# 335-07-89
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## ÉDITORIAL
### Sur le seuil
MGR Marcel Lefebvre, dans un « entretien exclusif » dont les propos ont été « recueillis par Marc Dem » et publiés dans *Le Choc du mois* de juin 1989, déclare notamment :
*Madiran dit :* « *Vous n'êtes pas pour l'infaillibilité.* »
Que j'aie dit ou écrit cela, Mgr Lefebvre n'a pas pu le lire ou l'entendre *lui-même.*
Car je ne l'ai ni dit ni écrit.
Je n'ai ni écrit ni dit nulle part, à l'adresse de Mgr Lefebvre, de ses prêtres ou de ses fidèles « Vous n'êtes pas pour l'infaillibilité. »
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*Il faut donc que quelqu'un lui ait fait un faux rapport.*
Ou alors, que Marc Dem ait mal entendu et mal rapporté son propos ?
Ce n'est malheureusement là que l'exemple le plus récent des faux rapports qui depuis un an excitent les esprits à contresens, détériorent les relations précédemment amicales, instituent des divisions de plus en plus aveuglément passionnées entre catholiques qui ont pourtant le même catéchisme, la même messe, les mêmes sacrements.
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Dans le même « entretien exclusif » avec le directeur de *Choc,* Mgr Lefebvre a dit aussi :
*Jean Madiran qui, cette fois, n'a pas été capable de faire le bon choix, dit qu'il veut rester dans l'Église visible. Mais nous sommes l'Église visible !*
Je veux en effet, Dieu aidant, rester dans l'Église visible. Je souhaite et je réclame que Mgr Lefebvre et sa Fraternité Saint-Pie X soient visiblement reconnus comme étant *dans* l'Église visible. Mais être *dans* l'Église visible est une chose, *être* l'Église visible en est une autre.
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Quand Mgr Lefebvre dit de lui-même et des siens : « *Nous sommes l'Église visible* », je me demande à nouveau si Marc Dem a exactement rapporté ce qu'il a entendu.
Car si le propos était bien tel, il m'obligerait à poser la question :
-- *Si vous êtes* l'Église visible, vous détenez donc l'infaillibilité de l'Église ?
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C'est au sujet de l'Église visible qu'il m'est arrivé en effet de parler de l'infaillibilité.
Ce n'était point pour dire :
-- Vous n'êtes pas *pour* l'infaillibilité. C'était pour dire, je recopie et je réitère :
-- *Il n'y a qu'une seule Église visible : la société des fidèles sous l'autorité du pape, dont un signe distinctif qui ne peut tromper est qu'elle détient l'infaillibilité, elle en est dépositaire, elle a visiblement ce que personne d'autre n'a. Je dis que l'infaillibilité est à Rome, elle est dans l'Église sous l'autorité de Rome, elle n'est pas ailleurs. Aujourd'hui le corps administratif de l'Église visible a été largement noyauté par la religion maçonnique des droits de l'homme... L'infaillibilité est ensevelie dans un coma provisoire. Mais c'est au sein de l'Église visible qu'elle sommeille. Elle n'a pas d'autre demeure. L'Église est là où réside, fût-ce endormie, son infaillibilité.*
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Je comprends fort bien qu'Écône revendique de n'être pas exclu de l'Église visible.
Qu'Écône n'en soit pas exclu, je l'ai moi-même, à plusieurs reprises ces derniers mois, explicitement et publiquement réclamé.
J'espère qu'il s'est produit une erreur de transmission et que n'est pas authentique la parole impossible : « Nous sommes l'Église visible. »
Si Écône et non Rome était désormais l'Église visible, Écône seul et non plus Rome aurait désormais le pouvoir de prononcer des définitions infaillibles, des condamnations infaillibles, des canonisations infaillibles.
Qui le croira ?
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### L'Europe agricole des grands prédateurs
*Troisième article :\
l'Article 19*
par Francis Sambrès
*Le premier article de Francis Sambrès sur l'Europe agricole des grands prédateurs a paru dans notre numéro 330 de février 1989, et le second dans notre numéro de juin.*
LE 27 JANVIER 1989, le « Syndicat mixte de réalisation et de gestion du Parc Naturel Régional du Haut Languedoc » proposait à l'examen de ses adhérents le texte d'un document important sous un titre prometteur : « Gestion des espaces naturels fragiles par les agriculteurs », avant-projet d'application de l'Article 19 du règlement 1760/87 de la C.E.E. Document provisoire ([^1]).
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A ce document était jointe une note du ministère de l'environnement en date du 13 octobre 1988 faisant référence à une note de réflexion du même ministère du 27/09/88. Cette seconde note a pour titre : « Note concernant les possibilités d'application en France de l'Article 19 du règlement socio-structurel communautaire 797/85 modifié ».
On voit déjà que tout est simple et clair ! De quoi s'agit-il ? De « l'instauration d'un régime d'aide aux agriculteurs qui s'engagent à maintenir ou à adapter des pratiques agricoles compatibles avec la protection de l'environnement, pris au sens large du terme ».
Cette définition, pour vague qu'elle soit, laisse entendre qu'il peut y avoir des pratiques agricoles incompatibles avec la protection de l'environnement ; pratiques qui devraient avant tout être énumérées, décrites, pour être interdites. On pourrait aussi dire qui a conseillé ces pratiques contre nature, où sont les responsables des perversions qui ont imposé qu'un Article 19 du règlement 1760/ 87 vint protéger les espaces *menacés par ceux-là mêmes qui les cultivent ?* On pourrait aussi s'efforcer d'agir sur les causes du déséquilibre des « équilibres naturels majeurs (eau, faune, flore, paysages) » dont on pourrait se demander s'ils sont si naturels que cela. Peut-être pourrait-on aussi se demander si le fait que l'Article 19 du règlement 1760/87 prenne à peu près le contre-pied des positions prises par les 1759 règlements antérieurs en matière de politique commune agricole est le signe d'une inversion de politique ou s'il s'agit -- comme on peut le craindre -- d'un document alibi, os à ronger pour les « écolos », rédigé pour pouvoir fièrement répondre à ceux qui voient le désert ronger nos campagnes : « le désert ! on s'en occupe ! »
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Ce document constate donc que 70 % des agriculteurs du Parc ont plus de 55 ans et que « dans le court terme » la « déprise agricole » pourrait toucher 30 à 40 % de l'espace actuellement entretenu -- voire 60 à 70 % dans les sites à « forts handicaps agricoles ».
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Ces chiffres partent de la situation actuelle où le document constate que l'agriculture a réussi à « conserver la maîtrise d'une part importante de l'espace » (35 à 38 %), sauvegardant ainsi « les équilibres naturels majeurs », ce qui veut dire -- peut-être -- que 62 à 65 % de l'espace est déjà retourné à sa liberté menaçante et que le reste ne va pas tarder à rejoindre cette nature naturelle qui n'est jamais en équilibre. Le document conclut son préambule : « Il en est ainsi des principales vallées des plateaux du Caroux, du Sidobre et de la Montagne Noire où la situation de l'agriculture est quasi désespérée. » Et la note poursuit que les « enjeux » sont tels qu'il devient urgent de reconnaître et de rétribuer les prestations de services des agriculteurs lorsqu'elles assurent le maintien de la qualité de l'environnement.
Les « trois enjeux fondamentaux », (qui seront quatre) toujours d'après la note, sont :
La « maîtrise de l'eau » qui passe par sa gestion à l'ancienne, le respect des espaces humides, la restauration du mini système d'irrigation ancien, la garde du bétail comme tondeuse et surtout l'arrêt des plantations substitutives de résineux qui assèchent les ruisseaux et acidifient de façon dangereuse les maigres eaux d'écoulement.
La « préservation du patrimoine faune-flore » qui doit être aussi assurée par une gestion traditionnelle des espaces.
La sauvegarde des paysages et de sites typés où l'on retrouvera « pacages, vignes, cultures annuelles ou pérennes, vergers avec une mention spéciale pour le maintien des haies, murets, chemins piétonniers », la « protection des haies et du bocage, l'entretien des chemins et des espaces pour prévenir les incendies ».
La sauvegarde enfin du « bâti » et de la « culture ».
Certains passages de cette note sont bien réconfortants pour les vieux lutteurs fatigués qui ont donné toutes leurs forces à la défense et illustration du paysage rural chrétien qui fut le nôtre et dans l'harmonie duquel des générations ont vécu.
Quelques lieux, en « zones sensibles », retenus à l' « inventaire ZNIEFF », objets d'une « cartographie précise », seront traités à l'ancienne avec le double souci de retrouver dans ces lieux un « équilibre naturel » perdu et de fixer une population rurale squelettique sans laquelle il n'y a plus de « tissu social minimal ».
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Dans ces lieux seront restaurées toutes les structures démolies, reprises toutes les habitudes pastorales traditionnelles perdues, reconstruites les murettes en ruine, taillées les haies arrachées, creusés les fossés comblés, curées les mares oubliées, entretenus les sentiers fermés, bref sera reconstruit le paysage que la politique agricole nationale puis commune (européenne) a détruit depuis 40 ans. Et on paiera pour ce faire les paysans qui jadis le faisaient gratuitement. Mais cet espoir de renaissance est bien vite tempéré par des interrogations angoissées.
Certes, on a connu de grandes conversions, des confessions publiques, des auto-critiques, les médias s'extasient devant ceux qui brûlent ce qu'ils ont adoré et servi, les renégats du marxisme reçoivent les honneurs, les charges et les privilèges, mais jusqu'à présent on n'avait jamais osé confier à l'assassin le soin de ranimer sa victime.
Faut-il trembler au lieu de se réjouir ?
Comment peut-on espérer rétablir l'écosystème ancien alors qu'on parle encore sans arrêt, dans cette note, de « ressources naturelles », « d'espace naturel », « de milieux naturels », « de patrimoine naturel », « d'équilibre naturel », « des prairies naturelles » et de « risques naturels ». L'emploi systématique du mot « nature » pour exprimer des faits de « culture » montre bien que les pernicieuses doctrines du bon sauvage, hôte d'un monde naturellement bon, sous-tendent les pensées des rédacteurs de ces lois et règlements. Ils se croient encore -- même s'ils ne croient plus à cette histoire -- avant la chute, dans l'Eden naturellement parfait, alors qu'ils sont à l'Est de l'Eden dans un monde hostile naturellement, de ronces et d'épines, monde qu'il faut cultiver en champs à la sueur de son front si l'on veut en tirer nourriture, l'homme participant ainsi à la fabrication et à la gestion quotidienne d'un écosystème anthropocentrique spécifique qui est le même dans tous les pays. Inséré dans une chaîne alimentaire dont il règle autant qu'il le peut le fonctionnement délicat, reprenant sans cesse la construction de ce qui s'érode et se détruit, l'homme construit sans repos le monde qu'il habite, il doit l'entretenir chaque jour, selon un almanach de vie rustique précis, sous peine de voir la nature fabriquer naturellement les déserts, c'est-à-dire ces zones hostiles où l'homme ne peut pas vivre sédentaire, sauf à reprendre les immenses travaux de génie civil indispensables pour construire un abri, clore un jardin, dessiner un parcellaire et domestiquer les eaux et les vents, comme Sisyphe le fait depuis toujours.
Que faut-il sortir de bon de ces cervelles à l'envers ?
Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer ce qui va se passer dans cette affaire et les résultats concrets qui pourront être obtenus -- après tant de « règlements », de « notes de réflexion », de « documents provisoires », tant de parlottes sans fin au plus haut niveau.
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Nous avons vu que ces aides n'étaient accordées qu'à certains coins privilégiés choisis selon des critères esthético-économiques (tourisme). Mais la note continue en précisant quelques points importants, celui des conditions d'attribution de ces « contrats d'entretien » -- (il faut ajouter la possession de 3 UGB au dossier d'ISM) ([^2]) -- celui des « définitions » de tâches où l' « état des lieux » précédera les travaux et le contrôle suivra avec le « suivi technique », par les services de la D.D.A., avant règlement de la prime prévue, celui de la rétribution par hectare -- prévue entre 60 et 100 écus européens (qui vaut 4,10 F), celui du plafonnement par bénéficiaire à 2.400 écus annuels (soit si je sais compter +/- 10.000 F) -- celui du « pilotage » de l'opération par « commission mixte » où les administratifs seront assis à côté d'agriculteurs qu'ils auront plus ou moins désignés, celui enfin des longues procédures écrites qui permettront à un agriculteur ayant « sollicité » la participation à ce programme de se voir proposer un « projet de convention » qui, élaboré après la « visite d'un technicien » (SUAIA-DDA) sera « soumis pour décision d'octroi à la commission mixte » ; celui enfin de la durée de la convention. Après ce parcours difficile, le bénéficiaire de cette convention fera une « déclaration annuelle » faisant état des surfaces entretenues et des services réalisés qui donnera lieu à mise en paiement « après contrôle ».
On en arrive au « coût de l'opération » estimé pour les deux années expérimentales à 450.000 Fr pour l'ensemble du Parc puis, en régime de croisière, à 4.230.000 (encore faut-il y ajouter 7 % pour les « frais de gestion technique et administrative ») pour le traitement de 10.500 hectares annuels.
Est-il besoin de préciser que la dimension de l'opération envisagée est sans mesure avec le péril constaté.
C'est un peu comme si l'on traitait une inondation avec une écope, si on vidait la mer avec un seau de plage, ou si on allait au feu avec des dès à coudre !
Analysons les actions des diverses parties prenantes.
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L'Europe -- comme toujours -- sort victorieuse ; elle fait progresser sa mainmise sur les libertés nationales et leurs lois ou coutumes, elle se donne bonne conscience en finançant une politique d'apparence « écologique » qui devient là et ailleurs urgente, politiquement ; l'Article 19 est l'alibi parfait ; à l'abri de ces aides -- limitées par les filtres magiques des procédures complexes et des quotas imposés à un budget ridicule, l'Europe agricole des marchands et des banquiers peut continuer à détruire la planète, à développer grâce aux filières et au crédit ses méthodes d'arbitrage sur les cours mondiaux et ses techniques de commissions scandaleuses sur les transactions, ses tentatives de monopole, toutes pratiques ruineuses puisqu'elles font de l'argent avec la substance même de la terre et la mort de ceux qui ne peuvent plus y vivre. C'est bien là l'alchimie du temps des inversions. La France a maintenant pris l'habitude de ne faire que ce qui est financé (au moins pour partie) par l'Europe. Elle s'installe dans la maladie des assistés permanents qui ne font rien sans que l'Europe y participe, elle devient grabataire et -- chose étrange -- va mourir d'une overdose de subventions. Personne n'ose dire que la P.A.C. ([^3]), qui peu à peu nous est imposée, accélère les désastres de la planète, parce qu'elle est fondée sur une conception « économique » de la vie agricole, que d'énormes intérêts financiers sont en jeu. C'est ainsi que les prétendus équilibres économiques sont analysés par statistiques de produits et jamais sous l'angle du coût humain ni du coût de l'érosion du capital terre. (Cette analyse, on la confie à des Instituts d'État qui du haut d'observatoires bourrés de « spécialistes » et de scientifiques universitaires donnent de temps en temps des rapports que personne ne lit.) Les écologistes qui sont généralement des gens des villes récupèrent, eux, les grands combats mondiaux, ce qui n'engage pas à grand chose. Sans trop vouloir regarder devant leur porte et en balayer le seuil. S'ils deviennent une force politique, le ver électoral les rongera.
A propos donc de cet Article 19, le gouvernement français, quelle que soit sa couleur, présentera sa rédaction comme une grande victoire du ministre qui eut à vaincre dans un combat mortel la perfide Albion, les Italiens fraudeurs et les Espagnols maigres comme des loups ; il saura, pour sa mise en application, mettre en place une « cellule » de nouveaux fonctionnaires, renforcée par une nuée de techniciens, chargés de mission, chacun pourvu de secrétaires, de bureaux toujours à l'étroit, de voitures et du statut de la fonction publique qui permet toutes les erreurs en toute irresponsabilité.
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On s'empressera de reprendre par décrets ce que la loi avait accordé, d'installer des commissions, s'il le faut un nombre suffisant de sous-commissions chargées les unes de l'information, d'autres de l'enseignement et de la formation, d'autres du suivi, enfin et surtout, on mettra le verrou absolu des procédures de contrôle. Bref, on va créer un corps solide et durable capable de survivre à la suppression des tâches pour lesquelles il avait été conçu et créé.
A propos de cet Article 19, dans les capitales de régions et les préfectures chacun prétendra qu'il a pêché ce gros poisson à Bruxelles, au vivier capricieux de l'Europe et que sa cuisson doit être le fait régional par excellence. Certes on acceptera la tutelle du ministère pour ce qu'elle est mais, sur le terrain, des équipes locales seront créées dans un joyeux enthousiasme, les unes assureront au cabinet du Président l'exploitation politique de la chose, d'autres prendront en main les diverses phases prévues par les documents officiels et commenceront à tisser le nid où des générations de fonctionnaires viendront pondre les œufs des couvées futures.
A l'échelon du Parc, on veille au grain. Le fief -- ses chartes et ses privilèges -- sera défendu. La horde des cousins et des neveux monte au créneau. On exige un nouveau budget, en hausse en raison des nouvelles charges. On obtient le pouvoir de siéger -- ès qualité -- dans tous les Conseils. On se charge de la publicité, on s'invente artisan, commerçant, hôtelier, professeur de culture, paysan. On s'installe dans les châteaux. On deviendra un solide maillon de la chaîne des prébendiers, on sera le passage obligé du transit financier, le cathéter de la transfusion. On sélectionnera les lieux irrigués selon nos bons plaisirs et les hommes seront de notre clan politique ou familial. Pour les marchands, ce texte annonce l'ouverture d'un marché. Pendant cinq ans au moins, des sommes considérables, malgré leur insuffisance, vont être dispersées dans des régions que l'on avait abandonnées tant était faible le volume d'affaires potentielles, économes les habitants et -- souvent -- hostile le climat et les routes. Il ne faut pas laisser disperser cette manne sans prendre au passage l'impôt des marchands. Comme en aval on ne peut rien produire (le marché des produits est nul à l'exception du « tourisme vert » qu'on verrouillera par Trigano et Cie ou quelque annexe du Crédit Agricole), il ne reste que l'amont c'est-à-dire le travail des hommes sur lequel il faut exiger la rançon de l'argent.
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On surveillera les filières de décision qu'on saura caresser dans le sens du poil par offrandes diverses, voyages payés, services rendus, voire enveloppes glissées dans les bonnes poches, pour savoir qui bénéficiera des conventions d'entretien, quand et combien. En même temps les bureaux d'études des fabricants de machines inventeront la machine idéale -- le dahu piocheur à laser par exemple qui peut labourer dans les coins et monter aux arbres pour les émonder -- cette machine d'illusions qui fait rêver -- avec la télévision incorporée, une belle peinture et cent mensualités supérieures aux rentrées qu'on pourra jamais en espérer. Le marchand explique qu'elle permettra sûrement avec sa rapidité et son efficacité de s'installer dans une zone de quasi-monopole -- dès lors rentable -- qu'on fait miroiter aux alouettes. Avec les complices des banques de crédit, on aura prévu le « financement » -- il suffit de signer là -- et s'il faut -- d'une croix -- de ces monstres ruineux qui vont, mais cela on ne le dit pas, tous pourrir sous des hangars effondrés -- avant qu'ils ne soient finis de payer -- la mode ayant, bien sûr, changé, le marché s'étant déplacé, la subvention inversée, les quotas réduits.
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Alors que reste-t-il de l'opération, une fois enlevé le poids du carcan administratif, celui des filières de conseilleurs, l'impôt des marchands, l'intérêt du crédit, au jeune agriculteur élu pour faire une chose simple, objet de tant de difficultés, rien ou presque, ce rien étant encore menacé par l'endettement qu'il a consenti pour l'obtenir. Presque rien et même des risques puisque ses prestations ne seront réglées qu'en fin d'année, après contrôle, et sous condition de satisfaire un inspecteur dont rien ne dit qu'il sera encore le complice qu'il fut l'an dernier, alors que les mensualités d'endettement, qu'il vente de burle ou qu'il neige, tombent inexorablement.
Dans ces lieux perdus agonisent encore de vieux paysans qui savent pourquoi il fallait doter chaque point d'eau qui sourdait d'un bassin de stockage, quelle que fût l'abondance du débit.
Cette mare d'une contenance de 24 heures comportait une bonde de gros calibre bouchée par un bouchon imposant au bout d'un long manche.
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Une fois par jour, à l'heure propice aux arrosages, on lâchait l'eau qui, par un effet de barrage, avait la force d'aller, par un canal presque horizontal, au bout de la prairie ou à l'endroit exact que l'on voulait arroser. C'était généralement le travail des vieillards. Combien sont morts, l'aisado sur l'épaule, au cours de la gestion quotidienne de l'eau ? Refaire, comme le dit la note, mares et « béals », sans les utiliser tous les jours, sans les entretenir tous les jours, ne sert à rien ; le trop-plein de la mare n'aura pas la force de couler dans le béal, il pourrira le premier talweg qu'il trouvera, la retenue s'envasera et le système naturel des sources, c'est-à-dire un vague marécage instable où s'installent les arbres d'eau qui vont peu à peu l'assécher et en faire disparaître l'expression extérieure, reprendra son cheminement vers le désert.
De là, bien sûr, naît l'impasse économique de l'agriculture d'aujourd'hui qui raisonne toujours en termes de quantités de produits et de coût de production et condamne comme non « rentables » toutes les actions qui ne sont pas productives dans l'échéance annuelle.
Bien sûr si l'on avait songé (mais on n'y songeait pas) à payer au tarif syndical l'heure de travail de ce vieillard -- souvent suivi de son petit-fils qu'il enseignait -- l'analyse économique eût été désastreuse. Le peu de foin en plus -- évalué au cours des marchands -- n'aurait pas payé le seul pain et les guenilles du vieux. *Or cette action possède une valeur économique* « *rentable* » *si l'on consent à prendre en compte les effets secondaires qu'elle détermine, les conséquences à terme quelle porte, son poids écologique et le coût social de son abandon qui s'ajoute au reste.* L'histoire du monde montre bien, si on veut la lire, que *l'occupation de la terre par l'homme n'est possible qu'avec de la main-d'œuvre gratuite*. C'est le seul moyen qu'on ait à ce jour trouvé pour cultiver le jardin à l'Est d'Eden. Qu'il s'agisse de vieillards, de femmes ou d'enfants, de moines -- auxquels on ajoutait, s'ils n'étaient pas assez nombreux, les soldats, les convicts et les esclaves dont le commerce fut sans doute le premier dans le temps et le plus florissant, tant il paraissait indispensable à « l'aménagement du territoire ».
Si l'on pense au nombre de ces fournisseurs de travail gratuit on s'étonne de ce qu'il y eut si peu de révoltes contre les conditions auxquelles ils étaient soumis. C'est, quoi qu'en dise, l'histoire qui se fonde plus sur la généralisation du fait divers tragique que sur la réalité quotidienne des gens, parce que ces humains, à condition que de mauvais maîtres (ou contremaîtres) ne les poussent pas au désespoir de la révolte, *trouvaient dans l'exercice de leur fonction une sorte de salaire en nature* qui s'ajoutait au maigre brouet de tous les jours et à la chaumine enfumée.
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Peut-être s'agissait-il de l'extraordinaire satisfaction -- on pourrait dire jouissance -- que donne l'ouvrage bien faite -- comme si par elle l'homme était convié à sa place et pour le banquet, à la table de communion dressée par le Créateur ?
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On parle aussi dans ces notes européennes de la protection du « bocage » qu'il convient de financer. Qui dit bocage dit bois et dans ce domaine les choses ne sont pas plus faciles. Le paysage de bocage est fait de haies vives qui entourent des champs ou des prairies et de taillis de feuillus qui occupent l'espace insuffisamment fertile ou au relief trop tourmenté pour être cultivé, en alternance avec les landes à parcours. Contrairement à l'opinion commune et même à celle du dictionnaire, la haie, surtout quand elle est vive, n'est en général clôture que par voie de conséquence ; son rôle essentiel est de protéger les fossés contre les érosions -- surtout les passages du bétail -- qui les détruisent.
C'est un élément essentiel de l'équilibre hygrométrique du sol qu'on obtient par l'organisation d'un parcellaire adéquat qui draine et régule les nappes phréatiques. C'est aussi la protection des chemins. Le maintien en état d'usage de ces fonctions est affaire de surveillance quotidienne, d'entretien, d'émondage, de patients regarnis, de choix des essences -- avec quelques fantaisies, pour le plaisir et le menu, de fruitiers de plein vent. Encore une fois l'entretien des haies dans leur usage n'est pas rentable et inconcevable leur traitement par une machine -- bien qu'elle existe -- conduite par un salarié. Au mieux et pour quelques années, ce couple infernal fera de ces haies de civilisation paysanne des moignons blessés, avant que mort s'ensuive.
Le temps n'est pas si loin où la loi punissait d'une forte amende celui qui comblait -- partiellement ou totalement -- un fossé ou arrachait une haie -- maintenant, après 50 ans de destruction au nom de la rentabilité motorisée, on prétend qu'on va sauvegarder dans quelques endroits choisis ce qui reste et restaurer ce qui manque, à usage des touristes, des enfants des écoles en classes vertes, comme un écomusée dont il faudra bientôt payer le droit d'entrée, directement ou indirectement ! C'est aberrant !
