# 333-05-89 1:333 ## ÉDITORIAUX ### Pour le sida une solidarité à sens unique par Guy Rouvrais *Les malades du sida -- du moins ceux qui sont organisés en lobby -- ne veulent pas de notre mis*é*ricorde, ils exigent notre solidarité, et le gouvernement avec eux. La soli­darité se veut l'expression* *laïque de la charité ; la première suppose la justice, la réciprocité et une relation égalitaire* *dont la seconde serait dépourvue.* 2:333 *Au nom de la charité, de la miséricorde, de la compassion, les catholiques bien nés seraient prêts à leur donner beaucoup, tant sur le plan matériel que spirituel, comme l'Église, au long des siècles l'a fait, sans rien demander en retour : la charité, c'est la gratuité. Mais notre charité, ils la méprisent. Ils estiment que leur maladie leur ouvre un droit incontestable à la solidarité de tous.* *Parlons donc de cette solidarité telle qu'ils la conçoivent et telle que le pouvoir entend l'instau­rer par la loi.* *Jusqu'ici, en effet, la solidarité à l'égard des sidéens était une exhortation, un slogan, un vœu ; à mesure que le mal se déploie, elle tend à s'incarner dans la loi et le règlement. Ce faisant, le concept de solidarité se dépouille subreptice­ment d'une dimension essentielle : la réciprocité. La solidarité est à sens unique. Elle va des bien-portants aux malades et jamais dans l'autre sens.* \*\*\* *La première des solidarités que les malades aient à manifester, c'est d'éviter de transmettre le mal aux autres*. Certes, ils y sont incités, avec ménagements et délicatesse, par les pouvoirs publics qui s'attachent à ne pas les culpabiliser pour leurs coupables pratiques sexuelles ([^1]). Nul ne songe pourtant à les y contraindre légalement : aucune obligation de traitement n'est prévue et aucune mesure d'isolement. 3:333 S'ils continuent à répan­dre le mal, la souffrance et la mort, ils ne peuvent faire l'objet d'aucune sanction. Autrement dit : les malades du sida sont légalement exempts de la solidarité qu'ils récla­ment pour eux-mêmes et que l'État leur accorde en usant de la loi. Car l'État ne se contente pas d'user de suaves exhor­tations pour pousser les autres citoyens à se montrer solidaires des sidéens. On ne demande évidemment pas l'avis des assujettis à la Sécurité sociale pour prendre en charge le coût considérable du traitement. Ce n'est pas scandaleux : il est convenu dès l'origine que cet orga­nisme assume toutes les maladies, quelles qu'elles soient. *On peut seulement déplorer qu'elle ne manifeste pas le même zèle à rembourser certains appareillages, souvent très coûteux, pour les handicapés*. Il y a plus grave : des dérogations exorbitantes du droit créées au seul bénéfice des personnes atteintes du virus mortel. Cette législation est encore en gestation mais elle verra le jour incessamment. Il y a d'abord l'assurance-vie. On connaît le principe de tarification : plus le risque de mortalité est élevé, plus la prime l'est également. C'est ainsi qu'en fonction de « tables de mortalité », plus on est âgé plus on paie. L'âge n'est pas le seul paramètre, mais c'est le principal. Or, le sida modifie cette pyramide des risques. Selon un rapport des experts de l'assurance, en 1993 -- en l'absence d'un vaccin efficace -- la surmortalité liée au sida, chez les hommes de 32 ans (c'est l'âge qui devrait être le plus touché), atteindra 72 %. Chez les femmes de 23 ou 24 ans, à la même date, la surmortalité sera de 100 %. Évidemment, sur­mortalité implique surprime : selon ce rapport, il fau­drait augmenter les tarifs de près de 50 % pour la classe d'âge 20-35 ans. A moins, disent les assureurs, d'une *augmentation* de l'ensemble des tarifs, c'est-à-dire la *répartition sur toutes les tranches d'âge du surcoût lié au sida.* 4:333 Ce qui se traduirait par une hausse globale des primes d'environ 25 %. *Le Monde* nous révèle que c'est la solution vers laquelle s'orientent les compagnies d'as­surances... et qui a la préférence du gouvernement. Il y a fort à parier que l'attitude des assureurs n'est pas étran­gère à celle du pouvoir. On le voit, il s'agit là de l'instauration d'une solida­rité obligatoire et unilatérale au profit des malades potentiels du sida. Elle est *discriminatoire en faveur de ces derniers.* Elle viole le règlement, les principes, les usages de l'assurance. Elle est injuste : l'honnête père de famille, qui souscrit une police d'assurance pour mettre les siens à l'abri du besoin, devra régler de ses deniers une partie importante des risques pris par le libertin inverti. On nous répliquera sans doute qu'à situation excep­tionnelle, mesure exceptionnelle. Ce qui est faux : la situation n'est pas exceptionnelle. En matière d'assurance-auto il existe cette même inversion de la pyramide des risques. Statistiques à l'appui, les assureurs considèrent qu'un jeune conducteur a plus d'accidents qu'un automobiliste chevronné. Que se passe-t-il alors ? La prime, fort logiquement, est considérablement aug­mentée (parfois de 50 %). Nul ne songe (ni ne réclame) à répartir sur l'ensemble des assurés le surcoût lié aux conducteurs néophytes ! Et c'est justice. Jusqu'ici, il était reconnu aux compagnies d'assu­rances le droit de « sélectionner » les risques, ce qui implique le droit d'en refuser certains, trop sûrs. A l'égard des séropositifs et des sidéens, les compagnies ont, *de facto,* perdu ce droit. Pour l'assurance-vie, l'éva­luation du risque est faite par le biais d'un questionnaire médical à remplir par l'intéressé ou son médecin traitant. Ce questionnaire est soumis à l'agrément de la Direction des Assurances -- qui dépend du ministère des finances. 5:333 Or, *aucune question sur le sida n'a été autorisée à ce jour*. Si bien qu'une hypothétique surprime liée au sida n'a de sens que théorique puisque, de toute façon, il est interdit d'évaluer le risque. Ainsi, l'assurance-vie qu'on refusera à un *leucémique* ou à un *cancéreux,* obligés, *eux,* de déclarer leur maladie, sera accordée à une personne atteinte du sida, fût-elle au dernier stade. La solidarité inconditionnelle accordée aux sidéens est donc refusée à d'autres malades aussi gravement atteints. La philosophie qui préside à cette conception de la solidarité se fonde sur le mensonge officiel proclamé, notamment, par le ministre de la santé, Claude Évin : « Personne n'est à l'abri du sida. Nous sommes tous concernés. » Traduction pratique de ce mensonge : « Puisque le sida peut atteindre n'importe qui, n'im­porte où, vous et moi, ici et ailleurs, nous sommes tous contraints à la solidarité ; vous seriez bien contents, n'est-ce pas, que les autres se montrent financièrement solidaires si ça vous tombe dessus. » Or il n'est pas vrai que nous soyons tous également concernés. L'époux et l'épouse fidèles, le jeune homme chaste, l'adolescent non-toxicomane et pur, tous ceux-là, entre autres, ne sont nullement concernés. La fable d'une « nationalisation » du risque est née de l'extension du mal aux hétérosexuels. Or, selon les statistiques officielles de l'OMS (Organisation mondiale de la santé), au 30 juin 1988 il y avait en France 4211 cas de sida déclarés et l'OMS précise que ces cas restent « *concen­trés dans les groupes à risques* » *:* il n'y a donc pas d'extension à l'ensemble de la population saine : *nous ne sommes pas tous concernés.* Sur ces 4211 cas, plus de 3000 impliquent toujours, massivement, les homosexuels (2423), les toxicomanes (555), les homosexuels ou bisexuels toxicomanes (117), les hétérosexuels (419) « *partenaires de sujets infectés ou à risques* »*,* précise l'OMS. 6:333 M. Évin cherche à faire croire que l'hétéro­sexuel, c'est Monsieur-tout-le-monde, afin de justifier le mensonger « Nous sommes tous concernés » ; on le voit, les hétérosexuels dont il s'agit, ce n'est pas cela. Les autres cas concernent les hémophiles (43), les transfusés (277) et 257 cas d'origine indéterminée. \*\*\* Une suggestion pour en finir avec l'assurance : Les motards, « sujets à risques » en matière d'accidents rou­tiers, las de régler des « surprimes » aux compagnies d'assurances, ont décidé de fonder leur propre mutuelle. Que les homosexuels, bisexuels, toxicomanes, hétéro­sexuels à partenaires multiples, qui revendiquent leur liberté de comportement, aillent donc jusqu'au bout de leur désir de liberté en assumant eux-mêmes les risques et qu'ils fondent leur mutuelle ! Qu'ils cotisent et qu'ils se remboursent entre eux pour les maux auxquels ils s'exposent délibérément. Il y a fort à parier qu'ils ne le feront pas : c'est avouer qu'ils envoient à l'ensemble des assurés la lourde facture de leurs plaisirs personnels. Solidaires dans leurs vices, ils ne le sont pas dans la gestion des conséquences. \*\*\* Il est un autre domaine où le sujet infecté par le sida tend à échapper à la loi commune : c'est *le droit du travail*. L'entreprise a à son égard, un devoir de solida­rité imprescriptible, mais celui-ci a le droit de s'en exempter vis-à-vis de son employeur. Bien sûr, ceci n'est pas encore inscrit dans les textes, mais finira par y être, alignant ainsi le droit sur l'état de fait. Il existe, sous l'égide du ministère du travail, un conseil supérieur de la prévention des risques profession­nels. 7:333 Celui-ci a établi récemment une charte sur cette question. Diffusée sous forme d'une brochure Sida et travail, ce texte précise les principes juridiques que les entreprises françaises doivent respecter lorsqu'elles sont confrontées au problème. Les rédacteurs soulignent que le sida ne saurait faire l'objet d'une législation particulière, le Code du travail et la jurisprudence sont suffisants. Très bien ! Mais ils ajoutent aussitôt : « Il n'y a pas lieu de distinguer le sida avéré d'une autre longue maladie », et « la maladie ne constitue pas -- en tant que telle -- un motif de licenciement ». De ces propos on conclut, naturellement, que la législation interdit de licencier un salarié atteint du sida. Or, s'il s'agit d'une « longue maladie » comme les autres, on devrait pouvoir le licencier ! Le droit du travail prévoit explicitement qu'au terme de six mois d'arrêt de travail tout employeur peut licencier son employé. Cela se produit tous les jours en France. Cette disposition part du principe qu'une longue maladie ne doit pas être à la charge de l'entreprise mais des orga­nismes sociaux. Citons un cas au moins aussi dramati­que que celui d'un sidéen : une employée des établisse­ments Carnaud au Grand Quevilly-ville, dont M. Fabius est le maire, a été licenciée alors qu'elle souffrait d'un cancer du col de l'utérus. Elle a intenté un procès aux Prud'hommes : elle a perdu en première instance comme en appel. Cela n'a pas suscité une émotion bien vive parmi ceux qui s'insurgent lorsqu'une telle mesure atteint un malade du sida. *Dura lex, sed lex*. C'est de cette loi qu'on entend affranchir les victimes du sida et eux seuls. Ils réclament *une solidarité exclusive*, comme s'ils avaient le monopole de la souffrance et comme si leur cas était plus digne d'intérêt que d'autres ; comme si, paradoxalement, l'origine sexuelle de leurs maux devait leur conférer une sollicitude particulière. 8:333 Que le droit commun de l'entreprise ne doive plus s'appliquer au sida, le responsable d'une organisation homosexuelle -- un juriste ! -- le réclame explicitement : « ...De toute façon, l'arsenal des lois est toujours plus favorable à l'employeur qu'à l'employé. C'est pour­quoi je pense qu'il serait souhaitable d'envisager une législation spécifique au sida. Pourquoi ne pas élaborer un texte de loi, un décret particulier ? On ne peut pas compter sur les syndicats. C'est donc à nous, homo­sexuels, de faire pression. Mais en France, à l'heure actuelle, le lobby homosexuel n'est pas assez fort. » (Gai Pied-hebdo du 9.3.89.) Que dire alors du « lobby » des leucémiques, cancé­reux, handicapés mentaux ! Ils n'ont pas une surface médiatique assez importante pour exiger ne serait-ce que le dixième des dispositions exorbitantes du droit com­mun que les malades du sida ont déjà obtenues ou qu'ils vont obtenir grâce à l'obligeance de M. Évin. \*\*\* Cette solidarité à sens unique, rien ne l'illustre mieux que le cas de Monsieur X qui fut raconté de façon scandaleuse dans la « grande » presse. (Sauf *Valeurs actuelles,* auquel nous empruntons certaines informations.) En février 1987, Monsieur X est en arrêt-maladie sida aggravé d'un sarcome de Kaposi. Cette dernière précision n'est pas inutile : il s'agit d'une sorte de cancer cutané qui fait apparaître sur le corps du malade des plaies suppurantes. En septembre, son état ne s'est pas amélioré, et pour cause. A ce moment-là, son employeur, la société Burke-France, aurait pu le licencier : plus de six mois d'arrêt-maladie. Social, il n'en fait rien. Mais Monsieur X lui téléphone pour lui dire qu'il entend bien reprendre son poste. La médecine du travail, consultée, confirme à l'employeur -- téléphoniquement, malheureusement -- que l'intéressé n'est pas apte à continuer ses activités : 9:333 Monsieur X doit diriger, sur le terrain, six enquêteurs, une fonction qui implique un contact quotidien avec le public, monter et descendre des escaliers avec des objets à faire tester aux consommateurs. Son employeur lui propose un travail de bureau. Il refuse et brandit une lettre du docteur Willy Rozen­baum, spécialiste médiatique particulièrement en pointe du sida, qui dit : « Je soussigné Dr Rozenbaum, certifie que l'état de santé de Monsieur X permet à ce jour une reprise de son activité professionnelle. Il n'est atteint d'aucune affection contagieuse qui soit susceptible de contre-indiquer son activité professionnelle. » Commentaire désabusé du directeur de la Société : « Devant une telle réaction on peut se demander si la volonté de banaliser le sida et de rassurer les malades ne conduit pas certains « experts » *à faire prendre des risques graves aux bien portants.* Sous prétexte de ménager une vie normale à leurs patients, ils se déchar­gent de leurs responsabilités sur les entreprises. » La société ne voit plus d'issue que le licenciement. Bien entendu, Monsieur X intente alors un procès pour licenciement abusif appuyé par toute l'artillerie médiati­que. C'est à propos de ce cas-là -- associé à un autre, analogue -- que *Le Monde* éditorialisera, sous le titre « Les premières crécelles » (*sic*), écrivant notamment : « Aujourd'hui la révélation de ces deux affaires, en tous points exemplaires, d'exclusion professionnelle pour cause de sida, vient de manière plus spectaculaire et plus inquiétante que jamais montrer à quel point la menace d'une « criminalisation » de l'état de sidéen, voire de séropositif, est d'actualité. » « Criminalisation », pas moins ! Où sont les vrais criminels dans cette affaire ? \*\*\* 10:333 S'il est des cas où la solidarité devrait s'exercer à plein et sans réticences, c'est bien ceux des victimes innocentes de la pandémie. Nous voulons parler des hémophiles et des transfusés. Or, là, changement de décor, de discours, de rythme. Le zèle fait place à l'indolence, quand ce n'est pas l'indifférence. M. Évin, qui fait dans le pathétique d'or­dinaire, est là d'une froideur toute administrative. C'est que, voyez-vous, ces victimes-là ne sont pas médiatiquement intéressantes. Elles ne permettent pas de parader sur les tréteaux en invoquant les droits de l'homme, la lutte contre l'exclusion, le respect de la différence et autres balançoires à la mode. Elles ne permettent pas au gouvernement d'exhiber son « exi­gence morale ». Résultat ? *La France est le seul grand pays qui n'a pas trouvé -- n'a pas voulu trouver -- une juste indem­nisation de ces innocents*. Le problème est pourtant dramatiquement d'actualité *depuis quatre ans.* Les gou­vernements successifs ont pourtant eu le temps de nom­mer au moins une dizaine de commissions sur le sida, de financer autant d'études, de missions d'expertises, de colloques, engloutissant des crédits par centaines de millions, lesquels eussent pu soulager la tragique détresse des hémophiles -- entre autres -- contaminés. Le 4 novembre dernier, Claude Évin trouve enfin un instant pour se pencher sur la question. Il annonce que, pour les hémophiles, les indemnisations seront « justes et rapides », -- quatre ans après ! Depuis, plus rien. Per­sonne n'a encore touché un sou. Sait-il ce que signifie ce retard inadmissible ? Bruno de Langre, président de l'Association française des hémophiles, l'a dit en termes poignants en mars dernier : 11:333 -- *Faut-il rappeler qu'il est question d'enfants que leurs parents n'arrivent plus à faire soigner convenable­ment, faute de moyens nécessaires pour faire face au double problème de l'hémophilie et du virus du sida ? D'adolescents bloqués dans des situations qui paraissent sans issue ? De chargés de famille particulièrement anxieux et qui voudraient, au moins, voir les leurs à l'abri du besoin ? De familles sans ressources à cause de la perte de travail ou du décès du chef de famille ? Toutes ces personnes n'ont plus le temps d'attendre.* Là, il n'est plus question pour les pouvoirs publics de brûler les étapes, de transgresser les règles du droit pour aller plus vite, de « discrimination » positive : ce ne sont que des innocents qui ne se sont pas vautrés dans mille turpitudes. Au moins le pouvoir leur parle-t-il ? Se concerte-t-il avec eux ? Les écoute-t-il avec l'attention et la compas­sion que la situation exige ? Écoutons encore M. Bruno de Langre : « *Les media, les députés, les sénateurs mais aussi l'opinion publique se sont désintéressés de notre situation* (*...*)*. Notre associa­tion n'est ni consultée, ni informée comme le demande­rait la gravité du dossier. La méthode d'indemnisation est difficile voire impossible à mettre en œuvre.* » L'indemnisation ? Le souci de M. Évin est de s'en décharger sur d'autres. De l'État, ils n'auront pas grand chose. Le principe, c'est de faire payer l'assurance des centres de transfusion sanguine. Ce qui prouve que le ministre n'a qu'à peine entrouvert le dossier. Un malade transfusé à Marseille n'a pas forcément du sang -- ou des dérivés -- en provenance du Centre de Marseille mais de Lille ou de Chambéry ou d'ailleurs. Et M. de Langre d'expliquer : « *Il est impossible dans ces condi­tions, et compte tenu des circuits industriels fabriquant des produits, d'identifier leur origine exacte. Il est donc difficile d'établir et de faire reconnaître la responsabilité d'un centre de transfusion donné.* » 12:333 Le gouvernement s'est réjoui -- à juste titre -- de la célérité avec laquelle les sinistrés de Nîmes ont été remboursés des dégâts causés par l'inondation. Les pou­voirs publics avaient « mis le paquet » pour cela. Ce qu'il a fait pour l'indemnisation de biens matériels ne peut-il pas le faire pour sauver des vies et restaurer, autant que cela est possible, des existences qui sombrent dans le désespoir ? Si M. Évin manque d'idées et d'argent nous allons l'aider ! Notre principe est simple : que les « casseurs soient les payeurs ». Ceux des transfusés qui ont reçu du sang pollué l'ont reçu d'homosexuels : à cette époque, ils avaient l'accablante exclusivité du sida. Il convient donc de taxer les hauts lieux de l'homosexualité : bars, boîtes de nuit, publications, saunas, qui furent des centres privilégiés de diffusion d'un mal dont ils ont tiré profit. Cet argent servira à alimenter une caisse destinée à indemniser les hémophiles et les transfusés. Que l'on ne nous dise pas qu'il s'agit d'une suggestion extravagante ou attentatoire aux droits de l'homme ! Nous n'inno­vons pas. Il y a des précédents. Dans le cadre d'un énième « plan de sauvetage » de la Sécurité sociale, il a été décidé de prélever *une taxe particulière sur les tabacs et alcools* au motif que la tabagie et l'alcoolisme engen­drent cancers et cirrhoses du foie, entre autres. Dans son principe, ce que nous proposons n'est pas différent. Nous ne doutons pas que la communauté homo­sexuelle acceptera cette suggestion avec enthousiasme nous lui offrons une occasion inespérée de manifester une *solidarité* qui, pour une fois, ne sera pas à son seul profit mais au bénéfice de ses victimes. Guy Rouvrais. 13:333 ### La pensée moderne est une pensée magique par Danièle Masson IL Y A DES MOTS qui, à force d'être employés péjorati­vement, deviennent infréquentables. D'autant plus que, de proche en proche, ils contaminent d'autres mots qu'ils frappent à leur tour d'interdit : ainsi les mots à « connotation raciste » sont-ils légion, et nous les évitons d'instinct. La pensée moderne n'est pas rationnelle, elle est magique ; son critère n'est pas la réflexion, mais le rite, et l'interdit : elle craint les tabous, elle sacrifie aux idoles. Parmi les idoles, « la liberté », et son corollaire « la tolérance ». La tolérance non pas conçue dans son sens traditionnel : non-interdiction d'une chose qu'on n'approuve pas, à cause d'une coutume ou du bien public ; 14:333 mais au sens inauguré par Voltaire : respect théorique de toutes croyances, par indifférentisme, et qui, chez Voltaire, équivaut au mépris pratique de toutes les croyances, par libéralisme dogmatique. Parmi les tabous et les interdits, la vérité, à cause de sa connota­tion fanatique, « le fanatisme » ayant, pour Voltaire, initiateur de la moderne pensée magique, une extension aussi grande qu'aujourd'hui « le racisme ». Pourvu que l'on sacrifie à l'idole *liberté* et à l'idole *tolérance,* on peut tout se permettre. Ainsi Voltaire, apôtre de la liberté et de la tolérance, pouvait-il sans vergogne traiter Pascal de fanatique et Rousseau de fou sauvage ; s'en prendre à « la horde vagabonde » des juifs qu'il « détestait » ; vouloir « écraser l'infâme », c'est-à-dire le catholicisme ; épingler dans *Candide* les jésuites prévaricateurs, les juifs mercantiles, les musulmans qui, évitant de tuer les femmes, se contentaient de leur couper une fesse afin de conserver une réserve de chair fraîche. Sartre, autre idolâtre de la liberté et de la tolérance, pouvait exprimer une haine solide contre les « salauds », c'est-à-dire les gens qui acceptaient de s'intégrer à la société, d'être adultes, d'exercer des responsabilités. Il pouvait proclamer que la suprême liberté était d'aller pisser sur la tombe de Chateaubriand. Au nom de l'existentialisme, théorie de l'homme libre, fondement sans fondement des valeurs. Les écrivains se contentent pour la plupart d'être des bavards impénitents. Mais ceux qu'ils inspirent passent aux actes. Robespierre est le premier de nos avocats à avoir écrit un pamphlet pour l'abolition de la peine de mort. Pour faire ensuite tomber « les têtes comme des ardoises par temps d'orage », au dire de Fouquier-Tinville, qui s'y connaissait. Qu'importe : c'étaient les sacrifices humains exigés par la déesse liberté, particuliè­rement vorace. 15:333 En revanche, la vérité devient un mot tabou. A l'article *agnus scythicus,* terme ésotérique qui leur per­mettait de mieux cibler, les encyclopédistes -- en l'occur­rence Diderot -- définissaient étroitement la vérité : « le fait qui mérite qu'on lui accorde sa croyance » = fait public, certifié par plusieurs témoins oculaires, éclairés et instruits. C'était rejeter la valeur de la tradition -- les faits très anciens réunissant rarement les conditions requises par les encyclopédistes -- et les vérités dogmati­quement définies. Bref, comme la plupart des articles « philosophiques » de l'Encyclopédie, c'était un brûlot lancé contre la religion catholique. Dès lors, le fana­tisme, d'abord considéré comme un redoutable amour de la vérité, était peu à peu assimilé à la foi : Voltaire coordonne presque toujours « superstition et fana­tisme », mots qui, décryptés, signifient pour lui la reli­gion catholique. Au XIX^e^ siècle, Kant fait un pas de plus : déclarant la vérité « en soi » inconnaissable, il estime que toutes les vérités accessibles sont de simples vérités « pour soi ». C'est dire que « la vérité » devient purement sub­jective, la personne en étant le seul critère, l'homme devenant la mesure de toutes choses, comme l'affir­maient, jadis, les sophistes. Cette vérité subjective, c'était cela même le fanatisme selon Bossuet : « Tout le monde aurait frémi d'un établissement si manifeste du fanatisme, où l'on veut que chacun juge de sa foi par son goût, c'est-à-dire qu'il prenne pour inspi­ration toutes les pensées qui lui montent dans le cœur, et en un mot qu'il appelle Dieu tout ce qu'il songe. » De Bossuet à Voltaire et à Kant, on le voit, s'opère un renversement des valeurs, une vraie révolution. \*\*\* 16:333 ***L'affaire Rushdie\ Les mots gagnent les guerres*** Se référant doctement à Descartes, à Voltaire et à Kant, J.-F. Kahn et M. Labro commentent dans *l'Évé­nement du jeudi* (2 mars) l'affaire Rushdie. Ils ont fort bien assimilé cette révolution. Kahn idolâtre la liberté : « Donc, toute loi qui réprime le blasphème est liberticide ; il n'est pas de liberté vraie qui ne passe par le droit au blasphème. » Labro, à l'appui de sa thèse, invoque l'Église elle-même : « Au lendemain du concile Vatican II, l'Église avait admis la qualité humaine et spirituelle de la société dans laquelle elle vivait. » Si des exégètes glosent inlassablement sur le sens caché de Vatican II, les incroyants, eux, ont reçu le message cinq sur cinq. Après la *liberté idole,* vient *la vérité tabou.* Kahn affirme la relativité de toute connaissance, qui ne saurait jamais accéder à la « vérité en soi » : là, il ne s'agit plus de tolérer ; la relativité de la vérité est, paradoxalement, un véritable dogme ; le libéral admet tout, sauf le doute sur le libéralisme ; il tolère tout, sauf que l'on attente au purisme, souvent meurtrier de la liberté. Salman Rush­die le conforte. « *Pourquoi écrivez-vous ?