Dans *l'Hurluberlu,* c'est le vieil homme honneur qui parle, et ses rhumatismes le font un peu grincheux. Et puis, il est amoureux, ce qui le rend faible. Quant au jeune homme bonheur, son charme est annulé par sa bassesse -- mais je me trompe sur ce point : il séduit toutes les dames qu'il rencontre. Le débat est donc un peu compliqué, c'est quand même encore celui du quatrain, qu'on retrouve dans toute l'œuvre. Jusqu'à ce *Thomas More* publié au printemps. More pourrait rester paisiblement près des siens, riche et honoré. On lui demande seulement de se taire. Mais il ne le peut pas sans déshonneur. Alors il parle, et il est tué.
C'est pendant cette saison que Jean Anouilh est mort. On ne compte plus les chefs-d'œuvre qu'il nous a donnés pendant un demi-siècle, depuis *Le Bal des voleurs* jusqu'à ce *Thomas More* posthume. Il avait la générosité des plus grands, donnant des pièces comme un pommier donne des pommes (le mot est connu, mais comme il est juste, il faut le reprendre). Il avait contre lui les pédants, la gauche et les snobs -- trois qualités qui peuvent se rencontrer dans la même personne -- c'est-à-dire la plupart des gens qui indiquent aux Français ce qu'il faut dire. Mais il ne faut rien exagérer : cette ligue n'a jamais pu empêcher le public de lui faire des triomphes, et Anouilh a toujours eu le respect et l'admiration des esprits libres. Cela fait une autre ligue, qui l'emporte à la fin.
Jacques Cordier.
G. Bernanos. -- *Le dialogue des Carmélites.* Théâtre de la porte Saint-Martin.
E Claudel. -- *L'annonce faite à Marie.* Théâtre Jean-Marie Serreau.
C. Péguy*. -- Le mystère de la Charité de Jeanne d'Arc.* Comédie-Française.
Molière. -- *George Dandin.* Théâtre Mogador.
Shakespeare. -- *Le songe d'une nuit d'été.* Comédie-Française.
Rotrou. -- *Saint-Genest, comédien et martyr.* Comédie-Française.
86:328
J. Giraudoux. -- *La Guerre de Troie n'aura pas lieu.* Comédie-Française.
Molière. -- *M. de Pourceaugnac.* Comédie-Française.
Molière. -- *Le malade imaginaire.* Théâtre des Arts-Hébertot.
Marivaux. -- *La double inconstance.* Théâtre de l'Atelier.
Marivaux. -- *Le jeu de l'amour et du hasard*. Comédie-Française.
M. Aymé. -- *Clérambard.* Théâtre des Champs-Élysées.
J. Anouilh. -- *L'Hurluberlu.* Théâtre du Palais-Royal.
(Il ne faut pas croire. J'ai assisté aussi à des « créations » *-- Fièvre romaine,* d'Édith Warton, *Les liaisons dangereuses,* de Ch. Hampton, d'après Laclos, *Arthur,* avec Martine Boni, etc. -- mais je ne vois rien à en dire.)
87:328
### Gustave Le Bon (1841-1931)
par Armand Mathieu
LE LIVRE consacré par une jeune juriste, Catherine Rouvier, aux *Idées politiques de Gustave Le Bon,* (P.U.F., 1986), un peu superficiel, mais rassemblant un certain nombre d'informations, fournit l'occasion de faire le point sur ce personnage pittoresque.
La couverture du livre donne un portrait photographique de profil : très noiraud, très chevelu, genre Gambetta en plus fin. Le père était conservateur des hypothèques dans la région parisienne, d'une famille originaire de Bourgogne. Il avait eu deux fils d'Annette Tetiot-Desmartinais. Gustave était l'aîné. Docteur en médecine à vingt-cinq ans, il resta célibataire.
Les témoignages de ses contemporains, notamment de ses amies Marie Bonaparte et Marthe Bibesco, nous disent son « air de nécromancien », sa « voix impérieuse quoique un peu sourde et d'un débit rapide ». Son logis s'ornait de tentures orientales, trophées de voyage, lampe Bouddha, squelette, vitraux « arabes ».
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Parvenu à la notoriété, il organise une pièce pour les œuvres faites, une pour les œuvres en cours, sans préjudice du laboratoire où il découpe des crânes, et il reçoit le mercredi, comme Mallarmé le mardi. Les autres jours, on pouvait souvent le voir déjeuner au restaurant Larue, place de la Madeleine. Le dernier vendredi du mois, un « dîner des quarante » réunissait Le Bon et ses illustres amis.
Touche-à-tout non point de génie, mais de talent, le Dr Le Bon fut très représentatif de toute une opinion française « éclairée ». Il appartient à la seconde génération positiviste, celle qui n'eut pas à attendre la cinquantaine, comme Taine et Renan, pour abandonner son optimisme et son mépris borné de la religion. Il a vingt-trois ans quand paraît *La Cité antique* de Fustel de Coulanges. Il est d'emblée de plain-pied avec le grand ouvrage de Taine sur la Révolution française.
Certes il pense encore, comme Proudhon ou Renan, comme aujourd'hui le jeune sociologue Emmanuel Todd, que le christianisme touche à sa fin. Mais il sait que les progrès de la science n'empêcheront ni le peuple, ni les doctes, d'adopter les pires croyances, et que l'Histoire est gouvernée par la folie des hommes plus que par la raison. Bien plus lucide sur ces points que son cadet Durkheim.
Le Dr Le Bon était très lu. Prolixe, diffus, mais honnête homme, facile à lire, il savait adapter sa production à l'actualité. Il avait commencé par des ouvrages sur le choléra de 1865, sur la mort apparente et les inhumations prématurées... Pendant la Grande Guerre, il publia coup sur coup deux livres, en décembre 1915 et en décembre 1916, pour répondre aux interrogations du public sur la situation internationale : deux livres qui témoignent de sa capacité de lecture peu commune, et qui ne flattent le lecteur ni par un optimisme ni par un pessimisme outranciers.
#### Deux best-sellers
Avant cette guerre, deux de ses ouvrages furent des best-sellers, qui figuraient au programme de diverses écoles militaires ou policières.
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En 1895, sa *Psychologie des Foules.* Livre de bon sens, que Catherine Rouvier a tort de croire scientifique et génial. Car il n'y a pas d' « accumulations héréditaires », de « stratifications ataviques », dans « l'inconscient » des peuples. Et la loi de Le Bon est vague à souhait, comme nous nous permettons de le souligner : « Lorsque, sous des influences *diverses, un certain nombre* d'hommes se trouvent *momentanément* rassemblés, l'observation démontre (*sic*) qu'à leurs caractères ancestraux s'ajoutent *une série* de caractères nouveaux *fort différents* de ceux de *la race.* »
Gustave Le Bon incluait dans la psychologie des foules les délibérations des jurys d'assises et les comportements des assemblées parlementaires. A ce titre, son œuvre constitue peut-être un jalon entre Taine et Augustin Cochin. Pourtant, républicain conservateur, que la Troisième récompensa par de nombreuses missions outre-mer et par une perception (29, rue Vignon) pour sa retraite en 1907, il ne pourra pas être « récupéré » par Maurras. Car Le Bon, par un reste de conformisme, pensait que le régime parlementaire était malgré tout « la meilleure méthode que les peuples aient encore trouvée pour se gouverner et surtout se soustraire le plus possible au joug des tyrannies personnelles » ; avec plus de subtilité, il défendait le suffrage universel parce que « sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau », parce que « le suffrage des foules traduit souvent les aspirations et les besoins inconscients de la race », enfin parce qu'il possède, en « nos temps d'égalité », « le pouvoir qu'eurent jadis les dogmes chrétiens : orateurs et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que ne connut pas Louis XIV, il faut donc se conduire à son égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux, le temps seul agit sur eux » ([^11]).
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Deuxième best-seller, en 1902 : *Psychologie de l'Éducation.* Le Bon oppose l'éducation britannique du caractère à l'éducation des pays latins, royaumes des peaux d'âne et des têtes trop pleines ([^12]). L'une et l'autre ont été submergées par la scolarisation massive, ce qu'il n'avait pas prévu. Mais il est exact que le système universitaire allemand, par exemple, reste plus empirique que le système français. Il n'y a que dans un pays latin comme la France qu'un ministre peut se fixer pour objectif d'amener 80 % d'une classe d'âge jusqu'au baccalauréat, comme si un diplôme était une fin en soi, un talisman, une Toison d'Or à conquérir. Système générateur, disait Le Bon, « d'intellectuels sans emploi, de lettrés tout juste capables de venir alourdir la masse déjà pléthorique des fonctionnaires ».
#### Prophète ?
Catherine Rouvier prête parfois beaucoup à son héros. Comme tous les barbus du XIX^e^ siècle, il vaticinait volontiers. Après la Grande Guerre, nous dit-elle, « il prévoit la seconde guerre mondiale, le triomphe des dictatures en Europe, les conflits d'Orient, d'Amérique latine, d'Irlande, la propagation du socialisme, la résurgence de l'Islam avec une lucidité qui laisse le lecteur de nos générations émerveillé ».
C'est à la fois dire trop et trop peu. Les vues directrices de Le Bon étaient justes : le rationalisme devait nous apporter l'étatisme ; mais les croyances et les idéologies continueraient à avoir plus de force que les raisonnements.
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De ses prophéties sur les décennies à venir, une partie s'est révélée erronée : les États-Unis n'ont pas annexé l'Amérique du Sud comme il le prévoyait en 1916, et les dictatures ne furent pas celles de « premiers ministres indépendants du parlement et possédant pour un petit nombre d'années fixées d'avance un pouvoir absolu manifesté par des décrets-lois », comme il le pensait vers 1925.
Sur l'instabilité de l'Orient, de l'Irlande ou de l'Amérique latine, rien que de banal ; et même sur l'Islam : « Nous pouvons être certains que le rôle des musulmans dans l'histoire est loin d'être terminé » (1916). Qui n'en eût dit autant ?
Il n'avait prévu ni le développement du terrorisme, ni la civilisation médiatique. Comme tout le monde, il fut surpris par la révolution bolchevique de 1917. Mais il est exact qu'il eut deux intuitions très justes, en 1915, puis 1916 : d'abord qu'il y aurait au moins une seconde guerre européenne (« l'Allemagne ne renoncera qu'après avoir été plusieurs fois vaincue ») ; ensuite que « la science, à force d'augmenter la puissance des engins de destruction arrivera, peut-être, à rendre les guerres sinon impossibles, du moins fort difficiles ».