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Pour conserver le bocage, il faudrait d'abord retrouver la civilisation du taillis, ces taillis conçus depuis toujours pour les fonctions multiples qu'on en attendait, travaillés selon leur nature et pour leurs destinations diverses, maîtrisés dans leurs excès naturels, protégés de l'avidité des individus par des usages millénaires -- que des lois venaient renforcer, au temps où les lois ne prétendaient pas réformer la société au nom d'une idéologie préalable, mais servir de garde-fou pénal aux faiblesses inévitables de la nature humaine, telle que nous la connaissions de toujours. Aussi, lorsque du temps de l'affreux Pisani, l'État se mit à « réformer » le vénérable corps des Eaux et Forêts et se dépêcha de parler de « taillis sans valeur » qu'il fallait à tout prix « enrésiner » pour plaire aux papetiers, on aurait dû penser, (mais le pouvait-on encore ?) à l'éminente fonction du taillis dans le paysage rural, dans son équilibre et dans sa pérennité, avant de le détruire -- et quelquefois avec des défoliants chimiques. Aujourd'hui, bien avant que les plantations de résineux n'arrivent à pleine « production », il n'y a plus d'usines où traiter ces bois, elles ont fait de retentissantes faillites (la dernière, La Chapelle Darblay n'ayant dû son salut provisoire qu'à l'acharnement thérapeutique de Fabius). Alors, on attend les « filières bois », serpent de mer des panacées prescrites par nos « techniciens », relayés par les « politiques » qu'ils soient au gouvernement ou dans l'opposition, sans que rien puisse laisser espérer que ce montage économico-financier soit autre chose qu'un plan voué à l'échec, tant il est loin de la réalité, perdu dans les nuages de l'air du temps et les brumes du sens de l'histoire.
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Toutes les actions envisagées par l'Article 19 modifié pèchent donc de tant de manières qu'il est bien vain d'en attendre autre chose que des effets pervers, à moins qu'on ne puisse considérer qu'une aumône reçue guérit le mendiant ou qu'un verre d'eau bu protège de la soif de demain. Pendant ce temps les manœuvriers prédateurs de l'Europe assurent leur domination et confortent leurs marges, réduisent en esclavage les derniers travailleurs ruraux par les chaînes des subventions dont ils détiennent les clefs (bien que l'argent qui les finance sorte de la poche des esclaves eux-mêmes !) ;
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la civilisation du discours remplace celle de la pioche, de la hache, et la nature naturelle -- qu'il faudra bien un jour convenir d'appeler désert -- chassera les derniers ruraux vers les tas d'ordures des mégapoles sans loi où ils rencontreront dans une lutte sans merci les bandes révoltées des exclus du marché urbain, malandrins devenus « écorcheurs » que Du Guesclin pouvait, au moins, conduire en Espagne pour les perdre !
Francis Sambrès.
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### « Liberté, laïcité »
*d'Émile Poulat*
par Armand Mathieu
DANS CE FORT VOLUME publié en 1988 ([^4]), Émile Poulat a regroupé diverses études et communications produites entre 1971 et 1987. On sait que, sociologue du catholicisme, il prétend ne pas prendre position. Il fragmente, donne des coups de projecteur ici et là, mais, comme disait Charles du Bos de Jean Baruzi, « il ne débouche pas ».
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On peut le regretter. Qui mieux que lui pourrait nous donner les grandes biographies de Léon XIII et de Pie X qui nous manquent, ou l'Histoire de leurs Pontificats ? Oui, mais composer un tel livre, proposer un enchaînement, c'est trahir, c'est se trahir... Je ne suis pas sûr que l'attitude du sociologue trahisse beaucoup moins les faits, ou sa personnalité, même si c'est plus subtilement. Mais cela est une autre histoire.
Émile Poulat sociologue est surtout connu pour avoir exploré -- comme Dumézil les trois fonctions indo-européennes -- les trois attitudes modernes en matière religieuse : le catholicisme intransigeant, le libéralisme, le socialisme, -- le libéralisme restant le plus étranger aux deux autres, et, à première vue, le mieux adapté aux mentalités scientifiques puisqu'il dit lui aussi à la manière de Pilate *Qu'est-ce que la vérité ?* la réservant pour son jardin secret. Notons tout de suite que les fameux Droits de l'Homme de 1789 ont toujours été critiqués par les autorités catholiques *et* par les autorités socialistes (comme « bourgeois ») avant les baisers Lamourette du Bicentenaire.
Les droits de l'homme
En fait, le titre exact du présent recueil aurait dû être *Liberté, laïcité, science* pour répondre aux trois parties qu'il comporte. Chacune de ces trois parties est une mine de renseignements. E.P. n'a pas son pareil pour ramener au jour un nom, un livre, une date, un texte oubliés, ni pour débusquer la citation fausse ([^5]).
« L'Explosion libérale », première partie, informe sur les variations des droits de l'homme -- et de -- la liberté de conscience. Avec son honnêteté habituelle, E.P. remet les pendules à l'heure : « Toute la société d'Ancien Régime, civile et religieuse, partageait l'évidence que la conscience est libre et ne doit pas être forcée.
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La réalité a pris ses aises : mais transgression ne vaut pas négation ; l'hérésie est un crime public, mais en tant que dissidence, menaçant l'ordre public et l'unité nationale, non comme conviction » (p. 24 ; et voir la lettre de Louis XIII à Lesdiguières en janvier 1621). « En voulant passer outre, continue E.P, la brutalité de Louis XIV remettra tout en cause et constitue une sorte de révolution. » Mais il ne méconnaît pas les positions protestantes : « dans la pensée des Réformateurs, liberté de conscience et libre examen sont toujours entendus par rapport à l'Église devant l'Écriture sous la grâce de Dieu, autrement dit en référence à une théologie » ; la France avec son Édit de Nantes (1598) était une exception dans l'Europe bouleversée par la Réforme ; l'Angleterre, qui reste aujourd'hui encore un État confessionnel (avec loi sur le blasphème), n'a jamais cessé au XVII^e^ siècle de persécuter les « papistes » et Locke lui-même les excluait (avec les athées) de sa « tolérance » ; les Pays-Bas n'ont accordé la liberté religieuse aux catholiques qu'en... 1853 ; en Amérique du Nord, la seule province qui l'accordât à tous était le Maryland (fondé en 1634, par des catholiques, comme son nom l'indique)... jusqu'à la reprise en main par la Couronne en 1688.
E.P. rappelle nettement aussi la chronologie de quelques années décisives :
-- 26 août 1789 : promulgation de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ;
-- 12 juillet 1790 : Constitution civile du Clergé ;
-- c'est cette Constitution civile du clergé, non pas directement la Déclaration de 1789, qui entraîne le 10 mars 1791 le Bref *Quod aliquantum* de Pie VI ;
-- 3 septembre 1791 : première Constitution française, avec la Déclaration en préambule.
Pour compléter cette étroite imbrication, citons Jean Madiran, qui note dans *Les Droits de l'Homme DHSD* ([^6]) que la Constitution civile du Clergé « avait été mise en chantier par l'Assemblée constituante dès le 20 août 1789, c'est-à-dire avant même que soit achevée la Déclaration des droits de l'homme : c'était la première urgence ; ainsi, à elle seule, la chronologie montre déjà que le *libéralisme* de 1789, auquel se réfèrent nos libéraux, est essentiellement anticatholique ».
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Bonne formule d'E.P. p. 62 : « On a *droitsdelhominisé* comme nous nous scandalisons qu'on ait jadis christianisé. »
Conclusion provisoire p. 91 : « La démocratie moderne s'était établie en proclamant le peuple -- la volonté générale -- source de tout pouvoir politique. Devant les formes nouvelles de ce pouvoir, elle se retourne vers la conscience -- le sujet individuel -- source de toute dignité humaine. Le peuple souverain, la conscience souveraine : faut-il parler des *deux sources* des droits de l'homme et de leur irréductible dualité ? Ou faut-il évoquer avec La Fontaine l'huître et les plaideurs, autrement dit ce tiers intrus qui s'est institué arbitre souverain de leur difficile harmonie, l'État, Léviathan... ? »
E.P. ne s'étend pas sur cette « volonté générale » qu'est censé traduire le suffrage universel ; il ne dit guère que ces « droits de l'homme » sont devenus un slogan, brandi tour à tour par les uns contre les autres, non sans danger car les mots ne sont pas innocents : ils corrompent ceux qui les adoptent, comme on l'observe dans la crise conciliaire et post-conciliaire de l'Église. Tout cela est une autre histoire, que Jean Madiran aborde dans son vigoureux essai.
En revanche E.P. démystifie de temps en temps la notion de liberté (p. 85 ; voir aussi pp. 232-233). Il a le mérite de rappeler une évidence oubliée : aucune société, à moins de se suicider, n'a jamais fait passer la liberté de conscience de tel ou tel avant sa propre sauvegarde. Et l'Église, qui n'a pas à conseiller aux sociétés le suicide mais l'amour ([^7]), préférera toujours l'admirable Bref de Pie VI ([^8]) à la malheureuse formule de Jean XXIII, qui déclarait dans *Pacem in terris* (1963) :
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« Chacun a le droit d'honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience, et de professer sa religion dans sa vie privée *et publique.* »
M. Pierre Joxe lui-même, grand pourfendeur de l'Ancien Régime et de l'Inquisition, a été le premier à interdire les imprécations publiques des musulmans contre Rushdie, à Lyon, le 18 mars dernier. Bon gré mal gré, il était ce jour-là du côté de Pie VI et non de Jean XXIII.
Les écoles, les études
Dans la seconde partie de son livre, « La Révolution laïque », E.P. montre que les trois grands législateurs scolaires du siècle, Guizot, Falloux, Ferry, avaient, dans l'abstrait, un même objectif : la conservation et le progrès de la société, non point la liberté de conscience ; les deux premiers concevaient la religion, le troisième la laïcité comme un moyen au service de cette fin.
Certes la loi Falloux, loi de compromis, était irritante pour les catholiques intransigeants comme pour les libres penseurs. E.P. ne dit pas (le paragraphe reliant les pages 238 et 239 me paraît erroné ou confus sur ce point) que Veuillot en 1849-1850, Mgr Freppel en 1885 (dans une intervention qui ne me semble pas « curieuse » mais cohérente, lors de la création de la 5^e^ section des Hautes Études), plus conscients peut-être qu'on ne le croit du danger qu'il y avait à imposer à tous un contrôle de l'Église, ont opté pour la libre concurrence, ralliant ce qui était la position de Tocqueville en 1844. L'essentiel, pour eux, était de battre en brèche le monopole universitaire de l'État. Les politiques de 1850 (dont Tocqueville était, cette fois) en décidèrent autrement. Il est difficile d'imaginer quels inconvénients la Séparation des Écoles et de l'État (comme disait Biétry dans son projet de loi de 1910) eût présentés : moindre scolarisation ? baisse de la qualité de l'enseignement et donc de la puissance du pays ?
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Ce n'est pas du tout évident. Mais peut-être était-elle utopique dans un pays auquel l'Église, travaillant à l'avance pour l'État (*sic vos non vobis...*)*,* a contribué à donner le goût de la centralisation, de la sécurité, et des diplômes intellectuels.
Outre les chapitres sur l'École et l'État, dont une préface à la thèse de Pierre Zind sur l'Enseignement religieux dans l'Instruction primaire publique de 1850 à 1873, et une analyse du cas de Mère Marie du Sacré-Cœur (Adrienne Laroche), la deuxième partie de l'ouvrage comporte des chapitres fourmillant de faits et d'idées sûr « Dieu dans les Constitutions des États contemporains », sur l'application des lois laïques en France et ses multiples anomalies : sait-on que les Bénédictins restèrent à Hautecombe grâce aux clauses de la cession de la Savoie à la France ? que le Crédit agricole (d'origine laïque) est la seule banque française à ne pas chômer le Vendredi-Saint ? que l'agrégation ne fut interdite aux ecclésiastiques qu'en 1911 ? et que l'un d'entre eux était encore principal de collège public (à Lesneven) en 1914 ?
La troisième partie, celle que n'annonce pas le titre et qui traite surtout de la science, s'intitule « La Mutation culturelle ». Deux chapitres apportent d'innombrables informations sur les rapports de l'Église et de l'enseignement supérieur (surtout religieux) ([^9]), sur l'histoire complexe des Facultés de théologie (catholiques et protestantes), sur la création en 1886 de la 5^e^ section de l'École pratique des Hautes Études (sciences religieuses). Les deux derniers sont une méditation sur la sociologie religieuse.
A mon sens, l'auteur ne distingue pas assez des « sciences exactes » cette « science humaine » (avec tout ce que cela comporte de fluctuant, même si elle emprunte certaines démarches et certaines techniques aux sciences exactes). « Je me suis systématiquement astreint dans mes travaux, déclare-t-il, dès le début de ma carrière (...) à une réduction *déontologique* de la religion.
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Par cette expression, j'entends une autocensure et une autocritique, un contrôle perpétuel de soi qui impose de se forger une manière de dire, un langage -- mots et phrases -- dégagé, autant que faire se peut et que l'exige la situation, de cette seconde nature que cultive toute communauté d'appartenance » (p. 415). Utopique aspiration de la sociologie à une sorte de pureté scientifique ([^10]).
J'espérais en revanche un débat non pas sur la « science catholique » chère à Lamennais, mais sur les catholiques savants et les athées ou anti-catholiques savants : pourquoi (ou comment, puisque la sociologie préfère cette question) les premiers l'ont-ils constamment emporté sur les seconds en biologie au XIX^e^ siècle, Laënnec contre Broussais, Pasteur contre Berthelot (présent dans ce volume, mais pour sa controverse de morale avec Renan) ?
Car la formule de la p. 408 -- « rares sont les vrais esprits scientifiques parmi les *croyants* » -- me paraît bien... unilatérale. Ne sont-ils pas aussi rares parmi les incroyants ? Les sociologues savent d'ordinaire que ni l'esprit scientifique, ni le bon sens ne sont aussi répandus que l'affirme le philosophe.
Un certain irénisme
Au terme de ce parcours ardu mais passionnant, peut-être reprocherai-je à Émile Poulat un certain « irénisme ».
Et d'abord son indulgence çà et là, pour Renan et Loisy, meilleurs écrivains que savants, faux bonshommes entêtés, dont l'évolution ne s'explique pas seulement par « la découverte de l'exégèse biblique » ([^11]).
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Parlant de la « médiocrité des adversaires » de Renan, E.P. a-t-il lu l'article d'H.W Paul (*In Quest of Kerugma,* American Historical Review, 1969) qui, paraît-il (je n'ai pu me le procurer), dément ce lieu commun ? En tout cas, il me semble que les universitaires qui refusent d'adhérer à la Société Ernest Renan à cause de ce douteux patronage s'honorent ; de même que l'Institut catholique en refusant de célébrer le centenaire de la 5^e^ section de l'E.P.H.E. ([^12]), machine de guerre érigée contre l'Église, aux frais du contribuable, par la III^e^ République, et dont un fleuron (Salomon Reinach), nous apprend E.P, professait que Simon de Cyrène fut crucifié et non Jésus... Je suis surpris qu'E.P. ici (une fois n'est pas coutume) paraisse favorable à l'amnésie.
Plus généralement, il semble s'associer au *consensus* devant la laïcité ; ou, du moins, la Séparation de l'Église et de l'État. « En France, nous sommes tous des laïques... », dit-il, « nous sommes tous les enfants de la *séparation...* C'est le régime légal depuis 1905, nous avons peine à en concevoir un autre, à moins d'être Alsaciens ou Mosellans ». Mais non ! ceux qui sont conduits à aller vivre en Alsace et en Moselle admettent très bien ce régime, le préfèrent souvent pour l'éducation de leurs enfants.
Il est tout de même étonnant de voir les mêmes (je ne parle plus ici pour Poulat, mais pour les Marrou et les Guillemin, et pour nos évêques) vanter la Séparation de l'Église et de l'État et regretter l'absence de l'Église en milieu populaire, alors que les deux phénomènes ne sont pas sans lien ([^13]). Si l'Église est restée présente au peuple en Pologne, c'est peut-être en partie parce que sa situation y est plutôt *concordataire que séparée* ([^14])*.*
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Et ce sont bien les prêtres du Concordat, non ceux de la Séparation, qu'ont connus Huysmans, Bernanos, et surtout Péguy et Claudel qui, de famille laïque, n'en eussent probablement point connu d'autres...
« A part quelques « intégristes », dit encore E.P, le principe de laïcité est aujourd'hui généralement admis et acquis en France. » Mais il cite un sondage dont il ne fait pas observer ([^15]) qu'il était truqué (j'allais écrire : comme tous les sondages) et qui prouverait plutôt que l'opinion finit par se conformer aux lois qu'instillent habilement les dirigeants.
Le combat continue
Surtout, son irénisme le conduit à esquiver la question de fond -- à savoir que la « neutralité » est avant tout un leurre. Comme la nature médiévale avait horreur du vide, la vie sociale a horreur du neutre -- et c'est ce qui justifie les prétentions de l'Église, dont la vision conflictuelle du monde (que Vatican II a voulu faire oublier aux fidèles) est moins trompeuse, si elle ne vire pas au manichéisme, que certaines visions sociologiques.
Tout espace perdu ou laissé vacant est immédiatement occupé par l'ennemi. E.P. montre comment cet ennemi a peu à peu pris la forme de l'État quand l'État est devenu plus national que chrétien. L'État n'est pas neutre, il s'appuie d'un côté ou de l'autre. Quand il n'est pas avec l'Église, il est contre elle.
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L'enseignement public, par exemple, est à long terme une machine à déchristianiser dans la mesure où, *nolens volens,* il présente à l'enfant la vie privée de Dieu comme la seule naturelle ou la seule raisonnable. Face à ce système, dérisoires sont les réactions de l'épiscopat français post-conciliaire (« Comme la laïcité est belle ! » Et, depuis peu : « Comme elle serait plus belle encore si elle mettait la religion au programme ! ») ou de certains catholiques de l'enseignement public apaisant leurs remords secrets (« Mais je parle de la Bible à mes élèves ! »). Il ne s'agit pas de mettre la religion ou la Bible au programme : on n'a rien fait si l'on n'en parle pas à genoux. Ou plutôt on les a réduits à des objets d'étude, et l'enfant est formé à les concevoir sous ce seul angle.
Au demeurant, la laïcité scolaire ne se contente pas d'amputer de Dieu maîtres ([^16]) et élèves. Elle lui substitue promptement un ersatz. Depuis 1945, l'enseignement public français diffuse une religion démocratique plus ou moins teintée selon les moments de résistantialisme, de marxisme, d' « antiracisme ». L'État diffuse des « manuels d'éducation civique », et quand l'Église renonce dans ses propres établissements au catéchisme, ses maîtres adoptent celui de l'État. C'est un aveu que cette déclaration de professeurs de philosophie s'inquiétant de voir réduire le nombre de leurs cours « en cette année du Bicentenaire, alors que nous sommes les meilleurs garants du bon fonctionnement des institutions républicaines » !
J'ai pris l'exemple de la prétendue neutralité scolaire. Mais la neutralité est un leurre dans tous les domaines, et il y a aujourd'hui des situations plus critiques. L'affaire de l'hôpital Saint-Luc de Lyon (dont les statuts ont été rejetés par un tribunal administratif le 29 décembre 1988) vient de rappeler à tous que les personnels médicaux peuvent être astreints à tuer des fœtus, parfois des nouveau-nés.
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On peut faire objection de conscience ? Oui, en quittant la place, en quittant les équipes hospitalières, comme le soldat qui vers 1906 cassait son épée pour ne point participer aux Inventaires. Ce n'est pas à la portée de toutes les bourses...
Décidément, le livre d'Émile Poulat, sous ses allures sages, nous entraîne à méditer les combats d'aujourd'hui comme ceux d'hier.
Armand Mathieu.
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### L'assassinat d'Henri III
*Quatrième centenaire* (*1^er^ août 1589*)
par Jean Crété
Henri II, roi de France de 1547 à 1559, avait épousé Catherine de Médicis en 1533. Pendant plus de dix ans, ils restèrent sans enfant. Enfin, quatre fils leur naquirent, dont trois devaient régner. François II, né en 1544, succéda à son père en 1559, mais mourut dès 1560, Charles IX, né en 1550, devint donc roi à l'âge de dix ans, sous le règne de sa mère qui le domina pendant tout son règne. Son frère Henri, né en 1551, avait accepté le trône de Pologne. La mort inopinée de Charles IX en 1574 le rappela en France, dont il devenait roi sous le nom d'Henri III.
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En 1575, il épousa Louise, fille du comte de Vaudémont. Ils n'eurent malheureusement pas d'enfant. La mort prématurée de son jeune frère vint compliquer encore une situation déjà très difficile. Le plus proche parent du roi était son cousin au 21^e^ degré, Henri de Bourbon, roi de Navarre, qui était protestant.
Cette menace de voir accéder au trône un prince protestant amena les catholiques à constituer en 1576 la *Sainte Ligue,* pour défendre la religion. Henri III s'en déclara le chef. En fait, celle-ci était dirigée par Henri de Guise qui constitua un Conseil des seize et entra dans Paris malgré la défense du roi. Les batailles qui se livrèrent alors entre catholiques, protestants et royalistes sont appelées guerre des trois Henri. Le roi quitta Paris pour Chartres, et il nomma Henri de Guise général en chef des armées du royaume. Mais, se sentant débordé, il convoqua les États généraux, à Blois en 1588. Henri de Guise y vint sans défiance. Cédant à de funestes conseils, le roi le fit assassiner, ainsi que son frère, le cardinal de Lorraine. Ce double crime entraîna la révolte de nombreuses villes. Henri III appela Henri de Navarre à son secours. En 1589, un moine dominicain, Jacques Clément, poignarda le roi. Blessé mortellement, celui-ci affirma, sur son lit de mort, les droits d'Henri de Navarre qui fut proclamé roi de France sous le nom d'Henri IV, reconnu par les protestants et par ceux qu'on appelait les politiques et qui cherchaient à mettre fin aux guerres de religion, en rétablissant toute la puissance de la royauté. La Sainte Ligue résista, et Henri IV ne fut reconnu par tous les Français qu'après sa conversion en 1593.
Jacques Clément avait été massacré par la garde royale aussitôt après son forfait ; il est donc impossible de savoir s'il avait des complices ou s'il avait agi de son propre chef. Certains historiens ont cherché à justifier ce meurtre. Mais la thèse de Mariana, qui déclarait licite le tyrannicide, avait été condamnée par les papes. En outre, il faut remarquer qu'Henri III n'était pas un tyran, mais un roi légitime. En ce qui le concerne, il faut donc parler de régicide et non de tyrannicide. Certes, l'assassinat du duc de Guise et de son frère est un crime inexcusable, mais il ne légitime pas le régicide.
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Malgré les divisions religieuses et politiques, les Français étaient restés attachés à leur roi. Depuis la lointaine époque des Mérovingiens, *aucun roi de France n'avait été l'objet d'un attentat.* L'assassinat d'Henri III fut ressenti douloureusement. Une complainte fut composée à cette occasion ; elle exprime bien le sentiment populaire ([^17]). La voici :
*Pleurez, pleurez, fidèles royalistes,*
*Et vous aussi que l'on dit politiques,*
*Vous devez bien pleurer à cette fois*
*D'avoir perdu noble Henri de Valois.*
*Ce noble roi de France et de Pologne*
*Qui nous aimait autant que sa personne,*
*Il fut tué par un méchant mutin,*
*Jacques Clément qui est un jacopin.*
*Jacques Clément, si tu étais à naître,*
*Là, nous aurions notre roi, notre maître.*
*Tu l'as occis avecques un couteau,*
*Tu as fait pis que fit oncques bourreau.*
*Incontinent que tu reçus baptême,*
*Te fut venue quelque mort bien extrême,*
*On te tiendrait au rang des innocents,*
*Là où tu es le méchant des méchants.*
Jean Crété.
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### Petite chronique de la grande Terreur (VIII)
par Alain Sanders
#### I. -- Antoine Nicolas, prêtre messin :
Le 25 juin 1809, Anne-Marguerite, supérieure des Filles de la Charité du Bon-Secours, est prévenue par des fossoyeurs que l'on va procéder à l'exhumation de son frère, Antoine Nicolas, prêtre messin, martyr de la Révolution.
Ayant récupéré le cercueil de l'abbé Nicolas, -- une simple caisse de bois -- Anne-Marguerite le confie à l'évêque de Metz, Mgr Jauffret. Ce dernier en établit le procès-verbal le 3 juillet et note :
« *Cette caisse renferme les précieux ossements d'Antoine Nicolas, ancien curé de Saint-Baudier, dans ce diocèse, lequel avait souffert la mort pour la cause de Jésus-Christ, dans le temps de la Révolution, le treize août mil sept cent quatre-vingt-dix-huit.* »
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Le père Charles Méaux écrit ([^18]) : « Comment l'évêque de Metz pourrait-il écrire des paroles aussi lourdes de conséquence ? Quel est le sens de « mort pour la cause de Jésus-Christ » ? Des documents d'une importance exceptionnelle étaient à sa portée. Mme de Méjanès, fondatrice des Sœurs de Sainte-Chrétienne, conservait pieusement les lettres que l'abbé Nicolas lui avait adressées. Dans toutes les circonstances, elles étaient un encouragement à l'ardeur de l'apostolat. Évidemment, de plus en plus, jusqu'au dernier jour, selon ces documents, la victime avait eu à choisir entre le reniement et le martyre. Pressée par Mgr Jauffret de lui remettre ces documents et craignant de ne plus pouvoir s'alimenter de sa haute spiritualité, Mme de Méjanès recopia dans un petit carnet ces lettres ; mais, manquant de temps, certaines lettres n'y furent pas recopiées. »
Un second évêque, après Mgr Jauffret, s'intéressa à l'abbé Nicolas : Mgr Dupont des Loges fit construire un monument pour le martyr et ordonna que les restes du prêtre, conservés jusqu'alors à l'évêché de Metz, soient transférés à l'église Saint-Baudier.
L'abbé Nicolas est né le 22 août 1744 à Vatimont. Le père du nouveau-né, Antoine, est mort quelques jours auparavant, le 17 août, et l'on donne tout naturellement à l'enfant le prénom du défunt. Le 15 juillet 1745, la jeune veuve se remarie avec un brave homme, Joseph Mussot. De son premier lit, elle a eu trois enfants : Marguerite, Claude et Antoine. Du second, elle en aura quatre : Anne-Marguerite, Marianne, Jean-Joseph, Marie-Anne.
