# 331-03-89 1:331 ## Hervé de Blignières ### Pour le tombeau d'un colonel par Alain Sanders DANS LES ANNÉES SOIXANTE, alors que nous traînions dans les P.M. Para du côté du Fort-Neuf, à Vin­cennes, nos références étaient, faut-il le dire, très « Algérie française ». L'un de nos héros s'appelait Jean de Brem. Mais l'une de nos références était Hervé de Blignières, héros de la résistance contre la trahison gaullienne et auteur d'un des maîtres-livres de notre famille politique : *La réponse du centurion.* Comme nous étions de jeunes reîtres, nous ne voulions voir dans ce centurion-là que l'évocation de ces jeunes loups au ventre plat, ces chasseurs du djebel, ces « lézards » roman­tiques popularisés par Jean Lartéguy. Nous ne comprîmes que plus tard que ce centurion était aussi, était surtout, un *Miles Christi.* 2:331 Né à Hennebont, dans le Morbihan, le 15 avril 1914, Hervé de Blignières est le cinquième d'une famille de cinq enfants. Saint-Cyrien de la promotion « Maréchal Lyautey » (1935-1937), il intègre l'École de Cavalerie de Saumur et marche à la guerre, en 1940, avec les Dragons de Lunéville. D'autres avaient connu la « drôle de guerre ». Lui se bat. Blessé, il est fait prisonnier le 17 mai. D'autres vont s'accom­moder de leur sort de prisonniers de guerre. Lui ne cherche qu'à s'évader. Sept tentatives. Par deux fois, il est arrivé à la frontière sans pouvoir échapper à la vigilance ennemie. En septembre 1943, un tribunal militaire allemand l'enferme dans le camp de représailles de Lübeck. Après la guerre, il est capitaine instructeur à l'École de l'Armée blindée. Ce n'est pas, on l'a déjà compris, l'idéal de ce jeune officier qui, sous les yeux de Rommel, avait fait charger ses dragons à cheval contre les Panzer-divisions... Alors ? Alors l'Indo, bien sûr... En 1948, il prend la tête d'un escadron amphibie du 1^er^ REC. Il est partout où il faut être quand ça « chauffe » et qu'on est bien né. Blessé au combat, il est trois fois cité à l'ordre de l'armée. De retour en métropole, Hervé de Blignières fait un séjour à l'état-major de l'Armée avant d'être reçu, en 1952, à l'École de guerre. Il y restera jusqu'en 1954. S'étant porté volontaire pour un second séjour en Indochine, Blignières est nommé directeur de l'Instruction de l'École d'état-major viet­namienne. Il en sera l'âme jusqu'en 1956. Il me fut donné, en 1974, alors que je séjournais dans ce malheureux Sud-Vietnam qui, l'année suivante, était envahi par les troupiers d'Hanoï, de rencontrer des officiers supérieurs vietnamiens formés par Hervé de Blignières. Ils en parlaient avec un infini respect. L'Indochine bradée, Blignières et ses compagnons retrou­vent une France qui commence d'entendre parler de sa province algérienne. Nommé instructeur à l'École de guerre, Hervé de Blignières est chargé de refondre le cycle des études en tenant compte des nouvelles formes que prendront les conflits : les menaces A.B.C., évidemment, mais aussi la guerre subversive. 3:331 Juillet 1958. Le lieutenant-colonel de Blignières arrive en Algérie. Il y prend le commandement du 1^er^ REC. Sur le « barrage tunisien », les légionnaires font merveille. Rares seront les « fells » qui pourront se vanter d'avoir trompé leur vigilance. Des opérations conjointes avec les 10^e^ et 25^e^ DP sont également menées avec succès. Cité deux fois à l'ordre de l'armée, fait officier de la Légion d'honneur, nommé colonel, Blignières est rappelé fin 1960 à l'état-major à Paris. Il a alors 46 ans. Jeune et brillant officier supérieur, il peut envisager avec sérénité la suite d'une carrière militaire déjà bien remplie. Ses qualités -- reconnues en haut lieu -- lui valent d'ailleurs d'être placé à la tête du Groupe d'études tactiques dont la mission est de rechercher les conditions de l'armée de terre dans la bataille nucléaire. Il s'acquitte de cette mission avec talent et certains de ses travaux, de ses recherches, de ses rapports contribueront à élaborer la doctrine à la française de la force de frappe. Le 9 septembre 1961, coup de tonnerre : le colonel de Blignières est arrêté pour des « faits relatifs à son action pour l'Algérie française ». Eh quoi, qui pouvait penser que cet homme allait balancer un seul instant entre l'honneur et la gamelle ? D'autres choisiront la gamelle gaullienne. Ils en seront récompensés et feront de ces généraux qui serviront d' « exemples » à ces officiers assez souples, aujourd'hui, pour se mettre au garde-à-vous des porteurs de valise qui sont légion chez Mitterrand... Blignières choisira la gamelle des prisons. Le 7 septembre 1963, il se trouvera des hommes pour le condamner. La Cour de Sûreté de l'État prononce une peine de six ans de détention criminelle. Le 4 février 1964, Bli­gnières est radié des cadres de l'armée. Pour faire bonne mesure, on le prive de toutes ses décorations : Légion d'hon­neur, Croix de guerre 39-45 (1 citation), Croix de guerre TOE (3 citations), Croix de la valeur militaire (2 citations), Médaille des blessés, Médaille des évadés... 4:331 En prison, Blignières poursuit des études personnelles et suit, par correspondance, la session de l'École du chef d'entreprise (1963-1964). Il en sort second sur 250. Avec la mention « très bien ». Il revint ensuite dans la vie civile. Pour continuer de se battre. Le 23 octobre 1961, l'abbé Berto, alors supérieur du Foyer de jeunesse de Pontcallec en Berné, écrivait à l'officier qui, dans sa prison, s'inquiétait d'être physiquement absent de son foyer : « *Non, mon Colonel, des hommes comme vous ne* « *s'aigrissent* » *pas dans leur cellule. Ils s'indignent, ils rongent leur frein, ils souffrent, mais ils demeurent partout ce que Léon Bloy appelait si magnifiquement des* « *Pèlerins de l'Absolu* » *et vers cet Absolu dont le vrai nom est Dieu, ils ne cessent de s'élever.* » Il fut, avec le capitaine Leclerc, l'âme de l'Association pour la sauvegarde des familles et enfants de disparus. Il fut encore au rendez-vous de tous les grands moments de notre famille politique, ne ménageant ni sa peine, ni, jusque dans les derniers jours, sa santé. Soldat de France, soldat chrétien, Hervé de Blignières n'a jamais plié devant les méchants. Et cet homme debout, qui ne s'est agenouillé que devant Dieu, nous fait devoir de n'être jamais indigne de ses hautes leçons. Alain Sanders. Articles du colonel de Blignières parus dans « Itinéraires » : -- Les disparus : numéro 164 de juin 1972. -- Réponse au général Gallois : numéro 234 de juillet-août 1979. 5:331 -- Imposture et vérité de la bombe française : numéro 242 d'avril 1980. -- La bombe à neutrons : numéro 248 de décembre 1980. -- Les mirages de notre défense : numéro 256 de septembre-octobre 1981. -- Le patriotisme aujourd'hui : numéro 263 de mai 1982. -- Nuit et brouillard sur les disparus : numéro 264 de juin 1982. 6:331 ### Lettre à un colonel en prison par l'abbé V.-A. Berto Lettre adressée au colonel de Blignières le 23 août 1963. S'IL DOIT VENIR une ère où l'on devra donner tort à Péguy d'avoir écrit que « le spirituel est couché dans le lit de camp du temporel », et que « c'est le soldat qui mesure la quantité de terre où l'on parle français », ce temps n'est pas venu, et notre âge ne le verra pas. Aussi longtemps qu'un peuple aura le devoir de se tenir constamment prêt à défendre son patrimoine territorial et spirituel contre un adversaire qui n'hésitera pas à l'envahir et à l'asservir s'il le voit amolli, aussi longtemps ce peuple aura besoin d'une armée et aura besoin d'être uni à elle, car, comme vous le dites, « la nation doit être derrière son armée, ou il n'y a plus d'armée », l'armée ne pouvant être que le bras de la nation ; -- et aussi longtemps aussi vos hautes leçons auront besoin d'être entendues et mises en œuvre. 7:331 Ces vues si pleinement valables en droit naturel, le sont-elles encore en droit chrétien ? Vous savez aussi bien que moi, mon Colonel, que toute une bande très tapageuse et très hurlante de nos frères dans la foi les rejette au nom de la charité chrétienne. C'est peine perdue de leur répondre par vingt siècles d'histoire de l'Église, par l'exemple des Croisades, de sainte Jeanne d'Arc, de Lépante, ou des Vendéens et des Chouans de Bretagne, parce que leur « sens de l'histoire », dont ils s'attribuent modestement le monopole, leur apprend que c'étaient là des conceptions du christianisme aujourd'hui périmées ; nous savons enfin que Gandhi a mieux compris l'Évangile que saint Louis, et que la seule forme authentique de la charité chrétienne est la « non-violence »... Mais ce n'est pas là l'Évangile, ce n'est pas là le christia­nisme, ce n'est pas là la charité. La charité peut certes commander qu'on n'use pas de son propre droit dans toute sa rigueur, elle n'autorise à renoncer ni au droit particulier d'autrui, surtout de qui est incapable de le faire respecter, ni au bien commun de tout un peuple. Il est monstrueux de l'opposer à la justice, comme si l'on ne pouvait pratiquer l'une qu'en renonçant à pratiquer l'autre. Cette opposition n'est pas seulement illusoire et menteuse, elle est monstrueuse. La charité n'a pas seulement pour exercice son acte propre, qui est d'aimer Dieu, et le prochain pour l'amour de Dieu. Elle s'exerce autant et plus souvent en prescrivant aux autres vertus, justice comprise, leurs actes propres. C'est là que se trouve la pleine et entière justification chrétienne de l'état militaire. Le soldat exerce la charité, comme tout le monde, dans les occasions ; mais par office, par devoir d'état, il exerce la charité en défendant contre tout adversaire, au péril de sa vie, les justes droits et les biens incessibles de sa patrie, dont sans lui les « nations de proie » auraient trop beau jeu à s'emparer. Et je dis trop peu, car, en quarante ans de fréquentation assidue de la Tradition et de la Théologie catholiques, je n'ai lu nulle part que toute guerre de conquête, ou de conservation d'une conquête, soit dans tous les cas et toutes les circonstances une guerre nécessairement injuste. 8:331 Les chrétiens n'ont pas, que je sache, de leçons de morale à recevoir des communistes ; et ce n'est pas parce qu'il a plu aux communistes d'appeler la guerre d'Indochine « une sale guerre » que cette guerre était injuste. C'était une guerre juste, c'était une œuvre de justice de la soutenir, ç'a été une terrible injustice d'en donner mauvaise conscience à la France, et cette terrible injustice a été un terrible péché contre la charité. Des populations entières tombées dans l'enfer communiste, la menace de subversion aggravée sans mesure sur le monde, c'est ce que l'amour de Dieu et du prochain nous comman­daient absolument d'empêcher. Loin que la charité s'opposât à la justice, elle pesait de tout son poids sur la justice pour la stimuler et l'activer. Pour avoir manqué de justice en ayant peur et honte de faire respecter des droits qui n'étaient pas seulement les nôtres, nous avons en outre atrocement man­qué de charité. Et pour avoir refusé, dans la mesure exacte où elle a refusé, que ce double crime fût commis en Indo­chine et renouvelé en Algérie, l'Armée est aujourd'hui la seule portion de la nation française qui soit innocente de ce quadruple péché mortel. Vous entendez assez que je ne fais pas de chaque soldat un saint, ni de chaque « Français moyen » un coupable ; je parle des « personnes morales ». V. A. Berto. *Cette lettre a été publiée dans* Notre-Dame de Joie, *correspondance de l'abbé V. A. Berto, Nouvelles* *Éditions Latines 1974, sous le titre :* « *La justification chrétienne de l'état militaire. Au* *colonel X* ». 9:331 ## ÉDITORIAL ### Le catéchisme à l'école : quel catéchisme ? par Guy Rouvrais Y AURA-T-IL, UN JOUR, une restauration de l'enseigne­ment religieux catholique dans les locaux de l'école laïque ? La question, qui eût été incon­grue il y a quelques années encore, a connu une actua­lité nouvelle ces derniers mois. C'est l'archevêque de Paris, Mgr Lustiger, qui a lancé le débat. Le cardinal a constaté que, de plus en plus, on tentait d'imposer la semaine continue dans les écoles en reportant du mer­credi au samedi le jour de congé scolaire. Le mercredi, les enfants ne peuvent donc plus aller au catéchisme. Or, a souligné l'archevêque de Paris, « la loi Jules Ferry avait instauré un partage du temps scolaire entre l'école laïque et les différentes confessions. Elle prévoyait de libérer une journée en milieu de semaine, pour permettre de dispenser une instruction religieuse. Soixante-dix ans après, la loi qui est toujours en vigueur n'est plus respectée ». 10:331 Pragmatique, Mgr Lustiger serait disposé à aban­donner le mercredi si, en contrepartie, l'enseignement religieux était dispensé dans les locaux scolaires. Bien entendu, il s'est attiré de sévères critiques de la part des laïcs militants. La FEN, par la voix de Guy Le Néouannic, a déclaré : « La loi de séparation de l'Église et de l'État a permis à toutes les religions d'exister. Une grande victoire pour la liberté. Pas question qu'il y ait du catéchisme à l'école laïque. » \*\*\* En apparence, les positions sont clairement antago­nistes. Or, au fil de la controverse, il est apparu que les différences sont ténues entre les uns et les autres. Un consensus s'élabore entre « les religions mono­théistes » d'une part et « les laïcs » de l'autre. Michel Rocard a reçu successivement Mgr Decour­tray, le grand rabbin de France Sitruck, le pasteur Jacques Stewart, président de la Fédération protestante de France et Cheikh Abbas, recteur de la Grande Mosquée de Paris. Le Premier ministre leur a proposé *la création d'un enseignement d'histoire des religions.* Exit le catéchisme. La Ligue de l'enseignement, figure de proue du laïcisme militant, a approuvé en ajoutant qu'il devrait s'agir d'un enseignement « pluraliste et scientifi­que ». L'abbé Lalanne, directeur du Centre national religieux catholique, n'y est pas fondamentalement opposé qui déclarait : 11:331 « Il faudrait totalement repenser la formation des professeurs, sans oublier qu'il est très difficile de parler du christianisme ou du judaïsme sans être soi-même chrétien ou juif. » Il oublie de noter que la revendication initiale de l'épiscopat français n'était pas de *parler* du christianisme mais de l'*enseigner.* Il est vrai que Mgr Lustiger lui-même a singulière­ment évolué sur ce point pour rejoindre finalement la position de Michel Rocard. Dans une interview au *Monde,* le cardinal-archevêque de Paris déclarait : « Je dis que si les jeunes générations ne sont pas mises en possession de ce qui constitue le cœur secret, le centre de gravité, le point de liaisons de la culture française, alors ils ne la recevront pas globalement. Et pour moi, le point qui donne sa cohérence à la culture française (en ses dimensions historiques, philosophiques, littéraires, artistiques) c'est la conscience chrétienne, c'est-à-dire une certaine conception des fondements de la morale, du rapport de l'homme avec Dieu, donc de la société. » Évidemment, untel discours sur la valeur culturelle du christianisme n'est pas exclusif, en soi, d'exiger que le catéchisme soit dispensé à l'école mais, de fait, ce discours-là tend à éclipser l'autre exigence dans les bouches épiscopales. Mgr Panafieu se réclame de la laïcité : « Une saine laïcité doit savoir reconnaître les racines spirituelles d'un peuple. » Mgr Decourtray expli­que qu'il est nécessaire qu'un écolier « puisse compren­dre » en profondeur « un vitrail de la cathédrale de Chartres ». Et de s'en prendre à ceux qui, s'abstenant de parler de religion dans les écoles, ont mis « en péril l'harmonie *culturelle* de la France ». 12:331 Loin de nous l'idée que le catholicisme n'ait pas une valeur culturelle ! Il a eu et il a un rôle civilisateur irremplaçable. Mais le christianisme n'y est pas réductible. Enseigner le catéchisme à l'école devrait avoir pour finalité première d'instruire les enfants dans la religion chrétienne pour leur salut éternel et, accessoirement, temporel. Il est évident aussi que nos évêques ne pouvaient pas tenir ce discours-là à cause de leur conception du chris­tianisme et des rapports de l'Église et du monde. Ils ne revendiquent plus pour l'Église la liberté d'enseigner la foi au nom du mandat impératif reçu du Christ : « Allez enseigner toutes les nations... » L'Église de France veut seulement être reconnue comme une composante cultu­relle de la société. A ce titre, elle ne peut plus exiger mais seulement solliciter. Nos évêques sont donc contraints par leur propre logique à se mettre d'accord sur un bagage culturel minimum à dispenser aux enfants des écoles. D'accord avec qui ? Avec le pouvoir laïc et les autres religions. \*\*\* Le Cheikh Abbas, à la suite de l'entrevue avec Michel Rocard, a dévoilé ce qui pourrait être la base d'un accord entre les principales confessions en France. Il parle d'un « cours de culture religieuse ». Ce serait, dit-il, une occasion idéale pour des enfants de différentes communautés religieuses d'apprendre la tolérance réci­proque et « d'oublier les séquelles du passé ». Il envi­sage, dans cette perspective, la constitution d'équipes « pluri-religieuses » composées de représentants des religions juive, chrétienne, et musulmane ; 13:331 il ajoute que ces enseignants devront être choisis parmi ceux qui, dans leur confession, sont « tolérants » et non « fanatiques » afin d'enseigner les valeurs communes des trois religions monothéistes qui sont, selon le Cheikh Abbas : « la fraternité, l'amour, la propreté, la tolérance, la sincé­rité ». On le voit, toute l'ossature dogmatique du chris­tianisme, entre autres, devrait disparaître. Le catholicisme traditionnel serait donc exclu de cet enseignement. Enseigner les vérités fondamentales de la foi chrétienne sera assimilé à du fanatisme ou de l'intolérance. La religion qui aura droit de cité sera la religion humaniste. On comprend que les laïcs et les francs-maçons finissent par se rallier à une telle conception de « l'enseignement religieux ». Ce qui leur fait peur, c'est que le nom béni de Jésus-Christ puisse retentir sous les préaux de l'école laïque. Un pseudo-christianisme sans Christ ne soulève de leur part aucune objection. \*\*\* Quant à l'Église de France, il y a belle lurette qu'elle admet ou subit cette substitution de l'humanisme au christianisme dans les écoles catholiques dont elle a la responsabilité. C'est Mgr Panafieu qui, parlant aux enseignants et aux chefs d'établissements catholiques, déclarait : « Notre catéchèse manque de rigueur théologique... et la foi chrétienne n'est que trop souvent réduite à un humanisme aimable ou à un moralisme désuet. » Allant jusqu'à parler d'un « analphabétisme reli­gieux », il a souhaité que les chefs d'établissement assu­rent une « formation chrétienne sérieuse ». C'est ici que se repose le problème fondamental du catéchisme, les autres n'ayant qu'une importance seconde : quand donc sera abrogée l'interdiction de fait qui frappe le seul catéchisme authentique, celui du concile de Trente ? 14:331 Car ce n'est pas un effet du hasard si « l'analphabé­tisme religieux » existe jusqu'au sein des écoles catholi­ques ! Il est le fruit de l'enseignement délétère de Pierres Vivantes et ses succédanés. Si c'est ce « catéchisme » que l'épiscopat entend pro­pager dans l'école publique, il est certain que les enfants n'en sauront pas plus sur le christianisme qu'avant, même sur le plan culturel. Mgr Lustiger ne mobilisera pas les fidèles pour ce combat-là qui n'est pas celui du catéchisme à l'école mais de son absence là et ailleurs. Guy Rouvrais. 15:331 ## CHRONIQUES 16:331 ### Quelques détails maçonniques par Jacques Ploncard d'Assac JE VOUDRAIS REVENIR sur l'enquête de *l'Express* (7.10.88) consacrée à la franc-maçonnerie. Non qu'on y apprenne grand chose, car les grands magazines se gardent bien de s'attaquer à une puissance aussi considérable. Aussi faut-il tou­jours considérer ces « enquêtes » qui apparaissent de temps en temps, plutôt comme une publicité déguisée. N'empêche qu'on y trouve parfois des détails intéressants et qui en disent plus que ne le pensaient des rédacteurs souvent « profanes ». Voyons déjà le titre et les sous-titres de *l'Express :* « Francs-maçons : le retour en force. Les « frères » ont-ils pris le pouvoir ? C'est plutôt le pouvoir qui est venu à eux. La cohabitation, l'ouverture, la société civile : les loges connaissent depuis longtemps. Elles font toujours plus d'adeptes. » 17:331 Il s'agit, évidemment, de donner une impression de puissance. Ce que confirme la suite de l'article : Jamais les francs-maçons « n'ont été si nombreux au gouvernement et dans les allées du pouvoir. On ne compte pas moins d'une bonne douzaine de ministres et une centaine de parlementaires « initiés » ». Bref, la maçonnerie est « dans l'air du temps ». « Les loges ont retrouvé leurs effectifs d'avant-guerre (environ 80.000 personnes). » Arrêtons-nous à cette remarque : 80.000 sur 55 millions de Français, les francs-maçons ont une douzaine de ministres au gouvernement ! La voilà bien la « République secrète ». De plus, « il existe une véritable symbiose entre les socia­listes et la maçonnerie. Les trois principales obédiences, le Grand Orient, la Grande Loge de France et le Droit humain (seule Loge à accueillir hommes et femmes), sont dirigées par des socialistes ou des hommes proches du PS ». La franc-maçonnerie a trouvé une réponse étonnante à l'accusation de société secrète : « On *n'est plus* une société secrète dans l'antichambre du pouvoir », déclare le grand maître Ragache ! \*\*\* Comment devient-on franc-maçon ? « On frappe rarement à la porte d'une loge. C'est plutôt elle qui, par cooptation, vous choisit. Gare à ceux qui iraient frapper à la porte de plusieurs obédiences : comme pour le banditisme, *il existe un* *fichier central* des recalés ! » Et alors commence le lavage de cerveau : l'apprenti ne peut prendre la parole « pendant la première année de son entrée en loge ». Ce qui fait dire au F**.·.** Jean-André Faucher que « les francs-maçons ont compris, deux siècles avant Teilhard de Char­din, que l'intelligence collective est supérieure à la somme des intelligences individuelles (...) Vous découvrez en loge des lueurs de vérité que vous ne pouvez découvrir autrement ». (sic) Intéressant commentaire sur M. Giscard d'Estaing : 18:331 « Avec Valéry Giscard d'Estaing, les maçons commencent à sortir du purgatoire. Encore ministre de l'économie et des finances, Giscard n'hésite pas à se rendre à la loge parisienne « Le Prisme », présidée par le grand maître Pierre Simon, pour plancher sur le thème « Humanisme dans l'État de demain ». Quelques années plus tard, au cabinet de Simone Veil, le Dr Pierre Simon sera l'un des artisans de la loi sur l'IVG. « Giscard avait une grande connaissance de la démarche initiatique », raconte un témoin impressionné. Et de tous les présidents de la V^e^ République, il sera le plus proche des « fils de la lumière ». Il ira même jusqu'à envisager d'entrer en maçonnerie. Victor Cha­pot, chargé de mission à l'Élysée, « servit d'intermédiaire avec la Grande Loge en vue de l'initiation ». Exceptionnellement, Gis­card devait être initié à l'Élysée même (!). Une indiscrétion du *Canard enchaîné* fera avorter le projet. Giscard voulait jouer « l'ouverture ». Il ouvrit si bien qu'en 1981 la gauche arriva au pouvoir. Dès lors, « la maçonnerie va se trouver aux premières lignes de la République. Tout à coup, elle est partout. » « Elle est représentée à l'Élysée par Guy Penne, chargé des affaires africaines. Michel Vauzelle, le porte-parole de François Mitterrand, et Jean-Claude Colliard, son directeur de cabinet. Elle entre en force au gouvernement, avec Charles Hernu, Roland Dumas, Pierre Joxe, André Labarrère, Henri Emma­nuelli, Jean Auroux, Joseph Franceschi, Edmond Hervé, Yvette Roudy, Edwige Avice, Guy Lengane, Georges Lemoine, André Henry et André Delelis. Alain Savary, le ministre de l'Éducation nationale de Pierre Mauroy, raconte, dans ses Mémoires, qu'il eut, à son arrivée au ministère, une étonnante visite : le Grand Orient venait lui faire part de sa surprise car, pour la première fois depuis les débuts de la III^e^ République, il n'y avait pas de franc-maçon à son cabinet. » « Pendant les deux années de la cohabitation, les maçons se font moins nombreux : André Rossinot, Didier Bariani et Alain Devaquet. Pendant longtemps, le RPR a abandonné le terrain de la franc-maçonnerie à la gauche. Même si huit des vingt-quatre adjoints du maire de Paris sont des initiés, celle-ci n'est pas dans la sensibilité gaulliste. C'est peut-être que les héritiers du Général forment entre eux une fraternité qui exclut toutes les autres. 19:331 « Avec la réélection de François Mitterrand, au printemps dernier, les frères reviennent en nombre. Aux illustres prédéces­seurs sont venus s'ajouter André Laignel, Jean Poperen, Olivier Stirn, François Doubin, Jacques Melick, André Méric, Roger Bambuck, Michel Durafour et Michèle André. On murmure que Jean-Michel Baylet, Michel Delebarre et Jacques Pelletier seraient également initiés. *Ils forment au gouvernement le* « *parti* » *le plus important, avec un tiers des ministres.* » \*\*\* « Le *pouvoir* maçonnique est subtil, note *l'Express.* De la cohabitation à l'ouverture, qui, mieux que les frères, peut favori­ser les contacts, les échanges, les rencontres entre hommes politiques de tout bord, entre les hommes politiques et la fameuse société civile ? Le tissage de liens discrets est l'essence même de la maçonnerie. » En tout cas, l'évidence est là : « Un véritable pouvoir maçonnique est peut-être en train de naître. Mais il n'est pas là où on l'imagine. Il est à la fois moins important et plus influent qu'on ne le croit. Les ateliers installés dans toutes les provinces de France sont, en effet, des lieux de défrichage des grands problèmes de société. A travers leur histoire, les maçons ont joué un rôle d'éclaireurs. Ils discutent de l'avortement dès la fin des années 50, et réfléchissent, avant les hommes politiques, à la contraception, au divorce par consentement mutuel, aux greffes d'organes et aux dangers de l'informatique. Chaque atelier tra­vaille sur ces thèmes, et l'assemblée générale des Loges, le convent, fait la synthèse de ces travaux. Ensuite, chaque maçon, par capillarité, va influencer son entourage, diffuser ses idées. Scientifiques, juristes, spécialistes de haut niveau viennent faire des conférences en loge. Ces travaux ont souvent servi de bases à des textes de loi. « Il y a un pouvoir moral de la maçonne­rie », affirme Henri Caillavet. C'est là que réside l'influence réelle des obédiences. On trouve les maçons à tous les carrefours de la société (...) Ce n'est pas un hasard si l'ancien grand maître du Grand Orient, Roger Leray, est un des parrains de SOS Racisme d'Harlem Désir et Isabelle Thomas, animateurs du mouvement antiraciste, tous les deux récemment initiés. On retrouve les maçons au MRAP et à la LICRA, à la Ligue de l'enseignement, au Comité consultatif national d'éthique du Pr Jean Bernard, à la Commission nationale des droits de l'homme. » 20:331 C'est ce pouvoir diffus et secret qui crée artificiellement les « mutations de société ». C'est le tissu chrétien de la société française qui est mité par ces insectes fanatiques et virulents. Jacques Ploncard d'Assac. 21:331 ### L'Ukraine martyre par Hervé de Saint-Méen En 1939, Jacques Benoist-Méchin écrivait dans un petit ouvrage intitulé « L'Ukraine », republié en 1941 : « Ce n'est pas en vain que le nom de l'Ukraine revient de plus en plus fréquemment dans la presse. Tout laisse prévoir que tôt ou tard, des événements décisifs surviendront de ce côté-là... Il existe une *nationalité ukrainienne,* c'est-à-dire un groupe d'hommes parlant la même langue et partageant les mêmes aspirations, héritiers d'un même passé et solidaires d'un même destin. Les vicissitudes de ce dernier quart de siècle, la proclamation en divers lieux du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et le réveil des nationalités, qui est un des signes distinctifs de notre époque, n'ont fait qu'approfon­dir et intensifier leur conscience nationale. Celle-ci serait peut-être moins forte si l'Ukraine, au lieu d'être écartelée, était restée sous une tutelle unique ; tant il est vrai que c'est surtout dans la dispersion et la division, que l'on prend conscience de son unité. 22:331 Aujourd'hui \[en 1939\] les Ukrainiens regardent autour d'eux, pour voir d'où viendra leur émanci­pation. Sur qui peuvent-ils compter ? Pas sur Staline, qui ne peut renoncer à l'Ukraine sans voir s'effondrer son œuvre, son régime et toute l'économie soviétique. On peut être sûr qu'il luttera jusqu'au dernier souffle avant de laisser échapper « le grenier, la soute à charbon et le réservoir de pétrole », de l'URSS, les centrales électriques de Dniéprostroï et les fonde­ries du Donbass. Pas sur les Russes blancs, héritiers de l'idée impériale des tsars de Moscou, qui nourrissent à l'égard des Ukrainiens les mêmes sentiments que Denikine envers Pét­lioura, et dont certains sont enclins aujourd'hui à se rappro­cher de Staline en qui ils voient, malgré tout, le défenseur de la terre russe, le champion de la Russie « une et indivisible », et dont la politique n'est pas si éloignée au fond de celle de Pierre le Grand ou d'Ivan le Terrible. Pas sur les puissances occidentales, car elles ont des traités avec les Soviets qui les obligent à maintenir l'existence du communisme, et leur interdisent toute politique personnelle à l'égard de l'Ukraine. Restent l'Allemagne hitlérienne et les puissances signataires du pacte anti-Komintern, qui ont inscrit à leur programme la destruction du régime stalinien. Faut-il s'étonner, dans ces conditions, si beaucoup d'Ukrainiens se tournent vers Hitler, en qui ils voient déjà leur futur libérateur ? Et faut-il s'éton­ner si d'autres, s'effrayant de voir leur pays devenir l'enjeu du combat formidable entre Komintern et anti-Komintern, redoutent cette éventualité et se demandent si l'Ukraine ne sortira pas de ce séisme dévastée et ravagée pour près d'un demi-siècle ? » Cette analyse de l'historien reste d'une brûlante actualité aujourd'hui encore. Lorsque Hitler en 1941 décide de fracas­ser le pacte Molotov-Ribbentrop qui avait donné la Pologne à Hitler, et à l'URSS les parties orientales du territoire polonais habitées par les Biélorussiens et les Ukrainiens catholiques (à l'exception de l'Ukraine subcarpathique envahie par les Hongrois lorsqu'elle se détacha de la Tchécoslova­quie), son objectif principal, outre la course forcée vers les mines de manganèse du Caucase, était la possession et l'occu­pation de l'Ukraine comme d'un formidable réservoir d'hommes, de blé et de pétrole. 23:331 En s'enfuyant les Soviétiques massacrent tous les prisonniers politiques de Lviv (Lvov), de Vinnitzia (où l'on a retrouvé en 1943 de fantastiques char­niers, occultés depuis par l'odieuse politique de détente. Il ne faut faire nulle peine aux Soviétiques, et ne penser toujours qu'aux camps de concentration et massacres des nazis). Les armées allemandes sont, en effet, accueillies par les Ukrai­niens, comme des libérateurs. Un courant de pensée des théoriciens du nazisme est très favorable à une certaine autonomie de l'Ukraine, sinon à son indépendance. Et de toutes façons ce ne sera pas pire qu'avec les Russes. Toute la question ukrainienne est aujourd'hui obérée par cet espoir que certains Ukrainiens mirent dans les légions du Reich. De braves gens insensibles, ou inconscients des souf­frances de ce peuple, qui fut la proie, successivement, des Tartares, des Turcs, des Polonais, des Russes, des Autri­chiens, des Allemands, des Hongrois, des Tchèques, s'éton­nent de la compassion qu'on peut éprouver pour ce grand peuple persécuté et qui relève constamment la tête, démoli, mais increvable : « Ils ont collaboré avec les Allemands ! » Tel est leur verdict qui tombe implacable. Mais il faut avoir beaucoup souffert soi-même, peut-être, pour comprendre la souffrance. Et la réalité est loin d'être aussi simpliste. Tout le livre de M. Wolodymyr Kozyk ([^1]), qui a vécu ces événements dans cette période, qui a combattu, qui a été personnellement l'objet, en Europe de l'Ouest, d'attentats dirigés contre lui et contre ses proches par le KGB, est une réfutation de cette condamnation des Ukrainiens. Certes il y eut des Ukrainiens, en petit nombre, qui ont servi de « kapos » dans des camps hitlériens, mais il y en avait, en beaucoup plus grand nombre, qui en furent les prisonniers condamnés à une prompte exécution. 24:331 Et remarquez que lorsqu'on met la main sur l'un de ces tortionnaires ukrainiens, la presse le monte en épingle avec une suspecte unanimité. (D'ailleurs il n'est même pas sûr qu'il s'agisse d'Ukrainiens véritables : a-t-on assez parlé de « l'Ukrainien Krouchtchev », alors que celui-ci est né dans la région de Briansk (Russie), de parents russes, et qu'il ne doit son titre usurpé d'Ukrai­nien, qu'au fait qu'il a fait une grande partie de sa carrière politique comme premier secrétaire du Parti Communiste d'Ukraine, après avoir animé des maquis russes en Ukraine occupée par les nazis, fusillant indistinctement les partisans nationalistes ukrainiens et les juifs des villages « libérés » qui avaient échappé aux Allemands. Ce n'est pas sans raison qu'on appelait cet « Ukrainien »-là, le « Boucher de l'Ukraine » ! Son nom d'ailleurs, en « Tchev », est de conso­nance typiquement russe, les noms ukrainiens étant plus volontiers en « enko » « yuk », « skyj » ou « skyi », fin de la parenthèse.) Cela dit je ne veux pas nier qu'il y ait eu aussi des Ukrainiens collaborateurs, il y en eut de tous les peuples. Ce n'est pas une raison pour condamner en bloc toute une population, de préférence quand elle résiste aux Russes, aux Soviétiques. Sur la couverture de l'ouvrage figure une photo de Kiev réduite en ruines en 1941. Après être remonté aux origines de l'Ukraine-Rouss, qui au Moyen-Age donna deux reines à la France, M. Kozyk explique comment les Ukrainiens, comme d'autres peuples de l'Europe orientale, crurent pouvoir profi­ter de la situation créée par l'avance foudroyante des armées du Reich pour sortir enfin de leur intolérable situation propre. « *Les Russes émigrés espéraient eux aussi que Hitler leur permettrait de prendre part à la guerre contre le bolchevisme. Les demandes et les propositions russes furent nombreuses en provenance tant des organisations que des personnalités poli­tiques. Ainsi l'ancien ministre d'un gouvernement russe anti-bolchevique de 1919* (*armée du nord-ouest*)*, Nicolas Ivanov, de Bruxelles, proposa en juillet, dans une lettre au Führer* «* libérateur de la Russie *»*, plusieurs mesures concrètes : créer une* «* légion nationale russe *» *qui partirait immédiatement en Russie, organiser en Russie et en émigration un* «* Parti national-socialiste russe *», *créer un* «* centre national russe *» *chargé de faire de la propagande en Russie, publier un quotidien national russe pouvant servir de base pour la propagation des idées national-socialistes en Russie.* 25:331 *Quant aux Ukrainiens, ils considéraient que la Russie soviétique, qui incarnait le bolchevisme, était leur ennemi principal et hérédi­taire. Ils considéraient avoir souffert du régime bolchevique plus que les autres peuples. Leur détermination de combattre cet ennemi se trouva renforcée par la découverte de massacres de prisonniers politiques, de charniers pleins de cadavres, de chambres de torture dans plusieurs prisons.* «* La population fut soulagée à l'arrivée de l'armée alle­mande qu'elle accueillit avec joie. Par ailleurs le gouverne­ment ukrainien, avant l'arrestation de Yaroslav Stetsko, en exprimant la reconnaissance des Ukrainiens envers l'armée allemande, déclara que l'Ukraine, en tant qu'État souverain, était décidée à combattre avec les autres États européens contre* «* la domination de la terreur russo-marxiste *». *Mais il mit une condition à la participation des Ukrainiens au com­bat : l'indépendance et la souveraineté de l'État ukrainien. Or l'Allemagne national-socialiste n'avait pas l'intention de per­mettre à un tel État d'exister. En outre les dirigeants nazis considéraient les Slaves comme une race inférieure. Ils ne prévoyaient nullement la formation de légions slaves. Mais les Ukrainiens ne le savaient pas. Lors de l'arrestation et de la déportation à Berlin de Stepan Bandera, le chef de l'OUN, les Ukrainiens expriment leur étonnement qu'au moment* «* où les peuples européens luttent dans une croisade contre le destruc­teur de l'ordre mondial qu'est Moscou, le peuple ukrainien n'a aucune possibilité de prendre part à cette lutte sous ses propres drapeaux *». » En fait chacun jouait au plus fin avec l'autre. Lors de l'avance allemande les groupes mobiles de l'OUN, de Bandera apparaissaient systématiquement derrière le front et occu­paient le terrain au maximum pour placer les Allemands devant l'évidence, en mettant en place une organisation civile et une administration, qui conduisit à la proclamation de l'indépendance dans les territoires « libérés ». Les Allemands se rendirent vite compte que cette activité s'exerçait suivant « un plan bien établi et réfléchi », d'après leurs propres termes. 26:331 Il n'était pas question de tolérer cet état de fait. L'Ukraine fut morcelée en plusieurs districts placés sous gouvernement d'occupation, la Bukovine du Nord fut donnée à la Roumanie, les membres de l'OUN systématiquement arrêtés et déportés dans les camps. En 43 l'Allemagne créait une division SS Galicie, réservée aux volontaires ukrainiens dans la partie de l'Ukraine rattachée au General gouverne­ment, c'est-à-dire la Galicie (Halytch). Au cours d'une réu­nion le gouverneur avait déclaré : « Les Ukrainiens ne deviennent pas nos alliés du fait de la création de la division Galicie -- et nous ne serons pas copains avec eux. Cette division sera envoyée à l'Est afin d'épargner le sang allemand. Nous ne prenons aucune obligation politique à l'égard des Ukrainiens. Nous restons le peuple des Seigneurs. » « L'OUN de Bandera s'opposait catégoriquement à la création de la division galicienne SS, estimant que « le sang ukrainien ne peut être versé que pour l'État ukrainien, dans les rangs d'une armée ukrainienne ». En Allemagne, « les milieux favorables à la création de la division auraient d'ailleurs préféré qu'elle fût désignée comme "ukrainienne". En juin 43, Himmler interdit l'emploi de cet adjectif, spécifiant que la division était "galicienne" et non "ukrainienne", qu'elle était composée de "Galiciens" (Gali­zianer) et non d'Ukrainiens. L'ordre de formation de la division précisait en outre que la langue de la division serait "galicienne" et la langue de commandement allemande ». « *Le Gauleiter Koch déclarait volontiers* (*21 juin 43*) «* Les Ukrainiens sont un peuple fainéant, marqué par des influences orientales. *» *Faisant allusion à la loi agraire de Rosenberg qui prévoyait l'attribution aux paysans d'une cer­taine quantité de terres dont ils deviendraient propriétaires, Koch dit qu'il, trouvait cette idée démente : comment peut-on distribuer des propriétés aux Ukrainiens au moment où des millions d'Allemands perdent* les *leurs sous les bombarde­ments aériens ? Les Allemands, selon Koch, vivaient moins bien que les Ukrainiens... La conception politique de Koch était celle de Hitler. Koch souligna 1'erreur de vouloir* « *faire sauter* » *l'immense espace occupé par l'Allemagne en le divi­sant entre plusieurs peuples puisque de toutes manières c'étaient des Slaves :* 27:331 « *Il ne pourra jamais y avoir d'amitié entre les Slaves et les Germains, mais seulement des vain­queurs et des vaincus... Il faut faire de l'Ukraine un territoire de colonisation allemande* »*, poursuivit Koch.