# 330-02-89
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## DOCUMENTS
### Le discours du cardinal Ratzinger du 13 juillet 1988
*suivi de notes critiques*
Le bulletin romand de l'Una Voce Helvetica, que dirige Roger Lovey, a recoupé différentes sources pour établir une version française du discours prononcé par le cardinal Ratzinger, le 13 juillet, devant la conférence épiscopale chilienne.
Nous reproduisons cette version, ainsi que les notes critiques dont le bulletin l'accompagne (numéro de décembre 1988).
*Durant ces derniers mois, nous avons accompli un travail important pour tenter sincèrement de résoudre le problème de Mgr Lefebvre en permettant à ce mouvement de vivre dans l'Église. Le Saint-Siège a été beaucoup critiqué à cause de cela. On a dit qu'il avait cédé au chantage du schisme, qu'il n'aurait pas défendu avec assez de force Vatican II ; enfin qu'il s'était montré exagérément compréhensif envers la rébellion restauratrice, alors qu'il traitait avec une grande dureté les mouvements progressistes.*
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*Le mythe de la dureté du Vatican face aux déviations progressistes est apparu comme étant le fruit de vaines élucubrations. Jusqu'à ce jour et en aucun cas n'ont été appliquées des peines canoniques : on s'est contenté d'admonitions.*
*Le fait qu'à la fin Mgr Lefebvre ait dénoncé l'accord signé montre que le Saint-Siège, malgré de très importantes concessions, n'avait pas accordé la licence globale souhaitée. Dans la partie fondamentale des accords, Mgr Lefebvre a reconnu qu'il devait accepter Vatican II et les affirmations du magistère post-conciliaire, avec l'autorité propre à chaque document.*
*Il est contradictoire de voir des gens qui, au cours de ces vingt dernières années, n'ont laissé passer aucune occasion de manifester leur désobéissance au pape et aux déclarations du magistère, juger aujourd'hui cette attitude trop souple, exigeant une obéissance totale envers Vatican II. En réalité, la seule chose affirmée dans les accords était le principe, établi au paragraphe 25 de* Lumen Gentium, *selon lequel tous les documents du concile n'ont pas la même importance. Tout cela montre suffisamment que Rome, dans ce dialogue difficile, a uni la générosité pour ce qui était* « *négociable* » *à la fermeté pour l'* « *essentiel* »*.*
Pourquoi nous devons faire\
un examen de conscience
*Le problème posé par Mgr Lefebvre ne prend pas fin avec la rupture du 30 juin. Il serait trop facile de se laisser emporter par un sentiment de triomphalisme et de penser que ce problème a cessé d'exister à partir du moment où le mouvement de Mgr Lefebvre s'est séparé de l'Église. Une désunion ne peut ni ne doit jamais réjouir un chrétien. Quand bien même la responsabilité d'une telle séparation ne peut certainement pas être attribuée au Saint-Siège, il est de notre devoir de nous interroger sur les erreurs que nous avons commises et sur celles que nous continuons de commettre. Les critères avec lesquels on a jugé le passé sur la base du décret sur l'œcuménisme de Vatican II doivent être logiquement appliqués pour le présent.*
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*L'une des découvertes fondamentales de la théologie de l'œcuménisme est que les schismes ne peuvent se produire que lorsque, dans l'Église, on ne vit plus ou on n'aime plus certaines vérités ou certaines valeurs de la foi chrétienne. La vérité marginalisée devient* « *indépendante* »* ; elle se détache de l'ensemble des structures ecclésiales et, autour d'elle, se forme un nouveau mouvement.*
*Il faut réfléchir sur le fait que beaucoup de gens, bien plus nombreux que le cercle restreint des membres de la Fraternité de Mgr Lefebvre, voient dans cet homme une sorte de guide ou, tout au moins, un maître utile. Il n'est pas suffisant d'expliquer ce phénomène par des motifs politiques, ou par la nostalgie du passé, ou par d'autres raisons de type culturel. Ces causes ne seraient pas suffisantes pour attirer tout spécialement des jeunes de plusieurs pays ayant des opinions politiques et culturelles tout à fait différentes. Certes, la vision étroite, unilatérale, ressort avec évidence. Le phénomène dans son ensemble ne serait pas pensable sans tenir compte non plus des éléments positifs qui, en général, ne trouvent pas un espace vital suffisant dans l'Église d'aujourd'hui. C'est pour cette raison que nous devons considérer avant tout une telle situation comme l'occasion de faire un examen de conscience.*
\[Cet examen de conscience doit, selon le cardinal, porter dans trois directions.\]
La liturgie
*De nombreuses raisons ont poussé les gens à chercher un refuge dans la vieille liturgie. L'une des principales et des plus importantes est qu'ils perçoivent que la dignité du sacré y est mieux conservée. Après le concile, nombreux furent ceux qui, à dessein, jetèrent les bases d'un programme de* « *désacralisation* »*, expliquant que le Nouveau Testament avait aboli le culte du Temple : le voile se déchirant signifierait -- selon eux -- la fin du sacré... Par de tels raisonnements, on a abandonné les ornements sacrés, on a dépouillé les églises, on a réduit la liturgie au langage et aux gestes de la vie ordinaire...*
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*Je ne désire pas approfondir ce point ici, mais arriver directement à une conclusion : nous devons retrouver la dimension du sacré dans la liturgie. Cette dernière n'est pas un festival, ni une réunion d'agrément. Il n'est ni important, ni normatif, que le curé ait des idées originales ou se casse la tête pour inventer des choses extravagantes. La liturgie, c'est Dieu trois fois saint qui se fait présent au milieu de nous... Elle cherche à rendre présent le* « *Tout Autre* »*, le Ressuscité. Bien des gens le comprennent parce qu'ils croient, à juste titre, que l'acteur principal de la liturgie est le Dieu vivant qui vient à l'homme, non d'abord le prêtre et encore moins l'animateur liturgique.*
Les fausses interprétations du concile
*Défendre le concile Vatican II contre Mgr Lefebvre, comme quelque chose d'efficace et d'obligatoire pour l'Église, est et sera toujours nécessaire. Mais il existe une vision étroite qui lit et sélectionne Vatican II et qui entraîne une certaine opposition. On a l'impression que, depuis Vatican II, tout a changé et que tout ce qui l'a précédé n'a plus de valeur, ou, dans le meilleur des cas, n'a de valeur qu'à la lumière du concile. Vatican II n'est pas considéré comme une partie de la Tradition vivante de l'Église, mais comme la fin de la Tradition, comme une annulation du passé et comme le point de départ d'un nouveau chemin.*
*La vérité est que le concile lui-même n'a défini aucun dogme et a tenu spécialement à se situer à un niveau plus modeste, simplement comme un concile pastoral. Malgré cela, nombreux sont ceux qui l'interprètent comme s'il s'agissait d'un* « *super-dogme* » *qui seul a de l'importance.*
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*Cette impression est confirmée tous les jours par de multiples faits. Ce qui, autrefois, était regardé comme le plus sacré -- la forme de la prière liturgique -- devient tout à coup l'unique chose se trouvant absolument frappée d'interdit. On ne tolère aucune critique envers les orientations postconciliaires ; par contre, lorsque sont en question les antiques règles ou les grandes vérités de la foi -- par exemple la virginité corporelle de Marie, la résurrection corporelle de Jésus, l'immortalité de l'âme -- on ne réagit pas ou bien qu'avec une modération extrême* ([^1]). *J'ai, moi-même, pu constater, lorsque j'étais professeur, comment un évêque qui, avant le concile, avait renvoyé un professeur uniquement à cause de sa façon de parler un peu paysanne, se trouva, après le concile, dans l'impossibilité d'éloigner un enseignant qui niait ouvertement des vérités fondamentales de la foi.*
*Tout cela conduit beaucoup de fidèles à se demander si l'Église d'aujourd'hui est réellement la même que celle d'hier ou si on l'a changée sans les en avertir...*
La cohérence et l'unicité de la vérité.
*Laissant de côté la question concernant la liturgie, les points centraux du confit sont actuellement l'attaque contre le décret sur la liberté religieuse et contre le prétendu* « *esprit d'Assise* »*. Mgr Lefebvre trace ainsi des frontières entre sa position et l'Église d'aujourd'hui. Il n'est pas nécessaire d'ajouter explicitement qu'on ne peut accepter ses affirmations sur ce terrain.*
*Nous ne voulons pas nous occuper ici de ses erreurs, mais plutôt nous demander où se trouve le manque de clarté dans ses positions. Pour Mgr Lefebvre, il s'agit de la lutte contre le libéralisme idéologique, contre la relativisation de la vérité. Nous ne sommes évidemment pas d'accord avec lui pour considérer que le texte sur la liberté religieuse et la prière d'Assise, selon les intentions voulues par le pape, sont* « *relativisants* »*. Il est cependant vrai qu'au sein du mouvement post-conciliaire, on a souvent oublié et même volontairement supprimé la question de la vérité : nous sommes peut-être là en face du problème crucial de la théologie et de la pastorale d'aujourd'hui.*
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*La* « *vérité* » *est apparue comme étant une chose hors de portée, comme une manifestation du* « *triomphalisme* » *qu'on ne pouvait plus se permettre. Ce processus s'est vérifié clairement dans la crise qui a frappé l'idéal et la pratique missionnaires.*
*Si la vérité que nous annonçons n'est plus essentielle au salut de l'homme, la mission perd alors tout son sens. En effet, on en déduit qu'à l'avenir on s'efforcera de tendre à ce que les chrétiens soient de bons chrétiens, les musulmans de bons musulmans, les hindous de bons hindous. Mais comment peut-on savoir que quelqu'un est un* « *bon* » *chrétien ou un* « *bon* » *musulman ?*
*L'idée selon laquelle toutes les religions ne sont -- à proprement parler -- que des symboles de ce qui est, en dernière analyse, l'Incompréhensible, s'est répandue rapidement dans la théologie et elle a déjà pénétré profondément la pratique liturgique. Et là où un tel phénomène se produit, la foi en tant que telle est abandonnée, ne constituant plus qu'une vérité à notre mesure.*
\[Le cardinal Ratzinger termine par ces mots :\]
*Si nous parvenons à montrer et à vivre de nouveau la totalité de la foi* *catholique dans ces trois points, nous pourrons alors espérer que le schisme de Mgr Lefebvre ne sera que de courte durée.*
\[Fin de la reproduction de la version française du discours, établie par l'Una Voce Helvetica.\]
#### Notes critiques de l'Una Voce Helvetica, Suisse romande
Plusieurs points doivent être soulignés dans ce discours qui, tout en étant *pro domo,* met le doigt sur des plaies qui ne sont que trop vives.
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**1. -- **Il y a chez les progressistes, dit le cardinal, un mythe de la dureté du Vatican face à leurs déviations. Ce sont des élucubrations, précise-t-il : jamais il n'y a eu application de peines canoniques, tout au plus des admonitions.
En quoi consistaient ces déviations ? Le cardinal précise : en une désobéissance pertinace au pape et aux déclarations du magistère et même en une mise en cause de grandes vérités de foi. Excusez du peu !
On remarque que le cardinal ne semble pas déplorer une telle attitude : il la met, au contraire, en avant pour défendre le Vatican des accusations de dureté qu'on lui adresse.
Mais n'est-il pas vital pour l'Église de désigner clairement les attaques contre la foi et de prendre des mesures efficaces pour en préserver les fidèles ? Il faut donc constater, d'abord, que la foi n'est pas défendue. Et ensuite que, en dépit de ces déviations et de cette désobéissance, aucun de ceux qui s'en sont rendus coupables n'a été déclaré n'être plus en communion. La communion ne repose donc plus sur l'unité de foi ?
**2. -- **Le cardinal déplore la perte du sacré dans la liturgie rénovée et il dit qu'il faut le retrouver. Or, il attribue visiblement cette perte uniquement à des extravagances de curés. Mais c'est là prendre l'effet pour la cause.
Les cardinaux Ottaviani et Bacci avaient protesté dès l'abord en affirmant que la nouvelle liturgie s'éloignait, dans le détail comme dans l'ensemble et de manière impressionnante, de la théologie catholique de la messe. Si l'accent est mis sur la communauté des fidèles, sur le caractère festif de la cérémonie ; si se trouve estompée ou reléguée la dimension essentielle du sacrifice ; si, autrement dit, l'accent est mis sur l'homme et non sur Dieu, il est inéluctable que la dimension du sacré s'en trouve affectée, estompée, reléguée, supprimée.
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La vérité oblige à préciser que tout cela a été voulu par les responsables de la réforme. On croirait, à lire le cardinal, qu'il y a une manière fixe, établie par Rome, de célébrer la messe et que c'est indûment que des prêtres prennent des libertés à ce propos. Il suffit pourtant de reprendre l'*Osservatore Romano* du 10 avril 1974 où l'on trouve un bref résumé de la conférence donnée aux bénédictins de Saint-Anselme par Mgr Hannibal Bugnini, discours qui fut reproduit ensuite dans « *Notitiae* », le très officiel organe de la Sacrée Congrégation pour le Culte divin (n° 92 d'avril 1974). On y lit les étapes programmées de la réforme. La première est le passage vers les langues vivantes. La seconde, la réforme des livres liturgiques. La troisième, leur traduction. La quatrième, l'adaptation ou « incarnation » de la forme romaine de la liturgie dans les usages et les mentalités de chaque Église. Enfin, ultime étape : la nécessaire adaptation, profonde et vitale, dans chacune des assemblées en prière, « Églises vivantes dans l'Église une ». Dans le n° 101 de « *Notitiae* », on précise la nature de l'évolution à suivre et l'on dit tout crûment :
« *Nova problema cotidie exurgunt, quae ostendunt necessitatem continuae renovationis et insimul momentum et virtutem Liturgiae in Ecclesia.* »
« *De nouveaux problèmes surgissent chaque jour qui montrent la nécessité d'une rénovation continue et, en même temps, l'importance et l'efficacité de la Liturgie dans l'Église.* »
C'est la révolution permanente dans la liturgie, officiellement annoncée par l'organe de la Sacrée Congrégation pour le Culte Divin. Et c'est, depuis, très officiellement et avec les encouragements de l'Autorité supérieure, que les expériences se sont multipliées et que le personnage central de la nouvelle pastorale catéchético-liturgique nouvelle s'est trouvé celui de l' « animateur ». Car la messe, n'est-ce pas, est quelque chose à « animer » !
Si un renversement de direction n'est pas donné d'en haut, il n'y a aucune chance prochaine que cela change et le cardinal pourra, dans dix ans, présenter les mêmes doléances, avec la même inefficacité. D'ailleurs n'avait-il pas déjà déploré les mêmes faits dans son livre, voici quelques années ?
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**3. -- **Le même genre de remarque s'impose à propos du concile. Le cardinal dénonce qu'on l'ait présenté comme un super-dogme et qu'aucune remarque à son sujet ne soit tolérée. Mais, de nouveau, l'exemple est venu d'en haut. N'est-ce pas Paul VI lui-même qui écrivait dans une lettre à Mgr Lefebvre que le concile de Vatican II avait autant sinon plus d'importance que celui de Nicée ?
**4. -- **Parlant d'Assise, le cardinal conteste que cette manifestation « selon les intentions voulues par le pape » soit « relativisante ». Là, c'est vraiment tricher. Il a toujours été explicitement affirmé par Mgr Lefebvre et les traditionalistes qu'ils ne jugeaient pas des intentions mais *du fait.* Personne ne se fait juge des *intentions* du pape, mais *le fait* est, qu'objectivement, en soi, par soi, Assise est relativisant, c'est-à-dire met les religions sur le même pied. C'est d'ailleurs ainsi que le message a été reçu et interprété. Et la « dynamique d'Assise », c'est cela.
**5. -- **Un dernier fait qui montre exactement où l'on en est dans l'Église et quel est le pouvoir de Rome face aux puissantes conférences épiscopales qu'elle a mises en place pour mener à bien le processus de récupération des traditionalistes, le pape avait constitué la commission *Ecclesia Dei* et en avait confié la présidence au cardinal Mayer. Le 3 décembre dernier, 5 religieux de la communauté dominicaine Saint-Vincent-Ferrier, récemment érigée par le Saint-Siège, et dont le supérieur général est le P. Louis de Blignières, devaient être ordonnés à Fontgombaut. Précisons que ces dominicains ne sont pas ceux d'Avrillé. Le cardinal Mayer avait fait savoir qu'il viendrait procéder lui-même aux ordinations.
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Mais l'épiscopat français est intervenu à Rome pour l'empêcher de venir officier en France. Comme le note le journal PRÉSENT du 7 décembre, le cardinal étant en l'occurrence « au titre de la commission romaine « Ecclesia Dei », délégué et représentant du pouvoir pontifical, c'est bien la juridiction immédiate et universelle du pape sur l'ensemble de l'Église et sur chacune de ses parties qui s'est trouvée (une fois de plus) bafouée et refusée ».
Car Rome s'est inclinée devant l'interdit épiscopal et il fallut aller chercher, pour ces ordinations, Mgr de Milleville, ancien évêque missionnaire de Conakry. Le cardinal Mayer dut se contenter d'envoyer un télégramme !
\[Fin de la reproduction des notes critiques de l'Una Voce Helvetica, Suisse romande.\]
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### La crise vue par Éric de Saventhem
*La version française de ce texte a déjà été reproduite par le bulletin de l'Una Voce française et par le quotidien PRÉSENT. En raison de son exceptionnelle qualité d'information et de réflexion -- et de sa place éminente dans l'état de la question -- nous la reproduisons également ici, où elle sera conservée d'une manière éventuellement plus accessible. Comme on le sait, Éric M. de Saventhem est le président du conseil de la Fédération internationale Una Voce.*
LA TRAGIQUE APOTHÉOSE du 30 juin nous est particulièrement douloureuse, car nous sommes persuadés qu'elle pouvait être évitée. Cette pensée ne nous laisse pas en paix. Nous essayons d'éclaircir l'ensemble des causes qui ont joué alors. Cependant nous pensons aussi que, précisément lorsque des conflits éclatent dans l'Église, c'est la partie à qui a été octroyée la puissance spirituelle la plus grande qui porte la responsabilité la plus lourde, car plus grande est la puissance, plus grand est aussi l'impérieux devoir d'exercer la bonté salvatrice.
« Si Rome avait accordé à Mgr Lefebvre le droit de célébrer la messe en latin selon le rite de saint Pie V, il y a douze ans, on ne serait certainement pas arrivé au schisme d'aujourd'hui », a déclaré il y a peu de jours le cardinal Oddi.
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Il a en cela mille, fois raison : c'est l'abolition de « l'ancienne messe », obtenue de force à l'aide de moyens administratifs, qui a jeté la *semence de rupture* dans le corps ecclésial. Dans la mesure où la constatation du cardinal Oddi contient un reproche, celui-ci concerne au premier chef le pontificat de Paul VI : « il y a douze ans », donc en 1976, c'est au pape Montini qu'il aurait incombé d'accueillir avec bienveillance, au moins dans le domaine de la liturgie, la demande de Mgr Lefebvre : « Laissez-nous faire l'expérience de la tradition. » Paul VI n'a pas cru pouvoir le faire par conviction : « L'Église aurait perdu sa crédibilité », dit-il alors à Jean Guitton. Et à la même époque, l'archevêque Mgr Benelli a souligné à mon intention et à celle de ma femme que l'ancienne messe ne pouvait plus trouver place même au sein de la multiplicité liturgique de l'après-concile, car « *l'ancienne messe représente une autre ecclésiologie* »*.*
#### Les antécédents
Ce qui n'avait pas été fait en 1976 aurait pu, et même dû, être rattrapé par la suite. Le pape Jean-Paul II pensait en la matière autrement que son prédécesseur. Ce fut perceptible dès le début de son pontificat : en recevant Mgr Lefebvre en 1978, le pape laissa entendre que le problème de l'ancienne liturgie était pour lui une « question juridique de discipline ecclésiastique » pouvant être réglée sans difficulté. Il sembla aussi comprendre l'urgence d'une solution ; dès le Jeudi saint 1980, l'encyclique *In cœna Domini* aurait dû proclamer *urbi et orbi* la réhabilitation de l'ancienne messe. Cette première tentative échoua à cause de la résistance opposée par les « veuves de Montini », encore fortement représentées dans la Curie.
Il y eut un deuxième essai deux ans plus tard : en décembre 1982, le cardinal Ratzinger écrivit à Mgr Lefebvre que le pape voulait, « indépendamment de son cas », permettre à nouveau dans toute l'Église l'usage de l'ancien *ordo missae,* à condition que : « *sine ullo contemptu Missalis a Sancto Patre Paulo VI instaurati fiat et legislatio liturgica Sanctae Sedis hodie vigens plene agnoscatur* » ([^2]) (lettre du 23.12 :82).
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Mais l'archevêque et tous les autres « défenseurs de la tradition » attendirent en vain les mesures correspondantes : les protestations de diverses conférences épiscopales *dissuadèrent le pape de mettre également ce projet à exécution.*
#### L'indult
En 1984 survint le décret du peu glorieux « indult », cette « grâce » estropiée par tant d'odieuses restrictions. Il n'aboutit en rien à la réhabilitation espérée et nécessaire de « l'ancienne messe » « *aequo iure et honore* », mais permit uniquement l'autorisation cas par cas de la célébrer pour les fidèles qui en feraient la demande. Comme même cette concession minimale aurait rencontré l'opposition du cartel des liturgistes, l'usage pratique de l'indult fut, de plus, laissé au bon vouloir des ordinaires... avec le résultat (prévisible) que, dans la plupart des diocèses, ou bien il ne fut absolument pas appliqué, ou bien il ne le fut qu'à d'humiliantes conditions supplémentaires.
Les conséquences psychologiques de cette indécision papale en une affaire d'une si grande importance furent désastreuses : *on assista à une disparition accélérée de la confiance* dans la sincérité de toutes les déclarations par lesquelles le pape assurait de son « souci paternel » les fidèles attachés à la tradition. Celui qui continuait à prendre au sérieux ces assurances était bientôt obligé de constater que le pape était *de facto empêché* de remplir son office à cause du principe même, par lui constamment réaffirmé, de la collégialité.
Cette douloureuse constatation fut à nouveau confirmée au début de 1987. Une commission cardinalice avait été chargée de préparer des recommandations en vue d'amender l'inutilisable indult de 1984.
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Un projet de loi correspondant fut soumis au pape par le cardinal Mayer en février 1987. Alertées par des indiscrétions sur le contenu de ce projet, de puissantes conférences épiscopales se dressèrent aussitôt contre la nouvelle ordonnance projetée. *Et, une fois de plus, le pape se tint pour battu :* les recommandations des cardinaux sont *jusqu'à ce jour* restées non signées sur son bureau.
#### Une confiance diminuée
Pourquoi écrire tout cela si en détail ? La connaissance de ces diverses étapes de la « querelle des rites » me paraît indispensable pour pouvoir juger correctement les récents événements. Ce sont ces étapes avant tout qui expliquent *la diminution de la confiance* qui, dès le début, a pesé sur les conversations entre Rome et Écône ; car malgré l'extension des motifs qu'a pu prendre le conflit ces dernières années, la solution apportée au problème liturgique resta *la pierre de touche qui permettait de juger si Rome faisait la preuve qu'elle était digne de confiance en tant que gardienne de la tradition.* Cela valait non seulement pour Mgr Lefebvre et la « famille traditionnelle » étroitement regroupée autour de lui, mais aussi pour les millions de croyants fidèles au pape qui ne trouvaient plus dans une « Église conciliaire » de plus en plus à l'abandon du point de vue liturgique une patrie leur permettant de vivre d'une foi catholique authentique, de la « foi de tous les temps ».
