# 334-06-89
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## ÉDITORIAL
### La planète des singes, la nôtre
par Guy Rouvrais
CETTE SEMAINE-LÀ, comme tous les jours de ce mois d'avril, un orage de feu s'était abattu sur les chrétiens de Beyrouth ; un hebdomadaire de gauche, *L'Événement du jeudi,* qui tient boutique de déontologie journalistique à l'enseigne de l'exigence morale, décida de porter le fer dans la plaie et de dénoncer le vrai scandale, à la « une » : il y a un complot contre la « capote anglaise » (sic). Le scandale ? Une campagne de publicité télévisée, en faveur du préservatif, « censurée ». On avait osé ! Avait-on contraint les chaînes à renoncer à la diffusion de ce film ?
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Avait-on fait pis encore : condamné le préservatif au lieu de l'exalter comme l'admirable rempart de l'humanité fornicatrice ? Non. Voici le scandale dans toute sa cruauté obscurantiste : on avait supprimé les cris, gémissements, râles, qui accompagnaient la vision d'un couple exécutant devant tout le monde ce que d'ordinaire on fait chez soi. Le son fut remplacé par un morceau de musique classique. D'où l'angoissante question de l'hebdomadaire branché : « Qui a peur des capotes anglaises ? »
L'homme que cette interrogation visait, c'était Dominique Coudreau, directeur de l'Agence nationale de lutte contre le sida -- qui dépend du ministère de la Santé, -- commanditaire de ce spot. Ainsi interpellé par une autorité morale reconnue de la gent médiatique, il s'exécuta aussitôt. « La première fois que j'ai vu la version initiale du spot, plaida-t-il, je me suis immédiatement dit que la bande « son » était trop réaliste. Son côté hyper-suggestif était épouvantable. Il faut bien comprendre qu'avec ce spot ce sera la première fois que sera montré sous l'égide de la puissance publique un acte sexuel à la télévision. »
Cette réponse, en forme de justification, est plus intelligente que la question qui l'a suscitée. Évidemment, l'important n'est pas l'absence ou la présence de cris suggestifs, mais que, pour la première fois, un acte sexuel soit montré à la télévision « *sous l'égide de la puissance publique* ». C'est le contraire de la censure : le gouvernement fait accomplir un saut qualitatif brusque à la dégradation de la moralité publique.
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Il ne la freine pas, il l'accélère, et non point par acceptation passive, mais comme agent actif. Au fond, ce que dit Dominique Coudreau à ses censeurs se résume à ceci : « Vous êtes des myopes à me chercher querelle sur un détail en oubliant l'essentiel de ma contribution à notre commune cause : montrer un acte sexuel à la télévision grâce au gouvernement et non malgré lui. »
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Saut qualitatif brusque mais qui est le triste couronnement de multiples renoncements de l'État à faire respecter la morale naturelle, la pudeur et les bonnes mœurs.
Il n'y a pas de norme objective qui mesure cette démission de l'État, mais on peut se souvenir de ce dont la IV^e^ République corrompue et agonisante était encore capable il y a un peu plus de trente ans.
Dans une scène du film *En cas de malheur,* Brigitte Bardot, de dos pour le spectateur, soulevait le devant de sa jupe afin de faire découvrir son intimité à Jean Gabin. Le spectateur, lui, ne voyait rien ; eh bien, la commission de censure -- cela existait encore -- exigea la suppression pure et simple de cette scène et assortit néanmoins l'ensemble du film d'une interdiction aux mineurs. Nul ne protesta au nom de la liberté d'expression ; beaucoup pensaient, avec la commission de censure, qu'on avait atteint là le seuil de l'admissible.
C'était il y a trente ans, c'est-à-dire hier.
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Aujourd'hui l'État, bien entendu, n'interdit plus rien mais en plus il impose à la télévision une scène « amoureuse » qui, il y a quinze ans, n'aurait pu être vue que dans les salles spécialisées du côté de Pigalle. Claude Évin, ministre de la Santé, a tenu à rassurer les Associations familiales catholiques -- qui ont justement protesté : il a été décidé que cette séquence ne passerait *pas avant 20 h 30*, ce qui signifie qu'elle est diffusée *dès 20 h 30*, l'heure du rassemblement familial dans bien des familles. Le ministre de la Santé entendait signifier que les bambins qui regardent la télé à la sortie de l'école seront momentanément épargnés.
Nous disons que l'État *impose* aux téléspectateurs la vision de cet acte sexuel. C'est bien lui, en effet, qui, souverainement, en a décidé ainsi. Pour la libéralisation de la pilule, puis de l'avortement, il pouvait prétendre qu'existait une demande -- minoritaire, manipulée -- dans ce sens, ce qui évidemment ne justifiait pas qu'il cède. Or, dans l'affaire qui nous préoccupe, il n'y a rien de tel ! Nous n'avons point entendu de clameurs exigeant qu'un couple s'exhibe à la télévision. Personne n'a jamais réclamé cela. Il y a certes, un lobby du préservatif, mais il n'y a aucun lien de nécessité entre l'incitation à l'usage du préservatif et la représentation publique d'un acte sexuel à une heure de grande écoute. Beaucoup de pays ont des actions de propagande autour du sida et du préservatif, rarissimes sont ceux qui sont allés jusqu'à cette provocation scandaleuse.
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Si c'est pour expliquer comment on se sert de cet accessoire, le film est insuffisant. De l'aveu même de ses instigateurs, ce *spot* en appelle donc d'autres plus précis. Claude Évin nous y prépare :
« Nous avons commencé par une campagne ponctuelle qui visait à banaliser son usage. Maintenant il faut passer à un stade supérieur, parler de l'utilisation du préservatif dans le cadre de l'acte sexuel lui-même, aller plus loin encore dans la banalisation. Mais au-delà du fait d'en parler plus facilement, il faut aussi y avoir accès plus facilement. Et, le plus souvent, dans une pharmacie, c'est psychologiquement difficile. C'est pourquoi je souhaite que l'on puisse développer la mise en place de distributeurs ou de tout autre moyen qui permettrait d'avoir accès aux préservatifs plus simplement. »
La représentation d'un acte sexuel à la télévision « sous l'égide de la puissance publique » *n'est pas un point d'arrivée mais de départ.* Nous assistons à la phase la plus bénigne de l'entreprise de pourrissement programmée par le gouvernement : la banalisation. On passera bientôt à ce que M. Évin appelle « un stade supérieur ». Nous verrons sur nos écrans, un jour ou l'autre, une dame enfiler l'accessoire sur le pénis d'un monsieur, et en gros plan ; c'est bien ce qu'implique le propos du ministre : « l'utilisation du préservatif dans le cadre de l'acte sexuel lui-même ». Cela serait trop abominable ? « Ils » ne le feront pas ? Si, « ils » iront jusque là, et même plus loin. A chaque fois, on croit qu' « ils » ne peuvent se vautrer davantage dans la fange, mais, à chaque fois, « ils » se surpassent.
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Souvenons-nous : il y a trente ans, les censeurs gouvernementaux avaient cru qu'avec le film dont nous parlions on avait atteint un sommet, les pauvres ! Cette fois, nous n'attendrons pas trente ans ! La dégradation s'accompagne, inévitablement, d'une accélération de son rythme.
La phase suivante, c'est la distribution massive de préservatifs sur les lieux de travail, les lycées, les casernes. Tout le poids de « la puissance publique » s'exercera à l'encontre des dissidents qui oseront résister. On invoquera la nécessité de préserver la santé publique. Le terrorisme médiatique et gouvernemental dénoncera comme de mauvais citoyens ceux qui ne prennent pas part à « la lutte contre le sida ».
C'est là en effet la justification du pouvoir : le sida. Il informe la subversion de la morale dont le gouvernement est l'artisan actif. UTILISER LE PRÉSERVATIF, C'EST LE BIEN ; LE REFUSER, C'EST LE MAL. *Le Monde* a été jusqu'à qualifier de « criminel » le refus de l'épiscopat français de cautionner cette propagande. Dès lors, qui nous sont donnés en exemple ? Les homosexuels ! Ils ont compris, eux ! Et grâce au préservatif ils ont jugulé le mal, à San Francisco et ailleurs. Le professeur Bernard Debré, qui n'est pas le plus mauvais, nous l'explique : « S'agissant des homosexuels, groupe relativement limité et particulièrement atteint, on s'est aperçu qu'il y avait une prise de conscience très profonde les conduisant à prendre des précautions \[utiliser des préservatifs\] et que chez eux l'épidémie piétinait. »
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Conclusion pratique : que les hétérosexuels se mettent donc à l'école des invertis pour puiser auprès d'eux la sagesse qui leur manque encore.
Ainsi lave-t-on les homosexuels de leur responsabilité initiale dans la diffusion du sida. *C'est de leur imitation que nous viendra le salut.* C'est l'inversion de la morale : le mal est appelé bien et le bien, mal. On peut se demander si les homosexuels ne jouent pas le rôle que Marx assignait au prolétariat : c'est lui qui, subissant le plus lourd de l'aliénation capitaliste, libérera la société tout entière en se libérant lui-même. Ainsi les sodomites, premières « victimes » du sida, apporteront-ils par leur « prise de conscience » la démonstration de la valeur salvatrice du préservatif à ceux qui l'ignorent encore. Les « gays » seraient en quelque sorte un peuple messianique. C'est pourquoi, d'ailleurs, ils sont intouchables, nulle loi ne saurait mettre quelque entrave à leurs débordements.
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Au moment même où la puissance publique recommande ouvertement l'immoralité, au moment où elle subvertit la morale, où elle agresse la pudeur des humbles jusque dans leur foyer, M. Évin répète : « La politique que je mets en place n'a aucune connotation morale. » La morale, dit-il, ce n'est pas mon problème : « Je ne porte pas de jugement. » Or, dans l'interview où il dit cela (*Le Monde* du 19 avril), il ajoute :
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« Je pense que la fonction sexuelle *doit* être dissociée de celle de la reproduction. » Pour le ministre, cette prise de position ne serait pas une thèse morale ! M. Évin, c'est le Monsieur Jourdain de l'éthique.
Le ministre de la Santé feint d'ignorer que la position qui est sienne est l'antithèse de la morale catholique qui l'a toujours combattue. Pour l'Église, la sexualité ne saurait être dissociée de la reproduction, c'est ce qui fonde son refus de la contraception chimique ou mécanique. M. Évin ne peut le reconnaître, sinon il lui faudrait avouer que sa campagne en faveur du préservatif est *une agression contre la morale de millions de catholiques ;* c'en serait fini de la fable selon laquelle le préservatif est un moyen technique, moralement neutre, destiné à enrayer l'épidémie. La finalité de cette campagne est bien de combattre, de mépriser, de ridiculiser les valeurs chrétiennes.
Les amis de M. Évin ne sont pas tenus à la même réserve que lui. Ils peuvent dire, eux, le but de toute cette opération. Dans *L'Événement du jeudi,* dont nous parlions plus haut, on a interrogé les publicitaires auxquels le gouvernement ou des organismes para-gouvernementaux confient leur publicité. Ils parlent clair.
« On touche à la sexualité des gens, c'est-à-dire à ce qu'ils ont de plus sensible », souligne Jacques Hénocq, président de Bélier. « Pour forcer la chape de plomb qui censure le sujet, les publicitaires doivent attaquer à la racine tout un système de valeurs moralisatrices. » Un autre déplore « la tradition judéo-chrétienne qui persiste dans les mentalités françaises ».
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Si le bien, c'est le préservatif, et son refus, le mal, tous les moyens deviennent légitimes pour en convaincre les Français. Tous les moyens, y compris le mensonge, la manipulation, la désinformation. C'est ce qu'explique un autre publicitaire, Jacques Lévy : « Il ne s'agit pas de savoir s'il faut mettre un préservatif ou non. C'est en renversant la situation, en marginalisant fictivement les non-utilisateurs et en partant du principe que tout le monde en utilise qu'on fera bouger les choses. On pourrait imaginer une prétendue rupture des stocks, dont se feraient largement l'écho les médias. » Et le journaliste qui rapporte le propos d'ajouter : « *Désinformation ? Oui, si c'est pour la bonne cause.* » Remarquons, pour l'anecdote, que l'hebdomadaire de Jean-François Kahn, moraliste de choc, prône la désinformation « pour la bonne cause ». Notons-le, et souvenons-nous en...
La désinformation à laquelle fait allusion Jacques Lévy n'est pas pure fiction. Elle a déjà commencé. La précédente campagne, due à l'agence Bélier, c'était : « Le préservatif préserve de tout, même du ridicule. » On y voyait un jeune homme emprunté, *ridicule,* qui « n'osait pas », jusqu'à ce que sa « partenaire » -- ainsi dit-on -- lui montre le « geste amoureux » : le latex salvateur. Il s'agit bien de marginaliser, de ridiculiser, de rejeter le « non-utilisateur ». On lui fait croire qu'il est minoritaire et que les jeunes filles ne voudront pas de lui. Mensonges !
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« Marginaliser », n'est-ce pas ce qu'il faut à tout prix éviter aux malades du sida ? N'est-ce pas, quand il s'agit d'eux, un abominable forfait, dénoncé comme tel par la classe politico-médiatique ? En revanche, rejeter et marginaliser les opposants au préservatif, voilà qui est de bonne guerre et déclaré d'utilité publique par les campagnes *officielles.* La voilà bien cette politique d'exclusion contre laquelle nous sommes sans cesse mis en garde ! Mais ceux qui en sont victimes, ce ne sont pas les sidéens, mais les hétérosexuels allergiques au préservatif. Là, il est vrai, c'est pour la « bonne cause », comme dit le journal de M. Kahn.
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Voilà beaucoup de bruit pour un modeste spot télévisé, ne manquera-t-on pas de nous objecter, y compris, parfois, parmi nos amis. Ne seriez-vous pas un peu fixés sur « la chose », obsédés par le sexe, au point de vous alarmer pour quelques images fugitives ?
A cela, nous répondons :
1\. -- Ce n'est pas d'abord de sexualité qu'il s'agit mais de liberté. Liberté de pouvoir enseigner la morale naturelle à ses enfants sans être agressés, tous les soirs, par la propagande de l'État qui, au lieu de contrecarrer le rôle éducatif des parents devrait lui apporter son soutien. Liberté d'affirmer que nous n'admettons pas que nos impôts servent à financer l'incitation à la débauche.
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On nous dira peut-être aussi que nous ne sommes pas obligés d'avoir un récepteur de télévision ni de le regarder à cette heure-là avec nos enfants. C'est vrai. Nous ne sommes pas obligés, non plus, d'avoir des enfants ni d'être mariés. Mais c'est ainsi : nous n'avons pas reçu de Dieu vocation à la vie érémitique, nous ne sommes donc pas prêts à ce que ce monde déchu et pécheur nous l'impose. Nous avons choisi de vivre dans le siècle, c'est le lieu de notre salut et de notre combat. C'est pourquoi nous ne l'abandonnerons pas aux pourrisseurs, si haut placés soient-ils dans la hiérarchie gouvernementale. Nous sommes des citoyens à part entière tant que l'on ne nous aura pas parqués dans des réserves. Nous avons le droit d'user de la télévision comme de toutes choses légitimes, avec discernement et modération. Nous le faisons. Nous payons nos impôts et notre redevance, comme tout le monde. Cela nous donne le droit et le devoir de dénoncer le scandale et les politiciens décadents qui s'en font gloire.
2\. Ce n'est pas nous qui sommes obsédés par le sexe, c'est eux. Ce n'est pas nous qui croyons que, pour vendre un yaourt, il est impérieusement nécessaire qu'une créature à demi nue nous incite à l'acheter, d'une voix sensuelle. Le pansexualisme est une invention du monde moderne dont nous combattons sans cesse les pompes et les œuvres perverses. Le tout-sexuel est un avatar du freudisme immanent dans lequel baigne notre société, un freudisme dont le succès ne peut s'expliquer que par la connivence qu'il entretient avec notre nature pécheresse, toujours heureuse de s'entendre dire que ce sont ses instincts les plus bas qui sont l'admirable moteur d'une existence.
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Au contraire, nous ne pensons pas que tout soit sexuel. La sexualité est un don de Dieu mais elle est blessée par le péché d'origine, d'où la loi et l'institution du mariage pour canaliser, dompter, humaniser la force de l'instinct. Elle a sa place, mais rien que sa place. La morale du préservatif, c'est de dire que le sexe doit avoir toute la place. C'est pourquoi, notamment, nous la combattons. C'est un combat pour la liberté et pour la dignité de l'homme. Mais il est vrai qu'il est plus difficile d'être un homme maître de ses sens qu'un animal troublé par son rut.
Guy Rouvrais.
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## CHRONIQUES
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### Le martyre de l'art
*d'Henri Charlier*
par Albert Gérard
Les Éditions Dominique Martin Morin viennent de rééditer l'ouvrage d'Henri Charlier intitulé : *Le martyre de l'art ou 1'art livré aux bêtes.* Cette seconde édition a été « préparée et présentée par Albert Gérard ». Nous en reproduisons l'avertissement.
LA POLÉMIQUE que suscita, en son temps, la décoration de la chapelle d'Assy, ne fut en fait qu'un abcès de fixation du débat qu'avaient ouvert les Pères dominicains, lorsqu'ils fondèrent la revue « L'Art Sacré ».
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Mais c'est à cette polémique que nous devons l'intervention publique d'Henri Charlier, par la parution de l'ouvrage qu'on va lire. Il s'y révèle non seulement un polémiste incontestable, doué de beaucoup d'humour, comme en témoigne particulièrement « l'enquête » dont il est aussi l'auteur, mais encore, et surtout, il y expose, en la rendant accessible au profane, une esthétique -- son esthétique -- qui, allant à l'essentiel de l'art, en dévoile les fondements mêmes.
Tous les artistes, dignes de ce nom, ont naturellement reçu le don de s'exprimer dans le langage plastique -- sans quoi ils ne sauraient être des créateurs -- véritable « mode de penser », capable d'affronter selon son particularisme les grandes questions qui se posent à l'esprit humain, et pour lesquelles il est fait. Mais seul un petit nombre d'entre eux a le génie de s'exprimer aussi dans le « mode discursif ».
Dans les temps modernes Paul Gauguin l'eut d'une façon extraordinaire, et l'on peut dire qu'à sa suite Henri Charlier s'y distingue avec autorité.
Quoi de plus précieux pour les étrangers à l'art, que d'en entendre parler par ceux-mêmes qui le pratiquent, et s'y expriment par nature, à l'inverse des « critiques d'art » qui n'en peuvent aborder les questions fondamentales que par le biais d'une pensée lui demeurant extérieure.
Bien sûr, quel artiste ne cherche pas à qualifier ou justifier son art, notamment dans notre siècle de bavardage et d'exhibitionnisme, mais combien y réussissent et parviennent à sortir du galimatias pseudo-philosophique, prétentieux et abscons dont ils nous abreuvent à longueur de colonnes ? Il n'est rien de plus affligeant que de les lire. C'est qu'on doit reconnaître avec Chesterton qu'un « homme ne saurait être assez sage pour être un grand artiste sans être assez sage pour vouloir être un philosophe. Il ne saurait avoir l'énergie de produire du bon art, sans avoir celle de le dépasser. Un petit artiste se contente de l'art, un grand artiste ne se contente de rien de moins que tout ».
Mais il n'y a presque plus que de « petits artistes » au cerveau embrouillé qui ont perdu jusqu'à la notion même de leur art, mais non point celle de leur éminente position.
Alors nous n'en pouvons être que plus redevables aux quelques artistes intransigeants qui ont voulu, qui ont pu, et qui ont su nous faire pénétrer au cœur du mystère de l'art, qui est tout uniment celui de la pensée. Henri Charlier est du nombre.
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Il sut dans cet écrit circonstanciel porter la contradiction aux hauteurs où il se tenait dans son art. C'est pourquoi nous sommes reconnaissants aux éditions DMM de prendre le risque -- car risque il y a de ne point être entendu étant donné l'état de corruption où se trouve la pensée -- de prendre donc le risque de cette impression quelque vingt-cinq ans après la première édition. Ce faisant elles réalisent, avec l'album qu'elles ont consacré à l'œuvre de statuaire d'Henri Charlier, un parallélisme entre les deux modes d'expression d'une même et unique pensée s'attaquant aux vrais problèmes.
Cette initiative nous paraît d'autant plus opportune que ce quart de siècle n'a fait qu'infléchir d'une manière dramatique la barbarie de l'esprit qu'annonçait Henri Charlier, et contre laquelle il s'élevait déjà !
On parle souvent de l'accélération de l'histoire, celle de la dégradation de la pensée n'est pas moins manifeste -- et elle touche toutes les facultés et les puissances de l'homme. C'est là la conséquence de l'unicité de son esprit, de sa fonction vitale à laquelle il ne saurait déroger sans perdre sa raison d'être, qui est la connaissance. Connaître, c'est-à-dire encore communiquer avec l'Être, l'approche de l'Être. Or au lieu d'appréhender l'être des choses, nous nous en sommes volontairement séparés par un « non serviam » qui dès les origines ronge le cœur de l'homme, nous coupant ainsi de la seule réalité qui soit au monde, dont nous tenons l'existence et le gage de notre avenir, sans parler de notre salut.
Cette séparation de l'Être, l'infidélité au réel, ce « refus et ce rejet de l'ordre de la création », comme un critique en louait le peintre Miro, « plus qu'une erreur de l'esprit, *elle est un goût que nous avons perdu* ». On peut revenir sur une erreur, on ne réinvente pas un goût. C'est la revanche de l'Être, c'est la malédiction de l'homme.
Écoutons Paul Gauguin :
« Dans notre misère actuelle, il n'y a de salut possible que par le retour raisonné et franc au principe. »
Le principe des choses, ces « racines de l'élémentaire » auxquelles seules Ramuz discernait l'être. « Arracher au monde le principe de sa vie profonde pour le comprendre » disait encore André Charlier.
Quel artiste véritable n'aurait l'audace d'atteindre ces sommets de l'art !
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C'est le retour qu'Henri Charlier saluait avec émotion chez ses aînés, Puvis, Cézanne, Gauguin, Van Gogh ou Rodin, en menant parallèlement au leur, et dans une indifférence quasi générale, le patient labeur du retour aux sources par son métier.
Or n'avons-nous pas aujourd'hui renié l'acquis et le métier, repoussant toute transmission -- ce problème majeur de notre époque -- préférant nous enfermer dans un huis-clos désertique où nous nous mouvons en aveugles, ivres de notre propre cri de révolte que nous renvoie l'écho solitaire : « vous serez comme des dieux ».
Henri Charlier, à travers ses œuvres, par ses écrits ([^1]), a désespérément voulu prévenir les générations futures des catastrophes qui les attendent. Et il rejoint ainsi, dans une convergence lumineuse qui conforte nos âmes affaissées, les artistes authentiques, de quelque horizon qu'ils viennent, en ce point unique d'où nous venons et où nous allons.
Aujourd'hui, particulièrement, l'artiste ne peut que progresser sur une arête étroite, flanquée de deux abîmes d'artifices et d'incohérences, où le moindre faux pas le précipite. D'un côté, lorsqu'il cède à l'attrait des apparences, c'est le naturalisme, « l'abominable erreur » comme l'appelait Gauguin, issue de l'ambiguïté de la Renaissance, et de l'autre, lorsqu'il refuse de communier au réel, partant à la dérive d'une abstraction ignorante de la nature des choses, c'est l'informel de l'art dit abstrait, ou la figuration rudimentaire, image dévoyée de l'élémentaire.
C'est que l'art est par-dessus tout « une philosophie des formes et l'ennemi de toute nébulosité, car c'est la forme qui donne à toutes les choses créées leur signification... elle est le mouvement et le changement dans la permanence de l'être ».
Ainsi l'art a ses degrés comme toute connaissance, qui sont liés directement aux degrés d'une abstraction faite en profondeur. Et le plus élevé dans cette hiérarchie verticale, si chère à Simone Weil, celui qui tire l'humanité vers en haut, celui auquel les plus grands artistes n'ont pas craint de sacrifier leur vie, a pour finalité l'absolu de l'Être.
Nous en avons misérablement fait l'absolu de soi.
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« J'avoue mon incompétence sur toute autre chose que l'absolu », disait Mallarmé. Laissons-lui l'aveu de sa compétence, mais avouons avec lui, avec eux tous qui l'ont voulu, avec Henri Charlier, que l'art véritable n'est pas plus un jeu de l'esprit qu'une espèce de manière de jouir, il est une élévation -- ni imitation, ni psychologie, mais une transfiguration annonciatrice dès ici-bas des splendeurs auxquelles nous sommes appelés par la Miséricorde divine, dans la participation de l'Être.
Albert Gérard.
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### Les filières du progrès agricole
*Direction désert, famine obligée*
par Francis Sambrès
LES FILIÈRES, ce sont les moyens d'élaboration successifs de la production agricole.
-- Les fils d'Abel, le pasteur semi-nomade, et peut-être Abel lui-même et avant lui Adam, connaissaient les filières traditionnelles de l'élevage qui sont la sélection, le croisement, l'alimentation, les soins. La sélection, c'est le choix des meilleurs pour la reproduction étant entendu que les canons de la race sont variables, selon les terroirs et les besoins des hommes. Pour cela, la castration et la fécondation dirigée sont pratiquées depuis l'aube des temps.
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Déjà, le malin Jacob pratiquait ces manipulations pour obtenir des produits tachetés, rayés, mouchetés qui lui étaient attribués par Laban comme salaire. Selon que des ovins on voulait la laine, le lait, la viande ou la graisse, on faisait couvrir telle ou telle femelle par tel bélier ; on castrait les autres pour le gras et la douceur du caractère ; on castrait même des « moutonnes » dont la chair était réputée. Ailleurs, on castrait les bovins pour l'aptitude au travail, les porcelets, les truies de consommation, les coqs, ne gardant pour la reproduction que les spécimens les plus proches de l'idéal que l'on s'était fixé.
Par la sélection, on sut faire les chevaux pour la guerre et ceux pour le travail.
Par les croisements, on sut faire le mulet et le bardot ; on s'efforça, souvent en vain, d' « améliorer » les races par l'introduction de reproducteurs dont on attendait qu'ils ajoutent leurs qualités propres. S'il fallait, pour éviter les effets d'une trop grande consanguinité, on faisait saillir avec les reproducteurs des voisins, qu'on allait acheter. Chez les rois et les princes, les cadeaux échangés étaient toujours des étalons, des béliers et les plus beaux sujets reproducteurs du royaume. Encore, dans les années 50, la France offrait au Maroc un étalon reproducteur anglo-arabe : Bois de Rose ! On savait aussi l'importance de la nourriture, des condiments, de l'eau -- même chez les bêtes sobres. On savait garder un état sanitaire, on vivait dans la crainte des mystérieuses épizooties.
-- Les fils de Caïn, eux, cultivaient la terre. Ils ont su très vite -- et peut-être de leur père -- les difficultés à vaincre pour qu'une récolte vienne assurer la survie de tous. Il fallait compter avec tous les paramètres dont beaucoup sont hostiles. Le sol d'abord, qu'à force de travail on rendait horizontal, homogène, meuble, sans cailloux, riche d'humus, sain par la maîtrise de l'eau ; que l'on protégeait des forces d'érosion sans pouvoir cependant défier les « plaies » -- devenues catastrophes naturelles dans la langue d'aujourd'hui, même si l'homme et ses actions démentes y contribuent grandement -- ni les déchaînements des forces accidentelles -- et qu'on entretenait de mille façons culturales jusqu'à la récolte. A la saison, il faut semer la graine la meilleure qui soit -- choisie, triée ; veiller à sa germination, protéger les pousses fragiles des adventices et des parasites.
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Puis la récolter selon des rites précis, en mettant de côté d'abord la semence de la prochaine année, puis la consommation annuelle, enfin le reste en sécurité pour une longue conservation en prévision des années de vaches maigres. A cet égard, la liste de conservateurs naturels mise en œuvre est interminable. Tout le monde connaissait les silos enterrés, les jarres en terre, les bonbonnes de verre, mais aussi le soleil, le froid, la fumée, le sel, le vinaigre, le sable et la chaux, le miel et le sucre, l'huile et la graisse, le bois et le vent.
Certains terroirs, certaines contrées et les peuples qui y vécurent, pourvu que la sagesse des princes et la clémence des éléments aient pu y installer de longues périodes de paix, entrèrent dans la légende par la qualité des produits qu'ils offraient en abondance.
Certes, les pays de soif favorisaient la civilisation de l'arrosage et ceux de l'eau, celle des drainages, ici, ce fut le miel, là, les chevaux de plaisir, ailleurs, ceux de travail ou les bœufs, ou les blés, ou les jardins.
Il y eut certes des civilisations du vin, de la soie, du pastel, quand ces cultures industrielles connurent des essors vigoureux, mais partout étaient observées dans leur moindre détail les règles des filières de productions alimentaires traditionnelles qui étaient peu à peu spécifiquement perfectionnées et partout, tout se faisait sans argent mais avec du travail et sans jamais négliger l'essentiel équilibre de la survie qui passait par une production diversifiée, seule capable d'assurer, hors des périls du commerce, les risques des famines endémiques. On savait aussi ménager les sols par le repos des jachères -- intégrées dans une gestion culturale -- ce qui n'a rien à voir avec la mise en friche ou avec le gel des terres. En fait, les cultures industrielles n'assuraient que le superflu.
On comprend maintenant le champ d'application de la recherche en agriculture et la puissance terrifiante des méthodes « scientifiques » sur chacun des points de la production agricole dès lors qu'on a la certitude qu'une production augmentée sera une source de revenus supplémentaires permettant l'amortissement des frais engagés à tous les niveaux pour y parvenir. En effet, imaginons que des matériels parfaits mus par des forces décuplées assurent au sol des façons idéales, que des apports d'engrais surpuissants en augmentent la fertilité, que la semence, génétiquement manipulée, produise cent fois plus en nombre, en qualité et en taille des produits à croissance plus rapide,
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que l'état sanitaire soit préservé par des traitements sans défaut, que l'eau soit mesurée au goutte à goutte adéquat, qu'on soit à l'abri du gel et des vents et ce sera une croissance explosive des productions avec les corollaires que sont l'effondrement des marchés et la folie des stockages -- dont les rôles d'adéquation aux besoins de la consommation seront gigantesques et de plus en plus difficiles à maîtriser. Mais rien n'empêche les idéologues de penser que de nouveaux progrès permettront de résoudre ces difficultés -- qui leur paraissent mineures en regard de l'abondance définitivement retrouvée.
Ils ne peuvent s'empêcher de rêver au monde que serait le nôtre enfin délivré des contraintes de la faim, attablé sans travail aux agapes servies par une science conviviale où tout le genre humain serait invité à partager le pain et le vin de la paix, produits en abondance par une terre domptée.
On comprend aussi quel ferment explosif se prépare dans les esprits de ceux, de plus en plus nombreux, qui sont exclus -- déjà -- du banquet alors qu'on leur promettait d'y trouver le salut.
On a beau répéter des litanies apaisantes annonçant pour demain la fin des cauchemars, la révolte gronde partout et les constats pénibles que l'on commence à dresser encouragent plus les explosions aveugles que l'analyse qu'on ferait des causes du désastre.
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Pour comprendre ce qui va se passer, *il suffit de garder en mémoire les règles fondamentales* qui dominent l'occupation sédentaire du sol par l'homme depuis que le monde est monde et qu'Adam fut chassé du Paradis.
Elles sont simples, *la première* s'apparente à la loi de King : Toute récolte agricole est trop ou rien ; jamais assez. Or, tout excédent si faible qu'il soit entre l'offre et la demande engendre des fluctuations des cours du marché hors de proportion avec la distorsion réelle, du fait qu'il s'agit de denrées périssables ; et même si le stockage en atténue les effets, le prix que celui-ci coûte lorsqu'il n'est plus assuré par la cellule d'exploitation familiale elle-même, selon ses moyens et à ses risques et périls, en supprime tous les effets bénéfiques.
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*La seconde loi* est aussi simple : tout soutien d'État, toute aide d'État au produit, sous quelque forme que ce soit (prix garanti, subventions diverses, aides, primes), ne favorise que les propriétaires des riches terroirs où les coûts d'exploitation sont les plus faibles et les rendements les plus élevés ; aux pauvres gratteurs de cailloux qui arrachent une maigre récolte de terroirs difficiles, il ne reste que leur travail pour tenter une impossible concurrence.
*La troisième loi* est aussi facile à comprendre : la terre est un écosystème dont la gestion est confiée à l'homme en tant que cellule familiale complète qui a seule le pouvoir de le maintenir en vie ; l'homme a aussi le pouvoir de le détruire, lorsqu'il oublie que le soin amoureux de la Création est plus nécessaire à la production que la volonté d'en tirer profit.
Il faudra bien admettre un jour que toute découverte scientifique visant à améliorer le rendement d'un produit (filières génétiques, etc.) contribue à enrichir le riche et à condamner le plus pauvre à renoncer et à partir selon un processus fatal tel que tout pays (toute région, toute unité de production) qui s'installe dans la mono-production subit de telles dépendances économiques, de tels intérêts commerciaux, qu'il a toutes les chances d'y laisser la vie, surtout si sa conversion a été financée par le crédit et passe par la destruction des civilisations traditionnelles -- de leurs sages structures, de leurs prudences extrêmes. On vient ainsi de mettre au point une variété de riz deux fois plus riche en valeur alimentaire et trois ou quatre fois plus productive. Au regard des technocrates, relayés par les journalistes, c'est la solution pour nourrir les milliards supplémentaires de mangeurs de riz qui se préparent à venir partager avec nous la vie sur notre planète, une sorte de manne moderne. Dans l'état actuel de la riziculture, il faut savoir que la plus grande part de la récolte mondiale provient des minuscules parcelles soignées par d'innombrables paysans qui se nourrissent de cette récolte et tirent quelques sous de la vente (en plus du troc, du paiement en nature) des misérables surplus qu'ils économisent. L'irruption sur un marché aussi fragmentaire, aussi dispersé, de quantités subitement énormes seulement disponibles aux lieux de concentration -- forcément en surproduction -- entraînera une baisse des cours qui va ruiner des millions de petits exploitants dont les minimes mais pourtant nécessaires rentrées d'argent (pour les impôts ou les fermages) seront supprimées.
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De là, l'abandon des parcelles extrêmes, des terrasses inaccessibles du monde rural et la ruée de ces malheureux vers les bidonvilles des mégapoles affamées avec pour champ les tas d'ordures et pour ciel les fumées des usines. Bien sûr, comme toujours, pour financer ces désastres il faudra augmenter l'impôt que prélèvent les Marchands qui arbitrent à leur profit, par tous les moyens imaginables, hors de toute morale, les distorsions de plus en plus grandes entre l'offre et la demande ; augmenter l'impôt des Banquiers qui encouragent des investissements dont l'amortissement est calculé sur l'hypothèse puérile d'une production optimale et d'un prix garanti pour la chose mise sur le marché ; augmenter l'impôt de l'État qui prélève obligatoirement sur la collectivité les besoins que lui imposent les promesses qu'il fit de garantir les prix de production et les charges obligées des interventions régulatrices qu'il est contraint d'opérer, du fait du transfert des fonctions traditionnelles de l'agriculteur aux organismes collectifs de stockage, à la coopération, à la recherche, à la formation et aux instances communautaires qu'il a créés et qu'il finance.
Ces trois charges d'impôt ajoutées entraînent l'augmentation prohibitive du coût économique des productions. Qu'importe ! On financera la poursuite des recherches pour d'autres désastres plus graves encore. Il suffirait pourtant d'analyser les conséquences concrètes du développement accéléré des filières de production pour comprendre avec quelle prudence il convient de manipuler -- en agriculture tout au moins -- les moyens scientifiques et techniques mis au service d'une idéologie. On verrait avec quel entêtement les faits démentent les rêves qui ne prennent pas en compte la nature humaine (telle que définie par l'Église) et les réactions constantes de la nature naturelle aux interventions de qui la viole. Il y a toujours interaction entre le sculpteur, l'objet et la matière qu'il sculpte pour donner forme à l'œuvre. Interdépendance des causes comme le disait toujours Henri Charlier. Nulle part mieux que dans nos paysages ruraux survivent ces chefs-d'œuvre de civilisation chrétienne. Pour combien de temps ? Ils tombent chaque jour sous les coups des fabricants de désert.