Très tôt, élevé dans une famille pieuse, Antoine a la vocation :
-- Je voudrais être prêtre, confie-t-il un soir à sa mère.
Être prêtre ? Pourquoi pas... Mais c'est que ça coûte et la famille n'est guère riche. On fera pourtant l'effort d'envoyer l'enfant à Pont-à-Mousson, chez les Jésuites. De ses années d'étude, on ne sait presque rien. Sinon qu'à Pont-à-Mousson, les élèves étaient imprégnés de l'esprit de saint Pierre Fourier. Le père Méaux ajoute ([^19]) :
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« On ne sait rien sur ses débuts au grand séminaire, mais en 1764 Mgr de Montmorency-Laval confie la direction des grands séminaristes aux Lazaristes. Ils enseignent à Metz la philosophie au séminaire de Sainte-Anne et la théologie au séminaire de Saint-Simon. M. Sar était alors le directeur des études, et c'est à lui que Nicolas Antoine manifesta sa préférence d'être non pas d'un ordre ascétique, mais d'être prêtre séculier dans une paroisse du diocèse de Metz. Il fut admis au sous-diaconat le 21 mars 1770, puis au diaconat le 22 septembre 1770. Un mois avant d'avoir atteint l'âge de 27 ans, il reçut la consécration sacerdotale. C'était le 21 septembre 1771. »
En 1783, l'abbé Nicolas arrive à Saint-Baudier ([^20]). Comme il n'y a pas de presbytère, il en construit un. Puis, pour préserver sa tranquillité, il acquiert un petit bout de terrain -- un jardin de curé -- et le clôture de murs.
Un seul des sermons de l'abbé Nicolas est parvenu jusqu'à nous. Le thème en est : « La vigilance chrétienne, gardienne de toutes les vertus ». Il y dit, en conclusion : « Il faut se résoudre à souffrir davantage pour périr que pour nous sauver. »
Pour le reste, les souvenirs du temps sont unanimes à décrire l'abbé Nicolas comme un brave homme, rigoureux sur le dogme et toujours prêt à venir en aide aux malheureux.
Le 10 mars 1793 puis le 13 avril, deux brefs de Pie VI condamnent sans équivoque la constitution civile du clergé.
Au début du mois de juillet 1791, un lieutenant de la garde nationale et de nombreux commissaires se présentent à Saint-Baudier. Ils sont accompagnés d'un prêtre jureur qui doit prendre la place du prêtre fidèle. Sans attendre, ce dernier se glisse dans son jardin et, de là, disparaît dans les bois. Les « visiteurs » n'insistent pas, installent le jureur et repartent. Bredouilles. Caché à proximité de Saint-Baudier, l'abbé Nicolas va célébrer des messes clandestines.
Ayant appris que l'évêque de Metz, Mgr de Montmorency-Laval, s'est réfugié à Trèves, l'abbé Nicolas s'y rend à son tour. Il y séjourne quelques semaines, puis se rend en pèlerinage à Rome. Il pourrait s'y installer. Mais il se fait reproche d'avoir abandonné ses paroissiens. Le 2 novembre 1791, il se met en route. Son refuge ? La maison de son frère Charles, à Vatimont.
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Il trouve son village natal en un triste état spirituel. L'ancien curé, l'abbé François, a été évincé au profit d'un prêtre constitutionnel, l'abbé Louis. Antoine Nicolas commence par demander à l'ancien curé la permission de le remplacer légitimement selon les lois de l'Église. Il lui demande, en outre, l'autorisation de se servir de son logis sis non loin de la demeure de Charles Nicolas. Toutes permissions accordées, Antoine célèbre des messes la nuit. Bénéficiant de la confiance de presque tous les villageois, il s'enhardit et commence de célébrer des messes le jour. Les réactions du prêtre constitutionnel et de la municipalité ne tardent pas. Le 12 mars 1792, procès-verbal est dressé des agissements de l'abbé Nicolas. On l'accuse de causer des « troubles » et de confesser « les esprits faibles et les sots ». Mais le document est à citer entièrement :
« La municipalité et le conseil de la commune assemblés au lieu ordinaire de leurs séances, il a été observé par plusieurs membres qu'il convenait pour le maintien de l'ordre et la tranquillité publique d'aviser au parti à prendre pour faire cesser les troubles causés dans cette paroisse par le sieur Nicolas, prêtre réfractaire, curé de Saint-Baudier, près de la ville de Metz, lequel est venu depuis quelque temps s'établir en ce lieu se disant avoir été muni des pouvoirs du sieur François ci-devant curé, pour convertir ceux qui assistent aveuglément à la messe et aux instructions des prêtres constitutionnels ; les tirer du schisme et de l'hérésie où ils sont plongés, et enfin leur ôter -- ce sont ses propres termes -- le bandeau qu'ils ont devant les yeux, en les confessant et administrant dans sa chambre ; que malgré les réquisitions qui lui ont été faites par la municipalité de s'abstenir d'aucune fonction pastorale, le dit Nicolas s'obstine toujours davantage de prêcher la discorde. Il fait dans ce moment arranger une chambre appartenant au sieur François, curé réfractaire, pour confesser et prêcher plus à son aise les esprits faibles et idiots qui se sont laissés entraîner dans leur parti. Il est de la connaissance de tout le monde que le dit abbé Nicolas est envoyé et soudoyé par l'ancien curé qui est l'ennemi juré de la constitution, et que pour parer à tous les maux occasionnés par les fanatiques, la municipalité et le Conseil général de la commune avisent le procureur Licelle à avertir que le sieur Antoine Leroy, maire de la dite commune, se transportera chez M. le commissaire du roy ou chez M. l'accusateur public du tribunal de Faulquemont pour y dénoncer le dit sieur Nicolas qui vient encore de dire aujourd'hui aux officiers municipaux que le serment qu'ils avaient prêté ne valait rien, attendu que c'était pour soutenir la constitution qui ressemblait au serment ; que le nouveau curé était un intrus, un homme de rien ; qu'il se moquait d'eux tous ; qu'il n'y aurait jamais d'indulgence dans l'église de Vatimont tant que l'intrus y officierait ; qu'il avait de bons pouvoirs pour rester à Vatimont et qu'il ne s'en irait pas.
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« Donnons en même temps pouvoir au dit sieur Leroy de faire toutes les démarches qu'il convient pour obliger le dit sieur Nicolas à se retirer du lieu de Vatimont et lui faire défense de ne plus à l'avenir faire aucune fonction pastorale dans cette paroisse ; de ne plus administrer comme il fait aucun malade.
« Fait en l'assemblée municipale du dit Vatimont le douze mars mille sept cent quatre-vingt-douze à huit heures du soir.
« Signature du maire Leroy, D.-L. Masson, Le Blanc, procureur, C. Dussoul, off. m., Cl. Goulon, off. m., Bonherbe, off. m., J.-P. Xardel, off. m., Chrétien, off. m., D. Thorelle, Masson, secrétaire greffier. »
A vrai dire, le maire du village, Antoine Leroy, tisserand de son état, n'est guère chaud pour faire de mauvaises manières à l'abbé Nicolas, enfant du pays. Mais que faire ? N'est-il pas obligé d'agir comme l'ont exigé les plus excités : « Donnons pouvoir au dit sieur Leroy de faire toutes les démarches qu'il convient pour obliger le dit sieur Nicolas de se retirer. »
Le 25 mars 1792, nouveau procès-verbal :
« Ce jourd'hui, vingt-cinq mars mille sept cent quatre-vingt-douze à la sortie des vêpres, la municipalité, instruite que quantité de monde était assemblé alentour d'une loge construite dans un jardin appartenant au sieur François, ci-devant curé de ce lieu, s'y est à l'instant transportée pour dissiper l'attroupement et rétablir le calme et la tranquillité. En étant parvenus, nous, maire et officiers municipaux, nous avons remarqué par les fenêtres de la loge que quantité de personnes y étaient enfermées ; leur ayant demandé ce quelles faisaient là, elles nous ont dit qu'elles étaient enfermées et après différentes perquisitions pour savoir où était la clef de la loge, nous l'avons trouvée par terre, avons de suite fait ouvrir la porte et lâché les personnes qui y étaient enfermées et ensuite nous avons entré dans la loge. Nous avons remarqué qu'il y avait une espèce d'autel qui y était dressé, des burettes de vin et quantité d'autres ustensiles ; nous avons appris que c'était sieur Nicolas, ci-devant curé de Saint-Baudier qui avait fait construire cet autel ; qu'il avait fait pratiquer une porte dans la grande muraille qui sépare la loge d'avec la maison de Claude Nicolas ; que là, il rassemblait quantité de personnes journellement ; qu'il y disait la messe et les vêpres, y confessait et y communiait et, étant occupé à tout pacifier, une foule de jeunes gens de toutes espèces se sont élancés dans l'allée et la dite loge, et ont déclaré qu'ils voulaient qu'on leur livrât le ci-devant curé de Saint-Baudier ;
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qu'il était un perturbateur du repos public et qu'il y avait assez longtemps qu'il troublait cette paroisse ; et sans avoir égard à tout ce que nous avons pu leur dire, ils ont forcé la porte de la cave voisine à la dite loge où était le ci-devant curé de Saint-Baudier, caché entre deux tonneaux. Nous avons forcé la foule et les avons prévenus de la part de la Nation et de la Loi du Roi de se retirer à l'instant et, après bien des prières et des excuses, nous avons enfin parvenu à les faire retirer, en observant au ci-devant curé de Saint-Baudier qu'il était cause de bien des désordres, que nous le priions de discontinuer les exercices, et sortir du village. Il ne nous a répondu aucune bonne raison. Nous nous sommes retirés et avons dressé le présent procès-verbal pour valoir ce qui est de raison.
« Signé par Antoine Leroy, maire, et six officiers municipaux. »
Le 26 mars, les ennemis de la religion passent à l'action en attaquant la maison de l'abbé Nicolas. La municipalité ferme les yeux et se contente de dresser procès-verbal.
« Ce jourd'hui vingt-six mars mil sept cent quatre-vingt-douze, la municipalité et le conseil général de la commune, assemblés extraordinairement à la réquisition du maire, il a été dit par ce dernier que le jour d'hier entre dix et onze heures du soir, il aurait été averti par le sieur Goulon, l'un des officiers municipaux, que l'on fracassait une maison près de chez lui à l'instant. Il s'est muni de la banderole et d'une chandelle et, accompagnés du dit sieur Goulon et du commandant de la garde nationale et du juge de paix, nous nous sommes transportés devant cette maison où, étant arrivés, nous avons entendu un grand bruit. Nous avons crié à haute voix que nous les sommions de la part de la Nation, de la Loi et du Roi de se retirer à l'instant ou que la force allait être employée. Le bruit a sur-le-champ discontinué et étant rapprochés de la maison, nous avons remarqué que la toiture de la loge construite dans le jardin du sieur François, ci-devant curé, était jetée bas, que les fenêtres étaient cassées. N'ayant pu découvrir ni connaître aucun de ceux qui avaient fait les dégâts et après avoir gardé cette maison pendant plus de trois heures, nous nous sommes retirés, personne n'ayant plus paru.
« Et le matin suit la délibération : il a été arrêté que nous nous transportons à l'instant dans la maison dégradée pour reconnaître la dégradation et y étant, nous avons remarqué que toutes les vitres de la loge étaient brisées et un panneau de la porte ; que les tuiles de la toiture étaient jetées bas ainsi que les lattes et une partie des chevrons ;
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que la fenêtre de Claude Nicolas, voisine de la loge, était cassée, ainsi que le châssis ; qu'il y avait un volet cassé ; que la fenêtre de Joseph petit Nicolas vis-à-vis de la maison était aussi cassée et de retour chez le sieur Maire, nous avons fait toutes les perquisitions et informations nécessaires pour découvrir les auteurs de ces délits. Nous n'avons pu avoir aucun éclaircissement et tous les voisins que nous avons interrogés nous ont déclaré qu'ils avaient effectivement entendu le bruit, qu'ils ne savaient pas qui étaient les individus qui avaient fait le désordre ; qu'il convenait de s'adresser aux corps administratifs pour savoir quel parti la municipalité devait prendre pour parer à de tels inconvénients. De tout quoi a été dressé le présent procès-verbal, fait en assemblée audit Vatimont, ledit jour. »
Cette fois, Antoine Nicolas a compris qu'il lui faut fuir. De village en village, se déplaçant de nuit, le prêtre réfractaire échappe à ses poursuivants. Le 9 mai, il se rend, en pleine nuit, à Saint-Baudier. Accueilli par sa sœur, il s'y cache. Pour mieux reprendre son sacerdoce et célébrer des messes dans les bois, préparer à la communion les enfants des villages alentour, Chailly, Ennery, Vigy, Rupigny, Antilly.
Le 16 novembre 1792, l'abbé Nicolas arrive à Metz. Il y restera, sans se faire découvrir, jusqu'en avril 1794. Dans tout le pays, la persécution s'aggrave et ce sont des centaines de malheureux que l'on jette dans les prisons de la ville. Antoine leur fait passer une lettre lumineuse. En voici quelques extraits
Voici quelques extraits des lettres que l'abbé Nicolas adresse aux prisonniers :
« Je demande à Dieu votre délivrance ; mais soyez assurés que vous ne perdez pas votre temps, pourvu que vous ne rachetiez pas votre liberté par quelque lâcheté et trahison de votre foi... (...)
« Voici que les chrétiens sont affamés de la parole de Dieu et des sacrements. C'est une bonne marque quand l'appétit revient au malade. Le parti catholique se fortifie étonnamment. Je recommence à avoir beaucoup d'occupations, et on vient me demander de tant de côtés que je ne sais où aller de préférence (...)
« Quand Dieu demande le sacrifice des biens, il faut le faire... Quand il demande le sacrifice de la vie, il ne faut pas le lui refuser. Or, il demande ce sacrifice quand il n'y a plus qu'à choisir entre la mort et l'apostasie.
« Il y a des chrétiens qui tiennent bon contre la persécution jusqu'aux injures ; et quand ils reçoivent des injures, ils cèdent et succombent.
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« Il y en a qui vont jusqu'à souffrir longtemps les mauvais traitements et puis n'y résistent plus.
« Il y en a qui tiennent jusqu'à la prison et que la prison ensuite affaiblit.
« Il y en a qui demeurent dans le parti catholique jusqu'à la perte de leurs biens ; mais pas au-delà.
« Il y en a qui tiennent longtemps dans leurs tourments, et qui enfin se laissent vaincre et participent au schisme, en faisant semblant de penser comme les schismatiques.
« Or, tous ces chrétiens ne surmontent pas la tentation ; ils succombent, ils apostasient. Ils ne seront pas sauvés, s'ils ne se relèvent de leur chute et s'ils ne réparent pas leur lâcheté en résistant de nouveau et en combattant généreusement.
« C'est là le moyen qui leur reste de réparer leurs fautes et d'en obtenir la rémission.
« Mais il y en a bien peu qui combattent jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'à la mort.
« Cependant Jésus-Christ a dit que « Celui-là seul sera sauvé qui aura persévéré jusqu'à la fin ». »
Le 16 mai 1794, l'abbé Nicolas quitte Metz et revient se cacher chez sa sœur à Saint-Baudier : Il n'échappe que de peu à l'arrestation. Dès lors, il est traqué et court de refuge en refuge, se cachant un temps chez Mme de Méjanès, la fondatrice des sœurs de Sainte-Chrétienne ; à Haumont où il a été vicaire ; à Buxières.
Le 14 novembre, il est de retour à Vatimont. Cette fois, le maire n'attend pas : il le dénonce le surlendemain de son arrivée et demande son arrestation. Le 6 mars 1795, Paulus, juge de paix à Herny, dit à la municipalité de Vatimont « qu'il est instant de faire arrêter » le prêtre réfractaire.
Le 5 avril, l'abbé Nicolas se repose à Han-sur-Nied après avoir dit la messe. Deux gendarmes, Bataille, maréchal des logis de la gendarmerie nationale, et Havette, gendarme de Fauquelmont viendront l'y arrêter. Une arrestation pas aisée... Alertés, les paysans ont entrepris de faire un mauvais parti aux deux gendarmes. Craignant que des représailles soient exercées contre le village, Antoine mettra un terme à l'échauffourée :
-- Cessez, mes amis. Cessez cette opposition violente, mais laissez faire Dieu.
Il appartiendra au citoyen Albrecht, président du district de Fauquelmont, d'interroger le prisonnier, le jour même :
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-- Pourquoi avez-vous refusé de prêter serment, le serment civique étant selon la Constitution ?
-- Le serment n'attaque pas les abus seulement, mais le fonds de la religion, comme il paraît par les effets qu'on connaît un arbre à ses fruits.
-- Avez-vous propagé ces principes dans les communes que vous avez parcourues ?
-- Partout, j'ai prêché l'Évangile. Si l'Évangile est contre le serment, tirez-en les conséquences. L'Évangile et le catéchisme me disent d'obéir à l'Église. Or l'Église, par la bouche de Notre Saint-Père le pape, a condamné provisoirement le serment.
-- La déclaration faite par les gendarmes en votre présence contient-elle la vérité ?
-- Elle en approche.
-- Avez-vous dit la messe dans l'église de Han-sur-Nied aujourd'hui à onze heures, dans celle de Vatimont à huit heures, et à Holacourt vers trois heures du matin ?
-- Oui, ainsi que les gendarmes l'ont déclaré.
-- Depuis que vous êtes rentré à Saint-Baudier, n'êtes-vous pas sorti du territoire de la République ?
-- En devais-je sortir ou non ?
Le 6 avril, l'abbé Nicolas est écroué à la maison d'arrêt de Metz. Le 31 juillet 1795 -- après que des émissaires du département soient venus négocier sa libération en proposant qu'il prête serment, ce qu'il refusa -- Antoine est transféré à la Conciergerie de Metz, non loin de la cathédrale. Début septembre, on lui retire le droit de dire la messe. Mais il continue, chaque jour, à confesser les nombreux prisonniers qui partagent sa cellule.
Fin décembre 1796, l'abbé Nicolas -- qui a tenté de s'évader le 20 juillet de la même année -- ([^21]) apprend que la loi du 3 brumaire An IV (relative aux émigrés) est rapportée. Aussitôt, il écrit aux autorités du département :
« *Citoyens ! Je suis détenu depuis 21 mois, prévenu d'émigration. J'ai justifié ma résidence depuis le 9 mai 1792 jusqu'au moment de ma détention ; j'en ai les pièces qui vous sont connues. Cette résidence était publique depuis le 9 mai jusqu'au décret d'exportation. Il n'y a plus que la loi du 3 brumaire An IV qui retardait mon élargissement ; elle vient d'être rapportée. Jusqu'à quand tarderez-vous à me rendre justice ? Et sera-ce en vain que j'implorerai les lois et votre humanité ?* »
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Le 5 avril 1797, il est libéré. Mieux : il reçoit du doyen de Metz, Joly, les pouvoirs d'exercer son ministère dans toute l'étendue du doyenné de Metz. Le coup d'État du 19 fructidor An V (4 septembre 1797) déclenchera nouvelle persécution des prêtres. Le 12 septembre, alors qu'il marche dans une rue de Metz, l'abbé Nicolas est insulté puis poursuivi jusque dans une maison de la rue Marchant où il se réfugie. C'est là qu'on viendra l'arrêter vers cinq heures du soir. Il est interrogé par Joseph-Nicolas Laquiet, juge de paix de la deuxième commune de Metz :
-- Aviez-vous connaissance de la loi du 19 fructidor, et si vous en aviez la connaissance, pourquoi ne vous y êtes-vous pas soumis ?
-- Je n'ai pas eu connaissance que cette loi existât bien qu'elle fût promulguée. D'ailleurs, étant résident dans une commune de la campagne, je suis, aux termes de la dite loi, dont on vient de me faire part, encore dans le temps utile pour me conformer à la dite loi.
Trop discoureur, ce curé ! En prison ! Se résignant à son sort, il écrit à ses paroissiens : « Mes chers frères, je suis heureux et je bénis mille fois le Seigneur de ce qu'il me traite en ami comme il l'a fait ! Il me fait l'honneur, à ce qu'il me paraît, de me présenter à boire dans son calice. »
Le 23 septembre 1797, on le juge. Tous les paroissiens de Saint-Baudier sont présents à l'audience. Ce grand concours de foule le sauve de la mort. Il n'est condamné qu'à la déportation. Conduit sous bonne escorte jusqu'au pont de Kehl. De là, il rejoindra Fribourg. Il y restera le temps d'y recevoir, le 13 octobre 1797, son attestation de pouvoir de l'évêque ([^22]).
En novembre 1797, Antoine est de retour en France. Clandestinement. Avec l'aide d'un instituteur de Hemy, M. Gaunard, il court la campagne pour administrer les sacrements. « C'était toujours de nuit que je devais l'accompagner car nous n'osions voyager qu'à la faveur des ténèbres, a témoigné Gaunard. On peut dire que son dévouement était apostolique : la pluie, la neige, les chemins boueux, les distances n'étaient jamais des obstacles. Son zèle bravait toutes les difficultés. »
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Le 9 mars 1798, le juge de paix de Herny, le citoyen Rolland écrit aux autorités de tutelle :
« L'ex-curé Nicolas a quitté nos environs pour se rendre à Metz. Plus habituellement, il se réfugiait à Lesse, à Saint-Epvre, à Baudrecourt, à la cense d'Outremont. Je m'étonne qu'on lui ait permis, dans ces villages du canton de Lucy, ce qui est sévèrement défendu dans le canton de Herny. Quand donc aurons-nous raison de cet homme audacieux, de ce rebelle ? »
Un mandat d'arrêt est lancé contre le « rebelle ». Dix fois, l'abbé Nicolas échappe aux gendarmes. Mais, le 31 juillet, il est arrêté dans la maison Steff, au 19 de la rue Marchant. Il s'y était réfugié la veille. Et tout recommence ([^23]) :
-- Quels sont vos nom, prénom, âge, profession, lieu de naissance et de domicile ?
-- Antoine Nicolas, âgé de 54 ans, curé de Saint-Baudier, né à Vatimont, ci-devant domicilié à Saint-Baudier, et, depuis la loi sur les prêtres déportés, sans domicile fixe.
-- Connaissez-vous les motifs de votre déportation ?
-- Je pense que c'est parce que je n'ai pas prêté les serments requis, ou que je n'ai voulu les prêter qu'avec restriction.
-- Après votre refus de prêter les serments exigés, avez-vous réclamé un acte de déportation et un passeport ?
-- Oui. Ces actes m'ont été délivrés par le maire de la commune, mais je ne sais où ils sont.
-- Vous êtes-vous soumis à cette déportation ? Où vous êtes-vous réfugié ?
-- Je me suis disposé à en remplir les dispositions. Mais, en chemin, le repentir de laisser mon troupeau, trop longtemps privé de moi, m'a fait revenir.
-- Dans quel lieu de la République avez-vous fixé résidence depuis votre première entrée ?
-- D'abord à Metz, et ensuite dans différentes communes de la campagne. Ne voulant pas nuire à ceux qui m'ont donné asile, je ne veux pas dire leurs noms.
Des heures. De longues heures. Et toujours le même acharnement.
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-- Pourquoi, connaissant les dispositions de la loi du 10 fructidor, puisqu'elles sont relatées dans le jugement que vous avez subi le 2 vendémiaire dernier, vous êtes-vous permis de rentrer de nouveau sur le territoire de la République ?
-- Mes obligations de pasteur n'étant pas ôtées par les lois de la République, j'ai cru qu'il était de mon devoir d'avoir soin de mes ouailles et, par conséquent, pour les conduire dans la voie du salut, rentrer dans la République.
Encore et toujours des questions pour faire dire au prêtre qui l'a hébergé. Encore et toujours de mêmes réponses de sa part :
-- Je suis rentré au mois de novembre dernier. J'ai résidé où j'ai pu, à la campagne et à la ville. Mais je ne veux dire ni les lieux, ni les noms.
-- Vous ne pouvez ignorer les lieux où vous avez résidé, ni les personnes qui vous ont reçu. Pourquoi ne voulez-vous pas dire leurs noms ?
-- Parce que je compromettrais beaucoup de personnes qui m'ont fait du bien. Je ne veux pas les entraîner dans ma perte. Dès lors, le sort du prêtre est noué. Il ne se fait d'ailleurs aucune illusion. Le 11 août 1798, il écrit :
« L'état d'incertitude où je suis, attendant la mort à toute heure, me fait perdre l'appétit. Je suis content et joyeux de mourir pour une cause si honorable. Mais la nature ne cesse pas de me livrer des combats ; il faut toujours la réprimer par la foi et l'espérance de l'immortalité et de l'éternelle félicité. Je sais qu'il m'est meilleur de mourir que de vivre ; mais l'amour de la vie reparle toujours. Adieu. Je salue et j'embrasse toutes mes connaissances et mes bienfaiteurs dans les Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie.
« J'espère les revoir dans une meilleure vie. Priez pour moi. »
Le 12 août, on le conduit au tribunal militaire. Le colonel qui le préside s'appelle -- et cela ne s'invente pas -- L'Église. Et tout recommence...
-- Je me nomme Antoine Nicolas, curé de Saint-Baudier, né à Vatimont, canton de Herny, département de la Moselle. Depuis la Révolution, je n'ai eu d'autre résidence que l'asile que les honnêtes gens voulaient bien me donner.
-- Y en a-t-il eu beaucoup qui vous ont reçu ?
-- Il y en a quantité.
-- Pourriez-vous nommer ces honnêtes gens qui vous ont donné asile ?
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-- Oui, mais la Constitution me permet de ne pas le faire, et les Commandements de Dieu me le défendent : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que te fût fait. Or, ce principe est applicable ici.