A notre point de vue, l'échec des négociations doit en définitive être attribué au fait que *Rome, même sous Jean-Paul II, n'a pas pu fournir dans le domaine liturgique la* « *preuve* » *qu'elle était digne de confiance.*
En face du rapport de force radicalement différent existant entre les partenaires de ces négociations, une issue heureuse n'était à espérer que si le plus faible pouvait être assuré que le plus fort ne voudrait pas abuser de sa force. « Il vous faut faire confiance au Saint-Siège », écrivait le cardinal Ratzinger dans sa dernière lettre à Mgr Lefebvre, où il repoussait la demande de ce dernier concernant la date et le nombre des consécrations épiscopales envisagées et la composition de la *Commission romaine.*
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Mais précisément les bases nécessaires à un tel acte de confiance manquaient totalement. « Je n'ai plus confiance en eux », nous dit l'archevêque quelques jours plus tard.
Ma femme et moi demeurons persuadés que Rome aurait pu assurer ce minimum de dispositions à la confiance en prenant à temps des « mesures génératrices de confiance ». Lorsque la lettre du cardinal Ratzinger du 28 juillet 1987 présenta à l'archevêque des propositions d'une générosité inespérée, nous mîmes aussitôt le cardinal au courant de la première réaction de profonde méfiance de Mgr Lefebvre : « Que veulent-ils vraiment ? Est-ce une tentative de mainmise ? » Nous conjurâmes le cardinal de faire en sorte que des mesures génératrices de confiance soient prises. Celles-ci ne devraient cependant pas être en relation directe avec les négociations proposées à la Fraternité sacerdotale : elles auraient alors pu passer pour une manœuvre tactique. Il fallait au contraire que des signes efficaces soient donnés à l'Église tout entière, capables de manifester indubitablement les efforts sincères de Rome pour maintenir et promouvoir « la tradition » -- dans le sens où Mgr Lefebvre entendait cette notion.
#### Une nouvelle édition de l'indult ?
Il y avait *une* mesure de cette sorte qui s'imposait : la promulgation immédiate des recommandations cardinalices rédigées fin 1986 en vue d'amender « l'indult ». Elles avaient été élaborées des mois *avant* la première menace officielle de Mgr Lefebvre de sacrer des évêques. L'acceptation de ces recommandations par le pape n'aurait donc pu être interprétée comme un simple « coup » au cours de la partie qui se jouait entre Rome et Écône. Bien au contraire, elle aurait donné la preuve des efforts propres de Rome en vue de réhabiliter l'ancienne messe, « cœur » de la tradition.
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*Ainsi aurait été créée la base de confiance minimum* qui était absolument indispensable au succès des entretiens entre le cardinal et l'archevêque. *Mais, de nouveau... rien ne se passa. RIEN.*
Paul VI, lors des discussions avec Mgr Lefebvre, s'était laissé guider par des points de vue ecclésiologiques (erronés à notre avis) et par le souci de « crédibilité » de l'Église « ad extra ». C'est pourquoi on ne parvint pas, durant son pontificat, à amorcer un rapprochement... bien que Paul VI se rendit de plus en plus compte de la décadence de « l'Église conciliaire ». Sous Jean-Paul II au contraire, on prêta à nouveau attention à la « crédibilité vis-à-vis de l'intérieur ». Mais les efforts en ce sens furent trop fortement déterminés par des considérations pragmatiques. L'action de Rome -- et surtout son défaut d'action -- se laissa principalement guider par les « rapports de force » auxquels Rome se voyait chaque fois confrontée.
#### La politique des rapports de force
Si l'on raisonne en termes de rapports de force, la Fraternité l'emporte sur les tenants de la tradition surtout parce que, du vivant de Mgr Lefebvre, elle jouit d'une « autarcie consécratoire » de fait. En annonçant qu'il assurerait cette autarcie au-delà de sa mort en consacrant des évêques « avec ou sans l'autorisation de Rome », l'archevêque obligea Rome à reconnaître que lui et son mouvement constituaient un « facteur de force » à prendre au sérieux. *C'est pourquoi* on entreprit de négocier *avec lui.* Cependant, par crainte de la « puissance » des conférences épiscopales, Rome omit de s'occuper en même temps, ou même en priorité, du nombre beaucoup plus élevé des tenants inorganisés de la tradition. On parle souvent de la nécessité d'une « pastorale des personnes éloignées de l'Église ». Mais même sous le présent pontificat, *on attendit en vain* que Rome prît des mesures en faveur des centaines de milliers qui, depuis ces deux dernières décennies, se sont éloignées de l'Église à cause de l'interprétation et de l'application arbitraires des décisions du concile.
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En outre -- et ce fut une omission aux conséquences particulièrement lourdes -- on négligea de prendre des mesures énergiques en faveur des candidats au sacerdoce dont la vocation était guidée par l'image traditionnelle du prêtre, image encore confirmée par les textes correspondants du concile. L'échec de l'établissement d'enseignement romain *Mater Ecclesiae* a jeté une ombre inquiétante, car il a prouvé l'*incapacité* de Rome à prendre une décision dans ce domaine déterminant pour l'avenir de l'Église !
Les conséquences funestes de ce pragmatisme romain se sont manifestées au cours de la phase finale des négociations avec Mgr Lefebvre. Comme la confiance de base faisait défaut, ce sont surtout les aspects dont dépendait à l'avenir la « force » ou la « faiblesse » relative de la Fraternité -- et de la « famille traditionnelle » qui en était tributaire -- qui ont été mis en avant par l'archevêque : l'ensemble des questions concernant les évêques « maison » et le poids numérique des représentants de la Fraternité au sein du nouveau « Secrétariat de la tradition ». Dans sa dernière lettre au saint-père du 2 juin 1988, Mgr Lefebvre souligna leur importance fondamentale : « Afin de nous protéger de toute compromission, nous demandons plusieurs évêques, choisis dans la Tradition, et la majorité des membres dans la Commission Romaine. » Comme Rome elle-même pensait surtout en termes de rapports de force, elle aurait dû parfaitement comprendre le besoin de sécurité si clairement manifesté de la « famille traditionnelle ». Mais la réponse du pape du 9 juin *n'y fit pas la moindre allusion.*
#### Derniers espoirs
Certes, la lettre du 2 juin de Mgr Lefebvre « interrompt expressément le processus de réconciliation », comme le dit ultérieurement la Note d'information du Vatican. Cependant, nous savons par Mgr Lefebvre lui-même *qu'il attendait la réponse du pape avec un dernier espoir :* celui que le saint-père demanderait -- enfin ! -- à le voir personnellement.
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Depuis deux jours, un pressant appel dans ce sens se trouvait sur le bureau du pape. Il provenait de Mgr Alfredo Mendez, ancien évêque d'Arecibo, et avait été envoyé par télex au cardinal Ratzinger avec prière de le remettre personnellement au destinataire :
« Most Holy Father !
« Do not delay to intervene personally in this last and crucial phase of the negotiations ! In response to Mgr Lefebvre's latest letter, do please summon the venerable Archbishop for a private audience ! Let him then hear from your own lips how highly you esteem the Society's particular « charism » and how earnestly you desire the collaboration of its priests for the good of the entire church, the Corpus Mysticum !
« It is my firm conviction that only such personal intervention by Your Holiness can still avert the tragedy of a « rupture définitive » being consummated on June 30 th. » ([^3])
On ne donna pas *non plus* suite à cette supplique. Bien plus, la réponse du pape du 9 juin apporta une escalade supplémentaire -- inutile -- du conflit : « ...votre projet, s'il est réalisé, ne pourra apparaître que comme *un acte schismatique* »*.* Au lieu de se tourner, dans un dernier geste de bonté salvatrice, vers la « famille traditionnelle » désorientée par des années de mépris et même de proscription, Rome menace de l'exclure de la communion de l'Église. Le Saint-Siège s'ôtait ainsi toute possibilité de juger après coup les sacres épiscopaux avec cette « *clementia* » dont le droit canonique permet toujours d'user « *post factum* »...
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Rétrospectivement, le chemin qui mène aux sacres du 30 juin apparaît davantage pavé de graves omissions romaines (et malheureusement aussi papales) que « d'obstination » lefebvriste. Et on ne peut le masquer aux yeux du public bien informé en essayant de transformer après coup la *désobéissance* de l'archevêque en une *faute contre la foi !* Mgr Lefebvre, dit-on aujourd'hui, aurait eu une « fausse conception de la tradition ». S'il en était ainsi, le cardinal Ratzinger n'aurait pu lui écrire au nom du pape, le 28 juillet 1987 :
« Votre grand désir de sauvegarder la Tradition en lui procurant « les moyens de vivre et de se développer » témoigne de votre attachement à la foi de toujours... Le Saint-Père comprend votre souci et le partage. »
En s'exprimant ainsi, Rome semblait s'identifier avec la « conception de la tradition » qui a toujours guidé l'œuvre de l'archevêque, c'est-à-dire « la transmission fidèle de ce qui a été reçu ». Que l'on s'éloigne maintenant de cette solennelle affirmation (« le Saint-Père comprend votre souci et le partage ») et, qu'à la place, on accuse pratiquement l'archevêque d'hétérodoxie, en se réclamant de la « tradition vivante » ou -- plus osé encore -- d'une prétendue « dynamique de la tradition », ne laisse pas bien augurer de la volonté de conciliation romaine.
\[Traduction française de Simone Wallon pour l'Una Voce française ; l'original est en allemand.\]
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## ÉDITORIAL
### Duo dubia
*Les doutes des silencieux*
DEPUIS LE 30 JUIN 1988, il y en a qui ne parlent pas.
On a entendu ceux qui, à partir de 1976, de 1974 ou de 1969, avaient suivi Mgr Lefebvre et qui le suivent toujours, au nom de la vérité de son discours, de la nécessité de son action ou de la fidélité à sa personne.
On a entendu d'autre part ceux qui, l'ayant suivi jusque là, ne croient plus pouvoir le suivre, en raison d'une objection de conscience qui les fait reculer devant l'acte des sacres sans mandat apostolique. Ceux-ci ont été publiquement accusés, par la conviction ardente de ceux-là, d'être devenus des « traîtres », des « judas », une « cinquième colonne », tout un extraordinaire florilège imprécatoire, imprimé dans des publications qui engageaient, au moins en principe, plus que leurs signataires.
21:330
Mais on n'a point entendu le malaise, l'inquiétude, l'incertitude de ceux qui, en silence, ont hésité, et qui hésitent encore. Demeurés, pour la plupart, à leur place, à la même place dans les lieux de culte, les écoles, les mouvements, les amitiés et relations qui étaient les leurs avant la fracture des sacres, ils sont partagés entre des sentiments divers. Ils ne sont pas pleinement convaincus que les sacres étaient nécessaires, et licites en cela ; mais pas mieux convaincus qu'ils constituent ou instituent un schisme au sens classique et plein du terme. Ceux qui parmi eux auraient tendance à réprouver par principe tout sacre sans mandat, et qui avaient réprouvé ceux du P. Guérard des Lauriers, hésitent cette fois dans leur sentiment par vénération pour la haute et pieuse figure de Mgr Lefebvre. Ceux qu'impressionne l'excommunication n'arrivent point cependant à la trouver décisive, en raison des graves défaillances dans lesquelles persévère le Saint-Siège, et qui font désormais peser une suspicion sur ses décisions. La plupart d'entre eux étaient devenus des « catholiques traditionalistes » parce qu'ils avaient suivi Mgr Lefebvre, à cause de son discours, par confiance en sa personne, par reconnaissance pour son œuvre de formation des prêtres. Ils ne demandent qu'à continuer à le suivre. Mais ils ont aujourd'hui des doutes sur un point, celui des sacres, et à ces doutes ils ne voient aucune solution assurée.
22:330
Ils accepteraient volontiers de mettre cette question en quelque sorte entre parenthèses et d'en laisser la responsabilité à Mgr Lefebvre sans s'engager eux-mêmes, mais ce sont, dans la plupart des cas, les prêtres et les militants de la Fraternité Saint-Pie X qui ne leur en laissent pas la possibilité, leur faisant invitation -- ou sommation -- de se déclarer pour les sacres (et contre ceux qui omettent de les approuver) sous peine d'être dénoncés comme « lâcheurs », complices des « traîtres » et des « judas ».
\*\*\*
Faut-il le préciser : le malaise, l'embarras, l'hésitation dont nous parlons concernent ceux qui ont suivi Mgr Lefebvre avant le 30 juin et qui sont invités à le suivre après autant qu'avant, -- ce qui n'est point le cas de la revue ITINÉRAIRES.
Le domaine où s'exerce l'activité de la revue est celui de l'expression publique : expression des idées, des propositions, des protestations, des argumentations, des réclamations qui sont les nôtres.
Dans ce domaine la revue ITINÉRAIRES n'a jamais suivi Mgr Lefebvre, elle n'a jamais eu à le suivre pour la simple raison qu'elle l'a précédé. Les refus majeurs opposés à l'évolution conciliaire : le refus publiquement motivé du nouveau catéchisme en 1968, celui de la nouvelle messe en 1969-1970, ont été prononcés par d'autres que Mgr Lefebvre et sans qu'il s'en soit mêlé ; pour sa part il travaillait dans le silence, sans participer aux controverses et aux débats ; ce sont les attaques contre son séminaire d'Écône qui l'ont amené, peu à peu et tardivement, à énoncer et défendre publiquement les principes et positions qui inspiraient son œuvre de formation sacerdotale, œuvre initialement discrète, quasiment monacale.
23:330
La revue ITINÉRAIRES, qui dès 1966 avait été condamnée par l'épiscopat pour son refus de « l'esprit du concile », et qui avait été au premier rang des refus de 1968-1970, se sentit assurément réconfortée, fortifiée, éclairée par la parole et par l'exemple de Mgr Lefebvre quand il fut amené par les circonstances à entrer lui aussi dans le débat public. Bien sûr il faisait, lui, ce que ni la revue, ni le livre, ni les conférences, ni les controverses et protestations ne pouvaient faire : il formait des prêtres, il les envoyait au peuple fidèle. Mais enfin nous autres, à ITINÉRAIRES, nos maîtres, nos plus éminents collaborateurs, des Charlier au P. Calmel, de l'abbé Berto à Henri Rambaud, d'Henri Massis à Henri Pourrat, de Salleron à Dom Gérard, et nous-mêmes, il se trouve que nous n'étions pas, que nous ne sommes pas des disciples de Mgr Lefebvre. Son œuvre de formation sacerdotale, nous l'avons, de notre place, soutenue, défendue, honorée par la plume et la parole autant qu'il était en nous, mais elle est évidemment d'un autre ordre que nos propres travaux. Cela rappelé simplement pour marquer et faire comprendre que, dans notre présent propos sur les doutes silencieux de ceux qui ont suivi Mgr Lefebvre, ce n'est pas de la revue ITINÉRAIRES et de ses positions qu'il s'agit ([^4]).
24:330
Premier doute
#### S'en tenir à ce que l'Église a toujours fait
Les catholiques qui ont suivi Mgr Lefebvre l'ont fait parce que, face à une religion qui *changeait,* il leur a donné l'idée et les moyens de se retrancher sur le roc de *s'en tenir à ce que l'Église a toujours fait.* Pour cela, des prêtres, des chapelles, des prieurés, des écoles, avec une garantie, une assurance, implicitement une sorte de contrat : -- *Je n'ai pas de doctrine personnelle,* disait-il. *Je me suis tenu toute ma vie à ce qu'on m'a enseigné sur les bancs du séminaire français de Rome. Je n'ai rien inventé de nouveau. Nous ne pouvons pas nous tromper en nous attachant à ce que l'Église a enseigné pendant deux mille ans. Je fais ce que les évêques ont fait pendant des siècles et des siècles, je n'ai pas fait autre chose.*
Mais voici précisément que Mgr Lefebvre, le 30 juin 1988, fait *autre chose ;* il fait quelque chose de *nouveau :* il consacre des évêques contre la volonté expressément notifiée du pape.
On ne peut pas dire cette fois que les évêques ont fait cela pendant des siècles et des siècles. L'Église n'a enseigné ni pendant deux mille ans ni sur les bancs du séminaire français de Rome qu'on peut passer outre à une interdiction formelle du souverain pontife concernant la consécration de nouveaux évêques.
25:330
Pour cet acte-là, voici que la garantie de *s'en tenir à ce que l'Église a toujours fait* vient de disparaître. Mgr Lefebvre est sorti du domaine où « nous ne pouvons pas nous tromper ».
Il ne s'ensuit pas forcément que Mgr Lefebvre ait eu tort. D'ailleurs les silencieux n'ont ni le désir ni l'autorité de donner tort à Mgr Lefebvre. Simplement, ils hésitent à lui donner pleinement raison, ils ne se sentent ni obligés ni capables d'y engager leur responsabilité personnelle. Ils le suivent toujours pour tout le reste : le Credo, la messe, le catéchisme. Mais les sacres ? Ce qui était la boussole, ce qui était le point fixe, ce qui était le critère et la sécurité, *s'en tenir à ce que l'Église a toujours fait,* ne joue plus ici, ou même joue en sens contraire. On est entré dans l'inconnu.
Second doute
#### Obéir au pape quand il confirme la Tradition
Il y avait une autre sécurité pour ceux qui suivaient Mgr Lefebvre : l'assurance qu'à le suivre ils ne tomberaient jamais dans le schisme, en raison de sa promesse d'obéissance au pape.
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C'était la preuve de l'union à Rome, c'était la garantie que « *si un évêque rompt avec Rome ce ne sera pas moi* »*,* selon la lettre célèbre de Mgr Lefebvre à l'abbé de Nantes ([^5]). A chaque désobéissance rendue nécessaire par les circonstances, Mgr Lefebvre rappelait que sa soumission et sa docilité demeuraient entières dans tous les cas où le souverain pontife confirmait la Tradition au lieu de la contredire : -- *Nous sommes soumis et prêts à accepter tout ce qui est conforme à notre foi catholique telle qu'elle a été enseignée pendant deux mille ans, mais nous refusons tout ce qui lui est opposé. Nous sommes attachés au pape lorsqu'il se fait l'écho de la tradition apostolique et des enseignements de tous ses prédécesseurs. Nous obéissons au souverain pontife chaque fois qu'il confirme la Tradition.*
Personnellement, par lettre du 9 juin 1988, puis par un *Monitum* du 17 juin, Jean-Paul II avait interdit à Mgr Lefebvre de consacrer des évêques.
Interdire toute consécration épiscopale sans mandat du souverain pontife, cela est bien confirmer la Tradition et non pas l'enfreindre. La foi catholique n'a nullement enseigné pendant deux mille ans que les consécrations épiscopales contre la volonté du pape étaient licites. Au mois de juin 1988, Jean-Paul II maintenait, confirmait, défendait la Tradition catholique, sur un point essentiel à la succession apostolique et à la structure divine de l'Église, en ordonnant que le choix des évêques et leur consécration n'aient pas lieu contre la volonté du pape expressément notifiée.
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Ne pas lui obéir en un tel cas, c'était entrer en une terre inconnue, c'était abandonner la promesse qui jusque là garantissait que l'on ne faisait pas schisme.
N'importe qui d'autre aurait donné cette garantie, aurait fait cette promesse explicite *d'obéir au pape quand il confirme la Tradition,* et puis aurait ensuite fait le contraire, -- on prononcerait sans hésitation que la désobéissance, dans ce cas précis, est forcément schismatique. S'agissant de Mgr Lefebvre, il est naturel de suspendre son jugement, de se présumer soi-même dans l'erreur plutôt que lui. Toutefois il en demeure un doute, dont on n'aperçoit pas la solution dans l'état actuel de la question.
\*\*\*
Ces deux doutes, il n'est probablement pas opportun d'en urger la solution ; mais plutôt de prendre en considération le nécessaire approfondissement des questions qu'ils soulèvent.
La Fraternité sacerdotale Saint-Pie X fondée par Mgr Lefebvre est à notre connaissance la seule (ou de très loin la principale) institution en Europe occidentale (et peut-être aussi en Amérique et en. Afrique) qui forme et ordonne des prêtres dans la doctrine, la liturgie et la spiritualité traditionnelles de l'Église. Il serait désastreux qu'une telle institution dérive dans un schisme, il serait sans doute imprudent de ne pas voir que ce risque existe.
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On ne peut cependant point ne pas mettre en regard la défaillance générale de l'autorité religieuse, qui tolère le pire dans l'Église et souvent en protège et en honore les auteurs. Dans son discours du 13 juillet 1988 devant les évêques du Chili, le cardinal Ratzinger faisait observer, apparemment sans le déplorer, qu'à l'égard des « progressistes » qui « nient ouvertement des vérités fondamentales de la foi », « jusqu'à ce jour et en aucun cas n'ont été appliquées des peines canoniques : on s'est contenté d'admonitions ». Et encore, d'admonitions rares et légères, n'allant pas au fond des choses, omettant de clairement énoncer le vrai et le faux, de prescrire le bien et de proscrire le mal, et laissant en fait se poursuivre -- ou même favorisant -- la décomposition religieuse. En face de ce naufrage général, nous professons que le Saint-Siège aurait dû, que le Saint-Siège devrait aider et protéger l'œuvre de Mgr Lefebvre au lieu de l'accabler : nous le réclamons du pape. Mais cela n'empêche pas de peser et scruter les deux doutes silencieux.
Jean Madiran.
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*Annexe I*
### Une longue obstination
Ce sont les papes eux-mêmes, avant les media, qui ont voulu constituer Mgr Lefebvre en « chef des traditionalistes » malgré lui. Ce fut d'abord Paul VI (discours au consistoire du 24 mai 1976). Mgr Lefebvre répondit dans son sermon à la messe de Lille, le 29 août 1976 :
« Ce n'est pas moi qui me suis appelé le chef des traditionalistes. Vous savez qui l'a fait il y a peu de temps dans des circonstances tout à fait solennelles et mémorables à Rome. Je ne veux point être le chef des traditionalistes et je ne le suis point. »
D'ailleurs, ajoutait-il dans le même sermon, « *je n'aime pas tellement le terme de* « catholiques traditionalistes » *étant donné que je ne vois pas ce que peut être un catholique qui n'est pas traditionaliste* »*.*
Au cours de sa rencontre avec Paul VI, lors de l'audience du 11 septembre 1976, Mgr Lefebvre fit entendre la même protestation, selon le récit qu'il en donna dans sa conférence de presse du 18 septembre 1976 :
30:330
« J'ai dit à Paul VI : Très Saint Père, vous avez dit que j'étais le chef des traditionalistes. Je nie absolument que je sois le chef des traditionalistes. »
Malgré cela Paul VI, dans sa lettre à Mgr Lefebvre du 11 octobre 1976, s'obstinait dans la même affirmation. Parlant du « refus » opposé à l'évolution conciliaire, il lui reprochait d'avoir *entraîné sciemment une partie des fidèles dans son refus personnel.* Non seulement les dénégations de Mgr Lefebvre, mais la chronologie elle-même s'opposent à une vue aussi simpliste.
C'est en 1966 que la revue ITINÉRAIRES est condamnée par l'épiscopat pour son refus de l'esprit du concile.
C'est en 1968-1970 que le refus du nouveau catéchisme puis de la nouvelle messe est publiquement affirmé par la revue ITINÉRAIRES, par Louis Salleron, par le P. Calmel, par l'abbé Dulac, par l'abbé de Nantes (etc.), et non point par Mgr Lefebvre qui à cette époque ne prend aucune part aux débats publics mais travaille dans le silence et la discrétion à ses grandes fondations, celle de la Fraternité sacerdotale en octobre 1969, celle du séminaire d'Écône en octobre 1970. Ce n'est donc point Mgr Lefebvre qui a « entraîné une partie des fidèles » dans ces refus nécessaires. C'est lui -- mais c'est autre chose -- qui a donné des prêtres aux catholiques qui s'étaient engagés dans ces refus.
