# 332-04-89 1:332 ### Puisqu'il faut le redire... Dans la confusion actuelle, où n'importe qui raconte n'importe quoi, il apparaît nécessaire de publier à nouveau et de réaffirmer la déclaration de la revue ITINÉRAIRES parue dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR du 15 janvier et dans la revue de février (pages 32-33). En revoici donc le texte intégral. *Nous sommes une revue fondée et dirigée par des laïcs, indépendante de toute société cléricale et donc, notamment, de la Frater­nité sacerdotale Saint-Pie X et du monastère Sainte-Madeleine du Barroux. Cette affirma­tion n'est pas l'expression d'une prudente réserve mais le constat vrai de ce que nous sommes et entendons demeurer.* *La plupart de nos collaborateurs sont liés soit à la Fraternité Saint-Pie X, soit au monastère du Barroux, soit le plus souvent aux deux, par des liens de reconnaissance et d'amitié, et fréquentent leurs lieux de culte ; plusieurs de nos collaborateurs ont des liens identiques avec d'autres prêtres restés fidèles à la messe de leur ordination. Nous décla­rons vouloir maintenir envers les uns et envers les autres l'attitude de respect, de bienveillance et d'amitié qui fut la nôtre jusqu'à ce jour.* 3:332 ## ÉDITORIAL ### La formation des prêtres L'ÉGLISE VISIBLE, c'est-à-dire la société des fidèles sous l'autorité du pape, va se mettre à étudier « la formation des prê­tres dans les circonstances actuelles » : ce sera le programme de la prochaine assemblée générale du synode épiscopal, convoquée à Rome pour le mois d'octobre 1990, et d'ici-là les évêques du monde entier sont invités à s'y préparer. C'est en effet de leur compétence et responsabi­lité. Un simple laïc ne peut en parler qu'en usager tel est mon propos. **1. -- **Justement, il y a vingt ans maintenant que Mgr Marcel Lefebvre, se libérant de toutes autres tâches et fonctions, s'est consacré à la *formation des prêtres dans les circonstances actuelles.* En 1969 il fonde la Fraternité Saint-Pie X, laquelle est une « œuvre de formation sacerdotale ». 4:332 L'année sui­vante, il ouvre le séminaire d'Écône. Pendant vingt ans, cette œuvre est quasiment la seule, elle est numériquement la plus importante à former des prêtres *instruits* de la doctrine et de la spiritualité traditionnelles de l'Église. Les « circonstances actuelles », telles que le simple usager peut les constater, sont celles d'un immense désastre : la régression, souvent jusqu'à l'évanouisse­ment, de l'*instruction* religieuse proprement dite, rem­placée chez les prêtres comme chez les laïcs par de grands projets d'ouverture, de décrispation, de dialo­gue, d'ac- ou d'in-culturation, toutes choses dont la part de vérité ne demeure vraie que guidée par des esprits instruits. Assurément l'instruction n'est pas tout, depuis l'ancienne philosophie grecque et depuis l'Ancien Tes­tament nous savons qu'il ne suffit pas de connaître le bien pour le faire. Encore faut-il le connaître. A force de ressasser que l'instruction sans l'apprentissage des vertus morales ne pèse pas lourd, on a fini par oublier qu'elle est quelque chose que rien d'autre ne remplace. On a vu ainsi fléchir de plus en plus, dans le clergé, la culture des *sciences ecclésiastiques*, elles-mêmes d'ail­leurs emportées dans le cyclone d'un hyper-modernisme. **2. -- **C'est pourquoi l'on devrait reconnaître à l'œuvre fondée par Mgr Lefebvre une valeur infiniment précieuse, et unique en son genre. Ceux qui ont voulu la détruire sont, idéologiquement sinon personnelle­ment, ceux-là même qui ont détourné ou asséché la spiritualité chrétienne et ravagé la formation des prêtres. 5:332 Je le redis en simple usager, mais avec une pleine certitude et une entière conviction : *le Saint-Siège aurait dû aider et protéger cette œuvre au lieu de l'accabler*. Il ne l'a pas fait. Par un cruel paradoxe, le seul point de la doctrine traditionnelle que le Saint-Siège ait défendu avec l'arme des suprêmes sanctions canoniques, c'est celui par lequel il accablait la Fraternité Saint-Pie X : le pouvoir du pape dans la désignation et l'investiture des successeurs des apôtres. Cette ini­quité pratique, aux conséquences catastrophiques, ne retranche rien cependant au fait que ce pouvoir appartienne réellement au pape, et que ce soit là un point certain de la doctrine traditionnelle. **3. -- **L'excommunication de l'été 1988, je ne la tiens pas pour inexistante. Mais elle ne me paraît pas décisive pour l'usager. Elle n'enlève pas aux familles le devoir et le droit de refuser leurs enfants à un clergé, à des écoles qui souvent, à la place et sous le nom de religion chrétienne, enseignent et pratiquent l'idolâtrie des droits de l'homme, qui est l'hérésie du XX^e^ siècle. Dans beaucoup de cas, dans beaucoup d'endroits il ne reste, comme écoles et comme lieux de culte à fréquenter en toute sûreté morale et mentale, que celles et ceux de la Fraternité Saint-Pie X. 6:332 Ce n'est pas dans un esprit schismati­que que les usagers continuent à les fréquenter malgré une excommunication dont la portée n'est au demeurant pas bien claire ; c'est dans un esprit catholique. Une telle situation ne saurait néanmoins s'éterni­ser sans entraîner les risques les plus graves de dérives, de fractures, de séparations. **4. -- **Il me semble donc que les usagers pourraient prendre l'initiative de réclamer la *réintégration visible* de la Fraternité Saint-Pie X *dans l'Église visible.* Une requête de cette sorte aura naturellement *deux* destinataires : Rome, Écône. Comment procéder à cette réintégration, par quelles voies, à quelles conditions, ce n'est plus l'affaire des usagers. Leur affaire est de réclamer. Donc, je réclame. Je suppose, bien sûr, que la plupart des usagers concernés, qui désirent fréquenter les offices, les catéchismes, les écoles des prêtres de la Fraternité (surtout quand il n'y a pas d'autres prêtres de formation traditionnelle à proximité), désirent tout autant que leur appartenance à la Rome visible soit *visiblement* maintenue et manifestée. 7:332 **5. -- **Objection : les prêtres de la Fraternité Saint-Pie X ont peut-être, dira-t-on, ce que les autres n'ont pas, mais les autres ont ce qui leur manque, à savoir Vatican II. La « formation des prêtres dans les circonstances actuelles », c'est obligatoirement, c'est principalement une formation *selon le concile.* Ce que réclament les évêques et le Saint-Siège, ce qui exclut Écône, c'est l'adhésion aux décrets conciliaires comme critère suprême (voire unique) de la commu­nion catholique aujourd'hui. C'est là le drame. C'est exactement là que se situent, à l'intérieur de l'Église, le vrai débat, le vrai combat, la grande affaire du dernier tiers du XX^e^ siècle. L'exigence des évêques et du Saint-Siège est excessive ; elle est arbitraire. Vatican II en effet n'est ni le tout ni l'essentiel de la religion catholique. La religion maçonnique des droits de l'homme a par son anti-dogmatisme, suscité jusque dans le clergé une vague soit de contestation soit d'indiffé­rence à l'égard des dogmes de la foi. Cette indiffé­rence ou cette contestation coexistent souvent, dans les mêmes esprits et dans les mêmes groupes, avec des proclamations enthousiastes en faveur de Vatican II. L'anomalie mortelle actuellement imposée dans l'Église est d'y admettre ceux qui approuvent Vatican II tout en rejetant les dogmes catholiques, et simultanément d'exclure ceux qui contestent Vatican II tout en professant la totalité des dogmes définis. 8:332 Dans l'hypothèse, soutenue par plusieurs, selon laquelle l'intégralité de Vatican II serait merveilleuse­ment cohérente avec la tradition catholique, il n'en resterait pas moins que Vatican II n'a ni le même degré d'autorité ni la même irréformabilité que les conciles dogmatiques antérieurs. A vouloir penser et agir -- et former les prêtres -- seulement ou princi­palement *selon Vatican II*, on laisse tomber en désuétude des points essentiels de la foi. Ainsi, même dans l'hypothèse la plus favorable, on provo­que une anémie spirituelle, autrement dit une auto­destruction. Depuis la condamnation si révélatrice de juin 1966 je n'ai pas cessé de réclamer et d'appeler à réclamer le droit de *discuter* honnêtement les appli­cations, les interprétations et les formulations du concile. Je réclame à son égard une liberté due, celle-là même que l'on accorde indûment, à l'égard des dogmes, aux théologiens modernistes. Non seu­lement je réclame cette liberté, pour la bonne forme et pour la faire officiellement reconnaître, mais je l'exerce sans attendre, je l'exerce depuis plus de vingt ans *à l'intérieur* de l'Église visible. En 1965-1966, la revue ITINÉRAIRES avait dé­claré *recevoir* tous les décrets conciliaires, avant tout examen de leur contenu, sous la seule réserve de leur interprétation -- et au besoin de leur rectifica­tion -- selon la tradition catholique. Ce principe d'interprétation, éventuellement de rectification, est celui de l'honnête discussion dont je parle. 9:332 Il me paraissait aller de soi, il me paraît toujours tel. Et c'est bien la profession théorique de ce principe -- avant même que nous en fassions la moindre application -- qui a valu à la revue ITINÉRAIRES d'être condamnée par l'épiscopat, dès juin 1966, comme s'opposant coupable­ment en cela à l' « esprit du renouveau conciliaire ». Une telle condamnation fut et reste fameusement instruc­tive. L'esprit nouveau consistait en effet, tout au contraire, à *interpréter et réformer la tradition* d'après le concile : une « relecture » des définitions antérieures à la lumière réformatrice de Vatican II selon la théorie et la pratique du P. Congar. Depuis plus de vingt ans je montre et démontre que c'est un point décisif et sans doute le plus décisif de la crise religieuse : s'y trouve en jeu rien de moins que la primauté du dogmatique sur le pastoral, et plus généralement la primauté naturelle et surnaturelle de la contemplation sur l'action, qui constitue la véritable dignité de la personne humaine ([^1]). **6. -- **En parlant du « *mouvement* issu de Mgr Lefeb­vre » et en menaçant d'excommunication ceux qui voudraient « continuer à soutenir *ce mouve­ment* » ([^2])*,* le Saint-Siège s'en prend à un être dont l'existence est incertaine. Mgr Lefebvre n'a voulu fonder aucun mouvement, il n'est le chef d'aucun mouvement, il n'a jamais demandé que l'on sou­tienne un mouvement qui serait le sien : 10:332 «* Je ne suis pas un chef de mouvement *», a-t-il catégoriquement répété ([^3]). Un « mouvement » serait vulnérable, peut-être schismatique. L'œuvre de formation sacer­dotale ne l'est pas. Pour détruire l'œuvre, irrépro­chable quant à l'essentiel, ses adversaires ont tou­jours mis en cause autre chose qu'elle-même à strictement parler. Je ne crois pas que la plupart des usagers aient jamais eu non plus, de leur côté, le sentiment qu'il s'agissait pour eux de soutenir une sorte de parti ou de lobby ayant pour fonction de prendre le pouvoir ou d'exercer des pressions sur le pouvoir dans l'Église. Mais les choses ont peut-être commencé à changer sur ce point en 1988. Un éditorial de *Fideliter* se préoccupe malencontreuse­ment de ce qui pourrait augmenter ou diminuer « *la force du mouvement traditionaliste* » ([^4])*.* Est-ce qu'il s'agirait maintenant de cela ? Et depuis quand ? Il y a une quinzaine d'années que les ennemis de la Fraternité Saint-Pie X la dénoncent avec une obstination inépuisable comme le « mouve­ment » des « lefebvristes » et Mgr Lefebvre comme « le chef des traditionalistes ». Il y a quinze ans qu'avec une patience sans cesse renouvelée Mgr Lefebvre conteste, dément et rejette ces présentations et qualifications truquées, inventées pour nuire à son œuvre de formation sacerdotale. 11:332 Il semble que la continuelle pression médiatique en ce sens, massive et obsessionnelle, ait réussi à tournebouler quelques fidèles et quelques prêtres, même parmi les plus responsables, au point de leur faire endosser cette *fausse identité* malignement préfabriquée : celle d'un « mouvement » de « lefebvristes » dont Mgr Lefeb­vre serait « le chef » et dont la préoccupation serait de développer « la force du mouvement ». Ce serait l'impasse, y compris pour l'œuvre de formation sacerdotale. La réintégration visible de celle-ci dans l'Église visible deviendrait apparemment impossible. **7. -- **Une telle réintégration est forcément la seule issue souhaitable. Et il n'y a qu'une seule Église visible : la société des fidèles sous l'autorité du pape, dont un signe distinctif qui ne peut tromper est qu'elle détient l'infaillibilité, elle en est dépositaire, c'est en cela qu'elle a visiblement ce que personne d'autre n'a. Je dis (mais qui dirait le contraire ?) que l'infaillibilité est à Rome, elle est dans l'Église sous l'autorité de Rome, elle n'est pas ailleurs. Aujourd'hui le corps administratif de l'Église visible a été largement noyauté par la religion maçonnique des droits de l'homme : celle-ci pour­tant n'a pas pu conquérir l'infaillibilité. C'est pour­quoi l'Église visible n'use pas, pour dirimer les crises présentes, de son pouvoir infaillible. 12:332 Si elle en usait selon l'idéologie qui est actuellement dominante dans son personnel dirigeant, elle en userait mal l'infaillibilité empêche justement qu'on en fasse un usage erroné. L'infaillibilité est ensevelie dans un coma provisoire. Mais c'est au sein de l'Église visible qu'elle sommeille. Elle n'a pas d'autre demeure. L'Église est là où réside, fût-ce endormie, son infaillibilité. Jean Madiran. 13:332 ### Réponses Cher ami, Avec la netteté d'esprit que j'ai toujours admirée en vous, votre lettre du 21 janvier met en lumière le point décisif : *placer la question des sacres au-dessus de toute autre considération.* Je suppose que vous-même ne donnez pas, comme tant d'autres, un sens absolu à cet « *au-dessus de toute autre considération* »*.* Vous me parlez du sentiment général plutôt que du vôtre. Mais vous paraissez ne pas désapprouver ce sentiment général. Je le crois beaucoup moins général que vous ne le pensez ; mais surtout je le réprouve parce qu'il fait des sacres : 1° une sorte d'article de foi, et 2° un article de foi pratiquement supérieur aux autres articles. Vous m'expliquez qu'il n'y a aucun boycott contre PRÉSENT ni contre ITINÉRAIRES. Vous n'avez donc ni entendu ni lu, dès le mois d'août, la consigne : *plus un sou aux organisations et publications qui n'approuvent pas les sacres.* 14:332 Les braves gens qui obtempèrent à ce mot d'ordre peuvent s'imaginer qu'ils ne font que suivre spontanément un simple conseil, voire leur propre inspi­ration. Il n'empêche que la consigne a été lancée, et même imprimée, et que tout cela se déroule bien dans la perspective que vous avez exactement définie : *placer la question des sacres au-dessus de toute autre considération.* Je ne m'arrête pas aux exagérations passionnées qui, dans cette crise, peuvent infléchir même un esprit aussi réfléchi que le vôtre. Je m'arrêterai plutôt à quelque chose qui dans votre lettre m'étonne : vous semblez par moments oublier que vous me connaissez suffisamment, j'espère, pour savoir que le « sentiment général » (fût-ce celui des abonnés) n'a pas à lui seul le pouvoir de modifier mes convictions. Mes convictions ? -- Je ne puis apporter une appro­bation publique à des sacres dont je ne sais pas avec certitude s'ils sont bons ou mauvais. Je ne m'oppose pas à ceux qui approuvent les sacres ; je m'oppose à ceux qui font d'une telle approbation le critère désormais décisif de l'orthodoxie catholique. Ma conviction est que la question des sacres demeure, au moins pour le moment et jusqu'à plus ample informé, une question libre, de laquelle il est licite de penser *oui*, de penser *non,* de penser *peut-être* et même de ne *rien* penser du tout. Ce qui n'est pas méconnaître son importance pratique, mais mesurer l'in­firmité de nos jugements dans une situation sans précédent. 15:332 J'entends bien que la personne de Mgr Lefebvre vaut à l'initiative des sacres un préjugé favorable ; elle ne lui confère pourtant pas une infaillibilité automatique à laquelle on serait inconditionnellement tenu d'adhérer : le comportement excessif de plusieurs responsables implique, consciemment ou non, une telle outrance. Ces divergences ne vont pas sans chagrin. C'est pourquoi je vous exprime ma tristesse en même temps que mon amitié. *30 janvier 89.* Cher Père, ... Contrairement à ce que vous avancez avec tant d'assurance : -- je ne réclame ni ne désire aucune « joute ora­toire » (!?) avec Mgr Lefebvre ; c'est lui qui m'a écrit le premier ; j'ai indiqué qu'il n'avait pas répondu à ma réponse sans aucunement le lui reprocher, mais parce que sans cette précision tout le monde serait venu me questionner : -- Vous a-t-il répondu ? et quoi ? -- je n'ai affaire à aucun « protocole piégé » ; personne ne me demande de « reconnaître Vatican II », d'autant que ma réponse est connue d'avance, sauf de vous, semble-t-il, qui n'avez sans doute pas lu (ou pas bien lu) les pages 22 et 23 de « La position d'Itinéraires » dans le numéro d'octobre, les voici : 16:332 Depuis vingt ans nous nous heurtons à trois atti­tudes officielles, et trois seulement, au sujet du concile. La première dit en substance : *le concile, le concile seul,* comme s'il contenait toute la foi catholique. La seconde dit : *l'Évangile et Vatican II,* comme si Vatican II était parole d'Évangile, et comme si nous n'avions plus à tenir compte des explications doctrinales et définitions dogmatiques enseignées par l'Église entre l'Évangile et Vatican II. La troisième, plus rare et plus récente, consent une sorte de correction des deux premières. Elle professe et réclame une adhésion à la tradition définie par « *les vingt et un conciles œcuméniques, de Nicée à Vatican II* ». Ainsi réapparaissent tardivement les conciles dogmatiques tellement oubliés ou maltraités depuis vingt ans. Mais c'est pour assimiler Vatican II à ces conciles dogmatiques et à leurs définitions infaillibles : en cela cette troisième attitude est elle aussi inacceptable. Quand Mgr Lefebvre déclare, dans sa lettre du 2 juin au souverain pontife, vouloir « attendre des temps plus propices au retour de Rome à la Tradition », on ne peut qu'approuver ou plutôt que partager la constata­tion qui est la sienne : ces temps ne paraissent pas encore venus. Tant que toute remise en question de Vatican II, même partielle et modérée, sera considérée comme entraînant l'exclusion de la communauté catholique aussi sûrement ou plus sûrement que le rejet d'un article du Credo, eh bien il est évident qu'une telle violence, instrument de l'apostasie immanente, continuera de pro­voquer une fracture insurmontable. Je suis du même côté de cette fracture que Mgr Lefebvre : du même côté de cette fracture qui n'a été provoquée ni par lui ni par les traditionnels, mais par les conciliaires. Il serait effronté de ma part, ou au moins impertinent, de décréter que *j'approuve* Mgr Lefebvre, qui n'est aucunement soumis à mon appro­bation préalable ou subséquente et qui n'en a aucun besoin. 17:332 Plus exactement donc, *j'adhère* à ce qu'il dit de cette fracture. J'y adhère d'autant mieux que je l'ai dit aussi, parfois en d'autres termes, parfois avant lui, je ne songe ni à m'en prévaloir ni à en tirer vanité, je l'indique comme un signe supplémentaire de la conviction, pro­fonde et spontanée, qui m'avait *d'avance* rangé de son côté, et qui de fait m'a rangé à ses côtés depuis la fondation de la Fraternité Saint-Pie X en 1969-1970 et plus spécialement encore depuis sa déclaration sur les deux Romes du 21 novembre 1974. Cela, tout cela, qui fait intimement partie de l'his­toire et de la pensée d'ITINÉRAIRES, et qui est inscrit dans les numéros successifs d'ITINÉRAIRES, est et demeure la position d'ITINÉRAIRES. Le parti conciliaire a voulu imposer à l'Église que Vatican II soit désormais le critère (unique, ou principal) de la communion catholique. Les conciliaires sont « en communion » même avec des païens si ceux-ci se décla­rent partisans de Vatican II. Vous êtes en train de faire la symétrie au sujet des sacres du 30 juin. Vous vous déclarez en communion même avec les païens qui approuvent les sacres, et en rupture avec les catholiques qui ont la même religion, la même doctrine, les mêmes sacrements, les mêmes rites que vous, tout sauf les sacres. Je ne dis pas que Mgr Lefebvre a eu tort de faire les sacres : je n'en sais rien. Je dis que vous avez tort de faire de l'approbation des sacres le critère qui désormais devient plus important que tous les autres. ...... *29 janvier 89.* 18:332 Ce que vous m'écrivez (sur la pointe des pieds, et avec la gentillesse d'une aimable modération) fait appa­raître une vue des événements que je crois gauchie... Quelques points de repère : **1. -- **Vous « ne comprenez pas » que Dom Gérard accepté l'offre de fonctionnaires vaticans qui venaient de montrer leur perfidie à l'égard de Monseigneur. Quelle décou­verte, cette perfidie, quelle découverte prétendument du mois de mai 88 : on découvre tout à coup que ces fonctionnaires ne méritent aucune confiance (humaine) ? Il y a 20 ans et plus que nous le savons et le disons. A n'importe quel moment, l'offre pouvait comporter une part de perfidie. Mais quoi qu'il en soit, c'est dans l'Église visible qu'il faut que soient réinstallées la messe, la doctrine, etc. Et la confiance en l'Église, c'est toujours la confiance en Jésus dans son Église et chef de son Église. -- Si Monseigneur a négocié jusqu'au lendemain du 5 mai, je suppose que ce n'était tout de même point parce que jusque là il avait *confiance* en ses interlocuteurs ? **2. -- **Vous reprochez à Dom Gérard d'avoir accepté sa régularisation (qu'il demandait depuis 15 ans) précisément «* au moment où *» Mgr Lefebvre venait d'être excommunié : ça c'est un reproche vraiment incroyable, fondé sur un gros faux-semblant. C'est considérer l'ex­communication comme une agression inattendue, comme un soudain coup de poignard que le Vatican aurait brusquement perpétré. Or cette excommunication, vous le savez bien, était automatique (*latae sententiae*) pour un sacre sans mandat. 19:332 C'est-à-dire que Mon­seigneur s'est auto-excommunié : *s'il a eu raison de faire les sacres, il faut dire qu'il a eu raison de s'auto-excommunier,* mais *c'est bien lui qui l'a fait.* Il ne faut pas se mettre à feindre, maintenant, que cette excommu­nication fut une mesure inattendue, brusquement inven­tée pour la circonstance, par malice et méchanceté. **3. -- **Que Monseigneur agisse pour le bien des âmes, bien sûr ! Mais il ne s'ensuit pas qu'il soit infaillible dans le choix des moyens, et qu'en toutes occasions il faille le suivre aveuglément et inconditionnellement. **4. -- **Qu'une situation exceptionnelle appelle des mesures exceptionnelles, voilà une vérité assurément indiscutable dans sa généralité, mais qui ne justifie pas *n'im­porte quelles* mesures exceptionnelles, et pas forcément les sacres. **5. -- **Les sacres du 30 juin ne sont ni un critère de foi, ni un moyen obligatoire de défendre la foi. Monseigneur a peut-être raison dans les sacres, peut-être non. Mais, même dans l'hypothèse où il aurait eu totalement et absolument raison d'en venir là, il ne s'ensuit pas que ceux qui ne croient pas pouvoir en être solidaires, ou même qui simplement hésitent à se prononcer, doivent être traités, comme le font plusieurs responsables de la Fraternité depuis six mois, de *lâches*, d'*opportunistes*, de *judas*, etc. Il y a là un signe, non pas décisif à lui seul, mais lourd et inquiétant... **6. -- **Il ne faudrait pas abuser de l'accusation injuste portée contre ceux qui « *se* » seraient «* séparés *» de Monseigneur sur le chapitre des sacres. C'est surtout Monseigneur qui, là, s'est séparé de lui-même. 20:332 Relisez tout ce qu'il avait dit, tout ce qu'il avait enseigné pour annoncer et justifier qu'il ne sacrerait pas d'évêques sans mandat apostolique. Cela ne prouve pas qu'il ait eu tort de changer d'avis : mais cela explique, et innocente, l'attitude de ceux qui sont restés en communion avec ce que, précédemment, il enseignait lui-même de manière si convaincante. Toutes ces considérations ne tendent pas à démon­trer que Monseigneur aurait eu tort : je n'ai là-dessus aucune certitude établie. Mais l'*incompréhension* et sou­vent la *violence arbitraire* à l'égard de ceux qui ne suivent pas Monseigneur sur le seul point des sacres -- et spectaculairement le feu roulant de mensonges et de malhonnêtetés contre Dom Gérard -- constituent une nouveauté alarmante dans l'histoire de la Fraternité. Il existe, je le crains, un précédent : l'évolution sensible­ment analogue, dans l'accaparement centripète, qui fut celle de l'abbé XXX, et dans laquelle il s'est enfoncé de plus en plus (...). *2 janvier 89.* Monsieur, Avant de décréter le « paradoxe », dites-vous (certes !), selon lequel je me serais « rangé parmi les dévots de la religion de Saint-Avold », les « partisans de Vatican II » et les « ennemis de Mgr Lefebvre », vous auriez peut-être pu vous demander si par hasard quelque chose n'aurait pas échappé à votre sagacité endormie. Avec mes salutations amusées. *16 février 89.* 21:332 Cher Monsieur l'Abbé, ... Vous trouvez ma position « trop subtile ». Je ne sais. Peut-être est-ce inévitable ? Voyez celle de Mgr Lefebvre, elle doit l'être aussi, à en juger par le flot de lettres qui se réclament de lui pour me dire : « On ne peut plus considérer Jean-Paul II comme le chef de l'Église. » Je vous prie d'agréer, cher Monsieur l'Abbé... *25 février 89.* Cher Monsieur, Mes deux « dubia » n'en disent, n'en démontrent ni n'en pensent autant que vous le supposez : mais simple­ment que Mgr Lefebvre n'a pas eu *forcément* raison (ni *forcément* tort). Les sacres du 30 juin ne me paraissent ni un article de foi ni une évidence. 22:332 Il est odieux, comme le font trop de fidèles (et même de responsables) de la Fraternité, de traiter de lâches, de traîtres ou d'apostats tous ceux qui ne prononcent pas une totale et enthou­siaste approbation. Je n'écarte pas l'hypothèse où Mgr Lefebvre aurait eu raison ; je comprends que la person­nalité de Mgr Lefebvre confère un préjugé favorable à cette hypothèse. Mais je ne puis la considérer comme infailliblement garantie ou comme moralement obliga­toire. C'est contre cette fausse obligation, c'est contre cette pseudo-infaillibilité que je me propose d'argumenter et de protester autant qu'il le faudra. Je vous prie d'agréer... *26 février 89.* 23:332 ## CHRONIQUES 24:332 ### Le baptême Decourtray par Guy Rouvrais « LE CARDINAL DECOURTRAY, archevêque de Lyon, s'adresse à vous, catholiques du dio­cèse », tel est le début d'un document -- se présentant sous la forme d'un dépliant -- largement diffusé dans les paroisses lyonnaises. Le cardinal avise ses diocésains qu'ils ont « en commun », lui et eux, « quelque chose de magnifique : le baptême ». Il leur propose donc de « profiter de la richesse de leur bap­tême ». Cette « richesse », le cardinal exhorte les fidèles à la partager avec ceux qui ne sont pas encore baptisés, les adultes, les enfants et leurs parents. Louable inten­tion... 25:332 Dans le texte épiscopal on use et on abuse du terme « richesse » pour évoquer le sacrement de l'initia­tion chrétienne. Il est vrai que ce sacrement est grand ! Mais lorsqu'on a lu et relu le dépliant, ce qui frappe, ce n'est pas sa « richesse », c'est son appauvrissement. Après le traitement que lui fait subir une singulière théologie épiscopale, il ne reste du sacrement que le squelette. Qu'est-ce que le baptême, selon le primat des Gaules et président du noyau dirigeant de l'épiscopat ? Soulignons-le encore, ce texte n'émane pas d'un bureau anonyme, ce n'est pas le fruit de technocrates ecclésiasti­ques, il est signé de la main même de Mgr Decourtray. Le baptême c'est « une décision », « une fête », « une préparation », « une vie ». Telles sont les définitions du baptême qui sont, en même temps, les titres des quatre paragraphes où Mgr Decourtray expose sa théologie baptismale. Avant d'entrer plus avant dans l'analyse du nouveau baptême à la lyonnaise, répondons à une objection que l'on ne manquera pas de formuler. On nous dira que le primat des Gaules n'a pas voulu écrire un traité de théologie spéculative mais un simple dépliant, un tract « pastoral ». Certes ! Nous ne méconnaissons pas la nécessaire distinction des genres. Mais ce que nous disons, c'est que la présentation du baptême à un large public ne saurait être hétérogène à la doctrine du bap­tême. L'*opposition* du pastoral et du doctrinal n'a aucun sens, l'un ne pouvant qu'être l'expression de l'autre, c'est seulement une manière qui se veut élégante de vider le dogme de sa dimension surnaturelle. Et c'est bien ce que nous constatons, hélas, dans le texte que nous examinons. Aucune raison pastorale ne peut justifier que Mgr Decourtray fasse un total silence sur un aspect fonda­mental du baptême qui, dans les écrits néo-testamentaires, éclate à chaque instant : le pardon du péché originel et des péchés actuels. 26:332 Or, il n'y a pas un mot là-dessus sous la plume du cardinal-archevêque de Lyon, pas un mot ! Il nous assure néanmoins que c'est une fête. Bien sûr, mais que fête-t-on alors ? La fête c'est d'abord celle qui se célèbre dans les cieux quand les anges se réjouissent de ce qu'un pécheur a fait péni­tence ; la fête, c'est celle du Père qui accueille le prodi­gue rompant avec sa vie pécheresse. Tel est le sens festif du baptême. Dépouillée de cet aspect-là, la fête n'est plus qu'une belle cérémonie, familiale et rien qu'humaine, ce qui n'est pas rien, et s'assimile ainsi à l'adhé­sion à un groupement sympathique. Je suppose que les chevaliers du Tastevin fêtent dignement l'intronisation d'un nouveau membre et que l'amicale des boulistes lyonnais se réjouit de l'afflux de nouveaux adhérents. L'entrée dans l'Église, dont le baptême est le moyen, ce n'est pas cela. Mgr Decourtray ajoute que le baptême c'est « une vie ». Là encore, quelle vie ? La vie que ce sacrement nous greffe, c'est la vie surnaturelle, l'infusion des vertus théologales qui nous permettent, comme dit l'Apôtre, de « marcher dans une vie nouvelle », d'être un « homme nouveau » à l'image de Notre-Seigneur. Rien de ce B-A-­BA du baptême chez Mgr de Lyon. La vie nouvelle qu'il évoque, on ne sait pas en quoi elle se distingue de la vie ancienne. Ce faisant, Mgr Decourtray va à l'encontre du but qu'il poursuit : rendre attractif le sacrement, faire découvrir sa richesse. Qui donc peut être attiré par d'aussi vagues perspectives, par une fête sans objet, une vie nouvelle sans nouveauté ? Combien plus exaltante est la vision de saint Paul, telle qu'il l'expose aux Romains, dans un langage tout à la fois pastoral et doctrinal : 27:332 « L'ignoreriez-vous ? Nous tous qui avons été bapti­sés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en cette mort pour que, tout comme le Christ est ressuscité d'entre les morts pour la gloire du Père, pareillement nous marchions, nous aussi dans le renouveau d'une autre vie. Car si nous sommes devenus un avec lui par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable à la sienne. Sachons-le bien : notre vieil homme a été crucifié avec lui pour que fût détruit le corps qui appartient au péché et qu'ainsi nous ne fussions plus esclaves du péché : celui qui est mort, en effet, se trouve quitte envers le péché. Or, si nous sommes morts avec le Christ nous croyons bien que nous vivrons aussi avec lui. » (Romains 6 : 5-8.) On nous dira peut-être qu' « aujourd'hui » un tel langage est incompréhensible. Cela n'est pas impossible, en effet. Mais à qui la faute ? Il y a déjà toute une génération qui a été élevée sans vrai catéchisme, sans vraie messe, sans vraie doctrine. En attendant la « nou­velle Pentecôte », sans cesse annoncée et sans cesse différée, la moisson la plus abondante du post-concile, c'est une génération d'analphabètes religieux. Il ne serait donc pas étonnant que les épîtres de saint Paul devien­nent autant de livres hermétiques. La réponse, ce n'est pas celle de Mgr Decourtray : prolonger et aggraver cette ignorance par un vide doctrinal. Responsables de l'ignorance religieuse, les évêques français s'autorisent de leur défaillance pour en justifier de nouvelles ? La réponse qu'appelle une telle situation, c'est de restaurer un enseignement religieux digne de ce nom en s'ap­puyant sur le seul catéchisme catholique, celui du concile de Trente. Ceux des diocésains qui sont troublés par l'étrange enseignement de leur évêque pourront, pour se remémorer la vraie doctrine du baptême, se référer à ce catéchisme. \*\*\* 28:332 Il n'est pas tout à fait juste de considérer qu'il n'y a pas de contenu doctrinal dans l'enseignement de Mgr Decourtray : il existe, sous-jacent, mais il n'est pas catholique. Et pas seulement par omission. Le premier paragraphe du texte commence de cette manière : « Le baptême, c'est *d'abord une décision,* prise d'un commun accord, entre des personnes qui le deman­dent et l'Église qui en est responsable. » Le baptême n'est pas *d'abord* une décision. Bien entendu, pour être baptisé il faut être consentant, ou que les parents consentent à la place de l'intéressé, mais cette « déci­sion » n'est que l'acceptation d'une grâce qui existe *d'abord.