* » Tout le fort ouvrage, solidement documenté, étayé de reproductions d'affiches et de décrets allemands, de photogra­phies des exécutions d'Ukrainiens, et des portraits des chefs historiques de la résistance ukrainienne -- dont, incidemment le type physique est tout à fait occidental, style Europe Centrale, à la différence des Russes, qui ont presque toujours quelque chose d'Asiate, dû à la présence du sang finno-ougrien de la Moscovie -- tout cet ouvrage, donc, est le récit circonstancié, précis, vivant, et terrifiant dans sa concision documentaire, de l'affreuse situation des nationalistes ukrai­niens coincés entre l'Allemagne nazie, qui a déçu l'espoir que certains avaient pu mettre dans sa croisade anti-bolchevique, et la récupération par la Russie communiste des énergies presque intactes de l'Ukraine de l'Est. L'OUN et les nationa­listes ukrainiens sont obligés de se battre sur deux fronts, honnis à la fois des uns et des autres. Le présent ouvrage est surtout le récit du combat anti-nazi, nécessaire et immédiat. On espère que W. Kozyk saura, le jour venu, nous donner une chronique aussi fouillée du combat proprement anti­soviétique qui s'est poursuivi bien au-delà de l'effondrement de Budapest. Tous les amis du monde dit « libre » et de la lutte anti-communiste doivent absolument prendre connais­sance de ce travail qui éclairera d'un jour nouveau pour certains toute l'histoire de la Deuxième Guerre Mondiale, laquelle n'a pu être gagnée que parce que les nazis avaient mal jugé de la situation de l'Ukraine et de la détermination de son peuple, sur ses arrières. Hitler disait le 11 juin 1941, pendant la campagne de Pologne : « J'ai besoin de l'Ukraine afin qu'on ne puisse pas nous réduire par la famine comme ce fut le cas pendant la dernière guerre. » M. Kozyk souligne dans son avant-propos que « *quelques mois avant la fin de la guerre, un journal américain écrivait que le gigantesque confit qui se déroulait en Europe était en fait un* « *confit ukrainien* »*, un confit pour la possession de l'Ukraine* »*.* 28:331 Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que cette terre si marquée par les destins contraires, si foulée par tous les conquérants, d'Attila à Hitler en passant par les Goths, et Staline, et Batou, servait de théâtre et de clé à la domination du monde. Il n'est pas indifférent de remarquer aussi que la Troisième Guerre Mondiale a peut-être com­mencé à Yalta, et que le martyre de l'Église gréco-ruthène d'Ukraine en 1946 préfigurait peut-être aussi l'explosion de Tchernobyl dans les desseins divins, sur la tête d'un peuple dont l'élément catholique est le fer de lance de l'identité nationale, et de la résistance face au Léviathan russo-marxiste du communisme soviétique. Réaliser l'indomptable et fière détermination des Ukrai­niens contre l'affreuse adversité sans cesse renaissante de l'Ouest comme de l'Est sera peut-être la clé qui aidera à soutenir son combat, et à lever l'hypothèque qui règne sur l'avenir des nations captives de l'URSS au seuil d'un « Gor­batchevisme », arme à double tranchant entre les mains de ceux qui s'en servent pour abattre leurs adversaires politiques. La cognée est peut-être déjà au pied de l'arbre rouge. Il ne faudrait se tromper ni d'allié, ni de combat, ni d'ennemi. Hervé de Saint Méen. *Léon Bloy écrivait :* « *J'attends les Cosaques et le Saint-Esprit.* » *L'Ukraine est la terre des Cosaques. Il y a vingt-cinq ans que je considère cette parole du Pèlerin de l'Absolu. -- H.S.M.* 29:331 *De l'état de nature\ au contrat social* ### La mythologie qui fonde la Révolution par Rémi Fontaine ASSURÉMENT la démocratie politique n'est pas une inven­tion de la Révolution. Mais, comme l'explique Jean Madiran dans *Les deux démocraties* (NEL), elle lui doit principalement « *son extension universelle, son dynamisme dog­matique, une idéologie nouvelle versée dans les vieilles outres des formes institutionnelles de la désignation des magistrats politiques par le suffrage universel* ». Dans la démocratie ancienne, on demandait à l'ensemble des citoyens d'élire les hommes ou d'approuver les lois positives qui leur paraissaient les plus conformes à la loi de Dieu ou des dieux. Dans la démocratie nouvelle, on demande au corps électoral de désigner les hommes ou d'édicter les lois les plus conformes à sa propre volonté souveraine. 30:331 Cette différence de nature est contenue dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. ([^2]) Elle suppose philosophiquement une nouvelle anthropologie, inédite dans l'histoire, qui sépare délibérément la politique de la métaphysi­que, ou plutôt les confond en une nouvelle mythologie. Soi-disant fondée scientifiquement par de nouveaux philo­sophes, cette nouvelle anthropologie repose effectivement sur une singulière mythologie qui vient légitimer le culte de l'homme en remplacement de la religion. L'ancienne mythologie, ignorante de la Révélation, était celle des polythéismes de l'Antiquité. Elle rendait compte de la genèse du monde à partir de la lutte des dieux selon les mythes des traditions religieuses et leur cosmogonie. La nouvelle mytholo­gie, dédaigneuse de la Révélation, est celle fabriquée par les philosophes modernes du « contrat social ». Elle rend compte de la genèse de la société à partir d'un pacte légendaire d'individus a-sociaux selon le mythe de l' « état de nature ». La démocratie moderne, « religieuse », procède de cette parabole à prétention philosophique. Mis à part ses différences spécifiques (chez Hobbes, Rousseau, Spinoza, Locke...), quelle signification générique recouvre en effet le mythe de l'état de nature, dont le concept est curieusement emprunté au vocabu­laire théologique ? Nostalgie d'un âge d'or, d'un paradis qu'on ne voudrait pas tout à fait perdu. Du paradis terrestre. 31:331 Mais cette réminiscence nostalgique s'accompagne d'amnésie sélective. Elle omet bien évidemment la possibilité de la chute et ses conséquences. Elle l'écarte consciencieusement. Autrement dit, les philosophes révolutionnaires recommencent dans leur tête l'histoire, de la Genèse à partir de la pomme (vidée de ses effets maléfiques) : « *Vous serez comme des dieux.* » Et ça marche ! Dans les phantasmes divers de chacun. Ils assument en effet, par l'imagination et en théologiens athées, la tentation du premier homme. L'état de nature devient chez eux le mythe de la liberté ontologique, individuelle et absolue. Adam sans Dieu mais comme un dieu, *ab-solutus*, entièrement clos sur lui-même, sans lien obligé, « *tout parfait et solitaire* » (Rous­seau) ([^3]), dont le désir illimité est droit (Hobbes) ([^4]). Mais ça marche mal ! On ne projette pas son être (ainsi délié) dans le devenir comme un fakir lance sa corde dans le vide. L'individu en quelque sorte mal divinisé dans l'hypothèse de l'état de nature ([^5]) reste inachevé, trop limité et impuissant, et ses défauts postulent une transformation radicale. Par l'hypothèse complémentaire et salutaire du contrat social, l'homme mal divinisé de l'état de nature, condamné en quelque sorte à être libre, devient un nouvel Adam, un autre dieu collectif cette fois. Tant il est vrai que « *le collectif est le seul ersatz de Dieu* », selon le mot de Simone Weil. Le méchant polythéisme de l'état de nature -- un état où tous les membres ont également le même droit divin est infernal : dieu ne peut ontologiquement supporter un rival, l'enfer c'est l'autre ! -- se mue en panthéisme politique par le contrat social, décuplant le pouvoir divin de l'homme. 32:331 Le mythe du contrat social sert en quelque sorte à ne pas désespérer d'Adam pécheur (consommateur du fruit défendu), à le réhabiliter rétrospectivement. Il conjugue sa faute au pluriel en l'absolvant définitivement. Le « *Vous serez comme des dieux* » du démon suggéré à Ève et à Adam se transforme en « *Vous serez comme un dieu* » suggéré à la nation et à l'huma­nité par la plume des nouveaux philosophes. Et c'est là toute l'essence de la démocratie religieuse « *en état de péché mortel* », comme dit Madiran, depuis le jour de 1789 où quelques hommes décidèrent que la loi serait désormais « *l'expression de la volonté générale* ». La césure de l'existence et de l'essence, l'opposition entre nature et culture (chez les philosophes), la séparation de la politique et de la métaphysique (chez les révolutionnaires), tout cela est au fond une rupture d'orgueil analogue à celle qui s'est réalisée entre Adam et Ève et leur Créateur. Quand l'existence renie son essence, Créon oublie sa plus sûre alliée : Antigone, et son rappel des lois supérieures. La politique se pose alors en revendicatrice, croyant découvrir toute l'autonomie humaine, rejetant toute dépendance pour être à elle seule la mesure du bien et du mal...La Révolution présente pour ainsi dire le second « fruit défendu » de l'histoire de l'humanité, après la venue du Rédempteur et ses effets sur la civilisation. Le contenu de la Révolution, c'est de faire croire, comme la tactique du démon, que l'obéissance est une aliénation au lieu d'une libération. De même qu'il fallait qu'Ève soit « adulte », qu'elle expérimente elle-même si ce que Dieu avait dit était vrai ou faux, de même la politique doit s'émanciper du « joug » de la métaphysique, juger par elle-même du spirituel, se poser comme sa rivale. La Révolution, comme le démon, veut tou­jours séparer ce que Dieu a uni : « *dissoudre et coaguler* »*,* selon la devise franc-maçonne... Le christianisme, avec la Rédemption, avait apporté la dis­tinction de l'ordre temporel et de l'ordre spirituel pour mieux les unir justement : « *Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.* » La Révolution, en prétendant les séparer totalement, les confond au contraire en une théocratie nouvelle, à l'envers, qui consiste à soumettre le spirituel au temporel : « *Il faut rendre à César ce qui est à César... et tout est à César* », selon le mot révélateur de Clemenceau. 33:331 « *L'originalité de la Révolution de 1789,* écrit encore Jean Madiran, *est d'avoir mis au pluriel le péché originel. Au singu­lier, vouloir se donner à soi-même sa loi, c'est exactement le péché d'Adam selon sa plus classique description* (*...*)*. En 1789, cette révolte s'est faite collective. Elle est devenue le fondement du droit politique.* » Mais, encore une fois, cette rébellion collective a besoin d'une mythologie pour se justifier. Qu'on l'examine chez Hobbes ou chez Rousseau ou chez l'un quelconque de ses tenants, la théorie de la souveraineté populaire (absolue) repose toujours fondamentalement sur l'a priori que l'homme n'est pas naturelle­ment un animal social et politique relié à un ordre supérieur. Avant la société, il faut supposer (d'une antériorité plus \[mytho\]logique que chronologique) un état de nature hypothéti­que auquel correspond le postulat de la totale liberté individuelle. Pour différentes qu'elles soient, voire opposées, tant par leur conception de l'état de nature que par leur conception de l'état social, les positions de Hobbes et de Rousseau ne s'en accordent pas moins sur la même pétition de principe, le présupposé commun qui leur ferme les portes du réalisme élémentaire et de la saine métaphysique : le principe individualiste qui fait de l'homme une « *pure* » liberté. Ils rêvent, ils disent leur rêve, et si le réel n'y correspond point, ils n'y peuvent rien, c'est le réel qui a tort, comme dit Maritain. Faculté originelle de tout individu de n'agir que selon sa détermination propre et de n'obéir qu'à lui-même, la liberté est donc conçue chez eux comme une aspiration et un droit absolus de l'homme, antérieurs à la société. Elle fait de l'homme, bon ou mauvais sauvage, une sorte de petit dieu terrible pour lequel il faut bien imaginer un milieu idoine, primordial, fondamental, originel : mythique ! D'où une « *sociogonie* » fabuleuse qui sert à la fois d'origine et de justification *ad hoc* à l'anthropologie politique moderne qu'ils désirent. C'est-à-dire qu'on pose l'état de nature comme un axiome dont l'usage (fictif) va permettre ensuite déductivement et abstraitement de bâtir un ordre social à sa guise, selon la rigueur du mathématicien mais aussi la fantaisie de l'artiste qui « re-crée » la réalité à son image. 34:331 Tandis que dans la conception réaliste (aristotélicienne), la société (naturelle) existe en quelque sorte sans moi, c'est-à-dire précède ma volonté, dans la conception contractualiste, la société (conventionnelle) n'existe que par moi et pour moi ! ([^6]) Tout est dans la pirouette philosophique qui fait passer, telle une baguette magique, de l'état de nature à l'état social, du poly­théisme au panthéisme humains. Dissoudre puis coaguler... Le mythe consiste à invoquer un contrat imaginaire par lequel le pullulement des libertés humaines, autonomes et indivi­duelles, par un jeu miraculeux, se transformerait en une seule liberté les absorbant toutes et manifestant un vouloir commun substantiel, comme s'il émanait d'une « personne physique ». Voici le coup de baguette magique... Cet instant démocratique, fabuleux, est l'expression mythi­que qui éclaire la théorie totalitaire de l'État selon laquelle « *la loi est l'expression de la volonté générale* ». Simplement sugges­tif à la manière d'une métaphore, le contrat social est du reste pour Kant une « *idée* » de notre raison selon laquelle on peut penser l'État. Quand un philosophe (idéaliste) se trouve à court d'argument pour mener à bien son raisonnement, il invente toujours quelque hypothèse *ad hoc* ou quelque idée *per se notum,* commode et reçu de tous, mais sans aucun poids empirique ([^7]). Et qui, plutôt que postulat, n'est qu'une fable tout juste capable de le tirer d'affaire. Tel est le principe imaginé du contrat social : une sorte de « *mâchoire de Piltdown* » philosophique servant à maquiller le chaînon manquant d'un évolutionnisme fictif (de l'état de nature à l'état de culture). Le contrat social est à la démocratie moderne (religieuse) ce que le *Malin génie* est au doute métaphysique de Descartes : une chimère symbolique qui va fonder toute une philosophie... 35:331 Il s'agit par l'opération d'un pacte mythologique de se perdre soi-même pour renaître dans un Moloch social qui a englouti définitivement toutes les volontés particulières. Il est bien ques­tion chez Rousseau de « *changer pour ainsi dire la nature humaine ; transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; altérer la constitution de l'homme...* » La volonté générale, explique Maritain, est « *la volonté propre du Moi commun engendré par le sacrifice que chacun a fait de lui-même et de tous ses droits sur l'autel de la cité* »*.* Tant qu'on ne lui a pas tout donné, on n'a rien donné ! C'est Elle qui désormais vit en moi selon un mysticisme fantoche et une contrefaçon ridicule des paroles de saint Paul : « *Je vis, mais non ; ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi.* Le contrat social est l'incarnation (rêvée) du « sacrifice » qui permet cette profitable aliénation du dieu-individu au dieu-humanité, d'une idole à une autre plus crédible. Il va de soi qu'état de nature et contrat social forment ici les éléments constitutifs et indissociables d'une même mythologie. De la même façon qu'il n'y a pas de jugement sans appréhen­sion et d'appréhension sans jugement, il ne peut y avoir de contrat social sans état de nature et même d'état de nature sans contrat social. C'est tout un ! L'un est dans l'autre. Ils se comprennent et se « vivent » ensemble. Ils s'appellent mutuelle­ment et se pénètrent réciproquement. Leur ordre est d'analyse plus que d'exercice. Le contrat social étant la seule réponse (subterfuge) à la voie sans issue de l'isolement métaphysique de l'homme prétendu primitif. Isolement posé a priori et dogmati­quement par les philosophes révolutionnaires refusant Dieu. Sorte de tache originelle à sa (contre) façon : -- *Heureux isolement qui nous valut un tel contrat !* Sorte de négatif d'un cliché social, sorti tout droit d'un laboratoire mental. Image inversée d'une société telle qu'on la rêve ([^8]). Mythe en quelque sorte rétro-actif de l'état de nature indispensable à la chimère du contrat social... 36:331 Le contrat social prolonge donc logiquement et mythologi­quement (plus sûrement que chronologiquement) le mythe aber­rant de l'état de nature (et inversement) ([^9]) : il est le gond bien huilé qui fait passer du culte (nominaliste) de homme-individu au culte (idéaliste) de l'homme-humanité. Prométhée se met au pluriel. L'homme reste son dieu mais à présent il l'est par participation. Il vit de la vie même de la totalité étatique comme mode d'une substance divine et il y trouve sa plénitude. Car le joug de la souveraine puissance de l'État est suave et salutaire pour celui qui a compris sa nécessité ! L'homme sans Dieu, s'unifiant collectivement à l'homme, se sauve ainsi lui-même : sorte de « *self-made-man* » ontologique ! C'est le mythe du panthéisme politique : fusion des individus dans une substance sociale déifiée, « *Dieu social immanent* ». « *A l'instant où le pacte engendre le corps social, commente Maritain, chacun s'absorbe tellement dans ce Moi commun qu'il a voulu, qu'en lui obéissant il s'obéit encore à lui-même. Plus donc nous obéissons, non à un homme -- à Dieu ne plaise ! -- mais à la volonté générale, plus nous sommes libres. Heureuse solution !* » Mais de même qu'une addition d'individus ne forme pas politiquement une société, une association de dieux ne forme pas ontologiquement un Dieu. Qu'est-ce que des dieux qui dépendent tout entiers de leur association ? Qui ne doivent tout leur être qu'à leur société ? Si cette société a pour fin la personne, la personne a fatalement pour fin la société. Nous reconnaissons là le cercle vicieux qui unit (et subordonne) consubstantiellement le libéralisme au socialisme, tous deux héritiers du rousseauisme et de la Révolution. « *Contradiction irréductible,* explique Marcel De Corte, *où est acculée une société de personnes dès qu'elle est transposée du plan surnaturel au plan naturel.* » ([^10]) 37:331 « *La Révolution,* avait résumé Albert de Mun, *est une doctrine qui prétend fonder la société sur la volonté de l'homme, au lieu de la fonder sur la volonté de Dieu.* » Mais elle ne peut y prétendre en théorie qu'en singeant Dieu par cette mythologie dérisoire de la *volonté générale :* en projetant dans le temporel revu et corrigé (à travers les lunettes du contrat social) la société de personnes qu'est l'Église. La Révolution voudrait transposer sur terre l'achèvement céleste de la Rédemption eschatologique. La démocratie religieuse n'est autre que cette laïcisation du Royaume de Dieu où la politique devient le substitut de la religion. Un mauvais ersatz, une contrefaçon monstrueuse du Corps mystique de l'Église qui ne parvient au bout du compte qu'à ravager le corps naturel de la cité par l'ingérence insuppor­table de l'État au sein des corps intermédiaires. Dissoudre et coaguler : tel est le résultat de la séparation de la métaphysique et de la politique qui a délié l'homme de l'Absolu. La Révolu­tion est une religion dont le dieu, déchu de toute transcendance mais acceptant tous les sacrifices possibles et imaginables, est un être de raison irréel, s'efforçant vainement d'être vrai : l'Huma­nité ! L'Homme est un faux absolu. Aussi, la démocratie moderne (religieuse) demeure-t-elle intrinsèquement un régime de mensonge où, plus que jamais, « *gouverner* « *est faire croire* »*,* selon la maxime de Machiavel. Faire croire qu'on est comme Dieu, la règle de nos actes, le principe et la fin de toutes choses. Faire semblant de constituer ce « *peuple de dieux* »*,* selon la chimère de Rousseau et la mythologie développée par les philosophes révolutionnaires. « *L'enfer,* leur lance Simone Weil, *est de se croire au paradis par erreur.* » Lorsque les hommes auront mangé jus­qu'au noyau le nouveau fruit défendu (communisme, avorte­ment, sida...) peut-être leurs yeux s'ouvriront-ils et connaîtront-ils qu'ils sont nus. *Qui est comme Dieu ?* Rémi Fontaine. 38:331 Notre contribution\ au bicentenaire ### Petite chronique de la grande Terreur (IV) par Alain Sanders #### I. -- Émery, l'aumônier secret du malheur. Né dans une famille de Gex, où son père était lieutenant criminel au baillage, Émery, entré adolescent dans la Compagnie de Saint-Sulpice, en était devenu le supérieur général. Quand éclate la Révolution, Jacobus-Andréas Émery a cinquante-sept ans. A la surprise de nombreuses personnes de son entourage, il semble même s'y rallier. Jacques Hérissay indique ([^11]) : 39:331 « Il s'y rallie, estimant que le devoir des hommes d'ordre est de ne pas s'abandonner à de vains regrets, mais de travailler en vue d'éviter le mal dans la mesure du possible et de sauvegarder les intérêts existants : il fait ainsi participer ses élèves aux préparatifs de la Fédération de 1790 et les laisse prêter le serment civique demandé à cette occasion ; il accepte, peu après, de céder une des grandes salles du séminaire pour en faire le siège de la section du Luxembourg nouvellement créée, de donner même à celle-ci d'autres appartements, pour ses divers services ; à plusieurs reprises, il offre des dons pour l'habillement des volontaires ou pour l'organisation des fêtes : grâce à ces concessions, il s'assure la bienveillance des autorités révolution­naires du quartier, et Saint-Sulpice en profite. » Fin 1790, cependant, il s'oppose à la Constitution civile du clergé et encourage tous les membres de la Compagnie à suivre son exemple. A partir de ce moment-là, les choses vont com­mencer à se gâter. Le curé de la paroisse de Saint-Sulpice, M. de Pancemont, s'étant « rebellé », il est remplacé par le jureur Poiré. Lors des massacres du 2 septembre, Émery, les directeurs et les élèves restés au séminaire sont miraculeusement épargnés alors que les sulpiciens d'Issy et de Vaugirard, emprisonnés aux Carmes, n'ont pas échappé à la « justice populaire ». Ne souhaitant cependant pas narguer le destin, Émery décide de la dispersion des séminaristes et des sulpiciens. Ne restent à Saint-Sulpice, outre le supérieur général, que l'un des directeurs, Jean Montagne, le procureur, Grenier et le bibliothécaire, Béchet. Le 19 mai 1793, les inspecteurs de police Desbordes, Simon, Bias, diligentés par le Comité de sûreté générale, se présentent au séminaire. Il est 7 heures du matin : -- Citoyen Émery ? -- C'est moi. -- Nous avons l'ordre de vous arrêter. Le 23, Émery comparaît devant le bureau de police de la Maison commune. On l'interroge longuement sur des lettres découvertes dans la maison familiale de Thoiry. Des lettres où l'on appelle un chat un chat, les Marseillais des brigands, les patriotes des canailles et les prêtres constitutionnels des intrus... Émery proteste plus ou moins de son innocence. On l'écoute vaguement. Quelqu'un rappelle qu'il a tout de même prêté le serment de Liberté-Égalité-Fraternité décrété le 15 août 1792. 40:331 Puis on décide d'un supplément d'enquête et on l'enferme à Sainte-Pélagie. Le 27 mai, l'interrogatoire d'Émery est transmis au Tribunal révolutionnaire. Une note y est attachée : « Prêtre suspect ; bien prendre garde à ne pas mettre en liberté Émery. » Le 31 au soir, contre toute attente, la marquise de Villette qui, ayant été la « belle et bonne amie » de Voltaire, est protégée par les révolutionnaires, apporte à Sainte-Pélagie un ordre de libération immédiate. Émery est un peu son cousin et elle a accepté, déjà, de cacher archives, reliques et vases sacrés de Saint-Sulpice ([^12]). Le citoyen Bochant, geôlier en chef de Sainte-Pélagie, n'hé­site pas une seconde à libérer le prêtre : l'acte porte les signa­tures de Basire, d'Alquier et Rovère, grands manitous du Comité de sûreté générale. Le 12 juillet, coup de théâtre. Le même Comité de sûreté générale, s'étant sans doute fait taper sur les doigts par Fouquier-Tnville, autorise le Comité de surveillance de la section du Luxembourg -- celle-là même qui, le 6 juillet encore, proclamait que le prêtre « avait bien mérité, jusqu'à ce jour, de la patrie » -- « à s'assurer de la personne de M. Émery, à surveiller son entourage et à prendre toutes mesures utiles ». Le 15 juillet, c'est la rafle. Jacques Hérissay ([^13]) : « Dès 5 heures du matin, des factionnaires sont postés aux principales portes du bâtiment ou dissimulés à proximité des appartements occupés par les sulpiciens ; M. Émery et ses compagnons reçoivent défense de bouger ; on laissera librement entrer chez eux tous ceux qui se présenteront, mais on ne permettra à personne de sortir. Seul, M. Montagne trouvera le moyen de jeter au feu quelques papiers compromettants et de se rendre à la chapelle, où il consommera les Saintes Espèces, les soustrayant ainsi à la profanation. 41:331 A sept heures, il y a déjà onze visiteurs d'arrêtés ; cinquante et un seront successivement appréhendés, fouillés, interrogés, la plupart prêtres ou religieuses qui, sans défiance, se sont présentés pour voir ces messieurs de Saint-Sulpice et sont tombés dans le traquenard ; quelques-uns avoueront leur véritable état, spécifiant seulement qu'ils sont « non fonctionnaires », ce qui, d'après la loi, les dispensait de serment ; plusieurs se diront professeurs, étudiants, tourneurs, musiciens ; dans le nombre, des domestiques seront pris, venus pour faire des commissions de la part de leurs maîtres, les valets, notamment, de Mme de Firmont. » Toutes les personnes retenues seront conduites aux Carmes et placées dans l'attente de leur procès. Comme le dit l'instruc­tion, il s'agira « de démasquer des prêtres et de découvrir leurs trames cachées sous le voile d'une fausse religion, qui cache ses mystères d'iniquité dans le secret impénétrable des cœurs ». Le 3 août, Émery, Grenier, Béchet, Montagne, Le Gallic (ancien supérieur de Saint-Sulpice) et Monteuvis (ancien direc­teur du séminaire) sont enfermés à la Conciergerie. Le 14 août, après avoir œuvré pour que soient libérés ses amis, et en particulier MM. Le Gallic et Monteuvis dont l'activité essentielle consistait à venir dîner et souper au sémi­naire, l'abbé Émery est interrogé. On lui reproche de nouveau de n'avoir pas prêté serment mais aussi, cette fois, d'avoir envoyé de l'argent à l'étranger. Une somme de 3.000 livres a en effet été adressée à Nagot, supérieur du séminaire américain de Baltimore créé en 1790 pour accueillir, en cas de danger extrême, les sulpiciens de France. Normalement, le prêtre est perdu. Il n'attend plus que d'être jugé et, comme cela est de règle en ces temps troublés, condamné. Or, curieusement, son affaire ne sera jamais appelée. Il y eut, bien sûr, l'influence de Mme de Villette, très en cour auprès des responsables révolutionnaires. Jacques Hérissay a d'autres explications ([^14]) : « On a dit qu'une tante de Fouquier-Tinville s'intéressa à M. Émery et intercéda auprès de son terrible neveu pour faire, à maintes reprises, retarder le procès. On a raconté que l'accusa­teur public ne put se dérober aux sollicitations de quelques députés montagnards influents, qui étaient en relation avec l'ecclésiastique. On a parlé surtout de l'action secrète autant qu'active d'un employé du Tribunal révolutionnaire, un certain Blandin qui, sous l'influence de son ancien condisciple et ami, l'avocat Barbier, aurait sauvé le supérieur de Saint-Sulpice, en employant des moyens analogues à ceux dont Labussière usa en faveur des comédiens français. » 42:331 Chargé de dresser la liste de ceux qui, chaque jour, devaient être jugés, Blandin était souvent visité par son ami Barbier. Un jour, celui-ci relève le nom de Jacobus-Andréas Émery sur la liste de ceux qui vont avoir droit aux joyeusetés de la justice révolutionnaire : -- Quoi ! Le nom de M. Émery sur cette liste ! Mais à quoi penses-tu, mon pauvre Blandin... Ce M. Émery est un excellent homme et je le connais tout particulièrement. On t'a certainement trompé sur son compte. Il faut absolument ôter son nom de cette liste ! Négligemment, Barbier laisse courir sur la table un rouleau de louis d'or. Blandin n'y touche pas. -- Je ne puis pas sauver ton Émery ! C'est un chef de parti ! Barbier ne dit rien. Mais il laisse rouler un second rouleau de cinquante louis. Quelques jours plus tard, alors qu'il appelle au Tribunal les prévenus des prochaines audiences, Blandin nomme en premier le citoyen Émery puis entre dans une grande -- et feinte -- fureur : -- Pour celui-ci, je m'en charge ! C'est un chef de parti, sa cause doit venir avec celles de plusieurs autres prévenus qui sont dans le même cas. C'est ainsi que, de jour en jour et, sans doute, de rouleau de louis en rouleau de louis, Émery va échapper à la mort. Quand Fouquier-Tinville s'inquiète de ne jamais voir venir ce cas... pendable, Blandin a une excuse toute prête : -- Nous avons égaré quelques pièces importantes de l'ins­truction. Mais c'est une affaire que nous suivons tout particuliè­rement. Et on peut compter sur moi pour ne pas laisser chômer le Tribunal ! En l'occurrence, on le sait, et l'accusateur public pouvait le vérifier, Blandin ne se vantait pas, hélas... Enfermé à la Conciergerie, Émery deviendra l'aumônier secret de tous les malheureux -- ils sont des milliers -- promis à la guillotine. Ayant organisé sa vie comme s'il était encore dans son séminaire, il lit et relit beaucoup. La Somme de saint Thomas d'Aquin notamment : « Jamais sans cela, dira-t-il, je n'aurais eu le loisir, ni peut-être le courage de lire cet ouvrage fondamental. » 43:331 Consolateur des condamnés -- grâce à Jean Montagne et à Mme de Candé qui avaient reçu l'autorisation de le visiter, le prêtre se faisait remettre, dans des petites pyxides d'argent, des hosties consacrées -- Émery bénéficia de deux prêtres incarcérés avec lui : l'abbé Saunier, ex-aumônier de l'Hôtel-Dieu de Blois et l'abbé Ploquin, ancien économe du petit séminaire de Paris. Poursuivis comme réfractaires, l'un et l'autre seront guillotinés. Le premier, le 29 octobre 1793 ; le second le 25 février 1794. En octobre 1793, Émery voit arriver à la Conciergerie le célèbre Adrien Lamourette. Ancien lazariste, ami de Mirabeau, chantre de l'Église constitutionnelle, Lamourette avait obtenu l'évêché de Lyon après avoir été sacré par l'évêque jureur Gobel. Député du département de Rhône-et-Loire, Adrien Lamou­rette était devenu un personnage à succès à l'Assemblée législa­tive. Le 7 juillet 1792, alors qu'il avait prononcé un discours particulièrement lacrymatoire sur la nécessaire réconciliation des partis, une grande émotion s'était emparée des buveurs de sang. Sur tous les bancs de l'Assemblée, on avait alors fraternisé, on avait chanté, on s'était embrassé, on s'était juré de s'aimer toujours. Le soir même, la guerre des clans reprenait plus cruelle que jamais. L'histoire a gardé le souvenir de cette folle journée dans une expression signifiante : le « baiser Lamourette ». Impliqué dans le soulèvement de Lyon, Lamourette avait été arrêté par ses anciens complices et envoyé à Paris pour y être jugé et, si possible, raccourci. Enfermé dans la même cellule que l'ancien député à l'Assem­blée législative, Beugnot (qui sera plus tard ministre de Napo­léon et de Louis XVIII), Clavière (ex-ministre des finances du cabinet Roland), M. de Saumesnil (ancien prieur de Solesmes), fréquentant régulièrement Émery, Adrien Lamourette retrouve la foi qu'il dit n'avoir jamais perdue. Le 8 décembre 1793, Clavière reçoit son acte d'accusation. Il s'est promis, depuis le début de son incarcération, de ne jamais laisser à ses bourreaux la joie de le condamner à mort. Le soir même, il réussit à dérober un couteau. Dans la nuit, ses compagnons de cellule sont réveillés par un râle ininterrompu Clavière s'est poignardé en plein cœur. 44:331 Lamourette appelle « au secours ». Personne ne leur répond. Alors tous les prisonniers, dirigés par l'ancien évêque jureur et M. de Saumesnil, vont tomber à genoux et prier pour le repos de l'âme de Clavière, calviniste impénitent et victime de la folie furieuse de ses anciens amis... Adrien Lamourette montera sur l'échafaud en janvier 1794, après avoir reçu les ultimes secours d'Émery auquel il a remis, quelques jours auparavant, sa rétractation de prêtre constitution­nel en lui demandant de la transmettre à Rome. Émery devenant encombrant à la Conciergerie, il fut trans­féré, le 14 avril, dans une des plus sinistres geôles de la Terreur Le Plessis, rue Saint-Jacques. C'était l'un des derniers cercles de l'enfer. On n'y allait que sur recommandation spéciale de Fouquier-Tinville et l'on y pourrissait en attendant de faire partie d'une charrette. S'y trouvaient, notamment, soixante-dix-sept magistrats qui avaient dénoncé certains décrets de l'Assem­blée constituante. Tous étaient promis à la guillotine M. de Sambucy, témoin de leur mort, écrit dans ses Mémoires : -- Je ne mets pas en doute que M. Émery n'ait pu voir en particulier tous les membres du Parlement de Paris qui furent guillotinés sur la place de la Révolution. Il m'était aisé de le juger au recueillement touchant et à la résignation profonde qui se faisaient remarquer dans chacun de ces hommes respecta­bles... Il en fut de même, peu de temps après, des membres du Parlement de Toulouse, qui furent exécutés à la Barrière du Trône. Ne doutant plus qu'il va lui-même être condamné à mort, Émery écrit à Jean Montagne : « *Adieu, mon cher Montagne. Si cette lettre vous parvient avant ma mort, vous me secourrez pour ce moment par vos prières et par celles des personnes que vous voudrez bien avertir de ma situation. Je meurs plein de confiance dans la miséricorde de Dieu, qui n'a jamais éclaté sur moi plus sensiblement que dans les derniers moments de ma vie... Que la bénédiction de M. Olier et de tous les saints prêtres de la Compagnie tombe et repose sur vous !* » En juillet 1794, une nouvelle charge est relevée contre le saint prêtre. Le 7 du mois, un certain Demonceaux, secrétaire général du comité révolutionnaire Mucius Scœvola (la ci-devant citoyenne section du Luxembourg...) a adressé une dénonciation contre le citoyen Émery. 45:331 Il en ressort que ce dernier aurait, avant d'être emprisonné, confié à un perruquier de la rue des Cannettes, le citoyen Bertin, des médailles d'or, 1200 livres en assignats, 14000 livres en billets à ordre. On perquisitionne chez le perruquier et on découvre l'argent et les médailles en or. Ces médailles étant, circonstance aggra­vante, aux effigies de Charles VII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Ce coup-ci, le sort de l'ancien supérieur de Saint-Sulpice est scellé... Il sera de nouveau sauvé : le 9 thermidor (27 juillet), Robespierre est déboulonné. Il faudra pourtant attendre de longs mois encore pour que, le 25 octobre 1794, Émery soit enfin libéré. Il survivra dix-sept ans à la Terreur et s'éteindra le 2 avril 1811, dans le petit logement situé à l'angle de la rue du Pot-de-Fer et de la rue de Vaugirard après qu'il eut dû, sur ordre de Napoléon, abandonner la direction de son séminaire, confisqué aux sulpiciens et transformé en séminaire diocésain. Dans une longue lettre datée du 13 octobre 1795 et adressée au pape, l'ecclésiastique de fer décrit les abominations de la Terreur. Il précise : « Ce qui consolera beaucoup Votre Sainteté, et ce que je peux avouer avec confiance, c'est que les prêtres constitutionnels qui ont péri en grand nombre, ont tous, avant d'être conduits au tribunal, condamné le serment qui les avait liés à la constitution civile, et demandé instamment d'être réconciliés à l'Église ; tous ont protesté qu'ils n'avaient jamais cessé de croire et de recon­naître la primauté du Saint-Siège. » Et il ajoute, oubliant humblement de dire quel fut son rôle, en l'occurrence : « Presque toutes les personnes qualifiées qu'il avait vu condamner s'étaient confessées avant leur exécution et avaient montré la résignation la plus héroïque ; qu'en général, ceux-là mêmes, qui n'avaient pas mis ordre à leur conscience avant leur jugement, avaient pu néanmoins recevoir les secours religieux, la Providence ayant permis qu'il n'y eût presque pas d'exécutions où n'ait assisté quelque prêtre. » 46:331 #### II. -- Les aumôniers de la guillotine. « Trop souvent, écrit Jacques Hérissay ([^15]), les prisons de la Terreur ont été dépeintes comme des lieux de débauche dont les occupants, cherchant à s'étourdir, ne songeaient qu'à jouir des dernières heures qui leur restaient à vivre. Il y eut sans doute bien des scandales, et les survivants se sont complu à les raconter. Il faut être indulgent à ces faiblesses, en songeant aux angoisses atroces traversées, à l'ébranlement physique qui en résultait, surtout en considérant que la société, appelée à subir ces bouleversements, était cette même société imprégnée de scepticisme, de philosophisme, d'amour du plaisir, dont les Voltaire, les d'Alembert, les Rousseau et les Diderot avaient été les mauvais bergers. » Mais Jacques Hérissay précise : -- A côté de ces aventures dont elles furent le théâtre, les geôles virent se dérouler des scènes bien différentes dont la confession d'un Custine, l'apostolat d'un Bimbenet de la Roche, la fin d'un Mouchy, le repentir d'un Philippe Égalité, d'un Gobel, d'un Fauchet, nous ont donné de dramatiques exemples. Un des plus célèbres retours à Dieu pendant la Terreur est celui d'un des plus célèbres disciples de Voltaire, le littérateur La Harpe. Dès les débuts de la Révolution, cet athée militant s'était coiffé d'un bonnet phrygien et s'en était allé déclamer, partout où l'on voulait bien de lui, quelques méchants bouts rimés à la gloire de la liberté... Jalousie de métier ou prurit de critique, La Harpe avait eu l'imprudence de parler ironiquement des « pré­tendus talents oratoires » de Robespierre. Il n'en fallut pas plus pour qu'on l'arrête et qu'on l'enferme au Luxembourg. Il y côtoya l'abbé de Fénelon, ancien prieur de Saint-Sernin-des-Bois, évangélisateur des Savoyards, arrêté et emprisonné le 31 décembre 1793. L'abbé de Fénelon sut ramener de nom­breuses âmes à la religion. Dont, semble-t-il, La Harpe. Libéré après le 9 thermidor, le terrible voltairien fera paraître une traduction des Psaumes et finira sa vie dans la prière et l'amour de Dieu. 47:331 L'abbé de Fénelon fut condamné à mort le 7 juillet 1794. En montant dans la charrette qui l'emporte, avec soixante autres malheureux, vers la guillotine, M. de Fénelon aura ces mots : -- Quel bonheur de mourir pour avoir fait son devoir ! C'est mourir pour Jésus-Christ. Chose incroyable, il put obtenir que le bourreau lui délie les mains afin de pouvoir donner l'absolution aux condamnés. Il obtint même du terrible Sanson de n'être exécuté que le tout dernier, exhortant jusqu'au bout les suppliciés : « Mes chers camarades, Dieu exige de nous un grand sacrifice, celui de notre vie. Offrons-le Lui de bon cœur, c'est un sûr moyen d'en obtenir miséricorde. Ayons confiance en Lui : Il nous accordera le pardon de nos péchés. » \*\*\* Après leur dispersion, les carmélites de Compiègne s'étaient clandestinement regroupées et occupaient trois maisons conti­guës où elles avaient repris leur vie de cloîtrées. Pour brouiller les pistes, elles avaient accepté de prêter le serment de Liberté-Égalité. Dénoncées, pourtant, comme « conspiratrices », on per­quisitionna dans les maisons. Outre une correspondance qui ne laissait aucun doute quant aux sentiments des carmélites quant à la Révolution, on découvrit des poésies royalistes et un portrait de Louis XVI. Conduites à Paris en compagnie de l'auteur des poésies, Mulot de la Ménardière, les seize carmélites furent jugées le 17 juillet 1794. Le soir même, elles montaient à l'échafaud, Fouquier-Tinville s'étant particulièrement intéressé à leur sort... Elles marchèrent au supplice en chantant le *Miserere* et le *Salve Regina* tout le long du chemin. Arrivées place du Trône -- où avaient lieu désormais les exécutions -- elles entonnèrent le *Veni Creator.* Sœur Constance fut la première à mourir. La Mère Prieure fut exécutée la dernière. 