Dans sa *Lettre aux catholiques perplexes,* édition Albin Michel de juin 1988 (page 15), Mgr Lefebvre écrit à nouveau -- car les media ont obsessionnellement diffusé la fable forgée par Paul VI :
« Il me faut dissiper d'entrée de jeu un malentendu, de manière à n'avoir pas à y revenir : je ne suis pas un chef de mouvement, encore moins le chef d'une Église particulière. Je ne suis pas, comme on ne cesse de l'écrire, « *le chef des traditionalistes* »*.* On en est arrivé à qualifier certaines personnes de « *lefebristes* »*,* comme s'il s'agissait d'un parti ou d'une école. C'est un abus de langage. »
31:330
Et pourtant le pape Jean-Paul II à son tour, dans son motu proprio *Ecclesia Dei* du 2 juillet 1988, parle du « *mouvement issu de Mgr Lefebvre* »*.*
Cette obstination invite à supposer qu'à Rome on n'est encore arrivé à rien comprendre à ce sujet. Ou qu'on ne le veut point. -- J. M.
32:330
*Annexe II*
### Envers les uns et envers les autres
La très estimée association *Una Voce Helvetica* (Suisse romande) est présidée, avec la grande autorité morale qu'on lui connaît, par Roger Lovey.
Sa situation à l'égard des diverses sociétés sacerdotales est en somme analogue à celle d'ITINÉRAIRES. Elle la déclare en ces termes :
« *Nous sommes un mouvement de laïcs, indépendant de toute société religieuse et donc, notamment, de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Cette affirmation n'est pas l'expression d'une prudente réserve de notre part : elle est le constat vrai de ce que nous sommes et entendons demeurer.*
« *Beaucoup de nos membres sont liés à la Fraternité par des liens de reconnaissance et d'amitié et fréquentent assidûment les lieux de culte qu'elle a ouverts ; d'autres ont des liens identiques avec des prêtres restés fidèles à la messe de leur ordination ; nous déclarons vouloir maintenir envers les uns et les autres l'attitude qui fut la nôtre jusqu'à ce jour.* »
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Maintenir, dans l'indépendance, les liens d'amitié envers les uns et envers les autres... La revue ITINÉRAIRES peut faire sienne la déclaration de l'*Una Voce Helvetica,* en la précisant pour ce qui la concerne :
« *Nous sommes une revue fondée et dirigée par des laïcs, indépendante de toute société cléricale et donc, notamment, de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X et du monastère Sainte Madeleine du Barroux. Cette affirmation n'est pas l'expression d'une prudente réserve mais le constat vrai de ce que nous sommes et entendons demeurer.*
« *La plupart de nos collaborateurs sont Nés soit à la Fraternité Saint Pie X, soit au monastère du Barroux, soit le plus souvent aux deux, par des Mens de reconnaissance et d'amitié, et fréquentent leurs Veux de culte ; plusieurs de nos collaborateurs ont des liens identiques avec d'autres prêtres restés fidèles à la messe de leur ordination. Nous déclarons vouloir maintenir envers les uns et envers les autres l'attitude de respect, de bienveillance et d'amitié qui fut la nôtre jusqu'à ce jour.* »
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## CHRONIQUES
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### Eugenio Zolli
*Un prophète des temps modernes*
par Judith Cabaud
La conversion d'Israël Zolli, grand rabbin de Rome, à la foi catholique en 1945 fut un événement considérable, dont le symbolisme laisse présager le retour du peuple juif annoncé dans la Parousie. Cependant, de tout temps, les faits historiques les plus importants ne sont reconnus qu'avec le recul des siècles. Il n'est donc pas étonnant de voir escamotée par nos œcuménistes-théologiens-anthropologues contemporains, et soigneusement tenue sous le boisseau, la lumière du message du rabbin Zolli, véritable prophète des temps modernes.
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Si l'on étudie les caractéristiques des prophètes de l'Ancien Testament, on constate qu'Israël Zolli fut, comme eux, un homme capable de déchiffrer le sens religieux des événements à mesure qu'ils se produisaient. Comme Ézéchiel, Jérémie ou Isaïe, il réagit toute sa vie contre le conformisme talmudique, ne se contentant jamais d'idées reçues et mesurant avec gravité chacune de ses paroles et chacun de ses gestes. Comme les saints de tous les temps, il éprouvait la nécessité d'une purification profonde dans la conscience religieuse de l'homme.
Tout au long de son existence, il a ressenti en son for intérieur la présence intime de Dieu et, malgré la persécution qui fut toujours le lot des âmes d'élite, il était parfaitement lucide, en toute humilité, sur le choix d'En Haut.
L'enfance d'un prophète
Son histoire, si émouvante, commence en Pologne où il naquit en 1881 à Brody, à quelques kilomètres de la fameuse ligne Oder-Neisse. A cette époque, c'est l'Autriche qui gouverne ce territoire depuis le démantèlement de la Pologne en 1795. Sa toute petite enfance est déjà marquée par la présence d'une Bible que le petit garçon feuillette méthodiquement, page par page, dès avant de savoir lire et écrire. Le jeune « érudit » de quatre ans parcourt les caractères hébreux dans une contemplation muette mais amoureuse.
Israël fut le plus jeune de cinq enfants. Il avait trois frères et une sœur. Au début, la famille vivait dans l'aisance car le père de Zolli était propriétaire d'une usine de textiles à Lodz. Mais dès que le jeune garçon eut atteint l'âge de six ans, un changement important se produisit : les Zolli s'installèrent en Ukraine, à Stanislavia, aujourd'hui Ivano-Frankovsk.
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A l'époque, cette région faisait également partie de l'Empire austro-hongrois, les Russes et les Prussiens ayant partagé entre eux ce qui restait de la Pologne. En 1888, l'occupant russe de Lodz confisqua toutes les petites industries appartenant à des « étrangers ». Des difficultés d'argent s'abattirent alors sur le chef de la famille et leur vie en Ukraine devait se dérouler dans un dénuement total. Si les frères et sœur d'Israël partirent les uns après les autres pour tenter leur chance en Allemagne, l'enfant resta au foyer. Il allait à l'école hébraïque et se préoccupait davantage de l'étude des traductions et commentaires sur les textes anciens du Talmud, que de problèmes matériels. Dès son plus jeune âge, il se destinait à devenir rabbin et il était déjà frappant de voir chez un enfant l'élévation avec laquelle il considérait l'enseignement qu'il recevait : « Une grave question prenait forme dans mon esprit, écrit-il. Pour devenir rabbin, on doit étudier et savoir beaucoup de choses. Cela est vrai... Mais la Torah ne doit-elle pas plutôt être *vécue *? »
Ce vieux problème de la lettre et de l'esprit, de la connaissance intellectuelle et de l'expérience vécue, allait devenir la pierre d'achoppement dans les études talmudiques du jeune élève.
Loin de s'enfoncer dans une méditation exégétique abstraite et illimitée de l'Écriture sainte, il prit très tôt conscience du vide à l'intérieur de son âme. Avec des accents pascaliens, il découvrit la grandeur de l'homme en ce qu'il se sait misérable : « C'est dans la conscience de son vide intérieur que l'on retrouve un *tout* impénétrable, à la fois inquiétant et suave, qui blesse et *qui* guérit, donnant une impression tantôt de néant, tantôt de plénitude. »
Malgré sa solitude spirituelle, nous découvrons le jeune Zolli vivant en parfaite harmonie avec son environnement. Parmi ses petits camarades ukrainiens se trouvaient des amis chrétiens, dont le petit Stanislas qui l'invitait souvent chez lui.
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Là, sur les murs blancs de la maison de celui-ci, il vit un crucifix qui souleva en lui pour la première fois le problème de Jésus-Christ. Il éprouvait un sentiment aigu de l'injustice commise envers la figure si douce de cet homme cloué sur une croix. A l'école hébraïque, il étudiait les cantiques du serviteur souffrant dans Isaïe et la compassion le ramenait toujours en mémoire à la vision du crucifix sur le mur chez le petit Stanislas.
A douze ans, à l'approche de sa confirmation (Bar mitzvah), en lisant ces cantiques, il ne pouvait pas s'empêcher de s'interroger : Dieu souffre-t-Il ? Selon l'Écriture, *qui* est ce serviteur dont parle le prophète ? Et l'enfant pensait sans cesse à Celui qui était sur le crucifix...
D'autre part, on est étonné de constater, dans ce XIX^e^ siècle finissant, une quasi-absence de persécution antisémite dans la vie de l'enfant Israël Zolli. Les rapports de sa famille avec les catholiques ukrainiens ne semblaient pas poser de problèmes. Quelle mystérieuse entente reliait ces israélites pieux aux catholiques pratiquants ? En tout cas, l'enfant Zolli n'entendait qu'une seule et même voix de Dieu lorsqu'il se trouvait soit devant le livre de l'Écriture, soit devant le crucifix. Il dit que c'était un appel lointain qui le transportait sur les ailes d'une brise légère...
En fait, le dénominateur commun entre les textes hébreux comme le Cantique des Cantiques et l'image de l'homme au gibet était un élan d'amour irrésistible qui brûlait en lui comme une flamme. Et c'est justement cet amour qui allait prémunir son esprit d'adolescent contre les raisonnements abstraits des talmudistes : « C'était comme s'ils essayaient de photographier Dieu avec un appareil composé de syllogismes. Comment pouvait-on dire que Dieu est un "mobile-immobile" ?
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Ceci me suggéra l'idée d'une voiture en panne ! Je pensais, en fait, que mon esprit était très faible puisque je ne les comprenais pas. Je restais en arrière comme un soldat blessé dans la bataille, confié aux soins de la Croix-Rouge. »
Rencontre de l'Ancien\
et du Nouveau Testaments
C'est donc sans préjugés et sans le sentiment d'être persécuté qu'Israël Zolli aborda ses études supérieures. A ses moments perdus, il lisait indifféremment des passages de l'Ancien Testament ou de l'Évangile, mais il ne put pas s'empêcher de comparer les mentalités : « La justice dans l'Ancien Testament s'exerce d'homme à homme et réciproquement ; par conséquent, la justice de Dieu envers l'homme doit l'être également. Nous offrons et nous faisons le bien pour le bien reçu ; nous faisons le mal pour le mal que nous avons souffert d'autrui. Ne pas rendre le mal pour le mal est, d'une certaine manière, faillir à la justice. » Quel contraste découvre-t-il alors en lisant dans l'Évangile : « Aimez vos ennemis, priez pour eux », ou bien la parole de Jésus sur la croix : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font. »
« Tout ceci me stupéfait », s'exclame Zolli dans ses souvenirs ([^6]) ; « Le Nouveau Testament était, en effet, un Testament nouveau ! »
Après la mort de sa mère, Zolli, âgé alors de vingt-trois ans, partit pour l'Université de Vienne, puis pour Florence où il suivit les cours de l'Institut des Hautes Études.
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Au collège rabbinique italien, il assistait à des discussions sur des problèmes insolites soulevés dans le Talmud : que faire dans le cas d' « une aiguille trouvée dans une partie de l'intestin \[d'un animal\] », ou des discours interminables sur les oies, les relations affectives entre coq et poule dans le cas d'un œuf pondu un jour de fête... « La science, c'est la science ! » écrit Zolli avec humour ; « mais combien j'aurais préféré qu'ils me fassent étudier plutôt les désirs ardents du cœur de l'homme, la soif de Dieu et la lutte pour L'atteindre ».
En 1913, à trente-deux ans, Zolli fut nommé vice-rabbin à Trieste. Il se maria avec Adèle Litwak qui mourut quatre ans plus tard, lui laissant une fille, Dora. Après 1918, au moment du démantèlement de l'Empire austro-hongrois, Trieste fut rendue aux Italiens. Zolli ne cachait pas sa sympathie pour ces derniers et, nommé grand rabbin de cette ville, on lui accorda la nationalité italienne. A cette époque, il était devenu une contradiction vivante pour tous ceux qui l'entouraient. Tout en gardant une grande indépendance d'esprit, il prêchait à la synagogue et assistait des réfugiés sionistes ; il écrivait des articles en allemand pour une revue viennoise et il approfondissait ses études bibliques, surtout Isaïe, Job, Jésus et Paul... « J'avoue que j'étais si loin de l'idée d'une conversion à une autre religion, qu'il ne m'était même pas venu à l'esprit de me demander : cette littérature, risque-t-elle de parler trop fortement à mon cœur ? Je sais seulement que chaque soir, j'ouvrais au hasard la Bible, recherchant un texte à méditer soit dans l'Ancien Testament soit dans le Nouveau. Je prenais ce que je trouvais. C'est de cette façon que la personne de Jésus et son enseignement me devinrent chers sans jamais me laisser le goût d'un fruit défendu. »
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Peu après, Zolli nous raconte comment Jésus lui-même fit son entrée dans sa vie intérieure : « Un après-midi, j'étais seul à la maison \[...\]. Me sentant détaché de moi-même, j'étais complètement absorbé par mon travail. Soudain, sans savoir pourquoi, je posai mon stylo et, comme en une extase, je commençai à invoquer le nom de Jésus. Je ne trouvai la paix qu'à Sa vue ; \[Il était\] comme dans un tableau sans son cadre, dans un coin obscur de la pièce. Je le contemplai ainsi assez longtemps, sans trouble, et plutôt dans une grande sérénité d'esprit. » Le phénomène se produisit à nouveau en 1937-1938 et en 1945. « Je ne désirais pas en parler à quiconque ; je ne le considérais pas comme une conversion. Cela me concernait, moi seul. Mon amour intense pour Jésus et ces expériences intimes avec Lui n'engageaient que moi-même. Ils ne me semblèrent pas devoir entraîner un changement de religion. C'était comme l'arrivée d'un visiteur bien-aimé. Rien ne créait de conflit dans ma conscience. J'avais commencé simplement à entendre résonner la voix du Christ dans l'Évangile de manière claire et de plus en plus forte. »
A cette époque, Zolli considérait l'Église et la Communauté israélite comme des formes de vie religieuse équivalentes. Comme beaucoup de nos théologiens d'aujourd'hui, il pensait que le judaïsme pouvait faire bon ménage avec l'amour du Christ ; mais il ne se doutait pas que Dieu l'attendait au tournant...
C'est, en réalité, plutôt la montée de l'antisémitisme en Europe pendant les années trente qui lui fit garder le silence sur son évolution intérieure. Ce fut un temps où Zolli se dévouait à la tâche auprès de ses coreligionnaires, usant de toute son autorité pour dénoncer, avant l'heure de l'invasion, le fléau nazi.
Sa vie quotidienne se partageait entre son ministère à Trieste et une chaire de professorat à l'Université de Padoue où il enseignait la littérature et les langues hébraïque et sémitique. Il s'était remarié trois ans après la mort de sa première femme avec la fille d'un professeur de Gorizia : Emma Majonica. De leur union naquit sa seconde fille, Miriam.
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Si extérieurement il menait une vie sans éclat, il se trouvait, à l'intérieur de lui-même, emporté par son mysticisme, véritable soif d'infini, chaque fois qu'il se replongeait dans les méandres de l'Écriture sainte. Et tous les chemins le conduisaient inéluctablement à la révélation de l'amour : « Le monothéisme d'Israël ne surgit pas de l'esprit humain mais du cœur embrasé par l'esprit de Dieu. Ce n'est pas à travers une longue et lente pérégrination par les sentiers du raisonnement qu'on arrive à la porte de Dieu ; au contraire, c'est plutôt après qu'une âme se soit lancée, au-dessus de sa propre nature, à l'assaut du ciel. » L'extase mystique devenait pour le rabbin Zolli un sanctuaire où le Dieu-dans-l'homme rencontre enfin le Dieu-dans-l'infini.
Pendant les dernières années qu'il passa à Trieste et à Padoue, l'évolution spirituelle du rabbin montre clairement que son élan d'amour mystique se transformait peu à peu en connaissance de Dieu et qu'il allait bientôt franchir, en compagnie du Christ, le point de non-retour. Si, comme nos théologiens modernes, il avait cru pendant un certain temps qu'une « cohabitation » entre le judaïsme et le christianisme était possible, l'appel de Dieu, lui, se faisait de plus en plus précis, lui démontrant toujours davantage la prédominance de l'esprit sur la lettre. Même si Zolli décrit cette période de son existence comme « remplie de ténèbres et de solitude », il déclare sans hésiter qu'il est néanmoins inutile de fuir Dieu : « Ce serait comme quelqu'un qui voudrait vivre sous un faux nom avec l'illusion d'être un autre. »
Ce talmudiste distingué, âgé maintenant de cinquante ans, au lieu de s'enfermer dans un conformisme commode, se posa finalement la question décisive : « Y a-t-il une contradiction entre la Loi de Dieu et celle du cœur humain ? » Et, en homme de bonne volonté, il répondait aussitôt à lui-même : puisque c'est Dieu qui a créé le cœur humain, sa Loi ne peut s'opposer à sa création.
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Le problème fondamental se pose donc à lui en ces termes : l'amour de la Loi ou la loi de l'Amour ? Gémissant encore dans sa nuit obscure, il sentit une certitude poindre à l'horizon : « La rigidité de la Loi, de n'importe quelle loi, n'est tempérée que par les rayons chaleureux de l'amour \[...\]. La loi sans amour est stérile et n'engendre que des esclaves \[...\]. L'amour est une loi en soi \[...\]. L'amour de Dieu et du Christ est la loi suprême. »
Dans des lignes poétiques décrivant la fête de Hanukah, la fête de la lumière représentée par les cierges du *menorah* (candélabre à sept branches), le rabbin Zolli, en vrai prophète, nous la dépeint de façon symbolique : cette lumière d'Israël est comme l'aurore qui précède le jour où éclate la lumière de Dieu dont le soleil est le Christ. La lumière d'Israël est celle d'avant l'aube, *ante lucem,* comme l'Ancien Testament précède le Nouveau ; et il conclut en une phrase digne du Cantique des Cantiques : « La loi d'Amour est plus forte que l'amour de la Loi. »
Rome ou la fosse aux lions
A la veille de la Deuxième guerre mondiale, Zolli critique publiquement les lois de Nuremberg et le régime hitlérien. Malgré la réticence de Mussolini à pratiquer des persécutions racistes, notamment contre les Juifs, le parti fasciste de Trieste accède néanmoins aux demandes des Nazis et prive le rabbin Zolli de sa nationalité italienne. Pour assurer sa sécurité, la Communauté israélite de Rome offre à Zolli le poste de grand rabbin et de recteur du collège rabbinique romain, titres tant soit peu fictifs, puisque le dit collège rabbinique était fermé et la communauté israélite gravement divisée en deux clans :
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avant l'occupation nazie de 1943-1944, le Conseil de la Communauté israélite y collaborait avec le gouvernement fasciste italien, ayant reçu des assurances de sa non-ingérence dans les affaires juives ; en même temps, un groupe sioniste de nationalistes hébreux s'opposait farouchement au même gouvernement.
Rabbin Zolli n'avait pas besoin de faire appel à ses dons de prophétie pour prévoir l'occupation allemande et la déportation de milliers de juifs romains qui mettraient fin à ces tiraillements mesquins. « Laissez passer cette période, disait-il aux uns et aux autres. Avant la fin nous serons tous considérés comme apatrides. » Et puisqu'il était lui-même déchu de sa nationalité, les « collaborateurs » voyaient son ministère d'un mauvais œil, tandis que les nationalistes ne le trouvaient pas assez « engagé », ce prophète de malheur. Jusqu'à la veille de l'invasion nazie, Zolli essaya d'intervenir auprès du président de l'Union israélite italienne qui refusa de croire à ses descriptions de la persécution contre les Juifs déjà en cours en Allemagne. Il ne lui restait plus qu'à agir seul auprès des familles israélites, individuellement, les exhortant à la clandestinité, voire à la fuite.
Repoussé de toute part, comme Daniel vers la fosse aux lions, Zolli mena une existence tourmentée où il échappa plusieurs fois à la mort (sa tête fut mise à prix par la Gestapo pour 300.000 lires) ; il assista des familles juives dans leur fuite de Rome, trouva des cachettes pour ses ouailles parmi les familles chrétiennes de la ville, intervint auprès du Vatican dans l'affaire des cinquante kilogrammes d'or demandés comme rançon à la communauté israélite par les premiers officiers nazis ; puis, dans une lettre émouvante adressée au Président de la Communauté, il s'offrit lui-même comme otage pour prendre la place des familles menacées.
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Il échappa miraculeusement aux mains des persécuteurs mais il ne fut aidé et soutenu que par le pape Pie XII qui reçut favorablement toutes ses demandes. Le Saint-Père envoya des lettres par messagers particuliers à tous les évêques et tous les prêtres afin de faire ouvrir aux Juifs réfugiés les couvents et les monastères. Voici telle communauté religieuse qui prêta tous ses lits disponibles tandis que les sœurs couchaient à la cave...
Grâce à l'action du Vatican, des moyens matériels furent prévus pour le sauvetage de milliers de Juifs de Rome.
A l'arrivée des Américains en juin 1944, Zolli fut reconnu par ceux-ci pour son action et comme chef officiel de la synagogue de Rome alors que dès avril de la même année, la Communauté israélite désavouait le grand rabbin, victime des « clans ». Ils nièrent toute son activité en faveur de ses coreligionnaires pendant l'occupation nazie, le déclarant démis de ses fonctions. Tous ses efforts de conciliation de la Communauté juive avaient échoué. Zolli ne critiqua nullement ses détracteurs mais, dans son livre, il écrivit à ce sujet ces trois mots : « Dieu sait tout. »
Cependant, les événements tragiques de la guerre, l'abandon et le reniement des siens l'aidèrent, en fin de compte, à recouvrer sa liberté intérieure. Les contradictions profondes qui s'affrontaient douloureusement dans son esprit allaient enfin pouvoir s'estomper pour que la lumière de Dieu, comme un soleil, puisse enfin se lever dans son âme. C'est ainsi que le rabbin Zolli raconte le jour de Yom Kippour, 1944 :
« Je présidais le service religieux du jour du grand pardon dans le temple, écrit-il. A mesure qu'arrivait le soir, je me sentais de plus en plus seul au milieu de la foule des fidèles. J'avais l'impression qu'un brouillard épais se glissait à l'intérieur de mon âme. Je perdis ainsi tout contact avec les gens et les choses autour de moi. Au dernier service du jour, les assistants à ma gauche et à ma droite durent assumer la récitation et le chant des prières, car je m'étais éloigné du rituel, sans joie ni tristesse, sans réflexion ni sentiment.
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Mon cœur semblait mort en moi. A ce moment-là, dans mon esprit, je vis un pré avec de l'herbe verte sans fleurs. Là, je vis Jésus-Christ habillé d'une pèlerine de voyage. Au-dessus de sa tête, le ciel était bleu. Je ne ressentais qu'une très profonde paix.
« Mon âme me paraissait alors comme un lac cristallin au milieu de hautes montagnes. Dans mon cœur, j'entendais les mots : « *Tu es ici au Temple pour la dernière fois.* » Je pesai ces paroles sans émotion et la réponse de mon cœur fut : « *Amen, ainsi soit-il, ainsi soit-il.* »
« A la fin de la journée de jeûne, je me trouvais réuni à table avec ma femme et ma fille. Après le souper, alors que nous étions demeurés seuls, ma femme me dit : « *Aujourd'hui, pendant que tu étais devant l'Arche et la Torah dans le Temple, il me semblait que Jésus, habillé d'une tunique blanche, t'imposait les mains en te bénissant.* » Stupéfait par ces mots, je m'efforçai de conserver mon calme et fis semblant de n'avoir pas compris. En insistant, elle me répéta ce qu'elle venait de dire et soudain notre fille Miriam nous appela et dit :
« *Papa, tu étais en train de parler à Jésus. J'ai rêvé que j'ai vu un grand Jésus tout blanc, mais je ne me souviens pas de ce qui vient après.* »
« A toutes les deux, je dis bonsoir sans m'émouvoir ; mais je m'émerveillais en moi-même devant la coïncidence de ces événements, puis je me suis endormi.