* Ce n'est point là simple querelle de mots. Il existe une tendance dans la théologie moderne qu'on appelle le bultmanisme (du nom d'un théologien luthé­rien moderniste) qui enseigne que le salut est une « déci­sion existentielle », sans contenu dogmatique. Pour celui qu'on appelle le théologien de Marburg, être sauvé signifie seulement passer d'une existence inauthentique à une existence authentique. On aura reconnu le thème heideggerien par excellence. Bultmann enseigne, en outre, que le vocabulaire néo-testamentaire étant lié à une conception du monde dépassée, il convient d'y renoncer pour parler à l'homme d'aujourd'hui un langage compréhensible. D'où l'évacua­tion du préternaturel mais aussi et surtout du surnatu­rel : cela ne voudrait plus rien dire. Force nous est de constater que la néo-catéchèse de l'épiscopat français et la théologie baptismale de Mgr Decourtray sont homogènes à ces conceptions-là. Nous ne disons pas que le cardinal-archevêque de Lyon est bultmanien. Nous constatons seulement que si un bult­manien avait voulu parler du baptême, son texte exclu­rait toute vie surnaturelle, évacuerait le péché, et en ferait d'abord une décision existentielle. 29:332 C'est ce que nous trouvons dans la théologie lyonnaise. Ajoutons qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil de la théologie. Le bultmanisme triomphant, ou immanent, n'est que la résurgence de la vieille hérésie pélagienne qui, dans l'œuvre du salut, exaltait l'homme au détriment de Dieu. La nouveauté du dépliant qui accable la vénérable Église de Lyon, c'est qu'il est signé du successeur de saint Irénée. Guy Rouvrais. 30:332 ### Le bicentenaire ... du conte fantastique par Georges Laffly "CE QUI NE PEUT PAS ARRIVER et qui se produit pourtant, en un point et en un instant précis, au cœur d'un univers parfaitement repéré et d'où l'on avait à tort estimé le mystère à jamais banni." C'est ainsi que Roger Caillois, dans *Obliques,* définit le fantastique, qu'il met en parallèle avec le conte de fées et la science-fiction, ces différents produits de l'imagination correspondant à trois âges de la civilisation. Il insiste sur le fait que le fantastique ne peut naître que dans un monde rationnel qui croit que la réalité dépend de lois régulières, qu'on ne peut transgresser. Il prospère à partir du moment « où chacun est plus ou moins persuadé de l'impossibilité des miracles ». Le scandale vient justement de ce que cette assurance semble mise en échec. Le mort se trouve vivant, la statue circule, la maison est effacée du cadastre : l'impossible s'est produit. On assiste à un miracle infernal. 31:332 Pour Caillois, il n'y a là qu'un jeu : « L'épouvante propre au conte fantastique sévit seulement en un monde incrédule, où les lois de la nature sont tenues pour inflexibles et immuables. » Je me demande au contraire si l'efficacité du récit fantastique ne tient pas au doute qui subsiste obscuré­ment en nous sur la valeur des lois reconnues par la raison. Son attrait ne s'exercerait pas aussi fortement sur des scepti­ques complets. Ils s'y ennuieraient. Le frisson de l'étrange, le souffle de la peur ne sont ressentis que si l'on prête foi au texte au moins le temps de la lecture. Bien sûr, l'expression de « prêter foi » montre les limites de l'exercice. Elle montre aussi que nous sommes tout disposés à ouvrir une oreille complaisante, tant nous aimons ces vertiges. Si l'on ne hausse pas les épaules, c'est bien qu'on se plaît à penser, au moins par secousses, que le réel est plus riche de possibilités qu'on ne l'admet couramment. La surface rassurante du monde peut connaître des métamorphoses, s'ouvrir, livrer passage à des monstres. Si l'on ne rêve pas que les légendes disent vrai, on ne lira pas de littérature fantastique. Un essai de Freud, *L'inquiétante étrangeté,* reconnaît la possibilité de ce doute. La toute-puissance des pensées, les forces occultes, le retour des morts, dit-il, nos ancêtres y croyaient. « Nous avons dépassé ces modes de pensée, mais nous ne nous sentons pas très sûrs de ces nouvelles convic­tions ; les anciennes continuent à vivre en nous, à l'affût d'une confirmation. » Freud ajoute que ceux qui ont « liquidé ces convictions animistes » sont insensibles à « l'inquiétante étrangeté ». Cela paraît très raisonnable. C'est même ce qui rend cette littérature intéressante (car il s'agit bien du fantasti­que, l'essai roule sur l'analyse d'un conte d'Hoffmann). Elle est née avec le romantisme, mais persiste encore aujourd'hui, se développe même sous la forme de bandes dessinées et de films. 32:332 Elle gagne du terrain chez des peuples qui y étaient indifférents, Français ou Italiens, -- Caillois note dans son étude que la Méditerranée (européenne) fait exception. Les grands centres de l'éclosion du fantastique sont la Grande-Bretagne (et son prolongement américain), l'Allemagne, les pays slaves. « Inquiétante étrangeté », cette expression traduit de façon lourde mais ingénieuse l'allemand *unheimlich,* où l'on reconnaît facilement le mot *heim* (le foyer, la patrie, c'est l'anglais *home*) avec un préfixe privatif. Qu'on pardonne ce pédantisme. Il va nous aider à préciser l'idée du fantastique. Celui-ci se fonde sur l'étrangeté d'un monde déconcertant et effrayant. On voit bien que cette surprise ne sera jamais aussi grande que lorsque c'est le monde le plus proche, le plus quotidien qui se transforme ainsi et paraît tout à coup incompréhensible et hostile. Le *heimlich* devenant soudain *unheimlich,* c'est le sol qu'on croyait sûr et qui cède sous les pas. Le caractère propre du fantastique est la trahison du familier. Cela révèle une insécurité, et un sentiment de méfiance à l'égard du monde environnant. On le soupçonne d'être capa­ble de métamorphoser et de cacher sous sa banalité une réalité effrayante. Comment cela est-il possible ? En principe, le moment où le règne de la raison est établi -- c'est, rappelons-le, à ce moment, Caillois le souligne, que naît la littérature fantastique -- devrait engendrer une assurance inégalée. Le possible et l'impossible sont nettement délimités, un critère infaillible nous permet de rejeter les fables qui encombraient les esprits. Nous sommes absolument certains qu'il n'existe ni fées ni licornes, et aussi certains que les morts ne ressuscitent pas plus que le temps ne peut revenir en arrière. Cela donne un monde prosaïque, ennuyeux, mais régulier, prévisible. Pourtant un soupçon subsiste qu'il pour­rait en être autrement, que la raison ne suffit pas à tout expliquer. Peut-être pour échapper à la monotonie d'un monde totalement cadastré et daté, et régi par des lois immuables, peut-être parce que nous nous méfions même de la raison -- instrument de notre méfiance -- ce doute ne s'éteint pas. 33:332 C'est lui qui est traduit dans le récit fantastique, où l'on croit toujours entendre : et si, malgré tout ce qu'on croit, c'était vrai qu'il y ait des morts pour revenir se venger, des maisons maudites, des vampires ? Ce doute s'exerce dans un domaine non pratique, celui de la fiction. Il ne gêne donc pas le développement technique ni la foi dans la raison et le progrès. Il émet une sorte d'avertis­sement obscur. La vogue persistante du genre fantastique laisse entendre que l'homme n'est pas dupe, et sent son édifice rationnel plus fragile qu'il ne l'avoue. Le moment où naît le fantastique est celui où Dieu n'est plus généralement reconnu comme garantie du Vrai, ce qu'il était encore pour Descartes. Cette garantie abolie, le dernier guide reste la raison. Nous n'arrivons pas à la croire infailli­ble. Il est trop visible qu'elle dit blanc aux uns, et aux autres noir. Le vrai ne s'appuyant plus sur l'encaisse-or du divin, plusieurs monnaies circulent, dont des assignats. Nous ne sommes plus sûrs de rien, même pas de ce que nous avons sous les yeux. Dans les contes chinois, une belle jeune femme est en réalité une goule enterrée depuis longtemps, un enfant peut cacher un démon. Tout se passe comme si la victoire de la raison, loin d'accroître la sécurité de l'esprit, développait une angoisse. Sans doute aussi, cette victoire crée-t-elle un vide. Le surnaturel n'a plus droit de cité, mais une sorte d'appel d'air se crée où s'engouffrent toutes les fantaisies de l'imagination -- et peut-être les esprits inférieurs en profitent-ils. Nous ne sommes pas éloignés de la trahison du familier elle est une forme de cette angoisse, et c'est à partir de ce moment qu'elle semble menaçante. Le malin génie dont parlait Descartes peut désormais jouer à sa guise. Nul maître pour l'arrêter. \*\*\* 34:332 Cette trahison explique l'importance des thèmes classi­ques : maison ou château hantés, revenants. La maison abrite la famille. Elle est le lieu de l'intimité, de la chaleur maternelle et de la protection du père. Le château, c'est le rempart qui arrête l'ennemi, et l'image de la durée. Ce sont normalement des lieux auxquels on pense avec reconnaissance, avec respect. On les vénère. Il est remar­quable que dans la littérature fantastique, ces symboles de la sécurité et de l'amour soient virés au mal, à l'effroi, par un changement de signe qui les fait passer du sacré bénéfique au sacré maudit. On peut le constater au cinéma. Les films sur les maisons hantées ont toujours grand succès. Ils commen­cent par des emménagements heureux et des scènes de ten­dresse qui rendent plus déroutants, plus insupportables les signes noirs -- gémissements, accidents, agressions -- qui vont suivre. C'est le roman noir anglais, à la fin du XVIII^e^, qui lance le thème de la maison maudite. Le château est gothique et cache des caves secrètes où l'on torture. Inquisition et jésuites ont leur bonne part dans ces crimes. Variante : dans de vieilles églises ont eu lieu des messes noires qui se répètent certaines nuits. Un écrivain anglais, Algernon Blackwood, termine ainsi une nouvelle : « Ainsi dans les faubourgs éloi­gnés, où de grands espaces entre les réverbères sont complète­ment morts dès que vient l'obscurité, où la brise humide murmure à travers les mornes branches des pins, où il ne se passe jamais rien et où les gens s'écrient : « Allons en ville ! » on entend parfois cliqueter les ossements desséchés que ren­ferment les murs des villas respectables. » (*La Poupée*) On peut s'interroger sur cette association d'un édifice ancien et du crime secret et inexpiable qui entraîne malédic­tion. En France, au XV^e^ siècle, l'affreuse histoire de Gilles de Rais ne donne que le conte de *Barbe-bleue,* non pas une légende de la perversité. C'est que, si l'on regarde bien, ce ne sont pas les crimes des jésuites qui font le roman noir, c'est le besoin d'attribuer des crimes à un groupe maudit qui impose les jésuites. Ils sont pour Anne Radcliffe et ses émules ce que sont pour nous les Nazis. 35:332 Devant cette imagination systématique on peut se deman­der si le changement de signe du saint au maudit n'est pas un aveu. La Grande-Bretagne avant d'autres pays a fait passer ses églises au statut de temples, y substituant un culte à un autre. De même ses guerres civiles ont vu transférer bien des demeures aux heureux vainqueurs. Du souvenir de ces usur­pations, dont peu de contrées d'Europe ont été exemptes, pourrait venir la répulsion qu'inspirent les monuments du passé. Ils sont les témoins d'un ordre et d'une foi qu'on ne comprend plus. On se rappelle qu'il y a quelque chose de criminel attaché à leur destin. Il est tout simple de donner une forme rassurante à ce sentiment en attribuant le crime aux premiers possesseurs, c'est-à-dire à ses victimes. Les vaincus deviennent des maudits, et ce reniement n'empêche pas de leur attribuer un pouvoir redoutable. De telles légendes -- où ce qui d'ordinaire est vénéré devient maudit, et le familier, inquiétant -- naissent sans doute des grands mouvements de peuples et des révolutions, quand les nations meurent ou quand elles se renient, moments où la mémoire se corrompt. Il faut compter aussi avec le double sentiment de peur et de prestige que nous inspire le passé. Poe, dans un pays démocratique où les plus anciennes demeures n'avaient pas deux siècles, écrit bravement : « Il n'y a pas de château dans ce pays plus chargé de gloire et d'années que mon mélancolique et vieux manoir hérédi­taire. » (*Bérénice*) Là, c'est le prestige qui joue. On s'appuie sur l'épaisseur du temps, elle grandit, ennoblit. Autre Améri­cain, Lovecraft jouera aussi beaucoup des édifices anciens, mais pour en faire des pièges atroces, des lieux de communi­cation avec l'innommable, et faire du passé un élément d'effroi. 36:332 Il est sûr que nos contemporains sans racines, sans histoire, sont rétifs à ce qui a traversé les siècles (malgré leur engouement appris pour les musées). Raison de plus pour que ces demeures, ces objets antiques soient le point de départ de l'étrange : ils datent d'un temps où, s'imagine-t-on, n'importe quoi était possible. Ils ont la personnalité, le mys­tère que ne peuvent avoir les produits de série. \*\*\* Les cimetières sont évidemment les lieux les plus hantés. Les fantômes en partent, les vampires y reposent, gorgés de sang. Comment ces champs de repos, hérissés de croix, peuvent-ils apparaître comme le centre de mascarades abomi­nables ? C'est parce qu'on ne sait plus très bien ce qu'est la mort et ce qu'il advient de nous après la vie. Revenons encore à Caillois, qui écrit : « A partir du moment où la mort est tenue pour une frontière infranchissa­ble le thème du revenant prend un tragique nouveau et menaçant. » Il est en effet beaucoup plus scandaleux d'être mis en présence d'un spectre lorsqu'on est convaincu qu'il ne peut en exister que lorsqu'on y croit. Paradoxe du fantasti­que : il n'est efficace que sur les esprits qui en principe le nient. Hamlet voit son père. C'est pour lui un messager de l'au-delà qui vient révéler un crime et réclamer vengeance. C'est impressionnant, ce n'est pas vertigineux. Ce n'est pas l'appari­tion qui bouleverse, c'est son message. Hamlet après la vision n'a pas à remettre en question tout ce qu'il pensait de la réalité, de la vie, de la mort. Mais si le revenant est la preuve visible d'un autre monde auquel on ne peut croire, c'est autre chose. La terreur qu'il provoque est celle du « monde ren­versé », non celle de la faute à réparer. Le trouble est bien plus profond. La preuve d'un au-delà tenu pour impossible contraint le témoin à en admettre l'existence. Mais il se sépare ainsi des autres hommes, des raisonnables, des endor­mis. C'est un thème fréquent. Celui à qui on propose de montrer l'incroyable se dérobe. Il ne veut pas être mêlé à une telle aventure, et être obligé de renier tout ce qu'il croit. 37:332 Le témoin, s'il dit ce qu'il a vu, passe pour dément ou excessive­ment crédule. S'il se tait, il doit pourtant reconnaître la fausseté de ce qu'il pensait certain. Il ignore désormais les limites du possible. C'est le triomphe de l'angoisse. Il me semble que le succès des histoires de spectres et de ce « tragique nouveau et menaçant » dont parle Caillois montre non pas que la mort est « une frontière infranchissa­ble » mais que nous ne savons plus très bien où se situe cette frontière et s'il est vraiment exclu qu'elle puisse être franchie dans l'autre sens. Si Caillois a raison, les histoires de reve­nants sont absurdes et puériles. Or ces histoires *prennent* toujours. C'est que nous savons, bien sûr, que la mort est un phénomène physiologique ultime, inévitable et nécessaire. Nous le savons, mais abstraitement, d'autant que notre posi­tion, face à la mort est de n'y jamais penser. Et une autre conviction s'oppose à ce savoir, car il est peut-être impossible à un vivant d'être certain de sa propre mort, quoi qu'il dise et quoi qu'il croie penser. Les hommes n'arrivent pas à se croire mortels, ni non plus immortels, mis à part les chrétiens sérieux (et quelques êtres forts : Jünger). Et si l'on ne sait pas exactement à quoi s'en tenir sur ce point, toutes les possibilités sont ouvertes, même les plus absurdes. Chacun espère ou craint selon sa pente, et dans ce désordre la crainte est souvent plus forte. Pourquoi un sorcier ne pourrait-il se rendre maître du cada­vre pour en faire un zombie ? Et pour s'en tenir à des solutions plus classiques, pourquoi l'esprit d'un mort ne pourrait-il pas se manifester aux vivants pour exiger une sépulture (on en a des exemples antiques), réclamer le rite ou l'acte qui l'apaisera ? Il est peut-être plus typiquement fantastique que le mort se manifeste sans souci de repos ou de justice mais comme une force pure. Dans *Les pieds devant* de Leslie Hartley, la revenante a besoin qu'on lui fasse franchir le seuil du château en la portant. Une fois entrée, il lui faut une victime : généralement celui qui l'a aidée. 38:332 Mais si quelqu'un vient à mourir avant, ce cadavre conviendra au fantôme pour ressor­tir « les pieds devant ». Le hasard pur décide. Il faut un mort, peu importe qui. Même arbitraire dans *Le coffre des Indes* de J.-P, Brennan. Ce type de revenants ressemble à un câble où passe un courant à haute tension, et qui détruit ce qu'il touche. Là, plus d'explication pieuse ou morale. On voit à nu l'étrangeté de la mort et la terreur qu'elle inspire. On la soupçonne en somme d'être contagieuse. Sa seule proximité est un risque de succomber. Les histoires de revenants qui expient, ou veulent être apaisés, nous ramènent au contraire à des soucis humains et aux vieilles notions de rites et de sacrifices. Il suffit d'accom­plir certains gestes pour que tout rentre dans l'ordre. Dans *La maison aux esprits* de Bulwer Lytton, la simple destruc­tion d'une pièce maudite suffit à faire disparaître les phéno­mènes étranges et, comme conclut l'auteur, prosaïquement, à rendre la maison facile à louer. A travers de tels contes transparaît le besoin de posséder un ensemble de règles précises qui assurent de bons rapports avec l'invisible. Le sentiment de l'immortalité ne disparaît pas, mais la foi attaquée et les préjugés victorieux font qu'on n'en a plus qu'une idée confuse. L'imagination lui substitue une vie clan­destine, interdite, horrible. Il est remarquable que ce XIX^e^ siècle où s'épanouit le fantastique est aussi, si l'on en croit Philippe Ariès, celui où se répand la peur d'être enterré vivant. Plutôt qu'un progrès des connaissances médicales populaires, il faut y voir le signe qu'on ne situe plus très bien la frontière entre l'un et l'autre état. Cela se voit dans l'un des poèmes les plus macabres de Baudelaire, le sonnet *Remords posthume,* dont les quatorze vers ne font qu'une seule longue interrogation à Jeanne Duval : *Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,* *Au fond d'un monument construit en marbre noir,* *Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir* *Qu'un caveau pluvieux et qu'une forme creuse ;* 39:332 *Quand la pierre opprimant ta poitrine peureuse* *Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir* *Empêchera ton cœur de battre et de vouloir* *Et tes pieds de courir leur course aventureuse...* L'horreur vient de ce que le tombeau, ici, semble enfermer un corps toujours sensible. La pierre pèse sur une poitrine qui peut ressentir la peur, elle empêche un cœur de battre (ce lui serait donc encore possible). La forme creuse du tombeau n'est que la prison la plus étroite pour retenir un corps qui sans cela poursuivrait sa « course aventureuse ». Le poète, incapable de se représenter la mort, pense-t-il vraiment qu'on appelle ainsi cet enfermement où les sensations persistent, où l'esprit continue de veiller ? A la pensée qu'il pourrait en être ainsi, on préfère la perspective de l'anéantissement. Le corps mort est la forme la plus frappante du familier devenu étrange et inquiétant. On tente plus ou moins de ramener cet état inconnu à celui qu'on connaît, de retrouver le familier sous l'étrange -- qui n'a connu cette confusion ? -- et c'est le point de départ de bien des histoires de fantômes. Le spectre devient franchement ennemi avec le vampire, envahisseur venant de l'autre monde, usurpateur de vie. Les variantes de cette légende sont innombrables. Je m'en tiendrai à un modèle fondamental, *le Vampire,* récit qu'on a long­temps attribué à Byron et dont l'auteur est le docteur Poli­dori. C'est un texte fondamental du romantisme frénétique. Il a engendré *Maldoror,* ce n'est pas rien. Le héros, Lord Ruthwen, semble être un homme qui ne se distingue des autres que par son impassibilité et sa dépra­vation, qualités affectées volontiers par les *gentlemen* du temps. En réalité, Ruthwen est un cadavre. Il a besoin, pour se régénérer et garder son apparence de vivant, de sucer du sang humain. 40:332 Contrairement aux légendes traditionnelles et aux doctes études publiées sur les vampires, où l'on établit qu'ils peuvent être mis en fuite par le crucifix ou par la lumière du soleil, rien ne peut s'opposer à ce vampire roman­tique. Il faut le fuir ou succomber, le pauvre Aubrey l'ap­prend. On renchérit donc dans l'épouvante sur les croyances populaires, et la part du diable apparaît plus belle. La fable prend un air plus gracieux avec *la morte amou­reuse* de Th. Gautier. La belle Clarimonde, comme l'indique le titre, ne veut que du bien à son amant, et elle ne lui prend chaque nuit, après l'avoir endormi, qu'une lampée de sang, loin de lui prendre la vie. Elle est cependant elle aussi une de ces goules qui chaque matin regagnent leur tombe. Ici, l'abbé Sérapion en vient à bout avec de l'eau bénite. Quelques gouttes, et le corps gracieux qui semblait endormi retrouve son état véritable de squelette et de poussière. L'horreur des histoires de vampire est double. D'abord, ils aspirent la vie de jeunes vivants, et d'une manière plus brutale que celle dont légendairement les vieillards réclamaient ce bienfait : *David mourant aurait demandé la santé* *Aux émanations de ton corps enchanté...* dit Baudelaire. Et les biographes de Gandhi affirment qu'il avait recours à ce genre de cure. Mais ce qui terrifie plus que cette transfusion, c'est que là encore le plus familier (et le plus aimable, si l'on pense à Clarimonde) cache le plus étrange, le cadavre qui en fait n'appartient plus à la surface de la terre. Un dernier exemple de passage déconcertant du monde familier à l'inexplicable, c'est l'histoire de *Peter Rugg, le disparu* de William Austin. Pour avoir juré, Peter, un des derniers jours où les colonies anglaises d'Amérique n'étaient pas encore les États-Unis, va errer sur les routes, avec sa carriole et son cheval, sans jamais retrouver la route de Philadelphie. 41:332 Un siècle après, il roule encore, inexplicable­ment écarté dès qu'il s'approche, demandant patiemment son chemin, présentant des pièces à l'effigie du roi George. Il n'arrivera jamais. Situation de cauchemar, au sens propre. Elle est souvent éprouvée en rêve, où l'on est sur le point d'atteindre le but quand une paralysie invincible arrête, ou rejette en arrière, dans un absurde parcours de jeu de l'oie. \*\*\* Dans le jeu de l'étrange et du familier, on peut forcer d'emblée sur l'étrange. Un des procédés les plus communs pour obtenir la surprise et la créance du lecteur est de situer le récit en Afrique, en Asie, dans des lieux qui par eux-mêmes sont fortement imprégnés de mystère, du moins à nos yeux. Comme dans la tragédie, une distance est très utile à ces récits, soit dans le temps (c'est pour cela que tant d'entre eux sont situés au Moyen Age), soit dans l'espace. Un sorcier poitevin, fi ! Tandis qu'un sorcier bantou, cela fait sérieux. Peut-être croyons-nous, au fond, que ces pays lointains sont moins soumis à la raison dont l'empire, né en Europe, ne s'étendrait qu'avec peine sous des cieux exotiques. On connaît l'histoire du fou qui se prenait pour un canari. Sa crainte était de se voir dévoré par un chat. On le guérit. Il sort. Et il se met à trembler au premier chat qu'il croise : « Moi je suis guéri. Je sais que je ne suis pas un canari. Mais le chat, lui, le sait-il ? » De la même façon, nous croyons que le monde est rationnel, et qu'un certain nombre de choses sont impossibles. Mais le sorcier noir, lui, le sait-il ? Évidemment non. D'où tant d'histoires magiques qui ont pour cadre Haïti, l'Afrique, les Indes. Le même récit transféré en Beauce ou à Toulouse ne serait plus-crédible. Ces histoires peuvent être passionnantes, elles ont deux faiblesses : elles consomment énormément de matériel (cou­leur locale, rites magiques, mots du cru : « Ecoré, rawa » prononça l'homme-médecine etc.) et elles sont faciles. 42:332 Elles amusent, elles intéressent, elles *prennent* moins profondément notre esprit justement à cause de leur exotisme : l'antécédent familier manque, et la capacité d'introduire de l'extraordinaire en quantités massives ne suffit pas à compenser. L'émotion reste superficielle, or le récit fantastique est fait pour remuer les parties les plus obscures de la sensibilité. Au contraire, l'importance du familier, sa banalité, font l'efficacité de nouvelles très réalistes, où le fantastique se manifeste dans un décor contemporain, citadin, quotidien, c'est-à-dire le plus éloigné de l'atmosphère gothique, téné­breuse, sauvage qu'on croit liée au genre. Quand on parle ici de réalisme, il faut écarter l'idée de tricherie, la plus commu­nément employée étant l'explication par le rêve. Tant de choses étranges dont on nous a entretenus n'étaient qu'un songe. Trop facile. Ici l'exemple célèbre est *Djoumane,* de Mérimée, où la déception est totale. Mise à part la tricherie, il reste une solution qui me semble la forme supérieure du fantastique, celle où le quoti­dien n'empêche pas l'impossible. C'est la solution de l'ambi­guïté : tous les faits, en somme, pourraient s'expliquer natu­rellement, mais nous sentons bien qu'une telle solution serait en fait incomplète. Exemple, le conte de *La Patte de singe,* de W.W. Jacobs. Caillois y voit avec raison un modèle, et établit un parallèle très éclairant avec le conte de fées des *Trois souhaits.* Cela se situe dans un village anglais, dans la première moitié du siècle. Un vieux couple, les White, vit avec le fils, Herbert, dans une maison un peu à l'écart. Un soir où White reçoit un ami, ancien sergent-major aux Indes, celui-ci lance au feu une patte de singe dont il dit qu'elle peut exaucer les vœux qu'on fait en la tenant, mais qu'il vaut mieux se garder d'expérimenter ce pouvoir. Il lui en a cuit, pour sa part. White prend la patte et souhaite avoir deux cents livres. C'est ce qui lui reste à payer pour sa maison. Le lendemain, Herbert a un accident à l'usine. Il est tué. Et l'assurance paye deux cents livres. Quelques jours plus tard la mère, folle de douleur, pousse son mari à un deuxième vœu : qu'Herbert retrouve la vie. Et peu de temps après, on frappe à la porte. Le père imagine ce qu'il va voir apparaître. Il retrouve la patte de singe et demande que le mort retrouve sa tombe. Quand Mme White ouvre la porte, la rue est déserte. 43:332 Si l'on veut, on n'est jamais sorti du rationnel. La mort d'Herbert et les deux cents livres d'assurance, juste après le vœu ? Coïncidence. Les coups frappés à la porte après le deuxième vœu ? Peut-être une tôle agitée par le vent, un chien de passage. En tout cas, la porte ouverte, on n'a rien vu. Ce sont les White qui se sont imaginé que la patte de singe avait vraiment un pouvoir, et nous qui l'imaginons avec eux. Il est clair pourtant que ce recours aux coïncidences n'est pas satisfaisant. On peut hésiter. Reste que l'on trouve ici le minimum de « matériel » fantastique (l'objet ensorcelé rap­porté des Indes, et qui n'est peut-être qu'un achat de bazar). Voilà la force de l'ambiguïté. J'en donnerai deux autres exemples : *Sredni Vashtar* de Saki et *Astaroth* de Marcel Jouhandeau. Dans la première nouvelle, le héros est un enfant de dix ans qu'une cousine bougonne et tracassière garde en tant que tutrice. Conradin a une vie rude et son seul compagnon est un furet, dans une cabane au fond du jardin. Un jour, sur une nouvelle vexation de Mme de Ropp, le petit garçon lance une invocation à Sredni Vashtar, le furet, dont il s'est fait une divinité. Il lui demande de le débarrasser de son ennemie. Peu après, c'est l'heure du goûter ; la cousine cherche l'enfant qui se cache. Elle finit par pénétrer dans la cabane. Conradin attend, anxieux. Au bout d'un moment, il voit sortir le furet, le museau plein de sang. Mme de Ropp a vécu. Là encore, impossible de concevoir qu'on est sorti de la réalité la plus rationnelle. Un furet n'est pas une divinité et n'exauce pas les vœux d'un petit garçon. Une personne adulte doit pouvoir se défendre contre une attaque improba­ble de cet animal. Et pourtant la cousine a été tuée, et l'enfant l'avait souhaité. 44:332 Dans le récit complexe de Jouhandeau, un collectionneur, Pintencier, voit s'immiscer dans sa vie un personnage mysté­rieux, Mage, qui recherche un reliquaire du XVI^e^, qui en fait est en la possession de Pintencier. On y voit, en particulier, une Pietà sacrilège où, entre deux anges, la Mère et le Fils portent les traits des deux amants qui ont fait monter cette orfèvrerie. Leur âme est peut-être enfermée à l'intérieur et peut-être l'homme était-il un serviteur d'Astaroth. Après une lutte avec Mage, une nuit, ou plutôt un mauvais ange (Astaroth lui-même ?), le collectionneur se retrouve vain­queur ; il a arraché à son ennemi ses mains et il trouve auprès de lui le squelette de deux mains. Il constate aussi que, sur la peinture du reliquaire, l'homme a perdu ses mains. Il raconte cela. Quelques jours plus tard, on retrouve Pintencier étranglé. Pas de mains en os dans sa chambre, et la peinture du reliquaire est intacte. On peut conclure comme font les amis du mort à la démence ou à l'hallucination mystique. Un rôdeur a dû commettre le meurtre. L'ennui, c'est qu'une telle explication paraît bien faible. Le sommet du dépouillement et de l'effet, dans cette voie, se trouve dans la nouvelle de Buzatti *Le cas Aziz Mayo.* Ce récit est une simple allégorie de la mort. C'est la strophe de Malherbe : *Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre* *Est sujet à ses lois* *Et la garde, qui veille aux barrières du Louvre* *N'en défend point nos rois.* Dans un de ses châteaux, le prince Sixte voit un soldat vêtu d'un uniforme inconnu frapper à la porte d'Aziz Mayo, chef de la garde noire. Bientôt celui-ci, achevant de se boutonner, sort et suit le messager. On ne les reverra plus. Le prince Sixte s'inquiète. Il soupçonne un complot. D'autant que les réponses de don Sigismond, son conseiller, homme retors, ne le satisfont pas. Ce n'est pas la première fois, dit Sigismond. 45:332 D'autres sont partis avant. Rien ne les arrête. Aucune loi ne peut les retenir. Pourtant ce sont de loyaux sujets, qui préféreraient continuer à servir leur prince. Sixte tempête, s'étrangle et ne comprend pas. Sauf à la fin lorsque sa fille -- le messager qui lui était destiné -- s'approche de lui. Merveille de ce récit : la vérité banale mais injustifiable de la mort suffit à créer le tragique. Telle est notre condition. Nos lois, nos valeurs, nos États ne sont que divertissements pour déguiser la réalité. Rien ne permet mieux de voir que le fantastique est à son comble lorsque le plus familier est vu tout à coup comme étranger, incompréhensible (et nous découvrons que c'est là le vrai jour de la réalité). La mort, parfait exemple de la trahison du familier, la vérification est faite de ce qu'on affirme plus haut. \*\*\* A côté de cette trahison et du renversement qui fait que l'impossible se réalise, il faut compter un troisième élément constitutif du fantastique : la cruauté. On la voit imprégner tous les récits évoqués ici, de lord Ruthwen au furet tueur. Vengeances, assassinats par des monstres, vivants dont le sang est pompé par des morts, tortures, chaque fois l'émotion que vise à provoquer le récit est l'effroi, et il est fait étalage de cruauté. Cela se constate des romans noirs aux nouvelles de Lovecraft. Même *Vera,* de Villiers de l'Isle-Adam, ne fait pas excep­tion, bien qu'on puisse y voir luire une douce espérance. Ce veuf inconsolable qui s'applique à vivre comme si sa femme était toujours vivante, et fait de son hallucination un piège où il semble bien que l'absente se prenne au point qu'à nouveau *elle est là*, voilà une étrange invention. Cruelle pourtant, elle aussi, d'abord parce que tout roule sur la séparation de deux êtres qui s'aiment et surtout par sa conclusion, la partie proprement fantastique du récit. La présence de la morte n'était peut-être pas une illusion. Elle s'efface pour un instant de doute chez le vivant. 