Francis Sambrès.
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### La musique
*Un miroir du temps*
par Judith Cabaud
LA MUSIQUE a toujours accompagné l'homme tout au long de son histoire. Chez les peuplades primitives, les chants étaient considérés presque comme des dieux, exprimant la quintessence des joies et des peines de la destinée humaine, et formant un « pont » entre le ciel et la terre. Depuis les premiers cris chaotiques jusqu'à l'organisation subtile et raisonnée des harmonies et des rythmes, son élaboration se fit parallèlement à l'évolution de la civilisation, et cet art des sons est devenu comme un miroir où l'homme a pu contempler sa propre image.
Lorsque le sens du sacré\
était la source du beau
Pour les peuples anciens, l'ordre naturel du monde était associé à l'ordre divin. Le chant religieux émanait de la nature, et l'on pensait que la mélodie profane était inspirée d'en haut. Il n'était donc pas nécessaire de poser la question de savoir si la musique devait être un divertissement ou une élévation pour l'âme ; cela formait un tout.
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Chez les Grecs, la musique, institution d'État, faisait partie tout naturellement de l'éducation de la jeunesse, le mot même de musique étant synonyme d'équilibre et d'harmonie. Leur analyse est devenue la base de notre esthétique moderne. Car, dans la Grèce antique, un penseur, un philosophe était nécessairement concerné par la poésie, et la musique n'était autre qu'un prolongement de celle-ci.
Platon, comme Aristote, situèrent l'art logiquement comme un désir d'imitation de la nature. L'homme prend plaisir à reconnaître ce qu'il sait déjà et l'art véritable, où chacun perçoit la vérité d'une chose, réside dans l'universalité de cette vérité.
Cependant, pour le disciple de Socrate, cette généralisation, qu'il est indispensable de définir, prend sa source à l'extérieur dans le monde des idées et de l'Idéal ; tandis que les théories formulées par Aristote dans son *Art poétique* nous démontrent l'universel comme intrinsèque aux choses.
Il n'est pas inutile d'examiner d'un peu plus près cette divergence d'école, car nous y verrons se profiler les fondements des querelles esthétiques qui ont marqué toute l'histoire de l'art.
Considérant la musique à partir de son effet sur les hommes, et donc sur la société tout entière, Platon constata que les mélodies faisaient croître, parfois jusqu'au paroxysme, les émotions humaines, et que ces impressions devaient par conséquent être contrôlées par la raison plutôt qu'exaltées dans une passion débridée. Aristote, au contraire, défendit les mélodies « passionnées », non seulement comme un catharsis pour l'homme, mais comme un des éléments du bonheur terrestre. L'auteur de *l'Art poétique* nous assure que tout art est un processus par lequel une matière nouvelle est formée à partir du potentiel enfermé en quelque chose. Il peut donc y avoir une « vérité » de l'art, dont le critère n'est pas la vérité en général, mais spécifique à la pratique de chaque art.
Aristote décrivit l'influence des modes musicaux et il en tira des conclusions pour l'éducation morale du peuple : le mode *myxolydien,* réputé « pathétique », rend les hommes tristes, et graves ; d'autres, nous affirme le philosophe, « affaiblissent l'esprit comme les modes relâchés ; un autre encore produit un tempérament égal et modéré, effet particulier du *dorien *; le *phrygien* inspire l'enthousiasme \[...\]
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De même pour les rythmes les uns ont le caractère de repos, d'autres de mouvement ; et de ceux-ci encore, les uns sont vulgaires, les autres nobles \[...\] La musique a donc le pouvoir de former le caractère... »
Le comportement de l'homme dans cette société antique était donc réglé à la fois par son sens moral, religieux et esthétique. L'épanouissement de l'individu était à ce prix : l'art venait du divin et le sens du sacré était la source du beau.
La nostalgie de l'art « total »
L'histoire de la musique a hérité des courants philosophiques des Grecs. Si le Moyen Age était resté fidèle aux principes d'unité entre le profane et le sacré, c'est grâce à l'Église qui fut le dépositaire des canons esthétiques de l'Antiquité. Le chant grégorien, enrichi plus tard par la polyphonie, autant que les chansons populaires des troubadours, étaient toujours caractérisés par l'union intime entre les paroles et la musique.
Face aux découvertes nouvelles et au courant humaniste de la Renaissance, le culte de l'homme envahit l'art, séparant le profane du sacré ; il créa la notion de divertissement comme fin en soi et relativisa le culte du beau absolu.
La nostalgie de l'esthétique « totale » issue des Grecs, pour qui tout art véritable était une forme du sacré, préoccupait néanmoins les artistes : poètes et musiciens reprenaient sans cesse les sujets de la mythologie grecque et les modes à l'antique. Le classicisme du XVII^e^ siècle fit de même : le discours de Boileau sur la poésie reprenait l'idée philosophique d'Aristote : « Rien n'est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable. »
De son côté, la musique instrumentale commença à se développer et, grâce à des novateurs tels que Monteverdi, on assista aux débuts de l'opéra moderne. Ces tendances allèrent en se perfectionnant et en se compliquant jusqu'à atteindre, au XVIII^e^ siècle, l'élaboration monumentale de l'œuvre de Jean-Sébastien Bach. Mais l'art de la fugue et du contrepoint exprimaient un absolu : la musique devenue une fin en soi. Dans le domaine lyrique, l'oratorio sur des sujets non-religieux devenait opéra où seule la perfection musicale comptait. Les idées poétiques, les paroles du livret n'étaient plus que des prétextes au divertissement. La frivolité était le caractère dominant dans les opéras de Mozart et le *bel canto* italien : l'art lyrique avait abandonné toute référence au divin.
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Au siècle de l'*Encyclopédie,* Diderot s'en était fortement plaint : « Un sage était autrefois un philosophe, un poète, un musicien. Ces talents ont dégénéré en se séparant : la sphère de la philosophie s'est resserrée ; les idées ont manqué à la poésie ; la force et l'énergie aux chants ; et la sagesse, privée de ses organes, ne s'est plus fait entendre aux peuples avec le même charme. Voilà donc encore une carrière à remplir... » ([^2])
Au XVIII^e^ siècle, la musique aura suivi l'histoire des idées son éclatement, comme pour la religion et la politique, est à l'image de celui qui fut provoqué par la Révolution française.
Le développement de la musique « pure » atteignit son apogée avec la période pré-romantique. Haydn, Mozart et Beethoven nous firent toucher à la perfection de la forme musicale, parfois dépourvue de toute signification sacrée explicite, mais, chez les génies les plus accomplis, l'appel de l'universel les ramena, dans leur œuvre, consciemment ou non, au divin. Ainsi en est-il pour des œuvres comme le *Requiem* de Mozart ou les derniers quatuors de Beethoven.
Une carrière était encore à remplir, avait prédit Diderot. Pendant la deuxième moitié du XIX^e^ siècle, on relança le débat esthétique. Une remise en question des règles musicales de leurs prédécesseurs avait déjà été le mot d'ordre d'un Carl Maria von Weber et d'un Hector Berlioz, mais c'est avec les bouleversements politiques accompagnant la Révolution de 1848 et l'avènement de l'ère industrielle qu'une nouvelle conception de l'art se mit à prendre corps dans la musique. L' « œuvre d'art de l'avenir » fut inaugurée par les poèmes symphoniques de Franz Liszt, en ce qui concerne la musique instrumentale, et surtout par les drames lyriques de Richard Wagner. Celui-ci, s'inspirant des canons oubliés de l'art grec, a voulu redonner un sens sacré et un rôle spécifique à la musique dans la société, en particulier à l'art lyrique. Dans toute son œuvre en prose, et notamment dans *Opéra et Drame,* Wagner, comme les penseurs de l'Antiquité, montre la nécessité de revenir à l'imitation de la nature, car, dit-il, « l'œuvre d'art doit être conquise sur la vie ». De même, en choisissant parmi les mythes les sujets de ses opéras, il reprend l'idée d'Aristote pour qui l'histoire ne relate que le particulier, tandis que la légende exprime l'universel.
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De pair avec le formidable développement des sciences naturelles, la musique chez Wagner se mit à explorer les mécanismes du psychisme humain. Avant l'ère de la psychanalyse, le compositeur de la Tétralogie inventa le *leitmotiv,* car « l'expression musicale, écrit-il, doit s'étendre à tout le drame en accord intime avec l'intention poétique ». L'usage de ces thèmes conducteurs lui sert non seulement à exprimer ses idées, mais à suivre les méandres psychologiques de ses personnages. Désormais, la musique nous décrit, en plus, les *pensées intimes* ainsi que les *intentions* des hommes.
Cette fusion de la musique et de la poésie pratiquée un peu plus tard par les poètes symbolistes tels que Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, fut ainsi analysée dans les écrits théoriques de Wagner et abondamment illustrée dans son œuvre lyrique. Contre la conception de « l'art pour l'art » des musiciens du Parnasse, comme Brahms par exemple, Wagner opposait l'idée d'un art « total » par la fusion des genres. Dans sa *Lettre sur la musique* (1860), il écrivit enfin cette phrase aussi étonnante que prophétique, véritable mise en garde pour la musique du XX^e^ siècle :
« Chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, cette tendance le conduit finalement à sa limite, et cette limite, il ne saurait la franchir sans courir le risque de se perdre dans l'incompréhensible, le bizarre et l'absurde. » ([^3])
Wagner accordait également à l'art un rôle social capital en tant qu'éducateur des peuples. Il préconisait, pour la représentation de ses œuvres, toutes paraboles d'inspiration chrétienne, un festival scénique où le public assisterait dans un recueillement quasi-religieux à ses drames, afin d'en tirer des sujets de méditations.
Les « habits neufs » de la musique
Aujourd'hui, la société moderne issue du scientisme du XIX^e^ siècle, du relativisme philosophique de Kant et de Hegel, ainsi que du nihilisme matérialiste de Marx, reflète fidèlement dans l'art contemporain la « misère de l'homme sans Dieu ».
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La technicité actuelle a conduit l'homme à intellectualiser aussi son expression artistique, au mépris du sentiment et de la sensation. Les théoriciens de la musique sérielle ou concrète ont fait, en quelque sorte, un retour à Platon, cherchant comme celui-ci le monde de l' « Idéal », mais sans le trouver et sans la préoccupation de la nature, proscrivant la « mélodie passionnée » tant louée par Aristote pour son effet « purgatif » en vue du « bonheur humain ». La musique contemporaine évoque parfaitement le malaise de notre époque devenue « incompréhensible, bizarre et absurde ». L'homme charnel du sentiment et des sensations est relégué vers la seule monotonie du jazz ou rejeté aux enfers du rock. L'homme spirituel et intellectuel est condamné aux bruits incohérents et à l'extase du chaos.
Ce vide nous fait penser au célèbre conte d'Andersen : *Les Habits neufs de l'Empereur :* des tailleurs charlatans font croire à leur suzerain qu'ils ont tissé une étoffe exceptionnelle avec un fil tellement fin qu'il paraît invisible. Vêtu de ses « habits » neufs, l'empereur trop crédule défile devant ses sujets prosternés qui n'osent rien dire et encore moins lever les yeux. Seul un petit garçon sort de la foule pour s'écrier : « Le roi est nu ! »
Qui, devant l'art contemporain, miroir fidèle de son époque, lui aussi, devant certaines « créations » architecturales, sculpturales ou musicales, chèrement soutenues et encouragées par un État irresponsable, au détriment des artistes véritables, aura le courage de proclamer que « le roi est nu » ? Et s'il le fait, qui l'écoutera ?
La survie de l'art, comme celle de notre civilisation, est à ce prix : les artistes comme les penseurs et les philosophes devront redécouvrir les valeurs éternelles et défendre avec la dernière énergie la permanence des lois de la nature et de l'univers. Voilà plus d'une carrière à remplir !
Judith Cabaud.
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### O Século do nada (XII)
par Gustave Corçâo
Début de la seconde partie du livre II : *L'Espagne, Rome et la France.*
Chapitre 1 :
#### GENÈSE DU DRAME ESPAGNOL
C'EST DANS LES ANNÉES TRENTE, sans aucun doute, que notre XX^e^ siècle devait manifester, tantôt avec arrogance, tantôt avec cynisme, toutes les virtualités de folie et de désespoir dont il était porteur depuis le berceau dans ses chromosomes historiques.
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Il faut d'ailleurs remarquer le caractère oscillant et comme cyclothymique de ce siècle, au sein duquel les situations de dépression et les situations d'exaltation ne cessent de se suivre et de s'affronter. Par les premières, les hommes rejettent toutes les dimensions transcendantes pour se complaire dans une sorte d'immanentisme, un idéal de termite ou un destin d'atome ; par les secondes, au contraire, ils exaltent tous les titres de gloire disponibles dans un délire qui leur permet d'oublier la misère des temps. Les exemples les plus frappants de dépression historiques nous sont fournis par les socialistes qui, depuis la Révolution russe en 1917, ne cessent de renforcer leurs racines et leur espace vital ; le type opposé, en raison de sa nature propre, se différencie selon des goûts, des points d'honneur et des nuances de valeurs morales extrêmement diverses -- de la chevaleresque Phalange de José Antonio Primo de Rivera au théâtral fascisme italien, en passant par le comique « intégralisme » brésilien et le nazisme inspiré du Démon.
Dépression et exultation, deux formes d'une même désespérance, qui est le mal du siècle... Dépression et exaltation, deux folles tentatives pour réaliser, dans le monde et dans la chair, « l'exaltation » et « l'exinanition » qui ne se concrétisent en parfaite conjonction que sur la Croix de Notre-Seigneur... Et les deux états, tantôt alternés, tantôt confrontés, finissent parfois par s'entrecouper. Nous voyons alors les immanentistes, ceux qui aspirent à la terre, brusquement habités d'une bouffée de violence qui semblait l'apanage exclusif de l'autre hémicycle de notre déraison. Et nous voyons les exaltés, les adeptes de l'héroïsme et de la joie de vivre à tout prix, qui courbent brusquement la tête, et se laissent conduire au suicide comme une fatalité. Je songe avec une douloureuse sympathie à un Drieu La Rochelle, un Brasillach, un José Antonio, et trouve tout bonnement comique la dénomination commune de « *fascistes* » imposée par le discours de gauche aux hommes les plus différents du monde, qui n'avaient en commun que l'exaltation.
Pour ces raisons et quelques autres, la décade des années trente abrite la plus grande densité d'équivoques de tous les temps. Le jeu *gauche-droite,* accéléré, y remplira le monde de fausse monnaie.
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Autre évidence de cette époque, qui passe généralement inaperçue : sa double guerre civile. Tout le monde sait que les incroyables abus commis par les communistes et les anarchistes espagnols depuis 1931 ont provoqué une guerre civile extrêmement violente au-delà des Pyrénées entre 1936 et 1939, avec d'énormes épanchements de sang. Mais peu de gens savent qu'à la même époque une autre guerre civile devait éclater en France, provoquée par les mêmes agents qu'on appelait de « gauche ». Il existe pourtant entre la guerre civile espagnole et la guerre civile française un certain nombre de contrastes qui méritent d'être soulignés. La première fut stridente et spectaculaire ; la seconde, invisible à l'œil nu. La première détruisit des églises, incendia des villes, fit des héros et des martyrs ; la seconde détruisit des valeurs spirituelles, fit des traîtres et des apostats qui livrèrent la France aux pires ennemis de l'Église. Et au lieu de sang c'est un torrent d'encre qui devait couler, pour ne rien dire de cette autre substance historique dont parlait Bernanos.
Le *Frente Popular* en Espagne fut finalement vaincu ; le *Front Populaire* ravagea la France, la désarma, la vainquit, pour la préparer enfin à l'humiliation de 1940 et à la honte de 1945. Le mouvement espagnol s'appelait *alzamiento* (soulèvement) ; l'invisible corrosion française mériterait plutôt le nom d'*abaissement,* ou quelque chose d'équivalent en direction du bas... Dans les années trente commence en effet ce grand effondrement français qui représente -- sans contestation possible -- le facteur principal de la crise spirituelle du monde catholique d'aujourd'hui. Le plus beau et le plus glorieux des royaumes catholiques est devenu « comme un vieux lion rongé par la vermine ». Mais c'est encore dans la France catholique que surgissent aujourd'hui les plus vigoureux signes de résistance, de cette vraie *Résistance* où nous devons tous nous engager pour défendre ce qui reste de chrétien dans notre civilisation. Je n'arriverai jamais à concevoir un monde sans la France, « *la France des Bourbons, de Mesdames Marie, Jeanne d'Arc et Thérèse, et Monsieur saint Michel* ».
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Mai 1931 : Quadragesimo Anno
L'encyclique *Quadragesimo Anno* est publiée à Rome le 15 mai 1931 par le pape Pie XI, pour célébrer le quarantième anniversaire de *Rerum Novarum* de Léon XIII. Elle réitère et rénove les enseignements antérieurs du Magistère, et nous laisse d'inoubliables mises en garde sur la condition des ouvriers dans trop d'industries modernes : « *Tandis que la matière brute et inerte sort anoblie des usines, les hommes en sortent dégradés.* » Pie XI fait retentir sur l'univers mécanisé du XX^e^ siècle, technicisé, coupé de Dieu, le cri de l'antique lamentation de l'Église du Christ sur le sort des pauvres et des affligés.
*Quadragesimo Anno,* c'est le vrai catholicisme social, celui qui ne connaît ni droite ni gauche, qui n'accepte pas le déchirement de l'homme, et ne peut davantage admettre que le mécanisme essentiel de l'Histoire soit l'inimitié. On chercherait en vain chez Pie XI, chez ses prédécesseurs et chez ses successeurs, le moindre texte qui critique ou condamne le système économique fondé sur la libre entreprise et la propriété. Ce que l'Église condamne, avec véhémence, c'est le mauvais usage qu'une civilisation fondée sur l'égoïsme vient faire de structures et de normes bonnes en elles-mêmes, et même exigées par la loi naturelle. Ce qu'elle enseigne, qu'elle a toujours enseigné et qu'elle continuera d'enseigner avec une infatigable patience, ce sont les vertus *morales* et *théologales,* élévatrices et sanctificatrices, sans lesquelles tout effort pour améliorer la justice sociale serait balayé. L'utopie d'une « Supersociété » composée de simples numéros sera toujours rejetée par la religion catholique.
Pour la confusion (ou la conversion) des « catholiques sociaux » d'obédience socialiste, *Quadragesimo Anno* défend vigoureusement la propriété privée ; elle donne même à la libre entreprise une caution solennelle avec l'énoncé de ce qu'il est convenu d'appeler le « *principe de subsidiarité* » depuis les confirmations de Pie XII et de Jean XXIII.
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Peu de principes, en cette matière, auront été introduits et développés avec une telle insistance dans l'enseignement des papes -- voyez plutôt :
« IL N'EN RESTE PAS MOINS INDISCUTABLE QU'ON NE SAURAIT NI CHANGER NI ÉBRANLER CE PRINCIPE SI GRAVE DE PHILOSOPHIE SOCIALE : de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. » ([^4])
Ce texte, condamnant la socialisation étatique croissante et le totalitarisme économique qui conduit au totalitarisme absolu, montre la relation profonde établie par l'enseignement de l'Église entre *justice sociale* et *ordre social :* il défait par là-même la phraséologie attribuée à Gœthe et exploitée dans le jeu « gauche-droite », qui cherche sans cesse à désarticuler, rompre et opposer deux biens complémentaires de l'homme et de la société.
Et qu'on ne vienne pas nous dire que l'Église défend cet « ordre social » par complicité ou compromission avec les « classes furieusement attachées à leurs privilèges » (Maritain).
L'Église n'a jamais défendu les abus et les faux équilibres qui revendiquent l'appellation « d'ordre ».
Dans *Quadragesimo Anno,* le développement le plus important est précisément consacré à la dénonciation des injustices qui blessent « l'ordre social » et donc affligent les pauvres. Mais dans : ces mêmes passages, le pape prend le contre-pied de ce que font aujourd'hui les esprits dévoyés qui tentent de marxiser la doctrine sociale de l'Église : il nous met en garde contre le pire des maux, encore plus injuste et nuisible pour les pauvres ;
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il dénonce le remède grossièrement mensonger, le venin du socialisme et du communisme marxiste... Sur le socialisme, quelle que soit la façon dont celui-ci se présente, *Quadragesimo Anno* ferme toutes les portes :
« Qu'on le considère soit comme doctrine, soit comme fait historique, soit comme « action », le socialisme, s'il demeure vraiment socialisme même après avoir concédé à la vérité et à la justice ce que Nous venons de dire, ne peut pas se concilier avec les principes de l'Église catholique, car sa conception de la société est on ne peut plus contraire à la vérité chrétienne. » (§ 46)
Sur la forme la plus virulente du socialisme, le communisme marxiste, voici ce qu'écrit Pie XI dans *Quadragesimo Anno :*
« Le communisme a dans son enseignement et dans son action, un double objectif qu'il poursuit non pas en secret et par des voies détournées, mais ouvertement, au grand jour et par tous les moyens, même les plus violents : une lutte des classes implacable et la disparition complète de la propriété privée. A la poursuite de ce but, il n'est rien qu'il n'ose, rien qu'il respecte ; là où il a pris le pouvoir, il se montre sauvage et inhumain à un degré qu'on a peine à croire et qui tient du prodige, comme en témoignent les épouvantables massacres et les ruines qu'il a accumulés dans d'immenses pays de l'Europe orientale et de l'Asie. » (§ 43)
Et c'est cette entité inhumaine, incroyable, monstrueuse, dans ses *moyens* et surtout dans ses *fins,* c'est cette entité ignoble si souvent dénoncée par Pie XI qui, au cours de cette décade d'équivoques et de désastres, commence à s'infiltrer dans les milieux catholiques français pour les pervertir, et engendrer plus tard cette CHOSE que nous avons aujourd'hui sous les yeux : cette chose qui commençait alors à se jeter sur l'Espagne, et à y déchaîner la plus cruelle persécution religieuse de l'histoire de l'Église. D'où l'étonnement et le malaise que nous éprouvons de ne pas voir mentionner une seule fois, dans *Le Paysan de la Garonne,* le mot de « communisme »...
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Avril 1931 : la République espagnole
La République s'installa en Espagne le 12 avril 1931, après la chute du général-dictateur Berenguer, successeur de Primo de Rivera, et le départ en exil d'Alphonse XIII : installation plus tranquille et pacifique encore que la nôtre en 1889, dont Machado de Assis apprit la nouvelle en prenant le café Rua do Ouvidor...
L'Espagne semblait se réveiller de son vieux rêve de gloires magnifiques sur une actualité optimiste et dans un siècle de progrès ; elle semblait prête à se mettre au goût du jour dans la confiance et la tranquillité. Il y eut même un *Te Deum,* un feu d'artifice et de la musique pour célébrer la naissance de la jeune République, qui s'attira aussitôt le sobriquet populaire de *Nina Bonita,* « la belle enfant ».
Cette année-là cependant, en survolant les terres d'Espagne pour ausculter avec un sixième sens les palpitations profondes de l'âme espagnole, on aurait su tout de suite que sous ce calme plat et ce vernis d'optimisme couvait une épouvantable tempête de feu et de sang.
Qu'était l'Espagne en 1931 ? Un pays plus grand que la France, mais aussi un pays à moitié oublié des autres et -- qui sait ? -- de lui-même ; un pays un peu en marge, presque décapité de l'orgueilleuse Europe. Pourtant dans ses entrailles, dans les profondeurs de son âme, gronde la nostalgie des grandeurs perdues, le souvenir du siècle d'or et de conquêtes, et de nouveaux rêves d'exaltation : de telles songeries ne s'inséraient guère, en 1931, dans la substance de cette République qu'on aurait pu comparer à un énorme appareil électroménager acheté aux Américains !
L'Espagne espagnole, celle qui par la voix de Miguel de Unamuno dédaignait les progrès techniques -- « *Ellos que inventan, ellos que inventan...* », -- où son sang s'était-il concentré ?
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Qui donc, sinon l'Espagne, avait donné au monde un autre monde, un Nouveau Monde qui restait inclus en ce monde, gloire terrestre par anticipation de la gloire des cieux ? Qui avait doublé l'espace géographique de la civilisation ? le sol de la Chrétienté ? Qui, plus que l'Espagne, avait donné des fils courageux et des filles ardentes, des saints et des saintes plus inconditionnellement saints et saintes que les siens ? Et d'où sont sortis les deux Ordres glorieux, l'un pour christianiser le Moyen-Age au début de sa décadence, l'autre pour répondre aux temps modernes dès le premier sursaut de leur formidable orgueil ?
L'Espagne a donné Dominique de Guzman, le grand ascète qui se flagellait la nuit, rugissant de douleur et d'amour, pour les pécheurs impénitents ; et dans cet Ordre des Prêcheurs est né le plus grand « docteur du suprême savoir diurne et communicable », Thomas d'Aquin, italien, espagnol et français, gloire de la latinité, phare de l'Église. De cette même Espagne est parti, pour le vaste monde ancien et nouveau, Ignace de Loyola, soldat du Christ mobilisé pour affronter les contestataires qui s'attifaient des oripeaux de la Renaissance, mais se sustentaient avec le lait du Moyen-Age. Et d'où nous vient cet autre « demi-frère » selon la comptabilité spirituelle et réformiste de sainte Thérèse d'Avila, qui à son tour comblera l'Église du « suprême savoir nocturne et incommunicable » des ascensions mystiques, saint Jean de la Croix ? D'où nous vient la force de propulsion qui lança par-dessus les mers soumises et par-dessus la Cordillère des Andes cette semence dominicaine, celle qui devait germer et croître pour nous donner une rose, Rose de Lima, odorante patronne de notre pauvre Amérique latine ?
Qui, comme l'Espagne, a résisté sept siècles aux pressions de l'Islam, défendant pied à pied le sol de la Chrétienté, pour nous léguer en outre dans cette longue guerre la fleur pacque du plus gracieux mariage de cultures qu'on puisse imaginer -- oui, *quien, como España ?*
Peut-on imaginer, sensément, une Espagne sensée selon les modules du bon sens de l'année 1931 ? Peut-on imaginer l'Espagne sans extases, sans rêves de grandeur, sans idéal, sans roi et sans foi ? Et nous n'avons encore rien dit des artistes, des musées, de la culture...
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Dans son apologie des États-Unis, un Grand d'Espagne, Julian Marias, consacrait un chapitre entier au problème du livre américain : il signalait cette particularité de la culture américaine, socialisée, de faire surgir d'admirables bibliothèques publiques qui tuent les bibliothèques particulières sans lesquelles un Espagnol et un Français ne sauraient survivre, et qui rendent si difficile (commercialement) l'entreprise d'édition. Juan Marias décrit sa propre maison, envahie de toutes parts : « Hay libros, libros, libros... » Mais c'est pour cette raison, précisément, que le volume d'éditions est plus important en Espagne qu'aux États-Unis -- qu'on le veuille ou non !
L'historien Hugh Thomas ([^5]), décrivant la situation de l'Église espagnole en 1931, conclut en termes de sociométrie religieuse que le catholicisme de la péninsule ibérique présente des signes de décadence. Selon les statistiques du dominicain Francisco Peirô, 5 % seulement de la population de Castela Nova fait ses Pâques régulièrement. Dans certains villages d'Andalousie, la fréquentation masculine des églises tombe à 1 %. Pour cette raison, dit Hugh Thomas, le Président Azaña a cru pouvoir déclarer en 1932 que « *l'Espagne avait cessé d'être catholique* », plus comme qui constate un fait de société que comme qui décrète une interdiction. Mais l'historien anglais reconnaît par ailleurs qu'Azaña avait une certaine propension aux grosses bourdes historiques, comme celle qui lui fit promettre « d'écraser la caste militaire » !
Plus malheureuse encore, au jugement de notre Britannique, toute la pastorale développée à l'époque par le cardinal Segura, archevêque de Tolède, primat d'Espagne : « *Le premier coup de feu qui résonnera jusqu'à la Guerre Civile fut la lettre pastorale, grave et violente, publiée au mois de mai 1931 par le cardinal Segura. Ce prélat hautain et personnel associait son intelligence à un intense fanatisme.* » ([^6])
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Je comprends qu'un érudit anglais, dans son bureau confortable, ressente l'aspérité et la rigueur de la lettre du cardinal Segura ; mais on ne peut comprendre ni admettre qu'il donne au sentiment du cardinal la qualification de fanatisme. Il me semble aussi qu'il vaudrait mieux dire « première alarme » plutôt que « premier coup de feu ». La vérité oblige pourtant à préciser que Rome aussi s'est inquiétée de la véhémence du cardinal Segura. -- Voici, en effet, comment se terminait la fameuse lettre du primat d'Espagne :
« Si nous restons tranquilles et négligents, si nous permettons que l'apathie et la timidité s'emparent de nos personnes, si nous laissons les portes ouvertes à ceux qui cherchent à détruire notre religion, ou si nous attendons que le triomphe de nos convictions soit assuré par la bénévolence de l'ennemi, alors nous n'aurons plus le droit de nous lamenter lorsque l'amère réalité nous fera clairement comprendre que nous avons eu la victoire à portée de mains, mais que nous n'avons pas su combattre comme des guerriers intrépides préparés à mourir glorieusement. » ([^7])
Devrons-nous dire que le cardinal Segura a manqué de prudence, d'exhorter presque ouvertement les fidèles à prendre l'initiative dans cette guerre qu'il pressentait inévitable ? Il n'est guère facile de faire machine arrière, jusqu'en 1931, pour mesurer le degré de prudence des initiatives qu'on y prenait. Cinq ans plus tard, quand c'est la patience des militaires et des traditionalistes espagnols qui a tout lieu de nous étonner, on trouve encore beaucoup de monde pour accuser l'Armée et la Phalange de réaction injuste. C'est pourquoi nous nous étonnons que le Saint-Siège lui-même ait trouvé excessive l'exhortation du cardinal Segura, et se soit mis en tête de le remplacer par le cardinal Goma.
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Acteurs du drame espagnol
Pour comprendre la succession des événements dont la gravité fut aussitôt perceptible, après l'optimiste équivoque du 15 avril 1931, il convient de se faire une idée au moins générale du tableau des divers courants historiques qui convergent à cette époque sur la péninsule ibérique, comme si toutes les erreurs du siècle s'y étaient donné rendez-vous pour un sinistre et mortel règlement de comptes.
Comme entrée en matière, rappelons la scène qui s'est déroulée dans la rue Alcala, à Madrid, le 10 mai 1931, peu de jours après la publication de la lettre pastorale du cardinal Segura. Un groupe de jeunes gens, militaires et monarchistes, avait décidé de fonder le « Club Indépendant Monarchiste ». Comme ils ne cachaient rien de leurs convictions, un électrophone jouait la Marche Royale, de sorte que toute la rue Alcala puisse en profiter. Soudain, un taxi qui transportait deux monarchistes s'immobilisa au milieu de la circulation. Les monarchistes criaient : -- *Vive le Roi !* Et le chauffeur : *Vive la République !* Dans la mêlée qui s'ensuivit, le chauffeur s'écroula, victime d'un arrêt cardiaque. Le bruit courut aussitôt dans la foule que les monarchistes l'avaient assassiné (de leurs cris ?). Le « Peuple » se précipita donc à grand bruit vers la rédaction du journal monarchiste ABC, dans l'intention d'y mettre le feu. La Guardia Civil dispersa la foule. Mais le lendemain matin l'église des Jésuites, rue de la Flor, au centre de Madrid, fut dévastée et incendiée. Sur un pan de mur calciné, en grandes lettres de chaux, on lisait cet avertissement : « *Justice du Peuple contre les voleurs* ». Le jour même, plusieurs autres églises et monastères furent incendiés dans la capitale. En moins d'une semaine, le feu se répandit dans toute l'Andalousie, de Cadiz à Malaga. Un vent de panique soufflait sur la vieille Espagne ([^8]).
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Le nouveau ministre de la Guerre, Azaña, qui ne pouvait laisser passer une si belle occasion historique de « gaffer », déclara préférer voir toutes les églises d'Espagne en feu au spectacle insupportable d'une seule tête républicaine légèrement cabossée !
On nous fera remarquer que, dans cet épisode, les monarchistes et les jeunes officiers portaient la responsabilité du tumulte. Admettons. Mais il nous faut signaler ici une disproportion et une asymétrie, qui seront systématiquement escamotées par les « intellectuels » de gauche, futurs signataires de manifestes contre l'*alzamiento* et le bombardement de Guernica.
Les monarchistes effectivement provoquèrent par leur enthousiasme le désordre du 10 mai. On comprendrait la réaction des anarchistes si ce tumulte les avait fait en venir aux mains avec leurs adversaires, et qu'ils les avaient tués. Il y aurait eu lutte, duel, mort de part et d'autre, c'est-à-dire que nous ne serions pas sortis du large faisceau de la normalité : il est normal en effet que les hommes se battent pour leurs idéaux, et la plus ou moins grande violence des luttes ne vient pas contredire cette normalité. Ce qui renverse toutes les barrières de l'admissible, c'est la riposte oblique, celle qui ne vise pas l'adversaire en lui rendant coup pour coup, mais blesse des innocents. Le terrible spectacle du massacre des prêtres et du viol des religieuses n'est pas encore commencé, mais cet échantillon montre bien que le martyre des choses -- « *el martirio de las cosas* », -- selon la formule d'Antonio Montero, est déjà entamé sur tout le territoire. Dès 1937, une lettre collective de l'épiscopat espagnol mentionnera la destruction de 20.000 églises, rien de moins ! Tout cela nous indique que l'instinct des jeunes militaires et monarchistes, conspirant pour libérer l'Espagne de si cruels ennemis de la foi, que cet instinct ne se trompait pas. Et je ne vise pas ici, bien sûr, les républicains : je trouve parfaitement admissible l'idéal monarchiste, mais on sait que je trouve plus admissible encore l'idéal républicain, si souvent mis en pratique par l'humanité sans l'ombre d'une relation de dépendance avec les méfaits de l'anarchisme.
Ce furent les anarchistes qui, en mai 1931, incendièrent l'église des Jésuites ; et ce fut le libéralisme athée, maçonnique et « *progressiste* » qui s'exprima par la bouche de Manuel Azaña.
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Le lecteur remarquera que les communistes n'ont pas eu besoin encore d'entrer en scène, dans ce premier accès de persécution religieuse. L'Espagne de cette époque abrite en effet près d'un million d'anarchistes, hommes et femmes de tous âges liés à la CNT (*Confederacion Nacional del Trabajo*)* ;* et les militants, ceux qui prirent l'initiative des incendies d'églises et de couvents, des assassinats, des viols, assortis de cruautés totalement inédites, appartenaient à une société secrète destinée à maintenir l'idéal anarchiste « dans toute sa pureté ». Hugh Thomas évalue aux environs de 30.000 ces professionnels du désordre, héritiers des premiers émissaires de Bakounine dépêchés en Espagne dès 1868 ([^9]). En 1971, après la rupture entre Marx et Bakounine, l'Espagne était le seul pays d'Europe où le socialisme restait fidèle au pur anarchisme de Bakounine. Victimes de leur étrange métissage entre un révolutionarisme radical et absolu qui voulait tout reprendre à zéro et un progressisme qui lui venait des « sociétés de pensée » de l'illuminisme, les anarchistes espagnols pensaient pouvoir inaugurer rapidement le paradis terrestre. Pour ce faire -- remarque Hugh Thomas --, il leur paraissait suffisant de brandir un revolver à la main droite et, pour la gauche, une encyclopédie...
Aux temps de la monarchie, ils aimaient répéter qu'il n'y aurait ni paix ni justice pour les peuples avant que le dernier monarque n'ait été pendu sur la place publique avec les tripes du dernier religieux. Ce programme ingénu pourra faire sourire quelques-uns d'entre vous, mais je vous recommande d'y aller avec modération, car les pires croisements de bêtise et de perversité réussissent à se vêtir d'une étonnante ingénuité.