48:331 On dépêcha ensuite Mulot de la Ménardière et treize autres condamnés. Le massacre terminé, les trente cadavres furent transportés dans l'enclos des chanoinesses de Saint-Augustin. ([^16]) \*\*\* Parmi les prêtres les plus admirables qui, à l'heure des plus grands dangers, prirent tous les risques pour se trouver sur le chemin des condamnés et, au milieu d'une foule hostile, se faire reconnaître d'eux, il convient de citer l'abbé de Bruillart. Sous le nom de « Philibert », le prêtre suivait les charrettes de la Conciergerie et, plaqué contre les gardes nationaux, se faisait reconnaître des condamnés. Dans les quelques souvenirs qu'il voulut bien confier, en 1848, au chanoine Révolt, « Philibert », devenu alors Mgr de Bruillart, évêque, de Grenoble, évoque un jeune homme d'une trentaine d'années qui, assis à rebours dans la charrette, bavar­dait et riait avec ses voisins comme s'il partait pour une promenade de santé. « Celui-là ne me verra pas », pensa « Phili­bert ». Pourtant, au moment de mourir, le malheureux à qui le prêtre avait accordé l'absolution, cria d'une voix forte : « Je meurs pour mon Dieu, pour mon Roi, je pardonne ma mort... » Un autre jour, un employé des magasins de fourrages de la République ayant été condamné à mort, l'abbé de Bruillart suivit son convoi. Il tenta, par les moyens habituels, d'attirer l'attention du malheureux. En vain. Alors, nous dit le chanoine Révolt, « il invoqua pour sauver cette âme tous les saints de la Compagnie de Saint-Ignace, jusqu'aux trois martyrs du Japon ». L'homme sortit de son accablement, regarda le prêtre et reçut l'absolution « avec un air de piété et une prononciation de prières qui annonçaient que le ciel allait pardonner à celui que la terre rejetait peut-être injustement de son sein ». Pour le relayer, « Philibert » avait des commandos d'abbés qui, comme lui, portaient des noms de guerre : « Charles » (l'abbé Magnin), « Kérabnant » (l'abbé de Kéravenant), « Sambray » (l'abbé de Sambucy), « Martin » (l'abbé Malbeste, ancien vicaire de Saint-Paul), « Duché » (l'abbé Cirriez, prêtre attaché à Saint-Germain l'Auxerrois), « Pastel » (l'abbé Guillon, ex­aumônier et bibliothécaire de la princesse de Lamballe)... 49:331 Deux disciples de l'abbé Émery, MM de Kéravenant et de Sambucy, eurent la chance, malgré les risques énormes qu'ils prirent, de survivre à la Terreur. Pierre-Marie-Joseph Grayo de Kéravenant avait pourtant été arrêté le 15 août 1792, dans la maison de campagne de la Compagnie de Saint-Sulpice, à Issy, au motif qu'on y avait remarqué des réunions de prêtres insermentés. Transféré à Paris et enfermé aux Carmes, il avait pu échap­per aux tueurs de septembre en se cachant dans les combles des commodités. Pendant deux ans, il plongera dans la plus totale clandestinité sans jamais quitter Paris et, surtout, sans jamais interrompre son apostolat. Jacques Hérissay indique ([^17]) : « On le retrouve rue Cassette, mêlé à l'existence des carmélites qui, chassées de leur couvent de la rue de Grenelle, avaient reconstitué là une petite communauté sur laquelle veillait le P. de Clorivière -- un jésuite dont la vie est un véritable roman... M. de Kéravenant fréquentait la mai­son sous prétexte de donner à ses habitantes des leçons de dessin, et nul ne s'étonnait d'y voir pénétrer cet artiste portant sous le bras son carton et ses crayons. En réalité, il venait confesser les religieuses et leur donner les sacrements... Cela se saura plus tard, quand une des saintes filles, la sœur Vitasse, écrira le récit des épreuves qu'elle et ses compagnes auront traversées jusqu'à ce que le 9 thermidor les délivre. » Épisode tragi-comique dans ce délire de haine et de sang, la confession de Danton lui-même par l'abbé de Kéravenant, tel que nous l'a rapporté Lenôtre ([^18]). On se souvient que Danton, veuf de Gabrielle Charpentier, avait souhaité épouser Louise Gély, alors âgée de quinze ans. -- Je veux bien vous marier, avait dit la gamine. Mais à la condition que vous vous confessiez à un prêtre non jureur. -- Jamais ! avait tonné Danton. Puis il avait cédé... 50:331 Comme sa police était bien faite, Danton n'ignorait pas que l'ancien vicaire de Saint-Sulpice se cachait dans un taudis de Saint-Germain-des-Prés. Un soir de juin 1793, l'abbé de Kérave­nant entend frapper à sa porte. Il n'attend personne et personne ne devrait savoir qu'il se cache là. Il ne bouge pas. Mais on continue de frapper. Plus fort. Finalement, la vieille servante va ouvrir. C'est Danton. Sans se présenter, il s'avance vers le prêtre. -- Monsieur l'abbé, je viens me confesser. Seriez-vous assez bon pour m'entendre et m'absoudre ? L'abbé de Kéravenant n'hésite pas : -- Agenouillez-vous, mon fils. Et Danton s'agenouilla. Et se confessa. La tradition prétend que le prêtre bénit par la suite le couple. Et qu'il fut présent, le 5 avril 1794, quand Danton le guillotineur fut guillotiné à son tour. Costumé en sans-culotte, l'abbé aurait pu, au détour d'une rue, saisir le regard de Danton, et lui faire comprendre qu'il lui accorde l'absolution. C'est du moins ce que racontera plus tard la mère très âgée de Louise Gély, ajoutant : -- Ah ! je suis au moins bien tranquille sur le sort de notre pauvre Danton. Après la Terreur, l'abbé de Kéravenant reprit son office dans l'ancienne paroisse de Saint-Sulpice. Ayant assisté à l'échafaud Georges Cadoudal, qui était un peu de sa parenté, le bon abbé déplut beaucoup à Napoléon et s'exila dans le Loir-et-Cher. A la chute de l'Empire, il revint à Saint-Sulpice puis fut nommé, en 1816, à la cure de Saint-Germain-des-Prés. Il n'en bougea plus jusqu'à sa mort, le 26 mai 1831. Le 13 juillet 1794, les gardes nationaux et des membres du Comité de surveillance révolutionnaire envahissaient un immeu­ble situé au 27 de la rue de la Barillerie ([^19]). Sous l'enseigne « A la flotte ci-devant anglaise », on vit réapparaître les gardes, traînant derrière eux la citoyenne Bergeron, patronne de l'atelier, et l'un de ses ouvriers forgerons. Plus tard, encore, les policiers appréhendèrent le camarade du forgeron, un tourneur en métaux fort estimé dans le quartier. Tout le quartier, d'ailleurs, s'étonna de cette opération de police chez la citoyenne Bergeron, connue pour être une patriote exemplaire : 51:331 -- Une personne bien méritante, disait-on. Pensez, en 1780 son mari est tombé paralysé et il a fallu qu'elle s'occupe toute seule de l'atelier... -- Ben oui, reprenait un autre. Et en avril 1792, pendant la guerre, elle a mis son atelier à la disposition de la défense nationale pour la fabrication des armes. Et comme les Anglais étaient devenus nos ennemis, elle avait changé l'enseigne « A la flotte anglaise » en : « A la flotte ci-devant anglaise ». -- Et c'est même pour pouvoir assurer le surcroît de travail qu'elle avait engagé ces deux jeunes gars... En fait de « jeunes gars » venus de leur Tarn-et-Garonne et de leur Aveyron, il s'agissait de Charles de Ramond-Lalande, ex-prêtre en Sorbonne, réfractaire, et d'Antoine de Sambucy-Saint-Estève, un des derniers élèves ordonnés du séminaire de Saint-Sulpice. Depuis dix-huit mois, avec la complicité de Mme Bergeron, les deux prêtres disaient leur messe quotidienne dans une cha­pelle installée sous les combles. N'y assistaient, en principe, que la maisonnée et des amis très sûrs. Mais quelqu'un avait parlé. Trop parlé. Ou envoyé une dénonciation anonyme à la police. L'enquête déterminera que les deux réfractaires allaient tous les jours dans Paris baptiser des bébés, donner l'extrême-onction, bénir des mariages, assister des condamnés à mort. L'abbé de Ramond-Lalande avait été surpris par les gardes nationaux au moment où il prononçait l' « Ite Missa Est ». Quant à Mme Bergeron, elle avait lancé aux janissaires : -- J'avoue qu'en vertu de la loi sur la liberté des cultes j'ai effectivement engagé le citoyen Lalande, simple prêtre, non fonctionnaire public, pour venir dire la messe chez moi. -- Tu savais que c'était un réfractaire, citoyenne ? -- Bien sûr. S'il ne l'avait pas été, je ne l'aurais pas reçu. Je me suis procuré facilement le nécessaire ([^20]) : la vente s'en fait journellement. 52:331 Cette pratique, purement intérieure, n'a jamais pu heurter l'opinion particulière vu la prudence que j'y mettais... Est-ce que je mérite des reproches sur mon patriotisme, mon devoir social, ma soumission aux lois de police, même à celles qui sont opposées à mes opinions religieuses ? Le 18 juillet, le Comité de sûreté générale, peu sensible aux arguments de la citoyenne, commandait qu'elle soit conduite à la Force. L'abbé de Sambucy fut maintenu au Luxembourg où il avait été mené. L'abbé de Ramond-Lalande envoyé à la Conciergerie. Ils eurent la chance d'être oubliés. Et d'arriver ainsi au 27 juillet, ce 9 thermidor qui sauva quelques têtes... Ils ne furent pas pour autant immédiatement remis en liberté. Mme Bergeron rentrera chez elle le 30 septembre 1794. L'abbé de Sambucy fut élargi le 5 novembre. L'abbé de Ramond-Lalande quelques jours plus tard. Il ouvrit alors un oratoire privé en l'ex-cloître Notre-Dame puis un second, sous le Directoire, en la Sainte-Chapelle-Basse. Au Concordat, il fut nommé curé de Saint-Thomas-d'Aquin puis, en 1817, évêque de Rodez ([^21]). Désigné comme curé des Carmes, en 1802, l'abbé de Sam­bucy deviendra par la suite chanoine titulaire de Notre-Dame de Paris ([^22]). Et la courageuse Mme Bergeron ? L'histoire ne nous en dit hélas rien. Ce qui est fort dommage car nous avons comme une curiosité à l'égard de cette femme qui, au plus fort de la tempête, quand beaucoup d'hommes courbaient l'échine, a fait preuve d'une formidable fermeté d'âme. Alain Sanders. 53:331 ### Du libéralisme économique au libéralisme philosophique par Christophe Geffroy «* Non, la nature, non, le jeu spontané des lois naturelles ne suffisent pas à éta­blir l'équilibre économique. Mais prenons garde ; ces lois, auxquelles il serait fou de vouer une confiance aveugle et mysti­que, il serait encore plus fol de les négli­ger. *» (Charles Maurras.) ([^23]) APRÈS UNE ASSEZ LONGUE ÉCLIPSE, le libéralisme économique est redevenu de mode depuis le début des années 1980. Le retour de ce libéralisme, cependant, peut paraître paradoxal à une époque où il ne cesse de régner en maître dans la philosophie, la morale ou la religion. 54:331 Prisonnière des idéolo­gies post-keynésiennes et socialistes, l'économie était seule demeurée relativement hostile aux thèses néo-libérales. Les difficultés des années 1970 leur donnèrent un nouvel élan ; la crise économique, la socialisation croissante des pays occiden­taux et finalement l'élection du Président Reagan contribuèrent largement à remettre en cause les doctrines keynésiennes de « l'État providence ». Aujourd'hui, dans un pays comme la France, à ce point paralysé par une bureaucratie étatique envahissante, que penser de l'enseignement des économistes néo-libéraux ? L'objet de cet article est de tenter de donner une réponse à cette question en l'articulant autour des points suivants : l) une libéralisation de l'économie française est aujourd'hui indispensable ; 2) ce qui ne donne pas pour autant raison aux théories du libéralisme écono­mique dont les origines sont entachées de graves erreurs... 3) qui le font presque inévitablement tomber dans le libéralisme tout court ; 4) en conséquence, et ce sera la conclusion, entre libéra­lisme et socialisme doit exister une autre voie. #### *La nécessité d'une libéralisation de l'économie* La nécessité d'une libéralisation de l'économie ne relève d'aucun préjugé idéologique ou dogmatique mais d'un simple constat : bureaucratie, technocratie, étatisme, complexité admi­nistrative, fiscalité, etc, sont autant de tendances qui ne datent pas d'hier et qui paralysent de plus en plus les initiatives indispensables à la bonne marche d'une économie. Un chiffre résume cette dangereuse évolution ; en 30 ans, les prélèvements obligatoires (impôts plus charges sociales) sont passés en France d'un peu plus de 30 % à environ 45 %, ce qui signifie qu'un Français travaille aujourd'hui en moyenne presque un jour sur deux pour alimenter les caisses de l'État. Le socialisme mitter­randien est loin d'être le seul responsable de cette situation. Il n'a fait que suivre la courbe amorcée par ses prédécesseurs, le « libéralisme avancé » de M. Giscard d'Estaing ayant à lui seul fait progresser les prélèvements obligatoires de 37 % en 1974 à 43 % en 1981. Force est de reconnaître que M. Mitterrand n'a pas fait mieux. 55:331 Les difficultés économiques de la France (chômage, compéti­tivité industrielle, déficit extérieur, etc) ont à l'évidence un lien avec la socialisation de son économie. Il n'est, pour s'en convaincre, que d'observer les pays dont l'économie est la plus prospère : Allemagne fédérale, Suisse, Japon, États-Unis, Grande-Bretagne même, autant de pays dans lesquels la sociali­sation est bien moins avancée qu'en France ou qui ont opéré un salutaire changement d'orientation ([^24]). Dans les pays moins développés, le constat est le même ; le Chili, conseillé par les monétaristes américains, est aujourd'hui le seul pays d'Amérique latine à avoir une inflation inférieure à 20 %. En Asie, la Corée du Sud, Taïwan ou Singapour connaissent des taux de crois­sance sans commune mesure avec ceux de leurs voisins socia­listes ou communistes. Certes, tout n'est pas pour autant idyllique dans ces pays. La santé générale d'une nation ne se mesure pas qu'à son économie. Et de graves inconvénients sont parfois apparus, comme en Grande-Bretagne où un pan non négligeable de la propriété industrielle est passé sous contrôle étranger, japonais notam­ment. Il n'en reste pas moins vrai que d'un simple point de vue économique, ils ont mieux réussi que les pays plus socialisés. Durant l'ère Reagan, par exemple, se sont créés plus de 14 millions d'emplois nouveaux tandis que la France en perdait 100.000 par an dans le même temps. La fameuse courbe d'Ar­thur Laffer, pour simpliste qu'elle soit, n'en décrit pas moins une réalité incontournable : lorsque les prélèvements de l'État sont nuls, ses rentrées financières le sont évidemment également ; mais si par hypothèse ils représentaient la totalité du revenu national, les ressources fiscales disparaîtraient rapidement puis­que plus personne ne travaillerait ; entre ces deux extrêmes existe un maximum qui correspond au meilleur rendement de l'impôt ; passé ce maximum, plus l'imposition augmente et plus diminue la masse financière imposée. A l'inverse, toujours au-delà de ce maximum, toute baisse d'impôts est susceptible de rapporter davantage à l'État en raison de l'activité supplémen­taire qu'elle engendre ([^25]). D'où l'intérêt pour tous de ne pas dépasser ce point, ce que nos gouvernants successifs semblent n'avoir toujours pas compris. 56:331 Doit-on pour autant épouser le libéralisme pour vouloir baisser l'emprise de l'État sur la vie économique ? Certes non. Remettre l'État à sa place ne signifie pas lui enlever ses prérogatives propres ni même lui dénier le droit et le devoir d'intervenir dans un certain nombre de domaines, ce que contestent forte­ment les libéraux. Pour le comprendre, tâchons de dégager les grands axes de la doctrine du libéralisme économique. #### *Le libéralisme économique des théoriciens* Bien que l'école libérale regroupe des courants aux analyses parfois divergentes, toutes s'accordent sur les grands principes qui sont ceux hérités des économistes dits « classiques », dont Adam Smith est le premier grand maître. Dans son célèbre ouvrage *Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,* publié en 1776, il pose les bases de toute la doctrine libérale : condamnation de tout interventionnisme, apologie de la liberté, de la concurrence, du marché et du libre-échange. A sa suite, Milton Friedman, célèbre économiste néo-libéral améri­cain, définit le libéralisme comme le mouvement qui « faisait de la liberté le but ultime de la société, et de l'individu son ultime entité. A l'intérieur, ce mouvement prônait le laisser-faire comme moyen de réduire le rôle de l'État dans le domaine économique, et par conséquent, d'accroître celui de l'individu ; à l'extérieur, il voyait dans le libre-échange l'instrument qui permettait de créer entre les nations un lien pacifique et démocratique ». ([^26]) Fondamentalement, le grand principe du libéralisme est d'af­firmer que le système économique tend naturellement vers l'équi­libre par les seules forces du jeu de l'offre et de la demande sur le marché, cet équilibre étant optimum en situation de concur­rence aussi pure et parfaite qu'il est possible. 57:331 Deux éléments sont donc à la base de cette doctrine : la concurrence précisé­ment, qui est l'élément moteur régularisant le marché, et la non-intervention de l'État, dont le seul rôle économique légitime se borne à la maintenir, toute ingérence étant par nature impuis­sante ou nuisible, en tout cas conduisant à une situation plus mauvaise que celle qui résulte mécaniquement et automatique­ment du jeu des forces économiques. C'est la fameuse « main invisible » d'Adam Smith qui régule l'activité économique mieux que quiconque. D'où l'adage bien connu des libéraux : « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins ». Cette liberté du marché ne se limite nullement à l'État-Nation, mais la logique de la doctrine veut qu'on l'étende à la planète entière (chacun étant censé en retirer bénéfice par une meilleure division du travail), d'où le caractère toujours très libre-échangiste des libéraux, hostiles à toute entrave au commerce international. \*\*\* N'étant pas économiste, mon dessein n'est pas de critiquer les thèses libérales d'un point de vue économique, mais d'en analyser quelques conséquences générales. Beaucoup des principes du libéralisme économique ne sont pas mauvais en soi. La propriété privée des moyens de production, l'économie de mar­ché régulée par une saine concurrence sont choses souhaitables qui ne datent d'ailleurs pas de l'avènement des premières doc­trines libérales du XVIII^e^ siècle. L'erreur n'est donc pas tant dans les principes que dans leur systématisation poussée à un degré d'absolu intangible. Prenons l'exemple de l'État. C'est un fait qu'il est devenu en France omnipotent en s'occupant de beaucoup de fonctions qui ne sont pas les siennes alors qu'il remplit très mal celles qui sont sa prérogative propre (sécurité, par exemple). Faut-il pour autant en conclure que *toute* intervention de l'État est *par nature* toujours mauvaise et qu'elle ouvre irrémédiablement la porte à l'étatisation de la société entière ? Bien sûr que non. Que deviendrait la télévision (déjà ô combien pourrie) si, entièrement privatisée, elle était laissée au seul jeu du marché concurrentiel ? On en a un avant-goût : publicité omniprésente, abrutissement intellectuel par les jeux, pornographie, etc. En l'occurrence, la logique du marché conduit ici à l'évacuation de tout programme de qualité au profit de ce qui « rapporte ». L'amélioration des taux d'écoute, qui est la finalité d'une chaîne privée, la pousse, si on ne lui impose pas des obligations, à diffuser, non ce qui est enrichissant, mais ce qui est censé plaire à la majorité. Dès lors que l'on pose, comme les libéraux, que le profit est une loi intangible, la logique du système appelle ces excès. 58:331 L'État minimum est pour les libéraux un des dogmes de base de leur croyance. Toute volonté humaine est impuissante devant le fait décrété une fois pour toutes vérité immuable que toute intervention de l'État est par essence mauvaise. Soit parce que le fonctionnaire tend inéluctablement à abuser de son pouvoir ; soit parce que, même sans cette tendance, toute la meilleure volonté du monde ne lui permet pas d'accomplir une tâche utile par le seul fait qu'elle émane de l'État. Un des fondateurs de l'école néo-libérale autrichienne, Ludwig von Mises, écrivait que « l'idée que l'intervention du pouvoir politi­que constitue une « solution » aux problèmes économiques conduit, dans tous les pays, à des situations qui, à tout le moins, sont fortement insatisfaisantes et, fréquemment, sont rigoureuse­ment chaotiques ». ([^27]) Le diagnostic a au moins l'avantage d'être simple : toutes les difficultés économiques proviennent presque immanquablement de l'ingérence de l'État. La crise de 29 ? C'est l'État ! Le chômage ? C'est l'État ! Etc. Comment ne pas voir une analogie avec cette scène du *Malade imaginaire* de Molière : *Argan* -- Je sens de temps en temps des douleurs de tête. *Toinette* (déguisée en médecin) -- Justement, le poumon. *Argan* -- Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux. *Toinette* -- Le poumon. *Argan* -- J'ai quelquefois des maux de cœur. *Toinette* -- Le poumon. Etc. Inutile de dire que cette scène s'applique tout autant si ce n'est plus au socialisme, bien plus éloigné encore de la réalité et de l'expérience que ne l'est le libéralisme. Le fait que le libéra­lisme est à l'évidence économiquement plus efficace que le socialisme en est sans doute une preuve suffisante. C'est aussi la preuve que le libéralisme porte en lui plus de vérités que son frère ennemi. 59:331 Pour les libéraux, toute intervention de l'État est nécessaire­ment nuisible, parce qu'ils ne raisonnent qu'en termes d'efficience économique. Rien dans leur système n'étant au-dessus de l'efficience, tout ce qui pourrait l'entraver doit céder. Le vrai libéralisme ne connaît pas l'intérêt national. Seul compte l'intérêt des consommateurs qui prime tous les autres intérêts dont celui de la Nation. Qu'importe la disparition d'une industrie stratégi­que, si le consommateur trouve à l'étranger les mêmes produits à un coût inférieur. C'est pourquoi la logique du libéralisme conduit à l'internationalisme et finalement à la négation même de la Nation comme entité propre. Le libéral a ainsi toujours été un ennemi du nationalisme, sa doctrine exigeant la mondialisa­tion de l'économie par un commerce sans entrave. Ni les marchandises, ni l'argent, ni les personnes ne doivent connaître de frontières ou d'empêchements de quelque sorte. Tous les grands économistes libéraux, Mises, Hayek, Friedman, Popper, etc, ont condamné le nationalisme (qu'ils identifient d'ailleurs à l'étatisme !) et prôné la suppression des frontières. L'économiste libéral contemporain Jean-Jacques Rosa écrit : « Elle (il parle de la Nouvelle Droite) reste attachée à une défense de l'État-Nation qui n'a plus grand sens à notre époque où l'économie devient de plus en plus transnationale. Nous, nous sommes de notre temps : mondialistes. » ([^28]) Un autre grand esprit libéral, Karl Popper, écrit : « Le principe des nationalités ou de l'État-Nation est d'autant plus indéfendable qu'aucun critère territorial, racial, linguistique, culturel ou religieux ne permet de définir clairement en quoi consiste une nation ; et qu'il est dangereux de fonder une théorie politique sur une fiction ou sur un mythe. » ([^29]) L'avis de Ludwig von Mises, que les économistes néo-libéraux reconnaissent comme leur grand maître est particulière­ment significatif. Dans *Le Gouvernement omnipotent*, publié en 1947, il écrit : « Le principe des nationalités ne représente pas la solution libérale du problème international (...) Les conflits de frontières doivent être réglés par plébiscite (...) L'homme n'ap­partient ni à sa langue, ni à sa race ; il n'appartient qu'à lui-même. » ([^30]) 60:331 Plus loin, la vision de la société libérale qu'il dépeint est proprement extraordinaire. C'est la parfaite utopie du messianisme temporel : le libéralisme apportera la paix mondiale et le paradis terrestre. Voici le passage de Mises : « *Afin de saisir le sens du programme libéral, nous devons imaginer un ordre mondial dans lequel le libéralisme serait souverain. Ou tous les Étais sont libéraux, ou ils sont en nombre suffisant pour que leur union puisse repousser une attaque d'agresseurs militaristes. Dans ce monde libéral ou dans la partie libérale du monde, il y a propriété privée des moyens de production ; l'action du marché n'est pas gênée par l'intervention de l'État. Il n'y a pas de barrières doua­nières, les hommes peuvent vivre et travailler là où ils veulent. Des frontières sont tracées sur les cartes mais elles n'empê­chent pas les migrations humaines ni le transport des mar­chandises. Les nationaux ne jouissent d'aucun droit qui soit refusé aux étrangers. Les gouvernements et leurs fonction­naires restreignent leurs activités à la protection de la vie, de la santé et de la propriété contre toute agression frauduleuse ou violente. Ils ne font pas de discriminations contre les étrangers. Les tribunaux sont indépendants et protègent tout le monde avec efficacité contre les empiétements de l'adminis­tration. Les individus peuvent dire, écrire et imprimer ce qu'ils veulent. L'enseignement n'est pas soumis à l'intervention de l'État. Les gouvernements sont comme des veilleurs de nuit chargés par les citoyens de gérer le pouvoir de police. Les hommes en place sont considérés comme de simples mortels et non comme des surhommes ou des autorités paternelles ayant le droit et le devoir de tenir le peuple en tutelle. Les gouvernements n'ont pas le droit de prescrire aux citoyens la langue qu'ils doivent utiliser dans leurs rapports quotidiens, ni dans quelle langue ils doivent élever et instruire leurs enfants. Les organes administratifs et les tribunaux doivent se servir de la langue de chaque homme avec lequel ils ont affaire, pourvu que cette langue soit parlée dans le district par un nombre raisonnable d'habitants. Dans un tel monde, la place des frontières ne fait aucune différence* (*...*) *Dans un tel monde, le peuple de chaque village ou district pourrait décider par plébiscite à quel État il veut appartenir.* 61:331 *Il n'y aurait plus de guerre parce qu'il n'y aurait plus de motif d'agression* (*...*) *La réalité où nous devons vivre diffère énormément de ce monde parfait du libéralisme idéal ; mais cela est dû seulement au fait que les hommes ont rejeté le libéralisme pour l'étatisme.* » ([^31]) Tout commentaire est superflu ; le texte se suffit à lui seul. Même les marxistes n'ont pas été plus loin dans l'utopie et dans l'élimination du concept de nation. Aussi les libéraux sont-ils bien mal placés pour accuser les socialistes de s'appuyer sur une idéologie utopique : ne font-ils pas la même chose ? \*\*\* Une des causes de l'excès systématique dans lequel tombe le libéralisme réside peut-être dans le haut degré d'abstraction mathématique de la science économique en général et des théories libérales en particulier. Cela les rend parfois très sédui­santes intellectuellement, mais le risque n'est-il pas grand de les voir dangereusement s'éloigner de la réalité concrète ? Entre le modèle mathématique de l'équilibre du marché en concurrence pure et parfaite aux hypothèses irréalistes et la réalité économi­que existe un monde de différence : celui de la théorie à la pratique. Comment, par exemple, intégrer le comportement humain dans une équation mathématique ? Certes, les modèles théoriques sont nécessaires et utiles, encore faut-il se garder de généraliser trop hâtivement les conclusions qu'ils peuvent fournir. Cette propension à la théorie n'empêche pas les économistes libéraux de se prétendre avant tout empiriques. « Le caractère particulier du libéralisme dans la pensée économique, écrit l'un d'eux, est que c'est la seule doctrine qui soit née de l'observation méthodique et non de l'imagination d'un homme. » ([^32]) Il me semble que les théories libérales ont au contraire un degré d'abstraction qui, s'il n'est peut-être pas dénué d'intérêt, permet difficilement de les faire passer comme nées seulement de l'ob­servation. 62:331 Bien que les économistes libéraux s'en défendent, le libéralisme est au départ une idéologie dont les bases s'appuient bien plus sur des postulats nés dans le cerveau de quelques hommes que provenant d'une quelconque méthode expérimen­tale, comme l'atteste le texte de Mises cité plus haut. On l'a vu, la doctrine libérale assure que l'équilibre et le bien social résul­tent mécaniquement du seul jeu naturel des forces économiques. Quelle « observation méthodique » a systématiquement corro­boré cet axiome ? Bien que les faits économiques aient régulière­ment démenti ce bel optimisme, les libéraux n'en ont pour autant jamais changé leur principe de base, prétextant toujours que telle ou telle condition n'était pas remplie : n'est-ce pas la preuve qu'il n'est pas une hypothèse forgée par l'observation, mais bien un acte de foi qui relève de l'idéologie ? Quel moyen empirique d'ailleurs existerait-il pour vérifier un modèle pure­ment idéal qui n'a jamais existé et qui est humainement irréalisable ? Ce caractère idéologique n'est pas le seul point commun entre le libéralisme et le socialisme. Leurs origines et leurs finalités sont également étrangement communes. \*\*\* Le parallèle entre le socialisme et le libéralisme est beaucoup plus profond que ne le laisse supposer leur rivalité apparente. Libéralisme et socialisme trouvent leurs racines dans le rationa­lisme qui enseigne l'existence de lois naturelles et immuables dans l'ordre politique et économique. Il suffit donc de trouver ces lois pour réaliser le meilleur système social possible. Fonda­mentalement, libéraux et socialistes sont d'accord sur le mythe de l'homme naturellement bon de Rousseau. Pour eux, le mal ne vient pas de l'homme mais seulement de l'inadéquation du système socio-économique. Que celui-ci change et s'améliore, tel qu'il a été pensé dans le cerveau de quelques-uns, et tout ira pour le mieux. Pour Marx d'un côté ou pour Mises de l'autre, il suffit d'appliquer leurs théories, communisme ou libéralisme, pour que tout se transforme subitement en paradis terrestre. Tous deux sont antichrétiens en ce qu'ils nient explicitement ou implicitement la tache du péché originel. Or, dès l'instant où l'on admet que le mal n'est plus dans l'homme, rien n'arrête plus le mythe du progrès continu et le pas n'est pas grand à franchir pour en venir à l'espérance d'une libération temporelle et politi­que de l'humanité. 63:331 Bien qu'évidemment inspiré du christianisme, ce messianisme perd tout son sens lorsqu'on le transpose de l'ordre surnaturel à l'ordre purement naturel. En ce sens, les deux frères ennemis sont bien dignes des philosophes du XVIII­^e^ siècle et de la Révolution qu'ils ont continuée chacun dans leur voie. En posant comme dogme que l'homme naissait libre, le libéralisme n'a pas cessé d'essayer de le dégager de ses cadres et de ses tutelles naturels ou historiques. Depuis la Révolution, le libéralisme a tout fait pour isoler l'individu et le livrer sans défense à la complexité croissante des rouages économiques. L'affranchissement des individus des liens sociaux traditionnels (corporations) ou du lien national tend à briser le pacte qui enserre l'homme dans cet ensemble de cercles concentriques bienfaisants que sont la famille, le métier, la cité et la nation. Comme le montre le texte de Mises, le libéralisme, s'il était appliqué dans toute sa logique, ferait de l'homme un déraciné sans patrie ni passé, sans histoire ni culture, n'ayant de comptes à rendre à personne d'autre que lui-même. Le libéralisme n'ad­met comme entité que l'individu assorti de son antithèse, l'hu­manité, gommant ainsi toutes les dimensions intermédiaires. Sous prétexte d'efficacité (on en revient toujours là comme la seule chose qui compte), le libéralisme défend le principe du contrat libre d'homme à homme, hors de toute institution susceptible de protéger les plus faibles contre les plus forts. La loi Le Chapelier, du 14 juin 1791, ne s'est pas contentée de supprimer les corporations qui protégeaient efficacement les plus démunis, elle a également interdit toute association ou coalition de travailleurs ou de patrons. Pendant presque un siècle, cette loi « révolutionnaire » et « bourgeoise » a laissé les ouvriers désarmés face au libéralisme sauvage qui sévissait alors. Ce n'est qu'en 1884 que la loi Le Chapelier fut abrogée. D'un point de vue théorique, le XIX^e^ siècle n'est-il pourtant pas l'âge d'or du libéralisme, l'expérience la plus proche de ses thèses sur la non-intervention de l'État ? Résultat : une croissance économique certes, mais à quel prix pour les plus pauvres ! Salaires miséra­bles, conditions de travail et de vie quasi bestiales, utilisation inhumaine des femmes et des enfants durant d'interminables journées de travail, etc. 64:331 La dislocation de la famille, la déchris­tianisation du monde ouvrier et finalement l'emprise des idées socialistes sont largement dues à ces excès nés du libéralisme incontrôlé du XIX^e^ siècle. \*\*\* Finalement, même si leurs conclusions économiques diver­gent fortement, libéralisme et socialisme partent de la même analyse basée sur le primat de l'économie, considérée comme la fonction déterminante de la société. Pour les libéraux, le rôle prédominant revient au marché tandis qu'il échoit au mode de production pour les socialistes. Mais dans les deux cas, le bien-être matériel est l'ultime fin que se fixe la société civile. L'écono­mie répond à des lois mécaniques qu'il convient de déterminer scientifiquement. Ainsi la théorie est-elle capable d'expliquer rationnellement la réalité économique. L'économiste libéral anglais Stanley Jevons, un des fondateurs du courant margina­liste, écrivait dans les années 1870 : « L'économique est la mécanique de l'utilité et de l'intérêt individuel. » ([^33]) L'homme ainsi implacablement soumis aux « lois économiques » demeure-t-il encore maître de son destin ? Cette abdication a beau se cacher derrière le mythe du Progrès, elle n'en reste pas moins sensible chez les uns et chez les autres. Le sens de l'histoire des marxistes devant aboutir au communisme n'est rien d'autre que la conséquence de l'analyse « scientifique » des lois économiques. Les libéraux sont-ils bien différents ? Qu'on se souvienne des économistes classiques du siècle passé qui s'opposaient à toute mesure en faveur des pauvres parce qu'elle se serait heurtée à l'inéluctabilité des « lois économiques ». « Il y a cent cinquante ans, écrit Bernanos, tous ces marchands de coton de Manchester -- Mecque du capitalisme universel -- qui faisaient travailler dans leurs usines, seize heures par jour, des enfants de douze ans que des contremaîtres devaient, la nuit venue, tenir éveillés à coups de baguette, couchaient tout de même avec la Bible sous leur oreiller. Lorsqu'il leur arrivait de penser à ces milliers de misérables que la spéculation sur les salaires condamnait à une mort lente et sûre, ils se disaient qu'on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique voulues par la Sainte Providence, et ils glorifiaient le Bon Dieu qui les faisait riches. » ([^34]) 65:331 Libéralisme et socialisme ne sont-ils pas finalement les deux pôles extrêmes d'un même système de valeurs qui a pour caractéristique la démission de l'homme face à son destin ? On en vient ainsi à la plus grande monstruosité de l'ap­proche économique propre aux libéraux et aux socialistes : celle d'avoir restreint l'homme à un vulgaire *homo œconomicus*, sans dimension métaphysique, réduit aux simples rapports économi­ques de production et de consommation et dont le seul but terrestre se limite à la recherche rationnelle du profit ou du bien-être maximum. Si l'homme répondait vraiment à l'idée que s'en font la plupart des économistes, alors peut-être auraient-ils raison de ne voir en lui qu'un client à satisfaire, des mains à occuper, un ventre à remplir et un cerveau où imprimer quel­ques images favorables à la vente des produits. Les économistes se sont-ils jamais inquiétés de savoir si l'homme n'était pas avant toute chose un être spirituel qui se dirigeait fondamentalement vers d'autres fins que des fins matérielles ? Le matérialisme inhérent au socialisme comme au libéralisme les condamne vers des impasses dramatiques dont nous voyons aujourd'hui les effets désastreux, à l'Est aussi bien qu'à l'Ouest. L'erreur ne réside pas tant dans les déviations de la science économique elle-même que dans son utilisation et dans le rôle qu'elle joue aujourd'hui. Si l'économie s'était contentée de rester à sa place, celle d'un simple outil au service de la politique, alors peut-être ne serait-il pas choquant de la voir traiter l'homme comme une simple marchandise. (Et encore, l'économie étant une science sociale, il paraît difficile de ne jamais tenir compte de la dimension spirituelle de l'animal dont elle analyse le comportement.) 66:331 Mais le problème est que l'économie a de nos jours supplanté le politique au point d'être devenue la préoccu­pation majeure des gouvernants. Or, quelle finalité a l'économie sinon la recherche de l'efficacité maximum ? Dès lors qu'on lui donne une primauté sans contrôle et qu'on accepte la loi implacable d'une concurrence non canalisée, il est inévitable d'en arriver au degré d'absurdité où l'efficience devient l'unique règle, l'unique finalité régissant la société ([^35]) ! La concurrence ne trouve en elle-même ni direction ni limite alors qu'il est évident que l'ordre social a une autre fin que celle matérialiste et aveugle de l'efficacité. Le célèbre économiste néo-libéral Friedrich von Hayek, prix Nobel en 1974, voit dans l'absence de finalité générale le grand mérite du système de marché, parce qu'elle permet ainsi à chacun de poursuivre ses propres fins. « Nous faisons généralement le plus grand bien lorsque nous recher­chons le profit », écrit-il dans *Droit, Législation et Liberté* ([^36])*.* 67:331 Pour Hayek, toutes les tentatives de l'État ou de quelque autre institution d'imprimer à la société une finalité ou simplement « des objectifs communs visibles, doivent engendrer une société totalitaire ». ([^37]) Si toute finalité collective est rejetée, alors Hayek a raison de conclure que « l'homme n'est pas le maître de son destin et ne le sera jamais » ([^38]). Corollaire de cette évolution, le dieu Argent est devenu la mesure de toute chose, le tyran devant lequel tout le monde s'agenouille. Autrefois on était riche parce qu'on était puissant, et la richesse ne se comptait pas en billets de banque ou en actions ; la puissance était la contrepartie d'une supériorité spirituelle et entraînait une responsabilité incontournable à l'égard de la collectivité. Aujourd'hui on est puissant parce qu'on est riche et l'argent n'exige ni devoir ni qualité morale à ses détenteurs ! Alors le monde peut bien courir à sa perte, l'univers se transformer en masse de béton, seul importe le résultat des derniers indices économiques. Certes, tous les adeptes du libéralisme économique ne pous­sent pas le dogmatisme jusqu'aux limites ultimes de sa logique, mais le danger est qu'il est bien difficile d'épouser les thèses libérales en économie sans risquer de tomber dans le libéralisme philosophique. #### *Le libéralisme économique suppose le libéralisme philosophique* La raison en est simple : fondamentalement, le libéralisme philosophique (qu'on appellera le libéralisme tout court) précède les autres libéralismes. Ceux-ci ne font qu'appliquer dans leurs domaines propres les grandes maximes du libéralisme. On devient rarement libéral en économie sans-être auparavant déjà adepte d'un libéralisme plus général. Et de fait, tous les grands économistes libéraux étendent la vision qu'ils ont de l'économie à tous les aspects de la politique. 68:331 Ainsi donc est-on amené avec Charles Maurras à définir le libéralisme comme « *la doctrine politique qui fait de la Liberté le principe fondamental par rapport auquel tout doit s'organiser en fait, par rapport auquel tout doit se juger en droit* ». ([^39]) Cette définition va tout à fait dans le sens de celle de Milton Friedman citée au début. Dans l'ordre économique, le « laisser-faire », qui est l'expres­sion du principe de la liberté complète du marché, s'explique donc par la vision plus générale que les économistes libéraux se font de la liberté, dans laquelle ils placent la finalité ultime de tout ordre social. « Pour le libéral, écrit Henri Lepage, la liberté est d'abord et avant tout un concept individuel ; la reconnais­sance du droit de chaque être humain à vivre de façon auto­nome, sans être obligé d'obéir aux ordres ou aux contraintes que d'autres voudraient lui imposer (...) Être libre, c'est se voir reconnaître la qualité d'être pleinement « maître » (ou « proprié­taire ») de soi. » ([^40]) Cette vision de la liberté comme clé de voûte du système n'est compatible ni avec les réalités humaines ni avec l'enseigne­ment chrétien. L'homme appartient à Dieu avant de s'appartenir lui-même. Seul un Être parfait peut être autonome, privilège de Dieu seul, Lui seul étant sa propre cause et se suffisant à Lui-même. Mais l'homme est un être créé, un être contingent dont l'existence dépend essentiellement de son Créateur. L'autonomie de l'homme n'existe même pas d'un simple point de vue naturel. Il est un être social qui a besoin des autres pour vivre. Ce besoin social crée inévitablement des liens divers de domination et de sujétion qui entraînent nécessairement des contraintes de toutes sortes. Enfin, cette proclamation que « les hommes nais­sent et demeurent libres » (Art. 1 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789) est une utopie similaire à celle qui prétend les rendre « autonomes ». L'homme ne naît évidemment pas libre. Un bébé laissé à lui-même mourrait en quelques heures. La vie, au contraire, n'est qu'une longue suite de contraintes bienfai­santes imposées par la nécessité des faits. 