46:332 De tant d'efforts, il ne reste que la preuve inutile de sa réussite : au milieu du salon brille la clé du tombeau qu'il avait jetée derrière la grille du monument. N'y a-t-il pas là une cruauté d'une nuance rare ? Le plus souvent, elle est plus crûment matérielle, et dans ces histoires les flots de sang et les membres arrachés, les hurle­ments de souffrance ou de terreur sont une ponctuation peu évitable. \*\*\* Le fantastique a souvent recours à la sorcellerie, à l'inter­vention d'esprits ou de divinités. La magie noire et toutes les bizarreries légendaires qui brisent le cours raisonnable des choses -- apparitions, malédictions touchant un lieu ou une personne, irruption de démons etc. -- sont des ingrédients presque nécessaires. Il faut bien voir dans ce genre littéraire une allusion constante au sacré, un sacré travesti et inversé. Il s'agit d'un travestissement puisque le sacré se glisse ici à l'occasion d'un jeu, le récit, qui se donne pour véridique afin de faire pleinement son effet, mais qui ne peut l'être, le lecteur ne s'y trompe pas. Il se prête seulement à cette feinte qui lui procure une émotion à la fois réelle et sans danger. Cette illusion d'une rencontre avec le sacré est un substitut, mais il est remarquable qu'on y ait recours. Il s'agit aussi d'un sacré inversé, maudit. On a parlé au début de miracle infernal. Tel est bien le domaine du fantastique. Il met en scène tout l'appareil démoniaque. Des lieux protecteurs deviennent maudits, le champ de repos des morts est le lieu d'actions odieuses, les morts sont actifs, et actifs pour le mal, des dieux archaïques sont invoqués (or « les dieux déchus deviennent des démons » dit Heine), il faut toujours, partout, que l'on voie violer une loi sainte. Et Satan lui-même joue le plus grand rôle. 47:332 Sur ce point, on accordera une attention particulière à Lovecraft et à la mythologie qu'il a diffusée : le livre maudit attribué à un Arabe fou, les dieux-poissons polynésiens, Ctulhu et Dagon (bien que ce dernier nom évoque le Proche-Orient et même Nerval et son sonnet *Anteros :* *C est mon aïeul Belus ou mon père Dagon*) dieux malfaisants et tueurs, dont le culte même relève de l'innommable. Cette fabrication est efficace au point de tou­cher des millions de lecteurs. Et elle date de la première moitié du siècle. Récits, bandes dessinées, films, ne cessent de multiplier des monstres semblables, plus ou moins bienvenus. Cette production est largement américaine, mais son audience est mondiale. La France est conquise, alors qu'elle restait réti­cente jusqu'à la dernière guerre. Il s'agit le plus souvent d'œuvres grossières et même de plus en plus grossières dans leurs moyens. Il faut à un public blasé des sensations sans cesse plus fortes. Comme pour la drogue, il y a accoutu­mance et il faut augmenter la dose. Vampires, zombies, êtres hybrides qui tiennent de l'homme et de l'animal ne cessent de se multiplier, lancés dans des aventures d'un sadisme de plus en plus appuyé. Et n'oublions pas que l'effet de l'image est beaucoup plus fort que celui du mot. Deux siècles après l'invention du fantastique, le genre, loin de s'épuiser, prolifère et accroît son effet. Il y a plus de monstres en circulation aujourd'hui qu'au temps de *Melmoth* et ils sont encore plus monstrueux. Si la fin du XVIII^e^ siècle représente vraiment l'éveil de la raison, on se demande com­ment les créatures de la nuit continuent de grouiller et de séduire le public. Le monde moderne fabrique le type d'homme dont il a besoin, uniforme, et qu'on définira par le matérialisme gros­sier plutôt que par le rationalisme. Sa sensibilité a deux soupapes : l'érotisme et l'exotisme. Il est généralement étranger à toute religion. 48:332 Très assuré de sa supériorité, il est désarmé devant toutes les formes de l'irrationnel ; sorcellerie, phénomènes paranormaux, mages et gourous lui donnent un accès à l'invisible sous ses formes les plus basses et les plus truquées. Mais il s'y laisse aller car même cet homme-là ne peut être totalement imperméable à l'invisible (or il n'a pas vraiment accès à l'art -- et la révolution ne le prend plus aussi pleinement : c'étaient les deux substituts, pour les géné­rations précédentes). Au premier rang des moyens qui donnent accès à l'invisi­ble, il faut compter les récits fantastiques sous toutes leurs formes. C'est un moyen de tromper une faim inconnue. Un homme qui ne sait plus adorer -- qui ricane à cette idée -- sait encore éprouver le frisson de la terreur. Le tremblement devant l'inexplicable, le déconcertant, c'est sa façon d'éprou­ver le Tout-Autre. Il n'est pas sûr qu'un tel divertissement soit innocent. Il acclimate l'esprit à la violence, à la perversité, au sacrilège. Il désoriente les plus faibles, il corrompt les autres. Si le ciel est muet pour l'homme d'aujourd'hui, il reste sensible aux influences de l'abîme. Le pari pour le règne de la raison appelle la prolifération des monstres. Le fantastique tel qu'on vient de le voir se manifeste comme un symptôme, révélant un trouble de la civilisation qui éclate d'autre part à tous les yeux avec les bouleversements révolutionnaires. Lui non plus n'a pas fini de séduire les esprits avec ses pièges et ses illusions. On pourrait commémorer son bicentenaire. Georges Laffly. 49:332 **Note I** Il est vrai que le frisson de l'étrange peut venir de causes étrangères à l'effroi. Parmi les maîtres classiques du fantastique, on en trouvera bien des preuves. Bon nombre des *Histoires extraordinaires* de Poe ne compren­nent aucun élément d'impossibilité (contraire à la raison) : *La barrique d'amontillado* par exemple, ou ne visent nullement à faire peur : voyez *La lettre volée, Le double assassinat dans la rue Morgue* etc. De tels récits ne relèvent pas de l'étude qu'on a faite ici. De même, Villiers, dans les *Contes cruels, l'Amour suprême* ou *les Histoires insolites,* se montre-t-il un puissant satirique. Il joue aussi très bien de la fantaisie scientifique, mais il est assez rarement fantastique, à proprement parler. On a cité *Vera.* Il y a aussi *l'Intersigne* et c'est à peu près tout. *Le droit du passé ?* Récit bouleversant où l'on voit Jules Favre signant avec Bismarck le cessez-le-feu qui reconnaît la défaite, en 1871. Il faut un cachet, dit Bismarck, utilisez votre bague. Cette bague avait été donnée à Favre par Naundorff dont il avait défendu les droits. Ainsi l'ancienne France est-elle présente à ce moment sinistre. Cette nouvelle, si elle a un fondement historique, ressortit à une catégorie particulière (voir la note 2). Borgès, qui a beaucoup fait pour le bon renom intellectuel du fantastique, en a inventé une forme intellectuelle où l'effroi joue rarement un rôle. En fait, l'Argentin prend plaisir à habiller -- à mettre en scène -- des difficultés logiques : problèmes de la limite, de l'infini, course d'Achille et de la tortue etc. Voilà le fond de ces récits érudits, le plus souvent. C'est un Anatole France orné d'une culture exotique (les Chinois et les Arabes connus à travers des traductions anglaises, les sagas scandinaves). Il a l'âme beaucoup trop desséchée pour le fantastique. Je vais encore une fois contre­dire Caillois dont je me suis tant servi. Contrairement à lui, je ne crois pas que l'auteur de récits de ce genre soit un incrédule. Il cite d'ailleurs aussitôt Conan Doyle, qui croyait dur comme fer à ses fantômes. Il me paraît que l'auteur d'un récit fantastique efficace a connu cet ébranlement qu'il veut communiquer. C'est assuré pour le pauvre Maupassant. Et ni Saki ni Jacobs ne devaient se sentir complètement neutres devant les récits qu'on a cités plus haut. 50:332 **Note II** Mircéa Eliade mériterait d'être traité à part. Toute sa vie, ce célèbre historien des religions a continué d'écrire parallèlement des récits fantastiques, souvent liés à son pays natal. De même qu'il voyait dans sa discipline un conservatoire, un asile pour l'esprit religieux chassé par le monde moderne, peut-être pensait-il, par ses contes, communiquer la flamme du secret et de ce qui passe l'homme. Il est remarquable qu'on trouve au tome II de son *Histoire des croyances et des idées religieuses* (Éd. Payot) un exemple de ce qu'on pourrait appeler le fantastique historique. Voici : en février 1940, une vieille femme monte dans l'autocar Athènes-Corinthe. Elle n'a pas d'argent pour payer. Le chauffeur la fait descendre. On est à la station Éleusis. Mais après cela, le car ne peut repartir. Les passagers se cotisent pour payer le billet de la vieille. Elle remonte. Le car repart. La vieille dit alors : « Vous auriez dû faire cela plus tôt. Vous êtes des égoïstes. Et puisque je suis parmi vous, je vous dirai encore une chose : vous serez châtiés pour la manière dont vous vivez, vous serez privés même des herbes, même de l'eau. » Là-dessus, elle disparaît, tandis que les passagers et le chauffeur, éberlués, essayent de comprendre, vérifient qu'un billet a été vendu etc. Ils en parlent, si bien que le journal athénien *Hestia* publie ce récit dans son numéro du 7 février 1940. Cette vieille femme, c'est Demeter, qu'on priait à Éleusis, et qui avait coutume de se manifester ainsi. Eliade n'a pas l'air d'en douter. Il emprunte d'ailleurs l'histoire à Charles Picard, le savant bien connu, auteur de « Demeter, puissance oraculaire ». Un autre exemple de ce type de récits se trouve dans Saint-Simon. Dans ses *Mémoires* (année 1704), il rapporte que l'hiver précédent la Cour s'était divertie à faire des masques de cire que l'on portait sous le masque de tissu. Quand celui-ci était enlevé, le visage présenté n'était pas le vrai, mais celui de cire. « On s'amusa fort à cette badinerie. » Avec le printemps, la guerre reprend, et l'hiver suivant on revient aux bals, et on ressort les masques. Ils étaient tous naturels et frais, sauf ceux de Bouligneux, lieutenant général et de Wartigny, maréchal de camp, qui avaient été tués pendant la campagne. Pour ces deux visages, la ressemblance restait parfaite, mais ils avaient « la pâleur et le tiré de personnes qui viennent de mourir ». On les utilisa pourtant. Ils firent horreur. On essaya de les raccommoder avec du rouge, mais le rouge s'effaçait aussitôt. A la fin, on jeta les deux masques. Saint-Simon ajoute que toute la Cour a vu ce phénomène. 51:332 **Note III** Livres cités : • Roger Caillois. *Obliques,* N.R.F. *Anthologie du fantastique* (2 volumes) N.R.F., où l'on trouve notamment : A. Blackwood : La poupée. E. Poë : Bérénice. W. Austin : Peter Rugg. W. Jacobs : La patte de singe. Saki : Sredni Vashtar. M. Jouhandeau : Astaroth. D. Buzatti : Le cas Aziz Mayo. *• Histoires d'outre-tombe* (Éd. Casterman 1966) Lovecraft et Derleth : La Chambre secrète. L. Hartley : Les pieds devant. J.-P. Brennan : Le coffre des Indes. *• Histoires étranges* (Éd. Casterman 1965) P. Mérimée : Djoumane. B. Lytton : La maison aux esprits. *• Nouvelles histoires de fantômes anglais* (réunies par E. Jaloux) N.R.F. Dr Polidori : Le Vampire. • Th. Gautier : *Contes fantastiques* (Corti), on y trouve notamment *La morte amoureuse...* • A. de Villiers de l'Isle-Adam : *Contes cruels* (Corti), où l'on trouve *Vera.* G. L. 52:332 ### Engelbert Dollfuss *Chancelier d'Autriche* par Jean Crété ENGELBERT DOLFUSS naquit à Texine, le 4 octobre 1892. Il fit toute la guerre de 1914 dans l'armée autrichienne. Après la défaite de 1918, l'Autriche se trouvait réduite à sa portion allemande. Ce petit État, qui gardait pour capitale la grande ville de Vienne (1.900.000 habitants -- sur 6.600.000 que comptait l'Autriche) était difficilement viable. La Constitution de 1919 faisait de l'Au­triche une république fédérale livrée au régime des partis. L'élection de Guillaume Miklas à la présidence de la républi­que, le 5 décembre 1928, marquait le début d'un redresse­ment. En 1931, le président appelait au pouvoir un prélat, Mgr Seipel. Celui-ci prit Engelbert Dollfuss comme ministre de l'agriculture et des forêts. Le nouveau gouvernement se heurtait à de nombreuses oppositions à gauche. Mgr Seipel fut blessé dans un attentat. 53:332 Le 20 mai 1932, Dollfuss lui succédait comme chancelier fédéral. Lui aussi fut l'objet d'un premier attentat, dont il se tira avec quelques blessures. L'avènement du parti national-socialiste au pouvoir en Allemagne le 30 janvier 1933 compli­quait singulièrement la situation politique de l'Autriche. De nombreux Autrichiens se trouvaient fascinés par le nouveau régime allemand. Né à Brauhau-sur-Inn, petite ville d'Au­triche située sur la frontière allemande, Adolf Hitler se considérait comme prédestiné à réaliser l'union de l'Autriche à l'Allemagne, ce qu'on appelait l'*Anschluss.* Le 21 septembre 1933, Engelbert Dollfuss constituait un gouvernement autoritaire et entreprenait la rédaction d'une nouvelle Constitution. Sa marge de manœuvre se trouvait bien réduite. Les partis politiques lui étaient hostiles. Beau­coup d'Autrichiens désiraient la restauration monarchique au profit de l'archiduc Otto de Habsbourg, né en 1912. Mais la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie, groupées dans la *Petite Entente,* s'y opposaient. Le prince Starhemberg avait constitué un mouvement politique, la *Heimwehren,* inspirée du fascisme italien ; il apporta son soutien au chan­celier Dollfuss, non sans arrière-pensée, car lui-même aspirait à la couronne. Les 12, 13 et 14 février 1934, une insurrection socialiste éclatait dans les faubourgs de Vienne ; elle fut réprimée par l'armée et la police, au prix de 239 morts. Dès lors, la presse de gauche se déchaîna, dans le monde entier, contre le chancelier Dollfuss. Le 17 mars 1934, trois protocoles étaient signés à Rome entre l'Autriche, l'Italie et la Hongrie, donnant au chancelier Dollfuss l'appui moral et économique qui lui était indispensable. Le 1^er^ mai 1934 était promulguée la nouvelle Constitution : elle faisait de l'Autriche un État « chrétien, allemand, fédéral et corporatif », directement ins­piré de la doctrine sociale de l'Église. Le parlement était -- supprimé, et quatre conseils corporatifs étaient chargés de préparer les lois ; mais le gouvernement était seul juge de leur promulgation et de leur application. Le 14 juin 1934, le chancelier Hitler rendait visite, à Venise, à Benito Mussolini. Celui-ci, au pouvoir depuis 1922, disposait d'une puissante armée : il fit sentir à son interlocu­teur qu'il n'admettrait pas d'intervention allemande en Autriche. 54:332 Malgré un gros effort de réarmement, entrepris en 1933, l'Allemagne ne pouvait risquer un conflit avec l'Italie ; elle le pouvait d'autant moins qu'en Allemagne même le chancelier Hitler était en butte à de graves difficultés, provo­quées par l'esprit révolutionnaire des S.A. (sections d'assaut), difficultés qu'Adolf Hitler ne put résoudre qu'en faisant mas­sacrer, le 30 juillet par les S.S. (sections de sécurité), l'état-major des S.A. Mais, à cette date, le destin du chancelier Dollfuss était réglé depuis cinq jours. Quoique sachant ne pouvoir compter sur aucun appui de l'Allemagne, les nationaux-socialistes autrichiens avaient tenté, le 25 juillet, un coup d'État. Un commando occupa la chancellerie et abattit le chancelier Dollfuss qui mourut après plusieurs heures d'agonie. Un autre commando occupait les locaux de la radio de Vienne et annonçait la constitution d'un gouvernement national-socialiste autrichien. En réalité, ce gouvernement n'existait qu'à l'état de projet. Le docteur Schuschnigg, ministre de la justice du gouvernement Dollfuss, rassembla l'armée et la police et vint facilement à bout des insurgés. Le 26 juillet, il était nommé chancelier fédéral d'Autriche, avec le prince Starhemberg comme vice-chancelier. Un Front patriotique était créé, avec le prince Starhemberg comme président et le chancelier Schuschnigg comme vice-président. Ce système dualiste ne pouvait évidemment durer ; au bout de quelques mois, le chancelier Schuschnigg élimina le prince Starhemberg qui eut la loyauté de ne pas faire d'opposition, et le chancelier exerça une véritable dictature, dans le cadre de la Constitution du 1^er^ mai 1934. Mussolini avait envoyé plusieurs divisions sur le Brenner ; elles n'eurent pas à inter­venir, tant la réaction du Dr Schuschnigg avait été rapide. En 1935, l'Autriche put espérer un appui international élargi. Le 9 octobre 1934, le roi Alexandre de Yougoslavie et le ministre français des affaires étrangères, Louis Barthou, étaient assassinés à Marseille par un nationaliste croate. Nommé ministre des affaires étrangères le 13 octobre, Pierre Laval entreprit un rapprochement avec l'Italie. Le 7 janvier 1935, un accord franco-italien était signé à Rome ; le 1^er^ avril, un accord franco-anglo-italien, à Stresa. Dans ces deux accords, le maintien de l'indépendance de l'Autriche était stipulé. 55:332 Entre ces deux accords, Pierre Laval avait invité le chan­celier Schuschnigg à Paris. Cette invitation souleva de vio­lentes réactions de la part de la gauche ; une manifestation hostile étant prévue à Paris, on fit débarquer le chancelier à la gare de Reuilly. Arrivé ainsi sans incidents à Paris, celui-ci y prononça un discours, que je me rappelle très bien (j'avais alors treize ans) avoir entendu à la radio : c'était un émou­vant hommage à son prédécesseur. A chaque paragraphe, le chancelier Schuschnigg répétait : « Engelbert Dollfuss n'est plus... » Les gouvernements Dollfuss et Schuschnigg bénéficiaient de l'appui moral de Pie XI. Dans la troisième partie de l'encyclique *Divini Redemptoris* du 19 mars 1937 (§ 32), Pie XI affirmait que le régime corporatif chrétien était le plus propre à opposer au communisme et à réaliser la justice sociale et la stabilité politique. En lisant l'encyclique, je fis tout de suite le rapprochement avec le régime autrichien. Il en existait un autre exemple : le régime portugais du Dr Salazar. Les accords signés en 1935 étaient bien précaires. Le 2 octobre 1935, l'Italie entreprenait la conquête de l'Éthiopie. L'Angleterre réagit violemment ; le président Laval réussit de justesse à empêcher un conflit armé. L'hostilité de l'Angleterre eut pour résultat de jeter l'Italie dans les bras de l'Allemagne. L'axe Rome-Berlin, réalisé en 1936, était une véritable alliance, sans traité formel. Ne voulant pas risquer de perdre cette alliée précieuse qui tirait l'Allemagne de son isolement, le chancelier Hitler eut la patience d'attendre, deux ans. En mars 1938, après cinq ans de travail acharné, l'Allemagne possédait la plus puissante armée du monde. L'alliance avec l'Italie était solide. Le chancelier Hitler négocia d'abord avec le Dr Schuschnigg qui accepta de prendre comme vice-chancelier le chef du parti national-socialiste autrichien, M. de Seyss-Inquart. Quelques jours plus tard, se sentant débordé, le chancelier Schuschnigg voulut organiser un plé­biscite, dans lequel ne seraient admis à voter que les hommes âgés d'au moins trente ans, car les nationaux-socialistes se recrutaient surtout parmi les jeunes. 56:332 Sur un ultimatum de Berlin, le chancelier dut renoncer au plébiscite, puis démis­sionner. Le 10 mars, M. de Seyss-Inquart était nommé chan­celier d'Autriche. Il proclama l'union de l'Autriche à l'Alle­magne. Le 11 mars, l'armée allemande, accueillie avec enthousiasme, occupait l'Autriche. L'adhésion des évêques autri­chiens avait été si chaleureuse que Pie XI convoqua à Rome le cardinal Innitzer, archevêque de Vienne, pour leur imposer quelque tempérance. Le Dr Schuschnigg se réfugia aux États-Unis où il fit une longue carrière de professeur d'université. Incorporée à l'Allemagne, l'Autriche fut donc entraînée dans la guerre, puis dans la défaite. En 1945, elle fut partagée en quatre zones occupées par les Soviétiques, les Américains, les Anglais et les Français ; elle avait toutefois un gouverne­ment unique. En 1955, un traité d'État entraîna l'évacuation de l'Autriche et lui assura l'indépendance, en lui imposant la neutralité. Les partis politiques sont très hostiles à la mémoire de Dollfuss et de Schuschnigg ; leurs noms sont inconnus des jeunes. Il était bon de rappeler le souvenir de ces hommes courageux qui, dans des circonstances très difficiles, réalisè­rent un État chrétien corporatif, dont l'exemple doit inspirer ceux qui veulent le salut de la société. Jean Crété. 57:332 ### Philippe Égalité n'est plus tabou par Jean Dumont Ce texte est la préface que Jean Dumont a donnée à « l'un des quatre ou cinq livres les plus importants du Bicen­tenaire », l'ouvrage d'Hubert La Marle : *Philippe Égalité,* « *grand-maître* » *de la Révolution,* paru aux Nouvelles Éditions Latines. Le *Philippe Égalité,* « *grand-maître* » *de la Révolution, --* d'Hubert La Marle, est d'abord -- le lecteur va vite s'en convaincre -- un très grand travail. Lourd de recherches détaillées et de recoupements, il apporte le collationnement attentif, pour chaque jour dans la vie active de son héros, de nombreux témoignages et documents. Venant de toutes ten­dances et qualifications. 58:332 Ici témoignent aussi bien Laclos et Desmoulins, hommes-liges de Philippe, que Montjoie son premier historien-dénonciateur. Aussi bien les bourgeois plutôt « patriotes », c'est-à-dire révolutionnaires, Duval dans ses *Souvenirs de la Terreur* et Ruault dans sa *Gazette d'un Parisien sous la Révolution,* que Mme de la Tour du Pin dans son *Journal d'une femme de cinquante ans.* Aussi bien le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède, que les autographes inédits, les rapports de police, et les nombreuses dépositions judiciaires recueillies par la très officielle et méconnue *Procédure criminelle instruite au Châtelet de Paris sur les événements d'octobre 1789.* Et bien d'autres pièces et personnes. Ce très grand travail de collationnement de notations objectives, appliqué à un sujet historique, tend à reprendre la méthode d'information, sur l'actualité, qui est celle de la meilleure presse anglo-saxonne. Où, on le sait, les pages d'information sont faites d'une multitude de dépêches d'agences. Ce qui permet au lecteur de se faire tout seul, sur documents, sa propre opinion. Avant qu'il ne lise, s'il le désire, les éditorialistes ou commentateurs. Et l'avantage final est évident : même dans le cas où, comme ici, les commen­taires n'emportent pas toujours la conviction, l'essentiel, le dossier, reste. Faiblesses marginales. Les faiblesses de ce grand travail d'Hubert La Marle ne sont donc que marginales. Certes des témoins importants ne sont pas cités, tels l'ambassadeur d'Espagne, comte de Fernăn-Nuñez ; le chroniqueur Restif de la Bretonne et ses *Nuits de Paris ;* le futur chancelier Pasquier ; ou le comte Dufort de Cheverny. Mais il serait assurément résulté de leur citation une surcharge excessive, l'ouvrage atteignant déjà la taille limite. Et nous verrons, à propos de Dufort, que ces autres témoignages ne feraient guère que confirmer ceux rassemblés ici. 59:332 En revanche l'auteur -- qui semble mal saisir l'enjeu religieux des événements ([^5]) -- n'est pas toujours heureux lorsqu'il porte des jugements généraux sur la Révolution, hors de son sujet proprement dit. Ainsi lorsqu'il laisse entendre, en note page 83, qu'avant la Révolution les nobles ne payaient pas d'impôts. Ils payaient en fait la *capitation* comme les paysans et artisans. Et comme ces derniers le *vingtième,* notamment sur les droits nobles, péages et moulins. Impôts contrôlés avec « un soin méticuleux » ([^6]) par l'administration et produisant, sur la noblesse, presque autant sinon plus que sur les roturiers. Par exemple dans le village de Brousse, en Albigeois, la capitation payée par le seul seigneur représente 34 % de celle payée par les cinquante-cinq chefs de famille du lieu (**2**). Et, dans le diocèse d'Albi, le vingtième des droits nobles produit, en 1789, 18.386 livres, alors que le vingtième des manufacturiers, artisans et commerçants ne produit que 13.898 livres (**2**). Ainsi la « fiscalité égale, nationale et obligatoire » est-elle loin d'être, comme l'écrit aussi l'auteur en note p. 75, un exclusif « acquis de la Révolution ». Laquelle nous a légué, jusqu'au milieu du XX^e^ siècle, des impôts absurdes, comme l'impôt sur les portes et fenêtres, dissuasif de la construction et fomentateur de la tuberculose. Au reste, le Consulat dut remettre de l'ordre dans la fiscalité révolutionnaire et il rappela, pour le faire, les spécialistes de l'Ancien Régime, tel Gaudin, qu'il nomma ministre des finances. De même l'auteur n'est pas heureux lorsqu'il écrit, page 576, que la Révolution, en août 1791, n'a encore suscité « aucune réprobation publique, aucune critique négative majeure ». Car, comme il le signale lui-même, 450 députés sur 1.200 (plus du tiers) ont en vagues successives, de 1789 à juillet 1791, refusé de siéger plus longtemps à l'Assemblée nationale sous la contrainte des émeutiers ; ce qui (calculez !) fait en réalité minorités les majorités de l'Assemblée infé­rieures aux 4/5^e^, autrement dit délégitimise tout le développe­ment révolutionnaire obtenu par ces majorités inférieures. 60:332 Ensuite le plus illustre des « philosophes » encore vivants, Raynal, a adressé récemment alors une retentissante lettre ouverte à la même Assemblée, pour les mêmes raisons, l'accusant de « conduire la nation à sa perte ». Ensuite aussi le plus compétent des observateurs étrangers, l'Anglais Burke, a publié fin 1790 des *Réflexions sur la Révolution de France* qui sont de même, outre un grand succès dans notre pays, une critique fondamentale de la Révolution. Enfin le pape Pie VI a fait paraître en mars 1791 son capital bref *Quod aliquantum,* condamnation de la Constitution civile du clergé promulguée par la Révolution et déjà rejetée par l'épiscopat français, en même temps que critique radicale des principes révolutionnaires. Un livre très opportun. Mais, si l'on revient à l'essentiel du présent ouvrage, à son sujet même, à Philippe Égalité, le livre d'Hubert La Marle s'affirme très opportun. En fixant, comme jamais encore cela n'avait été fait, la vérité concrète et quotidienne de l'action du duc d'Orléans, il offre l'un des apports les plus nouveaux de cette année du Bicentenaire de la Révolution. Car cette vérité du personnage et du rôle historique de Philippe Égalité, l'historiographie s'est déclarée jusqu'ici inca­pable de la connaître. François Furet, le spécialiste universi­taire et comme central de la Révolution, l'a écrit : « Quelle est l'importance et la vraie valeur du complot Orléans ? C'est une question aussi difficile à trancher que celle du rôle exact de la franc-maçonnerie » ([^7]) : et il n'a précisé en rien son opinion à cet égard. 61:332 A gauche, Albert Soboul, professeur communiste à la Sorbonne, s'est contenté d'une sorte de déguisement topogra­phique. Le Palais-Royal, sous sa plume, est devenu une incarnation révolutionnaire autonome qui lui a épargné de citer le nom de son propriétaire, le duc d'Orléans. Ainsi lit-on : « Au Palais-Royal, Camille Desmoulins harangua la foule » ([^8]), ou « Les habitués du Palais-Royal votèrent une motion » (**4**), ou enfin « Le Palais-Royal demeurait le quartier-général de militants politiques. » (**4**) Tout au plus notre auteur, en un curieux jeu de cache-cache, a-t-il indiqué bien avant, lors de la préparation des États-généraux, que « le duc d'Orléans » était « un des chefs du parti pa­triote » (**4**), mais sans faire mention du fait que le duc était propriétaire dudit Palais-Royal, ce que son lecteur peut donc ignorer. Un bolchevique conscient, comme se voulait explici­tement Soboul, ne pouvait guère avouer, il est vrai, que sa Grande Révolution du Peuple avait été, pour beaucoup, l'œuvre des soudoiements, montages de propagande, recrute­ments d'émeutiers et de tueurs, coups de force et crimes d'un prince fastueux. A droite, notre cher Pierre Gaxotte, l'une des illustrations de la monarchiste Action française, s'est trouvé dans une situation délicate au moment de préciser le rôle historique de Philippe Égalité, ce régicide ancêtre direct du prétendant au trône reconnu par l'A.F. Alors, s'il a dit « les entreprises du Palais-Royal » ([^9]), mais sans insister, il a en même temps déchargé le duc d'Orléans de ses responsabilités, en plaidant l'inconscience. On lit sous sa plume, à propos des journées d'octobre 1789 : « Malheureux brouillon, victime d'un entou­rage d'agités, le duc d'Orléans ouvrit encore une fois ses coffres et l'argent coula à flots. » (**5**) Ces silences, cache-cache et plaidoirie d'inconscience, que nous venons de constater dans l'historiographie, se sont transférés dans le roman par le récent (1986) *Un aristocrate à la lanterne* de Pierre Moustiers, mémoires imaginaires de Philippe Égalité. 62:332 On l'y voit, là aussi, aimable et inconséquent amateur de nouveauté, aspiré et utilisé par la Révolution. Sans plus. Bref s'était construit et sans cesse renforcé, autour du véritable rôle historique de Philippe Égalité, une sorte de tabou assez unanimement respecté : cachez ce complot que nous ne saurions voir. C'est ce dernier grand tabou de l'histoire de la Révolution que le livre d'Hubert La Marle fait enfin sauter. Un livre très important. Mais si le présent livre est ainsi très opportun en cette année du Bicentenaire, il est plus encore : un livre très important. Car le véritable rôle historique du duc d'Orléans, qu'il fait apparaître par la masse de ses informations et recoupements, est celui d'un de ces « révolutionnaires profes­sionnels » dont, bien plus tard, Lénine soulignera l'absolue nécessité opératoire pour imposer aux peuples la volonté des minorités subversives. La Marle montre en détail ce qu'il en fut. Sous l'influence de Brissot et de Bergasse, Philippe, grand-maître du Grand Orient, s'orienta dès les années 1780 « vers des idées non seulement anticléricales mais totalitaires, antichrétiennes et violentes » ([^10]). L'ambition dynastique per­sonnelle, ou du moins l'envie et la haine à l'égard de Louis XVI et de Marie-Antoinette, se mêlèrent à cette idéologie et à celle des loges maçonniques les plus « philosophiques » ou « illuministes », et peu à peu républicaines. Philippe, « révolu­tionnaire professionnel » restant souvent hors de la scène politique apparente, sut admirablement mettre en œuvre ce faisceau subversif. Comme l'écrit parfaitement La Marle : 63:332 « De l'absence du prince de la scène politique va découler le caractère secret de la préparation de la Révolution. Les sociétés philanthropiques, les officiers orléanistes, la franc-maçonnerie avancée, la Société des Amis des Noirs, les journalistes et hommes de loi dévoués au duc d'Orléans, œuvrent en silence sans but commun apparent : en réalité, à l'intersection de ces cercles, l'inspirateur opiniâtre leur assigne à tous pour objectif le renversement des institutions et la prise totale du pouvoir par le Palais-Royal. » ([^11]) Un des moyens de l'action, typique ancêtre là aussi de l'*agit-prop* bolchevique, est « la méthode des fausses nouvelles catastrophiques dont, au conseil de Philippe, Choderlos de Laclos se fait une discrète spécialité ». ([^12]) On attribue notam­ment à ce dernier la mise au point de la pseudo-menace des brigands et des Piémontais, Espagnols et Anglais, qui affolera les campagnes françaises de l'été 1789. Ainsi « la chancellerie d'Orléans se transforme en un vaste ministère de la Révolu­tion, placé à la tête d'un réseau immense en pleine ébullition ». ([^13]) En 1792, ce réseau philippien couvrira tout l'orbe des événements, du rédacteur du manifeste du duc de Brunswick, typique provocation, aux organisateurs et idéologues des insurrections jacobines, aux tueurs et fédérés marseillais (dont 900 casernent au Palais-Royal) qui prendront d'assaut les Tuileries constitutionnelles et en feront un monceau de cadavres. Trouvent enfin une explication, ici, et entre autres, ces événements frappants ou décisifs dont l'historiographie avouait, jusqu'à présent, ne pouvoir percer les arcanes : l'émeute Réveillon du printemps 1789, en fait vengeance personnelle de Philippe et répétition générale d'action subver­sive ; la Grande Peur de l'été 1789 qui jeta d'un coup toute la France des provinces dans la Révolution ; les journées d'octo­bre 1789 qui rendirent le roi prisonnier de Paris et de ses minorités activistes : le renversement du trône le 10 août 1792 où le duc, devenu républicain, atteignit enfin son but. Avant de le garantir, affreusement, par son vote de la mort du roi. 64:332 Et avant d'être rejeté et abattu à son tour : il sera guillotiné dix mois après Louis XVI, pour le crime d'avoir aspiré à la royauté ! Non sans s'être confessé et repenti, lucidement. La confirmation Dufort de Cheverny. A ceux que ne satisferaient pas les témoignages réunis par Hubert La Marle, nous offrons, sur les deux premiers des événements ci-dessus, le témoignage supplémentaire non cité, mais que nous avons publié il y a quelque vingt années, du comte Dufort de Cheverny. Témoin particulièrement bien informé et impartial, comme ancien introducteur des ambas­sadeurs sous Louis XV, puis président de l'Assemblée provinciale du Blésois, puis un des tout premiers membres (critique) du Club des Jacobins. On va voir que ce témoignage supplé­mentaire confirme point par point la constante manipulation Orléans qui s'avère dans le présent ouvrage. Sur l'émeute Réveillon, dont Jean Jaurès lui-même, dans son *Histoire socialiste de la Révolution,* dit qu'elle est restée « une énigme très obscure et probablement indéchiffrable », voici ce que note très personnellement Dufort : « L'affaire de Réveillon arriva. Paris est si grand qu'on ne savait pas un mot, là où j'étais, des assassinats qui se commettaient au faubourg Saint-Antoine. Ma femme était à l'Opéra. Le comte de Rabodanges lui donna le bras jusqu'à son carrosse et lui conta le danger qu'elle avait couru ; les furieux, en effet, stipendiés par le duc d'Orléans, avaient mis en question de brûler l'Opéra. » ([^14]) Sur les gardes-françaises plus tard muti­nés, emprisonnés puis libérés par l'émeute avant le 14 juillet qu'ils vont contribuer à faire, Dufort note qu'ils étaient « retirés dans une maison sur le Palais-Royal, au pre­mier » (**10**). Qu'ils « causaient avec le peuple ; on leur mon­tait des glaces par les fenêtres ; des groupes se for­maient » (**10**). 