* » lui demande-t-on. -- « *Parce que j'aime mentir.* » Son idole à lui, c'est la *modernité,* qu'il définit ainsi : « *La modernité, c'est l'exploration du doute.* » Kahn emboîte le pas dans un savant pluriel englobant : « *Libérez-vous de vos dogmes aliénants et abrutissants ! Larguez vos mytholo­gies régressives !* » Car il n'y a qu'un dogme, universel et obligatoire : le libéralisme. 17:333 On glisse facilement de la relativité de la vérité au mensonge pur et simple : et pourquoi non, puisqu'il n'y a que des vérités « pour soi » ? Dans l'affaire Rushdie, le mensonge prend la forme particulière tour à tour de l'amalgame et de la distinc­tion frauduleuse. *L'amalgame*. -- Se rappelant la pancarte brandie par l'écrivain Kassa Houari, sur laquelle on lisait : « Vol­taire ! Délivrez-nous de Khomeyni -- Lefebvre ! », Kahn et Labro se livrent à de savantes acrobaties sémantiques. Labro évoque « les foudres de la hiérarchie catholique » à l'égard de Scorsese, sans dire que son Église ne l'a même pas excommunié. Kahn, quant à lui, risque une comparaison aventurée entre Staline et le Christ : même atteinte au sacré : touche pas à mon prophète. Mais il n'utilise pas le même vocabulaire. Pour Staline, c'est la langue de bois, qui fait un usage surabondant de l'eu­phémisme : « Des Soviétiques furent *liquidés* pour avoir blasphémé le nom de Staline. » Mais pour le Christ, c'est la métaphore qui outre et défigure : « D'autres sont *cloués au pilori* (Scorsese par exemple). » Foudres, liquidation, appel au meurtre, pilori : au fond, métaphores amincissantes ou grossissantes, ou tra­ductions de réalités bien sanglantes, ces mots expriment tous la répression. Ce qui permet à Labro de titrer : « Jésus, Mahomet, Jéhovah : même combat ; un cartel des monothéismes contre le blasphème. » Imagine-t-on le pape appelant au meurtre l'auteur d'un livre malme­nant un prophète ou un saint, et promettant une récom­pense de trois millions de dollars au tueur s'il est chrétien ? Imagine-t-on des adolescentes catholiques « prêtes à tuer Scorsese », comme on a vu d'adorables petites chiites, à Beyrouth, comme enveloppées de lin­ceuls, sur lesquels on lisait, en anglais et en arabe « nous sommes prêtes à tuer Rushdie ? » La réponse importe peu. 18:333 L'amalgame journalistique trouve son impact dans la vie quotidienne de chacun d'entre nous. Ainsi, dans mon lycée, des « individus non identifiés » viennent de dérober les bulletins trimestriels et d'en faire un feu de joie, dans la cour du château. Le censeur indigné me foudroie du regard : « Bien sûr, c'est la mode : on incendie les cinémas, on brûle les livres, pourquoi pas les livrets scolaires ? » Mon censeur est probablement un lecteur assidu de *L'Événement du Jeudi.* *La distinction*. -- S'il n'y a plus que des vérités « pour soi », on ne voit pas pourquoi on ne les garderait pas par-devers soi. Ainsi, bien que friands d'amalgames, les journalistes de *l'Événement* refusent impérativement d' « assimiler l'Islam à Khomeyni ». Ils convoquent pour cela Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature 1988, et Areski Dahmani, président de « France-Plus ». Conclu­sion : « il faut éviter l'amalgame musulmans = fanati­ques ». Dans l'affaire Rushdie, il faut craindre, en prio­rité, « le réveil du sentiment anti-musulman en France ». Ce réveil est sûrement plus dangereux que les bombes. Soupir de Dahmani : « L'Islam est voué à souffrir en France. » Pauvres musulmans souffre-douleur, victimes d'un méchant ayatollah fanatique, bouc émissaire à expédier au désert, pour retrouver la tolérance d'un Islam sans tache. Pourtant, le méchant ayatollah, atteint de « paranoïa chiite », avait été précédé ou suivi par les ayatollahs d'Arabie Saoudite, les fondamentalistes pakistanais (sun­nites ceux-là), le cheikh Fadlallah, les moudjahidin afghans (piégés peut-être, ceux-là, par le K.G.B.). Dans *l'Événement* du 9 mars, d'autres prennent la relève de Kahn et de Labro : « Cacophonie dans les voix de l'Islam », titrent-ils. Que les Occidentaux se rassurent l'affaire Rushdie ne concerne pas l'Occident, elle vise à régler des comptes à l'intérieur du monde musulman lui-même. 19:333 Les manifestants musulmans en Occident, eux, l'ont entendu autrement : ils n'ont pas sourcillé ; ils ont appliqué la charia : « celui qui change sa religion, tuez-le » ; Rushdie, d'origine musulmane, est un renégat. Cela n'empêche pas les gentils journalistes de *l'Événement* de clamer en chœur : « Mahomet, réveille-toi, ils sont devenus fous ! » sur le modèle des dissidents tchèques : « Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous ! » Ils seraient bien inspirés de lire *le langage politique de l'Islam,* de l'universitaire Bernard Lewis, qui montre que la racine du mot « nation » (millet ou umma) signifie la communauté politico-religieuse et non la terre ni la patrie ; « la loi islamique ne saurait s'arrêter aux fron­tières des États », dit le cheikh Hussam. Ils y appren­draient que le mot « paix », pour les musulmans, n'a pas le sens que nous lui accordons, mais signifie « trêve », nécessité provisoire d'une situation défavora­ble ; en revanche, lit-on dans le Coran, « ne faites pas appel à la paix quand vous êtes les plus forts ». Mais au fond, tout cela, les journalistes de *l'Événement* le savent. Ils disent l'Occident « tétanisé par l'irréalité de l'appel au meurtre ». Tétanisé, vraiment ? alors que la déferlante terroriste multiplie les meurtres bien réels ? En fait, ces journalistes ont choisi, plus ou moins consciemment, la dhimmitude, comme on dit là-bas ; ou, comme on dit ici, le profil bas. Car, selon le mot pertinent de l'homme de gauche Péroncel-Hugoz, en terre d'Islam, « les têtes qui se baissent ne sont pas coupées ». Danièle Masson. 20:333 ## CHRONIQUES 21:333 ### Lettre ouverte à l'évêque de Liége par Alexis Curvers Nous respectons l'orthographe d'Alexis Curvers, qui se pique d'écrire toujours Liége avec un é. C'est l'orthographe de Littré, qui note : « Malgré l'accent aigu que met l'Académie, la prononciation fait entendre un è ouvert. » -- J. M. Liége, le 3 février 1989. Monseigneur, Avec la permission présumée de Votre Excellence, j'ai l'hon­neur et prends la liberté, ou plutôt même je me fais un devoir de signaler à votre attention un état de choses relevant de l'autorité diocésaine et qui me laisse, quant à moi, fort perplexe. Habitué depuis longtemps à ne plus m'étonner de rien, je vous avoue être toujours sous le choc de la stupéfaction que j'ai cependant éprouvée en lisant, dans *La Meuse* du 10 janvier dernier, l'article intitulé « *Liège Révolution* »* : une fresque par 200 élèves de* « *Saint-Bar* »*. Les comédiens des* « *Escholiers de Bueren* » *la présenteront au collège en mai.* 22:333 L'article en question s'étale sur la page 5 presque entière du journal, imprimée en deux couleurs et illustrée de quatre photo­graphies grand format, de manière à nous annoncer dans tous ses détails, avec un enthousiasme communicatif, le fastueux programme de ce spectacle destiné à fêter dignement le bicente­naire de la Révolution française. Jamais chef-d'œuvre théâtral, jamais édifiante manifestation de piété catholique n'ont bénéficié de pareille publicité anticipée, claironnée *urbi et orbi.* Ce qui m'étonne, à la vérité, n'est pas qu'une si belle apothéose révolutionnaire soit due à l'initiative et à l'activité du collège Saint-Barthélemy, qui est un collège épiscopal renommé ; ni que la responsabilité de l'entreprise incombe au nouveau directeur du collège et à deux de ses professeurs, tous trois nommément désignés dans l'article, et apparemment fiers de l'être. Au reste, l'exemple vient de haut, puisque les organisa­teurs se sont assuré le patronage et le soutien officiels de deux ministres membres éminents du parti social chrétien, alliés pour la circonstance à notre bourgmestre socialiste. Voilà donc, tout à l'avantage de la Révolution, l'enseignement catholique parfaite­ment aligné sinon même en avance sur l'enseignement laïque. Entente nullement troublée, que je sache, par la contribution que vient d'y apporter notre nouvel échevin de l'Instruction publique, socialiste lui aussi. ([^2]) 23:333 Ce dernier en effet, renchérissant sur tout ce qui précède, confirme expressément dans *La Meuse* du 24 janvier, (page 3) qu'il a « bien l'intention » de commémorer dans toutes les écoles de la ville le bicentenaire de la Révolution française : « Si c'est possible, et même si ça ne l'est pas, l'Instruction publique s'inscrira dans cette commémoration. » Non content de défier ainsi l'impossible, comme on lui demande quel est pour lui le grand homme de cette Révolution, notre échevin répond sans hésiter : « Robespierre. Il m'intrigue justement parce que nous avions (*sic*) à deux cents ans d'intervalle les mêmes conceptions *mutatis mutandis* (...) J'essaye de comprendre comment son action a pu être si impopulaire. » On se demandera seulement à combien aurait dû s'élever le nombre de ses victimes (au premier rang desquelles tant d'évêques, de prêtres, de religieux et de simples fidèles) pour que l'impopularité de Robespierre cesse d'être un problème... Après tout, comment s'expliquer la récente impopularité de Staline, cet autre grand méconnu ? Pour ma part, Monseigneur, la seule chose qui m'intrigue et me déconcerte, c'est l'insuffisance de la documentation historique dont semblent disposer les deux professeurs de Saint-Barthélemy présentés comme auteurs, animateurs et metteurs en scène de «* Liège Révolution *» *;* l'un d'eux est pourtant professeur d'histoire. Leur propos est bien clair : « Le bouleversement en France a masqué et minimisé la Révolution menée à Liége, mais on ne peut ni oublier cet événement, ni le désolidariser de la Révolu­tion française. » Il s'agit donc de montrer que les deux révolu­tions n'en firent qu'une ; qu'elles sont également mémorables ; que nos sans-culottes liégeois n'ont rien à envier à leurs grands modèles parisiens. Tout cela est vrai. Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Est-ce par excès de timidité ou manque de réalisme que les responsables de l'entreprise reculent devant certains détails qui contribueraient puissamment à la vraisemblance, à l'éclat et par conséquent au succès du spectacle ? Ainsi par exemple une des photographies de *La Meuse* nous montre un groupe d'élèves de Saint-Barthélemy en costumes d'époque, dûment coiffés du bonnet phrygien et brandissant des piques. Bravo. 24:333 Mais pour restituer à cet édifiant, tableau son plein caractère d'historicité (pour ne pas dire de « crédibilité »), il suffirait de planter au bout des piques ne fût-ce que deux ou trois têtes fraîchement coupées. Voilà qui serait facile à faire. Il n'est peut-être pas trop tard pour y penser. De même, afin de rendre plus frappante encore l'évocation de la prise de la Bastille, pourquoi nos collégiens catholiques n'iraient-ils pas donner l'assaut à la prison de Lantin, nouvelle Bastille de la « justice de classe » ? Pourquoi même, au retour de cette expédition, les émeutiers ne se mettraient-ils pas en devoir d'assiéger l'évêché ? Votre Excellence n'aurait qu'à faire mine de chercher son salut dans la fuite, à l'instar de son prédécesseur le prince-évêque Constantin-François de Hœnsbroeck. Ce dernier, plus heureux que Louis XVI, échappa finalement à la mort dont il avait couru le risque. Grosse déception, dont les valeureux Liégeois se consolè­rent bientôt par le pillage et la démolition de la vieille et splendide cathédrale Saint-Lambert. Il n'est malheureusement plus possible de rééditer *in situ* ce glorieux exploit, la défunte cathédrale n'ayant laissé après elle qu'un immense trou toujours béant au cœur de la cité. Il n'en serait pas moins regrettable de passer entièrement sous silence un épisode si brillant de notre histoire. Car c'est à Liége que, sur ce point, les Français ont pour une fois trouvé leur maître, en l'illustre personne de notre Léonard Defrance, instigateur de cette démolition libératrice. Je sais bien qu'il l'exécuta sous la protection des baïonnettes françaises. Mais il en avait conçu et poursuivi le dessein, où l'originalité de son génie s'affirme sans conteste, puisque les Français, vite contents d'avoir dégarni quelque peu Notre-Dame, ont frivolement négligé de la détruire de fond en comble. Ils se sont rattrapés de justesse en y instaurant le culte de la déesse Raison. Nombreux sont donc les thèmes d'inspiration complémen­taires entre lesquels les dirigeants de Saint-Barthélemy n'auraient que l'embarras du choix. Ils honoreraient au moins symbolique­ment la mémoire de Léonard Defrance en confiant à leurs jeunes ouailles, Monseigneur, le soin de lancer quelques pavés dans les vitraux de votre actuelle cathédrale Saint-Paul, et d'y célébrer par la même occasion une belle cérémonie d'hommage à la déesse Raison. L'une ou l'autre des trois charmantes jeunes filles dont *La Meuse* a publié le portrait remplirait à merveille, trônant sur le maître autel déjà désaffecté, le rôle de cette divinité qu'il serait dommage d'offenser. Enfin la fête serait complète si l'on n'oubliait pas d'édifier sur une de nos places publiques une guillotine grandeur nature. 25:333 Un dernier point me reste obscur. Quel sera l'accompagne­ment musical qui s'impose et convienne à des solennités si grandioses ? Le programme n'en dit rien. Il va de soi, je le suppose bien, qu'on entendra surtout *La Carmagnole* et *Ça ira !* Cette dernière chanson, en particulier, se recommande non pas seulement par son extrême beauté, mais pour sa vertu prophéti­que. Depuis deux siècles qu'on nous la chante, le fait est que *ça va* et que ça continue d'aller de mieux en mieux, dans le droit fil des traditions issues des sacro-saints principes de 1789. Le respect de ces principes, érigés en dogmes irréformables jusque dans l'Église même, n'a pas cessé de nous porter bonheur, si l'on en juge par le florissant état de choses dont les habitants de l'ancienne principauté ont lieu de se féliciter aujourd'hui plus que jamais. Au cas où les meneurs du jeu de Saint-Barthélemy souhaite­raient suppléer à l'incertitude de leurs propres lumières, je ne saurais trop les engager à consulter le *Dossier* qui vient de paraître dans *Pourquoi Pas ?* des 8, 15, 22 et 29 décembre 1988 en quatre articles signés Clio, sous le titre général : *La vérité sur la Révolution française en Belgique.* Très recommandable serait aussi la lecture du périodique français *L'Anti-89* dont je me permets de vous envoyer ci-joint un spécimen, prouvant qu'il existe encore, même en France, des catholiques à qui ne font défaut ni la mémoire ni le sens des réalités. En remerciant Votre Excellence de l'attention qu'Elle voudra bien accorder à ma présente sollicitation, je vous prie d'agréer, Monseigneur, le respectueux hommage de mes sentiments pro­fondément dévoués *in Christo.* Alexis Curvers. 26:333 Réponse reçue le 22 février *20 février 1989* Monsieur Curvers, J'ai bien reçu votre lettre du 3 février et je l'ai lu (sic) attentive­ment. J'en ai parlé avec mon vicaire épiscopal qui s'informe. Croyez, monsieur, à mon sincère dévouement. *Albert Houssiau,\ év. de Liège.* Ma réponse : *Liége, le 22 février 1989.* Monseigneur, Le mot de réponse dont vous avez bien voulu honorer ma « lettre ouverte » du 3 février m'arrive ce matin même, et je vous en remercie de tout cœur. Sur ce qui faisait l'objet de cette lettre, M. votre vicaire épiscopal, me dites-vous, s'informe. Je ne puis qu'espérer que les informations qu'il recueillera auront pour résultat d'apporter un heureux correctif à celles que les dirigeants de Saint-Barthélemy n'ont pas craint de rendre publiques dès le 10 janvier dernier. Permettez-moi de vous envoyer ci-joint le tout récent n° 17 de *L'Anti-89,* qui vous paraîtra peut-être, ainsi qu'à moi, particulière­ment instructif. Agréez en même temps, je vous prie, Monseigneur, l'expression réitérée de mes sentiments respectueusement dévoués. *Alexis Curvers.* 27:333 ### Maurice Barrès et la Sibylle par Georges Laffly BARRÈS ne renonçait pas facilement à joindre, à accorder ensemble des éléments disparates au point de paraître contradictoires. Tout le contraire d'un *partisan.* Il n'était pas l'homme de l'exclusion et du rejet. Il composait au lieu d'opposer. Il alliait. Il réconciliait. On pourrait en trouver la preuve même dans son action politique depuis *la Cocarde* (où Maurras, cinquante ans après, s'étonnait encore d'avoir vu coude à coude des gens que tout séparait) jusqu'à sa sympathie pour Jaurès, à son amitié pour Sembat. Les amis (rares) passent sur ce trait, qui les gêne, les ennemis gonflés de rancune se gardent d'y jeter les yeux. A voir seulement le fait, ils seraient malheureux. C'est ainsi que l'auteur des *Diverses familles spiri­tuelles de la France* est méconnu dans un caractère essentiel. 28:333 Si l'on peut trouver cette capacité d'accueil jusque dans l'action politique, qui demande que l'on tranche, que l'on ferme sa porte (au moins pour ne pas inquiéter les alliés), elle est encore bien plus visible dans le domaine de la pensée. Le dernier livre de Barrès fut *Le Mystère en pleine lumière.* Il avait envisagé de lui donner pour titre *Santa Maria sopra Minerva,* du nom de l'église de Rome où est enterré Fra Angelico. Il y renonça par crainte d'avoir l'air pédant, mais ce nom l'avait ravi avec sa superposition de deux images divines parentes (Minerve, c'est Athéna, la vierge), la chrétienne comme il convient domi­nant la païenne et la parachevant. En plusieurs endroits, Barrès s'est plu à rappeler les textes et les images où la piété chrétienne s'appuie sur l'Antiquité. Une révérence naïve et profonde fit ainsi trouver un sens oraculeux aux vers d'Ovide et de Virgile. Elle interpréta selon la Croix les fables des travaux d'Hercule, d'Orphée charmant les animaux, d'Ulysse résistant aux sirènes. Pendant des siècles, une sainte reconnaissance baptisa ainsi les mythes et les héros. Dante dans son voyage a pour guide Virgile. Ce serait se tromper grossière­ment que de prononcer à ce sujet le vilain mot de syncrétisme. Il n'y en a pas trace dans les hommages qu'on vient de rappeler, ni dans la pensée de Barrès. Mais il est vrai qu'il se satisfait de voir des sources diverses nourrir un même fleuve. Il ne s'agit pas de mettre sur un pied d'égalité l'erreur et la vérité, il ne faut pas l'accuser d'une telle indifférence. Mais certainement il estime que les vieilles croyances, même si leur teneur en vérité est faible, en recèlent quelque trace, qu'il ne faut pas dédaigner. Ce sentiment le poussait à sauver tout ce qui pouvait l'être du passé des hommes, et à utiliser les anciens mythes, tout comme les constructeurs d'églises ont réemployé pierres et colonnes des temples païens. On voit très bien ce souci dans *La sibylle d'Auxerre,* méditation qui ouvre le volume du *Mystère en pleine lumière.* Rien de plus grave peut-être n'est sorti de sa plume. Il découvre, et bien tard, sa course est presque achevée, un monde que ses maîtres -- Sainte-Beuve, Renan, Taine -- lui avaient fermé, le déclarant mort. Dans ses dernières années, on voit l'âme de Barrès long­temps écrasée sous le rationalisme scientiste qui dominait l'épo­que, se défroisser, se déployer, révéler sa véritable envergure. Peut-être faut-il employer une autre image : l'insecte à l'issue de la métamorphose défroisse des ailes longtemps comprimées dans l'étroit cocon, et découvre un élément inconnu. Métamorphose est le mot exact. Elle commence, il me semble, avec *La Colline inspirée* (1913). 29:333 Les *Cahiers* qui enregistrent le voyage au Levant en portent la trace. La guerre va contrarier cet élan libérateur, ramenant Barrès au souci du quotidien, du terrible quotidien. C'est pour son malheur, doublement : la haine va s'acharner à défigurer cette tâche qu'il s'est imposée (défendre le « moral ») et la croissance amorcée est retardée. Elle est cependant irrésistible. Et la lumière spirituelle qui rayonne dans les derniers *Cahiers,* dans les essais du *Mystère* et dans les textes rassemblés en 1958 par Philippe Barrès sous le titre *N'importe où hors du monde,* le plus simple je crois est de l'étudier à partir de *La Sibylle* (et des notes des *Cahiers* qui s'y réfèrent). \*\*\* Conformément à sa nature qui trouve impie de rejeter ce qui a été un jour la foi et la prière des hommes, Barrès approuve que la sculpture d'une sibylle ait été accueillie à Auxerre dans le chœur de la cathédrale, comme il admire le vers du *Dies Irae :* *Teste David cum Sibylla* (Michel-Ange, à la Sixtine, n'a fait que mettre ce vers en images). « C'est un émouvant spectacle que de voir la Sibylle accueillie avec honneur dans la maison du Christ. Tous font leur salut. » (*Cahiers,* t. XII) Et un peu plus loin, cette image grandiose : « ...C'est peut-être la colombe qui doit rentrer dans l'arche. » L'arche, c'est traditionnellement l'Église. La Sibylle serait analogue à l'oiseau envoyé par Noé pour voir si la terre était de nouveau habitable, et prête à recevoir les hommes sauvés. Témoin prémonitoire du Christ, qu'elle annonce (celle de Tibur le prédit à Auguste, on vous précise même le lieu où elle le fit, dans l'église Aracoeli sur le Palatin), elle est aussi envoyée à titre expérimental ; en revenant, elle dira si les esprits sont préparés à l'accueil de la bonne nouvelle. Plus libre, plus audacieux dans les *Cahiers* où il laisse courir son esprit sur toutes les pistes, Barrès se surveille dans le texte offert au public en 1926, mis au point juste avant qu'il meure. Il reste pourtant très net sur l'essentiel : « En accueillant cette sorcière des païens, l'Église reconnaît, semble-t-il, et proclame que dans tous les temps quelques êtres privilégiés ont possédé la puissance d'entrer en contact avec Dieu. » 30:333 Il se refuse à croire que les gentils aient été exclus de tout indice de la Vérité, et c'est bien parce qu'ils pensaient aussi cela que les Pères de l'Église ont accepté l'idée que les sibylles avaient pu annoncer la venue du Christ. Certains êtres sont des interprètes naturels du monde céleste, et Dieu même leur parle. Il y eut de ces êtres de tout temps et dans tous les peuples, voilà ce que dit Barrès. Des sibylles précisément, il écrit : « Il en est à qui furent révélés immédiatement, sans paroles et sans visions, ces secrets de Dieu qui mènent l'homme au salut. C'est d'âme à âme qu'elles communiquaient avec Dieu. » C'est leur faire un crédit bien extraordinaire, car si on lit cela p. 218 du tome XII des *Cahiers,* quinze pages plus loin on trouve cette citation de Spinoza : « A Jésus-Christ furent révélés immédiatement, sans paroles et sans visions, ces secrets de Dieu qui mènent l'homme au salut... C'est d'âme à âme que Jésus-Christ communiquait avec Dieu. » Barrès a tout simplement calqué mot pour mot la phrase du philosophe, et octroyé aux diverses prêtresses la vertu surnatu­relle attribuée par Spinoza au seul Christ. On ne pourrait les magnifier davantage. \*\*\* Aussi important, un autre trait. Dans les sibylles (suivons toujours les *Cahiers*), il voit l'expression d'une puissance fémi­nine, que nous avons, dit-il, « oubliée, dans un monde réglé par l'intelligence des mâles ». Elles témoignent pour « une civilisa­tion femelle » dont les rapports avec l'univers n'étaient pas ceux que connaissent nos civilisations. Bachofen, au XIX^e^ siècle, R. Graves et d'autres, de nos jours, ont fait cet éloge du matriarcat et supposé qu'on y possédait des pouvoirs aujourd'hui perdus. Barrès rêve au long cortège des prophétesses, voyantes ou médiums dont l'histoire a gardé les noms, « formes charmantes, tragiques ou cocasses »*.* (*Sibylle* p. 17) Oui, il y a aussi cocasses, sans doute parce qu'il évoque au passage « Kitty King avec William Crooks et Eusapia Paladino avec M. Richet ». C'est que nous ne sommes pas loin des beaux temps du spiritisme. Et Barrès tâtonne, pourquoi le cacher. Il flaire qu'à côté du mystère il y a l'imposture et n'a guère de moyens de tracer la frontière entre les deux. Mais l'ironie est brève. Ce qui compte c'est qu'aujourd'hui encore cet esprit féminin, qui n'analyse pas mais devine, qui saute les marches, n'a pas disparu. 31:333 « Il est toujours des prophétesses parmi nous, dans nos salons, nos couvents, nos villages. Elles disent des choses inconnues des autres et d'elles-mêmes, et nous apportent des connaissances qui ne sont nées ni de leurs enquêtes, ni de leurs méditations. » Il peut être intéressant de voir ce que la réflexion, sans doute, et le souci du public, imposaient comme discipline à l'écrivain. La note des *Cahiers* dont est sortie la phrase qu'on vient de citer est d'une imagination plus hardie. C'est celle sur « la civilisation femelle, dont, il reste quelque chose dans les harems de l'Asie, dans les couvents des religieuses, et sûrement dans les chants des poétesses amoureuses... Cette Sibylle est dans le temple une déléguée des reines primitives, une abeille ». (Parlant de poétesses, pense-t-il à Anna de Noailles ? Ce n'est pas ce que nous cherchons. Mais l'image de l'abeille avait déjà été utilisée pour celle-ci : « C'est une abeille, petite mais qui vole avec un terrible aiguillon ».) \*\*\* On l'a vu : la sibylle, la femme inspirée est source de *connaissance.