#### Raciste ?
Catherine Rouvier défend Gustave Le Bon de l'accusation de racisme. Mais elle a tort de lui opposer Gobineau, qui aurait pu écrire lui aussi : « Il n'y a plus de races pures dans les pays civilisés » ; car il pensait que la civilisation comme la décadence commence avec le métissage.
Le Bon jugeait les races d'un point de vue évolutionniste certaines étaient moins avancées que d'autres dans la civilisation. Mais il était hostile au métissage. On débattit beaucoup de sa formule de 1911 : « Les croisements de race enlèvent aux individus toute stabilité, un peuple de métis est ingouvernable. »
Théodore Roosevelt, l'ancien président des États-Unis, de passage à Paris en juin 1914, avait demandé à Gabriel Hanotaux de convier à dîner autour de lui Gustave Le Bon, dont il était un lecteur assidu, le général Mangin, qui avait publié *La Force noire* en 1910, quelques membres de l'Académie des Sciences morales, et Henry Bordeaux.
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Je vous recommande, dans les mémoires de celui-ci, la relation savoureuse de leur conversation, que le président mit tout de suite sur la fameuse formule :
M. Gustave Le Bon soutient son affirmation en citant l'exemple des républiques sud-américaines et du Mexique. M. Hanotaux cite un mot curieux et d'une singulière portée de Livingstone qui avait passé vingt-cinq ans de sa vie parmi les nègres de l'Afrique : sur les trois questions essentielles, disait le fameux explorateur, c'est-à-dire Dieu, la famille, le sentiment amoureux, les nègres ne diffèrent pas des blancs. Cette assimilation provoque diverses protestations, et le *banquet* prend une animation extraordinaire. Y a-t-il un fond humain irréductible que la diversité des races a peu à peu altéré, mais qui se retrouve malgré tout ? La diversité de ce fond humain est-elle au contraire à l'origine des races ? Le général Mangin fait un éloge enthousiaste de la race noire, dont il vante le sens religieux, l'esprit de famille, le dévouement, le courage devant la mort : il se range entièrement, et sans restrictions, à l'avis de Livingstone. M. Le Bon, M. Boutroux, interviennent : M. Le Bon pour combattre directement cet avis, M. Boutroux pour l'appuyer, mais sous la réserve que le développement de l'intelligence et de la civilisation a déterminé des différences qui ont pu paraître irréductibles. Intelligence et civilisation ont pu, d'ailleurs, perfectionner les vices comme les vertus, en sorte que les proportions morales pourraient demeurer.
Imagine-t-on une conversation aussi libre aujourd'hui où l'on se prétend délivré des censures et des préjugés ? Tombée sur l'Irlande, elle rebondit sur la comparaison du catholicisme et du protestantisme :
M. Hanotaux, après avoir avoué ne posséder encore aucune foi religieuse, fait du catholicisme un magnifique éloge. Seul, le catholicisme présente à la fois le caractère d'unité et celui d'universalité. A son avis, l'avenir est au catholicisme qui, peu à peu, attirera les orthodoxes et les protestants : il conquerra le monde et, dans le domaine spirituel, il colonisera une seconde fois l'Angleterre.
Théodore Roosevelt raconte qu'il descend des Huguenots hollandais :
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-- S'ils revenaient, assure-t-il en riant et découvrant ses dents, ils me brûleraient à cause de ma tolérance.
Il déclare, comme un grand bienfait, d'avoir la foi. Mais il n'admet pas qu'on l'impose.
-- C'est l'esprit de l'Église, dit un convive. Elle cherche à conquérir les âmes, non à violenter les consciences, et demande avant tout la bonne volonté. Telle est la doctrine de l'Évangile.
-- L'Évangile est dépassé, proclame M. Le Bon. Il enseigne une religion barbare.
-- On n'a pas trouvé mieux, répond avec un sourire M. d'Haussonville.
Pourtant Le Bon s'obstina à trouver mieux. A quatre-vingt-dix ans, l'année de sa mort, il s'occupait encore de poser les *Bases scientifiques d'une Philosophie de l'Histoire* (titre de son dernier livre). Rien que cela...
Armand Mathieu.
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### Un philosophe du droit à contre-courant : Michel Villey
par Carlos El Hage Chahine
CARLOS EL HAGE CHAHINE est un jeune juriste libanais qui termine actuellement à Paris une thèse sur l'arbitrage en droit international privé. Sa rencontre en 1985 avec l'œuvre de Michel Villey l'a orienté vers le rapport du droit avec la loi naturelle et éternelle, condition de son accord avec la foi catholique, dramatiquement absente de la pensée juridique contemporaine.
LE 24 JUILLET DERNIER, dans l'indifférence quasi générale, décédait un philosophe rebelle dont on a pu dire qu'il « restitue une philosophie originale en ce qu'elle s'abstient de viser l'originalité, anonyme parce que permanente ». Il s'en explique : la vocation du philosophe est de s'affranchir de l'opinion dominante de son époque, à condition, toutefois, de prendre barre sur la pensée d'autres lieux et d'autres époques. Notamment d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin au mépris du reproche « irrémissible » d'être « passéiste », « inactuel ». Le divorce consommé entre droit et justice, laquelle ne renvoie plus qu'à un rêve de liberté, idéal irréalisable, nous impose un retour aux sources, de chercher la racine du mal en amont du fleuve et non en aval. Pour cela une clé : l'histoire de la philosophie du droit. Hélas ! Les juristes ne veulent pas d'histoire ni les historiens de philosophie, les uns par culte de « l'efficacité », les autres par paresse, avec tout de même un parti pris pour la philosophie kantienne.
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Les juristes ont beau se rebiffer devant des considérations qu'ils réputent péjorativement métaphysiques, ils n'en professent pas moins tous, à leur insu ou implicitement, soit un positivisme juridique qui les voue au culte des lois soit un sociologisme qui leur fait aligner le droit sur les faits ou encore quelque doctrine intermédiaire. Confronté au « tohu-bohu des doctrines qui mutuellement s'entre-détruisent » -- on « ne sait plus que « déconstruire » l'un après l'autre tous les systèmes hérités de l'époque moderne, le rationalisme, l'historicisme, le positivisme, le progressisme » -- l'envie est de « chercher ailleurs ».
Et c'est à la philosophie, autrefois nommée « architectonique », de déterminer l'objet du droit, ses fins et ses moyens spécifiques, de distribuer à chaque science son domaine.
Inséparable de la philosophie, sans laquelle elle est condamnée à être inexacte, est l'histoire des structures linguistiques dans lesquelles ont pu se couler à travers les âges les pensées humaines. L'ayant ignoré, les Romanistes en sont venus à falsifier le droit romain, le vidant de sa substance, de ce qu'il a de permanent, à savoir sa méthode, son langage, ses concepts et principes généraux pour n'y puiser que des solutions mortes liées aux contingences de l'histoire. Aussi ont-ils commis d'énormes contresens en donnant à des notions telles que DROITS RÉELS, DROITS PERSONNELS, PROPRIÉTÉ, CONTRAT, des acceptions correspondant à l'usage codé par Kant, toutes empruntées aux catégories de la philosophie individualiste moderne. Or nous n'avons aucune chance de ressaisir la science juridique des Romains si ce n'est à l'aide des systèmes philosophiques reçus en leur temps, spécialement de la philosophie du droit d'Aristote. « Je me hasarde à suggérer, observe Villey avec un brin de sarcasme, que les juristes romains n'avaient pas lu Hobbes ni Descartes. Nous sommes imbus de philosophie kantienne, ils en étaient indemnes. »
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Voici venu le moment de choisir entre les diverses philosophies du droit comme Diogène avec sa lanterne cherchait un homme. Car, « toute révérence faite au principe de neutralité, ce néant de pensée où se complaisent les positivistes..., de notre point de vue il est apparu que ces philosophies entre elles n'étaient point ÉGALES ».
Là encore se révèlent irremplaçables les services rendus par l'histoire, une histoire qui n'est pas « une fin en soi ». Les fondateurs de l'histoire scientifique du XIX^e^ siècle font fausse route qui s'imaginent pouvoir reconstruire, sur le modèle des sciences physiques, tout le passé : recueil et contrôle des faits, accumulation des données que l'on se propose de mettre en lois. L'histoire intégrale est impossible ; et fatal pour l'histoire l'historicisme. Car « le passé ne se laisse pas sans violence couper du présent ». La vocation de l'historien de la philosophie du droit est de « reconnaître les principales philosophies possibles de la science du droit afin de discerner quelle est la meilleure... d'en extraire des vérités intemporelles qui puissent encore être fécondes ; et par là restituer à l'histoire son actualité ». Comme jadis Hérodote, Plutarque, Thucydide puisaient dans l'histoire des modèles politiques ou de conduite morale.
A quoi bon, diriez-vous ? Il n'y a que des avantages à parler un langage correct exempt de contradictions et de confusions. Jugez-en par les apories auxquelles conduit le langage subjectiviste moderne qui a fabriqué la notion de droit subjectif conçu comme pouvoir, *faculté* inhérente à la personne humaine. Résultat : « les droits de l'homme, infinis, attribués à tous ont pour inconvénient qu'ils ne sont jamais exercés que par quelques-uns, aux dépens des autres ». Au service de la cause des Stuart, Hobbes qui fut le père fondateur des « droits de l'homme » en a tiré la toute-puissance du roi. Avec Locke, adversaire du régime des Stuart, ils passent au service des sujets. Non point de tous. Mais de ceux-là seuls du côté de qui il était engagé. Ils ont signifié la domination politique de la classe bourgeoise. Contre ces droits « formels » furent conçus les droits « substantiels » au bonheur, à la santé, à la culture... qui ont abouti à la construction de l'État socialiste. Il n'est pas jusqu'aux « démocraties socialistes » qui ne se glorifient d'avoir leur propre catalogue de « droits de l'homme ».
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« Cela donne envie de chercher ailleurs, et pourquoi pas, dans la tradition aristotélicienne-thomiste. » Car double est son avantage : *d'abord* de ne pas se laisser imposer la problématique de Kelsen, Ross ou Kant depuis lesquels beaucoup étaient persuadés qu'on ne pourrait plus rien penser à la manière d'Aristote. « On ne se lasse pas de démolir Kelsen, mais toujours à partir de Kelsen » *; ensuite* d'échapper au grief fait aux créateurs des systèmes juridiques modernes d'avoir plaqué sur le droit un langage, des dogmes, des méthodes, non pas du tout privés de valeur mais arrachés à d'autres sphères de l'expérience : la religion, la morale, les sciences.