L'autre courant que nous trouvons déjà en acte dans l'épisode de mai 1931 est celui des monarchistes, traditionalistes et anti-républicains de toutes tendances. Leur lyrisme et leur turbulence y détachaient les *carlistes* qui, aux dires de l'historien anglais, imaginaient sauver l'Espagne avec un revolver dans une main et dans l'autre le Missel de saint Pie V.
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Ils combattaient « *por Dios, la Patria, et Rey* ». Ces carlistes s'unirent avec les monarchistes orthodoxes des autres tendances sous le sigle TYRE : *Tradicionalistas y Renovacion Española.*
Ajoutons maintenant à ces groupes une armée qui comptait près de 20.000 officiers, dont 219 généraux, pour un contingent assez misérable de moins de 200.000 hommes. Cette force, depuis les guerres napoléoniennes, se consacrait davantage à la sécurité intérieure qu'à la défense opérationnelle du territoire espagnol. L'orientation politique du plus grand nombre était clairement anti-républicaine. Officiellement, la majorité des forces armées avait accepté le nouveau régime en 1931 et lui avait prêté serment. Mais les conspirations bouillonnaient ferme, au sein des popotes, et elles avaient déjà formulé ce triple objectif : 1°) constituer le plus légalement du monde un nouveau parti monarchiste sous l'appellation volontairement équivoque de *Renovacion Española ;* 2°) lancer une revue, *Accion Española,* sous la direction d'un ancien anarchiste de la génération de 1898, Ramiro Maezta, dont le programme serait de militer publiquement en faveur d'une insurrection générale contre la République ; 3°) fonder une organisation chargée de créer un climat révolutionnaire dans l'armée, la *Union Militar Española.*
Autour, et comme en toile de fond de ces divers courants, s'étendait la masse des gens plus neutres que polarisés, la masse du peuple qui cherche à vivre son quotidien dans la tranquillité et qui se laisse conduire par le libéralisme ambiant, mais peut virer d'un jour à l'autre sur telle ou telle orientation, en fonction des vents.
Au fil des premiers mois de la République surgirent d'autres courants, plus ou moins éphémères, et plus ou moins agissants. L'Espagne, dans cette dangereuse disponibilité républicaine et libérale, s'était transformée en caisse de résonance des bruits et des clameurs du siècle. C'est ainsi que, dès 1931, c'est-à-dire avant l'ascension d'Hitler, une sorte de nazisme y trouvait déjà son écho.
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Comme je l'ai dit, un vent d'exaltation, d'exultation, soufflait alors sur le monde ; un vent qui devait produire en Espagne un grand nombre d'effets. Le premier se cristallisa sur la petite et turbulente équipe de la revue *La Conquista del Estado,* dirigée par Ramiro Ledesma Ramos. Mais le fondement de l'exaltation espagnole, au rebours de ce que fit Hitler, ne résidait ni dans le sang ni dans la race au sens charnel : il résidait dans la race culturelle, la race spirituelle de l'Espagne traditionnelle et catholique.
José Antonio Primo de Rivera
Absolument remarquable, sur ce cadran des exaltés et exultants des années trente qu'on eut tort de regrouper sous la dénomination générique de « fascistes », fut le mouvement fondé en 1933 par José Antonio Primo de Rivera. Notons au passage que le fondateur lui-même a contribué à l'injustice et à l'équivoque dans de bonnes proportions : il intitulait son journal *El fascio,* et ne se déroba jamais à la qualification de « fasciste », tare infamante du XX^e^ siècle depuis la victoire du Front Populaire en France et la défaite de l'axe Rome-Berlin.
En vérité, cependant, comme forme prise par l'exaltation de l'époque, la Phalange de José Antonio présentait des caractères génétiques distincts du « fascisme » de Mussolini et du « nazisme » d'Hitler. Les deux extrémités de l'axe Rome-Berlin portaient les marques ataviques du socialisme : elles constituaient des formes actualisées et comme virevoltées du même instinct tellurique fondamental. La Phalange, qui parvint presque à donner corps et nom de baptême au mouvement de récupération nationale, mettait au-dessus de tout la cause d'une revalorisation des dimensions profondes de l'homme, et réaffirmait la transcendance de sa vocation : idéal rendu possible, et d'abord perceptible, par la splendide figure de José Antonio qui lance le nouveau mouvement... C'était le 29 octobre 1933, au *Teatro de la Comédia* de Madrid, en compagnie de l'aviateur Ruiz de Alda ; José Antonio attaquait Rousseau, le libéralisme moderne et le suffrage universel qui avait conduit l'Europe au dogme démocratique -- « *le plus ruineux système de gaspillage d'énergies* ». A la stupéfaction de tous les conservateurs présents, José Antonio précisa :
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« L'État libéral nous apporte la servitude économique, qui lance aux ouvriers ce tragique sarcasme : -- Vous êtes libres de travailler ou de ne pas travailler ; personne ne peut vous contraindre d'accepter telle ou telle condition de travail ; mais *comme c'est nous les riches,* nous vous offrons les conditions qui nous plaisent : conditions que vous autres, libres citoyens, pouvez rejeter si elles ne vous plaisent pas ; et *comme c'est vous les pauvres,* si vous n'acceptez pas les conditions que nous avons fixées, il ne vous reste plus qu'à mourir de faim avec une grande dignité. » ([^10])
Contre cet état de choses, que vaut la solution socialiste ? Rien, répond le fondateur de la Phalange, parce que le socialisme est matérialiste, et que le matérialisme n'a jamais rien résolu ni même seulement expliqué. José Antonio veut rendre la patrie au peuple, l'Espagne aux Espagnols, comme bien commun à tous plutôt que comme propriété d'une classe, et comme esprit religieux de toute une nation. Il ajoute, superbement :
« Si pour atteindre nos objectifs il faut recourir à la violence, nous n'hésiterons pas. Quand on offense la Justice et la Patrie, la seule dialectique admissible est celle des poings et des pistolets... Notre place, notre poste est à l'air libre, sous la nuit claire, l'arme à l'épaule et les étoiles au-dessus de nous dans le ciel. Que les autres continuent leurs festins ! Nous autres, dans la tension fébrile et sûre de la garde, nous sentons poindre au fond de notre allégresse le pressentiment de l'aurore. » (**10**)
Le 17 novembre 1934, José Antonio prononcera encore ces paroles historiques : « *En cette heure solennelle, il m'est facile hélas de faire cette prophétie : le prochain combat, qui sera beaucoup plus dramatique que les luttes électorales, ne se fera pas entre ces valeurs caduques qui s'appellent gauche et droite.*
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*Il se fera entre un fond asiatique, turbulent, annonciateur de la révolution soviétique en sa tradition espagnole, et le front national de cette génération qui s'est mise en formation de combat.* »
Trois ans après, le même jour, un 17 novembre, José Antonio attend sa mort dans la prison d'Alicante, aux mains de l'ennemi. Il demande à parler au juge Federico Enjuto, pour lui dire ces paroles admirablement espagnoles :
« Vous pensez peut-être que je vous ai demandé parce que j'avais peur de mourir. Ce n'est pas la question. Je ne crains pas la mort. J'ai trente-trois ans. Le meilleur de ma vie et de mon œuvre, votre condamnation vient de m'y faire entrer. En ce moment de l'Espagne, il faut vivre passionnément. Mais les fusils ne me font pas peur. Et vous pouvez me tuer quand il vous plaira. Je ne vous demande qu'une faveur : après mon exécution, faites bien laver le sol dans le coin de la cour où je serai tombé ; je ne voudrais pas que mon frère Miguel, qui se trouve détenu comme moi dans cette prison et risque de se promener encore quelques jours en cet endroit, ait la tristesse de marcher sur mon sang. »
Voilà comme était la Phalange, et José Antonio !
Ajoutons pour finir, aux divers mouvements déjà mentionnés, la *Confederacion Española de Derechos Autonomos* (CEDA) fondée par Gil Robles et portée au pouvoir par les élections de 1933. Notre historien Hugh Thomas, sur ce chapitre, explique la victoire de Gil Robles par le vote des femmes « *qui suivaient les instructions de leurs confesseurs* » ([^11]). Si je m'écoutais, j'enverrais à ce monsieur-l'historien-qui-se-croit-objectif cette parole radicale de sainte Thérèse d'Avila à son propre confesseur : -- *Voyez là si nous autres les femmes* (et surtout espagnoles) *sommes faciles à comprendre !*
Pauvre Espagne ! De tous côtés on déforme ta figure et on caricature ta noblesse, à vouloir t'expliquer par la « médiocrité » d'un clergé qui produira tant de martyrs, et par la « décadence » ou la « servilité » d'un peuple qui fournira tant de héros...
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Un peuple de desesperados
Dans cette ébauche mal dégrossie, où nous avons voulu montrer la disparité périlleuse, l'antagonisme mortel des divers courants, on n'a encore rien dit des « séparatismes » qui affligent l'Espagne et semblent la condamner à un éclatement de mini-républiques indépendantes. Robert Brasillach faisait remarquer qu'il est impossible de comprendre quoi que ce soit au visage de la guerre civile à Barcelone « si l'on ne connaît pas l'importance qu'a toujours eue en Espagne le peuple catalan » ; ajoutons qu'il est impossible de comprendre l'impact des paradoxes et contradictions de la guerre civile espagnole sur les milieux « intellectuels » du monde entier, spécialement en France, si l'on ne sait rien de la douloureuse singularité du peuple basque, et de la façon dont ses ressortissants souffrirent de tous côtés.
Les Basques forment un peuple étrange : ils n'appartiennent pas à la même ethnie que les autres Espagnols ; ils ont leur langue propre, l'*euskaro,* qui n'appartient pas non plus à la même famille issue du tronc indo-européen, et ne ressemble à aucun autre idiome connu, sinon peut-être celui de quelques groupes ethniques en Hongrie. Les 600.000 Basques espagnols occupent les provinces de Navarra, Alava, Vizcaya et Guipuzcoa, situées à l'extrémité occidentale des Pyrénées. Depuis des temps immémoriaux, ces Basques se caractérisent par leur religiosité et leur sentiment d'indépendance économique et politique. Au Moyen Age, durant des siècles, la coutume s'est maintenue de réunir tous les hommes basques de plus de vingt et un ans autour d'un chêne dans la cité de Guernica. En notre siècle, et plus spécialement à l'époque de la proclamation de la République, l'isolationnisme et la tendance séparatiste des Basques traduisent sans doute davantage une fiction nostalgique qu'une force agissante : les courants nationalistes étaient plus forts dans les provinces de Vizcaya et Guipuzcoa, tandis que les carlistes s'imposaient chez les Navarrais.
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Et dans toutes les provinces, comme dans tout l'Occident, le vieux libéralisme du XIX^e^ siècle se trouvait en état de disponibilité dialectique, prompt à se convertir en une de ses antithèses révolutionnaires et totalitaires.
Il est difficile de savoir quelle des deux traditions, l'antique isolationnisme ou la conscience plus récente de *l'hispanité,* dominait dans le peuple basque. Il est plus difficile encore de trancher dans les cas particuliers, pour dire si Don Miguel de Unamuno, né à Bilbao, était plus basque qu'espagnol ou plus espagnol que basque.
Pour cette raison ou pour cette autre, au grand étonnement des « intellectuels » du monde entier, Unamuno adhéra aussitôt au soulèvement de 1936. Interviewé par André Salmon pour *Le Petit Parisien,* il répond simplement :
-- *Pourquoi ai-je adhéré ? Parce que c'est la lutte de la civilisation contre la barbarie.*
*-- Est-il vrai, M. le Professeur, que vous avez versé 5.000 pesetas à la souscription nationale ?*
*-- Complètement vrai. J'ai versé cette somme. Il faut sauver la civilisation !*
Et le vieux libéral ajoutait :
-- *Communisme ! Cette parole dit tout. Il suffit de voir les choses comme elles sont. Là-bas, dehors, c'est la pure anarchie qui commande.*
Dans cette interview, Miguel de Unamuno concluait :
-- *Il y a un mot espagnol qui est passé dans beaucoup de langues :* desesperado. *Voilà la clé. C'est par désespoir qu'ils brûlent les églises ! Par désespoir de ne croire en rien !*
A Jérôme Tharaud, qui l'interroge plus tard sur ses hésitations et ses inquiétudes, l'auteur toujours rebelle du *Sentimiento tragico de la vida* confie :
« Du point de vue religieux, cette guerre civile est due à une profonde désespérance, caractéristique de l'âme espagnole qui n'arrive pas à découvrir (ou à redécouvrir) sa foi... Le désespéré ne croit plus en rien, ni en Dieu, ni aux autres, ni en lui-même. Nous sommes UN PEUPLE DE DÉSESPÉRÉS » ([^12])
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Très vite, Unamuno se retourne à nouveau contre « la sauvagerie des soudards communistes »... mais il ne peut pas supporter non plus le triomphe de ce qu'il appelle « fascisme ». Ce *desesperado* philosophique ignore à quel point il incarne lui-même le mal du siècle : l'année même du soulèvement, en novembre 1936, alors qu'il plaisantait avec un collègue, il est foudroyé par un infarctus ; sans doute emportait-il dans son dernier regard une vision stupéfaite, douloureuse, et peut-être cruellement ironique, d'un monde incompréhensible... Moi aussi je suis là, la plume paralysée au milieu de cette ébauche, écoutant l'immense voix féminine et violente de toute l'Espagne qui me dit : « *N'allez pas croire que je sois si facile à comprendre !* »
Ce que nous savons aujourd'hui de notre siècle de tempêtes -- le siècle des désespérés -- nous autorise à dire qu'on ne pouvait pas rêver de circonstances plus favorables pour le grand bénéficiaire de toutes les bêtises humaines dans ce bassin hydrographique de l'Histoire, c'est-à-dire le communisme. Et nous pouvons déjà prévoir la terrible cruauté de la lutte que l'Espagne devra endurer pour renouer enfin avec son identité historique.
Comme nous l'avons vu, les anarchistes héritiers de Bakounine, depuis le début du siècle et jusqu'à l'avènement de la République, comptaient en Espagne beaucoup plus d'adeptes que le communisme marxiste. Mais, à mesure que progressent les événements, et en dépit de la spectaculaire mise en scène de leurs manifestations -- églises incendiées, couvents mis à sac, religieuses violées --, les anarchistes finiront par tomber victimes de leur propre anarchie prise comme fin autant que comme moyen. Pendant la guerre civile, de 1936 à 1939, on assistera à cette comique tentative anarchiste d'enrégimenter des combattants sans hiérarchie et sans discipline, pour affronter avec de tels soldats, dans le plus lyrique désordre, une armée de métier, obéissante et bien commandée.
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Des soldats... ? Non ! Buenaventura Durruti en fit, devant Malraux qui traînait par-là, et 10.000 anarchistes, la démonstration sans appel :
« Nous voulons libérer nos frères de Catalogne. Nous voulons être les miliciens de la Liberté, non les soldats de l'Uniforme. L'armée a prouvé qu'elle était un danger pour le peuple. Miliciens, oui ! Soldats, jamais ! »
Durruti ajoutait cette explication, qui lui semblait d'une extraordinaire clarté : une armée qui se bat par obligation, c'est-à-dire qui a conscience de faire son devoir, reste inévitablement conduite à la défaite. (*Sic*.) On pourrait ne voir dans ce propos qu'une majestueuse bêtise, parmi toutes celles qui furent proférées depuis que le monde est monde ; mais il cache en vérité, sous l'épais manteau de la sottise, cette profonde malice de la révolte, de la contestation du principe d'autorité que les gauches répandent dans le monde, et principalement en France, depuis « l'Affaire Dreyfus » : une occasion incomparable pour démoraliser le soldat, et, partant, pour démoraliser la France.
Le communisme, comme nous le savons, reste également anarchiste dans « l'idéal » proclamé de la société sans classes qui doit être atteint à la fin des temps révolutionnaires. Mais, par antithèse avec cette eschatologie anarchiste, et grâce au renfort de la dialectique hégélienne, le marxisme-léninisme est brutalement autocratique dans tous les moyens utilisés. Voilà pourquoi, malgré le retard du déclenchement de l'action révolutionnaire dans la Péninsule, ce sont les communistes qui, à partir de 1934, dirigeront la conquête du territoire espagnol.
La guerre civile qui commence en 36 sera principalement polarisée par le communisme, comme José Antonio Primo de Rivera l'avait fort bien compris.
Les premières infiltrations communistes en Espagne commencèrent avec l'établissement d'une « section ibérique » du Parti Communiste en 1920. A partir de cette date l'action révolutionnaire évolue rapidement, d'abord sous l'inspiration de Trotski, puis sous celle de Staline.
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Outre la dialectique qui leur fournit, sur des buts présentés comme « anarchistes », des moyens disciplinaires et durement hiérarchisés, les communistes absorbent tous les autres courants révolutionnaires par leur plus grande capacité de programmation méthodique.
Yan Delbos, ministre radical-socialiste du Front Populaire français, raconte dans un livre qu'il a visité à Moscou, au « Musée de la Révolution Universelle », une salle spécialement consacrée à l'Espagne : des photographies de leaders communistes, de meetings, des exemplaires de revues comme *La Bandera Roja, La Palavra,* et autres, s'y trouvaient exposés. « *J'ai senti dans cette salle* -- dit Yan Delbos -- *une étrange atmosphère de foi, d'exaltation révolutionnaire, et comme une vague odeur de sang.* » ([^13])
En avril 1931 parut le journal communiste *El Mundo Obrero,* qui atteignit rapidement un tirage de 35.000 exemplaires. En 1932, l'infiltration est massive au sein de l'UGT, et les communistes peuvent fonder la CGTU, *Confederacion General del Trabajo Unitario.* Depuis ce jour, jusqu'à la victoire du « Frente Popular », ce sont les communistes qui mènent la danse en Espagne, préparant la réalisation intégrale de la prophétie de Donoso Cortès.
Premières persécutions religieuses
Si nous laissons de côté les bagarres et les incendies d'églises de mai 1931, simples peccadilles au regard des torrents de cruauté des années suivantes, on peut dire que la véritable persécution religieuse espagnole a commencé par les actes officiels et apparemment sereins d'un gouvernement : un gouvernement tout à fait décidé à faire disparaître des terres et des âmes espagnoles les derniers vestiges de ce catholicisme que Manuel Azaña, dans sa plus fameuse bourde, jugeait ou décrétait éteint.
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La République tenait à peine debout que le régime laïc se consacre lui-même, si l'on veut bien me passer l'expression, en une *Constitucion* reprise et réchauffée du laïcisme triomphant des autres États modernes, avec une saveur prestigieuse de libéralisme républicain. En France, c'est le gouvernement Combes qui devait exploiter à fond le discrédit clérical engendré par « l'Affaire Dreyfus », et tenter de réaliser, en s'appuyant sur la rancœur profonde des défroqués, une complète marginalisation culturelle de l'Église. En Espagne, le laïcisme précoce ne grandit plus dans l'atmosphère de l'optimisme libéral des premières années du siècle, mais dans une atmosphère qui a l'odeur du sang.
La nouvelle Constitution, avec une brutalité inconnue des régimes libéraux antérieurs, proclame l'État Laïc, et c'est-à-dire athée, soumet le culte public de la religion chrétienne à l'autorisation des fonctionnaires, et retire à l'Église le droit d'enseigner ([^14]).
« Le premier semestre de 1932, de ce point de vue, est un des plus actifs du quinquennat républicain. En date du 24 janvier, la *Gaceta* publie une loi du jour précédent décrétant la dissolution de la Compagnie de Jésus sur tout le territoire espagnol ! Quelques jours plus tard, le 2 février, sort le décret officialisant le divorce ; quatre jours après, le 6 février, la même *Gaceta* publie le décret qui sécularise tous les cimetières du pays. A la même date, le directeur-général de l'Instruction Primaire, Rudolfo Lopiz, adresse une circulaire aux professeurs espagnols ordonnant de retirer des écoles tous les signes religieux. Le retrait des crucifix, qui traduisait pourtant une simple application d'un article constitutionnel, porta les familles chrétiennes au comble de l'irritation. » ([^15])
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Voilà comment, à la première occasion, le gouvernement espagnol crucifiait le Christ hors des murs de la Cité.
Oui, ce qui était en jeu dans toutes ces lois, clauses, articles et paragraphes, ce que condense cette formule de « laïcisation », est quelque chose de plus que la contestation des droits de l'Église. C'est la contestation de la royauté de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Voilà sans doute pourquoi, soutenus par leur instinct de foi théologale, les milliers de prêtres assassinés en Espagne pour la pure et simple raison de leur consécration sacerdotale, quand les bourreaux leur brisaient les os du visage à coups de marteau ou les empalaient sur des crucifix, trouvèrent l'inspiration de profiter du dernier souffle de vie pour répondre à cette contestation démoniaque par notre dernier cri de guerre et de paix : -- *Viva Cristo Rey !*
Des milliers et des milliers de fois, ce cri espagnol qui venait du Mexique est monté aux cieux avec l'âme d'un « *martyr au sens plein du terme* », comme dira si bien Pie XI, le grand pape régnant.
(*A suivre.*)
Gustave Corçâo.
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### Trois appels du Sacré-Cœur
par Dom Gérard OSB
LE CARDINAL NEWMAN qui avait adopté pour devise épiscopale : *cor ad cor loquitur* (le cœur parle au cœur) cherchait moins à faire œuvre d'éloquence qu'à communiquer de bouche à oreille, et sur le ton de la confidence, le trésor des vérités surnaturelles. Trop crier rend sourd. Peu m'attire le cri qui galvanise les foules, mais volontiers j'écoute l'ami qui parle à voix basse et me dit un secret porteur de vie.
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Dieu le sait et semble en user ainsi avec nous. Quelle douceur déjà chez le prophète Osée. Parlant d'Israël comme de la fiancée de Dieu, il dit : « *Je la conduirai au désert, je la tirerai avec des cordeaux d'amour et lui parlerai au cœur !* »
C'est la même voix, depuis vingt siècles, qui résonne à nos oreilles, mais nous ne l'entendons pas. Alors Jésus-Christ, soucieux de graver dans le secret des cœurs quelque chose de pur et d'ineffable, s'approche plus près de sa créature. Dieu en son Fils, une fois encore, se penche sur l'humanité pécheresse et, laissant loin les artifices du prédicateur, parle distinctement le langage de l'ami et du frère. Plus encore qu'une effigie et qu'un signe de rassemblement, le Sacré-Cœur est une voix. Dans les temps où il est dit que la charité d'un grand nombre sera refroidie, la phase ultime des communications entre Dieu et les hommes se trouve comme condensée dans le Sacré-Cœur. *La religion de Jésus,* déclare Pie XII, *repose tout entière sur l'Homme-Dieu médiateur, de sorte qu'on ne peut atteindre le cœur de Dieu que par le cœur du Christ* (encyclique HAURIETIS AQUAS).
Effigie pour les yeux, voix pour le cœur. Essayons de capter le message que cette voix nous adresse. Si nous y prenons garde, elle nous enseigne distinctement trois leçons qui deviendront pour l'âme attentive trois appels à la fois pressants et doux.
*Un appel à la confiance --* Il ne paraît pas exagéré de dire que, de tous les maux hérités du péché originel, l'angoisse est le plus visible.
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Obscurcissement de l'intelligence, affaiblissement de la volonté, ces deux blessures résument bien l'étendue de nos malheurs, mais d'où vient que l'enfant soit si mal adapté, si effrayé du monde qui l'entoure, dès sa première apparition à la lumière du jour ? Il y a en tout homme, en même temps qu'une montée de la vie, une montée d'inquiétude, une interrogation douloureuse provoquée en lui par le spectacle de son échec au milieu d'un monde hostile. Saint Augustin, Pascal et les penseurs modernes témoignent pour nous du caractère fragile de la destinée humaine. Les poètes l'ont dit, et le diront jusqu'à la fin du monde, mieux semble-t-il que les philosophes. Comment oublier la *Ballade du cœur qui a tant battu,* de Charles Péguy ?
*Cœur qui a tant battu*
*Ô cœur profond,*
*Ô cœur trouveras-tu*
*Jamais le fond.*
*Cœur qui a tant battu*
*D'amour, d'espoir,*
*Ô cœur trouveras-tu*
*La paix du soir ?*
Comment se fait-il que notre époque ait imprimé si durement sa marque sur un ordre de valeurs qui, par vocation, dépasse les choses du temps ? Comment se fait-il que l'angoisse envahisse la prière ? Pourquoi aux âges de fer, en proie au pillage et à la barbarie, l'art roman et le chant grégorien ont-ils si bellement fleuri, alors qu'à une époque comme la nôtre, où l'humanité s'est donné tous les moyens de vie heureuse, l'anxiété moderne pénètre dans les églises instauratrices de paix ?
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Par quel mystère l'homme chrétien est-il en proie aux mêmes angoisses que les enfants du siècle ? Réponse invariable : tristesse de l'homme. Paradis perdu. Blessure originelle.
Et parce que la blessure s'approfondit et s'envenime de siècle en siècle, Jésus-Christ montre son Cœur et somme, pour ainsi dire, l'âme humaine de lui faire une *confiance absolue.* L'idée-force émanée de la spiritualité du Sacré-Cœur, c'est la confiance. C'est une idée de dernier recours, une idée d'irrésistible tendresse : il ne suffit pas de conduire, il faut arracher. Il ne s'agit pas seulement d'une certaine assurance face au danger relatif au malheur du jour, mais d'une confiance totale qui soit le résumé et comme le confluent de toutes les vertus. Surtout des vertus théologales, celles par lesquelles on atteint Dieu directement.
Nombreuses sont les raisons de cette insistance. D'abord il serait absurde de servir Dieu sans lui ouvrir un crédit illimité, à la mesure de sa bonté infinie. Ensuite la résolution de confiance ravit le cœur de Dieu : *Les âmes confiantes sont les voleuses de mes grâces,* dit Notre-Seigneur à sainte Marguerite-Marie. Et sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus : « *C'est par la confiance, et la confiance seule, qu'on va à l'amour.* » Enfin comment ne pas voir une correspondance entre cet appel à la confiance et l'état d'anxiété qui se cache derrière le sourire de commande des affiches publicitaires ? Le Sacré-Cœur est la dernière chance pour cette âme moderne privée d'appui, en perte de mémoire parce que livrée au discontinu, incapable de recueillement, proche de la désolation. Les âmes consacrées elles-mêmes n'échappent pas à ce doute. Elles s'interrogent la sainteté des anciens, robuste et joviale, est-elle possible pour nous ?
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Il leur faudrait, comme dirait Léon Bloy, une *mécanique d'espérance,* un principe constant de remontée spirituelle. Or la confiance est cela. Elle peut être plus. Elle peut, elle doit être un mouvement continuel et profond, un repos, une extase, au sens de *sortie,* un abandon des forces que propose la terre, un choix délibéré qui, d'heure en heure, jette l'âme en Dieu. L'âme moderne a un certain sens de l'absolu, qu'elle a vite fait de traduire en *tout ou rien.* Eh, bonnes âmes ! Jésus vous propose de vous jeter dans le tout. Jetez-vous en lui, perdez-vous en lui, vous gagnerez tout. Essayez, il n'y a que le premier pas qui coûte, et ensuite vous goûterez la paix qui dépasse tout sentiment, ou même, comme disait un trappiste américain, une délicieuse saveur de liberté, *a delcious savour of liberty.*
Mais la confiance suscite une attitude plus haute, plus divine : se sachant secouru, l'homme est incité à donner davantage.
*Un appel à la générosité --* Que répondre à un jeune profès qui vient vous dire : « Je sais que le Bon Dieu m'a appelé et que je ne pourrai être vraiment heureux qu'ici à son service, mais depuis un mois, c'est la sécheresse complète. Aridité au chœur, aridité à l'oraison. C'est trop dur, c'est trop d'être privé de ce en quoi, il y a peu de temps encore, l'amitié divine me payait au-delà de mes peines. » Que dire à cela ? Impossible de biaiser. La réponse doit faire appel à la grande loi du renoncement. Il faudra exhorter ce jeune moine à sacrifier la partie sensible de son âme qui réclame des consolations et l'amener à marcher dans la nuit, c'est-à-dire dans la foi pure.
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Le Sacré-Cœur incline l'âme à la générosité, au don de soi, à rendre amour pour amour. L'âme esseulée, l'apôtre qui jette son filet depuis vingt ans et semble n'avoir rien pris, le père de famille sans travail, l'épouse humiliée, tous sont affrontés à la même grande loi qui est de consentir au programme de Dieu, *de dire oui, de monter sur la croix et de donner ce que nous avons en riant !* (LA JEUNE FILLE VIOLAINE.) Voilà ce que signifie ce Cœur qui saigne et qui flambe. Il dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. » Mais il dit tout de suite après : « Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. » Et : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » On peut la donner soit d'un seul coup, soit au compte-gouttes si telle est la volonté divine.
La plupart du temps la générosité que l'amour réclame, dans l'acte même du don de soi, c'est de savoir durer. Durer est plus difficile qu'entreprendre ; soutenir un siège plus méritoire que donner l'assaut. Ici la générosité rejoint la patience ; elle lui donne de dépasser le cercle étroit où la patience se réduirait à un simple pouvoir d'*endurer,* et la métamorphose en une héroïque résistance d'amour. Un chartreux nous disait naguère que lorsqu'un novice, à la veille de sa profession, s'interroge sur ses propres capacités de réponse à la vocation, il n'a qu'une chose à faire. Non pas regarder vers soi, mais prendre son crucifix dans la main et le fixer du regard en disant : « Il a fait ça pour moi. Et moi, que vais-je faire pour lui maintenant ? »
Sans compter que dans un univers chrétien il y a interaction surnaturelle à l'intérieur même de l'armée des combattants : *J'ajoute dans mon corps ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l'Église* (s. Paul).
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D'où vient qu'entre toutes les attitudes humaines, la générosité jouit d'une sympathie qui force les cœurs ? N'est-ce pas parce qu'elle est éminemment une qualité de la jeunesse ? A vingt ans, on donne assez facilement sa vie dans les cloîtres ou sur les champs de bataille. A cinquante ans, on songe à étendre la surface et la durée de ce qui a été bâti dans l'entre-deux. « Il faut, disait Bernanos, beaucoup de prodigues pour faire un peuple généreux, beaucoup d'indisciplinés pour faire un peuple libre et beaucoup de jeunes fous pour faire un peuple héroïque... C'est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. »
Les actions généreuses éclatent au grand jour, elles restent dans les mémoires et permettent d'identifier le croisé, le héros et le saint ; il est juste que la générosité jouisse aux yeux du monde d'une cote de popularité. Je vois une raison supérieure à tout cela, c'est que la générosité est une qualité essentielle de Dieu. Dieu est Don. Essentiellement. Dans la Trinité comme dans l'Incarnation et l'Eucharistie. Et la créature qui se donne elle-même imite Dieu. Mais la générosité, même la générosité chrétienne, a du mal à se maintenir au plan surnaturel, elle a tôt fait de s'abaisser au niveau de l'action purement extérieure sinon de s'autodétruire. Elle a un besoin vital de rester en relation avec la vie intérieure qui l'élève et qui la purifie.
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*L'appel à la vie intérieure --* Le troisième appel est donc celui que Notre-Seigneur nous adresse à partir du sanctuaire de sa vie profonde : « Demeurez dans mon amour. » Quelle que soit l'application pour chaque âme en particulier de cette parole du Christ, il reste que Jésus, à travers le symbole visible de son cœur, appelle à une vie mystérieuse, qui est la vraie vie.
Vie de foi, vie d'union, vie intérieure : toutes ces formules sont parentes. Voici la définition heureuse que Dom Romain Banquet donne de la vie intérieure : « Elle est, dit-il, l'irradiation de la foi dans toutes les puissances qui nous servent à connaître Dieu, à nous connaître nous-mêmes, à connaître les créatures. Ce n'est plus seulement la foi en général, la foi qui consiste à admettre les différents articles, fondements de notre salut, mais l'irradiation de la foi dans toutes les opérations de notre intelligence, et dans les puissances qui dépendent de l'intelligence. »
La beauté de cette définition vient de ce qu'elle tourne le dos à une notion subjectiviste et combien fréquente, tendant à confondre vie intérieure et auto-conscience, ou même hypertrophie du moi. Elle est tout au contraire un desserrement de l'égoïsme, une saisie de Dieu comme le tout de l'âme, le tout de la vie humaine, une saisie des créatures comme miroirs de Dieu.
Parce qu'elle est rayonnement et dilatation de la foi, la vie intérieure illumine l'existence, elle délivre l'âme de son aveuglement, la pure de ses fantasmes. Sans elle, le chrétien tiède oublie la grandeur de sa consécration baptismale, banalise le péché, tandis que le chrétien fervent risque de tomber dans le formalisme des observances.
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Sans elle, l'homme d'État perd le sens du bien commun et cède à l'ambition personnelle ; sans elle, l'artiste devient esthète, consent à la virtuosité, au prestige du renom ; le musicien cesse de parler le langage de l'âme, il se contente de distraire sinon d'exciter les sens, tous deux oubliant le caractère sacré du Beau. Sans la vie intérieure l'apôtre relègue la prière, tombe dans des trucs et des stratagèmes ; il se croit la cause du salut, remplace (avantageusement) le Saint-Esprit, devient pélagien. Sans la vie intérieure, une jeune fille « pratiquante » passe de l'école religieuse au concubinage : l'instruction chrétienne a glissé sur elle. Sans la vie intérieure, le Bénédictin devient un homme de cérémonie, le Dominicain un discuteur de thèse, le Jésuite un gagneur, le Franciscain un agitateur de foule ; tous ayant oublié que l'état religieux est avant tout ordonné à la vie mystique et que la vie mystique n'est que l'épanouissement normal de la grâce sanctifiante.
La vie intérieure sauve en chacun de nous le germe infiniment précieux de la vie éternelle. Elle est la terre meuble qui permet à la semence de lever et de rapporter cent pour un. Elle est la perle de l'Évangile, le trésor caché dans le champ des occupations humaines. Elle est la respiration des contemplatifs, sans laquelle un religieux même observant ne serait plus qu'un automate. Elle est le fil d'or invisible qui nous relie à Dieu, et dans lequel, à travers bien des échecs, se réfugie la vraie noblesse d'une vie d'homme.
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La vie intérieure qui est le troisième appel du Sacré-Cœur, non seulement rend possible la réponse aux deux premiers, mais elle seule est capable de réaliser la vocation chrétienne en sa plénitude. Le coup de lance a ouvert le Cœur du Christ pour nous permettre, par une exquise délicatesse de la miséricorde divine, et ce malgré notre indignité, d'entrer toujours plus profondément dans cette nouvelle arche du salut.
Allons-y mon âme ! Alors, nous vivrons de la véritable vie dont parle Jésus, lorsqu'il déclare : « *Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance.* »
Fr. Gérard, OSB.
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## Contribution au Bicentenaire
### Marie-Antoinette
par Alexis Curvers
*Ce texte d'Alexis Curvers est la préface qu'il a donnée à l'ouvrage de Gérard Hupin :* «* Victime de la subversion : une grande reine, Marie-Antoinette *». (*Nouvelles Éditions Latines.*)
CHACUN des grands moments de l'histoire, quand le monde change de figure, est marqué par un procès, et toujours, chose étrange, par un procès truqué, où l'immolation du condamné expie l'indignité des juges et des bourreaux. La Passion du Christ en est l'archétype éternel, dont les traits se reproduisent avec plus ou moins de pureté dans des procès comme ceux de Socrate ou de Jeanne d'Arc.
Au théâtre, la tragédie n'est qu'un procès porté devant le tribunal du Destin, arbitre suprême, par des juges bornés et prévenus qui ont mal instruit l'affaire, quand ils ne sont pas à la fois juges et parties (Créon dans *Antigone,* Thésée dans *Phèdre*).
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Les plaignants comparaissent, les témoins à charge et à décharge font leurs dépositions généralement passionnées, et il n'est pas jusqu'aux seconds rôles, chœur antique, messagers ou confidents, qui ne préfigurent les avocats, le public et la presse. Comme dans les grands procès de l'histoire, la victime dédaigne le plus souvent de se défendre. Elle se sait désignée d'avance, le supplice est prêt dans la coulisse et le Destin prend tout le monde au mot.