69:331 « Tout joue et va jouer, écrit Maurras dans *La politique naturelle,* agit et agira, décide et décidera, procède et procédera par des actions d'auto­rité et d'inégalité, contredisant, à angle droit, la falote hypothèse libérale et démocratique. » ([^41]) A aucun stade de sa vie, l'homme ne peut prétendre à une quelconque autonomie. Il a besoin d'être éduqué et d'apprendre, bref de recevoir une partie du capital des connaissances hérité et transmis par les généra­tions précédentes. Il reçoit tout de ses parents et de la société dans laquelle il vit. Et plus celle-ci a un degré de civilisation élevé et plus il lui est redevable. Jamais aucun homme, même le plus savant et le plus génial qui soit, ne peut prétendre rendre le millième de ce que la société lui a donné : tout homme est donc un débiteur, envers Dieu d'abord, mais aussi envers la civilisa­tion. Cette situation suffit à détruire les mythes de la Liberté comme fin de la société, de l'autonomie ou de l'égalité, et devrait plutôt inciter à mettre en lumière les devoirs qui sont ceux de tout homme. « La liberté, écrit encore Maurras, n'est pas au commencement, mais à la fin. Elle n'est pas à la racine, mais aux fleurs et aux fruits de la nature humaine ou pour mieux dire de la vertu humaine. On est plus libre à proportion qu'on est meilleur. Il faut le devenir. Nos hommes ont cru s'attribuer le prix de l'effort en affichant partout dans leurs mairies et leurs écoles, dans leurs ministères et leurs églises que ce prix s'acquiert sans effort. Mais afficher partout que chacun naît millionnaire vaudrait-il à chacun ombre de million ? » ([^42]) Maurras résume à sa manière cette grande vérité que la liberté la plus accomplie est dans la sainteté, tandis que celui qui demeure prisonnier de ses erreurs n'est pas libre. On rejoint ici l'enseignement des papes et de Léon XIII en particulier qui affirmaient que la véritable liberté est celle qui conduit à la vérité au lieu que celle qui mène à l'erreur n'est qu'une perver­sion de la liberté. \*\*\* 70:331 Le libéral n'étend pas ses conclusions qu'à l'économie. En politique, ses principes font de la démocratie le seul régime légitime ; mieux, l'aboutissement nécessaire et suffisant de toute évolution politique ([^43]). Dans le domaine religieux, il préconise la liberté la plus totale, la religion n'étant pour un libéral qu'une affaire strictement individuelle dans laquelle l'État n'a à se mêler en rien et pour laquelle l'Église n'a pas à intervenir dans la chose publique. Ce qu'a pu être jadis la Chrétienté en Occident est une notion qui lui est totalement étrangère. En matière morale, la liberté est encore et toujours son credo. Murray Rothbard, chef de file des « libertariens » américains (mouvement appliquant le libéralisme dans toute sa logique, encore appelé « anarcho-capitaliste » en ce qu'il considère l'État et ses interventions comme le mal suprême), écrit par exemple : « *Nous rejetons définitivement l'idée que les gens ont besoin d'un tuteur pour les protéger d'eux-mêmes et leur dire ce qui est bien ou ce qui est mal. Dans une société liberta­rienne, rien n'interdirait la drogue, le jeu, la pornographie, la prostitution, les déviations sexuelles, toutes activités qui ne constituent pas des agressions violentes à l'égard d'autrui* (*...*)*. L'impôt, la conscription, la guerre* (*...*) *sont des formes intolé­rables de violence par laquelle certains groupes de privilégiés imposent à d'autres leur propre conception du monde. Ce que nous défendons, c'est le droit inaliénable et fondamental de chacun à la protection contre toute forme d'agression extérieure, que celle-ci provienne d'individus privés ou de ce que l'on appelle l'État.* » ([^44]) 71:331 Ce passage est intéressant car il montre comment la logique libérale conduit à nier l'existence de la vérité (ou du moins de sa connaissance) pour tomber dans le subjectivisme et le relati­visme. Rothbard affirme que les notions de bien et de mal n'existent pas, qu'elles ne sont que la projection subjective de ce qu'en pensent ou en ont pensé un petit nombre de « privilé­giés ». Aucune institution (Église, État) ni personne ne peuvent donc légitimement imposer leurs normes morales ([^45]). Rien d'étonnant, dès l'instant où l'on place la liberté au-dessus de la vérité, celle-ci perd forcément tout caractère objectif pour n'être plus qu'une opinion personnelle ([^46]). « *Qu'est-ce que la vérité ?* » demandait Pilate pensant piéger ainsi Jésus. Il n'atten­dait pas, de réponse puisqu'à l'instar de Rothbard il tenait la question pour insoluble. Refusant la vérité dans l'ordre naturel, comment des libéraux comme Rothbard pourraient-ils en accep­ter une dans l'ordre surnaturel comme celle révélée par le Christ qui s'impose à l'homme en vertu d'un principe transcendant ? Certes, pour le libéral chacun est libre d'épouser n'importe quelle religion, à condition toutefois qu'elle demeure affaire individuelle et qu'elle ne prétende pas imposer quelque norme morale que ce soit à la société. Si la notion de mal ne peut être cernée objectivement et certainement, qu'est-ce qui légitime la loi et comment savoir où limiter la barrière de l'interdit ? A tout ce qui « ne constitue pas des agressions violentes à l'égard d'autrui » ? Mais la pornogra­phie que Rothbard range dans cette catégorie n'est-elle pas une agression insupportable pour les enfants ? Bien que dénonçant souvent la prétendue égalité des hommes, les libéraux comme Rothbard la tiennent implicitement pour vraie puisqu'ils suppo­sent en fait que tout homme est capable de se diriger seul sans norme ni contrainte et de forger sa propre défense contre toutes les agressions comme la pornographie ou la drogue sans que l'État n'intervienne pour les réglementer ou les interdire. 72:331 Ces libéraux feignent d'ignorer l'existence des faibles (comme les enfants) particulièrement exposés à ces agressions et qui ont donc légitimement besoin d'une protection particulière qu'ils sont inaptes à assurer eux-mêmes. La liberté ainsi transformée en principe absolu réglé par la seule loi de la concurrence est bel et bien la liberté du loup dans la bergerie, celle du plus fort qui s'impose impitoyablement au plus faible. Plus profondément, nous avons déjà dit combien cette théorie faisait abstraction de la faiblesse qui est en tout homme depuis le péché originel. Si la plupart des hommes refoulent assez naturellement le mal qui est en eux, d'autres n'y parviennent que par la menace des peines qui sanctionnent les actes délictueux. Qu'est-ce qui empêcherait la multiplication rapide des marchands de drogue s'ils pouvaient agir impunément ? Enfin, une chose est d'éviter le mal, autre chose de faire le bien. Or, si les règles de la société civile sont à l'évidence prévues pour dissuader les hommes de commettre le mal, d'autres règles peuvent et doivent exister pour les inciter à la vertu. « Prendre soin de la vertu est l'affaire d'un État qui mérite ce nom », dit Aristote. Personne évidemment ne peut forcer autrui à la vertu, mais il est en revanche possible de créer des conditions qui, si elles ne l'assurent jamais, peuvent la favoriser. Les hommes ont besoin d'être conduits et ce rôle incombe normalement à une élite. Toutes les grandes civilisa­tions ont vu naître des élites qui en ont été les moteurs, au lieu que les peuples qui n'ont pas su favoriser l'émergence et l'essor d'une véritable aristocratie sont toujours demeurés au stade tribal. Que l'État intervienne en matière morale, voilà bien une prérogative illégitime pour les libéraux. Toute intervention de l'État sur ce sujet, écrit Karl Popper, « revient à vouloir étendre le domaine de la légalité, c'est-à-dire des normes imposées par l'État, aux dépens de celui de la morale, c'est-à-dire des principes imposés par notre conscience, ce qui conduirait à abolir la responsabilité individuelle et à anéantir le sens moral au lieu de le développer ». ([^47]) 73:331 Pour Popper, donc, étendre le sens de la légalité ne se conçoit qu'au détriment de celui de la morale ! En conséquence, il n'y a plus de responsabilité individuelle partout où existent des normes morales ! Autrement dit, à en croire Popper, pour exercer sa responsabilité individuelle en ne com­mettant pas telle faute, il faudrait que celle-ci soit permise par la loi ! Les affirmations de Popper conduisent droit au sophisme énoncé par Henri Lepage qui dit qu' « on ne peut être moral que si on a la possibilité et la liberté de se comporter de façon immorale » ([^48]). Outre que l'interdiction par la loi d'un acte mauvais n'empêche formellement personne de l'accomplir malgré tout (il sait seulement qu'il prendra des risques susceptibles normalement de le dissuader), on ne voit pas en quoi son interdiction légale enlèverait tout caractère moral au fait de ne pas le commettre. Faut-il laisser la liberté au tueur pour que les non-tueurs puissent se comporter d'une façon morale ? Finalement, la seule morale que les économistes libéraux reconnaissent est celle qui se mesure à l'utilité. La loi naturelle est selon eux une invention humaine et si telle norme morale est réputée bonne, ce n'est qu'en raison de son utilité pour la collectivité. C'est ce qu'écrit Ludwig von Mises dans son ouvrage principal *L'Action humaine :* « *Il n'y a pourtant rien qui puisse constituer un critère perpétuel de ce qui est juste et de ce qui est injuste. La nature est étrangère à toute idée du bien et du mal.* « *Tu ne tueras point* » *ne fait manifestement pas partie de la loi naturelle La notion du bien et du mal est une invention humaine, un précepte utilitaire destiné à rendre possible la coopération dans la division du travail. Toutes les règles morales et lois humaines sont des moyens au service de fins déterminées. Il n'y a aucune méthode pour apprécier leur caractère bon ou mauvais, autre que d'examiner sérieusement leur utilité pour la réalisation de fins choisies et visées* (*...*) *L'idée de loi naturelle est entièrement arbitraire.* » ([^49]) 74:331 #### *Entre le libéralisme et le socialisme* Les libéraux comme les socialistes prétendent qu'il n'existe aucune autre voie que l'alternative entre leurs deux doctrines. « Entre une économie de marché et le socialisme, il n'y a pas de troisième système », écrit Mises ([^50]). Voilà une affirmation qui fait bien peu de cas du passé de l'Occident. Éclairé par les enseignements de l'Église, celui-ci nous montre au contraire un autre chemin qui rejette à la fois l'étatisme et le collectivisme des socialistes et la pure logique du marché réglé par la seule concurrence des libéraux. Cette autre voie, parce qu'elle est celle tracée par l'Église et qu'elle n'a aucun des caractères dogmati­ques d'une théorie scientifique abstraite, est considérée avec mépris par les économistes. Certains la confondent purement et simplement avec le capitalisme libéral sous le prétexte qu'elle défend le principe de la propriété privée ou de l'initiative individuelle et qu'elle ne condamne pas le jeu du marché en soi. D'autres la rejettent dans la nébuleuse des doctrines socialistes parce qu'elle reconnaît à l'État le droit et le devoir d'intervenir dans certains cas, parle de justice sociale ou de devoirs à l'égard des plus déshérités et qu'elle ne fait pas de la propriété un absolu intangible. Ces accusations montrent la méconnaissance du principe fondamental qui est la base de la doctrine sociale de l'Église : le principe de *subsidiarité,* que Pie XI, dans l'encyclique *Quadrage­simo anno* (1931), définit ainsi : « *De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre infé­rieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes...* (*§ 86*) 75:331 « *Que l'autorité publique abandonne donc aux groupe­ments de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l'excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus effica­cement les fonctions qui n'appartiennent qu'à elle, parce qu'elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l'exige la nécessité.* » (*§ 88*) Trois étapes résument ce principe : laisser, d'abord ; aider, ensuite ; remplacer, enfin, si nécessaire. Ainsi se construit la vaste pyramide de la société qui part des personnes et des familles à la base, pour aller jusqu'à l'État au sommet, en passant entre les deux par l'ensemble des corps intermédiaires (métiers, associations, cités, etc), contrepoids indispensables à toute tyrannie. Or, quelle attitude ont libéraux et socialistes face à cet édifice ? Les premiers cherchent à mettre la base à la place du sommet, tandis que les seconds veulent étendre le sommet à toute la base. L'Église a maintes fois condamné ces deux erreurs. Nous ne parlerons pas du socialisme qui n'est pas notre objet ici. Le libéralisme a été particulièrement bien étudié par Léon XIII dans l'encyclique *Libertas Praestantissumum* (1888) consacrée à la liberté humaine. Concernant le libéralisme économique à proprement parler, on peut citer ce passage de l'encyclique *Quadragesimo anno* (1931) de Pie XI : « *De même qu'on ne saurait fonder l'unité du corps social sur l'opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l'avènement d'un régime économique bien ordonné. C'est en effet de cette illusion, comme d'une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou par ignorance le caractère social et moral de la -- vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de* la *concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l'intervention de n'importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régula­trice à la vie économique.* 76:331 *Les faits l'ont surabondamment prouvé, depuis qu'on a mis en pratique les postulats d'un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d'un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd'hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle ne le peut d'autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d'un frein énergique et d'une sage direction, qu'elle ne trouve pas en elle-même. C'est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu'il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économi­ques, c'est-à-dire à la justice et à la charité sociales.* » (§ 95) L'Église ne s'est pas contentée de condamner cette doctrine erronée, elle a aussi précisé l'incompatibilité qu'il y avait à se dire à la fois chrétien et libéral. Dans l'encyclique *Octogesima adveniens* (1971), Paul VI le dit clairement : « Aussi le chrétien qui veut vivre sa foi dans une action politique conçue comme un service ne peut-il, sans se contredire, adhérer à des systèmes idéologiques qui s'opposent radicalement ou sur des points substantiels à sa foi et à sa conception de l'homme : ni à l'idéologie marxiste (...) ni à l'idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l'intérêt et de la puis­sance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives indivi­duelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l'organisation sociale. » (§ 26) \*\*\* Finalement, l'utopie du libéralisme et du socialisme est celle du scientisme ; chacun d'eux a cru pouvoir construire rationnel­lement un édifice idéal applicable à la réalité humaine. Mais le faisant, ils ont accepté d'abandonner le destin de la civilisation au jeu des « lois économiques » qui déterminent selon eux, chacun à leur manière, le sens de l'histoire. Or, cela est avilissant et heureusement faux. Avilissant, parce que l'homme n'est pas qu'un simple objet passif soumis à l'inéluctabilité des « lois économiques ». 77:331 Heureusement faux, parce qu'il peut demeurer maître de son destin, l'Histoire ayant plus d'une fois basculé par la volonté et la clairvoyance, le sacrifice et le courage de quelques-uns. Les milieux traditionnels, catholiques ou nationalistes, comp­taient jadis quelques remarquables spécialistes des questions économiques et sociales comme Frédéric Le Play, Blanc de Saint Bonnet, René de La Tour du Pin, Albert de Mun, etc. Cette école n'a plus aujourd'hui de tels représentants. Peut-être est-ce par une réaction de rejet face au matérialisme et au réductionnisme de la science économique moderne. Peut-être aussi par agacement de voir l'économie occuper toujours la première place, alors que les grands remèdes sont ailleurs... Christophe Geffroy. 78:331 ### En l'honneur du Sacré-Cœur *Madame Royer et l'archiconfrérie* par Jean Crété LE NOM de Madame Royer est peu connu : elle avait en effet reçu de Notre-Seigneur, qui se manifestait à elle, la consigne impérative de rester cachée. Ses révélations ont pourtant une importance capitale dans la dévotion au Sacré-Cœur ([^51]). 79:331 Édith Challan-Belval naquit à Aisy (Yonne) le 14 juin 1841, d'une famille aisée et très chrétienne. Son père lui fit donner la même instruction qu'à ses frères : Édith fit donc ses humanités, apprit le latin et le grec, à une époque où ce n'était pas l'usage pour les filles. Elle était d'une très grande piété. Dès l'âge de six ans et demi, elle fit le vœu de virginité, qu'elle renouvela plusieurs fois par la suite. Mais, lorsqu'elle eut dix-neuf ans, ses parents, avec cet autoritarisme qui nous étonne tant aujour­d'hui, décidèrent de la marier. Elle tenta de résister, arguant de son vœu. Ses parents obtinrent alors de l'officialité de Sens l'annulation de ce vœu, comme ayant été fait sans le discernement nécessaire. Sur le conseil de son confesseur, Édith s'inclina, et son mariage avec Charles Royer eut lieu dans l'église d'Aisy le 22 juillet 1860. Par la suite, un confes­seur maladroit reprocha durement à Édith d'avoir accepté trop facilement la dispense de son vœu. Celle-ci en souffrit beaucoup pendant des années. Elle profita d'un voyage à Paris pour se confesser au Père Olivaint, le futur martyr victime de la Commune. Le Père Olivaint la rassura complè­tement, lui assurant qu'elle avait fait la volonté de Dieu. Charles Royer était heureusement un chrétien convaincu et plein de délicatesse. Au moment de son mariage, Édith était déjà engagée dans la voie de mortifications exceptionnelles, que les demandes du Sacré-Cœur devaient lui faire accentuer de plus en plus. Un peu déconcerté d'abord, Charles Royer laissa faire son épouse. Ils eurent d'ailleurs une vie conjugale tout à fait normale. Quatre filles naquirent de leur union. Édith les éleva très chrétiennement, avec tendresse, sans chercher aucunement à les entraîner dans la voie très spéciale qui était la sienne. Elle accomplit toujours très fidèlement ses devoirs de mère de famille. Les époux Royer habitèrent Saint-Rémy, puis Quincy, en Côte d'Or. A partir de 1867, le Sacré-Cœur se manifesta de plus en plus souvent à Madame Royer, exigeant d'elle un régime très austère de jeûne et de mortifications corporelles. Plusieurs fois, son confesseur lui ordonna d'interrompre ces péni­tences ; elle obéit ponctuellement mais, à chaque fois, elle fut prise d'une maladie étrange qui disparaissait dès qu'elle repre­nait le dur régime demandé par le Sacré-Cœur. Son confes­seur finit par la laisser faire. 80:331 Pendant et après la guerre de 1870, le Sacré-Cœur lui manifesta ses désirs. C'est en 1873 que la mission de Madame Royer lui fut indiquée sous sa forme la plus précise. C'était l'époque du vœu national, des grands pèlerinages à Paray-le-Monial. Madame Royer participa à l'un de ces pèlerinages et bénéficia d'une apparition de sainte Marguerite-Marie. La mission de Madame Royer se résume en trois points Tout d'abord, la représentation de Notre-Seigneur, les bras étendus et le cœur apparent ; sur ce point, elle obtint un plein succès : presque toutes les statues du Sacré-Cœur ont revêtu cette forme. Ensuite, Notre-Seigneur lui fit comprendre que, si toutes les manifestations se rattachant au vœu national étaient bonnes, elles étaient insuffisantes. La dévotion au Sacré-Cœur est une dévotion catholique ; Notre-Seigneur voulait une archiconfrérie universelle. Enfin et surtout, la dévotion au Sacré-Cœur ne devait pas se limiter aux prières, consécrations, communions et pèleri­nages ; elle devait comporter une pénitence effective. Madame Royer écrivit plusieurs fois à Mgr Rivet, évêque de Dijon. Ses premières lettres restèrent sans réponse. En 1879 seulement, Mgr Rivet érigea une confrérie en l'église Saint-Michel de Dijon ; mais il l'intitula : *confrérie du Sacré-Cœur de Jésus pénitent pour nous.* Madame Royer fut choquée par cette expression de *Jésus pénitent,* qu'elle n'em­ploya jamais ; elle protesta en vain. En juin 1879, Mgr Rivet constitua une commission de six prêtres éminents, chargée d'étudier les révélations de Madame Royer ([^52]). La commission examina d'abord la vie et les vertus de cette dernière, s'assura qu'elle accomplissait très fidèlement ses devoirs d'état, qu'elle pratiquait l'humilité et l'obéissance, qu'elle ne souffrait d'aucun déséquilibre ; un médecin fut consulté. Madame Royer fut entendue discrète­ment à la sacristie de l'église de Saint-Rémy. 81:331 Puis la commis­sion étudia minutieusement les révélations reçues par elle, et après sept mois de travaux, reconnut le caractère surnaturel de ces révélations. Madame Royer devant rester cachée, l'évêque ne pouvait rendre de décret public ; il se contenta d'une approbation implicite. L'affiliation de la confrérie de Dijon à l'archiconfrérie du vœu national fut demandée. Le cardinal Guibert déféra à cette demande et proposa de faire de l'association de pénitence le troisième degré de l'archicon­frérie ; ce qui fut fait en 1882. Madame Royer accepta cette solution comme une étape vers la réalisation plus complète des demandes du Sacré-Cœur. Le temps passa. Madame Royer perdit son mari le 18 décembre 1883. Charles Royer fit une mort très chrétienne. Ses filles se marièrent ; mais l'une, veuve après quelques mois de mariage, revint habiter chez sa mère à Quincy et l'entraîna à faire de fréquents séjours à Paris. Madame Royer put avoir des contacts avec le recteur de la basilique de Montmartre et avec le cardinal Richard. Un événement imprévu vint hâter la solution. Une infirme du diocèse de Chartres, Mathilde Mar­chat, prétendait avoir des révélations du « Sacré-Cœur de Jésus pénitent » et la mission de fonder une communauté à Loigny, où elle s'installa avec quelques compagnes. La com­mission nommée par l'évêque de Chartres conclut au carac­tère illusoire et, sur certains points, inconvenant de ces pré­tendues révélations. Mathilde fit appel à Rome. Le Saint-Office confirma le jugement de la commission de Chartres et, en outre, condamna l'expression de *Jésus pénitent.* Le cardi­nal Richard en tira la conclusion qui s'imposait : le 28 mars 1894, il séparait *l'association de pénitence* de l'archiconfrérie du vœu national et soumettait la question à Rome. Le 18 avril 1894, un bref de Léon XIII érigeait pour l'Église universelle la *Sodalitas poenitentiae et precum in obsequium sacratissimi cordis Jesu,* association de prière et de pénitence en l'honneur du Sacré-Cœur de Jésus. L'association gardait son siège à la basilique de Montmartre, mais elle était universelle. Son règlement prévoyait que les associés s'enga­geaient à pratiquer un jour de pénitence par mois, par quinzaine ou par semaine. En outre, des pratiques quoti­diennes de pénitence étaient conseillées. 82:331 Les demandes du Sacré-Cœur étaient réalisées. Par la suite, Madame Royer dut intervenir plusieurs fois auprès des chapelains de la basilique du Sacré-Cœur pour rappeler que la pénitence effective était la caractéristique propre de l'association. Le Sacré-Cœur demandait en outre la fondation, à Saint-Rémy, d'un monastère de religieuses adoratrices du Saint-Sacrement. Après des années de démarches et d'échecs, huit bernardines, venues de Besançon, vinrent s'installer à Saint-Rémy en 1898. Madame Royer et sa fille veuve avaient le privilège de faire des séjours dans la clôture. Les bernardines se recrutèrent peu à peu. Mais les jeunes Sœurs désiraient l'observance de l'abbé de Rancé. Les anciennes n'en voulaient pas ; et, en 1912, la communauté éclata. Les jeunes Sœurs usèrent dû droit que l'Église a toujours reconnu aux reli­gieuses, en désaccord avec le régime de leur monastère, d'aller chercher ailleurs une observance conforme à leurs désirs. Les religieuses primitives, qui n'étaient plus jeunes, continuèrent leur vie religieuse ; puis, au bout de quelques années, se recrutèrent de nouveau. A Dijon, un groupe de tertiaires franciscaines se voua au culte de réparation du Sacré-Cœur. Après vingt ans d'attente, elles purent, en 1916, se réunir en communauté, en pratiquant l'adoration réparatrice du Saint-Sacrement. Très longtemps tertiaires séculières, elles ont été érigées en tertiaires régulières le 25 mars 1945. Nous ignorons ce que sont devenues ces deux communautés dans la crise conciliaire. En 1903, Madame Royer recueillit chez elle deux religieuses expulsées. En 1905, elle acheta la maison des Ursulines de Montbard, expulsées, et put y faire rétablir une école libre tenue par des institutrices séculières. En 1906, elle obtint de la municipalité de Saint-Rémy un bail pour le presbytère. A Quincy, où la municipalité avait fait mettre le presbytère en adjudication, elle se porta adjudicataire, et le curé put ainsi y rester. Comme saint Pie X et le Père Lamy, Madame Royer eut la révélation prophétique de la guerre de 1914 ; elle l'annonça à plusieurs personnes et insista sur la nécessité de la péni­tence. Pendant la guerre, deux gendres, un petit-gendre et cinq petits-fils de Madame Royer furent mobilisés. 83:331 Un de ses petits-fils fut fait prisonnier en 1915, un autre, blessé à Verdun, un autre, tué en 1918. C'est à ce moment également que Madame Royer annonça que la paix qui suivrait serait une fausse paix, qu'il y aurait une nouvelle guerre et que, cette fois, les Allemands s'avanceraient beaucoup plus loin. Elle annonça aussi que Dieu enverrait à la France un homme qui devrait tout restaurer et qu'il faudrait l'accepter. Cette prophétie s'applique sans doute au maréchal Pétain. En 1909, alors qu'on parlait de la situation politique, elle avait dit, en montrant un cheval de bronze sur la cheminée « La France sera un jour comme ce cheval emporté, et un homme la mènera, comme vous voyez qu'est maîtrisée cette monture. » Au moment où fut signé l'armistice du 11 novembre 1918, Madame Royer faisait son postulat chez les bernardines de Saint-Rémy. Après un délai d'un an imposé par l'évêque, elle prit l'habit religieux le 8 avril 1920. Mais, deux mois plus tard, elle faisait une chute. On la garda au couvent jusqu'au 19 mars 1921. Elle se retira chez ses enfants, à Saint-Rémy, et supporta avec une patience héroïque les infirmités de la vieillesse. Elle mourut pieusement, après avoir reçu l'extrême-onction, le 3 avril 1924. Elle avait accompli sa mission, tout en restant inconnue, selon la volonté du Sacré-Cœur. Ce ne fut qu'en 1930 que son nom fut dévoilé. L'archiconfrérie de pénitence et de prière au Sacré-Cœur existe toujours ; on peut s'y affilier auprès du recteur de la basilique de Montmartre. On n'oubliera pas que cette affilia­tion comporte l'obligation de pratiquer une pénitence effec­tive, et l'on ne prendra pas cet engagement sans être ferme­ment résolu à le tenir. Jean Crété. 84:331 ### La liturgie pascale par Jean Crété APRÈS les magnifiques offices de la semaine sainte, la liturgie de Pâques apparaît un peu austère. Les matines romaines n'ont que trois psaumes et trois leçons, pendant toute l'octave. On en donne généralement comme raison la longueur de la vigile pascale nocturne dans l'antiquité ; toutefois, cette raison, valable pour le jour même de Pâques, ne l'est pas pour l'octave. L'office ne comporte ni capitules, ni hymnes, ni versets ; à leur place, on chante à toutes les heures canoniales la magnifique antienne *Haec dies* voici le jour que le Seigneur a fait, louons-le et exaltons-le pour tous les siècles (psaume 117, verset 23). 85:331 L'office monastique a sa structure ordinaire, avec des matines de douze leçons, les capitules et hymnes et le verset *Haec dies.* On chante donc, dès le jour de Pâques, les trois hymnes pascales, alors que, dans l'office romain, on ne les utilise qu'à partir des vêpres du samedi suivant. L'hymne de matines, *Rex sempiterne Domine* (X^e^ siècle), chante l'œuvre de la création, de l'incarnation et de la rédemption, avec mention expresse du baptême, mais la résurrection de Notre-Seigneur n'y est évoquée que par allusion. L'hymne de laudes, *Aurora lucis rutilat* (V^e^ siècle), devenue *Aurora caelum purpurat* dans la version d'Urbain VIII, chante expressément la résurrection de Jésus et ses heureuses conséquences pour nous. L'hymne des vêpres, *Ad caenam agni providi* (VI^e^ siècle), devenue *Ad regias agni dapes* dans la version d'Urbain VIII, évoque le baptême et la communion en les rattachant à la passion et à la résurrection de Jésus. La messe de Pâques commence par l'introït *Resur­rexi*, d'un 4^e^ mode méditatif très doux. Un bref passage de la 1^er^ épître aux Corinthiens nous exhorte à rejeter le vieux levain et à devenir une pâte nouvelle, à l'exemple de Jésus ressuscité. Le graduel est *Haec dies,* pendant toute l'octave, avec chaque jour un verset nouveau. L'Alleluia, qui monte au *la* aigu, est un chant éclatant de la victoire de Jésus. Pendant toute l'octave, on chante la prose *Victimae Paschali laudes,* très joyeuse et très facile à chanter. Il faut la commencer en voix de femmes, afin que l'interrogation : *Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?* soit chantée en voix d'hommes et la réponse de Marie-Madeleine en voix de femmes, comme il est normal. Les messes de l'octave ont des chants assez difficiles. Le thème du baptême s'y mêle à celui de la résurrection. Les évangiles nous rapportent diverses apparitions de Jésus ressuscité, celui du samedi la découverte du tom­beau vide par Pierre et Jean. Les épîtres sont toutes une prédication de Jésus ressuscité ; celle du jeudi nous raconte le baptême, par le diacre Philippe, de l'eunuque de Càndace, reine d'Éthiopie. 86:331 Le samedi et le dimanche, appelés tous deux *in albis,* sont consacrés aux nouveaux baptisés. A partir du samedi, on ne chante plus de graduel mais deux Alléluia jusqu'à la fin de l'octave de la Pentecôte. La messe du dimanche Quasimodo est toute simple, très belle, très joyeuse. Pendant le temps pascal, les apôtres et les martyrs ont un office propre. L'hymne des apôtres *Tristes erant apostoli* chante les apparitions de Jésus aux saintes femmes, puis aux apôtres. La liturgie du temps pascal nous maintient dans la joie surnaturelle de la résurrec­tion et nous prépare aux joies de l'Ascension et de la Pentecôte. Jean Crété. 87:331 ### O Século do nada (IX) par Gustave Corçâo *Nous poursuivons la publication, commencée en jan­vier 1987, de la première traduction française de l'ou­vrage le plus important de Gustave Corçâo. Nous termi­nons cette fois-ci la publication du livre premier, qui représente un peu plus du tiers du volume. -- J. M.* #### Galilée, le Saint-Office et le sens commun (*Second chapitre de la troisième partie du livre premier*) JE CROIS POUVOIR affirmer qu'un des plus grands pion­niers de ce bâtard dégénéré des sciences -- le « scien­tisme » -- fut Galileo Galilée. Plus exactement, ce fut « l'affaire Galilée », dont Galilée lui-même était l'un des agents, mais non le seul. 88:331 On regrette que Jacques Maritain n'ait pas introduit ce d'Artagnan parmi les Trois Mousque­taires de la Révolution (*Trois Réformateurs*)*,* qui furent quatre en réalité. On regrette plus encore que le grand philosophe thomiste se soit infligé l'infortune d'aborder le cas Galilée par l'autre bout de la lorgnette, celui qui vient servir les seuls intérêts de la grande Vomition. Dans son livre sur *L'Église du Christ,* Maritain réveille en effet l'affaire la plus exploitée des quatre derniers siècles comme s'il s'agissait de défendre les droits de la Science contre les prétentions du Saint-Office, alors qu'il s'agissait en fait des prétentions du « scientisme » et de l'injure faite au sens commun au nom du « progrès de la Science ». ([^53]) Vu le rôle éminent que ce cas aura joué dans l'affluent révolutionnaire, en amont du grand estuaire des erreurs contemporaines, je ne résiste pas à la tentation d'insérer, sur le mode le plus dense possible, quelques remarques qui présentent à première vue la violence d'une provocation elles conduisent en effet à conclure que, dans l'affaire, c'est Galilée qui se trompait et le Saint-Office qui avait raison. Avant que les clameurs des mules scandalisées n'encerclent ma chaumière, je m'empresse d'exposer le problème en termes d'exemplaire modération. Et je précise pour commen­cer qu'il est exclu de comprendre quoi que ce soit à cet *imbroglio* sans la maîtrise claire et suffisante d'une demi-douzaine de notions. Parmi celles-là, il y a lieu de détacher le « sens commun », qui offre en quelque sorte la première tranchée où nous devons défendre l'humain. Contraint par la place à me contenter de ce que j'en dis dans les pages précédentes, et du renvoi que j'y faisais à Garrigou-Lagrange, j'en viens tout de suite à la seconde notion, celle qui se rapporte à la structure et aux méthodes des sciences naturelles : physique, chimie, biologie, astronomie, etc. 89:331 **Faits et théories** Depuis le Moyen-Age, et surtout depuis saint Thomas, nous savons qu'il faut distinguer dans le capital des sciences, nommées selon leurs objets, deux choses hétérogènes : 1° -- L'ensemble des faits directement observés ou établis par l'observation et l'expérimentation scientifiques sur la base de l'évidence sensible. Donnons à ce patri­moine principal, et principal critère des *sciences,* le nom de « donnée phénoménale », c'est-à-dire de phénomènes observés ; ou encore, rappelons le nom que lui don­naient les scolastiques : *apparentia sensibilia,* où le mot *apparentia* ne veut pas dire « ce qui paraît être... » (et moins encore « ...et qui n'est pas »), mais bien « ce qui est évident au regard de la connaissance sensible ». 2° -- Autre chose est la synthèse interprétative faite de *théories* qui cherchent à proposer une explication d'ensemble, intégrant les éléments épars des données de l'observation. Ici prend place une remarque importante : la théorie interprétative, malgré sa stature imposante, reste scientifique­ment sujette aux données de l'observation, aux phénomènes ; elle ne tient debout qu'autant que ces articulations et la couture de son tissu d'hypothèses explicatives parviennent à rendre compte des faits de l'observation. Saint Thomas, dans la question 32 de la Ia pars, sur l'éventualité d'une preuve métaphysique de la Trinité, parvient à la conclusion qu'il reste possible -- sans les lumières de la Révélation -- d'approcher la notion d'un Dieu trine réfléchi par toutes les choses de la création, mais non de l'établir et de la prouver, comme nous prouvons l'existence de l'Acte Pur ou de l'*Être*-*subsistant-par-soi.* 90:331 Et pour illustrer génialement son propos par un exemple astronomique, saint Thomas montre qu'il n'y a pas lieu de douter du mouvement des astres, mouvement dont rendait compte à cette époque et depuis quatorze siècles la théorie des épicycles directement héritée de l'Almageste de Ptolémée ; mais le Docteur Angélique fait preuve d'une grande lucidité, d'un grand discernement scientifique (qui s'ajoute aux autres), en précisant aussitôt que ce mouvement ne prouve pas la théorie des épicycles : plus tard, une autre théorie interprétative pourra nous apporter une meilleure explication. Ce qui compte, c'est la sauvegarde du « dépôt observé ». Pour dire comme les scolastiques : -- *Opportet salvare apparentia sensibilia*, pas question de sacrifier les données à la théorie ! **Deux exemples de rupture** En matière de rupture entre les phénomènes et la théorie, on relève dans les temps modernes deux exemples curieux et curieusement assortis de circonstances, de résonances diverses. Commençons par le second : la saturation et les premiers revers d'une des théories interprétatives les plus glorieuses de la science moderne, celle de la synthèse newtonienne. Pendant plus de deux siècles, le monde occidental a vécu si solidaire­ment ancré sur la gravitation universelle de Newton que beaucoup, y compris dans les corporations les plus scientifi­ques, en vinrent à oublier que toute théorie interprétative peut être remise en question par l'avènement d'une observa­tion phénoménologique nouvelle qui n'arrive pas à trouver sa juste explication. La force de conviction newtonienne, plus scientiste que scientifique, était telle que des millions de personnes n'auraient pas hésité alors à soutenir : nous avons mathématiquement prouvé l'attraction réciproque des corps en raison directe de leurs masses, et autres postulats de la théorie. 91:331 Or, cette assurance était dénuée de tout fondement (philo­sophique), car on ne peut rien mathématiquement démontrer sur les réalités physiques. Il est possible de les observer, de les mesurer, mais cela-même ne constitue pas une opération mathématique ; c'est une opération physique. Nous savons aujourd'hui que la grande synthèse newto­nienne ne rendait pas bien compte, par exemple, du mouve­ment de périhélie de Mercure ni de sa vitesse de rotation ; qu'elle ne parvenait pas non plus à s'assimiler exactement les lois de l'électromagnétisme établies par Maxwell. Pour ces raisons et pour bien d'autres, avec Planck et Einstein, le monde scientifique dut opérer une transformation du système de synthèse explicative, conformément au précepte scolasti­que : sauvegarder les données de l'observation. Il ne s'agit pas en effet de réformer, de révolutionner, mais bien de découvrir de nouveaux moyens de systématisation dans la continuité du fonds d'expériences acquises et augmentées. Je n'imagine pas qu'il soit venu à l'esprit d'Einstein ou de Planck que Newton fût un ténébreux « médiéval » à reléguer loin derrière bavant dans sa cravate, ou plutôt dans sa collerette, telle qu'on la portait à l'époque, où l'on utilisait aussi l'action à distance comme victoire sur l'aristotélisme. Il convient d'ailleurs de rappeler que Neptune, découverte par les calculs de Lavoisier dans la plus droite orthodoxie newtonienne, jusqu'à la 6^e^ ou 7^e^ décimale du logarithme, n'a pas replongé dans l'inconnu avec la théorie de la relativité ; de même que les éclipses, dont les bons et loyaux services de l'honorable mécanique céleste nous permettent toujours de calculer l'apparition, n'ont pas cessé d'obscurcir le ciel, au jour et à l'heure prévus par la théorie. Mais il reste incontes­table que la « physique newtonienne », que nous nommons ainsi pour traduire son caractère désormais hypothético-explicatif, a cédé la place à une autre physique : une physi­que qui se débat encore, perdue sous une incroyable richesse de données marchant à la recherche d'un nouveau vêtement. 