* Il y a donc une connaissance possible qui ne vient ni des sens ni de la raison. La dernière phrase de *La Sibylle* dit d'ailleurs : « Ô branche morte sur l'arbre de la connaissance, tu reverdiras. » Là, il faut bien le voir, se situe la rupture avec l'esprit du temps. Si cela nous est moins sensible qu'il ne le faudrait pour être juste, c'est que soixante-dix ans ont passé, et dans le sens qu'annonçait Barrès. La branche morte est en pleine floraison à nouveau. La prédiction nous semble donc toute simple. Même à ce moment-là, la connaissance par intuition, par divination, inexplicable rationnellement, était moins niée qu'oc­cultée. Ne pas regarder ce qui gêne, c'est l'attitude la plus commune. Barrès, lui, regarde. « Les connaissances qui nous viennent ainsi manifestent une puissance insoupçonnée de notre pensée latente. Nous constatons que nous possédons des moyens d'information autres que nos sens, autres que l'exercice de l'intelligence que nous connaissons, autres que nos possibilités séculairement éprouvées, des moyens d'information qui rectifient les erreurs de notre intelligence, comblent ses lacunes et la précèdent dans l'avenir. 32:333 « Il résulte de ces premières études et constatations que ce que nous connaissons de la pensée, chez tout être humain, n'en est qu'une partie, la plus immédiatement utile, l'indispensable aux premiers pas dans la vie, et qu'au-delà de la zone claire des esprits, au-dessous de leur surface consciente, travaille secrète­ment et en permanence une pensée qui s'informe par des voies inconnues, qui sait par d'autres procédés que la normale intelli­gence, pour qui l'espace et le temps ne sont pas des barrières, pour qui l'individualité humaine ne constitue pas une organisa­tion matérielle close et étanche. » (*Cahiers* t. XII) L'importance d'un tel texte excusera peut-être la longueur de la citation. Cette page ressemble à un manifeste. Elle rejette tout ce qui avait fait la force et la gloire du XIX^e^, elle décrit un esprit nouveau où se retrouveraient les courants les plus vivants et les plus divers de notre siècle. Et ce qu'il a eu de plus neuf : la redécouverte du rêve, du mythe, du sacré, de l'extase. On veut dire qu'il a réappris à considérer sérieusement des faits qui, pendant toute une période, ont paru ressortir à la pathologie ou à un passé infantile. L'importance de « la pensée latente », et la notion d'une intelligence potentielle bien plus grande que ce que nous connaissons ; la possibilité de communication entre esprits, et avec l'Esprit lui-même (ce qui revient à nier que chaque homme soit isolé dans son sac de peau) ; l'attention portée aux états-limites, voilà ce qu'on peut voir dans cette page. Elle et d'autres semblables font de Barrès un des agents de cet élan qui nous a permis -- sans bien évidemment tourner le dos à la raison -- de pousser un peu plus loin, là où elle ne peut aller. Il a été de ceux qui ont trouvé issue hors de la caverne des Lumières. Et sans doute, il lui aurait fallu du temps pour aller au bout de son mouvement. Il doute parfois du bien-fondé de son intuition, il a peur que le sol lui manque. De nouveau, il se met à parler d'émotion, de rêverie. Il s'enferme dans son moi. Mais la force qui le travaille est grande. Et cet appareil enregistreur si sensible, et toujours en alerte, devine juste. Il pressent beaucoup mieux le nouveau monde offert à nos recherches que ce Gide qui le détestait, lui reprochait de ne rien lire et passa quelque temps pour un génie supérieur. Je ne ferai pas de Barrès un érudit, mais ce sourcier savait où il fallait creuser. Dans les *Cahiers* d'après la guerre, il se réfère au *Al Hallaj* de Massignon, à Frazer et au *Rameau d'or*, il évoque Freud, il lit Pascal et sainte Thérèse d'Avila. 33:333 Pas si mal pour un homme dont la bibliothèque cachait des peignes et des brosses (à ce que dit Gide dans son *Journal*)*.* \*\*\* La voix de la Sibylle est pour Barrès une voix du ciel, et si elle a été longtemps oubliée, elle n'a pas fini de chanter son message, de nous rappeler la présence de l'invisible. C'est un esprit religieux qui éclôt chez lui avec ce qu'on a appelé sa métamorphose. Soit dit en passant, c'est loin d'être toujours le cas pour les explorateurs récents du mythe et du sacré, chez qui l'emportent souvent la révolte et la négation. Cet esprit religieux ne fait pas de Barrès un catholique. Il trouve dans l'Église la maison de Dieu, qui abrite les siens et depuis bien des siècles tous ceux de sa race. Elle est pour lui l'expression la plus achevée du sentiment du divin. Mais il reste critique et sceptique, c'est l'empreinte indélébile qu'il a reçue de ses maîtres. Le chemin était long pour arriver à la foi et il n'avait que peu de temps à vivre. On n'en fera pas un païen non plus, malgré le plaisir qu'il montre à voir survivre les traces des anciens dieux. Il note que les fées du Bois-Chenu paraissaient vivantes aux villageois du temps de Jeanne d'Arc. On sent qu'il en est satisfait. Mais il n'oublie pas que le christianisme est supérieur : c'est toujours *Santa Maria sopra Minerva.* Il a bien vivant en lui, ce qu'il attribue à Mistral : « une disposition intime et sérieuse à penser que ce qui fut n'a pas cessé d'être », et le respect de tout ce qui a fait jaillir la prière des hommes. Cela s'appelle la piété. Georges Laffly. 34:333 Notre contribution\ au bicentenaire ### Petite chronique de la grande Terreur (VI) par Alain Sanders #### I. -- Le « dialogue » des Carmélites. Compiègne, le 3 août 1790. La porte du Carmel est ébranlée par des coups très violents. « Si tôt matin, se dit la sœur tourière, qui peut frapper de la sorte ? » Elle ouvre et se trouve nez à nez avec cinq individus qui, c'est le moins qu'on puisse dire, ne respirent ni l'intelligence ni la charité : -- Que voulez-vous, messieurs ? -- Ce qu'on veut, c'est voir toutes les citoyennes qui sont dans cette maison. -- Attendez là, je vais chercher notre prieure. Les cinq hommes seront reçus au parloir par la prieure du Carmel de Compiègne, mère Thérèse de Saint-Augustin. -- Citoyenne, nous sommes les représentants du Directoire de Compiègne. On est mandaté pour interroger toutes tes religieuses. Fais-les venir. 35:333 Comprenant qu'il est inutile de discuter, mère Thérèse envoie quérir les moniales. Elles arrivent doucement et se regroupent derrière les grilles. L'un des hommes s'avance vers elles et, d'une voix forte : -- La loi interdit désormais les vœux ! Vous pouvez repren­dre votre liberté et vous y êtes même fortement encouragées. Nous vous apportons la délivrance ! L'homme pense manifestement que sa déclaration va déclen­cher des cris de joie et provoquer chez les moniales une désertion massive. C'est le contraire qui se passe. Les Carmélites ont écouté en silence et, la péroraison terminée, ont fait savoir aux cinq délégués du Directoire qu'elles n'ont aucune intention de quitter le couvent. Les révolutionnaires n'insistent pas et se retirent. Ils reviendront dès le lendemain matin. En force. Avec d'autres individus peu rassurants et des soldats. A la sœur tourière qui essaie de s'opposer à leur passage, ils crient : -- Ôte-toi de là, citoyenne, nous allons perquisitionner partout ! Perquisitionner partout ? Cela veut dire franchir la clôture... Mère Thérèse se précipite au-devant des soldats et leur demande de respecter la règle du Carmel. -- Laisse-nous passer, citoyenne ! On veut interroger les sœurs. Hier, on n'a pas pu leur parler. Y'a du louche là-dessous. Tu as pu faire pression sur elles. Alors aujourd'hui on va visiter tout le couvent et les interroger une par une ! Aussitôt, les soldats se répandent dans le Carmel, fouillant toutes les pièces, bouleversant les cellules, poussant les sœurs vers une salle où une sorte de tribunal est improvisé. Une par une, le visage caché par un voile noir baissé -- « Que cesse cette mascarade ! », hurle bientôt un des juges qui exigera que les moniales paraissent le visage découvert -- elles diront qu'elles sont là de leur plein gré et qu'elles ne demandent rien d'autre que le respect de leur libre choix. « Ce sont des fanatiques, dira un des fonctionnaires munici­paux, il faut les obliger à devenir libres ! » Ces « fanatiques » qui donneront leur vie nous sont aujour­d'hui bien connues. Mère Henriette, l'ancienne prieure, est la fille du seigneur de Croissy, petite-fille d'un écuyer de la Grande Écurie du roi. Une aristocrate qui côtoie, dans la même foi, sœur François-Xavier, jeune paysanne qui jargonne le patois et égaie souvent le couvent par ses drôleries de petite fille simple. 36:333 Sœur Euphrasie (Cyprienne Brard) est le « baroudeur » de la communauté. Et elle n'a pas la patience tranquille et la tran­quille humilité de sœur de Jésus Crucifié et de sœur Charlotte de la Résurrection, toutes deux âgées, il est vrai, de soixante dix-huit ans. Il y a là, encore, sœur Marie de l'Incarnation. Fille naturelle du prince de Conti, promise à de grands honneurs dans le monde, elle a choisi, à vingt-trois ans, de se consacrer à Dieu. Il y a là, aussi, sœur Julie (Rose Chrétien de Neuville), entrée au couvent après la mort de son époux qu'elle chérissait passionné­ment. Et puis sœur du Saint-Esprit, dont on vante la gaieté ; sœur Henriette de la Providence, belle comme un premier matin du monde ; sœur Thérèse (Thérèse Soiron), la sœur tourière que nous avons déjà rencontrée, et sa sœur, Catherine, tourière elle aussi. Nous avons rencontré, aussi, mère Thérèse de Saint-Augustin (Mme Lidoine), prieure du Carmel. Elle « règne » avec fermeté et douceur sur cette communauté où la sous-prieure, sœur Saint-Louis, sœur Constance (une novice qui a dû arra­cher à ses parents l'autorisation d'entrer au Carmel), sœur Sainte-Marthe, sœur Thérèse de Saint-Ignace, sœur Thérèse du Cœur de Marie, ne peuvent imaginer devoir être les victimes de la méchanceté des hommes. On leur laissera deux années de répit. Au point que, dans cette France martyrisée, le Carmel de Compiègne peut apparaî­tre comme un havre de paix. Un endroit préservé. A l'abri du monde comme le commande la règle. Mais mère Thérèse de Saint-Augustin ne se fait aucune illusion. Elle sait surtout que, tôt ou tard, les moniales auront à répondre de leur vocation religieuse. Pour les y préparer elle décide, début 1792, de proposer un acte de consécration où la communauté s'offrirait en victimes pour l'ordre et la paix. L'approbation des moniales sera presque unanime. Presque, car les deux doyennes de la communauté, sœur de Jésus Crucifié et sœur Charlotte de la Résurrection, ont vu se dresser devant elles le spectre de la guillotine. Elles ont peur. Elles ne s'en cachent pas : -- Ma mère, ma chère mère, je n'en serai pas capable, dira sœur de Jésus-Crucifié en sanglotant. 37:333 Mère Thérèse les réconforte et leur explique qu'elles ne seront nullement obligées à cet holocauste. La journée ne sera pas terminée que les deux vieilles femmes viendront trouver la mère supérieure pour lui demander de les associer au sacrifice. Le soir même, l'acte de consécration est prononcé. Il est temps : le 17 août 1792, l'ordre tombe d'évacuer les couvents. Le 12 septembre, un fort parti de révolutionnaires envahissent le Carmel et raflent tout ce qu'ils peuvent transpor­ter. Le 14, on ordonne aux moniales de quitter leur habit religieux et de vider les lieux... Il faut les imaginer dans les rues de Compiègne. Désempa­rées. Vêtues comme l'as de pique d'habits de rencontre. A ce dénuement, s'ajoute la douleur de devoir se séparer pour s'abri­ter dans quatre maisons où l'on veut bien les accueillir. Grâce à l'ingéniosité et à la détermination de mère Thérèse, elles réussi­ront pourtant à se réunir de temps à autre et, en tout état de cause, à observer la règle. Les choses vont se précipiter. Le 7 novembre 1793, le culte catholique est supprimé. On désaffecte les églises. On y organise des bacchanales. La déesse Raison est le prétexte à toutes les folies. Le 14 juin 1794, mère Thérèse monte à Paris faire visite à sa mère très âgée. Le 21, elle est de retour à Compiègne. Pour apprendre qu'un dénonciateur anonyme -- il s'agissait en fait d'un libraire haineux de la ville, Bertrand Quinquet -- a signalé les moniales au comité de surveillance : « Elles continuent de se réunir comme par-devant. » Le 24 juin, une escouade de dragons et presque autant de policiers -- ils ont fouillé pendant deux jours et une nuit les logis des Carmélites, saisissant quelques lettres, un portrait du roi et une image du Sacré-Cœur... -- viennent arrêter les seize moniales. ([^3]) Aux soldats et aux policiers se sont joints des sans-culottes qui insulteront les malheureuses femmes et les frapperont. Le 12 juillet, vers 11 h 30 du matin, le maire de Compiègne, son adjoint, un agent de district, des gendarmes et des dragons se présentent à la prison où sont enfermées les sœurs : 38:333 -- Vous êtes transférées à la Conciergerie à Paris. Préparez-vous, vous partez sur l'heure ! -- Sur l'heure ? Mais nos habits laïcs sont à la lessive et... -- Sur l'heure ! Laissez là votre repas et mettez vos défro­ques religieuses. Elles s'empressent de le faire. Et elles voient, dans cette opportunité qui leur est offerte de revêtir l'habit, un signe de la Providence. On les pousse dans des charrettes, les mains liées derrière le dos. Peut-on imaginer leur calvaire, sans eau, sans rien à manger, sous le soleil d'un mois de juillet particulièrement chaud... A onze heures du soir, le sinistre convoi est à Senlis. On change les chevaux et, à minuit, on se remet en route. Le 13 juillet 1794, un dimanche, à quatre heures du matin, les Carmé­lites de Compiègne découvrent la Conciergerie. Une anecdote : sœur Charlotte de la Résurrection, âgée de 78 ans, infirme, ne descend pas assez vite de la charrette au goût des gardes ; alors ils l'empoignent et la jettent sur le sol. Tant bien que mal, toujours entravées, ses compagnes aideront la vieille femme, toute ensanglantée, à se relever... Le 17 juillet, les seize moniales et trente-huit autres prévenus sont cités au Tribunal. L'audience se passe dans la salle de la Liberté (sic). Elle est pleine à craquer, bruyante, haineuse. Mais il y a un grand moment de silence quand on voit s'avancer, bien droites face à Fouquier-Tinville, ces seize femmes vêtues de leur long manteau blanc. Mais l'accusateur public reprend les choses en main et balance l'acte d'accusation : -- Ces fanatiques ne cessaient de machiner contre la Répu­blique. Elles avaient des correspondances avec les ennemis exté­rieurs de la France. Elles ont refusé de prêter le serment. Elles n'offrent qu'un rassemblement de rebelles, de séditieuses qui nourrissent, dans leur cœur, le désir et l'espoir criminel de voir le peuple français remis aux fers de ses tyrans et dans l'esclavage des prêtres sanguinaires autant qu'imposteurs, et de voir la liberté engloutie dans les flots de sang que leurs infâmes machi­nations ont fait répandre au nom du ciel ! Sœur Henriette de la Providence se lève alors et, d'une voix douce et respectueuse, demande : -- Pourriez-vous me donner la définition du mot « fanati­que », s'il vous plaît. 39:333 La décence interdit de rapporter les injures qui, des rangs des sans-culottes et des tricoteuses, vont s'abattre sur la jeune femme. Elle insiste cependant : -- Vous devez faire droit à la requête d'un condamné. C'est Fouquier-Tinville qui lui répond : -- Par « fanatique », j'entends « attaché aux sottes pratiques de la religion » ! -- Je vous remercie, dit sœur Henriette. Puis, se retournant vers les autres moniales : « Ma mère, mes sœurs, vous avez entendu, il nous est bien fait crime de notre sainte religion. Ah ! quel bonheur de mourir pour son Dieu. » Le président du Tribunal intervient à son tour et s'adresse à mère Thérèse : -- Vous êtes accusées d'avoir recélé des armes pour les émigrés. Calmement, mère Thérèse brandit un crucifix : -- Nous n'avons jamais eu d'autres armes, on ne nous en trouvera pas d'autres. -- Vous êtes attachées à la royauté. Vous l'avez été à Louis XVI. -- Si c'est là un crime, nous en sommes toutes coupables. Vos lois ne peuvent gouverner les affections de l'âme. -- Vous avez écrit aux émigrés et vous en avez reçu des lettres. -- Ces lettres ne concernent que le chapelain de notre maison, déporté par vos lois, et n'avaient d'autre but qu'une direction spirituelle. Si cette correspondance est un crime, je suis l'unique coupable, car aucune religieuse ne peut écrire une lettre sans permission de la supérieure. Mes sœurs sont innocentes. -- Tais-toi, elles sont tes complices ! Il faut qu'elles le soient pour être condamnées à mort. La sentence qui frappe les seize moniales, accusées de « s'être rendues les ennemies du peuple », est exécutoire dans les vingt-quatre heures. Le 18 juillet, on vient les chercher. Elles sont poussées dans les charrettes sous les regards de curieux venus là pour les insulter. Les tombereaux n'ont pas commencé de s'ébranler vers le Pont-au-Change que les sœurs entonnent le *Miserere* et le *Salve Regina.* Est-ce leur attitude, sont-ce leurs hymnes et leurs prières qui imposeront respect à la foule qui se presse sur tout le parcours ? Toujours est-il que, jusqu'à la guillotine dressée à la barrière de Vincennes, on n'entendra pas un cri, pas une injure, monter de cette foule... 40:333 Quand les charrettes arrivent place du Trône renversé ([^4]), les seize martyres chantent à pleine voix le *Veni Creator* et le *Magnificat.* Les tombereaux s'arrêtent. Les moniales en descendent et, sans jamais cesser de chanter, vont s'aligner au pied de l'échafaud. Mère Thérèse s'avance alors vers le maître bourreau, Sanson : -- Je vous demande la faveur de mourir la dernière et de faire passer les plus jeunes d'abord. Contre toute attente, Sanson, réputé surtout pour ses manières brutales à l'égard des condamnés qu'il expédie sans perdre de temps en parlottes inutiles, accepte qu'on règle à sa place le cérémonial de mort... La plus jeune, sœur Constance, une novice, s'agenouille la première devant mère Thérèse : -- Bénissez-moi, ma mère, et donnez-moi la permission de mourir. Mère Thérèse la bénit et lui donne à baiser une minuscule statuette de la Vierge qu'elle tient cachée dans le creux de la main. Sœur Constance se relève, et monte à l'échafaud en chantant *Laudate Dominum.* Elle s'étendra d'elle-même sur la bascule sans permettre jamais que le bourreau ou l'un de ses valets la touchent. Il en sera de même pour toutes les moniales. On veut croire que, ce jour-là, les tricoteuses, les lécheuses de guillotine, venues tôt matin pour ne rien perdre du spectacle, les voyeurs qui louaient des places à cinq sous sur des charrettes installées comme des observatoires, ont été remués. Comme si le grappin lui-même qui leur tenait le cœur avait été, un instant, bousculé par le chant de celles qui parlaient aux anges. #### II. -- La mort de Gosnay, simple grenadier. Les condamnés à mort de la Terreur n'ont pas toujours été animés par une foi aussi forte que celle de l'abbé Rateau, dont nous avons dit le martyre, ou celle des Carmélites de Compiègne dont nous venons de parler. 41:333 Ils ont pourtant, pour la plupart, fait preuve jusque dans les ultimes moments d'un indicible courage, se moquant de la mort et, du même coup, de leurs bourreaux. A quoi sert, en effet, d'instituer la Terreur quand ceux-là qu'on souhaite terroriser se moquent de vos tribunaux et de vos guillotines ? C'est ce que se sont peut-être demandé les juges du jeune Gosnay, simple grenadier dans un régiment d'infanterie sous l'Ancien Régime. Les troubles révolutionnaires étant survenus, Gosnay était rentré chez lui avec la ferme intention de n'avoir aucun commerce avec le nouveau régime. Du temps que les Lyonnais s'expliquaient rudement avec la Convention, Gosnay, qui se trouvait à Chalon-sur-Saône, se trouva engagé dans une bataille rangée contre un parti de républicains. Aux côtés de quelques royalistes décidés à ne pas s'en laisser conter, Gosnay avait distribué force coups de sabre aux cris répétés de « Vive le roi ! ». Bientôt, pourtant, les royalistes furent submergés par le nombre et il y eut cent témoins pour dire que le plus enragé de la bande était Gosnay. Il fut donc envoyé au tribunal révolution­naire. Dans ses *Essais historiques,* Beaulieu note : « Gosnay savait qu'il était destiné à mourir, et sa gaieté naturelle n'en était pas altérée : il ne manifestait, à cet égard, aucune espèce d'in­quiétude et disait en riant : "Je serai guillotiné demain ou après-demain", comme il aurait pu dire : "J'irai demain à telle partie de plaisir". » Joli garçon, bien tourné, Gosnay, qui n'a pas un sou vaillant et donc pas les moyens d'améliorer l'ordinaire de la prison, est jeté dans un cachot. Il ne s'en formalise pas et, tous les matins, se lève en chantant pour aller se laver, des pieds à la tête, au robinet d'eau froide situé dans la cour de la prison. Revêtu d'un habit de hussard bien coupé, il occupait alors le reste de sa journée en allant conter fleurette, à travers les barreaux du guichet, aux jolies royalistes venues faire visite à des parents détenus. Il noua bientôt une intrigue amoureuse avec une jeune fille. Au point qu'il y eut promesse de mariage entre eux. Mais encore fallait-il qu'il pût quitter cette prison et échapper à la mort. 42:333 -- Je ne connais pas grand monde, dit la jeune fille. Mais j'ai de la fortune, cela devrait m'ouvrir quelques portes. Elle en ouvrit quelques-unes, en effet, puisqu'elle rencontrera même Fouquier-Tinville. Les uns et les autres lui diront que Gosnay n'est que du menu fretin, que sa condamnation à mort ou son élargissement ne changeraient en rien le cours des choses et, qu'à condition qu'il accepte de se tenir un peu tranquille, on pourrait envisager de lui sauver la peau. L'avertissement n'est pas gratuit. Gosnay, incapable de cacher son aversion pour les républicains, fait de l'agitation politique dans la prison et ne perd jamais une occasion de dire à ses geôliers le mépris souverain dont il les gratifie... -- Il faut vous montrer prudent, mon ami. Au moins le temps d'être libéré. Vous me le promettez ? -- Je vous le promets. Il tiendra sa promesse une journée. Le jour de la promesse. Le lendemain, à haute voix, il faisait part à tous et à chacun de son aversion définitive pour le nouvel ordre des choses. Le surlendemain, le guichetier vint lui remettre une première liste de jurés. -- Fais-moi voir ça... Ayant pris la liste, il la présenta au feu sans la lire et en alluma sa pipe. Brave homme, le guichetier fit croire à ses supérieurs qu'on avait oublié de remettre cette liste et le juge­ment fut renvoyé. Par deux fois, Gosnay ralluma sa pipe avec les autres listes qu'on lui présenta. Une telle inconscience finit par inquiéter ses compagnons de captivité. -- Tu es fou ! Essaie au moins de te conserver pour une femme qui t'aime et veut te sauver de la mort. Ton sacrifice serait même inutile à la cause que tu défends. Tu promets d'être raisonnable ? Beaulieu, qui côtoya le jeune homme, témoigne : ([^5]) -- Gosnay parut nous écouter, et nous promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour se rendre les juges favorables. Nous l'engageâmes à venir déjeuner avec nous le lendemain, avant de monter au tribunal. Il ne devait y paraître qu'à onze heures. Je n'ai vu de ma vie de gaieté plus franche : Gosnay ne cessa de faire des folies ; mais tout était naïf, il n'y avait rien de forcé. 43:333 Quand l'heure fut arrivée, il nous embrassa tendrement et nous dit en riant : « Vous m'avez donné un bon déjeuner dans ce monde, je vais vous faire préparer à souper dans l'autre ; donnez-moi vos ordres. » Il suivit les gendarmes qui l'attendaient. Gosnay ne nia aucun des faits dont il était accusé. Il s'en empara même, les revendiqua hautement, fit profession de foi royaliste, passant du rôle d'accusé à celui d'accusateur. Quand ce fut le tour de son défenseur d'intervenir, il lui coupa la parole : -- Monsieur le défenseur officieux, il est inutile de me défendre. Et toi, accusateur public, fais ton métier : ordonne qu'on me mène à la guillotine. En entendant ces paroles, la jeune personne qui s'était intéressée au sort de Gosnay s'évanouit. Quant à Gosnay, il revint dans la prison, le sourire aux lèvres, plus arrogant que jamais à l'égard de ses accusateurs. Vint l'heure d'être conduit à la guillotine. Juste avant de monter sur la charrette, Gosnay fit appeler le guichetier Rivière : -- Tu me donnerais bien un peu d'eau-de-vie. Rivière qui, deux ou trois fois, avait pu sauver la mise de ce prisonnier hors du commun, apporta l'eau-de-vie. Gosnay en prit une gorgée, puis : -- Je vous prie de boire le reste dans le même verre. Je croirais que vous m'en voudriez si vous n'aviez pas cette complaisance. Se laissant alors entraver, il grimpa dans la charrette et se dirigea vers la mort. En sifflotant le « Chant du Grenadier », vieil air d'Ancien Régime... #### III. -- La mort en face. Le tranquille mépris de la mort affiché par Gosnay fut un des traits communs de la plupart des suspects envoyés devant le tribunal révolutionnaire et promis à la guillotine. On cite ainsi le cas de cette courtisane traduite devant le tribunal pour propagande royaliste. -- Accusée, lui demanda le président, de quoi vivez-vous ? La réponse fut immédiate : -- De mes grâces. Comme toi de la guillotine. 44:333 Elle se moqua alors des juges, des jurés et des tricoteuses et s'en fut à la mort en chantant. Rédacteur de *La Gazette de Paris* et ardent défenseur de la royauté, le journaliste Durosoi fut condamné à être guillotiné un 25 août, à neuf heures du soir, à la lueur des flambeaux. Après avoir écouté sans broncher son arrêt de mort, il eut ce commentaire : -- Il est beau pour un royaliste comme moi de mourir le jour de Saint Louis. Poujaud de Montjourdain, jeté en prison quelques jours après son mariage, condamné à mort, demanda qu'on lui fit tenir du papier, une plume et de l'encre : -- Tu veux consigner tes dernières volontés, citoyen ? demanda le geôlier. -- Non, je voudrais écrire une romance pour ma femme. Et il se mit à composer les premiers mots de son poème « *L'heure avance où je vais mourir* »*...