L'inaptitude de notre époque à rien produire de grand se voit à la médiocrité terne et sinistre des procès qu'elle « monte » à grand spectacle ou qu'elle bâcle à peu de frais, et qui n'ont de retentissement qu'autant qu'ils sont susceptibles d'exploitation à diverses fins politiques. Trop d'horreurs et de mensonges ont ruiné le prestige non seulement de ce genre de justice, mais de ses formes légales, soit qu'une justice expéditive se dépouille cyniquement d'une légalité qui entrave ses desseins, soit qu'une justice réglementaire s'entoure pompeusement d'une légalité qui les serve, du reste sans tromper personne. Nos procès politiques sont ainsi redevenus des procès de sorcellerie, qui ne vont pas sans soulever au loin quelques protestations verbales. Mais souvent ces protestations sont elles-mêmes partisanes, ménageant dans un camp ce qu'elles réprouvent dans l'autre. Et la justice des justiciers ne vaut pas mieux que celle des juges.
Il est curieux qu'un des romans où notre époque s'est le mieux reconnue, parce qu'il ressemble à un cauchemar, ait pour titre *Le procès*. Nous avons vu la monarchie russe, en 1918, s'abîmer au fond d'une cave dans son propre sang, vouée au massacre sans même qu'une parodie de jugement fournît matière à quelque réflexion, encore moins à quelque remords ou à quelque honte. Cent vingt-cinq ans plus tôt, la monarchie française avait été décapitée par une Révolution pareillement sanguinaire, mais qui du moins feignait le respect d'une procédure qu'elle avait inventée. Cette énorme différence aide à mesurer la pente que nous avons descendue. Elle fait que Nicolas II avec toute sa famille est sorti de l'histoire déjà réduit à l'état de fantôme, sans qu'un roulement de tambour eût à couvrir sa voix, tandis que Louis XVI et Marie-Antoinette vivent et nous parlent encore à travers les simulacres de justice machinés pour les perdre.
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En leur faveur, si l'on peut dire, le Génie de la Révolution s'est montré généreux. Il n'a rien épargné pour les rendre immortels. Leur destin nous reste présent, écrit devant nos yeux, page par page, en lettres de feu qui, pour peu que nous sachions lire, nous instruisent non seulement de ce qui leur échut en propre, mais des grandes lois de la nature et de l'histoire qui ont régi leur existence, leurs pensées et leur mort.
Inique et barbare dans sa trame, le procès du roi avait gardé quelque semblant de décence dans les moyens d'exécution. Louis XVI était allé vers l'échafaud en carrosse. La reine s'étonna d'y être menée à son tour en charrette. Il le fallait. Il le fallait pour que rien ne demeurât caché de l'ignominie de la Révolution. Il le fallait pour que l'affreux David, qui prostitua successivement son talent au service et à la flatterie de tant de régimes, fixât pour la postérité, au passage de la charrette dans le faubourg Saint-Honoré, la formidable image d'Épinal qu'il croyait être une caricature mais qui nous montre enfin la reine aux mains liées, dans sa fière posture de vieille pauvresse exténuée et désormais invulnérable, au comble de la misère et au comble de la gloire, telle qu'en elle-même l'avait déjà changée l'éternité où elle entrait.
On dirait que le génial Metteur en scène de la Révolution, insatisfait de je ne sais quelle froideur académique et de l'horreur un peu guindée où avait baigné le procès de Louis XVI, ait mis son point d'honneur à prouver, par un second essai, qu'il était capable de mieux. Il y réussit parfaitement dans ce véritable chef-d'œuvre de bassesse et de férocité que fut le procès de Marie-Antoinette. Toutes les ressources, toutes les inventions de la canaillerie humaine se déployèrent dans cet événement avec un art à la fois si prodigue et si sûr, avec si peu de retenue et, disons-le, si peu d'hypocrisie, qu'il constitue à lui seul la somme et le clou du spectacle infernal qui se jouait sur le théâtre de la Révolution, l'apothéose à jamais mémorable de tous les monstres qu'elle avait déchaînés. Dès ce moment la Révolution pouvait baisser le rideau : si elle était encore loin d'avoir enfanté ses dernières conséquences, elle avait en tout cas livré le fond de son âme.
C'est pourquoi j'admire fort les historiens qui, tel Gérard Hupin, s'appliquent à retracer la genèse et les vicissitudes, à démonter les ressorts de cette Révolution devant laquelle j'avoue que le courage me manque de chercher même à la comprendre. Leurs travaux, certes, sont aussi méritoires qu'utiles, et sont aussi utiles qu'ils donnent à réfléchir à des lecteurs dont la majorité n'a pas plus envie de réfléchir sur le passé que sur le présent, ni encore moins sur leurs similitudes à vrai dire effrayantes.
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L'analyse de la Révolution et de ses facteurs déterminants devrait nous servir de leçon, mais n'a plus rien à modifier au jugement moral qu'il convient de prononcer immédiatement sur elle, et qui relève de la simple conscience instinctive. Pour moi, la cause est entendue : tout ce qui touche à la Révolution répugne à première vue. Un système de gouvernement n'a plus à être dénoncé, quand il autorise et encourage les citoyens à promener au bout d'une pique les têtes qu'ils ont coupées (celle de la princesse de Lamballe sous la fenêtre de Marie-Antoinette qui était son amie) ou quand il dégrade un enfant jusqu'à lui arracher des calomnies infâmes contre sa mère ; ce régime s'est par de tels actes suffisamment accusé, déshonoré, jugé et condamné lui-même, ainsi que tous ceux de ses apologistes qui trouvent à ces abominations ne fût-ce que l'ombre d'une excuse compensatoire.
Et d'ailleurs se condamne de même, quels qu'en soient la couleur et les titres, tout régime qui s'établit ou se maintient par de pareilles méchancetés contre nature. Ce n'est pas une question de parti. Peut-être l'ancien régime, en perpétrant cette autre abomination qu'avait été le supplice de Damiens, s'était-il porté à lui-même, dans le secret des âmes et des fatalités, le coup dont il ne se relèverait pas. Mais les tourmenteurs de Marie-Antoinette ne réparent pas en 1793 le mal causé par les bourreaux de 1757. Au contraire, ils l'aggravent et ne font que le rendre de plus en plus virulent et de plus en plus inexpiable. Le mal engendre nécessairement le mal. Il a beau se déplacer, il a beau changer de masque, le mal qu'il engendre est toujours le même mal.
Les souffrances de Marie-Antoinette n'ont donc pas été vaines : elles sont, comme toute souffrance, le prix dont se paie régulièrement la révélation de l'essence même du mal, par conséquent aussi la définition, la certitude et l'évidence du bien. On prie, avec Jésus, que s'éloigne le Calice. Mais le calice bu jusqu'à la lie devient un calice de salut. Les ténèbres deviennent lumière. Et la victime de l'injustice, par le témoignage immortel qu'elle rend à la justice et à la vérité, devient objet d'amour. Personne ne sait, nous ne savons pas nous-mêmes combien nous sommes qui formons de par le monde, et à travers les générations, cette étrange confrérie, cette société secrète qui n'a pourtant rien à cacher : celle des amoureux de Marie-Antoinette.
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Amoureux sans espoir, pour la plupart non déclarés, n'ayant même pas hérité ni encore moins reçu en gage une fleur séchée, une mèche de cheveux, un bout de ruban sur quoi fixer leur dévotion et verser une larme aux jours anniversaires ; tous néanmoins unis dans un même sentiment aussi puissant qu'inexprimable, dans un même rêve plus net et plus réel qu'un souvenir vécu.
Il n'y a pas de comité, pas de règlement, pas de conditions d'affiliation, pas de liste des membres adhérents. Ceux-ci, fût-ce quand l'un d'eux en rencontre un autre par hasard, se devinent aussitôt entre eux sans recourir à aucun signe de reconnaissance. C'est un ordre de chevalerie qui se recrute non par droit mais par grâce native, encore qu'il soit ouvert à tous, et qu'il ne soit pas rare que les gens de peu s'y distinguent plus que les seigneurs. Chacun y est indivisément solidaire des membres fondateurs dont le nom ou seulement le passage a marqué un moment du calvaire de la Reine : petite foule silencieuse des derniers fidèles parmi lesquels, pour qu'il ne soit pas dit que tout reste d'humanité puisse jamais s'effacer de la terre, se relayèrent Fersen, la princesse de Lamballe, Madame Élisabeth, le légendaire chevalier de Maison-Rouge, mais aussi des inconnus, hommes et femmes du personnel des prisons, et ce prêtre réfractaire qui réussit à introduire le viatique du ciel dans le cachot de la Conciergerie, et cet enfant qui seul dans le faubourg Saint-Honoré osa envoyer un baiser à la condamnée, et jusqu'à ce petit chien gémissant qui ne s'était séparé d'elle qu'au départ de la charrette... Et sans doute est-ce de ces âmes héroïquement humbles et désolées que la reine de France, à l'instant suprême, se sentit le plus proche. Car s'il est un seul cas où les principes de liberté, d'égalité et de fraternité ne se démentirent pas dans la pratique, c'est à Marie-Antoinette et à ses compagnons de misère que la Révolution le doit.
Les uns risquèrent et donnèrent leurs biens et leur vie ; les autres n'eurent à offrir qu'un verre d'eau, un regard à la dérobée, un geste d'adieu, une marque de respect et de compassion. Leur mémoire à tous est bénie. Très peu d'entre eux ont rendu public le témoignage de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont fait. Cependant nous les connaissons, pour peu que nous appartenions à cette postérité spirituelle qu'ils ont laissée, en qui leur cœur n'a pas fini de battre.
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Et nous continuons après eux de recueillir et de recenser comme des reliques sans prix jusqu'aux moindres objets que la Reine a touchés d'un rayon de sa grandeur et de sa grâce, jusqu'à l'écho toujours vibrant de ses moindres paroles, jusqu'aux plus fugitifs reflets de son visage et de sa présence. Nous ne nous lassons pas d'explorer un à un les détours tantôt si charmants, tantôt si inconsidérés, tantôt si tragiques mais toujours si nobles de son extraordinaire destinée. Et nous en sommes récompensés par la permanente résurrection du passé dont elle fut l'âme ; comme ces deux dames anglaises qui vers la fin du XIX^e^ siècle, parcourant les jardins déserts de Trianon, eurent soudain la vision précise des personnages qui s'y étaient promenés un certain jour du siècle précédent, portant naturellement leurs costumes Louis XVI, parmi les bosquets en fleurs et les bâtiments miraculeusement restaurés dans leur splendeur d'alors. Et dans un recoin de ce tableau vivant, familièrement assise sur un banc de pierre dont ne subsiste plus que la trace, une certaine Dame en blanc...
On ne trouvera pas l'évocation de ces jours heureux dans le livre de Gérard Hupin, mais plutôt les ressorts de la catastrophe qui en même temps se tramait ailleurs dans l'ombre. Gérard Hupin s'est fait l'historien du malheur, dont il est vrai que nous avons beaucoup plus à apprendre.
Ces jours enchantés de Trianon furent-ils d'ailleurs aussi heureux que le décor en était beau ? C'est un secret que Marie-Antoinette n'a pas trahi. Jeune femme ivre de vie, il est impossible qu'elle n'ait pas été longtemps impatientée et déçue par un mari qui, lui aussi, n'attendait que les premiers coups du sort pour se révéler -- et sans doute pour se découvrir -- un tout autre homme que ne l'annonçait sa bonasserie première.
Le précepteur des quatre fils de France avait surnommé les jeunes princes ses élèves : le Fin, le Faible, le Fourbe et le Fol.
Le Fin, bien malheureusement, mourut le premier, et c'était le dauphin.
Le Fourbe était le comte de Provence, dont la fourberie assagie fit merveille quand il devint Louis XVIII.
Le comte d'Artois était le Fol, qui devait plus tard, sous le nom de Charles X, et toujours sans y rien comprendre, enterrer définitivement la couronne légitime.
Reste le Faible qui régna le premier, et ce fut Louis XVI.
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Marie-Antoinette était forte mais, laissant son mari régner comme il pouvait, se contenta d'abord de l'illusion de régner elle-même par le caprice et la frivolité. Elle ne se doutait pas que l'aîné de ses beaux-frères, le Fourbe, faisait des chansons sur elle. Ni que l'autre était bien le Fol, quand il l'entraînait aux bals de l'Opéra où tous deux couraient à leur perte, et toute la famille et toute l'ancienne France après eux. Les premières calomnies couvèrent là, sous les masques. La belle imprudente les méprisa trop pour en avoir peur. Elle s'était mise à adorer la France, qui du reste la payait de retour. Elle ne vit pas qu'une autre France, à qui elle fournissait des armes, l'avait déjà choisie pour cible et se rameutait dans la coulisse. La griserie de l'enthousiasme et du succès la jeta en des excès de confiance, en des transports ni moins aveugles ni plus coupables que ceux auxquels nous cédions, nous aussi, dans le merveilleux Paris de nos escapades de jeunesse ; nous en revenions sans penser à mal, ne pensant plutôt qu'à recommencer, et d'autant plus allégrement que pour nous un faux pas n'eût guère tiré à conséquence. Marie-Antoinette ne songea pas que pour elle tout divertissement, fût-ce le plus véniel, cachait l'amorce d'un piège.
Les historiens officiels de la Révolution montrent plus d'indulgence pour ceux qui avaient tendu le piège que pour l'étourdie qui brava le risque d'y trébucher. Troupeau bêlant avec les loups, pseudo-historiens et pseudo-moralistes se résignent sans trop de peine au supplice de Marie-Antoinette, pourvu qu'au pied de l'échafaud où leur politique l'a conduite ils puissent l'abandonner à son sort en toute sécurité de conscience et lui répéter avec une feinte compassion : « C'est votre faute, je vous l'avais bien dit. » Les gens qui la sermonnent ainsi jusqu'au dernier moment sont précisément les mêmes qui l'avaient le plus engagée, et sans le dire, sur la pente où des fautes étaient inévitables.
Sa véritable faute fut de suivre la mode, en un siècle où toutes les modes étaient dictées d'avance par la Révolution. Les gens qui mirent à la mode un luxe et des extravagances dont ils furent les premiers à profiter largement, lancèrent aussi la mode de s'en scandaliser. La mode des bergeries est une invention des loups.
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Le peintre qui aime son modèle, et le connaît par là d'autant mieux, n'a pas à l'idéaliser. Des torts, qui n'en a pas ? Même une reine, surtout si elle est jeune et belle, a parfaitement le droit d'avoir des torts sans encourir la guillotine. Il est certain que Marie-Antoinette à ses débuts manqua de discernement dans l'appréciation des idées comme dans celle des hommes. Loin qu'elle ait trop résisté au mouvement et à l'attrait des idées qu'on prétendait nouvelles (alors qu'elles étaient seulement sous un masque nouveau les vieilles chimères dont la grimace préside à tous les malheurs de l'histoire), elle n'y a bien au contraire que trop imprudemment cédé. Elle combla de faveurs et d'amitié sincère un Beaumarchais, un Grétry, une Bertin et tant d'autres, philosophes, courtisans, beaux esprits, amuseurs qui n'attendaient que l'occasion d'employer à ses dépens le crédit qu'ils lui devaient, et de retourner impunément contre elle, quand ses bontés les auraient mis en état de la payer d'ingratitude, la bassesse morale qu'ils n'avaient pas entièrement épuisée à la séduire par leurs flatteries. Gérard Hupin m'apprend, sans m'étonner, que la princesse de Lamballe « devint grande-maîtresse des Loges d'adoption, avec l'approbation de la reine, elle aussi abusée ». Jamais, si ce n'est de nos jours, on n'a mieux joué avec le feu ni ne s'est mieux jeté dans la gueule du loup. Exercice éternel qu'Édouard Drumont, je crois, expliquait par « la force irrésistible qui pousse les classes dirigeantes à se détruire elles-mêmes ». Les classes dirigées tout aussi bien, d'ailleurs.
C'est quand les épreuves commencèrent que Marie-Antoinette se ressaisit, montrant alors une intelligence et une force d'âme singulières.
Elle comprit très vite que rien ne désarme la calomnie, une fois qu'on a donné prise par faiblesse au méchant dessein dont elle n'est que l'instrument. Et que la personne calomniée a beau se réformer, la calomnie persiste et redouble en raison non de la personne qui en est l'objet, mais du dessein qui en est la source. Le roi Farouk d'Égypte ne passe pas pour avoir été un modèle de vertu. On lui doit pourtant une remarque très juste. Exilé à Rome, souvent invité à rehausser de sa présence quelque tournoi de bridge ou soirée de casino plus ou moins philanthropiques, il dit un jour :
-- Que dois-je faire ? Quand je n'y vais pas, on me reproche mon égoïsme ; quand j'y vais, ma dissipation. Si j'y vais, ou bien je ne joue pas, et c'est que je suis hautain ; ou bien je joue, et c'est que la passion du jeu m'encanaille. Si je joue et que je perde avec le sourire, je suis prodigue ; sans le sourire, je ne suis pas beau joueur. Enfin si je gagne, on dit que je triche. Que dois-je faire ?
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Les Français goûtaient fort, et non sans raison, l'élégance fastueuse de Marie-Antoinette ; puis ils la blâmèrent, sans doute avec non moins de raison. Afin de combler leurs vœux, elle adopta la mode rustique, se coiffa de paille et se vêtit de linon ; mais le gracieux portrait où Mme Vigée-Lebrun la peignit en bergère fit scandale au Salon : la France ne voulait pas d'une reine si peu majestueuse. Et la dernière fois que Louis XVI, déjà prisonnier aux Tuileries, put mener sa femme au théâtre, la salle, où des « amis du peuple » donnaient le ton, conspua le trop de simplicité de la toilette royale. Dans le triste carrosse du retour, Marie-Antoinette s'effondra :
-- Ils m'appellent Madame Déficit, je m'habille comme une lingère et ils ne sont pas contents.
Puis elle demanda, comme le roi Farouk :
-- Que dois-je faire ?
Rien, Madame. Il n'y a déjà plus rien à faire en pareil cas, sauf à se préparer au pire.
De même on reproche à Louis XVI d'avoir été pusillanime. Que ne lui reprocherait-on pas s'il avait eu quelque chose de l'énergie de ses ennemis ? Gérard Hupin rapporte que les jacobins s'ingénièrent, bien entendu avec succès, à « persuader l'Assemblée que c'est la résistance des forces de l'ordre aux hommes de la rue qui est la cause des troubles sanglants dont Paris est le théâtre ». C'est le gendarme qui a commencé : excuse toujours bonne pour l'émeute, puisque tout le monde s'accorde à faire semblant d'y croire. Il faut avouer que nos « contestataires » ont très peu d'imagination. La Révolution en revanche, quel que soit son âge, a beaucoup de suite dans les idées.
L'équipée de Varennes est incompréhensible si on ne déchiffre pas, à travers les lignes du récit poignant et détaillé qu'en fait Gérard Hupin, le jeu des causes cachées qui en déterminèrent l'échec : dévouements et négligences incroyables d'un côté ; de l'autre décision prompte et pertinacité dans le mal. La main invisible qui semblait régir la fatalité n'était pas moins habile à paralyser les sauveteurs qu'à stimuler les persécuteurs.
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Double action que Marie-Antoinette, s'étant élevée par la douleur à la plus haute clairvoyance, a définie en une phrase immortelle : « Les méchants font leur métier en faisant le mal, mais les honnêtes gens ont si peu de courage, de tenue, de concert, qu'ils deviennent souvent aussi dangereux. Ils prêtent le flanc à toutes sortes d'intrigues, ils se laissent pénétrer, ils sont toujours disposés à des concessions qui demain leur en feront arracher d'autres ; et le pis, c'est qu'ils s'attachent au détail et ne voient pas plus loin qu'au jour le jour. »
Le pape saint Pie X devait nous dire exactement la même chose : « La force principale des méchants est dans la lâcheté et la faiblesse des gens de bien, et tout l'empire de Satan se fonde sur la veulerie et la mollesse des chrétiens. »
Et déjà l'Évangile : « Les enfants de ce siècle, bien plus que les enfants de la lumière, ont l'intelligence de ce qui les unit. » Dans sa prison, relisant l'Évangile à travers ses larmes, sans doute fut-elle assez frappée de la vérité de cette parole pour se repentir de l'avoir d'abord négligée. Elle voyait enfin s'abîmer dans les ténèbres et dans l'horreur cette Révolution que les enfants du siècle avaient si artificieusement amorcée par des feux de joie allumés jusque dans les salons de Versailles. Contrairement au mensonge de l'un d'eux, tout avait commencé et ne finissait pas par des chansons. Lisait-elle aussi les gazettes ? En 1792, au club des jacobins, Saint-Just avouait ce qu'il croyait dénoncer : « L'imposture est une énigme qu'on devine toujours trop tard. »
Mais dès 89, dans un discours à la Constituante, Rabaut Saint-Étienne avait levé le voile sur le véritable objet de la Révolution : « Pour rendre le peuple heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les choses, tout détruire, oui, tout détruire... » Ce qui ne changera jamais, c'est justement ce projet de tout changer pour tout détruire, qui est le programme séculaire de la Subversion. Ce programme s'exécuta à la lettre, plus vite et mieux que ne l'espérait cet orateur sincère : la guillotine se chargea de lui donner raison en apportant à sa propre personne, en décembre 1793, le changement capital qu'il appelait de ses vœux.
Il s'agissait pourtant de « rendre le peuple heureux ». Saint-Just professait pour sa part que « le bonheur est une idée neuve en Europe », alors qu'elle est vieille comme le monde. Il est curieux que les auteurs de tant de maux et de souffrances n'aient à la bouche que ce mot de *bonheur.* Le mot seulement, à point nommé pour tenir lieu de la chose.
\*\*\*
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Les historiens officiels qui ont jusqu'à nos jours pris le parti de la Révolution veulent que celle-ci soit née spontanément des circonstances qui n'en ont été que les occasions favorables, d'ailleurs habilement exploitées, tels les abus de l'ancien régime, les scandales économiques et financiers, la misère du peuple et maints désordres qui certes étaient révoltants, mais qui, pour qu'on en fit raison, n'avaient aucunement besoin d'être poussés au noir, comme ils le furent souvent par ceux-là mêmes qui les fomentaient pour en tirer profit. Ces historiens confondent la cause génératrice de la Révolution avec ses causes toutes secondaires, c'est-à-dire avec les éléments de la situation qu'elle jugea propres à lui fournir le plus de chances et de prétextes.
Ils ont perdu beaucoup de leur crédit, depuis qu'à notre tour nous voyons fonctionner sous nos yeux l'instrument au moyen duquel une Révolution qui est toujours la même se prépare de longue main et se machine de toutes pièces, à de tout autres fins que le bonheur ou que la justice qu'elle promet. Nous savons mieux que jamais que l'immense appareil qu'elle déploie dans tous les domaines resterait en repos sans une main qui l'ébranle, et que cette main serait inerte sans l'esprit qui l'anime.
Une autre école d'historiens s'est formée, dont la voix fut d'abord inécoutée et longtemps étouffée, qui découvre et démontre que la Révolution ne va pas sans une cause qui soit de même proportion et de même nature qu'elle. Cette cause ne peut donc être que d'essence intellectuelle et proprement spirituelle, puisque toute Révolution est en dernière analyse une insurrection contre Dieu. Voilà ce que les révolutionnaires et leurs apologistes ont le plus d'intérêt à cacher et le plus de soin de cacher, voire souvent de se cacher à eux-mêmes.
Qu'elle soit d'hier ou d'aujourd'hui, chaque vraie révolution n'est ainsi qu'un épisode particulier d'une éternelle conspiration contre la loi divine. Toutes ont en commun le secret, qui est la marque de l'âme de la conspiration. Tel est le secret que met en lumière l'école d'historiens à laquelle Gérard Hupin apporte avec ce livre une contribution remarquable.
Alexis Curvers.
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### Madame Élisabeth
par Jean Crété
LE 3 MAI 1764, la dauphine Marie-Josèphe de Saxe mettait au monde son huitième et dernier enfant, qui fut nommée Élisabeth. Trois des enfants du dauphin étant morts en bas âge, survivaient le duc de Berry, futur Louis XVI ; le comte de Provence, futur Louis XVIII ; le comte d'Artois, futur Charles X ; la princesse Clotilde, née en 1759, et Élisabeth. Elle n'avait qu'un an à la mort de son père qui laissait une réputation de sainteté. Deux ans plus tard, elle perdait sa mère. La comtesse de Marsan, gouvernante des enfants de France, éleva les orphelins avec une préférence marquée pour Madame Clotilde qui avait un caractère docile. Élisabeth ressemblait beaucoup au comte d'Artois : comme lui, elle était violente, passionnée. Madame de Marsan vieillissant, une sous-gouvernante lui fut adjointe en 1770, la baronne de Mackau. Aucun choix ne pouvait être plus heureux. Madame de Mackau éleva les enfants de France comme si elles étaient les siennes, ne leur passant rien. Madame Clotilde eut également une très bonne influence sur sa jeune sœur. Ainsi fermement tenue, celle-ci réussit à dompter son caractère ; elle resta ardente, mais savait se dominer !
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Son frère aîné, Louis-Auguste, s'était marié en 1770 ; la dauphine Marie-Antoinette témoigna beaucoup de sympathie à sa jeune belle-sœur. En 1774, Louis XV mourait et Louis-Auguste devenait roi, à vingt ans, sous le nom de Louis XVI. Rien ne fut changé à l'éducation de ses sœurs. Élisabeth fut confirmée en 1775 et fit sa première communion le 13 août de la même année ; elle apportait au Seigneur un cœur bien pur et plein de victoires sur elle-même. L'enfant indocile et obstinée était devenue une adolescente douce et charmante.
Le 11 juin 1775, la reine et les princesses avaient assisté *incognito,* du haut d'une tribune, au sacre de Louis XVI. Le 21 août 1775, Élisabeth assistait au mariage de sa sœur Clotilde avec le prince de Piémont, qui devait devenir roi de Sardaigne en 1796, sous le nom de Charles-Emmanuel IV. La séparation entre les deux sœurs fut déchirante.
Madame Élisabeth prit sa place à la cour, en se tenant à l'écart des intrigues. Parmi les dames d'honneur, elle se lia particulièrement avec la marquise de Causans et sa fille Louise. Lorsque celle-ci fut recherchée en mariage par le marquis de Raigecourt, Élisabeth demanda à Louis XVI de lui avancer cinq ans de ses étrennes, ce qui lui permit de doter Louise. Elle avait aussi d'autres amies auxquelles elle resta toujours très attachée.
Madame Élisabeth s'associait aux joies et aux deuils de la famille royale : le 19 décembre 1778, c'était la naissance de Madame Royale ; le 22 octobre 1781, celle du dauphin ; elle fut marraine à son baptême, au nom de sa sœur Clotilde.
Deux projets de mariage furent envisagés pour Madame Élisabeth, puis abandonnés, à son grand soulagement. Elle allait souvent voir sa tante, Madame Louise, prieure du carmel de Saint-Denis. Louis XVI finit par s'en inquiéter : « Vous pouvez aller voir votre tante tant que vous voulez, Élisabeth, lui dit-il, mais ne l'imitez pas : j'ai trop besoin de vous. » Cette parole suffit à la décider à ne jamais quitter son frère. Celui-ci était plein d'attentions pour elle. Quand elle eut dix-sept ans, le roi lui offrit une maison à Montreuil ([^16]), avec cette réserve qu'elle n'y coucherait pas avant ses vingt-cinq ans. Madame Élisabeth y passa désormais ses journées avec des amies.
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Elle avait le souci de s'instruire. Surtout, elle pratiquait la charité, secourant les détresses dont elle avait connaissance. Ce fut à l'intention de ses pauvres qu'elle acheta quelques vaches et engagea un jeune vacher suisse, Jacques Bosson. S'apercevant qu'il était triste, Madame Élisabeth fit une enquête ; elle apprit que Jacques avait laissé en Suisse sa petite cousine Marie Magnin, qui était sa fiancée ; elle s'occupa de la faire venir et le mariage eut lieu le 26 mai 1789. La marquise de Travanet composa la célèbre chanson : *Pauvre Jacques,* qui fut chantée dans toute la France et devint, sous la Révolution, un signe de ralliement des royalistes.
Madame Élisabeth continuait à partager les joies et les larmes du roi et de la reine. En 1785, naissait le duc de Normandie, le futur Louis XVII. Le 9 juillet 1786, naissait un quatrième enfant, Sophie, dont Madame Élisabeth fut la marraine. L'enfant était fragile ; le 16 juin 1787, elle tombait gravement malade et elle mourut le 19 juin. Le roi, la reine et Madame Élisabeth avaient veillé ensemble la petite malade et mêlèrent leurs larmes à son chevet. Les larmes ne devaient plus tarir de leurs yeux. La santé du dauphin donnait des inquiétudes. Au printemps de 1789, il était perdu : il mourut le 4 juin ; ce fut un deuil dans toute la France. Le duc de Normandie devenait dauphin.
A cette date, la Révolution était commencée. Le 3 mai, Madame Élisabeth atteignit ses vingt-cinq ans ; elle renonça à coucher à Montreuil et n'y fit plus que de brefs séjours, ne voulant plus quitter le roi et la reine qu'elle sentait menacés. Entièrement d'accord avec le comte d'Artois, elle aurait voulu que Louis XVI fit preuve d'énergie et employât la force armée pour mater cette révolution commençante. Le 17 juillet, Louis XVI se rendait à Paris et y prenait la cocarde de la Révolution triomphante. A son retour, il ordonna au comte d'Artois, particulièrement menacé, de quitter la France. Madame Élisabeth conseilla à ses amies, Mesdames de Raigecourt et de Bombelles, de s'éloigner. Avec elles et avec le comte d'Artois, elle entretint une correspondance constante jusqu'en 1792.
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Après les terribles journées des 5 et 6 octobre 1789, la famille royale dut gagner Paris et s'installer aux Tuileries. C'était déjà une demi-captivité. Madame Élisabeth ne quitta plus la famille royale et suivit avec inquiétude les travaux de l'assemblée constituante, installée, elle aussi, aux Tuileries. Le roi était réduit à rien et sa sœur déplorait son manque d'énergie. La sanction royale donnée à la constitution et, du même coup, à la constitution civile du clergé, la désola. Elle approuva ses tantes de leur décision d'émigrer à Rome, en février 1791, mais refusa de les suivre, bien décidée à partager le sort de son frère. En juin 1791, le roi se décida enfin à gagner l'est de la France, avec toute sa famille. Madame Élisabeth fut du voyage qui s'acheva si malheureusement à Varennes, et du pénible retour à Paris qui s'ensuivit.
L'étau se resserrait sur la famille royale. Le 20 juin 1792, les Tuileries étaient envahies. Madame Élisabeth resta auprès du roi ; des énergumènes, la prenant pour la reine, s'avancèrent vers elle, en criant : « L'Autrichienne ! Sa tête, sa tête ! » -- « Arrêtez, répondirent des gardes nationaux, c'est Madame Élisabeth ! » -- « Ne les détrompez pas » dit simplement celle-ci.
Après le 20 juin, ce fut le 10 août. Madame Élisabeth partagea avec la famille royale cette affreuse journée. Le 14 août, tous étaient internés au Temple où ils vécurent dans des conditions de plus en plus pénibles. Le 11 décembre 1792, Louis XVI était séparé des siens ; son procès s'ouvrait devant la Convention. MM. de Tronchet et de Malesherbes se dévouèrent en vain pour la défense du roi. Dans la nuit du 16 au 17 janvier 1793, ce dernier était condamné à mort. Le 20 janvier, le roi fut autorisé à voir une dernière fois sa famille. On devine ce que fut cette entrevue déchirante. Le 21, lorsque le tumulte extérieur eut appris à la famille royale que tout était fini, la reine releva son fils et le salua comme roi de France. Le 3 juillet, le petit roi était séparé de sa famille et livré au cordonnier Simon qui le terrorisa et le pervertit. On lui fit porter des accusations infâmes contre sa mère et sa tante. Le 2 août, la reine était transférée à la Conciergerie. Le 15 octobre 1793, elle était condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire. Lorsqu'on lui lut l'accusation portée par son fils, elle s'écria : « J'en appelle à toutes les mères ! » Elle fut exécutée le 16 octobre. Madame Élisabeth et Madame Royale n'en furent pas informées.
Mais les révolutionnaires englobaient Madame Élisabeth dans leur haine. Le 9 mai 1794, Madame Élisabeth et Madame Royale étaient séparées. Emmenée à la Conciergerie, Madame Élisabeth subit, à dix heures du soir, un premier interrogatoire.
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Pendant tout son procès, elle répondit avec une extrême prudence, pour ne pas compromettre la reine dont elle ignorait la mort. Le 10 mai, elle comparut devant le tribunal révolutionnaire, avec vingt-trois autres personnes. Les vingt-quatre accusés furent condamnés à mort. Parmi eux se trouvaient l'ancien ministre de la guerre Loménie de Brienne et son frère l'évêque constitutionnel Martin de Loménie. Mais il y avait aussi un prêtre fidèle : Louis-Claude Lhermitte de Chambertrand, chanoine de la cathédrale de Sens ; il donna l'absolution à ses compagnons. Madame Élisabeth fut exécutée la dernière ; les autres condamnés étaient venus la saluer avant de monter à l'échafaud. Elle portait un fichu de linon qui, au dernier moment, tomba. « Au nom de votre mère, monsieur, couvrez-moi », dit-elle au bourreau. Ce furent ses dernières paroles.
Les corps furent ensevelis pêle-mêle au lieudit *L'enclos du Christ,* près de la barrière de Monceau. Le soir de ce jour fatal, Robespierre entra chez le libraire Maret ; celui-ci ne put contenir son indignation : « On murmure, on crie contre vous, dit-il ; que vous a fait Madame Élisabeth ? Pourquoi avez-vous envoyé à l'échafaud cette innocente et vertueuse personne ? » -- « Mon cher Maret, répliqua Robespierre, bien loin d'être l'auteur de la mort de Madame Élisabeth, j'ai voulu la sauver ; c'est ce scélérat de Collot d'Herbois qui me l'a arrachée ! » Que vaut cette excuse ? Robespierre devait expier quelques semaines plus tard. Collot d'Herbois fut déporté sous le Directoire et mourut en 1796. En 1814, Louis XVIII fit faire des recherches qui restèrent vaines, pour retrouver le corps de sa sœur.
« Sa gloire est partout et sa tombe nulle part. » Le procès de béatification de Madame Élisabeth a été introduit en 1929, *mais le dossier a été subtilisé sous Paul VI*. La cause de béatification de Madame Clotilde, reine de Sardaigne, touche à son terme, puisque le décret d'héroïcité des vertus est rendu. Pour Madame Élisabeth, toute la procédure est à recommencer. A défaut d'un culte public, nous vénérerons dans nos cœurs cette sainte fille de France, fidèle à sa famille jusqu'à l'héroïsme.
Jean Crété.
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### Petite chronique de la grande Terreur (VII)
par Alain Sanders
#### I. -- Noël Pinot, prêtre et martyr
Noël Pinot, né le 20 décembre 1747, est le dernier d'une famille de seize enfants : onze filles et trois garçons. Son père est maître-tisserand à Angers. Dans la très belle histoire illustrée qu'elle consacre à l'histoire de Noël Pinot ([^17]), Louise André-Delastre note :
« Noël est un écolier sans histoire, pieux, calme et docile, avec une intelligence claire et beaucoup de bon sens. Après l'école paroissiale, il : entre comme externe au *Collège neuf,* proche de chez lui. Six ans plus tard, c'est le Petit Séminaire de Saint-Éloi -- la pension cette fois ! -- où il fait sa philo. Encore deux ans, une petite rue à traverser et... le voilà au Grand Séminaire.