A trois heures de l'après-midi, ce 12 août, le verdict tombe : la mort. Sentence exécutoire dans les vingt-quatre heures. Ayant écouté le jugement, l'abbé Nicolas se contentera de citer le premier verset du Psaume 121 : « Je me réjouis à cause de ce qui m'a été dit : nous irons dans la Maison du Seigneur. »
Le 13 août, à quatre heures du matin, un piquet de cavalerie et 80 fantassins se présentent devant la prison. A quatre heures et demie, les sœurs du condamné et quelques femmes courageuses arrivent à leur tour. A six heures, le prêtre franchit les portes de la prison. Il y a à ce moment, une grande foule de gens.
On lit de nouveau à l'abbé Nicolas la sentence de mort. Il l'écoute attentivement puis, les grilles ouvertes, il se met en marche entre ses geôliers, tire son chapelet de sa poche et récite les prières du rosaire, bientôt suivi par toute la foule.
Arrivé sur les lieux de l'exécution, un officier s'approche pour lui bander les yeux. Il repousse le bandeau.
-- La loi l'exige, lui dit l'officier.
-- Alors, faites.
S'étant placé contre le mur, il criera encore d'une voix forte « Seigneur, pardonnez-moi mes péchés, et n'imputez pas ma mort à mes persécuteurs. » Puis, s'adressant aux soldats qu'il ne peut voir : « Je suis prêt ! » Une sourde décharge. Il s'écroule. Une dernière prière aux lèvres : « In manus tuas, Domine, commendo... »
#### II. -- Une belle figure d'humaniste : Maignet
Après s'être débarrassée des Girondins, le 31 mai 1793, la Convention nationale avait envoyé dans les départements des représentants -- presque toujours des Montagnards -- pour activer ou réactiver la Terreur. L'abbé Blondel, vicaire à Orange, précise ([^24]) :
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« Ces missions avaient été confiées aux plus hardis Montagnards. Hommes à passions sanguinaires, à étroite intelligence, ils avaient en quelque sorte été saisis de vertige en se voyant revêtus des pouvoirs illimités du proconsulat. Ils arrivèrent dans les départements qui leur avaient été assignés et propagèrent de tout leur pouvoir l'athéisme, l'immoralité et la terreur. »
Les départements du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône sont confiés à Maignet, député du Puy-de-Dôme. Le 12 février 1794, il s'arrête à Orange. Et met sur pied un tribunal révolutionnaire chargé de liquider les suspects de « fédéralisme ».
Pour montrer qu'il ne plaisante pas, Maignet fait guillotiner, le 28 mai, 63 habitants de Bédoin pris en otage après la destruction d'un « arbre de la liberté ». Parmi ces 63 martyrs, Jean-Louis Brun, maréchal-ferrant, 44 ans ; Jacques Decor, cordonnier, 24 ans ; Marie-Thérèse Martin, religieuse insermentée, 66 ans ; François Jouve, tisserand, 41 ans ; Roman Viau, potier, 24 ans ; Antoine Constantin, boulanger, 25 ans ; Dominique Nouvène, salpêtrier, 54 ans ; Joseph Balbany de Vaubone, ci-devant noble, 73 ans ; Eléonore-Françoise Raymond, son épouse, 63 ans...
La punition lui semblant insuffisante, Maignet fait brûler le village, disperser les habitants et planter à l'entrée de l'agglomération un écriteau : « *Bédoin l'infâme* »*.*
Le 23 avril 1794, Maignet dépêche à Couthon, membre du comité de Salut public, son secrétaire Lavigne. Pour demander l'autorisation d'établir un tribunal révolutionnaire qui jugerait sur place, sans instruction écrite, sans assistance de jurés. Dans la lettre qu'il a remise à Lavigne, Maignet explique ([^25]) :
« Il est indispensable pour nous de suivre promptement les chefs des fédéralistes, qui fourmillent dans nos deux départements. S'il fallait exécuter dans ces contrées votre décret qui ordonne la translation à Paris de tous les conspirateurs, il faudrait une armée pour les conduire, des vivres sur la route en forme d'étapes ; car il faut te dire que dans ces deux départements je porte à douze ou quinze mille hommes ceux qui ont été arrêtés... Tu vois l'impossibilité, les dangers et les dépenses d'un pareil voyage. D'ailleurs, il faut épouvanter, et le coup n'est vraiment effrayant qu'autant qu'il est porté sous les yeux de ceux qui ont vécu avec les coupables. »
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Le 10 mai, le comité de Salut public arrête qu'il sera « *établi à Orange une Commission populaire, composée de cinq membres, pour juger les ennemis de la révolution qui seront trouvés dans les pays environnants, et particulièrement dans les départements de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône.*
« *Les membres de cette Commission seront les citoyens Fauvety, juré au tribunal révolutionnaire ; Melleret, du département de la Drôme ; Roman-Fonrosa, président de l'administration du district de Die ; Fernex, juge du tribunal du district de Commune-Affranchie* (*Lyon*)* ; Ragot, menuisier, rue d'Auvergne, à Commune-Affranchie.*
« *Le citoyen Maignet, représentant du peuple, est chargé d'installer cette Commission, sans délai* »*.*
Le décret est signé Robespierre, Collot d'Herbois, Barère, Billaud-Varenne, Carnot, Prieur, Lindet, Couthon.
Ayant réussi sa mission, Lavigne regagne Avignon, porteur de l'arrêté et d'une lettre pour Maignet :
« Paris, 23 floréal, an II de la République Française,\
une et indivisible.
« Le comité de Salut public,
« A Maignet, représentant du peuple en mission dans les départements des Bouches-du-Rhône et de Vaucluse.
« Le citoyen Lavigne, ton envoyé, te remettra, avec cette lettre, citoyen collègue, une expédition par ampliation de l'arrêté du comité qui établit une commission à Orange. Tu demeures chargé de l'installation de cette commission. Le comité attend du zèle dont tu as donné constamment des preuves dans ta mission, que tu ne perdras pas un instant à mettre cet établissement nécessaire en activité. Il faut que justice prompte et sévère soit faite de tous les scélérats qui, par divers moyens, ont tenté de perdre le Midi. La société formée pour l'accaparement des biens nationaux ne doit pas être oubliée. Quand les preuves certaines de son existence seront entre tes mains, il n'y aura pas à délibérer pour faire punir les infâmes qui sont entrés dans cette coalition... Le comité a vu avec satisfaction que dans toutes les opérations tu avais parfaitement bien répondu à la confiance de la Convention nationale. Je t'invite à marcher toujours sur la même ligne.
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« Salut et fraternité.
« *Les membres du comité de Salut public,*
« Signés à l'original : COUTHON, ROBESPIERRE, CARNOT, BILLAUD-VARENNE. »
Le 18 mai (29 floréal), le comité de Salut public envoie de nouvelles instructions à Maignet. Elles sont sans équivoque ([^26]) :
« *Instruction des membres* (*sic*) de la Commission populaire établie à Orange par arrêté du comité de Salut public.
« Du 29 floréal, l'an deuxième de la République française une et indivisible.
« Les membres de la Commission établie à Orange sont nommés pour juger les ennemis de la révolution.
« Les ennemis de la révolution sont tous ceux qui, *par quelques moyens que ce soit,* et de quelques dehors qu'ils se soient couverts, ont cherché à *contrarier* la marche de la révolution et à empêcher l'affermissement de la République.
« La peine due à ce crime est la mort. La preuve requise pour la condamnation sont (*sic*) *tous les renseignements, de quelque nature qu'ils soient,* qui peuvent convaincre un homme raisonnable et un ami de la liberté.
« La règle des jugements est la conscience des juges, éclairée par l'amour de la justice et de la patrie.
« Leur but, le salut public et la ruine des ennemis de la patrie.
« Les membres de la Commission auront sans cesse les yeux fixés sur ce grand intérêt ; ils lui sacrifieront toutes les considérations particulières.
« Ils vivront dans cet isolement salutaire qui est le plus sûr garant de l'intégrité des juges, et qui, par cela même, leur concilie la confiance et le respect. *Ils repousseront toutes les sollicitations dangereuses ;* ils fuiront toutes les sociétés et toutes les liaisons particulières qui peuvent affaiblir l'énergie des défenseurs de la liberté, et influencer la conscience des juges. »
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Maignet ne se le fait pas dire deux fois. Né le 9 juillet 1758 à Ambert (Puy-de-Dôme), Étienne-Christophe Maignet est un fils de notaire. Lui-même a été reçu avocat en 1782. En 1790, il est au nombre des administrateurs du Puy-de-Dôme. En 1791, il est député à l'Assemblée législative. En 1792, à la Convention. Il vote la mort du roi. Sans appel ni sursis.
Après avoir participé, aux côtés de Couthon, à la destruction de Lyon, il s'est fait un devoir d'être le bourreau du Midi. Un jour que l'on se plaignait devant Robespierre du zèle de son protégé, Robespierre répondit :
-- Maignet remplit bien sa mission, il fait beaucoup guillotiner.
L'abbé Blondel note : « En arrivant dans le Midi, il demanda à tous les administrateurs des renseignements sur les sentiments et la conduite des citoyens (...) C'est à lui que nous devons l'établissement du tribunal sanguinaire d'Orange. » ([^27])
Du 19 pluviôse au 29 thermidor (7 février au 16 août), Maignet va lancer plus de 80 arrêtés ou proclamations. Le fonds de tous ses discours ne varie guère : « Guerre au modérantisme, guerre aux apitoyeurs, mort aux aristocrates, aux prêtres, aux nobles, à tout ce qui n'est pas républicain ! »
Dans l'un de ses arrêtés, on lit ([^28]) :
« Trop longtemps le modérantisme a régné dans cette commune (d'Avignon) ; trop longtemps l'aristocratie y a trouvé asile et protection. Il faut que cet affreux système de clémence meurtrière disparaisse, que l'énergie républicaine échauffe toutes les âmes, qu'elle électrise tous les cœurs, qu'elle abatte toutes les têtes orgueilleuses qui n'ont pas su de bonne heure s'abaisser devant le niveau de l'égalité. Il faut enfin que le peuple soit heureux, et il ne pourra l'être que lorsque nous serons débarrassés de tous ceux pour qui cette idée du bonheur du pays est un supplice.
Rendant compte à la Convention -- ce rapport sera lu à la Convention, le 28 floréal -- des exactions qu'il a commises à Bédoin, Maignet déclare :
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« Aussitôt que j'ai appris cet attentat horrible contre la majesté du peuple, \[*le déracinage d'un arbre de la liberté...*\]*,* j'ai envoyé 300 hommes du 4^e^ bataillon de l'Ardèche qui, dans toutes mes épurations civiques, m'a si bien secondé. J'ai fait enchaîner prêtres, nobles, parents d'émigrés, autorités constituées... Ne voyant dans cette commune qu'une horde d'ennemis, j'ai investi le tribunal criminel du pouvoir révolutionnaire *pour faire tomber de suite la tête des plus coupables, et j'ai ordonné, qu'une fois ces exécutions faites, les flammes fissent disparaître jusqu'au nom de Bédouin. Puissent périr ainsi tous ceux qui oseront braver la volonté nationale* et méditer de nouveaux complots contre la liberté française ! »
Surnommé « le singe de Robespierre », Maignet fut révoqué le 26 thermidor (13 août) après la mort de son protecteur. Le 19 brumaire (9 novembre), il fut arrêté mais bénéficia d'un décret d'amnistie. Maire d'Ambert sous le Premier Empire, il fut chassé de son poste sous la première Restauration. Réinstallé dans ses fonctions pendant les Cent jours, il s'exila de nouveau au retour du roi. Jamais inquiété par la monarchie, le bourreau du Midi mourut tranquillement dans son lit, le 21 octobre 1834. A 76 ans.
Alain Sanders.
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### Une saison au théâtre
par Jacques Cardier
Si je jette un regard sur l'ensemble des spectacles que j'ai vus depuis la rentrée, ce qui me frappe, c'est le nombre de ceux qui tournent autour de la question du Pouvoir. Depuis que la politique est devenue, dans notre malheureux pays, un spectacle, une parade plutôt, destinée à éblouir et à étourdir le public, c'est paradoxalement dans les théâtres que l'on entend des propos sérieux sur le gouvernement des peuples.
La plus belle de ces méditations, on a pu l'entendre cet hiver à l'Odéon, quand on y jouait *Tête d'or,* pièce que pour ma part je croyais injouable malgré le succès qu'avait obtenu Jean-Louis Barrault. Scepticisme frivole et paresseux : malgré son enflure certaine, ses fumées, ses longueurs, ce drame est un chef-d œuvre. Il faut remercier Aurélien Recoing qui l'a mis en scène, et jouait magnifiquement le rôle du héros (Valérie Dréville -- la Princesse -- se tenait à la même hauteur).
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*Tête d'or* est le poème de la force qui ne conçoit pas ses limites, et de fait n'en connaît pas d'autre que la mort ; sans doute aussi l'amour car, s'ils ne mouraient pas tous deux, la princesse suffirait à enchaîner désormais Simon Agnel. Ce qu'il y a de politique dans cette pièce, c'est la description (et l'éloge) du pouvoir charismatique, pour parler comme Max Weber, ce pouvoir qui semble tenir à un charme, qui subjugue et entraîne. Tête d'or tue le roi (pouvoir légitime) qui n'était plus qu'un pantin et suivait les démagogues. Et il soumet le tribun du peuple (pouvoir constitutionnel) qui, après des rodomontades, vient lui baiser la main. Il y a dans cette partie des scènes satiriques aussi fortes que dans Ubu, mais dont on parle moins. Car Ubu le tyran est odieux et grotesque, tandis que, chez Claudel, c'est le roi et les parlementaires qui le sont. La pièce est de 1894. Elle est prémonitoire. Notre siècle est celui du pouvoir personnel, même si nous nous flattons de connaître le triomphe de la démocratie. Sans doute Hitler et Mussolini ont été vaincus et incarnent le diable. Mais Staline, quoique déboulonné après coup, Mao, toujours invoqué, nous montrent quelle révérence reçoivent les tyrans. Pensez aussi à Castro, à Khomeyni, à Amin Dada. La liste serait interminable, et il est inutile d'aller si loin, quand nous pouvons nous contenter de regarder chez nous. Nous croyons-nous à l'abri ?
Tête d'or est un fondateur de pouvoir. Ce n'est pas la peur qui pousse vers lui les grands et le peuple. Ce ne sont pas non plus les machines à séduire et la propagande. C'est le besoin d'être protégé et de se sentir plus grand grâce à lui qui font suivre ce « roi des hommes ». Dans notre siècle, les tyrans sont plutôt du côté d'Ubu que du côté d'Auguste ou de Trajan. Cela tient moins à *la* tyrannie en elle-même qu'au fait que ceux qui l'exercent n'ont pas pour but de faire vivre leurs peuples, mais de les mettre au service d'une utopie. Notre temps voit s'évanouir en fumée (après une grande dépense de sang) tous les rêves du XIX^e^ siècle.
Bien sûr, il n'y a pas seulement cette réflexion dans la pièce de Claudel, il y a le dialogue amoureux le plus fou, le plus haut, entre deux agonisants que tout doit séparer, et qui se rejoignent au moment de mourir.
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Le héros et la fille du roi qu'il a tué (Claudel qui grognait au nom de Corneille a véritablement été obsédé par *Le Cid*), perdus au sommet du Caucase, s'envolent ensemble vers la mort, se découvrant, se répondant. C'est un des plus beaux moments de théâtre qui soient.
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Autre chef-d'œuvre, *le Soulier de Satin* qu'on n'a pas vu sur scène cette année, mais dont FR3 a donné le lundi de Pâques la version intégrale, mise en scène par Antoine Vitez. Merveilleux spectacle, où tout concourt (ou tous concourent) à la réussite. Il faut citer quand même particulièrement Didier Sandre (Rodrigue), Ludmilla Mikaël (Prouhèze), Robin Renucci (don Camille) et Valérie Dréville (dona Sept-épées). Si parfois une intonation, une attitude surprennent, il faut se rappeler que la pièce est jouée, sur une vaste scène, pour des spectateurs distants de plusieurs mètres et que la caméra se fourre sous le nez des acteurs : les effets ne sont pas les mêmes. Cela dit, je comprends quand même mal que Prouhèze se suspende au cou du noble don Balthazar : cela correspond mal -- bien trop familier et caressant -- au ton « fraise espagnole » de la pièce. Pièce étrange, toute pleine de l'ivresse du monde et du renoncement au monde. Rodrigue, vice-roi du Nouveau Monde, est une sorte de Tête d'or. Il met une puissante empreinte sur le globe. Et puis, Prouhèze morte, le voilà mendiant, esclave, méprisant cette puissance temporelle où il s'épanouissait.
J'ai relevé au passage cette phrase (Claudel pensait aux Turcs qui s'avançaient jusqu'à la Hongrie) : «* Il y a une odeur de chameaux sur toute l'Europe. *» Nous pouvons la répéter.
Ce Claudel, qui passait pour injouable, voilà qu'on l'entend de tous côtés, tandis que les habiles, ceux qui avaient un grand métier (de Porto-Riche à Bourdet, de Flers à Brieux, à Henry Bataille) sont vraiment, eux, inécoutables. C'est ainsi. Cocteau enrageait de ce qu'il appelait une mode. Et Léautaud pouffait.
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Eh bien, ils se trompaient, comme se trompait Bainville, bien qu'on s'amuse toujours à relire, dans *Jaco et Lori,* les pages où il caricature l'auteur de *la Ville.*
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Bainville est un bon moyen de retrouver la politique. J'en ai trouvé dans le *Théodore* de Corneille. Pièce rarement jouée, parce qu'il y est question d'une vierge condamnée à la prostitution et qui n'échappe que de justesse à cette infamie. Ce genre de situation fait ricaner l'amateur de vaudeville. La pièce est d'ailleurs belle, et si on pouvait l'attribuer à Shakespeare, elle soulèverait l'enthousiasme. Mais elle n'est que de Pierre Corneille, l'auteur le moins apprécié de nos chers professeurs et de nos chers élèves (voir le sondage Ipsos publié dans *le Monde* du 19 mai). Tant pis pour eux, bien sûr. On voudrait leur rappeler ce que disait Larbaud dans un temps où l'auteur à la mode chez ceux qui ne lisent rien était Stendhal : « L'œuvre de Pierre Corneille est pourtant plus riche, plus belle et plus excitante que celle de Stendhal. Mais ils ne le savent pas, leur culture ne va pas jusque là » (*Sous l'invocation de saint Jérôme*)*.* Seulement, ils ne connaissent pas Larbaud non plus.
*Théodore* finit, comme on sait, par la mort des quatre principaux personnages. Il ne reste debout que Valens et les confidents. C'est là qu'est la leçon politique de la tragédie. Valens, gouverneur de la Syrie au temps de Dioclétien, est un personnage entièrement passif. Le désordre, le carnage où périssent sa femme et son fils seraient évités s'il faisait son métier de chef de la province. Mais c'est un mou. Il craint de décider. Il y a toujours quelque chose d'extrême dans une décision. Lui, il est libéral, c'est-à-dire qu'il laisse faire. Il tolère, en espérant qu'il n'arrivera rien. Fatalement, la situation tourne au pire. Placide, son fils, lui reproche en expirant cette lâcheté :
*Rends-en grâces au ciel, heureux père et mari :*
*Par là t'est conservé ce pouvoir si chéri*
*Ta dignité, dans l'âme à ton fils préférée...*
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On touche ici à un des points les plus curieux de l'appétit de pouvoir : conquérir le pouvoir pour n'en rien faire. Des hommes sont prêts à sacrifier ce qu'ils ont de plus cher, et tous les jours de leur vie, pour accéder à un poste, une dignité, et seulement pour y être, non pour agir. On voit cela tous les jours.
Au fond, c'est le caractère d'Agamemnon, dans l'*Iphigénie* de Racine. Lucien Dubech, le critique de l'*Action française,* voyait dans ce personnage le modèle des politiciens issus de l'élection, choisis exprès pour être des soliveaux. « Votons pour le plus bête » se sera dit Ulysse, anticipant le mot de Clemenceau. Ce roi des rois est un personnage de vaudeville. On verrait plutôt chez Labiche ce père qui, pour garder le rôle dont on l'a investi, accepte de sacrifier sa fille. Pour la faire venir à Aulis, il invente que son fiancé (Achille) veut se marier sur-le-champ. Puis, pris de remords, veut faire croire que le mariage est rompu. Mais cela échoue. Iphigénie va être égorgée. Le malheureux père fait croire à sa femme que leur enfant est menée à l'autel pour se marier, mais qu'il ne convient pas que la mère assiste à la cérémonie. Tout cela est bouffon. Et sans l'invention racinienne d'une victime, Ériphile, dont la mort arrange tout le monde, Agamemnon mènerait à sa perte l'expédition comme sa propre famille.
Pour montrer que l'élection (même oligarchique) n'est pas le seul mode de recrutement de tels incapables, il suffit de penser au Prusias de *Nicomède.* Il est l'égal du fonctionnaire Valens, et du chef élu Agamemnon.
*Nicomède* était joué à la Comédie-Française, et le roi Prusias était joué par Paul-Émile Deiber, qui tirait son personnage vers le gâtisme, à la grande joie du public. Au fond, les gens n'aiment que Guignol. Nicomède était interprété par Jean-Pierre Bouvier, qui est grand et sympathique. On comprend que ce général entraîne ses troupes. Mais on ne voit pas en lui le prince héritier. Il manque de noblesse et s'agite trop. Laodice (Martine Chevallier) était merveilleuse, sauf quand elle se mettait à crier. Cela ne lui convient pas. J'oserai dire que Françoise Seigner, dans sa mise en scène, oublie que le théâtre de Corneille, si passionné soit-il, exige la *tenue* (vertu morte de nos jours, mais qu'il faut ressusciter au moins le temps d'une représentation).
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Ces personnes raisonnables que sont les héros d'une tragédie ne doivent pas être montrées vautrées sur un lit (acte I, scène 1), ou se pelotant, s'asseyant par terre etc. Le naturel doit être obtenu sans ces moyens faciles. *Iphigénie* comme *Théodore* a été montée au Carré Sylvia Montfort, la scène de Paris où l'on joue les classiques avec le plus de foi. On a pu voir une Iphigénie (Laurence Frossard) ingénue et touchante : une vraie colombe poignardée. Si elle montrait plus de tendresse que de fierté, passion que le rôle réclame aussi, cela était compensé par le tempérament de sa rivale Ériphile (Aïni Aften) chez qui la fierté virait parfois au féroce, mais qui est fortement tragique. C'est rare. Claude d'Yd était un très bon Agamemnon, et Benoît Brione jouait Ulysse avec maestria. Il a une belle voix grave et sonore. Il me semble qu'on devrait attacher plus d'importance qu'on ne le fait aujourd'hui aux voix, et à la qualité de la diction. Le texte peut en être sublimé, ou défiguré. Une belle voix, par exemple, c'est celle de Jacques Dacqmine, qui jouait Valens dans *Théodore* (et celle de Jean-Marie Richier, Paulin, dans la même pièce). Avec le rôle de Marcelle (*Théodore*) comme avec celui de Clytemnestre, Sylvia Montfort se montre noble, dominatrice, inflexible jusque dans le désespoir, vraie incarnation de l'héroïne cornélienne, de la redoutable héroïne cornélienne.
De Racine, j'ai vu aussi *Britannicus* et *Phèdre. Britannicus*, c'était à la Comédie-Française, avec un décor sombre, des costumes noirs et violets, une lumière de caverne. Atmosphère oppressante. Sauf Junie et Britannicus, qui sont unis par l'amour, tous les personnages sont isolés ; ils concluent des alliances précaires, prêts à les rompre au moindre danger. Cela ressortait très bien à la fin, quand Burrhus et Agrippine dialoguent, assis, effondrés plutôt, aux deux bouts de la scène. On voyait une scène de la jungle des Cours. C'était impressionnant. Cette mise en scène est de Jean-Luc Boutté.
*Phèdre* était mise en scène par Françoise Seigner. Elle dresse les personnages face à face. Ils bougent peu ; ils s'effondrent parfois aux pieds de l'adversaire, mis hors de combat par un mot plus cruel -- ou un silence pire. J'ai été frappé par l'opposition de deux tons.
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Le premier est imposé par le vêtement, la coiffure, le jeu même de Françoise Thuries (Phèdre). Il n'est pas possible en la voyant, en entendant cette voix sinueuse (et enrouée) de ne pas penser à ces toiles de Cabanel, de Rochegrosse, qui sont redescendues des greniers et triomphent au musée d'Orsay ou à Nice au musée Chéret. C'est le retour du style fin de siècle, contourné, surchargé, féminin.
L'autre ton est celui de Stéphane Bierry (Hippolyte). Il a de nobles attitudes, une réserve, une force immobile d'athlète, tout cela très moderne, d'autant que s'y ajoute imperceptiblement quelque chose du *rocker.* Ce dernier trait s'accorde mal avec ce que je dis de la noblesse des attitudes ? Eh bien, c'est ainsi. Racine inclut une part de sauvagerie dans ce personnage qu'il dit « même un peu farouche ». Je me souviens aussi de Marie-Christine Rousseau dans le rôle d'Aricie, et de François Dalou dans celui de Théramène qui, comme on sait, n'est pas commode. Le fameux, impossible, récit est un plat d'alexandrins emmêlés et agglutinés comme des spaghettis. François Dalou s'en tire très bien.
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La politique semble bien loin, encore que les deux tragédies dont on vient de parler en soient pleines. ([^29]) On y revient forcément avec les diverses pièces montées pour la commémoration du bicentenaire de la Révolution. Il y en a bien eu une vingtaine. Je me suis contenté d'en voir trois, pour ne pas céder à ce qui n'est même pas une mode, mais une obsession provoquée artificiellement.