* A Lyon, une jeune royaliste âgée de seize ans, Marie Adriane, qui s'est habillée en homme et a servi dans l'artillerie pendant le siège, est interrogée par ses juges : -- Comment as-tu pu braver le feu et tirer le canon contre ta patrie ? -- C'était au contraire pour la servir ! Elle est condamnée à mort. Toujours à Lyon, une jeune fille du même âge que Marie Adriane est arrêtée parce qu'elle refuse de porter la cocarde : -- Pourquoi refuses-tu de la porter ? lui demande-t-on. -- Ce n'est point la cocarde que je hais. Mais, comme vous la portez, elle déshonorerait mon front. -- Qu'à cela ne tienne, on va te l'attacher au bonnet. Un guichetier vient qui fixe, comme indiqué, la cocarde au bonnet de la jeune fille. -- Voilà. Tu peux aller, en portant celle-là, tu es sauvée. La jeune fille se lève, détache la cocarde et la jette à terre : -- Je vous la rends. Elle est condamnée à mort. Toujours à Lyon, les terroristes demandent au curé d'Ample­puy qu'ils prétendent juger :  -- Crois-tu à l'enfer ? -- Comment en douter puisque je vous vois ? Il est condamné à mort. 45:333 A Chappuy de Manbast, officier d'artillerie dont le génie est reconnu et apprécié dans toute l'Europe, on propose la vie sauve à condition de servir la République : -- Non, répond Chappuy, je ne me suis battu et ne veux me battre que pour mon Dieu et mon Roi. Il est immédiatement décapité. A la hache. Le 19 messidor (7 juillet 1794), l'abbé de Fénelon, l'ancien prieur de Saint-Sernin-des-Bois qui avait consacré sa vieillesse à l'évangélisation des Savoyards, est condamné à mort par le tribunal révolutionnaire. Une condamnation qu'il saluera par ces mots : -- Quel bonheur de mourir pour avoir fait son devoir ! C'est mourir pour Jésus-Christ. Au pied de l'échafaud, il exhortera les soixante malheureux condamnés à mourir en même temps que lui : -- Mes chers camarades, Dieu exige de nous un grand sacrifice, celui de notre vie. Offrons-le Lui de bon cœur, c'est un sûr moyen d'en obtenir miséricorde. Ayons confiance en Lui : Il nous accordera le pardon de nos péchés. ([^6]) Le 12 nivôse (1^er^ janvier 1794), un prêtre de Saint-Nicolas des Champs, Pierre-Joachim Vancleemputte est arrêté dans son domicile parisien, rue des Postes. C'est un prêtre réfractaire et la perquisition pratiquée dans son logis fera découvrir un sachet sur lequel est inscrit : « Sang de Louis XVI ». Il est condamné à mort. Son calme et sa piété feront l'admiration d'un témoin, Bimbenet de La Roche qui écrivit à son frère : « Dès qu'il fut descendu du Tribunal pour attendre l'heure du supplice, il demanda son bréviaire au guichet où il passa la nuit. Il nous le fit remettre, le lendemain, par le concierge, et il nous écrivit deux mots, où il nous marquait, entre autres choses, qu'il avait passé la nuit fort tranquillement et qu'il était comblé de consolation. Je n'ai pas de peine à le croire : lorsqu'on a vécu comme lui, le moment de la mort paraît fort doux. Il est maintenant où nous espérons aller sous peu... » Mais comment, encore et toujours, ne pas évoquer les derniers moments de Marie-Antoinette. Elle concluait ainsi sa dernière lettre à Madame Élisabeth : 46:333 « *Comme je ne suis pas libre dans mes actions, on m'amè­nera peut-être un prêtre, mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot et que je le traiterai comme un être absolument étranger.* » On lui amena un « prêtre », effectivement : Girard, ancien curé de Saint-Landry et vicaire épiscopal de Gobel, annoncé par l'un des gardiens : -- Il y a là un curé de Paris qui demande si vous voulez bien vous confesser. -- Un curé de Paris ? s'étonne doucement la reine. Il n'y en a guère... Girard s'avance, salue très respectueusement et demande : -- Souhaitez-vous que je vous accompagne, Madame ? -- Vous ferez comme vous voudrez, Monsieur. Girard va alors proposer à la reine le sacrement de péni­tence. Courtoisement mais très fermement, la reine le refusera. Girard essaie encore : -- Voyons, Madame, que dira-t-on lorsqu'on saura que vous avez refusé les secours de la religion dans ces suprêmes moments ? -- Vous direz à ceux qui vous en parleront que la miséri­corde de Dieu y a pourvu. A partir de cet instant, Marie-Antoinette ne desserrera plus les dents. Quelques heures plus tard, Girard prendra place aux côtés de la martyre dans la charrette. La reine ne lui accordera même pas un regard. Alain Sanders. 47:333 ### O Século do nada (XI) par Gustave Corçâo Suite et fin de la première partie du livre II. Chapitre 3 : #### « Une ténébreuse Affaire » LE ROMAN DE BALZAC qui porte ce titre inquiétant pourrait passer pour un innocent conte de fées à côté de la forêt d'intrigues, de l'alchimie de bassesses et de misères qui produisirent sans crier gare, comme « un éclair dans le bleu du ciel tranquille », la célèbre « condamnation » de l'Action française. Il n'entre pas dans mes vues de tenter ici ne serait-ce qu'une approche globale de cette nouvelle « Affaire ». 48:333 C'est exprès que j'ai inversé l'ordre des événements, sautant à pieds joints par-dessus la crise qui devait culminer dans le décret du Saint-Office condamnant certaines œuvres de Charles Maurras et le journal *l'Action française,* décret publié par Rome le 29 décembre 1926. J'ai voulu montrer dans le chapitre précédent que *rien,* en un quart de siècle, n'annonçait la tempête et « l'éclair » de décembre 1926, et que l'attitude postérieure du pape Pie XI met en évidence le malaise d'un homme assez peu convaincu d'avoir arrêté une mesure drastique imposée par le bien de l'Église universelle et spécialement par celui de l'Église de France. Deux ans après la condamnation, quand il aurait été raisonnable d'espérer la retombée des réactions de fièvre et l'apparition des bons fruits escomptés, Pie XI écrit la lettre au Carmel de Lisieux qui demande des prières instantes pour la « *grande pitié* » de l'Église de France. La bienveillance sans limite manifestée ensuite par le pape dans sa lettre à Charles Maurras prouve que notre interprétation du message confié à la Mère Supérieure du Carmel de Lisieux n'a rien de fantai­siste. Et la lettre adressée à Maurras le 6 février 1937, lorsqu'il était en prison, renforce l'idée d'une évolution pro­fonde de l'état d'esprit de Pie XI. Mais ce qui *prouve* réellement la transformation complète du jugement pontifical sur Charles Maurras, l'Action fran­çaise et \[sur\] le bien-fondé du décret de 1926, c'est la réaction même du pape après la lettre que Maurras, sur le conseil encore du Carmel de Lisieux, lui écrit le 10 mai 1937 à l'occasion de son anniversaire. Nous avons vu en effet que dans cette lettre, sous l'harmonieuse expression du plus pro­fond et ardent respect, Maurras rappelle à Pie XI les paroles de Mgr Penon, évêque de Moulins, qui savait « par expé­rience personnelle » que le pape avait été victime en 1926 d'une diabolique machination. Relisons ce passage de la lettre de Maurras, déjà citée : « Ne suis-je pas autorisé par de récentes marques de bienveillance à supplier Votre Sainteté de considérer dans un esprit de miséricorde et de paix la douleur de quelques-uns de ses fils, victimes émouvantes de la plus infâme manœuvre de tromperie et de calomnie que peut avoir ourdie l'Ennemi du genre humain ? » 49:333 Quelle réponse Pie XI réserve-t-il à cette lettre étonnante, où Maurras affirme vigoureusement et respectueusement que le décret de condamnation de l'Action française fut arraché à Rome par une *machination ?* Il semble évident que, si le décret de 1926 avait été signé par le pape en 1937, la lettre de Maurras aggraverait les choses et rendrait la réconciliation plus difficile que jamais. Le pape ne répond pas aussitôt à la lettre de Maurras : il attend la première occasion, et quand Maurras, deux mois plus tard, sort de prison pour se rendre en pèlerinage à Lisieux et s'agenouiller devant les cendres de sainte Thérèse, il y trouvera la bénédiction du pape. En 1938, à la même époque, quand Maurras renouvelle son pèlerinage, il y retrouve la bénédiction du pape, transmise par le cardinal Pacelli, et en rend grâces avec émotion. Où était « l'erreur doctrinale » ? Le 13 juillet 1939, pour le troisième pèlerinage de Maur­ras, Pacelli s'appelle Pie XII ; c'est donc lui qui envoie la bénédiction, et écrit peu après à la Supérieure du Carmel cette lettre qui représente une initiative de réconciliation et un encouragement : « *Nous confions à votre filiale sollicitude le soin de transmettre Nos sentiments à ces hommes dont les talents sont une belle promesse de plus pour la cause de Jésus-Christ.* » Trouvera-t-on, dans toute l'histoire de l'Église, un signe plus clair attestant la reconnaissance d'une erreur pastorale pratiquée plusieurs années auparavant dans une atmosphère envenimée d'intrigues et de passion ? Le décret qui lève l'interdit, en juillet 1939, répond à une supplique formulée par les membres des « Comités de Direc­teurs » du journal *l'Action française ;* les signataires y expri­ment leur sincère regret pour les outrances irrespectueuses envers le Saint-Siège et la hiérarchie catholique échappées dans la chaleur des controverses, et se soumettent entièrement à l'autorité de l'Église. 50:333 Au sujet de la doctrine, ils se contentent respectueusement d'affirmer : « *Tous ceux parmi nous qui sont catholiques, réprouvant tout ce qu'ils auraient pu écrire d'erroné, rejettent complètement toute doctrine et toute thé­orie qui serait contraire aux enseignements catholiques, pour lesquels nous professons unanimement le plus profond respect.* » On ne trouve pas dans toute la pétition une seule ligne où les signataires, dans l'attitude de la supplication respectueuse, reconnaîtraient les « erreurs doctrinales » qui avaient servi en 1926 au cardinal Andrieu pour lancer l'offensive générale contre l'Action française. Non moins inexpressif, c'est-à-dire ici lourd de significa­tion, voici le texte intégral du décret du 5 juillet 1939 par lequel la Sacrée Congrégation du Saint-Office suspend l'interdiction du journal *l'Action française.* C'est tout juste si trois ou quatre lignes s'y réfèrent vaguement aux motifs du décret de 1926. La plus grande partie du texte renvoie aux normes et principes généraux que l'Église recommande à la presse, manière comme une autre de noyer le poisson... Mercredi, 5 juillet 1939. Par Décret de cette Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office en date du 29 décembre 1926, le journal *l'Action française, tel qu'il était alors publié,* fut condamné et mis à l'Index des livres prohibés, *attendu ce qui s'écrivait dans ledit journal, surtout à cette époque-là, contre le siège apostolique et contre le Souverain Pontife lui-même.* Or, par une lettre adressée à la date du 20 novembre 1938 au Souverain Pontife Pie XI, de sainte mémoire, le comité directeur de ce journal fit sa soumission et présenta, pour obtenir que fût levée la prohibition du journal, une pétition qui fut soumise à l'examen de cette Sacrée Congrégation. De plus, récemment, ce même comité, réitérant la péti­tion, fit une profession ouverte et louable de vénération envers le Saint-Siège, réprouva les erreurs et donna des garanties sur le respect du magistère de l'Église par une lettre du 19 juin 1939 au Pape Pie XII, glorieusement régnant, lettre dont le texte est rapporté ci-après à l'annexe n° l. C'est pourquoi, dans la séance plénière de la Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office, tenue le mercredi 5 juillet 1939, les éminentissimes, cardinaux, préposés à la sauvegarde de la foi et des mœurs, après avoir consulté les éminentissimes et révérendissimes cardinaux de France, ont décrété : 51:333 A dater du jour de la promulgation du présent Décret, la défense de lire et de conserver le journal *l'Action française* est levée, restant prohibés les numéros mis jusqu'à ce jour à l'Index des livres prohibés, sans toutefois que cette Suprême Sacrée Congrégation entende porter aucun jugement sur ce qui regarde les choses purement politiques et sur les buts poursuivis par le journal dans ce domaine -- pourvu bien entendu qu'ils ne soient pas contre la morale -- et « ad mentem » à savoir : conformément à ce qui a été, à maintes reprises, inculqué par le Saint-Siège concernant soit la distinc­tion entre les choses religieuses et les choses purement politi­ques, soit la dépendance de la politique par rapport à la loi morale, soit les principes et les devoirs établis en vue de promouvoir et de défendre l'action catholique, cette Suprême Sacrée Congrégation recommande instamment aux Ordinaires de France la vigilance en vue d'assurer l'observation de ce qui a été déjà institué en la matière par l'assemblée des cardinaux et archevêques de France en l'année 1936 et qui est rapporté dans l'annexe n° 2 ci-après. Le jeudi suivant, 6 du même mois et de la même année, notre Très Saint-Père Pie XII, Pape par la Divine Providence, à l'audience habituellement accordée à S.E. révérendissime l'assesseur du Saint-Office, a approuvé la résolution des émi­nentissimes cardinaux qui lui avait été soumise, l'a confirmée et en a ordonné la publication. Donné à Rome, au Palais du Saint-Office, le 10 juillet. ([^7]) Un décret de cette nature, en ce qu'il n'exige aucune rétractation formelle, et ne mentionne même pas d'erreurs doctrinales ou de philosophies politiques erronées, n'en est que plus significatif de la reconnaissance implicite, par l'Église, d'une mesure disciplinaire particulièrement mal inspirée. Mais j'imagine que le lecteur averti pourrait me faire ici deux objections : la première sur l'extension et l'interprétation données aux écrits et aux gestes qui intervinrent *après* la condamnation ; la seconde sur ce que j'ai dit plus haut à propos de celle-ci, à savoir que *rien* n'en annonçait l'orage avant qu'il ne soit déclenché... 52:333 Et le dossier monté au temps de saint Pie X ?... Et toutes les manœuvres entreprises pour lui arracher une condamnation de l'A.F. ? -- C'est vrai. Nous avons déjà montré qu'une de ces tentatives obtint précisément le résultat opposé : saint Pie X décora sur-le-champ Charles Maurras du titre de « *beau défenseur de la foi* » ! Ce que pensait saint Pie X Il n'est pas inutile de consulter d'autres témoignages sur ce que saint Pie X pensait de l'Action française, jusqu'à l'heure de sa mort, pour des raisons qui ne sont pas difficiles à élucider. En voici les principaux. TÉMOIGNAGE DU PÈRE PÈGUES : Dans une lettre adressée à Charles Maurras, le Père Pégues a témoigné que, reçu par Pie X le 15 janvier 1914, jour de la réunion de la Congrégation préparatoire de l'Index, il était venu à parler de Maurras et avait déclaré qu'il l'avait soutenu contre des imputations inexactes dans un article non signé d'une revue toulousaine. Comme le Saint-Père l'en félicitait, le Père Pégues dit alors : -- Mais, très Saint-Père, M. Maurras n'a-t-il pas des ennemis puissants ici même jusque dans la Congrégation ? -- Si -- dit le Pape -- ils sont là réunis contre lui. Ma faranno niente... mais ils ne feront rien. Avant de se retirer, le Père Pégues demanda au Saint-Père une bénédiction spéciale pour Charles Maurras. Cette béné­diction fut accordée et Maurras la reçut, avec la lettre du Père Pègues, le 17 janvier 1914. Une autre lettre de ce même religieux figure dans les papiers laissés par Maurras. Elle précise que, ce jour-là, Pie X signa sans difficulté le décret condamnant un autre écrivain (Maeterlinck). Quand on lui tendit celui de Maurras, il le mit de côté. Trois fois le secrétaire de la Congrégation revint à la charge ; trois fois le Pape repoussa le libelle, et, comme le secrétaire insistait encore, le Pape prit la feuille et l'enfouit dans son bureau. ([^8]) 53:333 TÉMOIGNAGE DE CAMILLE BELLAIGUE : Voir, au chapitre précédent, comment Maurras reçut du pape le fameux titre de « *beau défenseur de la foi* ». TÉMOIGNAGE DE MGR CHAROST : Aux derniers jours de juillet 1914, recevant Mgr Charost, alors évêque de Lille, et entrouvrant le tiroir de son bureau, Pie X lui dit : -- Nous avons là, mon cher fils, tout ce qu'il faut pour condamner Maurras. Mais nous croyons fort que les per­sonnes qui Nous ont si bien documenté ont agi beaucoup moins par amour et par zèle de la sainte religion que par haine des doctrines politiques soutenues par l'Action française. Puis, refermant d'un geste sec le tiroir de son bureau, Pie X ajouta : -- Aussi, moi vivant, l'Action française ne sera jamais condamnée. Elle fait trop de bien. Elle défend le principe d'autorité. Elle défend l'ordre. Une lettre, parue dans *Aspects de la France,* le 20 juillet 1951, confirme cette déclaration. Elle était adressée à Mgr Fontenelle : « Habitant Rennes dans les premières semaines de 1927, je suis allé visiter mon archevêque dont j'étais bien connu, le cardinal Charost. La conversation étant venue sur l'Action française, je lui exprimai ma surprise des bruits qui couraient concernant la part que Pie X aurait prise aux débuts des mesures qui s'abattaient sur elle. Il me dit que ces bruits étaient absolument faux et que lui-même pouvait en témoigner hautement : « J'ai, comme évêque de Lille, vu le Pape dans les derniers jours de juillet 1914. Je suis le dernier évêque français qui l'ait vu. Nous avons parlé de l'Action française et Pie X m'a dit « Soyez tranquille, cher Monseigneur, tant que je vivrai, elle ne sera jamais condamnée. » ([^9]). » TÉMOIGNAGE DU CARDINAL DE CABRIÈRES : Le 18 juin 1914, le cardinal de Cabrières écrit à un ami -- qui a gardé la lettre et l'a communiquée à Maurras -- pour lui rapporter une audience de Pie X : 54:333 « Nous avons parlé de Maurras et j'ai vu le Saint-Père très résolu et heureux de l'avoir protégé. » A noter que, le 3 août 1920, donc après la guerre, ce prélat écrira à Maurras, à propos de la mort de Dom Besse : « ...Au revoir, mon cher Maurras, et bien respectueusement à vous dans la mémoire du Pape Pie X dont la volonté vous a gardé pendant la guerre pour le salut de notre pays. » ([^10]) Ces témoignages déjà anciens établissent, de manière plus que suffisante, que saint Pie X n'a jamais manifesté à aucun interlocuteur digne de foi la moindre intention de condamner Maurras ; que saint Pie X n'a jamais dissimulé, au contraire, sa détermination inébranlable de le soutenir, comme il ne cachait pas non plus l'irritation que lui causaient ceux qui tournaient autour de sa personne comme des chiens enragés pour obtenir la condamnation : -- *Crucifiez-le ! Crucifiez-le !* Ajoutons-y le témoignage postérieur fourni par l'admirable sérénité de tous ces grands théologiens et ces grands philo­sophes qui militaient et dormaient sur leurs deux oreilles à l'Action française jusqu'à l'explosion de 1926. Maritain lui-même, qui changera ensuite quatre fois d'avis sur l'A.F., écrivit à cette époque *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques :* cet opuscule lucide et courageux sera diffusé pendant la crise elle-même, avec son consentement. L'historien n'a donc pas exagéré les choses, lorsqu'il nous dit que la crise de l'Action française devait surgir comme un éclair d'orage sur un ciel tranquille et presque bleu-roi ! De la lettre du cardinal Andrieu\ à la condamnation de l'A. F. L'éclair en question prit la forme d'une lettre du cardinal Andrieu, publiée le 27 août 1926 à Bordeaux. Cet écrit se présentait comme une réponse de S.E. le Cardinal-Archevêque de Bordeaux à « l'interpellation » d'un groupe de jeunes catholiques au sujet de l'Action française. 55:333 Lue dans le contexte d'aujourd'hui, sur un planisphère exempt des distorsions de perspectives de l'époque, la lettre du cardinal nous paraît tout bonnement *incroyable.* Arrêtons-nous un instant sur cet adjectif, déjà sévère pour un prélat de 1926, qui vient de nous échapper. Que faut-il penser, par exemple, du passage suivant : « Les dirigeants de l'Action française se sont occupés de l'Église. Quelle idée en ont-ils ? Ils repoussent tous les dogmes qu'elle enseigne. Elle enseigne l'existence de Dieu et ils la nient, car ils sont athées. Elle enseigne la divinité de Jésus-Christ, et ils la nient, car ils sont antichrétiens. Elle enseigne qu'elle a été fondée elle-même par le Christ, Dieu et Homme, et ils nient son institution divine, car ils sont anticatholiques, *etc., etc., etc.* » ([^11]) L'esprit méticuleux qui voudrait pousser l'enquête jusqu'à relire tous les numéros de *L'Action française* aurait bien du mal à trouver un seul passage qui entérine de près ou de loin cette contestation des dogmes de la foi catholique *inventée* par le cardinal Andrieu. La vérité est autre. Le mouvement et le journal qui assumèrent alors la difficile mission d'affronter la horde révolutionnaire sortie des cribles de l'Histoire, qui assumèrent aussi la glorieuse mission de défendre l'Église et toutes les valeurs chrétiennes aux heures de la persécution religieuse en France républicaine, abritaient en leur centre un paradoxe vivant fort bien relevé par Maritain dans son *Opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques :* le chef, l'inspirateur de l'action politique, le génie qui devait compren­dre et prévoir avec le plus de lucidité toutes les catastrophes du siècle, et vivre de lutter pour une France catholique, cet homme-là, par un de ces mystères épais de la Providence, *n'avait pas la foi ;* ou plutôt, peut-être, l'avait longtemps reléguée à un niveau d'inconscience et d'incapacité d'expression... 56:333 Nous ne saurons évidemment jamais si Charles Maur­ras, dans la « tragi-comédie de sa surdité », était réellement l'athée qu'il paraissait être lorsqu'il se plaignait de son impuis­sance à entendre Dieu. Ce que nous savons aujourd'hui, c'est qu'il vécut sa vie entière à la recherche de cette foi perdue dans une confiance totale en l'Église ; et que, maltraité par cette Église qu'il vénérait profondément, martyrisé par sa patrie qu'il aimait avec feu, au lieu de s'aigrir, de se durcir, il fit à la fin de sa vie l'acte d'humilité et de mansuétude qui le plaçait dans la main de Dieu, où son cœur s'endormit dans la paix. Le cardinal Andrieu savait que Charles Maurras préten­dait ne pas avoir la foi. Et il savait que c'était un homme combatif comme son époque en a peu connu... En aura-t-il conclu que Maurras, logiquement, devait combattre les dogmes auxquels il ne croyait pas ? Cette explication cruelle­ment et stupidement abstraite ne résiste pas à l'examen. Quelques années plus tôt en effet, le 31 octobre 1915, remerciant pour l'envoi de *L'Étang de Berre* que Maurras lui avait dédicacé, le même « Paulin, cardinal Andrieu » signe une lettre excessivement élogieuse, dont voici un échantillon : « Vous défendez l'Église avec autant de courage que de talent. Faut-il s'en étonner ? Elle représente des principes sans lesquels tout le reste se désorganise et s'effondre. Elle a procuré à la France, qui ne date pas de 89, quatorze siècles de grandeur et de prospérité, et vous avez raconté, dans une page délicieuse, à propos d'un sacre épiscopal, que vous lui deviez votre salut intellectuel. « Ne contracterez-vous pas envers elle d'autres dettes d'un ordre encore plus élevé ? Je suis tenté de croire que vous en aviez la noble ambition -- et nul ne souhaite plus que moi qu'elle se réalise --, lorsque vous écriviez dans la préface de votre hymne à la Provence « la nuit sublime d'Augustin et de Monique ». » ([^12]) Comment concilier cette lettre de 1915 avec celle qui met le feu aux poudres en 1926 ? Dans cette dernière, outre les aberrations que nous avons rapportées, on trouve une phrase extraordinaire attribuée à Maurras : « *Défense à Dieu d'en­trer dans nos observatoires.* » 57:333 Une phrase qui fut pourtant impossible à localiser dans l'œuvre du Maître, en dépit d'innombrables et solennelles mises en demeure, pour la simple raison que celui-ci ne l'avait pas écrite, ni prononcée ! Inutile de préciser que *l'Action française* répondit sur-le-champ à la violente attaque du prélat. Le lecteur qui voudrait suivre clairement toutes les étapes de l'intrigue ourdie par l'Ennemi du genre humain trouvera dans le livre de Lucien Thomas, *L'Action française devant l'Église,* l'exposé de « l'Af­faire » le plus irréfutable et le plus complet. Car il faut s'interdire à ce sujet le moindre jugement si l'on s'en tient aux commentaires de l'époque, et aux réactions simplistes (comme celle de Daniel-Rops) de ceux qui font des pieds et des mains pour donner raison aux cardinaux et au Saint-Office contre l'évidence des faits. Sur la base de la seule documentation réunie dans cette étude, nous pouvons en effet conclure ceci : s'il fallait tenir pour vrai ce qu'avance le cardinal Andrieu, dont le souvenir n'est parvenu jusqu'à nous que par la malheureuse lettre du 25 août 1926 (fête de saint Louis !) publiée le 27 à Bordeaux, nous nous trouverions contraints de soutenir que saint Pie X s'est trompé gravement, tandis que des théologiens comme le cardinal Billot, le Père Garrigou-Lagrange et le Père Clérissac -- celui qui fit entrer Maritain à l'A.F. -- étaient tous analphabètes en matière de doctrine chrétienne... Et pour finir, il nous faudrait inclure le cardinal Andrieu lui-même, celui de 1915, dans l'énorme liste des aveugles congénitaux ! Comment donc expliquer la lettre de 1926 ? Réponse : il n'y a pas lieu de l'expliquer, car -- pour commencer par le commencement -- elle n'était pas du cardinal Andrieu. Dans le livre de Lucien Thomas déjà utilisé, on découvre en effet une *Annexe III* qui rapproche point par point les termes de la lettre « du cardinal Andrieu » avec ceux de la venimeuse brochure d'un aventurier, Fernand Passelecq, avocat à la Cour de Bruxelles, et plus d'une fois mis à mal dans les colonnes de *l'Action française.