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C'est qu'il veut, lui aussi, devenir prêtre. René \[son frère aîné\], à présent vicaire tout près de là, l'aide et l'encourage de son mieux. »
En décembre 1770, Noël est ordonné prêtre. A ses côtés, pour sa première messe, son frère. Et, dans l'église, sa mère, veuve depuis quatorze ans. Ses « classes » -- ses « classes » de vicaire --, Noël Pinot les fait à Bousse, à Couture, à Saint-Germain de Corzé. Discret, attentif à tous, charitable, le jeune prêtre est alors nommé « Aumônier des Incurables », à Angers.
Il y voit un signe du ciel. Quelle mission plus exaltante, en effet, que celle d'amener -- ou de ramener -- à Dieu ceux qui sont condamnés à ne jamais guérir ? Il se consacre entièrement à cette mission dans le même temps qu'il continue à étudier pour devenir curé de paroisse. En 1788, il est nommé curé du Louroux-en-Béconnais, dans le diocèse d'Angers. Louise André-Delastre ([^18]) :
« Le Louroux compte 3.000 âmes (notez cette belle manière ancienne de désigner les habitants) et une abbaye, celle du Pontron où vivent comme ils peuvent ses cinq derniers moines cisterciens. Le pays n'est guère plaisant, avec des landes, des friches, des ornières où l'on patauge dès qu'il pleut. Les paroissiens sont encore bons, mais dans les cabarets et par la hotte des colporteurs commencent à se répandre les idées révolutionnaires. »
Mais rien de tout cela ne fait peur à Noël. Il ne sera véritablement troublé que lorsqu'il entendra son évêque -- rebaptisé « président » -- fêter l'avènement de « l'âge d'or » d'une même voix que les francs-maçons. Et il le sera plus encore quand il s'agira de jurer -- avant le 23 janvier 1791 -- fidélité à la Constitution civile du clergé sous peine d'être chassé dans le meilleur des cas, emprisonné dans la plupart des autres...
Le 23 janvier, Noël dit sa messe. Sous l'œil des révolutionnaires locaux qui attendent qu'il prononce -- en chaire comme la loi l'exige -- son serment, Noël Pinot proclame résolument :
-- Je ne jurerai pas.
Son vicaire, directement menacé par les excités, accepte de monter en chaire et de prononcer, d'une voix altérée par la peur, le serment qui fait désormais de lui un jureur.
Le dimanche de la Sexagésime de 1791, alors que le vicaire jureur a chanté la messe, Noël monte en chaire. Pour expliquer les raisons qu'il a de refuser la Constitution civile du clergé. Et conclure :
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-- L'accepter, c'est se séparer de l'Église, c'est renier Jésus-Christ !
Brouhaha et bousculades dans l'église. Le maire, rouge de colère, s'est dressé :
-- Taisez-vous ! C'est indigne, je vous somme de vous taire et de quitter la chaire !
Aussitôt, la grosse majorité des fidèles huent le maire et Rougeon, fileur de laine, lance au prêtre :
-- Restez, Monsieur le curé, restez en chaire. Vous dites ce qu'il faut dire. Nous sommes avec vous.
Le maire n'insiste pas. A peine sorti de l'église, il fait rédiger et porter aussitôt à Angers un rapport de dénonciation.
Le 5 mai, des soldats encerclent la cure :
-- Prépare-toi, curé, il faut nous suivre.
Noël se prépare. Les mains liées, il est jeté sur un cheval. Les soldats sont allés appréhender aussi Rougeon, désigné par le maire comme le meneur des « fanatiques ».
-- Qu'as-tu à dire pour ta défense, citoyen Pinot ?
Le tribunal devant lequel Noël Pinot comparaît n'est pas composé de méchants hommes. Manifestement gênés d'avoir à juger un prêtre, ils se contentent de prononcer un blâme public et de condamner le « citoyen Pinot » à vivre deux ans sans traitement à au moins huit lieues (32 km) d'Angers et du Louroux...
-- C'est une honte ! a hurlé l'accusateur public. Je fais appel de ce jugement !
Il a gain de cause. Et un autre tribunal est choisi qui siégera dans le château de la Maréchale d'Aubeterre. Louise André-Delastre ([^19]) :
« Celle-ci refuse qu'on enferme le prêtre dans les cachots ; il logera dans la tour et Gaultier, le brave régisseur, veillera aux égards qu'on lui doit (...) Un jour, on lui apprend que le pape Pie VI vient de condamner solennellement la Constitution civile du clergé. Prêtres et évêques « jureurs » ont 40 jours pour se soumettre, sinon ils seront excommuniés, rejetés hors de l'Église. »
Sorti clandestinement du château d'Aubeterre, Noël se cache chez les Incurables d'Angers. Mais il n'y reste pas, soucieux de ne pas compromettre la directrice de l'établissement. Il court la campagne et trouve refuge à Corzé où il fut vicaire.
84:334
Il y reste le temps de chanter une grand'messe et de s'enfuir à nouveau. A Beaupréau, il rejoint d'autres réfractaires, protégés le jour par les habitants du village et officiant la nuit, au nez et à la barbe des autorités républicaines.
Pendant deux ans, vêtu comme un paysan, un bâton de marche à la main, un sac à l'épaule, le prêtre va de village en village, apportant le secours de la religion à ceux qui refusent les « jureurs ».
Malgré les périls du temps -- nous sommes en 1793 et les « Bleus » terrorisent les campagnes -- Noël revient au Louroux et célèbre clandestinement la messe. Pendant la journée, il se tient caché chez les Barrault, ravitaillé discrètement par la fille de ces braves gens, Marie, âgée de 13 ans.
Plusieurs fois il n'échappera à la soldatesque que de justesse, sautant du grenier de la famille Lelarge à l'étable des Gillot, caché dans le foin, sous des cuviers à lessive, dans des râteliers...
Ne reculant devant aucune imprudence, il organise les premières communions de douze enfants du village. En 1865, un très vieil homme du Louroux en témoignera encore :
-- Oui, j'en étais. J'avais quinze ans. Pendant plusieurs nuits, j'avais fait 7 km pour retrouver les autres à la ferme de la Foucherie. On était douze. Quelle retraite et quelle première communion ! La grande table avait été descendue dans la grange et recouverte d'un drap blanc. Dans un coin, sur un socle garni de lierre, la petite Sainte-Vierge que M. le Curé avait toujours dans son sac, partout les chandelles allumées. Le fermier et quelques hommes montaient la garde au dehors. On a communié les douze, et presque tous ceux qui étaient là. Et puis on a tout fait : les promesses du baptême, la consécration à la Sainte Vierge. Ah ! cette nuit, je ne l'oublierai jamais...
Début février 1794, on conduit le prêtre chez la veuve Peltier qui a proposé de le cacher dans sa petite maison. Il s'inquiète :
-- Vous savez que c'est dangereux de m'abriter ? Ça ne vous fait pas peur ?
-- Peur ? Et vous, alors, M. le Curé, vous ne risquez pas tous les jours votre vie pour nous ?
Le malheur voudra que Noël soit dénoncé par un Judas du village, un certain Niquet qui touchera cent livres pour prix de sa trahison. Les Bleus arriveront à la Milanderie un soir, vers 11 heures. Ils sont nombreux. Plus de cinquante, sans doute. Les sentinelles ont eu le temps de prévenir le prêtre.
-- Ils sont tout près, M. le Curé, cachez-vous !
85:334
Où se cacher ? Là, dans le coffre à vêtements ! Vite... La veuve Peltier n'a pas eu le temps de refermer le coffre que les soldats ont enfoncé la porte. C'est le capitaine Grandin de la garde nationale qui mène l'action :
-- Nous savons que tu le caches. Où est-il ?
-- Que je cache qui ? Je ne sais pas de quoi vous me causez... Fouillez la maison si ça vous dit...
Ils fouillent la maison. De fond en comble. Sans trouver personne. Grandin est furieux : :
-- Tu vas nous dire où il est ! Il s'est sauvé, n'est-ce pas ? Puis, avisant le fils de la veuve Peltier, le petit François, âgé de 7 ans, il menace :
-- Tu vas y passer, toi et les autres, et le gamin !
Pendant que Grandin tonne et rage, le lieutenant Robin pose les yeux sur le coffre. Il l'entrouvre et aperçoit le prêtre. Le dénoncer ? Non. Le lieutenant Robin est plus que las des exactions qu'on lui commande. Il referme le coffre précipitamment et s'assied dessus. Mais son manège n'a pas échappé à Niquet :
-- Le calotin est là, mon capitaine, il est caché dans le coffre !
Des insultes. Des coups. Des crachats. Il y a cinq kilomètres de la Milanderie au Louroux. Et pendant cinq kilomètres, Noël Pinot et la veuve Peltier seront battus et injuriés. A l'auberge de la Corne, où la troupe s'arrête un instant, les sans-culottes locaux, imbibés de mauvais vin et de mauvaise haine, prennent le relais des soldats. Louise André-Delastre ([^20]) :
« On arrive au corps de garde du Louroux. Le prêtre est délié... mais c'est pour être fouillé. Douleur ! Les hosties consacrées étaient sur sa poitrine, dans leur petite boîte -- leur custode ; les misérables se les partagent avec des singeries, des blasphèmes, et Monsieur Pinot n'y peut rien. Pour un prêtre comme lui mieux vaudrait mille fois la mort. On lui rattache les mains, si serrées que le sang jaillit des pouces. »
Et l'interrogatoire commence. Il est mené par un juge de paix, un noble rallié à la Révolution :
-- Qui t'a donné cette chasuble, tous ces petits bondieux et autres joujoux ?
-- Je les ai trouvés dans le Poitou. Je ne sais plus dans quelle commune.
86:334
-- Tu es accusé d'avoir célébré des messes.
-- C'est vrai.
-- Chez qui ?
-- Je ne m'en souviens plus.
-- Nous allons te le dire. Tu es allé chez Untel, chez celui-ci, celui-là, cet autre encore. Qu'y faisais-tu ?
-- Je venais prendre de leurs nouvelles. Et je leur parlais des vérités de l'Évangile...
-- Cette veste, c'est au Louroux que tu te l'es procurée ?
-- Inutile de m'interroger. Je ne parlerai pas. Je ne chargerai personne.
-- Tu te cachais depuis longtemps chez la veuve Peltier ?
-- Je venais juste d'entrer chez elle. Et elle ne s'y trouvait même pas. Quand je vous ai entendus, je me suis caché dans le coffre.
-- Tu as été dans l'armée des brigands ?
-- Je n'ai jamais suivi d'armée.
Le lendemain, encadré par les gardes, Noël Pinot est emmené vers Angers. Avant de partir, il a appelé la petite Marie Barrault, celle qui venait le ravitailler quand il se cachait chez les parents de la fillette. De sa poche, il tire un chapelet ([^21])
-- Tiens, ma petite Marie. Tu le garderas en souvenir de moi.
A Angers, Noël est enfermé dans l'ancien évêché reconverti en tribunal révolutionnaire. Le tribunal est installé dans l'ancienne chapelle des Jacobins et le président du tribunal, Joseph Roussel, a son fauteuil à l'endroit même où se tenait l'autel.
Les questions -- et les réponses -- du « procès » de Noël Pinot ont été conservées :
-- Pourquoi l'accusé est-il réfractaire ?
-- Parce qu'il voulait instruire sa paroisse, dont Jésus-Christ, qui est Dieu, l'avait chargé.
-- Les preuves de cette soi-disant mission ?
-- La juridiction que l'Église lui avait donnée de la paroisse du Louroux, et que seule l'Église pouvait lui ôter.
-- Que faisait-il donc quand il était dans sa commune ?
-- Il expliquait la doctrine de la religion chrétienne, la seule véritable que l'on veut détruire.
Le jugement du tribunal tombera. Tel qu'on pouvait l'attendre.
87:334
« Noël Pinot, comme tout prêtre réfractaire, a secoué les torches du fanatisme pour allumer le feu de la guerre civile et faire couler des flots de sang... provoquer au rétablissement de la royauté et à la destruction de la liberté et de l'égalité, bases fondamentales du bonheur et de la gloire de la république française. Lui et ses semblables sont coupables de tous les malheurs de la Vendée et de la mort de plus de cent mille républicains de cette contrée. En conséquence, ce 3 ventôse an II de la République \[21 février 1794\], Noël Pinot, prêtre non assermenté, ci-devant curé du Louroux-Béconnais est condamné à la peine de mort. »
Avisant sur une table les pièces à conviction -- les ornements sacerdotaux -- Joseph Roussel ([^22]) lance au prêtre qui n'a pas manifesté la moindre inquiétude pendant la lecture de la sentence :
-- Tu ne voudrais pas monter à la guillotine avec tes habits, mourir dans ton accoutrement ?
-- Ce serait un grand bonheur, répond Noël.
Deux heures et demie de l'après-midi. C'est l'heure. Noël baise sa soutane, récite ses prières, revêt l'amict, l'aube, l'étole, la chasuble.
-- Je suis prêt. Allons-y.
Le cortège se met en marche. Il est trois heures quand les soldats et le martyr arrivent sur la place où la guillotine est dressée. De la fenêtre d'un hôtel avoisinant, son plus fidèle ami au Grand Séminaire, Simon Gruget, prêtre réfractaire lui aussi, donne l'absolution à Noël qui, doucement, continue de prier.
Le bourreau. La sinistre planche. La lame. Un bruit sec. La mort.
Le 31 octobre 1926, jour de la première fête du Christ-Roi, Pie XI nomme bienheureux Noël Pinot. L'Association Noël Pinot ([^23]), qui entretient le souvenir et la dévotion du prêtre martyr, a une espérance : « Dieu veuille que nous l'appelions bientôt « saint ». »
Jeté dans une fosse commune, le corps de celui qui fut un saint curé ne fut jamais retrouvé.
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#### II. -- Les derniers jours d'André Chénier
André Chénier, dont la famille avait plus que donné des gages à la Révolution ([^24]), commença de se faire mal voir des révolutionnaires en écrivant son *Avis aux Français* où « il emploie tous les moyens pour ramener le pays au respect de la tradition monarchique ». Ce qui lui vaudra d'être dénoncé par Camille Desmoulins qui évoquera, devant les frères du poète, « *je ne sais quel André Chénier, plus sanguinaire que Marat* » !
Par prudence, Chénier trouve asile, début 1794, à Versailles. Il s'y sentait en sécurité et près de Fanny qui habite à Louveciennes, au pavillon Pourrat. Début mars, Chénier apprend que son ami Pastoret (ou : de Pastoré), qui s'est réfugié chez ses beaux-parents, à Passy, va être arrêté. Il n'hésite pas une seconde : « Je dois le prévenir. »
Il part à pied. Et arrive à la nuit. Il frappe chez Pastoret. On lui ouvre. Il y a là deux femmes, Mme Pastoret et Mme Piscatory :
-- Mon mari a fui, lui dit Mme Pastoret. Il se doutait qu'on allait venir l'arrêter tout à l'heure.
-- Mais il vous faut fuir, vous aussi. Venez vous cacher à Versailles, vous y serez en sécurité. Je cours quérir un cabriolet. Il s'apprête à sortir quand on frappe à la porte :
-- Au nom de la nation, ouvrez !
On ouvre. Les membres du Comité révolutionnaire de Passy se précipitent. Ils arrêtent les deux femmes mais s'intéressent surtout à ce Chénier qu'ils viennent de cueillir au gîte d'un suspect.
-- Tes papiers, citoyen ! lui lance le sans-culotte Cramoisin.
-- Je n'en ai pas d'autres que ma carte de sûreté.
Commence alors, mené par les sans-culottes Cramoisin, Guénot et Boudgoust, un interrogatoire qui mériterait plus que les abominations de Marat, les discours de Robespierre, les haines de Saint-Just ou les jugements de Fouquier-Tinville, de figurer *in extenso* dans toutes les anthologies de la Révolution...
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Mais qu'il nous suffise d'en rappeler un passage. Comme on le questionne sur son amitié pour les Pastoret, Chénier explique qu'il les a vus plusieurs fois, chez les Trudaine ([^25])
-- J'allais chez mes amis Trudaine et les Pastoret habitaient la maison à côté.
Qu'a-t-il dit là ! Qui peut bien être ce « Côté » qui aurait une maison place Louis XV ? Ils font remarquer à Chénier « *qu'il n'est pas juste dans sa réponse attendue que place de la révolution il ny a pas de maison qui se nome la maison a Cottée donc il vien de nous déclarer* ».
Chénier fait patiemment remarquer que par « maison à côté », il entendait « maison voisine ». Mais on ne la fait pas aux représentants du peuple qui notent :
« *A lui representer quil nous fai des frâse attendue quil nous repettes deux foie la maison a Cottée.* »
Chénier refusera, bien sûr, de signer un tel procès-verbal. En pleine nuit, les sans-culottes le conduisent à la prison de Saint-Lazare devenue, selon la terminologie révolutionnaire, la maison Lazare. Il y a là près d'un millier de prisonniers. Lenôtre en a dit le malheur : « Quatre étages de prisonniers gémissaient et hurlaient l'un sur l'autre ; trois larges corridors, mal éclairés, barrés de grilles, divisaient chaque étage, pénétrés d'une odeur de tanière (...) La vie était rude à Saint-Lazare. Dans ce grouillement de détenus, -- huit à neuf cents, -- circulant sans cesse par les couloirs, chacun s'isolait ; on évitait de se parler, on soupçonnait un espion derrière chaque porte. Ces hommes, ces femmes, marqués pour la boucherie, avaient quelque chose de l'effarement instinctif des moutons parqués dans les cours des abattoirs. » ([^26])
La famille Chénier ne s'inquiétera guère de la détention d'André dans les débuts. Parce qu'on se dit qu'il est protégé par les brillants états de service de la famille justement. Marie-Joseph veut croire que son frère, contre lequel il n'y a rien, sera relâché après s'être fait oublier en prison...Un mauvais moment à passer. Rien d'autre...
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Le seul à ne pas partager ce bel optimisme, c'est le vieux père Louis de Chénier. Il n'a plus aucune illusion, en ce qui le concerne, en la justice des terroristes. Alors, il multiplie les démarches, visite les bureaux des Comités. Avec pour effet d'indisposer le Comité de sûreté générale qui finit par lui interdire les visites à Saint-Lazare.
Il n'en continue pas moins à frapper à toutes les portes. On le reçoit par pitié. On le renvoie de bureaux en bureaux. A force de persévérance, il réussit à être reçu par le conventionnel Barère. Barère -- qui se faisait appeler de Vieuzac avant la Révolution -- est un monstre froid. Alquier, qui s'y connaît, puisque c'est lui qui a laissé massacrer les prisonniers transférés d'Orléans à Versailles, en septembre 1792, l'a surnommé l' « Anacréon de la guillotine ». Les plaintes et les pleurs du vieil homme l'ennuient. Vite, s'en débarrasser vite...
-- C'est bon, c'est bon, ton fils sortira dans trois jours.
Trois jours plus tard, le 7 thermidor, le vieux père Chénier est dans son logis de la rue de Cléry. Depuis le matin il attend le retour d'André. Au moindre bruit, il sursaute, se lève, écoute les pas dans l'escalier. A la nuit tombée, on sonne à la porte. Ce ne peut être qu'André. Barère a tenu parole. Le vieil homme ouvre la porte :
« Ce n'est pas André, c'est Marie-Joseph ; pâle, immobile sur le palier ; il dévisage son père en silence ; celui-ci subitement terrifié, les yeux fixés sur les yeux de son fils, est sans force pour l'interroger... et ces deux hommes restent là, les lèvres frémissantes, n'osant parler, jusqu'à ce que le vieillard, reculant d'horreur, vienne s'abattre avec un cri déchirant sur le carreau de la salle à manger. » ([^27])
Ce que Marie-Joseph, Marie-Joseph le régicide, le poète officiel de la Terreur, a essayé de dire silencieusement à son père, et que son père a compris, c'est qu'André est condamné. Au moment où Marie-Joseph est entré dans la maison située entre la rue de Cléry et la rue Beauregard, une charrette quittait la place de la barrière de Vincennes.
Dans la charrette, il y a quatre-vingt cinq corps sans têtes. Dont celui d'André Chénier. Le lourd tombereau ne va pas très loin de là. Le voyage s'arrête dans une carrière où deux hommes attendent la livraison. Leur travail consiste à décharger les cadavres, à les dépouiller de leurs vêtements, à les balancer dans la fosse commune où s'entassent des dizaines de corps.
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Le cadavre de Chénier aurait pu pourrir là. Mêlé aux autres. Oublié à jamais. Anonyme. La Providence a voulu qu'une ouvrière, Mlle Paris, amenée à la barrière de Vincennes par son père, ait assisté à l'exécution. Elle ne connaît pas André Chénier mais elle sait qu'on vient d'assassiner un poète. Alors, seule, prudemment car il serait dangereux de se faire repérer, elle suit le sinistre tombereau. Jusqu'à la carrière. Chaque dimanche, elle viendra prier là. Jusqu'au 9 thermidor, date à laquelle on combla le lieu maudit qui, acheté par un habitant de Picpus et clos de murs, béni par un prêtre non jureur, devint le champ des Martyrs.
Georges Lenôtre nous dit la suite :
« Lorsqu'en 1802 Mme de Montagu-Noailles entra en France, un de ses premiers soins fut de s'informer du lieu où Mme la duchesse d'Ayen, sa mère, exécutée le 22 juillet 1794, avait été ensevelie ; personne ne put l'en instruire. Le hasard lui apprit enfin l'existence de Mlle Paris qui la renseigna. Mme de Noailles acheta le terrain où dormaient les treize cent sept victimes exécutées du 14 juin au 27 juillet ; l'enclos funèbre est resté intact ; mais dans un jardin voisin sont les caveaux et les monuments, très simples pour la plupart, -- des familles de suppliciés qui ont obtenu d'être réunies, dans le repos, à ceux des leurs que la Révolution avait mis à mort. Dans un angle se trouve le tombeau du général Lafayette, toujours surmonté du drapeau des États-Unis ; par une petite porte grillée on aperçoit la fosse commune, carré de gazon, ombragé de peupliers et de cyprès sous lesquels se dresse une croix de fer. Le couvent voisin est occupé par les dames de l'Adoration perpétuelle. On célèbre tous les jours, dans la chapelle, un service mortuaire en mémoire des victimes de l'échafaud, et, chaque année, à la fin d'avril ou en mai, on y fait un service solennel, à la suite duquel le clergé et les familles en deuil sortent processionnellement de l'église et se rendent à l'enceinte sacrée qu'on appelle le champ des Martyrs. » ([^28])
Les Chénier, eux, ignorèrent toujours où le corps du martyr avait été jeté. Le vieux Chénier ne survivra pas un an à la mort de son fils. Élisabeth Chénier, la mère, née des œuvres de Santi Lomaca, « notable à barbe » de Méhémet-Effendi, ambassadeur de l'empereur des Turcs, survécut quinze ans à la tragédie, aux côtés de Marie-Joseph.
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Sous le Directoire, Marie-Joseph avait acheté -- pour être régicide, on n'en a pas moins des envies de possédant -- un petit terrain à Antony. Pendant l'Empire, Élisabeth Chénier y fit bâtir une belle maison. Elle s'y fit enterrer.
Et l'œuvre de Chénier ? Ce fut un éditeur qui, dix ans plus tard, rassembla des manuscrits plus que dispersés et révéla au grand public des vers jusqu'alors inédits. « Ce fut une singulière révélation, écrit Lenôtre, le monde découvrait avec stupeur que la Révolution portait la responsabilité d'un crime atroce ; elle avait égorgé sans motif l'un des plus grands poètes de France. »
Le jour de son arrivée à la prison de Saint-Lazare, Chénier, qui venait de goûter de la grande intelligence de ses bourreaux, sut qu'il allait mourir. Il écrira :
« *Ah ! lâches que nous sommes !*
« *Tous, oui tous ! Adieu, terre, adieu !*
« *Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre !* »
Mais cette sorte de résignation ne va pas sans la volonté de dire -- avant de mourir -- leur fait aux terroristes :
« *Mourir sans vider mon carquois !*
« *Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange*
« *Ces bourreaux barbouilleurs de lois...*
« *Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire*
« *Sur tant de justes massacrés...*
« Ce sera sa gloire, dit encore Lenôtre, d'avoir concentré en lui seul l'âme en révolte de la France violée et d'avoir jeté, du fond d'un cachot, l'anathème à ceux qui la déshonoraient. »
Ce sera son exemple, surtout, d'avoir écrit, alors qu'on prépare le sinistre couperet : « Au pied de l'échafaud, j'essaie encore ma lyre. Peut-être est-ce bientôt mon tour... »
En 1840, Leconte de Lisle dira :
-- André en montant sur l'échafaud savait seul qu'un grand poète allait mourir.
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C'est vrai. Le Tribunal révolutionnaire a condamné à mort, le 6 thermidor, un journaliste politique. Et le 7, c'est un défenseur convaincu de la monarchie qu'on assassine ([^29]).
Il n'empêche que les malheureux compagnons de Chénier sur la charrette savent qu'il est poète. Et notamment le délicieux Jean-Antoine Roucher, l'auteur des *Saisons,* qui échangera avec lui les vers d'*Andromaque :*
« *Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,*
« *Ma fortune va prendre une face nouvelle ;*
« *Et déjà son courroux semble s'être adouci,*
« *Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici.* »
A la Conciergerie, les deux hommes avaient pu prendre connaissance de leur acte d'accusation : « Roucher et Chénier ont été les écrivains stipendiés du tyran pour égarer et corrompre l'esprit public. » On leur fait grief, encore, d'avoir collaboré au *Journal de Paris* « sous couvert de défendre de prétendus principes constitutionnels et d'avoir préparé la contre-révolution ». ([^30])
Dans l'avis d'exécution envoyé par le greffe au maire de Paris, lui signifiant la condamnation à mort de vingt-cinq personnes, seuls les noms de Chénier et de Roucher sont cités, preuve éclatante qu'ils étaient particulièrement visés : « Je t'envoie, citoyen, l'extrait du jugement qui condamne à la peine de mort Roucher, Chénier et autres en date du 7 thermidor, ainsi que celui de l'exécution dudit jugement. Il t'invite à faire la consignation de ce décès sur le registre mortuaire et de m'accuser réception de cet extrait. »
Dans son très beau livre *Poètes en prison* ([^31]), Jean-Marc Varaut écrit :
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« La hache ([^32]) qui l'a tiré au sort a interrompu l'œuvre d'André Chénier à trente et un ans. Que serait-il devenu ? La guillotine a posé pour toujours le point d'interrogation de son avenir lyrique. Les suppositions sont vaines. Il est permis toutefois d'estimer que les fragments et les ébauches de l'*Hermès* et de *L'Aveugle* et les réussites admirables que sont *La Jeune Tarentine* et *la Jeune Captive,* débris d'un grand rêve décapité, laissaient augurer un monument poétique qui n'eût pas été inégal à ceux que nous ont laissés pour leurs siècles Ronsard et Victor Hugo. Les vers de fer et de feu écrits dans sa prison, défiant la haine et la mort, sont là pour en témoigner. »
Alain Sanders.
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## TEXTES
### La prophétie de Cazotte
AUJOURD'HUI généralement oublié après avoir été longtemps célèbre sous le nom de « *prophétie de Cazotte* », ce texte a été publié pour la première fois -- sans l'alinéa final qui en précise le caractère -- par Petitot, en 1806, dans les *Œuvres choisies et posthumes* de La Harpe.
Cette pseudo-prophétie, inventée après coup par La Harpe, fut d'abord considérée comme une œuvre authentique de Cazotte, d'où le nom qui lui est resté.
En 1817 l'exécuteur testamentaire de Petitot dénonça l'omission du dernier alinéa : la pseudo-prophétie apparut alors pour ce qu'elle était, -- elle n'était donc qu'un jeu littéraire, mais d'une saisissante vraisemblance et d'une grande vérité historique, qu'admirait Sainte-Beuve. C'est seulement en 1820 que l'alinéa final, supprimé par Petitot, fut publié dans le *Journal de la Librairie.*
Jacques CAZOTTE (né en 1719, guillotiné à Paris en 1792) : auteur de *Contes* pleins de fantaisie et en 1772 du *Diable amoureux,* roman allégorique et fantastique.
Jean-François DELAHARPE, dit de LA HARPE (1739-1803) : critique et poète dramatique, membre de l'Académie française.
Claude PETITOT (1772-1815) : érudit, auteur d'un *Répertoire du Théâire-Français* et d'une *Collection de mémoires relatifs à l'histoire de France.*
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IL ME SEMBLE QUE C'ÉTAIT HIER, et c'était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l'Académie, grand seigneur et homme d'esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état, gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gardait pas toujours le ton : on en était alors venu, dans le monde, au point où tout est permis pour faire rire.
Chamfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté, sans avoir même recours à l'éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion : l'un citait une tirade de *La Pucelle ;* l'autre rappelait ces vers « philosophiques » de Diderot :
*Et des boyaux du dernier prêtre,*
*Serrez le cou du dernier roi...*
et d'applaudir. Un troisième se lève, et tenant son verre plein : « Oui, Messieurs, s'écrie-t-il, je suis aussi sûr qu'il n'y a pas de Dieu que je suis sûr qu'Homère est un sot » ; et en effet, il était sûr de l'un comme de l'autre ; et l'on avait parlé d'Homère et de Dieu ; et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l'un et de l'autre.
La conversation devient plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la *révolution qu'avait faite Voltaire,* et l'on convient que c'est là le premier titre de sa gloire : « Il a donné le ton à son siècle, et s'est fait lire dans l'antichambre comme dans le salon. »
Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant :
« Voyez-vous, Monsieur, quoique je ne sois qu'un misérable carabin, je n'ai pas plus de religion qu'un autre. »
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On conclut que la *révolution* ne tardera pas à se consommer ; qu'il faut absolument que la *superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie,* et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque, et quels seront ceux de la société qui verront *le règne de la raison.* Les plus vieux se plaignaient de ne pouvoir s'en flatter ; les jeunes se réjouissaient d'en avoir une espérance très vraisemblable ; et l'on félicitait surtout l'Académie d'avoir *préparé le grand œuvre,* et d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de *la liberté de penser.*
Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme : c'était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés.
Il prend la parole, et du ton le plus sérieux :
« Messieurs, dit-il, soyez satisfaits ; vous verrez tous *cette grande et sublime révolution* que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète ; je vous le répète, vous la verrez. »
On lui répond par le refrain connu : « *Faut pas être grand sorcier pour ça*. -- Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette *révolution,* ce qui en arrivera pour vous tous, tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue ?
-- Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air et son rire sournois et niais ; un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un prophète.
-- Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau ; du poison que le *bonheur* de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous*.* »
Grand étonnement d'abord, mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l'on rit de plus belle.
« Monsieur Cazotte, le conte que vous nous faites ici n'est pas si plaisant que votre *Diable amoureux.* Mais quel diable vous a mis dans la tête ce *cachot,* ce *poison* et ces *bourreaux ?* Qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la *philosophie* et le *règne de la raison ?*
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-- C'est précisément ce que je vous dis : c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté, c'est sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi, et ce sera bien le *règne de la raison,* car alors elle aura des *temples,* et même il n'y aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que des *temples de la Raison.*
-- Par ma foi, dit Chamfort avec le rire du sarcasme, vous ne serez pas un des prêtres de ces temples-là.
-- Je l'espère ; mais vous, monsieur de Chamfort, qui en serez un, et très digne de l'être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que quelques mois après. »
On se regarde et on rit encore. « Vous, monsieur Vicq-d'Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même ; mais, après, vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d'un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï, vous mourrez sur l'échafaud ; vous, monsieur Bailly, sur l'échafaud ; vous, monsieur de Malesherbes, sur l'échafaud...
-- Ah ! Dieu soit béni ! dit Roucher, il paraît que monsieur n'en veut qu'à l'Académie ; il vient d'en faire une terrible exécution ; et moi, grâces au ciel...
-- Vous ! vous mourrez aussi sur l'échafaud.
-- Oh ! c'est une gageure, s'écrie-t-on de toute part, il a juré de tout exterminer.
-- Non, ce n'est pas moi qui l'ai juré.
-- Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares ? Encore ?...
-- Point du tout, je vous l'ai dit : vous serez alors gouvernés par la seule *philosophie,* par la seule *raison.* Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des *philosophes,* auront à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront tout comme vous les vers de Diderot et de *La Pucelle...* »
On se disait à l'oreille : « Vous voyez bien qu'il est fou (car il gardait toujours le plus grand sérieux). Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante ? et vous savez qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.
-- Oui, répond Chamfort, mais son merveilleux n'est pas gai ; il est trop patibulaire ; et quand tout cela se passera-t-il ?
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-- Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli...
-- Voilà bien des miracles (et cette fois c'était moi-même qui parlais) ; et vous ne m'y mettez pour rien ?
-- Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire : vous serez alors chrétien. »
Grandes exclamations.
« Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.
-- Pour ça, dit alors madame la duchesse de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n'être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais il est reçu qu'on ne s'en prend pas à nous, et notre sexe...
-- Votre sexe, Mesdames, ne vous en défendra pas cette fois ; et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.
-- Mais qu'est-ce que vous nous dites donc là, monsieur Cazotte ? C'est la fin du monde que vous nous prêchez.
-- Je n'en sais rien ; mais ce que je sais, c'est que vous, Madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains derrière le dos.
-- Ah ! j'espère que, dans ce cas-là, j'aurai du moins un carrosse drapé de noir.
-- Non, Madame ; de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette, et les mains liées comme vous.
-- De plus grandes dames ! Quoi ! les Princesses du sang ?
-- De plus grandes dames encore... »
Ici un mouvement très sensible dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit : on commençait à trouver que la plaisanterie était forte.
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Madame de Gramont, pour dissiper le nuage, n'insista pas sur cette dernière réponse, et se contenta de dire, du ton le plus léger :
« Vous verrez qu'il ne me laissera seulement pas un confesseur !
-- Non, Madame, vous n'en aurez pas, ni personne. Le dernier supplicié, qui en aura un par grâce, sera... »
Il s'arrêta un moment.
« Eh bien ! quel est donc l'heureux mortel qui aura cette prérogative ?
-- C'est la seule qui lui restera : et ce sera le roi de France. »
Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte, et lui dit, avec un ton pénétré :
« Mon cher monsieur Cazotte, c'est assez faire durer cette facétie lugubre. Vous la poussez trop loin, et jusqu'à compromettre la société où vous êtes, et vous-même. »
Cazotte ne répondit rien, et se disposait à se retirer, quand madame de Gramont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s'avança vers lui :
« Monsieur le prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne nous dites rien de la vôtre. »
Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés :
« Madame, avez-vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe ?
-- Oh ! sans doute ; qu'est-ce qui n'a pas lu ça ? Mais faites comme si je ne l'avais pas lu.
-- Eh bien, Madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d'une voix sinistre et tonnante : *Malheur à Jérusalem !* et le septième jour, il cria : *Malheur à Jérusalem, malheur à moi-même !* et dans le moment une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l'atteignit et le mit en pièces. »
Et, après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.
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Quelqu'un m'a dit : « Cela est-il possible ? Ce que vous me racontez là est-il vrai ? -- Qu'appelez-vous vrai ? Ne l'avez-vous pas vu de vos yeux ? -- Oui, les faits ; mais la prédiction, une prophétie si extraordinaire ! -- C'est-à-dire que tout ce qui vous paraît ici de plus merveilleux, c'est la prophétie. Vous vous trompez. Sans doute, la connaissance de l'avenir n'appartient qu'à Dieu, et nul n'est prophète qu'autant qu'il est inspiré de Dieu. Mais ce miracle n'est nullement rare : Dieu en a donné mille exemples authentiques ; et il ne répugne à aucune théorie morale et philosophique qu'il puisse communiquer à qui il lui plaît la connaissance de l'avenir. Mais un miracle ou plutôt un assemblage de miracles tout autrement extraordinaires, c'est cet amas de faits inouïs et monstrueux qui répugnent à toute théorie connue jusqu'ici, qui font tout le renversement de toutes les idées humaines, même dans le mal, de tout ce qu'on connaissait de l'homme, même dans le crime. Voilà le prodigieux réel, comme la prophétie n'est que supposée ; et si vous n'en êtes encore à voir, dans tout ce que nous avons vu, que ce qu'on appelle une révolution, si vous croyez que celle-là est comme une autre, c'est que vous n'avez ni lu, ni réfléchi, ni senti. En ce cas, la prophétie même, si elle avait eu lieu, ne serait qu'un miracle de plus perdu pour vous comme pour les autres, et c'est là le plus grand mal. »
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### Le dialogue de Marmontel avec Chamfort
*Le dialogue de Marmontel avec Chamfort, que Jacques Bainville citait souvent, est exemplaire. Il est utile de le lire ou de le relire sous le bombardement officiel de propagande fallacieuse que le Bicentenaire nous fait subir.*
Jean-François MARMONTEL (1723-1799) est de ces auteurs que leurs contemporains mettent au premier rang, et que les générations suivantes font passer à la trappe. On ne lit plus ses *Contes moraux* (1761), ni ses deux romans idéologiques, qui furent parmi les grands succès du siècle : *Bélisaire* (1767) qui vante la tolérance et *Les Incas* (1777) contre l'esclavage. Mais on peut lire ses *Mémoires d'un père,* autobiographie inachevée et posthume (1804), pleine de traits curieux, et d'où est extrait le dialogue avec Chamfort.