92:331 L'autre exemple d'évolution de théorie interprétative pour maintenir le « dépôt observé » fut chronologiquement anté­rieur à la transmutation Newton-Einstein. Cette évolution intervint dans un climat qui était déjà celui de l'euphorie révolutionnaire. Je veux parler du « cas Copernic » : il mérite un développement spécial, plus d'ailleurs à cause de son vacarme que par sa valeur épistémologique. **La « révolution » copernicienne** La contribution de Copernic, en raison du tournant historique où elle intervient, a provoqué dans le monde une attaque de stupidité dont celui-ci ne s'est pas encore relevé. Jusqu'à cette époque le système de Ptolémée permettait de prévoir la position des astres et l'apparition des éclipses, avec une précision qui ne dépendait que du perfectionnement des appareils de mesure (autrement dit des instruments *d'observa­tion physique*)*,* le tout construit sur des références fournies par notre Terre et tenues pour immobiles. Du choix de ce référentiel fixé sur l'observateur terrestre résultaient les fameux épicycles pour la prévision adéquate et aussi rigou­reuse que possible du mouvement des astres. Pendant qua­torze siècles ce majestueux système rendit compte des don­nées de l'observation : il « sauva les phénomènes », comme disait saint Thomas. Et Copernic fit l'expérience placidement prévue par le Docteur Commun ; il imagina de coordonner autrement les axes de rotation des planètes, en les centrant sur le Soleil, pour découvrir que la géométrie d'ensemble du mouvement se simplifiait si l'on plaçait le Soleil au centre du système planétaire, en partant du postulat (nullement fondé sur l'observation) que les planètes décrivent des mouvements circulaires autour du Soleil. 93:331 L'intuition de Copernic est certaine, dans le choix de ces nouveaux référentiels, mais il reste une colossale exagération dans la valeur que le monde entier s'obstine à lui prêter. En vérité, ce scientiste ne maîtrisait même pas l'instrument mathématique de sa découverte : ce fut un scientifique alle­mand, Joachim Rhéticus (1514-1576) qui, ayant entendu parler de sa théorie, vint travailler deux ans en sa compagnie. Avec les données d'observation recueillies au XV^e^ siècle par George Burlach (1423-1461), de l'Université de Vienne, et surtout par son disciple Johannes Müller (1436-1476), qui avaient étudié en Italie les versions grecques du texte original de Ptolémée, ils purent ensemble élaborer l'œuvre principale que Copernic publia sous son nom : *De revolutionibus orbium cœlestium.* Nicolas Copernic meurt l'année même de cette publica­tion, en 1543, sans être inquiété par quiconque, et peut-être sans imaginer qu'il lançait dans le monde une *révolution* différente du mouvement circulaire des planètes. Car ce qu'on appelle la « révolution copernicienne » constitue réellement une révolution dans le sens que ce livre donne aujourd'hui au mot. Sans que l'auteur y soit pour rien, cette mutation des axes au sein de la cinématique astrale souleva de grandes émotions culturelles ; bien des gens se sentirent effectivement ébranlés dans leur sens commun, au point qu'aujourd'hui encore les victimes du scientisme divinisent l'événement, négli­gent les controverses et ignorent que la trépidante « révolu­tion copernicienne » n'a rien découvert dans la nature physi­que des astres, pour se contenter de réorganiser les axes d'une géométrie du mouvement, c'est-à-dire d'une cinétique. Mais surtout ces gens-là ignorent que le système de Copernic, bien qu'il facilite les calculs astronomiques pour prévoir l'ascension ou la déclinaison des planètes, et la date des éclipses, *n'appor­tait pas de meilleure approximation que les calculs établis avec les épicycles de Ptolémée.* 94:331 D'une certaine manière, ce système nous exposait même à des erreurs plus grandes dans la mesure où Copernic, contrai­rement aux astronomes traditionnels qui collaient aux don­nées de l'observation pour les extrapoler, se fondait lui-même *a priori,* sans appui dans la réalité physique, sur l'idée très ancienne, pythagoricienne, des orbites circulaires. On relève ainsi dans la fameuse découverte un anachro­nisme amusant, issu précisément du fait que l'auteur du *De revolutionibus* reste plus imaginatif que scientifique, et qu'il n'est pas docile aux données de l'observation comme l'ensei­gnait saint Thomas : -- *Opportet salvare apparentia sensibi­lia.* Il est curieux de noter que le célèbre auteur de la révolution copernicienne, outre son apriorisme en matière physique, se montrait rigidement traditionaliste quand il cen­surait Ptolémée pour le crime de s'être trop éloigné de Pythagore. Tel est le plaisant paradoxe produit par le mariage du scientisme avec une sorte de mystique, ou de *gnose,* qui fait de Copernic le précurseur de la Renaissance astronomique en même temps que le plus fidèle disciple de Pythagore, vingt-deux siècles après ! Kepler (1571-1630), en découvrant la forme ellipsoïdale des orbites et les fameuses « trois lois » du mouvement planétaire, dira que Copernic ne sut pas profiter du trésor qu'il avait dans les mains. Il faut cependant remarquer que, même après l'illumination des lois de Kepler sur le mouvement des planètes, la plainte formulée par Francis Bacon contre Galilée et Copernic continue de s'appliquer à l'astronomie de l'époque : « (Bacon) est adversaire de la méthode élaborée par Galilée et qui consiste à isoler les phénomènes de leur milieu naturel, à n'en étudier que les aspects mesurables et à ériger ensuite de vastes théories mathématiques sur la base des résultats. Bacon désire considérer tous les faits qui peuvent avoir un rapport avec la matière étudiée : par exemple, en astronomie, la nature physi­que des corps célestes, que Copernic jugeait peu impor­tante, et dans la chute par gravité le rôle de la résistance de l'air, que Galilée laissait de côté. » ([^54]) 95:331 En vérité, à l'époque de Kepler encore, et jusqu'aux travaux de Newton, l'astronomie se réduit à une cinématique fondée sur des mesures d'angles : elle développait une trigo­nométrie sphérique en mouvement, avec deux dimensions angulaires, et une troisième déterminant la durée « *t* »*.* J'ai sans doute exagéré dans un autre texte ([^55]) en écrivant qu'elle se réduisait à une cinématique placée au 2^e^ degré d'abstrac­tion mathématique. Où intervient une mesure expérimentale­ment réalisée, avec la règle et le rapporteur, par exemple, intervient déjà une sorte de topographie de l'espace physique. Ce que nous pouvons dire, sans exagération, c'est que cette astronomie souffrait d'une telle maigreur physique qu'elle n'avait pas le droit de passer des êtres de raison ou de la pure théorie interprétative à une détermination quelconque dans le champ phénoménologique, si ce n'est en apportant une preuve *physique,* réduite expérimentalement à une évidence sensible, une *apparentia sensibilia.* Même après les découvertes de Newton (1642-1727), il reste encore prématuré de dire que nous avons *physiquement* prouvé le mouvement de rotation de la Terre, et *physique­ment* justifié le choix de l'astre qui condense la plus grande masse comme centre du système planétaire. C'est seulement depuis la mesure de la constante « g » de gravitation, réalisée en laboratoire par Cavendish (1731-1816), que la loi dite de gravitation universelle peut être expérimentalement repro­duite, mesurée et, par là, intégrée dans la « donne » phéno­ménologique. Mais il est trop tôt encore pour prétendre qu'on ait scientifiquement prouvé que le Soleil *attire* les planètes en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leurs distances, car le verbe « attirer » implique lui-même toute une théorie interprétative. 96:331 Même la physique moderne n'a pas consolidé une tranquille théorie de la gravi­tation : sa tendance serait plutôt de la poursuivre davantage dans une « forme » de l'espace-temps, autour d'une masse, que dans une action à distance. Même après Kepler, Newton et Cavendish, il reste préma­turé de parler d'une preuve physique du mouvement diurne de la planète Terre ; celui-ci n'intègre le patrimoine du « donné observé » qu'avec des expériences du pendule de Foucault, sous la coupole du Panthéon, Paris, en 1850. **Science autonome\ et science « hétéronome »** Sous ces vocables rébarbatifs, ce que nous voulons dire ici est simple et frappant : l'astronomie, la physique, la biologie et toutes les autres sciences empiriques étant composées de deux éléments hétérogènes -- l'ensemble des phénomènes observés et la théorie interprétative -- il est facile de deviner la montagne d'équivoques qui ne manquera pas de surgir si nous prenons l'un pour l'autre dans le raisonnement. Or il faut remarquer que, contrairement aux apparences, le pre­mier élément est beaucoup plus inaccessible et *impopulaire* que le second : peu de gens entrent en confrontation directe et familière avec le frère-phénomène ; beaucoup lisent dans les journaux la présentation des nouvelles synthèses théori­ques, presque toujours en termes de vulgarisation brutale et schématisée. Prenons l'exemple du mouvement diurne de la Terre, c'est-à-dire de son mouvement de rotation complète sur elle-même en l'espace de vingt-quatre heures. 97:331 Nous sommes très peu nombreux à avoir fait ou refait l'expérience de Foucault, ou à avoir collé l'œil à l'oculaire du cercle méridien, pour vérifier avec une précision chaque fois plus grande l'uniformité du mouvement angulaire des « points dans l'infini » qui croisent les fils du réticule. Tous les autres, s'ils parlent de la rotation de la Terre, c'est de seconde main. Ils parlent par ouï-dire et non d'une chose vue ou entendue directement. Cette vaste et respectable majorité des non-astronomes, le peu qu'elle sait d'astronomie, elle ne le sait pas de science exacte et autonome, mais par informa­tion, par foi humaine ou encore par science malingre, inadé­quate et « hétéronome ». La plus lucide intelligence du monde, prenons celle de Jacques Maritain, parle en toute simplicité de la sagesse de Galilée, des maladresses du Saint-Office, sans se rendre compte que la vérité « scientifique » du mouvement diurne de la Terre n'a pu venir à sa connaissance qu'au niveau collégial d'une science « hétéronome », recueillie et transmise par l'information. Ici se dessine un problème philosophique intéressant, et même indispensable à la compréhension des équivoques tis­sées autour du « cas Galilée ». Le mouvement diurne de la planète Terre serait-il *aujourd'hui* une simple donnée du consensus général, un savoir réellement « hétéronome » de pure information, ou serait-il devenu une donnée du sens commun et, partant, sous un certain rapport, beaucoup plus dense que de la simple information ? *Respondeo dicendum* que, aux temps de Galilée et de Copernic, la rotation de la Terre constituait une donnée de théorie interprétative, sans preuve physique pour les propres auteurs et défenseurs de l'idée, qui abusaient de leurs dons intuitifs, divinatoires, ou de leurs facultés oniriques, lorsqu'ils nous présentaient la chose comme physiquement établie. Galilée en vint à dire, sans que rien ne l'y autorise, qu'il le « sentait », ce mouvement de la Terre, comme s'il l'avait *touché de ses mains.* Le glorieux Florentin, en l'occurrence, forçait ses talents et versait dans la fraude épistémologique. 98:331 Et qu'on ne vienne pas me dire ici -- pour l'amour de Dieu et des vérités mineures -- que l'avenir donna raison à Galilée en prouvant la vérité de son affirmation. Non, mille fois non. L'honneur et la dignité du scientifique ne consiste pas à agiter des intuitions dont les autres plus tard apporteront une preuve adéquate au degré du savoir considéré. L'honneur et la dignité de la science ne consiste pas à *emporter le gros lot* comme dans un tirage au sort qui décide seulement après coup de la justesse du choix : ils consistent *essentiellement* à donner les raisons de celui qui affirme, et à démontrer ce qu'il dit par des voies adéquates au domaine considéré. Foucault aurait pu dire, métaphysiquement, qu'il sentait le mouvement diurne de la Terre comme s'il y collait ; Galilée, sans fraude ou sans abus, ne le pouvait pas. Mais ce n'est pas ici que se situe le nœud de la question : c'est dans la position du problème au regard du sens com­mun. Nous demandions tout à l'heure si le mouvement de rotation de la Terre était devenu pour nous un simple acquis du consensus, dilué par l'information, ou s'il avait déjà gagné sa place dans le sens commun. Je réponds maintenant en disant qu'aujourd'hui, en effet, le mouvement de la Terre s'est incorporé aux données périphériques du sens commun parmi les ressorts les plus fondamentaux de la « petite sagesse », la confiance a joué son rôle pour transformer l'information en opinion universelle, incontestée, malgré l'éti­que minorité des astronomes. Tout autre était la situation au temps de Galilée : l'in­fluence du consensus de l'époque disposait peu le sens com­mun à accueillir une transposition des axes qui oblige à placer l'observateur dans le Soleil, sauf à investir le Soleil d'une immuabilité et d'autres attributs scientifiques inutiles pour rendre compte du « dépôt observé », mais psychologi­quement nécessaires pour amollir les résistances du sens commun et le prédisposer à des nouveautés fantastiques, du domaine de la gnose, où les faits de la science et ceux de la religion se mélangent étroitement. 99:331 **Le culte du « Dieu-soleil »** L'Histoire est toujours composée de deux faces : l'une claire, consciente, superficielle, où se détachent des dates, de grandes batailles et des changements de régime ; l'autre sou­terraine, où se remplissent les vases capillaires du mystère, de l'irrationalisme et de la perpétuelle conspiration ourdie par les hommes dans les profondeurs de l'âme, avec l'illusion de conjurer ainsi les divers malheurs de la vie. Le siècle de la Renaissance et de la Réforme, en sa clarté stridente, avec toute sa présomption scientiste, ou à cause d'elle, n'a pas échappé à la règle : on pourrait presque dire qu'elle a mis une certaine exagération à la confirmer. C'est ainsi que dans le propre domaine de cette science qui pro­duira le cartésianisme et le culte des idées claires, surgit le côté ombre représenté par le culte religieux du Soleil, triomphe de l'ère des pyramides, en Égypte et en Mésopotamie. Lewis Mumford a révélé dans un article cette étrange composition du « progressisme » du XVI^e^ siècle, moitié méca­niciste et moitié gnostique. A noter que la composante gnostique, ésotérique ou magico-superstitieuse ne trouvait pas son origine dans les classes ignorantes : elle venait des « phi­losophes » en personne, ceux qui divinisaient la science et qui, au siècle suivant, commenceront à préparer la Révolu­tion. Ce que dit Mumford mérite qu'on s'y arrête un instant : « Si un moment de l'Histoire peut être signalé comme point de départ de la conception *moderne* du monde, conception mécanique, expression d'une nou­velle religion et base d'un nouveau système de pouvoir, ce moment doit être situé dans la cinquième décade du XVI^e^ siècle. Car cette décade ne vit pas seulement la publication du sensationnel *De revolutionibus orbium cœlestium* de Copernic, qui devait allumer l'incendie. 100:331 Ce fut aussi l'époque du traité d'anatomie de Vesalius, *De humani corporis fabrica* (1543), de l'algèbre de Jero­nimo Cardano, *Ars magna* (1545), et de la théorie de la bactérie pathogène énoncée par Fracastor dans son *De contagine et contagionis morbis* (1546). Scientifique­ment, on peut donc dire que ce fut la décade des décades. « La manière habituelle d'interpréter la fameuse révolution copernicienne est celle qui considère comme principal effet la rupture avec la vieille conception théologique selon laquelle Dieu aurait placé la Terre au centre de l'univers, pour faire de l'homme l'objet ultime de son intérêt. Si le Soleil se trouve effectivement au centre de l'univers, alors toute la structure de la théolo­gie dogmatique chrétienne -- avec son unique acte de création, l'âme humaine prise comme intérêt central de Dieu, et la mise à l'épreuve morale de l'homme dans ce monde comme préparation à la vie éternelle en confor­mité avec la volonté de Dieu -- toute cette structure est menacée de collapsus. » ([^56]) J'observe que ce n'est pas la Sacrée Congrégation du Saint-Office qui parle ainsi à Rome aux alentours de 1616. C'est l'auteur si actuel et si lucide de *The History of Utopias* qui nous décrit ici l'impact culturel, théologique et, par conséquent, l'impact sur la foi catholique exercé par « l'hélio­centrisme » ; c'est lui qui nous prépare l'esprit à l'amusante surprise du visible reflux de cet impact sur les auteurs mêmes de ces découvertes, de ces inventions, de ces songes et de ces utopies. Mumford poursuit : « Vu au travers des nouvelles lentilles de la science, l'homme a diminué. En terme d'échelle astronomique, le genre humain représente à peine plus qu'une éphémère et fragile moisissure à la surface de notre petite planète. 101:331 La science, qui devait réaliser cette impressionnante découverte par le simple exercice de nos facultés natu­relles et non par la révélation divine, est devenue la source unique des connaissances authentiques dignes de crédit. *Tout cela,* cependant, qui nous paraît si clair aujourd'hui, ne fut pas immédiatement reconnu par ceux-là mêmes que la nouvelle religion avait le plus profondément captivés. » (**4**) Qu'on nous permette une petite correction : cette diminu­tion (psychologique) de l'homme ne pouvait pas intervenir au XVI^e^ siècle, tout de suite après la formulation de l'hélio­centrisme par Copernic, parce que l'*échelle astronomique* ne fut connue des hommes qu'après la mesure de la distance du Soleil ; on ne pouvait en effet mesurer cette distance, comme celle de la Lune, par une méthode purement trigonométrique basée sur la Terre ; pour s'en faire une idée, il fallut attendre le calcul indirect établi par Halley en 1631, incluant l'observa­tion d'un passage de Vénus sur le disque solaire, passage enregistré par deux astronomes dans la nuit des temps. Cette distance, qui avoisine les 149 millions de kilomètres, ne devint le *mètre* de la nouvelle échelle astronomique qu'au XIX^e^ siècle, en 1840, quand Bessel mesura la première parallaxe de la 61^e^ étoile du Cygne, accédant aux dimensions de l'année-lumière qui passèrent ensuite de 4,3 (celle de l'étoile la plus proche, Alpha du Centaure) à des milliers, des millions et des billions d'années-lumière avec les percées successives de la spectro­scopie, de la photométrie, puis de l'actuelle radio-astronomie. Comme, cependant, « tout ceci fut découvert par le simple exercice naturel des facultés humaines », selon la formule de Lewis Mumford, l'inévitable rapetissement de l'homme écrasé par l'échelle astronomique fut suivi alternativement d'accès de narcissisme idolâtrique : l'homme lui-même, au lieu de passer des cavernes à Napoléon, comme dans la tête de Raskolni­koff, oscillait vertigineusement entre Dieu et le Néant. L'oscil­lation psychologique qu'Olivier Brachfeld appela « complexe de Gulliver » ([^57]) n'avait jamais atteint une si délirante ampli­tude. 102:331 Jamais non plus on n'avait tant négligé le conseil de Pascal : il n'est pas bon de parler de la gloire de l'homme sans évoquer sa misère, comme il n'est pas bon de s'attarder sur sa misère sans rappeler sa gloire. Seconde correction : Mumford écrit que toutes les énor­mités du scientisme, qui nous paraissent claires aujourd'hui, ne furent pas immédiatement perçues par ceux que la nou­velle religion captivait profondément. Or, ce qui paraît si clair aujourd'hui à l'un des plus subtils observateurs de l'actualité reste obscur pour les « progressistes » de la nouvelle religion, et ce qu'il nous dit être passé inaperçu des « progressistes » du XVI^e^ siècle n'est pas passé inaperçu du Saint-Office : ses juges en effet sentirent dans le cas de Galilée, à travers un sens commun vivifié par la foi, ou grâce aux dons de l'Esprit Saint, non point seulement une thèse osée et mal fondée en raison, mais tout un processus ficelé de scientisme et de gnose, qui divinisait le Soleil en plein XVI^e^ siècle. C'est ce que montre Lewis Mumford, quand il écrit : « La première conséquence de la nouvelle théologie fut de faire revivre des conceptions qui dataient du temps des pyramides en Égypte et en Mésopotamie. » (**4**) Développant dans l'article en question des réflexions qui méritent d'être lues et méditées, Mumford en vient à citer ce propos de Battersfield : « Copernic se fait lyrique, il en vient presque à l'adoration du Soleil, quand il s'exprime au sujet de sa nature monarchique (*regal*) et de la position centrale qu'il tient. » Tyllyard signale d'ailleurs que le Soleil, dans l'ère élisabéthaine, était généralement considéré comme la contre­partie matérielle de Dieu. 103:331 **Pour en finir\ avec le cas Galilée** Je crois que nous tenons maintenant, dans la meilleure condensation possible, l'ensemble des notions et des faits qui permettent de passer à l'abordage du cas Galilée : une his­toire de plus à exorciser d'urgence, une de ces innombrables histoires mal contées dont on se sert pour tisser les men­songes de l'Histoire. Voici les deux propositions qui furent soumises au Saint-Office, en février 1616, sous le pontificat de Paul V : 1°) Le Soleil est le centre du monde, et par consé­quent exempt de tout mouvement local. 2°) La Terre n'est pas le centre du monde, ni par conséquent immobile, mais se meut tout entière en un mouvement diurne. La réponse fut donnée rapidement : a\) « La première proposition est insensée et absurde en philosophie ; elle est aussi formellement hérétique, pour contredire expressément de nombreux passages de la Sainte Écriture, selon le sens propre, l'interprétation commune, le sentiment des Pères et des docteurs de l'Église. » b\) « La seconde proposition mérite la même censure philosophique, et, au regard de la vérité théologique, elle est pour le moins erronée dans la foi. » Deux jours plus tard, le commissaire du Saint-Office notifie à Galilée la censure prononcée contre l'opinion selon laquelle le Soleil serait au centre immobile de l'univers, tandis que la Terre bougerait. Cette opinion ne doit plus être alimentée ni soutenue. Galilée est prévenu des peines aux­quelles il s'expose, et il promet de se soumettre. 104:331 Là-dessus s'achève la première partie du cas Galilée. Ceux qui voient dans ces condamnations du Saint-Office un crime de lèse-majesté contre la Science crient aussitôt au scandale. Or, pour incroyable que cela paraisse aux esprits manipulés par le culte de la « libre pensée » (ou plutôt de la « vide pensée », comme nous le verrons), j'ose dire que cette réac­tion n'est pas justifiée. Maritain lui-même, qui se veut plus *anti-moderne* que jamais, écrit à ce propos : « *Si les juges du Saint-Office se sont trompés si gravement, c'est que, par une erreur de principe encore plus dangereuse parce que de portée générale, ils tenaient la science des phénomènes en son développement propre pour justiciable de la théologie, et d'une interprétation littérale de l'Écriture.* » ([^58]) Il est possible en effet -- je le dis à titre d'hypothèse -- que les juges du Saint-Office aient utilisé en la matière un principe épistémologique dénué de fondement ; mais une chose est certaine, et je doute que quelque philosophe ou théologien que ce soit puisse me contredire sur ce point : si ils ne peuvent juger les sciences des phénomènes dans leurs processus intrinsèques, la théologie et le Magistère de l'Église peuvent et doivent juger *l'usage* que le scientifique fait des intuitions et théories interprétatives du phénomène. Je sais bien que cette juridiction de l'Église est aujourd'hui contestée d'un bout à l'autre de notre cher nouveau monde glorieuse­ment pluraliste. Mais il faut se rappeler qu'au temps de Galilée, l'Église et le Saint-Office se sentaient encore respon­sables vis-à-vis de tous les cas de fiction et de rêve scientifique où la prudence pastorale recommandait la modération. Une certaine brutalité dans la sommaire condamnation du Saint-Office, qui paraît en effet abuser des termes dogmatiques, s'explique en outre par la très vive conscience qu'il avait d'assumer encore une sorte de paternelle protection sur toute la civilisation chrétienne. 105:331 Nous pouvons reconnaître que les assesseurs et les juges du Saint-Office, n'ayant pas la sainteté ni le génie du Docteur Commun, ont eu tort de confondre la censure *pastorale* que les propositions de Galilée s'étaient bien méritée avec la censure *dogmatique* qu'il fallait réserver aux seules erreurs formellement contraires à la Révélation et à la Foi. Mais nous ne pouvons pas omettre de signaler que de telles propositions, lancées sans crier gare dans le contexte culturel de l'époque, où même des astronomes comme Tycho Brahé réclamaient des preuves plus convaincantes, blessaient l'héri­tage intellectuel et le sens commun de la chrétienté qui, avec la foi et les mœurs, sont aussi sous la sauvegarde de l'Église. Remarquons d'ailleurs que l'Église et la civilisation chrétienne seraient impraticables si les juges du Saint-Office devaient tous avoir la stature d'un saint Thomas. Maritain lui-même, lorsqu'il s'emporte contre les juges du Saint-Office, fait remarquer : « (...) S'il est vrai -- et cela est bien vrai -- que, comme l'écrit le cardinal Journet, tous les contempo­rains tenaient pour évident que *cette condamnation doctrinale était portée en matière révocable, par une autorité faillible,* ils étaient certainement les premiers à savoir qu'ils pouvaient se tromper. » ([^59]) C'est le cas de le dire : et alors ? Si les juges du Saint-Office ne pouvaient que prouver et censurer de manière faillible, j'en conclus qu'il ne faudrait pas chercher l'erreur dans le *personnel,* mais bien dans la *personne même* de cette Église qui a si longtemps reconnu la légitimité du gouverne­ment des esprits, gouvernement où se trouve nécessairement incluse la possibilité de décisions gravissimes en matière révocable, loin du domaine strict de l'infaillibilité. 106:331 Si le Saint-Office, au-delà de la grosse *bourde,* comme disent les Fran­çais, a commis ici un véritable « abus de pouvoir » (Mari­tain), alors il faut conclure à l'impraticabilité radicale du gouvernement même de l'Église, puisque l'exercice de l'infailli­bilité doit être précisément réservé aux questions extraordi­naires, directement contraires à la foi, et que tout gouverne­ment exige des mesures pastorales sur l'ensemble des questions ordinaires. Je répéterai donc, en pleine conscience d'affronter sur ce point l'Himalaya des opinions contraires accumulées durant quatre siècles, et aussi un auteur que j'ai toujours eu pour maître en philosophie, que la déclaration du Saint-Office voulait dire simplement ceci : les propositions de Galilée étaient dangereuses pour la foi, nocives à la foi au chapitre du sens commun, c'est-à-dire d'une *sagesse* (même rustique), qui comme telle reste supérieure et plus digne de soins que les sciences des choses extérieures et inférieures. Ces sciences-là en effet n'auraient rien à perdre de patienter quelque temps au feu vert des carrefours de l'Histoire ; mais elles mettent en danger toute une civilisation lorsqu'elles revendiquent pour elles-mêmes l'infaillibilité. **Le Saint-Office\ avait... raison !** En outre, on n'insiste jamais assez sur ce point : l'erreur du génial Galilée, dans son propre camp scientifique, fut plus grave et plus fracassante que l'excès de formulation dogmati­que avec lequel le Saint-Office l'a reprise. L'idée d'un Soleil immobile au centre du monde est beaucoup plus grotesque, plus fantasque, plus insensée que la définition traditionnelle qui situait ce centre sur la Terre où l'homme a pris naissance et où s'est incarné le Verbe de Dieu. 107:331 Le Saint-Office, sans le savoir, sans s'immiscer le moins du monde dans les révolu­tions successives de la science physique, en soutenant que l'héliocentrisme était insensé et absurde « philosophique­ment », soutenait exactement ce que soutiendront les physiciens modernes : la proposition qui laisse le Soleil immobile au centre de l'univers est *meaningless,* elle est dénuée de sens pour le physicien, « et même pour le non-physicien », comme disait Einstein dans de semblables situations. Plus exacte était la proposition philosophique ou théologique qui plaçait le centre du monde *où se trouve l'observateur* capable de le mesurer en parallaxes et années-lumière, et où est venue vivre dans sa condition charnelle la deuxième Personne de la Sainte Trinité. Oui, en 1611 comme en 1971, comme en 2611, et jusqu'à la fin des temps, la notion de *centre de l'univers* n'aura de sens que dans l'ordre de la connaissance et dans celui de l'amour. Le Soleil restera, si l'on veut, centre imaginaire, centre de raison mathématique de l'orbite parcourue par les centres de gravité des planètes, orbite circulaire pour Galilée, elliptique pour Kepler, et complexement hélicoïdale quand on l'a découverte, après que l'analyse spectrale ait révélé le déplacement de certaines raies, soit dans la direction du vermeil, soit dans la direction opposée, selon qu'on observait certaines étoiles à proximité de la constellation d'Hercule ou de l'autre côté. A partir de cette observation il fut acquis que « *messer frate il Sole* »*,* notre frère le Soleil, loin de la majestueuse et statique immobilité que lui attribuèrent Coper­nic et Galilée, est un globe incandescent qui tombe, ou mieux, qui erre dans l'espace, Parsifal sans heaume et sans lance, et plus perdu encore que lui. Le pompeux « héliocentrisme », pauvre vérité de simple complexion, comme disait Ibsen, s'est pris les pieds dans la pelote capricieusement déroulée sur les statuts successifs de la planète Soleil : maître du ciel, centre du monde, foyer d'une ellipse (déjà du vivant de Kepler), aujourd'hui enfin grain parmi les grains, poussière incertaine et mouvante de notre agitation universelle, notre *restless universe,* comme Max Born disait. 108:331 Pour tout dire, la proposition présentée au Saint-Office par Galilée, présumant la preuve physique de ce qui lui paraissait « évident comme s'il l'avait touché de ses mains », cette proposition constituait un monstre épistémologique, qui mélange les degrés d'abstraction et où l'hypothèse explicative se transforme comme par magie en donnée de l'observation -- monstre aggravé d'une *fraude* par l'obstination de Galilée à inculquer au public la certitude d'une *preuve scientifique* de sa théorie. Il me semble indiscutable que sur cet épisode, comme scientifique, Galilée s'est plus gravement fourvoyé dans les termes de sa communication que les juges du Saint-Office ne se trompaient eux-mêmes comme théologiens. En effet, pour défendre en toute justice l'énoncé de leur condamnation, il nous suffit de le situer sur le plan pastoral d'une légitime défense du sens commun sauvagement mis à mal, non par des recherches et observations sur les satellites de Jupiter, non par quelques théories explicatives prudemment présentées sous le manteau de l'hypothèse, mais par une escroquerie délibérée : celle qui prétendait faire passer pour acquis une théorie qui devra attendre le résultat de longues études pour faire valoir quelques droits à un énoncé décemment scientifi­que. Et sur ce point me paraît spécialement malheureuse cette note de Maritain : « Que Galilée n'ait pas réellement démontré le mou­vement de la terre n'a rien à voir ici. De fait, c'est seulement avec Newton que l'héliocentrisme s'est imposé à tous les hommes de science. Les preuves invoquées par Galilée n'étaient pas démonstratives et ne valaient pas grand'chose. 109:331 Mais avant de démontrer et sans être encore en état de démontrer, il y a dans l'esprit du grand savant une appréhension intuitive *qui suffit* -- \[c'est G.C. qui souligne\] -- à lui donner une conviction dont (*à tort ou à raison,* c'est une autre affaire, et qui regarde le progrès de la science) il ne doute absolument pas. Tel a été le cas pour le génie intuitif de Galilée. » ([^60]) Cette note, si mal venue, ne réussit qu'à mettre en évidence le désir de glorifier un des champions du progrès scientiste, au détriment de « l'obscurantisme » ecclésial. Nous n'y reconnaissons pas l'auteur de *Théonas, d'Antimoderne,* des *Trois Réformateurs,* de *Réflexions sur l'Intelligence et sa vie propre.* Nous n'y reconnaissons pas le philosophe exigeant et sévère qui devait nous enseigner, entre mille autres choses, cette grande leçon dont j'ai parlé plus haut et que je répète ici : l'honneur et la dignité du scientifique ne consistent pas à *tenir pour certaines* (ou « presque certaines ») les propositions que d'autres démontreront plus tard et dont lui-même -- qui prétend les sentir comme s'il les touchait -- reste incapable d'établir la vérité. Non, mille fois non : l'honneur du scientifi­que, du philosophe et du théologien n'est point de nature sportive ou lotériesque ; il ne consiste pas à affirmer « *à tort ou à raison* » ; il consiste essentiellement à apporter les preuves de sa proposition. Les thomistes, et avec pleine raison, conçoivent habituelle­ment un certain agacement quand les franciscains leur disent (ou plutôt leur disaient) avec orgueil que Duns Scot avait *visé juste* sur la question de l'Immaculée Conception de la Vierge Marie (c'est-à-dire sur le fait qu'elle était née sans péché), tandis que saint Thomas perdait la partie... Au bon vieux temps où dominicains et franciscains disputaient encore de ces choses, je me souviens d'un O.P, Garrigou-Lagrange peut-être, ou Gardeil, qui en venait à soutenir que, sur le chemin de la proclamation du dogme, les réfutations argu­mentées de saint Thomas avaient pesé d'un plus grand poids que les envolées intuitives où Duns Scot, « *à tort ou à raison* », puisait sa source d'informations. 110:331 Dans le cas de Galilée, pour en finir, je dirai que nous sommes aujourd'hui plus que jamais en mesure d'apprécier la réelle et profonde intuition du Saint-Office : avoir senti la présence du monstre -- le scientisme et non la science -- qui enfonçait alors nos portes et se précipitait déjà pour dévaster la civilisation. Mais notre constatation n'a rien de triompha­liste, car nous sommes bien peu hélas à la partager. Elle est plutôt mélancolique. Elle a toute l'amertume d'une bataille perdue. #### L'intelligence en péril de mort (*Troisième chapitre de la troisième partie du livre premier*) OUI, C'EST LE TITRE du beau livre de Marcel De Corte que nous reprenons ici, dans une perspective un peu différente, pour développer comme elle le mérite la question abordée plus haut à propos du XVIII^e^ siècle, le tournant des tournants : tandis qu'à la surface de l'Histoire les amoureux du rien (*nada*)*,* qui le confondent avec le tout, se délectent à la lecture de la lettre F ou H de l'*Encyclopédie* dans les salons de Madame Geoffrin, tandis que l'actualité se pare des appellations de *lumière, luz, iluminismo, enlightenment, Aufklärung,* dans les souterrains de cette même His­toire les excavateurs du néant (*nada*) sapent les fondements de la civilisation et préparent la victoire de la Révolution. 111:331 Nous avons vu que les acquis de n'importe quelle disci­pline peuvent être possédés de science propre et autonome, conquise et assimilée en profondeur, ou de science « hétéro­nome », c'est-à-dire sous l'effet d'une information transmise et reçue, n'engageant que la crédibilité habituelle entre humains. En philosophie comme en mathématique, il n'y aura de réelle connaissance que lorsque le maître peut s'en aller, parce que l'étudiant a fait sienne, épouse de son intelligence, sans la moindre interposition extérieure, la vérité comprise ou démontrée. Dans les sciences des phénomènes aussi, en toute rigueur, ceux qui observent et expérimentent directement, qui élèvent toutes les suppositions à la certitude des sens, celle de la vue, du toucher, de la mesure, accèdent à une sorte de certitude intellectuelle mineure de leurs corrélations. Mais cet accès à l'expérience, à la preuve expérimentale exhaustive, comme celle où Pasteur consuma l'essentiel de sa vie pour défaire l'illusion de la génération spontanée de la vie, cet accès au cercle méridien et au spectroscope sidéral reste bien difficile : le pourcentage d'une population capable d'y parve­nir sera toujours extrêmement réduit. C'est donc toujours par ouï-dire que la majorité saura... presque tout ce qu'elle sait. Il y a de quoi s'effrayer, vraiment, quand on pense au nombre de choses connues aujourd'hui dans le champ des phénomènes physiques, qui ne cesse depuis la Renaissance de s'élargir vertigineusement : le nom­bre d'hommes qui parleront de ces choses avec un bel enthousiasme, sans les connaître de science propre et auto­nome, mais seulement parce qu'ils auront lu le journal ou regardé la télévision, doit croître en effet dans les mêmes proportions. Et parmi ces discoureurs « scientifiques » infor­més de leur sujet par le bouche à oreille, j'inclus les nom­breux intellectuels qui sermonnent l'Église sur le mouvement de la Terre sans avoir jamais jeté le moindre coup d'œil dans l'oculaire d'une lunette de cercle méridien. On m'excusera d'entrer, par crainte que le lecteur n'ait pas encore appréhendé le péril en toute sa profondeur, dans quelques considérations sur la vie de l'intelligence et ses exigences propres. 112:331 De même que la vue fut donnée pour saisir la lumière et l'ouïe pour s'assimiler le son, l'intelligence nous fut donnée pour appréhender d'emblée, en sa première opération, les *intelligibles ;* autrement dit : pour voir par elle-même et non par les autres ce que les choses *sont,* puis passer de là aux jugements qui rattachent un complément d'objet direct (ou prédicat) à un sujet, enfin aux raisonnements qui tissent et trament les multiples connexions du savoir. C'est tout cela que l'intelligence entend faire par elle-même, à partir des intelligibles perçus dans les choses sans aucune interposi­tion. Cette relation autonome de l'*esprit* à l'*objet* constitue proprement la liberté de l'intelligence. Un abîme la sépare de la prétendue « liberté de pensée » qui revendique le droit arrogant et absurde de dire tout ce qu'on pense, tout ce qu'on veut, voire de penser qu'on pense ce qu'on ne parvient pas à penser. L'intelligence cherche à s'approprier l'objet connu en une union très intime, très parfaite, très chaste, et elle souffre lorsque les règles de convivance lui imposent de recevoir pour vrai ce qu'elle-même, en tant que telle, n'a pas pu pénétrer. Elle souffre, mais comprend que la vie en société est le propre de l'homme, et que cette condition essentiellement politique de l'humain impose une division dans le travail et une division dans la connaissance. Les humiliations imposées à l'intelligence se transforment en cordialité, en amitié civique, en « *philie* »*,* et dans ce transfert l'âme se console, elle se conforte, elle apprend à vivre avec le grand nombre de savoirs auxquels la foi humaine lui a donné accès. Le danger pour l'intelligence est neutralisé. Il se transforme même en richesse dans l'ordre de l'amour, aussi longtemps que la société parvient à maintenir l'inflation du consensus des connaissances sous le contrôle, la maîtrise d'une *sagesse,* et aussi longtemps qu'elle parvient à maintenir les liens de l'amitié civique. 113:331 Quand ces deux équilibres se rompent, quand la somme croissante des faits encyclopédiques « connus » par toute l'humanité s'hypertrophie et se détache de toute sagesse supé­rieure à la sienne, et quand s'infiltre dans la cité, au lieu de la « *philie* »*,* les lois de la compétition sauvage ou de la lutte de classe, alors l'intelligence divague, se dégrade, désespère, elle commence à se remplir de gaz, à se coller l'indigestion mentale avec ce million de riens qui, additionnés et multi­pliés, donnent moins que rien... Et voici que les asiles de fous affichent complet. Voici que le monde commence à ressem­bler au grotesque et sinistre conte d'Edgar Poe, où les derniers esprits sensés connaissent la camisole de force, tandis que les fous s'occupent activement de la direction et de l'administration générale de notre chère planète. Pour dire les choses simplement, le scientisme, et l'ency­clopédisme qu'il porte en lui, constituent une violation, une manipulation de l'intelligence, qui ne peut être pratiquée à l'échelon collectif qu'au prix d'une inimaginable massification de l'homme, où l'intelligence elle-même renonce chaque jour davantage à sa vie propre en faveur de la tyrannie du « su » de *l'homme collectif.