65:332 Sur le duc d'Orléans lui-même, alors, Dufort écrit : « Le duc d'Orléans passait souvent dans le jardin pour aller à un club qui se tenait dans son pavillon. Il faisait le modeste. » ([^15]) Et aussi : « Les assemblées et loges de francs-maçons, dont le duc d'Orléans était le chef visible, (on s'en) servait pour appâter les oisifs et les nigauds, et organiser l'insurrection. » (**11**) Sur la Grande Peur, que Dufort vit très directement dans son Blésois, il note qu'il s'agissait d'une « machination ourdie par des scélérats tels que d'Orléans, Lameth, etc. » ([^16]) et que l'incarnaient « les envoyés d'agitateurs payés » ([^17]). Dufort décrit alors les méthodes, typiquement d'agit-prop mises en œuvre par les gens du duc d'Orléans à l'incitation de Laclos, comme nous l'avons noté : « Il fallait nécessairement troubler l'ordre, donner des alarmes, piller s'il était nécessaire. Des émissaires envoyés venaient, ou faire des motions en plein marché, ou répandre de fausses nouvelles. » ([^18]) Le « secret honteux » levé. Le présent ouvrage, par la documentation qu'il réunit, signe le rejet définitif de la présentation incantatoire de la Révolution. Celle qui en faisait une nécessité historique irré­pressible, le mouvement profond et massif de la nation, le don pathétique de tout un peuple à l'Histoire. Car se trouve établie ici, de manière désormais indiscutable, la part décisive, dans l'événement Révolution, d'un travail d'agit-prop aussi artificiel et minoritaire que systématique. Le transfert de souveraineté qui en résulta se trouve définitivement révélé comme escroquerie à l'égard du corps du peuple français. Parce que, comme le veut la définition juridique de l'escro­querie, la manœuvre frauduleuse est maintenant démontrée constitutive de ce transfert. 66:332 S'il y a eu grève de la légitimité monarchique à partir de 1789, c'est essentiellement par contrainte parfaitement antidémocratique, la contrainte vio­lente et fallacieuse des piquets de grève orléanistes. Voici donc levé le fondamental « secret honteux » de l'historiographie révolutionnaire, selon la formule employée par Michel Bruguière dans ses *Gestionnaires et profiteurs de la Révolution* (1986) pour caractériser le silence fait jusqu'ici sur l'abominable pourriture de la plupart des chefs de l'événe­ment né, précisément, de la corruption orléaniste. A commen­cer, auprès de Laclos et de Desmoulins, par le pourri Mira­beau et le pourri Danton, parmi les plus actifs des hommes du duc d'Orléans. Oui, la Révolution ne s'est imposée contre l'immense majo­rité de la nation (comme François Furet a le courage de le dire aujourd'hui, à la télévision même) que parce qu'elle a été, de 1789 à 1792, complot soudoyé et manipulé, forcerie à répétition, constante usurpation crapuleuse, en un mot aliénation subver­sive. Il en est résulté, pour la satisfaction de quelques activistes sans vergogne, l'éloignement, aux dépens de notre peuple, de ses biens ([^19]) et de son sang, d'un grand passé qui pouvait rester modernité démocratique, comme ailleurs en Europe. Et il en est résulté la rupture de racines précieuses, à jamais perdues peut-être, notamment celles de la société chrétienne et de l'identité nationale, comme nous venons de le montrer dans notre *Pourquoi nous ne célébrerons pas 1789.* La fabrique du « signe des temps ». Le présent livre restera sans aucun doute l'un des quatre ou cinq livres les plus importants du Bicentenaire. Puisse-t-il, notamment, ouvrir les yeux de certains de nos jeunes univer­sitaires catholiques. 67:332 Ceux dont l'enseignement soit laïco-jacobin, soit plus démocrate que chrétien a fait, par le naïf historicisme en vogue, comme les otages intellectuels et senti­mentaux d'un prétendu « signe des temps » révolutionnaire. Un « signe des temps » d'ailleurs antichrétien, que nous savons désormais être sorti de triste fabrique. Et pis encore de ce modèle de fabrique des « signes des temps » qui ne cessera plus d'être imité par tous les totalitarismes. Jean Dumont. 68:332 ### Quand l'homme recrée le monde *à son image et ressemblance* par Michel Fromentoux La Révolution de 1789 fut anti-chrétienne, cela ne peut faire l'ombre d'un doute ; il suffit de relire les déclara­tions enflammées où se trouve porté à son paroxysme le rejet de toute autorité spirituelle et de tout culte autre que celui de l'Homme... Toutefois à ses origines, le mouvement fut, nous semble-t-il, principalement anti-catholique. Les protestants d'ail­leurs ne s'y sont pas trompés puisque nombre d'entre eux participèrent avec enthousiasme à la rédaction des lois contre les congrégations religieuses (Barnave, Rabaut-Saint-Étienne...), voire en certains départements (le Gard par exemple) à la persécution des catholiques. 69:332 En fait, comme on l'a souvent dit, on a exalté en 1789 des « idées chrétiennes devenues folles ». Or qu'est-ce qui, de tout temps, a empêché que celles-ci deviennent « folles » si ce n'est ce corps d'institutions sages, hiérarchisées, parfaitement adaptées à la nature de l'homme et des sociétés, que s'est données au long des âges l'Église catholique, et que Luther a ébranlées dès le XVI^e^ siècle en proclamant le droit à la libre interprétation -- ce qu'Auguste Comte devait appeler avec raison « l'insur­rection de l'individu contre l'espèce » ? \*\*\* Au Bourget, le dimanche 1^er^ juin 1980, le pape Jean-Paul II prononça à ce sujet des paroles graves, dont hélas bien peu de commentateurs surent tirer toutes les conséquences : « On sait la place que l'idée de liberté, d'égalité et de fraternité tient dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, ce sont là des idées chrétiennes. Je le dis tout en ayant bien conscience que ceux qui ont formulé ainsi les premiers cet idéal ne se référaient pas à l'alliance de l'homme *avec la sagesse éternelle* (...) Le développement contemporain et le progrès auxquels nous participons sont-ils le fruit de l'alliance avec la sagesse ? » Poser la question revient évidemment à y répondre par la négative. Les révolutionnaires -- jamais démentis par leurs descen­dants d'aujourd'hui, de gauche comme de droite -- ne voyaient que l'Homme majusculaire, « libéré », affranchi de tout ce qui le caractérise, tel qu'on le découvrirait à l'état de nature, hors de toute appartenance à une communauté familiale, territoriale ou professionnelle. L'Homme abstrait, de nulle part, mais roi de l'univers, prétendant s'élever un culte à lui-même et refaire le monde à son image et à sa ressemblance. Cela ne pouvait aller sans une subversion dans le sens des mots au nom desquels on voulait faire marcher les foules. Ainsi du mot liberté. L'Ancien Régime avait toujours su, pour la protéger et en même temps l'enrichir, contenir la liberté de chacun dans le rayon de ses compétences. D'où ces fortes libertés concrètes -- familiales, corporatives, provinciales -- dont la France, disait Funck-Brentano, était « hérissée ». On ne jouissait pas de la liberté en tant qu'individu, mais en tant que membre d'une communauté au sein de laquelle on avait à accomplir ses finalités personnelles et sociales. 70:332 La liberté révolutionnaire est tout autre : elle est conçue comme l'attribut essentiel de « l'Homme » qui désormais se veut libre de n'obéir qu'à soi-même. Il en est résulté une société fondée sur l'indivi­dualisme, où le bien général est censé être la somme des biens particuliers. Le rôle de l'État a changé radicalement : alors que jusqu'en 1789 il était l'arbitre au-dessus des communautés natu­relles, chargé d'assurer le bien commun et la continuité des institutions, il est devenu le simple garant de la liberté indivi­duelle -- ce qui l'amena à supprimer tout corps intermédiaire, toute gradation entre lui et le citoyen, si ce n'est celle des fonctionnaires et des partis politiques. C'est là une conséquence politique d'une erreur religieuse. On a voulu faire de la liberté un bien absolu. C'était oublier que si Dieu nous a fait libres, c'est pour que nous allions au Vrai, au Beau, au Bien, donc que la liberté ne vaut que par l'usage que l'on en fait. Il faut des lois, des traditions, une éducation qui aident les hommes à bien user de leur liberté à la place qui est la leur dans la société. C'est ce que Maurras exprimait en ces termes : « Aucune origine n'est belle (...) la liberté n'est pas aux origines, mais aux fleurs et aux fruits de la nature humaine. » Car Dieu ne nous a pas fait « cadeau » de la liberté : il nous a donné pour exercer celle-ci l'intelligence et la volonté, ce qui à la fois limite et enrichit notre liberté en l'orientant vers la Vérité qui seule, dit l'Évangile, nous rendra libres. Quel scandale que cet « hymne », maintes fois dénoncé par Jean Madiran, que faisaient chanter les évêques aux foules manifestant en 1984 pour l'école libre et où l'on hurlait « Liberté seule vérité » : cela veut dire que la liberté prime la vérité, qu'elle est au-dessus de la vérité, donc que toute idée exprimée « librement » est également respectable, que toute référence supérieure est abolie ; c'est réellement la liberté révolutionnaire, celle de l'homme souverain juge, celle de l'école laïque (qui, en ce sens, est bien la seule école « libre » comme disaient ses défenseurs). Le monde issu de la Révolution souffre de ne plus se poser la question : la liberté pour quoi faire ? Cela conduit à mettre toutes les idées sur le même plan, à désarmer ceux qui s'attachent encore à des valeurs supérieures mais qui se croient obligés d'agir comme si leurs adversaires avaient raison (comme disait Léon Daudet), et fina­lement à se laisser déterminer beaucoup plus par ses goûts et ses humeurs que par la Vérité en matière religieuse ou par les nécessités concrètes du pays en matière politique. Le libéralisme a tué la vraie liberté, en même temps que l'idéologie s'est substituée aux notions de vérité et de lois naturelles. 71:332 Devenue folle, également, l'idée d'égalité. S'il est vrai que les hommes que Dieu a tous créés par amour sont égaux devant Lui, s'il est vrai qu'ils sont tous égaux dans leur petitesse devant l'infiniment grand, il est insensé de parler d'égalité des hommes *entre eux.* La hiérarchie est la loi de la nature et nier cela revient à mettre l'envie et la haine au cœur de ceux qui ont moins que les autres. Il était inévitable que l'on en arrivât ainsi à la lutte des classes, voire aux conflits entre générations ou entre sexes -- tout ce qui désagrège une nation. Avec en plus aujourd'hui l'idée que les immigrés sont « chez nous chez eux » et qu'un pays de vieille tradition civilisatrice peut offrir la nationalité au premier venu... Quant à l'idée de fraternité, toute l'histoire de la Révolution et de ses conséquences à travers le monde prouve bien qu'elle n'est que la caricature de la charité. Si, pour le christianisme, nous sommes tous frères, c'est parce que nous avons un seul Père. Dieu rejeté hors de toute vie sociale, il ne reste plus que des fraternités idéologiques. La Révolution s'étant faite une certaine idée de l'homme tout-puissant, quiconque voulait rester « enchaîné » à des croyances ou à des pratiques d'un autre âge ne pouvait qu'être considéré comme un ennemi de l'homme, donc disparaître. C'est de sang-froid qu'un Robespierre envoyait à la guillotine les empêcheurs de ratiociner en rond, c'était une opération nécessaire pour que marche la machine révolution­naire. De 89 à 93 il y a une logique parfaite : sois mon frère, ou je te coupe la tête... Cette liberté, cette égalité, cette fraternité devenues folles se rassemblent dans l'idée aujourd'hui sacro-sainte de « droits de l'homme ». L'homme abstrait des révolutionnaires est évidem­ment celui des philosophes du XVIII^e^ siècle ; un homme qui n'est sur terre que pour chercher sa satisfaction personnelle, qui donc -- ne se lie à la société que par « contrat » libre et volontaire à seule fin d'assurer la survie de ses appétits. Les relations entre les hommes ne sont plus alors que des relations intéressées et la société n'a de légitimité qu'en tant qu'elle garantit le droit, de chacun de n'obéir qu'à soi-même. 72:332 De là s'ensuit inévitablement une espèce de conflit latent, de dialectique entre l'individu et les autorités toutes plus ou moins suspectes. Les droits de l'homme, c'est la révolution permanente. ([^20]) \*\*\* La « sagesse » éternelle, à laquelle le pape Jean-Paul II ne dit pas assez souvent qu'il faut se référer, plonge ses racines dans l'Antiquité. L'Église catholique, sachant très bien que les hom­mes, étant ce qu'ils sont, interpréteraient n'importe comment la parole du Christ, a su reconnaître, recueillir, enrichir tout ce que le monde antique avait peu à peu dégagé comme embryon de vérité, comme expérience de l'homme et de la société. Le message évangélique put ainsi s'incarner sans abolir les lois de la nature, mais au contraire en les accomplissant, en les transcen­dant. La principale expression de cette sagesse éternelle, c'est certainement cette vérité que l'on trouve chez Aristote et dont saint Thomas d'Aquin tirera toutes les conséquences, à savoir que l'homme est « un animal social ». Cela veut dire qu'il ne peut atteindre son bonheur, son achèvement, qu'en tant que membre de la communauté politique et que, donc, le bien de la partie est fonction de son bon ordonnancement au tout. L'indi­vidu isolé ne peut rien, c'est à la place qui est la sienne dans l'ordre du monde qu'il accomplit ses finalités -- dans sa famille, dans sa cité, dans sa profession, dans sa province, dans sa nation. L'individualisme révolutionnaire, niant cet ordre établi par Dieu dans sa création et faisant de l'appartenance à une société le simple fruit d'un contrat, s'oppose au catholicisme et, à travers celui-ci, à tout l'héritage antique (même si les manifes­tations d'un paganisme de pacotille lors de certaines fêtes révolu­tionnaires peuvent faire illusion sur ce point). Or l'homme a toujours plus ou moins montré quelque impatience à l'égard d'un ordre qui le dépasse. Cela dès le Moyen-Age. ([^21]) Est-ce parce qu'ils pensaient déjà que la liberté doit prendre le pas sur la sagesse que certains philosophes, sous prétexte de respecter la liberté de Dieu, ont dit que la Création était ordonnée non pas par la sagesse de Dieu, mais par sa seule volonté ? 73:332 Ainsi parlait par exemple Jean Duns Scot. Ne pou­vant admettre que Dieu soit lié par la nécessité, il pensait qu'Il aurait pu créer le monde tout à fait différemment s'Il l'avait voulu. (Comme si Dieu pouvait avoir voulu quelque chose qui ne fût pas pleinement sage !) De là à relativiser l'ordre des choses et à ne plus considérer les hommes et les choses selon leur finalité, mais en eux-mêmes, en elles-mêmes, il n'y avait qu'un pas que Scot franchit en ne laissant exister que des essences, distinctes des choses concrètes. C'était ouvrir la voie aux abstractions qui fleuriront au XVIII^e^ siècle. De son côté Guillaume d'Occam, s'en tenant, lui, non aux essences, mais aux choses elles-mêmes, aux individus, laisse tomber toute « ordination » au bien commun. La volonté devient alors un absolu, elle est participation à la volonté de Dieu, de Dieu qui nous l'a donnée, mais comment savoir, par quelle « illumination », si la volonté humaine est conforme à la volonté de Dieu ? Certes pour la vie personnelle il y a les commandements de Dieu, mais dans le domaine politique, dans celui de l'organisation de la cité, quel conseil peut-on recevoir quand on a cessé de voir dans les leçons de l'expérience le reflet de la sagesse divine ? Bien vite ce Dieu qui n'est que volonté, qui est censé ne conduire le monde que selon son arbitraire, ce Dieu plutôt formaliste, devient un Dieu lointain -- le Dieu des philosophes du XVIII^e^ siècle et, bientôt, un Dieu absent et inutile... Ainsi donc pour se débarrasser d'un ordre naturel qui remet l'homme à sa place, on a prétendu rendre hommage à la grandeur de Dieu en le déliant de tout enchaînement de causes et de finalités, mais en fait c'est l'homme lui-même qui s'est « libéré » et délié... \*\*\* Bien sûr, ces idées n'ont que lentement produit leurs effets ; elles restaient à l'état de discussions entre spécialistes et, de toute façon, en France l'ordre monarchique, hiérarchisé, décentralisé, né de l'expérience séculaire, opposait un vivant démenti à ces hypothèses. Nul, avant les soi-disant philosophes, n'eût publique­ment revendiqué d'autres droits que les droits concrets, les « libertés », nées de la nature des choses et relatives à des situations données ; c'étaient ces droits auxquels pensaient les rois capétiens quand, le jour de leur sacre, ils s'engageaient devant Dieu à « rendre justice à chacun selon ses droits ». En somme, il y avait, pourrait-on dire, les droits *des* hommes, non les droits de l'Homme... 74:332 Depuis que, par la Révolution, les tenants de ces élucubra­tions se sont emparés du pouvoir politique, les droits de l'Homme sont devenus la référence obligée, le nouveau caté­chisme, le critère systématique. Nous vivons aujourd'hui les conséquences extrêmes de cette affirmation de l'orgueil humain en politique l'oubli total des responsabilités sociales de chacun conduit à absolutiser toute forme de volonté : tout ce qui me sert, ou flatte mon idéologie, est un « droit de l'homme »... Quant au domaine de la morale, il est clair aujourd'hui que la négation des finalités propres à telle personne ou à tel acte précipite l'humanité vers sa perte : qu'on pense par exemple aux manipulations génétiques... Le progrès a cessé d'être un effort dans la direction du Vrai, du Beau et du Bien, il est devenu un but en soi, l'exaltation de la volonté humaine qui sans cesse recrée le monde... \*\*\* En fait qui a au cours de ce XX^e^ siècle, le plus œuvré pour un retour à la sagesse traditionnelle et éternelle, si ce n'est Charles Maurras, dont la méthode de l'empirisme organisateur -- cette soumission à l'expérience des siècles, aux leçons de l'histoire -- est toujours un hommage implicite à la sagesse divine qui n'a pu engendrer qu'une Création cohérente ? Et, avec cela, Maurras a magnifiquement salué le rôle irremplaçable de l'Église catholique romaine pour un retour aux vertus civilisa­trices : il admirait en elle l'Ordre par excellence -- non pas l'ordre seulement social ou seulement moral, ni l'ordre « bien-pensant » -- mais l'ordre qui enlève à l'individu toute prétention de se dire le centre du monde, qui soumet le cœur à la raison, le particulier au général : « Tout ce que pense l'homme reçoit, du jugement et du sentiment de l'Église, place proportionnelle au degré d'importance, d'utilité ou de bonté. » « Rien au monde n'est comparable à ce corps de principes si généraux, de cou­tumes si simples, soumis à la même pensée, et tel enfin que ceux qui consentirent à l'admettre n'ont jamais pu se plaindre sérieu­sement d'avoir erré par ignorance et faute de savoir au juste ce qu'ils devaient. La conscience humaine, dont le plus grand malheur est peut-être l'incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir. » 75:332 Et remarquant à quels malheurs le monde eût été mené si, du fait que « Dieu est amour », on avait pu librement conclure que « tout amour est Dieu », Maurras est reconnaissant à l'Église catholique d'avoir empêché cette flatteuse erreur qui égalise et avilit tout. Pas de plus solide barrage à l'individualisme : « Le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l'inspiration et l'opération de Dieu même. Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien ou le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au conseil de ce divin arbitre intérieur », alors que l'Église, « la meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir pour centre ». ([^22]) Quel malheur alors que l'Église catholique qui, déjà, en 1926 en prenant des sanctions contre l'Action française, sous l'in­fluence de certains ecclésiastiques acquis à la démocratie, a voulu se désolidariser de l'ordre qu'elle avait elle-même engendré au cours des siècles, soit aujourd'hui à tel point imprégnée de l'esprit révolutionnaire qu'une cérémonie à Notre-Dame soit prévue pour « fêter » le Bi-centenaire ! Ne se souvient-on pas de Mgr Matagrin qui, il y a quelques années, faisait grief à Mgr Lefebvre, non pas de refuser la nouvelle liturgie, mais de rejeter l'âme de vérité des idéologies issue de la « Renaissance, de la Réforme et de la Révolution » ? Comme si ne pas se rallier aux dogmes de 1789 était devenu un péché... A la phrase de Maurras : « La démocratie c'est le mal, la démocratie c'est la mort », font écho les lamentations de Paul VI sur l' « auto­destruction » de l'Église. A une différence près, et de taille : c'est que l'Église, elle, a les paroles de la vie éternelle. Ne l'oublions jamais. Michel Fromentoux. 76:332 *Notre contribution\ au bicentenaire :* ### Petite chronique de la grande Terreur (V) par Alain Sanders #### I. -- Les prisons de la Terreur Dès les débuts de la Révolution, les thuriféraires de la Liberté s'aperçurent que Paris était singulièrement dépourvue de prisons. Oh, il y avait bien quelques maisons d'arrêt où les gens du roi avaient coutume d'enfermer quelques malandrins et quel­ques polissonnes, mais rien de bien sérieux. Rien de suffisant, en tous les cas, pour « accueillir » les centaines de personnes arrê­tées quotidiennement. Saint-Just avait ordonné : -- Il faut constituer des réserves de suspects où trouver du gibier de choix. On constitua donc des « réserves de suspects » partout où cela fut possible : dans les hôpitaux, les couvents, les hôtels par­ticuliers. Il s'ouvrit même, ici et là, des « maisons d'arrêt » semi-officielles où, sous prétexte de maladies, les suspects pourvus de biens pouvaient prendre pension et essayer de se faire oublier... 77:332 L'un des plus connus de ces refuges est la Maison de santé du docteur Belhomme (située aux numéros 159 et 161 de la rue de Charonne) où de riches aristocrates vécurent en sécurité tant qu'ils purent payer leur pension. Le moindre retard dans le paiement vous valait d'être jeté à la rue, c'est-à-dire d'être renvoyé dans une vraie prison et, à court terme, à la mort. Parmi les prisons les plus sinistres de la Terreur -- et comment ne pas évoquer Marie-Antoinette qui en fut l' « hôte » -- la *Conciergerie* mérite indubitablement la première place. Jules Mazé écrit ([^23]) : « La Conciergerie recevait, comme les autres prisons, des inculpés venant directement du dehors, mais, en outre, elle voyait passer dans ses cachots tous les détenus des différentes prisons de Paris, et même parfois des détenus de province, envoyés devant le Tribunal révolutionnaire. « On connaît les quatre tours dont trois ont un toit pointu, qui jalonnent, sur le quai de l'Horloge, la façade noirâtre de l'immense palais de justice. Ce que l'on connaît moins, c'est l'étonnant et pittoresque enchevêtrement de locaux disparates cachés derrière la façade et les tours qui ceinturent de leurs murailles lépreuses des cours intérieures dont le pavé moussu suinte l'humidité et la tristesse. L'ensemble de ces bâtiments et locaux formait l'ancienne *Conciergerie,* que prolonge le *Dépôt*, reconstruit en 1865. Des salles gothiques de belle allure, qui évoquent les lourds manoirs de la féodalité, voisinent avec des pièces banales qui sentent la prison ; des corridors prenant jour par des fenêtres grossières, dont le soleil ne caresse jamais les vitres rappellent les chemins de ronde des places fortifiées par Vauban ; de sombres couloirs desservent des réduits sinistres d'où sort une odeur de cave ou de cimetière, quelques-uns complètement obscurs, les autres recevant des cours, par une ouverture munie de forts barreaux, un jour blafard et un air vicié. Ce sont les cachots. Sous la Terreur, le condamné qui n'était pas exécuté le jour même du jugement passait sa dernière nuit sur la paille, dans l'un des réduits obscurs, que l'on montre encore. » C'est dans un de ses cachots que, le 2 août 1793, la Reine martyre fut emprisonnée. Dans *l'Almanach des prisons,* publié en l'An III de la Révolution, on trouve cette relation d'un malheureux qui, semble-t-il, eut la chance de sortir de la terrible geôle : 78:332 « Je suis resté six mois à la Conciergerie, en proie aux plus horribles anxiétés ; j'ai vu le tableau mouvant des nobles, des prêtres, des marchands, des banquiers, des hommes de lettres, des artisans, des cultivateurs, des sans-culottes. La faux du tribunal sanguinaire en a moissonné les quatre-vingt-dix-neuf centièmes. » Les deux concierges de la... Conciergerie furent Richard puis Bault. L'un et l'autre méritent d'être cités car de nombreux témoignages de « suspects » indiquent qu'ils prirent de grands risques pour soulager un peu du malheur des prisonniers. Au point que Richard et sa femme, compromis dans la conspiration dite de « L'Œillet », furent arrêtés et emprisonnés. Bault, ancien concierge de la Force, lui succéda. Avec sa femme et sa fille -- et malgré le contre-exemple des Richard -- il s'employa à atténuer la misère de Marie-Antoinette. Pouvait-on s'évader de la Conciergerie ? Rarement. On trouve cependant, dans les papiers du geôlier Louis Larivière, le récit d'une évasion qui dut faire quelque bruit et qui ridiculisa l'Accusateur public. Une nuit, Fouquier-Tinville, qui déambule dans les couloirs où sont les cachots ([^24]), interpelle un porte-clefs : -- Eh, toi ! Où vas-tu ? -- Je descends de service et je vais prendre un peu de repos. -- Tu me connais ? -- Qui ne connaît l'éminent Accusateur public de notre Tribunal ? -- Sais-tu où j'habite ? -- Oui, je vous ai vu sortir de la maison et, d'ailleurs, on m'a envoyé un jour porter un pli à votre adresse... -- Alors tu vas te rendre chez moi et tu diras à ma femme de ne pas m'attendre pour souper, j'ai de la besogne ici et je rentrerai tard. -- C'est qu'on ne me laissera peut-être pas sortir à cette heure... -- Suis-moi ! 79:332 Fouquier-Tinville accompagne le porte-clefs jusqu'au premier guichet : -- Laissez passer, c'est pour le service du greffe ! Les portes s'ouvrirent sans discussion. Très tard, dans la soirée, Fouquier-Tinville rentrant chez lui trouva sa femme fort inquiète. Apparemment, aucun porte-clefs n'était venu la préve­nir du retard de l'Accusateur public. Dès le lendemain matin, c'est un Fouquier-Tinville encore plus furieux qu'à l'accoutumée qui se précipite à la Conciergerie. Pour y apprendre qu'une jeune prisonnière, accusée de corres­pondance avec les émigrés et qui devait, ce jour-là, passer devant le Tribunal, avait disparu. -- On va s'occuper de ça, dit Fouquier-Tinville. En atten­dant, retrouvez-moi ce traître de porte-clefs. On ne le trouva pas non plus. Et il fallut bientôt se rendre à l'évidence : la jeune captive s'était évadée en dérobant l'uniforme d'un porte-clefs. Et c'est Fouquier-Tinville qui avait fait ouvrir les portes de la prison... Le porte-clefs à qui l'uniforme avait été volé fut puni. « Quant à Fouquier, écrit Larivière, il crevait de rage en dedans, mais il fit le bon apôtre en disant : « Après tout, elle n'était pas très coupable et je l'aurais probablement fait acquitter. » Néanmoins, je suis convaincu que si on l'avait pincée à ce moment, il l'eût envoyée sans remords à la guillotine. » \*\*\* Pour évoquer le Luxembourg, palais transformé en maison de détention, nous disposons de la relation d'un homme qui y passa et qui ne dut son salut qu'à la réaction thermidorienne ([^25]). Il écrit : « On vivait ensemble dans la plus étroite union. Chacun à son tour balayait la chambre, allait à l'eau ; faisait la cuisine ; les frais étaient tous en commun et chacun payait son écot, qui, tout compris, n'excédait pas quarante sous par jour. « Un citoyen était-il trop pauvre pour subvenir à ses besoins, le bon concierge ([^26]) prévenait presque toujours une demande qui pouvait l'humilier et chargeait un ci-devant d'y pourvoir. 80:332 « Une chose assez plaisante, *ces messieurs* estimaient leur fortune réciproque, dans la maison, par le nombre des sans-culottes qu'ils nourrissaient, comme ils faisaient jadis, dans le monde, par le nombre de leurs chevaux, de leurs chiens et de leurs valets. « En général, la noblesse faisait bande à part ; elle se familiarisait peu avec les citoyens des sections de Paris. Les rues de l'Université, de Grenelle, Saint-Dominique, qui étaient en masse au Luxembourg, conservaient l'étiquette la plus rigou­reuse : on se traitait de M. le prince, M. le duc, M. le comte, M. le marquis ; on faisait salon avec gravité et l'on se disputait sur les pas et les visites. « Les républicains s'amusaient entre eux de ces ridicules grimaces, se moquaient de leurs préjugés, mais n'ajoutaient pas l'insulte aux maux de leur détention. » La comtesse de Noailles, le duc de Gesvres, le duc de Lévis, le général de Broglie, le maréchal de Mouchy, mais aussi Danton, Desmoulins, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, Westerman, furent les « hôtes » de cette pension républicaine... \*\*\* Le couvent des Madelonnettes, transformé en prison sous la Révolution, occupait une partie de la rue des Fontaines et l'on peut voir, aujourd'hui encore, des vestiges de ce lieu sinistre. Les prisonniers, entassés dans les cellules des Sœurs transfor­mées en cellules de prison, vivaient dans des conditions d'hy­giène épouvantables. On y vit passer les courageux comédiens de la Comédie-Française, amenés là dans la nuit du 3 au 4 septembre 1793 pour avoir représenté et joué la pièce de Fran­çois de Neufchâteau, *Paméla ou la vertu récompensée,* jugée réactionnaire par les Jacobins. Parmi ces comédiens, l'acteur Fleury qui, pour se désen­nuyer, prit des notes et consigna les anecdotes les plus significa­tives de son séjour aux Madelonnettes. Elles lui servirent plus tard à écrire ses *Mémoires* où l'on trouve une relation très précise sur les occupants de cette « réserve à suspects ». Le concierge, d'abord : « Mari d'une femme aimable qui nous appelait « ses pension­naires », père d'un enfant charmant, il puisait dans l'amour de la famille tous les bons sentiments qui nous le firent aimer. Haïssant son emploi, mais forcé de s'y tenir, il sut concilier les difficultés de sa position et les devoirs de l'humanité. 81:332 M. Vauber­trand souffrait pour nous des plaintes du dedans, et, pour lui, des rebuffades du dehors. En vérité, souvent notre place valut mieux que la sienne. » L'arrivée des comédiens du Français dans la prison, ensuite : « La Comédie-Française en prison sembla une grande et triste apparition. A nous se rattachaient mille souvenirs illustres, avec nous se réveillaient mille idées de gloire : notre incarcération en était le dernier convoi. Il fut beau. Je vois encore la longue file des prisonniers rangés sur un double rang, chapeaux bas ; j'entends leur long vivat, leurs applaudissements répétés ; je nous vois passer au milieu de grands, de ministres, de généraux, de magistrats, je vois même des sans-culottes nous saluer de leurs vives acclamations. » La triste existence des détenus, enfin : « Notre prison était la plus insalubre de Paris, la plus pleine aussi et l'air y manquait. Les Madelonnettes avaient cependant un vaste préau, mais la justice d'alors ne voulut jamais nous en permettre la jouissance ; en vain offrîmes-nous de payer le supplément de gardiens que nécessiterait l'inspection de cette promenade. « Patience, nous disait le commissaire Marino, vous irez ailleurs, dans de vastes prisons, ceci n'est qu'une manière de faire antichambre. » « Qu'on juge de l'antichambre. Quatre corridors de cinquante pas de long. A l'une des extrémités se trouvent les latrines destinées à trois cents détenus, qui répandent une odeur insup­portable. Quand les jours sont nébuleux, il est impossible de tenir les portes ouvertes sans courir le risque de tomber en asphyxie. « Quelques voix courageuses du dehors osèrent parler pour nous. On permit à notre médecin, le zélé Dupontet, de faire ce que prescrivaient la science et l'humanité pour la conservation des prisonniers. Cet ordre avait une apparence de justice, mais cette justice était seulement sur le papier. On accordait tout, excepté ce qu'il fallait : l'air, l'espace, des prisonniers moins nombreux, la promenade. On nous refusa même une infirmerie. « Dupontet nous prescrivit un exercice violent avant le dîner et le souper et le retour dans nos chambres ensuite. Il avait lui-même réglé cet exercice, bientôt converti en une promenade militaire. Nous choisîmes nos officiers supérieurs parmi ceux qui avaient la plus belle voix et connaissaient la stratégie : le général Lanoue et Saint-Prix réunirent tous les suffrages. Les exercices du soir offraient du singulier et de l'original. Dans la galerie, faiblement éclairée par plusieurs de nos miliciens tenant une bougie allumée, nous participions de la procession et de la marche guerrière. 