Nous venons de voir avec « l'histoire scientifique » les méfaits d'une transposition dans le domaine de l'histoire d'un langage approprié aux sciences physiques mais impropre à l'histoire. Avec le positivisme scientifique et le sociologisme juridique c'est le triomphe du fait, lequel est érigé en droit -- « law as a fact » (titre d'un ouvrage d'Olivecrona). Parce que l'avortement est, en fait, entré dans nos mœurs -- fait scientifiquement observable -- on le déclare légitime.
C'est encore par une mixture de pensée biblique et de vocabulaire romain que va se pratiquer la confusion entre JUS et LEX. Un tel abus de langage est lourd de conséquences puisqu'il va conduire à porter au crédit du JUS ce que les Pères de l'Église avaient dit de la LOI MORALE.
Toute la doctrine moderne porte la trace de ces malentendus. « On nous a gratifiés d'ouvrages sur le communisme de saint Basile, ou la position de saint Jean Chrysostome touchant le régime capitaliste. Mais ils sont les fruits d'une erreur d'interprétation. »
Il n'est pas jusqu'à notre notion de LOI : règle de conduite, qui ne soit contaminée par une théologie récente, notamment occamienne, dont l'infiltration dans le droit est principalement due à la seconde scolastique espagnole qui se dit thomiste alors qu'elle est, selon le témoignage d'Étienne Gilson, à une énorme distance de la pensée de saint Thomas.
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***Définition du droit par sa fin***
Qu'est donc le droit ? Deux distinctions dues à Aristote sont ici fondamentales, en relation avec la notion de justice (dikaiosunê) : *en premier lieu* celle qui intervient entre la « justice générale » dite aussi « légale », laquelle est une activité conforme à la loi morale ; or la loi morale commande la somme des vertus ; d'où encore sa qualification de « justice universelle » ; et, d'autre part, la « justice particulière » qu'on oppose plus spécifiquement aux trois autres vertus cardinales : la force, la prudence et la tempérance. Quelle est sa finalité, à quoi vise l'homme juste, (dikaios), au sens de la justice particulière ? A ne pas détenir plus que sa part ni moins que sa part ; à ce que « chacun ait le sien ». Une pareille tâche ne peut incomber aux particuliers. C'est pourquoi, lorsqu'il y a contestation, on a recours au juge (diskatès). L'analyse de la justice particulière nous conduit à la définition de l'art juridique : attribuer à chacun ce qui lui est dû, *suum cuique tribuere.*
Les mots *droit* en français, *jus* en latin peuvent en effet désigner l'art du droit.
Mais au sens propre, majeur du terme, le « droit » apparaît comme une *chose* pourvue d'une existence propre qui est l'objet des recherches du juriste. C'est la traduction du grec *to dikaion* parent mais distinct du terme *dikaiosunê :* justice. Les Romains de l'époque classique l'ont certainement traduit par jus.
Le terme *dikaion* est un neutre, de même qu'en latin *justum* qui est proche de *jus.*
Mais là où le grec dispose de deux termes phonétiquement distincts : dikaios pour l'homme ou la femme *juste,* en qui se réalise la vertu de justice, to dikaion pour la *chose juste,* le français n'en possède qu'un seul pour exprimer à la fois le « juste » au neutre (la chose qui est juste) et l'adjectif masculin ou féminin (homme ou la femme juste). D'où, *en second lieu,* la distinction entre la vertu subjective de l'homme *juste* (diskaios), vertu résidant dans le sujet, et le *juste* au neutre (dikaion), réalité extérieure, « dans les choses », *in re,* qui est cet *objet :* la bonne proportion entre les biens et les charges distribués dans un groupe social, où tendront les efforts du juge, *dikastès.*
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Ainsi par exemple la vertu de tempérance est un juste milieu qui réside dans un sujet invité à ne verser ni dans un excès d'ivrognerie ni dans celui d'abstinence. Il en est de même de celui qui réalise en lui-même la vertu de justice particulière, en n'étant ni trop avide d'accroître sa part ni trop lâche à faire valoir ses droits. Autre cependant est le dikaion, réalité objective où le milieu réside « dans les choses » réparties dans une communauté sociale, l' « *id quod justum est* » comme le dit le jurisconsulte Paul et le définit saint Thomas.
Avec Aristote nous voyons le droit émerger comme science autonome sans pour autant rompre ses liens avec la morale. Tandis que la morale dicte, sur le mode impératif, des conduites justes, celles de l'homme juste (dikaios), l'art juridique quant à lui s'attache à énoncer, à l'indicatif, le dikaion, en quoi consiste le juste partage, la bonne mesure des biens et des charges. Le droit pénal n'a pas pour objet de *prohiber* l'homicide, le vol, l'adultère, l'avortement ; ces interdictions relèvent de la morale ; le code pénal précise le *tarif,* un jury répartit à chacun la *peine* qui lui revient.
Minuties inutiles ? C'est pourtant la condition nécessaire pour sortir le langage du droit de la confusion où il se trouve. Nous venons de voir, à propos de la notion de « droits de l'homme », les conséquences funestes qu'un abus de langage peut produire. Ayant ignoré que le droit est un *rapport,* entre une pluralité de personnes, on a prétendu déduire ce rapport d'un seul de ses termes, ce qui est une aberration logique.
Juste rapport, bonne proportion dans les choses réparties entre plusieurs personnes, le droit apparaît comme un « étant » d'espèce relationnelle, une harmonie dans le partage : *suum cuique tribuere.* Sa fin spécifique, est le juste : une valeur « d'ensemble ». Non pas le bien-être de l'individu dont il serait l'intendant selon la philosophie individualiste moderne héritée du nominalisme, ni les intérêts collectifs de la société, de la croissance ou du progrès. Le droit ne poursuit aucune utilité particulière. Il arbitre des utilités. Aussi faut-il apprendre à dissocier de la politique et de l'économie l'art du droit.
Que le droit puisse être *défini* par sa fin est aujourd'hui un anachronisme. Sous les assauts répétés du scientisme les causes finales furent exclues des programmes de sciences et leur mort proclamée.
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Il ne sert à rien de les connaître. Il subsiste certes dans notre subconscient un lien entre droit et justice mais celle-ci n'évoque plus qu'un idéal, un rêve paradisiaque, point une réalité quotidienne. La science n'a d'yeux que pour les causes efficientes, les systèmes de relations d'antécédent à conséquent, dont elle établira les lois permettant de construire des machines, et de prévoir le futur. Ainsi Hobbes explique la *genèse* de l'État à partir de ces causes efficientes que sont les volontés de conservation des individus.
Au crédit de la philosophie classique se trouve être la seule définition tenable du droit, celle qui tient compte de sa *fin.* A quoi il faut ajouter sa non moins célèbre doctrine des sources du droit, c'est-à-dire du « droit naturel ».
Aux chapitres des sources du droit, tous les manuels de droit énumèrent la loi, en premier. Pourtant si nous considérons toutes les étapes parcourues par une loi avant d'être votée, force est de constater qu'elle est un *aboutissement,* un *résultat* plutôt qu'une source. Encore une disconvenance entre le discours et la réalité juridique. Combien plus réaliste et plus pénétrante à cet égard est l'analyse aristotélicienne du « droit naturel », mais aussi plus complexe et difficile à saisir. Aussi prenons-y garde. Il ne s'agit nullement de ses contrefaçons produites au fil des siècles, notamment le droit naturel, en fait rationnel, qui serait *déduit* des préceptes immuables de notre raison, ou, ce qui revient au même, d'une définition abstraite de la « nature de l'homme » individuel qui situerait la source de la *norme* dans la volonté, même arbitraire de l'homme, telle qu'exprimée dans le Contrat social.
Aristote extrait sa doctrine à partir de l'observation de la nature, mais d'une observation intégrale. Dans le monde extérieur il perçoit non seulement une poussière d'individus, mais encore, entre ces substances individuelles, des *relations* harmonieuses qui sont constitutives d'un ordre. L'observation réaliste ne révèle jamais d'homme indépendant, à la manière de Robinson, mais des groupes organisés : au-dessus de la famille, la cité. « Il n'est pas nécessaire d'attendre que les politiciens aient cogité des « modèles » utopiques de « société » pour que nos sociétés fonctionnent. » Une force commune qui nous dépasse, et non la « nature de l'homme » individuel, nous pousse à former des communautés. C'est le « *dikaion phusikon* »*,* « droit naturel », né spontanément, comme une plante, non point d'un projet volontaire des hommes. Il n'est pas un effet de *l'art,* un *artefact.*
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Reste que ce droit naturel est imparfait, multiforme. Car la nature est toujours mouvante. La Physique d'Aristote est axée sur le changement. L'être naturel n'est pas un *fait* (scientifique) déjà accompli (*factum*)*,* saisissable une fois mort, mais un être vivant, en tension permanente d'un état à l'autre, de la « puissance » à « l'acte » et réciproquement. Pour Aristote le dynamisme des choses ne va pas sans une *fin : telos,* qui est aussi leur « forme » parfaite ; mais à laquelle elles ne font que *tendre.* Car il s'en faut que ce qui est « puissance » accède habituellement à l' « acte ». En pratique elles manquent le sommet, se laissent glisser sur la pente de l'un ou de l'autre versant. Beaucoup d'hommes sont lâches ou téméraires, très peu ont le vrai courage. De telle graine il se peut ou non que sorte une fleur. Il en va de même pour le droit naturel : le bon partage des biens et des charges extérieures *tend* à se réaliser dans la cité. Il est rare qu'il y parvienne.
Aussi a-t-il cette faiblesse d'être *latent,* caché dans les choses, *non écrit,* indistinct. C'est alors qu'appartient à l'homme en tant que partie de la nature, participant à son œuvre, de la parachever. A l'aide de sa faculté propre qui est d'être (en puissance) rationnel, il discernera dans le spectacle de la nature l'ordre auquel elle tend. Il traduira en formules écrites le droit naturel et, devant ce qu'il a d'indistinct et d'inachevé, il le complétera. D'où cette seconde espèce de droit qu'Aristote nomme « conventionnel », « légal » (*nomikon*)*,* « positif » en français, de *ponere :* poser (par l'homme). Mais détail de la plus haute importance : au regard du droit naturel, le droit positif apparaît comme second, dépendant, complémentaire. En aucune façon créé « ex nihilo ».