A tout seigneur, tout honneur (voilà une façon peu républicaine de commencer) : Jean Desailly et Simone Valère ont choisi cette année de monter *La Foire d'empoigne,* de Jean Anouilh, s'en expliquant ainsi : « Avec cette *Foire d'empoigne* nous avons pensé qu'il serait rafraîchissant, en cette période de célébration laudative et solennelle de la révolution de 89, de faire entendre votre voix goguenarde et non-conformiste... \[ils s'adressent à l'auteur\]. »
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En effet. Et plutôt que non-conformiste, je dirai inconvenante. Anouilh n'était pas *convenable,* c'est-à-dire qu'il était un esprit libre. Nietzsche a dit ce qu'il fallait sur ce point : un esprit libre n'est généralement pas de l'avis commun. Il est solitaire. On aboie contre lui, et les honneurs s'écartent de sa personne. Évidemment nos braves gens à la mode croient le contraire, et qu'on peut occuper le devant de la scène, être aimé des puissants, et représenter l'esprit qui veille et dit le vrai. Eh bien non, il faut choisir.
*La Foire d'empoigne,* créée en 1962, a été écrite dans les premiers temps de la V^e^ République : l'Algérie était encore française, et il n'y avait encore qu'une minorité pour trouver cela scandaleux ; les fusillades de la Libération avaient à peine quinze ans, et il n'était pas encore courant de les nier, ou de regretter que l'épuration n'ait pas été plus sévère (c'est ce que disent nos clercs progressistes aujourd'hui). Anouilh pique une colère au retour de Charles de Gaulle, en voyant *prendre* sous ses yeux une légende historique qui n'a presque aucun contact avec la réalité. C'est à 1958 qu'il pense, quand il parle de 1815. Aujourd'hui, le temps a fait son œuvre, je veux dire que la légende a « pris », durci, comme un ciment. Un ami disait de la pièce : « Cela a vieilli. » C'est lui qui a vieilli, qui a entériné les vues convenables, et qui trouve déplacées les allusions offensantes pour le géant des Flandres.
Pour moi, je suis reconnaissant à Desailly de nous avoir proposé cette *friction* énergique, seul remède au lavage de cerveau. Louis XVIII, dans cette pièce, parle comme un père bon et juste. C'est quand même ainsi que cela s'est passé. Après vingt-trois ans de guerres républicaines et impériales, la France s'est bien trouvée de ce garde-malade qui l'a aidée à se refaire, tandis que les demi-soldes et les jacobins ne rêvaient que de la renvoyer au feu et de recommencer la guerre -- pour le bonheur de l'Europe, bien sûr. Les idées fausses séduisent toujours.
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Anouilh aimait la France, cela déroute les gens. Il ne dit pas qu'il faut haïr la politique et que les politiciens ne valent pas plus cher les uns que les autres. Il rappelle que, pendant des siècles, la France fut menée par des hommes qui n'étaient ni des zozos, ni des tyrans (peut-être ne méritons-nous plus que cela). La cible d'Anouilh, c'est l'homme qui a besoin d'occuper les esprits pour régner. Napoléon doit mobiliser l'enthousiasme, ou il n'est rien. Il faut que l'on veuille mourir pour lui. Le roi n'a pas besoin de cris et de « fans » qui se roulent par terre quand il passe. Ni d'affiches de deux mètres où il étalerait son sourire.
L'empereur n'était pas le premier qui ait demandé qu'on meure pour lui. C'est déjà l'exigence du *Chant du départ :*
*La République nous appelle*
*...*
*Un Français doit vivre pour elle*
*Pour elle un Français doit mourir.*
(Oui, c'est bien pour la République qu'on demande le sacrifice de la vie. Pas pour la France, pas pour la nation pour le régime.)
La Révolution française qui fut théâtrale prend tout naturellement la forme d'un spectacle. Les déclamations, les cris, beaucoup de sang, les formules qui semblent faites pour l'applaudissement du parterre : toute cette histoire semble déjà mise en scène. Cependant, *La Liberté ou la mort* n'est pas une pièce immortelle. Cela sentait trop la fabrique officielle, peut-être.
Les trois auteurs ont tranquillement traité l'histoire en matériel de propagande. Le spectacle était d'ailleurs placé « sous le patronage du ministère de la Culture, avec le concours de la mission du bicentenaire de la Révolution française et de la mairie de Paris ». Un des trois auteurs du texte est Alain Decaux, académicien et ministre. Si l'on peut trouver plus officiel en URSS, qu'on me le dise. Nous avions là *la version d'État* de ces grands événements. La contester vous classe dans les mauvais citoyens, dans les *suspects,* pour reprendre un vocabulaire qui a bien servi. En France, tout le monde est libre. Mais enfin, il y a les bonnes opinions, et les autres. Il y a les opinions, et les pièces, qui sont subventionnées, chouchoutées, encouragées par les médias. Et il y a les autres. Il ne faut pas oublier cela.
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Le texte était un texte pour bandes dessinées. Le dessinateur était Robert Hossein. Il a su à merveille utiliser l'immense salle du Palais des Congrès. Le tribunal révolutionnaire était installé au beau milieu de cette salle. Entre lui et la scène, au milieu des spectateurs, Hossein avait placé çà et là des Conventionnels, qui à certains moments se levaient, s'invectivaient. Hébert ou Billaud-Varenne hurlaient à vos oreilles. Tout était fait pour entraîner la salle, y déchaîner l'enthousiasme, la colère, et lui faire prendre parti.
Pourtant, le public ne fut jamais, je crois, pris de fièvre comme il aurait dû l'être. Pourquoi ? A cause de la conception même du spectacle. J'ai parlé de tribunal révolutionnaire. C'est qu'il est le véritable *héros* du spectacle, qui se décompose en quatre parties : jugement de Louis XVI, mise en accusation d'Hébert, mise en accusation de Danton et de Desmoulins, mise en accusation de Robespierre. On sait comment se termine chaque épisode : par la guillotine. Elle est la grande absente de ce spectacle. Il aurait fallu au moins en projeter l'ombre. Elle est au centre de cette époque de l'histoire. On a dû craindre une impression d'horreur. Et il est bien remarquable que l'on continue à exciter les Français sur cette époque, et qu'on fasse crier « à mort », « à la lanterne », jusque par les petits enfants des écoles, mais qu'on écarte l'instrument du supplice. A moins que ce ne soit la prochaine étape ?
La Révolution française a exalté des générations de Français, inutile de le nier. L'État, qui contrôlait les trois quarts de l'enseignement, veillait à cette propagande. Et tous ceux qui, comme moi, ont appris l'histoire dans Lavisse, puis dans Malet-Isaac, ont éprouvé cet enthousiasme, sans se douter qu'ils étaient menés comme sont menés les moutons du troupeau. C'est qu'on nous insufflait une vision épique forgée par Hugo et par Michelet. Cela ressemblait à *La Marseillaise* de Rude. Ce qui comptait c'était « Les soldats de l'an II », selon Hugo et « les saintes baïonnettes » selon Michelet. Jemmapes et Fleurus (et Arcole) faisaient passer la Terreur. Cette explication traditionnelle -- il était impossible de laisser l'arrière trahir les gens du front -- marchait très bien, et elle a sa part de vérité.
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Nous avons changé tout cela. La gauche est devenue tellement antimilitariste qu'elle n'avale plus même Hoche, Marceau ou Kléber. Et Saint-Just, chez Decaux-Lorenzi-Soria, n'a pas le droit de parler de ses victoires. La Révolution qu'on inculque, désormais, c'est celle des droits de l'homme. J'ai même lu, prêté à R. Hossein, ce mot naïf : « *Ils ont inventé les droits de l'homme.* » Comme si, avant 89, les hommes avaient été un bétail, sans droits, sans dignité. C'est bien d'ailleurs ce que l'on insinue, ou même que les plus culottés -- ou les plus ignorants -- proclament.
Bon. Les droits de l'homme. La glorification des droits de l'homme. C'était cela l'axe du spectacle. On le comprend quand, à la fin, on voit tous les acteurs s'immobiliser dans l'attitude où les a surpris ce dernier instant d'une séance agitée (celle du 9 thermidor). On entend alors la voix de Robert Hossein qui dit la déclaration des droits de l'homme de 1789. Des droits de l'homme *et du citoyen,* n'oublions pas, s'il vous plaît, le citoyen, celui qui a *droit de cité,* qui est chez lui dans le pays.
Seulement, à la fin d'un long spectacle ponctué de condamnations à mort, on peut dire que cela ne tombe pas très bien.
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Après cette pièce géante, il faut parler maintenant d'un animal plus petit : *La première tête,* d'Antoine Raulf. Simple dialogue entre Louis XVI et un de ses valets, chasseur comme lui, le jour du 14 juillet 1789. On peut dire que la pièce a les meilleures intentions. Elle vise à faire découvrir aux ignorants que Louis n'était pas si mauvais que cela, et qu'en somme il était très bien, soucieux de bien faire, aimant son peuple, savant géographe de plus (et donc pas seulement serrurier). Mais on n'évite aucun cliché, ni les pires anachronismes : Baptiste le piqueur conseille au roi d' « améliorer son image », par exemple. Bref, le résultat n'est pas bon. On est retenu par le jeu de deux bons acteurs : Gérard Caillaud, qui joue le roi, en a la corpulence, et même quelques traits, et Gérard Loussine (Baptiste). On voit aussi la petite Charlotte, Madame Royale, mais à ces moments-là le dialogue devient si bête que je préfère oublier.
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Au fond, on pourrait rajouter *l'Aiglon* à cette série. C'est une pièce tout imprégnée des rêveries guerrières qui furent la suite de la Révolution. Le duc de Reichstadt est conçu par Rostand comme un petit Bonaparte enfermé dans une gaine Habsbourg, et qui n'arrive pas à se libérer. Cela peut être émouvant. Ce le serait plus si le texte n'était pas tout entier en jongleries, préciosités de pacotilles et pointes : un texte boulevardier, en somme, avec une virtuosité dans la versification qui égale celle de Banville (mais j'aime mieux Banville). Évidemment, cela est difficile à dire. La troupe d'Anne Delbée s'en tire très honorablement, Anne Delbée elle-même jouant le rôle épuisant de l'Aiglon comme on court un marathon. Elle arrive épuisée, mais elle arrive.
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La poésie, au théâtre, c'est Racine, c'est Corneille ou Claudel : le prestige du vers, ou du verset, est toujours efficace. Mais qui écrirait aujourd'hui une tragédie en vers ? La dernière dont on ait gardé le souvenir est l'*Iphigénie* de Moréas, vers 1910. Personne ne songe à la reprendre. Et pourtant Cocteau a tenu ce pari, en 1941, en écrivant *Renaud et Armide,* sorte de conte de fées tragique, hors du temps, qui fait penser à ces récits (quelquefois en bandes dessinées) mi-science-fiction, mi-romans de chevalerie, auxquels les adolescents font un grand succès.
Cocteau a défini exactement sa pièce en disant qu'elle est « un quatuor à cordes vocales ». C'est ravissant et cruel comme ces plantes carnivores dont les fleurs-pièges se parent de si belles couleurs. La troupe qui jouait cela manquait de moyens, on aurait souhaité des voix plus belles (et pas de musique, pas de vers chantés sur une sorte de mélopée, c'est une hérésie), mais le spectacle méritait d'être vu.
Musset aussi, c'est la poésie, n'est-ce pas ? Et sa prose, une des meilleures, une des plus pures de ce XIX^e^ où la langue trop souvent se boursoufle, et se durcit aux articulations (effet de l'âge et de la suralimentation), est un véhicule parfait pour la poésie de théâtre.
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J'ai vu *les Caprices de Marianne* avec André Dussolier. C'était émouvant comme un pressentiment. A vingt-deux ans, Musset prévoit sa vie. Coelio et Octave, il contient les deux personnages, et ce n'est pas pour rien que celui-ci dit de l'autre : « Il est la meilleure part de moi-même. » Et Coelio meurt, bien sûr. Il reviendra en rêve, pareil « *au jeune homme vêtu de noir qui me ressemblait comme un frère* »*.*
Deux mois après, je ne suis toujours pas allé voir Francis Huster jouer Lorenzaccio habillé en général mexicain. Il faudra combler cette lacune. Mais j'ai vu avec grand plaisir *Le Prince de Hombourg* joué par Emmanuel Dechartre au théâtre Mouffetard. Cet acteur doit sans doute progresser dans la maîtrise de son souffle, de son corps, mais il est émouvant, ingénu, passionné, fiévreux, exactement ce qu'il faut pour incarner ce jeune prince rêveur, tour à tour hardi et lâche, orgueilleux et désespéré. Le public français d'aujourd'hui doit être bien déconcerté par le mélange du romantisme le plus fou et de l'éloge de la discipline et de la patrie qui fait le fond de cette tragédie.
A la bataille de Fehrbellin, en 1675, victoire qui fonde la puissance de l'électeur de Brandebourg, le prince de Hombourg, au lieu d'en attendre l'ordre, fonce avec ses cavaliers sur les Suédois et les met en déroute. C'est lui qui a gagné la bataille, mais au prix d'une manœuvre dangereuse, et en désobéissant. Il est condamné à mort. Son désespoir est terrible, et tourne à la plus vile lâcheté. Spectacle étonnant, on le voit supplier, s'humilier. Tout s'arrangera. Hombourg se reprend, approuve le verdict qui le condamne, et l'Électeur, qui l'aime, et à qui toute l'armée demande le pardon, va lui rendre son grade, et la main de Nathalie d'Orange.
C'est la pièce la plus romantique, baignant dans une atmosphère d'orage et de rêve ; arriver à en faire éprouver la beauté par un public de 1989 est une rude tâche. La mise en scène de Jacques Mauclair était très ingénieuse et très efficace.
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Le théâtre supporte tout. Il a depuis longtemps digéré l'art romanesque, et il y a des pièces qui sont des romans représentés (je ne dis pas : adaptés), des pièces dont la construction évoque à chaque instant le récit. Par exemple par l'emploi de répliques insignifiantes, de détails de la vie quotidienne, par le réalisme des attitudes, des costumes. Le théâtre de Tchekhov, dans ce sens, est un théâtre romanesque. Dans *La Mouette,* qu'on a revue au printemps à l'Odéon, il ne s'agit pas d'une crise où se joue une destinée, du moment décisif où deux, trois êtres atteignent leur sommet et se transforment ou basculent dans la mort. Ce que montre Tchekhov, c'est l'épaisseur du temps, l'immobilité de la vie. La campagne est alors un décor très favorable. On n'y perçoit comme changement que le changement régulier des saisons. Les êtres semblent immuables. Ils mûrissent en secret des actes qui mettent des mois à éclater.
Ici, le suicide de Treplev est inscrit dès le début comme une fatalité, mais il mettra des années à éclore. Trigorine est adoré des deux femmes, à la fin comme au début. Macha n'a pas cessé d'aimer Treplev, en vain, ni d'être aimée du pauvre instituteur qu'elle bafoue. (C'est le mot du prince de Polignac, rapporté par Cocteau. On lui demandait la cause de sa mélancolie. « J'aime et je suis aimé », dit-il. Et il ajoute : « Mais il ne s'agit pas de la même personne ».)
A ce genre de théâtre, il faut le décor et les costumes les plus exacts, les plus réalistes. A l'Odéon, avec la mise en scène d'Andreï Konchalovsky, on pouvait se croire revenu au temps d'Antoine. Les meubles sont vrais, et les lampes, les blouses, les bottes, les cigarettes. On croirait assez que les petits verres que vide Macha sont vraiment remplis de vodka. J'ai vu le moment où on nous servirait le thé, faisant circuler le samovar.
Dans la même catégorie, on peut classer *Térésa* de Natalia Ginzburg. Térésa est une femme vieillissante, qui vit à Rome. Son mari, Lorenzo, l'a quittée (elle est tellement ennuyeuse dans son bavardage qu'on excuse le malheureux). Il revient la voir de temps à autre. Térésa s'ennuie. Elle loue une chambre à une jeune étudiante, Héléna, à seule fin de pouvoir raconter sa vie à quelqu'un.
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Le public est là aussi, et subit ces interminables jérémiades et racontars. Un jour Lorenzo voit Héléna ; ils s'entendent trop bien ; Térésa veut se tuer. Héléna la persuade de n'en rien faire, et persuade si bien que c'est sur elle que Térésa vide le chargeur de son petit revolver.
Sombre pièce, fondée sur un de ces imbroglios (un mot italien fait bien ici) de sentiments qu'on croit inventés par les « courriers du cœur ». En termes nobles, cela s'écrit : drame de la solitude des êtres. Adriana Asti (Térésa) jouait cela avec une belle maestria -- encore de l'italien.
*La femme à contre-jour,* d'Éric Naggar, qu'on a jouée au début de la saison aux Mathurins, est mon troisième exemple de théâtre romanesque. En scène, deux hommes et une femme. Ce pourrait être un vaudeville. Un de ces hommes a tué (accident d'auto), autrefois, la mère de l'autre. On pense à une pièce policière. Les trois personnages semblent un peu perdus, *paumés* comme dit le français moderne. Ils cherchent un peu de tendresse, n'en trouvent pas, se consolent avec des pirouettes et quelques verres. On serait donc devant une comédie de mœurs. Je ne suis pas arrivé à trancher. Je crois que l'auteur non plus. Il y avait là d'excellents acteurs. C'est Jean-Pierre Marielle qui jouait le chauffard, devenu un biologiste célèbre. Il lui suffit de chausser ses lunettes ou de pencher la tête pour émouvoir, évoquer mille arrière-pensées. L'autre homme était joué, très bien aussi, par Maxime Leroux. Et la femme, c'était Ludmilla Mikaël (eh oui, on n'a pas toujours Claudel à jouer), belle, harmonieuse, souveraine.
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Et la comédie, avec tout cela ? J'ai vu trois pièces de Labiche. *La Cagnotte,* à la Comédie-française, agrémentée de couplets de M. Ribes, m'a parue d'une lourdeur désolante. Tous les effets sont grossis, appuyés, comme si les acteurs et le metteur en scène étaient convaincus que le public est formé de débiles mentaux. C'est un peu pessimiste, quand même. *La station Champbaudet,* à Boulogne, m'a fait le même effet (moins gravement). Pourquoi astiquer un sucrier, à l'instant où la réception va commencer, avec cette frénésie ?
65:335
Comment un personnage, craignant d'être vu, peut-il se jeter à quatre pattes dans un salon ? Mais Labiche résiste même à ces mauvais traitements. Et puis il y a eu *Le plus heureux des trois,* au Théâtre de poche, avec Étienne Bierry et François Lalande. A mon sens, une réussite complète. Le ton qu'il faut, le rythme qu'il faut, la pièce mise en valeur, et non pas la pièce prétexte aux acrobaties de mise en scène. Voilà comme il faut jouer Labiche.
Excellent aussi, mais qui s'en étonnera, *l'Avare* mis en scène par Jacques Mauclair. Dans son minuscule théâtre, sorte de grange où il doit bien entrer quatre-vingts personnes (y compris celles qui s'assoient sur les marches), Jacques Mauclair fait des merveilles. Remarquez que lui aussi, quelquefois, cède aux enjolivures. Ici, à la fin, le seigneur Anselme, étant napolitain, se met à parler avec l'accent italien et en zézayant, ce qui entraîne Valère et Marianne à en faire autant. On finit à la mandoline. J'ai vu aussi, de Molière, *les Amants magnifiques* mais je n'en ai pas gardé grand souvenir, sauf celui de deux acteurs : Jean-Gabriel Nordmann (Sostrate) et Alan Boon (Clitidas).
Il ne faut pas oublier, dans cette catégorie, deux pièces moins connues. La première *Les deux jumeaux vénitiens* est de Goldoni. Le metteur en scène fait porter des masques à Arlequin, à Brighella, au docteur, pour nous rappeler que ce sont là des personnages traditionnels de la *commedia dell'arte.* Mais chez Goldoni, ces personnages deviennent des individus, non plus des types. Alors, pourquoi les masques ? Pour nous rappeler le Pédant, autre type immortel.
La pièce repose sur un quiproquo : il y a deux jumeaux qui ont des caractères opposés, mais que tout le monde confond tant ils se ressemblent. C'est dire que l'acteur qui a ce rôle a besoin d'une maîtrise parfaite. Il doit être tour à tour le bêta et l'homme d'esprit, le péteux et le hardi. Pascal Gleizes y réussit et semble s'amuser énormément. Tant mieux.
La comédie de Goldoni est très amère, et seule son extravagance masque sa dureté. C'est que l'auteur peut jeter sur le monde un regard sans naïveté. Il s'adresse à un peuple lucide, revenu de bien des choses, et en somme assez dur : un peuple capable de regarder la réalité directement, et d'en rire.
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Nous sommes beaucoup plus hypocrites et beaucoup plus faibles. Il nous faut une vue optimiste, progressiste, lénifiante des choses : entre autres, nous avons le droit au bonheur (quelle bouffonnerie). La pièce si gaie de Goldoni se termine par deux mariages, mais aussi un assassinat et un suicide. Tout cela lestement enlevé.
Le *Narcisse* de Rousseau est encore moins connu, je crois bien. C'est une comédie que Jean-Jacques écrivit à vingt ans, quand il n'avait pas encore décidé que le théâtre corrompait. Arrivé à Paris quelques années plus tard, il montra son œuvre à Marivaux qui la trouva bonne et eut, lit-on dans les *Confessions,* « la complaisance de la retoucher ». Là-dessus Rousseau passe à autre chose. Il n'est pas difficile de comprendre qu'écrivain débutant, il a dû copier de très près un auteur illustre, qui n'eut plus ensuite qu'à effacer quelques taches. Telle qu'elle est, la comédie est un marivaudage classique, où le Suisse ne se reconnaît qu'au ton sermonneur.
Pour guérir son frère de l'amour qu'il se porte à lui-même, Lucinde fait arranger un portrait de ce Valère-Narcisse, en l'ornant de parures et d'atours féminins. Au lieu de rougir d'être ainsi comparé à une jeune fille, Valère tombe amoureux du portrait, et commence par renoncer à son mariage (prévu pour le jour même) avec Angélique. Heureusement, il se croira délaissé par celle-ci et s'apercevra alors qu'il l'aime vraiment, plus que le portrait, donc plus que lui-même. Telle est la leçon. Ce texte aimable, tout de vivacité et de politesse, n'a vraiment pas besoin de la lourde mise en scène qui l'alourdit et si j'ose dire l'amidonne. Sans parler d'erreurs énormes comme celle-ci : Valère doit tomber amoureux du portrait. Or on nous présente un tableau portant un visage « cubiste », un visage à la Picasso tel que l'imaginait autrefois l'almanach Vermot. C'est bête, il n'y a pas d'autre mot.
Malgré tout, le charme du texte l'emporte, et la conviction des acteurs. Ils y vont de bon cœur. Guillaume Ragache (Valère) est plein de fièvre et de feu. Guillaume Laffly, dans le rôle du valet Frontin, a un jeu très assuré, et un sens aigu du comique. Jacqueline Allain joue Marton avec pétulance.
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Après Rousseau, on nous propose une piécette tirée d'une nouvelle de Sade. C'est en somme le châtiment de Jean-Jacques qu'il soit aujourd'hui si souvent accompagné du vilain marquis. A la débauche des bons sentiments répond ainsi mécaniquement, infailliblement, la débauche des plus mauvais.
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J'ai laissé de côté trois œuvres de contemporains célèbres. Il serait vraiment dommage de ne pas rappeler l'excellente soirée que faisait passer le *Minotaure* de Marcel Aymé. C'est une variation sur les thèmes du *Confort intellectuel.* Un diplomate qui se souvient de son enfance campagnarde installe un beau jour un tracteur au milieu de son salon. Un beau tracteur tout neuf. L'âge venant, on a de ces nostalgies. Son épouse qui est élégante, mondaine, et gourde manque de tomber en syncope. Mais survient Michou, jeune poète d'une grande sensibilité accompagné comme toujours de sa maman, Rirette, qui continue de le couver. Les deux zozos tombent en admiration : ce tracteur, quelle audace révolutionnaire, quelle grandeur. (La pièce a été écrite vers 1960, période où le mot *grandeur* était inévitable, comme aujourd'hui *les droits de l'homme* ou la *solidarité.*) Michou se met à improviser sur ce tracteur Minotaure, lui-même étant Pasiphaë, Rirette se voyant attribuer le rôle de Minos et le diplomate paysan, qui vient de rentrer, celui d'Ariane.
On remarquera que Gérard (le diplomate) n'a pas acheté une vieille charrette ou des fourches, mais un tracteur, un objet moderne, utile, quelque chose de très prosaïque. Eh bien, en un clin d'ail, ce bloc de réalité est transformé en trouvaille esthétique, en un objet mythologique et vaporeux. La bêtise snob, l'audace idiote l'a emporté. Il arrive ainsi un moment où la bêtise triomphe, tourne tout à son profit.
*Le Maître de Santiago,* de Montherlant, était présenté dans la crypte Sainte-Agnès (sous l'église de Saint-Eustache). L'atmosphère y est tout de suite, avec les voûtes de pierre, le dallage inégal. Les acteurs étaient bons, en particulier Jean Mourat dans Don Alvaro et Laurent Benoît, dans Bernal.
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Bien sûr, de longs silences coupent les phrases, soulignant les intentions du texte, ce qui peut agacer. Mais c'est le texte lui-même, je crois, qui passe mal. Il faut le dire, avec tout le respect que Montherlant mérite (en voilà un dont on ne parle plus, qu'on essaye de noyer dans l'oubli, mais j'espère bien qu'on n'y arrivera pas).