* Au XVIII^e^ siècle, les « excavateurs du néant » commençaient à diffuser la *libre pensée ;* ils commen­çaient à diffuser avec ardeur la praxis de l'évacuation de l'intelligence, la *vidange mentale.* Au glorieux XX^e^ siècle où nous avons l'honneur de renâcler et de nous débattre, les « inimaginables » conséquences commencent à se faire rou­tines, sans étonnement et sans dégoût. Celui qui est déjà trop vieux pour trouver normal de marcher à quatre pattes tombera dans une poignante nostal­gie de la position debout ; en compensation, il souffrira moins longtemps ; il saura plus vite se détacher de ce monde dont l'office est d'être vaguement absurde, et de passer. 114:331 **Les « sociétés de pensée »\ et la Révolution** Personne à ce jour n'a mieux analysé qu'Augustin Cochin ce procédé de « vidange mentale » opéré par l'action capil­laire des *sociétés de pensée* du XVIII^e^ siècle : un siècle qui, pour les historiens superficiels, continue de détenir le record de la brillance mondaine, et de se définir par lui. « C'est au déclin du règne de Louis XV que le phénomène se répand en France. Le Grand-Orient se constitue en 1773. Les Sociétés secrètes et ordres divers, Écossais, Illuminés, Swedenborgiens, Martinistes, Égyptiens, Amis réunis, se disputent les adeptes et les corres­pondances. On voit enfin de 1769 à 1780 sortir de terre des centaines de petites sociétés à demi découvertes, autonomes en principe comme les loges, mais agissant de concert, comme des loges aussi, constituées comme elles, animées du même esprit « patriote » et « philo­sophe », et cachant mal des visées politiques semblables, sous des prétextes officiels de science, de bienfaisance ou de plaisir (...) Le règne des salons et du persiflage élégant est fini. Celui des Sociétés de pensée et du philosophisme commence. » ([^61]) Là-dessus, Cochin nous dresse un tableau incisif de l'ob­jet, ou mieux, du non-objet de ces académies : « Elles ne sont pas seulement une agence de nou­velles, mais des sociétés d'encouragement au patrio­tisme, des barreaux d'esprit public. Pour atteindre ce but, elles créent une république idéale en marge et à l'image de la vraie, ayant sa constitution, ses magistrats, son peuple, ses honneurs et ses luttes. 115:331 On y étudie les mêmes problèmes politiques, économiques, etc., on y traite d'agriculture, d'art, de morale, de droit. On y débat les questions du jour, on y juge les hommes en place. Bref, ce petit État est l'image exacte du grand, et il n'est pas réel. Ses citoyens n'ont ni intérêt direct, ni responsabilité engagée dans les affaires dont ils parlent. Leurs arrêtés ne sont que des vœux, leurs luttes des conversations, leurs travaux des jeux. Dans cette cité des nuées, on fait de la morale loin de l'action, de la politique loin des affaires ; c'est la cité de la *pensée.* » ([^62]) Augustin Cochin souligne le mot de *pensée,* dans une certaine acception française, pour exprimer le vide de ce processus mental où l'intelligence se « libère » de la connais­sance réelle et de la réflexion ; et se « libère » -- si ce verbe encore chargé d'une certaine noblesse peut s'appliquer à une aussi dégradante capitulation -- au profit d'une tranquille incontinence verbale qui dissimule bien mal l'indigence de l'esprit : à l'exigeante recherche de la vérité et du bien, celui-ci en effet choisit de préférer la « liberté » d'une *relativisation* universelle, n'exceptant que le vide intérieur où il s'est réfugié. En Angleterre, avec Locke, le libéralisme prend sa source dans une dépravation de la connaissance qui colle encore d'une certaine manière aux expériences de l'esprit. En France, pays qui a reçu la vocation de l'intelligence, le libéralisme devait naître et s'étendre encore plus loin, encore plus bas, détaché de l'expérience elle-même et réduit au libre jeu de l'opinion, à cette *doxie* qui ne se met pas en peine d'être *ortho* ou *hétéro,* mais couronne sa quasi-inexistence intellec­tuelle de mots magiques : « pensée », « liberté », « libre-pensée »... 116:331 « Il y a là un fait général qu'il faut étudier en lui-même, si l'on veut bien en comprendre les effets au début de la Révolution. « Toutes ces Sociétés ont le même caractère : ce sont des Sociétés *égalitaires* de forme et philosophiques d'ob­jet, ce que nous appellerions aujourd'hui des Sociétés de *libre pensée.* Elles formaient la charpente matérielle de la « république des lettres », et donnèrent à la « philoso­phie » une consistance, une vigueur, un empire sur l'opinion, sans exemple jusque là. « En effet, tout idéal qu'il soit, le nouvel État, la « république des lettres », a pris une prodigieuse exten­sion, entre 1760 et la Révolution (...) Or, n'est-ce pas là un fait capital, et trop négligé, de la fin de ce siècle ? Cet état de choses, l'existence même des *Sociétés de pensée,* du genre d'opinion qui s'y développait, des conditions spéciales où elles mettaient les auteurs et le public, eut de forts graves effets sur le mouvement des idées : car il impose d'avance, et sans appel, aux auteurs et au public, le point de vue intellectuel, irréel. « Jamais peut-être le courant générai des idées, de la littérature, ne fut plus éloigné du monde des réalités, du contact avec les choses, que dans cette fin de siècle. Il suffit de nommer les philosophes politiques comme Rousseau et Mably, un historien comme Raynal, des économistes comme Turgot, Gournay et l'école du laisser-faire, des gens de lettres comme La Harpe, Mar­montel, Diderot. « C'est ainsi que naît le philosophisme. « L'entraînement de la pensée libre a de graves conséquences, dans l'ordre intellectuel d'abord. Des pri­vilégiés oublient, grâce à lui, leurs privilèges ; nous pourrions citer de même le savant oubliant l'expérience, le religieux oubliant la foi. Le fait d'expérience, le dogme religieux, tels sont en effet les deux ordres de faits imposés brutalement du dehors à notre intelligence, et arrêtant l'essor de la « philosophie » ou, comme on dit aujourd'hui, de la libre-pensée. La « philosophie » renversera ces entraves à la liberté : l'*expérience,* la *tradition,* la *foi*. » ([^63]) 117:331 Sans vouloir comprimer en cette veine tout le système fluvial des causes historiques, nous avons le sentiment très fort qu'Augustin Cochin avance ici une clé pour comprendre la genèse de la Révolution ; qu'il touche aux points les plus meurtris et les plus douloureux d'une société en voie de nihilisation. C'est *en creux,* dirai-je, que se prépare la Révolu­tion. Les « horribles travailleurs » aperçus par Rimbaud, dans une sorte de rétroviseur historique, ne construisent pas : ils creusent. Ils sont les « excavateurs du néant » stigmatisés par Léon Bloy. Si bien que la plus grande imposture de l'His­toire, seulement dépassée par le communisme, n'est pas une explosion. Elle est d'abord une implosion. Deux mots encore\ sur la Révolution Française *...* C'est alors que le *Peuple Souverain,* qui venait de parlementer avec le gouverneur de la Bastille, trouva plus « légal » de lui trancher le cou, et de sortir en chantant avec la tête du vieux plantée au bout d'une pique. ... C'est alors que le monde entier, à quelques honorables exceptions près, pensa que les Français venaient de découvrir la *liberté,* l'*égalité,* pour ne rien dire de la *fraternité* (et je rougis encore aujourd'hui de toute cette Amérique latine qui s'empressera de déclarer fête nationale l'obscène 14 Juillet). ... C'est alors que s'accéléra la frénésie des décapitations, toujours au nom de la liberté, de l'égalité, et surtout de la fraternité. 118:331 ... Jusqu'au jour où, écœurés d'avoir saigné à blanc tant de *ci-devant,* les bons bourgeois de Paris éprouvèrent la nostalgie du Roi, et, par une sorte d'ultra-correction histori­que, acclamèrent le Directoire et puis l'Empereur, Napoléon, qui d'ailleurs n'attendait ni peuple ni pape pour se couronner lui-même, face au miroir de sa destinée. Les femmes allongèrent leurs jupes démesurément, tout en ayant soin d'approfondir un peu leurs décolletés, en vertu des surfaces féminines minimales qu'il reste malgré tout expédient (croient-elles) d'exhiber. Et les « penseurs » du monde entier, pendant deux siècles, se gargarisèrent de l'idée, jugée très intelligente par leurs faibles cerveaux, que cette Révolution Française avait légué des himalayas d'élévation intellectuelle et morale à toute humanité. C'est à cause de cet état, cet *état de bêtise* où la France -- spécialement -- se complaît encore aujourd'hui, que le nom d'Augustin Cochin ne figure pas dans les éditions du *Petit Larousse...* Augustin Cochin : génie et héros, mort pour sa patrie le 8 juillet 1916 au calvaire d'Hardecourt-aux-Bois. C'est à cause de ce même *état de bêtise* que fut condamné comme traître en 1944, après avoir été couronné (d'épines) en 1940, un autre héros de grade plus élevé qui commanda en chef l'armée française dans ces plaines où le capitaine Cochin fit le sacrifice de sa vie. Mais n'anticipons pas, et revenons au XIX^e^ siècle, où il nous faut poser encore quelques balises : sans ces points de repères, la simple ébauche du bassin hydrographique promise au début d'un chapitre précédent finirait par nous échapper. ([^64]) 119:331 **Le XIX^e^ siècle et l'Église** Parmi bien d'autres mystifications, nous avons tous appris à voir le XIX^e^ siècle comme celui des grandes fautes et omissions de l'Église catholique. A partir d'une formule attribuée à Pie XI, qui s'adressait au chanoine Cardijn, fon­dateur de la JOC -- « *le plus grand scandale du siècle fut la perte de la classe ouvrière* » -- nous nous sommes tous accoutumés, insensiblement, à un certain sentiment de culpa­bilité sur la « question sociale ». Or, il s'agit ici, une fois de plus, d'une histoire mal contée, pour ne pas dire falsifiée. Il s'agit d'un piège. Un piège où les catholiques du XX^e^ siècle, de fait, vont tomber, pour nous faire assister au plus grand scandale de toute la Chrétienté : le peuple de Dieu servilement prosterné -- « *à genoux devant le monde* »*,* écrit Maritain -- qui demande pardon aux ennemis de Dieu et aux exploiteurs des pauvres ! Et cette inversion, cette mystification fut avalisée parce que les catholiques du XX^e^ siècle commencèrent par regarder à l'envers les premiers tableaux de la lutte de l'Église au siècle précédent, ils commencèrent par prendre le parti de l'ennemi. Considérons par exemple le cas de *L'Avenir,* où Lacordaire, Montalembert et Lamennais se laissèrent emporter par les vents du libéralisme. Bien peu de catholiques du centre-gauche au XX^e^ siècle regardèrent cet épisode de l'histoire du peuple de Dieu sous son véritable jour ; bien peu aperçurent qu'avec cet épisode, dès le début du XIX^e^ siècle, la persécution et la flagellation ne venaient plus du dehors, des ennemis déclarés, mais qu'elles se déchaînaient de l'intérieur dans la Maison de Dieu ; bien peu comprirent que le *libéralisme,* comme courant historique, portait toutes les marques du « monde » dénoncé par le concile de Trente comme ennemi de l'Église de Dieu. 120:331 Il revint à Grégoire XVI de proclamer le premier notre devoir de résistance face à cet ennemi -- devoir qui nous parut antipathique et réactionnaire à nous tous, catholiques de centre-gauche, jusqu'au milieu de ce siècle. Le planisphère des multiples conséquences nous permet de regarder aujour­d'hui les glorieux combats de la papauté au XIX^e^ siècle (où j'inclus saint Pie X, comme un précieux fermoir) avec des yeux lavés par les larmes de l'espérance théologale. Elle nous permet de voir ces choses *lacrymabiliter,* en pleurant, comme Léon Bloy l'avait fait, bien avant nous. En 1832, l'encyclique *Mirari vos* se dressait sur le ton classique du Magistère contre les erreurs du temps. Elle expulsait de son sein ces ennemis cachés dans le cheval de Troie qui s'appelaient alors les « libéraux ». Cent ans plus tard, en 1932, la fondation de la revue *Esprit* signera en quelque sorte l'entrée triomphale du socialisme dans le monde catholique, en dépit de toutes les déclarations du Magistère. Au XIX^e^ siècle pourtant, le socialisme, battu en 1848 et 1871, se montrait ouvertement hostile au catholicisme, et réciproquement. C'est pour cette raison sans doute que l'Église et le monde catholique sont accusés d'omission ; pour cette raison qu'on nous répète sans arrêt une phrase que Pie XI peut-être n'a même pas prononcée. La grande et admirable lutte de l'Église au XIX^e^ siècle est menée surtout contre la « philosophie du néant » du libéra­lisme préparé par la *libre pensée* du XVIII^e^ et médiatisé par le culte du « Progrès ». La question cyclopéenne de Léon Bloy, que nous avons choisie pour figurer en exergue de cette œuvre, traduit et résume bien la grande lutte de l'Église : « *De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, ces excavateurs du néant ?* » 121:331 On a l'habitude de dire -- par référence à un autre ennemi -- que l'Église combat le pouvoir des *ténèbres ;* face à l'ennemi « monde », c'est-à-dire aux courants de l'histoire que les hommes inventent pour tourner le dos à Dieu, on ferait mieux de dire qu'elle combat le pouvoir du *néant.* Et je répète que jamais, dans sa propre histoire moderne, l'Église ne fut aussi militante que contre cette « vanité des vanités », cette « poursuite du vent ». En 1832 Grégoire XVI construit *Mirari vos ;* en 1846 Pie IX, de mémoire glorieuse et pourtant oubliée, élève contre le raz-de-marée libéral l'encyclique *Qui Pluribus ;* en 1864 le même pape se dresse contre le modernisme avec *Quanta Cura,* complétée par le catalogue des « Erreurs de l'époque » que les papes alors ne craignaient pas ou n'avaient pas secrètement honte de dénoncer. Le fameux *Syllabus,* qu'on désigne aujourd'hui comme témoignage typique de « l'Église du ghetto », se terminait sur l'énoncé de la plus grande des erreurs de l'époque : « Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progressisme, le libéra­lisme et la civilisation moderne. » Nous y voilà : l'Église est accusée aujourd'hui par les « progressistes » de s'être trompée dans la mesure exacte où son militantisme fut intransigeant, efficace, infatigable. Après Pie IX, en 1878, Léon XIII à son tour s'élève contre le socialisme, le communisme et le nihilisme (*Quod Apostolici Muneris*)* :* « Ils ne laissent rien intact ou intègre de ce qui est sagement déterminé par les lois humaines et divines pour la sécurité et la décence de la vie » -- déclarait-il des révolutionnaires qui, sous prétexte de « perfectionner » le monde, commencent par rêver d'y faire table rase, de revenir à zéro, sans rien cacher de leur programme de destruction ; ce sont des nihilistes, oui, des paladins du néant. En 1884 Léon XIII, dans *Humanus Genus,* combat la Maçonnerie, qui est le meilleur soutien du libéralisme ; dans *Libertas,* il édifie la magistrale doctrine de l'Église contre le libéralisme ; avec *Rerum Novarum* il dénonce les égoïsmes amplifiés par la société libérale, et rendus spécialement criants par cette révolution industrielle qui entassait les ouvriers en masses sous-humaines pour le bénéfice de quelques privilégiés. 122:331 Il est curieux de noter la ridicule incohérence avec laquelle les libéraux, adorateurs du « Progrès », se sont empressés de nourrir eux-mêmes le serpent socialiste qui se dressera pour dénoncer les conséquences du progrès. Le lecteur en trouvera un drôle d'exemple dans le contraste entre deux attitudes de Jules Michelet, lyre du progressisme libéral au XIX^e^ siècle, qui dénonce dans une page les conditions misérables de la vie de l'*ouvrière*, pour s'extasier dans l'autre au pied d'une *locomotive *! C'est encore au XIX^e^ que surgit « l'américanisme ». Celui-ci nous rapporte du Nouveau Monde la nouvelle d'un catho­licisme actualisé, efficient et progressiste. Tant qu'il se limite à un activisme perdu *in longinqua oceani,* Léon XIII transmet ses félicitations aux évêques et archevêques d'Amérique du Nord pour leurs fondations d'écoles et d'universités. En 1888, l'évêque de Peoria, Mgr Spalding, prit cependant un bon demi-siècle d'avance sur son temps pour exalter, avec plus de candeur encore qu'un cardinal Suhard, « *les merveilleux résultats politiques, sociaux, moraux et intellectuels qui don­nent au XIX^e^ siècle son caractère* » ; et Daniel-Rops ajoute : « *La grande majorité des évêques partageaient ses vues, en particulier Gibbons, Ireland et Keane. En fait, c'était un catholicisme libéral, jeune, entreprenant qui se développait, parfaitement adapté à une race de pionniers.* » ([^65]) En 1893, l'Exposition Universelle de Chicago convoqua un *Congrès International des Religions* où le cardinal Gib­bons, archevêque de Baltimore, eut le plaisir de se laisser inviter en compagnie de protestants de toutes chapelles, archimandrites, représentants du brahmanisme, bouddhistes, etc. Il s'agissait de « s'entendre sur certains points communs moraux et religieux pour une action conjointe contre les adversaires communs » (?). 123:331 La première question qui surgit à l'esprit du chroniqueur sensé est celle-ci : pour quelle raison exclurait-on une personne ou un groupe sous l'odieuse appel­lation d'adversaire ? Un des héros du mouvement « progressiste » qui prit naissance aux Amériques avant d'éclater en France fut le Père Hecker : de passage à Paris, l'homme obtiendra, cent ans plus tard, un triomphe comparable à celui de Benjamin Franklin. En 1892, Mgr Treland vint donner en France plusieurs conférences sur les nouveautés de l'Amérique. L'ayant écouté, le jeune Père progressiste Félix Klein sauta d'enthousiasme en criant : « Les paroles de vie et d'avenir nous viennent des États-Unis ! » Mais ce fut la publication d'un livre de Charles Maignen, un vigoureux neveu d'Oza­nam, *Le Père Hecker est-il un saint ?* qui finit par déchaîner la polémique et réveiller l'attention de Rome. En 1899, Léon XIII adresse une lettre au cardinal Gibbons, *Testem benevolentiae,* qui sanctionnait « l'américanisme » aux États-Unis ; elle ne réprima point cependant le renfort que ce mouvement apportait à l'essor du « modernisme » européen, alors en pleine gestation. Une comparaison s'impose ici, me semble-t-il, entre ces deux mouvements qui confluent pour agresser l'Église : sur leur philosophie sous-jacente, et sur la perspective théologale qui vient s'y accrocher. Nous savons que le vieux nomina­lisme du XIV^e^ siècle s'est scindé dans les temps modernes en deux branches homogènes quant à leur source, mais opposées sur le rôle de la raison et de l'expérience dans le processus de la connaissance ([^66]). Ces deux branches sont le *rationalisme,* maître du vieux continent avec Hegel en Allemagne et Des­cartes en France, et l'*empirisme* pour les peuples de langue anglaise. 124:331 Nous pouvons dire que la philosophie sous-jacente de « l'américanisme » était celle de l'empirisme, qui valorise par-dessus tout les réalisations pratiques, considérant l'efficience et le succès comme critères décisifs. Exportée ou importée en France, la nouveauté américaine eut le coup de foudre pour l'intellectualisme critique, où la Raison prétendait s'insurger contre la Foi et contre la seigneurie de Dieu. Du point de vue théologal, je crois pouvoir avancer que « l'américanisme », comme « progressisme de notre temps », rêvant de réaliser les Béatitudes en ce monde, agressait plus directement l'espérance et nous préparait ainsi un siècle d'op­timistes désespérés ; le modernisme, que saint Pie X appela « carrefour de toutes les hérésies », agressera plus directement la foi. Forçant un peu la stricte chronologie, nous pouvons dire que saint Pie X, le saint pape qui mit tant de vertus héroïques à combattre les erreurs de son temps, fut le dernier pape du XIX^e^ siècle. Dans cette œuvre, qui n'est pas œuvre d'histoire au sens propre du terme, mais seulement œuvre d'enquête sur les principales traces, les principaux sillons creusés par la cara­vane, pour tenter de comprendre quelque chose aux impasses de l'intelligence contemporaine, nous ne pouvons nous arrêter sur le contenu du modernisme que saint Pie X affronta. Mais nous recommandons ici la lecture de *Pascendi*, qui permet de mesurer l'immense chemin parcouru à ce jour, et la nouvelle étendue de la catastrophe. Pour clore ce passage sur le combat de la Hiérarchie catholique au XIX^e^ siècle ([^67]), revenons à Pie IX. Voyez sur quel ton, sur quelles paroles, il conclut lui-même l'encyclique Quanta Cura du 8 décembre 1864, celle où fut annexé le fameux Syllabus, « collection des erreurs de notre temps » : 125:331 « Et pour que Dieu exauce plus facilement Nos prières et Nos vœux, les vôtres et ceux de tous les fidèles, faisons participer en toute confiance auprès de lui, l'Immaculée et très sainte Mère de Dieu, la Vierge Marie qui a détruit toutes les hérésies dans le monde entier, et qui, Notre Mère très aimante à tous, « est toute suave... et pleine de miséricorde... se montre exo­rable à tous, compatit aux misères de tous avec la plus large affection » (*saint Bernard*)*.* Comme Reine, debout à la droite de Son Fils Unique, notre Seigneur Jésus-Christ, toute enveloppée dans un vêtement d'or, il n'y a rien qu'elle ne puisse obtenir de Lui. » Grégoire XVI avec *Mirari vos* utilise la même invocation que Pie IX en d'autres encycliques pour supplier la Femme Forte écrasant sous ses pieds la tête des hérésies. Ce n'est pas le fruit du hasard si le centre du XIX^e^ siècle, pour l'Église militante, est marqué par la proclamation du dogme de l'Immaculée-Conception. Ce n'est pas non plus sous l'effet du hasard que, quatre années plus tard, la Reine en personne, la Reine de la Terre et des Cieux, révélant à la petite Bernadette en son intime patois : « *Que soy era Immaculada Conceptioun.* », ne faisait que répéter ce qui venait d'être proclamé en latin par la bouche du pape. Nous pouvons donc conclure sans apologétique artificielle, il me semble, qu'avec Lourdes, « capitale de la prière » selon la belle expression de Stanislas Fumet, la très sainte Vierge Marie couronnait le siècle glorieux de l'Église mili­tante. A l'orgueil des hommes enivrés de néant, la Médiatrice de toutes les grâces répondit par ces mots : « Ils viendront ici en procession. » 126:331 #### Ozanam et Donoso-Cortès (*Chapitre 4 et dernier de la 3^e^ partie du livre premier*) IL ME PARAÎT NÉCESSAIRE de compléter notre constella­tion de signes par cet autre aspect du combat de l'Église, qui fut l'objet lui aussi des plus vastes calomnies qu'on puisse imaginer. Je veux parler de la « *question sociale* » : du rôle que le peuple de Dieu (aujourd'hui les *membres* de l'Église) assuma dans l'initiative pour défendre la cause des pauvres contre l'avidité de toute une nouvelle civilisation ; et principalement dans l'action pour soustraire ce prétexte aux socialistes, obnubilés par la passion du pouvoir ou le vertige du vide, qui ne voyaient dans les plaies du pauvre qu'autant de marches pour parvenir à la domination universelle. Sans négliger les condamnations portées par le Magistère extraor­dinaire, c'est en s'appuyant sur l'œuvre des laïcs que l'Église combat le socialisme dans son magistère quotidien. Ayant évoqué les mouvements en faveur des pauvres du siècle précédent, j'entends déjà d'ici les hurlements d'indigna­tion que notre chère époque réserve à ce genre d'activités : -- Assistanat ! Paternalisme ! Œuvres de bienfaisance ! Charité ! *Respondeo dicendum :* -- Parfaitement, mesdames et messieurs : assistanat, paternalisme, œuvres de bienfaisance et de charité, tout bon­nement parce qu'il reste mathématiquement impossible, physi­quement impossible, métaphysiquement impossible et morale­ment impossible d'améliorer si peu que ce soit les blessures du monde sans beaucoup d'assistance, beaucoup de paternité, beaucoup de miséricorde et plus encore d'œuvres inspirées par la sainte charité... 127:331 Les socialistes proclament que la construction d'un monde meilleur passe par des changements radicaux de « structures sociales », si radicaux qu'il faut d'abord tout détruire pour commencer d'y songer ! Nous autres, catho­liques, nous croyons aussi, modestement, en un monde « meil­leur » ; mais nous ne souscrivons à ce digne et perceptible idéal qu'à partir d'un perfectionnement *intérieur* de l'homme, c'est-à-dire à partir d'une plus grande incarnation des dons de Dieu transformés en vertus morales et théologales, pour une vie humaine plus dignement vécue, dans la perspective de cette Vie éternelle que la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ est venue offrir individuellement à chacun d'entre nous. Nous n'ignorons pas que le problème du perfectionne­ment humain, tant dans l'ordre de la pédagogie que dans celui des réformes sociales, doit sans cesse compter avec la primordiale autonomie du sujet visé, l'apprenti ou le pauvre. Nous savons que « l'activité immanente du sujet » est le facteur principal du dynamisme de l'ascension humaine. Nous savons que le meilleur moyen de venir en aide au pauvre consiste à stimuler en lui cette activité, à réveiller en lui le goût de s'aider lui-même, sans lequel il sera presque impossi­ble de l'aider... Il existe un abîme entre ces notions et la philosophie qui ne voit de possibilité d'ascension humaine que par un processus de « conscientisation », où l'autonomie se mobilise au profit exclusif de la haine et de la lutte de classe. Karl Marx, le messie du Siècle du Néant, proclama l'union de tous les ouvriers pour la lutte de classe dans le *Manifeste* de 1848 qui se terminait sur ce cri : -- *Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !* Il eût été plus didactique d'affirmer : -- *Prolétaires de tous les pays, désunissez-vous de la commune humanité !* Et c'est encore Augustin Cochin, au terme de son introduction à *La Révolution et la Libre-Pensée,* qui nous donnera la clé de cette « union sans amour » imposée par la Révolution : 128:331 « Les trois formes d'oppression qui répondent aux trois états des Sociétés de pensée ne sont pas un effet du tempérament des individus, un hasard, mais la condition de l'existence même de sociétés qui posent en principe la liberté absolue dans l'ordre intellectuel, moral et sensible. « Toute Société de pensée est oppression intellectuelle par le fait même qu'elle dénonce en principe tout dogme comme une oppression. Car elle ne peut, sans cesser d'être, renoncer à toute unité d'opinion. Or une discipline intellec­tuelle sans objet qui lui réponde, sans idée, c'est la définition même de l'oppression intellectuelle. « Toute société d'égaux est privilège par le fait même qu'elle renonce en principe à toute distinction person­nelle ; car elle ne peut se passer d'unité de direction. Or une direction sans responsabilité, le pouvoir sans auto­rité, c'est-à-dire l'obéissance sans respect, c'est la défini­tion même de l'oppression morale. « Toute société de frères est lutte et haine par le fait qu'elle dénonce comme égoïste toute indépendance per­sonnelle : car il faut bien qu'elle lie ses membres les uns aux autres, qu'elle maintienne une cohésion sociale, et l'union sans amour c'est la définition même de la haine. » ([^68]) Voilà comme le libéralisme se mue en socialisme ; voilà comme une mystique de la liberté finit par engendrer l'oppression. Le « catholicisme social » ne saura rester catholique que s'il parvient, parallèlement à son attention aux pauvres, à maintenir une lutte vigilante contre ceux qui exploitent les pauvres au nom de la justice, ceux qui leur prêchent l'union dans la haine du prochain. **Traits du catholicisme social** Les phénomènes bien connus qui suivirent immédiatement l'invention de la machine à vapeur sont venus poser le grave problème de la question sociale. 129:331 Les habitants des campagnes se précipitaient en effet tête baissée dans les centres industriels qui venaient de naître, poussés par le mirage d'un meilleur salaire. De véritables enchères du travail se déchaînèrent aussitôt, où l'abondance de l'offre faisait baisser le prix de la nouvelle marchandise. Ce drame du capitalisme naissant, en sa fiévreuse férocité, aurait pu être prévu avec une précision d'éclipse par qui aurait suivi d'un œil attentif les itinéraires de cette nouvelle civilisation où l'éloignement des réalités spiri­tuelles semblait exactement proportionnel au gain de domina­tion sur la nature extérieure (et inférieure) à l'humain. Il était facile de prévoir que la soudaine découverte de nouvelles énergies physiques au sein d'un monde laïcisé, extériorisé, matérialisé, nous programmait infailliblement la grande course des égoïsmes. L'histoire est là pour confirmer l'exactitude de cette prévi­sion ; elle atteste aussi que, aux premiers signes de graves perturbations sociales, la conscience catholique ne devait pas manquer de voix pour se manifester contre le système d'ex­ploitation. Citons les exemples marquants du cas français, puisque c'est en France également que nous relèverons tout à l'heure le très mauvais service rendu à ce sujet par la gauche catholique. Nous pouvons dire, avec Adolphe Théry, que M. de Villeneuve-Bourgemont, préfet d'un département du Nord, promoteur d'une enquête et d'un rapport sur la situation économique et sociale de sa région, fut un précurseur du catholicisme social ([^69]). Dans une œuvre précise et volumi­neuse, Villeneuve-Bourgemont préconisait l'établissement de colonies agricoles avec le concours de l'État ([^70]). 130:331 Mais cette idée, comme l'observe justement Maurice Vaussard ([^71]), pré­sentait le défaut (ou la qualité ?) d'affronter son époque sur deux de ses plus grandes déformations : le libéralisme non-interventionniste, confiant aveuglément dans les vertus du mécanisme économique, qui recommandait le « laisser-faire », et le pouvoir d'attraction des concentrations urbaines et industrielles, cette illusion d'une vie meilleure qui vidait les campagnes de leurs habitants. On pourrait dire que Villeneuve-Bourgemont, prenant sur lui la fièvre de son épo­que, et malheureux dans les solutions qu'il entendait promou­voir, ne se trompait ni sur l'intention, ni sur la mesure où il convenait de s'opposer à la folie du temps. Non moins engagé et persévérant que Villeneuve-Bourgemont, citons aussi Villermé : son action parvint à ébranler les plus gros préjugés du libéralisme euphorique et à faire voter la loi du 22 mars 1841, première réglementation européenne sur l'emploi des mineurs et la limitation du temps de travail. Mais le plus remarquable personnage, parmi les acteurs de ces deux premiers tiers du siècle, s'appelle Philippe Joseph Benjamin Buchez. Il est frais émoulu des séminaires saint-simoniens. Comme on sait, Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (excusez du peu), fut un des patriarches du socialisme utopique, ou romantique. Entre autres rêves dignes d'être signalés, Saint-Simon voulait tout bonnement fonder un nouveau christianisme où la morale du Sinaï viendrait « s'horizontaliser » sous la férule du Progrès, comme les sécularisateurs de notre siècle le réclament aussi. Je dis *notre* au sens de la pure chronologie sociale, et sans l'ombre d'une affinité. 131:331 L'histoire des aberrations religieuses nous fatigue, à force de se répéter : le *saint-simonisme* annonce en effet l'*américanisme* du Père Hecker, qui traverse l'Atlantique pour accoucher le *modernisme* français, lequel, combattu par saint Pie X, régresse ou se terre habilement, pour rejaillir trente ans plus tard en concubinage avec le *sillonnisme* de Marc Sangnier, lui aussi condamné par saint Pie X et lui aussi provisoirement défait, puis en justes noces avec le *progres­sisme* d'un Mounier qui, convenablement arrosé, fumé et engraissé, donne naissance à un véritable molosse, *l'hérésie du XX^e^* siècle diagnostiquée par Madiran, hérésie dont la puan­teur nous assaille aujourd'hui aux quatre points cardinaux ! Que le lecteur veuille bien me pardonner ce petit dérapage (contrôlé), et revenir à Saint-Simon. Monsieur le Comte, dans le domaine politico-économique, à l'image de ce que Marx finira par réaliser, voulait substituer « l'administration des choses » au gouvernement des hommes. Rien de moins. On mesure par là à quel point il tombait dans le mille, ce fidèle valet qui ouvrait chaque matin les persiennes du maître en lâchant joyeusement : -- *Levez-vous, monsieur le Comte, vous avez beaucoup de choses à faire aujourd'hui !* Mais Philippe J.B. Buchez, lui, en dépit de sa formation saint-simonienne, avait l'œil net et les pieds sur terre. Il suivit avec un intérêt passionné les grèves et l'insurrection de Lyon en 1831, provoquées par une réduction qui portait les salaires de 4 francs à 18 sous par jour, et noyées dans le sang. En 1834, de nouvelles insurrections éclatèrent à Lyon et Paris, suivies d'aussi terribles répressions. Buchez se sépara alors des socialistes Bazard et Enfantin, héritiers de Saint-Simon, qui s'employaient activement à canaliser et relancer les insurrec­tions : lui-même ne s'intéressait, concrètement, qu'aux réalités et aux hommes capables d'apporter du soulagement aux pauvres, sans prétendre casser les principes d'une civilisation encore vaguement chrétienne. Ce n'est pas le lieu de conter ici la doctrine buchézienne et les « associations ouvrières de production » qui en sont sorties. Dans la perspective de ce chapitre, c'est l'attitude spirituelle commandant l'intense acti­vité de Buchez qui retient notre attention. Voici ce qu'en écrit Maurice Vaussard : 132:331 « Ce n'est pas le détail de ses conceptions sociales qui assure à Buchez une place et une influence absolument exceptionnelles sous la Monarchie de Juillet ; c'est le fait qu'un homme à la personnalité puissante, qui ne ménageait pas les jugements sévères aux grands de ce monde, qu'ils fussent chefs d'État ou même papes, ait fait profession publique de convictions catholiques devant le monde ouvrier, (...) rejeté catégoriquement la lutte de classe et la « doctrine du bonheur », orienté enfin sur des voies opposées au matérialisme historique et au marxisme de nombreux disciples qui allèrent plus loin que lui dans la vie religieuse puisque trois d'entre eux, trois jeunes artistes, se firent dominicains. » ([^72]) J.-B. Duroselle, selon Vaussard, va jusqu'à inclure Mgr Affre, l'archevêque de Paris, parmi les disciples de Buchez, actifs propagateurs de son œuvre. **Frédéric Ozanam** L'évocation de Mgr Affre nous ramène aussitôt en mémoire le nom de Frédéric Ozanam, grand par tant d'as­pects et de dimensions humaines. Sa vie si intense et si courte, outre l'œuvre historique, laissait derrière elle une odeur de sainteté qui nous est encore perceptible aujourd'hui. Mais par-delà cette ardente charité et son amour pour les pauvres, cristallisé dans la fondation des conférences Saint-Vincent, par-delà les beaux livres d'histoire, Frédéric Ozanam se lança dans l'action temporelle exigée par les problèmes qui s'accumulaient au sein de la *question sociale ;* et s'y lança pour apporter ici ce qui manquait le plus, à savoir une inspiration chrétienne. 133:331 Influencé par Charles de Coux, c'est-à-dire par les idées reprises de Sismondi et Ricardo dans le *Cours d'Économie Sociale* (on manquait de maîtres, explique Maurice Vaussard, dans ce domaine relativement nouveau), Ozanam fonda le 15 avril 1848 le quotidien *Ère Nouvelle *: Lacordaire, le Père Moret et Charles de Coux en signaient le manifeste avec lui. Est-il besoin de décrire l'atmosphère qui régnait en 1848, « l'année de la peur », comme on a pu l'appeler ? Le *Mani­feste* du Parti Communiste est lancé à Londres dès le mois de janvier. Un vent d'inquiétude et de révolte souffle sur toute l'Europe. La propagande socialiste est déjà suffisamment répandue pour avoir infiltré dans le milieu ouvrier cet état d'agressivité et d'inimitié maximales qu'on a convenu d'appe­ler la « prise de conscience », et aujourd'hui la « conscientisa­tion ». Dans sa tendancieuse *Histoire de France,* le gauchiste Jacques Madaule écrit que, pour la première fois, la bour­geoisie est sur la défensive, qu'elle s'épouvante à l'idée que la Révolution annoncée par le manifeste communiste assure ses premiers pas. La révolte éclate en février, dans les rues de Paris. La molle Monarchie de Juillet capitule, laissant carte blanche à un gouvernement provisoire : Louis Blanc est le premier socialiste à parvenir au pouvoir ; il traîne en remor­que l'ouvrier Albert, dont la fonction paraît se limiter à celle d'un catalyseur prolétarien. Le 28 février, on crée une « Com­mission du Luxembourg », présidée par Louis Blanc, et chargée d'ébaucher une législation sociale. C'est le premier ministère du Travail. En mars, les fêtes du travail et les manifestations ouvrières se déroulent pacifiquement. Les troupes régulières reviennent dans Paris. Des élections s'organisent, où les républicains modérés obtiennent une large majorité, tandis que les socialistes se voient réduits à la portion congrue. Le 23 juin, « le peuple ouvrier est debout », écrit Jacques Madaule au combe de l'enthousiasme : une nouvelle insurrection se déchaîne, et le sang recommence à couler dans les rues de Paris. 134:331 Le journal d'Ozanam, *Ère Nouvelle,* qui vient d'obtenir en deux mois d'existence un incroyable succès, prend clairement position contre les agita­teurs ; il juge le mouvement de juin avec beaucoup plus de sévérité que bien des historiens d'aujourd'hui, définitivement prosternés devant l'idole de la Révolution. Jacques Madaule (catholique progressiste et philocommu­niste) place l'année 1848 dans le chapitre intitulé *La bourgeoi­sie contre le peuple,* il n'hésite pas à déclarer que le 23 juin est « une grande date dans l'histoire de notre nation », et à dénoncer la « répression ». *Ère Nouvelle,* après la victoire de Cavaignac et l'apaisement général de la situation, tente de séparer le bon grain de l'ivraie au sein de l'obscure appella­tion de « peuple » ; il y met en évidence l'action d'agents provocateurs, issus très souvent de classes aisées « sous leurs blouses d'emprunt, et les poches pleines d'argent sous leurs fausses guenilles ». Le véritable peuple de Paris, manipulé par ces pervers, ne pouvait être tenu pour responsable des excès qui avaient fini par entraîner la mort de son pasteur. Dans le livre cité plus haut, Maurice Vaussard rapporte le cas d'un industriel de Lyon, fondateur de la manufacture de Savaugène, dont la maison était gardée par des volontaires ouvriers, qui se relayaient pour assurer la défense du bon patron. Il raconte aussi qu'en cette même année, 1848, on vit des gens du peuple organiser la défense des banques et des Tuileries. Il suffit donc d'ouvrir les yeux pour comprendre qu'il existait déjà un catholicisme social, une conscience de la justice et de l'amitié civique, avant même que ne commence à prendre corps la *Gauche* proprement dite. Le jour fiévreusement attendu par le teilhardiste Jacques Madaule n'était pas encore venu. Une rafale de folie révolu­tionnaire s'était fait entendre en Europe, prémisse d'une Révolution auprès de laquelle la Révolution Française allait passer pour un jeu d'enfant. Mais les précurseurs du véritable catholicisme social (que Vaussard s'obstine à appeler démo­cratie chrétienne) firent preuve du fin discernement qui devait si cruellement manquer un siècle plus tard aux meilleurs représentants de l'intelligence française : ils ne laissèrent en effet aucune prise, dans leurs diverses expériences, au ferment d'inimitié qui spécifie le véritable révolutionarisme. 