Sébastien NICOLAS, dit de CHAMFORT (1741-1794) auteur d'épigrammes et de sentences caustiques (recueil posthume en 1795 : *Maximes et pensées*), membre de l'Académie française, révolutionnaire passionné, emprisonné sous la Terreur, se donna la mort en prison.
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NOUS AVIONS À L'ACADÉMIE FRANÇAISE un des plus outrés partisans de la faction républicaine : c'était Chamfort, esprit fin, délié, plein d'un sel très piquant, lorsqu'il s'égayait sur les vices et sur les ridicules de la société ; mais d'une humeur âcre et mordante contre les supériorités de rang et de fortune, qui blessaient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort était celui qui pardonnait le moins aux riches et aux grands l'opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables, dont il était lui-même fort aise de jouir. Présents et en particulier, il les ménageait, les flattait, et s'ingéniait à leur plaire ; il semblait même qu'il en aimait, qu'il en estimait quelques-uns dont il faisait de pompeux éloges : bien entendu pourtant que, s'il avait la complaisance d'être leur commensal et de loger chez eux, il fallait que, par leur crédit, il obtint de la cour des récompenses littéraires, et il ne les en tenait pas quittes pour quelques mille écus de pension dont il jouissait, c'était trop peu pour lui. « Ces gens-là, disait-il à Florian, doivent me procurer vingt mille livres de rente ; je ne vaux pas moins que cela. » A ce prix, il avait des grands de prédilection qu'il exceptait de ses satires ; mais, pour la caste en général, il la déchirait sans pitié ; et lorsqu'il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d'être renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous, et se rangea du côté du peuple.
Dans nos sociétés, nous nous amusions quelquefois des saillies de son humeur ; et sans l'aimer, je le voyais avec précaution et avec bienséance, comme ne voulant pas m'en faire un ennemi.
Un jour donc que nous étions restés seuls au Louvre, après la séance académique : « Eh bien ! me dit-il, vous n'êtes donc pas député ? -- Non, répondis-je, et je m'en console, comme le renard des raisins auxquels il ne pouvait atteindre : *Ils sont trop verts*. -- En effet, reprit-il, je ne les crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d'une trempe trop douce et trop flexible pour l'épreuve où elle serait mise ; on fait bien de vous réserver à une autre législature. Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire. »
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Comme je savais que Chamfort était ami et confident de Mirabeau, l'un des chefs de la faction, je crus être à la source des instructions que je voulais avoir ; et, pour l'engager à s'expliquer, je feignis de ne pas l'entendre. « Vous m'effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire ; il me semblait à moi qu'on ne voulait que réparer. »
-- « Oui, me dit-il ; mais les réparations entraînent souvent des ruines : en attaquant un vieux mur, on ne peut pas répondre qu'il n'écroule sous le marteau, et franchement ici l'édifice est si délabré que je ne serais pas étonné qu'il fallût le démolir de fond en comble. -- De fond en comble ! m'écriai-je. -- Pourquoi pas, repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et plus régulier ? Serait-ce, par exemple, un si grand mal qu'il n'y eût pas tant d'étages, et que tout y fût de plain-pied ? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d'éminences, ni de grandeurs, ni de titres, ni d'armoiries, ni de noblesse, ni de roture, ni du haut ni du bas clergé ? » J'observai « que l'égalité avait toujours été la chimère des républiques, et le leurre que l'ambition présentait à la vanité ; mais ce nivellement est surtout impossible dans une vaste monarchie ; et en voulant tout abolir il me semble, ajoutai-je, qu'on va plus loin que la nation ne l'entend, et plus loin qu'elle ne demande ».
-- « Bon ! reprit-il, la nation sait-elle ce qu'elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé ; et, si elle en doute, on lui répondra comme Crispin au Légataire : C'est votre léthargie. La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître, et qu'avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout, c'est son bien que l'on veut faire à son insu ; car, mon ami, ni votre vieux régime, ni votre culte, ni vos mœurs, ni toutes vos antiquailles de préjugés, ne méritent qu'on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à un siècle comme le nôtre ; et, pour tracer un nouveau plan, on a toute raison de vouloir faire place nette. »
-- « Place nette ! insistai-je, et le trône ? et l'autel ?
-- Et le trône, et l'autel, me dit-il, tomberont ensemble : ce sont deux arcs-boutants appuyés l'un par l'autre ; et que l'un des deux soit brisé, l'autre va fléchir. »
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Je dissimulai l'impression que me faisait sa confidence, et pour l'attirer plus avant : « Vous m'annoncez, lui dis-je, une entreprise où je crois voir plus de difficultés que de moyens. »
-- « Croyez-moi, reprit-il, les difficultés sont prévues, et les moyens sont calculés. » Alors il se développa, et j'appris que les calculs de la faction étaient fondés sur le caractère du roi, si éloigné de toute violence qu'on le croyait pusillanime ; sur l'état actuel du clergé, où il n'y avait plus, disait-il, que quelques vertus sans talents, et quelques talents dégradés et déshonorés par des vices ; enfin, sur l'état même de la haute noblesse que l'on disait dégénérée, et dans laquelle peu de grands caractères soutenaient l'éclat d'un grand nom.
Mais c'était surtout en lui-même que le tiers-état devait mettre sa confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué d'une autorité arbitraire et graduellement oppressive jusque dans ses derniers rameaux, avait sur les deux autres ordres non seulement l'avantage du nombre, mais celui de l'ensemble, mais celui du courage et de l'audace à tout braver. « Enfin, disait Chamfort, ce long amas d'impatience et d'indignation, formé comme un orage, et cet orage prêt à crever, partout la confédération et l'insurrection déclarées, et, au signal donné par la province du Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par acclamation qu'il prétend être libre ; les provinces liguées, leur correspondance établie, et de Paris, comme de leur centre, l'esprit républicain allant porter au loin sa chaleur avec sa lumière : voilà l'état des choses. Sont-ce là des projets en l'air ? »
J'avouai qu'en spéculation tout cela était imposant ; mais j'ajoutai qu'au-delà des bornes d'une réforme désirable, la meilleure partie de la nation ne laisserait porter aucune atteinte aux lois de son pays, et aux principes fondamentaux de la monarchie.
Il convint que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses ateliers d'industrie une bonne partie de ces citadins casaniers trouveraient peut-être hardis des projets qui pourraient troubler leur repos et leurs jouissances. « Mais, s'ils les désapprouvent, ce ne sera, dit-il, que timidement et sans bruit, et l'on a pour leur en imposer, cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au changement, et croit y voir tout à gagner.
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« Pour l'ameuter, on a les plus puissants mobiles, la disette, la faim, l'argent, des bruits d'alarme et d'épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses esprits. Vous n'avez entendu parmi la bourgeoisie que d'élégants parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, dans les places publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d'assiéger et d'affamer Paris. C'est là ce que j'appelle des hommes éloquents. L'argent surtout et l'espoir du pillage sont tout-puissants parmi ce peuple. Nous venons d'en faire l'essai au faubourg Saint-Antoine ; et vous ne sauriez croire combien peu il en a coûté au duc d'Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête Réveillon, qui, dans ce même peuple, faisait subsister cent familles. Mirabeau soutient plaisamment qu'avec un millier de louis on peut faire une jolie sédition. »
-- « Ainsi, lui dis-je, vos essais sont des crimes, et vos milices sont des brigands. -- Il le faut bien, me répondit-il froidement. Que feriez-vous de tout ce peuple en le muselant de vos principes de l'honnête et du juste ? Les gens de bien sont faibles, personnels et timides ; il n'y a que les vauriens qui soient déterminés. L'avantage du peuple, dans les révolutions, est de n'avoir point de morale. Comment tenir contre des hommes à qui tous les moyens sont bons ? Mirabeau a raison : il n'y a pas une seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir ; il n'en faut point au peuple, ou il lui en faut d'une autre trempe. Tout ce qui est nécessaire à la révolution, tout ce qui lui est utile est juste : c'est là le grand principe. »
-- « C'est peut-être celui du duc d'Orléans, répliquai-je ; mais je ne vois que lui pour chef à ce peuple en insurrection, et je n'ai pas, je vous l'avoue, grande opinion de son courage. -- Vous avez raison, me dit-il ; et Mirabeau, qui le connaît bien, dit que ce serait bâtir sur de la boue que de compter sur lui.
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Mais il s'est montré populaire, il porte un nom qui en impose, il a des millions à répandre, il déteste le roi, il déteste encore plus la reine ; et si le courage lui manque, on lui en donnera ; car, dans le peuple même on aura des chefs intrépides surtout dès le moment qu'ils se seront montrés rebelles, et qu'ils se croiront criminels ; car il n'y a plus à reculer, lorsqu'on n'a derrière soi pour retraite que l'échafaud.
La peur, sans espérance de salut, est le vrai courage du peuple. On aura des forces immenses, si l'on peut obtenir une immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes espérances vous attristent : vous ne voulez pas d'une liberté qui coûtera beaucoup d'or et de sang. Voulez-vous qu'on vous fasse des révolutions à l'eau de rose ? »
Là finit l'entretien, et nous nous séparâmes, lui sans doute plein de mépris pour mes minutieux scrupules, et moi peu satisfait de sa fière immoralité. Le malheureux s'en est puni en s'égorgeant lui-même, lorsqu'il a connu ses erreurs.
Je fis part de cet entretien à l'abbé Maury le soir même. « Il n'est que trop vrai, me dit-il, que dans leurs spéculations ils ne se trompent guère, et que, pour trouver peu d'obstacles, la faction a bien pris son temps. J'ai observé les deux partis. Ma résolution est prise de périr sur la brèche ; mais je n'en ai pas moins la triste certitude qu'ils prendront la place d'assaut, et qu'elle sera mise au pillage. »
-- « S'il est ainsi, lui dis-je, quelle est donc la démence du clergé et de la noblesse, de laisser le roi s'engager dans cette guerre ? -- Que voulez-vous qu'ils fassent ? -- Ce qu'on fait dans un incendie : je veux qu'ils fassent la part au feu ; qu'ils remplissent le déficit en se chargeant de la dette publique ; qu'ils remettent à flot le vaisseau de l'État, enfin qu'ils retirent le roi du milieu des écueils où ils l'ont engagé eux-mêmes, et, qu'à quelque prix que ce soit, ils obtiennent de lui de renvoyer les états-généraux avant qu'ils ne soient assemblés. Je veux qu'on leur annonce qu'ils sont perdus si les états s'assemblent, et qu'il n'y a pas un moment à perdre pour dissiper l'orage qui va fondre sur eux. » Maury me fit des objections ; je n'en voulus entendre aucune. « Vous l'exigez, me dit-il, eh bien ! je vais faire cette démarche. Je ne serai point écouté. »
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Malheureusement il s'adressa à l'évêque D\*\*\*, tête pleine de vent, lequel traita mes avis de chimères. Il répondit « qu'on n'en était pas où l'on croyait en être, et que l'épée dans une main, le crucifix dans l'autre, le clergé défendrait ses droits ».
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## NOTES CRITIQUES
### Jacques Perret *Ernest le rebelle*
(*Éditions du Rocher*)
Voici (enfin réédité) le deuxième livre de Perret, après *Roucou,* un roman aussi, et qui a pour cadre l'Amérique centrale comme *Roucou* avait pour cadre la Guyane.
L'auteur rêve à ses récents vagabondages à travers le Nouveau monde. Les aventures imaginées prennent la suite des aventures vécues. La fiction, on peut en être assuré, garde le côté fantaisiste et le ton blagueur de la réalité. Le héros ici s'appelle Ernest Pic. Fils d'une honnête famille parisienne, violoniste, doté d'une calvitie précoce, voilà le signalement. Le hasard d'un engagement sur un paquebot, le *Flandre,* l'emmène pour le temps d'une croisière aux Antilles. L'histoire commence vraiment lorsque Ernest, à l'escale de La Havane, se réveille trop tard et complètement dépouillé. Le *Flandre* est parti, le musicien, victime d'un entôlage classique a de plus la maladresse de laisser choir son violon dans l'eau du port. Nous voilà dans la situation caractéristique du roman d'aventures : un garçon coupé de ses liens habituels et professionnels, sans le sou, au bout du monde. A partir de là, tout s'enchaîne comme il se doit et Tom se présente, sauveur ou tentateur, comme on voudra. On l'imagine avec les traits de Blaise Cendrars, en plus bedonnant. Contrebandier, trafiquant d'armes, peut-être pis, Tom est aussi bon compagnon, généreux et loyal avec les amis.
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Grâce à lui, le jeune Pic va rejoindre le Cerro Dorado, république bananière qu'on doit trouver du côté du Honduras et du Nicaragua, mais qu'il serait frivole de chercher sur une carte. Devenu docker, et connu comme Ernesto Pico, le jeune homme a trouvé bon gîte, et le reste, chez l'aimable Juanita. Son bon air lui vaut en même temps le privilège d'être reçu dans l'honorable groupe de Yanquis qui sont les maîtres de la banane et du pays. Les révolutions, si fréquentes, sont elles-mêmes le produit de la vive concurrence entre des compagnies américaines, et non pas le sursaut d'un peuple opprimé. Ces Yanquis sont décrits avec une joyeuse férocité, où la verve de Perret s'exerce magistralement. C'est un des plaisirs de cet ouvrage que de voir épinglés ces grotesques. Et, bien que la part autobiographique de ce roman soit faible (voilà sans doute le roman le plus romanesque de l'auteur), nous nous rappelons au passage que Jacques Perret fut tenté de rejoindre les sandinistes -- les vrais, ceux du général Sandino, en 1930, qu'il ne faut pas confondre avec ceux d'aujourd'hui, simples agents du communisme. Perret arriva trop tard, tandis qu'Ernesto, voilà l'avantage du roman, est bel et bien mêlé à une révolution, où bien sûr il retrouve Tom. Après une bagarre dans une boîte, selon la grande tradition, il se retrouvera enrôlé dans une bande de pilleurs de trains. Puis, par un coup de la Providence, interprète d'un Hollandais homme d'affaires, qui veut vendre à la ville de San Lorenzo des installations hygiéniques, et voit ses négociations toujours coupées par des coups d'État.
A la fin, Pico retombe sur le *Flandre,* retrouve un violon et redevient Pic. Longtemps à Paris, il gardera son chapeau de paille mexicain, immense auréole ensoleillée. Le jour où il le jette, un chiffonnier le ramasse et s'en va, dansant, sautant, libre, comme s'il avait rompu les amarres avec la vie quotidienne, la vie aux travaux ennuyeux et faciles.
Dans ce récit brillant et nonchalant, on trouve déjà Perret tout entier, son goût de l'imprévu, le sens de la camaraderie -- l'amitié avec Tom est merveilleusement évoquée -- et ce ton particulier, unique, qu'il a apporté au roman d'aventures. Ses héros sont tout le contraire de fier-à-bras. On les imagine volontiers timides et rêveurs dans l'ordinaire des jours. Il ne faut pas commettre l'erreur de les juger sur la mine. Avec leurs bretelles et leurs vêtements stricts d'employés modèles, ils ont toutes les audaces, toutes les folies. Et ce contraste fait un charme supplémentaire.
Georges Laffly.
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### Lectures et recensions
#### Jean-Marc Varaut *Poètes en prison *(Perrin)
Quelques-uns de nos poètes, à travers les siècles, ont connu la prison, pour leurs idées, qui contrariaient le pouvoir du moment, ou pour des crimes bien réels. Il y eut même un innocent, un enfermé par erreur, Guillaume Apollinaire. Il supporta très mal l'épreuve. Les poèmes où il en parle révèlent sa panique, mais ne sont pas de ses meilleurs (contrairement à ce qui arrive pour Verlaine, par exemple).
*Avant d'entrer dans ma cellule*
*Il a fallu me mettre nu*
*Et quelle voix sinistre ulule*
*Guillaume qu'es-tu devenu ?*
Jean-Marc Varaut, dont son métier d'avocat a fait naturellement un visiteur des prisons assidu, a eu l'ingénieuse idée d'étudier le retentissement de la réclusion sur des âmes très diverses, mais qu'on peut supposer particulièrement sensibles.
Sans doute sans sa longue détention en Angleterre, Charles d'Orléans n'aurait pas fait entendre, au milieu de sa musique cristalline, un tel accent déchirant de tristesse. Il serait resté poète de cour, il est devenu vrai poète. Et l'envergure sublime de Villon doit aussi beaucoup au jugement qui lui apportait la mort (du moins, il put le croire).
-- *Frères humains qui après nous vivez...*
Il faut être passé par là, je suppose, pour mesurer ce qu'un esprit acquiert, à quels états nouveaux il accède quand il est amené au seuil de l'irrémédiable.
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Le tendre Théophile semble avoir aussi mal supporté ce passage que le poète d'*Alcools*. Libéré, il ne survit que quelques mois à Chantilly, chez Montmorency, son protecteur. Il meurt à 36 ans, laissant une des plus belles œuvres poétiques de la langue.
Le plus ferme, sans contredit, fut Maurras. Dans cette galerie, il est le mieux préparé à l'épreuve scandaleuse. Sa déclaration est belle : « A mon âge, la vie est peu. L'honneur ? Je défie qu'on souille le mien... » Il évoquera en somme assez peu la prison dans les milliers de vers qu'il écrira à Riom et à Clairvaux.
*Que l'agave, métèque aux écorces barbares*
*Dise à la fleur qui le tuera*
*D'arborer notre deuil, tant qu'une grille avare,*
*De ses barreaux nous couvrira !*
*Mes vous, mes oliviers, vous, mon myrte fidèle,*
*Vous mes roses, n'en faites rien...*
Varaut étudie aussi Chénier, et Brasillach, son poignant *Jugement des juges *:
*Ils verront le grand Condamné, roi des condamnés d'ici-bas.*
*Ouvrir pour juges et jugés le temps de la grande relève.*
Et bien sûr, les poètes morts en déportation, Desnos et Fondane, ceux qui en sont revenus, comme Jean Cayrol, et ce Max Jacob, mort à Drancy avant d'y être envoyé. Un chapitre est consacré à Jean Casson, résistant emprisonné.
Je le dis en toute amitié à Varaut, son chapitre « Les poètes ont gardé l'honneur » me fait l'effet d'un cocorico un peu trop exalté. Ni Aragon, ni Eluard n'ont été en taule, et le premier au moins y a envoyé des confrères, ce qui est très différent. Et puis, si les poètes ont gardé l'honneur (Jouve a gardé l'honneur en Suisse, c'était plus facile), cela veut dire que les autres -- et même d'autres poètes, à commencer par Maurras -- le perdaient ?
Nous sommes d'une génération qui est venue juste après cette guerre et l'occupation. Je ne crois pas que notre tâche soit de perpétuer la guerre civile qui éclata alors. Il est très bien de citer, comme le fait Jean-Marc Varaut, Brasillach *et* Desnos, Cayrol *et* Maurras. Il est au moins superflu de décerner, d'un seul côté, des prix de vertu.
Deux mots encore, sur ce livre très intéressant.
I. Genêt poète ? C'est un pasticheur de Cocteau, et d'une grande faiblesse.
II\. L'approche de la mort grandit les hommes. Et pour certains la poésie les touche, à ce moment au moins. J'ignorais que Jean-Hérold Paquis ait été l'un deux.
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Un ami me met dans les mains le poème qu'il écrivit à la veille d'être fusillé. En voici quelques strophes, qui trouvent tout à fait leur place ici. Je suis sûr que Varaut les aimera.
*...Car tous ceux qui sont morts en dehors des batailles*
*Ont comme Vous, Seigneur, sué le sang et l'eau*
*Et pleuré comme Vous au-devant du tombeau,*
*Ils ont eu, comme Vous, d'obscures funérailles.*
*Le disciple Judas, ils l'ont aussi connu*
*Ils ont connu le traître et sa hideuse joie*
*Et son baiser les a désignés comme proie.*
*Il Vous marquait ainsi lorsqu'il s'en est venu.*
*Le reniement de Pierre ils l'ont aussi connu,*
*Ils ont connu l'ami qui détourne la tête.*
*Il répondit à ceux qui lui disaient : --* « *Vous êtes*
*Un de Sa suite ? -- Oh, moi, je ne L'ai jamais vu.* »
*Ils ont connu les coups des gardes au prétoire,*
*La couronne de sang a déchiré leur front,*
*Des crachats au visage ils ont subi l'affront*
*Ils se sont souvenus de la divine histoire.*
*Le geste de Pilate, ils l'ont aussi connu*
*La foule leur criait : -- Barabbas à la rue...*
*Elle hurle aujourd'hui : -- Ces hommes, qu'on les tue !*
*Et les juges peureux signent leur* « *attendu* »*...*
*Ils ont aussi connu le chagrin d'une mère,*
*Des femmes ont pleuré qui les voulaient heureux,*
*Véronique est tombée à genoux devant eux,*
*Et Simon de Cyrène a suivi leur calvaire.*
*Ils ont aussi connu l'amitié du voleur,*
*Des hommes en prison ont consolé leur peine*
*Des hommes différents ont partagé leur chaîne,*
*Des hommes fraternels ont vécu leur malheur.*
...
Georges Laffly.
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#### Paul Sérant *Les grands déchirements du catholicisme français 1870-1988 *(Éditions Perrin)
L'auteur écrit dans son introduction : « Certains pensent que le conflit qui oppose entre eux les catholiques de France est essentiellement politique. En fait -- et les paroles du pape le prouvent assez clairement -- il est aussi, et davantage encore, religieux. C'est que, comme l'enseigne depuis toujours la théologie catholique, les deux domaines du temporel et du spirituel, s'ils sont distincts, ne sont pas séparés. » (Les paroles du pape évoquées ici sont de Jean-Paul II, opposant ceux qui oublient que « la tradition est fondamentale » et ceux qui « s'en tiennent au seul passé ».)
Voilà qui est très bien dit. Dommage que la suite le fasse souvent oublier. Je veux signaler d'abord les mérites de ce livre. Il est clair, il est complet, il est nuancé. Écrit avec un souci minutieux de l'information exacte, avec un scrupule dans le jugement qu'on ne trouve autant dire jamais en défaut. On sent bien que Paul Sérant est de la famille. Il y a été nourri, et si même (pure hypothèse de ma part), il voulait se situer à l'écart, il n'y est pas un étranger. Cependant la surprise de ce livre, pour moi, c'est que le déchirement qui divise les catholiques y est observé *à partir du temporel.* Dès lors, bien des scories viennent obscurcir (et souiller) le différend spirituel, qui est fondamental. A la limite, on finirait par croire, malgré la phrase que j'ai citée, que le souci spirituel ne fut qu'un masque, ou une arme même, dans un combat où l'enjeu était d'un tout autre ordre. Il n'en est rien, Sérant le sait bien, et termine justement sur ces croyants qui restent en dehors de la bagarre, préoccupés de l'unique nécessaire. Mais il est certain que ce sont les événements du type journalistique qui servent de points de repère, et on finirait par croire qu'ils constituent le fond de la question. Ils n'en sont que l'écume.
Le titre du premier chapitre *Tradition contre modernité* révèle beaucoup mieux le sens d'un siècle de crise. Dès le Syllabus (1864), la question est claire. Un monde nouveau s'édifie en dehors de l'Église et pour une part contre elle. Peut-elle « s'adapter » ? Y a-t-il ou non des positions auxquelles il faut renoncer ? Plus difficile encore à résoudre, ce problème : dans sa rigueur à défendre un corps de doctrine qui a franchi les siècles, l'Église ne va-t-elle pas sembler au service de certains intérêts, et même d'intérêts abusifs ? Défendre la propriété, très bien, mais défendre les usiniers qui font travailler des enfants dix heures par jour, c'est autre chose.
L'Église ne peut être libérale. Elle ne peut être socialiste. Elle risque alors d'être rejetée dans une opposition romantique. De tous les côtés, le problème paraît insoluble.
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De Marc Sangnier aux prêtres ouvriers, et aux évêques des droits de l'homme, il n'y a pas de similitude dans les réponses, mais il y a une continuité dans l'attitude à l'égard du monde. Et un penchant de plus en plus grand à lui céder. En face, de Veuillot aux catholiques qui refusent le ralliement et à ceux qui ne veulent pas entrer dans la logique conciliaire, il y a une autre continuité dans la méfiance et la crispation. Pour le détail de ces affaires, lisez le livre de Sérant. Il vous apprendra ou vous rappellera beaucoup de choses.
Cela dit, pourquoi ces querelles, si poignantes, ont-elles *aussi* quelque chose d'absurde ? C'est qu'il semble que des chrétiens persuadés de posséder la bonne nouvelle ne devraient pas se laisser sans cesse engluer dans des chicanes où le terrestre compte vraiment beaucoup.
Il est remarquable que, sauf erreur de ma part, le nom de Péguy n'apparaisse pas ici. Ni celui de Bloy. Le catholicisme vit beaucoup plus d'eux que de Marc Sangnier ou de Maritain. Et ce qui nous importe, ce n'est pas le Bernanos qui fulminait contre Franco, ni le Claudel qui l'encensait, c'est *le journal d'un curé de campagne,* et c'est *l'Annonce.*
Un dernier point. Croyants et incroyants rivalisent de stupéfaction en voyant combien l'Église a changé. Paul Sérant s'amuse à en donner des exemples assez croquignolets, en citant *La Croix* ou ces écrits qui vivent et meurent avec l'actualité. Cette frange temporelle d'une action est inévitable. Elle se démode très vite, il ne faut pas s'en étonner. On trouverait ailleurs des exemples aussi curieux. Sérant le fait sentir quand il cite une phrase de Jules Ferry sur les devoirs des races supérieures à l'égard des races inférieures. Il faut surveiller ces variations, elles ont un sens. Mais il s'en est toujours produit. Autre chose se passe -- et c'est là le véritable déchirement -- lorsque c'est le centre même de la foi qui est atteint, et qu'on voit se modifier l'expression de la vérité, et même s'altérer son contenu. Lisez ici les pages sur les sacrements. Et celles sur les croyances essentielles. On nie la présence du Christ dans l'hostie, et aussi bien sa Résurrection et sa nature divine. Mais alors quelle est la foi de ceux-là, et à quel titre restent-ils dans l'Église. Là, le vrai débat. Il se passe entre catholiques qui gardent les vérités antiques -- au risque de se crisper sur la manière de les exprimer -- et ceux qui les délaissent, se contentant de formules savamment creuses.
Georges Laffly.
#### Y.-M. Salem-Carrière *Terreur révolutionnaire et résistance catholique *(Dominique Martin Morin)
La première fois que je suis allé au musée arlésien, il y a une vingtaine d'années, on voyait sur un mur la liste des gens guillotinés au cours de « la grande Révolution ». J'avais été frappé par le nombre d'artisans et de paysans, qu'il était difficile de présenter comme « ennemis du peuple » ou comme « profiteurs de l'ancien régime ».
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Cela faisait réfléchir. Cette manière d'instruire les gens devait être dangereuse. La dernière fois que je suis allé en Arles, j'ai cherché en vain cette liste. Les citoyens d'aujourd'hui n'ont pas besoin de savoir.
Le petit livre de l'abbé Salem-Carrière pourra d'ailleurs remplacer la liste dont je parle. C'est un ouvrage excellent, précis, vivant, et d'une grande qualité pédagogique. L'auteur énumère les exploits révolutionnaires dans cinq départements du midi : le Gard, l'Hérault, l'Aveyron, la Corrèze et l'Ardèche. Il n'a pas de peine à montrer que la Révolution de 89 fut d'abord antichrétienne. « Il faut déchristianiser la France » dit Mirabeau.
« Le serment cribla les prêtres » dit Joseph de Maistre. Terrible façon de faire le tri : aux Vans (près de Nîmes) sept prêtres arrêtés ont le choix : le serment, c'est-à-dire l'approbation de la constitution civile du clergé, ou la mort. Ils chantent le *Vexilla Regis* et on les tue. Cette constitution établissait, comme on voit, l'élection des prêtres et des évêques, et faisait rompre l'Église de France avec Rome. Elle « cribla » en effet les prêtres fidèles et les incertains, et fut la cause de centaines de martyres.
On ne trompe pas un homme qui vient de l'Est, sur ce plan-là, et Jean-Paul II, pour la béatification des martyrs d'Avrillé eut ces mots : « On les a accusés de compromission avec les forces anti-révolutionnaires ; il en est d'ailleurs ainsi dans presque toutes les persécutions d'hier et d'aujourd'hui. » Être fidèle à sa foi, au sacrement de l'ordre pour les prêtres, suffit pour faire de vous « objectivement » un traître.
A Montpellier, c'est dans le jardin du Peyrou, dont on avait évacué la statue de Louis XIV, qu'était installée la guillotine. L'évêque jureur, Pouderous, est moqué et hué. Il ne peut sortir qu'entouré de gardes nationaux. On le surnomme « l'évêque des baïonnettes ». A la fin on verra les sans-culottes, armés de nerfs de bœuf, forcer les fidèles à assister aux messes des jureurs.
Selon les lieux, la réaction fut plus ou moins forte. J'ai appris en lisant cet ouvrage qu'il y eut en Lozère deux insurrections rassemblant des milliers d'hommes. La répression était féroce.
Le plus souvent, l'opposition était moins voyante. Contre prêtres et évêques « officiels », les catholiques lançaient chansons et épigrammes. Ou ils imitaient le chant du coq, évoquant le reniement de saint Pierre. Moquerie particulièrement efficace puisqu'à Montpellier, le 5 décembre 1791, on vit un événement grotesque au cours d'un enterrement. Le curé constitutionnel, jureur, nommé Bellergon, est accueilli à un carrefour par un « cocorico » retentissant. Les gardes nationaux montent dans une maison, chez la demoiselle Sauvaire, marchande de faïence, se saisissent d'elle et de son coq et emmènent le tout au tribunal. Melle Sauvaire affirme qu'elle a reçu ce coq en cadeau, et qu'elle l'engraisse avant de le manger. Le juge prétend qu'elle a dressé son coq à se moquer des prêtres jureurs. La demoiselle est condamnée à deux jours de prison et à une amende. Le juge confisque le coq et veut l'offrir à l'hôpital. Le tribunal craint que les malades qui le mangeront deviennent aristocrates (sic), et l'oiseau est décapité d'un coup de sabre tandis qu'on chante « qu'un sang impur abreuve nos sillons ».
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Voilà le degré de folie et de bêtise où était descendu ce pays d'ancienne civilisation. Mais croyez-vous que nous valions mieux ? La lecture des journaux suffit à nous montrer la même monstrueuse sottise politique. Et les festivités du bicentenaire ne font que commencer.
Georges Laffly.
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## DOCUMENTS
### Une fraude scientifique contre le Saint Suaire
Le British Museum vient donc de couvrir une fraude scientifique. Ce n'est pas absolument surprenant, puisque c'est au moins la seconde fois. La première, ce fut la fraude du fossile truqué connu sous le nom d' « homme de Piltdown », à quoi participa ultérieurement l'illustre Teilhard de Chardin. La seconde, aujourd'hui, est celle de la datation du Saint Suaire. La responsabilité lamentable du cardinal Ballestrero, archevêque de Turin, y est directement engagée. Celle du Saint-Siège aussi, qui a incroyablement accepté que l'Académie pontificale des sciences soit arbitrairement écartée, et qui sans protester a pu supporter que l'on s'en remette au British Museum, pourtant surnommé le « British Museum de Piltdown ».
Sur ce point précis, comme d'une manière générale sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur aux études remarquables et très largement décisives publiées :
-- par le Fr. Bruno Bonnet-Eymard, dans la *Contre-Réforme catholique,* à Saint-Parres-lès-Vaudes, Aube ;
-- par Michel Martin (Georges Salet) dans *De Rome et d'ailleurs,* 78004 Versailles Cedex, BP 177.
On va lire ci-après la reproduction du plus récent article de Michel Martin (Georges Salet) paru dans *De Rome et d'ailleurs* de mars-avril. -- J.M.
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#### I. -- Objet et résumé de l'article
On sait que trois laboratoires ayant pratiqué le test de datation au Carbone 14 sur des échantillons prélevés sur le Saint Suaire ont conclu que celui-ci datait du Moyen Age. Ce serait donc un faux qui ne pourrait être le linceul dans lequel fut enveloppé Jésus.
J'avais donc rappelé dans le long numéro 91 de ce bulletin, entièrement consacré à cette insigne relique, quelles étaient *les preuves contraignantes de son authenticité.*
J'avais réclamé -- et je n'étais pas le seul -- un rapport de *chacun* des trois laboratoires qui ont procédé à la datation du Saint Suaire. On nous donne aujourd'hui *un rapport d'ensemble* qui a été publié dans le numéro du 16 février 1989 de la revue anglaise « Nature » sous la forme d'un article. Je l'examinerai attentivement dans les chapitres IV et V, tant sous l'angle scientifique que sous celui de la procédure suivie.
Toutes les preuves de l'authenticité seraient, paraît-il, périmées depuis que le « Carbone 14 a parlé ». Je montrerai alors, à ceux qui ont une confiance immodérée dans les analyses et dans les dires de tous les hommes de science, comment ceux-ci perdent parfois toute objectivité lorsqu'il s'agit de découvertes ayant des conséquences idéologiques. J'en donnerai deux exemples :
-- *Le test de datation du fluor,* pratiqué en 1950 par les laboratoires du British Museum, a conforté la mystification de Piltdown.
-- Le même test fut mis en œuvre en 1969 par les mêmes laboratoires dans un cas où il n'était pas fiable et appliqué de surcroît à des ossements fossiles qui n'étaient pas les bons. Ceci a permis de récuser l'authenticité, pourtant bien démontrée, de fossiles humains qui avaient le tort de prouver que les hommes fossiles les plus âgés actuellement connus étaient des sapiens.
Sur le rapport du 16 février, je dirai tout de suite ceci :
1° -- Visiblement, il a été rédigé par des gens qui connaissent leur métier. Je n'ai pu y relever aucune affirmation scientifiquement inexacte. Mais on n'y trouve pas ce que nous aurions voulu connaître au premier chef : *les résultats expérimentaux bruts.* On ne nous donne que les âges que l'on a déduits de moyennes sans nous dire s'il y a eu des résultats aberrants qu'on a éliminés. Nous ne pouvons donc nous faire une idée par nous-mêmes de la précision de ce que l'on a fait.
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2° -- L'impression qu'on a voulu nous cacher la précision des opérations est renforcée par ceci : selon le rapport lui-même, les trois laboratoires « *s'étaient engagés à ne pas comparer leurs résultats tant qu'ils n'auraient pas été transmis au British Museum* »* !*
Voilà qui est tout à fait extraordinaire ! On aurait été plus facilement convaincu de l'indépendance des travaux des trois laboratoires si *chacun* d'eux *avait publié immédiatement ses résultats tels qu'ils avaient été obtenus.*
La raison que le rapport lui-même nous donne est que le British Museum fut sollicité pour « aider à certifier les échantillons obtenus et à *analyser statistiquement les résultats* ». J'expliquerai dans l'article pourquoi ce traitement statistique dont le British Museum s'était réservé le monopole était inutile pour déterminer si le tissu du Suaire datait du premier siècle ou du Moyen-Age, du moins si la méthode de datation toute nouvelle utilisée était aussi fiable qu'on nous le dit.