Aujourd'hui nous éprouvons la plus grande difficulté à saisir une telle doctrine. Parce qu'élevés au dualisme cartésien divisant le monde en deux catégories : la matière inerte (à laquelle on réduit la nature) et l'esprit, nous souscrivons sans réserve au caractère radicalement antinomique du droit naturel et du droit positif. Kelsen balayait d'un revers de main le droit naturel arguant de l'impossibilité logique que de « l'être » se pût extraire un « devoir-être ». « Nous sommes dressés à concevoir, séparé du monde des choses, un monde des valeurs. »
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La norme trouve son siège dans l'esprit, ou alors, avec l'école sociologique, émigre vers la région opposée pour se confondre avec le fait. Ce qui s'appelle passer de Charybde en Scylla.
L'ancienne philosophie classique occupe une position médiane à cheval entre ces deux mondes conceptuels. Elle n'oppose à l' « être » le « devoir-être » ni ne le réduit à n'importe quel fait. Au sein de la nature elle perçoit de la valeur. « *Bonum est in re* », « *ens et bonum convertuntur* », deux formules qu'on relève chez saint Thomas et qui signent que le Bien et le Beau sont inhérents au réel lui-même. Le Telos : la fin vers laquelle *tendent* les choses naturelles, est Bien ; il fait partie intégrante de l'être. Cela s'observe : le germe produit un arbre, des fleurs et des fruits. Même si l'être naturel devait ensuite se corrompre et mourir ou ne jamais atteindre cet accomplissement total, « le botaniste n'hésite pas à considérer dans la plante son harmonie, sa perfection, à distinguer une fleur parfaite d'une pousse avortée ou malade ; le zoologue discerne un organisme sain d'un monstre ».
Le bien est plénitude de réalisation de l'être tandis que le mal est un manque d'être. Une plante qui ne s'est pas épanouie n'a pas accédé à la plénitude d'existence inscrite dans son programme.
Pour la philosophie classique, la justice n'est pas rêve d'un monde idyllique seulement situé dans l'idéal mais se lit *dans les choses ;* et le droit « cela qui est juste » immanent dans le monde.
Il est évident qu'une observation intégrale de la nature implique un choix, une hiérarchie entre ses produits plus ou moins sains, un jugement sur leur valeur. Aussi les juristes romains ont-ils tiré la science du droit de « l'observation du meilleur mode de vie romain, des modèles les plus justes, les plus réussis, non des familles dégénérées ou des sociétés de maquignons ».
Cela implique évidemment une méthode, une logique. Car on ne peut pousser plus avant la comparaison avec la plante ou l'animal qui réalisent effectivement leurs finalités naturelles. Si l'homme, en tant qu'il participe du genre animal, obéit aux lois de sa nature *instinctivement,* reste qu'il leur obéira encore, pour partie *rationnellement.* Car il a le privilège redoutable d'être libre, c'est-à-dire de pouvoir s'écarter du plan de la nature.
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Ainsi les hommes et les groupes humains réalisent rarement leur nature, et jamais peut-être n'y ont absolument atteint. Il n'empêche que par l'observation nous nous efforcerons de *discerner* parmi les institutions et les activités des hommes celles qui ont le moins dévié de la nature, qui sont le plus conformes à ses desseins et qui nous serviront de modèles.
« Les sources du droit romain classique ne sont intelligibles, remarque Michel Villey, qu'à partir du schéma classique du droit naturel. » Les jurisprudents reconnaissent eux-mêmes leur adhésion à la méthode du droit naturel : la jurisprudence, dit Ulpien, est d'abord *notitia rerum : connaissance des choses.* « Au nom de quoi, ajoute Villey, récuser leur aveu exprès ? » Les jurisconsultes romains, de même d'ailleurs que ceux du Moyen Age, pratiquent une méthode casuistique, qui part de l'observation de la chose, capables de puiser la solution, le droit dans la nature plutôt qu'à partir de la norme (D.50.17.1, *jus non a regula sumatur, sed a jure, quod est, regula fiat :* il ne faut pas que le droit soit tiré de la règle mais que du droit existant soit tirée la norme). Elle part humblement des opinions existantes sur l'espèce de cas discuté, dont les autorités doctrinales, les avis des jurisconsultes, et même une bonne partie des lois, et les confronte selon le mode dialectique, non par la voie d'un logicien solitaire. Encore aujourd'hui l'art judiciaire est inconcevable lors d'un débat contradictoire : « Audiatur et altera pars. »
Le défaut de la pensée juridique moderne est de vouloir coûte que coûte faire œuvre scientifique. Positivistes et jusnaturalistes « sont issus de la même hantise de fonder le droit axiomatiquement ».
Ainsi Hobbes, féru d'Euclide, enfiévré de démonstration, suivra la méthode « résolutive-compositive » apprise auprès de Galilée. De même que le mathématicien construit des figures à partir de lignes, de même le savant commence par réduire la réalité par voie d'analyse en éléments simples puis la reconstruit par synthèse. Le Léviathan est un modèle de construction géométrique bâti sur un amoncellement de mythes, prenant pour hypothèse un « état de nature » fait d'une poussière d'hommes isolés -- Hobbes est imprégné de logique occamienne -- jouissant chacun d'une liberté illimitée.
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Pareillement l'école dite de droit naturel fonde sa théorie sur une idée de la « nature de l'homme » où est mise en relief sa sociabilité. D'où seront déduits les devoirs à accomplir par l'homme pour maintenir la cohésion sociale. Un tel enseignement avait moins trait au droit qu'à la philosophie morale.
Pour avoir usé de syllogisme scientifique et de déduction rigoureuse, il arriva que le raisonnement juridique des modernes passât pour scientifique. En réalité il se déployait dans le vide reposant sur des postulats arbitraires ou fictifs. Au départ, lui manquaient des prémisses certaines, fixes, nécessaires au discours des « sciences exactes ». Ce qui n'est pas le cas du droit en proie au changement.
Les Romains, et pendant longtemps l'Europe, ont pratiqué une méthode plus modeste, tâtonnante, faillible, aboutissant à des résultats précaires ; conscients qu'à chaque discipline correspondait un mode de connaissance différent, à chaque question son degré de certitude.
Au lieu de quoi, observe Michel Villey, les scientistes modernes « se promènent dans leurs « sciences humaines » avec des instruments logiques inappropriés, à la manière d'un éléphant dans un magasin de porcelaine ». Et d'ajouter que « le mépris pour les connaissances approximatives est le début de la barbarie scientifique ».
Verra-t-on renaître un jour la science juridique telle qu'elle a été définie par les Romains de l'époque classique, assumée par saint Thomas ; aux sources de laquelle a puisé l'Europe pendant huit siècles de culture romaniste ininterrompue ? Tout dépend, répond en substance Michel Villey, de notre aptitude à mener une réflexion critique.
La doctrine de Michel Villey me paraît aujourd'hui plus actuelle que jamais. Il a eu le mérite de déceler le vice qui infecte la pensée juridique moderne et l'entraîne à la dérive. Il lui oppose une doctrine plus ancienne, « de toutes la plus classique », revendiquant plusieurs titres à l'actualité ; laquelle, « au reste, a été reprise à tant d'époques différentes et n'est as nécessairement liée au nom mal famé du vieil Aristote ».
105:328
J'ajouterai que pour un catholique il est encore une raison suréminente de ne plus l'ignorer. Rappelant que la foi chrétienne a permis à saint Thomas d'accueillir dans sa synthèse les principes -- d'origine profane -- du droit romain en raison de leur accord avec la loi éternelle, il dénonce comme la chose la plus contraire au principe du respect de cette loi, qui est une exigence de la foi chrétienne, ce qu'il appelle par endroits un « cléricalisme de laïcs », lequel au nom de la Raison humaine non seulement s'est affranchi du contrôle de la foi chrétienne mais encore en a usurpé les privilèges, cette autorité absolue que saint Thomas réservait au dogme. Ainsi dans le système de Hobbes, l'Homme, disposant dans l' « état de nature » d'une liberté absolue, ce fameux « droit de l'homme » est devenu l'auteur de l'ordre juridique ; qu'il construit librement. Nous vérifions tous les jours combien un tel mythe nous est familier et vivace son influence sur nos horizons intellectuels. Or, ajoute Villey, « constituer un ordre social sur la base des « droits de l'homme », comme si n'existait aucun ordre au-dessus des individus, revient à nier cette loi éternelle, à laquelle était suspendue la doctrine de saint Thomas ».
Carlos El Hage Chahine.
*Principaux ouvrages de l'auteur :*
*La Croisade, thèse pour le doctorat en droit,* Caen, 1962.
*Leçons d'Histoire de la Philosophie du Droit,* Dalloz, 1962.
*Seize Essais de Philosophie du Droit,* Dalloz, 1969.
*La Formation de la Pensée Juridique Moderne,* Mont-Chrestien, 1975.
*Critique de la Pensée Juridique Moderne,* Dalloz, 1976.
*Le Droit Romain,* Que Sais-Je ? PUF, 1979.
*Philosophie du Droit,*
Tome I : *Définitions et Fins du Droit,* Dalloz, 3^e^ éd., 1982.
Tome II : *Les Moyens du Droit,* Dalloz, 1980.
*Le Droit et les Droits de l'Homme,* PUF, 1983.
*Questions de saint Thomas sur le Droit et la Politique,* PUF, 1987.
106:328
### Saint Sébastien et saint Fabien, martyrs
par Jean Crété
LE 20 JANVIER, nous célébrons le martyre de saint Sébastien. Mais sa fête est unie à celle de saint Fabien, déjà dans un calendrier de 336 ; nous ne séparerons pas ceux que l'Église a depuis si longtemps unis.
Saint Fabien, né à Rome, succéda comme pape à saint Antère en 236, sous le règne de Maximin. Son pontificat dura quatorze ans et fut un des plus actifs du III^e^ siècle. Il répartit les quartiers de Rome entre sept diacres qui devaient prendre soin des pauvres, et il chargea sept sous-diacres de recueillir les actes des martyrs. Nous voyons que le sous-diaconat, si malheureusement supprimé par Paul VI, existait au III^e^ siècle et sans doute depuis déjà longtemps.
107:328
Il décida que le saint chrême serait consacré, chaque année, au cours de la messe du jeudi saint. Il fut une des premières victimes de la persécution de Dèce le 20 janvier 250. Saint Cyprien écrit que son martyre fut le glorieux couronnement de sa vie apostolique.