* 58:333 La trame reçoit son premier ourlet à Bordeaux. Il fut établi par la suite que d'autres évêques français avaient été pressentis dans le même but par ce Passe-murailles bruxellois en service commandé. Pourquoi le cardinal Andrieu accepte-t-il d'entrer, comme acteur principal, dans la sournoise machination ? Maurras, avec les autres dirigeants d'Action française, se lance à fond dans la défense de son honneur et de son droit. Il ne cède pas cependant aux fièvres de la controverse, en dépit de la violente passion que nous pouvons imaginer chez ces lutteurs qui mettaient chaque jour leur peau au bout de l'idéal servi. Le respect maintenu à l'égard du prélat est admirable. Mais le Montage n'en finit pas de progresser. Voici que le pape Pie XI écrit une lettre au cardinal Andrieu pour le féliciter de sa vigilance. Les manifestations se multi­plient. Le 16 septembre, les étudiants de l'Action française et les Camelots du Roi écrivent une lettre au pape ([^13]). Bernard de Vesins, président de la Ligue d'Action française, adresse lui aussi une supplique filiale au Saint-Père... Mais le pape est déjà mal disposé vis-à-vis de l'A.F. Depuis quand ? Sans doute depuis les élections de 1924, où les gauches avaient bénéficié outre mesure des « démarches du Nonce » contre la droite française. Maurras rappelle en effet : « Le Vatican croyait bien faire en prescrivant de multiplier les avances électorales aux Gauches, à des Gauches qui ne pouvaient exister que dans son rêve. (...) « Vinrent les tristes élections du dimanche noir, 11 mai 1924. Elles comblaient le programme pontifical et, comme il était naturel, le dépassaient furieusement : « *-- Vos Français ont bien mal voté,* dit Pie XI au cardinal Billot, qui répondit : « *-- Très Saint-Père, c'est la faute de votre nonce...* « *-- Mon nonce,* s'écria le Pape, en frappant la table du poing, *le nonce fait ma politique ! Ma politique ! Ma politi­que !* » ([^14]) 59:333 Le cardinal Billot se solidarise aussitôt avec Maurras et Daudet, dans une lettre dont *l'Action française* ne fait pas état, mais qui est publiée plus tard dans un autre journal. ([^15]) Les événements se précipitent. Le 20 décembre, Sa Sain­teté Pie XI prononce un discours devant le Consistoire des Cardinaux : sans que la chose soit explicite, on entrevoit déjà la condamnation qui s'y préparait. Le journal *L'Action française,* selon l'expression de Robert Havard de la Montagne, se trouvait acculé, mis en demeure d'abandonner vingt-cinq ans de combat au service de l'Église et de la Patrie ([^16]). Les dirigeants de l'A.F. ne pouvaient discuter avec le pape leurs droits à défendre l'Église en tels ou tels termes, mais ils jugèrent, et Maritain le premier, qu'ils pouvaient soutenir leur droit de défendre la Patrie dans une ligne qui s'accordait en tous points avec la doctrine naturelle prônée par le Magistère. Acculés, donc, ils publièrent leur *Non possumus*, que Maritain lui-même trouva « humainement légitime », et dont Maurras devait se repentir plus tard, comme on a vu. Mais les progrès du grand Montage autour de la per­sonne du pape, l'exploitation machiavélique de tous ses points sensibles et les outrances verbales des combattants de l'A.F. obtinrent en fin de compte le résultat escompté : le décret du Saint-Office condamnant certaines des œuvres de Maurras et le journal *l'Action française.* Et c'est ici, dans ce point d'orgue, que se cristallise ou se condense l'injustice maximum -- celle que la lettre du cardinal Andrieu annon­çait déjà, avec son extraordinaire légèreté vis-à-vis de la réalité des faits. Maintenant que sont morts tous les person­nages de ce drame qui fit tant de mal à la France, nous disposons des données et de la liberté nécessaires pour analy­ser le décret du Saint-Office, et pour en dire ce que d'autres, avec beaucoup moins de fondement, déclarèrent du décret condamnant Galilée. 60:333 Dans un livre récent ([^17]), Jacques Maritain développe une distinction entre la *Personne* de l'Église et son *personnel ;* autrement dit : entre les cas où le *personnel* de l'Église (prêtres, évêques, cardinaux, papes) agit ou parle en son nom propre, avec toute la faillibilité humaine qui s'y attache, et les cas où il agit et parle comme instrument de l'agir et du dire de la *Personne* de l'Église. Dans la seconde partie de l'ou­vrage, Maritain donne quelques exemples classiques de fautes du *personnel* de l'Église agissant sous son propre bonnet. Parmi celles-ci, le philosophe place -- qui l'eût cru ? -- le célèbre cas Galilée. Je réserve pour une autre occasion, si Dieu me la donne, la critique intégrale de l'approche adoptée par Maritain dans une affaire comme celle-là. Cependant, tant que le Seigneur me permet d'accoucher ces pauvres lignes sur mes bouts de papier, j'entends formuler ici un désir rétrospectif ; un désir exprimé à l'imparfait du subjonctif ; un désir inefficace, dans le flux vital et historique où je viens le lâcher ; un désir tellement plein d'invraisemblance et d'absur­dité qu'il pourrait bien réveiller le rire des cariatides du Parthénon. Expliquons-nous. J'eusse voulu que l'exemple le plus *vivant,* le *plus proche,* le *plus réel* et le *plus douloureux* de faute du « personnel » de l'Église choisi par Maritain, par le Maritain de quatre-vingt-huit ans, eût été le décret du Saint-Office qui condamnait Maurras et l'Action française ! Pour comprendre, lisons le texte du décret de *Mise à l'Index,* que voici dans son intégralité : DÉCRET DU SAINT-OFFICE CONDAMNANT CERTAINES ŒUVRES\ DE MAURRAS\ ET LE JOURNAL « L'ACTION FRANÇAISE » « Le 29 janvier 1914 et le 29 décembre 1926. « Comme plusieurs ont demandé qu'il fût fait une enquête diligente sur la pensée et l'intention de ce siège apostolique et *surtout sur celles de Pie X* d'heureuse mémoire, touchant les œuvres et les écrits de Charles Maur­ras et le périodique *l'Action française,* S.S. le Pape Pie XI m'a ordonné à moi, soussigné, assesseur du Saint-Office, de rechercher avec soin les actes et les dossiers de la Sacrée Congrégation de l'Index -- qui, comme tous le savent, a été jointe et incorporée au Saint-Office -- et de lui en faire un rapport. 61:333 « Cette enquête achevée, voici ce qui a été constaté : « I. -- Dans la Congrégation préparatoire tenue le 15 janvier 1914 : « Tous les consulteurs furent unanimement d'avis que les quatre œuvres de Charles Maurras : *le Chemin de Paradis, Anthinéa, les Amants de Venise,* et *Trois idées politiques* étaient vraiment mauvaises et donc méritaient d'être prohi­bées ; à ces œuvres, ils déclarèrent qu'il fallait ajouter l'œuvre intitulée ! *Avenir de l'intelligence.* « Plusieurs consulteurs voulurent qu'on y ajoutât aussi les livres intitulés *la Politique religieuse* et *Si le coup de force est possible.* « II. -- Dans la Congrégation générale tenue le lundi 26 janvier 1914 : « L'Éminentissime cardinal préfet a déclaré qu'il avait traité de cette affaire avec le Souverain Pontife, et que le Saint-Père, en raison du nombre de pétitions à lui adressées de vive voix et par écrit, même par des personnages considé­rables, avait vraiment hésité un moment, mais enfin avait décidé que la Sacrée Congrégation traitât de cette affaire en pleine liberté, *se réservant le droit de publier lui-même le décret.* « Les Éminentissimes Pères, entrant donc au cœur de la question, déclarèrent que, sans aucun doute possible, les livres désignés par les consulteurs étaient vraiment très mauvais et méritaient censure, d'autant plus qu'il est bien difficile d'écar­ter les jeunes gens de ces livres, dont l'auteur leur est recom­mandé comme un maître et comme le chef de ceux dont on doit attendre le salut de la patrie. Les Éminentissimes Pères décidèrent unanimement de proscrire, au nom de la Sacrée Congrégation, les livres énumérés, *mais de laisser la publica­tion du décret à la sagesse du Souverain Pontife.* Pour ce qui concerne le périodique *l'Action française,* revue bi-mensuelle, les Éminentissimes Pères estimèrent qu'il fallait en décider comme des œuvres de Charles Maurras. « III. -- Le 29 janvier 1914 : « Le Secrétaire, reçu en audience par le Saint-Père, a rendu compte de tout ce qui s'est fait dans la dernière Congrégation. Le Souverain Pontife *se met aussitôt à parler* de *l'Action française* et des œuvres de M. Maurras, disant que de nombreux côtés il a reçu des requêtes demandant de ne pas laisser interdire ces œuvres par la Sacrée Congrégation, affirmant que ces œuvres sont cepen­dant prohibées et doivent être considérées comme telles dès maintenant ; selon la teneur de la proscription faite par la Sacrée Congrégation, le Souverain Pontife se réservant toute­fois le droit d'indiquer le moment où le décret devra être publié, s'il se présente une nouvelle occasion de le faire, le décret qui prohibe ce périodique et ces livres sera promulgué à la date d'aujourd'hui. » 62:333 « IV -- Le 14 avril 1915 : « Le Souverain Pontife (Benoît XV, d'heureuse mémoire) a interrogé le Secrétaire au sujet des livres de Charles Maurras et du périodique *l'Action française.* Le Secrétaire a rapporté en détail à Sa Sainteté tout ce que la Sacrée Congrégation avait fait à ce sujet, et comment Son prédécesseur Pie X, de sainte mémoire, avait *différé à un autre moment plus propice* la publication du décret. Cela entendu, Sa Sainteté déclara que *ce moment n'était pas encore venu ;* car la guerre durant encore les passions politiques empêcheraient de porter un jugement équitable sur cet acte du Saint-Siège. » « Toutes ces choses ayant été rapportées avec soin à Notre Très Saint-Père par moi, soussigné, assesseur du Saint-Office, Sa Sainteté a jugé opportun de publier et de promulguer *ce décret du Pape Pie X* et a décidé d'en effectuer la promulgation, *avec la date prescrite* par son prédécesseur, d'heureuse mémoire, Pie X. « De plus, en raison des articles écrits et publiés, ces jours derniers surtout, par le journal du même nom, *l'Action française,* et, nommément par Charles Maurras et Léon Daudet, articles que tout homme sensé est obligé de reconnaî­tre écrits contre le Siège apostolique et le Pontife romain lui-même, Sa Sainteté a confirmé *la condamnation prononcée par son prédécesseur* et l'a étendue au susdit quotidien, *l'Action française,* tel qu'il est publié aujourd'hui, de telle sorte que ce journal doit être tenu pour prohibé et condamné et doit être inscrit à l'Index des livres prohibés, sans préjudice, à l'avenir, d'enquêtes et de condamnations pour les ouvrages de l'un et l'autre écrivains. « Donné à Rome au Palais du Saint-Office, le 29 décembre 1926. « Par ordre du Saint-Père\ « CANALI, assesseur » ([^18]) Grâce à tous les faits que la suite des événements nous apporte aujourd'hui, et principalement le changement d'atti­tude de Pie XI, avec ces paroles qui préparaient et engendraient le décret de levée de l'interdit (douze ans après), nous pouvons affirmer sans risque que l'assesseur de la Sacrée Congrégation du Saint-Office nommé Canali ne manquait pas de souffle : 63:333 en décembre 1926, à cette condamnation que le pape Pie XI était bien décidé à porter, et qui suffisait par elle-même au but fixé, l'homme en effet associe tranquille­ment un décret et une condamnation que son prédécesseur aurait « sans doute » (?) signée, d'après lui, s'il avait survécu, mais qu'il avait *de fait* refusé de signer, et dont il avait dit à de nombreux témoins de haut rang ecclésiastique qu'il ne la signerait jamais ! Comment juger ? Je puis encore ajouter, en toute conviction, que cette condamnation de l'A.F. s'est avérée *désastreuse* pour la France, pour le monde et pour l'Église, sans que cela puisse être interprété comme une accusation d'erreur, de faute ou de conspiration dirigée contre le Saint-Siège, déjà suffisamment calomnié, et sans non plus que cela puisse être compris comme une diminution du respect et de la vénération que je porte à la mémoire du grand pape qui s'appelait Pie XI. Nous ne saurions former aucun jugement sur une ques­tion aussi complexe, embrouillée, sans avoir d'abord soigneu­sement distingué les circonstances intransposables d'une épo­que, d'une expérience personnelle à l'autre. Pour commencer, comme le remarque à juste titre Jac­ques Maritain dans son essai sur *Charles Maurras et le devoir des catholiques* publié en 1926 *pour défendre Maurras* à la veille de sa condamnation, il serait bon de ne pas oublier que Charles Maurras incarnait un paradoxe, sorte d'énigme indéchiffrable, de mystère troublant ; pour qui le connaissait de longue date, voire pour qui l'avait simplement fréquenté. Relisons ici ce que disait Maritain, *deux mois avant la condamnation :* « ...Comment ne dirais-je pas tout d'abord mon admira­tion pour Maurras lui-même ? Sa grandeur, le ressort pro­fond de son activité, c'est avant tout, selon moi, le sens du « *bien commun* » de la cité. 64:333 « ...Il (Maurras) a nettoyé l'intelligence, il l'a délivrée des faux dogmes libéraux, voilà son bienfait capital, et ce qui explique que tant de jeunes le regardent comme leur maître. Pourquoi les catholiques ont-ils laissé faire à un autre l'œuvre qui leur incombait, et qui n'exigeait pas seulement les trésors de doctrine dont ils surabondent, et auprès desquels ils dorment souvent, mais l'audace, la force, le courage intellec­tuel d'user à fond de ces trésors, le génie de les appliquer au réel ? » ([^19]) Soulignons au passage cette plainte particulière que Mari­tain élève contre les catholiques, au rebours du plus déconcer­tant et du plus justifié des éloges qu'il adresse à Charles Maurras : un non-catholique trouve le génie d'appliquer à la situation concrète de son temps les trésors de doctrine catho­lique concernant le bien commun de la société. Maritain continue, bien conscient de l'inquiétante singula­rité de cette situation : « ...Au point de vue religieux, il y a danger de considérer l'Église dans les biens qu'elle dispense de surcroît, en tant qu'elle est la meilleure protectrice du bien social, plus que dans sa fin et sa fonction et sa dignité essentielle, qui est de dispenser aux hommes la vérité surnaturelle et qui lui confère un droit d'intervention dans les choses temporelles... » ([^20]) Face au paradoxe planté là par le génie de Charles Maurras, il n'y aurait rien de juste ni de raisonnable à vouloir que Pie XI conserve vis-à-vis de Maurras et de l'Action française la confiance que leur portait saint Pie X : une confiance bien fondée sur les admirables services rendus à l'Église aux temps de la cruelle persécution, quand les innombrables catholiques d'Action française se ruinaient pour secourir les maisons religieuses mises à sac par le petit père Combes et ses héritiers. 65:333 Saint Pie X savait que Maurras, en dépit de ses œuvres littéraires de jeunesse -- œuvres réellement condamnables, et sans doute plus condamnables d'un point de vue catholique que celles du pauvre Maeterlinck qui joua un rôle providen­tiel dans la conversion de Jacques Maritain ([^21]) --, il savait que Maurras était un soldat de Jésus-Christ. Saint Pie X avait compris ou deviné que Maurras défendait l'Église au-delà « des biens qu'elle dispense de surcroît » ; il a d'ailleurs laissé dans la mémoire de nombreux témoins de première catégorie le souvenir très net de cette inébranlable *convic­tion :* c'est elle qui lui interdira toujours de condamner Maurras, malgré les réclamations insistantes et violentes de plusieurs cardinaux qui s'en étranglaient... Dans son *Combat pour Dieu,* Daniel-Rops attribue la clémence et la bonne volonté de saint Pie X à des considéra­tions d'opportunité politique. Mais c'est le même historien, dans le même ouvrage, qui ne craint pas d'affirmer : « *Quand il pense que les intérêts de Dieu sont menacés, cet homme merveilleusement bon et bienveillant devient* d'une dureté de pierre. » Lucien Thomas commente, justement : « La majeure étant ainsi posée, dans des termes qui appartiennent à M. Daniel-Rops en personne, nous dévelop­perons le syllogisme. « Or, il est manifeste, que vis-à-vis de Maurras Pie X ne s'est pas montré d'une dureté de pierre, ... bien au contraire. « C'est donc que, dans l'esprit de ce Pontife, les intérêts de Dieu n'étaient pas menacés. » ([^22]) Mais la « conviction » et la « confiance » de saint Pie X ne sont pas transférables. Comme celui qui voudrait juger d'une autre culture au moyen des données et critères de son expérience immédiate pèche par ethnocentrisme, nous péche­rions aussi par excès de logique en voulant transporter les convictions, expériences, affects et pressentiments du pontifi­cat de saint Pie X sur celui de Pie XI. Ces innombrables paramètres circonstanciels qui conditionnent le jugement de prudence d'un homme de chair et d'os ne sont pas transféra­bles par un simple jeu de l'esprit. 66:333 En 1926, Pie XI ne perçoit pas Charles Maurras comme un soldat du Christ, ni même seulement de son Église. Par malheur, depuis les élections de 1924 qui sanctionnent la politique du Nonce en faveur du fameux « cartel des gauches », et depuis les violentes réactions de l'A.F., blessée dans sa chair, on peut dire au contraire sans aucune injustice que Pie XI est indisposé ou prévenu contre la personne de Maurras. En outre à cette époque, il manque encore à Pie XI une expérience qu'il ne va pas tarder d'acquérir au prix de terribles souffrances : l'expérience directe de la monstruosité du courant révolutionnaire qui s'amplifie depuis l'explosion de « l'Affaire » et se prépare à envahir l'Occident. Les ennemis de Maurras et les ennemis de l'Église surent fort bien mettre à profit le moment favorable pour briser la résistance de leur adversaire le plus vigoureux. Douze ans d'équivoque La rédaction du décret de condamnation de l'A.F., assor­tie du recours invéridique à un décret et une condamnation supposés de saint Pie X, montre que les conspirateurs de cette « ténébreuse affaire » étaient très proches du Saint-Office, et très proches aussi des affaires du pape. Objectivement, au vu des éléments dont ils disposaient, les membres du Saint-Office étaient en droit de juger dangereuse la situation de l'*Action française,* et réellement condamnables certains livres de Charles Maurras. Aujourd'hui néanmoins, avec les faits dont nous disposons, il reste impossible d'éviter la pénible impression d'une affaire où le pape et la Sacrée Congrégation du Saint-Office se laissèrent entraîner à une intervention désastreuse. Nous évoquions tout à l'heure un merveilleux exemple de la manière dont la communion des saints et la *Personne* de l'Église corrigent les erreurs et bavures temporelles du *person­nel* ecclésiastique, quand ce personnel se laisse conduire par ses intérêts particuliers. 67:333 En deux ans, Pie XI a commencé à se détacher de l'équivoque où on l'avait lui-même acculé. Il a commencé à estimer Maurras. Et, au fur et à mesure que le communisme se démasquait en Espagne, le pape ne cessait de se rappro­cher davantage de ce lutteur qui épousait si bien sa propre désolation. (Ce n'était point le cas -- faut-il le rappeler ? -- des progressistes français de 1926 qui avaient applaudi à la condamnation de la...et exigé à grands cris l'obéissance des catholiques, « car Rome avait parlé » !) Pie XI aussi com­mençait à soupçonner qu'un tel dévot de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus ne pouvait être aussi loin de Dieu, aussi sourd à la foi qu'il le prétendait. L'équivoque résista douze ans. Nous qui ne souffrons pas de la condamnation, mais seulement de ses conséquences, nous pourrions dire aujourd'hui que la réconciliation fut rapide, comme fut rapide le progrès personnel de Pie XI dans sa vision des ténèbres historiques qui s'avançaient sur la Chrétienté : plus rapide en tout cas que le délai requis par Maritain pour découvrir le contraire, dont il sera question au chapitre suivant... Je trouve d'ailleurs quelque chose d'extravagant, quelque chose de quasi-comique, ou fantastique, dans cette *dés-encontre* d'hommes aussi admirables : plus Pie XI se rapproche de saint Pie X, pour culminer dans la rédaction de *Divini Redemptoris,* et plus l'intelligentsia française, profitant d'une époque où elle régnait en maître sur l'Hexagone, prenait ses jambes à son cou pour passer comme un seul homme dans le camp des gauches. Pie XI lutta comme un athlète, pour finir dans le combat contre le communisme. Maurras lutta comme un géant, pour mourir dans le sein de cette Église qu'il avait si passionnément et si mystérieusement défendue. Mais la Révolution satanique, qui dévore aujourd'hui des millions d'âmes baptisées, avait gagné une bataille dans la condamnation de l'Action française ! Nous allons voir, au chapitre suivant, combien le volume et le débit du torrent ont su en profiter. (*A suivre*.) Gustave Corçâo. 68:333 ### La Pentecôte par Jean Crété LA PENTECÔTE, du grec Pentekostes, cinquantième, est effectivement le cinquantième jour après Pâques, l'oc­tave jubilaire de Pâques : sept semaines plus un jour. Dans le Pentateuque, elle est appelée : *fête des semaines.* On devait y faire une offrande et un sacrifice à Dieu (Lévitique, XXIII, 15-21). C'était l'époque des premières récoltes : orge, froment, dont on offrait les prémices au Seigneur (Exode, XXIII, 16 et XXXIV, 22). Le don de la loi à Moïse se situe nettement plus tard ; les Israélites, en effet, arrivèrent au Sinaï dans le courant du troisième mois après la sortie d'Égypte (Exode, XIX, 1-2). Et c'est le troisième jour après leur arrivée que Dieu énonça les dix commandements (Exode, XX, 1-17). Ce n'est que tardivement qu'on rattacha le don de la loi à la Pentecôte. \*\*\* 69:333 Avec le Nouveau Testament, la Pentecôte prend un tout autre aspect. Jésus remonte au ciel quarante jours après Pâques, après avoir demandé à ses disciples d'attendre à Jérusalem le don du Saint-Esprit. Les disciples « persévé­raient d'un même cœur dans la prière, avec des femmes et Marie, la mère de Jésus, et les frères de celui-ci » (Actes, I, 14). Comment ne pas mentionner ici l'odieuse atté­nuation de la Bible de Jérusalem : « avec quelques femmes, dont Marie, mère de Jésus » ? Alors que le texte inspiré distingue bien Marie des autres femmes, la Bible de Jérusa­lem en fait une femme comme une autre. Le jour de la Pentecôte, un vent violent se fait entendre et des langues de feu descendent sur les disciples. Tous furent remplis du Saint-Esprit et se mirent à parler diverses langues pour prêcher l'évangile aux pèlerins présents à Jérusalem (Actes, chapitre III). Trois mille personnes se convertissent dès cette première prédication. C'est le début du grand élan missionnaire de l'Église naissante qui, en trente ans, s'implan­tera dans tout l'empire romain et au-delà. La Pentecôte est donc pour nous la fête du don du Saint-Esprit. L'Église la célèbre solennellement. Elle comporte une vigile, avec bénédiction de l'eau baptismale, comme le samedi saint, et une octave. La liturgie en est sublime, toute frémis­sante du souffle du Saint-Esprit. Comme à Pâques, les matines romaines sont réduites à trois psaumes et trois leçons pendant toute l'octave, alors que les matines monastiques gardent leur ampleur habituelle. Dans les deux offices, on a trois hymnes ([^23]) ; celle de laudes, *Beata nobis gaudia,* remonte au VI^e^ siècle ; l'hymne de matines, *Jam Christus astra ascenderat,* est du IX^e^ siècle. Ces deux hymnes sont peu connues des fidèles. L'hymne des vêpres, *Veni, Creator Spiritus,* est l'œuvre de saint Rhaban Maur, disciple d'Alcuin, contemporain de Charlemagne et de Louis le Pieux. Non seulement, elle se chante à tierce et à vêpres, soit quatorze fois pendant l'octave de la Pentecôte, mais elle est utilisée pour les sacrements de confirmation et de l'ordre ; souvent aussi pour le mariage et avant toutes les actions importantes : retraites, congrès, sessions. 70:333 Les sept messes de la vigile, de la fête et de l'octave sont magnifiques. L'introït, *Spiritus Domini,* du 8^e^ mode, évoque bien la puissance du don du Saint-Esprit. Le pronom neutre *hoc* se rapporte à *Spiritus*, car le mot grec *pneuma*, esprit, est neutre, et on a gardé le neutre dans la traduction latine. Le premier *Alleluia*, *Emitte Spiritum tuum et creabuntur,* invoque, dans un 4^e^ mode pathétique, le don du Saint-Esprit qui opérera une création nouvelle. Le second *Alleluia, Veni, Sancte Spiritus,* qui se chante à genoux, se répète pendant toute l'octave, ainsi que la prose qui le suit et qui développe cette demande. Les chants des messes de l'octave sont magni­fiques ; on ne peut les analyser ici. Ils se rapportent presque tous au Saint-Esprit, ainsi que les oraisons. \*\*\* Les Quatre-Temps d'été prennent place pendant l'octave et s'y incorporent. Le samedi seulement, on voit apparaître le rappel du jeûne. Sur les six épîtres du samedi, trois se rapportent à la fête juive des semaines. Cette messe du samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte marque la fin du temps pascal ; c'est aussi une messe d'ordination. L'octave de la Pentecôte nous remet dans l'esprit du jour de notre confirmation, le sacrement qui nous confère le Saint-Esprit et la plénitude de ses dons. Jean Crété. 71:333 ## DOCUMENTS ### A propos du 11 juin 1988 *La revue* « *Fideliter* »*, dans son numéro 68 de mars-avril 1989, a pour la première fois publié un* « *extrait* » *de la conférence de Mgr Lefebvre à Flavigny, le 11 juin 1988, en le présentant par ces mots :* « *Voici l'extrait de cette conférence qui a fait couler beaucoup d'encre.* » *Nous reproduisons intégralement cet extrait.