On ne peut faire passer *Le Maître de Santiago* pour une pièce chrétienne. Montherlant lui-même note avec clairvoyance : « Je n'ai pas fait d'Alvaro un chrétien modèle. Il reste en deçà du christianisme. Il sent avec force le premier mouvement du christianisme, la renonciation, le *Nada ;* il sent peu le second, l'Union, le Todo. » En fait, Alvaro n'a que le mot de *charité* à la bouche, et on se demande s'il en connaît le sens. C'est un égoïste qui n'aime que lui. Certains se sont extasiés sur « l'anticolonialisme » de la pièce. En 45, il n'a rien de prémonitoire, ou l'on serait prophète à bon compte. Et peut-on rappeler que l'auteur avait des raisons diverses de détester les empires d'outre-mer, et que certaines de ces raisons sont bien suspectes. Non, on ne gagne rien à faire de Montherlant un écrivain engagé du côté des « Temps modernes ». Il en aurait ri, je crois.
J'ai vu aussi *Fin de partie* à la Comédie-Française. Ce théâtre est fait pour jouer Beckett comme Notre-Dame pour y célébrer la messe nouvelle. *Fin de partie* décrit un monde de la fin, réduit à presque rien, tendant à l'aphasie et au gâtisme. Je veux bien croire que c'est la tragédie qui convient à notre époque, que nous ne pouvons pas mieux faire. Nous voilà donc au degré zéro du tragique. Il n'y a pas de Ciel, et la Terre s'évanouit. Il y a dans cette pièce une obsession du vide. Dans ce désert, on ne peut entendre que des cris de haine et les ricanements de la dérision. Il ne faut chercher là nul symbole, paraît-il, (« signifier, nous ! » s'indigne Clov -- bien, bien, vous ne signifierez donc pas).
On se demande si on se trouve dans un blockhaus abandonné après une guerre nucléaire, ou si cette chambre nue est la dernière image de l'Eden, au bout d'une dégradation fabuleuse. Après tout, Hamm joue les tout-puissants. Il veille avec minutie à se trouver exactement *au centre* de son petit monde.
69:335
Et quand un enfant est aperçu, non loin de là, il l'imagine tendant les bras vers lui, « comme Moïse mourant », dit-il. Cela laisse rêveur. Ce n'est peut-être qu'un ricanement supplémentaire.
\*\*\*
On a joué bien d'autres pièces. On en joue que j'irai certainement voir avant l'été, mais une revue ne se fabrique pas en un jour. Il faut que je remette ma copie.
*6 juin 1989.*
Jacques Cardier.
70:335
### L'Église et les Juifs
*selon Jean Daniel*
par Guy Rouvrais
A L'OCCASION de l'arrestation de Paul Touvier, Jean Daniel, dans *le Nouvel Observateur*, annonce une bonne nouvelle à ses lecteurs -- du moins une nouvelle qu'il tient pour telle. Laquelle ? Celle-ci : l'Église catholique a changé et dans le « bon » sens. Elle s'est définitivement réconciliée avec son siècle, avec la révolution française ; elle a cessé d'être réactionnaire et, surtout, il y eut le « retour aux sources juives du christianisme ».
Quel rapport avec l'affaire Touvier ? Daniel entend démontrer à ceux qui accusent l'Église d'avoir eu partie liée avec le pétainisme qu'elle s'est libérée de cette « compromission » jusque dans ses racines spirituelles.
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Mais pour mieux le comprendre, laissons-lui la parole :
« Pour que la Révolution fût vraiment terminée, il ne fallait pas seulement que tous devinssent républicains. Ni que ce fût la droite qui instituât la République. Il fallait que l'Église catholique se transformât profondément dans certains de ses rites et dans toutes ses nostalgies. Il fallait qu'après s'être laissé arracher son pouvoir temporel, elle cessât d'être la référence, la caution, le soutien d'une seule France. Il fallait qu'elle se souvînt qu'elle a pu susciter des Lamennais et des Lacordaire. Bref, il fallait que l'aventure pétainiste fût le chant du cygne de son engagement politique. Or c'est arrivé. Et figurez-vous, c'est considérable. L'un des vrais effets de cette transformation, ce fut le retour aux sources juives du christianisme. La réhabilitation d'une civilisation judéo-chrétienne inséparable de la démocratie. »
Quand cette métamorphose a-t-elle eu lieu ? « ...cette révolution est arrivée à la fin des années 50 et au début des années 60 ». Autrement dit, à la mort de Pie XII et au début du concile Vatican II. C'est ce temps-là que le Père Congar, lui aussi, a célébré comme la « révolution d'octobre » de l'Église. Il n'est pas indifférent qu'un observateur étranger à l'Église constate, de l'extérieur, la mutation à la fois politique et religieuse qu'elle a subie en quelques décennies.
\*\*\*
Bien entendu, quoique pape de la gauche intellectuelle, Jean Daniel n'est pas infaillible.
On ne comprend pas pourquoi l'Église aurait eu à retourner « aux sources juives du christianisme » qu'elle n'a jamais quittées. Il existe une fable théologico-philosophique selon laquelle l'Église aurait hellénisé son dogme et sa pensée, appauvrissant l'anthropologie et la théologie chrétiennes. Il ne semble pourtant pas que ce soit à cela que le directeur du *Nouvel Observateur* fasse allusion, mais à « la transformation des rapports entre l'interprétation du message christique et la mémoire juive ».
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Il faut sans doute comprendre que l'Église a exempté le peuple juif d'une responsabilité dans la mort de Jésus-Christ d'une part et, d'autre part, a renoncé à convertir les juifs. La logique politique d'une rupture avec le pétainisme doit s'accompagner d'une conversion théologique, dans l'analyse de Jean Daniel. L'Église catholique ne peut expier son pétainisme qu'en reniant son christianisme, c'est-à-dire sa spécificité par rapport au judaïsme.
Ce que Daniel stigmatise sous le nom de pétainisme, ce n'est pas seulement le régime de l'État français. Ce qu'il dénonce, ce n'est pas seulement le soutien de l'Église au Maréchal. C'est, au-delà, l'ordre social chrétien. Le pétainisme ne se confond pas avec l'ordre naturel puisque celui-ci, de soi, n'est lié à aucun type de régime car il s'impose à tous. Mais la philosophie politique de l'État français fut une heureuse tentative pour incarner, dans une situation historique difficile, cet ordre social fondé sur la loi naturelle. Telle fut la raison de son approbation globale par la plupart des évêques de France. Ce ne fut pas, d'abord, une prise de position politique, au sens étroit, mais la reconnaissance spontanée de la conformité de cet ordre à la doctrine sociale de l'Église.
\*\*\*
La « bonne nouvelle » que Jean Daniel annonce à ses ouailles du *Nouvel Observateur* s'accompagne d'une moins bonne : les fidèles, la base, les paroissiens, ne suivent pas. Enfin, pas assez...
« Comment ne pas voir, écrit-il, qu'il faut aider l'Église à parfaire sa révolution. Qu'il faut, par notre accueil, l'aider à diffuser à la base l'initiative de la hiérarchie. Qu'il faut se garder, par rejet sectaire et global, de donner aux fidèles encore tièdes la tentation extrême d'une restauration. » Et de conclure : « En tout cas, il faut savoir ce que l'on veut. Ou bien une Église trahissant sa mission, qui redevient réactionnaire, protectrice des riches et antisémite -- laquelle Église, c'est vrai alors, ne présente plus aucun danger de contagion prosélyte. Ou bien une Église ressourcée à son judéo-christianisme, capable d'unir les deux France, achevant sa propre révolution qui peut arriver alors, c'est non moins vrai, à susciter la curiosité bienveillante des juifs. »
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Ce texte mérite quelques réflexions.
C'est donc à un journaliste juif, et néanmoins agnostique, que l'Église post-conciliaire va être redevable de redécouvrir la distinction entre clercs et laïcs, Église enseignante et Église enseignée, notions qui avaient disparu du vocabulaire ecclésiastique au profit d'un indistinct « peuple de Dieu ». Daniel rappelle qu'il ne faut pas tout mélanger : il y a toujours la hiérarchie d'un côté et les fidèles de l'autre.
Ce qui navre notre bon apôtre, c'est la perte d'autorité de la hiérarchie qui ne peut plus parvenir, toute seule, à imposer aux fidèles l'abandon de « certains de ses rites », ni sa conversion à la révolution et pas davantage « la transformation des rapports entre l'interprétation du message christique et de la mémoire juive ». Daniel propose donc ses services : il est prêt à s'allier avec les évêques de France pour cette « nouvelle évangélisation » des fidèles et il invite ses amis à se joindre à ce mouvement.
Nous sommes navrés de décevoir Jean Daniel mais, dans cette affaire, il arrive comme les carabiniers. L'épiscopat français ne l'a pas attendu pour « unir sa voix » à celle des juifs, des francs-maçons, des protestants et des militants laïcs et condamner le nationalisme en l'amalgamant au racisme. Et cette prise de position historique est bien une initiative de la hiérarchie destinée à inciter les fidèles, si ce n'est les contraindre moralement, à refuser leurs suffrages et leur soutien à Jean-Marie Le Pen.
En apparence, le directeur de l'hebdomadaire s'en prend aussi à l'étroitesse, au sectarisme, à l'aveuglement des anticléricaux primaires. Mais en apparence seulement. Car il fait sienne leur vision d'une Église qui serait -- Jean Daniel dixit : « réactionnaire, protectrice des riches et antisémite ». Or avant comme après son virage des années soixante, l'Église n'était ni réactionnaire, ni protectrice des riches, ni antisémite. Elle était de son temps puisqu'elle est de tous les temps.
74:335
Au terme de cette mutation qu'est-ce que l'Église peut attendre comme récompense des amis de Jean Daniel et notamment des juifs ? Leur adhésion à l'Église conciliaire ? Voire leur conversion ? La fin de leurs attaques contre ce qui resterait de chrétien dans cette Église-là ? Nullement. M. Daniel ne promet qu'une possible « curiosité bienveillante des juifs ».
C'est trop peu pour trop de reniements.
Guy Rouvrais.
75:335
### Être juif, une « déchirure » ?
par Judith Cabaud
C'EST UN YASSER ARAFAT « gorbatchevisé » qui est venu annoncer à Paris sa perestroïka palestinienne. Souriant de tous les plis de ses trois mentons, sa patte de loup blanchie dans la farine du boulanger soviétique, il prit sa voix la plus douce pour nous assurer de sa bonne volonté en proclamant l'OLP « caduque ». Le journaliste qui l'interrogea sur la manière dont il fallait entendre ce terme ambigu, il le renvoya fermement au dictionnaire.
Arafat a d'ailleurs manqué de peu la visite à Paris du Dalaï Lama. C'est fort dommage car l'humble et souriant moine tibétain aurait pu lui en dire long sur la perestroïka spirituelle des hommes de gauche.
Cependant, les intellectuels des media, profitant de la présence du sinistre Arafat, ne manquèrent pas de ressortir pêle-mêle des reproches byzantins sur les questions religieuses. Aux juifs ? Sûrement pas. Aux arabes ? Devinez encore... à l'Église catholique ? Mais oui ! C'était la question à 1.000 francs. Il fallait y penser !
76:335
Dans l'hebdomadaire *L'Express* du 5 au 11 mai, le professeur Raphaël Draï appelle cela « La Déchirure ». Auteur d'une lettre ouverte à Mgr Lustiger, celui-ci, et à l'occasion de la visite du chef de l'OLP, nous rappelle avec indignation une autre visite d'Arafat au Vatican en 1982, et par ce biais, il critique les initiatives de l'Église en faveur de la paix au Proche Orient.
Cette paix pour le professeur Draï ne dépend pas du retrait des troupes syriennes du Liban dont il n'a que faire, mais de celui des pacifiques carmélites d'Auschwitz. Il dénonce en effet une « récupération » sauvage de la part du Vatican des événements de la Shoah « en vue de la christianiser et de déculpabiliser l'Église ».
D'après Draï d'ailleurs, « il importe que le site d'Auschwitz qui vit la révélation d'une horreur dépassant l'entendement, demeure vide et silencieux. Un lieu qui, par sa vacuité, rappelle le désert de l'humanité et la passivité des États, si ce n'est le silence de Dieu ». Que de lieux devraient donc être frappés aujourd'hui d'interdit, à commencer par la place de la Concorde pour la multitude d'assassinats révolutionnaires qui s'y déroulèrent il y a deux cents ans !
Mais il y a mieux.
Les juifs, quant à eux, n'ont pas voulu établir une synagogue dans ce désert privé de Dieu lui-même, « fût-ce pour accueillir les prières des survivants ».
En outre, l'installation de ce couvent de carmélites à proximité du camp de concentration « s'interprète comme une volonté de préemption religieuse de ce lieu -- ce qui ravive les polémiques nées de la passivité du Vatican face au génocide hitlérien ».
Nous y voilà !
On lance à la figure du lecteur cette phrase anodine, sans fondement, comme un fait historique. Et l'on fait passer sous silence la vérité des centaines de milliers de juifs sauvés par l'action du Vatican (sauve-t-on par « passivité » ?) pendant la dernière guerre. Cela est connu et reconnu par les juifs eux-mêmes. Au plus fort de la campagne de calomnie dirigée contre le pape Pie XII, on joua dans les capitales européennes une pièce de théâtre médiocre écrite par un protestant allemand complexé. Et c'est en Israël qu'elle fut interdite !
77:335
Des pages entières de preuves et de citations furent alignées par Alexis Curvers dans son admirable livre ([^30]), et aujourd'hui encore, un autre ouvrage vient de paraître ([^31]), écrit par Jean Chelini qui, de l'aveu même de l'abbé Laurentin dans le *Figaro-Magazine,* « fait justice de calomnies largement répandues » sur ce saint pape. « Le procès de Pie XII, conclut-il d'ailleurs, s'achève par un non-lieu. »
Néanmoins, le professeur Draï ne s'arrête pas là. Il s'en prend au pape Jean-Paul II, lui reprochant la canonisation du Père Maximilien Kolbe que notre juif considère comme un héros « individuel », la béatification d'Édith Stein, juive convertie pourtant morte, elle aussi, à Auschwitz et carmélite de surcroît ; et enfin, de n'avoir fait dans son discours prononcé dans les murs de ce même camp de la mort, le 7 juin 1979, aucune allusion à la Torah.
Car, en vérité, Draï craint qu'une autre Église ne se cache derrière ces exemples de sainteté et de désintéressement. A cette Église insaisissable et « subreptice », il accorde « l'imputation de révisionnisme qualifiant le remaniement du sens de la Shoah au service de l'apologie d'une Église non de la responsabilité, mais de la reconquête ». En d'autres termes, une Église de « reconquête » qui se donne pour but impardonnable d'aller enseigner toutes les nations...
La conversion pour lui signifie donc une « disparition d'Israël ». L'Israël charnel ou l'Israël spirituel ? C'est entre les deux que passe sans doute sa « déchirure ».
Est-ce donc si fragile que cela d'être juif ?
Pourtant, le *Figaro-Magazine* vient de consacrer deux numéros, celui du 30 avril et du 7 mai, au débat sur le judaïsme. On y retrouve le professeur Draï aux côtés de Bernard-Henry Lévy, Marek Halter, Pierre Weill, Guy Sorman, Adolphe Steg et Roger Ascot. De ces longs articles-débat, il ressort une vision de l'identité juive qui ressemble à une décision de la Cour Suprême des États-Unis d'Amérique. Ces « sages » y défroissent leur identité en termes charnels : mémoire, témoignage, transmission et justice humaine.
78:335
Ce peuple pourtant extraordinairement doué serait donc « élu » pour être le « gardien », le dépositaire d'une Loi qui devrait élever l'homme. Jamais n'est-il ou ne sera-t-il question (selon ces docteurs de la loi) d'amour, de pardon et de miséricorde, et encore moins d'amour de Dieu et du prochain.
En finassant, bien sûr, ils diraient que ces vertus fondamentalement chrétiennes sont implicites chez les hommes de la Loi ; pour nos « érudits » contemporains, cependant, il est clair que l'amour de la Loi prime la loi de l'Amour.
C'est sur ce point essentiel que les juifs d'aujourd'hui, comme ceux d'hier, ressentent leur fragilité. Quoi d'étonnant alors de voir leur crainte devant le phénomène de la conversion, car, en entrant dans la loi de l'Amour, on ouvre effectivement les portes de la Jérusalem céleste où il n'y aura plus ni Juif ni Grec...
Judith Cabaud.
79:335
### Le dogme de l'Assomption
par Jean Crété
DEPUIS AU MOINS LE IV^e^ siècle, la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge est célébrée le 15 août, tant en Orient qu'en Occident. En Orient, la fête est intitulée : dormition de la Sainte Vierge, mais toute la liturgie laisse entendre que cette dormition fut suivie d'une résurrection. Depuis le schisme, quelques théologiens orthodoxes ont mis en doute l'Assomption de la Sainte Vierge. Mais nous avons le témoignage de saint Jean Damascène, qui nous raconte la mort et l'Assomption de Marie. Les simples fidèles ont toujours cru à l'Assomption corporelle de Marie. Il y a entre l'Ascension de Jésus et l'Assomption de Marie, cette différence, bien marquée par la distinction des deux mots, que Jésus s'est élevé au ciel par sa propre puissance, alors que Marie y a été élevée par la toute-puissance divine.
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Nous avons l'exemple, dans l'Assomption de Marie, d'une doctrine crue universellement par l'Église, sans aucune définition du magistère jusqu'en 1950. Il est évident que cette croyance constante et universelle de l'Église en l'Assomption corporelle de Marie engage l'infaillibilité du magistère ordinaire de l'Église.
\*\*\*
Ce fut une surprise générale lorsque, le 15 août 1950, Pie XII annonça qu'il définirait le dogme de l'Assomption le 1^er^ novembre suivant. Cinq jours plus tôt, Pie XII avait publié son encyclique *Humani generis* dénonçant de nombreuses erreurs d'un modernisme renaissant au sein de l'Église. En décidant de définir l'Assomption de Marie, Pie XII entendait mettre cette croyance à l'abri de ce vent de contestation qu'il venait de dénoncer.
La décision de Pie XII provoqua les critiques des modernistes, des œcuménistes et des catholiques engagés à gauche. Mais l'immense majorité du peuple chrétien s'en réjouit. Pie XII avait consulté les évêques qui, presque tous, avaient donné une réponse favorable. Hors de l'Église, l'annonce de cette définition provoqua l'hostilité des protestants et les critiques des orthodoxes ; mais les critiques des orthodoxes ne visaient pas tellement la doctrine elle-même que sa définition par le pape seul. Les orthodoxes professent qu'une définition ne peut être prononcée que par un concile œcuménique réunissant les évêques catholiques et orthodoxes.
\*\*\*
N'ayant pas les moyens d'aller à Rome, je me contentai de faire le pèlerinage de Lourdes à la fin d'octobre 1950 ;
81:335
j'y rencontrai de nombreux pèlerins américains et canadiens qui faisaient escale à Lourdes avant de gagner Rome. Le 1^er^ novembre, je me trouvais dans une abbaye bénédictine : on me convia à écouter à la radio, avec les moines, la définition du dogme. Une foule d'un million de personnes se pressait sur la place Saint-Pierre, et il y avait bien un millier d'évêques. Pie XII lut d'une voix ferme sa constitution apostolique, qui se termine par la définition, acte du magistère solennel, dans lequel le pape engage son infaillibilité personnelle :
« Après avoir adressé d'instantes prières à Dieu et imploré la lumière du Saint-Esprit, pour la gloire du Dieu tout-puissant qui a largement répandu sa bienveillance particulière sur la Vierge Marie, pour l'honneur de son Fils, roi immortel de tous les siècles, vainqueur du péché et de la mort, pour l'accroissement de la gloire de son auguste mère et pour la joie et l'exultation de l'Église entière, par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux Pierre et Paul et la nôtre, nous prononçons, déclarons et définissons que c'est un dogme divinement révélé que l'Immaculée Mère de Dieu et toujours Vierge Marie, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée à la gloire du ciel en corps et en âme. Que si quelqu'un osait, ce qu'à Dieu ne plaise, mettre en doute la présente définition, qu'il sache qu'il a par sa propre faute, fait naufrage dans la foi et qu'il s'est séparé de l'unité de l'Église. »
Pie XII entonna alors le Te Deum. Les chœurs de la chapelle Sixtine avaient préparé un Te Deum polyphonique qui fut aussitôt couvert par le Te Deum grégorien, chanté par la foule entière. Un des moines présents ([^32]) fit cette réflexion : « On sent vraiment battre le pouls de la chrétienté. »
82:335
Pie XII célébra ensuite la messe *Signum magnum,* composée en l'honneur de la définition et mise en grégorien sur des mélodies provisoires. On eut l'heureuse idée de confier cette messe à Solesmes, qui l'orna de mélodies plus authentiquement grégoriennes. Elle reste malgré tout inférieure à la messe *Gaudeamus *; aussi les bénédictins obtinrent-ils le privilège de garder l'ancienne messe et l'ancien office s'ils le désiraient. Le bréviaire monastique de 1953 ([^33]) donne les deux offices. Les oraisons de la nouvelle messe ont l'avantage d'affirmer beaucoup plus fortement le dogme de l'Assomption corporelle. La bonne solution aurait été de garder la messe *Gaudeamus*, en changeant seulement les oraisons.
C'est avec grande foi en ce dogme cru de temps immémorial, mais affirmé avec tant de précision par Pie XII, qu'il nous faut croire en l'Assomption corporelle de Marie et célébrer sa fête.
Jean Crété.
83:335
### La Saint-Benoît d'été (11 juillet)
par Dom Gérard OSB\
Abbé de Sainte-Madeleine
DANS NOS ANCIENS MISSELS on trouve encore au 21 mars la fête de saint Benoît de Nursie, abbé. C'était son *dies natalis,* le jour de sa précieuse mort, sa naissance au ciel. Cette date, qui marque le premier jour du printemps, faisait dire au pape Jean XXIII s'adressant aux bénédictins du Mont-Cassin : « Vous appartenez à un ordre printanier. »
84:335
De fait, l'expansion de l'ordre bénédictin fut dans les premiers siècles de l'Église comme une annonce du printemps. Dans une Italie en pleine anarchie, vers l'an 530, saint Benoît s'installe au Mont-Cassin, les armées de Byzance ravagent le nord de la péninsule, l'École de philosophie d'Athènes ferme ses portes, Augustule, le dernier empereur romain, meurt assassiné, la civilisation gréco-romaine a vécu. C'est à cette époque sans cesse troublée par les invasions barbares que les premiers bénédictins se rassemblent en communauté, et sous la Règle de leur Père font l'apprentissage de la vie éternelle.
Comment ? En vivant sous le regard de Dieu, par humilité et par le chant (il n'y a pas d'orgueil à anticiper sur le ciel), par les saintes lectures, par la patience et la charité fraternelle. Si les barbares se convertissent, c'est parce que les moines vivent mieux, avec plus de dignité et de douceur : *ils apportent la preuve de ce qu'ils annoncent.*
Mais la date du 21 mars tombant pendant le temps du Carême, les fils de saint Benoît taillèrent dans le tissu de l'année liturgique une fête plus solennelle, où pendant huit jours d'octave, parmi les processions et les alléluias, se donnera libre cours l'allégresse des enfants chantant l'œuvre de la Grâce dans l'âme de leur Père. C'est là l'origine de la fête du 11 juillet. Les moines français qui avaient ramené chez eux le corps de saint Benoît, dont le tombeau n'était plus en sécurité dans sa patrie, en profitèrent pour célébrer en ce jour la fête de la translation des reliques du saint d'Italie en France.
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Or la réforme du calendrier liturgique qui avait supprimé la fête du 21 mars, conserve celle du 11 juillet, où l'on célébrera désormais saint Benoît, non plus seulement comme patriarche des moines d'occident, mais comme patron de l'Europe. De soi, les changements introduits dans la liturgie ne sont pas une bonne chose. Un juriste faisait remarquer que c'est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et vénérables : le peuple méprise bientôt celles qu'il voit changer tous les jours. Mais la fête bénédictine du 11 juillet étendue à l'Église universelle ne peut que réjouir le cœur d'un moine, et on apportera le plus grand soin à préparer cette grande solennité en méditant sur une des plus hautes figures des temps anciens, celle-là même qui donna son style et son accent à tout le christianisme occidental, au point que les papes ont voulu placer sous son patronage la culture et l'esprit de civilisation chrétienne.
Qui dit civilisation chrétienne dit mœurs chrétiennes. Or les mœurs chrétiennes, ce sont les mœurs du Ciel. C'est parce que saint Benoît a été un géant de la contemplation et de la sainteté que ses disciples ont osé vivre en imitant les habitants du Ciel ; c'est essentiellement ainsi, et non pas d'abord par le développement des sciences, qu'ils ont été les pères de l'Europe. Le mot PAX surmonté d'une croix qui sommait la façade de leurs maisons signifiait que la paix du ciel était descendue sur un espace de terre.
\*\*\*
Qui était saint Benoît ? Il semble qu'on puisse suggérer en quelques traits essentiels la beauté surnaturelle de son âme.
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*Une âme de désir. --* Lorsque le jeune Benoît, déçu par le spectacle des vanités, quitte Rome où flotte encore dans l'air un relent de paganisme, il est poussé essentiellement par la soif de connaître Dieu, de l'aimer, de ne vivre que pour lui. *Soli Deo placere desiderans,* dit de lui son biographe saint Grégoire désirant plaire à Dieu seul. L'idée de consécration religieuse qui a donné au monde chrétien l'une de ses plus belles et plus saintes institutions est née de cette soif, de cette fuite du monde d'un jeune homme épris d'amour absolu. Tous les grands fondateurs d'ordres ont suivi cette course effrénée vers le ciel, ou vers ce qui sur terre s'en rapproche le plus : l'union à Dieu à l'écart du monde.
Benoît, le jeune étudiant romain à peine engagé dans le *cursus honorum* qu'un jeu de mots pourrait traduire par la « course aux honneurs », a commencé à fuir la cité des hommes pour vivre solitaire dans la grotte de Subiaco, à la manière d'un ange.