Je suis également mal impressionné par le nombre des signataires de l'article : *vingt et un !* dont cinq de personnes du British Museum dont les laboratoires n'ont procédé qu'à des analyses antérieures destinées à montrer la possibilité de dater des tissus par le Carbone 14, possibilité qui était évidente a priori. A ces 21 signatures, *on en aurait préféré trois seulement :* celles des directeurs de chacun des trois laboratoires qui ont procédé à la datation.
-- Nous verrons également comment on n'a suivi aucune des procédures prévues et comment *on a éliminé sans raisons l'Académie pontificale des Sciences.*
Tout cela fait mauvaise impression et conduit à penser qu'il y a là-dessous erreur ou tromperie. Je précise que je n'accuse personne parce que j'ignore ce qui a pu exactement se passer. *Mais il s'est passé quelque chose.*
#### II. -- Le vrai ne peut contredire le vrai
Nous nous trouvons en face de deux données contradictoires, du moins en apparence :
-- Les preuves de l'authenticité du Saint Suaire *sont incontournables* comme je l'ai montré dans ce bulletin. *Il date donc du premier siècle.*
-- Cette insigne relique fait partie des objets qui peuvent être datés par le Carbone 14 avec une précision de l'ordre de un ou deux siècles. On a procédé à cette datation et, à défaut des rapports des trois laboratoires, nous avons un rapport d'ensemble qui, en dépit de ses lacunes, a toutes les apparences du sérieux. Or, nous dit-on, on a trouvé ainsi *qu'il daterait du Moyen Age.*
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Il y a donc quelque chose qui ne va pas.
Un de mes lecteurs, spécialiste du Carbone 14 et convaincu maintenant que le Suaire date du Moyen Age alors qu'il ne l'admettait pas avant, m'écrit une longue lettre dont je reproduis ce passage (c'est moi qui souligne) :
« Je signale cependant qu'un type de raisonnement actuellement répandu consiste à dire : « Si une méthode dit quelque chose mais que la majorité des autres dit le contraire, elle a tort. » Ce n'est pas évidemment là de la bonne méthode scientifique *car la dite méthode isolée peut avoir un poids plus important que toutes les autres réunies.* »
En effet, la vérité ne se décide pas à la majorité et une seule personne qui raisonne juste en s'appuyant sur des données certaines peut avoir raison contre tout le monde.
Mais il ne faut pas confondre « présomptions » et « preuves ».
Présomptions et preuves
La vérité, lorsqu'elle est accessible, peut être atteinte de deux manières :
-- Par des *présomptions concordantes.* Il est alors plus ou moins *probable* que nous ne nous trompons pas dans le jugement que nous portons.
-- Par une *preuve* ([^33]).
Une chose prouvée par une preuve qui est véritablement une preuve, une preuve « *contraignante ;* » comme on dit souvent, ne peut plus être mise en doute ; elle constitue une *acquisition définitive.*
Or, l'authenticité du Suaire de Turin ne résulte pas seulement *de présomptions concordantes,* elle résulte aussi de quelques *preuves contraignantes* dont une seule serait suffisante pour trancher la question. J'en ai indiqué quatre :
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-- L'impossibilité que quelqu'un ait eu *l'idée* de réaliser un négatif de la face.
-- L'impossibilité, même aujourd'hui, de réaliser cette idée.
-- L'impossibilité que quelqu'un ait eu *l'idée* de réaliser un dégradé de teintes codant le relief d'un visage.
-- L'impossibilité, même aujourd'hui, de réaliser cette idée.
Ces preuves, dont chacune est contraignante, ont sur le Carbone 14 cette supériorité : *nous pouvons les contrôler par nous-mêmes.*
Nous avons des photographies de la face faites par Pia, puis par Enrie. Personne n'en a contesté l'authenticité parce que le Suaire a aussi été photographié clandestinement. Nous pouvons alors constater *nous-mêmes* que le négatif de ce qui est imprimé sur le Suaire constitue un admirable visage. Nous pouvons vérifier nous-mêmes ce qu'on nous dit sur la tridimensionnalité en constatant nous-mêmes que l'intensité du brunissement du tissu varie continûment et en examinant nous-mêmes les reliefs du visage obtenus par Gastineau puis par les Américains. Nous pouvons constater nous-mêmes sur les photos du Suaire que la crucifixion a eu lieu dans les poignets et, si nous doutions de ce que nous a dit Barbet sur l'impossibilité de la crucifixion dans les paumes, nous pourrions refaire nous-mêmes ses expériences sur des cadavres frais, etc.
La question de l'authenticité du Suaire de Turin est donc réglée depuis 1898 où il fut photographié pour la première fois.
De fait, et comme on pouvait le prévoir, tout ce qui a été découvert depuis ce moment a confirmé le diagnostic d'authenticité de 1898 : la tridimensionnalité, la crucifixion dans les poignets, la rétraction des pouces, la présence d'hématies dans les interstices du tissu, les particularités des décalques des caillots de sang, etc.
Rien de tel pour le Carbone 14. *Il nous est impossible de refaire nous-mêmes la moindre expérience.* Nous devons nous fier entièrement au communiqué du cardinal Ballestrero et accepter les yeux fermés les chiffres qu'on nous donne dans l'article du journal *Nature.*
Je n'aime pas beaucoup mettre en doute la compétence ou l'honnêteté de certains hommes de science, ne serait-ce que parce que j'appartiens à une famille qui comporte des scientifiques répartis sur quatre générations. En règle générale, d'ailleurs, les scientifiques sont d'une compétence et d'une honnêteté parfaites *lorsqu'aucune question idéologique n'est en jeu.* Mais c'est un fait incontestable que certains d'entre eux se laissent aveugler par la passion et en arrivent à perdre toute objectivité lorsque ce qu'ils découvrent va à l'encontre de leurs idées philosophiques. La passion quasi générale aujourd'hui est *la passion transformiste* qui frappe même des croyants. Mais il y en a une autre plus forte : *la passion anti-religieuse,* la haine de Jésus-Christ dont les lois sont gênantes. L'homme « moderne » veut être « libre ».
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L'attitude générale actuelle
Aujourd'hui, tout ce qui sort d'un laboratoire est auréolé de prestige. Sans réfléchir qu'une laborantine surchargée de besogne a pu involontairement intervertir deux flacons, bien des malades, lorsqu'il y a désaccord, font plus confiance au résultat d'une analyse qu'à l'examen clinique du médecin qui les a pourtant vus, interrogés, palpés.
De même, c'est un fait que, pour la majorité de ceux qui s'intéressent au Suaire de Turin, *le verdict du Carbone 14 a pesé beaucoup plus lourd que les preuves d'authenticité établies au cours de notre siècle.* Souvent incapables de réfléchir et parfois même de comprendre la portée des arguments qu'on leur présente, ils font l'inventaire du pour et du contre l'authenticité et, s'ils se décident dans un sens, ils sont tout prêts à changer d'avis si on leur apporte de nouveaux arguments. C'est ainsi que je connais plusieurs personnes qui, jusqu'à l'été dernier, affirmaient hautement l'authenticité du Saint Suaire. Et puis, ils ont changé d'avis parce que, disent-ils, « *le Carbone 14 a parlé* ». Balayés tous les arguments antérieurs ! Balayée l'impossibilité de réaliser une image en négatif, même si on avait pu en concevoir l'idée avant l'invention de la photographie ! Balayée l'impossibilité de réaliser une image codant un relief même si une pareille idée avait pu venir à l'esprit d'un faussaire ! Balayées toutes les études faites depuis 1898, notamment par les savants américains du STURP qui, en 1978, ont amené à Turin plusieurs tonnes de matériel et qui ont presque tous conclu à l'authenticité !
Oh, prestige des laboratoires ! Pour ces personnes, des analyses faites par trois laboratoires au mépris des protocoles préparés, celui établi en accord avec l'Académie pontificale des Sciences notamment, *ont réduit à néant les résultats de toutes les études antérieures !*
Il est clair que ces personnes n'ont pas compris la distinction entre *présomption* et *preuve* et que le vrai ne pouvant contredire le vrai, *la question de l'authenticité du Saint Suaire était réglée avant le Carbone 14.*
Je dédie alors à ces personnes deux histoires authentiques qui sont de nature, du moins je l'espère, à refroidir la confiance naïve qu'ils ont dans la compétence ou l'honnêteté absolue de tous les savants et dans la valeur de toutes les analyses.
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#### III. -- Deux erreurs historiques dans l'emploi des tests de datation
A. -- Première erreur : Piltdown
Je raconterai sans doute un jour en détail l'extraordinaire histoire de la fraude de Piltdown. Je n'en dirai ici que ce qu'il est nécessaire de savoir pour comprendre comment, en 1950, un test de datation a pu conforter une grave erreur du monde savant parce qu'il n'avait pas été mis en œuvre correctement.
Tout ceci a débuté en 1909 où, pour le monde savant presque entier, la théorie évolutionniste de l'origine animale de l'homme était un dogme indiscutable. Les idées de l'époque étaient simples : avant « *l'Homo sapiens* » actuel, il y avait eu « *l'Homo faber* », tout juste bon à fabriquer quelques outils très simples et dont le plus beau représentant était « *l'Homme de Néandertal* ».
De là à penser que « *l'Homo faber* » marchait incomplètement redressé et la tête penchant en avant comme les singes, il n'y avait qu'un pas qui fut vite franchi.
Avant, il y aurait eu « *l'Homo erectus* » représenté par le « *Pithécanthrope* » (auquel le Père Teilhard de Chardin ajouta plus tard le « *Sinanthrope* ».)
En 1943, Louis Lafont et moi-même, dans *L'Évolution régressive,* soutenions, en nous appuyant sur des découvertes indiscutables, qu'il existait d'authentiques sapiens *antérieurs aux néanderthaliens,* que ceux-ci étaient des *hommes véritables mais dégénérés* et que le Pithécanthrope *n'avait jamais existé,* résultant seulement de l'assemblage arbitraire d'un crâne simien et d'un fémur humain.
Nos affirmations soulevèrent une belle tempête et de violentes protestations de la plupart des paléontologistes portant robe ou soutane.
Mais le monde savant a fini par se rendre à l'évidence. En effet, dans la seconde moitié de notre siècle, des découvertes de plus en plus nombreuses nous donnèrent raison de sorte que le monde savant admet aujourd'hui ce qu'il niait hier : *des sapiens authentiques existaient avant les néandertaliens* et le Pithécanthrope n'est qu'un être imaginaire dont les vrais savants n'aiment pas parler aujourd'hui.
Certes, les paléontologistes continuent à affirmer la réalité de l'origine animale de l'homme mais beaucoup d'entre eux pensent secrètement que, comme avait osé l'écrire vers les années 1940 P. Lemoine, professeur au Museum d'Histoire Naturelle de Paris :
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« *L'évolution est une sorte de dogme auquel ses prêtres ne croient plus mais qu'ils maintiennent pour leur peuple.* »
Mais l'affaire de Piltdown eut lieu à une époque où l'évolution était un dogme essentiel auquel le monde croyait aussi fermement que les hommes du Moyen-Age à la divinité de Jésus-Christ. Celui qui aurait dit, ou même pensé, que ce dogme puisse être faux aurait été considéré comme un dangereux hérétique ou un détraqué mental.
*L'Eoanthropus Dawsoni*
C'est donc en 1909, dans ce contexte de foi absolue dans l'origine animale de l'Homme, que Charles Dawson et Smith Woodwart, deux savants du British Museum (encore ce musée !) furent alertés par la découverte à Piltdown d'un crâne humain et, quelques jours plus tard, par celle, au même endroit, d'une mandibule simienne.
Aveuglés par leur passion évolutionniste, Dawson et Woodwart déclarèrent que crâne et mandibule appartenaient au même être qu'on baptisa « Eoanthropus Dawsoni », ou encore « Aurore de l'humanité » !
Le crâne était effectivement fossile et, à part l'épaisseur des os, « tout semblable à celui d'un bourgeois de Londres » déclara Keith, un savant anglais qui vit clair dès le début.
Quant à la mandibule, le savant anglais Waterston déclara qu'elle était conformée pour s'articuler à un crâne de singe : « Il est tout aussi impossible, disait-il, d'attribuer cette mandibule au crâne que d'articuler le pied d'un chimpanzé avec les os de la jambe d'un homme. »
A l'exception de deux ecclésiastiques, le célèbre Père Teilhard de Chardin et un franciscain auteur d'un ouvrage sur l'origine de l'Homme, le père Bergounioux, les savants français ne « marchèrent pas » comme on dit, même le célèbre Marcelin Boule, transformiste convaincu, qui avait affirmé à tort que les Néandertaliens marchaient incomplètement redressés.
Mais les savants évolutionnistes qui pensaient avoir trouvé dans « l'Eoanthropus » un bon intermédiaire entre les hommes actuels et les simiens tenaient à ce que crâne et mandibule aient appartenu au même être et avançaient un argument de poids : *comment aurait-on pu trouver en Angleterre une mandibule simienne juste à côté d'un crâne humain alors qu'on n'avait jamais aperçu dans ce pays le moindre ossement simien !*
L'argument était bon et n'a pu être réfuté qu'en 1953 lorsque fut révélé au monde ébahi que *la fameuse mandibule était celle d'un chimpanzé moderne* introduite frauduleusement à l'endroit voulu après une savante préparation lui donnant un aspect ancien.
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On peut lire, par exemple, sous la plume de Henri Vallois qui fut professeur au Museum National d'Histoire Naturelle et directeur du Musée de l'Homme et de l'Institut de Paléontologie humaine (c'est moi qui souligne) :
« Le gisement dans sa totalité a été « truffé » de pièces de provenances les plus diverses, auxquelles *un habile maquillage* avait donné une ressemblance qui a trop longtemps trompé les observateurs. Il ne peut plus s'agir d'une supercherie portant sur quelques os mais d'une fraude longuement préparée, *effectuée par quelqu'un qui avait accès à des collections spécialisées* et perpétrée pendant plusieurs années avec un machiavélisme stupéfiant. » (*L'Anthropologie* -- Tome 58 n° 3-4 p. 356.)
Mais tout ceci n'est qu'un préambule nécessaire à la compréhension de l'affaire du test du fluor dont je veux parler. Ce n'est donc que plus tard que je préciserai tous ces points en soulignant notamment l'attitude étrange du *Père Teilhard de Chardin* qui, en 1916, eut en main, à Piltdown même, toutes les preuves de la fraude et fut, au minimum, d'une naïveté dépassant toutes les bornes concevables !
*Le test du fluor*
Pris entre deux arguments contradictoires, l'impossibilité de raccorder la mandibule et le crâne d'une part, l'invraisemblance de l'existence d'un ossement simien à l'endroit même où l'on avait trouvé le crâne d'autre part, les savants hésitaient et la plupart d'entre eux parlaient de « *l'irritante énigme de Piltdown* ».
Boule, qui avait toujours déclaré qu'il fallait disjoindre le crâne et la mandibule, confessait sa perplexité et écrivait dans la troisième édition de son magistral et célèbre ouvrage, *Les Hommes fossiles :*
« Je reconnais que ces faits nouveaux font pencher un peu plus la balance du côté de l'hypothèse de Smith Woodwart et j'en suis heureux pour ce savant dont j'estime également le savoir et le caractère. Mais je dois ajouter que mes doutes ne sont pas complètement dissipés. Il est encore permis de supposer que le crâne et la mandibule de Piltdown ont pu appartenir à deux êtres différents. Cela irait beaucoup mieux ainsi. »
Boule mourut quelque temps après et Vallois, professeur au Museum national d'Histoire naturelle, directeur du Musée de l'Homme et successeur de Boule à la direction de l'Institut de Paléontologie humaine, publia en 1952 sous le nom de Boule et le sien une quatrième édition du célèbre ouvrage.
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Après avoir indiqué l'opinion de Boule sur Piltdown, consignée dans les précédentes éditions, et rendu exactement compte des hésitations du monde savant, il ajoutait (c'est moi qui souligne) :
« Mais un argument décisif a été apporté par le dosage du fluor dont nous avons déjà parlé. *Les pourcentages de cette substance sont exactement les mêmes sur la mâchoire inférieure et sur les os du crâne et les dents.* Après une période de discussion qui dura plus de trente ans, on doit finalement conclure que, comme l'avaient fait dès le début Dawson et Smith Woodwart, crâne et mâchoire inférieure appartiennent au même individu. » (p. 191.)
Vallois dut regretter amèrement d'avoir écrit ces lignes de la page 191 car l'encre en était à peine sèche qu'il dut demander, en 1953, à l'éditeur d'insérer dans les exemplaires non encore vendus, entre cette page 191 et la suivante, un encart de 4 pages sur la fraude qui venait d'être révélée et qui débute ainsi (c'est moi qui souligne) :
« Au moment où a paru ce volume, les recherches sur le dosage du fluor venaient d'apporter en faveur de la contemporanéité du crâne et de la mâchoire des arguments qui semblaient démonstratifs et, par là, amenaient à cette conclusion qu'ils appartenaient au même individu. Les fortes réserves qui, tout au long des trois premières éditions de ce livre, avaient été émises contre cette thèse ne semblaient donc plus justifiées. Elles l'étaient cependant car un mémoire tout récent dû à MM. Weiner, Le Gros, Clark et Oakley (*The solution of the Piltdown Problem -- Bulletin of the British Museum* 1953) vient, non seulement de montrer que *les dosages de fluor publiés en 1950 étaient inexacts,* mais d'apporter une solution totalement inattendue et qui semble, cette fois, définitive. La mâchoire inférieure et les dents appartiennent bien à un singe mais pas à un singe ancien ; il s'agit d'un singe moderne dont les restes, habilement maquillés, auraient été introduits volontairement dans le gisement. En d'autres termes, on a là un faux. Seul le crâne serait authentique. »
Vous avez bien lu : « *Les dosages de fluor publiés en 1950 étaient inexacts.* » Vallois nous explique ensuite longuement comment la mâchoire a été artificiellement colorée, comment les dents ont été limées, etc.
Mais ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est ce paragraphe de l'encart :
« Contenu en fluor et en matières organiques -- *Utilisant une technique plus précise et des échantillons plus volumineux qu'en 1950, les auteurs obtiennent dans la détermination du fluor de la mandibule et des dents des chiffres très inférieurs à ceux observés quatre ans plus tôt :* 0,01 à 0,04 seulement. De telles valeurs indiquent que les pièces sont récentes. Elles sont corroborées par le dosage des matières organiques, en l'espèce l'azote dont la quantité est sensiblement la même que sur les os actuels. »
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Vous avez bien lu : « *des chiffres très inférieurs à ceux observés quatre ans plus tôt* ».
Soyons reconnaissants au professeur Vallois d'avoir ainsi reconnu son erreur. Mais que dire de ceux qui ont procédé aux analyses de 1950 et ont affirmé que le test avait montré d'une manière incontestable que le crâne et la mâchoire avaient le même âge ! *Ils étaient incompétents ou malhonnêtes.* Il n'y a pas d'autres hypothèses possibles !
B. -- Le test du fluor et les ossements de la Denise
Cet article étant déjà trop long, je suis obligé, à mon grand regret, d'en retirer le récit de cette histoire que je publierai plus tard. Elle illustre de manière éclatante comment des hommes de science perdent parfois toute objectivité lorsqu'il s'agit de découvertes contredisant le dogme transformiste. En deux mots, c'est encore le test du fluor auquel on a demandé de trancher une querelle d'authenticité. On l'a malheureusement utilisé dans des conditions où il n'était pas fiable et de surcroît, si invraisemblable que cela puisse paraître,... à des ossements qui n'étaient pas les bons !
C. -- Les hommes de science et les idéologies
Je n'oublie pas que cet article est consacré au Suaire de Turin et ce n'est qu'en apparence que je me suis éloigné de notre sujet.
Une longue fréquentation d'hommes de science de toutes disciplines m'a convaincu de ceci : ils sont, pour la plupart, *de haute compétence et parfaitement honnêtes* lorsque les études qu'ils poursuivent *n'impliquent aucune conclusion d'ordre idéologique.* Dans le cas contraire, beaucoup disent n'importe quoi. En voici un exemple particulièrement net :
J'ai la plus grande admiration pour *François Jacob,* prix Nobel de Médecine 1965 pour les progrès décisifs qu'il a fait faire à la Biologie moléculaire (voir sur cette question mon ouvrage : *Hasard et Certitude*). J'allai le voir un jour où se tenait un congrès scientifique international sur l'origine de la vie et lui déclarai : « Comment pouvez-vous supporter que dans ce congrès on ne fasse guère autre chose que d'émettre des hypothèses qui sont incompatibles avec ce que Monod et vous-même avez découvert de plus certain ? »
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Et voici sa réponse que je n'oublierai jamais :
« Que voulez-vous, pour l'origine de la vie nous sommes complètement dans le bleu. Alors, tous les coups sont permis ! »
*Tous les coups sont permis !* Et sans doute aussi le trafiquage des tests du Carbone 14 et du Fluor lorsque leurs résultats sont indésirables ! Car enfin, voilà un grand savant dont le nom passera à la postérité pour des découvertes qui ont fait faire un bond en avant prodigieux à la biologie et qui accepte qu'on les remette en question pour des raisons philosophiques !
Alors, tout ce qui s'est passé à Piltdown, à la Denise et pour le Suaire de Turin ne devrait pas tellement nous étonner. Pour certains et pour des raisons philosophiques, il fallait qu'il ait existé un « Eoanthropus » ; il fallait donc truquer une mâchoire de chimpanzé ; il fallait que l'analyse au fluor de 1950 prouve la contemporanéité du crâne et de cette mâchoire. Ce qui est étonnant, en y réfléchissant, c'est que trois jeunes savants, sans doute pour que l'on parle d'eux, aient, *au bout de 40 ans, il est vrai,* dénoncé la fraude.
De même, et toujours pour les mêmes raisons, il fallait que les fossiles de la Denise soient récents ; il fallait que le test au fluor le prouve.
Je dirai de même pour le Saint Suaire. Car, à côté de la passion transformiste, il y a *une passion antireligieuse attisée par Satan* et qui a la même source : le désir de « l'homme moderne » d'être le seul maître de son destin.
*Jésus-Christ est gênant pour* « l'*homme moderne* »* ; il fallait donc* que le Saint Suaire soit un faux. *Il fallait donc* que le Carbone 14 proclame qu'il date du Moyen-Age.
Je répète encore une fois que je n'accuse personne car, tout en étant sûr qu'il y a eu quelque chose d'anormal dans cette affaire, j'ignore ce qui a pu se passer exactement. Mais si on apprenait demain que les trois laboratoires se sont entendus pour donner des résultats correspondant au Moyen-Age, je n'en serais pas plus étonné que quand j'ai appris la fraude de Piltdown.
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#### IV. -- L'article de « Nature ». -- Examen scientifique
Je rappelle que cet article est celui qui avait été annoncé le 13 octobre 1988 par le cardinal Ballestrero, archevêque de Turin, lorsqu'il nous disait qu'il avait « enfin » reçu le résultat des travaux des laboratoires de l'Arizona, d'Oxford et de Zurich « qui avaient procédé à la datation au radio-carbone du tissu du Saint Suaire par l'intermédiaire du Dr. Tite, du British Museum, coordinateur du projet ». Il nous apprenait alors « que l'on peut avec 95 % de chances estimer que le tissu du Suaire peut être daté de la période comprise entre 1260 et 1390 après Jésus-Christ ».
Dès octobre, j'affirmais ce résultat impossible et je consacrais les 36 pages de novembre-décembre au Suaire de Turin et au Carbone 14. Avec bien d'autres, j'y réclamais des rapports précis de *chacun* des trois laboratoires et je posais un certain nombre de questions. On aurait voulu que ces rapports nous disent tout simplement ce que l'on avait fait *et les chiffres délivrés par les appareils.* Une discussion au grand jour sur les conclusions à en tirer aurait pu avoir lieu ensuite. *Nous n'avons toujours pas ces rapports qui auraient pu être publiés dès septembre 1988. C'est l'article du 16 février 1989 qui en tient lieu.* Examinons-le donc.
Premières constatations.\
L'absence des résultats expérimentaux bruts
Une première lecture rapide a suffi à me convaincre que ce rapport a été rédigé par des gens qui connaissent leur métier et que ce serait donc perdre son temps que d'y chercher des erreurs scientifiques de principe.
Dans une seconde lecture, j'ai cherché les chiffres délivrés par les appareils et j'ai eu la surprise de ne pas les y trouver. Je rappelle, en effet, que les expériences ne donnent pas directement des années mais *des teneurs en Carbone 14* des échantillons analysés.
Je reviendrai plus bas sur cette absence et sur l'impossibilité où elle nous met de porter un jugement sur la valeur des dates trouvées. On nous demande une confiance aveugle.
Dans une troisième lecture, j'ai pris connaissance des *longues considérations statistiques* par lesquelles on a voulu valider la datation qu'on nous propose. Certes, quelques calculs statistiques, au demeurant fort simples, *portant sur les teneurs en C^14^ délivrées par les appareils* auraient été utiles. Mais, comme ces teneurs elles-mêmes, nous ne les trouvons pas.
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Au lieu de cela, on nous donne des considérations statistiques beaucoup plus savantes mais inutiles pour répondre à la seule question qui intéresse les catholiques du monde entier : *le tissu du Suaire date-t-il des environs du premier siècle ou de beaucoup plus tard ?*
Est-ce par déformation professionnelle ou pour nous bluffer qu'on a pris un marteau-pilon pour écraser une mouche ?
Voyons tout cela de plus près.
« Intervalle de confiance » -- Une méprise à éviter
Le communiqué du cardinal nous dit qu'il y a 95 % de chances que l'âge du Suaire se situe dans la fourchette 1260 -- 1390. Cette fourchette constitue un « intervalle de confiance » à 95 %.
Je veux alors mettre en garde ceux de mes lecteurs qui n'ont aucune habitude de ces questions contre une grave méprise : il ne faut pas dire : « Ce résultat n'a que 19 chances sur 20 d'être vrai ; il y a donc une chance sur 20 qu'il soit faux. Donc il reste une chance sur vingt pour que ce lin ait poussé au premier siècle. »
C'est là se méprendre. La chance sur vingt est seulement que la date réelle *sorte de l'intervalle 1260 -- 1390*. Si nous élargissions cet intervalle, la probabilité pour que la date réelle y soit contenue augmenterait en tendant vers 100 %.
L'absence des résultats bruts. -- Les analyses statistiques
Je ne prétends pas que l'on ait truqué les chiffres mais je dis que toute mesure comportant nécessairement une erreur, on ne peut juger la valeur d'un travail expérimental que si l'on connaît le résultat de *toutes* les mesures effectuées. Or, on ne nous donne aucun résultat mais seulement *les âges que l'on a déduits de moyennes* (qu'on ne nous donne pas) de résultats expérimentaux, qu'on ne nous donne pas non plus.
On nous dit que les laboratoires ont fait chacun « entre trois et cinq mesures indépendantes de chaque échantillon ». Et le rapport poursuit : « Le résultat de ces mesures indépendantes (Tableau 1) dans chaque cas représente *la moyenne de plusieurs mesures et remesures* faites pendant chaque campagne d'analyse. Les échantillons sont *mesurés par séries* et les séries *répétées plusieurs fois.* »
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Très bien. Mais combien de séries, combien de répétitions, combien de mesures et de remesures dans chaque série ? *A-t-on constaté des résultats aberrants ? Les a-t-on supprimés et pourquoi ?*
On nous donne d'abord dans un tableau 1 des « âges radiocarbones » déduits de ces moyennes et des marges d'incertitude, toujours données en années, calculées à partir de l'écart type et, si j'ai bien compris, égales à celui-ci. Mais *nous ne pouvons rien en conclure tant que nous ne savons pas s'il y a des résultats aberrants et si on les a ou non éliminés.*
Si l'on avait voulu jouer franc jeu, on nous aurait laissé la possibilité de juger par nous-mêmes. Nous aurions alors examiné soigneusement non pas les « âges radiocarbones » déduits des moyennes des teneurs en C^14^ par la loi générale de la radioactivité, mais *directement* ces teneurs (ce qui, d'ailleurs, aurait été statistiquement plus correct puisque les âges se déduisent des teneurs par une formule logarithmique).
En nous *cachant* les résultats bruts des expériences et en ne nous donnant que des âges déduits de leurs moyennes, a-t-on craint que l'on s'aperçoive que les résultats expérimentaux obtenus ici par la méthode des accélérateurs comportaient beaucoup plus de résultats aberrants que l'on ne pensait ?
Précisions complémentaires. -- Les calculs statistiques
*Rappel*
Je rappelle d'abord brièvement ce que j'ai exposé en décembre. Voici la suite des opérations :
1° Détermination expérimentale des teneurs en radio-carbone. Je rappelle qu'en rapportant ces teneurs à celle dans le CO~2~ atmosphérique en 1950 prise comme unité, ces teneurs devraient tourner autour de 0,79 pour le premier siècle et 0,92 pour le 14^e^. Comme on le voit, l'écart n'est pas grand.
2° Calcul à partir de ces teneurs par les formules classiques de la désintégration radioactive d'un « âge radiocarbone », âge non corrigé.
3° Correction de ces dates pour tenir compte du coefficient de fractionnement isotopique *i* et des coefficients *p*(*t*) et *q*(*t*) des variations au cours des âges des quantités de C^14^ et de CO~2~ total atmosphérique. La correction est 19 035 Log (i p(t)/q(t)).
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En fait, on a procédé d'une manière différente mais qui revient au même. L'incidence du coefficient *p*(*t*)*/q*(*t*) a été déterminée au moyen d'une courbe établie une fois pour toutes par dendrochronologie et qui permet de passer directement de l'âge C^14^ à l'âge réel. Le rapport nous donne figure 2 la partie de cette courbe entre les années 900 et 1600 après Jésus-Christ.
On a tenu compte du coefficient de fractionnement isotopique, dont j'avais réclamé la valeur pour le lin, en admettant qu'il était égal au double du coefficient de fractionnement isotopique pour le C^13^, ce qui me paraît insuffisamment fondé. Mais cela n'a guère d'importance parce que cette correction est faible et surtout parce qu'on nous dit avoir fait des comparaisons avec les résultats donnés sur des tissus en lin dont on a, par l'Histoire, la date certaine.
*Les résultats. -- Qui a fait les calculs d'erreurs ?*
L'avant-dernier paragraphe, de titre « *Results* », occupe à lui seul presque la moitié du rapport. Mais, comme je viens de l'expliquer, nous n'y trouvons pas ce qui nous aurait intéressé.
On commence par nous dire « qu'à l'achèvement de leurs mesures, les laboratoires expédièrent leurs résultats au Laboratoire de Recherche du British Museum pour l'analyse statistique ».
Il est dit un peu plus loin que (c'est moi qui souligne) « les dates radiocarbones moyennes et les marges d'incertitudes pour les quatre échantillons *telles que fournies par les trois laboratoires* sont récapitulées dans le tableau 2 et montrées sur la figure 1 ».
Ce qu'on ne comprend pas bien, à la lecture du rapport, c'est comment les laboratoires et le British Museum se sont partagé ce travail et ce qu'a fait au juste ce dernier.
Le tableau 1 nous donne, pour l'échantillon 1 qui est celui du Suaire, 4 dates Carbone 14 pour le laboratoire de l'Arizona, 3 pour Oxford et 5 pour Zurich avec, comme je l'ai dit plus haut, les marges d'incertitudes correspondantes. Le tableau 2 nous donne ensuite, pour chaque laboratoire, les moyennes pondérées et non pondérées ainsi que les résultats donnés par le test « ki 2 ».
Ce test est fort utile lorsqu'il s'agit de savoir, par exemple dans une fabrication en grande série, si telle taille d'échantillon est suffisante pour que, du nombre de malfaçons observées sur lui, on puisse tirer des conclusions extrapolables à une série plus importante. Mais sa nécessité, et même son utilité ici ne me paraît pas évidente. Est-ce déformation professionnelle ou désir d'éblouir ceux qui connaissent mal toutes les ressources de la statistique théorique ?
Mais ce qui est certain, c'est que toutes ces considérations statistiques étaient inutiles pour résoudre le seul problème qui intéresse les catholiques du monde entier : *le lin du Suaire a-t-il poussé vers le premier siècle ou longtemps après ?*
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Si les résultats bruts (qu'on ne nous donne pas) étaient bien ceux qui correspondent aux âges et aux incertitudes qu'on nous donne pour le Suaire, alors nous pourrions dire, sans avoir besoin d'aucun calcul statistique, qu'il y aurait 100 % de chances pour que le Suaire soit un faux.
Et comme nous savons que ce n'est pas possible, c'est cette probabilité de 100 % qui nous oblige à croire qu'il y a là-dessous erreur ou tromperie.
*Encore les calculs statistiques*
Un statisticien que j'ai consulté m'a dit qu'à son avis, l'utilisation du test « ki 2 » aurait dû conduire à éliminer comme aberrants les résultats d'Oxford.
Mais alors, on se serait trouvé dans (ou très près d'une région de la courbe de correspondance entre « âge C^14^ » et « âge réel » où, du fait d'un crochet, au même âge C^14^ correspondent trois âges réels. Dans ces régions, les calculs statistiques sont si sujets à caution que le rapport lui-même nous dit que la manière d'opérer dans de tels cas est encore sujette à discussion.
Selon ce statisticien, l'élimination des résultats d'Oxford aurait conduit à une probabilité non négligeable que l'époque où aurait poussé le lin du Suaire soit postérieure à 1350, époque où, sans discussion possible, le Suaire était vénéré publiquement à Lirey.
Je ne sais si ce statisticien a raison mais ce qui est certain, c'est qu'on n'avait nul besoin du test « ki 2 » pour affirmer qu'il y avait incompatibilité entre les résultats trouvés et l'existence du Suaire au premier siècle. Les calculs statistiques qu'on nous donne avaient uniquement pour but d'affiner des conclusions de date que nous n'acceptons pas.
Les calculs statistiques sont souvent utiles, parfois même indispensables. Mais prétendre qu'ils sont nécessaires toujours et partout est une illusion.
*Remarque sur les nettoyages*
L'article nous en parle très longuement. Ils ont pour but d'éliminer, par des procédés chimiques principalement, les produits étrangers qui auraient pu s'accumuler sur le Suaire au cours des âges : poussières, fumées ou autres contaminants.
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J'ai expliqué en décembre pourquoi ces problèmes de nettoyage, qui ont une importance extrême lorsqu'il s'agit d'objets ayant séjourné dans la terre, n'en avaient que peu pour des tissus comme le Suaire.
Il est d'abord inexact que, comme le dit le rapport, « le Suaire avait été exposé à une grande variété de sources possibles de contamination ». Quelles sources ? La poussière ? La fumée des cierges ? Des grains d'encens ? Des taches graisseuses ? Des sels carbonatés apportés par l'eau déversée sur lui lors de l'incendie de 1532 ? On ne voit guère autre chose. Or, des calculs aussi simples que celui de la détermination du degré alcoolique d'un mélange de deux vins suffisent à montrer que tout cela n'a pu avoir qu'une influence minime.
Il est bien évident, d'abord, que seuls les corps polluants contenant du Carbone peuvent fausser les analyses. Or, ces corps ne sauraient en contenir beaucoup plus que la cellulose constitutive du lin qui en contient en gros 45 %. Admettons donc, pour simplifier, une pollution par des corps contenant du Carbone et à ce taux. Soient alors :
p -- Rapport de la masse du polluant à celle de l'objet contaminé.
x -- Quantité de C^14^ qu'on aurait trouvée dans l'objet s'il n'avait pas été pollué (rapportée à la quantité dans un objet de même masse mais moderne (1950). Rappelons que l'on a à peu près, et sans corrections, x = 0,79 pour le premier siècle et x = 0,93 pour le 14^e^.
y -- Même quantité mais pour le corps polluant.
z -- Même quantité pour l'objet supposé pollué. Un calcul élémentaire donne alors :
z = (x+py)/(1+p)
Appelons dt la correction d'âge à pratiquer. On a alors :
dt = 19 035 Log x(1+p)/(x+py) (Logarithmes à base 10)
Certains auteurs ont supposé, pour expliquer les résultats aberrants qu'on nous propose, des pollutions locales du Suaire pouvant aller jusqu'à 25 %. Elles ne pourraient s'expliquer que par des taches de cire provenant de cierges brûlés autour de lui. Or, le Suaire, depuis qu'on connaît son histoire avec certitude, est conservé dans une chasse dont on ne le sort presque jamais. On ne brûle plus rien autour de lui et il est traité avec le plus grand respect. Des pollutions comme celles envisagées remonteraient donc à une époque très reculée. Prenons alors x = 0,79 (premier siècle) et y compris entre 0,79 (premier siècle) et 0,93 qui correspond à peu près au 14^e^. On aurait alors *dt* inférieur à 288 ans. Nous sommes donc loin de compte !