* « Surtout s'il y avait un arrangement (avec Rome), nous serions envahis par quantité de monde. « Maintenant que vous avez la Tradition et êtes reconnus par Rome, on va venir chez vous. » Il y a quantité de gens qui vont garder leur esprit moderne et libéral, mais qui viendront chez nous parce que cela leur fera plaisir d'assister de temps en temps à une cérémonie tradition­nelle, d'avoir des contacts avec les traditionalistes. Et cela va être très dangereux pour nos milieux. Si nous sommes envahis par ce monde-là que va devenir la Tradition Petit à petit, il va y avoir une espèce d'osmose qui va se produire, une espèce de consensus. « Oh, après tout la nouvelle messe ce n'est pas si mal que ça, il ne faut pas exagérer. » Tout doucement, tout doucement on va finir par ne plus voir la distinction entre le libéralisme et la Tradition. C'est très dangereux. » 72:333 C'est déjà un peu comme ça pour le pèlerinage de Chartres. Oui, le pèlerinage de Chartres, je dirai, est un exemple déjà de ce que pourrait être l'avenir si nous avions un accord avec Rome. Parce que dans ce pèlerinage de Chartres, il y a beau­coup de gens qui ne sont pas vraiment traditionalistes qui viennent. Bon, ils sont contents du pèlerinage de Chartres. Ils le font bien, je ne dis pas non. Mais cela crée une certaine ambiguïté dangereuse. Parce que jusqu'à présent nos jeunesses étaient très fermes, les jeunes de la Fraternité, le M.J.C.F. qui se rapprochait toujours davantage de la Fraternité grâce à ses présidents et grâce à l'influence des prêtres de la Fraternité. Et puis les Dominicains aussi sont toujours bien demeurés avec la Fraternité. Mais il y a une influence maintenant qui joue un peu avec « Chrétienté et Solidarité » qui n'a pas tout à fait notre manière de voir, qui n'a pas tout à fait nos principes. Ils n'ont pas notre théologie. C'est un mouvement politique qui n'a pas notre théologie et qui ne voit pas bien les problèmes. Ils auraient tendance à mélanger Tradition, politique, etc. et ainsi de suite. On me faisait remarquer par exemple : si vous n'avez pas l'accord avec Rome, Le Pen ne demandera plus les prêtres de la Fraternité pour faire les messes anciennes. Je ne connais pas M. Le Pen. Je suis d'accord pour sa politique, pour soutenir sa politique, mais je n'ai rien à voir avec M. Le Pen. Voyez, ça montre précisément que ces gens n'ont pas le sens de la Tradition. Ils n'en ont pas le sens... et alors c'est dange­reux, très dangereux. » \[Fin de la reproduction intégrale de « l'extrait qui a tait couler beaucoup d'encre » tel qu'il a paru dans « Fideliter » de mars-avril 1989.\] 73:333 *A la suite de cet* « *extrait* »*, la revue* « *Fideliter* » *donne sans autre explication un texte de Mgr Lefebvre daté du 29 janvier 1989 et intitulé :* « *Quelques éclaircissements à propos de ma conférence du 11 juin 1988 aux séminaristes.* » *En voici la reproduction intégrale :* Mon désir était de faire part aux séminaristes de mes appréhensions au sujet d'influences dangereuses pour le combat que nous menons en faveur de la foi catholique. Le combat demande une vigilance continuelle pour nous protéger contre les erreurs modernistes et conciliaires. Or les prises de position doctrinales de Romain Marie dans son livre ([^24]) ne correspondent pas à la Tradition. Les relations de Dom Gérard avec les dirigeants du *Figaro Magazine* sont également dangereuses. Romain Marie et Dom Gérard ont eu une influence grandis­sante dans les milieux traditionnels et même dans la Fraternité. Tous deux ont des qualités remarquables et dignes de sympa­thie ; leur influence, cependant, dans le mouvement *Chrétienté et Solidarité* et le pèlerinage de Chartres, engageait dans une ouverture dangereuse. Des pèlerins, des prêtres étaient admis qui n'étaient pas acquis à la Tradition. Une opposition latente contre la Fraternité se développait. Déjà se dessinait ce qui devait arriver à l'occasion des sacres : l'opposition ouverte de Romain Marie, puis l'acceptation par Dom Gérard de se soumettre aux autorités modernistes. Je souhaitais mettre en garde les séminaristes contre ces influences qui risqueraient de diviser les Traditionalistes. Mais je n'ai même pas pensé à Madiran, ni à l'abbé Pozzetto. Ils se sont crus visés dans la réserve faite au sujet de *Chrétienté et Solida­rité !* et du pèlerinage de Chartres !... à cause de Romain Marie. Ils ont eu tort. Je ne savais pas que faire des réserves sur Romain Marie et Dom Gérard c'était attaquer le Centre Charlier !..  Quoi qu'il en soit, les faits m'ont donné raison, il y avait bien des divergences puisqu'elles sont maintenant manifestes. Pour ma part je suis convaincu que *la Tradition ne peut subsister sans évêque traditionnel.* Les fidèles et les prêtres ont besoin d'évêques. Vouloir maintenir et faire l'expérience de la Tradition sous des évêques modernistes et libéraux, c'est une utopie et un mensonge. 74:333 C'est précisément ce qui m'a fait rompre les entretiens romains : la conviction qu'on ne voulait pas me donner un évêque traditionnel et pas de représentation valable à Rome. C'en était donc fini de la Tradition après mon décès et celui de Mgr de Castro Mayer. Un évêque n'est pas seulement celui qui accomplit matérielle­ment un rite, fût-il traditionnel. Un évêque enseigne et sanctifie par sa doctrine et son exemple de la fidélité à la foi de toujours. \[Fin de la reproduction intégrale du texte de Mgr Lefebvre : « Quelques éclaircissements à propos de ma conférence du 11 juin 1988 aux séminaristes », publié par *Fideliter* de mars-avril 1989.\] *Le même numéro de* « *Fideliter* » *publie une autre conférence de Mgr Lefebvre, également prononcée à Flavi­gny, mais celle-ci* « *en décembre dernier* »*. Le passage suivant concerne le directeur d'* « *Itinéraires* ». « ...Il est regrettable que des personnes comme Romain Marie et Jean Madiran, qui avaient toujours été avec nous, qui ont été des amis, ont cru cette fois qu'ils ne pouvaient pas nous suivre et ont préféré suivre Dom Gérard dans sa décision. « Nous souhaitons vivement qu'ils se rendent compte de la situation réelle. « S'ils n'ont pas dit explicitement : nous acceptons le concile et tout ce que Rome professe actuellement, implicitement ils le font. » *Il y a là, semble-t-il erreur sur la personne et erreur sur le sens des mots.* *Jean Madiran n'a pas* « *suivi Dom Gérard dans sa décision* » *et n'avait pas été auparavant en situation de* « *suivre* » *Mgr Lefebvre* ([^25])*.* 75:333 *Il n'a pas non plus* « *fait implicitement* » *une acceptation* « *du concile et de tout ce que Rome professe actuellement* » *il en fait la critique en permanence, autant par ses articles personnels que par ceux de ses collaborateurs qu'il publie dans* « *Itinéraires* » ([^26])*.* 77:333 ## Claude Duboscq 79:333 ### Hommage à Claude Duboscq *Il y a eu cinquante ans le 3 mai dernier décédait le compositeur drama­turge chrétien Claude Duboscq. Cet anniversaire a été marqué par une messe célébrée en l'église Saint-Nicolas du Chardonnet par son fils l'abbé Gilles Duboscq.* *Musicien inspiré, artisan d'une renaissance de l'art chrétien, génial théo­ricien d'une musique épousant les mou­vements de l'âme, restaurateur dans le pays landais d'un véritable théâtre popu­laire, Claude Duboscq eut une vie brisée prématurément par ceux qui ne pou­vaient comprendre que l'on fût habité par un tel idéal.* *On ne peut évoquer sans une réelle émotion cette aventure et ce drame. Comme Henri Charlier en 1936, nous pouvons encore nous demander pour­quoi* « *un art si grand et aussi neuf* » *n'est pas plus connu.* 80:333 *La réponse est toujours la même :* « *C'est parce qu'il est neuf et qu'il est grand. Et aussi parce qu'il est chrétien.* » *Mais Henri Charlier ajoutait :* « *Claude Duboscq, dont les* Monodies sur la Nuit obscure *de saint Jean de la Croix sont chantées dans nombre de Carmels et quel­ques cantiques seulement dans les paroisses de France et de Suisse francophone, aura son heure dans le peuple chrétien.* » *Alors que la liturgie est en pleine déca­dence et que tant de fadaises tiennent lieu de chants chrétiens, il est réconfortant d'aller à la rencontre de cet artiste. Puissent les témoignages que nous publions dans les pages suivantes contribuer à le faire enfin redécouvrir.* 81:333 ### Musicien et dramaturge chrétien par l'abbé Gilles Duboscq *L'abbé Gilles Duboscq, l'un des six enfants du musicien catholique, a rendu à celui-ci un* *émouvant hommage en 1986 au cours d'une conférence prononcée au CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER, à Paris. Il a bien voulu nous autoriser à en publier de larges extraits.* CLAUDE DUBOSCQ fut totalement, de toutes ses fibres, un auteur de Chrétienté. Hélas, sans ruche, pas de bourdonnement d'abeilles. Sans une Chrétienté vivante pas de « Chant de Chrétienté », audible et repérable. Et dans les ruines de Chrétienté, ce genre de création ne peut qu'être enfoui sous l'inexorable rejet et recouvrement du silence. 82:333 Tel fut le destin de mon père : depuis sa mort tragique (voici 50 ans) son œuvre, son nom même vous étaient inconnus. Pourtant sa carrière avait commencé dans l'éblouissement. Sa notoriété en région d'Aquitaine connut, de 1920 à 1938, quelque retentissement, de nombreux et fervents admirateurs. Et il côtoya entre les deux guerres toute une élite artistique : Francis Jammes, Henri Ghéon, Manuel de Falla, Albert Roussel, Mau­rice Ravel, Jacques Copeau, Charles Dullin, Gaston Baty, Marie Vassilief, Jane Bathori, Henri Charlier... Henri Charlier, son compagnon d'armes au sort indissocia­ble ! « Mon bon frère », s'écrivaient-ils en tête de chaque lettre dans ce trésor de correspondance que je détiens jalousement... Tous deux en effet étaient oblats bénédictins : « Frère Henri » et « Frère Grégoire ». Et, posant ensemble les jalons d'une grande « École d'Art Chrétien », ils pensaient et devisaient de concert, non sans étincelles parfois ; et ils ciselaient à tour de rôle la louange divine, l'un dans la rudesse de la pierre, l'autre par la délicatesse des sons. Sa vie durant, inlassablement, H. Charlier usa de son crédit dans les sphères éclairées pour révéler avec ferveur son ami plus jeune, le présentant comme un grand *rénovateur du Drame lyrique.* Il confiait souvent : « J'ai connu dans ma vie deux hommes de génie : Charles Péguy et Claude Duboscq »... Par­donnez, chers lecteurs, l'incongruité de cette « prétentieuse » attestation ! Ma piété filiale se veut très humble. Mais mon admiration reste fière. Je dirai même vengeresse. Oui, c'est au « Dieu vengeur » que je confie le soin de sortir du boisseau, et de restituer au peuple chrétien ce merveilleux trésor : la pensée, les manuscrits, les harmonies, le rayonnement d'un artiste lumi­neux qui m'est cher. \*\*\* Claude Duboscq naquit à Bordeaux en 1897. Prodigieuse­ment doué pour la musique, il commence le piano à 3 ans. Première audition à 5 ans. Première composition à 11 ans. Son éducation bordelaise, puis parisienne, fut des plus soignées, mais discrète, et très éclectique. Au cours d'une enfance « dorée », rien ne fut négligé pour lui ouvrir l'esprit à tous les domaines de la culture. La foi catholique y présidait, ainsi qu'une dévotion précoce envers la liturgie, restaurée à l'époque par l'ordre bénédictin. 83:333 Au piano il déchiffrait avec boulimie. Jamais pour briller. Juste pour assimiler le maximum de répertoire. Il portait l'har­monie en lui, au grand dam de ses professeurs qui ne savaient quoi lui apprendre qu'il ne sût déjà !... Autodidacte, sa seule École musicale fut la « Schola Cantorum », dirigée par Vincent d'Indy. Là, tout en préparant le Bac à Jeanson de Sailly, il étudia grégorien, contrepoint et fugue. Et l'orgue enfin sous la direction de Maître Letocart. Son adolescence fut plus wagnérienne que mozartienne précision importante pour ce « fan » de la « Tétralogie », très vite retourné sous l'influence du debussysme, et celle du vigou­reux plain-chant de Solesmes, et qui rêva finalement de créer au pays landais, dans un vaste Théâtre de verdure, une sorte de Bayreuth véritablement chrétien, à la recherche de l'art total. Dans le prolongement de la tragédie grecque, et des mystères médiévaux. Sortant de la Grande Guerre l'âme teintée d'un romantisme noir, et marqué de cruelles épreuves, Duboscq fut pacifié inté­rieurement par une double ascension, religieuse et esthétique. Le mot « PAX » fut désormais sa devise. Il épousa en 1921 Philippe-Marie Keller, excellente musicienne, dont la famille cousinait avec deux poètes : Charles Guérin et Francis Jammes. Ils eurent six enfants. Cette alliance coïncidait avec une autre : celle d'une vocation artistique désormais consacrée à la musique religieuse, suivant les directives du *Motu Proprio* de saint Pie X. Dans le sillage également de Ravel, Satie, et de Falla, dont le style clair, spontané, condensé,... latin, pour tout dire, l'aida à se dégager du « franckisme », où baignaient ses œuvres de jeunesse. Un an plus tard (1922) Claude Duboscq rencontrait Henri Charlier. Une amitié profonde s'établit instantanément. Désor­mais soudés par les mêmes convictions et aspirations, les deux « frères d'armes » se rallièrent d'abord à une Confrérie d'Art -- appelée « La Rosace ». Puis dans celle, plus pittoresque, des « Chevaliers de la Misère noire », fondée par Cyril Polissadiv, un étonnant peintre russe qui résumait ainsi son manifeste : « L'art au peuple -- la gloire à Dieu -- l'argent aux artistes ! » (Lui, tirait toujours le diable par la queue...) 84:333 De 1920 à 1930, période de production féconde. Claude Duboscq composa en *rythme libre* des œuvres religieuses alliant la souple vocalise du plain-chant aux hardiesses harmoniques de l'époque : une série de *Cantiques,* ou *Cantilènes,* dont les plus connus sont les « *Cantiques aux Saints de l'Hiver* » *--* un « *Noël* » *--* « *Cantique à la Sainte-Espérance* » *--* « *à Notre-Dame des Neiges* » *--* « *Cantate à sainte Thérèse* » *--* Mono­dies sur la « *Nuit obscure* » de saint Jean de la Croix -- « *Antiennes bibliques* » *--* « *3 Chansons de Chrétienté* » pour un « *Tombeau de Ch. Péguy* » -- une « *Messe* » polyphonique -- l'ébauche d'une « *Année liturgique d'orgue* » (à la manière de Tournemire) etc. C'est en 1926 que, dans une visée plus apostolique que culturelle, C. Duboscq s'orienta vers la scène pour élaborer son Théâtre chrétien, considéré comme le *prolongement populaire de la sainte Liturgie,* avec les mêmes moyens d'expression que celle-ci : à savoir la poésie, le geste, la musique, indissociablement unis dans le drame : synthèse de tous les arts (ou art total). Sorte de défi à Wagner, et à tant d'autres compositeurs qui, noyant leur spectacle sous une musique trop chargée et prépon­dérante, ont rompu l'équilibre naturel entre ces trois éléments. Mais surtout Duboscq avait ressenti un jour le choc des célèbres « Ballets Russes », créés en 1919 par Diaghilev, Stravinsky, Satie et Cocteau, dont le souvenir le hantait, à cause de la puissance suggestive que cette symbiose (poétique, musicale, chorégraphique, picturale) pouvait avoir sur le public... Mais ce type de ballet n'était pas tourné vers la foi... ce qui restait à faire ; toute la question est là. Le déclic fut donné par Marie Vassilief, peintre mystique du groupe des « Fauves », qui suggéra à Duboscq de composer un Ballet intitulé « *Divertissement Sacré* » ([^27])*.* Une troupe d'Ukrainiens, de « chœur » et d'esprit avec les « Chevaliers de la Misère noire » devait le créer au Théâtre des Champs-Élysées au cours d'une soirée mi-mondaine, mi-charitable, au profit des chô­meurs. Henri Charlier, lui, jugeant le procédé scabreux, opposa un « non » catégorique, et se retira sous sa tente... Mais notre jeune compositeur, plus idéaliste, saisissant la perche, écrivit toujours sa partition : succession de « flashes » dansés, mimés, chantés, retraçant toute l'histoire religieuse du monde, « *Avant-Pendant-Après* » (Jésus-Christ)... 85:333 Beau scandale dans la presse parisienne que ce « *Bal de la Misère noire* » ! Le titre maladroi­tement socialisant irrita les communistes, lesquels obtinrent du ministre de l'Intérieur Albert Sarrault l'interdiction officielle. Décision somme toute providentielle, qui permit à Claude Duboscq, échaudé, mais mûri par ce ratage, de se dissocier de cette « Misère noire ». Il fonda désormais en réaction une autre Confrérie appelée « *La pauvreté claire* »*...* et se retrancha dans les Landes pour y créer ses propres œuvres, dans son propre Théâtre, le « *Théâtre du Bourdon* »*,* ([^28]) à Onesse-Laharie. En 1928 et 1929 il créa le « *Divertissement Sacré* », puis « *Parentage* »*,* une action processionnelle exaltant le patronage bienfaisant des saints, nos « parents » du Ciel. Et c'est en 1930 que fut créée son œuvre majeure « *Colombe-la-Petite* », reprise en 1931, en présence de Henri Ghéon et Henri Charlier, tous deux littéralement subjugués par la beauté inédite du spectacle. Madame Duboscq y jouait le rôle de protagoniste, tout en concevant et réglant la chorégraphie. Le *drame lyrique chrétien* au XX^e^ siècle venait de trouver sa voie. Qui en eut conscience alors ? Et aujourd'hui ?... Encouragé de toutes parts, Claude Duboscq ébaucha par la suite d'autres œuvres grandioses... Et surtout la fondation du « *Théâtre-École* » du Bourdon : ruche bourdonnante en effet que ce creuset où, de tous les horizons artistiques, ne cessaient d'affluer des personnalités marquantes ; où s'ébauchèrent ate­liers, cours, répétitions, échanges, démonstrations, auditions... Il en subsiste nombre d'écrits profonds et originaux, rédigés par le maître sous forme de conférences, lettres et notes plus ou moins brouillonnées. Enfin en 1935 la Compagnie « *Art et Action* »*,* dirigée par les Autant-Lara, vint à Onesse pour y créer les « *Saintes heures de la Charité de Jeanne d'Arc* » de Ch. Péguy... ([^29]) Dernier succès. Dernière consolation terrestre. 86:333 Car cette tentative de dramaturgie chrétienne devait être stoppée brutalement ; d'abord par un douloureux drame familial, dont je vous fais grâce... mais qui engendra la dernière maladie de Claude Duboscq. Soigné près de Paris, son état s'améliora. Alors spontanément il demanda asile au « frère Henri » Charlier, qui l'accueillit de grand cœur en son domicile du Mesnil-Saint-Loup. Il y vécut ses derniers jours de « paix » durant le Carême 1938. Et c'est là qu'il composa, dans le jardin du sculpteur, sa dernière œuvre, poignante : le « *Miserere* »*,* en la fête de Notre-Dame de Lourdes... Avant de retourner en son domicile de Neuilly-sur-Seine, où il devait mourir le 2 mai 1938 à 40 ans. Mais son corps revint au Mesnil-Saint-Loup, terre d'élection, refuge de la « Sainte-Espérance », pour y être enterré entre le caveau de la famille Charlier et celui du Père Emmanuel. \*\*\* Claude Duboscq fut à la fois un *rénovateur* de la tradition et un *précurseur* d'avenir. Sa pensée, ses aspirations fondamentales peuvent se résumer en trois points : 1°) La purification de l'art contemporain. Face à l'époustouflant développement des techniques, à l'hy­pertrophie, la surproduction des musiques modernes, qu'on peut résumer d'un mot : l' « expérimentalisme », Claude Duboscq a voulu : d'abord explorer et assimiler au maximum ; puis éla­guer, trier, désencombrer, pour garder le meilleur. Son extraor­dinaire aisance de déchiffrage au piano l'aidait, certes, à réaliser cette « assimilation purificatrice », dont l'Église sut toujours donner l'exemple en matière de musique sacrée. ([^30]) Mais son instinct de « *musicien français* »*,* titre qu'il portait fièrement, l'y prédisposait aussi. Par exemple, ayant su du premier coup déceler chez Erik Satie (longtemps méconnu) la sobriété, conci­sion, pureté linéaire, spontanéité rythmique qui sont des qualités bien françaises, il s'y appliqua dans ses propres œuvres. 87:333 Toutes sont très courtes et d'une seule envolée, comme un premier jaillissement. Car il renonçait délibérément à l'usage académique, pardon !... à l'engouement servile du fameux « développement » musical, régi par de laborieux artifices, alourdi de fastidieuses répétitions. Fantaisie réactionnaire ?... Anticonformisme suffisant ?... Non. Claude Duboscq voyait plus profond. En tout cas ne cherchez dans son répertoire ni concertos, ni symphonies, ni opéras grandioses... « Le dieu de l'art, écrit-il, n'est pas celui qui fait beaucoup avec beaucoup, mais celui qui fait tout avec à peu près rien. J'ignore une puissance sans profondeur, ou je n'en puis faire cas ; mais où je trouve la profondeur du sentiment, le long et doux abîme de la rêverie pour la pensée, je trouve aussi toute la puissance. » (Ainsi une psalmodie dans *Colombe-la-Petite* requiert une voix de soprano, une harpe et un tambour. C'est peu... mais aussi quel effet ! Quelle émotion limpide !) Il écrit ailleurs : « Le comble de la puissance est dans le caractère de l'émotion, non dans la masse, le tonnerre et les orages ; la massue d'Hercule me touche moins que les petites mains de Cordélia. » (Cl. Duboscq -- *Notes*) Pas de doute le signataire de ces lignes se révèle : -- un artiste qui *émonde* *-- *un chrétien qui *se retranche* *-- *un riche qui *se dépouille,* pour instaurer ce qu'il nomma la « Pauvreté claire » (dans la vie comme en art). D'où son utilité pour nous... Navrés de subir à l'église une bien pauvre musique, dans une liturgie devenue creuse, nous avons ici les bases d'une vraie « musique de pauvres » au bon sens du mot : à la manière de saint François d'Assise, de saint Jean de la Croix, et de saint Grégoire le Grand, les trois principaux maîtres spirituels de Claude Duboscq. 2°) La vraie « Renaissance », c'est aujourd'hui. Vers le milieu de notre siècle déjà, un Vendéen, Louis Chaigne, publia une *Anthologie de la Renaissance catholique au XX^e^ siècle.* Claude Duboscq, lui, jamais ne se lança dans pareille compilation, malgré ses dons littéraires... 88:333 Mais apparte­nant à la génération des « grands convertis du début du XX^e^ siècle » ([^31]) il s'appliqua à démontrer que son époque en effet inaugurait une vraie Renaissance. Qu'elle était catholique. Qu'il s'y rattachait pour sa part, spirituellement, esthétiquement, techniquement. Son objectif : promouvoir un « re-départ » de la musique, en la greffant à nouveau sur le tronc de la Tradition, comme une branche coupée de l'arbre... C'est-à-dire d'abord en revenant quatre siècles en arrière : au XVI^e^ siècle. Puis en développant les ressources et usages hérités de cette époque (point de référence en particulier pour l'art *vocal.* L'évolution musicale qui suivit ayant trop cédé à la griserie d'une technique de plus en plus savante, à ce que Paul Claudel appelait la « fascination de la quantité »... ce qui est opposé à l'expression religieuse, à l'art tout court ; et nous a conduits au XX^e^ siècle à une *impasse.* « En un mot écrit Claude Duboscq, il y a à la base de ma musique une ré-information totale du mouvement par *l'esprit libre de toute entrave de mesure...* Ce qu'il y a de capital, c'est que, tout en profitant des meilleurs apports modernes, je reprends en quelque sorte la musique -- où il y eut faux départ -- qui est entre le printemps et l'été : la monodie et la polypho­nie. » (C.D. *Correspondance avec Henri Charlier*) On pourra lire à ce sujet le très éclairant article de H. Charlier paru dans *Itinéraires* n° 123, en mai 1968. Et nous arrivons ici au principal... 3°) Le rythme libre, instinct vital, mais oublié et contrarié Claude Duboscq, pour tout dire, eut l'ambition d' « informer » la musique (au sens thomiste du mot) par le rythme libre en y ré-introduisant l'esprit et l'ossature du plain-chant. Le grégorien, déjà, l'ayant réalisé au plus haut point, il suffisait alors pour l'avenir de le choisir comme régulateur... ou plutôt comme un « canal » pour y drainer, pour déverser en son lit tout le torrent impétueux de la musique et ses acquis : cette masse d'alluvions parfois troubles et passionnelles... pour lui imposer la loi de la paix et de la plénitude chrétienne. 89:333 A ce sujet peut-on trouver meilleure citation que celle du Rd Père Bordachar, ancien directeur du Collège de Bétharram et ami de C. Duboscq, qui écrit magistralement : « Cette plénitude qui est comme un privilège du chant religieux s'y réalise, dans la sobriété de l'émission vocale, par ce qu'un éminent Bénédictin, Dom Willens, a nommé en termes admirables « la charité de l'unisson ». Et de là vient à coup sûr, au chant grégorien, son *actualité durable,* cette *appropriation permanente* qui lui permet d'échapper aux fluctuations de la mode. » Voilà pour le modèle, pour la source grégorienne. Quant aux nouvelles créations qui peuvent en découler, le R.P. Bordachar explique : « Est-il possible de transposer un tel esprit dans la musique moderne et de l'y acclimater sans encourir le reproche fâcheux d'archaïsme ? La grande idée de Cl. Duboscq, sa trouvaille essentielle, c'est d'avoir discerné que l'élément premier de la musique, c'est le rythme. Or, le rythme grégorien est libre, non-arrêté et comme plastique, subordonné avec une souple aisance aux inflexions du discours... Il n'obéit pas à la rigueur des lois fixées d'avance. Et c'est *de l'intérieur de l'être* que doit surgir ce pouvoir délicat qui est seul capable d'imposer à sa fluidité une indispensable contrainte... » (R.P Bordachar, Revue « *Les Rameaux de Notre-Dame* ».) Tout cela se retrouve dans la musique, pourtant si moderne de Claude Duboscq. Découvrez-la. Écoutez-la. Apprenez à l'aimer... Abbé Gilles Duboscq. 90:333 ### « Colombe-la-Petite » et le Théâtre du Bourdon par Henri Ghéon *Sur l'œuvre principale de Claude Duboscq,* « *Colombe-la-Petite* »*, le témoignage* *d'Henri Ghéon, qui eut une grande influence sur le théâtre dans la première moitié de ce* *siècle, est des plus précieux. Nous publions des extraits de l'article qu'il fit paraître le 15 octobre 1931, dans la revue* « *Jeux, Tréteaux et Personnages* »*.