Après lui tous les ordres religieux, que le Saint-Esprit fera naître pour répondre à une nécessité particulière de l'Église : enseignement, soin des malades, rachat des captifs, auront pour finalité première et fondamentale : la recherche de la perfection évangélique, c'est-à-dire de la sainteté.
Qu'on nous permette d'insister sur cette soif. Elle n'est l'expression d'un appel de Dieu que parce qu'elle est d'abord le signe fondamental de toute créature l'homme créé a l'image de Dieu, orienté *vers Dieu,* en état de tension et de désir vers sa fin. Depuis des milliers d'années, depuis les premières manifestations de l'intelligence humaine, parmi les témoignages de l'art et de la pensée, on perçoit cette aspiration inquiète, cet *ardent sanglot qui roule d'âge en âge,* résumée dans la fameuse prière de saint Augustin : « Vous nous avez fait pour vous, ô Dieu, et notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en vous. »
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Fût-il resté dans sa solitude, Benoît de Nursie aurait rejoint l'immense armée des mystiques anonymes en quête du royaume invisible dont tout homme est porteur, et dont si peu rendent témoignage. Mais Dieu a suscité certains hommes pour être les chefs d'une grande armée où, par milliers, d'autres hommes viendront s'enrôler, en vue de militer sous l'influence et le rayonnement d'une grâce initiale, qui est l'événement fondateur.
*Le rassembleur. --* Il est juste que les événements jettent une lumière sur les êtres qui les ont provoqués, leur physionomie fût-elle au cours des âges recouverte par les ombres. Comme les artistes de l'ancien temps, le Patriarche des moines s'efface derrière son œuvre. Comme la lumière d'une clairière en pleine forêt parle du soleil, la longue lignée des disciples de saint Benoît nous parle de son âme paisible et unifiée. Ce n'est pas le moine qui est allé au monde, c'est le monde qui, par permission de Dieu, est allé à lui au cours d'une vision céleste. Ainsi vit-il, un jour, l'univers entier non dans l'appareil des grandeurs terrestres, mais humblement ramassé sous un rayon de la lumière divine. Alors, nous dit s. Grégoire, l'homme de Dieu perçut combien étroites étaient toutes les créatures : *quam angusta essent omnia creatura.*
Mais l'étroitesse du monde créé fut moins pour Benoît un prétexte à le mépriser, voire à le détruire, qu'à le considérer tout entier illuminé par une lumière surnaturelle, doué par là-même d'un caractère sacré, un monde dont la petitesse même rendrait la restauration aisée : saint Benoît n'est le patron de l'Europe que parce qu'il fut avant tout l'éducateur qui redresse et corrige les éléments informes d'une civilisation dans l'enfance.
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Il a rassemblé les morceaux épars de l'expérience monastique orientale : les Pères du Désert, Jean Cassien, Pachôme, Basile, et les a adaptés au caractère organisateur du génie romain. Il a concilié l'art et la religion, la contemplation et l'action, le travail et la prière, l'étude et les œuvres serviles, le noble et le serf.
Un barbare inculte venait-il frapper à la porte du monastère, il le mêlait fraternellement au fils du patricien, et leur enseignait à vivre tous les deux comme les enfants d'un même Père : *Vous avez été rachetés à grand prix : portez Dieu et glorifiez-le dans vos corps.* Le dur combat contre les passions, les prouesses ascétiques et les pénitences extraordinaires auraient pu absorber les disciples de saint Benoît comme il en fut un siècle plus tôt pour les moines colombaniens ; mais il y a dans la Règle une douceur surnaturelle plus apte à détourner l'homme des folies du monde : par une longue et tendre distraction du côté des choses de Dieu, par le chant des psaumes, le chaste amour des frères, l'innocence d'une terre à cultiver.
Si l'on se demande comment l'ordre bénédictin s'est acquitté de sa double mission de défrichement de la terre et des âmes, l'histoire répondra invariablement que partout on retrouve une saveur familiale et terrienne qui fixait les populations au sol, une projection de l'Évangile sur ce donné naturel qu'offrait la famille romaine. Saint Benoît lui-même en donnait l'exemple, avec un accent mis sur la communauté, la paix intérieure, les liens fraternels, l'esprit filial, ce que les historiens ont appelé *une civilisation de la bonté.*
« Ces domaines monastiques, écrit La Varende, avec leurs fermes, leurs écoles, leurs hôpitaux, créaient une immense poétique humaine, une candeur, une bonhomie, une dilection, une paix, un bonheur contre lesquels rien ne pouvait prévaloir, auxquels les âmes du temps s'arrachaient mal. Il faut s'imprégner de ces notions-là pour expliquer cette sorte de mainmise sur la terre réalisée par les abbayes. » (*Guillaume le conquérant*)
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Puisé aux sources de l'Évangile dès le début de l'ère chrétienne, l'esprit des premiers moines s'est trouvé naturellement étranger aux conflits doctrinaux qui, plus tard, réclameront des ordres religieux un service d'Église fondé sur la surveillance et l'opposition. La Règle à laquelle ils se soumettaient ne les portait pas tant à composer les éléments d'une stratégie doctrinale, qu'à lier en gerbe l'effort des hommes, où, dans un esprit de confiance et d'entraide fraternelle, tout concourait à la louange divine. « L'ordre de Dieu, dit Henri Pourrat, veut que tout monte vers sa lumière. Mais les natures ne s'élèvent que guidées et assistées par des natures plus hautes : tout l'univers est assistance et amitié. Et les humains ne sauraient monter s'ils ne suivent pas les saints devant eux. Et les saints s'ils ne sont appelés par les anges. » (*La véritable histoire de France*) C'est dans cet esprit d'unité et de rassemblement que les communautés monastiques issues de saint Benoît ont mis en honneur l'ordre de la prière sociale, l'hospitalité, l'apaisement des litiges, l'architecture et la musique, le goût de la vie harmonieuse à laquelle on associe toutes les créatures.
*La simplicité. --* Le Cardinal Newman, historien des premiers âges du monachisme, a été frappé par la simplicité de vie des anciens moines. « Leur objet, dit-il, était le repos et la paix ; leur état, la retraite ; leur occupation, quelque travail simple, comme opposé au travail intellectuel, à savoir, prière, jeûne, méditation, étude, transcription, travail manuel et autres emplois calmes et apaisants.
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Telle était leur pratique dans le monde entier. Ils avaient fui le marché encombré, la ruse du gain, le banc des changeurs, et la marchandise du négociant. Ils avaient tourné le dos au forum querelleur, à l'assemblée politique et au bazar de commerce. Ils avaient traité leurs dernières affaires avec architecte et faiseur d'habits, avec boucher et cuisinier. Tout ce qu'ils voulaient, tout ce qu'ils désiraient, c'était la douce présence apaisante de la terre, du ciel et de la mer, la grotte hospitalière, le clair ruisseau qui coule, les dons simples que la terre maternelle « *justissima tellus* » donne, si peu qu'on l'en prie. »
Faisons la part de l'attendrissement newmanien pour ce qu'il nomme le caractère *virgilien* du monachisme, il reste que l'une des constantes du bénédictinisme, c'est le retour à une vie débarrassée de tout ce qui fait obstacle à la pure recherche de Dieu dans la paix d'une innocence retrouvée.
*Une nature affectueuse. --* Cette simplicité de vie va de pair avec une charité douce et affectueuse, prise sur le vif chez certains chroniqueurs. Voici le portrait que nous a laissé Siméon de Durham de l'abbé Easterwine de Wearmouth, au VII^e^ siècle : « Bien qu'il eût été au service du roi Egfrid, dit Siméon, une fois abandonnées les affaires du siècle et ses armes mises de côté, il ne fut rien que l'humble moine, en tout semblable à n'importe lequel de ses frères, vannant avec eux en grande joie, trayant les brebis et les vaches, vaquant à la boulangerie, au jardin, à la cuisine, dans tous les travaux domestiques, joyeux et obéissant. Et quand il reçut le nom d'Abbé, il fut encore en esprit exactement ce qu'il était auparavant envers chacun, doux, affable et bon.
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« Si l'on avait commis quelque faute, il la corrigeait sans doute, au nom de la Règle, mais cependant gagnait si bien le coupable par sa manière instante, sincère, qu'on n'avait nul désir de jamais renouveler sa faute ou d'assombrir l'éclat de ce très clair visage par le nuage d'une transgression. Et souvent, quand il allait ici ou là, en course pour le monastère, et trouvait ses frères au travail, il y prenait part aussitôt, guidait la charrue, façonnait le fer, prenait le van, ou faisait d'autres choses semblables. Il était jeune et robuste, avec une voix douce, un caractère joyeux, un cœur généreux, un beau visage. Il partageait la même nourriture que ses frères et sous le même toit. Il dormait dans le dortoir commun, comme avant d'être abbé.
« Il continua ainsi pendant les deux premiers jours de sa maladie, alors que la mort l'avait déjà saisi, comme il le savait bien. Mais pendant les cinq derniers jours, il se rendit dans un logis plus retiré. Alors, sortant au grand air, il s'assit, fit venir tous ses frères, comme sa nature affectueuse l'y portait, donna le baiser de paix à ses moines en larmes, et mourut la nuit, pendant qu'ils chantaient les Laudes. »
Cinquante ans à peine se sont écoulés depuis la mort de saint Benoît que déjà se dessinent dans la vie des disciples les traits essentiels de l'âme de leur Père.
*L'esprit d'enfance. --* S'il y a dans l'univers bénédictin une parenté avec les premières années de l'existence humaine, c'est d'abord parce que l'Évangile nous y invite de toute la hauteur de son autorité morale. C'est aussi parce que la vie y est conçue comme celle des enfants autour de leur Père, dans une atmosphère de douceur où fleurissent volontiers les sentiments qui sont propres au jeune âge : l'innocence, la paix de l'âme, la confiance filiale, la joie de se savoir aimé dans l'insouciance du lendemain. Ajoutons le goût de la liturgie.
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Dom Filibert, abbé fondateur de Tournay, à qui quelques visiteurs demandaient, non sans emphase, une définition formelle de la vocation monastique, répondit tout à trac : « Le moine est un enfant qui chante et qui joue. » Ce n'était pas une définition scolastique par le genre et la différence spécifique, mais cela faisait du moine un chantre et un liturge, quelqu'un qui avant tout s'intéresse à Dieu et qui anticipe sur le Royaume. On n'insistera jamais trop sur le pouvoir éducateur de la liturgie, sur l'influence qu'elle exerce très tôt sur l'âme et le corps, pour rappeler à l'homme son appartenance sociale, visible, à l'Église du Christ, pour lui redonner le sens de sa dignité surnaturelle, le sens de l'adoration. Enfin la liturgie, s'élevant au-dessus des catégories de l'utile et du rentable, jette l'homme dans un univers de gratuité qui est la notion la plus oubliée du monde moderne.
Retrouver la candeur qui a fait les mondes, rejoindre ce Dieu plein d'invention et de joie qui *a fabriqué l'aurore et le soleil* (*Ps. 73*), qui n'a pas eu peur d'imprimer sa marque sur une matière promise à la cendre, qui a créé *le serpent de mer pour se jouer de lui dans les flots* (*Ps. 103*)*,* c'est entrer dans l'esprit d'enfance, qui chante, qui admire, et qui aime. Et cette contemplation heureuse inscrite dans les cantiques de louange de jour et de nuit réclame une fraîcheur, une imprévoyance, une jeunesse d'âme, dont tous hélas ! ne sont pas capables, mais qui est le signe même de cet esprit dont Dieu même fit l'éloge. Ainsi lorsque le Seigneur apparaît dans l'Évangile, ce n'est pas un sentiment de crainte qui domine, c'est un chant d'admiration et de gratitude. Témoin les cantiques de l'Histoire Sainte : le *Gloria* des anges au-dessus de la crèche, le *Magnificat* de la Vierge Marie, le *Benedictus* de Zacharie, le *Nunc dimittis* de Siméon. En présence de Dieu, la créature chante. Elle exulte. Elle rend gloire à Dieu.
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Une dernière image se présente pour achever cette succession de touches destinées à éclairer la physionomie d'un Père. Saint Grégoire nous a montré le grand Patriarche semant les miracles, comme jadis les vrais amis de Dieu. Mais une image se dresse au milieu des *Dialogues,* plus émouvante et plus chère que nulle autre au cœur des disciples. C'est une image silencieuse. Il s'agit de cette veille nocturne de saint Benoît debout dans l'embrasure d'une fenêtre, pendant le sommeil de ses fils. Rien n'est plus beau que cette veille du Père sur ses enfants, dans le silence de la nuit, image de la bonté paternelle de Dieu penché sur ses créatures, fonction de veilleur que saint Benoît poursuit dans l'éternité, au milieu d'une grande lumière, au plus fort d'un pouvoir d'intercession que requiert l'état de l'Église et du monde, le regard fixé sur l'immense armée des moines noirs, parfois mal guidés, mal éclairés, entourés de tous les pièges du monde, mais partis avec un courage d'enfant en quête de la patrie céleste.
Fr. Gérard, OSB,
*Abbé de Sainte-Madeleine*
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## TEXTE
### La lettre de saint Louis au prince du Liban
Dans le *Voyage en Orient* de Lamartine, on trouve en annexe un recueil de lettres des rois de France au Liban. « *Nous avons souvent parlé dans cet ouvrage,* écrit Lamartine, *des traditions d'alliance, de fraternité et de famille qui ont toujours rattaché le mont Liban, comme une France orientale, à la France européenne.* » Et il reproduit les « lettres de protection » de saint Louis, d'Henri IV, de Louis XIV et de Louis XV «* qui sont les chartes et les titres généalogiques de cette parenté de foi et de cœur *».
Présentant la lettre de saint Louis au prince maronite, Lamartine précise :
Les rois de France avaient, depuis les croisades, toujours accordé leur protection, plus ou moins efficace suivant les circonstances, aux chrétiens du mont Liban. Les Maronites avaient fait une alliance avec les croisés, et y étaient toujours restés fidèles. A la bataille de Mansourah, Louis IX comptait dans son armée un grand nombre de ces braves montagnards, *armés de foi au-dedans et de fer au dehors.*
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Le saint roi, délivré de captivité, fut accueilli, à son arrivée à Saint-Jean d'Acre, par 25.000 Maronites que leur prince envoyait à sa rencontre, sous la conduite d'un de ses fils, chargés d'approvisionnements et de présents de toutes sortes. Ce fut à cette occasion que le roi de France écrivit au prince chrétien du Liban la lettre suivante, dont la traduction arabe, faite sur l'original écrit en latin, se trouve dans les archives des Maronites.
La lettre de saint Louis au prince maronite fut donc écrite en latin ; puis traduite en arabe ; en voici la traduction française :
Notre cœur s'est rempli de joie lorsque nous avons vu votre fils Simon, à la tête de vingt-cinq mille hommes, venir nous trouver de votre part pour nous apporter l'expression de vos sentiments et nous offrir des dons, outre les beaux chevaux que vous nous avez envoyés.
En vérité, la sincère amitié que nous avons commencé à ressentir avec tant d'ardeur pour les Maronites, pendant notre séjour à Chypre, où ils sont établis, s'est encore augmentée.
Nous sommes persuadé que cette nation, que nous trouvons établie sous le nom de saint Maron, est une partie de la nation française ; car son amitié pour les Français ressemble à l'amitié que les Français se portent entre eux.
En conséquence, il est juste que vous et tous les Maronites jouissiez de la même protection dont les Français jouissent près de nous, et que vous soyez admis dans les emplois comme ils le sont eux-mêmes.
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Nous vous invitons, illustre émir, à travailler avec zèle au bonheur des habitants du Liban, et à vous occuper de créer des nobles parmi les plus dignes d'entre vous, comme il est d'usage de le faire en France.
Et vous, seigneur patriarche, seigneurs évêques, tout le clergé ; et vous, peuple maronite, ainsi que votre noble émir, nous voyons avec une grande satisfaction votre ferme attachement à la religion catholique et votre respect pour le chef de l'Église, successeur de saint Pierre à Rome ; nous vous engageons à conserver ce respect et à rester toujours inébranlables dans votre foi.
Quant à nous et à ceux qui nous succéderont sur le trône de France, nous promettons de vous donner, à vous et à votre peuple, protection comme aux Français eux-mêmes, et de faire constamment ce qui sera nécessaire pour votre bonheur.
Donné près Saint-Jean d'Acre, le 21^e^ jour de mai 1250, et de notre règne le vingt-quatrième.
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## CORRESPONDANCE
### Lettre à Jean Madiran
par Dom Joseph Vannier OSB
5 juin 89
Cher Monsieur,
La *Lettre aux Amis du Monastère* vous aura annoncé la nouvelle de mon retour : « Mais la grande joie de ce. 3 avril, ce fut le retour de notre P. Joseph, qu'un scrupule avait momentanément éloigné de la communauté. » -- C'est en effet avec une charité spontanée et sans ombre que le R.P Prieur et la communauté m'ont immédiatement ouvert les portes, sans même appliquer toute la rigueur de la Règle qui veut qu'en un tel cas l'on demeure au dernier rang.
Plus efficace que toute autre considération, l'examen des faits ne laisse apparaître rien qui pouvait justifier davantage une rupture des vœux monastiques. Nous voici à un an environ de la notification du 25 juillet 1988, qui adaptait au monastère le protocole signé par Mgr Lefebvre le 5 mai. Cette mesure, intervenant après les sacres et l'excommunication, avait occasionné des hypothèses diverses quant à l'avenir qui s'ensuivrait.
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Qu'est-il advenu ? Depuis un an, aucune demande ou pression n'est venue contredire l'octroi du missel de saint Pie V au point que tout prêtre ou prélat de passage se conforme à cet usage. La même constatation s'impose pour l'administration des sacrements, principalement baptême et pénitence. Ils sont conférés avec l'accord de l'autorité diocésaine à tous les fidèles de la mouvance du monastère.
Les ministères se poursuivent également avec la même fréquence : catéchismes, préparations aux communions, retraites.
En tout ceci, la commission romaine comme l'autorité diocésaine applique la notification dans un sens qui ne fait que confirmer la Tradition.
Pour ce qui est de l'intégration dans la confédération bénédictine, l'essentiel est aujourd'hui réalisé. Le monastère est érigé canoniquement, ce qui lui confère de nombreux avantages : stabilité des usages monastiques, indépendance et force de l'autorité de l'Abbé grâce au privilège de l'exemption, caractère solennel donné aux vœux. L'ensemble de ces faits est suffisamment éloquent.
On pourra déplorer qu'il ait fallu « l'épreuve du 30 juin » (cardinal Mayer) pour décider l'autorité à de telles concessions, qui en elles-mêmes demeurent une confirmation de la Tradition. Leur acceptation ne signifie aucunement une ratification de l'excommunication, qui satisfait trop de vieilles rancunes pour être une simple application du Droit canon, et qui contrarie le sentiment de gratitude pour ce que l'Église doit à Mgr Lefebvre.
Néanmoins il faut reconnaître que la question des sacres n'est pas ce qui détermine le fait d'être un catholique sans compromission avec le modernisme ou le libéralisme. D'autant plus que, d'un point de vue théologique, subsiste une importante difficulté : celle de la mission canonique, qui confère à l'épiscopat son caractère d'épiscopat catholique, et que seul peut attribuer le successeur de Pierre.
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Comme il n'existe aucun moyen d'y suppléer, son absence est une exigence supplémentaire d'aboutir à un accord avec le Saint-Siège.
Le critère qui nous guide au milieu de ces questions, ce n'est pas seulement l'orthodoxie de la foi, c'est l'appartenance à l'Église. Car être d'Église ce n'est pas seulement avoir la foi, c'est appartenir concrètement à un Corps social institué par NSJC, et dont l'unique principe d'unité est le successeur de Pierre. L'attitude catholique en nos temps ne peut être que l'attente d'un retour à l'ordre par l'autorité, quand Pierre aura confirmé ses frères. Qu'on se rappelle aussi les promesses de « grâce et miséricorde » du Cœur Immaculé de Marie, remède providentiel à nos maux temporels et spirituels, suspendu à un acte précis demandé au Saint-Père en union avec les évêques.
Il est bien évident qu'aucune institution ne peut suppléer l'Église, donc il n'y a pas le choix : il faut que l'œuvre sacerdotale qu'est la Fraternité St-Pie X soit reconnue et confirmée par l'autorité de l'Église. La pratique prolongée du devoir de résistance à l'autorité, qui ne vaut que dans les cas précis d'actes où la foi ou la morale sont contrariées, nous ferait volontiers généraliser et exiger abusivement que l'autorité ait corrigé toutes les erreurs et abus pour redevenir digne de notre obéissance. Si c'était le cas, on aurait vite fait de conclure à l'absence d'autorité légitime depuis le concile Vatican II.
Ces quelques réflexions montreront le fond de ma pensée maintenant que je suis revenu au monastère. Elles corrigent dans leur ensemble les vues exprimées dans la lettre personnelle que j'adressais à Dom Gérard le 25 octobre 1988, lettre rendue publique par la suite. Je reconnais m'y être trompé. Il serait nécessaire pour être exhaustif de corriger d'autres inexactitudes sur des points regardant davantage la vie interne de la communauté : je parlais de Constitutions qui n'étaient en fait qu'un projet, d'absence de consultation des frères, de propos équivoques, toutes expressions où j'ai interprété et déformé la réalité.
100:335
Je voudrais que cette mise au point, dirigée contre personne, sinon contre l'amour-propre de son auteur, contribue à laisser paraître la vérité.
Veuillez croire en mon amitié fidèle et en mes sentiments respectueux in Christo et Maria.
Fr. Joseph Vannier OSB,
P.S. Voilà bien longtemps que j'aurais dû vous écrire cette lettre, ne serait-ce qu'en souvenir du jour où vous êtes venu me chercher à l'aéroport à mon retour du Brésil. C'est chose faite. Je vous redis mon amitié et vous prie d'agréer mes vœux pour la fête prochaine de Saint-Jean-Baptiste.
*8 juin 89*
Mon Père,
Je vous remercie de votre belle lettre du 5 juin qui sera publiée dans ITINÉRAIRES, comme vous l'avez voulu. Elle apportera paix et joie à ceux qui étaient encore troublés et incertains. Elle leur apportera aussi une juste lumière, confirmant cette évidence qui avait été trop mise sous le boisseau :
« *La question des sacres n'est pas ce qui détermine le fait d'être un catholique sans compromission avec le modernisme ou le libéralisme.* »
Et cette autre évidence :
« *Être d'Église ce n'est pas seulement avoir la foi, c'est appartenir concrètement à un Corps social institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ.* »
Je n'aurai très probablement pas la possibilité de vous revoir avant votre départ pour le Brésil. Je le regrette. Mon Brésil de 1975, le vôtre de 1988, celui de Dom Gérard avant nous, notre Brésil ! Notre Gustave Corçâo et Dona Graça ; et Bédoin, le Bédoin des commencements et des accomplissements, que de souvenirs qui concourent à nous faire ce que nous sommes et dont nous n'avons même pas besoin de parler pour les revivre d'un même cœur.
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Vous reprenez les chemins du Nouveau Monde, vous allez retisser, s'il plaît à Dieu, ces liens fraternels, d'une nation à l'autre, qui nous furent si chers, qui nous ont tant fait rêver, et qui ont été tellement contrariés. Je vous envie, mon Père, et je vous embrasse.
Jean Madiran.
Dom Joseph Vannier a été envoyé pour un ministère de trois mois chez Mgr Manuel Pestana, évêque d'Anapolis (État de Goias, États-Unis du Brésil), auquel Dom Gérard avait promis une aide pour la formation spirituelle et liturgique du clergé. Dom Joseph reviendra en octobre, avec Mgr Pestana, pour la consécration de l'église abbatiale du Barroux.
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## NOTES CRITIQUES
### Jean Guitton l'irresponsable
Jean Guitton a toujours aimé friser l'hérésie, et même davantage. Je n'en relèverai qu'un exemple, parmi dix autres, dans son dernier livre ([^34]) : « Avec le concile, écrit-il, la papauté me semblait entrer dans une phase inédite de son histoire millénaire. Il me semblait que les papes nouveaux fondaient une dynastie nouvelle (...). Pie XII sera le dernier pape portant le nom de Pie : il n'y aura pas de Pie XIII ! »
L'Évangile dit pourtant : « Tu es Petrus, et super hanc petram... » Sur *cette* pierre... Non pas : sur ces diverses pierres, sur *ces* dynasties... Guitton-Janus adore aussi l'ambiguïté. Parmi tant de fleurs jetées sur Paul VI, se glissent deux ou trois formules, sans avoir l'air d'y toucher, qui enlèvent à ce cher ami toute chance de canonisation : « Parfois je me suis demandé si son axiome très secret n'était pas : Aime ton lointain comme toi-même. Plus l'autre était loin, plus il l'aimait. »
Même procédé pour le concile de Vatican II, qu'il considère comme un des trois grands avec Nicée et Trente (c'est peut-être parce qu'il y a participé). Je ne connais pas de page plus *vacharde*, sur ce concile, que celle (p. 368) où il en évoque deux leaders, deux gloires : Béa et Parente. Le premier était un jésuite conservateur, le second un des prélats les plus réactionnaires du Saint-Office. Ils se convertirent soudain à « l'esprit nouveau du concile ». Ils devinrent cardinaux.
103:335
Il est vrai qu'ici Guitton prévient les objections : « J'ai vu ces zigzags, ces mouvements browniens, ce cinéma des épisodes, ces oppositions de tendance, ces moments d'indécision, ces intrigues, ces compromis... » ; Mais déjà « lorsque j'étudiais les conciles des premiers siècles, j'avais été frappé par la différence entre leur déroulement et leur achèvement »*.*
\*\*\*
Si, refermant son livre, je délaisse l'anecdote pour prendre une vue d'ensemble, ce qui me frappe, c'est la manière dont l'auteur se présente, lui, philosophe, théologien, intellectuel, écrivain, comme une sorte de professeur Nimbus irresponsable.