Saint Sébastien était né d'un père originaire de Narbonne et d'une mère milanaise. Saint Ambroise nous a laissé un récit de sa vie.
Il devint centurion de la légion prétorienne sous l'empereur Dioclétien, et en faveur auprès de lui. Chrétien, mais en secret, il en profitait pour apporter son aide aux chrétiens persécutés. Il assista en particulier les saints Marc et Marcellien, prisonniers à Rome, confiés à la garde de Nicostrate. L'épouse de celui-ci, Zoé, avait perdu l'usage de la voix. Sébastien la guérit. Dioclétien apprit ainsi que Sébastien était chrétien. Il lui en fit le reproche et tenta de le séduire par tous les moyens. N'y arrivant pas, il le fit attacher à un poteau et percer de flèches. On le croyait mort. Une pieuse femme, Irène, le fit enlever pour l'ensevelir. S'apercevant qu'il vivait encore, elle le soigna et il se rétablit.
Il se présenta à Dioclétien et lui reprocha son impiété. L'empereur, d'abord saisi de stupeur de voir vivant celui qu'il croyait mort, le fit arrêter et battre de verges jusqu'à la mort.
Il fit jeter son corps dans un égout. Une chrétienne, Lucine, avertie en songe, vint prendre son corps et l'ensevelit aux catacombes. Une église dédiée à saint Sébastien fut, par la suite, élevée en ce lieu. En 680, Rome étant ravagée par la peste, on invoqua saint Sébastien, et la peste cessa. Il s'ensuivit un accroissement du culte des saints Fabien et Sébastien, surtout à Rome.
Jean Crété.
108:328
### Péguy poète de la Chrétienté
« *La dent de Chrétienté ne lâche pas\
le cœur qu'elle a mordu.* » (in Clio)
LES JEUNES GENS qui ont cheminé sur la route de Chartres au mois de mai dernier ont-ils saisi autant que leurs aînés combien, chaque année, planait sur le pèlerinage de Pentecôte la présence spirituelle de Charles Péguy ? Ont-ils réalisé quel lien de parenté les unissait à lui et quel bienfait leur apporterait une connaissance plus approfondie de son œuvre ?
109:328
Je voudrais mettre quelque peu en lumière ce lien de parenté.
Nul autre que Charles Péguy n'aura évoqué avec autant de profondeur la dignité de l'ordre temporel selon la pensée éternelle de Dieu et dans les accidents de l'histoire. Une puissante inspiration le faisait pénétrer avec aisance au cœur de la réalité de deux grands mystères : la Création et l'Incarnation. Le début d'*Ève* est un chant en l'honneur des premiers jours de l'humanité encore dans l'état d'innocence, où le poète, enveloppant d'un regard le déroulement des siècles, aperçoit, comme par avance, ce qui fera le charme et la bonhomie familière d'un univers de chrétienté :
*Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel*
*Regardait ce que c'est que la fleur d'un jeune âge.*
*Et père, il regardait d'un regard paternel*
*Le monde rassemblé comme un humble village.*
A partir de cette inspiration première, Charles Péguy bâtit une œuvre de grande portée où, dans une incroyable nouveauté d'expression, se donnent libre cours son rire enfantin, son style vif et direct, ses colères et ses indignations, une tendresse aussi, mêlée soudain à de grandes affirmations solennelles. Mais ce que l'on retrouve partout à travers cette œuvre immense, c'est un éloge grave, insistant de ce qui fait la beauté et la dignité de l'ordre temporel. Et ce ne sera pas l'un de ses moindres mérites que d'avoir donné sa vie pour cela même qu'il avait chanté. Ne s'est-il pas dépeint lui-même dans le soldat romain *qui a mesuré la terre pour les deux seuls grands héritages de l'homme, pour la philosophie et pour la foi ?* Ce qu'il découvre, il semble que jamais personne ne l'avait si puissamment exprimé : « *Ce qui est infiniment plus saisissant,* dit-il, *c'est ce besoin incroyable du temporel qui a été laissé au spirituel, cette incapacité absolue du spirituel de se passer du temporel.* (*...*) *Le temporel fournit la souche ; et si le spirituel veut vivre, s'il veut continuer, s'il veut fleurir, s'il veut fructifier, le spirituel est forcé des y insérer.* »
110:328
Péguy, écrivain solitaire, sans antécédent comme sans héritier direct, a tracé en terre française un sillon étroit et profond. Combien de fois les frères Charlier nous ont-ils fait admirer cette écriture lisse, rivée à l'essentiel, au service d'une pensée allant et venant inlassablement de la terre au ciel, *dans le mouvement d'une prose puissante et nue !* Cette alliance jamais démentie avec les saisons, avec l'esprit des temps antiques, avec les saints de France et les métiers des hommes, a donné au poète-soldat une joie et une certitude, une assise, une force indéracinable. A tel point qu'on pourrait tirer de son œuvre en prose des phrases qui, même segmentées, acquièrent une autorité et une profondeur qui les font tenir pour ainsi dire debout, toutes droites, solitaires comme des maximes.
Dans *Victor Marie Comte Hugo :*
« Le temporel est le terroir, le terreau de l'éternel.
« Tout éternel est tenu de prendre une inscription charnelle.
« L'empire romain, charpente charnelle du monde chrétien.
« Devenir classique, c'est détester toute surcharge.
« La sainteté, recoupant l'héroïsme, atteint la grandeur suprême.
« Immense danger de la sainteté en l'air : il faut qu'une sainteté monte de la terre. »
Dans *Note conjointe :*
« Monde antique, monde chrétien, leurs sorts sont liés : la greffe de Jésus sur la race française.
« Les admirables duels de courtoisie dans Polyeucte ;
« La cité antique, préfiguration temporelle de la cité de Dieu. »
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Dans *Situation faite :*
« Cette immense Beauce, cet océan des blés. Rien n'y défigure la terre essentielle.
« Plateau où règne un soleil royal.
« Paris, ville de la plus royale solitude.
« La Loire, fleuve qui chante le poème de la solitude. »
Dans *Clio *:
« La dent de chrétienté ne lâche pas le cœur qu'elle a mordu.
« Le plus beau dans Homère : les jeunes hommes morts au combat.
« Ce qu'il y a peut-être de plus grand dans ce monde, c'est d'être tranché dans sa fleur, de périr inachevé ; de mourir jeune dans un combat militaire.
« Rien n'est aussi pur que l'hospitalité antique.
« La réelle religion antique : la religion des hôtes. Rien n'était aussi sacré que la cité, le foyer antique. »
Dans *Les Saints-Innocents :*
« Les saints : ils marchent en tête, suivis du cortège des pécheurs. Le saint ne crie pas haro sur le pécheur.
« La sainteté de saint Louis, franche, terrienne, de belle race.
« Le bel agenouillement d'un homme libre. »
Dans *Fernand Laudet :*
« La parole de Dieu : grave en hébreu, plus intelligente en grec, en latin éternelle.
« Pérennité charnelle des paroles éternelles.
« Toute tentative de contamination de la culture est grave.
« Il y a une destination profonde de la culture pourra foi.
« Les croisades cherchées par nos pères chez les infidèles ont reflué chez nous.
« Recommencer tout le temps, c'est la voie de la chrétienté.
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« Rien n'est aussi beau que le courage dans la solitude.
« La chrétienté moderne a une beauté propre, une beauté de femme héroïque. Une sorte de grande beauté tragique de femme qui garde une forteresse. Une de ces tragiques châtelaines qui gardaient le château pour le Seigneur, pour le Maître, pour l'Époux.
« Nos fidélités modernes, indemnes après trois siècles d'épreuves, finissent par faire un beau monument, par élever un beau monument à la face de Dieu. »
\*\*\*
En somme, Charles Péguy n'a fait que résumer en lui-même et dans son œuvre l'admirable synthèse médiévale opérée entre l'humain et le divin, entre la Création et la Rédemption, entre les vertus naturelles et leur achèvement théologal. Mais la gratitude que nous lui devons ne s'arrête pas là.
Avoir dit le Vrai à une certaine profondeur, et à contre-courant, est déjà un immense bienfait. Un bienfait auquel ont d'ailleurs participé au début du siècle toute une pléiade de grands esprits. Saluons Chesterton, Massis, Pourrat, Thibon, De Corte, Salleron, les Charlier. Mais nous réservons à Charles Péguy une autre part de notre gratitude. Nous lui devons d'avoir chanté sa vision et d'avoir inscrit ce chant dans une œuvre poétique d'inspiration nationale de grande allure, au rythme large, liturgique et incantatoire, capable de fixer l'imagination et la sensibilité des générations montantes. Qui n'a pas entendu des Canadiens français ou des Chrétiens du Liban réciter
*Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles*
*Couchés dessus le sol à la face de Dieu.*
*Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu*
*Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.*
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ignorera toujours le pouvoir du rythme et de l'image sur une sensibilité d'enfant. Henri Charlier raconte dans les souvenirs sur Péguy l'événement que fut pour lui la parution d'*Ève* dans les *Cahiers de la Quinzaine,* et le choc qu'en avait été pour lui la première lecture : « Imaginez, nous disait-il, la clarté du jour, lorsque la bande de l'imprimé que vous déchirez s'ouvre sur ces mots inconnus de tous encore : « *Ô Mère, ensevelie hors du premier jardin...* »
La place de Charles Péguy dans l'histoire de notre littérature restera celle d'un poète qui aura chanté, sur un mode qui n'appartient qu'à lui, l'honneur très pur de la création ; celle d'un penseur unique qui aura discerné et salué en termes inoubliables l'articulation secrète de la nature et de la grâce, cette *mystérieuse greffe,* comme il l'appelle, cette *sainteté qui monte de la terre.* En redécouvrant Jeanne d'Arc, en réconciliant le droit du sol et le droit du Ciel, la terre de France et la royauté du Seigneur Jésus, Péguy mérite par excellence d'être appelé le poète de la chrétienté.
Fr. Gérard OSB.
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## NOTES CRITIQUES
### De beaux livres...... pour Noël
*Chaque année, avant Noël, dans notre numéro de novembre et dans celui de décembre, France Beaucoudray nous alerte sur les bons et sur les mauvais livres, destinés aux enfants.*
*Cette année, en raison de la décomposition socialiste des services publics, notre numéro de* « *novembre* » *n'est arrivé qu'en décembre, ce qui nous a conduit à faire le présent numéro* « *décembre janvier* » *qui ne paraîtra qu'après Noël.*
*Mais il y aura encore, malgré tout, des fêtes, et des occasions d'offrir des livres.*
Vers 5 heures, le soir de Noël, il y a un moment où l'on flotte. La famille est partie et dans la pièce tiède les petits reprennent leur cadeau et le caressent. C'est l'heure des histoires, c'est l'heure des livres d'images.