* SI VOUS VOULEZ SAVOIR ce qu'est aujourd'hui le théâtre, ce qu'il promet et ce qu'il tient déjà, ayez donc le courage de quitter le boulevard et les scènes achalandées, et de suivre le *pedigree,* souvent modeste, des scènes à côté. Au besoin sortez de Paris. Telle *Passion* dans un village obscur, tel « miracle » ou telle moralité, dans un collège ou dans un patronage, vous en apprendra plus que tout ce qui se fait ici. 91:333 Un connaisseur ne m'affirmait-il pas, à Londres, que le seul espoir qui reste au théâtre était entre les mains des troupes d'amateurs ? Je ne suis jamais allé à Bussang -- je m'en fais reproche -- où travaille depuis vingt ans le Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher. Mais je viens d'Onesse -- qu'est cela ? -- au fond des Landes, et j'en rapporte allègrement la certitude, non seulement que le théâtre n'a pas tout dit, mais qu'il vient de dire une chose que notre temps n'avait pas encore dite, et peut-être aucun temps depuis le dithyrambe grec et certains *autos* d'Espagne. Et ceci m'intéresse d'autant plus qu'il s'agit d'un théâtre spécifiquement chrétien, et c'est peu dire encore, d'un théâtre mystique. J'avais reçu l'invitation gracieuse de me rendre aux représen­tations de *Colombe-la-Petite,* à six cents kilomètres de la capi­tale, et un hasard heureux m'en éloignait justement de cinq cents. Je me décidai à tenter la chance. Car, je puis bien l'avouer aujourd'hui, je partais plein d'appréhension et peut-être d'hosti­lité. Ce que je savais de l'auteur ou plus exactement du « groupe d'art » d'où il était sorti, me préparait à affronter plus d'excen­tricité que de nouveauté véritable. Le digne Frère Angel, qui se proclame roi, les Chevaliers de l'Ordre de la Misère Noire, en dépit de Charlier, grand tailleur d'images, qui est leur ami, m'invitaient à me méfier. Je ne puis me changer, j'ai horreur des extravagants, des délirants, des charlatans, des mages, des artistes prophètes. Je m'aperçus en débarquant que le *Théâtre du Bourdon* n'avait pas renoncé à accrocher les snobs par de ces vains enfantillages qui ont fait aujourd'hui long feu ; mais sur l'affiche seulement. Un programme en forme de papillon -- de colombe, qui sait ? -- résumait l'action en dessins faussement naïfs et en légendes tracées à la main suivant des courbes ondulantes. Humour, peut-être ? mais obsession surtout de l'iné­dit, prétention à la profondeur. Petits côtés d'une grande chose. Il faut « poser », il faut marcher avec son temps. Si je m'étends sur eux, c'est pour marquer et souligner l'impartialité de mon témoignage, c'est pour lui donner tout son poids. 92:333 Le *Théâtre du Bourdon,* encore inachevé, est construit au milieu des pins, dans un village de cent habitants, au flanc de l'habitation du musicien dramaturge Claude Duboscq. La forme et la couleur du péristyle sont charmantes, du meilleur goût ; la salle de justes proportions, avec un seul balcon, léger ; le lieu dramatique, qui se compose de « la *scène* proprement dite » surélevée au fond, sans aucun décor, sinon trois triangles à l'œil de feu (qui ont bien sûr un sens mystique) descend par un escalier latéral à un « proscenium » qui s'avance en forme de « cirque » jusqu'au cœur du public ; au milieu du cirque, une fosse ronde, dont il sera permis d'user ; l'arrière-scène sera ouverte ou fermée par des rideaux neutres. On disposera en somme de trois plans ; c'est assez pour un jeu complexe. On voit que cette conception nettement architecturale, ne présentant que des volumes, rejoint celle du Vieux Colombier de Copeau (celle des Grecs, de Palladio, de Gordon Craig) reprise et modifiée par les Quinze. Décor fixe ou pas de décor, ce semble être, à l'heure qu'il est, le principe commun à tous les novateurs. \[...\] A peine Colombe-la-Petite, la protagoniste du drame, eût-elle paru sur la scène, fuyant la persécution (comme, vraiment, on ne la fuit pas, en dansant, en tournant), je ressentis l'ascen­dant d'un art neuf sans précédent dans ma mémoire. Avons-nous assez prêché *la convention pure* et *l'anti-réalisme ?* Nous sommes des timides ; jamais encore dans ce sens nous ne sommes allés si loin. Jamais peut-être nous ne l'aurions osé. Voici la convention, voici l'anti-réalisme exemplaires. Mais au service, hâtons-nous de le dire, de la plus haute des réalités ; au reste, le seul moyen de la traduire. Car on pense bien qu'il s'agit de la réalité invisible. Le propos de cet art est de nous la montrer. Lorsque je faisais mes études au lycée de Sens, nous allions bien souvent en promenade sur la route de Pont-sur-Yonne, jusqu'à la chapelle de Sainte-Colombe où s'arrêta par la suite saint Thomas Becket. Le nom de la Sainte m'était resté cher ; j'ignorais totalement son histoire. Elle reproduit trait pour trait celle de bien des petites martyres des premiers âges ; de là sa généralité et l'on peut dire sa typicité. Une enfant, de sang royal, fuit son pays païen (l'Espagne) pour embrasser le christianisme. Dans sa course elle a soif ; une source miraculeuse jaillit ; et c'est peut-être dans cette eau qu'on la baptise. Elle s'arrête à Sens, mais le tyran des Gaules, Aurélien, la jette en prison, la charge de chaînes, la livre à un jeune viveur : une ourse la défend, le jeune homme se convertit. Aurélien l'envoie au bûcher : le ciel verse des torrents d'eau, éteint les flammes. Alors on la traîne hors de la ville et on détache sa tête de son corps. Elle est martyre et ressuscite dans la gloire. 93:333 Notre pauvre psychologie n'a rien à faire avec un tel sujet. Notre réalisme échoue à le rendre. Il y faut la poésie, le chant des mots... et c'est encore trop peu. Il y faut toute la poésie du théâtre, c'est-à-dire aussi le chant, le geste, l'attitude, la danse. Si on veut l'exprimez, qu'on le transpose hardiment, que l'on donne à chacun des acteurs sa taille réelle, sa forme spirituelle, sa valeur intrinsèque aux yeux de Dieu ! Et voyez : Colombe-la-Petite dominera de la tête tous les acteurs. Son visage sera un masque à l'exacte ressemblance de son âme, aussi long, plus long que son torse, à grands plans -- ombre et lumière -- les yeux mi-clos, la bouche ouverte pour chanter, une couche d'argent égalisant son teint, le fixant dans sa pureté inaltérable. Une étroite cuirasse protégera son cœur. Une courte jupe cloche, en tissu d'or, permettra le libre jeu de ses jambes, et elle en jouera comme une danseuse ; l'esprit ne pèse pas au corps. C'est par un porte-voix qu'elle prononcera les paroles essentielles, qui, la plupart du temps, seront des chants. Tout son personnage, désincarné, méconnaissable, ou reconnaissable entre tous, souf­frira et se réjouira comme aucune femme sur terre, mais au moyen de signes parfaitement lisibles : une inclinaison de la tête, un tour sur les pointes, une vocalise, une flexion de la main ou du bras. Le tyran Aurélien ne sera que matière : les bourrelets célèbres du pneu Michelin bibendum. Le rôle des soldats bour­reaux sera tenu par de petits enfants moitié moins hauts que leur victime ; ils sont si peu de chose, et ils ne savent pas ce qu'ils font. \*\*\* Tel est le procédé. Chacun dans son rôle profond, dans son apparence profonde. A ce propos, relisons la page admirable de saint Jean de la Croix que cite le programme au sujet des images dans la contemplation ; nous l'appliquerons à mesure à l'esthétique de *Colombe.* « *Il faut que l'âme ne se fasse pas de la représentation un obstacle pour parvenir à la réalité, ce qui arriverait inévitable­ment si l'esprit se laissait captiver par ces objets plus qu'il n'est utile.* » D'où, au théâtre, la simplification, la désincarnation de l'objet. 94:333 « *Le moyen est nécessaire pour atteindre la fin, comme, par exemple, il est bon de se sentir des images pour nous rappeler la pensée de Dieu et des Saints, mais s'arrêter au moyen plus qu'il n'est nécessaire, c'est se créer un obstacle.* » Le moyen n'est jamais ici employé pour lui-même, mais pour la fin. « *Leur souvenir* (*des images*) *au lieu d'être pour l'âme une pierre d'achoppement lui deviendra très profitable, s'il réveille l'amour de l'objet qu'il représente.* » Expressément, un tel spectacle veut réveiller l'amour du vrai. « *S'en servir à cette fin, c'est favoriser l'union divine, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'élever l'esprit par les attraits de la grâce, de la* REPRÉSENTATION A LA RÉALITÉ *dans l'oubli de toute créature et de tout objet créé.* » Et justement, le résultat de cette transposition audacieuse est de nous faire oublier *la forme ordinaire,* la forme réaliste des créatures, des objets, qui porte toujours en elle un attrait pour les sens, une tentation contre la pureté de l'esprit. Ceci paraîtra bien abstrait, bien anti-théâtral. Erreur com­plète. Il faut l'avoir vu pour y croire, mais je l'ai vu. On se sent porté dans un autre monde, et c'est pourtant le même monde sous l'angle de la grâce et du péché. On communie intimement avec ces créatures singulières, qui sont pourtant des hommes comme nous, mais dépouillés des faux prestiges qui dans le courant de la vie nous abusent sur leur valeur. On ressent une émotion d'une limpidité incomparable, parce qu'il semble qu'elle ne trempe pas dans les sens. Et pourtant (c'est là le mystère) tous ces moyens sont sensuels, le théâtre n'en admet pas d'au­tres : déclamation et poésie, danse, instruments et voix, non seulement défigurés, transfigurés, mais dosés surtout, mais réduits au rôle essentiel que l'objet à représenter leur assigne, si condensés, si justes qu'ils atteignent au maximum d'efficacité et de poids. Nous sommes tous hantés par cette parfaite fusion, cet équilibre exact entre les éléments essentiels du drame, parole ou poésie, geste ou danse, musique ou chant, dans une architecture sobre et sûre. De cette conception un drame trop exclusivement littéraire nous a déshabitués. L'opéra, à peu près impossible à ressusciter, le drame lyrique, condamné, ne furent peut-être que les formes bâtardes de l'art total où tout doit concourir à égalité. Chez Wagner la musique a tout écrasé. Il faudrait des musiciens qui consentissent à rentrer dans le rang à leur juste place. Dans cet esprit, j'avais conçu une tragédie ballet fantastique et sacrée, *Justine et Cyprien ;* elle attend encore sa musique. 95:333 Mais voici *Colombe-la-Petite* qui déconcerte tous nos plans, car elle est l'œuvre d'un poète qui est aussi musicien, et bon musicien, et grand musicien peut-être. Comment la poésie et la musique, soutiens du geste, se balancent dans son ouvrage, j'en donnerai idée par un exemple : une scène d'une grande beauté. C'est l'interrogatoire de Colombe. Quand nous lisons les Actes des Martyrs, nous nous apercevons que sur ce point ils se ressemblent presque tous. Il n'en saurait être autrement, la situation est inchangeable : « Tu es chrétienne ? -- Je le suis. -- Veux-tu sacrifier aux dieux ? -- Il n'en est qu'un. -- Préfères-tu la mort ? -- Je la préfère. » Comment dire autre chose ? Comment en dire plus ? Charger ce texte lapidaire d'une quel­conque littérature ? Ici, Aurélien parle *recto tono,* toutes ses paroles détachées, Colombe répond en chantant, en élevant vers le Seigneur une arabesque de foi et d'amour, analogue aux plus belles antiennes grégoriennes, de quoi nous ravir sans nous divertir. Il faut noter la condensation de la musique ; musique dramatique, c'est-à-dire sans développement ; entre temps, par­fois, déclamation, sur un rythme de batterie ; puis la vocalise reprend. Colombe est condamnée et danse lentement son bonheur. Je n'oublierai pas ce moment. J'en ai vécu d'aussi beaux au théâtre. Quelques-uns seulement. Pas de plus beau. *Aucun sur­tout qui emprunte à l'art dramatique tous ses moyens sans les confondre,* sans les sacrifier l'un à l'autre, sans les fatiguer l'un par l'autre, avec la connaissance parfaite de chacun, de son pouvoir, de son devoir. Le tranquille triomphe de l'ordre, image de Dieu. Ajoutons que cet art rejette les faciles effets dont l'électricité est responsable. L'éclairage du jour, tamisé par des toiles, un éclairage de tente foraine lui suffit. Et c'est pourquoi il n'est pas sensuel. C'est pourquoi peut-être il paraît si grand. Complexe et la nudité même, il laisse à la réalité spirituelle tout son éclat de pureté. Il me faut dire aussi, pour être impartial, que l'exécution n'est pas toujours parfaite ; de ces petits accrocs que, faute de ressources, des amateurs évitent rarement. Cela fait tort ; que sur ce point on se surveille. Car, je ne l'ai pas encore précisé, cet essai qui est une réussite, ce sont l'auteur lui-même, sa femme, ses enfants, ses amis, qui le font vivre devant nous avec l'aide de quelques musiciens de profession. 96:333 Mme Philippe Duboscq incarne Colombe avec un style exquis et la plus étonnante variété. Claude Duboscq joue Aurélien, puis le jeune homme pervers, bondit de la scène à l'orchestre pour conduire les chœurs, les bois... C'est un tour de force insensé. Tout repose sur eux ; d'où cette unité admirable. Le miracle d'une commune foi. Colombe est morte ; on vient de détacher sa tête, c'est-à-dire son masque. Avec son vrai visage elle apparaît ; elle chante simplement tandis que les Anges l'entourent « Mon Dieu je vous aime » et c'est tout. Or dans la salle, une voix lui répond, l'écho de notre cœur ému (nous tous « les braves gens » comme dit le programme nous devrions répondre en même temps) « Mon Dieu je vous aime ». Quel chant ! Les larmes montent aux yeux : car on attend ce mot ; on ne trouve rien d'autre à dire. Je ne me dissimule pas les difficultés qu'on aura à imposer un art semblable ; mais il suffit qu'il nous soit proposé. Il ouvre au dramaturge chrétien le champ inexploré de la réalité mysti­que. Il humilie singulièrement notre effort, englué encore dans la vie, dans l'apparence, dans le quotidien. Il ne le décourage pas, mais l'invite à se décanter et à se dépasser. Disons qu'il le couronne. Un théâtre profane en fera son profit, sans oser espérer pourtant atteindre à un dépouillement si chaste. Car la vérité éternelle supporte seule de renoncer au vêtement. Il reste qu'une fois, grâce au *Théâtre du Bourdon* et à la foi consciente qui l'anime, nous avons pu entrevoir notre rêve. Nous savons désormais ce que pourrait être le *théâtre pur.* Henri Ghéon. 97:333 ### Le renouvellement du drame lyrique par Henri Charlier *Henri Charlier a souvent écrit sur l'œuvre de Claude Duboscq à qui il était lié par une amitié profonde. Deux textes de lui témoignent de l'apport inestimable du musicien à l'art chrétien.* *Le premier est consacré, comme celui d'Henri Ghéon, à* « *Colombe-la-Petite* » *et était prévu comme la présentation d'un disque... qui n'a jamais paru.* COLOMBE-LA-PETITE fut représentée pour la première fois en 1930 à Onesse (Landes) où habitait son auteur. Elle fut reprise quatre ans plus tard. Une longue maladie de Claude Duboscq, puis sa mort à moins de quarante ans en 1938, la guerre qui survint, empêchèrent à cette œuvre, grande par la qualité, sinon par la longueur, de connaître auprès du public le succès qu'elle avait obtenu auprès des connaisseurs qui avaient pu l'entendre. 98:333 Car la première représentation de *Colombe-la-Petite* avait attiré de tous les coins de France et d'Espagne aussi un nombre important d'auditeurs, qui avaient deviné par ses premières œuvres le génie naissant de Claude Duboscq. \[...\] Les Grecs ont connu ce drame total, où dans une architec­ture stable, la poésie, la musique et la danse (qui est la plastique en mouvement) étaient unies étroitement. Nos mystères du Moyen-Age partaient d'une conception analogue. Le drame de Claude Duboscq est conçu de même, avec toutes les ressources qu'offre la musique aujourd'hui. Colombe fut martyre à Sens au troisième siècle. Elle était espagnole, d'une famille noble mais païenne. Elle vint dans les Gaules avec plusieurs membres de sa famille, dont un cousin, Sanctien et sa sœur Béate (qui furent martyrs eux aussi), pour s'instruire dans la religion chrétienne. Sur le parcours, Colombe fut baptisée en face de Vienne en Dauphiné en un lieu qui est aujourd'hui la paroisse de Sainte-Colombe-lès-Vienne. La petite colonie s'installe à Sens, alors ville très importante de la Gaule romaine, mais lors des persécutions contre les chrétiens, Sanctien, Béate et Colombe furent arrêtés. Interrogés, et faisant profession de foi chrétienne, Sanctien et Béate furent condamnés à mort ; Colombe n'avait que seize ans ; elle fut réservée peut-être à cause de son jeune âge, pour la faire apostasier plus facilement ; interrogée, menacée et enfermée dans un cachot qui se trouvait à Sens, là où s'éleva l'église de *Sainte-Colombe-la-Petite* aujourd'hui détruite. Puis elle fût conduite aux arènes et le persécuteur donna l'ordre qu'elle fût déshonorée dans sa prison. Elle y fut défendue soudain par une ourse apparue miracu­leusement ; le jeune homme qui la poursuivait se convertit et périt martyr lui aussi. A cause de l'ourse, personne ne pouvait approcher de Colombe et on mit le feu à sa prison ; l'ourse se sauva ; une nuée miraculeuse éteignit le feu, et Colombe eut la tête tranchée. Le drame suit fidèlement l'histoire traditionnelle, les interro­gatoires sont authentiques, mais le sens musical et dramatique de l'auteur en tire des effets puissants et imprévus : la tentative du jeune homme dans la prison devient une danse emportée entre lui-même qui veut passer à toute force et l'ourse qui se dresse sur ses pattes pour lui interdire le passage. 99:333 Devant le miracle, le jeune homme se convertit ; les trois vertus, la foi, l'espérance et la charité, *naissantes dans son cœur* s'avancent vers lui *sous la forme de trois enfants* qui dansent gravement sur le thème musical qu'entonne ensuite le jeune homme à genoux : « Mon Dieu, je vous aime. Que la vie est belle ! Mon Dieu je vous aime. » Et le chœur des vierges qui assistaient Colombe dans sa prison répète avec lui ce chant. \*\*\* *Colombe-la-Petite* est non seulement une œuvre musicale puissante, mais nous met en face d'un renouvellement complet du drame musical. Non seulement à cause du rôle de la danse qui est réellement incorporée comme source elle-même de l'émo­tion dramatique, mais par l'originalité des récitatifs. Ces derniers sont obligatoires dans une œuvre dramatique, mais il est stupide de les traiter comme des symphonies ainsi que le fait Wagner, qui rend ainsi suprêmement ennuyeux les débats de Fricka et de Wotan, et leur enlève précisément ce qu'un dialogue verbal peut avoir par lui-même de dramatique. Claude Duboscq fait accom­pagner ses récitatifs par de simples coups de harpe, de cymbales, ou de triangle pour marquer les accents principaux en choisis­sant le timbre qui convient aux mots et aux voyelles du texte. Enfin, deux admirables psalmodies dans chacun des deux actes, accompagnées du tambour, de la harpe et d'un saxo-alto, sont comme les centres spirituels de l'œuvre. Car l'histoire de Colombe-la-Petite n'est pas un simple épi­sode tragique où seraient honorés les vertus naturelles de l'hé­roïne, le courage et la force d'âme d'une gracieuse adolescente. L'auteur en a élargi le sens et lui a donné une vertu spirituelle. Colombe voyage à travers l'Espagne et la France à la recherche de la foi. Presque épuisée, elle chante sa première psalmodie « Pendant des siècles, des siècles, j'ai voyagé... Fuyant la lèpre des lèpres, Le Péché. » Elle devient la figure de l'âme humaine qui pendant tant de siècles a cherché le moyen de sortir de la fatalité du mal. Tel est déjà le sens profond de la tragédie grecque. \*\*\* 100:333 Un tel renouvellement de l'esprit dramatique ne pouvait aller qu'avec un renouvellement du pur esprit musical. Toute cette musique est en rythme libre, même la danse du jeune homme. On sait que c'est là le caractère de notre plus ancienne musique religieuse et il est nécessaire à un certain niveau d'expression spirituelle. Car les mouvements de l'âme sont toujours libres et imprévisibles. Seul le rythme libre (qui est d'ailleurs toujours celui de l'inspiration) peut en être l'image. Dans le drame de Claude Duboscq, le rythme libre est introduit dans la polypho­nie instrumentale, et l'auteur a dû inventer une manière nouvelle de marquer le rythme. Pour tout dire, l'indication du rythme est sacrifiée dans la musique moderne à celle de la mesure (qui ne coïncide guère avec le rythme que dans les galopades de che­vaux familières à la musique allemande). Dans l'écriture de Claude Duboscq, les barres marquent et annoncent les divisions binaires ou ternaires du rythme, les ligatures des queues des notes marquent les « incises ». La partition est gravée, on la trouve *A la Flûte de Pan,* 49*,* rue de Rome, Paris 8^e^ ; les musiciens en se la procurant verront l'inté­rêt de cette réforme de l'écriture. Ajoutons que cette musique est *modale* dans sa conception, c'est-à-dire qu'elle est l'aboutissement de la réforme commencée par Erik Satie dans ses premières œuvres, sans rien perdre des richesses de la modulation tonale dont les temps modernes ont enrichi la musique. C'est une voie totalement opposée à celle de Schoenberg et de l'école de Vienne, aussi franche dans son audace que la seconde est indécise, tortueuse et malsaine. *Colombe-la-Petite* est donc, à tous points de vue, une œuvre profondément originale. Les moyens d'expression les plus anciens et les plus simples sont utilisés avec une nouveauté qui en renouvelle la force. Ici point de « sauce ». Toute note a un sens. Et cette simplicité donne une qualité sonore entièrement neuve. Quelques-uns des morceaux sont très brefs. Ainsi la source miraculeuse où boit Colombe, épuisée, le chœur des Vierges qui invite Colombe à y boire et le baptême occupent sept lignes de la partition. Cette brièveté générale est au spectacle une cause de puissance ; aucun « développement » conventionnel ne vient dénaturer la pureté de l'inspiration ni arrêter l'action. On ne se rend même pas compte de la brièveté car *le temps est empli ;* on a vécu pendant le drame *en dehors du temps.* 101:333 Les deux actes sont séparés par un entracte (sonnerie, chœur et orchestre) qui leur donne un centre musical et spiri­tuel. Il fut conçu d'abord comme la musique d'une procession du Saint-Sacrement. Les voix d'enfants rythment le geste de ceux-ci qui se retournent vers le Saint-Sacrement et lui jettent des fleurs. Ainsi cet entracte a-t-il lui-même un caractère drama­tique ; il est d'ailleurs composé comme ce qu'on appelle en musique un « mouvement perpétuel ». Telle est cette œuvre où la musique, le drame et la danse sont étroitement unis d'une manière tout à fait neuve. Elle est sœur des œuvres de nos grands poètes Péguy et Claudel. \*\*\* *Ce second texte d'Henri Charlier est celui de l'introduction à la* Théorie de l'Art chrétien, *de Claude Duboscq.* Le très bref résumé que Claude Duboscq a donné de ses idées sur l'art chrétien montre qu'il avait une pensée claire et ordonnée ; mais elle n'est profondément intelligible que pour qui connaît ses œuvres musicales. Aussi y avons-nous ajouté des notes qui aideront à comprendre sa pensée et par là pousseront à rechercher sa musique. Comme on le verra aussitôt, Claude Duboscq part d'une ascèse chrétienne et d'une ascèse artistique, l'une complétant l'autre. Être chrétien pour un artiste, ce n'est pas traiter des sujets chrétiens, mais les traiter chrétiennement, et pour ce faire il est nécessaire de mener une vie chrétienne qui tende à la perfection. Ce n'est pas facultatif et réservé à ceux qui entrent en religion ; il est inclus dans les promesses du baptême de renon­cer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Satan est le prince de ce monde ; le chrétien qui comprend sa vocation doit vivre dans ce monde comme n'en étant pas. 102:333 Claude Duboscq le comprit dès sa jeunesse. Marié fort jeune, père de 5 enfants dont un aujourd'hui est prêtre, mort à quarante ans, deux ans plus jeune que n'était Péguy en 1914, il a vécu dans sa province. Son seul tort fut d'avoir cherché naïve­ment par des moyens humains l'approbation d'un monde tourné vers toutes les impuretés qu'il détestait lui-même. Ce monde ne pouvait comprendre une réforme aussi profonde que celle qu'il proposait. Sa tentative pour « percer » venait de ce qu'il consi­dérait la pratique de l'art chrétien comme un apostolat. Elle l'est en effet. Mais il faut qu'il y ait au moins un embryon de société chrétienne. Des petites cités chrétiennes existent heureusement. Mais il faut les découvrir, il faut qu'elles aient à leur tête un pasteur conscient de l'utilité spirituelle des moyens d'art, dont la liturgie est l'exemple. Claude Duboscq exigeait donc tout de lui-même comme chrétien. Comme artiste, il voulait reprendre par la base tous les éléments de son art pour en dégager le sens spirituel. Car les moyens de l'art sont naturels. Ils sont simplement les mots d'un langage ; il faut en distinguer avec soin les éléments fondamen­taux, rythme, mélodie, mode, harmonie, etc. pour savoir à quelles régions ou formes de notre sensibilité et de notre intelli­gence ils correspondent, pour en faire les instruments d'une mentalité chrétienne. Cela demande un choix qui est une ascèse artistique dont il dit qu'elle exige un « rude labeur dont lui seul (l'artiste) sait le prix ». On voit combien Claude Duboscq dans sa courte vie, par la transcendance de sa pensée, fut inactuel. Car si une partie de la jeunesse chrétienne consent encore à l'ascèse religieuse, toute la jeunesse artistique dans son ensemble repousse l'ascèse artistique. Il lui semble que ses dons -- quand elle en a -- sont plus vrais d'être plus instinctifs et moins travaillés. Et toute une philoso­phie du laisser-aller les y encourage. Quant à ceux qui vou­draient savoir, ils ne trouvent plus de maîtres. Ceux-ci sont morts inconnus du public, comme Cézanne, Van Gogh et Claude Duboscq. Mais leur revanche est certaine dans l'avenir si nous ne repoussons pas les grâces de Dieu. Pour bien comprendre ces notes sur l'art chrétien, il faut savoir que l'œuvre essentielle de Claude Duboscq est la réforme du théâtre lyrique. Ce petit traité a été pensé en vue de cet art total qui comprend la poésie, la musique et la danse. Et comme des costumes et une architecture de la scène sont indispensables, comme la danse est de la plastique en mouvement, c'est bien d'un art total qu'il s'agit. \[...