82:332 Le rire du petit Vaubertrand m'a fait croire plus d'une fois que nous ressemblions à des grotesques à la manière de Callot, surtout lorsque le bon M. d'Alleray, tenant son bougeoir à la main, allait brûler le menton ou le jabot de l'ex-lieutenant général de Crosne, lequel ne sut jamais ce que c'était que de partir du pied gauche. » Le général Lanoue, M. d'Alleray, le lieutenant-général de Crosne furent guillotinés. Les comédiens du Français échappè­rent à la mort grâce à l'intervention de Charles La Bussière : ce dernier, ancien acteur et employé des comités, n'hésita pas à subtiliser les dossiers concernant la troupe de la Comédie-Française et à les détruire. \*\*\* Sous l'Ancien Régime, le couvent de Sainte-Pélagie recevait des filles repenties. La Révolution en fit une prison. On y emprisonna notamment une Anglaise, amie des Orléans, Grace Dalrympe Elliott qui, plus tard, raconta son expérience dans un passionnant petit livre intitulé *Journal d'une amie de Philippe Égalité :* « Après que les intrus eurent achevé la visite de mes papiers, ils m'installèrent dans une voiture de louage et me conduisirent à la prison de Sainte-Pélagie, qui était un trou d'une saleté et d'une incommodité déplorables. C'était une belle journée de mai, mais aucune trace de printemps ne se voyait dans cette demeure. Le lendemain, beaucoup d'autres prisonniers arrivèrent, et chaque jour il en vint davantage ; chaque jour aussi, plusieurs d'entre eux étaient emmenés à l'échafaud. « La malheureuse Mme du Barry fut amenée à la prison peu de temps avant mon départ. Son chagrin faisait peine à voir. Pendant des heures elle restait assise sur son lit, me racontant des anecdotes sur Louis XV et sur la cour. » ([^27]) Autre pensionnaire célèbre de Sainte-Pélagie, l'égérie des Girondins, Manon Jeanne Roland, victime de la Terreur, pour laquelle nous avons, pourquoi le cacher, beaucoup moins de compassion que pour les autres victimes. Elle a consigné, dans ses *Mémoires,* le souvenir de son voisinage forcé « avec des filles perdues et des assassins » : 83:332 « A côté de moi est une de ces créatures qui font métier de séduire la jeunesse et de vendre l'innocence ; au-dessus est une femme qui a fabriqué de faux assignats et tué une femme sur une route. Chaque cellule est fermée par un gros verrou à clef qu'un homme vient ouvrir tous les matins. Alors, leurs habi­tantes se réunissent dans les corridors, sur les escaliers, dans une petite cour ou dans une salle humide et puante, digne réceptacle de cette écume du monde. » Mme Roland faisait enfin connaissance avec le peuple, celui qu'elle et son mari, Roland de la Platrière (qui ne fit rien pour s'opposer aux massacres de septembre), ne voulaient voir qu'au travers du prisme déformant des moutonnades rousseauistes. \*\*\* Autre terrible prison : Saint-Lazare ou, comme on disait alors la Maison Lazare. On sait que c'est là que fut enfermé André Chénier. Son histoire et ses vers sont suffisamment connus pour qu'il ne soit besoin d'y revenir. Mais nous évoquerons un autre poète qui fut, lui aussi, l' « hôte » de la République et qui est complète­ment oublié aujourd'hui : Antoine Roucher. Auteur des *Mois*, Roucher avait été arrêté comme « sus­pect ». N'ayant jamais fait de politique, Roucher prit d'abord son mal en patience, persuadé qu'il s'agissait d'une erreur et qu'il allait être bientôt libéré. Mais les mois passèrent et Roucher continua de croupir entre les murs de la Maison Lazare. Le 21 messidor, il écrit à sa femme : « Voilà le onzième mois qui commence. Patience, la liberté est un fruit qui, comme les autres, veut du temps pour mûrir. » Emmené à la Conciergerie, condamné à la guillotine, Rou­cher fut exécuté le 7 thermidor, aux côtés d'André Chénier. La Révolution n'avait pas plus besoin de poètes que de savants... Pressentant qu'il allait mourir, Roucher, du temps de son séjour à la Conciergerie, demanda au peintre Leroy de faire son portrait puis de le remettre à sa femme. Au bas du portrait, Antoine Roucher écrivit ces quatre vers : « *Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux,* « *Si quelqu'air de tristesse obscurcit mon visage* 84:332 « *Quand un savant crayon dessinait cette image,* « *J'attendais l'échafaud et je pensais à vous.* » \*\*\* La prison des Carmes reste à jamais marquée par les massacres de septembre 1792. Mais elle vit encore passer bien des prisonniers célèbres parmi lesquels, Miss Elliott, l'amie de Philippe Égalité, déjà rencontrée dans les taudis de Sainte-Pélagie. Elle écrit dans son *Journal* ([^28]) : « A l'époque où le général Hoche sortit de prison nous n'avions que bien peu d'espoir d'échapper à la guillotine. Tous les jours, des prisonniers nous quittaient pour être exécutés, et nous étions presque désespérés. (...) La Convention imagina, ou feignit d'imaginer, qu'il y avait une conspiration dans cette prison. Nous fûmes tous dénoncés par Barère et l'on prétendit que nous avions formé un complot pour mettre le feu à la prison. L'accusation était si absurde que, lorsque le Comité de Salut public envoya prendre cinquante d'entre nous pour être jugés comme ayant participé à la conspiration, notre geôlier, qui était pourtant un affreux jacobin, éclata de rire au nez des soldats, et dit : « Une conspiration ! Nos prisonniers se tiennent tranquilles comme des agneaux. » Cependant, nos cinquante compagnons furent jugés, condamnés et exécutés pour cette soi-disant conspiration. Aucune femme ne se trouvait parmi eux. « Il y avait notamment, dans le nombre, le pauvre Beauhar­nais, le chevalier de Champcenets, le jeune duc de Charost, le prince de Salms, le général Ward, Irlandais au service de la France, et son domestique. Il y avait aussi un jeune Anglais, nommé Hartrop, qui avait commis l'imprudence de parler mal de la République, dans un café. « Le pauvre Champcenets montra un grand courage. Je ne plaignis guère le prince de Salms, car il avait été presque jacobin ; le duc de Charost était une espèce de fou, descendait du grand Sully et avait épousé une de ses cousines qui était immensément riche. » 85:332 Séparée depuis trois ans de son mari, le général de Beauhar­nais, Joséphine, enfermée aux Carmes, eut la surprise de l'y retrouver. Ils se réconcilièrent. Mais, trois mois plus tard, Beau­harnais était envoyé à la mort. Quant à Joséphine, elle eut encore à vivre quelques étonnantes aventures. \*\*\* Cette rapide visite des prisons parisiennes de la Terreur serait incomplète sans une évocation de *Port-Libre.* Ne serait-ce que parce qu'elle fit rêver -- et pas seulement à cause de son nom -- plus d'un suspect enfermé aux Carmes, à Sainte-Pélagie, aux Madelonnettes ou à Saint-Lazare. L'ancienne abbaye de Port-Royal, fermée en 1790 et devenue sous la Terreur Port-Libre, passait pour jouir d'un régime carcéral particulièrement bienveil­lant dans l'époque. Le livre de l'historien Philippe-Edme Coittant, qui fut le pensionnaire de Port-Libre, semble attester cette inattendue bienveillance ([^29]) « Il y avait, au fond du corridor du premier, un grand foyer qu'on appelait le *Salon,* dans lequel on dressait six tables de seize couverts chacune, où dînaient les riches. On donnait trente sous par jour à ceux qui ne pouvaient pas se nourrir et le pain à tous les prisonniers aux dépens des riches. Pour subvenir aux dépenses de la maison, on avait établi une administration inté­rieure qui était parfaitement organisée. Un trésorier faisait la collecte et ordonnançait toutes les dépenses : bois, eau, lumière, poêles, tablettes dans les cellules, chaises et autres menus meu­bles. Il ne faut pas oublier les frais de garde, qui montaient journellement à cent cinquante livres (...) « Le soir, on se réunissait *au salon,* où l'on dressait une grande table ; chacun, hommes et femmes, apportait sa lumière. Les hommes se mettaient autour de la table, les uns lisaient, les autres écrivaient : c'était un véritable cabinet de littérature. Les femmes se rangeaient autour d'une petite table et y travaillaient aux ouvrages de leur sexe, les unes cousant, les autres tricotant. « Ensuite venait un petit souper ambigu : chacun s'empressait de mettre le couvert et la gaieté remplaçait le silence, faisait oublier qu'on était en prison. En effet, rien n'y ressemblait moins que cette maison : point de grilles, point de verrous, les portes fermées par un loquet, de la bonne société, des égards, des attentions pour les femmes ; on aurait dit qu'on était une seule et même famille réunie dans un vaste château. 86:332 « La famille augmentant par le nombre des arrestations, le régime de la prison fut un peu désorganisé. On nous envoyait, par masses, des riches et des sans-culottes. On établit des collec­teurs par corridor et on fit des efforts pour subvenir aux frais de la dépense, qui excédait toujours la recette. Cependant on vint à bout de se trouver au pair. « Le nombre des citoyennes ayant augmenté, elles vinrent au salon à sept heures du soir, les hommes leur cédant la place autour de la grande table. A des jours déterminés on variait les loisirs par de la musique ou par la lecture. D'autres fois, on proposait des bouts rimés. Vigée contribua à nous rendre le séjour de la prison moins pénible. Le ci-devant baron de Wie­bach, la première viole d'amour que nous ayons entendue, était d'une grande ressource pour les prisonniers. « Les hommes ou les femmes qui avaient des connaissances logées dans les bâtiments extérieurs de la maison avaient la faculté d'aller y passer le reste de la soirée, munis toutefois de cartes signées du concierge. » Charmant tableau, n'est-ce pas ? Mais il ne faut pas s'y laisser prendre. Car de Port-Libre aussi on est envoyé à la mort. Et Coittant ne le cèle point qui écrit : « Port-Libre devint, comme les autres prisons, l'antichambre de la Conciergerie et du Tribunal révolutionnaire et nous ne comptâmes de jours heureux que ceux où on ne venait chercher personne. » #### II. -- La mort de Custine Le 22 juillet 1793, la nouvelle est tombée comme un coup de tonnerre : -- Ils ont arrêté Custine ! Ils ont effectivement arrêté le comte Philippe Adam de Custine, général en chef des armées du Nord et des Ardennes et officier prestigieux. Volontaire aux côtés des « Insurgents » américains, Custine, la tête pleine d'idées nouvelles, avait, en 1789, été élu aux états généraux par la noblesse de Metz, sa ville natale. Ayant été un des premiers à se rallier au tiers-état, Custine vote la déclaration des droits de l'homme mais défend les prérogatives royales. 87:332 Promu lieutenant général à la dissolution de l'Assemblée, Custine remplace Luckner à l'armée du Rhin et fête sa promo­tion en s'emparant de Spire, Worms et Mayence en septembre et octobre 1792. Il fonce alors sur Francfort. Et c'est l'échec. Il perd une partie de son artillerie, évacue Mayence et se voit contraint de se replier sur Landau et Wissembourg. Il offre sa démission. Elle est refusée. La protection que Robespierre semble lui accorder lui vaut -- malgré les Jacobins qui veulent sa peau -- d'obtenir de la Convention le commandement en chef des armées réunies du Rhin, du Nord, de la Moselle et des Ardennes. Mission : reconquérir la Belgique. Pendant que Custine s'emploie à cette tâche, les Girondins sont balayés. Hébert, en cheville avec le secrétaire général du ministère de la guerre, Vincent, en profite pour dénoncer les « rapports » de Custine avec le haut commandement austro-prussien. Convoqué à Paris, Custine répond à l'invitation. Il est arrêté le jour même de son arrivée. Le procès sera une pure formalité. Malgré les tentatives de son avocat, Tronson-Ducoudray, Custine sait que Fouquier-Tinville veut sa tête. Le verdict du Tribunal tombe comme un couperet, déjà : -- Coupable... condamné à mort... Dans l'auditoire, une jeune femme n'a pu cacher son émo­tion à l'énoncé de la condamnation à mort. Delphine de Cus­tine, belle-fille du général -- elle a épousé son fils, Armand, en 1787 -- n'a pas manqué une seule audience, risquant à tout moment d'être elle-même arrêtée et jetée en prison. Delphine réussira, le 27 août au soir, à soudoyer les geôliers et à voir une dernière fois le condamné à mort. Elle le trouvera occupé à prier et à se mettre en règle avec Dieu. La fille de Custine, Adélaïde de Dreux-Brézé, empêchée de voyager à Paris par sa grossesse, a fait parvenir à son père une lettre admirable. Elle lui est remise quelques heures avant sa mort, mais il refuse de la lire : il craint de ne pouvoir masquer son émotion. Cette lettre dit : « Quand vous recevrez cette lettre, ô mon père, le moment fatal qui doit terminer une vie si chère à vos enfants sera prêt d'arriver. Mon cœur se déchire du devoir impérieux que mon état m'a fait de ne pas voler à vous. 88:332 Il y a longtemps que j'y serais, sans une impossibilité absolue, mais c'est surtout dans ces derniers instants qu'il m'en coûte de ne pas vous donner des preuves de ma douleur et de ma tendresse. Je ne suis pas inquiète de votre courage ni de la grandeur d'âme que vous saurez montrer, mais, mon père, au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré, je vous le demande à genoux et comme la seule preuve de votre tendresse, songez que votre âme est *immortelle,* qu'il y a un Dieu, une éternité... Si les hommes ont des faiblesses et des passions qui les égarent, il y a dans les mérites de Jésus-Christ la source d'une infinie miséricorde. « Je sais que vous n'avez jamais eu de mépris pour la religion, ne négligez donc pas les secours qu'elle vous offre et le bonheur qu'elle vous promet. Tout va être fini dans le temps...même la tendresse de votre fille. Vous ne pourrez plus en jouir. Ah ! qu'elle n'ait pas la douleur de vous dire en ce moment un dernier adieu. Profitez des bienfaits de la religion, qu'on ne *refuse à personne.* N'y mettez pas une force d'esprit qui vous fasse croire qu'il suffit d'honorer Dieu dans son cœur. Faites, en un mot, ce que je ferais moi-même à l'article de la mort, persuadé que la seule idée qui pourra adoucir la douleur de votre enfant, c'est l'espérance de vous revoir un jour au ciel. Je me jette à vos pieds. Je vous demande votre bénédiction pour moi, pour mes enfants. Mon mari veut que je vous parle de sa douleur et de ses tendres sentiments. « Ô mon père, je ne vous dis pas adieu, je vous reverrai dans le séjour du bonheur éternel. » Au vrai, Custine n'a plus besoin de cette lettre. Il a fait sa paix avec Dieu et demandé le secours d'un prêtre. C'est François-Joseph Lothringer qui se présentera, l'abbé Lothringer, aumônier constitutionnel du Tribunal révolutionnaire. Après avoir noté que le nom de ce prêtre reste inséparable de certaines victimes célèbres, Jacques Hérissay rappelle dans *Les aumôniers de la guillotine* ([^30]) : « Il était attaché à l'Hôtel-Dieu et à Saint-Louis, en qualité de confesseur des étrangers, quand il fut choisi comme vicaire épiscopal par Gobel, son compatriote et ami : l'assistance aux prisonniers allait devenir sa principale attribution, et on ne peut évoquer la Conciergerie de 1793 sans y revoir, allant et venant dans les couloirs, les cours, les cachots de la geôle, scrutant les prisonniers de ses yeux bruns barrés de sourcils épais, cet Alsacien de cinquante-trois ans, à la haute taille, au front chauve encadré de cheveux noirs, au grand nez aquilin, au menton rond creusé d'une fossette où la barbe laissait toujours une ombre. 89:332 « Malgré la tare que lui laissera son serment schismatique, malgré quelques lâchetés que la peur lui fera commettre, cet homme était un apôtre : grâce à lui, grâce à ses instances, si vives qu'elles en étaient parfois importunes, il ramènera à Dieu, à l'heure dernière, bien des âmes qui s'étaient détournées de la foi de leur jeunesse... » A neuf heures du soir, le 27 août, François-Joseph Lothrin­ger se présente dans la cellule de Custine. Celui-ci se dresse : -- Je suis un grand pécheur et je viens vous demander consolation. Le prêtre l'embrasse : -- Vous êtes jugé et condamné, il n'est plus possible de servir votre corps : il faut penser à votre âme. Je vais vous faciliter les choses en vous retraçant les commandements de Dieu et les commandements de l'Église. Après cela, il vous sera facile de vous confesser. A onze heures, le prêtre abandonne Custine qui lui fait promettre de revenir le lendemain matin. A l'aube, François-Joseph Lothringer se présente à la Conciergerie. Custine est déjà levé. Des gendarmes l'entourent. -- Avez-vous pu dormir, demande le prêtre. -- Oui, répond Custine. Puis les deux hommes se retirent dans un coin de la pièce et Custine finit de se confesser. Il reçoit l'absolution : -- Ne pourrais-je recevoir le Bon Dieu et les Saintes Huiles ? -- Cela se fait, en Allemagne, que de les donner aux condamnés. Mais pas en France. L'envie et l'intention de les recevoir suffisent. Dieu prend l'intention pour le fait. Et je vais aller à Notre-Dame dire la messe des agonisants à votre intention. Après sa messe, le prêtre revient près de Custine. -- Nous avons encore un peu de temps. Nous allons lire les sept psaumes de la pénitence et les litanies des saints. Ils les liront côte à côte. Et encore les actes des trois vertus -- théologales et les prières des moribonds. Mais c'est l'heure et Sanson se présente pour apprêter le condamné. Le concierge vient lui remettre la lettre d'Adélaïde de Dreux-Brézé. Custine la prend et dit au prêtre : -- Je ne veux pas la lire. Cela augmenterait ma douleur. 90:332 Mais vous enverrez cette boucle de cheveux à ma fille et vous lui écrirez. Vous consolerez aussi ma bru qui se trouve à Paris. Vous ferez parvenir cette lettre à mon fils détenu à la Force. Je lui ai écrit cette nuit. Il est un peu plus de dix heures. La charrette est là, qui attend. Les mains liées, Custine s'y installe. L'abbé Lothringer se place à ses côtés. Une escorte de gendarmes. Une foule qui hurle des injures. Les rues qui se suivent et le rapprochent de la place de la Révolution. La rue Saint-Honoré. Le Palais-Royal, devenu Palais-Égalité. L'église Saint-Roch. L'ex-rue Royale. L'échafaud. La charrette s'est arrêtée. Custine en descend, tête haute. Puis il tombe à genoux et récite, d'une voix forte : « O Crux ave, spes unica. » La populace, qui croit qu'il a fléchi sur ses jambes, hurle sa haine : -- Lâche, pleutre, relève-toi ! Custine finit de prier. Il se relève, baise le crucifix que lui tend le prêtre et monte à l'échafaud. En quelques secondes, tout est terminé. Pour Custine. Car, pour le prêtre, les ennuis commencent. Un officier de paix, à peine la tête de Custine est-elle tombée, l'arrête et le fait conduire à la prison de l'Abbaye tandis que des policiers, appuyés par les deux aides de camp du général Henriot, Tyron et Lassus, fouillent de fond en comble son appartement. L'abbé Lothringer apprend que deux charges pèsent sur lui. La première étant d'avoir utilisé l'allemand pour s'entretenir avec certains de ses pénitents, dont Custine ([^31]). La seconde est d'avoir dit au même Custine : « J'ai lu vos interrogatoires, vous mourrez bien innocent... » La dénonciation est le fait du gendarme Martin Henry et elle est contresignée par le gendarme Dellaître. S'ajoute à ces accusations déjà suffisamment graves le témoignage de Sanson qui est venu déclarer à l'administrateur du département de police Fiquet : -- Le citoyen Lothringer a affecté de vouloir rester seul avec Custine... Quand je suis rentré, malgré la recommandation que celui-ci avait faite à la gendarmerie, j'ai remarqué que le confes­seur et lui se parlaient mystérieusement, et en langue allemande... 91:332 Cette conversation m'a paru d'autant plus suspecte que les deux hommes étaient séparés de nous par une cloison vitrée... Custine tenait une plume et paraissait vouloir s'en servir sur une feuille de papier qui était devant lui... Du reste, lors de l'exécution de Miaczinski ([^32]), mon fils, mon frère et mon cousin ont entendu le même prêtre lui dire : « Il est bien glorieux pour vous de mourir à la même place que celle où votre Roi est mort... » #### III. -- Les malheurs de l'abbé Lothringer Déféré au Tribunal révolutionnaire, l'abbé Lothringer est interrogé le 3 septembre. Il répond à toutes les questions. Quand on lui demande s'il a effectivement dit à Miaczinski (**10**) qu'il est glorieux de mourir pour son roi, il sourit : -- Il n'est pas possible que j'aie tenu pareil langage, car, dans les principes de la religion, on ne peut point dire à un homme qu'il meurt pour un autre. Quand un condamné se prétend innocent, on lui dit, pour le consoler, qu'il meurt pour le salut de son âme, pour la gloire de Dieu et pour la religion, mais on ne lui dit jamais qu'il est glorieux de mourir pour un autre homme... Les témoins ont certainement mal entendu... Par une sorte de petit miracle, le prêtre sera acquitté et immédiatement remis en liberté. Il essaiera de se faire oublier et ne réapparaîtra vraiment qu'avec le procès des Girondins (24 au 30 octobre 1793). Tous ces hommes de sang seront condamnés à mort par leurs anciens collègues. La plupart n'ont plus de religion. Sept d'entre eux, pourtant, vont se confesser à l'abbé Lothringer : Gardien, Lauze-Duperret, Lehardy, Viger, Lesterp-Beauvais, Fauchet et un dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à nous. Le cas de Fauchet est intéressant. Ancien prêtre nivernais, membre de la communauté de Saint-Roch, comblé de bienfaits par l'Ancien Régime, il n'avait pas hésité à se lancera corps perdu dans la Révolution. 92:332 Son livre, *De la religion nationale,* avait contribué à faire de lui une des figures populaires du mouvement révolutionnaire. Son zèle avait été récompensé par l'évêché du Calvados. Dans ce département, Fauchet se livre à la chasse des prêtres insermentés, n'hésitant pas à déclarer qu' « auprès d'eux les athées étaient des anges ». Quand la folle machine à tuer commence de s'emballer, Fauchet prend peur. Élu à la Conven­tion, il siège avec les Girondins et n'hésite pas à défendre des opinions qui le conduisent doucement vers la guillotine : ayant protesté contre la mise à mort de Louis XVI, il se rapproche des prêtres réfractaires et condamne le mariage des prêtres. A l'abbé Émery qui vient le voir à la Conciergerie, Fauchet dira : -- Monsieur le Supérieur, on m'a trompé. J'ai cru d'abord qu'il ne s'agissait que de quelques réformes utiles à l'Église. Mais je vois maintenant qu'on veut détruire la religion. Je me repens très sincèrement d'avoir donné dans un pareil parti... Au cours de sa confession à l'abbé Lothringer, confession qu'il rendra publique, Fauchet déclare à haute voix, malgré les menaces des gendarmes : -- J'abjure non seulement mon erreur sur la Constitution civile, mais aussi ce que j'ai prêché, dans le temps, à l'église Notre-Dame, ce que j'ai débité au « Club de la bouche de fer ». Je révoque mon serment impie, mon intronisation, et je fais profession de foi catholique, apostolique et romaine. Le 31 octobre 1793, Fauchet est guillotiné avec vingt autres Girondins. Il aura passé ses dernières heures à essayer de ramener dans la foi les esprits forts qui furent jadis ses compagnons. L'abbé Lothringer ne pourra tenir plus longtemps cette dangereuse navigation avec les terroristes. Quand la déprêtrisa­tion est à l'ordre du jour et qu'il s'agit d'aller solennellement, avec Gobel, « archevêque de Paris », « rendre à la Raison et à la Justice éternelle un hommage éclatant et sincère », François-Joseph Lothringer passe dans la clandestinité. Il se cache au 12 de la rue du Fouare. Dans une très relative sécurité. Bientôt, Gobel, paradoxalement accusé d'avoir voulu « fon­der le gouvernement français sur l'athéisme et donner ainsi consistance aux calomnies des despotes coalisés contre notre Nation », est condamné à mort et exécuté le 13 avril 1794. 93:332 Avant de mourir, il réussira à faire passer ce billet à l'abbé Lothringer qui n'avait pas voulu le suivre dans l'apostasie : « Mon cher abbé, je suis à la veille de ma mort ; je vous envoie ma confession par écrit. Dans peu de jours, je vais expier, par la miséricorde de Dieu, tous mes crimes et mes scandales contre Sa sainte religion. J'ai toujours applaudi, dans mon cœur, à vos principes. Pardon, cher abbé, si je vous ai induit en erreur. Je vous prie de ne pas me refuser les derniers secours de votre ministère, en vous transportant à la porte de la Conciergerie, sans vous compromettre, et, à ma sortie, de me donner l'absolu­tion de mes péchés, sans oublier le préambule, « ab omni vinculo excommunicationis ». Adieu, mon cher abbé, priez Dieu pour mon âme à ce qu'elle trouve miséricorde devant Lui. « J.B. J., évêque de Lidda. » Jacques Hérissay remarque ([^33]) : « Évêque de Lidda... Gobel, à jamais, a renoncé à son titre usurpé d'archevêque de Paris, et il entend ne rester, devant l'Histoire, que le coadjuteur du siège épiscopal de Bâle, seule fonction dont il ait été réguliè­rement investi par le Saint-Siège. » Affolé par la mort de Gobel, François-Joseph Lothringer commet alors une petite lâcheté. Désireux de rentrer en Alsace, il demande un passeport au Comité révolutionnaire de la section du Panthéon en ces termes : « Je déplore ma malheureuse tâche d'avoir été prêtre et je demande à me rendre utile à la Républi­que, dans une place que la Nation me jugera capable de remplir. » C'est une lâcheté -- même si elle ne fut peut-être que tactique -- inutile : le passeport est refusé. Mais quand on est engagé sur la route de l'ignominie, il devient difficile de s'en détourner. Il envisagera, par exemple, de dénoncer à son compa­triote Louis du Bas-Rhin, député jacobin de Strasbourg, un prêtre réfractaire, M. Behmensriether. Au dernier moment, l'abbé Lothringer décide de ne pas envoyer la lettre de dénoncia­tion et la jette dans un tiroir. Deux jours après cette ignoble tentation, François-Joseph Lothringer est l'objet d'un ordre d'arrestation lancé par le Comité de Sûreté générale. On vient l'arrêter le 5 mai au matin. 94:332 On l'interroge. A la question : « Tu as été l'aumônier de Cus­tine ? », il répond : « Oui, comme beaucoup d'autres patriotes, étant requis par le Tribunal. » On fouille son appartement et on découvre quelques lettres. Dont celle où il dénonce le malheureux Behmensriether. Le citoyen Le Sueur lance à la garde nationale : -- Enfermez-le aux Écossais ([^34]). Il y restera cinq mois. Jacques Hérissay : « D'abord, et c'était le plus sage, il cherche à se faire oublier, ne dit rien, ne bouge pas, mais, au bout de quelques semaines, le silence lui pèse, il croit habile de se rappeler au souvenir des puissants du jour... N'est-il pas prêtre constitutionnel, républicain de la première heure ? Complaisamment, il énumère ses titres glorieux dans une pétition qu'il adresse, le 29 messidor (17 juillet), au Comité de Sûreté générale, en réclamant une liberté « que sa morale, sa conduite et ses principes ne l'ont jamais exposé à perdre ». « Cette adresse reste sans réponse, et c'est l'instant des grandes « messes rouges », l'instant où, sans arrêt, la guillotine fauche les têtes ; pour l'approvisionner, Fouquier-Tinville fait la rafle dans les divers cachots où sont enfermés les milliers de suspects. « M. Lothringer est, plus que jamais, repris par la peur : une seconde lâcheté, la pire, va en résulter ; pour se sauver, il se décidera à remettre ses lettres de prêtrise et à accepter cette abjuration que, jusque là, il a eu la force de repousser. « Un simple brouillon, tracé de sa main et qu'on retrouve dans son dossier, nous dévoile cette défaillance ; aucune date n'y est portée, mais il fut certainement écrit dans les derniers jours de la Terreur. La lettre elle-même ne fut peut-être pas envoyée, et on peut espérer qu'au dernier moment un sursaut de conscience empêcha le prêtre de commettre sa faute. » Le 9 thermidor entrouvre les prisons. L'abbé Lothringer en sort le 1^er^ novembre 1794 (11 brumaire an III) et se dépêche de rentrer en Alsace. Il y sera encore incarcéré plusieurs fois. De Thann, il envoie, le 11 mars 1797, une solennelle rétractation. Elle paraîtra dans les *Annales catholiques.* 95:332 Le 4 septembre 1797 -- le putsch du 18 fructidor -- ramène les Jacobins au pouvoir et l'abbé Lothringer, signalé par sa lettre publiée dans le journal des abbés Sicard et de Boulogne, est emprisonné pour plusieurs mois à Épinal. On le retrouvera à Paris en 1800. Titulaire régulier de la paroisse Saint-Paul. La date de sa mort reste inconnue. Comme la suite de ses aventures. S'il en eut d'autres après celles qu'il connut et qui suffisent déjà largement à remplir une vie d'homme... (*A suivre*.) Alain Sanders. 96:332 ### O Século do nada (X) par Gustave Corçâo *Nous abordons maintenant le XX^e^ siècle avec le livre second de l'ouvrage, inédit en français, dont nous avons commencé la publication en janvier 1987. Cet ouvrage monumental est à mon sens le plus important de Gustave Corçâo, et le plus utile à connaître et à étudier en France. Voici les deux premiers chapitres de ce livre II. -- J. M.* Chapitre 1 : #### *Alfred Dreyfus et Marc Sangnier* NOUS POUVONS CIRCONSCRIRE les origines immédiates du XX^e^ siècle par le biais de quatre événements : deux qui se désignent comme scandales, crises ou explosions, et deux autres qui se présenteraient plutôt comme sources ou inaugurations ; tous les quatre cependant, chacun à sa manière, restent inscrits dans cette loi de continuité qui régit la vie et l'histoire des hommes. 97:332 Les explosions et les crises ne sont pas des créations nouvelles, mais seulement les conséquences d'accumulations antérieures ; les inaugurations et les naissances relèvent aussi d'une généalogie propre dans un certain nombre de lignes historiques profondément enracinées. « *Rien de nouveau sous le soleil* »*,* dit l'Ecclésiaste ; il ne faut pas nier toutefois qu'une certaine spécificité confère à chaque époque sa physionomie particulière. J'ai quant à moi la ferme conviction qu'il y a quelque chose de chromosomi­que dans ces quatre événements, dont nous avons déjà parlé, et que c'est d'eux que notre cher siècle tire son air d'hébétude atavique et son caractère d'agitation. Voici les germes en question : l\. -- L'*Affaire Dreyfus*, qui culmine en 1898 avec le fameux « J'accuse ! » d'Émile Zola et le manifeste des intel­lectuels publié la même année. 2\. -- La *crise* « *moderniste* »*,* commencée dans l'Église aux dernières années du XIX^e^ siècle et combattue par saint Pie X de 1903 à 1907, date de l'encyclique *Pascendi,* où le pape situe doctrinalement et condamne les diverses erreurs convergeant ici sur ce qu'il nomme lui-même « le carrefour de toutes les hérésies ». 3\. -- L'année même où s'ouvre le procès du capitaine Dreyfus, 1894, deux jeunes catholiques fondent la revue et le mouvement du *Sillon,* qui semblent inspirés par un courant du catholicisme social, mais portent en vérité une semence hybride dont naîtra le sillon même de la « gauche catholi­que », au sens où notre Livre 1 employait l'expression. 4\. -- Toujours à la même époque, en 1898, Charles Maurras écrit l'*Enquête sur la Monarchie :* ce texte marque en quelque sorte son entrée en passion politique, puis donne naissance à l'Action française dont la croissance et la crise, en 1926, auront d'incalculables conséquences pour la France, pour le monde et pour l'Église. 98:332 Une sinistre explosion\ de « sinistrose » Qu'on veuille bien me passer ce petit jeu de mots, mau­vais commencement d'une histoire qui fut aussi, pour l'his­toire du siècle, un fort mauvais commencement ; je dirais même une mauvaise « affaire ». Tout est parti d'une erreur judiciaire et d'une falsification criminelle qui en d'autres circonstances -- oui, en un autre point de l'histoire et un autre pays -- auraient été emportées par la suite des événements, et corrigées sans faire de vagues ; même sans correction, elles auraient disparu dans les cribles de l'histoire ou de la dés-histoire, qui filtrent de minute en minute la poussière des erreurs, injustices, mesquineries et bassesses en tous genres que le dérèglement de nos vies ne cesse de produire, en ce monde sublunaire. Sans vouloir douter des aspirations généreuses de cette pauvre humanité déjà si calomniée, c'est sans doute une erreur de penser que le colossal vacarme orchestré autour de « l'Affaire Dreyfus » eut pour cause principale la juste indi­gnation déchaînée par une injustice stupide et presque acci­dentelle -- injustice *aggravée* par l'ineptie des autorités de l'époque, élevée *au carré* par la découverte d'une intention opiniâtre de ne pas corriger l'erreur judiciaire pour éviter de nuire aux institutions, et finalement *au cube* par l'évidence d'une falsification criminelle : Dans d'autres résonances et d'autres implications, le suicide du colonel Henry, l'héroïque intégrité du colonel Pic­quart et la réhabilitation de l'innocent capitaine auraient suffi pour classer le dossier. Et nous ne serions pas ici à triturer des souvenirs qui ont le même âge que moi, trois ou quatre ans de plus que le siècle, souvenirs qui devraient tous avoir disparu. 99:332 Mais la tourmente qui devait emporter le malheureux et médiocre capitaine Alfred Dreyfus reste sans proportion avec les faits incriminés ; elle ne s'explique réellement ni par l'indignation de ceux qui clamaient l'innocence de Dreyfus, ni par la méfiance de ceux qui le suspectaient de culpabilité. La découverte sensationnelle du « petit bleu », en 1896, contribua beaucoup à faire monter la pression passionnelle dans le monde entier. Le capitaine Dreyfus avait déjà com­paru alors en conseil de guerre pour y répondre d'une vente de documents secrets à l'ambassade allemande. Toute l'accu­sation reposait ou plutôt tentait de reposer sur un document, le fameux « bordereau », qu'on attribuait au capitaine Drey­fus. Plusieurs indices déjà laissaient transparaître les malfa­çons du procès, mais la dégradation de l'officier et sa dépor­tation à l'Ile du Diable n'avaient soulevé dans le public aucune émotion. Même Jaurès, que personne n'aurait sus­pecté de militarisme, ni d'un excessif attachement aux valeurs naissantes de la droite nationale, même Jaurès regrettait publiquement que ce « traître » n'ait pas été fusillé. La découverte du « petit bleu », retrouvé en trente-deux morceaux dans une corbeille à papiers, et laborieusement reconstitué, permit de mettre en cause un personnage jusqu'a­lors étranger au dossier : le colonel Esterhazy. Le soupçon crût rapidement, tandis que la nouvelle se répandait partout... Le 14 septembre 1896, *L'Éclair* publie un « historique du procès Dreyfus ». Quelques jours plus tard, la *Revue Blanche* imprime la première édition d'une brochure de Bernard Lazare intitulée *Une erreur judiciaire.