135:331 Et, entre tous, ce Frédéric Ozanam que Dieu avait tant de hâte de récupérer montra dans toutes les circonstances de son destin une admirable, je dirais presque une incompréhensible luci­dité. Je n'hésite pas, pour ma part, à le rapprocher de Donoso-Cortès : tous deux en effet parvinrent à une sorte de perception supérieure dans la nuit de l'Histoire, une sorte de génie prophétique. Frédéric Ozanam, avant les solennelles mises en garde de dix ou douze papes, avant *Rerum Novarum, Quadragesimo Anno, Divini Redemptoris,* avant la persécution religieuse en Russie, au Mexique, en Espagne, avant le Pacte germano-soviétique, le martyre des nations captives et l'infiltration qui devait déshonorer tant d'institutions catholiques, avant les majestueux enseignements de l'Église et les humiliants ensei­gnements du monde, Frédéric Ozanam avait percé à jour les irréductibles impasses et l'intrinsèque malignité du socialisme. Mieux que n'importe quel socialiste, il avait connu de près la pauvreté, il avait connu la douleur du pauvre, la misère, la leucémie du pauvre, et cette autre maladie sociale qui transforme en fantômes exsangues, mal nourris et mal dans leur peau, les constructeurs d'une orgueilleuse civilisa­tion. Mieux que les socialistes, déformés à l'école du matéria­lisme inhumain, il avait senti la gravité des injustices com­mises contre les pauvres, contre les petits ; il avait compris dans son cœur, dans sa raison et dans sa foi la particulière gravité de ce moyen parmi les autres qu'invente l'orgueil humain pour offenser la Majesté de Dieu : ce moyen qui consiste à mépriser l'humilité de la crèche où Jésus est né. Ozanam sait que cette très grave offense faite au Christ en son doux avènement de miséricorde devra être payée, et qu'elle devra être payée en son terrible avènement de justice : « *Ce que vous avez fait au plus petit d'entre vous, c'est à Moi que vous l'avez fait.* » 136:331 Ozanam n'aura jamais séparé sa vision de la question sociale de cette vision à laquelle seule la foi permet d'accé­der ; c'est pourquoi il ne se laissa jamais dicter sa conduite par la loi du désamour -- la loi qui fait de la haine et de la lutte de classe l'unique solution des haines et des injustices entre frères humains. Dans son admirable équilibre, il nous lègue le critère et le modèle du militant social de tous les temps. **Une page d'Ozanam sur le socialisme :** Il vaut vraiment la peine de transcrire ici ce que cet homme écrivait sur le socialisme, en ces jours décisifs où la France et le monde affrontaient les *préliminaires* de la Révo­lution qui aujourd'hui ébranle le monde et flagelle l'Église : « *Traitant des origines du socialisme, nous réunissons sous cette appellation les diverses écoles qui s'en revendi­quent, et que nous ne saurions démembrer pour ouvrir avec chacune une controverse particulière. Si beaucoup de socialistes ne sont que des disciples retardataires des plus coupables erreurs du paganisme, il en est d'autres qui, sur plus d'un point, s'accrochent encore aux tradi­tions chrétiennes, et dont l'erreur principale est de vêtir de nouveaux noms les anciennes vertus, de transformer en préceptes les conseils évangéliques, et de vouloir fixer sur terre l'idéal des cieux. Nous ne sous-estimons pas la générosité de ces illusions, mais nous en voyons le danger.* 137:331 « *Comme toutes les doctrines qui perturbent la paix du monde, le socialisme n'a pu tirer sa force que de nombreuses vérités mélangées à de nombreuses erreurs. Cette confusion lui confire une allure de nouveauté qui cause l'admiration des esprits simples et peu défendus nous parviendrons à écarter tout le péril de leurs enseignements le jour où nous y aurons montré, d'une part, les anciennes vérités qui n'ont pas attendu le soleil du dix-neuvième siècle pour voir le jour, et, de l'autre, les erreurs séculaires tant de fois jugées par la conscience des hommes et l'expérience des pauvres. Il est temps aujourd'hui de procéder au triage et de reprendre ce qui est nôtre, c'est-à-dire les vieilles idées populaires de justice, de charité et de fraternité.* « *Il est temps de montrer que nous pouvons plaider la cause des ouvriers, que nous pouvons nous consacrer au secours des classes déshéritées, et promouvoir l'aboli­tion du paupérisme, sans nous solidariser le moins du monde avec les prédictions déchaînées par la tempête de juin* (*1848*) *qui suspend encore au-dessus de nos têtes de sombres nuages.* « *Le socialisme se propose comme progrès, mais jamais sans doute on ne tenta parmi les hommes un plus terrible retour à plus lointain passé. Jamais les doctrines socialistes en effet ne furent plus proches de leur avènement que dans les nations théocratiques de l'Antiquité. Quand la loi indienne fait jaillir une société entière du dieu Brahma, les prêtres lui sortant de la tête, les guerriers des bras, les paysans des côtes et les esclaves des pieds, cette loi traduit le rêve de beaucoup d'esprits modernes. Car c'est l'apothéose de l'État : elle impose la classification des hommes par un pouvoir supérieur qui juge souverainement de la capacité et des œuvres de chacun, et l'organisation du travail sous une discipline qui ne laisse place ni à la concurrence, ni à la misère, ni à aucun des désordres de la liberté indivi­duelle... Telle était la condition de l'homme dans tout l'Orient, avec ses conséquences. Ayant détruit la liberté des personnes, on supprimait la propriété qui représente tout à la fois une œuvre de la liberté et son moyen de protection. La législation de l'Inde attribuait aux prêtres la propriété du sol ; celle de Perse la réservait au roi ; sous diverses appellations, c'est toujours l'État qui possède : les sujets n'ont aucun droit, sinon à titre précaire.* 138:331 « *Les mêmes principes ont revêtu d'autres formes dans les premières institutions de la Grèce, parmi les peuples doriens, plus fidèles aux traditions orientales. De là vient la distinction des quatre classes faite par les spartiates, la répartition égalitaire des sols et leur inalié­nabilité, l'éducation des enfants arrachés à la famille, les repas en commun, et toute cette discipline qui faisait des Lacédémoniens un phalanstère guerrier.* (*...*) « *Quand les doctrines subversives de la famille et de la propriété, toujours à l'affût d'une brèche opportune dans les remparts de la société chrétienne, trouvèrent pour les servir des circonstances aussi favorables que la ruine de l'Empire romain et l'invasion des barbares, ou que les déchirements internes de la France depuis le temps des* Pastoureaux *jusqu'à celui des* Jacqueries (...) ; *quand, soutenues par tant de bravoure, tant de persévé­rance et tant de bras, ces doctrines subversives sont venues s'écraser invariablement contre la solidité de la civilisation, il n'y a plus de quoi nous épouvanter comme si nous nous trouvions en présence d'un danger inconnu. Il est raisonnable de compter avec la conscience et le bon sens de peuples qui résistent depuis dix-huit siècles à ces tentations.* « *Nous pouvons compter principalement sur le chris­tianisme, qui n'a jamais cessé de combattre avec une égale fermeté 1'erreur du socialisme et les passions de l'égoïsme individuel : le christianisme contient toutes les vérités des réformateurs modernes et aucune de leurs illusions ; il représente la seule forme capable de réaliser l'idéal de la fraternité sans immoler la liberté, et de procurer aux hommes la plus grande félicité terrestre possible sans les arracher au don sacré de la résigna­tion ; il est le plus sûr remède aux douleurs d'une vie, et sa dernière parole lorsqu'elle doit s'achever.* » ([^73]) 139:331 On ne peut qu'admirer l'extraordinaire lucidité de Frédé­ric Ozanam : à une époque où le socialisme n'avait pas abouti aux intrinsèques perversités qui crèvent les yeux aujourd'hui, une époque d'espérances romantiques, il en avait déjà tout compris ; mais je rirais bien de voir comment les intellectuels de notre temps, sur l'échiquier « *droite-gauche* »*,* pourraient classer un homme de cette trempe-là. **Donoso-Cortès.** Plus impressionnante encore, la lucidité prophétique d'un Donoso-Cortès : c'est en 1848, l'année même de la naissance du communisme, qu'il diagnostique les origines du mal, le « *panthéisme* »*,* et nous prédit pour la réalisation de ses principes « *un despotisme aux proportions gigantesques, absolument inédites* » ([^74])*.* Écoutons-le : « *Pour ce qui est du communisme, sa provenance des hérésies panthéistes et de toutes celles qui s'y rapportent me paraît évidente. Quand tout est Dieu et que Dieu est tout, Dieu est, surtout, démocratie et multitude ; les individus, atomes divins et rien de plus, sortent du tout, qui perpétuellement les engendre, pour retourner au tout, qui perpétuellement les absorbe. Dans ce système, ce qui n'est pas le tout n'est pas Dieu, bien qu'il participe de la divinité, et ce qui n'est pas Dieu n'est rien puisqu'il n'y a rien hors de Dieu, qui est tout.* 140:331 *De là vient ce superbe mépris des communistes pour l'homme en général, et cette négation insolente de toute liberté humaine... De là, ces aspirations sans fin à une domina­tion universelle par le biais de la future démagogie, qui doit s'étendre à travers tous les continents, et doit toucher aux confins de la terre... De là, cette fureur insensée avec laquelle ils se proposent de mélanger et triturer toutes les familles, toutes les classes, tous les peuples et toutes les races du monde dans le grand mortier de leurs triturations : de ce noir et sanglant chaos doit sortir un jour le Dieu unique, vainqueur de tout ce qui s'appelle variété ; le Dieu universel, vain­queur de tout ce qui s'appelle particularité ; le Dieu éternel, sans principe et sans fin, vainqueur de tout ce qui naît et vient à passer ; ce Dieu est la Démagogie, celle annoncée par les derniers prophètes, le soleil uni­que du futur firmament, celle qui doit nous venir appor­tée par la tempête, couronnée de rayons et servie par des ouragans. Celui-là est le véritable tout, Dieu vérita­ble, armé d'un seul attribut, la toute-puissance, et vain­queur des trois grandes faiblesses du Dieu catholique : la bonté, l'amour et la miséricorde. -- Qui en ce Dieu ne reconnaîtrait Lucifer, le Dieu de l'orgueil ?* » ([^75]) Et plus impressionnante encore que ce tableau prodigieux, qui perce à jour le fond d'une idéologie toute nouvelle pour la dénoncer comme *ce qu'elle est,* une terrible quintessence du matérialisme religieux, au point d'ébaucher avant la lettre une certaine analogie entre le marxisme et le délire panthéiste d'un Teilhard de Chardin -- tout ceci mis à plat à un siècle de distance --, plus impressionnante encore, pouvons-nous dire, cette prophétie exacte, précise, localisée, particularisée, que Donoso-Cortès nous donne sur la Russie, treize ans avant la naissance du communisme, et cent dix ans avant l'expansion soviétique consécutive à la cécité de tout l'Occi­dent : 141:331 « *Ce qui étonne le plus en Russie, c'est une irrésistible force* d'expansion (...) *La Russie, même mal gouvernée, même à feu et à sang, continue de passer ses frontières et de dilater ses limites* (*...*) *La Russie fait la guerre pour vaincre, elle vainc pour protéger le vaincu. Mais, à ! Instant où le vaincu commence à s'appeler son allié, il devient aussitôt sa proie et sa victime. Les victoires de la Russie conduisent à sa protection ; sa protection conduit à la mort.* » ([^76]) Et encore, quelques années plus tard, mais toujours avant la Révolution bolchevique, voici ce que Donoso-Cortès décla­rait : « *Un Empire, le plus colossal de tous ceux qui ont pu exister sur terre, se porte dans toutes les directions à la conquête du globe : moitié asiatique, moitié européen, il aspire à la conquête de l'Asie comme il aspire à celle de l'Europe. L'Empire russe, messieurs, présente ce phéno­mène singulier, ce phénomène alarmant.* » ([^77]) **Une action d'Ozanam\ le 25 juin 1848** Mais revenons à cette sinistre année 1848 où, par bonheur pour les contemporains, la Révolution promise, celle de l'esprit d'inimitié, ne devait pas triompher. Je trouve spécialement instructif, sur ce chapitre, le contraste qu'on observe dans le monde catholique, plus précisément dans le laïcat, et plus précisément encore chez les laïcs de sensibilité ouverte sur la question des pauvres... 142:331 Laissant de côté Maritain, qui est un cas unique, et qui ne s'est jamais effectivement engagé d'une manière vitale et continue, ni à L'Action Française, ni dans les cercles d'*Esprit*, *Sept* ou *Vendredi*, car toute sa continuité vitale, sa grande force, fut toujours appliquée au thomisme -- « *malheur à moi si je ne thomistise* » --, laissant donc Maritain, il serait curieux de confronter le personnage d'un Sangnier, ou d'un Mounier, avec celui de Frédéric Ozanam. Mais cette confrontation sans doute est impossible, car Ozanam aussi reste un cas unique en sa grandeur si personnelle, et même unique en son genre, unique en son espèce, au sens élevé où Miguel de Unamuno l'entendait. Quoi qu'il en soit, à titre de tentative, on ne perdra rien à raconter ici ce que faisait le 25 juin 1848 le fondateur des conférences Saint-Vincent, l'ami des pauvres, auteur du fameux « *allons aux barbares* » que les gauches sauront si bien exploiter. ([^78]) Ozanam fait partie de la Garde Nationale chargée de protéger le Palais Bourbon, d'éviter une nouvelle invasion de l'Assemblée Nationale. -- *Puisque je n'ai pas eu l'honneur d'être élu pour siéger au Palais Bourbon,* disait Ozanam, *je veux* *au moins contri­buer à sa défense...* Le 25 juin, de bon matin, en uniforme de légionnaire et le fusil à la main, Ozanam est à son poste. -- Pensez-vous que le gouvernement doive céder à leurs exigences ?, lui demande-t-on. -- *Je ne pense pas qu'on puisse céder face à la violence,* répondit Ozanam*, mais il me semble qu'un accord amical serait préférable à la solution des armes... Ce fusil, depuis deux jours, me brûle littéralement les mains ; je ne m'en suis jamais servi, et je préférerais qu'on me tue plutôt que de devoir ouvrir le feu sur le peuple.* 143:331 Mais ce matin, après la communion, il lui est venu une idée : demander à l'archevêque de Paris, Mgr Affre, qu'il obtienne de Cavaignac une amnistie générale. Quel triomphe ce serait pour l'Église si, grâce à la médiation de l'archevêque, on arrivait à en finir avec cette horrible lutte de classe ! L'archevêque, qui reçoit aussitôt Ozanam, lui confie qu'il avait eu la même idée. Il descendra dans la rue. Ozanam déborde d'allégresse. -- *Si Votre Éminence le permet, j'aimerais lui suggérer encore quelque chose...* -- *Mon fils, il y a trop d'affection entre nous pour que vous ayez besoin de telles permissions.* -- *Il faut que le peuple de Paris sache que c'est son pasteur qui vient s'interposer entre les combattants. Je vou­drais que vous mettiez la soutane violette, que votre croix d'archevêque soit bien* *visible.* On connaît la suite. Le bon archevêque, repoussant les conseils de prudence qui n'ont pas dû manquer, affirma modestement qu'il offrait à Dieu le « peu » de sa vie pour le « beaucoup » du troupeau, tenta de s'interposer entre les deux parties et fut atteint par un coup de feu. Conduit au presbytère, il rendit l'âme en bénissant les pauvres gens qui défilèrent toute la nuit devant le lit du bon pasteur. **Le catholicisme social\ à la fin du XIX^e^ siècle** Notre intention n'est pas de livrer une ébauche, même condensée, de l'histoire du catholicisme social au XIX^e^ siècle ; elle est seulement de répondre, par quelques exemples frap­pants, à la thèse qui se délecte de nous présenter l'Église comme coupable sur ce chapitre de graves omissions ; c'est pourquoi nous nous en tenons ici aux noms les plus significa­tifs de la fin du siècle. 144:331 Citons Albert de Mun qui, inaugurant une série de rencontres et débats avec les travailleurs, sur les instances de Maurice Meigner, fonde les Cercles Catholiques Ouvriers : il s'avouera souvent « émerveillé par la chaleureuse amitié avec laquelle il est reçu et le souvenir ardent qu'il garde de certains épisodes ». ([^79]) Citons Le Play et l'infatigable Léon Harmel qui, avec La Tour du Pin, tentèrent de donner forme au corporatisme chrétien en développant la notion de solidarité entre patrons et employés, que Le Play a toujours défendue. C'est cette idée que les progressistes désigneront plus tard à l'exécration universelle, sous le label de « *paternalisme* »*.* L'œuvre des Cercles Ouvriers fondée par Albert de Mun et La Tour du Pin (un monarchiste irréductible, qui finira ses jours à L'Action Française) remporta un énorme succès grâce au sens pratique et au dévouement inlassable de Léon Har­mel : en 1875, cent cinquante Cercles réunissent dix-huit mille ouvriers, en 1880, la performance des Cercles grimpe à quarante mille ouvriers ! A cause de la fidélité sans réserve au Saint-Siège de Léon Harmel, et de ses dons incomparables de communication avec les travailleurs -- ils le vénèrent, l'appellent le « bon père » -- personne n'a plus d'autorité que lui, ni un meilleur accès aux milieux patronaux. Nous sommes en plein « *pater­nalisme* »* :* pour les intellectuels de gauche, encore une fois, en matière d'action sociale, ce sera le péché du siècle. 145:331 C'est pourtant sous le signe du paternalisme, et même d'un paternalisme surnaturel, que le catholicisme social du XIX^e^ siècle va se conclure et se fermer. Oui, le grand Père commun, Léon XIII, ferme le siècle avec Rerum Novarum. **Inventaire** Et nous n'avons rien dit encore des militants du catholicisme social hors du microcosme français ; nous n'avons rien dit d'un Ketteler, des cardinaux Manning et Gibbons, de Decurtins, Pottier, Verhaegen, tant d'autres... Personne ne peut honnêtement contester l'énorme somme de générosités qui sont nées de la charité surnaturelle, de la justice surnaturelle, pour essaimer dans le monde entier pen­dant tout le XIX^e^ siècle -- ce siècle où l'Église aura le plus lutté contre les fautes sociales, politiques et économiques de son temps. Un combat sur deux fronts permanents, celui du libéralisme et celui du socialo-communisme, qui nous laisse en mains tous les grands principes nécessaires à l'édification d'un monde effectivement plus humain, parce que plus chrétien. Mais personne non plus ne pourra contester qu'au début du XX^e^ siècle, l'abîme qui sépare l'Église des classes ouvrières est plus profond que jamais. En vérité, il existe un abîme encore plus large et profond : celui qui sépare l'Église de toute une civilisation, désormais apostate. De quoi nous plaindrons-nous ? Se plaindre de l'Église, au sens propre et profond du terme, ce serait bien sûr la pire des impiétés ; ce serait comme se plaindre du Christ qui est tête de l'Église, ou se plaindre de l'Esprit Saint qui est son âme incréée. Se plaindre des catholiques est facile, et facilement injuste. Pourrons-nous dire que « l'insuccès » de l'Église s'explique en grande partie par la médiocrité et les péchés de ses propres membres, sans oublier la Hiérarchie, sans oublier les papes ? 146:331 Nous tous, effectivement, que faisons-nous d'autre, sinon commettre des injustices contre Dieu et contre le prochain, dans l'exacte mesure où nous ne sommes pas des saints ? Pauvre peuple de Dieu, obscur et triste peuple de Dieu, qui ne cesse de vivre en sa quasi-totalité à ce point inférieur à sa vocation ! Oui, la grande et unique tristesse, c'est que nous ne soyons pas des saints... Critiquons par conséquent tous ceux qui ne sont pas résolument héroïques dans l'exercice de leurs vertus. Criti­quons les catholiques français du XIX^e^ : ils auraient dû en faire bien davantage que ce qu'ils ont fait. Le « bon père » Léon Harmel aurait pu rassembler dans ses cercles, non quarante mille, mais quatre cent mille ouvriers. Dénonçons l'inefficience sociale de Bourgemont, et le luxe que Frédéric Ozanam s'autorise en sa courte vie, oui, ce luxe de traduire la *Divine Comédie,* et d'écrire ses leçons sur *Les Germains avant le Christianisme, La Civilisation Chrétienne au V^e^ siècle,* etc. Contre les catholiques du XIX^e^, les preuves à charge ne manquent pas ! Comme avocat de si pauvres prévenus, je peux au moins avancer une petite pièce à décharge : mal ou bien, comme ci ou comme ça, ces hommes ne s'appliquèrent point ostensible­ment à troquer les critères catholiques contre ceux de l'inimi­tié en matière de justice sociale. Ils ne pactisèrent, ni ne se confondirent, ni ne se mirent à plat-ventre devant la lutte de classe. Même le souverain pontife qui ne fut pas canonisé, qui ne nous laissa pas les signes d'héroïsme surnaturel de son successeur, même celui-là pourrait dire aujourd'hui, après un siècle d'apostasies et d'impiétés : -- *Seigneur, je n'ai pas dissimulé* *Votre Justice, mais ils n'ont pas voulu écouter.* Comme c'est curieux. Dès qu'il est question d'éloignement de l'Église, tous ceux qui restent dans l'Église peuvent en être accusés ; on pourra même traiter d'intégristes, avec le maxi­mum de dérision possible, ceux qui s'acharnent à y rester, fût-ce au dernier rang, tout au fond, dans le coin. Les seuls qui ne puissent être accusés de creuser des abîmes, dans la Maison de Dieu, sont ceux qui l'ont délibérément rejetée ! 147:331 Ils accusent l'Église de n'être pas infailliblement efficace, plutôt qu'infailliblement véridique. Cela nous rappelle les paroles vigoureuses avec lesquelles Maritain, dans *Le Paysan de la Garonne,* relève cette impertinence, comme nous l'avons déjà mentionné : « Vous parlez d'efficacité ! Le résultat serait finale­ment la défection d'une grande multitude. Le jour où l'efficacité prévaudrait sur la vérité n'arrivera jamais pour l'Église, car ce jour-là les portes de l'enfer auraient prévalu sur elle. » **Explosions, musiques, discours** Un mot encore, pour finir en bruits. -- Le 26 août 1883, les habitants de l'Indonésie, du côté de Java et de Sumatra, entendirent d'étranges et terrifiantes explosions. Mais ce fut l'année suivante, le 20 février, que le mystérieux cataclysme devait atteindre son point culminant : le ciel soudain s'obs­curcit, comme à nuit noire, sur une énorme région ; au bout de quelques jours, une sorte de nuée sombre et livide planait sur le monde entier. Au secours ! Que s'était-il passé ? Le foyer d'un gros volcan venait tout simplement d'explo­ser, pulvérisant, projetant avec lui dans la stratosphère une petite île peuplée par une centaine d'Indonésiens... La terre, le sol, la roche sous nos pieds ne sont pas si solides et si fermes que nous le pensons. Une faille, une cavité creusée par les laves peut entraîner l'explosion d'une cité entière. Et pourtant cette explosion géologique, cette explosion innocente, fit beaucoup moins de victimes que celles préparées ou program­mées par l'homme en ses excavations. 148:331 ... D'autres explosions lointaines se sont fait entendre, qui se rapprochent et se multiplient. Bombes ? Fusées... ? Mais voici maintenant que me parviennent, je crois, les sons d'une musique en fête ; elle rappelle Beethoven, le *presto finale* de la IX^e^ Symphonie. Et voici que d'une belle voix de baryton, le guide social annonce : « *O Freunde, nicht diese Töne,* *Sonden laßt uns angenehmere* *Anstimmen und freudenvollere.* » ([^80]) Que nous annoncent, en vérité, cette fête et ces lumières de l'Exposition Universelle, au pied de la Tour Eiffel ? Des discours, dans toutes les langues, assurent aux hommes que demain commence le siècle de la Concorde et de la Paix. « *Nicht diese Töne : changez de ton, s'il vous plaît.* » Demain, nous entrons dans le XX^e^ siècle. (*Fin du livre I*) Gustave Corçâo. (traduit du portugais\ par Hugues Kéraly). 149:331 ## NOTES CRITIQUES ### La grâce de Fraigneau #### André Fraigneau *La grâce humaine *(Éd. du Rocher) Le mot grâce évoque la communication avec Dieu, ou, dans un sens plus profane, une aisance, un accord avec le monde qui sont le reflet dans l'être humain d'une nature supérieure. Dans les deux cas, et si nettement qu'on fasse la séparation, rayonne l'impression de quelque chose qui dépasse, et exalte fugitivement, les rugueux et ternes habitants de la Terre. Ce recueil de nouvelles, paru pour la première fois il y a cinquante ans, n'a pas pris une ride. Parce qu'il évoque un monde hors du temps, hors de l'histoire (sauf catastrophe on est étranger à l'histoire tant que dure l'enfance). Et aussi parce que cette prose ferme, précise, qui touche toujours le mille de la cible, ne porte aucune trace des modes régnant quand elle fut conçue -- qualité plus rare qu'on ne croit, la seule qui fait durer. Les personnages sont saisis juste avant l'adolescence, juste avant de basculer dans les complications, contradictions, drames obscurs et poignants de cette période de métamorphose. Ils ont le même âge que les héros des *Enfantines* de Larbaud, et les deux livres sont frères. 150:331 Il y a une heure pour la grâce humaine, et Fraigneau la fixe de façon inoubliable. Dans l'anecdote du petit paysan échappé d'une maison de redressement et que les gendarmes ont rattrapé. Dans le récit qui a pour cadre Toulon, l'amirauté, et l'explosion du *Dix­mude.* On y trouve, inconscients, merveilleux, parfaitement contra­dictoires à cet univers technique et guerrier, deux jeunes Créoles pleins de charme. Créole : né aux colonies, disent les dictionnaires. Pendant que je suis dans la sémantique, je note que Fraigneau, parlant du « Cafre » qui sert ces deux jeunes gens, emploie le mot d' « indigène ». Si, comme je le crois, l'île dont ils viennent est la Réunion -- qui ne produit pas seulement des tortues et des Raymond Barre -- le mot indigène ne convient pas : l'île était déserte quand s'y installèrent les premiers colons français. Revenons à des choses plus sérieuses. Le troisième récit se situe à Port-Vendres et raconte l'exil dans le Roussillon, vers 1920, d'un jeune rêveur parisien doté d'une mère et d'une tante encore plus rêveuse que lui. Suivent trois nouvelles dont le héros est frère, filleul ou fils, à cet « âge de la transparence », cet âge tendre, dont il est question dans la préface. Jamais peut-être Fraigneau n'a écrit aussi juste, noté des nuances aussi délicates. Ce moment où l'enfance est sur le point de finir est pourtant presque impossible à rendre ; on se trouve devant quelque chose d'équivalent à ce qu'on désigne comme « le désespoir du peintre », fleur qui reste insaisissable pour le pinceau. Eh bien, l'auteur triomphe avec le plus grand naturel de cette difficulté. Il y a ainsi des moments, des sensations captés à jamais. On en trouve à chaque page : « ...le train, à cet instant même, s'engageait dans la grande zone des marais salants dont par les fenêtres ouvertes de nos portières commençait à nous parvenir l'odeur amère et l'im­mense reflet aveuglant. Le soleil descendu jusqu'à tomber sur le fil de l'horizon net et comme métallique, criblait la banquette apposée de rayons durs, couleur de feu. » Ou, à l'autre bout du volume : ... « Comme tous les pères du monde, j'avais porté mon fils sur mes épaules, ses petites jambes nues pendant de chaque côté de mon cou. Une hotte de fleurs n'eût pas été plus légère ! La tête de mon enfant appuyée à ma tête se balançait dans le sommeil, me caressait de sa joue plus fraîche qu'un dahlia. » Lire cela, c'est éprouver la chose même, c'est communiquer à travers les mots avec ce moment qu'on nous raconte. On dit bonheur d'expression. Quand il est aussi constant, aussi régulier, il représente la forme suprême de la louange de la Création -- qui est le but du poème -- et l'usage le meilleur, *salvateur,* qu'on puisse faire du langage. 151:331 #### Jean Cocteau - André Fraigneau *Entretiens *(Éd. du Rocher) A. Fraigneau a consacré à Cocteau une étude critique incompa­rable (collection : Les Écrivains par eux-mêmes, éd. du Seuil.). Avec ces entretiens qui furent diffusés à la radio en 1951 on a une présentation plus rapide mais très attrayante du poète de *Clair-obscur*, et en prime une anthologie de ses œuvres : dans chaque entretien, Cocteau lisait des pages de *Plain-Chant,* de *Portraits-souvenirs,* de *la Fin du Potomak* ou de *la Difficulté d'être.* Voilà une excellente manière d'aborder cette œuvre, pour qui ne la connaîtrait pas. L'auteur y affirme d'emblée son droit, qui est de fixer les règles du jeu, et d'imposer sa propre vision des choses. C'est ce qu'on lui demande, après tout. Cocteau y aide par son art de formuler, de résumer sa manière d'être en quelques mots, des mots quelquefois empruntés, mais qu'il fait siens. « Un petit peu trop, c'est juste assez pour, moi ! » est la phrase d'un chef Indien invité à la Maison-Blanche. « Savoir jusqu'où on peut aller trop loin » est de Péguy. Etc. Cocteau en a suffisamment inventé lui-même pour qu'on n'aille pas chicaner. Citons : « Les Italiens sont des Français de bonne humeur. » « Tout est bien qui finit mal » (il a tort : C'est là son pessimisme fondamental.). Autre formule qui va loin, et qu'on trouvera dans ces *Entretiens :* « Personne ne pensait à penser ; aujourd'hui, même la bêtise pense. » Inoubliable, et parfaitement pertinent. Mais le mot est si drôle qu'on oublie sa justesse. Pendant que j'y suis, je rappellerai encore : « *Et la peur imitait la paix* » Vers qui résume ce qu'on appelle en termes journalistiques et militaires : « l'équilibre de la terreur ». Voilà un auteur qui ne parle pas au hasard, n'est-ce pas ? Georges Laffly. 152:331 ### Le droit dynastique français dans son expression actuelle #### Hugues Trousset *La légitimité dynastique en France *(Éditions Roissard) Les rares festivités du Millénaire capétien (987-1987) et le procès intenté par l'héritier de la famille d'Orléans (se disant comte de Clermont et dégradé en comte de Mortain par son père, le comte de Paris) à l'indiscutable aîné de la maison de Bourbon et de tous les Capétiens (le prince Alphonse de Bourbon, duc de Cadix), pour lui faire interdire par des juges de la République le port du titre de duc d'Anjou et des pleines armes de France, ont attiré l'attention sur un problème qui semble bien vain à notre époque : quel peut être l'expression actuelle du droit dynastique français ? Si, après la mort d'Henri V comte de Chambord (1883), la plus grande partie des royalistes a rejoint le camp des princes d'Orléans, un groupe fidèle à l'ancienne tradition royale et aux vraies dispositions du défunt ont maintenu que les renonciations ne valaient rien et que les aînés de Philippe V d'Espagne (ex-duc d'Anjou) représentaient l'ancien droit capétien, qu'ils manifestent ou non leur intérêt pour une question paraissant dépassée à beaucoup. Il s'est cependant avéré que l'ensemble des professeurs de droit, souvent de très grande réputation, a maintenu l'excellence de la thèse des légiti­mistes contre celle des orléanistes : De nos jours, les textes de Jacques Watrin, de Guy Augé, de Stéphane Rials et de Jean Barbey ont clarifié la situation et nul ne s'étonne, dans le petit monde des juristes, que la thèse « Blanc d'Espagne » ait la faveur de la majorité d'entre eux. Le jugement rendu le 21 décembre 1988 par le tribunal de grande instance de Paris, déboutant Henri d'Orléans (avocat : M^e^ Lombard), montre finalement que le titre de duc d'Anjou est du domaine de la courtoisie, venant même des autorités en place, et que l'aîné de la maison de Bourbon (avocat : l'ancien garde des sceaux Foyer, de l'Académie des sciences morales et politiques) est tout à fait libre de porter les pleines armes qui ne sont plus celles de l'État depuis 1830. 153:331 Avocat orléaniste, M^e^ Trousset avait cru bon de publier anté­rieurement l'ouvrage en question pour insister sur plusieurs points d'intérêt, qui n'ont cependant rien d'héraldique. L'essentiel de la thèse de l'auteur est que les renonciations de Philippe V d'Espagne à la couronne de France ne sont pas valables (ce qui est un beau progrès accompli par un orléaniste), mais que l'éloignement de la branche qui en est issue, que son « vice de pérégrinité » la rend à tout jamais inapte à prétendre à la couronne de France, l'auteur allant jusqu'à déclarer que des Bourbons d'Espagne, des Deux-Siciles, de Parme et de Luxembourg, obtenant d'une façon ou d'une autre la qualité de Français (par naturalisation, filiation maternelle...) sont à tout jamais rayés de la succession : il faut admettre que c'est là une hantise habituelle chez les orléanistes, des descendants de Philippe V étant devenus Français au XX^e^ siècle, d'où l'invention d'une nouvelle loi fondamentale par Ph. du Puy de Clinchamps dans son « Que sais-je ? » sur *Le royalisme,* 1967 ; p. 107 : pour être dynaste il faut sortir d'une branche « de nationa­lité continûment française », mais il est vrai que les orléanistes veulent des « lois vivantes », non « fossilisées » (Trousset, p. 112), alors que nul ne peut véritablement envisager une modification coutumière de la loi successorale en pleine république (cf. les professeurs Jean Barbey, Frédéric Bluche, Stéphane Rials, *Lois fondamentales et succession de France,* 1984). Il faudrait renvoyer à bien d'autres ouvrages non cités par l'auteur pour lui répondre en détail, ses sources étant remarquablement triées. Que l'on pense cependant au duc de Saint-Simon qui n'hésitait pas à considérer qu'un Capétien étranger devenu l'aîné de la maison deviendrait roi de France, et ainsi français, renversant l'ordre des termes envisagés par les orléanistes (*Estat des changements arrivez...* dans *Papiers en marge des mémoires,* éd. F-R. Bastide, 1954, p. 250) et à toutes les preuves montrant que les descendants de Philippe V étaient tenus pour dynastes. Le roi Charles IV d'Espagne s'inquiétait en 1789 des dispositions de l'Assemblée nationale constituante relativement à la loi de succession, lors de l'élaboration de la constitution et l'on sait que, contrairement aux vœux du « lobby » orléaniste, on ne voulut pas enregistrer les renonciations de Philippe V, ce que n'a pas voulu voir l'auteur ignorant du contexte de la phrase ajoutée en fin d'article 1 au titre III, chapitre II, section première : il suffit de lire le *Moniteur universel* pour comprendre tout ce qui était en jeu lors de la discussion. 154:331 Le duc d'Orléans avait d'ailleurs tellement peur que l'on pense qu'il puisse paraître profiter des journées d'octobre 1789, qu'il fit imprimer dans le *Moniteur universel* qu'il n'avait rien à profiter de la disparition de la famille royale du fait de l'existence des descendants de Philippe V, ce qui montre l'action désordonnée de ce prince cadet (cf. n° 72 du 12 oct. 1789, réimpression p. 45). Il faudrait aussi montrer à l'auteur que les rois de France et d'Es­pagne ont toujours souligné qu'ils faisaient partie d'une commune maison dite de France ou de Bourbon, l'aîné, donc le chef, étant forcement le roi de France, dont les ambassadeurs avaient ainsi prééminence sur ceux des autres souverains de la maison (Espagne, Deux-Siciles, Parme : pacte de famille, 15 août 1761). Trai­tés, instructions diplomatiques, lettres entre souverains, paroles diverses, *Almanach royal* (1814-1830), soulignent l'unicité de la maison. L'auteur ignore encore que les écrits de Louis-Philippe, de Marie-Amélie, etc. prouvent leur inquiétude devant la possible succession des Bourbons d'Espagne (voir aussi les lignes du prince de Polignac à ce sujet !), ce qui prouve que l'affaire n'est pas réglée quand on déclare que les Orléans étaient premiers princes du sang, titre qu'ils ne pouvaient garder à l'avenir du fait du développement de la branche d'Artois, issue du futur Charles X, laquelle en était à des petits-fils de France (il y a des textes dans les registres de la maison du roi à ce sujet ; Guyot, *Traité des droits*, Paris, 1787, t. 2, p. 307). A vrai dire, l'œuvre qui se veut bien présentée, est remplie d'erreurs historiques souvent grossières. On en relèvera quelques-unes. P. 18 : Louis de Bourbon (évêque de Liège !) ne fut jamais marié avec une Gueldres ; d'une inconnue il eut trois bâtards dont l'un est l'ancêtre des comtes de Busset et donc d'un membre de l'Académie française. P. 21 : Louis I^er^ duc d'Anjou était régent pour Charles VI et roi de Sicile et de Jérusalem en droit. P. 27 : l'auteur a une vue totalement fausse de l'éviction de Charles de Lorraine, Carolingien, certes, mais oncle du dernier roi, déshonoré, mal marié, vassal incommode de l'empereur saxon qui n'avait aucun intérêt à voir les Carolingiens continuer en France, et tout naturellement évincé par l'élection obligatoire du duc des Francs Hugues Il Capet (cf. travaux de J. Dhondt en 1939, de K.-E. Werner en 1984, etc. qui montrent que Hugues Capet a été élu par l'archevêque Adalbéron de Reims dans un esprit de rapproche­ment avec l'Est). 155:331 P. 28 : source de la citation de Jeanne d'Arc ? P. 30-31 : montrent qu'il s'agit bien au XVI^e^ siècle de l'impossibi­lité d'avoir un roi issu d'un sang *étranger* à la maison royale (ce qui ne veut pas dire de nationalité étrangère). P. 33 : les Capétiens ont fondé des dynasties dans divers pays, mais celles-ci se sentaient de la même maison. La chose est nette dès les Angevins de Naples (nombreux exemples, l'un d'eux : « Le roi Robert est du sang du roi de France » diront au concile de Vienne les conseillers de Philippe IV le Bel, cf. J. Favier, *Philippe le Bel,* p. 422). En lisant les actes pontificaux et autres établissant les Bourbons d'Espagne à Naples et à Parme au XVIII^e^ siècle, on voit que ces Bourbons étaient aptes à succéder à tous les trônes de la famille. La branche de Portugal, détachée de la branche ducale de Bourgogne, avant même l'invention des armes à fleurs de lis, porta un autre système héraldique (comme cela arriva chez les Dreux, les Courtenay et les Bourgogne de la première maison) et termina par une bâtardise, ce qui mit cette lignée en marge des Capétiens dynastes, au point que les Portugais avaient oublié l'origine de leurs rois que l'on retrouva plus tard. Plus près de nous, le duc d'Orléans, comme « chef de la maison de France », signa en 1909 un pacte avec le comte et la comtesse d'Eu (elle étant impératrice de Brésil en droit) pour assurer que les Orléans et Bragance issus de ce couple formeraient une maison autonome de Brésil, mais que ses membres seraient aptes à monter sur le trône de France en cas d'extinction des Orléans français (des Brésiliens seraient donc aptes à monter sur le trône de France et point des Espagnols !). P. 41 : l'auteur reconnaît que le roi ne peut modifier la succession, ce qui était l'avis de Jean de Terrevermeille, du marquis de Torcy qui l'expliquait à l'ambassadeur de Grande-Bretagne en 1712, du futur chancelier d'Aguesseau en 1713... que n'a-t-il médité plus fortement là-dessus, car, comme il l'assure encore, avec raison, p. 112 : « En réalité, si le principe de primogéniture mâle se voyait bouleversé, tout l'héritage capétien s'effondrerait » (alors ?). P. 41 : rehausser le rôle du Parlement de Paris en tant que protecteur juridictionnel des lois fondamentales est plaisant ; cet organisme enregistrait tout et son contraire : le traité de Montmar­tre qui ajoutait les princes de Lorraine comme successibles en cas d'extinction de la maison de Bourbon (1662), les lettres patentes conservant la successibilité de Philippe V d'Espagne et de sa descendance (1700), celles allant en sens inverse pour admettre les renon­ciations de Philippe V (1713), celles ajoutant les princes légitimés et leurs descendances comme successibles en cas d'extinction de la maison (1714), enfin celles de Louis XV abolissant ces dernières, la nation devant rester libre de son choix en cas d'extinction de la maison de Bourbon ou de France (deux termes employés, 1717). 