« Quelques jours plus tard, je donnai ma démission à la synagogue et j'allai trouver un prêtre inconnu pour recevoir de lui une instruction chrétienne. Le 13 février 1945, je fus baptisé en même temps que ma femme dans l'Église catholique et incorporé dans le Corps mystique du Christ. »
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Lors de son baptême, rabbin Zolli prit le prénom d'Eugenio en l'honneur du pape Pie XII. Dans un de ses livres ([^7]) écrit à cette époque, il exprima son admiration pour le Saint-Père, déclarant que par ses œuvres, celui-ci fut le « chef héroïque » de la charité chrétienne.
Lorsque, dans le dernier chapitre de son livre de souvenirs, Zolli essaie d'expliquer sa conversion aux journalistes qui l'avaient assailli de questions, il répondit simplement : « *Qu'Israël soit un avec le Christ !* » Puis il développa son idée : ce sont les larmes de tous les saints, du passé et du présent, qui opèrent toute conversion, toute « intégration » dans le Corps Mystique du Christ. Il termine enfin :
« Les livres de l'Écriture sainte contiennent beaucoup plus que ce qu'il y est écrit. Notre âme aussi renferme des profondeurs que nous ignorons nous-mêmes. Dans l'Écriture comme dans nos âmes, se jouent des mélodies que nul n'entend parce que nul n'écoute. Combien je pleure pour cette beauté perdue ! Comme je languis après des chansons sans paroles, douces harmonies qui pourraient être les nôtres et qui ne le sont pas ! Des échos de chants, des lamentations inaudibles, des larmes invisibles et inconsolables ; des tables autour desquelles nul ne s'assied ; des sanctuaires vides de prières ; une nostalgie sans partage ; des symphonies que nul ne joue ; quelque chose qui résonne en nous et que nous étouffons, mots non-écrits qui signifient néanmoins tant de choses : paroles sans écho, questions sans réponses.
« Chacune des paroles des prophètes, chacune des paroles du Christ est pleine d'harmonies célestes \[...\]. Dans le silence des nuits solitaires, on frappe encore à la porte de mon âme : c'est le Pèlerin dont jadis je n'avais pas compris l'appel. Il aurait dû être mon Hôte, l'Hôte de mon âme. Peut-être est-Il parti, je ne le vois plus.
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« Le jour baisse, le crépuscule s'approche, l'heure vient. La moisson est misérable, les fleurs pour décorer l'autel du Seigneur sont éparses.
« Le Seigneur recueillera-t-Il les larmes non-versées, les harmonies suspendues dans l'air, les chants encore non chantés ? Le Seigneur recevra-t-Il les pleurs de mon âme ? »
Le rabbin Zolli partage avec Jérémie, Isaïe et Daniel le même langage : les larmes des prophètes rejoignent celles des saints.
« Nous ne pouvons nous fier, conclut-il à la fin de son livre, qu'à la miséricorde de Dieu, qu'à la pitié du Christ, -- le Christ que l'humanité a mis à mort parce qu'elle ne savait pas vivre en Lui.
« Nous ne pouvons compter que sur l'intercession de celle dont le cœur fut transpercé par la même lance qui transperça son Fils. »
En méditant devant le crucifix, rabbin Zolli résume son itinéraire : « Dans le Christ, toute souffrance devient pure et sainte. A tous ceux qui errent et à tous ceux qui meurent en Lui, le Christ dit : « *Lève-toi et marche !* » Et j'obéis. Le cœur douloureux, je me lève et je chemine dans les pas du Christ. »
Judith Cabaud.
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### Le gouvernement-cloaque et sa morale du préservatif
par Guy Rouvrais
« Je ne suis pas chargé de la morale », c'est ce qu'a répondu Claude Évin, ministre de la Santé, aux évêques de France qui protestaient contre la campagne en faveur du préservatif.
Le ministre a tort. La morale fait partie du bien commun temporel et, sous ce rapport, l'État en est bien chargé. Cette grossière erreur sur les devoirs de sa charge n'est pas le plus scandaleux, bien que ce soit grave. Le drame, c'est que Claude Évin ne comprenne pas qu'il y ait un problème moral à propos du préservatif. Pour lui, c'est une réponse technique à une question médicale et seulement cela. Tel est le sens de son propos : je ne suis pas chargé de la morale mais de la prévention.
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Que la morale puisse être la meilleure des préventions ne lui effleure pas l'esprit. Et si l'on insiste, si l'on parle de chasteté, de fidélité, de continence, il balaie cela de son mépris, de son silence ou d'un sourire condescendant.
Dès lors, il ne peut voir une agression morale dans la propagande en faveur du préservatif, à la télévision, dans les lycées et les casernes. Que le droit des parents soit violé quand on inflige à leurs enfants des films documentaires qui les incitent à la luxure, sous prétexte de les préserver du sida, c'est une perspective qui lui est étrangère.
Bien entendu, le ministre fait de la morale ; elle se résume en ceci : la sexualité ne relève pas de la moralité. Les comportements sexuels ne se jugent pas, ils se constatent. La seule morale, c'est celle du plaisir. On appelle ça l'hédonisme. Ce n'est pas nouveau. Qu'un ministre soit hédoniste ne l'est probablement pas non plus. Ce qui l'est, c'est que ce soit la doctrine ouvertement professée, proclamée, diffusée par le gouvernement, un gouvernement qui nous représente devant Dieu et devant les hommes.
Même les gouvernements anticléricaux, francs-maçons, du radicalisme triomphant, au début de la Troisième République, n'ont jamais osé aller jusque là. Ils n'ont pas fait l'apologie de l'avortement, de l'homosexualité, de l'adultère. Ils n'ont jamais encouragé les citoyens à mépriser les valeurs familiales ni incité les jeunes au vagabondage sexuel. Que ces dirigeants aient été, eux, des libertins -- mais pas tous -- ne les a pas conduits à professer *ès qualités* la théorie de leur comportement. Jean-Paul Sartre a expliqué cela. Citons-le, une fois n'est pas coutume :
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« Lorsque vers 1880, des professeurs français essayèrent de constituer une morale laïque, ils dirent à peu près ceci : Dieu est une hypothèse coûteuse et inutile, nous la supprimons, mais il est nécessaire cependant, pour qu'il y ait une morale, une société, un monde policé, que certaines valeurs soient prises au sérieux et considérées comme existant *a priori ;* il faut qu'il soit obligatoire *a priori* d'être honnête, de ne pas mentir, de ne pas battre sa femme, de faire des enfants, etc. etc. Nous allons donc faire un petit travail qui permettra de montrer que ces valeurs existent tout de même, inscrites dans un ciel intelligible, bien que, par ailleurs, Dieu n'existe pas. Autrement dit, et c'est je crois la tendance de tout ce qu'on appelle en France le radicalisme, rien ne sera changé si Dieu n'existe pas, nous retrouverons les mêmes normes d'honnêteté, de progrès, d'humanisme, et nous aurons fait de Dieu une hypothèse qui mourra tranquillement et d'elle-même. » ([^8])
Bien évidemment, nos humanistes radicaux avaient tort. Ce n'est pas leur bricolage éthique qui a maintenu, vaille que vaille, la morale dans le peuple, c'est l'acquis des siècles de chrétienté qui ne s'efface pas aisément. Mais c'est un fait également que cette morale laïque *dans sa pratique* rejoignait la morale chrétienne. Il était inévitable aussi que la morale sans Dieu, la cité sans Dieu, l'école sans Dieu, gomment peu à peu ce qui restait de chrétien dans la morale des instituteurs de la III^e^ République.
Pendant un temps, l'amoralisme, puis l'immoralisme, ont été circonscrits à l'univers de la littérature et des esthètes décadents (cf. Gide). Par ce biais, le monde journalistico-médiatique a été atteint à la faveur de la puissance grandissante des média. Le monde politique qui, désormais, vit en osmose avec l'univers médiatique, a été touché par cette déliquescence morale.
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Ceux qui résistent le mieux à cette décadence, ce sont les gens de la France profonde. Ils résistent, mais succomberont pour les plus faibles d'entre eux. De nos jours, c'est le gouvernement qui prêche officiellement l'amoralisme. Les ministres, qui devraient constituer une élite exemplaire, sont à la pointe de la corruption des mœurs. L'avortement libre et gratuit est devenu « un acquis social », l'homosexualité une conduite aussi morale que l'hétérosexualité, la « liberté » sexuelle un droit de l'homme, etc. Naguère, on lisait cela dans une littérature marginale, cela se vivait chez les « hippies », les libertaires et quelques romanciers scandaleux. C'est aujourd'hui la doctrine officielle du gouvernement français.
\*\*\*
L'autre partie du discours officiel sur le sida, c'est que « nous sommes tous concernés ». Ne parlons plus des sodomites, des drogués, des prostituées, il n'y a plus de « groupes à risques ». Le mal ayant gagné les hétérosexuels, nous sommes tous menacés.
Il s'agit de nier la responsabilité spécifique des homosexuels dans la diffusion du sida. Dire qu'ils sont à l'origine de la propagation du fléau est considéré, à l'heure actuelle, comme « discriminatoire ». La « morale » du préservatif, c'est le mensonge. Mensonge que d'affirmer qu'il est le seul moyen efficace de prévention. Mensonge de prétendre que « nous sommes tous concernés ».
Cette dernière proposition est la conséquence d'une autre doctrine gouvernementale : l'égalitarisme niveleur. Nous devons être tous égaux devant le sida.
Si vous prétendez n'être point menacé, on vous considérera comme un présomptueux ou un imbécile et probablement les deux. Et puis, essayez donc de vous justifier : « Je n'ai de rapports qu'avec ma femme et elle avec moi, le sida ne me concerne pas » ; on vous regardera avec un sourire de commisération devant votre naïveté :
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« Sûr de vous, peut-être, mais votre femme, pouvez-vous être certain de ce qu'elle fait quand vous n'êtes pas là ? » « Et vous, madame, vous n'êtes pas derrière votre mari lorsqu'il est en voyage, et rappelez-vous, pour Je sida, un seul rapport peut suffire. » Et si vous ajoutez que vous avez confiance en vos enfants, on vous répliquera qu'aujourd'hui, avec des adolescents, on ne peut être sûr de rien. La morale du préservatif c'est l'ère du soupçon au sein de la famille. La morale du latex, c'est le poison du doute que l'on diffuse entre l'époux et l'épouse, le père et ses enfants. C'est urge morale destructrice de l'amour dont la confiance, la loyauté, la pureté sont indissociables. Il s'agit, en tout cela, de rendre le préservatif moralement et psychologiquement obligatoire.
Certes, on ne peut nier qu'il y ait des maris infidèles et des épouses volages. Ce qui est condamnable c'est de *faire croire que c'est la norme* et de muer systématiquement le possible en probable. C'est enseigner que le désir sexuel est irrépressible et que la tentation est faite pour que l'on y cède.
Ainsi, ce gouvernement qui prétend n'être point « chargé de la morale » rend normatifs des comportements sexuels immoraux.
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Ce qui distingue le monde moderne des temps de chrétienté ce n'est pas qu'il y ait plus d'adultères, de fornicateurs ou d'homosexuels, en tout cas pas essentiellement. La différence, c'est que l'on appelle le mal bien et le bien mal.
Fort heureusement, tous les Français ne se vautrent pas dans le cloaque que le gouvernement lui présente comme un idéal de vie. De là l'étonnement des autorités publiques devant l'échec des campagnes successives en faveur du préservatif : les couples ne changent pas leur comportement sexuel ! Nos ministres s'interrogent : n'aurions-nous pas été assez explicites ? N'avons-nous pas frappé assez fort ? Nous sommes-nous trompés de cible ? Faisons donc une nouvelle campagne, plus habile. Ils ne peuvent pas soupçonner que, si la majorité des couples ne changent rien, c'est qu'ils n'ont rien à changer. L'ordinaire des hommes et des femmes de ce pays c'est tout de même de n'avoir de relations intimes qu'avec sa femme ou son mari ! Il n'est pas sûr que cela continuera encore des décennies, eu égard au martelage psychologique dont ils sont l'objet.
La dernière campagne, -- « le préservatif préserve de tout même du ridicule », -- atteint un sommet : elle tend à ridiculiser ceux qui refusent le préservatif, à les faire passer pour des benêts ignares et coincés. Mais ce « spot » atteste aussi de la réalité de la résistance au lavage de cerveau. Ce qui résiste, en deçà de la morale, c'est la pudeur qui est le réflexe le plus sain et le plus naturel qui soit. La pudeur, sait-il encore le sens de ce mot-là Claude Évin ?
Guy Rouvrais.
Bien entendu, parmi ceux qui sont atteints du sida, ou simplement séropositifs, il y a aussi des innocents : les hémophiles, le personnel médical accidentellement contaminé, ou les bébés dont la mère est elle-même malade du sida. Tous ceux-là sont des victimes de l'égoïsme ou de l'inconscience des autres. Ceux-là, bien malgré eux, sont « concernés ». La responsabilité de ceux qui diffusent le mal est d'autant plus grande que leurs victimes ne sont pas leurs partenaires, qui savent ce qu'ils font en entrant en relations avec eux en dehors de la loi morale qui proscrit la fornication, l'adultère, l'homosexualité et l'usage de stupéfiants. -- G.R.
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### L'Europe agricole
*Celle des grands prédateurs*
par Francis Sambrès
A l'origine de l'Europe agricole, il y eut un grand rêve. Avec un plan concerté, une politique commune, on pouvait à la fois, en régulant les productions et les marchés, assurer la prospérité des producteurs et résoudre peu à peu, grâce au Progrès scientifique et technique qui ne tarderait pas à intervenir, les problèmes alimentaires des humains. On voyait ce grand rêve comme une sorte de train sur les rails du progrès avec pour le conduire les crânes d'œufs des incorruptibles de la technostructure, disposant de l'accélérateur des encouragements et du frein des pénalisations. Sa marche serait triomphale et, par une optimalisation des productions et une régulation des marchés, seraient définitivement résolus les dramatiques problèmes de la faim dans le monde et l'arriération des populations agrestes.
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La cagnotte des prélèvements obligatoires -- indispensables pour le fonctionnement de ce train de l'Avenir -- s'appela le F.E.O.G.A. (Fonds Européen d'Orientation et de Garanties Agricoles) dont le principe d'action était simple. On participait au financement d'opérations diverses tendant à équilibrer les diverses productions tout en pénalisant celles qui se révélaient excédentaires. On améliorait la formation, les structures, les projets de conversion jugés souhaitables, on soutenait les faibles qu'on sortait des ténèbres du Moyen Age. Parallèlement, pour éviter les à-coups de la machine, et les turbulences qu'on pouvait craindre et qui affecteraient la survie des hommes arriérés qui ne sauteraient pas assez vite dans le train du progrès, on prévoyait un soutien des cours à la production, des primes et avantages au stockage, toute une série de mesures dont on pensait qu'elles ne seraient que transitoires, passagères et que bientôt, après que les mesures d'orientation auraient produit leurs effets bénéfiques, tout l'effort pourrait être consacré à l'adéquation des productions et des consommations dans un univers équilibré qui ressemblerait au Paradis Terrestre Républicain modèle 89 modifié 50.
En 1962, son directeur, M. Xjelmans, tout en s'inquiétant de ce que la quantité des fonds consacrés aux soutiens et aux garanties, qui était à l'époque de 70 % du disponible, soit supérieure aux prévisions, réduisant à peau de chagrin ceux consacrés à l'orientation, affirmait que vingt ans après la tendance s'inverserait et que l'effet bénéfique des orientations financées ne tarderait pas à se montrer ; ne laissant aux fonds de soutien que les miettes suffisantes pour laisser vivre le folklore et les réserves de mohicans irréductibles.
Les chiffres de 88 montrent au contraire que les fonds de garantie ne suffisent plus et de loin -- bien qu'entre-temps le budget du F.E.O.G.A. ait été multiplié plusieurs fois -- à soutenir le cours des productions et à alléger les frais de stockage, et que les fonds d'orientation sont consacrés à décourager -- de gré ou de force -- la production par des mesures malthusiennes que sont les quotas de production et le gel des terres. C'est un désastre !
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Dans le même temps, l'Europe agricole s'est dotée d'un nombre incalculable d'organismes annexes, s'est vue envahie par des parasites sans nombre, des commissions et des sous-commissions régies par des règlements qu'on pèse à la tonne sur tous les sujets que personne ne peut connaître ni dans l'ensemble, ni dans le détail, dont la formulation est chaque fois modifiée dans le souci d'éviter au train triomphal de nos rêves le déraillement fatal qu'il nous prépare après 30 ans de marche chaotique.
L'Europe agricole déraille ; les victimes seront sans nombre. En Europe et ailleurs. Pourquoi ce désastre ? Deux raisons majeures à cela ; la première qui est la méconnaissance absolue, par les inventeurs de ce projet, de la nature des choses en matière de production agricole ! Toujours trop ou rien. Voici la loi terrible qui contient en soi les causes de l'échec de la planification d'abondance, préférée à la mini pénurie de survie personnelle, et ceci quelques moyens qu'on déploie pour organiser les stockages et les marchés distributifs.
L'autre raison est le refus d'admettre que la production agricole n'est pas le seul rôle de l'agriculture : l'entretien d'un espace rural habitable et accueillant, équilibré dans ses harmonies profondes, respectant les écosystèmes complexes et mystérieux est -- on doit le savoir -- une fonction essentielle de la population rurale, aussi importante que la fonction de production et intimement mêlée à elle. Et qu'importe si on fait, disant cela, de la peine aux marchands et aux banquiers et si l'on menace, en renvoyant les crânes d'œufs à leurs débats mandarins, la stabilité d'une échelle des carrières qu'on nous impose et qui organise notre déclin sans abolir les privilèges de ceux qui sont installés sur ses barreaux.
En effet, dans cette Europe agricole des rêveurs, les sombres puissances d'argent qui ne rêvent pas et qui maintenant dictent dans l'ombre la politique agricole européenne avec la complicité des politiques et des administratifs qui la cautionnent puisqu'ils ne peuvent plus l'orienter, se sont taillé des empires plus grands et plus puissants que ceux que l'histoire nous raconte.
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Très tôt, de grands groupes financiers -- Interagra de Doumeng n'est pas le moindre, mais il n'est pas le seul ni le plus gros -- ont compris l'incroyable source de profit que pouvait être l'arbitrage commercial sur le plan mondial des productions agricoles, entre les endroits de pléthore et les endroits de pénurie. Pour cela, il fallait maîtriser les marchés, les transports, les éventuelles transformations et les distributions mais aussi les lois et règlements. Ils l'ont fait. On pouvait bénéficier de privilèges commerciaux avec certains pays, imposer la surproduction là et la famine ailleurs, de façon à pouvoir prélever au passage -- outre des commissions pharamineuses -- des différences de cours dues autant à des manipulations techniques à plus ou moins long terme qu'à la mise en place dans le fatras des règlements européens de clauses préférentielles invisibles à l'œil nu. Ils les ont mis en place. C'est ainsi que les rêveurs naïfs et vaniteux furent enfermés dans les mailles serrées du filet que jettent les pêcheurs en eau trouble. C'est ainsi que l'Europe verte qui devait assurer la reconstruction du Paradis perdu est devenue l'Europe de l'argent, des profits, des lobbies, des banques, des multinationales, servis par une nuée de fonctionnaires surpayés, aveugles ou complices. Ceux-là mêmes que de tout temps on appelait les « affameurs du peuple » et qu'on pendait de temps en temps. Elle n'est en rien l'Europe des Nations, en rien l'Europe des paysans.
Il est de bons esprits qui abordent l'Europe par le biais de la polémique. On évoque Courteline, Jarry et Kafka, on extrait des bouts de textes ridicules, des dispositions scandaleuses, on ajoute un portrait peu flatteur des fonctionnaires qui commencent ou finissent des carrières médiocres -- mais dorées -- dans ces palais de marbre. D'autres prétendent que les désordres que l'on voit dans toutes les agricultures du monde (sauf dans celles qui ne connaissent pas les bienfaits du Progrès), désordres qui aboutissent toujours et partout à la désertification de l'espace rural et à la fabrication des favellas du désespoir, sont les produits du sens de l'histoire que seul un dirigisme encore plus puissant peut corriger.
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Ces approches réformistes, même si elles proviennent d'esprits de convictions différentes, ont le grave défaut de laisser croire qu'il suffirait, d'une potion magique pour que l'Europe de nos rêves renaisse dans sa pureté originelle. Pour ne pas abandonner le rêve, ils veulent croire qu'il suffirait, pour que ça marche, que soudain les États membres prennent des décisions politiques claires, que l'Europe dirigiste des socialistes soit un peu libérale, celle des libéraux un peu socialiste et que les marchands soient raisonnables dans leurs profits.
C'est croire qu'une réparation peut faire fonctionner le train ; voilà l'erreur capitale puisque les causes de l'échec dramatique dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences explosives ne sont pas dans le fonctionnement critiquable de la machine mais dans le principe qui a présidé à sa construction : une idée même généreuse qui a perdu ses racines est comme une bombe H dans une bulle de savon aux couleurs d'arc-en-ciel.
Francis Sambrès.
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### Dernières nouvelles maçonniques
par Jacques Ploncard d'Assac
PARIS, décembre 1988. -- La revue confidentielle des francs-maçons du Grand Orient, *Humanisme,* datée de septembre 1988, vient de publier un important article sur « Franc-Maçonnerie et catholicisme ». Il faut le connaître.
La condamnation de la franc-maçonnerie par l'Église reposait dès son origine sur deux griefs de Rome : le secret et « la réunion de gens de toutes les religions et de toutes sectes » qui ne pouvait résulter que « mauvaise pour la pureté de la religion catholique » (Benoît XIV). Or, *Humanisme,* s'autorisant de la thèse du jésuite espagnol Ferrer Benimelli, estime que « cet argument ne tient plus après Vatican II ».
En effet, poursuit *Humanisme,* tout un courant œcuménique provoque et favorise les échanges avec les francs-maçons, en même temps qu'avec les autres religions. Le service Incroyance et foi, issu de Vatican II, participe à des colloques et organise des réunions. Les évêques de France signent, pour la première fois conjointement avec des francs-maçons, les protestants et les juifs, une déclaration sur les droits de l'homme. L'excommunication autrefois promulguée est rapportée. L'article du droit canon qui condamnait formellement les francs-maçons est supprimé.
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Cependant un différend subsiste : « Le catholicisme entend par tolérance la patiente acceptation qui est due aux autres hommes. Chez les francs-maçons, par contre, domine la tolérance à l'égard des idées, quelque opposées qu'elles puissent être entre elles. Une tolérance de ce genre ébranle l'attitude des catholiques dans la fidélité à la foi et dans la reconnaissance du magistère de l'Église. » (Conférence épiscopale allemande, 1981.)
« Voilà qui est grave, commente *Humanisme.* C'est sous une forme un peu plus nuancée l'argument déjà ébauché par Léon XIII : « La religion catholique étant la seule vraie de toutes les religions, ne peut être mise sur le même rang que les autres sans la dernière des injustices. »
« Qu'est-ce que l'œcuménisme alors ? Non plus une confrontation dans l'intérêt commun, sur un strict plan d'égalité, mais uniquement un autre moyen d'imposer sa volonté et ses propres idées (...). Le respect et l'acceptation des opinions d'autrui quelles qu'elles soient ne signifie en rien que l'on n'ait pas des idées bien arrêtées soi-même ; ils signifient seulement que l'on *accepte de les mettre en question.*
« Semblable mise en discussion ne peut pas véritablement avoir lieu si l'on commence par annoncer que, quoi qu'il arrive, on continuera à avoir raison et qu'on ne changera jamais en rien d'avis. Quelle utilité peut avoir un œcuménisme qui serait ainsi un simple affrontement de positions formellement et irréfragablement irréductibles ? Il faut bien se dire que toutes les objections que l'Église oppose à la tolérance de la franc-maçonnerie, elle les oppose en même temps à l'œcuménisme, c'est-à-dire *à sa propre démarche actuelle.*
« La tolérance ce n'est pas camper sur ses propres positions en attendant que l'autre cède : c'est au contraire accepter à chaque instant de *tout remettre en jeu.* »
\*\*\*
Ainsi, les catholiques sont invités à aller dans les loges maçonniques pour « remettre en jeu » leur foi.