* C'est alors que com­mença « l'Affaire » à proprement parler, dans toutes ses prodigieuses dimensions. A partir de ce moment, en n'importe quel endroit de Paris, il suffisait que deux ou trois personnes se retrouvent assises à la terrasse d'un café, déambulant dans un jardin public ou réunies dans un salon pour que chacun puisse deviner sans peine leur interminable sujet de conversation « l'Affaire » Dreyfus. 100:332 Pour avoir plus de détails sur le procès lui-même, on pourra consulter les œuvres complètes de Roger Martin du Gard : en guise d'introduction au roman *Jean Barois,* qui tourne autour de « l'Affaire », un texte de Jean Bloch-Michel fournit le meilleur résumé que nous ayons lu. Mais ce qu'on ne saisit pas dans ces résumés objectifs, par manque de connexions historiques, c'est la raison profonde d'un si violent cataclysme dans la structure de la nation française. Péguy et son ami, le juif Bernard Lazare, furent peut-être à l'époque les seules personnes du monde qui sentirent, ou mieux, qui devinèrent les abîmes mystiques éclipsés par les apparences du jeu politicien. C'est Péguy, dans *Notre Jeunesse,* qui contrapose ces deux images pour expliquer que « l'Affaire » revête à la fois une forme visible, réelle, véritable mais superficielle, et une autre forme, pro­fonde, seulement perceptible par une âme profondément chré­tienne et profondément française, ou par une âme profondé­ment française et profondément israélite. Péguy eut la douloureuse simplicité d'affirmer qu'eux deux, Bernard Lazare et lui, furent héroïques : « *Nous fûmes héroïques...* » Et Péguy d'expliquer que s'il peut dire une chose pareille, c'est que personne d'autre au monde ne la dira à sa place : personne ne dira jamais qu'il fut héroïque, et que Bernard Lazare aussi fut héroïque. Ce qui est vrai pour Bernard Lazare, mort dans une totale obscurité, pauvre et méprisé par les juifs eux-mêmes ; quant à Charles Péguy, il avançait vers une autre mort, un autre destin, qui vinrent donner un sens nouveau et ancien à ces « vertus militaires » dont le poète avait tant parlé -- sans savoir qu'il parlait de lui-même, et qu'il parlait pour purifier la France blessée dans son honneur guerrier. 101:332 Péguy est devenu, et il restera, tant qu'il restera quelque chose de la France, l'archétype du Français au-dessus de toute contestation. Poète admirable, héros admirable, Péguy est devenu l'hypostase de cette France idéale qui doit avoir sa carte d'identité morale dans le paradis des essences. La clameur qui entoura « l'Affaire » et la souffrance indicible que Péguy tente d'exprimer attestent l'existence d'un redoutable tremblement sismique enclenché au-dessous de l'erreur judiciaire. Ce que le monde entendait là, c'étaient les craquements, c'étaient les rumeurs souterraines de toute une civilisation concentrée sur cette nation qui est « *fille aînée de l'Église* » et « *le plus beau royaume sur terre après le Royaume de Dieu* »*.* Ce n'est pas en vain, voyez-vous, ce n'est pas à la légère qu'un pays supporte la charge de titres aussi écrasants. Et je tiens quant à moi que Bernard Lazare, bien qu'il fût juif et se soit dit athée, sentait, à travers Péguy, toute la tragédie de l'écroulement des valeurs chrétiennes ; et que Péguy sentait, à travers Lazare, les dimensions majeures de cette tragédie qui nous resterait en partie voilée sans le feu de l'Ancien Testament. En termes plus sereins, dans cette mystérieuse « Affaire », des catégories qui transcendent l'histoire et les dimensions superficielles de la vie humaine étaient entrées en jeu. Oui, le principe d'autorité lui-même était alors en jeu, mal servi par ceux qui avaient reçu mandat de représenter l'honneur mili­taire. C'est contre ce principe, couverts par le prétexte d'une effective injustice, que se dressèrent les athées, les ennemis de l'Église et les ennemis de l'ordre, au nom d'un idéal de Révolution. Le fait que les Zola, les Anatole France aient pu avoir raison, non point seulement contre les responsables d'une criminelle falsification, mais contre les principes haïs que ces hommes représentaient, fut pour la France un choc terrible et irréversiblement désastreux. Il semble un peu mesquin et même illégitime de douter de la pure générosité de tous ceux qui déclenchèrent l'alarme pour défendre un innocent injustement condamné et dégradé. Pourtant, chers lecteurs, la pure générosité n'étant pas chose si abondante, ni « la chose du monde la mieux partagée », il n'y a rien d'injuste à douter de sa présence dans tel ou tel cas. 102:332 Or il se trouve que les personnages en question écrivirent dans leur vie bien d'autres choses que le *J'accuse !* ou *L'Ile des Pingouins*. Et le monde catholique alphabétisé sait parfai­tement quelle sorte de témoignages de vérité ces mêmes écrivains surent donner en d'autres circonstances. Les parents spirituels de Renan trouvaient dans l'erreur judiciaire une excellente occasion de frapper les institutions et les principes avec lesquels Ernest Psichari, le neveu de Renan, parviendra à sauver son propre trésor. L'autre élément en jeu dans « l'Affaire » a nom Israël. Ni plus, ni moins. Il se trouve en effet que l'inculpé était juif, raison suffisante pour que toute une « famille spirituelle » de la République saute sur l'occasion de hurler au loup, je veux dire à l'antisémitisme des Français de tradition. Car le Fran­çais est traditionnellement antisémite, non pour la stupide raison qui animait les nazis, mais par le simple fait que la communauté judaïque constitue en France un nationalisme vigoureux, inséré dans un autre qui se sent plus de droits, et ne l'est pas moins. Le phénomène de rejet biologique s'appli­que aussi en sociologie. Le Français ne considère pas le Juif comme d'une race inférieure, il pourra même admettre que les Juifs forment une nation spécialement capable, intelligente et industrieuse. Mais il lui coûte de voir un Français sous le Juif. Cet antisémitisme ne conduit personne à commettre la moindre injustice, il pousse seulement les personnes à cultiver librement leurs préférences et leurs relations. J'écris ces choses sans aucun embarras, pour m'en sentir personnellement étranger. Comme Brésilien, et (j'espère) rai­sonnablement bon Brésilien, je n'éprouve pas la moindre difficulté à admettre qu'un Juif soit Brésilien. Le mécanisme de rejet culturel et mental ne fonctionne pas chez moi. Il fonctionnerait même à l'envers. Toute ma vie s'est passée parmi des amis juifs, comme si j'étais l'un d'eux. 103:332 J'espère que le lecteur, si par bonheur il m'a suivi jus­qu'ici, aura assez de sagesse pour comprendre que, par cette raison même, à cause de ma radicale et complète incapacité de rejeter une nation, je puis moi-même comprendre le mécanisme de rejet chez un catholique français du type d'Action française. Il ne s'agit en somme que d'une réaction culturalo-cutanée comparable à l'anglophobie de ces mêmes Français. Comme nous ne le savons que trop, le Français est périodiquement ennemi de l'Allemagne en termes militaires ; mais il est anglophobe en termes culturels, je dirais même qu'il est fraternellement et constamment anglophobe. Le prétendu « antisémitisme » de l'Action française n'est rien d'autre que cela. Brasillach -- l'admirable Robert Brasil­lach, fusillé le 6 février 1945 comme collaborateur, quand la guerre était déjà finie -- s'en est trouvé accusé. Mais n'est-il pas vrai aussi qu'il fut le seul écrivain français, sous l'occupa­tion allemande, à s'élever (dans *Je suis partout*) contre l'em­prisonnement des Juifs, et spécialement contre la diabolique cruauté avec laquelle les nazis, dans les prisons des Juifs, séparaient les enfants de leurs pères et mères ! Les origines juives du capitaine Dreyfus constituaient un atout de plus pour les *dreyfusards* qui brandissaient l'éten­dard de la justice au service de la haine, du scepticisme, de l'inimitié et du socialisme. Avec « l'Affaire » prit racine en France le jeu gauche-droite, dans toute sa cruelle et intrinsè­que fausseté. L'Affaire Dreyfus offrait en outre une excellente occasion d'humilier et de confondre ces catholiques qui étaient habi­tués depuis des siècles à vivre leur foi religieuse sans la séparer d'un sentiment de dignité, de chevalerie, oui, d'un sentiment d'*honneur* qui ne se rencontre sous cette forme que dans la France de saint Louis et l'Espagne de sainte Thérèse d'Avila. Les autres nations du monde auront chacune leurs merveilleuses qualités spécifiques, et les vocations qui en résultent directement. Je ne crois pas que personne ait admiré plus que moi l'*humour* héroïque avec lequel les Anglais, en 1941, ont sauvé la Grande-Bretagne, et le monde en même temps. 104:332 Et je m'appuie sur eux, sans plus savoir s'il s'agit de Belloc ou de Chesterton, pour admirer la merveilleuse et communicative « humanité » du peuple italien : en Italie, disait l'Anglais, on sent l'*humain* comme se sent dans une maison l'odeur du brûlé. Et les Russes, les Russes de Tche­khov, de Pouchkine, de Dostoïevski ? Et les Russes de Moussorgski ? Et nous ? Modestie à part, il me semble aussi que le peuple brésilien témoigne d'une irremplaçable vocation, et qu'il en a déjà donné des preuves suffisantes dans sa façon *sui generis* d'expulser et d'évacuer de son sol la plus cruelle maladie sociale et politique du siècle, qui s'appelle le communisme. Pour en revenir au peuple français, au mariage de foi et d'honneur qui caractérise la branche la plus solide de son catholicisme -- cette branche qu'on traitera plus tard de « droite » et « d'intégriste » -- il me faut apporter ici une précision : tous les hommes, et pour la même raison toutes les nations, présentent les défauts de leurs qualités. Dans le solide, vigoureux et brillant catholicisme français, les défigu­rations incarnées par les personnages de Mauriac, ou par un Oscar Thibault, sont spécialement aberrantes. Mais les catho­liques qui souffrirent de « l'Affaire » ne furent pas de ceux-là, ce furent les meilleurs : ce sont ceux qui soudain, inexplica­blement, voient bafouer toutes les valeurs essentielles à l'occa­sion d'une prétendue erreur judiciaire où se trouvait impliqué un Juif, et où les pires ennemis de l'Église, figurez-vous, auraient dû avoir raison ! Ces mêmes Français qu'Yves Simon nous présente comme « la presque totalité des catholi­ques » du pays, endureront vingt-cinq ans plus tard le choc de la crise de l'Action française. Et c'est encore en 1941 qu'ils sont désignés, *par un Français,* comme auteurs collectifs d'une déshonorante et brutale injustice. -- Voyez ce qu'en écrit Yves Simon : 105:332 « L'Affaire Dreyfus fut aussi une crise religieuse, car la presque totalité des catholiques français, aveuglés par les passions des groupes avec lesquels ils avaient follement lié leur sort, se prononcèrent pour la culpabilité du capitaine Dreyfus. Or, c'était une question de fait, le capitaine Dreyfus était innocent, la trahison avait été commise par un autre capitaine, du nom d'Esterhazy. (*Yves Simon se trompe de grade : Esterhazy était colonel.*) Mais Dreyfus était juif, Ester­hazy ne l'était pas : il fallait donc que le coupable fût Dreyfus. Mais la cause de Dreyfus était défendue par le parti républicain, par de nombreux francs-maçons, par le parti socialiste : il fallait donc que Dreyfus fût coupable. Parmi les partisans de Dreyfus, il y avait, en grand nombre, des ennemis de l'Église, de l'armée et de l'ordre politique : il fallait donc que Dreyfus fût coupable. Peu importait la réalité des faits (...) A très peu d'exceptions près, les catholiques français s'engagèrent à fond dans la campagne anti-dreyfusarde et contre la justice. Ce fut la justice qui triom­pha ; Dreyfus fut réhabilité. Mais ce triomphe de la justice entraîna le déshonneur de ceux qui avaient combattu contre elle (...) Un grand Français me disait, en 1937, que si une nouvelle Affaire venait à se produire, il ne serait plus possible d'obtenir ce scandale dévastateur : *le monde catholique se levant comme un seul homme* (ou peu s'en faut) en faveur d'une erreur judiciaire. » ([^35]) Difficile de trouver un document qui exprime, mieux que celui-là, la tragique équivoque de « l'Affaire ». Difficile de trouver une page plus étonnamment, plus épouvantablement malheureuse que celle-là -- une page écrite par un philo­sophe catholique qui doit savoir ce que c'est que la *justice,* qui doit savoir ce que c'est que l'*honneur,* qui devrait respec­ter le for interne dans ses arguties de péché contre la justice, et qui aurait dû aussi savoir distinguer au sein des degrés de certitude ou de crédibilité avant de signer cette monstruosité pure et simple : « *Le monde catholique s'est levé comme un seul homme en faveur d'une erreur judiciaire.* » (Sic !) 106:332 Jamais je n'ai vu accusation plus légère portée contre des millions de frères dans la foi par un prestigieux penseur catholique, dans le même mouvement littéraire qui lui fait ouvrir un crédit illimité aux « droites intentions » des pires ennemis de l'Église. Analysons ce passage, il est symptomatique. Mais permettez-moi d'abord de déclarer que, depuis que j'y pense, j'ai toujours accepté pacifiquement ce point : beaucoup d'hommes de bien ont été dreyfusards, comme Péguy et Bernard Lazare ; pourtant, il ne m'est jamais venu à l'idée que toutes les personnes qui avaient été anti-dreyfusardes fussent déshonnêtes en vertu de cette seule considération. Cette idée m'a toujours paru inacceptable -- même aux temps où, simple ingénieur et non catholique, je n'avais pas lu encore une page de saint Thomas d'Aquin. Mais venons-en au problème de cette « psychologie de la croyance ou de l'assentiment » des catholiques français face à l'Affaire Dreyfus. La première chose à inculper, dans le texte d'Yves Simon, c'est l'incroyable innocence de cette affirma­tion : « *Or, c'était une question de fait, le capitaine Dreyfus était innocent, la trahison avait été commise par un autre.* » Un *fait* qui ne s'est imposé comme tel qu'au terme de toutes les preuves, au terme de l'assourdissant, de l'étourdissant vacarme que l'Affaire avait soulevé. Pendant tout le déroulement du procès, les catholiques ne se trouvaient pas confrontés à une conclusion évidente, ni même à une conclusion fortement probable assimilable à l'évidence. Sur le contenu objectif du dossier, inaccessible au simple citoyen français, ce dernier ne pouvait formuler qu'un jugement de foi humaine, un jugement de caractère moral sujet à toutes les révisions, dicté par la lecture des journaux, les conversations et les commentaires. Le « bordereau » et le « petit bleu » n'étaient ni ne pouvaient être examinés par chacun des Français ; et même quand les journaux reprodui­saient tous les documents, les lecteurs non spécialisés ne pouvaient décider sans appel du verdict final. 107:332 Nous sommes ici en présence d'une explosion de « certi­tudes » formulées avec une véhémence totalement irration­nelle, totalement disproportionnée aux possibilités de vérifica­tion directe. Quelle était donc la raison d'une si grande véhémence, de part et d'autre, qui ne relevait d'aucune chose évidente, et où chacun s'excitait en termes de certitude morale ? -- Simplement celle-ci, que nous formulons sans le moindre trémolo indigné, parce qu'elle fait partie de la manière sociale habituelle d'apprécier les événements : de fait, à l'exception des rarissimes personnes qui avaient eu accès directement au dossier de l'Affaire, comme l'héroïque colonel Picquart, le débat colossal s'est aussitôt porté sur le champ des idées, des valeurs abstraites mises en cause dans cette espèce de tempête soulevée à propos d'un cas. Les catholi­ques, recevant par la lecture des journaux l'information d'une affaire trouble, comme il en naît tous les jours, commencè­rent à s'inquiéter de voir que tous les ennemis de l'Église prenaient position sur l'innocence d'un Juif condamné par un tribunal militaire régulier, dégradé, déporté, et désigné comme traître à la Patrie. Les mécanismes psychologiques de ces croyances humaines sont assez connus : où manque un vrai critère de certitude, nous allons voir ce que disent les gens qui ont notre confiance ; et nous allons aussi renifler, par anti­thèse, ce que disent les gens de la partie adverse, dont nous suspectons à juste titre les intérêts et les idéaux. Supprimez ce processus, et ce n'est pas seulement la vie sociale que vous rendez impraticable, mais aussi la vie reli­gieuse, où la Foi divine ne peut toucher nos cœurs sans le chemin des croyances humaines, leur aide et leur abri. Le philosophe Yves Simon dresse la caricature d'un processus psychologique ordinaire, mais pour lui conférer aussitôt une valeur morale négative, sans autre nécessité que de dénigrer ses propres coreligionnaires, lorsqu'il dit : « Parmi les partisans de Dreyfus, il y avait, en grand nombre, des ennemis de l'Église, de l'armée et de l'ordre politique : *il fallait donc* (sic) que Dreyfus fût coupable. Peu importait la réalité des faits. » 108:332 Une telle affirmation, prodigieusement calomnieuse dans sa désastreuse formulation, revient à soutenir : « La quasi-totalité des catholiques français de 1898 était composée de voyous capables de condamner un innocent (malgré qu'ils eussent l'évidence des *faits*) pour la seule raison que celui-ci était juif, défendu par des matérialistes, des maçons et des socialistes. » Alors, mon Dieu ! le catholicisme, la religion, l'immola­tion du Corps et du Sang de notre Sauveur, sont autant de monumentales inventions de la bêtise humaine, beaucoup plus inefficaces que la philanthropie du Rotary-Club ou des Francs-Maçons... Mais ce que je trouve ici de plus extraordi­naire, c'est que le philosophe catholique français Yves Simon n'ait point soupçonné en 1941 qu'il s'abandonnait à commet­tre contre des millions de compatriotes et de coreligionnaires une injustice plus grave encore que celle qu'il leur attribuait... Je ne me suis d'ailleurs permis ces commentaires, sur le texte d'Yves Simon, que pour mieux souligner la dévastatrice gravité de cette fameuse « Affaire ». Yves Simon s'est offert (admirablement) comme cible, pour illustrer ce premier impact de la Révolution aux portes du XX^e^ siècle : ce fait du « gain de cause » pour les forces subversives de l'Autorité, de l'Ordre et de l'Église. Il est bien triste en effet de voir qu'en 1941, pas loin d'un demi-siècle après l'Affaire, il se trouve encore un philosophe, et un philosophe catholique, pour affirmer : 1°) que la quasi-totalité des catholiques français, au temps de Dreyfus, se prononça *formellement* en faveur de l'injustice ; 2°) que les ennemis de l'Église se battirent alors et se prononcèrent *formellement* en faveur de la justice. 109:332 Mais alors, mon Dieu ! serait-il nécessaire d'expliquer que les révolutionnaires, les contestataires, les prophètes des lendemains-qui-chantent ont toujours su débusquer dans ce pauvre monde quelque bonne et solide injustice pratiquée par des catholiques, des pères de famille, des militaires, des hommes politiques -- de sorte que vengeurs, justiciers et prophètes puissent dénoncer sur leur dos l'inutilité des gou­vernements, la perversité des armes, la décadence de la famille et le ridicule anachronisme de la Hiérarchie ? Là-dessus, nous croyons avoir suffisamment justifié le titre de notre évocation : « l'Affaire » Dreyfus fut bien la première irruption volcanique de *sinistrose* et de *gauchisme* au Siècle du Néant. Le Sillon de Marc Sangnier Dans ces mêmes années d'agitation et de victoire initiale du révolutionarisme athée, anarchiste, travesti ici ou là en libéralisme, naquirent le mouvement et la revue du *Sillon,* avec tous les symptômes d'un démocratisme mâtiné d'un certain anarchisme qui se disait très évangélique et terrible­ment fraternel. C'est un mouvement catholique, dans la direction générale du « catholicisme social » dont nous avons parlé, mais doté d'un conditionnement particulier qui le distingue des activités d'un Albert de Mun ou d'un Frédéric Ozanam. L'aspect des groupes formés autour de Marc Sangnier est paradoxal. D'un côté, c'est l'esprit de camaraderie qui domine, l'esprit de fraternité : cet esprit remonte à l'époque de *Crypte,* association réunie au collège Stanislas, qui met l'accent sur l'égalité, sans aucune acception d'âge ni de classe sociale, et oblige tout le monde à se donner du « tu », même s'il s'agit d'un jeune étudiant adressant la parole à un vieil abbé. D'un autre côté, il existe un tel ascendant de « Marc » sur ses compagnons que Maurice Vaussard peut écrire sans aucune exagération : « *Le Sillon s'est transformé en monar­chie absolue soumise à l'autorité de Marc Sangnier.* » ([^36]) 110:332 « *Ces dévouements indéfectibles à la personne de* « *Marc* » *impliquent d'ordinaire un don total, renonciation à la carrière, et parfois au mariage.* » ([^37]) -- Étrange person­nage que ce Marc Sangnier, dont Maurice Vaussard esquisse le caractère avec son imperturbable objectivité : « Le mouve­ment qui prêche une âme commune ne possède pourtant d'autre chef que Marc Sangnier, humble et égocentrique en même temps, passionné d'expansion et rebelle à toute forme d'organisation codifiée, prodigue de son temps et de son affection pour la conquête des cœurs, mais capable de les briser, dans une brusque indifférence, quand il ne sent plus passer le courant qui alimente la flamme. » ([^38]) -- Manuel Zurdo Piorno a bien raison, lorsqu'il remarque que « *la silhouette spirituelle de Sangnier, créateur du mouvement démocratique, offre une étrange ressemblance avec celle du fondateur de la revue Esprit* ». ([^39]) Plus suggestif encore, ce portrait nostalgique ébauché par Adrien Dansette -- ancien sillonniste -- sans l'ombre d'une ironie : « Oui, son emprise est faite de la beauté du regard, -- ce regard pur d'amant chaste et pourtant dominateur (*sic !*) -- de la tendresse des gestes, -- les bras offerts ou serrés autour des épaules de l'ami, -- de la chaleur d'une voix aux résonances profondes, et des familiarités du langage, -- ce tutoiement fraternel, cet emploi exclusif du prénom (Marc Sangnier, c'est Marc et seulement Marc) et du pronom possessif avant le prénom : « Mon Charles », « Mon Paul », -- et surtout cette compréhension des tourments et des élans de la jeunesse... » ([^40]) 111:332 Le groupe du Sillon entendait promouvoir un engage­ment social, démocratique, qui porte aux milieux les plus divers et les plus humbles le ferment évangélique. L'accent du mouvement était mis sur « le pauvre », la communauté des pauvres en son humilité, tandis que l'objectif incluait à la fois l'évangélisation et la promotion sociale, temporelle. Il n'était pas bien difficile de prévoir les revers d'un mouvement qui prenait le risque d'aborder le plus lourd des problèmes de la Cité avec plus de vibration et de chaleur sentimentale que de fermeté dans la doctrine sociale. Nous sommes en un tournant de l'histoire occidentale, baigné par l'optimisme. Une brise de libéralisme et de démo­cratisme souffle sur ce matin du siècle. Léon XIII, avec l'encyclique *Graves de communi* (18 janvier 1901), vient de dresser une barrière contre les débordements enthousiastes de la « démocratie chrétienne » ; il y inclut tous ces courants qui, animés des meilleures intentions du monde, invoquant le malheur des classes déshéritées et l'injustice des dirigeants, poussaient dans le sens d'une Histoire dominée par la loi de la matière, la loi de l'entropie croissante, plus que par les lois de la vie et de l'esprit. A cette époque les fameux « abbés démocrates » prophétisant la Démocratie comme fin dernière de l'évolution sociale sévissaient déjà ; et ils disaient déjà des choses énormes, qui s'érigèrent en lieux communs dans la confusion idéologique et doctrinaire des sectaires du nouveau « progressisme ». Ils soutenaient, par exemple, que l'Église est essentiellement démocratique, structurée de la base en direc­tion du sommet, chose que tous les papes jusqu'à Paul VI ont fermement condamnée ; ils dénonçaient le caractère insti­tutionnel et hiérarchique de l'Église comme un frein à la passion évangélique et égalisatrice dont ils se sentaient possédés. 112:332 A l'exception de l'Italien Muri, qui devait apostasier, les autres « abbés démocrates » firent acte de soumission. Parfois de manière édifiante. On raconte que l'abbé Naudet, « qui allait au peuple puisque le peuple n'allait pas à lui », avait lu à genoux l'encyclique qui lui tombait dessus comme une douche froide pour calmer son excessive ferveur. Un écrivain moderne -- à propos, je crois, des prêtres-ouvriers -- remarquait qu'à chaque fois que surgit en cyclone un ardent mouvement d'évangélisation, l'Église l'entrave et cherche à l'éliminer. Et elle fait bien ainsi, car dans la majorité des cas la fièvre de ces nouvelles initiatives se nourrit d'un amour-propre inquiet et avide de succès, davantage qu'elle ne s'inspire de la pure et chaste charité. La grande calamité qui afflige l'Église de notre temps pourrait bien trouver son origine, ou son facteur déterminant, dans cette inversion d'attitude des années quarante et cinquante vis-à-vis des effervescences christiano-sociales, où la vieille et sage réserve du Magistère fut peu à peu abandonnée. Nous sommes encore au début du siècle. Le *Sillon* au berceau s'est attiré toutes les bénédictions de saint Pie X, avant de « grandir sur les genoux des évêques », selon l'image (d'un goût discutable) qu'utilisait Marc Sangnier. Mais bien vite, avec la croissance, le mouvement a commencé à débor­der, à devenir ce *Grand Sillon* qui retombait dans les erreurs indiquées par Léon XIII. Ce furent d'abord des contacts « tolérants » à l'excès avec le monde protestant, puis des avances spectaculaires en direction du démocratisme, enfin, ouvertement, le chemin qui mène à la négation du principe d'autorité. Le 25 août 1910, saint Pie X écrit à l'épiscopat français pour lui rappeler « *les bons temps du Sillon* » et regretter les déviations que le pape ne saurait laisser dans l'ombre, ni en paix, sans trahir les devoirs de sa charge. Dès le premier paragraphe, le grand et saint pape touche le nerf enflammé : 113:332 « *Le Sillon prétend échapper à la direction de l'autorité ecclésiastique alors que son but, son caractère et son action relèvent du domaine moral, qui est le domaine propre de l'Église.* » Plus encore : « *Poussé par un amour mal orienté pour les faibles, le Sillon a glissé dans l'erreur ;* (*...*) *prenant comme idéal le nivellement des classes, les sillonnistes mar­chent à l'envers de la doctrine catholique* »*,* ils méconnaissent les exigences de la civilisation chrétienne. Plus loin, le pape écrit que « *le Sillon s'est laissé prendre dans les filets de la chimère socialiste* »*.* Il critique également l'influence exercée par le mouvement sur les séminaristes et les prêtres, qui les soustrait à l'autorité des évêques. En vérité, l'idée centrale du *Grand Sillon,* ou de « Marc », c'était l'exaltation de l'Homme : l'exaltation de la dignité humaine, seulement possible, comme le souligne à juste titre Manuel Zurdo Piorno ([^41]), quand la conscience autonome a été libérée de toute vassalité et de toute obé­dience ; quand elle peut se régir elle-même, sans exigences externes de gouvernants, patrons ou supérieurs hiérar­chiques. ([^42]) Tel est d'ailleurs le principe moléculaire de l'anarchisme, centre de gravité de la Gauche. Il est facile de comprendre, à partir de là, que le mouvement de Sangnier, prolongé, passe par Mounier pour tomber ensuite dans l'eschatologie marxiste : la société sans classes. Marc Sangnier se soumit filialement, et chercha de nou­velles orientations pour son fidélissime troupeau. Il laissa ainsi l'exemple d'une parfaite et douce abnégation, pour évoluer ensuite insensiblement, « progresser », de sorte que plus tard, dans un monde catholique déchargé de la présence de saint Pie X, dans une France catholique éloignée de l'Action française, nous allons le retrouver au sommet de la vague gauchiste responsable du Front populaire qui déshono­rera la France. 114:332 Avec son journal *La Démocratie*, et plus tard au sein des Ligues de la Jeune République, Marc Sangnier continue plus ou moins consciemment, dit Charles Lédré ([^43]), l'œuvre que saint Pie X avait condamnée. En 1936, il n'hésite plus à faire alliance avec les pires ennemis de l'Église, par Front populaire interposé ([^44]). Deux réflexions\ sur le cas du Sillon Retenons tout d'abord la tranquille assurance qui faisait dire à saint Pie X : «* Poussé par un amour mal orienté pour les pauvres, le Sillon a glissé dans l'erreur. *» La doctrine qui exige une retenue, une rectitude de l'amour, sans se donner pour vaincue à la première déclaration sentimentale, cette saine doctrine est aujourd'hui complètement oubliée. Si bien que tous les catholiques frémissent et sortent leurs mouchoirs quand un Dom Helder Câmara, ou un autre démagogue de la même enseigne, lève les bras et les yeux au ciel pour se gargariser en public d'émotions préfabriquées : -- *Les pau­vres ! les pauvres !* La seconde chose digne de remarque est la force de ce courant tellurique qui nous vient de la Révolution, pour embrasser la loi de la matière inerte plutôt que celle de la vie et de l'esprit. Passant par-dessus les écluses qu'avait dressées Léon XIII, il renversa les digues accumulées par saint Pie X, contourna les contre-offensives de Pie XI et de Pie XII, et vint inonder tout le siècle sans plus trouver d'obstacles sur son chemin. 115:332 Les marxistes diront que ce phénomène découle du déterminisme historique. Nous répondrons qu'il s'agirait plutôt de quelque déterminisme géopolitique ou infra-historique : où règne la loi de la matière il peut y avoir évolution, mais l'Histoire n'existe que là où règne, là où tente au moins de régner la loi de la raison. Chapitre 2 : #### *Charles Maurras et l'Action française* L'ÉNORME AVANTAGE PUBLICITAIRE décroché par les socialistes, libéraux et révolutionnaires de toutes tendances dans la bruyante et désastreuse « Affaire Dreyfus » mobilisa aussitôt les consciences les plus sensibles aux nécessités vitales de la France sur l'urgence d'une organi­sation qui milite pour la défense des valeurs menacées. C'est dans cet esprit que se forma l'éphémère « Ligue de la Patrie française », composée de deux groupes : les *Patriotes*, dirigés par Paul Déroulède et Maurice Barrès, et *l'Action française*, fondée par Charles Maurras et Henri Vaugeois. Après la mort de Vaugeois, Charles Maurras restait le seul maître de ce second mouvement et de son journal, *l'Action française*. Le jeu « gauche-droite » commençait de sévir en France, presque imperceptiblement, comme une espèce de guerre civile latente, mais où le sang n'allait pas tarder à couler. En septembre 1923, l'anarchiste Germaine Berton pénètre dans les locaux de *l'Action française* avec l'intention de tuer Maur­ras ; elle ouvre le feu sur Marius Plateau, qui tombe touché à mort. Quelques jours plus tard, une foule énorme de plus de vingt mille *royalistes* accompagne le cercueil de Plateau jus­qu'au cimetière de Vaugirard. 116:332 C'est en cette occasion aussi que les deux mouvements se fondirent en un seul ; Charles Maurras, leader incontesté, s'identifia avec l'Action française, sans exercer toutefois la moindre dictature sur ses principaux collaborateurs, qui comptaient parmi les plus hautes valeurs intellectuelles du pays : Léon Daudet, Jacques Bainville, Henri Massis, Georges Bernanos, Jacques Maritain. De célèbres théologiens, plusieurs évêques et cardinaux, ainsi que la grande majorité du peuple catholique, soutenaient l'Action française et ses publications. Nous pouvons diviser en deux plans le programme pour­suivi, que le nom même du mouvement suffit à condenser. Le premier fixe un programme *d'action* bien défini dans l'espace et le temps : servir la France, concrètement envisagée, et très concrètement aimée. Or cette France, dans l'inébranla­ble conviction des militants d'AF, soudait son identité pro­fonde à l'empreinte de la monarchie et de l'Église. Le mouve­ment et le journal du même nom, *l'Action française,* étaient nés pour défendre le « nationalisme intégral » et pour inter­dire aux forces de dissolution de l'internationalisme socialiste, maçonnique et révolutionnaire, de dérouter la France, sur la voie de sa véritable vocation. Libre à chacun de sourire de cette mystique, surtout s'il considère les chemins parcourus par la France depuis cette époque. On a déjà dit bien souvent que Maurras était un empiriste, ce qui est vrai d'une certaine façon : Maurras en effet ne « théorisait » pas en termes universels. Il s'efforçait de penser en termes immédiatement appliqués, expérimentés ; en termes de réalités perçues, dans le cas particulier de la France, grâce à une sorte de connaturalité, à une identifica­tion qui lui conférait cette extraordinaire lucidité normale­ment réservée aux grands élans amoureux. Si, par exemple, il était monarchiste, ce n'était nullement pour prétendre que le régime monarchiste fût exigé par la loi naturelle. La « doc­trine » de Maurras était pensée pour la France, qu'il connais­sait de l'intérieur, en son être propre, comme seul l'amour peut y autoriser. 