\] 103:333 Claude Duboscq a retrouvé la véritable unité dramatique. On peut même dire qu'elle n'a jamais été réalisée aussi parfaite­ment, bien que sa courte vie ne lui ait permis d'écrire qu'une œuvre vraiment complète. Dans son drame, c'est le héros principal, sainte Colombe, qui danse elle-même. Ce qu'elle chante est chanté dans les coulisses, les chœurs sont sur la scène. Par des balancements ou des gestes appropriés, ils participent au grand rythme de la musique en même temps que la danseuse en suit le détail et les mouvements. La jeune fille, martyre à Sens sous Aurélien, est défendue dans sa prison par une ourse contre les tentatives d'un jeune homme envoyé pour abuser d'elle. C'est une danse combien dramatique entre le jeune homme qui veut passer, l'ourse qui se dresse et la jeune fille gémissante. Devant ce miracle manifeste, le jeune homme se convertit. Il s'agenouille et chante : « Mon Dieu, je vous aime ! Que la vie est belle ! » Et sur cette mélodie, les trois théologales, la foi, l'espérance et la charité, naissantes dans son cœur, et représen­tées par trois enfants, s'avancent vers lui en dansant. Si on ajoute que l'orchestre de Claude Duboscq a une qualité de son réellement *inouïe,* on peut dire que *l'ascèse artisanale* dont il parle dans ce petit écrit l'a conduit à donner une puissance extraordinaire aux moyens les plus simples. Il a en outre, trouvé le moyen de noter dans la musique le rythme et non plus la mesure. Son œuvre est très brève, mais elle est d'une importance extraordinaire dans l'histoire de la musique et du drame ; elle en ouvre l'avenir. Henri Charlier. 104:333 ### Claude Duboscq sur les ondes par Jane Bathori *Jane Bathori fit plusieurs fois passer sur les ondes des œuvres de Claude Duboscq.* *Voici comment elle présentait un choix d'enregistrements à la radio le 13 janvier 1948.* CLAUDE Duboscq était un être singulièrement sympathi­que et attachant. Je dirai même qu'il aurait pu atteindre au génie si une maladie grave, qui a duré plusieurs années, ne l'avait enlevé aux siens et à ses amis à l'âge de quarante ans. Quel homme charmant, d'une intelligence et d'une culture remarquables, profondément musicien, possédant tous les dons lui permettant de créer des œuvres originales, à la fois simples et grandes par l'inspiration, la réalisation et le style. 105:333 Il n'a jamais pris beaucoup de peine pour se faire connaître et entendre. Il vivait retiré dans les Landes, non loin de son pays natal, se consacrant entièrement à son art, travaillant avec acharnement pour trouver une nouvelle forme, une nouvelle expression musicale dans la simplicité et la vérité. Il avait une conception bien à lui de l'œuvre scénique et il a même consacré une partie de sa vie et de sa fortune à la construction d'un petit théâtre modèle dans son jardin d'Onesse, se servant d'une des pièces de la maison comme fond de coulisse. Il a essayé d'y donner « *Colombe-la-Petite* », son ouvrage le plus important, dans lequel il avait mis tous ses espoirs et tout son cœur. Les difficultés ne le rebutaient pas. Son orchestre était écrit en majorité pour des instruments à vent ; il était arrivé à former un petit groupe d'instrumentistes recrutés parmi les voisins et quel­ques paysans auxquels il avait donné des méthodes de basson ou de clarinette ou d'autres instruments. Il avait aussi fondé une chorale ; c'était pour lui un travail considérable de faire com­prendre à ces âmes simples l'interprétation qu'il réclamait d'elles et la compréhension de cette écriture et de ce rythme absolu­ment libre. J'ai connu Claude Duboscq en 1926 ou 1927. Il m'avait envoyé des mélodies dont les *Trois Sonnets de Shakespeare* qu'il avait traduits et mis en musique. Je fus immédiatement séduite par ces œuvres si directes, aux inflexions touchantes et si vraies. Pas de barres de mesure, la plus grande liberté d'expression et comme une épuration profonde des procédés les plus audacieux de la musique moderne. \*\*\* J'allai plusieurs fois à Onesse où Claude Duboscq avait préparé des programmes auxquels je devais participer. J'ai eu énormément de joie à travailler avec lui cette interprétation toute nouvelle pour moi. Dans ses œuvres chantées, il voulait un rythme libre quoique mesuré, un peu à la façon dont se chante le chant grégorien. Il donnait le mouvement de : la phrase avec la main, sans battre la mesure ; il fallait suivre son impulsion rapide ou lente selon l'expression qu'il désirait donner à certains mots. Cela ne s'attrapait pas tout de suite, mais Claude Duboscq avait une telle patience et une telle force de persuasion que le travail devenait un enchantement. 106:333 Il a écrit des pièces de piano courtes, intitulées « *Matines* »*,* « *Sarabandes* »*,* « *Gaillardes.* »*,* dédiées à sa femme et à toutes les Françaises. Il a voulu donner au titre une explication : « Pourquoi Matines, Sarabandes et Gaillardes ? A cause des Nocturnes, des Mazurkas et des Polonaises. Pourquoi cette brièveté, ce laconisme, ces raccourcis ? Parce que le « développe­ment » d'idées inspirées étant germanique ne saurait être fran­çais... etc. » ... et, plus loin : « Les indications de nuances et de mouvement sont rares. C'est que l'auteur voudrait que chacune de ses interprètes pût librement puiser dans cette œuvre quasi-liturgique parfois comme dans un chant grégorien l'expression d'elle-même la plus dépouillée. Il rêve aussi que toutes ses notes aient une valeur absolue, exhalant mélodie et harmonie rien que par leur rythme et leurs rapports entre elles. C'est là la seule musique, celle des sphères célestes. » \*\*\* L'originalité la plus forte de ce musicien consiste dans les pièces d'orgue où Claude Duboscq a su donner à chacune des trois parties superposées un rythme différent, une direction propre à chacune d'elles. La disposition des voix dans les chœurs présente aussi cette innovation. Quantité de ses œuvres sont d'inspiration religieuse, entre autres sa Messe à trois voix et aussi une suite de mélodies, ses « *Cantiques aux Saints de l'Hiver* »*,* d'une nouveauté dans la forme, d'une fraîcheur d'expression qui ne ressemble à rien d'autre déjà écrit, et ne s'apparente à nul autre musicien. Claude Duboscq avait la plus grande admiration pour Debussy, Fauré, Ravel et surtout pour Erik Satie. C'est peut-être ce dernier dont il se serait le plus volontiers recommandé ; il voulait publier ses *Quatre Antiennes sur le Cantique des Cantiques* comme un hommage à Erik Satie. Mais Claude Duboscq était surtout attiré par le drame lyrique : il a ramené l'air, le récitatif, la polyphonie, à une simplicité d'une étrange puissance. Il a reconstitué le drame total, musique, poésie, danse, en le dépouillant de tout le fatras inutile et des remplis­sages dont on l'alourdit trop souvent. Pour lui, Rameau, c'était « notre Rameau », « le plus grand de tous », celui dont on a trop rarement compris la grandeur, la vérité dramatique, dont l'exécution demande des qualités de style, de musicalité et d'expression juste, conditions que l'on rencontre trop rarement. 107:333 Claude Duboscq a retrouvé l'écriture libre et le rythme de la véritable inspiration. « *Colombe-la-Petite* » est un mystère qui tient par moments du divertissement tel qu'on le concevait au XVIII^e^ siècle avec de la danse plus dramatique, plus expressive aussi, découlant de l'action même du drame. Quand verrons-nous cette œuvre, unique en son genre, et surtout la verrons-nous jamais comme Claude Duboscq l'avait conçue, avec des interprètes compréhensifs de cet art difficile et nouveau ? Jane Bathori. 108:333 ### Une lettre de Dom Gérard *Ce mercredi 20 mars 88* Chers amis de Claude Duboscq, J'aurais voulu être parmi vous autour du souvenir de celui qu'Henri Charlier appelait l'un des plus grands musiciens de notre temps. Hélas ! bien des choses entravent ma liberté de mouve­ment, entre autres : nos communautés à former, nos monastères à bâtir, un voyage vers notre fondation du Brésil à préparer... Bien que ces tâches soient inhérentes à notre idéal monastique, je ne puis me consoler d'être absent de cette célébration du 3 mai à laquelle je m'unis par la prière et l'admiration. Grand musicien, Claude Duboscq l'a été essentielle­ment sous deux aspects. D'abord par l'emploi délibéré des moyens les plus aptes à exprimer l'essentiel d'une vraie pensée musicale : -- se tenir dans un mode, -- retrouver la liberté du rythme, trop longtemps « emprisonnée dans la cage aux barreaux de mesure » (H. Charlier). 109:333 La deuxième manière d'être grand musicien fut, pour Claude Duboscq, d'avoir su exprimer les mouvements de l'âme dans la fraîcheur d'une inspiration exempte de toute rhétorique. Les *Saints d'Hiver,* les *poèmes de Saint Jean de la Croix, Colombe-la-Petite* sont des chefs-d'œuvre nés de la prière, d'une très grande qualité. Ce que nous aimons dans ces pièces brèves, c'est un esprit d'enfance surnaturelle, un caractère de liberté sans tricherie, une écriture sérieuse et chaste qui va droit à l'essentiel. Notre époque, malgré le vacarme d'une désinformation anti-artistique, commence à rendre timidement justice à l'art de Claude Duboscq. Mais la vérité n'éclatera au grand jour que lorsque l'on aura saisi l'importance de ce qui s'est fait au Mesnil-Saint-Loup dans la lumière de la Sainte-Espérance. Pour l'instant, cher Monsieur l'abbé, la musique de votre père, la statuaire d'Henri Charlier et l'œuvre parois­siale du Père Emmanuel restent cachées dans les plis du manteau de Notre-Dame. C'est là qu'il faudra ensemble venir les chercher. Fr. Gérard. 110:333 ### En écoutant Madame Duboscq par Michel Fromentoux LE TÉMOIN le plus précieux de la vie et de l'œuvre de Claude Duboscq reste évidemment son épouse. Mme Duboscq, qui sous le nom de Philippe Kergall a plusieurs fois évoqué la grande aventure artistique qu'elle partagea (notamment dans un numéro spécial de la revue *Zodiaque* paru en 1982), nous a reçu avec une touchante amabilité dans son appartement de la place des Petits-Pères, tout près de Notre-Dame des Victoires. Ses souvenirs, qu'elle livre avec tout son cœur, se déroulent comme le récit d'une existence toute tendue vers Dieu, une véritable ascension vers la perfection. La jeunesse de Claude Duboscq fut assombrie par la mort prématurée de sa mère, mais déjà le jeune homme était habité par la passion de la musique, et son père qui le choyait ne mit pas le moindre obstacle à ses ambitions prodigieuses, lui faisant rencontrer dès son jeune âge des instrumentistes chevronnés. Mme Duboscq rappelle toutefois qu'avec cela, et pour éviter d'en faire un « singe savant », son père l'incita à équilibrer cet « intellectualisme » par des activités sportives où il excellait (équitation, football, tennis...). 111:333 Vint la guerre de 1914 où Claude s'engagea « à la grande appréhension de son père ». Il avait alors dix-huit ans. Connais­sant bien l'anglais il servit d'agent de liaison avec l'armée anglaise près du front de Belgique. Cet éloignement lui inspira quelques œuvres pour piano : *Gavotte, sarabande et gigue, Soir maritime, Postludes,* et une ravissante *Ode à Cassandre.* Blessé lors d'une offensive des armées alliées, il dut être renvoyé dans ses foyers dès 1917 et se fixa alors dans les Landes « pour y retrouver le cadre que son père lui offrait en y ajoutant la promesse de lui donner un grand orgue. Et de fait, il fit bâtir contre la maison familiale une vaste salle de musique... » Dès le 21 janvier 1920 la salle de musique était inaugurée. On la baptisa du nom d'un jeu d'orgue : « Le Bourdon ». C'est sans doute à ce moment-là qu'il connut un grave chagrin de jeune homme et qu'il demanda secours à la religion. Immédiatement il écrivit un *Je vous salue Marie* pour voix et orgue, et sa douleur s'apaisa. Quelques semaines plus tard il rencontrait Henri Charlier. Dès lors, explique Mme Duboscq, il avait trouvé sa voie : son inspiration serait désormais principale­ment liée à la religion, toutes ses forces seraient consacrées à la louange divine. Lui qui avant la guerre avait travaillé avec Vincent d'Indy et avec l'organiste de Saint-Pierre de Neuilly, Henri Letocart, et qui s'était initié au chant grégorien tout en devenant pour un temps fervent wagnérien, il n'aurait dès lors plus de professeur, se cultivant seul, se liant par l'amitié avec les plus grands musiciens, Albert Roussel, Guy Ropartz, Joseph Bonnet, et surtout Manuel de Falla. Mme Duboscq, qui était alors Mlle Philippe Keller, évoque ici un concert que donna Claude vers 1920 à la salle Pleyel. Il s'y produisait en toute simplicité ; jeune pianiste elle-même, elle fut tout de suite enthousiaste, d'autant plus que son amie, la jeune interprète Claire Croiza, s'était déjà intéressée aux mélo­dies du jeune Landais. Deux poètes, Charles Guérin et Francis Jammes, tous deux cousins de la famille Keller, contribuèrent à rapprocher les deux jeunes gens, et le mariage fut célébré le 12 avril 1921. Ils choisirent Grenade pour leur voyage de noces où ils furent reçus par Manuel de Falla « de façon inoubliable dans la blanche et monastique maison qu'il habitait dans l'enceinte même de l'Alhambra ». 112:333 Sur les nombreux amis de son mari Mme Duboscq aime à parler longuement. Que ce soit Francis Jammes, dont il mit plusieurs poésies en musique et qui saluait en lui « l'aurore d'une gloire », ou Francis Planté qui très tôt le félicita de modifier la technique musicale, ou encore le metteur en scène Jacques Copeau, ou le compositeur Erik Satie dont Claude Duboscq regrettait qu'il lui ait manqué Dieu, tous gardent une place très grande dans les souvenirs de Mme Duboscq. Elle évoque aussi Henri Charlier, dont la rencontre impressionna tant Claude Duboscq qu'il projeta d'aller vivre auprès de lui dans l'esprit évangélique au Mesnil-Saint-Loup. C'est par ce dernier que Claude Duboscq fit la connaissance en 1925 de Wladimir de Polissadiv : il fut séduit et subjugué par cet Ukrainien réduit à une « misère noire ». « Réfugié en France, ce Russe blanc, explique Mme Duboscq, vivait avec sa femme et un de ses enfants. Polissadiv, qui devait mourir de malnutrition après Claude Duboscq, était un esprit critique d'une finesse et d'une malice qui envoûtaient littéralement Duboscq. » On évoque aussi Marie Vassilieff dont les treize marionnettes constituaient le spectacle des levers de rideau. Et cela nous introduit dans le Théâtre du Bourdon. Laissons parler Mme Duboscq : « Le concert en tant que tel semblait à Claude Duboscq comme une forme de délassement ne répondant pas aux besoins du peuple. A l'inverse le drame, né du peuple et conçu pour le peuple, exerce un pouvoir indiscutable aussi bien sur celui-ci que sur les couches les plus élevées de la société. Claude Duboscq voulait faire renaître un théâtre populaire. Il sentait bien que le théâtre était devenu décadent avec l'oubli de la comédie italienne et le mépris du cirque. Il l'accusait d'être devenu surtout littéraire, discursif, philosophique, cérébral. Il ne se proposait ni de convertir les âmes en faisant partager aux foules sa foi catholique, ni de libérer les complexes des névrosés, ni, en résumé, de redonner la joie de vivre à une société « mal dans sa peau ». Il suivait son instinct en y voyant la main de Dieu qu'il servait avec la foi du charbonnier. D'où la simplicité qui marque ses créations théâtrales et se révèle de nature à subjuguer la masse, parce que la masse est simple. Faut-il ajouter que le besoin de simplicité n'est point le besoin de facilité, car ce terme laisse facilement supposer la vulgarité. Simplicité du sujet, simplicité de l'écriture musicale, simplicité non exempte pourtant d'une science qui, trop souvent, fait écran à l'expression de l'âme. \[...\] 113:333 « Ce sont des simples qui ont vécu la « saga » du théâtre du Bourdon, tels les frustes montagnards qui ont représenté la Passion à Oberammergau, et les poètes euscariens, capables de faire écouter des journées entières les vers décasyllabiques de leurs tragédies bibliques ou même d'une histoire plus rappro­chée, qu'ils concevaient dans la simplicité de leur âme et entre­mêlaient de scènes prestigieuses, de combats, de danses, de chants qui ne devaient rien aux écoles ni aux conservatoires d'aucun siècle, non plus qu'à une culture nourrie de l'Antiquité grecque, à laquelle ces drames sont pourtant étrangement apparentés. » Mme Duboscq se rappelle alors l'heureuse influence du dramaturge dans la région. C'est ainsi que le fils du pâtissier devint danseur étoile, le fils du sabotier, flûtiste, qu'une jeune fille qui ne s'occupait que du résinage des pins, mais douée d'un timbre de soprano, chanta en soliste, interprétant le rossignol qui répondait à Jésus au Jardin de l'Agonie... Ainsi Duboscq forçait-il les talents. Mme Duboscq qui elle-même composa quelques pièces et qui, avec ses enfants, tenait plusieurs rôles, évoque avec un certain humour la lourde tête que lui avait façonnée le costumier Fouga pour jouer le rôle de Colombe-la-Petite, et sous laquelle la sueur ruisselait... Place importante doit également être faite à Gilbert Baur, danseur-étoile du ballet de Berlin, qui avait été enthousiasmé par les chorégraphies de Claude Duboscq et qui, dès lors, fit partie de la troupe d'Onesse. « Un an après, dit Mme Duboscq, ce danseur qui était arrivé libre-penseur en dépit de la foi protes­tante de sa famille, se fit baptiser dans l'Église catholique. Il affirmait avoir découvert la foi grâce à Claude Duboscq « qui ne prêchait que par ses œuvres ». » Louise Lara et son compagnon Autant, qui menaient alors un combat d'avant-garde avec la troupe d'Art et Action, furent eux aussi conquis par le théâtre du Bourdon. Ils vinrent y présenter au cours de l'été *Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc* de Charles Péguy. Hélas, c'était au moment où le manque de ressources obligea à renoncer à bien des projets, comme d'ailleurs à la création d'une école d'art dramatique dans la vaste propriété d'Onesse. Cette belle aventure allait être sapée par une partie de la famille qui ne voulut jamais rien comprendre à l'idéal de Claude. 114:333 Mme Duboscq parle avec douleur des dernières années de Claude. Après la mort de son père en 1930, il perdit tout appui familial. De santé toujours un peu fragile, il échafaudait encore mille projets, lorsque ses oncles et cousins décidèrent de le faire comparaître en justice sous le prétexte d'avoir dilapidé son argent et de mettre en danger l'avenir matériel de ses enfants ! « Dans cette lutte inégale avec un phénomène surgi de terre comme un champignon parmi des notoriétés provinciales trop fières de l'être, ces « pots de fer » de l'argent obtinrent facile­ment la victoire. » Après la mort en 1935 de sa dernière fille, sa santé s'altéra gravement, jusqu'au jour où il alla chercher asile auprès d'Henri Charlier. C'est ici qu'il composa sa dernière œuvre : *Miserere pour le temps de Carême,* composition ingénu­ment douloureuse, dit Mme Duboscq, « qui rend le son d'une enfance retrouvée, d'une limpidité qui est le cristal même des larmes lorsque l'homme a repris le pouvoir de les verser ». Interné sous la pression de ses oncles, livré à un personnel de la plus basse grossièreté qui tournait en ridicule même sa foi et qui le persuadait qu'il était voué aux flammes, Claude Duboscq ne put se relever d'un tel traumatisme. Nul ne put rassurer « une conscience chrétienne troublée par des lâches », et ce fut la mort tragique de cet être exceptionnel, de ce « cheva­lier » dont la destinée était trop pure et trop exemplaire pour ce siècle matérialiste. Michel Fromentoux. PS. -- S'il est aujourd'hui assez difficile de se procurer les disques de l'œuvre de Claude Duboscq (*Cantiques aux Saints de l'Hiver* -- disque Lumen -- et *Suite pour piano* et *Concert intime* -- disque Euroson), on peut se procurer deux cassettes toutes récentes : L'une est un choix d'œuvres profanes et sacrées enregistrées par la chorale « Philomela » (direction Paulette Lesage) avec A. Theil, soprano ; A. Doutrebente, mezzo-soprano ; M. Flechter, ténor ; Jean-Philippe Sisung, baryton ; à la flûte : T. Madec ; à l'orgue et au piano : Mme Claude Duboscq. Cassette éditée par la S.E.R.P. L'autre s'intitule *Le Temporal et le Sanctoral* et comporte à côté d'œuvres d'André Charlier, Paul Claudel, Charles Péguy, plusieurs œuvres de Claude Duboscq, notamment le *Miserere pour le temps de Carême*. Chants enregistrés par le Séminaire Saint-Curé-d'Ars, à Flavigny-sur-Ozerain. -- M.F. ============== fin du numéro 333. [^1]:  -- (1). Nous examinerons plus loin le cas des victimes *innocentes* du sida. [^2]:  -- (1). Entente non seulement confirmée à tous les degrés du pouvoir, mais aussitôt traduite en actes. *La Meuse* du 7 février annonce que « les enseignants et la direction de l'athénée Saucy ont conçu et réalisé une exposition sur Les Droits de l'Homme et la traite des Noirs ». Cette exposition « pas comme les autres » est destinée à circuler en divers établissements de la ville. Elle vient d'être inaugurée concomi­tamment par le nouvel échevin de l'Instruction publique (l'admirateur de Robespierre) et par le nouvel échevin de la Culture, membre du parti social chrétien. Il appartenait au premier de prononcer le discours d'ouverture : « Je suis très heureux de pouvoir patronner avec l'échevin de la Culture une manifestation qui s'inscrit dans le cadre global et général du bicentenaire de 1789. (...) Il faut que l'école (...) se sensibilise aux acquis de la Révolution française. » On ne saurait être plus clair. [^3]:  -- (1). Depuis 1789, deux sœurs sont mortes ; Marie de l'Incarnation séjourne à Paris depuis le printemps 1794 ; deux sœurs sont allées soigner des membres de leur famille. [^4]:  -- (2). Pour se rendre place du Trône renversé (l'actuelle place de la Nation), le convoi empruntera le quai de Gesvres, le Pont-Marie, la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille, le faubourg Saint-Antoine. [^5]:  -- (3). op. cité. [^6]:  -- (4). L'abbé de Fénelon avait demandé d'être exécuté le dernier. On lui fit cette dernière grâce... [^7]:  -- (1). Cité par Lucien Thomas : *L'Action Française devant l'Église*, 1965. (C'est nous qui soulignons.) [^8]:  -- (2). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note 1. [^9]:  -- (3). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note 1. [^10]:  -- (4). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note 1. [^11]:  -- (5). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note 1. [^12]:  -- (6). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note 1. [^13]:  -- (7). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note 1. [^14]:  -- (8). Charles Maurras : *Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France*, Plon, 1953. [^15]:  -- (9). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note l : [^16]:  -- (10). Robert Havard de la Montagne : *Histoire de l'Action française*, Amiot-Dumont, 1950, et *Chemins de Rome et de France*, Nouvelles Éditions Latines, 1950. [^17]:  -- (11). *De l'Église du Christ*, Desclée de Brouwer, 1970. [^18]:  -- (12). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.*, note l. (C'est nous qui soulignons.) [^19]:  -- (13). Jacques Maritain : *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques*, octobre 1926, cité par Lucien Thomas, *op. cit.*, note 1. [^20]:  -- (14). Raïssa Maritain : *Les Grandes Amitiés*, chap. 5. [^21]:  -- (15). Raïssa Maritain : *Les Grandes Amitiés*, chap. 5. [^22]:  -- (16). *L'Action française devant l'Église*, *op. cit.* note 1. [^23]:  -- (1). Rappelons qu'en bon français le mot : hymne est féminin quand il désigne un chant religieux, et masculin quand il désigne un chant profane. [^24]:  -- (1). *Romain Marie sans concession*. (Note de Fideliter.) [^25]:  -- (2). Voir -- entre autres -- ITINÉRAIRES de février 1989, pages 22-23. [^26]:  -- (3). Voir -- entre autres -- ITINÉRAIRES d'avril 1989, pages 8 et 9 et pages 16 et 17. [^27]:  -- (1). Saint Paul disait : « Soit que vous mangiez, soit que vous dormiez etc. faites tout pour la Gloire de Dieu. » On peut tout pareil y englober nos loisirs... Alors, pourquoi pas « Divertissement Sacré » ? [^28]:  -- (2). Le « bourdon » ici, ce n'est pas l'insecte qui vole. Il s'agit du jeu d'orgue appelé « bourdon ». [^29]:  -- (3). Il s'agissait des parents de Claude Autant-Lara, lequel s'illustra plus tard comme cinéaste... Claude Duboscq faisait appel à une autre compa­gnie théâtrale pour valoriser son propre théâtre dans une époque de pénurie où les épreuves commençaient à s'abattre. [^30]:  -- (4). Il fut de ce fait incompris par une bonne partie de sa famille, qui ne lui pardonna pas d'avoir sacrifié pour cette mission une brillante carrière de pianiste virtuose. [^31]:  -- (5). On peut consulter à ce sujet la belle collection d'opuscules intitulée « Convertis du XX^e^ siècle » aux Éditions « Foyer Notre-Dame » 24, Bd Saint Michel, Bruxelles IV