Voilà qui est clair.
62:330
Fort heureusement, reprend *Humanisme*, cette conception de la religion et de la foi catholique n'est nullement la seule possible. La foi, ce peut être aussi un vécu, une expérience, une façon de vivre, une façon d'être : un sentiment éprouvé bien davantage qu'une connaissance ou qu'une adhésion. Dieu, à ce moment-là, n'est pas tant à connaître qu'à sentir à chaque instant. Un être certes, mais ni séparé, ni objectif. Au-delà des symboles et des rites, des orthodoxies et des hérésies, cette foi-là n'hésite pas *à se remettre sans cesse en question*. Elle préfère *le risque de se perdre* au risque de s'endormir, et en se heurtant aux autres conceptions, *quitte à se modifier quelque peu,* elle ressent un raffermissement bien plus qu'un affaiblissement. Rien de tout cela n'est en contradiction avec l'Évangile (!) bien au contraire.
« La franc-maçonnerie interpelle donc sérieusement le catholicisme, mais d'une façon qui n'est presque nulle part celle suivie par le catholicisme lui-même. Ce devrait être aux catholiques de dire que la franc-maçonnerie *accule l'Église* à préciser sa conception de la foi et à ôter toute ambiguïté à la conception de la tolérance.
« La conception chosiste et intégriste de la foi et de la religion, celle des inquisiteurs, celle des évêques espagnols de 1936 qui bénissaient les canons de Franco, celle de Mgr Lefebvre qui recommande aux Français de voter pour le Front national, est effectivement incompatible avec la franc-maçonnerie (...). Mais, en ce qui concerne l'autre conception, ou toute autre qui soit ouverte, humaine, respectueuse d'autrui, il ne devrait y avoir aucune difficulté. Il y a chez les francs-maçons de très nombreux croyants, protestants, israélites, musulmans ou même animistes dans certains pays africains. *Tous ceux-là que le pape Jean-Paul II a reçu au Vatican,* il n'y a guère. Pourquoi n'importe quel catholique ne pourrait-il pas venir s'asseoir à côté d'eux dans un temple maçonnique ? A l'expression « seule religion vraie », il conviendrait de substituer l'expression « seul homme vrai » (...). L'Église d'aujourd'hui est sans doute devenue plus composite. Des prêtres ouvriers et de la « théologie de la libération » aux intégristes de tous bords, *elle est pleine de mouvements et d'aspirations contradictoires*. Mais elle reste en même temps un corps constitué fortement hiérarchisé et centralisé.
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« *Le problème est de savoir laquelle de ces tendances est ou deviendra franchement dominante* (...). A ceux qui veulent se joindre à elle, la franc-maçonnerie demande seulement de jouer le jeu de la tolérance. Si les catholiques se décident à y venir, encore faudrait-il que les francs-maçons puissent être assurés que ce soit sans ambiguïté et sans arrière-pensée, et qu'ils ne se retrouveront pas un beau jour avec, parmi eux, des partenaires qui n'accepteraient plus ce jeu et en fausseraient le déroulement à la base.
« Dans ce conflit, de plus en plus anachronique, la franc-maçonnerie n'est pas demanderesse. Vienne à elle qui veut. Qui ne veut pas s'abstienne. Si l'Église adoptait une attitude définitivement favorable, elle se réjouirait de voir des gens d'une sensibilité jusque là éloignée *venir à elle* et se confronter en son sein.
« Elle se réjouit déjà de la voir se joindre à elle de plus en plus souvent pour défendre des principes et des valeurs auxquels elle est très attachée. Mais dans ce dialogue et cette *marche parallèle,* elle conserve néanmoins quelques raisons d'être vigilante. »
\*\*\*
Voilà qui mérite quelques réflexions.
L'entrée dans la franc-maçonnerie n'est pas une simple entrée dans un club de discussions. Il s'agit d'une « initiation » selon un rituel précis, conduisant à cet état d'esprit dont parle Humanisme, qui amène à remettre en question sa foi, et les différents « travaux » en loge vont consister à renoncer à toute certitude religieuse, à se considérer perpétuellement « en recherche ». L'Église, en refusant d'abandonner ses dogmes, s'oppose « à sa propre démarche actuelle », insinuent les francs-maçons qui utilisent habilement la « rencontre d'Assise » où l'on vit Jean-Paul II convier juifs, protestants, musulmans, animistes, etc, à prier ensemble. Dès lors conclut *Humanisme*, « n'importe quel catholique ne pourrait-il pas venir s'associer à côté d'eux dans un temple maçonnique » ? La franc-maçonnerie se réjouit de voir que l'Église « est pleine de mouvements et d'aspirations contradictoires » et, pour elle, le seul problème « est de savoir laquelle de ces tendances est ou deviendra franchement dominante ».
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La franc-maçonnerie attend que l'Église « vienne à elle ». Quant à elle, elle n'a pas changé, elle professe toujours que « toute religion, toute foi est une diminution des choix internes de ceux qui la professent » (*Humanisme ibid.* p. 55).
\*\*\*
Officiellement, il reste toujours interdit aux catholiques de s'affilier à la franc-maçonnerie. Le dernier document romain sur cette question est la Déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi du *26* novembre 1983, qui dit : « Le jugement négatif de l'Église vis-à-vis des associations maçonniques reste le même, puisque les principes de ces associations ont toujours été jugés inconciliables avec la doctrine de l'Église. C'est pourquoi l'inscription à ces associations *est interdite,* et les fidèles qui en font partie sont en état de péché grave et ne peuvent donc pas recevoir l'eucharistie. »
De plus, pour verrouiller toutes les portes au laxisme possible de certaines conférences épiscopales, la Déclaration précise qu'il « n'appartient pas aux autorités ecclésiastiques locales de prononcer sur la nature des associations maçonniques un jugement qui implique des dérogations à la Déclaration faite par cette Congrégation le 17 février 1931, touchant l'adhésion de catholiques à la franc-maçonnerie ».
La substitution de l'excommunication par une simple « interdiction » de s'affilier aux loges maçonniques sous peine de se voir refuser l'eucharistie, constitue une substitution de peine, mais ne lève pas la condamnation.
Cependant, ce n'est un secret pour personne que cette interdiction est violée dans de nombreux cas par la hiérarchie ecclésiastique traversée par ces « mouvements et aspirations contradictoires » dont parle *Humanisme.*
Ce qu'il faut retenir, c'est ce qu'il en dit : « Le problème est de savoir laquelle de ces tendances est ou deviendra franchement dominante. »
Jacques Ploncard d'Assac.
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Notre contribution\
au bicentenaire :
### Petite chronique de la grande Terreur (III)
par Alain Sanders
#### I. -- Une victime des Massacres de Septembre : le bienheureux Jean-Joseph Rateau
Né le 18 novembre 1758, de Barthélemy Rateau, procureur au Parlement de Bordeaux, et de Marie-Thérèse Dupuy, fille d'un avocat de cette même ville, Jean-Joseph Rateau commença ses études au Collège de la Madeleine, construit en 1579 par les Jésuites et devenu le Lycée Montaigne en 1875.
De 1772 à 1775, le jeune homme fréquenta le Collège Royal où enseignait l'ancien personnel du Collège de Guyenne. Le 10 juin 1775 -- il a dix-sept ans -- il reçoit, des mains de Mgr Ferdinand Mériadec de Rohan-Guéméné, la tonsure cléricale en la chapelle des Filles de Notre-Dame, rue du Hâ.
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Le 17 janvier 1782, Jean-Joseph entre au séminaire Saint-Sulpice, à Paris. En novembre 1782, il reçoit le sous-diaconat. Tout va alors très vite pour ce jeune homme à l'esprit vif. Le 14 octobre 1783, il devient sous-maître de conférences pour les philosophes. Le 16 novembre 1784, il est nommé maître ès arts en Sorbonne. L'année suivante, il est maître de conférences au grand séminaire.
C'est en 1786 qu'intervient l'incident dont le grand séminaire garde le souvenir sous le nom de « l'incident Rateau ». Admirateur des Jésuites, Jean-Joseph tenta, avec certains de ses camarades, de créer un mouvement de sympathie en faveur de la Compagnie de Jésus. Le 16 août 1773, Clément XIV (Bulle « *Dominus ac Redemptor* ») avait supprimé ladite Compagnie qui ne sera rétablie qu'en 1814 par Pie VII.
La « conspiration » découverte, Rateau et ses complices furent priés de se soumettre et on en resta là. Preuve que cette « erreur de jeunesse » ne lui causa aucun tort : il est ordonné prêtre en 1788. La même année, il obtient sa licence en Sorbonne et décide, pour se préparer sérieusement, de s'installer dans les bâtiments de la Société des Missions étrangères, rue du Bac.
C'est là qu'il fera connaissance avec les premiers cris de haine révolutionnaires. Il ne se passe guère de jours sans que des bandes viennent hurler sous sa fenêtre, à son intention et à celle des autres occupants des lieux :
-- Fanatiques ! Anciens nourrissons de Saint-Sulpice ! Obscurantistes sortis de l'antre de la Sorbonne !
Quand, le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé est votée par l'Assemblée constituante, les prêtres de la rue du Bac, à commencer par Jean-Joseph Rateau, savent qu'ils vont avoir à compter avec les enragés à plus ou moins longue échéance...
Le 1^er^ octobre 1791, l'Assemblée législative (qui avait succédé à la Constituante) vote la loi sur la déportation des « réfractaires » ou des « non-assermentés ».
Installée à l'Hôtel de Ville à partir du 10 août 1792, la Commune de Paris se déchaîne contre les prêtres. Sous prétexte de les interroger, on s'assura d'eux pour les enfermer à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, au séminaire Saint-Firmin et aux Carmes déchaussés.
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Le 12 août, Jean-Joseph Rateau, prévenu de l'imminence de son arrestation, reçoit de ses supérieurs l'ordre de quitter la rue du Bac, de revêtir des habits civils et d'essayer de se fondre dans Paris en attendant que passe la tourmente. Il obéit et trouve asile dans une petite auberge de Saint-Germain-des-Prés.
Démuni de tout -- il a caché tout livre ou tout document, tout linge ou tout objet pouvant trahir son état de prêtre --, il n'a gardé que son bréviaire.
Dans la monographie que son descendant \[*sic*\], Jean Rateau-Landeville lui a consacrée, on lit ([^9]) :
« Jean-Joseph se sent-il une seule fois ébranlé dans ses convictions célestes ? Certes, le désir de vivre encore pour dispenser le bien, en évangélisant, frémit en sa pure et jeune âme « d'athlète du Christ ». Se livrer d'une manière presque automatique, aux coutelas, aux piques des bourreaux ivres et inconscients, « qui ne savent ce qu'ils font », alors qu'il peut sauver sa vie par une signature forcée, sur la valeur de laquelle il reviendra dès la fin de l'orgie sanglante, cela constituerait un geste explicable, peut-être excusable, en tout cas adroit en d'aussi sombres et lâches circonstances populaires ! Pourquoi ne tromperait-il pas aussi le démon qui use de procédés si sournois, si cruels, en se servant de ses suppôts humains, les monstres des Clubs ? »
Cette tentation, s'il l'eut jamais, ne dure guère :
-- Ma famille sait comme moi qu'un prêtre vit en Dieu, par Dieu, pour Dieu. Ma mort violente exhaussera tous les miens, et ceux qui viendront après nous, vers les demeures du Père. Le temps de la séparation ? Il n'existe que pour les pauvres rationalistes, ennemis de Dieu, de la Très Sainte Vierge et des Saints. Dix ans ? Vingt ans ? Trente ans ? Peu de chose que tout cela et que le vent emporte...
Se remémorant *La vie des Saints, l'Imitation de N.-S. Jésus-Christ,* Jean-Joseph prie beaucoup. Et se prépare au martyre :
-- Mourir d'une manière infâme, frappé à la tête par des brutes avinées, être laissé dans la boue aux chiens ? Qu'importe ! Cela n'atteindra jamais à l'intensité des souffrances physiques et morales de Jésus, crucifié pour notre salut. Lui était le juste, le charitable par excellence. Moi, je suis un pécheur...
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Quand il risque un œil dehors -- au moins pour se procurer quelque nourriture -- Jean-Joseph s'aperçoit que, loin de s'apaiser, la haine des sans-culottes est sans cesse attisée par les clubs.
Et puis un jour, malgré sa prudence, Jean-Joseph est repéré. Par une des servantes de l'auberge qui s'étonne que ce pensionnaire, trop poli, trop discret, trop doux, ne prenne jamais part aux libations révolutionnaires organisées par les uns et les autres.
Un après-midi que Jean-Joseph est sorti, la fille monte dans sa chambre et se livre à une perquisition en règle. Oh, c'est vite fait. Il n'y a là, on l'a dit, ni beaucoup de linge, ni lettres, ni livres, ni documents. Rien. Presque rien. Si ce n'est, sous un paquet de linge jeté à terre, un petit livre noir. La servante l'ouvre. Elle ne sait pas lire mais elle sait que ce livre est un livre de prières. Elle avait raison de se méfier : ce Rateau est un suspect, il faut le dénoncer...
Oubliant le petit livre sur un coin de table, la fille dégringole l'escalier quatre à quatre et court prévenir son patron tout occupé à boire avec quelques bras cassés.
-- Faut courir à l'Hôtel de Ville pour dénoncer ton gibier, ma belle !
Elle ne se le fait pas dire deux fois.
Entre-temps, Jean-Joseph est rentré. Il voit le bréviaire sur la table. Il pâlit et comprend qu'il est découvert. Fuir ? C'est déjà trop tard. Une sorte de brouhaha monte de la grande salle de l'auberge. Des cris. Des bruits de souliers. Des ordres. On grimpe. On frappe à sa porte. Il ouvre.
Flanquée d'un commissaire et d'un groupe de sans-culottes, la servante pénètre dans la chambre et montre le bréviaire.
Le commissaire s'en empare, l'examine, puis :
-- Tu es prêtre ?
-- Je le suis, répond Jean-Joseph.
-- Alors tu vas nous suivre !
Sous les rires et les injures des clients de l'auberge, sous les huées, bientôt, de quelques badauds alertés par le remue-ménage, l'abbé Rateau est conduit par ses gardes dans le « grenier de la Mairie », surnommé aussi « le vestibule de la mort ».
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L'abbé de Salamon a évoqué, dans ses Mémoires ([^10]) ce sinistre endroit qui servait de premier lieu de rassemblement des prêtres réfractaires :
« Les prisonniers étaient entassés sur de la paille qui datait de plusieurs jours. Cette prison n'était éclairée que par des fenêtres fort étroites et garnies de barreaux de fer. Il y régnait une effrayante obscurité. L'odeur qui s'en dégageait était insupportable... »
Le 1^er^ septembre, le procureur de la Commune, Manuel, vient annoncer aux « locataires » du « grenier de la Mairie » qu'ils vont être transférés.
-- Où ? demandent les malheureux.
-- Vous le verrez bien. Mais ne vous inquiétez pas : vous pourrez revoir vos parents dans la journée et même en recevoir quelque argent...
Le soir même, les prêtres les plus âgés étaient transportés à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Le lendemain, 2 septembre, ce fut le tour des plus jeunes, parmi lesquels l'abbé Rateau.
Le reste est connu. Un canon d'alarme du Palais-Royal qui donne le signal des massacres. Le tocsin des Cordeliers. Un drapeau noir accroché aux fenêtres de l'Hôtel de Ville...
Après avoir massacré les prêtres du couvent des Carmes, Maillard et sa bande de tueurs se présentent dans la cour de l'Abbaye en criant : « Du vin ! Du vin ! »
On leur en fait servir vingt-quatre pintes. Ils les engloutissent, chantent un peu et finissent par s'écrouler dans un sommeil de brutes. Maillard, qui a cédé lui aussi à ce coup de barre aviné, va se réveiller en sursaut :
-- Debout, tas de fainéants ! Debout ! A l'Abbaye ! Il y a du gibier là-dedans !
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-- A l'Abbaye ! A l'Abbaye ! reprennent en chœur les révolutionnaires dégrisés par les cris de leur chef.
Un autre Bordelais, Journiac Saint-Médard, sauvé miraculeusement du massacre, a fait un récit précis de ces journées d'horreur ([^11]) :
« Les corps tombaient baignés dans leur sang et la foule criait : -- Vive la nation ! A ce moment, Maillard, escorté de ses brigands, se présenta devant la prison. Vite reconnu, on s'écarte pour lui livrer passage. Il s'apprêtait à en franchir le seuil, quand un délégué de la Commune lui parla et lui remit en mains un message ainsi conçu : -- Au nom du peuple, mes camarades, il vous est ordonné de juger tous les prisonniers de l'Abbaye, sans distinction, à l'exception de l'abbé Lenfant que vous mettrez en lieu sûr (*à l'Hôtel de Ville,* le 2 septembre. Panis, président ; Méhée, sergent). »
Méhée expliquera par la suite que ce message avait pour objet de donner un semblant de légalité aux tueries de Maillard. L'abbé Lenfant, prédicateur du roi et jésuite, bénéficiait d'un traitement particulier au fait que son frère était un révolutionnaire de choc. On le relâcha. Il fut reconnu rue de Buci, ramené à l'Abbaye, et assassiné...
Vers onze heures, les portes furent enfoncées. Quelques prisonniers, qui tentaient de s'enfuir, furent massacrés à coups de piques. Les autres furent poussés vers la chambre basse de l'ancien quartier des Hôtes. Cette chambre donnait sur la cour du jardin où on installa le « tribunal ».
Journiac Saint-Médard donne quelques précisions sur le fonctionnement dudit « tribunal » :
« Celui que je vis présider ce tribunal était en habit gris, un sabre au côté. Il s'appuyait debout contre une table sur laquelle on voyait des papiers, une écritoire, des pipes et des bouteilles. Cette table était entourée par dix personnes, les unes assises ou debout, dont deux en veste et en tablier ; les autres dormaient étendues sur des bancs. Deux hommes en chemise teinte de sang, le sabre à la main, gardaient la porte du guichet ; un vieux guichetier avait la main sur les verrous... On appela le curé de Saint-Jean-de-Grève, M. Louis Royer. Il comparut le premier devant le tribunal :
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« -- As-tu prêté serment ?
« Il répondit : -- Non, je ne l'ai pas prêté !
« Au même instant, un coup de sabre s'abat sur son front. Le vieillard étend les bras, chancelle et tombe. Aussitôt, il est haché, piétiné, traîné dehors, tandis que ses compagnons, blêmes d'épouvante, muets d'angoisse, se serrent les uns contre les autres et s'exhortent à mourir. »
C'est à ce moment précis, comme le note l'abbé Guillon ([^12]), que fut immolé Jean-Joseph Rateau sans que ses « juges » aient pu lui arracher la moindre rétractation. A tous, d'ailleurs, on demandera s'ils ont prêté le serment civique. A tous, on demandera s'ils souhaitent le prêter et avoir ainsi la vie sauve. Certains répondront :
-- Nous sommes soumis à vos lois. Nous mourons fidèles à votre constitution. Mais nous en exceptons ce qui regarde la religion et intéresse notre conscience.
Les corps, entassés dans la cour du jardin, seront dépouillés de tout vêtement. Toute la nuit, des curieux vont venir au spectacle. A la lueur des torches, des malheureux, mal achevés par leurs bourreaux, finissent de mourir.
Le lendemain, un voiturier nommé Noël chargera les cadavres pour aller les jeter dans des fosses de la barrière Saint-Jacques, Montrouge et Clamart. Pendant ce temps, les « tricoteuses » locales revendaient les vêtements plus ou moins débarrassés du sang des martyrs...
La nouvelle de l'assassinat de Jean-Joseph, bientôt parvenue à Bordeaux, plonge toute la famille Rateau dans le désespoir. Pour cacher leur chagrin, qui irritait les autorités de la ville, les Rateau se réfugièrent dans leur propriété de Langoiran. Ce qui, rappelle Jean Rateau-Landeville ([^13]), ne les mit pas pour autant à l'abri :
« A Langoiran, de nouveaux déboires attendaient Mme Rateau et ses enfants. La mère du prêtre-martyr refusa d'assister à la messe du village dite par un membre assermenté du clergé.
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D'où fureur des femmes « *Amies de la Constitution* »*,* appartenant à la section de Langoiran. La maison des Rateau fut perquisitionnée, surveillée par des gardes civiques. Valentin, l'un des fils de Mme Marie-Thérèse Rateau, montra un grand courage en cette circonstance, soutenant sa mère et s'efforçant de repousser les gardes. Cette attitude irrita le Comité local qui décida d'enfermer Mme Rateau et ses enfants, le 22 octobre 1793, en l'abbaye bénédictine de la Sauve-Majeure (*Sylva-Major*)*,* à quelques lieues de Langoiran. Ils purent en sortir quelques mois après, sous la condition de payer une amende de 40.000 livres, avec délais. »
**Le procès canonique des victimes**
Le procès canonique des victimes de 1792 fut instruit en 1901 par un tribunal ecclésiastique constitué par le cardinal Richard, archevêque de Paris. Mgr Herzog, procureur général de la Compagnie de Saint-Sulpice, fut choisi comme postulateur de la cause des martyrs. Le président des consulteurs au Vatican fut le cardinal Vincent Vannutelli, évêque d'Ostie.
Le 26 janvier 1916, Benoît XIV ratifia le rescrit. Le 4 mars, les *Acta apostolicae sedis* publièrent le décret solennel d'introduction de la cause parisienne de « Béatification des Serviteurs de Dieu », connus sous le nom de « Martyrs de Septembre ».
Le 7 octobre 1926, Pie XI, par décret « *de Tuto* », fixa la béatification au 17 octobre de la même année.
Le 25 janvier 1927, Pie XI concéda un office et une messe propre en l'honneur des « Martyrs de Septembre » avec autorisation d'insérer leurs noms au Martyrologe Romain.
*Prière aux bienheureux martyrs :* Jean-Marie de Lau, archevêque d'Arles ; François-Joseph de La Rochefoucauld, évêque de Beauvais ; Pierre-Louis de La Rochefoucauld, évêque de Saintes, et leurs cent quatre-vingt-huit compagnons, martyrisés à Paris, en septembre 1792, béatifiés par Sa Sainteté Pie XI, le 17 octobre 1926.
*Seigneur, Dieu Tout-Puissant, qui avez soutenu dans la glorieuse confession de leur Foi l'intrépide courage de vos Bienheureux Serviteurs, accordez-nous par leur intercession de demeurer fidèles à votre Sainte Loi, même au prix de notre sang, et d'être rendus ainsi dignes de les rejoindre dans le séjour de la Céleste Béatitude, par les mérites de Jésus-Christ, Notre-Seigneur et Notre Roi, à qui sont louange, honneur et gloire, dans tous les siècles des siècles. Amen.*
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Le 14 décembre 1952 eut lieu, en l'église Saint-Éloi de Bordeaux, la bénédiction de la plaque commémorant le martyre du Bienheureux Jean-Joseph Rateau.
#### II. -- D'autres massacres en province
Cas exemplaire, la ville de Charleville n'aura, pendant les massacres de 1792, qu'une seule victime. Mais son histoire mérite d'être contée.
Le ministre de la Guerre ayant demandé à la manufacture d'armes de Charleville d'expédier à la place de Huningue 1530 canons de fusils et deux mille tire-bourres, quatre voitures quittent, le 4 septembre, Charleville.
C'est à ce moment que des volontaires de la Nièvre interviennent et bloquent les voitures :
-- Où allez-vous par là ? Ce n'est pas la bonne direction ! Ne seriez-vous pas des traîtres ? Vous ne passerez pas.
On va chercher le lieutenant-colonel Juchereau. Tout à la fois directeur de la manufacture d'armes et commandant de la place, il tente de faire entendre raison aux forcenés :
-- C'est le chemin, mes amis. Le chemin direct Charleville-Mézières est quasiment impraticable. Peut-être ne le savez-vous pas car vous n'êtes pas de la région, mais...