*Qui veut jouer avec nous ?* crie le cheval à bascule sur cette couverture. Le chien est déjà sur son dos, ses oreilles dans le vent, prêt à l'aventure. Les matous et les lapins à roulettes sont d'accord et jouent à pleines pages. Les oursons en robes à fleurs, les panthères en collier rouge, ondoient en rondes, en grappes, en joyeux compères à travers cet album en beau carton glacé.
115:328
Qui est le plus joli ? Qui est le mieux dessiné ? Qui a la plus belle couleur ? Allez savoir ! C'est un album qui *emporte le morceau* avec une verve de pinceau pour dire le mouvement des bêtes familières. (*Qui veut jouer avec nous ?,* images d'Élisabeth Ivanovsky, 12 pages, 1988, 32 frs, éditions Gautier-Languereau, collection : « Les premiers albums », 3 à 6 ans.)
*Quel temps fait-il ?* demande cet autre album pour ceux qui aiment savoir comment marche le monde. Ici, tout à trac la pluie tombe et le vent se lève, le ciel se déchire sur un bel éclairage. C'est étonnant comme l'auteur a su peindre les lumières violentes qui fracassent un ciel en mouvement. L'eau, le vent, les nuages, nous sont redonnés ici avec la vision d'un artiste subtil. Et ce sont bien les paysages de France. Marthe Seguin-Fontès a saisi l'âme des orages d'ici, lorsque d'aventure l'averse inonde la campagne. Elle sait les brouillards et le tulle gris doux dont ils voilent les routes. Les images, mesurées, précises retiennent l'attention enfantine et le texte explique : les mystères de l'hygromètre n'en sont plus ; les cristaux de neige dévoilent leurs formes élégantes ; les paratonnerres pour nous n'ont plus de secrets. C'est exactement ce qu'il faut. Découvrir le monde à travers un *beau* livre marque une enfance. Le style, lui, est simple et facile. C'est une réussite cette affaire-là. (*Quel temps fait-il ?* Marthe Seguin-Fontès, éditions Gautier-Languereau, collection : « La pluie et le beau temps », 32 pages, 1988, 35 frs, 10-11 ans.)
Assis en rond au pied de la crèche c'est surtout un conte de Noël que les petits attendent. Le conte des *Sept santons* renoue pour eux avec la tradition des Noëls à merveilles. Le petit ventre plein de gâteau ils écouteront en souriant. Pour être oie on n'en tient pas moins à ses plumes, et finir en rôti terrorise les cochons gros de leurs personnes. C'est ainsi que sept bêtes, rondes à point en ces dangereux temps de Noël, vont se réfugier auprès du petit Jésus. Ce n'est pas qu'elles soient faraudes... mais auprès de saint Antoine dort un cochon rose d'un sommeil de plâtre. Si celui-là fut écouté pensent-elles... Elles osent. Et cette année-là, sept bêtes figuraient parmi les santons de Noël.
C'est un univers naïf en teintes tendres que Lucile Butel a su créer. On aime à se perdre dans ce petit monde campagnard. Parions que les très petits vont rêver ! Tope là ! (*Les sept santons,* texte d'Yvette Toubeau, images de Lucile Butel, éditions Gautier-Languereau, collection : « Fontanille », 20 pages, 1988, 15 frs, 5 à 8 ans.)
Poussons de l'aile à travers les temps liturgiques. De Noël rattrapons Pâques pour trouver une autre histoire de bête à qui il arrive des choses. C'est l'aventure d'une chouette avec son étrange figure qui a l'air d'une lune et qui a l'air d'un cœur. Celle-là est une curieuse. Que se passe-t-il quand les cloches partent pour Rome ? Elle n'en saura rien et reviendra, ses fesses de chouette calées sur une cloche en vol. Et nous dans l'affaire, nous aurons vu beaucoup de ciel, des images très évanescentes et pour finir, un conte où tout parle d'air et de lumière. C'est *fin.* (*Le voyage d'Éponine,* texte d'Yvette Toubeau, images de Lucile Butel, éditions Gautier-Languereau, collection : « Fontanille », 20 pages, 1988, 15 frs, 5 à 8 ans.)
116:328
Assez rare à cause de son graphisme, *Angelina et Alice* est un cadeau pour certains. Les enfants artistes, ou qui entendent parler leurs parents -- qui le sont -- de formes et d'art, ceux-là vont aimer cette histoire.
Si vous voulez ce n'est rien d'autre que les jeux, les ris et les chichis de deux gourgandines dans un collège. Seulement ces demoiselles souris ont allumé l'inspiration d'Helen Craig et Helen s'amuse. Faire ou ne pas savoir faire le poirier est le fond de la question. Cela donne un jeu de queues plein d'humour ; la queue raide comme un balai, la queue floche, les équilibres dans l'arbre de rubans roses et qui créent d'élégantes arabesques. De vous à moi n'est-ce pas un peu pâlichon ? C'est. Cela est sans importance. C'est grêle et délicat, rose passé, bleu éteint et rigolo. Format à l'italienne, beau papier, voilà un joli cadeau. Ah ! j'allais oublier. Un gamin extasié demande aux demoiselles comment « wow » elles font ces « trucs super ». (Avouez que cela ne vaut pas la peine de se priver de cet album pour autant.) (*Angelina et Alice,* texte de Katharine Holabird, images Helen Craig, éditions Duculot, 28 pages, 1988, 55 frs, 9 à 10 ans.) C'est un album à réserver aux filles.
\*\*\*
Ceux qui préfèrent les *histoires naturelles* aimeront *Le petit écureuil* et ses cabrioles. Cette page-là sent la forêt et Touf y est espiègle, heureux à plaisir.
Plein de joie de vivre, de couleurs éclatantes, ce petit album débite les gambades de la bête rousse avec une ferveur enthousiaste. Il est passé par ici... il repassera par là. Dans le vert de l'arbre, dans le blanc de la page, l'écureuil file comme une flamme. Le texte est brûlé par la bestiole... il existe et même en gros. Il y est question de rossignol et de découvertes, de noms de feuilles pour les curieux et de retrouver son châtaignier pour l'hiver. Cependant c'est surtout l'œil qui s'enchante. (*Le petit écureuil dans la forêt,* texte et images de Romain Simon, éditions Nathan, collection : « Un album coccinelle », 20 pages, réimpression 1987, 28 frs, 4 à 6 ans.)
Dans le bleu de la mer bondit *Le petit dauphin,* d'un bleu plus intense, plus sombre qu'elle. On dirait qu'il rit. Il a une grosse tête bonasse et son œil de gosse découvre des choses inconnues. Lui, l'énorme bébé, n'a jamais vu un mérou et s'étonne des formes compliquées du petit hippocampe.
117:328
Le bateau l'intéresse. C'est une taille qui mérite son approbation mais il y a d'autres merveilles. Le voilà reparti parmi les gerbes d'eau, l'arc-en-ciel des couleurs, vers des bleus plus turquoise et des espaces pleins de fraîcheur.
Si j'avais un enfant qui s'étiole, je lui donnerais cet album ; c'est une vraie baignade pour l'âme. (*Le petit dauphin,* texte et images de Romain Simon, éditions Nathan, collection : « Coccinelle », réimpression 1987, 20 pages, 29 frs, 4 à 8 ans.)
*Les randonnées du petit hérisson* nous rendent Romain Simon tel qu'il peint ces derniers temps. Les bêtes saisies sur le vif. Son hérisson au nez pointu trottine dans les sous-bois d'aquarelle et c'est bien joli. Ici est la nuance, le dégradé dans les bruns, *le tri* dans les fouillis des branches. Cela permet une illustration élégante où l'imagier a su camper l'essentiel en un dessin aéré. Là aussi on ressent l'impression que cette forêt est française et que l'on a déjà vu ces petits bois quelque part. Quelle leçon de beauté pour un enfant ! (*Les randonnées du petit hérisson,* texte et images de Romain Simon, éditions Nathan, collection : « Coccinelle », 20 pages, réimpression 1987, 27 frs, tous à partir de 6 ans.)
\*\*\*
N'est-ce pas l'heure au soir de Noël d'entendre parler de Celui qui vient de naître ? Par chance la maison Brépols vient de réimprimer *Le mystère de la grotte,* de Pilamm.
C'est une vie de Jésus pour les petits enfants qui s'arrête aux noces de Cana. Elle met en valeur le talent de l'auteur figurez-vous, qui met une Foi dans ses dessins à la plume et une très belle lumière dans ses couleurs. Vivant et instructif cet Évangile est orthodoxe en tous points car c'est une réimpression d'un texte de 1948. On y respecte les mystères, la virginité de Notre-Dame et la divinité de Jésus. C'est un bel album à lire dès que possible. (*Le mystère de la grotte,* Pilamm, éditions Brépols, collection « Bonne Nouvelle » 1987, 39 frs.)
\*\*\*
*Le petit Duc* nous conte l'histoire d'un enfant charmant, tendre, sensible et brave et qui était né noble, fils de Guillaume-Longue-Epée, Duc de Normandie. Nous verrons l'enfant aux prises avec les adultes, le roi, les traîtres, les amis fidèles et les intrigues historiques du temps. Une foule de personnages et d'événements soutient l'intérêt et apprend beaucoup de choses. Une petite page situe Richard à l'âge adulte mais en fait, l'histoire se termine sur son enfance.
Il ne faut pas manquer de lire l'annexe historique bien documentée.
118:328
L'enfant Richard est dessiné par Marie-Claude Monchaux qui excelle à montrer les grâces de l'enfance. Les menottes, les écroulements de boucles, les mines de l'enfance n'ont plus de secret pour elle. C'est charmant ! (*Le petit Duc,* Charlotte M. Yonge, illustrations et traduction de Marie-Claude Monchaux, éditions Sang de la terre, collection « Feux », 1987, 60 frs. De 10 à 13 ans.)