117:332 Le second plan de développement du programme d'Ac­tion française, presque au rebours de la violente passion de Maurras, était plus *universel* et par là même d'intérêt général. Dans sa courte et turbulente existence l'A.F. défendait, contre le torrent révolutionnaire, les valeurs universelles que celui-ci cherchait à renverser : l'autorité, l'ordre, la tradition, et d'une façon générale *toutes* les valeurs implantées et défendues par l'Église catholique. La phrase que Maritain, dans *Le Paysan,* consacre aux gauches françaises -- « *en matière politique et sociale, leur instinct les pousse vers la bonne doctrine* » *--* cette phrase s'appliquerait parfaitement à Charles Maurras et aux mili­tants d'A.F. C'est ici qu'il nous faut aborder un curieux problème : un problème qui a dû paraître très mystérieux aux hommes de cette époque, beaucoup plus encore qu'à nous-mêmes, qui avons assisté à toutes les conséquences du drame, et détenons en quelque sorte la clé de l'énigme. Maurras en effet, qui se disait un homme « sans foi », qui s'était fait un nom dans une littérature ostensiblement païenne et par moments pres­que blasphématoire, Maurras prend la tête d'un mouvement qui défend l'Église contre les multiples outrages infligés par les gouvernements de la République, et fédère autour de sa personne la fine fleur des militants catholiques français. L'uni­vers catholique tout entier a subi l'irradiation de cette âme puissante : ici même au Brésil, le fondateur du Centre Dom Vital, Jackson de Figueiredo, fut un fervent maurrassien. Nous verrons plus loin combien cet homme terriblement secoué par le pape Pie XI, en vérité, fut toujours mystérieuse­ment marqué par son esprit d'Église et par la communion des saints. 118:332 Le fait est que cet « homme sans foi » a toujours fait preuve d'une confiance entière et sans retour dans les prin­cipes de la doctrine romaine ; qu'il n'a jamais perturbé la foi des catholiques les plus lucides qui partagèrent ses combats pendant de longues années, jusqu'à la crise de 1926, sans le moindre soupçon de querelle motivée par des questions doc­trinales. J'ai déjà évoqué le nom des philosophes et théolo­giens qui appuyaient l'Action française ou en faisaient partie : ainsi Jacques Maritain avait-il rejoint l'A.F. sur les instances du Père Clérissac, pour y rester quinze ans sans le moindre signe extérieur de malaise, jusqu'à la veille de la rupture et de la « condamnation » de Pie XI. Le célèbre « *politique d'abord* » ne signifie d'aucune façon une proclamation doctrinale du primat du politique sur le religieux et les autres plans de la vie humaine ; il précisait seulement le caractère temporel et non confessionnel de l'Ac­tion française ; il marquait -- ce qui ne se discute pas -- le primat du politique dans cet ordre de réalités. L'A.F., répétait Maurras, ne s'intitule pas « Action catholique », ni « Action sociale », ni « Action populaire », encore qu'elle ait conscience de travailler pour le peuple, qu'elle soutienne les thèses sociales d'Albert de Mun, de La Tour du Pin, de Le Play, et encore qu'elle soit ardemment catholique en cela qu'elle défend tout l'enseignement social du Magistère et tous les intérêts de l'Église catholique. Par son activité doctrinale et journalistique, l'A.F. faisait acte de présence quotidienne dans les battements de la vie politique française. Mais elle avait aussi une action *physique* chaque fois que l'honneur du pays l'exigeait, l'A.F. descendait dans la rue, royaume de ses plus jeunes militants, les Came­lots du Roi. « *L'Action française a la parole, mais elle a aussi des bras.* » En cas de nécessité plus brûlante, elle avait des poings. Quand la mer républicaine était calme, les Camelots du Roi engrangeaient des signatures et des cotisations. Un de ces jeunes Camelots du Roi (certes pas le plus calme ni le plus timoré) s'appelait Georges Bernanos. 119:332 « Mouvement historique » qui réalisait le plus vigoureux engagement jamais observé dans une réalité nationale en mouvement, l'Action française surgit comme adversaire implacable du courant révolutionnaire qui devait si vite évo­luer en direction du marxisme. Concrètement, Charles Maur­ras faisait front, il se mettait en travers du chemin de Marc Sangnier et des sillonnistes dans les mêmes dispositions mili­taires que Pétain à la bataille de Verdun : « ON NE PASSE PAS ! » Mais le torrent avait grossi. Les rancœurs ecclésiastiques soulevées par l'énergique répression de saint Pie X se coalisè­rent pour renverser le seul mouvement qui s'opposait alors à *LA CHOSE* par quoi l'Église est aujourd'hui dévastée. Elles obtinrent en 1926, comme nous le verrons, une condamna­tion -- pastorale et non doctrinale -- de Pie XI. Ce dernier donnera ensuite des signes visibles qu'il reconnaissait l'erreur où il était tombé, erreur à laquelle l'agressive et absurde réaction de l'A.F., son *non possumus* catégorique, avait beau­coup contribué. Plus tard encore les descendants du Sillon, bras-dessus bras-dessous avec les communistes, obtinrent le résultat prati­que qui va peser le plus dans l'histoire du pays : faire condamner Charles Maurras, soldat de l'Église et de la France, dernier soldat de France, patriote infatigable, lutteur de chaque instant, à la fin de son énorme vie, comme récompense d'un amour aussi long et aussi constant -- le faire condamner, par ceux qui n'avaient pas combattu, ou qui n'avaient combattu que dans les rêves et les symboles, à la détention perpétuelle pour crime de trahison... envers la Patrie ! Les hommes d'Action française L'Action française fut ce que furent ses hommes, elle pesa ce qu'ils pesaient. 120:332 Pour comprendre l'ampleur de la tragédie déchaînée autour de cette organisation, il faut bien voir que l'A.F. osait s'opposer, sur le front le plus dense, disons même le plus « étranglé » de la civilisation occidentale, à la vague qui était née de l'effondrement de notre chrétienté et qui n'avait cessé de grossir quatre siècles durant ; il faut bien voir aussi qu'aucun des combattants principaux, Maurras, Daudet, Bernanos, Barrès, Bainville, Massis, ne recula jamais devant la pire menace, n'hésitant jamais non plus à recevoir, en position de combat, *un ennemi de plus !* Mais on ne pourrait rien comprendre à l'A.F. sans tenir compte encore de cette légion de militants obscurs et humbles, farouchement attachés à leur foi et à leur honneur, que la condamnation de Pie XI laissa en fait « condamnés à mort », comme le peintre Bernard Bouts me le disait hier encore en pensant à son pays, la Bretagne. Dans un livre injustement oublié, Robert Brasillach, condamné à mort d'une façon encore plus injuste en 1945, après la fin des hostilités, pour le crime de n'avoir point participé à une « Résistance » qui n'avait d'ailleurs guère résisté, Robert Brasillach nous laisse cette page inoubliable sur la condamnation de l'Action française : « Mais d'ailleurs nous parvenaient des nouvelles plus péni­bles. De vieux royalistes, qui avaient brisé parfois leur vie pour l'Église, au temps des inventaires, par exemple, se voyaient refuser le prêtre à leur lit de mort. Les enterrements civils faisaient scandale dans des villages où ils étaient incon­nus. Des prêtres étaient déchirés par le conflit. Dans un admirable livre, *Les Manants du Roi,* Jean de La Varende a laissé le témoignage poignant de cette crise immense, qui aura été la grande crise spirituelle de cette époque. Il a peint de façon magnifique ces vieilles gens dépossédées de leur foi nationale, troublées dans leur foi religieuse, et le désarroi jeté dans la conscience catholique des Français. Par la suite, même avant la réconciliation, les rigueurs s'atténuèrent, sans jamais disparaître tout à fait. Rien n'est plus dur qu'une persécution ecclésiastique. On voyait passer alors des cercueils sans clergé, que des ligueurs déposaient devant la porte fermée des églises, pendant que la foule à haute voix récitait les psaumes ou le chapelet. Derrière cette porte, il y avait parfois un prêtre aussi tourmenté, aussi ému que ceux qu'il repoussait. La porte ne s'ouvrait pas. » ([^45]) 121:332 Léon Daudet Dans ce même ouvrage, Brasillach regrette l'absence d'un talent littéraire comparable à celui de Léon Daudet pour nous laisser un portrait de Léon Daudet, précisément, l'homme qui sut remplir plus d'un quart de siècle avec l'éclat de sa bravoure et le retentissement de son rire de cyclope. Quand Daudet et Maurras se sont rencontrés, leurs amis prophétisèrent une union bien fragile, qui pouvait tenir un mois tout au plus, compte tenu de la violence de l'un dans son débordement de vie, et de celle de l'autre dans sa concentration d'intransigeance intellectuelle. L'amitié des deux hommes et leur respect mutuel durèrent trente ans, inaltéra­bles, dans une merveilleuse stabilité qui traversait toutes les tourmentes de la République sans creuser une seule ride au-dedans des cœurs... Henri Massis raconte qu'au terme du voyage, lorsqu'il se sentit détaché de tout et que ses yeux se fixèrent sur le mystère d'un autre monde, Daudet concentrait encore les derniers efforts de sa vie sur ce programme tout d'un bloc : « *Ma prière dans la nuit... et ma vie pour Charles Maurras.* » ([^46]) Pour Maurras, sourd depuis l'âge de quatorze ans, muré dans la « *tragi-comédie* » de sa célèbre surdité, Daudet avait surgi comme un monde d'exaltation nouvelle qui s'ouvrait devant lui, à commencer par la possibilité presque miracu­leuse d'entendre *ce* que cet homme disait : 122:332 « *Cette voix éclatante --* confie Maurras --, *mi-clairon, mi-tonnerre, qu'il n'avait pas besoin de forcer pour moi, m'avait fait à nos premières rencontres la plus délicieuse de toutes les surprises, que soutinrent ensuite les forces de notre collectivité, la vigueur et la durée de notre amitié. Il serait ridicule d'en faire tout dépendre. Mais tout en a été facilité, aplani et simpli­fié.* » ([^47]) -- Henri Massis écrit, juste après : « Le son de la voix ajoutait aux jugements de Léon Daudet sa fascination étonnante et son rire, ce rire homérique, un de ces rires qu'on imagine être celui des dieux devant la stupidité des hommes ! » ([^48]) Plus loin, Massis décrit en ces termes une session à la Chambre des députés : « Quand Briand, par sa mélodie, croyait tenir l'Assemblée tout entière sous le charme, l'entraîner jusqu'aux nues, quand, engourdie sous la caresse, l'opposition -- à droite comme à gauche -- se sentait vaincue et expirait au pied de la tribune d'où s'élevait sa musique, quand tout et tous subissaient l'ensorcellement du vide, un rire, un rire d'une force d'éclat, d'une puissance surhumaine, faisait soudain retentir son ton­nerre, comme une protestation du ciel courroucé par l'impos­ture et le mensonge ! Tout était rompu, les têtes se relevaient, les échines se redressaient, les huissiers ne dormaient plus, les sténographes s'agitaient, les pupitres s'ouvraient, les conversa­tions reprenaient leur train, le public se réjouissait dans les tribunes et, en haut, les journalistes pouffaient... Briand, lui, avait perdu pied ; le dos courbé, l'œil mauvais, il attendait en levant les épaules... La réplique d'un adversaire fait rebondir l'orateur, *mais un rire ?* Bien des vengeances futures ont là leur origine : un contradicteur de cette sorte n'était-il pas invincible ? » ([^49]) Plus tard, le 24 novembre 1923, les dieux altérés de sang se vengèrent. Le fils de Daudet, Philippe, quatorze ans, fut retrouvé sur le siège d'un taxi avec une balle de revolver dans la nuque. 123:332 L'affaire devait être rapidement élucidée : l'enfant était tombé dans un traquenard anarcho-policier. Léon Daudet, ayant conduit le cercueil de son fils jusqu'à sa sépulture au Père Lachaise, se dresse comme un lion blessé et fulmine ses rugissements, ses accusations, sans se soucier d'aucune conséquence. Le public apprendra ensuite, stupéfait, la nou­velle du procès de Léon Daudet et sa condamnation à cinq ans de prison. Peu de temps après, avec l'évasion spectacu­laire de la prison de la Santé, Paris tout entier se rit du gouvernement, comme si les redoutables énergies sismiques de Daudet s'étaient répandues sur toute la capitale. Mais la sienne propre, alors, avait été brisée. Maritain écrivit à Massis : « *Voilà que je reçois l'A.F. qui m'apprend l'affaire... Quelle atroce tragédie ! C'est épouvanta­ble de toucher à ces abîmes de haine immonde !* » « Un beau défenseur de la foi » Ce que je viens de raconter devrait suffire à faire com­prendre au lecteur les deux éléments qui commandent la tragédie de l'Action française : d'une part l'admiration, le dévouement que ses dirigeants réveillaient dans les milieux catholiques enracinés par une véritable conviction ; de l'autre, l'insupportable irritation qu'ils provoquaient chez les ennemis de l'Église. Léon Daudet, sur ce point, avait déjà payé le plus lourd tribut. Après les intrigues ourdies par les militants du « cou­rant » qui inonde et souille aujourd'hui l'univers entier, après aussi la malheureuse réaction de colère contre la décision de Pie XI interdisant la lecture de *l'Action française,* et le lamen­table *non possumus* dont Charles Maurras se repentit aussi­tôt, mais trop tard, tout le monde s'écria que Maurras était païen, et que sa philosophie politique conduisait au natura­lisme. 124:332 Cependant, pour pénétrer le drame de l'Action fran­çaise en toutes ses dimensions, largeur, hauteur et profon­deur, il faut remonter au pontificat de saint Pie X ; il faut revenir à l'éloge que le grand pape canonisé par Pie XII faisait de Charles Maurras -- éloge rapporté de Rome comme une pierre précieuse par Camille Bellaigue dans les derniers jours de 1914 : « Comme celui-ci, raconte Maurras, implorait du Saint-Père que sa bonté daignât bénir l'écrivain dont six mois auparavant il avait enfermé la condamnation dans ses tiroirs : « *Notre bénédiction !* s'écria le Pape. *Mais toutes nos bénédictions ! Et dites-lui qu'il est un beau défenseur de la foi.* » ([^50]) Le premier à s'étonner fut Charles Maurras. Au comble de l'émotion, il demanda si le pape n'aurait pas dit plutôt « *défenseur de l'Église* »*.* Cela, il pouvait le comprendre, mais « *de la foi* »... ? Bellaigue cependant lui confirma aussitôt la parole de saint Pie X : « *un beau défenseur de la foi* » ! Pauvre Maurras. A quatorze ans, si plein de vie, de projets, si affamé de tout, pendant un cours, il sentit que le monde des sons s'évanouissait pour lui presque totalement. Désespéré, il se concentra tout entier sur l'immense désastre qui affectait, au risque de la tuer, une vocation impétueuse­ment orientée vers la grande loi de la tradition vivante, la grande chaîne des paroles entendues et des paroles trans­mises. La surdité de Maurras est un contresens aussi brutal que celle de Beethoven. Désespéré, donc, le jeune Maurras se concentra tout entier sur la recherche d'un équilibre, pour compenser l'immense désastre qui affectait la raison d'être de sa vie, c'est-à-dire la communication d'un idéal. Et, dans cette vigoureuse mobilisation de toutes les forces de l'âme, il décida de ne plus porter la moindre attention aux objets, valeurs, idéaux et croyances de sa vie d'adolescent. 125:332 Un blocage brutal s'opéra, ensevelissant dans les profondeurs de l'inconscience toutes ces germinations et émergences qui nous donnent clairement conscience de notre foi profonde. Il lui semblait qu'il avait perdu la foi de son baptême, la foi de son enfance. En outre, par un énorme effort de compensation, il s'accro­cha, se crispa sur les expériences empiriques, et finit par distiller une gangue de positivisme politique autour du noyau aristotélico-thomiste qu'il n'avait jamais perdu. Il faut d'ail­leurs remarquer qu'en dépit de sa prodigieuse capacité d'étude, Maurras reste plus militant que philosophe, et plus soldat que moine. Il fut même le dernier soldat de « *La France des Bourbons, de Mesdames Marie, Jeanne d'Arc et Thérèse, et Monsieur Saint Michel* ». Son œuvre littéraire de jeunesse est marquée par une sorte d'insolence païenne. *Chemin du Paradis,* comme *Anthi­néa,* comportent des pages intolérables pour un cœur chré­tien, et les bonnes âmes n'ont pas dû manquer de recueillir avec soin ce vieux passif quand la dénonciation portée contre l'Action française prit le chemin du Vatican. En 1898, dans l'atmosphère de « l'Affaire Dreyfus », le militant politique prend naissance en Maurras ; l'envergure de cette pensée, son système de convictions profondes, s'im­pose aussitôt : l'A.F. en tirera un ensemble homogène où figurait en bonne place, comme pierre angulaire, la Sainte Église Catholique. La France était ce qu'elle était, et ce qu'elle devait être, par l'Église et par ses rois. Philosophiquement, le schéma peut paraître trop simple, trop particularisé, si nous prenons « l'Église » comme pure institution extérieure, mora­lisante et civilisatrice ; il peut même paraître erroné si nous pensons que la monarchie y est représentée en termes univer­sels et comme une exigence de la loi naturelle. Mais il faut se souvenir que Maurras n'entend jamais *universaliser ;* il veut seulement, et farouchement, lutter pour une réalité concrète, palpable, une réalité pour laquelle il donnerait son sang et sa vie. Et si prévaut ici une sorte d'empirisme, qui constitue le devoir d'état du soldat, dans l'homme de lettres et de joutes oratoires homériques il subsiste comme une faiblesse, une vulnérabilité : n'oublions pas que Charles Maurras fut toute sa vie poète, et même grand poète. 126:332 Au petit matin, après douze ou seize heures de travail, Maurras déjà vieux quittait son bureau de *l'Action française* d'un pas léger, droit comme un bon escrimeur, et s'en allait par les rues endormies de la capitale sans accuser de fatigue, composant des poèmes ou récitant au gré de la mémoire ses auteurs fondamentaux : Lucrèce, Virgile, Mistral. Il est difficile d'imaginer qu'un homme de cette trempe aurait pu se contenter d'une philosophie pragmatique, au sein de laquelle l'Église eût été cantonnée aux dimensions cultu­relles d'un harmonieux « modelage » de l'histoire de France. Maurras ne pouvait dire aux autres sa foi théologale en l'Église *une, sainte, catholique* et *apostolique,* faute d'avoir trouvé comment se la dire à lui-même, ou faute d'avoir su comment se libérer de ce despotisme des puissances de l'âme qui lui forgeaient, pour compenser la surdité au paysage des sons extérieurs, une autre surdité aux gémissements intérieurs. Aujourd'hui, avec tout ce que nous savons de l'histoire de Charles Maurras, nous pouvons posément concevoir que la foi surnaturelle en lui progressait de manière invisible, s'infil­trant dans les souterrains de l'âme, mais sans jamais mourir pour de bon. A son époque, et surtout en ces jours tourmen­tés de révolte contre un jugement de l'Église qui lui parut incompréhensible, il était possible de voir en Maurras un incroyant, et de voir en sa philosophie politique des « ten­dances au naturalisme ». Mais « *les saints voient loin* », écrit Henri Rambaud, dans l'article d'ITINÉRAIRES que nous avons déjà cité : « Les saints voient loin. Un demi-siècle a passé sur ce jugement et, s'il reste paradoxal qu'ait pu être mis au rang des défenseurs de la foi un homme qui s'en était détaché dès l'adolescence et qui, de plus, sera bientôt douze années durant en conflit violent avec Rome pour ne rallier la communion des fidèles qu'aux dernières heures de sa longue et puissante vie, la vérité de ce paradoxe nous est beaucoup plus facile­ment perceptible depuis que le péril que saint Pie X avait vu poindre et franchement, résolument combattu, qu'il avait réussi à juguler pour un temps, est devenu l'immense entre­prise de subversion qui ravage aujourd'hui l'Église... 127:332 Car de quel côté, dans la présente division des chrétiens, se situent les esprits que Maurras a contribué à former ? Vous en cherche­riez vainement parmi les promoteurs de ces nouveautés qui, sous couleur de rendre notre foi plus accessible et plus pure, substituent le culte de l'Homme au culte de Dieu fait homme, cependant que, dans le camp adverse, nous ne sommes pas si peu nombreux, sans que la politique y entre pour rien, à nous reconnaître ses débiteurs, quoique très inégalement. Il faut bien que l'action de cet incroyant n'ait pas été si nocive pour les croyances elles-mêmes qu'il ne partageait pas et tendît plus ordinairement à en préserver l'intégrité qu'à en ruiner le principe. ([^51]) » Voilà ce que saint Pie X avait vu, avec un bon demi-siècle d'avance sur son temps. Mais pas seulement saint Pie X. Comme nous allons le voir, Pie XI lui-même comprit cet aspect des choses après les premières années de crise, et chercha à corriger avec une extraordinaire sollicitude le catas­trophique malentendu. Secret d'une célèbre surdité Deux mots encore sur la figure de Charles Maurras, ou plutôt sur le secret de sa grande âme. Il est connu que la surdité, encore qu'elle soit moins grave, prédispose plus que la cécité à l'irritation et à l'amer­tume. Mais la « tragi-comédie » de cette surdité produisit en Maurras une série d'effets et de réactions qui ne peuvent s'expliquer que par la grandeur peu commune de son âme. 128:332 Pierre Gaxotte, qui fut son secrétaire particulier, ému de l'extraordinaire patience avec laquelle Maurras recevait tous les visiteurs de la rédaction, lui dit un jour : -- *Vous êtes la Providence des raseurs !* *-- J'ai besoin d'écouter, de savoir, de m'informer,* lui répondit Maurras. *Toutes les personnes que je reçois m'ap­prennent quelque chose, des choses que vous, vous pouvez entendre de loin. Jamais un visiteur n'est sorti de mon bureau sans m'avoir enrichi.* ([^52]) En une autre occasion, plus lyriquement, Maurras expli­quait que les « raseurs » lui apportaient en outre un réconfort particulier. Les amis, les compagnons de lutte, surtout à la rédaction d'A.F., avaient tous pris l'habitude de lui adresser la parole dans un style condensé, réduit à *l'essentiel.* Les « raseurs » au contraire le fournissaient en *superflu.* Or, c'est ce superflu qui lui importait dans la communication avec le prochain ; c'est lui qui apportait l'information délicieuse sur la façon commune dont les hommes non murés échangent leurs propos. Henri Massis ([^53]) décrit à ravir l'attention que Maurras consacrait aux jeunes gens, et la délicatesse... ah !, qui pourra dire ce qu'était la courtoisie, la politesse inlassable de cet homme que beaucoup connaissent exclusivement par de furi­bondes manifestations de colère ! En effet, à travers toute sa longue vie, endurant toute la gamme des injustices et des persécutions, le pléthorique, le volcanique Charles Maurras a toujours su garder intacte une réserve de profonde douceur pour la courtoisie et pour l'amitié, les deux plus vieilles vertus des Français de la vieille France. Et c'est ainsi que tout au bout, au comble de la souffrance, au sommet des déchirements de la plus cruelle injustice, c'est ainsi que nous le trouverons quand la foi recluse, emmurée, assourdie, revient mystérieusement à la surface, et que le vieux soldat peut dire... Mais n'anticipons pas, il nous reste encore une longue route à faire. 129:332 Les signes de Dieu Rappelons le premier signe, qui n'est pas de nature très courante. L'homme qui incarne un mouvement vigoureux, offert à tous les dangers, reçoit l'éloge et l'encouragement d'un saint, Pie X, un saint moderne supérieurement qualifié sur la question des hérésies et la défense de la foi. Le second signe semble plus mystérieux, et pourra être dédaigné par les incrédules. Il est donné quelques années plus tard. Le monde alors est en guerre, et la France, en train d'y perdre la fleur de sa jeunesse non contaminée par le désespoir du Siècle du Néant. Dans les derniers jours du mois de juin 1918, quand la guerre approche de sa conclusion, le jeune Pierre Villard tombe mort dans un morceau de terre française récemment arraché à l'ennemi... Maritain l'avait rencontré une ou deux fois, et correspondait régulièrement avec lui. Il le croyait pauvre, et abandonné. A son grand étonnement, il reçut une lettre d'un notaire de Nancy l'informant que Pierre Villard l'avait institué légataire universel de ses biens, conjoin­tement avec Charles Maurras. C'est ainsi que Maritain et Maurras, déjà unis à cette époque au sein de l'Action fran­çaise, se trouvaient en outre unis par le sang versé de Pierre Villard. Tout indiquait d'ailleurs qu'ils devaient rester unis pour la vie entière. Je réserve pour un autre chapitre les réflexions qui s'imposent sur la condamnation de l'A.F. et la rupture avec Maritain. 130:332 Qu'on me permette seulement ici de remarquer une chose, avant de poursuivre l'énumération des « signes » de Dieu : nous nous approchons à grands pas de l'année. 1926 sans que Maritain, Garrigou-Lagrange et les autres partici­pants des « Cercles de Meudon » aient encore exprimé le moindre soupçon d'inquiétude sur l'orientation générale de l'Action française... J'ai sous les yeux le *Dictionnaire des Connaissances Catholiques* de Bricout : dans son édition de 1925, volume I, pages 70 et 71, cet ouvrage consacre un grand article à l'A.F. sans un seul adverbe pour suggérer une restriction ; l'article est signé par Bricout lui-même. Étrange silence ! Étrange distraction, de la part de théologiens aussi réputés que Garrigou-Lagrange, Journet, Lavaud, Philippon, et de la part de philosophes comme Jacques Maritain ! Nous reviendrons plus loin sur la singulière instantanéité de cette condamnation que personne n'avait prévue, et contre laquelle personne ne s'était prémuni. Mieux vaut sauter ici l'année 1926 qui fut celle de la condamnation. Trois ans plus tard, en 1929, nous retrouvons le pape Pie XI demandant au Carmel de Lisieux, par la voix du cardinal Gasparri, que des prières instantes soient adressées tous les jours -- « d'un seul cœur et d'une seule âme » -- à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus : il s'agissait bel et bien d'en finir, par son intercession, avec « *la grande pitié* » où la condamnation de l'Action française avait plongé l'Église de France. ([^54]) Ce message du pape au Carmel de Lisieux, trois ans après la condamnation de l'Action française, semble claire­ment indiquer une disposition bienveillante ; on ne relève d'ailleurs dans la lettre du cardinal Gasparri aucune référence à « l'erreur » dont l'A.F. devrait se corriger. En février 1937 Charles Maurras, incarcéré par le gouver­nement de Léon Blum, reçoit la visite d'Henri Massis à la prison de la Santé. Sitôt passée la porte de la cellule, Massis remarque une douceur nouvelle, un air de félicité profonde dans la physionomie de Maurras. 131:332 Que lui était-il arrivé de neuf et de si merveilleux ? Maurras prend son ami par le bras, le mène au réfectoire de la division et, l'ayant fait asseoir, le prie d'imaginer quelle lettre il vient de recevoir... Et Maurras de lui tendre une lettre revêtue d'armoiries jaunes, une lettre de trois pages qui porte cette signature : Pius P.P. XI. -- Oui, une lettre du Souverain Pontife... Mais laissons Henri Massis raconter : « Et dans cette prison, Maurras devant moi, Maurras qui avait tant souffert de nos propres douleurs, Maurras, le visage baigné de joie, et qui déjà m'expliquait : -- Sur le conseil et la prière du Carmel de Lisieux, j'avais écrit au Pape à l'occasion de la lutte héroïque qu'il avait à soutenir contre la maladie... je lui avais exprimé l'impression émue que j'en éprouvai, la respectueuse admiration qu'inspirait sa vaillance et les vœux que, pour sa guérison, toute âme doit former. Au vrai, j'étais fort embarrassé... Je savais qu'en 1936, s'adressant à Laval, Pie XI lui avait parlé de ma pauvre mère chérie ; je saisis cette occasion de l'en remercier. Pour le reste, que lui dire ? Je crus pourtant de mon devoir de lui assurer combien tous les Français qui ont la passion de l'ordre lui étaient reconnaissants de la belle croisade qu'il prêchait contre les menaces de la double révolution communiste et germaniste qui pèsent sur notre Occident. J'ajoutai même qu'en ce qui me concerne, et plus j'avance dans la vie, plus s'affirme en moi l'invariable enthousiasme de la pieuse gratitude que m'a toujours inspirée le bienfait du catholicisme. Si de tels senti­ments avaient quelque prix, j'étais heureux de déposer cet hommage renouvelé à la maternité de l'Église sur le lit de douleur de Sa Sainteté... Je me sentais personnellement bien indigne, mais Lisieux insistait... Et puis *tout est grâce* dans la vie... Mais je n'osais espérer cet honneur que je n'ai pas mérité, et qui me comble de joie... Depuis que je lis et relis ces pages dont je suis l'indigne destinataire, une idée achève de prendre forme en moi : dès ma libération je compte prendre le chemin de Lisieux, afin d'y agenouiller ce que j'ai de désir de lumière intellectuelle et ce que j'élève de gratitude au Saint Père sur le tombeau de la petite et si grande sainte Thérèse de l'Enfant Jésus... » ([^55]) 132:332 Ainsi parlait Maurras en cet après-midi d'avril 1937 dans la prison de la Santé. Et Massis reproduit les premiers mots utilisés par Pie XI pour répondre à la lettre de Maurras : « *Je veux vous dire ma profonde reconnaissance pour la consolation que vos lignes mont apportée, vous dire aussi que, comme je l'ai fait jusqu'ici, je continuerai plus intensive­ment et plus paternellement ce qu'uniquement hélas ! je peux faire pour vous, c'est-à-dire prier et faire prier pour vous, pour votre bonheur, heureux de pouvoir depuis quelque temps unir à mes pauvres prières mes non moins pauvres douleurs et de pouvoir ainsi imiter le Divin Sauveur et Maître, qui a bien voulu unir à ses divines prières ses non moins divines douleurs, sa Passion et sa mort, pour le salut de nos âmes !* » (**21**) La lettre du pape se terminait ainsi : « *C'est avec une intention toute particulière que je vous envoie aussi une grande bénédiction en ce jour anniversaire de ma déjà éloignée élection, quand la bénédiction du vieux Père commun est de partout et de tous les fils de la grande famille plus désirée et plus invoquée. -- Pius P.P. XI.* » (**21**) Trois mois plus tard, Maurras reçoit du Carmel de Lisieux la suggestion, ou plutôt la prière, d'écrire au pape le 12 mai, jour de son anniversaire. Cette seconde lettre ne fut connue que beaucoup plus tard, quand un décret du Saint-Office, en date du 10 juillet 1939, suspendit l'interdit de décembre 1926 contre l'Action française. Nous savons aussi maintenant que les moniales de Lisieux ne se contentèrent pas d'obéir au pape. Elles n'offrirent pas seulement les prières demandées, mais ajoutèrent des mortifications et des péni­tences aux mêmes intentions. 