Entre temps, une grosse foule s'est amassée. Les voitures sont lapidées et Juchereau insulté. Deux officiers municipaux s'emparent alors de lui et l'entraînent à la mairie.
Il y a là une grosse vingtaine de fédérés de Seine-et-Oise, arrivés à Charleville deux jours auparavant. Ils n'ont pas aperçu l'officier qu'ils hurlent :
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-- C'est un traître ! Juchereau est un traître ! Il voulait faire passer des armes à l'étranger, à la lanterne le complice de Brunswick !
Le maire de la ville, Ména, intervient pour essayer de disculper Juchereau. On l'insulte à son tour. On lui interdit de parler. Les fédérés de Seine-et-Oise, s'adressant par une des fenêtres de la mairie aux émeutiers, leur lancent :
-- N'ayez aucune crainte, nous le gardons ! Et nous répondons de lui : il ne sortira que pour être pendu. Vous pouvez déjà préparer la corde.
Dans la salle du conseil général, le lynchage a commencé. A coups de poings, à coups de pieds, à coups de crosse, on « tabasse » l'officier. « Menons-le dehors ! » hurle Péchine qui passe pour être le commandant en second des fédérés de Seine-et-Oise.
Jeté à la foule, Juchereau est transpercé de dizaines de coups de baïonnette. Sa tête, tranchée, sera fichée au bout d'une pique et promenée longuement dans les rues de la ville. Quand le jeu cessera d'amuser les tueurs, ils jetteront leur sanglant trophée dans la Meuse...
A Valenciennes, une lettre datée du 10 septembre nous donne le climat :
« La levée du camp de Mauldes et ses suites ont occasionné de la fermentation dans presque tous les esprits. Elle était extrême hier à Valenciennes, et la vengeance du peuple a éclaté d'une manière effrayante ; mais aussi cet exemple est bien propre à contenir les ennemis de la liberté et de légalité.
« L'aristocratie et les menées de Dutordoir, maître de la poste aux chevaux étaient avérées... Il est reconnu par le peuple, par le bataillon du Calvados, principalement... Il est arrêté et traîné au corps de garde de la place du Peuple ; on demande à grands cris sa tête. On veut le conduire sous la sauvegarde de la municipalité. Il reçoit un coup de sabre qui cependant ne l'empêche pas de monter à l'hôtel commun. Le peuple s'obstine à demander sa tête (...), veut une prompte justice ; il est traîné sur la place, haché à coups de sabre ; sa tête et tous ses membres sont promenés dans la ville... »
A Charleville, ce sont des volontaires de la Nièvre et des fédérés de Seine-et-Oise qui mènent à la mort le lieutenant-colonel Juchereau.
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A Valenciennes, ce sont des hommes du bataillon du Calvados qui dénoncent Dutordoir. Des étrangers à la région, à chaque fois. Auxquels vient s'associer la populace. Et des administrateurs complices ou couards...
A Lorient, c'est un commerçant, un nommé Gérard, qui est massacré, le 14 septembre, au pied de l'arbre de la... liberté. Au motif qu'il aurait voulu expédier des fusils à l'Île-de-France. Sentant peut-être ce que ce crime avait d'absurde, la municipalité envoya une lettre en forme de plaidoyer à la Convention :
« Il n'est pas de moyens que nous n'ayons employés pour sauver cet infortuné, mais la loi martiale ne pouvait être promulguée ; les citoyens n'auraient pas voulu sévir contre leurs frères. Quels dangers ce moyen terrible n'eût-il pas occasionnés ! Nous allons faire nos efforts pour ramener l'ordre, en usant de tous les moyens de douceur, les seuls praticables en ce moment. Nous ne manquerons pas de faire une proclamation lorsque nous serons sûrs que les esprits seront plus calmes. En attendant, des patrouilles sont ordonnées et font le service avec les plus grands ménagements. »
Relatant cet épisode, Gustave Gautherot note ([^14]) :
« Le Département, de son côté, suppliait la Convention de « prévenir le péril qui de toutes parts menaçait les personnes et les propriétés » ; l'Assemblée, suggérait-il, « sentira combien ces horreurs, en se propageant, doivent répandre le deuil sur l'Empire ; et son premier soin sera sans doute d'y porter un remède efficace ». -- Ainsi, d'une part, des administrateurs n'osant employer que la « douceur » à l'égard des assassins et comptant sur l'énergie de la Convention ; de l'autre, une Assemblée et des ministres précisément dominés par les patrons des assassins voilà qui explique tout ! »
A Châlons, c'est Billaud-Varenne et ses collègues de la Commune -- Celliez, Haron-Romain, Laclos, Varin, Brochet, Prudhomme, Santerre -- qui sont venus s'assurer de l'orthodoxie révolutionnaire de la ville.
Le 9 septembre, Billaud-Varenne écrit à la Commune de Paris qu'ils allaient, lui et son groupe d'épurateurs, casser directoire départemental et municipalité « s'ils n'obtenaient la certitude que la majorité était dans les principes de la Révolution ».
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Il faut croire que directoire départemental et municipalité comprirent la leçon puisque le massacre des prisonniers fut accompli sans la moindre protestation. Un des commissaires de Châlons écrit à la Convention, le 21 septembre :
« Le peuple, je ne sais pourquoi, a arrêté aujourd'hui un sieur Lemonnier, lieutenant-colonel du ci-devant régiment du Dauphiné, aujourd'hui 38^e^. On a trouvé sur lui des papiers qui annonçaient son intelligence avec les émigrés et une lettre où il disait qu'il ne sortait jamais sans avoir sous son habit une cocarde blanche. Le peuple en a fait justice sur-le-champ. Son corps a été jeté dans un bras de la Marne et sa tête dans un autre. »
A Caen, l'évêque constitutionnel Fauchet, membre très remarqué du comité de surveillance de la Législative, avait fait jeter en prison, comme suspect, le procureur-général-syndic du Calvados, Georges Bayeux. Une mesure qui souleva tant de protestations que, le 6 septembre, Georges Bayeux doit être libéré. Malheureusement pour lui, le mot d'ordre de Marat dans le n° 255 du *Journal du Club --* « Avant de voler aux frontières, il faut être sûr de ne laisser derrière soi aucun traître, aucun conspirateur » --, ainsi que l'annonce des massacres à Paris sont arrivés en Normandie...
L'infortuné Georges Bayeux est alors conduit à l'Abbaye-aux-Dames. Les membres du directoire départemental, plutôt plus courageux qu'ailleurs, vont se mettre devant la garde nationale qui ne cache pas son intention de faire un mauvais sort au détenu. Ils vont être balayés en quelques secondes tandis que des hommes réussissent à approcher Bayeux. Un coup de baïonnette dans le dos, une balle en pleine tête... Il ne reste plus qu'à le traîner Place Saint-Sauveur. Là, quelques gardes nationaux s'amuseront à dépecer son visage à coups de sabre avant de lui couper la tête. Fichée sur une pique, elle fera, selon une tradition révolutionnaire désormais bien ancrée, le tour de la ville...
Deux députés du département, Lecointre et Albitte, écriront à la Convention : « Bayeux a été absous. On a voulu le rendre à la liberté. Le peuple, croyant voir dans ce fonctionnaire un coupable et un traître, a forcé les prisons et immolé Bayeux. Les corps administratifs étaient feuillantistes corrompus. »
77:330
D'où, peut-être, l'idée de séparer ces corps de leur tête...
A Lyon, c'est un ci-devant prince qui mène la danse : Charles de Hesse-Rheinfels-Rothembourg. Nommé lieutenant-général en 1792 puis, après le Dix Août, commandant de la place de Lyon, le ci-devant prince ne sait plus quoi inventer pour faire preuve de sa ferveur républicaine. Il a d'abord signé « citoyen-général-philosophe ». Trouvant sans doute que « général » et « philosophe » sentaient furieusement l'Ancien Régime et que « citoyen » ne sonnait pas assez fort, il a décidé de signer : « Charles Hesse, jacobin ».
Gustave Gautherot écrit à son propos ([^15]) :
« C'est un maniaque de la délation. Mêlé plus tard à la conspiration de Babeuf, il achèvera sa carrière dans la dégradation. Au cours de la nuit du 22 au 23 août, il avait fait arrêter le colonel ; le lieutenant-colonel et cinq capitaines du 5^e^ régiment de cavalerie (ci-devant Royal Pologne), le colonel et onze officiers du 15^e^ dragons (ci-devant Noailles). Les accusations portées contre eux étaient si vaines qu'on dut libérer les officiers du 15^e^ dragons ; mais elles furent ramassées par des agents maratistes qui infestaient la région, semaient l'indiscipline dans les régiments et, le 8 septembre, à Tullins, firent éclater une émeute contre le lieutenant-colonel Spendler. Celui-ci fut assassiné ; son cadavre resta pendu par les pieds à un arbre de la route. »
Les officiers de l'ancien Royal Pologne avaient été incarcérés, quant à eux, à la forteresse de Pierre-Encize. Le 9 septembre, un certain Saint-Charles, commissaire de la Commune de Paris, et trois hommes déguisés en vétérans se présentent à la prison :
-- Il faut, disent-ils, conduire les prisonniers à Roanne. L'égalité devant la loi exige que les officiers soient renfermés dans les maisons de détention ordinaires.
Comme ils parlent fort et que, bientôt, quelques gros bras viennent se joindre à eux, on les laisse aller jusqu'aux cellules. Ils en arrachent les prisonniers, avec force coups, et les poussent jusqu'au bord de la Saône. Un des officiers va réussir à bousculer ses bourreaux et à s'échapper en plongeant dans le fleuve.
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La fureur des bourreaux se traduit par le massacre immédiat de cinq officiers. Les deux survivants seront traînés jusqu'à la place des Terreaux et assassinés à leur tour. Les têtes des victimes -- mais faut-il encore le signaler -- seront promenées dans la ville.
Mis en appétit par ce premier exercice, les tueurs vont ensuite se porter à la prison Saint-Joseph. Ils y trouvent un prêtre, l'abbé Lacroix. Ils l'égorgent. Es se portent à la prison de Roanne. Ils en tirent deux prêtres. Qu'ils égorgent...
Ils en resteront là pour la journée : ayant réuni la garde nationale, le maire de la ville, Vitet, fait arrêter quelques-uns des meneurs. Ils ne passeront qu'une nuit en prison. Le lendemain matin, le municipal Chalier les fait évader.
Chalier n'est pas n'importe qui à Lyon. Riche commerçant, maratiste enragé, président des Jacobins lyonnais, il sera bientôt maire de la ville. C'est lui qui aura l'idée d'installer le tribunal révolutionnaire sur le pont Morand. Pour jeter les victimes condamnées à mort directement dans le fleuve... Plus tard, Lyon se soulèvera contre le fou et le guillotinera. Mais la ville ayant été reprise par les troupes de la Convention, les cendres de Chalier, « divinisé », seront déposées au Panthéon.
En 1793, Fouché fera tomber deux mille têtes. Imitant en cela Chalier, il écrira que « les cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offraient sur les deux rives l'impression de l'épouvante et de la toute-puissance du peuple ».
Et Bruno Gollnisch-Flourens écrit ([^16]) :
« Liés les uns aux autres, les condamnés étaient conduits à leur supplice. Dès le 5 février 1793, le jacobin Hidins avait proposé d'installer la guillotine au Pont Morand « afin que la tête tombant d'un côté et le corps de l'autre fussent ensevelis dans le fleuve du Rhône ». Mais Laussel, procureur de la Commune, avait proposé la place des Terreaux pour que « l'arbre de la liberté fût arrosé du sang des victimes, que leurs corps enterrés à son pied lui fassent prendre racine, et que leurs têtes fussent placées autour, sur des piques, comme décoration et signe de victoire et de triomphe ».
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« Le 2 novembre 1793, en effet, la guillotine fonctionnait place des Terreaux, devant les marches de l'Hôtel de Ville. Mais le sang des victimes stagnait. On la transporta donc de l'autre côté, entre la rue Sainte-Marie et la rue Saint-Pierre, et l'on fit un fossé par où le sang s'écoulait vers la Saône. Malgré cela, il en restait tellement qu'il fallut encore que le Conseil municipal prît la résolution de faire creuser une fosse sous l'échafaud, remplie d'un sable que l'on devait changer tous les deux ou trois ours.
« Les corps étaient privés de sépulture, jetés dans le Rhône, ce qui fut cause d'infection. En décembre, il y avait aux Graviers d'Yvours, à Pierre Bénite, 140 corps en décomposition, qu'il fallut enlever.
« Dorfeuille, président du Tribunal révolutionnaire, écrit le 28 novembre à la Convention pour se vanter de faire tomber trente têtes par jour. Le 2 décembre il convoque les corps constitués pour assister aux exécutions : « Je voudrais, en un mot, que ce jour de justice fût un jour de fête ; j'ai dit jour de fête, et c'est le mot propre. Quand le crime descend au tombeau, l'humanité respire ; et c'est la fête de la Vertu. »
« Pour ce noble propos, la guillotine est trop lente. Le 4 décembre on extrait 64 jeunes gens de la prison de Roanne. Garrottés deux à deux, ils sont conduits aux Brotteaux. On les fait descendre dans des fossés qui seront leurs tombes. Trois canons chargés de boulets font feu sur eux. Louis Blanc, dans son *Histoire* écrit : « Les uns tombent pour ne plus se relever. Les autres, blessés, tombent et se relèvent à demi ; quelques-uns sont restés debout. Ô spectacle sans nom ! Les soldats franchissent les fossés et réparent à coups de sabre les erreurs commises par le canon. Les soldats étaient des novices, l'égorgement dura... ». »
Le 5 décembre, 209 personnes sont conduites Chemin de la Part-Dieu aux Brotteaux et achevées dans des conditions semblables. « Ce fut une horrible boucherie, les uns ont le bras emporté, les autres la mâchoire fracassée, les plus heureux furent les morts », écrit Louis Blanc.
Le soir même, Fouché exulte : « Des larmes de joie coulent de mes yeux : elles inondent mon âme. » Il ajoute en post-scriptum : « Nous n'avons qu'une seule manière de célébrer la victoire, nous envoyons ce soir deux cent treize rebelles sous le feu de la foudre. »
Alain Sanders.
80:330
### Procès de l'humour
par Jean-Baptiste Morvan
S'ENTENDRE LOUER pour son humour, voilà bien à mon gré une situation aussi désagréable qu'équivoque : on est fâché contre soi-même de ne pouvoir savourer ce qui a été adressé comme un compliment ; on s'en veut d'en vouloir à qui pensa faire plaisir ; et, par-dessus tout, on n'arrive pas à déterminer les causes profondes de cette soudaine irritation. Pourquoi cette impression de vague inquiétude, de secrète humiliation ?
Reconnaissons qu'elle peut contenir une réaction un peu mesquine de vanité insatisfaite ; l'éloge est devenu à présent si fréquent qu'il tombe dans la banalité : il nous semble qu'on nous le décerne faute d'en trouver un plus considérable et plus flatteur. Mais bien d'autres amabilités analogues, qui ne charment pas davantage notre amour-propre, nous laissent simplement *indifférents.* Pour éclaircir le mystère, imaginez qu'au lieu d'apprécier votre humour, on s'avise de vous appliquer le terme d' « humoriste » : il y a toutes chances pour que vous l'accueilliez comme une injure ou peu s'en faut.
81:330
Dans une discussion, « vous êtes un humoriste » équivaut presque à « vous vous payez ma tête ». Et pourtant la littérature nous présente des humoristes qui, loin de se contenter d'être diseurs de bons mots, ont révélé leur génie philosophique et rendu à l'esprit humain une acuité salutaire. L'humour était chez eux une éminente qualité ; ils ont réuni les deux sens du mot « spirituel » : la précision brillante des formules aidait le lecteur à se libérer des lieux communs épais pour accéder aux plus hautes méditations. Mais, depuis Chesterton et quelques autres, l'humour et l'humoriste n'ont-ils pas subi les effets d'une décadence intellectuelle généralisée ?
L'humour a pu, jadis ou naguère, être tenu pour un attribut de la distinction. Mais la distinction ne se réduit pas à un comportement propre à assurer des succès faciles et mondains ; il n'est point de distinction véritable qui puisse s'accommoder d'un esprit superficiel. La distinction n'est pas un « look », comme on dit ; elle tient à une intelligence capable de distinguer le vrai du faux et, dans le domaine intellectuel, de séparer les genres. Or on est devenu beaucoup moins difficile sur la qualité de l'humour parce qu'on en a brouillé la définition. On parlera d'humour pour désigner uniformément ce qu'on appelait jadis l'agréable, le plaisant, le badin et même le bouffon. Quant à l'humour proprement dit, nous ne sommes plus au temps où l'on s'efforçait de ne le point confondre avec l'ironie ; ces deux notions sont trop raffinées pour des gens avides de trouver de l'humour partout, ce qui révèle des aspects psychologiques inquiétants.
Qu'attend-on d'un humour aussi vaguement conçu ? D'être rassurant, même et surtout dans les situations où il ne faudrait pas être rassuré. On n'a retenu de l'ancienne vision de l'humoriste que l'image d'une personne affectant de prendre ses distances avec les hommes et les événements. C'est cela qui plaît. Autrefois on savait que c'était une attitude extérieure, une apparence recouvrant un fond sérieux et critique. Il arrivait même que pour pouvoir tolérer des auteurs de propos cyniques, on tenait absolument à supposer chez eux l'intention du paradoxe vengeur et moralisateur. Aujourd'hui on croit de bonne foi à une essentielle neutralité de l'humoriste ; il rassure les niais et les lâches dans la mesure où l'on se persuade qu'il est homme à tout accepter.
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Écoutons les propos quotidiens et leurs clichés favoris : par exemple le « C'est pas grave », répété avec une insistance machinale et qui rappelle fâcheusement le « rien ne fait de mal » que j'ai entendu attribuer à Jaurès, sans pouvoir donner de référence plus précise. Dans un univers mental où « tout » égale « n'importe quoi », celui qui se fâche a toujours tort. L'humour est apprécié comme diamétralement opposé à l'esprit critique, et comme une forme désinvolte de l'esprit de démission.
\*\*\*
On objectera qu'il existe toujours des humoristes fidèles à une vocation critique. Malheureusement l'art de l'indifférence apparente, qui devrait par contraste éveiller les réactions saines, les sursauts indignés, laisse les auditeurs totalement froids. La dégradation progressive du sens moral va de pair avec la décrépitude de la culture intellectuelle. L'envie me prit un jour d'écrire un « requiem pour l'allusion » ; il m'aurait fallu aussi composer tout un office funèbre pour l'ironie, pour les citations jadis bien connues, et pour tant d'autres illustres agonisants. L'exégèse littéraire se plaît à disserter sur le « non-dit » des écrivains à l'heure où le public n'entend que ce qui est dit, l'avale tout cru et n'a ni la force ni l'envie de chercher plus loin. L'humoriste veut-il dissimuler ses raisons critiques pour les faire mieux sentir ? Peine perdue, labeur dérisoire : plus il raffine et moins il ne se laisse deviner.
Nous connaissons depuis longtemps déjà l'impératif de la « décontraction ». Elle apparaît déjà dans le domaine vestimentaire ; la télévision nous montre des penseurs présumés si débraillés qu'ils ont l'air de sortir du lit ; s'ils ont sacrifié au rite antique de la cravate, c'est en la portant comme un licol, et le nœud de ladite cravate descend vers le nombril. Voilà des personnalités rassurantes. La « décontraction » est proche parente de la « convivialité » et de la « non-violence ». L'humour n'est apprécié qu'en tant qu'il témoigne d'une « non-violence » de l'esprit, l'art de divertir étant assimilé à l'art de ne jamais juger. Alors qu'il devait reposer sur une conscience profonde des significations, il qualifie maintenant assez souvent la pratique du non-sens bouffon.
83:330
L'humoriste passe pour l'allié objectif de l'absurde. Laissant les imbéciles convaincus qu'il ne juge pas, il consentira à tous les procédés qui tendent à refouler la pensée cohérente dans les ténèbres extérieures. « Rien ne fait de mal » implique le corrélatif secret « Rien ne fait de bien ». Aussi dérision et profanation, grâce à un certain surréalisme fertile en applications vulgaires, sont-elles entrées dans cette marmite de sorcières qui reçoit fort improprement le nom d'humour. Si la dérision et la profanation, en d'autres temps, étaient destinées à servir de révulsifs, cette intention n'a en somme jamais été comprise, et ces procédés ne visent plus qu'à provoquer les rires gras, à ventre déboutonné.
L'humoriste est désormais tenu pour un personnage docile, trop amateur de plaisanterie gratuite pour discerner le caractère choquant et néfaste des faits et des idées : une sorte de bouffon de métier, dont on aperçoit toujours le chaperon à grelots et la marotte. C'est au point que si vous voulez assumer le rôle d'imprécateur en donnant à vos harangues un style émaillé de trouvailles imprévues, de truculences pittoresques, le public dira simplement : « Comme il est amusant ! » et la protestation essentielle lui échappera. L'humoriste, ce n'est même plus le chansonnier, mais l' « animateur », payé pour s'agiter, pour dire tout et n'importe quoi, perpétuellement fébrile et trépidant, remuant ses propos comme on tourne une mayonnaise. A plus forte raison n'acceptera-t-on pas qu'il veuille jouer un rôle de maître à penser. Prétendre être un maître serait contraire au principe de non-violence. Pour transposer une vieille formule, nous dirons que nous sommes à l'heure crépusculaire où l'animateur remplace le maître. Et l'on ne voit point que l'homme qui s'astreint au comique « décontracté » exerce une tyrannie d'un autre genre : monstre sacré, agitateur mercantile et publicitaire, charlatan des vanités.
Si l'humour prend pour cible les scandales et les vices, on ne verra dans ses railleries qu'une bonne humeur compréhensive...La formule commune, et qui se croit philosophique, c'est : « Il y en a toujours eu comme ça ! » Elle sous-entend finalement : « Il n'y a jamais eu que ça ! » Elle s'applique immanquablement à ce qui est médiocre ou piteux, ou franchement déplorable, ou tout à fait ignoble. On ne songe pas à la contrepartie ; on a oublié qu'il y eut toujours aussi des chefs-d'œuvre, de grands caractères, de louables projets, des saints et des héros.
84:330
Tout cela est implicitement soupçonné de contrevenir au principe de la non-violence. L'homme qui plaisante ne peut avoir décemment pour fonction que de conférer une valeur d'établissement à des comportements ridicules ou odieux. L'humour est un parrainage social accordé à ce qu'il y a de pire ; les railleurs et les raillés s'épanouissent dans une fraternité incongrue, dans la communion hilare des inconsciences suprêmes.
\*\*\*
L'humour est mal parti, et l'on peut avoir légitimement les mêmes inquiétudes sur le sort du comique en général. On en vient à éprouver un scrupule quasi-superstitieux quand on songe à aborder la fantaisie légère, le style plaisant à peine encore sur les confins de la plaisanterie : l'imagination poétique en ses caprices ne risque-t-elle point d'être assimilée par le public à des acrobaties verbales d'animateur pour super-marchés ? Nous ne pouvons renoncer à l'humour, au comique, aux danses crépusculaires des songeries ; mais nous sommes contraints de réserver ces formes du langage à un public particulier : celui qui reste suffisamment nourri de principes et conscient des valeurs austères de la vie pour donner leur juste prix aux divers genres du style plaisant. Ce qui divertit ne peut être exactement goûté que si on le situe dans son rôle secondaire et subalterne ; c'est là qu'il trouve à la fois sa noblesse profonde et l'originalité de son expression. Il a besoin de coexister avec des éléments plus impressionnants que la gravité même. « Il faut tout prendre au sérieux, mais rien au tragique » disait Thiers, amateur de sentences pompeuses ; mais comment serait-il possible de prendre encore quelque chose au sérieux si l'on ne prend rien au tragique ? Pour restituer leur nature exacte, leur poids, leur puissance d'agression aux faits brutaux et injustes, une forme supérieure de la crainte n'est pas superflue. Mais le tragique, conçu dans son apparence grandiose et sa valeur exaltante, est évidemment incompatible avec les naïvetés béates ou hypocrites de la « non-violence ». Ce n'est certes pas un effet du hasard que l'absence du tragique et du comique dans la culture de notre temps.