Un petit voyage dans le temps ? Que diriez-vous d'un petit voyage dans le temps ? *A l'abri des châteaux forts* ouvrira une fenêtre sur le Moyen Age. De beaux châteaux de pierre dorée -- comme ceux du Périgord, un fourmillement de petits personnages attirent dès l'abord. C'est vivant, coloré, brillant même. Bâti en questions-réponses, ce texte compte beaucoup. Il nous apprend depuis quand on construit ce genre de demeure, comment c'est fait, et quelle vie s'y loge. Ici, en voici un de ces châteaux, coupé en deux et l'on peut voir les étages, les serviteurs, les dames, le va-et-vient des hôtes du lieu. Là un dessin explicatif. Ailleurs se trouve un petit croquis. C'est un joyeux fourre-tout qui ne prétend rien prouver. Honnêtement s'y trouve la chapelle et des moines. Banquets et fêtes se succèdent et passent les paons dans leurs plumes et les pâtés en croûte. L'auteur insiste un peu sur la vie dure du paysan mais sans noirs dessins. Une bonne documentation et la variété des questions-réponses permet de rassasier le curieux sur un Moyen Age présenté comme une époque riche. (*A l'abri des châteaux forts,* texte de Marie Farré, illustrations Dominique Thibault, 34 p., éditions Gallimard-Jeunesse, collection « Découverte-Benjamin », réimpression 1988, 29 frs, 10-12 ans.)
Et puisque nous sommes au Moyen Age, restons-y pour découvrir aux 12-14 ans *La vie au Moyen Age.*
C'est un grand ouvrage passionnant et beau où le texte compte énormément. L'auteur évoque avec aisance le Moyen Age et ses mille ans de civilisation progressive sous les couronnes royales : d'abord il a fallu apprivoiser la forêt et faire amitié avec la terre ; bâtir villes neuves et monter des forteresses. Siècle après siècle se construit sous nos yeux une société qui va s'enrichissant. Et l'homme du XIII^e^ siècle aura son univers, un carré de place au soleil, qu'il soit moine, serf ou bien chevalier. Les temps mauvais de peste et de famine achèvent ce millénaire. Naît à partir de 1450 un goût du passé et le désir de découvrir les terres au-delà de l'Europe. Réhabilité, voici un Moyen Age plein de réalisme. Sous la bannière de l'Église, l'enfant voit la vie quotidienne se dérouler sous ses yeux. Naissent villes et paysages au gré de l'illustration, et là je n'ai pu m'empêcher de sourire. De bonnes grosses gouaches résolument dans les bruns vous étonnent. Si les visages sont beaux et les expressions justes la couleur n'engage vraiment que l'auteur ! L'époque médiévale regardait de travers justement les marrons et les noirs. Les fanfares des rouges, des bleus et des verts convenaient davantage à leur penchant pour l'éclat.
119:328
Et voilà que Jean-Paul Colbus y va d'une tartine café au lait-chocolat du plus bel effet XIX^e^ siècle. Nous lui pardonnerons au nom de son beau dessin ferme et du droit qu'il a de voir les choses comme cela, ce que l'enfant ressentira comme étant *son style.*
Certains ne comprendront pas la page 29 avec son mariage qui « devient au XII^e^ siècle une union indissoluble et monogame célébrée à l'église ». Il faut entendre, XII^e^ siècle, époque où l'Église *a enfin pu obtenir gain de cause.* Avant ? Le mariage était tout autant indissoluble et monogame. C'étaient les Mérovingiens qui étaient trop dissolus pour l'indissoluble.
Page 31 un développement s'impose : « Les reliques du corps d'un saint ont le pouvoir de guérir certaines maladies. » Il va de soi que les saints n'étaient pas interdits de miracle dans certains cas. Ils avaient seulement des charismes voyants. Saint Roch guérissait de la lèpre et saint Cloud des furoncles. Saint Blaise avait une foule de pouvoirs et il existait une sorte de consortium, si l'on ose dire, nommé « Les quatorze auxiliateurs ». A eux tous ils soulageaient de tant de maux qu'il serait trop long de le dire.
Page 30 il faut noter : « Certains critiquent le clergé et veulent faire leur salut seuls, en imitant la vie du Christ ; ils deviennent hérétiques. » Expliquez à vos jeunes lecteurs : ces beaux esprits devenaient hérétiques en niant longuement une ou plusieurs vérités de l'Église, ce qui n'était pas imiter la vie du Christ.
Ces remarques ne remettent pas en cause l'intérêt, le bon esprit de ce livre. C'est un ensemble bien monté et d'un abord facile. (*La vie au Moyen Age,* texte de Michel Zimmermann, illustrations de Jean-Paul Colbus, Éditions Ouest-France, collection : « L'histoire illustrée », 44 pages, 1987, 50 frs. 12 à 14 ans, filles et garçons.)
La France des châteaux forts est pour l'âge du scoutisme.
Pierre Joubert, présidant aux images, les scouts retrouveront ici un air, des visages connus. C'est dire que l'humour garde ses droits par-ci par-là et que les scènes sont toujours vivantes. Un grand fourmillement de personnages accompagne un texte intéressant et facile. Il y a beaucoup moins à dire sur cet ouvrage que sur le précédent car le sujet est moins vaste. Depuis les premières bâtisses sur mottes, aux élégants châteaux du temps de François ter, nous sommes pris par un ouvrage passionnant. Adroits et imaginatifs, les Français savent rendre la sécurité belle et la forte épaisseur des murs pittoresque. On ressort de là très égayés ayant fait une promenade intéressante. La couleur est riche, convaincante et donne corps à cette société où « la compétence du Seigneur est bornée aux limites de ses fossés ». L'affaire s'intitule donc : *La France des châteaux forts,* écrite par Danielle Alexandre-Bidon, illustrée par Pierre Joubert, éditions Ouest-France, collection « L'histoire illustrée », 44 p., 1987, 50 frs.
Vous voici parés pour un Noël heureux, coloré et plein de ces belles histoires du Moyen Age qui font toujours rêver *au bon vieux temps.* (Bon ? Hum.)
France Beaucoudray.
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### Lectures et recensions
#### Pierre Chaunu *L'Apologie par l'histoire *(Œil et Téqui)
Le professeur Chaunu est ce qu'on appelle un cas. Il est, je crois, luthérien par choix -- venu de l'incroyance -- mais ardent défenseur de thèses très catholiques sur la morale du couple et de la reproduction, si catholiques qu'elles sont souvent oubliées ou méprisées dans l'Église conciliaire. Gaulliste, Chaunu ne parle jamais de De Gaulle, n'a jamais eu, à ma connaissance, une parole malsonnante sur Vichy, *a fortiori* sur les défenseurs de l'Algérie française : il est l'ami de Jacques Soustelle, qu'il tenta jadis de faire parler à l'Université de Caen (d'où émeute). Il ne sépare guère sa foi de son enseignement ; l'effondrement démographique, qui est sa hantise, qui est appréhendé dans toutes ses dimensions spirituelles, la croyance toujours prise en compte dans tous les phénomènes historiques et même préhistoriques.
Pontife de Paris IV -- l'ancienne Sorbonne --, membre de l'Institut, collaborateur du *Figaro,* il occupe une surface sociale considérable. On peut parfois s'irriter ou sourire des complaisances que cela suppose envers un certain *establishment.* On peut aussi trouver que Chaunu écrit trop vite (près de 60 volumes !) et qu'il n'évite pas la cacographie. Ces menus reproches ne doivent pas faire méconnaître les grands services que rend une telle personnalité : le poids de sa seule présence dans l'Université contient en partie la poussée de gauche dans l'intelligentsia.
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Il y a beaucoup de bêtises qu'on n'ose pas dire tant qu'il est là. Par exemple que la Révolution fut bénéfique pour la France, ou que la dénatalité résout les problèmes d'une nation.
Ces remarques sont faites à l'occasion d'un livre qui n'est pas essentiel dans sa production, mais qui la résume et offre l'intérêt de donner une vue générale sur la littérature historique des dernières années. C'est un recueil d'articles du *Figaro* et d'ailleurs, où Chaunu commente et juge les livres de ses pairs. Il le fait, bien entendu, de son point de vue, qui est fermement chrétien. Les défauts du style, les compliments à la limite de la flagornerie pour certains, n'empêcheront pas de goûter ce qu'apporte Chaunu, avec son enthousiasme et son savoir encyclopédique, au paysage intellectuel français.
Jean Pierre Hinzelin.
#### Ernst Jünger *L'auteur et l'écriture* (*II*)* *(C. Bourgois)
Certaines notes de ce volume datent de l'an dernier : à quatre-vingt-douze ans, Jünger tient toujours son journal de bord, et si l'ouvrage est centré sur les remarques tenant au métier d'écrivain, comme l'indique le titre, c'est en fait une annexe du journal. L'auteur parle de ses lectures. Il a toujours un bel appétit, de ce côté, et vante les romans d'un Anglais, Paul Scot, contemporain qu'il rapproche de Kipling et de Conrad. Cela est à noter, car il est rare qu'on garde le goût, passé un certain âge, de découvrir de nouveaux romanciers : on a bien assez avec tous les anciens. Jünger aime, comme La Fontaine, qu'on lui conte des histoires. Mais il suffit de consulter l'index : le fonds de ses lectures, c'est Nietzsche, Bloy, Shakespeare, Goethe, Hölderlin et Homère. Il ne s'agit pas, dans ces pages, de critique littéraire, à proprement parler, quoique les remarques judicieuses à ce sujet ne manquent pas. Les grandes œuvres sont le plus souvent interrogées, ou invoquées, pour ce qu'elles disent de la vie et de la mort.
Jünger continue sa quête, inlassable arpenteur des domaines de l'esprit. Il a toujours pris la précaution de revendiquer le rôle du « cartographe » plutôt que celui du « guide ». Dans ce volume, le souci le plus constant est celui du divin, ou, pour reprendre le vocabulaire qui y est employé, du « numineux » (terme emprunté au livre célèbre de R. Otto sur le Sacré). Il n'est pas douteux que Jünger soit un esprit religieux. Il est convaincu de l'immortalité de l'âme, il sait que la prière est nécessaire à l'homme et lui permet d'échapper à l'étouffement du nihilisme et du monde technique. Avec cela, je reste de plus en plus rêveur en constatant à quel point le Christ est absent de cette pensée.