156:331 Faut-il préciser que le traité de Troyes (1420) fut enregistré par le Parlement et l'Université de Paris, les États de Languedoïl, etc. ? P. 43 : l'auteur n'a pas l'air de savoir que la nullité des renonciations dynastiques a été démontrée par Charles Giraud, de l'Institut, dans un petit livre publié en plusieurs langues par ordre de Louis-Philippe I^er^ : *Le traité d'Utrecht,* qui répond aux puis­sances inquiètes du mariage du duc de Montpensier avec la sœur d'Isabelle II, alors que le duc d'Orléans son ancêtre, futur régent, avait renoncé, de son côté, en 1713, à la succession espagnole. L'essentiel était, pour le roi des Français, que les deux couronnes de France et d'Espagne ne soient pas sur la même tête. On remarquera aussi que Philippe V est monté sur le trône madrilène malgré les renonciations de ses aïeule et bisaïeule, les reines Marie-Thérèse et Anne d'Autriche. P. 48 : sur l'enregistrement même des lettres patentes de Louis XIV admettant les renonciations de Philippe V, on sait que tout fut fait de travers pour en montrer la nullité ; les Britanniques n'avaient aucune illusion à ce sujet. Il est d'ailleurs dommage que les conclusions de d'Aguesseau n'aient pas été données, mais la France était à bout et le pouvoir décidé à accepter le « Diktat » britannique pour terminer la guerre : il est curieux de voir les orléanistes en pavoiser. Même page : François I^er^ n'abdiqua pas en faveur du dauphin François au soir de Pavie ! Les lettres patentes signées et scellées à Madrid du sceau secret sont de novembre 1525 (publiées : A. Champollion-Figeac, *Captivité de François I^er^,* 1847, n° CCVII). P. 50 : dire que Philippe V n'a pas pleuré le duc d'Anjou est véritablement se moquer du monde quand on sait que ce roi ne supporta jamais l'Espagne, qu'il ne rêvait qu'à Versailles et qu'il aspira à monter sur le trône de France, étant pour ainsi dire malade de ce qu'il considérait comme un exil. P. 66 : il est manifeste qu'un prince de Bourbon Parme (comme par exemple le grand-duc de Luxembourg, duc théorique de Nas­sau) est théoriquement successible à Parme, dans les Deux-Siciles et Jérusalem, en Espagne et en France selon les lois des diverses puissances bourboniennes ; il n'y avait donc pas autrefois de mai­sons de France, d'Espagne, des Deux-Siciles, etc. indépendantes les unes des autres, et cela se passe ainsi dans d'autres dynasties. Il suffit de lire les actes officiels et les divers almanachs royaux. 157:331 P. 79 : les titulatures de nos rois ne sont pas familières à l'auteur qui ne sait pas que Louis XII (à la suite de Charles VIII qu'il oublie) était roi de Sicile et de Jérusalem, et il prend Fran­çois I^er^ pour un roi d'Écosse (alors qu'il s'agissait de François II qui se titrait aussi roi d'Angleterre et d'Irlande) ; il oublie que Henri III était roi de Pologne et qu'Henri IV était roi de Navarre à la seconde génération. P. 85 : l'auteur est un peu plus explicite, répète cependant l'erreur de François I^er^, prend à tort Charles VIII pour un empe­reur de Constantinople (il fut question de cette souveraineté théori­que dans un acte qui n'eut jamais de conclusion officielle) et se trompe en déclarant que Louis VIII fut couronné roi d'Angleterre, ce qui n'arriva évidemment jamais (Louis ne se disait que fils aîné du roi des Francs dans ses actes anglais). P. 84 : l'infant de Portugal Ferdinand, comte de Flandre par mariage, n'était pas prince des fleurs de lis pour la simple raison qu'il portait les armes de Portugal créées en dehors du système français (cf. supra), mais, et la chose sera démontrée par ailleurs, les Portugais bâtirent leur symbolique autour des couleurs toutes françaises que sont l'azur et l'argent, ou, si l'on préfère, le bleu et le blanc. Trop à dire. Il faut quand même souligner le manque de connaissances historiques de l'auteur qui croit que le duché de Bourgogne aurait pu passer à la maison de Portugal en 1361, alors qu'il y avait des cadets plus proches (les seigneurs de Sombernon et de Couches) et que, de toutes façons, ce fief n'était pas lié à la loi des mâles comme un apanage ; de plus, autre erreur, les Portugais ne descen­dent pas d'un duc de Bourgogne et d'une bâtarde, mais bien d'un cadet de Bourgogne ayant épousé une bâtarde de Castille. P. 87 : Philippe V n'avait pas besoin de continuer à se titrer duc d'Anjou en allant régner en Espagne, mais il en garda les armes par décision de Louis XIV. Ce titre lui avait été donné à sa naissance pour qu'on puisse le désigner, alors qu'il n'eut pas de prénom jusqu'à la solennité de son baptême, c'est-à-dire de 1683 à 1687 ! Il le garda ensuite, n'ayant d'ailleurs jamais eu besoin d'apanage du simple fait qu'il n'était pas marié et qu'il n'avait pas une maison à entretenir. Lors de son premier mariage en 1701, avec la sœur de la duchesse de Bourgogne, sa royauté madrilène lui laissait assez d'argent pour ne pas avoir à désirer des revenus français. C'est l'évidence même. 158:331 P. 87 : après la mort de Louis XVII, le comte de Provence est à nommer Louis XVIII ou comte de l'Isle pour un monarchiste, et non plus comte de Provence. Quant à la Toison d'or, elle fut envoyée à l'empereur Napoléon et à d'autres membres de sa famille en 1805, et c'est alors que Louis XVIII écrivit une lettre à Charles IV, publiée, pour lui dire qu'il abandonnait cet ordre galvaudé. Pour les sacres, on prenait les princes sur place, mais encore au XVI^e^ siècle on vit des rois de Navarre y figurer comme pairs de France. P. 88 : le troisième pacte de famille dit dans son texte français que la maison de France est celle des rois de France, d'Espagne et des Deux-Siciles ; elle est une et son chef est le roi de France, comme aîné dans l'ordre de primogéniture. P. 88 etc. : l'*Almanach royal* de la Restauration apporte un cruel démenti à l'auteur et aux « Blancs d'Eu » (l'auteur qui aime parler des Blancs d'Espagne oublie, comme par hasard, qu'il fait partie des Blancs d'Eu, du nom d'un château normand servant autrefois de résidence au premier comte de Paris). P. 94 : la loi d'exil ne pouvait s'appliquer au chef de la maison de Bourbon, Jean (don Juan), du fait qu'il vivait incognito à Brighton (et non en Espagne comme le dit l'auteur p. 101 !), ni à son fils le duc de Madrid (don Carlos) résidant à Venise et chassé depuis longtemps de France du fait d'une manifestation de saint-cyriens en sa faveur, ni au fils de ce dernier, Jacques (don Jaime) qui suivait son père et qui, après diverses écoles, deviendra officier russe, ni enfin au frère cadet du duc de Madrid (don Alfonso), ancien général carliste vivant en Autriche ! Il y eut, par la suite, quelques passe-droits en faveur du prince Jacques qui résidait officiellement à Frohsdorf (dont il avait hérité d'Henri V avec tous les souvenirs historiques de la royauté française) et lorsque la branche carliste s'éteignit en 1936, par la mort d'Alphonse-Charles duc d'Anjou et de San-Jaime (le don Alfonso vu plus haut), le nouveau chef de maison, Alphonse XIII, vivait exilé à Rome. Par contre, on doit savoir que la loi d'exil s'appliqua totalement aux Bourbons d'Espagne pour ce qui concerne le service militaire et c'est ainsi que les descendants de Philippe V ne purent aller dans les armées françaises lors de la première guerre mondiale (il y eut des passe-droits lors de la deuxième, qui vit d'ailleurs le prince Napoléon servir sous un nom d'emprunt). La République n'a jamais reconnu les Orléans comme « maison de France » et lorsque le jeune duc d'Orléans fut condamné en 1890 pour être venu à Paris à seule fin d'y faire son service militaire (d'où le surnom de Prince Gamelle), il le fut comme fils aîné du comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe I^er^, « donc l'héritier direct dans l'ordre de primogéniture du chef de la famille d'Orléans ayant régné en France jusqu'au 24 février 1848 », sans plus et donc sans reconnaî­tre une quelconque représentation de Charles X ! 159:331 P. 97 : l'auteur a donné une partie du jugement de Blois dans l'affaire de Chambord ; confirmé par la cour d'appel d'Orléans et la cour de cassation, ce texte montre en particulier que les Bourbons issus de Philippe V ne sont plus de nationalité française (ce qui est contraire à la thèse du prince Sixte de Bourbon-Parme, 1914), mais que si la renonciation du traité d'Utrecht n'est pas valable, cela ne peut les empêcher d'être successibles ; l'auteur n'a pas su lire cette confirmation de l'ancien droit successoral français. P. 99 : l'auteur connaît si peu les légitimistes qui ne reconnurent pas les Orléans à la mort d'Henri V, qu'il en vient à nommer général de Castelnau le général de Cathelineau ! P. 100 : le comte de Chambord disait probablement « les princes d'Orléans sont mes fils », mais c'était une mode dans la famille royale que de dire des choses pareilles. Ainsi, Louis XVIII, sans enfant, disait des ducs d'Angoulême, de Berri et d'Enghien qu'ils étaient ses fils, cet élan affectueux ne voulant évidemment pas dire que les Orléans étaient ses immédiats (et impossibles) succes­seurs ! Guy Augé a très bien démontré comment s'était passé l'interview d'Henri V par la *Liberté,* et ce qu'il fallait en penser, d'autant plus que le « roi » montre qu'il ne pouvait violer la loi. On sait qu'il n'a jamais reconnu les Orléans comme successeurs (témoi­gnages de ses aumôniers -- Mgr Curé, le R.P. Bole S.J. --, de ses secrétaires : du Bourg, d'Andigné et tant d'autres), qu'il a interdit que l'on présente le comte de Paris comme son dauphin, qu'il a fait présider ses obsèques à Goritz par son successeur, Jean (vu supra et miraculeusement dans la région), qu'il a laissé tous ses souvenirs historiques aux descendants de ce prince (plus de 30 colliers du Saint-Esprit, 4 étendards des gardes du corps de Charles X, les archives, les tableaux, l'argenterie...). De plus, l'auteur a laissé entendre que les royalistes ont rallié en masse les Orléans, mais le comte de Chambord a tout fait pour que l'organisation légitimiste ne serve pas aux Orléans, allant jusqu'à faire rendre aux donateurs l'argent de son trésor de guerre, tout en sachant que ses parents Bourbons d'Espagne ne porteraient à la France qu'un intérêt des plus limités, il faut bien le dire. En effet, Henri V savait que le duc de Madrid était obnubilé par l'Espagne ; sa femme et lui n'avaient donc guère d'espoir dans l'activité de ces princes très espagnols. Cependant, le comte et la comtesse de Chambord réservèrent l'avenir et maintinrent des principes qui pourront toujours servir un jour si l'on en croit les actuels légitimistes insensibles aux charmes de l'orléanisme. 160:331 On passera sur la présentation partiale des aînés des Bourbons d'Espagne, remplie de contre-vérités et même de fautes grossières (par exemple, l'actuel duc d'Anjou et de Cadix « ancien gendre du général Franco » !), pour s'attacher à un travers bien orléaniste : l'auteur, comme ses prédécesseurs, pavoise du fait que les cours étrangères ont reconnu les Orléans comme héritiers d'Henri V. Outre que la désignation d'un « roi » par l'étranger a quelque chose de bien désagréable (encore que la visite de François-Joseph au premier comte de Paris après la mort d'Henri V fait se pâmer d'aise les orléanistes !), il est quand même curieux de constater : 1) que les orléanistes accordent tant de cas à *l'Almanach de Gotha* dont on connaît la servilité auprès des pouvoirs de fait -- Napoléon et Hitler y compris -- et les cours germaniques, souvent protestantes, alors qu'il n'avait évidemment aucune compétence pour trancher la question successorale française ; 2) qu'un orléaniste vienne donner le fac-similé d'un ouvrage sur les dynasties d'Europe écrit en Suède (1898-1900) pour légitimer les Orléans, alors que d'autres ouvrages tant français (annuaire de Rex, par exemple, et tant d'autres) qu'étrangers (Ruvigny, *The titled nobility of Europe ; The legitimist calendar for the year of our Lord 1910,* etc) ont donné une vue plus impartiale des choses. Pour sceller l'incompétence de l'auteur, l'ouvrage se termine en p. 4 de couverture par les armoiries du roi de France en tant que dauphin de Viennois (la couronne est à 5 demi-arches visibles et non à 3 dau­phins visibles comme pour le fils aîné du roi, dauphin de France), mais elles sont inversées ! C'est le signe final d'une désolante production. Hervé Pinoteau. ### Lectures et recensions #### Federico Zeri *Le mythe visuel de l'Italie *(Rivages) Ce petit livre a été publié il y a deux ans. Il a pour objet de décrire l'image de l'Italie et des Italiens donnée par la peinture. 161:331 En bref, toute image heureuse ou sereine est pour Zeri révélatrice de l'imposture imposée par les classes dominantes. Toute image miséra­ble, ravagée, est ennoblie du titre de document. Documents, par exemple, les sombres tableaux de Ceruti, au XVIII^e^. « Dans les exem­ples les plus intenses, les plus atroces, les visages de ces personnages se dégradent et deviennent autant de masques figés, indifférents, ou bien ils paraissent marqués et bouleversés par le désespoir qui régit toute leur vie. » Zeri poursuit en comparant ces personnages à ceux des films de Pasolini. Il doit penser que la seule réalité contemporaine est celle de ces films, les plus artificiels, les plus *rêvés* qu'on puisse imaginer. Petite anthologie de Zeri. I -- Il parle de *la Dame à l'hermine* et de *la Belle ferronnière,* deux œuvres de Léonard. « Dans ces deux peintures... on voit apparaître avec une évidence vitale et une lucidité extrême un aspect sempiternel­lement oublié dans un pays comme l'Italie, où le christianisme s'est cristallisé sous la forme du catholicisme : l'image de la femme. » (Selon Zeri, le catholicisme ne voit dans la femme que la mère, chargée « de connotations psychologiques tristes et douloureuses ».) II -- « ...les personnages des portraits de Franciabigio et d'Andrea del Sarto sont parfois rendus avec une pureté et une objectivité auxquelles l'adjectif démocratique peut être appliqué sans paraître déplacé ». Pureté démocratique et objectivité démocratique, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? III -- Les personnages de Sébastien del Piombo : « ces champions de la noblesse intellectuelle méditent sur de vastes problèmes qui, après un moment d'espoir, seront enterrés l'un après l'autre par le concile de Trente et la Contre-réforme ». IV -- « Pétrarque, divinité tutélaire de l'aliénation italienne. » V -- Il parle de la Sicile au XIX^e^ siècle, et du réveil d'une popula­tion qui s'estime trompée par le Risorgimento. « ...et dès la nais­sance de cette atroce guerre coloniale nommée répression du banditisme... » Je pourrais continuer. Ces lignes suffisent pour nous prouver, s'il en était besoin, que les intellectuels italiens, quand ils sont dans le bon camp, valent les nôtres. *La prédominance du crétin,* comme dit un autre livre italien, est solidement assurée. G. L. 162:331 #### Fruttero et Lucentini *La prédominance du crétin *(Arléa) Ces deux journalistes italiens ont donné pendant des années à la *Stampa*, de Turin, des chroniques, en général satiriques, sur l'actualité. Ce sont les meilleures qu'ils ont réunies en un volume qui vient d'être traduit. On se réjouira de voir les éditeurs français se préoccuper de faire connaître la littérature italienne. Ces dernières années, on avait l'im­pression que la France était peu curieuse de ce qui s'écrit de l'autre côté des Alpes, tandis que les éditeurs italiens semblent traduire les livres français dès qu'ils sortent dans nos librairies. A vrai dire, avec ce recueil de chroniques comme avec le *Paris en ruines* de Macchia ou les œuvres de l'esthéticien Zeri, nous avons des auteurs soigneusement marqués à gauche. On peut en déduire que l'Italien écrivant est automatiquement docile au conformisme, et au confort, intellectuels. Ou bien soupçonner que nos éditeurs ne choisis­sent leurs traductions que dans le camp noble, distingué, convenable (Bernard Frank dit : qui pense bien) de la gauche. Le livre reste agréable, car les deux auteurs se moquent de travers gauchards qui sévissent partout. Il est connu que seule la gauche a le droit de se moquer de la gauche. Fruttero et Lucentini prennent donc grand soin de montrer qu'ils font partie de la bonne équipe, qu'ils adhèrent aux bons principes : l'antifascisme (ils ne parlent du temps de Benito qu'avec des trémolos d'indignation), l'anticolonialisme (ils évo­quent avec respect la lutte de libération des Algériens, et l'aide que leur apportaient des Français), l'antichristianisme (ils parlent du Christ avec une désinvolture dédaigneuse). « La prédominance du crétin » peut amuser un public français qui ne se sentira dépaysé en rien. Modes et attitudes sont les mêmes dans les deux pays : gauchisme mondain, mandarins roses, hypocrisie de pleurer sur les opprimés (certains opprimés), et d'une façon générale manie moralisante. Pas de frontière pour la mode. Ce qui se fait à Turin, ou à Rome, c'est ce qui se fait à Paris, ou à Lyon. Explication du titre : c'est le progrès, le progrès technique pour commencer, qui nous a fait passer du sot antique, le *stultus* encore contrôlable, et pittoresque, à l'invincible crétin contemporain. Nimier disait : les imbéciles, ajoutant : « Nombreux, ils règnent. Régnant, ils sont nombreux. » 163:331 Fruttero et Lucentini ont assez de lucidité pour savoir qu'on n'en sortira pas. Le règne du crétin est fondé pour mille ans. Mais ils n'ont pas l'esprit assez clair pour voir qu'ils participent à certaines formes de cette crétinerie montante. Ou bien pensent-ils qu'il faut lui faire quelques concessions, si l'on ne veut pas être étouffé. A noter, ce début de la préface pour l'édition française : « Tout quotidien italien publie chaque jour, sur les sujets les plus variés, une espèce de feuilleton qu'on appelle *elzévir* (à cause des caractères typographiques qui le distinguaient autrefois) ou plus simplement « article de troisième », du fait qu'il occupe généralement les deux ou trois premières colonnes de la troisième page. » Ce sont de telles chroniques qui sont réunies ici. Les quotidiens italiens publient également des nouvelles (Guareschi comme Buzatti ont publié ainsi une grande part de leur œuvre). Voilà deux grandes supériorités de ces journaux sur les nôtres. Georges Laffly. #### Jean Brun *L'Europe philosophe *(Stock) Évoquer clairement et précisément « vingt-cinq siècles de pensée occi­dentale » en moins de quatre cents pages est le tour de force que vient de réaliser Jean Brun, faisant preuve de grandes qualités pédagogiques. Il va d'Héraclite et de Parménide à Heidegger et Chestov, sans oublier l'histoire spirituelle, la pensée reli­gieuse et les mystiques, et en rappe­lant au passage les transformations techniques. Pourtant, son livre ne paraît pas touffu. Jean Brun commence par noter que l'histoire ne nous donne pas une origine, à partir de quoi tout com­mencerait. L'origine, il faut la recher­cher dans la Genèse qui éclaire la condition de l'homme et son histoire. « Vous serez comme des dieux », parole de tentation qui n'a jamais cessé de retentir à nos oreilles, et qui a poussé l'homme à obtenir de la connaissance -- et de la puissance -- la divinité. Pour les Grecs, la connais­sance pouvait mener à la contempla­tion de la Vérité, et à l'identification au divin. Pour les modernes, la connaissance doit donner à l'homme la maîtrise de la Nature et de la vie par le développement technique, ou doit selon une voie parallèle lui procurer la maîtrise de histoire et du temps (il aboutirait à la société parfaite, autre forme de divinisation). Jean Brun, qui se méfie de cette raison triomphante -- il se sent plus proche de Pascal, de Kierkegaard -- risquerait d'être injuste même avec saint Thomas. Il a l'heureuse idée de l'éclairer par le livre de Chesterton. 164:331 On lit cet ouvrage avec grand intérêt ; on le garde pour le feuilleter, y retrouver tel portrait, telle préci­sion, ou pour en méditer une page. La p. 356, par exemple, très utile cette année. J. Brun y résume la pensée de Berdiaev : « on croit que c'est l'homme divinisé qui fait les révolu­tions, en réalité celles-ci s'abattent sur humanité comme le font les épidé­mies ou les catastrophes natu­relles... » Et plus loin : « L'utopisme est la forme suprême du rationalisme « l'enthousiasme de la révolution est un enthousiasme réactionnaire » né d'une confusion simplificatrice engendrant une sorte d'hypnose et une insurrection qui manifestent l'im­puissance créatrice. C'est pourquoi les révolutions font volontiers l'apologie de l'orthographe simplifiée, d'une langue simplifiée quelles veulent met­tre au service d'une pensée simplifiée en croyant que le paradis réside dans un maximum de consommation et dans un minimum de production. » Langue simplifiée et pensée simpli­fiée ont d'abord cet avantage pour les dirigeants que le peuple est plus facile à mener. Autres moyens de rendre le troupeau plus docile : les impératifs de la mode, le caractère sacré de toute nouveauté, la dissolution de toutes les attaches traditionnelles (coutumes, « racines ») et finalement les tranquil­lisants pharmaceutiques. On excusera ce petit couplet. Je ne crois pas qu'il éloigne du livre de Jean Brun. Georges Laffly. #### Michel Bulteau *Le club des longues moustaches *(Quai Voltaire) L'expression « les longues mous­taches » a été employée par P. Morand dans *Venises* (mais peut-être l'empruntait-il à un article de Nimier paru en 1959) pour désigner ces let­trés français de la fin du XIX^e^ si amoureux de la poésie, des dames et de l'art, si courtois aussi que nous nous sommes empressés de les oublier, pour leur préférer des idoles plus barbares, donc plus proches de nous. Ils s'appelaient Henri de Régnier, Edmond Jaloux, Charles du Bos, Eugène Marsan, Jean-Louis Vau­doyer, Abel Bonnard, Francis de Miomandre. Michel Bulteau les pré­sente dans un livre aussi savant que divertissant, faussement frivole. Il évoque au passage d'autres figures celles de Gourmont, de Toulet, et ce baron Corvo qui a laissé un souvenir suspect mais aussi au moins un chef-d'œuvre : *Hadrien VII.* Quand on cite ces noms, on a l'impression de voir surgir des eaux un continent perdu. J'avoue pour ma honte n'avoir rien lu de Vaudoyer et de Miomandre. Je connais mieux Régnier, mais sa manière poétique a été si bien démontée par Maurras (les antithèses, les adjectifs symétriques) que je ne peux relire ces poèmes avec plaisir, sauf deux ou trois. Charles du Bos est un critique unique, et peut-être un saint. On a toujours plaisir et profit à se perdre dans le labyrinthe du *Journal* et à y découvrir en passant un mot inoubliable sur Joubert, Bau­delaire ou d'ailleurs Jacques Sindral. 165:331 On est agacé de voir Balzac méprisé. Et sans doute du Bos ne supportait-il pas Rabelais. Jaloux, si raffiné et si juste, qui avait tout lu et rien oublié, est aussi de ces critiques qu'il faut relire pour se débarbouiller de la crasse universitaire. Bulteau cite en particulier *Essences* avec éloge, à juste titre (encore qu'à mon goût on y trouve trop de récits de rêves). Ce *Club des longues moustaches* est un livre où l'on peut à chaque page tirer un fil, comme je viens de faire, et toute une pelote se débobine. Autres fils possibles : Venise et *Le Florian* où ces promeneurs se retrouvaient pour le thé (ils étaient sobres), halte néces­saire qui permet à Bulteau des embar­dées vers Barrès ou vers Fraigneau ; Stendhal, qu'ils ont tous adoré, même du Bos, qui aurait pu être arrêté par le côté un peu polisson du person­nage ; la Provence, son ciel et ses poètes, et on s'étonne que le nom de l'homme de Martigues ne soit pas prononcé : il tenait au club par bien des attaches -- il en est plus proche qu'un Gourmont, par exemple. Eugène Marsan n'aurait pas aimé qu'on lui fasse une place dans un club dont son maître est exclu. On peut flâner longtemps avec ce petit livre. Il a une qualité rare : on sent qu'il a été écrit avec plaisir. G. L. #### Giovanni Macchia *Paris en ruines *(Flammarion) Ce livre qui a obtenu le prix Médicis pour les essais étrangers est agréa­ble à lire et non sans intérêt. La déception légère que l'on éprouve vient de la différence entre l'attente et l'effet réel. On faisait tant de tapage sur cette œuvre. On se récriait en particulier sur son érudition incom­parable. N'exagérons pas. Il est vrai qu'aujourd'hui on est vite salué éru­dit : il suffit d'avoir lu autre chose que *Tintin.* C'est évidemment le cas de ce professeur italien qui est dans la septantaine, nous dit-on. On lui reprochera un Panthéon un peu trop universitaire, et universitaire coquet (la pire espèce, celle dont relève le Brichot de Proust). Pour Macchia, la littérature française (objet de ce volume), c'est pour l'es­sentiel les Lumières, et Zola. Parmi les critiques, il cite volontiers Barthes et Blanchot (c'est ce que j'appelle la coquetterie : il s'agit de montrer qu'on est du dernier bateau). Jamais du Bos, ou Jaloux, et c'est bien dommage, car ils sont autrement nourrissants. Parlant de Balzac, il s'appuie sur P. Barberis et sur Robbe-Grillet. Mais il ne semble pas avoir lu Bardèche, ni savoir que pour les lecteurs français la place primordiale, et en somme unique, de Balzac dépend pour une part de la révérence que lui portaient Proust, Bernanos, puis Nimier, non pas des propos de l'auteur oubliable de *la Jalousie.* A de tels traits, on constate que Macchia n'est pas à placer dans le cercle des vrais amateurs de littéra­ture. Il est à mi-chemin des goûts du grand public. Il croit aux renom­mées du moment, à la mode « médiatique ». 166:331 J'ajouterai que quelqu'un qui écrit « les sinistres Messieurs de Port-Royal » montre par là qu'il ne connaît pas la France et ne peut la comprendre. Sainte-Beuve, Mon­therlant ou Fraigneau pourraient lui expliquer pourquoi. Macchia met la même habileté que Borgès à intriguer le lecteur, et à faire briller des parcelles rares et précieuses de savoir. Il sait surpren­dre, donner la référence inattendue, piquer la curiosité. Cela rend son livre amusant, et empêche de le prendre trop au sérieux. On sent trop que son souci est de plaire. G. L. ============== fin du numéro 331. [^1]:  -- (1). Wolodymyr Kozyk : *L'Allemagne nationale-socialiste et l'Ukraine*, un vol. aux Éditions Presses de l'Est européen, BP 51, 75261 Paris Cedex 06. [^2]:  -- (1). 1789 et sa déclaration des droits de l'homme tracent depuis 200 ans une ligne de démarcation entre deux visions politiques incompatibles, résumées par Jean-Paul 2 lors de son discours au Parlement européen le 11 octobre 1988 : «* Les premiers considèrent que l'obéissance à Dieu est la source de la vraie liberté* (*...*). *Sur le plan éthique, cette attitude fondamentale se traduit par l'acceptation de principes et de normes de comportement s'imposant à la raison ou découlant de l'autorité de la Parole de Dieu, dont l'homme individuellement ou collectivement ne peut disposer à sa guise, au gré des modes ou de ses intérêts changeants.* «* La deuxième attitude est celle qui, ayant supprimé toute subordina­tion de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l'homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. L'éthique n'a alors d'autre fondement que le consensus social, et la liberté individuelle d'autre frein que celui que la société estime devoir imposer pour la sauvegarde de celle d'autrui. *» [^3]:  -- (2). « *Sa vie consiste à se porter pour ainsi dire toujours tout entier avec soi* (*...*) *L'état de nature est l'état où toutes les choses marchent d'une manière si uniforme et où la face de la terre n'est point sujette à ces changements brusques et continuels qui causent les passions et l'inconsis­tance des peuples réunis.* » [^4]:  -- (3). « *Le droit naturel est la liberté que possède tout homme d'user de son propre pouvoir comme il veut lui-même pour la conservation de son être, etc.* » [^5]:  -- (4). « *Celui qui par son naturel, et non par l'effet du hasard, existerait sans aucune société, serait un individu détestable, très au-dessus ou très au-dessous de l'homme, selon Homère :* « *un être sans foyer, sans famille et sans lois* ». *Celui qui serait tel par sa nature ne respirerait que la guerre, n'étant retenu par aucun frein, et, comme un oiseau de proie, serait toujours prêt à fondre sur les autres. Celui-là est un dieu ou une brute...* » (Aristote : Introduction à la Politique). [^6]:  -- (5). «* Trouver une forme d'association qui défende et protège la per­sonne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant chacun se donnant à tous ne se donne à personne *» (Rousseau).  «* J'autorise cet homme ou cette assemblée d'hommes et je lui transfère mon droit de me gouverner moi-même à condition que vous autorisiez tous ses actes de la même manière. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour parler plus respectueusement, de ce dieu immor­tel, notre paix et notre défense. *» (Hobbes.) [^7]:  -- (6). «* Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent pas la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer dans ce sujet pour des vérités historiques mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine et semblables à ceux que font tous les jours mes physiciens sur la formation du monde. *» (Rousseau, *Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité*.) [^8]:  -- (7). «* Je me suis fait une société d'imagination, laquelle a d'autant plus de charme que je la pouvais cultiver sans peine, sans risque et la trouver toujours sûre et telle qu'il la fallait. *» (Rousseau.) [^9]:  -- (8). « *C'est un état qui n'existe pas, qui n'a peut-être jamais existé, qui probablement n'existera jamais, dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.* » (Rousseau.) [^10]:  -- (9). On ne fait pas du social au temporel avec de l'individuel : « *On ne fait du social au sens plein du terme qu'avec du social au sens embryon­naire. On ne fait de l'institutionnel qu'avec du naturel et, puisque le naturel se trouve originellement dans la communauté familiale, elle-même enra­cinée dans la vie biologique, la cité digne de ce nom sera toujours, selon la formule de Bodin héritée d'Aristote, un rassemblement de familles associées entre elles pour passer du vivre au mieux vivre.* » (Marcel De Corte.) [^11]:  -- (1). Jacques Hérissay : *Les aumôniers de la guillotine*, Arthème Fayard, 1954. [^12]:  -- (2). Tout a d'abord été transporté au 56 de la rue de Vaugirard, dans une maison des Villette qui jouxte le séminaire. Plus tard, on transportera l'ensemble au n° 1, rue de Beaune, dans l'hôtel où Voltaire est mort. Il ne sera jamais perquisitionné par les révolutionnaires. [^13]:  -- (3). *Op. cit.* [^14]:  -- (4). *Op. cit.* [^15]:  -- (5). *Op. cit.* [^16]:  -- (6). Au 35 de la rue de Picpus où furent jetés, dans un charnier, près de 1500 suppliciés. [^17]:  -- (7). *Op. cit.*. [^18]:  -- (8). Chez Lenôtre, tout est bon. Et, en particulier : *La guillotine et les exécuteurs des arrêts criminels pendant la Révolution*, Librairie académi­que Perrin, Paris, 1903 ; *Le tribunal révolutionnaire*, L.A.P, Paris 1908 ; Les massacres de septembre, L.A.P., Paris, 1907. [^19]:  -- (9). Aujourd'hui disparu. Il se situait en face du Palais de Justice. [^20]:  -- (10). Dans la chapelle des combles, on avait découvert, outre un autel portatif, des vases sacrés, des ornements brodés, des reliquaires. En mai 1794, le Saint-Sacrement était resté exposé pendant toute l'octave de la Fête-Dieu. Moins prudente, ces jours là, la citoyenne Bergeron avait fleuri pendant toute une semaine la fenêtre de la « chapelle ». [^21]:  -- (11). Il y meurt le 10 avril 1830, peu de temps après sa nomination à l'archevêché de Sens. [^22]:  -- (12). Sous la Restauration, n'ayant pas voulu être évêque, il sera aumônier du comte d'Artois. L'abbé de Sambucy est mort le 18 mai 1850, à Millau. [^23]:  -- (1). Charles Maurras : *Mes Idées politiques* (Fayard, 1937), p. 214. [^24]:  -- (2). Prélèvements obligatoires (impôts divers et charges sociales en du P.I.B.) pour l'année 1986 (Source OCDE) : France 44,7 % ; Royaume-Uni 38,0 % ; Allemagne Fédérale 37,8 % ; Italie 35,0 % ; États-Unis 29,2 % ; Japon 28,0 %. [^25]:  -- (3). Sur la courbe de Laffer, voir Georges Gilder : *Richesse & Pauvreté* (Albin Michel, 1981), chap. 15. [^26]:  -- (4). Milton Friedman : *Capitalisme et liberté* (Robert Laffont, 1971), pp. 17-18. [^27]:  -- (5). Ludwig von Mises : *Politique Économique* (Institut Économique de Paris, 1979), p. 55. [^28]:  -- (6). Extrait d'un article de François-Henri de Virieu dans *Le Matin de Paris* du 31/07/1979, cité par Henri Lepage : *Demain le Libéralisme* (Hachette/ Pluriel, 1980), p. 575. [^29]:  -- (7). Karl Popper : *La Société ouverte et ses ennemis* (Seuil, 1979), Tome 2, pp. 35-36. Sur quelle planète vit donc M. Popper pour nier des critères aussi visibles qu'évidents (et nécessaires) ? [^30]:  -- (8). Ludwig von Mises : *Le Gouvernement omnipotent* (Librairie de Médicis, 1947), pp. 135-137. [^31]:  -- (9). Mises, *op. cit.*, pp. 138-139. [^32]:  -- (10). Albert Garand dans *Le Renouveau de la Pensée libérale* (NEL, 1970), p. 119. [^33]:  -- (11). Cité par Denise Flouzat : *Économie contemporaine* (PUF/ Thémis, 1981), Tome I, p. 478. [^34]:  -- (12). Georges Bernanos : *La France contre les robots* (Plon/Poche, 1970), pp. 17-18. Bernanos écrit encore : «* Le système l'a défini* (*l'homme*) *une fois pour toutes un animal économique, non seulement l'esclave mais l'objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économi­que, et sans espoir de s'en affranchir, puisqu'il ne connaît d'autre mobile certain que l'intérêt, le profit. Rivé à lui-même par l'égoïsme, l'individu n'apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l'employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi le progrès n'est plus dans l'homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. *» (p. 17) [^35]:  -- (13). Les libéraux défendent souvent leur système en raison de son efficacité qu'ils jugent supérieure à celle de tous les autres. Mais cela suffit-il à légitimer un système ? Autrement dit, si le socialisme s'avérait un jour plus « efficace » que le libéralisme, les libéraux abandonneraient-ils le second au profit du premier ? Oui, si l'efficacité est leur seul critère ! Non, s'ils posent les principes et l'éthique du système au sommet de leurs justifications. Pour l'heure, les libéraux semblent encore prisonniers de l'illusion scientiste et toujours attachés à montrer la supériorité de leur système de façon simplement mathématique. On lit dans Sorman qu'on «* prouve la supériorité scientifique de la* «* main invisible *»*, celle des initiatives individuelles sur l'autorité centralisée* (*...*) *La supériorité de l'économie libérale est donc incontestable et mathématiquement démon­trée *». (Guy Sorman : *La solution libérale*, Fayard, 1984, pp. 73-74). [^36]:  -- (14). Friedrich von Hayek : *Droit, Législation et Liberté* (PUF, 1981), Tome 2, p. 176 (voir aussi p. 131). En quoi la reconnaissance d'une finalité globale comme cela existait jadis empêcherait-elle quiconque de poursuivre ses propres fins, dans les limites de la moralité bien entendu ? D'autre part, s'il est vrai que nous faisons le plus de bien à autrui en recherchant notre propre bien, cela ne peut s'entendre que d'un point de vue spirituel et surnaturel. D'un point de vue naturel, la chose est très loin d'être générale et l'histoire ne le montre que trop. L'exemple de Bernanos (cf. note 12) le prouve assez : il est rare de faire le bien en ne cherchant la richesse que pour elle-même. [^37]:  -- (15). Hayek, *op. cit.* Tome 2, p. 179. Pour Hayek, donc, le Moyen-Age, l'Ancien Régime, bref tout ce qui ne date pas de la démocratie libérale doit être rangé dans la catégorie maudite des totalitarismes ! Voilà un air déjà entendu ailleurs... [^38]:  -- (16). Hayek, *op. cit.* Tome 3 (1983), p. 211. [^39]:  -- (17). Charles Maurras : *Dictionnaire politique et critique* (La Cité des Livres, 1932), Tome 2, p. 437. [^40]:  -- (18). Henri Lepage : *Pourquoi la propriété* (Hachette/ Pluriel, 1985), p. 414. [^41]:  -- (19). Charles Maurras : *Mes Idées politiques* (Fayard, 1937), p. XVIL [^42]:  -- (20). Charles Maurras : *Dictionnaire politique et critique* (La cité des Livres, 1932). Tome 2, p. 444. [^43]:  -- (21). En matière d'immigration, par exemple, les vrais libéraux consé­quents avec leur doctrine sont favorables à l'installation définitive des étrangers sur notre sol pour combler le trou démographique de la France et de Occident. Les notions d'identité, de culture, de religion n'entrent à aucun moment dans leur raisonnement, ce qui revient bien à nier implicite­ment le fait national. Jacques-Edmond Grange (libéral de « droite ») écrit dans *Le Réveil libéral* n° 49 de janvier 1989 : «* dans un pays* (*et plus généralement dans une Europe*) *en plein effondrement démographique, la seule solution est d'accueillir des étrangers : ce sont les couples sans enfants qui veulent transmettre leur héritage qui n'ont d'autre solution que d'adopter les enfants des autres *». [^44]:  -- (22). Murray Rothbard, *For a new Liberty* (Mac Millan, 1973), cité par Henri Lepage : Demain le Capitalisme (Poche/ Pluriel, 1978), p. 56. [^45]:  -- (23). Les libéraux continuent de chercher ici à émanciper l'homme de toute tutelle pour parvenir à l' « autonomie » qui est dans leur définition. [^46]:  -- (24). Ici, ce super-libéralisme se contredit lui-même. Car en défendant sa théorie, il la répute forcément « vraie » et désire l'imposer car supérieure aux autres, admettant par là même l'existence d'un « bien » et d'un « vrai » objectifs (ce qui revient à admettre une échelle de valeurs morales) qu'il conteste par ailleurs. [^47]:  -- (25). Karl Popper : *La Société ouverte et ses ennemis* (Seuil, 1979), Tome I, p. 99. Popper a raison de dire que l'on doit suivre sa conscience. Mais il semble ignorer que, comme l'homme en général, une conscience en particulier a besoin d'être éduquée. [^48]:  -- (26). Henri Lepage : *Pourquoi la propriété* (Hachette/ Pluriel, 1985), p. 355 (il rapporte un avis de Murray Rothbard). [^49]:  -- (27). Ludwig von Mises : *L'Action humaine* (PUF, 1985), p. 757. [^50]:  -- (28). Ludwig von Mises : *Le Gouvernement omnipotent* (Librairie Médicis, 1947), p. 99. [^51]:  -- (1). D'après *La vie et le message de Madame Royer*, éditions Lethiel­leux, 1960. [^52]:  -- (2). Furent consultés aussi : Mgr de Ségur, M. Icard, supérieur général de Saint-Sulpice, et Dom Romain Banquet. [^53]:  -- (4). *De l'Église du Christ*, Desclée de Brouwer, 1970. [^54]:  -- (5). S.J. Mason : *Histoire de la Science*, traduit de l'anglais par Mar­guerite Vergnaud, Armand Colin, 1956. [^55]:  -- (6). Revue *Permanência*, numéro 41. [^56]:  -- (7). Lewis Mumford : « The Magamachine », The New Yorker, 10-17 octobre 1970. [^57]:  -- (8). *Los sentimientos de Inferioridade*, Luiz Mirade, Barcelona, 1959. [^58]:  -- (9). *De l'Église du Christ, op. cit.* note 4. [^59]:  -- (10). *De l'Église du Christ, op. cit.* note 4. [^60]:  -- (11). *De l'Église du Christ, op. cit.* note 4. [^61]:  -- (12). Augustin Cochin : *La Révolution et la Libre-Pensée*, Plon, 1924. [^62]:  -- (13). *La Révolution et la Libre-Pensée*, *op. cit.* note 12. [^63]:  -- (14). *Ibid*. [^64]:  -- (15). Dans l'abondante bibliographie des œuvres de démystification de la Révolution Française, nous recommandons spécialement : Edmond Burke, *Reflections on the Revolution in France *; Tocqueville, *L'Ancien Régime et la Révolution *; Bernard Faÿ, *La Franc-Maçonnerie et la Révolution Intellectuelle au XVII^e^ siècle *; Funk Brentano, *L'Ancien Régime *; Taine, *Les Origines de la France Contemporaine *; Gaxotte, *La Révolution Française*. [^65]:  -- (16). *Un combat pour Dieu*, Fayard. [^66]:  -- (17). Gustave Corçâo : *Dois Amores, Duas Cidades*, *op. cit.* note 2. [^67]:  -- (18). Qui voudrait étudier plus à fond cette histoire lira avec profit le livre du Père Corrigan, SJ : *A Igreja e o Século XIX*, Agir, Rio, 1946. [^68]:  -- (19). *La Révolution et la Libre-Pensée*, *op. cit.*, note 12. [^69]:  -- (20). Adolphe Théry : *Un précurseur du Catholicisme Social : le Vicomte de Villeneuve-Bourgemont*, Paris-Lille, 1911. [^70]:  -- (21). Villeneuve-Bourgemont : *Traité d'Économie Politique Chrétienne,* 1834. [^71]:  -- (22). Maurice Vaussard : *Histoire de la Démocratie Chrétienne*, Seuil, 1956. [^72]:  -- (23). *Histoire de la Démocratie Chrétienne*, *op. cit.*, note 22. [^73]:  -- (24). Frédéric Ozanam : *Les origines du Socialisme*, in *Mélanges*, Paris, 1855. (Retraduit du portugais.) [^74]:  -- (25). Juan Donoso-Cortès : *Obras complétas,* Biblioteca de Autores Cristianos, Madrid. (*Traduit* *de l'espagnol*) [^75]:  -- (26). Donoso-Cortès, *op. cit.*, note 25. [^76]:  -- (27). *Ibid*. [^77]:  -- (28). *Ibid*. [^78]:  -- (29). Récit rapporté par Ambrosio Romero Carranza : *Ozanam et ses contemporains*, Éd. Française d'Amsterdam, 1953. [^79]:  -- (30). *Histoire de la Démocratie Chrétienne*, *op. cit.* note 22. [^80]:  -- (31). « Ô mes amis, laissez là ces accents, -- Nous en chanterons de plus doux -- Tous ensemble, et de plus joyeux. »