85:330
La notion de crainte est dépouillée de toute résonance religieuse ; elle est abaissée, avilie, galvaudée par l'emploi quotidien qu'en font les techniques médiatiques dans leurs spectacles à bon marché avec leurs massacres banalisés, dans leurs propagandes orientées et radotantes. Tumultes visuels, vociférations mesurées au nombre de décibels, telles sont les formes que revêtent la crainte, la terreur même : elles s'adressent aux tripes, non au cœur, encore moins à l'esprit. Qu'iraient faire les humeurs plaisantes, l'humour entre autres, dans un monde où les périls sont massivement matériels, où les indignations, quand il y en a sont servies toutes prêtes au gré des endoctrinements préfabriqués ? L'humour, au milieu des grands risques, des périls extrêmes, affirmait une présence de la personnalité particulière, avec une sorte de défi, avec un panache désormais tenu pour risible. Si le sens des valeurs est un jour rendu au grand public, l'humour et le simple comique pourront retrouver leur nature authentique ; mais pour le moment on ne peut pas s'offrir le luxe coupable et dangereux de pratiquer devant les masses l'art ancien de l'indifférence apparente : ce serait contribuer à faire méconnaître une dimension essentielle de l'homme, du monde et de leur destinée.
Jean Baptiste Morvan.
86:330
### Saint Jean-Baptiste de La Salle
par Jean Crété
VOILA UN SIÈCLE, Léon XIII béatifiait Jean-Baptiste de La Salle. Né le 30 avril 1651, d'une noble famille de Reims, Jean-Baptiste donna, dès sa jeunesse, des marques diane grande sainteté. Il fit ses études à Paris, à Saint-Sulpice et à la Sorbonne. Dès l'âge de quinze ans, il était chanoine de la cathédrale de Reims. La mort de ses parents l'obligea à revenir à Reims, pour achever l'éducation de ses frères et sœurs. Il fut ordonné prêtre en 1678. Il célébra toujours la messe avec une ferveur qui impressionnait les assistants. Il fut nommé aumônier des Sœurs de l'Enfant Jésus, qui s'occupaient de l'éducation et de l'instruction des petites filles.
Il conçut l'idée de fonder une congrégation analogue pour l'éducation et l'instruction des garçons. Dès 1679, il fonda une première école de garçons et institua les Frères des écoles chrétiennes, voués à l'instruction des enfants du peuple.
87:330
Saint Jean-Baptiste avait interdit à ses religieux d'apprendre le latin et d'accéder au sacerdoce. Cette clause a été supprimée par Pie XI ; et, depuis une soixantaine d'années, les Frères des écoles chrétiennes peuvent faire des études secondaires, tenir des collèges, éventuellement accéder au sacerdoce. De son vivant, saint Jean-Baptiste multiplia les fondations d'écoles. Il se montra sagement novateur dans les méthodes d'instruction. Il renonça à son canonicat et finit par renoncer aussi à la direction de son institut. Il eut beaucoup à souffrir de l'ingratitude et de la calomnie, qu'il supporta toujours avec une patience angélique. Il mourut à Rouen le vendredi saint de 1719.
Son institut continua à se propager en France et à l'étranger. Anéanti en France par la Révolution, il resta solidement implanté au Canada. Il contribua beaucoup, après la cession du Canada à l'Angleterre, à sauver la langue française et l'éducation catholique des enfants. Rappelons que les Canadiens français ont fait preuve d'un esprit de foi sans doute unique dans l'histoire de l'humanité, avec une moyenne de dix-sept enfants par famille, pendant trois siècles. En 1950, la famille Villeneuve, qui célébrait le troisième centenaire de l'arrivée de son ancêtre au Canada, comptait trois cent cinquante mille membres, portant le nom de Villeneuve. Les instituteurs et institutrices avaient beaucoup contribué à cette fidélité, qui contraignit l'Angleterre à accorder l'autonomie au Canada en 1867.
Après la Révolution, l'institut se reconstitua en France. Au milieu du XIX^e^ siècle, il était devenu l'institut qui comprenait le plus grand nombre de religieux : plus de 15.000, répartis dans le monde entier. C'est alors seulement que fut introduite la cause de béatification de Jean-Baptiste de La Salle. Il eut un ponent d'une valeur exceptionnelle : le cardinal Pitra. En 1869, celui-ci déposa ses conclusions sur les vertus. En 1870, il devenait cardinal-protecteur de la congrégation ; et, lors de son dernier voyage en France, en 1875, il fut accueilli à Paris par plus de cinq cents frères des écoles chrétiennes. La cause de béatification toutefois demanda une vingtaine d'années. En 1888, la dernière année de sa vie, le cardinal Pitra eut la joie d'assister à la béatification de Jean-Baptiste de La Salle.
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La cause de canonisation fut introduite peu après ; et, en 1900, Léon XIII canonisait saint Jean-Baptiste de La Salle. Sa fête fut introduite à la date du 15 mai. Pie XII a constitué ce saint patron des instituteurs et professeurs qui se vouent à l'éducation des enfants et des jeunes gens.
Jean Crété.
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### Le cardinal Pitra
*pour le centenaire de sa mort*
par Jean Crété
JEAN-BAPTISTE PITRA ([^17]) naquit le 1^er^ août 1812 à Champforgeuil, au diocèse d'Autun. La famille Pitra était d'origine milanaise et avait, pendant des générations, exercé le métier de tisseur. Laurent Pitra, exilé dans l'ouest pendant la Révolution, épousa, à son retour, Edme-Françoise Vaffier, fille d'un médecin de Cuisery. Il fut percepteur à Champforgeuil, puis huissier à Ouroux-sur-Saône.
Jean-Baptiste avait deux frères aînés et une jeune sœur, Amélie qui, à la mort prématurée des parents, acheva d'élever ses frères. Douée d'un caractère énergique, elle guida ses frères puis entra chez les Filles de la Charité et garda toujours une heureuse influence sur Jean-Baptiste.
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Celui-ci fit ses premières études de latin à Cuisery, auprès du curé, Don Teissier, ancien moine de Cluny, puis entra en 5^e^ au petit séminaire d'Autun. Son exceptionnelle intelligence l'amena à déborder de beaucoup le cadre des études secondaires. Il entra au grand séminaire d'Autun en 1830. En 1835, encore diacre, il fut nommé professeur de 5^e^ au petit séminaire. Prêtre le 11 décembre 1836, il conserva sa charge, puis devint professeur de rhétorique. Le 24 juin 1839, des ouvriers mirent à jour des fragments de marbre, revêtus de caractères grecs. En quelques minutes, l'abbé Pitra avait reconnu le mot grec *Ixthus*, poisson, symbole de Notre-Seigneur dans l'antiquité. Il lui fallut des semaines pour reconstituer l'inscription entière qui remontait au II^e^ ou III^e^ siècle et en donner une traduction.
Depuis longtemps, l'abbé Pitra songeait à la vie bénédictine. Il fit un premier séjour à Solesmes en 1840 ; Dom Guéranger lui donna l'habit monastique, mais l'évêque d'Autun imposa un délai d'un an. Le postulant revint donc à Autun et y fit une dernière année de professorat. Il s'intéressa à saint Léger, évêque d'Autun et martyr, et en écrivit la vie après son retour à Solesmes. Le 28 septembre 1841, il était revenu définitivement à Solesmes. Il commença son noviciat le 15 janvier 1842, fête de saint Maur, et fit profession le 16 février 1843, fête de sainte Scholastique ; à cette époque, les novices faisaient tout de suite les vœux solennels ; par la suite, l'Église a imposé trois années de vœux temporaires avant la profession solennelle.
Le 19 avril 1842, Dom Guéranger avait fondé le prieuré Saint-Germain-des-Prés, 13 bis, rue Monsieur, à Paris. Le 9 mars 1843, il y installait Dom Pitra comme prieur. Dix jours plus tard, le nouveau prieur recevait un postulant de marque, Melchior du Lac de Montvert, collaborateur de Louis Veuillot, qui dut se retirer un peu plus tard pour raisons de famille, mais vécut en bénédictin dans le monde.
Dom Pitra n'était pas fait pour être prieur. Il se laissa entraîner dans des acquisitions coûteuses : d'abord l'hôtel de Montmorency, puis le domaine de Bièvres ; le prieuré parisien, à peine fondé, se trouvait partagé en deux. Cela aboutit à un désastre financier et tout dut être liquidé. Un comité de soutien se constitua ; la vente des deux maisons permit de régler les dettes.
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Dom Pitra avait fait un voyage en Angleterre ; il parcourut ensuite la Bourgogne, la Champagne, l'Alsace, la Lorraine, l'Allemagne, la Belgique, la Hollande. Tout en cherchant à trouver un peu d'argent pour Solesmes, il en profita pour consulter de précieux documents. Lors de son priorat parisien, il avait guidé Migne dans la mise en ordre des Patrologies grecque et latine et pris part aux activités des catholiques.
De 1853 à 1858, Dom Pitra put mener la vie monastique à Solesmes et à Ligugé. Il entra en relations avec Mgr Pie et fut son théologien au concile provincial de Périgueux en 1856, tout en continuant à étudier les documents grecs ; il avait une connaissance exceptionnelle du grec. En 1857, Pie IX convoqua Dom Pitra à Rome. Il lui confia l'étude des documents canoniques de l'Église grecque. Le pape venait d'accorder aux Grecs uniates de Russie un nouvel archevêché : il décida d'envoyer Dom Pitra en Russie. Trois mois d'étude des documents conservés à Rome lui avaient permis d'y retrouver des preuves irréfutables de l'attachement à Rome de l'Église grecque dans l'antiquité et le haut Moyen Age. Dom Pitra passa quelques mois à Solesmes et à Ligugé en 1858-1859. Le 22 juin 1859, il entrait en Allemagne ; le 12 juillet, il arrivait à Saint-Pétersbourg. L'intervention de l'ambassadeur de France lui permit d'introduire en Russie des malles contenant des écrits que les autorités russes n'auraient pas appréciés.
Pendant son séjour en Russie, il put consulter de cinq à six cents documents et de sept à huit cents lettres des patriarches de Constantinople, Antioche, Jérusalem, Alexandrie, et la correspondance des tsars avec les hiérarques d'Orient. En cent trente jours de labeur acharné, il prit copie de tous ces documents. Il quitta Moscou à la fin de février 1860. Il visita Varsovie, Breslau, Dresde, Prague, Vienne, consultant partout les documents anciens. Il s'occupa de la réforme des monastères basiliens ; il visita vingt monastères basiliens de Galicie. Le 25 octobre, il rentrait à Paris, puis passa quelques mois à Solesmes et Ligugé.
En août 1861, Dom Pitra était de nouveau convoqué à Rome. Il continua ses travaux sur les Églises orientales. Il visita Subiaco. Le 31 décembre 1862, Pie IX signifiait à Dom Pitra son intention de le créer cardinal. Il reçut le chapeau de cardinal lors du consistoire du 16 mars 1863 ; il était cardinal-prêtre du titre de saint Thomas in parione.
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Il résida désormais au palais Saint-Calixte, propriété des bénédictins de Saint-Paul-hors-les-murs. Par la suite, il prit le titre de Saint-Calixte. Il garda toujours la tunique noire des bénédictins, comme c'est la règle pour les cardinaux religieux, avec ceinture et simarre noires liserées de rouge, barrette rouge, chapeau noir à fiocchi rouges. Le cardinal continua son labeur acharné et, en cinq ans, publia deux volumes sur le droit ecclésiastique des Grecs.
Le cardinal Pitra fut tout naturellement attaché à la section pour les Églises orientales de la congrégation de la Propagande. Mais il fut nommé aussi membre des congrégations de l'Index, des rites, de l'examen des évêques, des évêques et réguliers, et des études. Il eut une influence très grande à l'Index et fit condamner les écrits portant atteinte à la foi ou à la morale. La loi du secret n'a pas permis à Dom Cabrol de donner des détails. Nous savons seulement qu'il contribua grandement à faire condamner le libelle anonyme *La crise de l'Église* publié au lendemain de la mort de Pie IX et contenant une vive critique de son pontificat ([^18]). En 1881, il fit condamner les manuels d'instruction civique de Paul Bert et de Compayré, et il eut la vive déception de voir les évêques de France rester passifs dans cette affaire.
A la congrégation des rites, le cardinal Pitra défendit les causes de Jean Eudes, de Jean-Baptiste de La Salle, du Père Muard et plusieurs autres ; il contribua à faire aboutir les causes de saint Josaphat, de saint Paul de la Croix, de saint Léonard de Port-Maurice, des saints martyrs de Gorcum. En revanche, il fit écarter les causes de plusieurs personnages qu'il jugeait n'avoir pas pratiqué l'héroïcité des vertus ou n'avoir pas eu une entière fermeté dans la foi.
Mais c'est aux Églises orientales qu'il continua à consacrer l'essentiel de son labeur. Au prix d'immenses travaux, il ramena à sa pureté primitive la liturgie grecque. Les Grecs uniates lui doivent d'avoir, depuis un siècle, des livres liturgiques bien meilleurs que ceux des orthodoxes. Un des manuscrits consultés à Saint-Pétersbourg avait permis au cardinal Pitra de retrouver le rythme authentique des hymnes grecques, fondé uniquement sur le nombre des syllabes et la place de l'accent tonique.
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En 1867, il publia sa dissertation sur l'hymnographie de l'Église grecque. Cette hymnographie remonte au IX^e^ siècle ; employée non seulement pour les hymnes, mais pour la plupart des pièces liturgiques, elle a fixé la liturgie grecque et l'a préservée de la contamination de l'erreur.
Le 23 janvier 1869, le cardinal Pitra était nommé bibliothécaire de la sainte Église romaine. Il y accomplit jusqu'à sa mort un travail immense et publia plusieurs livres et articles concernant les manuscrits précieux de la bibliothèque vaticane.
En 1864, le cardinal Pitra vint à Marseille pour le couronnement de Notre-Dame de la Garde. Il y retrouva, pour la dernière fois, Dom Guéranger et tous deux s'occupèrent de la fondation du prieuré Sainte-Marie-Madeleine de Marseille ([^19]). C'était l'année du Syllabus. Le cardinal Pitra était entièrement d'accord avec ce grand acte et avec toute la ligne du pontificat de Pie IX. Au concile du Vatican, il prononça deux discours dans lesquels il apportait des preuves irréfutables de la foi des Églises orientales, jusqu'au IX^e^ siècle, en l'autorité et en l'infaillibilité du pape.
La mort de Dom Guéranger en 1875 lui fut une grande douleur. Quelques mois plus tard, le cardinal Pitra fit un voyage en France ; il s'arrêta à Marseille, passa plusieurs mois à Solesmes et à Ligugé, fut reçu à Paris par le maréchal de Mac-Mahon, son ancien condisciple à Autun, visita son pays natal et sa sœur Amélie et rentra à Rome à la fin de septembre 1875.
Depuis le 20 septembre 1870, Rome était devenue la capitale de l'Italie, et Pie IX se considérait comme prisonnier au Vatican. Le cardinal Pitra réussit à préserver le palais Saint-Calixte de la confiscation. Pie IX mourut le 7 février 1878 ; le cardinal Pitra le pleura comme un père. Au conclave, les cardinaux qui approuvaient la ligne de Pie IX votèrent d'abord pour le cardinal Bilio. Les autres votaient pour le cardinal Pecci, archevêque-évêque de Pérouse, qui avait été pendant trente ans un opposant discret. A la suite des élections de 1876 et 1877, le maréchal de Mac-Mahon avait été contraint d'accepter des gouvernements de gauche.
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Le gouvernement français avait chargé le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, de porter l'exclusive contre le cardinal Bilio. Au lieu de prononcer l'exclusive en plein conclave, ce qui aurait soulevé de violentes protestations, comme ce devait être le cas au conclave de 1903, le cardinal de Bonnechose fit connaître en tête à tête au cardinal Bilio la mission dont il était chargé. Ce dernier déclara alors à ses collègues qu'il ne pouvait accepter le souverain pontificat. Du fait de ce désistement, le cardinal Pecci fut élu le 20 février 1878, à midi, au 9^e^ scrutin, et prit le nom de Léon XIII. Même le cardinal Pitra avait voté pour lui. Léon XIII lui demanda d'établir un catalogue des manuscrits de la bibliothèque romaine. Le cardinal commença cet immense travail qui fut continué après lui. Léon XIII décida d'ouvrir la bibliothèque à tous les chercheurs, ce que le cardinal Pitra approuva pleinement. Il était alors le plus ancien cardinal-prêtre de curie. En 1879, il devint cardinal-évêque de Frascati et fut sacré par Léon XIII le 1^er^ juin 1879. Le cardinal s'occupa très sérieusement de son diocèse, tout en conservant ses charges de curie. En 1883, il devint cardinal-évêque de Porto et Sainte-Rufme, diocèse ravagé par la malaria. Il était en outre cardinal-protecteur des Dames du Saint-Sacrement, des Sœurs de Saint-Charles de Nancy, des Frères de la doctrine chrétienne et des Eudistes. En 1877, il devint protecteur de la congrégation de Solesmes, qu'il s'efforça de secourir lors des expulsions de 1880 et 1882. Il devint aussi protecteur de l'abbaye Sainte-Cécile de Solesmes.
\*\*\*
Depuis l'avènement de Léon XIII, les hommes qui restaient fidèles à la ligne de Pie IX étaient en situation délicate ; les libéraux étaient ouvertement favorisés. Le cardinal Pitra en souffrit longtemps en silence. Le 19 mai 1885, le journal catholique hollandais *Amstelbode* publiait une lettre du cardinal Pitra. Après avoir pris la défense de journalistes catholiques comme des Houx, Ramon Nocedal, David Albertario qui, pour leur fermeté dans la doctrine, avaient eu à subir les tracasseries du nouveau pontificat, le cardinal Pitra faisait un tableau de la situation de l'Église au XIX^e^ siècle et en concluait que les échecs qu'avait éprouvés l'Église tenaient à l'infidélité de certains que Dieu avait prédestinés à être ses défenseurs :
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« L'un, destiné à être le chef, meurt après vingt ans d'apostasie ; un autre veut mourir en libéral impénitent ; un autre est mort, peut-être l'imagination hantée par l'idole du Vatican ; celui-ci n'emporte du séminaire que blasphèmes bibliques ; celui-là sort du cloître par la porte de Luther ; un apôtre de la pacification, même après sa mort, sème dans nos rangs la discorde. » ([^20]) La lettre, reproduite dans toute la presse catholique, souleva une tempête. Les libéraux accusèrent le cardinal Pitra de sectarisme, d'opposition à Léon XIII, alors que le cardinal n'avait fait aucune allusion, même voilée, au pape. Un journal belge l'accusait de s'ériger en chef schismatique d'une Petite Église. Le 4 juin, le cardinal Guibert, archevêque de Paris, écrivait à Léon XIII une lettre qui était un véritable acte de délation à l'égard du cardinal Pitra. Dans sa réponse au cardinal Guibert, en date du 17 juin 1885, le pape condamnait sévèrement, sans le nommer, le cardinal Pitra.
Voici le passage principal de la lettre de Léon XIII :
« En dehors des devoirs essentiels du ministère apostolique imposés à tous les pontifes, il est libre à chacun d'eux de suivre la ligne de conduite que, selon les temps et les circonstances, il juge la meilleure. En cela il est le seul jugé... C'est lui qui doit procurer le bien de l'Église universelle auquel se coordonne le bien de ses diverses parties, et tous les autres qui sont soumis à cette coordination doivent seconder l'action du directeur suprême... Un tel devoir, s'il incombe à tous, sans exception, est, d'une manière plus rigoureuse, celui des journalistes... L'obligation qu'ils ont à remplir en tout ce qui touche aux intérêts religieux et à l'action de l'Église dans la société est donc de se soumettre pleinement, d'esprit et de cœur, comme tous les autres fidèles, à leurs propres évêques et au pontife romain, d'en suivre, d'en reproduire les enseignements, d'en seconder de tout cœur l'impulsion, d'en respecter et d'en faire respecter les intentions... »
Ainsi Léon XIII émet la prétention d'imposer à tous le respect de ce qu'on appelle aujourd'hui les options du pape et des évêques, à l'égal du respect des dogmes et de la morale.
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Cette prétention à sens unique, car on a toujours laissé aux libéraux la faculté de s'en prendre même au dogme et à la morale, devait entraîner une véritable persécution des catholiques les plus fidèles, notamment lors du ralliement en 1892, plus tard lors de l'affaire de l'Action française, et, de nos jours, celle des catholiques qui entendent simplement rester fidèles au dogme et à la morale.
Le cardinal Pitra envoya une lettre de soumission à Léon XIII et continua son labeur acharné au service de l'Église. Il publia un grand ouvrage sur *Les lettres des papes.*
\*\*\*
En 1886, sa sœur Amélie, supérieure, de la Maison de saint Vincent de Paul à Nîmes, tomba gravement malade. Le cardinal se mit en route mais arriva trop tard. Ce fut pour lui une grande douleur. C'était l'année de ses cinquante ans de sacerdoce qu'il célébra à Rome le 18 décembre. Malgré l'âge et les infirmités, le cardinal Pitra publia encore deux livres sur les poètes sacrés grecs. Il travailla jusqu'à la veille de sa mort. Le 9 février 1889, il fut pris d'un malaise ; il mourut ce jour même vers sept heures du soir, après avoir reçu l'extrême-onction et la bénédiction papale. Ses obsèques eurent lieu le 11 février au cimetière de Saint-Laurent-in-agro-verano. La messe solennelle fut célébrée le 16 à Sainte-Marie-du-Transtevere, en présence de tous les cardinaux de curie. En dehors du cercle des orientalistes, le cardinal Pitra est peu connu. Puisse ce centenaire contribuer à faire sortir de l'ombre la figure de ce savant érudit qui fut un très grand serviteur de l'Église.
Jean Crété.
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## NOTES CRITIQUES
### L'histoire est tragique
#### Carl Schmitt *Théologie politique *(Gallimard)
Carl Schmitt (1888-1983), « fils spirituel de Max Weber », dit Julien Freund, a mené une réflexion politique qui est une des œuvres importantes du siècle. Cependant, il est *suspect,* ayant de 1933 à 1936 adhéré au *national-socialisme,* et sa pensée restant étrangère à toute dérive progressiste. On lui fait le procès mené contre Heidegger, et les juges se pressent à la tribune. Schmitt fut aussi ami de Jünger, qui le cite dans son *Journal.*
Ce livre réunit deux ouvrages écrits à cinquante ans d'intervalle. Le premier paru en 1922 portait sous le titre *Théologie politique,* le sous-titre : *quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté.* Le second, en 1969, était sous-titré : *Une légende, la liquidation de toute théologie politique.* C'est à partir de la politique, et non pas de la théologie, que l'auteur s'occupe de la théologie politique.
Pour lui, les principaux concepts qui forment la théorie de l'État (souveraineté, légitimité, droit) sont dérivés de la théologie. Il montre le parallélisme entre « les concepts formés dans le cadre de la pensée systématique des deux organismes historiquement les plus évolués et les plus structurés du « rationalisme occidental » l'Église catholique avec toute sa rationalité juridique, et l'État du *jus publicum europeum --* encore présupposé chrétien dans le système de Thomas Hobbes ».