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En ce point d'ailleurs, on vérifie que Jünger est le cartographe qu'il dit être, et un miroir reflétant l'esprit du temps. Tout le contraire d'un prophète, pour dire les choses nettement. Car les forces de l'époque semblent se réunir pour occulter ou au moins voiler la figure du Christ, ou pour l'outrager, mais cet assaut est déjà en train de montrer son impuissance. Mais revenons à Jünger. Il dit : « Du Christ, nous savons trop peu de choses pour un homme, et trop pour un dieu. » Ce qui révèle où le bât blesse : l'esprit historique a stérilisé bien des esprits, avec ses assertions incertaines, et ses frontières arbitraires. Là, on est d'autant plus étonné que Jünger est en général l'un de ceux qui ont su dépasser cet esprit. Comme le montre par exemple cette note (p. 126)
« A propos de la décadence du clergé. Des saints vénérés par le peuple durant des siècles sont biffés du calendrier, car « leur existence n'est pas historiquement prouvée ». Poésie, châtrée par la science. » (Inutile de préciser que poésie, dans cette phrase, ne signifie pas fantaisie, invention, mais au contraire vérité, voie d'accès à un noyau de vérité que la raison seule n'atteint pas.)
Il faut donc admettre que les meilleurs ont des lacunes, des failles inexplicables.
On se rappelle Montaigne : « Nous ne faisons que nous entregloser. D'auteurs, il en est grand cherté. » Rares, en effet, ceux qui méritent ce beau nom. Jünger est de ceux qui peuvent le revendiquer, à juste titre. C'est même l'un des rares vivants à pouvoir le faire, le monde de la technique et ses moyens de masse n'étant visiblement pas favorable au développement des êtres de grande envergure.
Georges Laffly.
#### Philippe Barthelet *Entretiens avec Gustave Thibon *(La Place royale, 35, rue Boinod, 75018)
Il y a beaucoup à retirer de cette libre conversation, où le jeune interlocuteur de Thibon marque bien sa place ; il s'agit bien d'un dialogue, non d'un simple canevas de questions chargé de stimuler la verve de l'auteur d'*Ignorance étoilée*. Et ce dialogue ouvre sur plusieurs chambres.
Et la chambre d'honneur, c'est bien à la poésie qu'elle est consacrée. On sait que Thibon cite à merveille et sans fin les poètes les plus divers, avec une prédilection pour Hugo, où il sait ne voir que le meilleur. Il évoque ici une anthologie qu'il aurait aimé lui consacrer, et sans doute il faut regretter quelle n'ait pas été menée à bien. Nous y perdons tous beaucoup. Mais Thibon parle aussi très bien de Marie Noël, de Catherine Pozzi, que je me réjouis de lui voir aimer. Avec ses six poèmes brefs, c'est une voix irremplaçable qui s'exprime là, savante et chaude. On la sent en liaison avec le cœur des choses. Il parle aussi de Villon, de Verlaine, est capable de se rappeler les sonnets macabres de Rollinat et les bouffonneries du parfait virtuose qu'était Ponction.
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Cela c'est le plaisir de la mémoire et le goût du jeu, mais les interlocuteurs s'accordent aussi pour dire que le poète est « un métaphysicien à l'état sauvage », qu'il est capable mieux que tout autre homme d'approcher les vérités essentielles, et sinon de les dire au moins de les laisser entendre. Barthelet avance que la poésie est « le fil d'or de la véritable tradition », citant Hölderlin (« ce qui demeure, les poètes le fondent »). Et Thibon réplique : « La poésie nous ramène aux dieux : elle est en cela de la même nature que la réminiscence platonicienne. Elle est l'intuition de l'immuable à travers le changeant. Et tout ce qui dure est un reflet, dans le temps, de l'immuable. »
Cette notion de durée, on la retrouve dans tous les entretiens, tant elle est capitale -- et tant elle est antipathique à notre société. Thibon en parle à propos de la monarchie : « La continuité dynastique assure l'indépendance de la couronne, on l'a répétée cent fois. Quand on voit aujourd'hui, en France, de quelle fièvre électorale nous sommes perpétuellement agités, et comment le souci de conquérir la place, ou de la garder une fois conquise, prime toute autre considération... »
On y revient à propos du monde technique : « La perte de la mémoire est à la fois oubli du passé et effacement de l'éternel, deux choses qui d'ailleurs ne vont pas l'une sans l'autre. »
Et encore : « Il est trop évident que s'il y a perte de la mémoire, il y a perte du soubassement, perte aussi de l'instrument nécessaire à la création artistique. Pertes qui signifient rupture avec la tradition nourricière, laquelle n'est autre chose que la présence de l'éternel dans le temps. » Cette présence de l'éternel est ce qui rend viable une société, un ordre. « Les rois ont un caractère religieux » dit Thibon, après avoir cité (ô surprise) un très beau vers du cardinal de Bernis :
*Où Dieu n'a plus d'autel, les rois n'ont plus de trône.*
On voit très bien ce que le moindre esprit de gauche (ou les plus grands : Stendhal, Alain seraient d'accord là-dessus avec le sous-chef de cellule) peut tirer de cet accord du trône et de l'autel, deux tyrannies qui s'étayent, deux mensonges qui se renforcent, etc. Mais nous qui sommes à l'abri des intoxications, admirez ce vers pris dans son sens droit. Il veut dire qu'il faut une certaine consistance à une société pour que la monarchie y vive. Or, aucune consistance sans l'accord sur le divin. Ayons en mémoire aussi le mot de Jünger : « aujourd'hui les peuples ne méritent plus de rois », autre façon d'exprimer la même vérité. L'ensemble de nos contemporains se félicite, voyant dans cette situation un progrès, une libération. Mais nous savons que la plupart aujourd'hui voient les choses à l'envers, et que c'est d'abord la chute qui est nommée libération.
Thibon parle aussi très bien des mystiques, en particulier de saint Jean et de sainte Thérèse, les deux grands Espagnols. Et de la foi. De la foi qui ne peut être de l'ordre de la certitude. Nous sommes dans la nuit, dit-il, et son cher Hugo vient à la rescousse :
*Vous voyez l'ombre et moi je contemple les astres.*
*A chacun sa façon de regarder la nuit.*
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Thibon est de ceux qui contemplent parce qu'il veut être, il le dit lui-même, « de la race affirmative ». Et il me semble très bien voir, en filigrane, sa solitude. Est-ce que je force le trait ? A l'entendre, on comprend que le clergé, celui d'aujourd'hui en tout cas, n'est de nul secours au chrétien : il n'assure plus la communication avec le divin. Mais laissons ce point, où mon propre sentiment m'en fait voir plus, sans doute, qu'il n'en est dit.
Je veux finir par un étonnement. Il y a une page où décidément je ne peux suivre Thibon, c'est quand il cite Céline comme « le plus grand prosateur du siècle ». Sans méconnaître l'événement capital pour la prose française que sont *Mort à Crédit* et *d'un Château l'autre* (par exemple), je classe cet événement dans l'ordre des catastrophes. Ce maître ne peut faire que de mauvais disciples. Et ce qui me surprend tout à fait, c'est que Céline cite comme admirable une phrase que S. Weil mit en tête d'un de ses cahiers : « La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité est du côté de la mort. »
Je vois bien le sens chrétien que peut prendre la première phrase, et qui est bouleversant (et je doute que Céline ait écrit dans ce sens-là). Mais la deuxième phrase, non seulement écarte ce sens chrétien dans la précédente, mais est complètement nihiliste. Comment rester de « la race affirmative » et accepter cette phrase ? Il doit y avoir quelque chose que je ne comprends pas.
Pour le reste : admiration. On se demande quels livres faire lire aux jeunes gens, pour éclairer et ouvrir leur esprit, pour leur faire entrevoir ce qu'est la sagesse. Eh bien, il y a ces *Entretiens* où l'on entend la parole d'un sage. D'un sage, oui : le contraire d'un endormeur.
Georges Laffly.
============== fin du numéro 328-329.
[^1]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 325-326 de juillet-octobre, p. 105 et suiv.
[^2]: -- (1). On sait que les laboratoires en question ont finalement été contraints par Claude Évin, ministre de la santé, de mettre en vente leur abortif.
[^3]: -- (1). Voir Veuillot prophète, in ITINÉRAIRES n° 276 (septembre-octobre 1983).
[^4]: -- (2). Le Dr Gustave Le Bon (1841-1931), alors tout jeune, venait de commenter dans un quotidien le rapport du Dr A. Th. Brochard (1810-1883) sur la mortalité des nourrissons (Institut de France, 1866).
[^5]: -- (3). Sur cet épisode de sa carrière, voir B. Le Roux, *Louis Veuillot*, pp. 29 à 65, et p. 237 (Difralivre, 22, rue d'Orléans, 78580 Maule ; 64 F).
[^6]: -- (4). On lit dans le *Grand Larousse du XIX^e^ siècle*, vers 1875 : « Appareil semblable aux tours des couvents, mais établi à la porte d'un hôpital, pour recevoir les enfants nouveau-nés dont les mères ne veulent pas se charger. » Et Larousse donne deux exemples qui témoignent d'un âpre débat : « Le nombre des infanticides n'augmente pas avec la suppression des tours » (Jules Simon) ; « La suppression des tours est un attentat à la morale et à l'humanité » (E. Texier).
[^7]: -- (1). Charles d'Anjou, frère de Saint Louis.
[^8]: -- (2). *Sous la Terreur*, page 34.
[^9]: -- (3). Ce qui dut plaire à Marat qui, au plus fort des massacres, se plaignit que l'on n'aille pas assez vite en besogne...
[^10]: -- (4). Op. cité.
[^11]: -- (1). Grand pourfendeur du socialisme, il prévoyait que cette idéologie ferait des ravages. Voir sa *Psychologie du Socialisme* (1896), rééditée en 1977 par les Amis de Gustave Le Bon, 34, rue Gabrielle, Paris 18^e^. Il écrivait en 1910 : « Les progrès de la civilisation sont dus à la bourgeoisie de tous les âges puisque c'est dans son sein qu'ont toujours été recrutés artistes, industriels, philosophes et savants. » Il a fallu attendre l'historien Pierre Chaunu, après un demi-siècle de littérature anti-bourgeoise, pour réhabiliter cette évidence.
[^12]: -- (2). De même il estimait la colonisation anglaise, distante, plus avantageuse que la colonisation française, uniformisante, s'opposant à Ferry et à Jaurès sur ce point. « Chacune des pages des livres de notre histoire leur enseigne que rien n'est plus humiliant pour un peuple que de supporter sans révolte une domination étrangère, écrit-il à propos des indigènes d'Algérie en 1887 ; (...) si l'instruction européenne se généralisait dans notre colonie méditerranéenne, le cri unanime des indigènes serait : L'Algérie aux Arabes ! » Mais cette prophétie n'était pas si originale, ni sa réalisation si inéluctable qu'il paraît aujourd'hui.