Si nous supposions maintenant une pollution d'ensemble du Suaire et par du Carbone moderne (y = 1), on trouverait pour 1 % de pollution des corrections de 22 ans et de 7 ans selon que l'on suppose que le Suaire date du premier siècle ou du 14^e^ :
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Je suis heureux de voir que le rapport confirme indirectement ce que je viens de dire en nous apprenant qu'on n'avait pas trouvé de différences significatives dans les résultats sur un fragment nettoyé seulement aux ultrasons et sur d'autres du même échantillon ayant subi des nettoyages chimiques très poussés.
Je conclurai ces considérations sur le nettoyage et la pollution en attirant sur elles l'attention des défenseurs de l'authenticité du Saint Suaire qui tentent d'expliquer par des pollutions les résultats aberrants qu'on nous a fait connaître. Je pense qu'ils sont engagés dans une voie sans issue.
\*\*\*
En conclusion, je dirai que l'insistance faite auprès des trois laboratoires pour qu'ils ne comparent pas leurs résultats entre eux avant de les avoir transmis au British Museum est inquiétante. Car enfin, c'est dans le rapport lui-même que l'on peut lire ces lignes que j'ai déjà reproduites au Chapitre 1 et que je reproduis à nouveau : « *Toutefois, les trois laboratoires s'engagèrent à ne pas comparer leurs résultats tant qu'ils ne les auraient pas transmis au British Museum* (But the three laboratories undertook not to compare results until after they had been transmitted to the British Museum.). »
Pourquoi cet engagement ? Que craignait-on ? Que les laboratoires, en constatant d'éventuelles divergences, ne truquent ces résultats ou refusent d'en publier les conclusions ? Mais ces conclusions d'âge qu'on nous dit avoir été trouvées auraient été acceptées bien plus facilement si l'on avait *joué cartes sur table* et demandé aux trois laboratoires de publier *dès octobre* 1988 les résultats de leurs mesures *tels qu'ils les avaient obtenus.*
Au lieu de cela, on nous dit :
« Les résultats ainsi que les traitements statistiques des données préparées au British Museum furent envoyés au professeur Bray de l'Institut Colonetti de Turin pour avoir ses commentaires. Il confirma que les résultats des trois laboratoires étaient mutuellement compatibles et que, à l'évidence, aucune des moyennes de résultats ne pouvait être mise en question.
Je n'ai aucune raison de mettre en doute la compétence de l'Institut Colonetti et du professeur Bray. Mais enfin, il y a de par le monde des centaines et même des milliers de scientifiques qui utilisent la statistique et qui auraient pu juger aussi bien que lui si on leur avait donné les éléments nécessaires.
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Cet appel à la caution d'une haute autorité dans la statistique donne l'impression que l'on a voulu éviter que n'importe qui puisse mettre le nez dans toute cette affaire.
En bref, la procédure suivie donne l'impression qu'on a voulu *cacher quelque chose* et elle était de nature à nourrir tous les soupçons.
#### V. -- L'article de « Nature ». -- Les anomalies de la procédure
On aurait fort bien pu ne pas parler de précautions contre les fraudes possibles et dire que l'on s'en remettait à la probité et à la compétence des hommes de science. Entre 1978 et 1981 où l'Église laissa les savants étudier le Suaire, on n'avait pas pris d'autres précautions que celles nécessitées par la sécurité de l'insigne relique.
Ces savants exposèrent leurs conclusions et elles furent ensuite discutées calmement entre hommes de science.
Il n'en fut pas de même en 1988 parce que le fond de l'histoire est que *Satan et ses suppôts avaient préparé un grand coup médiatique* destiné à montrer au monde entier, grâce au Carbone 14, que le Suaire était un faux et ébranler par là la foi des simples. *Il fallait donc donner une grande publicité à tout cela* et clamer bien fort que le verdict qu'allait rendre le Carbone 14 serait incontournable parce qu'on avait pris les précautions les plus rigoureuses contre toute erreur ou toute fraude.
Les recherches antérieures et les projets
On sait que le STURP, qui est un groupement de savants constitué pour étudier le Saint Suaire, avait procédé entre 1978 et 1981 à une campagne d'études pour laquelle il avait fait venir d'Amérique à Turin plusieurs tonnes de matériel de laboratoire. Ces études avaient conclu à l'authenticité du linceul. Les Américains avaient, notamment, retrouvé la « tridimensionnalité », découverte antérieurement par le Français Gastineau, et confirmé ainsi la certitude, acquise dès 1898, que la fabrication du Suaire par une main humaine était impossible.
Le STURP avait projeté, si l'Église y consentait, de poursuivre ses études et de procéder notamment *à celle des fils,* qui avait été à peine ébauchée. On avait, en effet, fait sur ceux-ci des constatations curieuses dont je n'avais pas connaissance en décembre : le brunissement du tissu dont les variations continues constituent les empreintes, du visage notamment, sont dues à une oxydation de l'extrémité des fibrilles du tissu.
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Mais, ce qui est extraordinaire, ces extrémités sont colorées de la même façon et le dégradé des teintes observé à l'échelle macroscopique provient du nombre de fibrilles colorées dans une petite surface donnée.
Si j'en crois le Frère Bruno Bonnet-Eymard (n° 250 de Noël 1988 de la *Contre-Réforme Catholique*), le STURP avait projeté une nouvelle campagne d'études au cours de laquelle on aurait étudié spécialement les fils. Et après les études chimiques et microscopiques, on les aurait datés au Carbone 14. Mais ce test n'aurait pas été considéré comme quelque chose de décisif à lui seul et susceptible d'annuler d'un seul coup tout ce qui avait été découvert auparavant. Ses résultats auraient été discutés calmement, entre hommes de science, de la même manière qu'on avait discuté tout le reste et loin du tapage médiatique auquel nous avons assisté.
Toujours d'après le Frère Bruno, le 16 octobre 1984, le STURP adressait au cardinal Ballestrero un mémoire de 177 pages où il était demandé, dans le cadre d'une nouvelle série d'analyses, l'autorisation de prélever sur le Suaire six échantillons destinés à une étude plus approfondie des fils et ensuite à leur datation par le Carbone 14 qui serait confiée à six laboratoires. Comme c'était bien naturel, tout ceci se serait fait sous la direction et la responsabilité du STURP.
Mais les ennemis de l'authenticité du Suaire veillaient. En juin 1985, ils proposèrent que ce soit le British Museum qui prenne la haute direction de tout cela, le STURP n'étant plus admis qu'à donner un avis sur la manière de prélever les échantillons.
En octobre 1986, il fut décidé que des datations au Carbone 14 seraient effectuées par *sept* laboratoires, dont le laboratoire français de Gif-sur-Yvette, qu'il serait remis à chacun de ces laboratoires un échantillon provenant du Suaire et deux de contrôle, que les laboratoires travailleraient sans concertation mutuelle et « en aveugle » ; et que pour cela les échantillons seraient hachés menu avant d'être remis aux laboratoires. De plus, l'Académie pontificale des sciences serait garante, en même temps que le British Museum, de la régularité de toutes les opérations.
La réduction à trois du nombre des laboratoires
Lorsque vous faites faire une analyse médicale, vous n'en chargez qu'un seul laboratoire. Ce n'est que si votre médecin est surpris par le résultat que vous concevez des doutes, que vous vous adressez à un autre.
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Si les choses avaient été faites normalement et loin du tapage médiatique qui fut délibérément orchestré, c'est ainsi que l'on aurait procédé. Et on aurait évité d'en publier les résultats à son de trompe comme cela a été fait. Ceux-ci auraient été examinés calmement par les scientifiques compétents. Et soyons bien certains que si l'on avait trouvé un résultat aberrant comme celui qu'on nous a annoncé, on en aurait recherché la cause qu'on aurait rapidement trouvée.
Mais ce n'était pas ce que voulaient les puissants ennemis du Saint Suaire. On proclama bien haut qu'il fallait un grand nombre de laboratoires pour que les résultats trouvés ne puissent être contestés.
J'ajoute que, comme me l'a appris un spécialiste du Carbone 14, les différents laboratoires virent là une occasion de se mettre en vedette et intriguèrent pour qu'on les sélectionne.
Le nombre des laboratoires fut donc fixé à sept, puis *réduit à trois* sur ordre du Saint-Siège, nous dit-on, sous prétexte « *d'internationaliser* » les opérations !
L'élimination de l'Académie pontificale des sciences
Cette élimination me paraît beaucoup plus grave que la réduction à trois du nombre des laboratoires. Il eût été normal, comme je l'ai dit plus haut, que ce soit le STURP qui, à la satisfaction générale, avait déjà étudié le Suaire en 1978, prenne en charge tout cela. Et il est bien évident que s'il y avait un organisme qui avait son mot à dire dans la question, c'était bien l'Académie pontificale des sciences ! Alors on se demande pourquoi on l'a évincée pour aller chercher le British Museum qui, comme on l'a vu plus haut, s'était fâcheusement rendu célèbre dans le passé par la fraude de Piltdown et par des analyses ratées !
L'abandon de la procédure en aveugle\
et le filmage des opérations
Je suis surpris qu'aucun laboratoire n'ait protesté lorsqu'on a déclaré, dans un grand tam-tam médiatique que, dans le but d'éviter des fraudes, les laboratoires procéderaient « en aveugle » c'est-à-dire sans savoir quel était l'échantillon provenant du Saint Suaire parmi les trois ou quatre qu'on leur demanderait d'analyser. C'était, en effet, crier bien haut que l'on se méfiait d'eux.
Mais ce qui me choque, c'est qu'on ait organisé une procédure en aveugle pour l'abandonner au dernier moment.
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Car, disons-le carrément, c'est une véritable comédie qui fut organisée le 21 avril 1988 à Turin lorsqu'on procéda à la prise d'échantillons sur le Suaire et qu'on les donna aux représentants des trois laboratoires sélectionnés. Et je le montrerai en ne disant rien d'autre que ce qui est consigné dans l'article du 16 février de *Nature.*
Ce rapport nous explique comment fut prélevé sur le Suaire un échantillon de 70 10 mm environ qu'on partagea en quatre morceaux dont trois étaient destinés aux trois laboratoires. Ces échantillons, nous dit le rapport,
« furent alors portés dans une salle voisine, la salle capitulaire, où ils furent enveloppés dans du papier d'aluminium puis scellés à l'intérieur de containers numérotés en acier inoxydable par le cardinal de Turin et le Dr Tite ».
Le rapport nous indique ensuite comment on fit de même pour des échantillons de 50 mm provenant de trois pièces de contrôle. Puis le rapport poursuit :
« Toutes ces opérations, excepté l'empaquetage des échantillons dans le papier d'aluminium et leur mise en containers furent complètement enregistrées sur film video et photographiées. »
Je suppose que cette prise de vue avait pour but de garder un souvenir tangible de cette journée considérée comme historique. Mais je pense aussi que ceux qui ont organisé tout cela avaient un autre but : faire du cardinal et du Dr Tite des boucs émissaires en permettant à ceux qui sont convaincus de l'authenticité du linceul de penser qu'un échantillon du Moyen-Age a été habilement substitué à celui du Saint Suaire dans la salle capitulaire.
En fait, cette hypothèse d'une substitution d'échantillon à ce moment ne tient guère parce que, comme nous allons le voir, la procédure en aveugle fut abandonnée et qu'il était quasiment impossible de trouver un échantillon datant du Moyen-Age tissé comme le Suaire :
« On n'indiqua pas aux laboratoires dans quel container se trouvait l'échantillon du Suaire. Mais parce que les échantillons de contrôle n'ont pu être assortis avec le tissage très particulier du Suaire (un sergé en chevrons un à trois), il fut cependant possible pour les laboratoires d'identifier l'échantillon provenant du Suaire. »
C'est bien exact. Le tissage du Suaire est très particulier et il ne fut pas possible de trouver des échantillons de contrôle tissés pareillement. Mais alors, *pourquoi avoir maintenu la fiction des containers anonymes ?* Dès lors qu'on pouvait reconnaître l'échantillon du Suaire, l'analyse « en aveugle » et les containers numérotés devenaient une comédie !
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Je précise bien que si j'avais été moi-même un des directeurs des laboratoires pressentis, j'aurais refusé toute procédure en aveugle en disant que si l'on me considérait comme assez malhonnête pour truquer l'analyse, on veuille bien s'adresser à d'autres. De fait, comme je l'ai déjà dit, l'annonce faite à son de trompe qu'on pratiquerait des analyses en aveugle n'avait qu'un but : *persuader le monde entier que les résultats qu'on allait trouver pour le Suaire* (et que les initiés connaissaient à l'avance car tout fut combiné pour cela) *étaient incontournables.* Tout le tam-tam médiatique ayant été fait sur cette procédure en aveugle et l'effet psychologique attendu réalisé, il importait peu qu'on l'abandonne par la suite.
Mais les auteurs du rapport furent tout de même gênés car il avait été décidé, pour réaliser une procédure aveugle, que les échantillons seraient rendus méconnaissables en les effilochant. Cette opération fut alors écartée mais sous un mauvais prétexte. Poursuivons la lecture du rapport :
« Si les échantillons avaient été effilochés ou déchiquetés plutôt que d'avoir été donnés aux laboratoires sous forme d'une seule pièce de tissu, il aurait été bien plus difficile mais *pas impossible* de distinguer le Suaire des autres échantillons. »
C'est une plaisanterie car on ne me fera jamais croire qu'il soit impossible de hacher suffisamment un tissu pour qu'on ne puisse plus le distinguer d'un autre de même substance.
Mais le rapport nous donne une autre raison moins manifestement absurde mais qui ne vaut pas davantage :
« Mais avec des échantillons effilochés ou déchiquetés, le prétraitement de nettoyage aurait été plus difficile et aurait gaspillé du matériel. Puisque le Suaire avait été exposé *à une grande variété de sources possibles de contamination* et en raison du caractère unique des échantillons disponibles, il fut décidé d'abandonner la procédure d'essai par échantillons anonymes dans l'intérêt d'un prétraitement efficace. »
Je répète que je n'aurais été nullement scandalisé si l'on n'avait jamais parlé d'analyses en aveugle. Mais ce qui me choque, c'est qu'après avoir dit qu'on procéderait ainsi, on a fait autrement sous de mauvais prétextes. Car je dis que :
1° Les nettoyages au moyen des produits chimiques énergiques qui furent employés comme la soude caustique et l'acide chlorhydrique étaient ici d'une utilité contestable. J'ai expliqué pourquoi dans le chapitre qui précède.
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2° Ces nettoyages étaient compatibles avec une procédure en aveugle mais un peu plus compliquée.
Il est certain que les traitements énergiques de nettoyage qui furent utilisés eussent été plus difficiles sur des échantillons réduits en bouillie. Mais on aurait pu concilier les analyses en aveugle avec des prétraitements de nettoyage très poussés par une procédure à vrai dire plus compliquée : on aurait d'abord remis à chaque laboratoire des échantillons provenant du Suaire et des tissus de contrôle en leur demandant de les nettoyer de la manière qu'ils voudraient. Ils auraient ensuite rendu ces échantillons nettoyés qu'on leur aurait remis à nouveau après les avoir déchiquetés et placés dans des containers numérotés mais anonymes.
#### VI. -- Le parallélisme avec Piltdown
Le parallélisme entre les deux affaires est total. Il y avait à Piltdown contradiction entre deux arguments :
1° Le crâne et la mâchoire ne pouvaient s'articuler ensemble. Donc, ils appartenaient à deux êtres.
2° On n'avait jamais découvert le moindre fossile de singe en Angleterre. Il était donc impossible qu'on en ait trouvé un juste à côté du crâne. Donc, les deux objets appartenaient au même être.
Il fallait donc choisir car crâne et mâchoire ne pouvaient à la fois appartenir au même être et à deux êtres différents.
On pouvait cependant trancher immédiatement et c'est ce que firent bien des savants mais sans oser le dire. En effet, l'argument 1° avait pour lui que n'importe quel savant pouvait le vérifier par lui-même. On avait, en effet, distribué des moulages des deux pièces qui permettaient de vérifier l'impossibilité d'articulation des deux pièces.
Mais ces pièces elles-mêmes étaient jalousement conservées et seuls quelques rares savants anglais purent les examiner de près.
Oui, l'argument 2° était bon et il était impossible que la seule pièce fossile de singe trouvée en Angleterre ait été découverte juste à côté du crâne... à moins quelle ait été placée là frauduleusement !
Les langues ne se délièrent qu'au bout de 40 ans où, comme je l'ai exposé, trois savants anglais montrèrent, sans soulever aucune protestation, que la mâchoire était celle d'un chimpanzé actuel qui avait été savamment préparée pour lui donner un aspect ancien.
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Et, comme l'a reconnu le professeur Vallois dans un article qui figure dans la revue *L'Anthropologie*, la fraude « fut longuement préparée et effectuée par quelqu'un qui avait accès à des collections spécialisées et perpétrée pendant plusieurs années avec un machiavélisme stupéfiant ».
Celui qui aurait dit pareille chose entre les deux guerres eût été traité de fou ! Et cependant, c'était vrai !
Il en va de même dans l'affaire du Suaire et du Carbone 14 où nous sommes devant deux argumentations qui aboutissent à des conclusions contradictoires. En effet :
1° -- Il y a plusieurs arguments incontournables prouvant que ce linceul date du premier siècle : négatif, tridimensionnalité, etc.
2° -- Le Carbone 14 nous dit qu'il date du Moyen-Age.
Mais, comme pour Piltdown, il y a cette différence capitale entre les deux argumentations : c'est que nous pouvons vérifier nous-mêmes la première et pas la seconde. Je rappelle, en effet, que sur d'excellentes photographies dont personne n'a jamais contesté l'authenticité parce que le Suaire a aussi été photographié clandestinement, nous pouvons vérifier nous-mêmes que la face gravée sur le Suaire est un négatif.
Nous pouvons vérifier par nous-mêmes que nous n'arriverions pas, même si nous étions bon peintre, à produire un négatif qui, par inversion photographique, donne un visage acceptable.
Nous pouvons vérifier nous-mêmes que l'argument de la tridimensionnalité n'est pas fallacieux en regardant d'abord les reliefs du visage produits par Gastineau avec un appareil automatique et en nous assurant ensuite nous-mêmes qu'ils correspondent bien au Suaire, en constatant nous-mêmes que l'intensité du brunissement varie continûment de la manière qui convient.
Par contre, l'argument 2°, celui du Carbone 14, n'a de valeur que si nous faisons une totale confiance à ce qui est dit dans l'unique document sur la question : l'article de *Nature* du 16 février 1989. Impossible pour nous de refaire les analyses ! Impossible de vérifier quoi que ce soit !
Mais, objectera-t-on, vous suspectez des scientifiques ! C'est la logique qui m'y oblige. Et l'affaire de Piltdown montre bien que ce n'est pas toujours à tort !
Rappelons également qu'en 1950, le professeur Vallois a cru voir une confirmation définitive de l'existence de « l'Eoanthrope » dans une analyse et qu'il a dû, trois ans après, reconnaître que cette analyse avait été mal faite.
Pendant 40 ans, les savants ont parlé de « l'irritante énigme de Piltdown ».
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Aujourd'hui, il n'y a pas « d'irritante énigme du Suaire ». Il n'y a pas non plus « d'irritante énigme du Carbone 14 ». *Il n'y a qu'une* « *irritante énigme* »* : c'est celle du British Museum et des laboratoires de l'Arizona, d'Oxford et de Zurich.*
Il a fallu 40 ans pour qu'on rende publique la solution de « l'irritante énigme de Piltdown ».
Il faudra probablement moins de temps pour que soient dévoilés les détails du complot contre le Saint Suaire orchestré par Satan et ses suppôts. Il y a en effet, des gens qui ne sont pas contents : *ce sont les savants du STURP* qui, de 1978 à 1981, ont examiné le Suaire lui-même avec les appareils les plus perfectionnés et avaient presque tous conclu à l'authenticité. Étaient-ils donc des incapables ? des illuminés ? des esprits moyenâgeux qui n'étaient en rien scientifiques ? Leur honneur de savant est en jeu et je pense qu'ils mettront tout en œuvre pour que la fraude apparaisse au grand jour.
Attendons donc tranquillement la suite. Nous sommes certains, depuis 1898, que le Suaire date du premier siècle. Or, le vrai ne peut contredire le vrai. Il y a donc eu *erreur ou tromperie* dans cette affaire du Carbone 14. Nous serions, certes, intéressés de savoir ce qui s'est exactement passé mais c'est là simple curiosité car nous savons, de science certaine, que le Suaire date du premier siècle.
#### VII. -- Conclusion
Les anomalies de la procédure que j'ai relatées plus haut ne constituent pas l'essentiel ; je dirai même qu'elles n'ont guère d'importance. L'important est ceci : si l'on a procédé solennellement à ces analyses, si on leur a donné une telle publicité, *c'est que le résultat en était connu d'avance par ceux qui ont machiné toute cette affaire.*
*L'Église est tombée dans un piège.* Elle n'avait nul besoin du Carbone 14 puisque l'authenticité du Saint Suaire était démontrée.
Cela ne veut pas dire qu'elle devait exclure à tout jamais l'emploi du Carbone 14. *Mais son erreur fut d'entrer dans le jeu de ses ennemis* qui persuadèrent l'opinion publique que *la question de l'authenticité du Suaire était pendante* et que seul le Carbone 14 pourrait rendre *un verdict définitif.*
Il aurait fallu laisser les savants catholiques travailler en paix comme l'avaient fait autrefois Vignon, Barbet et ceux du STURP L'un d'eux aurait, à l'heure voulue et avec l'assentiment de l'Église, fait procéder discrètement à une datation dont le résultat, après toutes les vérifications nécessaires, aurait été tout aussi discrètement annoncé.
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Ceux qui s'imaginaient que, dans les semaines ou les mois qui suivraient le 21 avril 1988, les journaux du monde entier allaient annoncer à la *une* que, grâce au Carbone 14, l'authenticité du Suaire était maintenant définitivement établie sont des naïfs. Ce qui était combiné, programmé, décidé, c'était le contraire. Tout le monde sait, ou devrait savoir, que ce sont aujourd'hui les ennemis de Jésus-Christ et de l'Église qui tiennent tout et particulièrement la grande presse. Et vous vous imaginez qu'ils auraient laissé proclamer solennellement l'authenticité du Saint Suaire ? Allons donc !
Si le coup savamment préparé avait raté, ce qui était peu probable mais possible, alors nous n'aurions été avertis que par de minuscules entrefilets en quatrième page de quelques rares journaux que le Carbone 14 avait daté le Suaire du premier siècle.
\[Fin de la reproduction de l'article de Michel Martin (Georges Salet) paru dans le numéro 93 de mars-avril de sa publication : *De Rome et d'ailleurs, informations et commentaires à la lumière de la doctrine catholique,* éditée à 78004 Versailles Cedex, boîte postale 177.\]
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### Pour la « réhabilitation » de Mgr Lefebvre
A l'issue de son pèlerinage à Chartres du 6 au 8 mai, le groupe RENAISSANCE CATHOLIQUE ([^34]) a rendu publique une adresse au souverain pontife demandant la « réhabilitation » de Mgr Lefebvre. En voici le texte intégral :
« Au terme de trois jours de prières et de pénitences nous, pèlerins de Notre-Dame de Chartres, osons nous adresser à votre Sainteté, confiants en la paternelle sollicitude du Père commun.
« Nous adhérons de tout cœur au credo immuable de l'Église catholique et aux vérités de foi définies de manière solennelle, notamment lors des conciles de Nicée, de Trente et de Vatican 1, nous soumettant à l'enseignement constant de l'Église.
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« C'est ainsi que nous adhérons sans réserve à l'encyclique *Humanae Vitae* de Paul VI et que nous avons accueilli avec joie l'instruction *Donum Vitae* de la sacrée congrégation pour la doctrine de la foi, textes aujourd'hui rejetés par les sociétés civiles et contestés au sein même de l'Église.
« Notre présence ici aux pieds de Notre-Dame de Chartres veut être une profession publique de foi catholique devant l'Église à laquelle nous appartenons, alors que le monde et plus particulièrement les institutions de notre pays, la France, ne cessent de s'éloigner des exigences du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est de toute la force de nos âmes, de nos cœurs et de nos volontés que nous voulons servir l'Église. Nous savons qu'Elle est l'unique arche du salut, et que, comme nous le dit saint Augustin, « Qui n'a pas l'Église pour Mère n'aura pas Dieu pour Père ».
« Ainsi nous vous demandons de rendre à la Tradition la juste place qui lui revient dans l'Église de Dieu, nous associant à tous ceux qui, avant nous, vous ont demandé de rendre au peuple chrétien le catéchisme, la messe et l'écriture sainte, nourriture spirituelle dont ont besoin nos familles.
« Cette remise à l'honneur de la Tradition ne saurait aller sans la réhabilitation de Mgr Lefebvre qui depuis plus de vingt-cinq ans en est l'éminent défenseur. C'est grâce à lui, grâce aux prêtres qui lui doivent leur ordination que beaucoup parmi nous ont renoué avec la foi catholique.
« Très Saint Père, nous n'aspirons qu'à vivre en paix dans l'Église, uniquement préoccupés de notre salut personnel, de la gloire de Dieu et du salut des âmes.
« C'est à genoux que nous vous implorons pour nous et nos familles, trop de souffrances ayant déjà été endurées par le peuple fidèle.
« Daignez, Très Saint Père, agréer l'audace de cet appel et l'expression de l'attachement indéfectible à l'Église et à son Vicaire de vos serviteurs qui ont à cœur de confier à la Très Sainte Vierge Marie les charges de votre souverain pontificat. »
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Une telle réclamation, présentée par des laïcs, semble parfaitement dans la ligne de ce que suggérait, tout en donnant l'exemple, l'éditorial de Jean Madiran dans ITINÉRAIRES d'avril, intitulé « La formation des prêtres » :
« ...Les usagers pourraient prendre l'initiative de réclamer la réintégration *visible* de la Fraternité Saint Pie X *dans l'Église visible* (*...*)*.*
« Comment procéder à cette réintégration, par quelles voies, à quelles conditions, ce n'est plus l'affaire des usagers. Leur affaire est de réclamer. Donc, je réclame.
« ...Une telle réintégration est forcément la seule issue souhaitable. »
Dans son éditorial d'ITINÉRAIRES de février, intitulé « Duo dubia », Jean Madiran disait pareillement :
« Nous professons que le Saint-Siège aurait dû, que le Saint-Siège devrait aider et protéger l'œuvre de Mgr Lefebvre au lieu de l'accabler : nous le réclamons du pape. »
Paradoxalement, ces deux éditoriaux d'ITINÉRAIRES, si catégoriques dans leur réclamation, ont valu à Jean Madiran des attaques violentes, répétées, saugrenues, notamment celles du *Chardonnet* ([^35]), lui reprochant de « n'être ni pour ni contre » (sic !), de « vivre en état d'apesanteur » et « en lévitation permanente ».
\*\*\*
Le *Figaro* du 12 mai, après avoir mentionné le pèlerinage et l'adresse au pape de RENAISSANCE CATHOLIQUE, ajoutait cette contre-vérité artistement maçonnée :
« Un autre groupe traditionnel, le CENTRE CHARLIER qui, à la suite du schisme de Mgr Lefebvre, a rallié Rome et Jean-Paul II, s'apprête lui aussi à partir pour Chartres... »
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En vérité, à la suite de ce que le *Figaro* appelle « le schisme de Mgr Lefebvre », le CENTRE CHARLIER n'a opéré aucun ralliement ; il n'a *ni plus ni moins* qu'auparavant « rallié Rome et Jean-Paul II ». Sa position à l'égard de Jean-Paul II et de Rome est exactement la même aujourd'hui qu'hier et qu'avant-hier.
Si l'on tient à discerner un changement dans la position du CENTRE CHARLIER, ce n'est pas dans sa position à l'égard de Rome qu'on le trouvera ; c'est dans sa position à l'égard de Mgr Lefebvre.
Mais cela même ne serait pas exact.
Bien avant le 30 juin 1988, au cours du long débat public, pendant plus de deux années, sur l'hypothèse ou l'éventualité d'un sacre d'évêques par Mgr Lefebvre -- débat auquel la revue ITINÉRAIRES, de son côté, n'avait pris aucune part -- le CENTRE CHARLIER, par la voix de son président Bernard Antony, avait clairement déclaré qu'il n'approuverait pas un sacre sans mandat pontifical. Bernard Antony était loin d'être le seul à avoir pris cette position, qui au demeurant paraissait conforme à la page 216 et dernière de la *Lettre aux catholiques perplexes* de Mgr Lefebvre. Il n'est certes pas interdit de changer d'avis, -- et changer d'avis ne signifie pas forcément que l'on ait tort. Mais en l'occurrence ce ne sont pas Bernard Antony et le CENTRE CHARLIER qui ont changé d'avis ni accompli un quelconque « ralliement ». Le vocabulaire du *Figaro* est donc doublement trompeur. Ce n'est pas la première fois.
============== fin du numéro 334.
[^1]: -- (1). DMM a également publié entre autres ouvrages d'Henri Charlier *L'Art et la pensée*. Mais autant *Le martyre* est à la portée du public profane, autant celui-là -- véritable somme de la réforme artistique d'Henri Charlier -- s'adresse aux lecteurs d'une intelligence spéculative et plastique confirmée.
[^2]: -- (1). Diderot : Troisième entretien avec Dorval (1757).
[^3]: -- (2). Richard Wagner : *Une communication à mes amis*, suivi de *Lettre sur la musique* (1860), Mercure de France, 1976.
[^4]: -- (1). Pie XI : *Quadragesimo Anno*, § 35 ; Jean XXIII : Mater et Magistra, § 51.
[^5]: -- (2). Hugh Thomas : *The Spanish Civil War*, Eyre & Spottiswoode, Londres, 1964.
[^6]: -- (3). *The Spanish Civil War*, *op. cit.* note 2.
[^7]: -- (4). Cardinal Segura, archevêque de Tolède, lettre pastorale du 31 mai 1931.
[^8]: -- (5). *The Spanish Civil War*, *op. cit.*, note 2.
[^9]: -- (6). *The Spanish Civil War*, *op. cit.* note 2.
[^10]: -- (7). José Antonio au *Teatro de la Comédia*, le 23 octobre 1933. (Traduit de l'espagnol.)
[^11]: -- (8). *The Spanish Civil War*, *op. cit.* note 2.
[^12]: -- (9). D'après Robert Brasillach et Maurice Bardèche : *Histoire de la guerre civile espagnole*.
[^13]: -- (10). Cité par Antonio Montero : *Historia de la Persecucion Religiosa en España*, B.A.C., Madrid, 1961.
[^14]: -- (11). C'est une Constitution exactement identique, et les mêmes empêchements pratiques du culte et de l'enseignement catholiques, qui provoquèrent dix ans plus tôt le soulèvement général des Cristeros mexicains. (Note du traducteur.)
[^15]: -- (12). *Historia de la Persecucion Religiosa en España*, *op. cit.* note 10.
[^16]: -- (1). Non pas dans la ville de Montreuil, mais dans le quartier de Versailles qui porte le même nom.
[^17]: -- (1). Louise André-Delastre : *Le bienheureux Noël Pinot, prêtre martyr de la Révolution*, imprimerie Nouvelle, 1985.
[^18]: -- (2). *Op. cit.*
[^19]: -- (3). *Op. cit.*
[^20]: -- (4). *Op. cit.*
[^21]: -- (5). Cette relique existe toujours.
[^22]: -- (6). Roussel ne sera pas présent lors de l'exécution du prêtre. On le cherchera partout. En vain. On ne le retrouvera que onze jours plus tard. Mort dans sa chambre. Joseph Roussel était un prêtre défroqué.
[^23]: -- (7). Association Noé1 Pinot, 2 bis boulevard de Strasbourg, 49000 Angers.
[^24]: -- (8). « (...) tout de suite le père se posa en démagogue et se fit nommer membre du Comité de surveillance de la ville de Paris ; Louis-Sauveur, quoique gendarme, se vanta d'être un des premiers insurgés du 12 juillet ; Marie-Joseph écrivit Charles IX ou la Saint-Barthélémy, cinq actes où les tyrans étaient traités comme ils le méritent » (Lenôtre, *Vieilles maisons, vieux papiers*, I).
[^25]: -- (9). Les Trudaine, qui habitent un hôtel de la place Louis XV, se sont repliés à Marly dans leur maison de campagne. Quand il se rend à Louveciennes, Chénier ne manque jamais de s'y arrêter et d'y passer la nuit.
[^26]: -- (10). G. Lenôtre, *Vieilles maisons, vieux papiers* (1), Perrin et Cie, Libraires-éditeurs, 1906.
[^27]: -- (11). G. Lenôtre, *op. cit.*
[^28]: -- (12). G. Lenôtre, *op. cit.* Est-il besoin d'ajouter que tout cela est plus qu'oublié et qu'il serait bien de rétablir cette procession ?
[^29]: -- (13). La République n hésitait cependant pas à tuer des poètes. On s'en convaincra en relisant le tome IV (p. 251-252) de l'*Histoire de la poésie. française* d'André Sabatier. On y trouve la liste des poètes guillotinés.
[^30]: -- (14). Pour Chénier, on a ajouté : « Ex-adjudant général et chef de brigade sous Dumouriez ». Il s'agit, bien sûr, des grades de son frère Sauveur. Mais le Tribunal révolutionnaire ne saurait s'arrêter à de telles broutilles...
[^31]: -- (15). Jean-Marc Varaut, *Poètes en prison*, Perrin, 1989.
[^32]: -- (16). Allusion au mot d un des condamnés du 10 thermidor : « Nous n'étions que la hache, fait-on procès à une hache ? »
[^33]: -- (1). En Angleterre, un accusé est acquitté s'il n'y a contre lui que des présomptions de sa culpabilité. En France, au contraire, l'intime conviction des juges ou des jurés suffit pour condamner. C'est ainsi qu'entre les deux guerres, on envoya à la guillotine le célèbre Landru accusé d'avoir séduit 10 jeunes femmes et de les avoir fait disparaître après s'être emparé de leur argent. Faute de preuves contraignantes que l'accusation ne put produire, il eût été acquitté en Angleterre. La condamnation fut probablement juste car aucune des dix jeunes femmes ne reparut.
[^34]: -- (1). Fondé à l'automne 1988 par des dissidents du CENTRE CHARLIER, ce groupe est dirigé par MM. Maugendre, Valadier, Alain Rostand (etc.). Ses adresses sont 54 rue Pergolèse et 78 rue du Moulin Vert à Paris. Il a institué un nouveau pèlerinage à Chartres apparemment semblable en tous points, sauf la date, à celui qu'organise le CENTRE CHARLIER, chaque année depuis 1983, pour la Pentecôte. La Fraternité Saint-Pie X a ostensiblement soutenu cette dissidence et un « Avis officiel » de son directeur pour la France, l'abbé Aulagnier, a décrété que le pèlerinage de ce groupe était « le seul possible », tandis que celui du CENTRE CHARLIER devait être condamné comme n'ayant « plus rien de commun » (sic) avec celui des années précédentes.
[^35]: -- (1). « Bulletin paroissial, Saint-Nicolas du Chardonnet ». Directeur de la publication : abbé Philippe Laguérie.