133:332 En 1935, Mère Agnès, prieure du Carmel, informe le pape Pie XI de la mort d'une jeune religieuse, dont la famille connaissait Charles Maurras. Cette religieuse avait offert toutes les souffrances de sa vie et de son agonie pour la pacification des esprits. En 1936, le pape adresse à la Mère Agnès une lettre pleine d'émotion : il y confie que lui aussi offrait ses propres infirmités et ses propres souffrances pour la paix des âmes et du monde. En 1937 enfin, Lisieux écrit à Maurras, Maurras écrit au pape, le pape écrit à Maurras ; et Maurras, Maurras intimidé mais désireux de tout soumettre aux inspirations de Lisieux, répond par une lettre aux bons soins de la Mère Agnès, qui à son tour la fait suivre à Castelgandolfo. Voici la lettre de Charles Maurras : « Je ne saurais jamais exprimer à Votre Sainteté mon admiration pour l'assaut qu'Elle donne aux forces du mal. ([^56]) Cette belle croisade contre le communisme ouvre et déploie comme un arc-en-ciel sur le monde, et la haute bénédiction de Votre Sainteté sur les forces de l'ordre et de la paix cause déjà un désarroi assez sensible dans le camp des esprits qui massacrent, brûlent et tuent. Certes l'Église est toujours en ligne contre le mal ; mais votre incomparable offensive de la bienfaisance et de la charité agit puissamment sur les hommes de bonne volonté auxquels Votre Sainteté a daigné s'adresser. Ils sentent leurs espérances renaître, se réchauffer leur raison au fond de leur pensée émue. « Mais, Très Saint Père, parmi les hommes de bonne volonté, beaucoup de vos fils souffrent et pleurent d'être séparés de vous. Il ne saurait m'appartenir de parler en leur nom. Mais enfin je les connais, je les vois, j'en ai même vu mourir qui ne cessaient de crier au cours de leur agonie vers Votre tribunal ou vers le tribunal d'un juge suprême, et tous, oui tous, ils accusaient leurs accusateurs de Vous avoir indi­gnement trompé à leur sujet. Et l'un d'eux, un évêque dont je n'ai cessé d'être l'élève et l'ami, Mgr Penon, évêque de Moulins, me disait, quelques mois avant sa mort, qu'une chose était certaine -- il le savait par expérience personnelle d'une très haute justice : 134:332 « Si jamais Sa Sainteté le pape Pie XI pouvait s'apercevoir qu'il avait été trompé (et par quelle machination) rien au monde ne pourrait égaler la sainte colère du Père commun. Il en ferait instantanément la plus exemplaire justice. » « Ainsi parlait cet esprit généreux et lucide, ce véritable saint. Il me semble, Très Saint Père, que les temps ont mûri et qu'il est devenu possible à Votre Sainteté d'écarter tous les voiles insidieux et de découvrir la vérité offensée. Si Votre Sainteté daignait ouvrir une enquête, peut-être saurait-elle comment les catholiques français les plus réputés pour leur orthodoxie passionnée ont été littéralement, corporellement poussés loin du cœur et de l'esprit de Votre Sainteté. » Et Maurras ajoutait : « J'oserai parler librement, puisque c'est la vérité qui délivre. Et j'oserai dire à Votre Sainteté que le mal fait autrefois vient des mêmes qui font le mal, le plus grand mal aujourd'hui. Ceux qui, en France, ont agi pour diffamer mes amis aux pieds de Votre Sainteté sont les mêmes qui, plus ou moins consciemment, entretiennent la cause du mensonge et du trouble universels, les mêmes qui calomnient sournoise­ment le noble effort de la résistance espagnole, les mêmes qui s'emploient sans le vouloir peut-être, mais directement, à faire germer dans notre France toute la semence de la révolution cannibale dont l'Espagne est le théâtre ! Peut-être est-il possi­ble de s'y tromper à distance. Mais nous sommes là sur place, nous voyons ! Ah ! ne vous laissez pas tromper par ces informateurs perfides ou fanatisés ! Les ennemis de l'Action française sont les ennemis du parti de l'ordre, de la Patrie, de l'Église et de la Papauté. Ces ennemis ont gagné une première manche qui a causé bien des maux en 1926. Que 1937 soit l'année de leur déroute et de leur châtiment par la volonté victorieuse de Votre Sainteté. « Très Saint Père, l'appel de Votre Sainteté sur le grand péril de la France et du monde me donne le courage d'écrire de telles pensées. Elles ont deux excuses : celle d'être sincères (ah ! cela profondément !) et aussi celle d'être conformes à tout ce que je sais de la vie de mon pays, c'est-à-dire qu'elles sont vraies. Elles ne sont pas moins désintéressées. 135:332 En ce qui me concerne, je n'ai jamais fait difficulté de reconnaître qu'un certain nombre de mes idées sont hétérodoxes. Je ne l'ai jamais nié, et j'ai toujours hautement prévenu les fidèles, afin que personne n'en soit surpris. Mais ces idées consignées dans des publications personnelles n'ont *jamais, non jamais,* eu le caractère d'un enseignement ni d'une propagande. J'ai le devoir de dire et de redire qu'à l'Action française, dans son journal et dans son Institut, *jamais, jamais,* n'ont été abordées ces idées personnelles. Cet enseignement a été purement politique et d'une politique purement expérimentale, ne don­nant lieu à l'intervention d'aucun des principes supérieurs auxquels *de fait* les catholiques pouvaient se référer et de fait se référaient librement, constamment, régulièrement, sous le contrôle des religieux, prélats et prêtres les plus réputés pour leur fidélité au dogme catholique et à l'ordre romain le plus intransigeant. « Cela est si vrai que -- de fait, toujours -- notre enseignement politique a eu pour effet de ramener quantité de protestants, de libres-penseurs, d'agnostiques à la foi de l'Église. Il n'y a pas huit jours -- car ce qui existe depuis trente ans continue -- un Français me faisait écrire qu'il venait de se faire baptiser à l'âge de vingt ans, en raison de l'impression logique et morale reçue de mes études et de mes travaux. Votre Sainteté doit savoir que le cas n'est pas unique. Il y en a des centaines de tout pareils. Le dossier a été porté au Vatican. Je n'ai pas le droit de m'en taire. Je ne l'ai pas non plus, Très Saint Père, de laisser dire que j'aie eu aucune part dans la ruine de la foi catholique chez *aucun* de nos adhérents. Nous avons déjà demandé que l'on nous citât un seul cas sérieux de cette calamité dont j'aurais eu horreur. On ne nous a jamais répondu. « Bien entendu, Très Saint Père, ni cette qualité inoffen­sive de nos doctrines politiques, ni ce qu'elles ont de bienfai­sant au spirituel et au moral, ne constitue en ma faveur aucun mérite. Cela s'est fait *sans moi,* par la simple vertu des idées qui étaient vraies. Cela s'est fait pourtant. Il ne faudrait pas croire que c'est le contraire qui s'est fait. » Puis Maurras terminait sa lettre en ces termes : « Très Saint Père, je n'ai rien à demander pour moi. Mais la situation morale de la France est épouvantable. Tout y est ruiné ou divisé ou brouillé. 136:332 Les meilleurs sont incertains ; les pires conçoivent et osent tout. Un coup d'éclat de Votre Sainteté peut tout faire rentrer dans l'ordre en recréant les conditions de l'union possible et de l'action, de cette unité morale si nécessaire. Ne suis-je pas autorisé par de récentes marques de bienveillance à supplier Votre Sainteté de consi­dérer dans un esprit de miséricorde et de paix la douleur de quelques-uns de ses fils, victimes émouvantes de la plus infâme manœuvre de tromperie et de calomnie que peut avoir ourdie l'Ennemi du genre humain ? Ils forment, ces enfants dévoués et vraiment fidèles de Votre Sainteté, ils forment dans notre Patrie le bataillon le plus serré et le plus décidé, la plus vaillante et la plus résolue des troupes de l'ordre ; par leur intelligence de l'action, par leur sens des points faibles de l'ennemi, par leur esprit de combat, par leur décision et leur résolution héroïques, toujours prêts aux sacrifices les plus beaux, leur histoire ruisselle de sang, de leur sang ; ils sont par excellence les hommes de bonne volonté auxquels a pensé de tout son cœur de Père Votre Sainteté ; ils ont tous tressailli, émus, saisis, vivifiés par le souffle brûlant de cet appel plus paternel encore que pontifical. De grâce, Très Saint Père, que ces nobles soldats soient replacés par Vous dans des conditions qui leur permettent de rétablir le combat. Ou devons-nous envisager sur notre sol les ruissellements de sang et de pus qui troublent le sol magnanime de la Cata­logne et des autres Espagnes ? « Très Saint Père, c'est la Joie de Votre fête qui m'a inspiré des paroles si hardies, mais d'une vérité si poignante. En priant Votre Sainteté de daigner agréer tous mes remercie­ments les plus profonds pour les bénédictions successives dont Elle a bien voulu m'honorer, j'ose insister et remercier pour l'auguste bienfait que j'implore non pour moi, mais pour les méconnus, en me disant avec respect, agenouillé à ses pieds, de Votre Sainteté le très humble, le très dévoué et très obéissant serviteur. « Prison de la Santé, le 10 mai 1937. CHARLES MAURRAS. » ([^57]) 137:332 Les bons offices de sainte Thérèse Dès qu'il fut sorti de prison, le 13 juillet 1937, Maurras fit le pèlerinage de Lisieux. Il y retourna le 13 juillet 1938, et adressa au pape Pie XI le télégramme suivant : « *Le pèlerin de Lisieux connu de Votre Sainteté rend grâces bénédiction spéciale fidèlement transmise, et agenouillé près des cendres de sainte Thérèse, ose déclarer hommage profond, respect et confiance.* » Pie XI, qui semblait accompagner de loin l'itiné­raire de Maurras, savait d'avance la date de ce second pèlerinage. En date du 15 juillet le cardinal Pacelli, Secrétaire d'État du Saint-Siège, avait envoyé ce télégramme à la Mère Supérieure du Carmel de Lisieux : « *Sa Sainteté reçoit avec un vif plaisir hommage pèlerin et envoie bénédiction paternelle.* » Le 13 juillet 1939, Maurras se rend pour la troisième fois à Lisieux accompagné de Robert de Boisfleury ; il envoie ce message au pape (qui s'appelle alors Pie XII) : « *Les deux pèlerins du 13 juillet connus de Votre Sainteté, agenouillés devant les cendres de sainte Thérèse, envoient hommage respectueux de vénération et d'humble espérance.* » *--* Pour­quoi toujours le 13 juillet ? Parce que c'est à cette date, en 1935, qu'était morte la Sœur Marie-Thérèse du Saint-Sacrement, celle qui s'était offerte comme victime pour Maurras et l'Action française. Le jour même, le nouveau pape répond, aux bons soins de la prieure du Carmel : « *Sa Sainteté bénit paternellement deux pèlerins, demandant à notre chère sainte de Lisieux entendre et combler leurs espérances.* » Quelques semaines plus tard, Mère Agnès, prieure du Carmel, recevait de Sa Sainteté Pie XII une lettre qui fut plus tard rendue publique : 138:332 « Les lettres et les articles dont la charité a inspiré l'envoi à Nos fils Charles Maurras, Robert de Boisfleury et Havard de la Montagne, pour que Nous ouvrions notre cœur pater­nel aux riches sentiments de leurs âmes, Nous emplissent de la plus vive gratitude envers le Père des cieux. Il Nous est particulièrement doux d'assumer, non seulement la reconnais­sance de ces chers fils retrouvés, mais aussi leurs espérances relatives à l'immense bénéfice de paix qui reçoit, avec la réconciliation et l'union des esprits, un allié si puissant. « Nous confions donc à votre filiale sollicitude le soin de transmettre Nos sentiments à ces hommes dont les talents sont une belle promesse de plus pour la cause de Jésus-Christ. C'est encore au travers de votre charité que Nous leur envoyons de tout cœur, ainsi qu'à toutes les Religieuses du cher monastère de Lisieux, la Bénédiction Apostolique. « Donné à Castelgandolfo, le 18 août 1939. -- Pius P.P. XII. » ([^58]) C'est ainsi que fut conclu dans la communion des saints, par les bons offices de deux petites Thérèse, le dramatique incident engendré contre l'Action française par les machina­tions du monde. Mais la vague des conséquences politiques ne s'arrêtait pas là. La Passion de l'âme angoissée de Charles Maurras attendait encore son terrible dénouement. Le monde entrait alors dans une guerre au terme de laquelle, par des machinations plus épouvan­tables encore que toutes les précédentes réunies, Charles Maur­ras, le dernier soldat de France, sera condamné à la détention perpétuelle, comme « traître », par les Français ! C'est dans cette prison, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, que Charles Maurras se convertit enfin à la foi de son baptême ; c'est là aussi que, sans l'ombre d'une amertume, il rend compte de sa vie par ces simples vers -- Gustave Thibon devait les recueillir sur place de sa propre bouche : « *Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine* *Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour.* *Ce vieux cœur de soldat n'a point connu la haine* *Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.* 139:332 « *Le combat qu'il soutint fut pour une Patrie,* *Pour un Roi, les plus beaux qu'on ait vus sous le ciel,* *La France des Bourbons, de Mesdames Marie,* *Jeanne d'Arc et Thérèse, et Monsieur Saint Michel.* » (*A suivre*.) Gustave Corçâo. 140:332 ### Eugenio Zolli (II) Après le baptême par Judith Cabaud LA CONVERSION D'EUGÈNE ZOLLI, grand rabbin de Rome, après la Deuxième guerre mondiale, suscita en son temps, comme on pouvait s'y attendre, de vives réactions. Dans un précédent article ([^59]), nous avons vu le cheminement mystique d'une âme toute imprégnée de recherche de la vérité, tel que le rabbin nous l'a relaté lui-même dans son livre de réflexions autobiographiques. ([^60]) Cependant, l'importance de sa fonction de chef de la synago­gue devait l'amener à s'expliquer devant ses interlocuteurs du monde entier, moins pour se justifier que pour mettre en valeur la grâce insigne du don de la foi chrétienne qui lui avait été fait. 141:332 « Le converti, comme le miraculé, écrivit-il, est l'objet et non le sujet du prodige. Il est faux de dire de quelqu'un qu'il s'est converti, comme s'il s'agissait d'une initiative personnelle. Du miraculé, on ne dit pas qu'il s'est guéri, mais qu'il a été guéri. Du converti, il faut en dire autant. » Agé de 65 ans au moment de son baptême et ayant toujours vécu de sa charge de rabbin et de professeur, Zolli se trouva brutalement confronté à des problèmes matériels, à commencer par ceux de sa propre subsistance, ainsi que celle de sa femme et de sa fille. Il n'en fit pas cas, comme il le dit au R.P. Dezza, recteur de l'Université grégorienne de l'épo­que : « Ma demande de baptême n'est pas un *do ut des.* Je demande l'eau du baptême et rien de plus. Je suis pauvre et je vivrai pauvre. J'ai confiance en la Providence. » Le 13 février 1945, en la chapelle Sainte-Marie des Anges, il fut baptisé en même temps que sa femme par Mgr Traglia. Celui-ci confia plus tard qu' « il \[Zolli\] n'avait pas de quoi dîner le soir de son baptême. Je dus lui donner cinquante lires ». Pendant les années de guerre, comme son illustre prédé­cesseur Job, Zolli avait été dépouillé de tout, et fut l'objet d'intrigues à l'intérieur de la communauté israélite qui l'avait même privé de ses émoluments, l'accusant de ne pas avoir rempli ses fonctions religieuses pendant l'occupation nazie, alors que le rabbin s'employait à assurer la survie de tant de familles juives de Rome. L'arrivée des Américains, en 1944, mit un terme à ces persécutions intestines et le rétablit dans son rôle de grand rabbin. Mais Zolli déclina toutes les propositions nouvelles car il sentait qu'il ne lui serait plus possible de différer davantage son incorporation au Corps Mystique du Christ. A ce moment-là, nous assure un témoin de l'époque : « ...s'il était demeuré juif, il aurait eu tout ce qu'il pouvait désirer. Et moi-même, je connus les offres que les Juifs de Rome et d'Amérique lui firent en cette occasion. Mais il refusa tout et se prépara au baptême. » ([^61]) 142:332 On imagine alors sans peine l'attitude de ses anciens coreligionnaires dont certains allaient jusqu'à proférer des injures et des menaces contre lui. La synagogue de Rome décréta plusieurs jours de jeûne en expiation de l'apostasie de Zolli, et porta le deuil comme s'il était mort. Lorsqu'un journaliste écrivit : « La plus ancienne commu­nauté israélite du monde a réchauffé un serpent dans son sein », Zolli répliqua : « Non, le serpent n'a pas été réchauffé par la communauté, mais c'est le Christ Jésus qui l'a enflammé. » ([^62]) Des protestants aussi prirent contact avec le nouveau baptisé, lui offrant de grosses sommes d'argent si, par son étude de l'Écriture sainte, il parvenait à découvrir une justification pour leur thèse contre la primauté de Pierre à Rome. Zolli l'a non seulement refusé, mais il envisagea d'écrire un ouvrage prouvant le contraire, mais qui resta, hélas, inachevé à sa mort. Par ailleurs, à la question : « Pourquoi n'avez-vous pas adhéré à une des dénominations protestantes qui sont égale­ment chrétiennes ? » Zolli répondit simplement : « Parce que protester n'est pas attester. Je n'ai pas l'intention d'embarras­ser quelqu'un en lui demandant : "Pourquoi avez-vous attendu mille cinq cents ans avant de protester ?" L'Église catholique fut reconnue par le monde chrétien tout entier comme la véritable Église de Dieu durant quinze siècles consécutifs. Aucun homme ne peut s'arrêter à la fin de ces mille cinq cents années et dire que l'Église catholique n'est pas l'Église du Christ, sans se mettre lui-même dans un sérieux embarras. » ([^63]) Les rapports avec Pie XII. Les rapports d'Eugène Zolli avec le pape Pie XII étaient toujours restés discrets. Il jouissait toutefois d'une certaine intimité avec le Saint Père. Comme nous l'a affirmé sa fille Miriam, ils parlaient même l'allemand ensemble. 143:332 Depuis l'af­faire des cinquante kilogrammes d'or que la communauté juive de Rome devait remettre comme rançon à la Ges­tapo ([^64]) au moment de l'arrivée des nazis à Rome en septem­bre 1943, Zolli manifestait son entière confiance envers le pape. Au Vatican, à la Secrétairerie d'État où il avait pu pénétrer déguisé en ingénieur chargé d'inspecter des travaux, il s'adressa au Trésorier en s'exclamant : « Le Nouveau Testa­ment ne peut pas abandonner l'Ancien. S'il vous plaît, aidez-moi. Je m'offre moi-même comme caution et, puisque je suis pauvre, les Juifs du monde entier m'aideront à m'acquitter de ma dette. » Le prélat qui reçut cette déclaration connaissait déjà l'ordre formel de Pie XII : tout mettre en œuvre pour sauver les Juifs. Il voulait consulter le pape et dit à Zolli de revenir dans quelques heures. « Remerciez pour moi Sa Sainteté », répondit le grand rabbin de Rome. La guerre finie, Zolli et le président de la communauté juive furent reçus en audience par Pie XII. Ils l'ont remercié ainsi de vive voix pour son action en faveur des Juifs : les nombreuses tractations avec les Allemands ainsi que les facilités offertes pour accueillir des réfugiés dans les couvents et les monastères, afin de les soustraire à la fureur des nazis. Et finalement, grâce au pape Pie XII, Zolli qui avait été dépouillé de tout après son baptême a pu trouver refuge à l'Université grégorienne où il donna des cours et fut nommé professeur à l'Institut biblique. En 1953, il fut invité également à l'Université Notre-Dame dans l'Indiana (U.S.A.) où il mit au point son livre autobio­graphique *Before the dawn* (*Avant l'aube*)*.* En 1955, de nouveau à Rome et le cœur malade, il dut s'aliter au cours de l'hiver. Le 2 mars 1956, à 10 heures du matin, il reçut la sainte communion et dit : « J'espère que le Seigneur me pardonnera mes péchés. Pour le reste, je me confie à lui. » Ayant eu depuis toujours à cœur de combattre l'ignorance, il dit enfin, avant de s'éteindre, à sa fille à son chevet, que la vérité et la justice étaient accomplies dans la charité du Christ. Et comme son divin maître, il mourut à trois heures de l'après-midi. 144:332 La signification de sa conversion. La vie d'Eugène Zolli peut être lue comme une parabole. L'Église catholique avait toujours enseigné la doctrine de la continuité et non de la rupture entre l'Ancien et le Nouveau Testament : l'itinéraire spirituel du rabbin en fut l'illustration éclatante, comme en témoigne son passage des livres prophé­tiques à l'accomplissement de leur message dans l'Évangile du Christ : « Le christianisme est l'achèvement de la synagogue, a-t-il déclaré. Car la synagogue était une promesse et le christia­nisme l'accomplissement de cette promesse. La synagogue indiquait le christianisme ; le christianisme présuppose la synagogue. Ainsi vous voyez que l'une ne peut exister sans l'autre. Ce à quoi j'ai été converti, c'est au christianisme vivant. » Le véritable œcuménisme. Pour les esprits réductionnistes qui croient que l'œcumé­nisme fut inventé par le concile Vatican II, le travail ardent du rabbin Zolli pour une amélioration des rapports entre l'Église catholique et la synagogue peut surprendre. Dès après son baptême, en 1945, il fut reçu en audience privée par Pie XII et demanda s'il était possible d'enlever de la liturgie du Vendredi Saint le qualificatif « perfide » attribué aux Juifs. C'était une expression trop dure, disait-il, qui ne favori­sait guère le rapprochement et d'éventuelles conversions indi­viduelles de Juifs. Le pape lui promit de s'y intéresser mais il le prévint qu'un tel changement serait long à obtenir. Il ajouta que l'adjectif « perfide » dans le contexte du Vendredi Saint devait être plutôt interprété par « incrédule », sans la connotation péjorative du langage commun. 145:332 Néanmoins, en comparant le texte de l'Office du Vendredi Saint dans les missels de 1953 et de 1961, nous voyons déjà dans le premier cas : *Oremus et pro perfidis Judaeis,* traduit par : *Prions aussi pour les Juifs qui n'ont pas voulu croire ;* tandis que dans le missel de 1961, l'adjectif, aussi bien en latin qu'en français, est carrément supprimé : *Oremus et pro Judaeis... Prions aussi pour les Juifs...* Le concile Vatican II a-t-il donc voulu enfoncer des portes déjà ouvertes ? Les documents *Lumen gentium* et *Nostra aetate,* concernant le lien qui unit le peuple du Nouveau Testament avec la race d'Abraham, furent largement inspirés par l'œuvre du saint rabbin. ([^65]) Le « choix » de Dieu. Quand on demanda à Mgr Lustiger, converti au catholicisme à l'âge de douze ans, s'il se considérait toujours comme juif, il répliqua : « Je suis juif et je le resterai », laissant entière l'équivoque entre judaïsme de race et judaïsme de religion. Le rabbin Zolli, au contraire, en fit la distinction pour montrer que s'il y a un seul Dieu, il ne peut y avoir qu'une seule religion, qu'une seule Église. Ses sentiments délicats envers les Juifs n'ébranlèrent pas ses convictions religieuses : « Je continue à maintenir intact mon amour pour le peuple d'Israël et, dans mon affliction pour le sort qui les a frappés, je ne cesserai jamais d'aimer les Juifs. Je n'ai pas abandonné les Juifs en devenant catholique. » Et l'article de conclure : « En admettant que le Messie est le Juif Jésus qui, par ses aïeux, remonte au roi David, quelqu'un peut-il être plus juif que cela ? » 146:332 Aujourd'hui, malgré les déclarations de principe du der­nier concile, et les modifications apportées dans le sens d'un rapprochement avec la synagogue, le problème de la conver­sion d'Israël reste entier ; la faille persiste au chapitre de la conception même de l'Église. En effet, si la doctrine catholi­que a toujours vu une continuité entre le judaïsme et le christianisme, il n'en est pas de même pour la synagogue pour qui le Nouveau Testament est une totale « rupture », malgré les innombrables références prophétiques de l'Ancien Testament. Pour les juifs, il s'agit bien de deux églises consécutives mais discontinues. Et par le privilège de l'ancien­neté, la synagogue réclame sa supériorité hiérarchique. Rien de plus logique. De plus, l'Église postconciliaire, l'archevêque de Paris en tête, bondit dans ce sens pour approuver et applaudir, mettant ainsi une entrave considérable à toute tentative de conversion d'Israël. Eugène Zolli fut, quant à lui, le plus croyant des juifs en un seul Dieu et le plus fidèle des chrétiens à la seule Église du Christ. Dieu doit-Il « choisir » entre « Ses » Églises ? Quel œcuménisme pouvait donc préconiser le rabbin Zolli ? « Je ne puis admettre l'authenticité que d'une seule Église, écrivit-il en 1948, celle qui a été enseignée à toutes les créatures par mes propres ancêtres, les douze apôtres qui, comme moi, sont issus de la synagogue \[...\]. Je suis convaincu qu'après cette guerre, le seul moyen de résister aux forces de destruction et d'entreprendre la reconstruction de l'Europe sera la diffusion du catholicisme, c'est-à-dire de l'idée de Dieu et de la fraternité humaine telle qu'elle fut prêchée par le Christ \[...\]. En effet, il n'y a plus ni Juifs, ni Grecs, ni esclaves, ni hommes libres, nous sommes tous un dans le Christ Jésus. » Judith Cabaud. 147:332 ## DOCUMENT ### Le cinéma français : ignoble et pourri *Dans* « *ROC* »*, le très vaillant hebdomadaire chrétien du cinéma et de la télévision, un article de son directeur Pierre d'André :* Pendant des décennies elles se sont tues ou, si elles parlaient, c'était à voix basse, en suppliant qu'on ne donnât pas leur nom. Qui donc ? Les jeunes vedettes qu'on obligeait à tourner des scènes de nu. Et puis Valérie Kaprisky, la première, a parlé le 19 janvier 1988 sur TF 1. Interrogée par Michel Denizot, elle a exhalé sa rancœur, accusé le système qui veut qu'une actrice soit obligée de se déshabiller, si elle veut obtenir le rôle que cinquante autres convoitent. Ce ne sont pas des racontars ; je n'ai eu aucune peine à en obtenir l'aveu, il y a quelques années (le 19 mars 1975, pour être précis, le problème n'est pas nouveau, je l'ai déjà dit), d'un réalisateur de films érotiques. 148:332 Avec un tranquille cynisme, il m'a confié : « *Avec moi, c'est très simple, je dis à la fille : tu signes ici et tu tournes ; si tu refuses, il y en a cent qui sont prêtes à prendre ta place.* » Et il ajoutait : « *Certes, j'ai un déchet de 90 % mais jamais aucune difficulté pour trouver une comédienne.* » Et à ma question, faussement naïve : « La réalisation de ces films érotiques ne vous pose aucun problème sur le plan moral ? », il me répondit sans sourciller : « *Non. Abso­lument aucun.* » Dans *Marie-Claire* de septembre 1988 Valérie Kaprisky donne quelques exemples de ce que doivent endurer les starlettes : « *Les scènes d'amour au cinéma ? C'est abominable. Vous êtes complètement nue avec votre partenaire tandis que cinquante personnes s'agitent autour de vous et vous font recommencer la scène vingt fois.* » Citation que je dédie à tous les « honnêtes gens », à tous les bons pères et mères de famille, qui font l'édification de tous, mais n'hésitent pas à soutenir de leur argent des films, dans lesquels il y a des scènes de nudité intégrale, en se donnant comme excuse (à condi­tion qu'ils éprouvent une ombre de remords, ce qui est douteux pour la plupart), que la scène est fugitive, qu'elle n'a duré que quelques secondes et que, si ce moment a été un peu désagréable pour l'actrice, il est vite passé. Eh bien ! qu'ils sachent que cette scène de vingt secondes à l'écran a peut-être nécessité quatre heures de présence sur le plateau de la part de l'intéres­sée, forcée en outre de subir, dans les conditions de promiscuité que l'on imagine, les plaisanteries les plus graveleuses. 149:332 Remontée à bloc, Valérie Kaprisky poursuit son réquisitoire : « *Les producteurs ont poussé les metteurs en scène à me déshabiller, et les metteurs en scène acceptaient pour faire plaisir aux producteurs qui me voyaient déjà toute nue sur l'affiche pour faire encore plus racoleur.* » Malheureusement Valérie ne remonte pas la chaîne jusqu'au bout, n'ayant pas réalisé quel était le vrai, le grand et presque l'unique responsable : le public. Car si le producteur pousse au tournage de scènes de nudité, c'est parce qu'il détient le pouvoir de l'argent, qui lui permet de faire pression sur le réalisa­teur, embauché et payé par lui. Mais ce pouvoir de l'argent, il le tient des spectateurs et des spectateurs seuls. Et si producteurs et réalisateurs veulent faire « encore plus racoleur », c'est parce qu'ils savent que le public va être attiré par ce genre de scènes. Cela, je le répète depuis des années ; il faudra bien qu'un jour le public, au moins le public chrétien, l'en­tende. Sinon l'asservissement de la femme continuera, dans l'indifférence générale et la complicité de tous. Sinon, c'est en vain que Valérie Kaprisky aura poussé ce cri déchirant : « Une Valérie en moi détestait l'autre. Pendant deux ans, j'ai arrêté de tourner comme pour me purifier. Je pensais au rachat de mon âme, aux enfants que j'aurais un jour. Je ne voulais pas qu'ils aient honte de leur mère. » \[*Fin de la reproduction intégrale de l'article de Pierre d'André dans* « *ROC* »*, hebdoma­daire chrétien du cinéma et de la télévision, 3, rue Pasteur, 78800 Houilles*.\] *Pas d'accord cependant sur la responsabilité principale attribuée au public. Ce malheureux public est abruti et perverti par une classe médiati­que dominante, sans foi ni loi, cosmopolite de cœur ou de fait, qui abrutit, qui pervertit volontai­rement les Français pour les rendre dociles, dépen­dants, exploitables.* 150:332 *Le public d'aujourd'hui, comme tous les peuples de tous les temps, aurait besoin d'être défendu et gouverné. Il est au contraire abandonné aux modernes marchands d'esclaves par la déchéance des autorités politiques et religieuses.* *Au demeurant l'ignominie dénoncée par Valérie Kaprisky n'est qu'un aspect -- mais cohérent avec tous les autres aspects -- de la pourriture du cinéma français : un cinéma à dominante d'impiété militante, d'ordure et de vice, comme la télévision. -- J. M.* ============== fin du numéro 332. [^1]:  -- (1). Voir le numéro spécial d'ITINÉRAIRES sur la primauté de la contemplation (n° 76 de septembre-octobre 1963, en reprint chez DMM). [^2]:  -- (2). Motu proprio *Ecclesia Dei* du 2 juillet 1988. [^3]:  -- (3). Mgr Lefebvre : *Lettre ouverte aux catholiques perplexes*, édition de 1985 et réédition de juin 1988. [^4]:  -- (4). *Fideliter*, n° 67 de janvier-février 1989, p. 1. [^5]:  -- (1). Il ne parle guère de la destruction systématique de l'Église qui est l'essentiel de la visée et de l'action révolutionnaires. Et il décore abusive­ment Cagliostro et quelques voyants ou voyantes du qualificatif de « mystiques ». [^6]:  -- (2). Pierre Rascol, *Les paysans de l'Albigeois à la fin de l'Ancien Régime* (Aurillac 1961, pages 130 à 168). [^7]:  -- (3). François Furet et Denis Richet, *La Révolution française* (réédition Marabout, Verviers 1979, p. 67). [^8]:  -- (4). Albert Soboul, *Histoire de la Révolution française* (réédition Idées, Paris 1979, pages 156, 174, 176, 142). [^9]:  -- (5). Pierre Gaxotte, *La Révolution française* (Paris 1970, pages 148 et 149). [^10]:  -- (6). Page 63. [^11]:  -- (7). Page 109. [^12]:  -- (8). Page 117. [^13]:  -- (9). Page 119. [^14]:  -- (10). Dufort de Cheverny, *Mémoires* (édition donnant pour la première fois le texte complet du manuscrit original, Paris-Genève 1969-1970, pages 115 et 116). [^15]:  -- (11). *Op. cit.*, p. 117. [^16]:  -- (12). *Op. cit.*, p. 122. [^17]:  -- (13). *Op. cit.*, p. 123. [^18]:  -- (14). *Op. cit.*, p. 124. [^19]:  -- (15). On sait maintenant aussi, par les travaux des historiens anglais Brogan et Cobban et des historiens français Crouzet et Lévy-Leboyer, que « la décennie 1789-1799 représente une « catastrophe nationale » pour notre économie d'avant-garde », comme l'écrit Emmanuel Leroy-Ladurie, professeur au Collège de France. [^20]:  -- (1). Lire à ce sujet : Jean Madiran : *Les droits de l'Homme DHSD*. Éditions de Présent. [^21]:  -- (2). L'analyse des sources médiévales des droits de l'Homme est faite en toute clarté dans *Vu de haut*, n° 7. Éditions Fideliter. [^22]:  -- (3). Charles Maurras : *La démocratie religieuse* (préface de Jean Madi­ran). Nouvelles Éditions latines. [^23]:  -- (1). *Op. cit.* [^24]:  -- (2). Fouquier-Tinville habitait à la Conciergerie. Son grand plaisir, le soir, était de se promener dans les couloirs, d'espionner les prisonniers, et d'essayer de surprendre les geôliers en manquement dans leur service. [^25]:  -- (3). Publié dans *L'Almanach des prisons*, An III. [^26]:  -- (4). Ce bon concierge s'appelait Benoît. Il fut renvoyé, mis en prison et jugé parce qu'il était trop bienveillant. Il fut cependant acquitté. [^27]:  -- (5). Miss Elliott fut, par la suite, incarcérée aux Carmes. Où elle se lia avec Hoche. [^28]:  -- (6). *Op. Cit.* [^29]:  -- (7). Philippe-Edme Coittant : *Tableau des prisons de Paris*, Maison d'arrêt de Port-Libre. [^30]:  -- (8). *Op. cit.* [^31]:  -- (9). Lothringer était alsacien, Custine, lorrain. Ils parlaient tous les deux couramment l'allemand. [^32]:  -- (10). Miaczinski, Polonais au service de la France, était le bras droit de Custine. [^33]:  -- (11). *Op. cit.* [^34]:  -- (12). C'est l'ancien séminaire fondé en 1325 dans l'idée de former des missionnaires pour l'Écosse. La Révolution en a fait une prison. Située rue Loustalot -- devenue rue du Cardinal Lemoine -- les Écossais ne passent pas pour être une prison très sévère. [^35]:  -- (1). Yves Simon : *La Grande Crise de la République Française*, Éd de l'Arbre, Montréal, 1941. [^36]:  -- (2). Maurice Vaussard : *Histoire de la Démocratie Chrétienne*, Seuil, 1956. [^37]:  -- (3). *Histoire de la Démocratie Chrétienne*, *op. cit.* note 2. [^38]:  -- (4). Ibid. [^39]:  -- (5). Manuel Zurdo Piorno : *De Mounier a la Teologia de la Violencia*, Madrid, 1969. [^40]:  -- (6). Adrien Dansette : *Histoire du Catholicisme Français*, Flammarion, 1957. [^41]:  -- (7). *De Mounier a la Teologia de la Violencia*, *op. cit.* note 5. [^42]:  -- (8). Joaquim Azpiazu, SJ : *Direcciones Pontificas*. [^43]:  -- (9). Charles Lédré : *Un Siècle sous la Tiare*, éditions Amiot-Dumont. [^44]:  -- (10). Jacques Marteaux : *L'Église de France devant la Révolution Marxiste*, La Table Ronde, 1958. [^45]:  -- (11). Robert Brasillach : *Notre avant-guerre*, Plon, 1941. [^46]:  -- (12). Henri Massis : *Maurras et notre temps*, Plon, 1961. [^47]:  -- (13). *Maurras et notre temps*, *op. cit.* note 12. [^48]:  -- (14). Ibid. [^49]:  -- (15). Ibid. [^50]:  -- (16). Henri Rambaud : « Le défenseur de la foi », ITINÉRAIRES, avril 1968. [^51]:  -- (17). « Le défenseur de la foi », *op. cit.* note 16. [^52]:  -- (18). Pierre Gaxotte : « Lorsqu'on a approché Maurras », ITINÉRAIRES, avril 1968. [^53]:  -- (19). *Maurras et notre temps*, *op. cit.* note 12. [^54]:  -- (20). *Annales de Sainte Thérèse de Lisieux*, août-septembre 1939. [^55]:  -- (21). *Maurras et notre temps*, *op. cit.* note 12. [^56]:  -- (22). Allusion à la récente publication de l'encyclique *Divini Redempto­ris* contre le communisme. [^57]:  -- (23). *Maurras et notre temps*, *op. cit.* note 12. [^58]:  -- (24). Retraduit du latin. (Note du traducteur.) [^59]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 330, février 1989. [^60]:  -- (2). *Before the dawn, Sheed and Ward*, New York, 1954. [^61]:  -- (3). *Convertis du XXe siècle *: G. Duhamelet : *Eugène Zolli*, p. 83. [^62]:  -- (4). *Ibid.* [^63]:  -- (5). *Documentation catholique*, 1948, pp. 1193-1194. [^64]:  -- (6). Il s'agissait de livrer soit 50 kg d'or, soit 300 otages israélites. [^65]:  -- (7). Avec les Sœurs de Notre-Dame de Sion, le rabbin Zolli a voulu fonder une association d'aide aux juifs nouvellement convertis.