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Voilà pour l'origine. Quant à l'histoire de la notion d'État, elle obéit à la règle suivante : « L'image métaphysique qu'un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l'évidence même en matière d'organisation politique. »
Théologie et politique, les deux sciences ont en commun que leur objet propre se laisse mal enfermer dans des lois, et déborde sans cesse la raison. Le théologien ne circonscrit pas Dieu, et l'événement (ni l'autorité) ne sont soumis au législateur. Dans les deux domaines, la part de l'inattendu est grande, et il est sage de lui prévoir sa place. Il y a certainement quelque chose de divin dans l'État, puisqu'il peut disposer de la vie des citoyens. Il a le droit de leur en demander le sacrifice, et possède selon la formule de Weber « le monopole de la violence légitime ». Privilège qui peut paraître démesuré. De tout temps, on a cherché à régler ce pouvoir, à le maintenir entre des rives fixées. On parle beaucoup aujourd'hui d'État de droit, et même quelquefois comme s'il n'existait que par la démocratie, et donc depuis une date récente (ou même, on l'évoque comme un fait à venir). Il est clair que le droit, et la coutume, et ce qu'on appelait les lois fondamentales, sont des faits bien plus anciens. Ce qui est relativement récent, c'est la volonté de tout définir par la loi, de manière que soit fixé objectivement, impersonnellement, le fonctionnement de la machine dirigeante : « tout ce qui est personnel doit disparaître de la notion d'État », selon les théoriciens libéraux du début du siècle. Un appareil de textes doit répondre à toutes les situations, à tous les besoins (et même prévoir l'imprévisible, comme le tente l'article 16 de la Constitution actuelle).
Un tel souci a fait le succès de la maxime chère à Thiers : « Le roi règne, mais ne gouverne pas. » Ce qui est visé là, c'est la dissolution du politique. Thiers par *gouverner* entend *gérer,* et pas autre chose. Et s'il refuse l'intervention personnelle du roi, c'est qu'il refuse l'idée qu'il y ait des décisions à prendre (déclarer une guerre, demander la paix, il sait encore que cela peut arriver, mais cela ne doit pas dépendre d'une personne : c'est le corps des législateurs qui prend cette responsabilité. D'ailleurs, ces législateurs, il les voit menés par lui, Thiers, et lui seul.).
Soit dit en passant, c'est la position de M. Giscard d'Estaing. Il vient de rappeler au *Figaro* (le 23 novembre 1988) que Raymond Aron lui reprochait de ne pas savoir que l'histoire est tragique. Et il répond : « ...cette vision dramatique empoisonne nos mœurs politiques. Mon grand tort, ça a été de ne pas pouvoir convaincre les Français que l'histoire n'est pas nécessairement tragique. » (Confusion, de sa part. Autant il faudrait sortir les Français de leur guerre civile larvée, car c'est là une fausse tragédie, autant il faudrait aussi leur réapprendre le tragique de l'histoire, la difficulté de survivre.)
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M. Giscard voudrait réduire la politique aux intérêts. (Les intérêts transigent toujours, disait Alain, les passions jamais.) L'ennui, c'est qu'Aron avait raison. L'histoire est tragique. Cela peut se dire autrement : il arrive des choses ; des événements se produisent. Inattendus, bien sûr, puisque l'imprévisibilité fait partie de l'événement, qui se manifeste sous la forme qu'on n'imaginait pas. Exemple : dès 1919, J. Bainville prévoit les conséquences de Versailles, la revanche allemande. Mais évidemment, il ne prévoit pas Hitler, le mythe racial, etc.
L'événement est si inattendu que les textes ne suffisent pas à y répondre (ils n'ont pas de réponse, ou ils en ont deux ou trois, ce qui revient au même). C'est la situation exceptionnelle, un des centres de la pensée de Carl Schmitt. Son livre commence par cette formule devenue célèbre : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. » Qui décide que la situation est exceptionnelle, suspendant les lois ordinaires. Et qui tranche, résout la question.
« La situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie. » Or ce n'est pas un secret que celle-ci tend à réduire le plus possible la part du miracle, et préfère le contourner sans le voir. Rappelons-nous ce qui était dit plus haut sur la correspondance entre la métaphysique d'une époque et sa politique. « Le roi règne » correspond au déisme (au spiritualisme, comme dit le libéral Giscard), et ce déisme se méfie des miracles autant que les élus centristes et modérés se méfient de la situation exceptionnelle. L'idéal est de dissoudre le politique dans l'économique, de le réduire à la gestion. En somme, dans cette vision des choses, la politique, c'était hier, quand il fallait fonder des institutions. Désormais, c'est superflu, ce n'est plus qu'une passion inutile. (Encore un renvoi à Giscard : « voyez de Gaulle qui a doté la France des institutions de la V^e^ République et achevé la décolonisation ».) Pour penser ainsi, il faut être assuré qu'il ne se passera plus rien. Il est toujours dangereux que des dirigeants politiques se laissent aller à cette illusion. Elle tient très fort au cœur des démocrates. L'État de droit solidement installé doit suffire à tout. Cet État, on refuse de le voir, est capable de décider lorsqu'il ne se passe rien -- lorsqu'il n'y a rien à décider. L'événement le laisse interdit. C'est alors le tour de l'homme d'exception, que la démocratie vomit.
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On voit les perspectives ouvertes. *La personne* revient au premier rang de la politique. Et l'arbitraire. Et le salut. *Sauve qui peut,* comme dit Boutang, et celui qui peut n'est généralement pas le préposé légalement mis en place. Le préposé s'escampe, refilant à qui veut le trône, et l'ardoise (« ils lui ont refilé l'ardoise » disait Loustaunau-Lacau au procès du maréchal Pétain).
C'est parce que l'histoire est tragique -- parce que la vie des peuples ne se réduit pas à la gestion -- qu'il faut réserver une place à la souveraineté, et qu'il est bon de fonder le politique dans le théologique : les limites qu'on n'arrive pas à fixer par des lois terrestres, les lois divines les font mieux respecter.
L'esprit moderne n'aime pas reconnaître cette nécessité, et depuis deux siècles au moins « ...l'évolution et la pratique de l'État de droit tendent à évacuer autant que faire se peut le problème de la souveraineté en répartissant les compétences et en instaurant des contrôles réciproques ». D'où ces Constitutions plus perfectionnées les unes que les autres dont les nations, à commencer par la France, se sont pourvues, et qui font si peu d'usage (au moment du bicentenaire de cette maladie, nous en sommes je crois à la dix-septième).
\*\*\*
La deuxième partie de l'ouvrage est une longue réponse à un théologien allemand, Peterson, qui s'est taillé un bel et long succès en affirmant que le catholicisme ne peut engendrer une théologie politique : il n'y a pas de politique à tirer de la Révélation. Il fondait sa démonstration sur une réfutation d'Eusèbe de Césarée, conseiller de Constantin. Son livre parut en 1935. Œuvre de savant, et non pas pamphlet. On pouvait y lire aisément que l'Église n'avait rien à faire avec le Führer, cependant ce problème d'actualité n'était pas abordé en face.
Le succès de Peterson résulte du fait qu'il venait à la bonne heure. On lui sut gré de s'attaquer au « constantinisme » et d'effacer le souvenir de l'alliance du trône et de l'autel. Bon débarras. Les esprits convenables en avaient par-dessus la tête de Bonald, de Maistre, de Donoso-Cortès (trois hommes à qui C. Schmitt consacre un des chapitres de son essai de 1922). Il était temps que l'Église se libère, retrouve son domaine propre, et ne soit plus compromise par des politiques périmées et d'ailleurs perdantes.
Schmitt n'a pas de peine à montrer que la démonstration de Peterson, si elle peut avoir quelque valeur sur le sujet précis d'Eusèbe de Césarée (et c'est en admettant tout ce que les libéraux du XIX^e^ ont pu imaginer contre lui) n'est pas du tout acceptable si on considère qu'elle règle entièrement la question de la théologie politique. Comment, par exemple, la religion de l'Incarnation pourrait-elle séparer entièrement le spirituel du temporel, et ne reconnaître entre eux aucun lien ?
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On sait bien que les mêmes qui voyaient avec horreur l'amitié -- la collusion, pour eux -- entre l'Église et les milieux traditionnels, royalistes, changent tout à fait de position lorsqu'il s'agit d'une rencontre possible de l'Église avec la révolution. Là, ils sentent se réveiller leurs ardeurs d'intervention dans le temporel, là, l'Évangile nous somme, selon eux, de voler au secours de la guérilla et du terrorisme (et ainsi le chrétien a le devoir de se mettre au service du Coran, comme on l'a vu en Algérie).
La théologie de la libération est suffisamment d'actualité pour qu'il soit inutile d'insister. Plus dangereuse encore, car on peut s'y tromper quelque temps, la façon dont on a fait endosser à l'Église les coups d'État des Philippines et d'Haïti. Ce n'est pas parce que Marcos ne valait rien qu'on doit se faire des illusions sur Mme Corazon Aquino. Et ne parlons pas non plus de la politique de l'Église en France.
En appendice, Carl Schmitt donne une analyse d'un livre de Hans Blumenberg, *La légitimité des temps modernes.* Dans une époque où la théologie ne fait entendre qu'une voix bien affaiblie, l'ancienne légitimité est devenue un fantôme un peu suspect ; au mieux, elle n'a plus de sens. La « raison », il y a deux siècles a semblé plus légitime que le droit divin, et elle a pu renverser l'ancien ordre des choses. Puis la « liberté » a remplacé la raison elle justifiait tout. Une autre valeur supplante la liberté, selon Blumenberg : le nouveau. Si on comprend bien, la légitimité se fonde aujourd'hui sur l'inédit, le jamais vu. Ce n'est peut-être qu'un avatar du « Progrès », étant entendu que ce qui est nouveau est toujours un progrès, idée dangereusement absurde, mais couramment admise.
On voit bien comment une telle idée répond au dressage des esprits, habitués à recevoir sans cesse des chocs (or, seul le neuf fait choc) et des chocs de plus en plus forts. Il reste pourtant que *l'habitude* fait partie de la notion de légitimité, et même y supplée, et que nous voilà donc arrivés à un état contradictoire où doivent cohabiter habitude et nouveauté.
Georges Laffly.
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### Sur l'Antéchrist
*Antéchrist* veut dire celui qui paraît avant le Christ. Il apparaît, selon les Écritures, *avant* le retour de Notre-Seigneur. Voyez saint Paul dans sa seconde Épître aux Thessaloniciens, Ch. 2, verset 9 « Et vous savez maintenant ce qui lui fait obstacle et le contraint de ne se révéler qu'à son heure. Car déjà le mystère d'iniquité est à l'œuvre. Que seulement disparaisse celui qui fait obstacle, et alors se révélera l'Impie, et le Seigneur détruira du souffle de sa bouche et anéantira de l'éclat de son Avènement. Car l'avènement de l'Impie s'accompagnera, grâce à la puissance de Satan, de toutes sortes de miracles, signes et prodiges mensongers, ainsi que de toutes les séductions du mal. »
Cet *Anté*christ est donc aussi un *Anti*christ puisqu'il vise à se faire passer pour le Christ dont il singe l'Avènement. Bien entendu, cela entraîne la négation du Christ et c'est de cela que nous parle saint Jean (I Jean, 2,18).
A ce sujet, le *Dictionnaire théologique* du Père Bouyer, de l'Oratoire, explique : « Ce terme *antichrist* (auquel on a proposé de substituer celui, plus correctement formé, d'*antéchrist*) désigne un *personnage* mystérieux évoqué directement par ce nom par les deux premières épîtres de Jean (I Jean, 2 : 18-22 ; 4,3 ; II Jean, 7) ou d'une façon plus enveloppée dans l'Apocalypse sous l'image de la Bête » (page 83).
Vous remarquerez que, là encore, il y a identification entre le personnage de l'Impie, créature de Satan, et ce dont parle saint Jean. Vous noterez également qu'*anté*christ et *anti* sont considérés comme des *synonymes,* ou, à tout le moins, comme des formulations quasi équivalentes, et si l'on peut préférer l'une à l'autre ce n'est pas pour des raisons *doctrinales* mais *sémantiques*.
Je vous citerai encore ce qu'en dit le précis de théologie dogmatique de Mgr Bartmann (dont je crois qu'il est en usage à Écône) :
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« La figure de l'Antéchrist appartient aussi à la croyance populaire du judaïsme postérieur. L'Antéchrist est, comme son nom l'indique, l'adversaire du Messie, du Christ, et l'adversaire sous figure humaine. Il est difficile de se faire une conception nette de l'Antéchrist, d'après les données du Nouveau Testament. D'après saint Paul c'est l'homme de péché, celui qui retient, le fils de la perdition, l'inique. D'après saint Jean, c'est plutôt le type de l'incrédulité. Chez les Pères également, il reste une figure énigmatique toutes les fois qu'ils en parlent. *Cependant, on le considère comme un homme qui est le résumé de toute méchanceté et, pour ainsi dire l'incarnation de Satan.* » (Tome II page 535.)
Il n'y a pas *opposition* entre saint Paul et saint Jean mais complémentarité, car si l'Antéchrist -- et Mgr Bartmann utilise cette expression, vous l'avez noté, aussi bien pour Paul que pour Jean -- est l'homme de péché, il est aussi, par définition, le type achevé de l'incrédulité. Autrement dit être un « antichrist », ce n'est pas seulement nier quelques vérités relatives à Notre-Seigneur, ce qui serait alors synonyme d'hérétique, mais c'est un refus, global, massif de Notre-Seigneur, analogue à celui de Satan dont l'Antichrist est l'instrument.
C'est ce que j'ai voulu exprimer dans ITINÉRAIRES (numéro 325-326, page 151). Rien de plus et rien de moins.
Guy Rouvrais.
### Lectures et recensions
#### *Politica hermetica* n° 1 (L'Age d'homme)
Ce numéro 1 d'une nouvelle revue date de 1987, je dois le signaler. Le sous-titre est : « métaphysique et politique, René Guénon, Julius Evola ». L'ensemble des articles (suite d'un colloque) ne manque pas d'intérêt. Il s'agit là d'une pensée très en vogue, et qui, hier réservée aux *happy few,* atteint aujourd'hui les *happy many.* Comme le snobisme et le tourisme, l'ésotérisme est devenu un phénomène de masse. Il est d'ailleurs fascinant de voir le confluent de l'esprit C.N.R.S. et de la Tradition occulte. Remarquable évolution universitaire, et là encore il y aurait lieu de faire une étude sociologique.
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Pour ma part, j'ai retenu principalement le bel essai que Victor Nguyen consacre à Paul Sérant sous le titre : « L'objet secret et l'objet local dans l'œuvre de Paul Sérant ». Soit dit sans reproche, cette manière un peu précieuse de s'exprimer est de règle aujourd'hui chez les « chercheurs » et ne les rend pas toujours plus faciles à lire. Nguyen veut dire que Sérant s'est intéressé à l'ésotérisme et au régionalisme, et il montre très bien comment ces deux préoccupations s'épaulent et se complètent. Elles sont nées toutes deux d'une protestation contre le monde moderne. Celui-ci est non seulement une entreprise de nivellement mais aussi de décervelage. Il y a un complot pour la destruction de l'homme intérieur. Le mot « complot » est d'ailleurs une facilité : il entend dire que les victimes innombrables de l'opération ne sont pas conscientes du mal qu'elles subissent, et que quelques-uns des opérateurs savent, eux, très bien ce qu'ils font. Simplement, l'homme moderne -- sans passé, incapable d'une attention suivie, sensible à la mode, cherchant sans cesse à anticiper l'avenir, donc l'homme *sans durée --* ne peut exister qu'en évinçant l'homme intérieur.
L'homme ancien avait un lien avec la Terre (d'où la curiosité de Sérant pour le régionalisme et l'écologie) et un lien avec le Ciel (à quoi se rattachent ses travaux sur l'ésotérisme et son souci religieux). Et c'est faire vivre cet homme, l'homme éternel, en somme, qui est aujourd'hui difficile. Il périt sous l'artifice et l'abstraction, et il ne le sait pas lui-même, tout émerveillé au contraire de ses « progrès » et plein de dédain pour ceux qui l'ont précédé sur la Terre.
L'unité de l'œuvre de Paul Sérant est indéniable. Et il faut louer aussi comme fait Nguyen sa rigueur et son courage -- car il a été un précurseur dans les domaines qu'on vient d'évoquer, mais il n'a jamais consenti à être porté par leur vogue, une vogue qui ne cesse de grandir. C'est sans doute parce qu'il lui aurait fallu infléchir sa ligne et orner ses analyses selon le goût du jour : devenir « médiatique » comme on dit, prendre le langage des moyens de communication de masse. Il y aurait eu contradiction avec sa recherche. C'était impossible, évidemment. Il est resté un homme libre et un homme vrai, et cela vaut mieux.
Georges Laffly.
#### Jean Brun *Philosophie et christianisme *(Éditions du Beffroi / L'Age d'homme)
Dans *Christianisme et philosophie,* Étienne Gilson insistait sur la méfiance de la pensée calviniste à l'égard de la raison. On en a une nouvelle preuve avec ce livre, d'ailleurs d'un grand intérêt, où Jean Brun s'acharne à rabattre le caquet de notre orgueil. Il reproche à l'esprit humain de ne s'exercer que pour substituer à la Révélation ses édifices illusoires, et pour écarter Dieu ou le rendre, si l'on ose dire, inutile.
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Il est vrai que l'époque où nous sommes met un acharnement particulier à inventer des ersatz de la Foi et à imaginer une déification de l'homme. Ou l'homme devenu dieu, ou l'homme jeté aux poubelles, aboli. Ou le prométhéisme (métaphysique, ou social, ou technique) ou la mort de l'homme, comme disent les structuralistes. On ne sort pas de cette triste alternative.
Philosophe, Jean Brun n'a cessé de méditer sur la phrase de la Genèse : « Vous serez comme des dieux. » Il retrouve cette tentation à toutes les étapes de la pensée occidentale. La philosophie grecque finit avec Plotin par rêver d'une accession à la Vérité qui est communion avec Dieu, au terme d'un apprentissage de la contemplation. Descartes imagine que son ascèse intellectuelle lui découvre le Vrai, et le rapproche si bien d'un Dieu tout intellect qu'on voit mal ce qui manque à une humanité pour laquelle semble-t-il il n'y a eu ni chute ni rédemption. Avec Hegel, la Vérité devenue dynamique s'édifie et se détruit à travers l'histoire, et l'homme grandit avec elle. Au bout du mouvement, Nietzsche nie d'un même élan Vérité et sujet, le monde n'est qu'un chaos d'apparences. Nous voilà à nos relativismes, et après « la mort de Dieu », à « la mort de l'homme ».
Si la philosophie ne mène qu'à des impasses, Jean Brun n'est pas plus tendre pour la théologie selon lui, elle « a tout fait pour se constituer en une philosophie dogmatique et édifiante ». Et encore « à ce que le christianisme nous dit, nous avons substitué ce que nous en disons ». Quand on pense que cette méfiance s'adresse aussi bien à saint Thomas d'Aquin, accusé de faire de Dieu « l'Être Suprême », on voit à quel point la critique de l'auteur est totale, j'allais dire totalitaire.
On le suit beaucoup plus aisément quand il s'en prend aux palais de mirages et d'artifices que l'homme ne cesse de construire pour échapper à la vérité : monde des machines, dont il va jusqu'à penser que le règne succédera au sien, ou cités idéales, qui font couler tant de sang quand on veut les faire passer du papier à la réalité. « Toutes les dialectiques qui hypostasient l'homme à sauver en Sauveur engendrent, tôt ou tard, l'Horreur. » La lecture du journal suffit à nous faire vérifier quotidiennement l'exactitude de la formule.
Alors ? Alors, dit Brun, la vérité est Révélation, non pas dévoilement. Le secret de notre être, c'est la chute, et la rédemption. Il faut nous mettre à l'écoute du Christ et le suivre, il n'y a pas d'autre issue. Il faut refuser les systèmes, tous *parfaits* et fermés, tous faux. Les seuls philosophes que veuille entendre Jean Brun, c'est Pascal, Kierkegaard, Chestov, philosophes qui questionnent et attendent, ouverts à la voix divine parce qu'ils sont convaincus de l'insuffisance de la raison.
Voilà ce livre, et bien sûr il est beaucoup plus riche que ne le laisse voir cette note. Il est passionnant, même quand on n'adhère pas à toutes ses thèses.
Georges Laffly.
============== fin du numéro 330.
[^1]: **\*** -- original : *on ne réagit pas ou bien avec une modération extrême.*
De même, plus bas : *la même que celle de hier ou s'ils l'ont changée sans les en avertir...*
[^2]: -- (1). « ...cela se fasse sans aucun mépris du Missel renouvelé par le pape Paul VI, et pourvu que les décrets liturgiques du Saint-Siège actuellement en vigueur soient pleinement reconnus. »
[^3]: -- (2). « Très Saint Père ! N'attendez pas plus longtemps pour intervenir personnellement dans cette phase ultime et cruciale des négociations ! En réponse à la dernière lettre de Mgr Lefebvre, convoquez, je vous prie, le vénérable archevêque en audience privée ! Qu'il entende de votre propre bouche à quel point vous estimez le « charisme » particulier de sa Fraternité et combien vous désirez la collaboration de ses prêtres pour le bien de toute l'Église, du Corps mystique ! -- C'est ma ferme conviction que seule une telle intervention personnelle de Votre Sainteté peut encore éviter que ne soit consommée le 30 juin la tragédie d'une "rupture définitive". »
[^4]: -- (1). Les positions propres à la revue ITINÉRAIRES et à la spécificité de son action intellectuelle sont, on le sait, celles de notre « Lettre au pape Jean-Paul II » du 1^er^ août 1988, réitérant et complétant les réclamations de notre lettre à Paul VI de 1972. La substance de ces deux lettres est développée et commentée par nos « explications détaillées » dans « La position d'ITINÉRAIRES », numéro 325-326 de juillet-octobre 1988.
[^5]: -- (2). Lettre du 19 mars 1975.
[^6]: -- (1). Eugenio Zolli : *Before the Dawn, Sheed and Ward*, New York, 1954 : Autobiographical refections.
[^7]: -- (2). *Antisemitismo*, A.V.E. Rome 1945, pp. 244 sv.
[^8]: -- (1). *L'Existentialisme est un humanisme*, Nagel, pages 34, 35.
[^9]: -- (1). Jean Rateau-Landeville : *Un martyr bordelais, le bienheureux Jean-Joseph Rateau* (*1758-1792*), Imprimerie centrale, s.d.
[^10]: -- (2). Abbé de Salamon : *Mémoires inédits de l'Internonce à Paris* (*1790-1801*), Paris, 1903.
[^11]: -- (3). Journiac Saint-Médard : *Mon agonie de trente-huit heures dans l'abbaye Saint-Germain pendant la période du 22 août au 4 septembre 1792*.
[^12]: -- (4). Abbé Guillon : *Les martyrs de la Foi durant la Révolution*.
[^13]: -- (5). *Op. cit.*
[^14]: -- (6). Gustave Gautherot, *Septembre 1792*, Gabriel Beauchesne éditeur, 1927.
[^15]: -- (7). Op. cité.
[^16]: -- (8). Bruno Gollnisch-Flourens, *La Révolution française, célébrer ou faire mémoire*, Conseil régional Rhône-Alpes, juin 1988.
[^17]: -- (1). Cet article est rédigé d'après l'*Histoire du cardinal Pitra*, par Dom Cabrol, alors prieur de Solesmes (1893).
[^18]: -- (2). La rapidité de cette publication suppose que ce libelle avait été rédigé et même imprimé du vivant de Pie IX. On l'a attribué à l'abbé Guthlin, qui n'a pas protesté.
[^19]: -- (3). Exilés à Chiari en 1903, les moines de Marseille se sont établis à Hautecombe en 1923.
[^20]: -- (4). Les personnages ainsi désignés sont, dans l'ordre : Lamennais, Lacordaire, Montalembert, Renan, le Père Hyacinthe Loyson et Mgr Dupanloup.