Après un siècle d'écrivains engagés et de discours sur la responsabilité des intellectuels, c'est évidemment rafraîchissant. Mais est-ce absolument convaincant ?
En août 1946, un peu plus d'un an après sa libération d'un Oflag (par l'armée soviétique, -- et il y a un paragraphe étonnamment léger sur le martyre des femmes allemandes), Guitton fut condamné par un tribunal d'Épuration, et rétrogradé de l'enseignement supérieur au secondaire ([^35]) pour « intelligence avec l'ennemi et aide à la propagande allemande ». « De quoi m'accusait-on ? Essentiellement d'avoir publié en France, sous l'Occupation, en 1943, un *Journal de Captivité*. J'en avais expédié le manuscrit à mon père qui, avec mon accord, l'avait porté aux éditions Montaigne que dirigeait M. Aubier. En 1943, aucun livre ne pouvait paraître à Paris sans l'autorisation de la censure allemande. Sans cet *imprimatur,* l'éditeur n'aurait pas même obtenu le papier nécessaire... C'est donc cela qu'on me reprochait. On y voyait aussi la preuve d'une fidélité certaine au maréchal Pétain. » (Ajoutons que la publication du livre suppose que les autorités allemandes ont accordé la liberté d'expression à un de leurs prisonniers.)
104:335
Évidemment, on peut penser que publier un livre en rapport avec l'actualité à l'heure où s'affrontaient plusieurs camps en Europe et en France occupée, ce n'était pas une action tout à fait indifférente. Que ce fût œuvre impie, comme l'ont estimé les épurateurs, ou œuvre pie, on peut en discuter. Mais ce n'était pas neutre. Jean Guitton ne semble pas le comprendre.
Du moins son attitude, contrairement à celle de la plupart des donneurs de leçons, est cohérente. Il a été l'ami de l'ex-nazi Heidegger, et du toujours stalinien Althusser. Il ne leur reproche ni à l'un ni à l'autre d'avoir cautionné des régimes criminels. L'écrivain dit ou fait ce qui lui passe par la tête, l'intellectuel-fonctionnaire fonctionne imperturbablement sous tous les régimes. Le monde va son train. Sauve qui peut. Débrouillez-vous.
Guitton a joué un rôle dans l'histoire de l'Église plus encore que dans l'histoire de la France occupée. Il a cautionné ce concile dont les participants ou partisans les plus efficaces se sont comportés, pendant et après, de façon totalitaire. Un concile qui a ouvert les vannes à l'inondation. Sauve qui peut. Que Jean-Paul I^er^, se débrouille avec les ruines et en meure. Guitton-Pilate paraît s'en laver les mains. Voici la page du 24 août 1978, qu'il extrait de son journal intime :
« Hier, un chauffeur de taxi m'a dit, en parlant de Jean-Paul I^er^ : « On repart à zéro. » Le nouveau pape me donne l'impression vague d'être capable, comme avait fait son père, de rebâtir la maison à lui tout seul. (...) Il sera sans doute très vite dépassé par les tâches. Il n'arrivera pas, comme Jean XXIII, à mourir au bon moment. Je le vois impuissant et solitaire, entouré d'amis qui le lâcheront, aussi unanimement qu'ils l'ont porté sur le pavois. »
En contraste avec l'irresponsabilité de l'intellectuel, Jean Guitton affirme en revanche la responsabilité du politique : « Je persiste à penser que le général de Gaulle, qui avait le prestige du prophète, n'a pas fait son devoir -- comme Henri IV ou Bonaparte l'avaient fait. »
C'est ce paradoxe que je retiens d'une première lecture d'un livre qui est à la fois une belle méditation, toujours concrète, et un exercice de haute voltige.
Armand Mathieu.
105:335
### Deux mots sur la messe
Deux mots seulement... enfin, quatre ! Les deux premiers des deux « Ordo Missae » : celui qui a été célébré depuis des siècles, par tous les papes, tous les évêques, tous les prêtres, tous les saints surtout, dans toute l'Église, cet « Ordo » traditionnel que le nouvel évêque de Quimper qualifie de « liturgie antéconciliaire », autant dire antédiluvienne ! Et puis, l'autre, celui approuvé par Paul VI ; celui qui a donné naissance à une multitude de célébrations plus ou moins fantaisistes ou scandaleuses, surprenantes ou débiles.
Pas besoin en effet d'être théologien pour discerner la différence fondamentale entre les deux : il suffit des deux premiers mots de chaque missel.
-- Les deux premiers mots de l'Ordo Missae du missel romain dit de saint Pie V : « *Sacerdos paratus* », c'est-à-dire, pour ceux pour qui le latin est devenu une langue inconnue : « *Le prêtre étant paré* », c'est-à-dire encore, pour ceux qui ne savent plus la signification des mots français : Le prêtre étant à la fois revêtu des ornements, et aussi prêt pour l'action sacerdotale par excellence qu'il va accomplir.
-- Les deux premiers mots du nouveau missel romain de 1969, dit de Paul VI : « *Le peuple rassemblé...* » Pas besoin ici de traduction ni d'explication. La différence est essentielle.
Dans le premier cas, c'est le prêtre paré pour sa fonction sacerdotale primordiale qu'est l'offrande à Dieu du saint Sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ ; c'est pour cela que le prêtre paré s'avance vers l'Autel, le salue, et même l'encense aux fêtes solennelles, le baise, avant d'immoler l'Hostie immaculée.
Dans le second cas, pas besoin d'autel ; une table, ou même un « perchoir » pour le « Président » comme à la Chambre des députés, suffit ; car c'est l'assemblée qui est le centre et le pourquoi, la cause et la fin de la célébration ; c'est vers elle que le « président » s'avance, c'est elle qu'il salue. Peu importe qu'il soit prêtre ou non, homme ou femme, pourvu qu'il s'adapte aux expressions, aux témoignages, aux goûts, aux « problèmes » de l'assemblée du peuple qui s'exprime par ses « animatrices » et « animateurs », le féminin venant en premier...
106:335
Ève ayant eu des « problèmes » avant Adam !... Peu importe aussi que le peuple assemblé comporte des non-catholiques et même des non-baptisés : le N.O.M. (Nouvel Ordo Missae) s'ordonnant précisément non pas pour les fidèles, non pas même pour les croyants de quelque religion que ce soit, non : vous avez bien lu : c'est pour le PEUPLE.
Ces quelques réflexions, volontairement brèves, suggérées par les deux premiers mots de chacun des deux missels antagonistes, le deuxième ayant chassé, illégalement mais logiquement, le premier, n'épuisent certes pas le sujet, mais suffiront à mieux souligner la différence fondamentale entre les deux. A nous, les fidèles qui voulons rester en communion avec l'Église catholique, d'en tirer la conclusion.
Frère X. B.
### Anti-89
L' « Association 15 août 1989 » nous appelle à une procession et une célébration solennelles, le jour de l'Assomption, sur la place de la Concorde à Paris : « un grand rassemblement national d'expiation et de réparation » pour « contrer l'orchestration laïque d'un bicentenaire qui glorifie les crimes et les blasphèmes » ([^36]).
L'idée « anti-89 », c'est-à-dire l'idée d'organiser une protestation spectaculaire et motivée contre la célébration dévote du bicentenaire de 1789 avait été lancée en 1986 par Bernard Antony à Strasbourg et aussitôt diffusée par le CENTRE CHARLIER.
Premier acte : c'est le 29 octobre 1986 en effet qu'au nom du groupe parlementaire des « droites européennes » Bernard Antony présente à l'Assemblée de Strasbourg une « proposition de résolution » qui est le manifeste de base de tout le mouvement « anti-89 » qui a suivi.
107:335
Ce texte a été reproduit dans le numéro d'octobre 1986 de la revue mensuelle du CENTRE CHARLIER, intitulée à l'époque *Chrétienté-Solidarité* (et aujourd'hui : *Reconquête*)*.*
Depuis lors, la proclamation de Bernard Antony est restée le texte de référence, repris non seulement en substance mais littéralement par les initiatives ultérieures : principalement par l' « Association 15 août 1989 ».
\*\*\*
Second acte : le 1^er^, mars 1987, à Saint-Nicolas du Chardonnet, l'abbé Coache expose son idée d'un rassemblement de pénitence et de réparation, le 15 août 1989, sur la place de la Concorde. Avec l'abbé Aulagnier, directeur pour la France de la Fraternité Saint-Pie X, il fonde alors l' « Association 15 août 1989 ». L'abbé Aulagnier crée un « bulletin de liaison » qui sera l'organe de l'association : *L'Anti-89,* à parution mensuelle, dont le premier numéro sort au mois d'octobre 1987 ; il en assume lui-même la direction.
\*\*\*
Troisième acte : l'abbé Coache et l'abbé Aulagnier, recherchant des concours laïcs, s'accordent pour écarter le CENTRE CHARLIER et pour s'adresser à François Brigneau, qui offre à leurs yeux l'avantage de s'être séparé l'année précédente de PRÉSENT et l'ITINÉRAIRES. Toutefois leurs préventions ne les détournent pas d'utiliser les idées, les arguments et les formules de Bernard Antony, qu'ils ont la bonne idée de recopier pour en faire le manifeste doctrinal de leur entreprise. On trouvera ci-après en annexes ces textes fondamentaux.
Dans le premier numéro de *L'Anti-89,* l'abbé Coache rappelait qu'en 1984 « deux millions de Français se rassemblèrent à Paris pour réclamer la liberté de l'éducation de leurs enfants », et qu'il s'agira donc de rassembler « pareille foule », soit encore deux millions, le 15 août 1989 :
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« Il suffit de le vouloir », lançait-il en mot d'ordre, pour organiser, « après une procession liturgique d'une ampleur indescriptible, le spectacle et la célébration d'une messe solennelle place de la Concorde ». Cependant, quelques jours plus tard, au meeting du 16 octobre 1987, l'abbé Coache annonçait que le rassemblement serait seulement d' « un million » de personnes.
Au mois de décembre 1987, le numéro 3 du mensuel *L'Anti-89* publiait intégralement le texte fondamental de la proclamation lancée par Bernard Antony un an auparavant ([^37]).
Le tirage annoncé de *L'Anti-89,* qui était de 45.000 exemplaires en novembre 1987 ([^38]), a été ramené à 30.000 exemplaires en avril 1989, et le tirage réel à 20.000 environ ; le rassemblement du 15 août place de la Concorde ne vise plus qu'à réunir « cinq cent mille » personnes, ce qui reste un chiffre considérable et aura un immense retentissement s'il est effectivement atteint. Un facteur décisif en sera l'autorité morale et la notoriété du large éventail de personnalités qui dirigent l' « Association 15 août 1989 » : elles vont de François Triomphe à François Brigneau et de l'abbé Coache à l'abbé Aulagnier.
Ces personnalités ont cependant à surmonter le handicap de leurs attaques publiques contre une partie notable de ceux qui auraient pu les suivre. L'abbé Aulagnier est le directeur de *Fideliter* qui dans chacun de ses numéros depuis un an attaque avec acrimonie Dom Gérard, Jean Madiran ou Bernard Antony. Le pèlerinage de la Pentecôte à Chartres, fondé et organisé par le CENTRE CHARLIER, s'est malencontreusement trouvé, cette année, divisé en deux par une dissidence que soutenait la Fraternité Saint-Pie X : et tandis que Bernard Antony souhaitait « bon vent, bonne route » au pèlerinage qui n'était pas le sien, l'abbé Aulagnier au contraire, dans un « avis officiel », condamnait le pèlerinage du CENTRE CHARLIER comme n'ayant « plus rien de commun » (*sic*) avec celui des années précédentes, et décrétait qu' « un seul » des deux était « possible ».
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De son côté François Brigneau s'employait maintes fois dans ses articles à discréditer PRÉSENT, le qualifiant avec mépris de « bulletin paroissial sans paroissiens ». Quand on a pour dessein de réunir un *rassemblement,* le meilleur moyen d'y arriver n'est pas d'anathématiser ou d'outrager ceux que l'on y convie. L'abbé Schmidberger, supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, a mis le comble à cette accumulation, dans *Fideliter* de mai juin (pages 2-3), en accusant de « trahison » (*sic*) ceux qui ont refusé ou simplement omis de prononcer une inconditionnelle approbation publique des consécrations épiscopales faites par Mgr Lefebvre, le 30 juin 1988, contre la volonté expressément formulée du souverain pontife. Toutes ces exclusions si gaillardement prononcées donneraient à supposer qu'en définitive le rassemblement du 15 août entend délibérément se limiter aux seuls catholiques (ou incroyants : car il y en a !) ayant religieusement approuvé les sacres du 30 juin et se déclarant à 100 % d'accord avec les abbés Laguérie, Aulagnier et Schmidberger. Ce serait au demeurant un objectif possible : mais ce n'était point ce que l'on avait cru comprendre. Quand on consulte d'autre part *Le* Choc, magazine mensuel que dirige Marc Dem et qui milite lui aussi, avec les mêmes excès et les mêmes exclusions, dans la même tendance, on y trouve les mêmes salves répétées, quasiment dans chaque numéro, contre le CENTRE CHARLIER, contre le monastère du Barroux, contre PRÉSENT et contre ITINÉRAIRES. Comme si les dirigeants et militants de l' « Association 15 août 1989 » tenaient à écarter de leur rassemblement ceux qui pourtant sont, comme on dit au village, leurs premiers voisins.
Il serait souhaitable qu'à défaut d'un véritable apaisement, que tout ce monde acrimonieux ne paraît vraiment pas désirer, il y ait au moins un cessez-le-feu explicite.
Pour le 15 août 1989, il n'est que temps.
Henri Hervé.
Enquête de François Franc\
et Caroline Parmentier.
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ANNEXES
#### I. -- Proposition de résolution présentée par Bernard Antony le 29 octobre 1986
*Le 29 octobre 1986, Bernard Antony présentait à l'Assemblée européenne de Strasbourg une* « *proposition de résolution sur la commémoration du bicentenaire de la Révolution française* ».
*Cette proposition ne fut* (*évidemment !*) *pas acceptée par la majorité socialo-communiste et libérale.*
*Mais le texte de Bernard Antony est resté la manifeste répercuté et recopié, comme référence doctrinale, par tout le mouvement anti-89.*
*Le voici en son entier.*
Le Parlement Européen.
A\) Apprenant que certains gouvernements se prépareraient à organiser des cérémonies de célébration de la Révolution Française et notamment que le gouvernement français vient de désigner un haut dignitaire du Grand Orient de France pour en préparer la commémoration.
B\) Rappelant que la mémoire de cette révolution sanguinaire a été exaltée par tous les grands dictateurs totalitaires et massacreurs de l'histoire contemporaine : Lénine, Trotski, Hitler, Staline, Mao, sans oublier le Cambodgien Pol Pot qui découvrit à la Sorbonne son admiration pour Robespierre dont il fut un grand continuateur.
C\) Observant qu'en prétendant fonder la société sur le fait qu'il ne saurait désormais y avoir que l'individu d'un côté, l'État de l'autre selon la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la Révolution a fondamentalement programmé le totalitarisme.
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D\) Observant en effet que, selon les préceptes de son inspirateur Jean-Jacques Rousseau et de ses continuateurs jacobins, elle entendit détruire systématiquement toutes les communautés naturelles et toutes les sociétés intermédiaires.
E\) Constatant qu'ainsi, au nom de la liberté théorique d'un individu abstrait, elle visait à supprimer tout ce en quoi l'homme réel s'enracine et progresse.
F\) Observant qu'elle a ainsi jeté les bases d'ordres nouveaux bâtis sur la dépendance absolue de l'individu par rapport à l'État. En quelque sorte le zéro face à l'infini, pour reprendre les termes du titre du grand livre d'Arthur Kœstler.
G\) Rappelant que ce phénomène de la logique totalitaire de la Révolution a été analysé par des esprits aussi divers et puissants que ceux de Bonald, Maistre et Donoso-Cortès, Tocqueville, Louis Veuillot et Bainville, Taine et Renan, Orwell et Huxley, Péguy et Bernanos, Maurras et Simone Weil, Henri Charlier, Soljénitsyne et plus récemment Chafarévitch, prix Nobel soviétique de mathématiques, et les historiens Viguerie, Chaunu, Dumont.
H\) Constatant que le mythe jacobin d'une « élite de citoyens vertueux et désintéressés », serviteurs inconditionnels de l'État, chargés d'exprimer la volonté générale et d'imposer la liberté, a toujours abouti à la dictature de partis uniques et de nomenklaturas dominatrices.
I\) Rappelant que la Révolution française fut essentiellement et avant tout anti-chrétienne ; qu'elle ne devint anti-monarchique qu'après le refus de Louis XVI d'aller plus avant dans les mesures anti-religieuses.
J\) Rappelant l'escroquerie de la légende de la prise de la Bastille, prison vide et sans défense, dont s'empara une foule avinée de poissardes, tire-laine et malandrins en tout genre payés par le duc d'Orléans, premier grand maître du Grand Orient et, comme beaucoup de révolutionnaires, guillotineur avant que d'être lui-même guillotiné.
K\) Rappelant que, loin du mythe de la nuit du 4 août, abolissant des privilèges depuis longtemps périmés, on assista en réalité à la résurrection du cens et du droit romain de la propriété absolue ; que cela entraîna l'accroissement considérable des privilèges d'une bourgeoisie accapareuse des biens du clergé et du travail du peuple.
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L\) Rappelant les massacres de septembre commis, comme en témoignent les textes révolutionnaires de l'époque, au nom d'idéaux pseudo-spartiates d'élimination des marginaux et des plus faibles.
M\) Rappelant la tuerie systématique par la guillotine ou la noyade de plusieurs milliers de prêtres et de religieuses, la déportation de dizaines de milliers d'autres.
N\) Rappelant les massacres commis un peu partout, notamment dans le Lyonnais et dans le Midi, la déportation de la population de plusieurs villages basques, et surtout l'immense génocide de la Vendée et des provinces de l'Ouest.
O\) Rappelant que ce génocide fut froidement et rationnellement décidé par la Convention et son exécution suivie jour par jour ; qu'il entraîna la tuerie de trois à quatre cent mille hommes, femmes et enfants ; qu'il fut accompagné d'étranges innovations telles que la création de fonderies de graisse humaine et de tanneries de peaux de même origine.
P\) Rappelant, entre autres horreurs, l'anéantissement par les colonnes infernales du général Turreau de plusieurs dizaines de villages dont les populations furent brûlées vives dans les églises incendiées, les noyades de Nantes perpétrées, des mois durant, par le sinistre Carrier.
Q\) Rappelant qu'en matière sociale, la Révolution, selon l'expression même du leader syndicaliste Léon Jouhaux, « eut pour premier effet de livrer l'ouvrier sans défense à l'exploitation patronale ».
R\) Rappelant en effet :
1\. que la loi Le Chapelier (1791), renforcée par les décrets d'Allarde, interdit totalement la liberté d'association, que, selon l'expression de Marx dans le Manifeste du Parti Communiste, « toutes les libertés si chèrement acquises furent impitoyablement détruites » et qu'il ne s'ensuivit jusqu'à la moitié du dix-neuvième siècle que des lois de répression sociale ;
2\. que, privé des accords contractuels signés dans le cadre des corporations, privé de la forte solidarité du compagnonnage désormais systématiquement pourchassé, ne pouvant plus comme autrefois se mettre librement en Bourse du travail en place de Grève à Paris, ne pouvant plus négocier le « tarif », l'ouvrier français, totalement démuni, de plus en plus prolétarisé, devint alors pendant tout le dix-neuvième siècle, la proie idéale des surenchères révolutionnaires ;
3\. qu'il fallut attendre la réorganisation de la Droite légitimiste et des Catholiques sociaux « infatigables avocats de la cause ouvrière » selon Édouard Herriot, pour voir renaître un Droit du travail et voter des lois de justice et de solidarité.
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S\) Rappelant la destruction du tissu scolaire français : il fallut attendre le début du vingtième siècle pour retrouver un nombre d'établissements égal à celui de 1788.
T\) Observant qu'il est pour le moins irrationnel de prétendre combattre la terreur et les terroristes en se réclamant de la fidélité à une Révolution qui, selon l'historien Frédéric Bluche, se plaça dès le début dans une idéologie et une logique exterminatrices et dont le gouvernement organisa officiellement la terreur.
1\. Propose que soient organisées des cérémonies à la mémoire des centaines de milliers de victimes de la Révolution française et des centaines de millions de personnes exterminées par les révolutions bolcheviques et nazies qui en furent les filles monstrueuses.
2\. Demande à tout gouvernement qui, au mépris du souvenir des morts et donc de la dignité humaine, se croirait autorisé à préparer la célébration du bicentenaire d'une révolution aussi abominable, de revenir sur une décision que l'on espère davantage due à l'ignorance qu'à l'admiration.
3\. Charge son Président de transmettre la présente résolution à la Commission de la Communauté européenne et au Conseil des ministres.
#### II. -- Le « Manifeste-charte » de l' « Association 15 août 1989 »
*Au premier abord le style de ce* « *Manifeste-charte* » *paraît insolite. On le comprend mieux si l'on s'avise qu'il recopie la* « *proposition de résolution* » *de Bernard Antony reproduite ci-dessus. Le* « *Manifeste* » *a recopié aussi les* « *rappelant* »*, les* « *observant* »*, les* « *constatant* »*, et enfin les* « *propose* » *et les* « *demande* » *qui appartiennent obligatoirement au style des* « *résolutions* » *parlementaires.*
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*Nous reproduisons ci-après le texte intégral du* « *Manifeste-charte* » *de l'* « *Association 15 août 1989* »*. Mais comme ce manifeste a recopié le texte de Bernard Antony en modifiant l'ordre des alinéas, nous indiquons entre crochets à quel alinéa se reporter pour constater quelle est la source et qu'elle a été littéralement reproduite.*
*Manifeste-charte\
L'Association 15 août 1989*
*Sa finalité*
*-- *Rappelant que la Révolution Française fut essentiellement et avant tout anti-chrétienne et qu'elle ne devint anti-monarchique qu'après le refus de Louis XVI d'aller plus avant dans les mesures anti-religieuses ;
\[*C'est l'alinéa* « *I* » *de Bernard Antony, sans un mot de plus ni un mot de moins.*\]
*-- *Rappelant la tuerie systématique par la guillotine ou la noyade de plusieurs milliers de prêtres et de religieuses, la déportation de dizaines de milliers d'autres ;
\[*C'est l'alinéa* « *M* » *de Bernard Antony, sans un mot de moins ni un mot de plus.*\]
*Les atrocités révolutionnaires*
*-- *Rappelant les massacres de septembre commis, comme en témoignent les textes révolutionnaires de l'époque, au nom d'idéaux pseudo-spartiates d'élimination des marginaux et des plus faibles ;
\[*C'est l'alinéa* « *L* » *de Bernard Antony, sans un mot de plus ni un mot de moins.*\]
115:335
-- Rappelant les massacres commis un peu partout, notamment dans le Lyonnais et dans le Midi, la déportation de la population de plusieurs villages basques et surtout l'immense génocide de la Vendée et des provinces de l'Ouest ;
-- Rappelant que ce génocide fut froidement et rationnellement décidé par la Convention et son exécution suivie jour après jour, qu'il entraîna la tuerie de 300.000 à 400.000 hommes, femmes, enfants, qu'il fut accompagné d'étranges innovations telles que la création de fonderies de graisse humaine et de tanneries de peaux de même origine ;
-- Rappelant, entre autres horreurs, l'anéantissement par les colonnes infernales du général Turreau de plusieurs dizaines de villages dont les populations furent brûlées vives dans les églises incendiées et les noyades de Nantes perpétrées des mois durant par le sinistre Carrier ;
\[*Ce sont, dans l'ordre, les alinéas* « *N* »*,* « *O* »*, et* « *P* » *de Bernard Antony, sans un mot de moins ni un mot de plus.*\]
*-- *Rappelant que la mémoire de cette révolution sanguinaire a été exaltée par tous les grands dictateurs totalitaires et massacreurs de l'histoire contemporaine : Lénine, Trotsky, Staline, Mao, sans oublier le Cambodgien Pol Pot qui découvrit à la Sorbonne son admiration pour Robespierre, dont il fut un grand continuateur ;
\[*C'est l'alinéa* « *B* » *de Bernard Antony, sans un mot de plus ni un mot de moins.*\]
*Les faits historiques*
*-- *Rappelant l'escroquerie de la légende de la prise de la Bastille, prison vide et sans défense dont s'empara une foule avinée de poissardes, tire-laine et malandrins en tout genre, payés par le duc d'Orléans, premier Grand Maître du Grand Orient et, comme beaucoup de révolutionnaires, guillotineur avant que d'être lui-même guillotiné ;
116:335
-- Rappelant que, loin du mythe de la nuit du 4 août, abolissant les privilèges depuis longtemps périmés, on assista en réalité à la résurrection du cens et du Droit Romain de la propriété absolue, que cela entraîna l'accroissement considérable des privilèges d'une bourgeoisie accapareuse des biens du clergé et du travail du peuple ;
\[*Ce sont les alinéas* « *J* » *et* « *K* » *de Bernard Antony, sans un mot de moins ni un mot de plus.*\]
*La doctrine totalitaire. -- Ses principes*
*-- *Observant qu'en prétendant fonder la société sur le fait qu'il ne saurait, désormais, y avoir que l'individu d'un côté, l'État de l'autre selon la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, la révolution a fondamentalement programmé le totalitarisme ;
-- Observant en effet que, selon les préceptes de son inspirateur Jean-Jacques Rousseau et de ses continuateurs jacobins, elle prétendit détruire systématiquement toutes les communautés naturelles et toutes les sociétés intermédiaires ;
-- Constatant qu'ainsi, au nom de la liberté théorique d'un individu abstrait, elle visait à supprimer tout ce en quoi l'homme réel s'enracine et progresse ;
\[*Ce sont, dans l'ordre, les alinéas* « *C* »*,* « *D* » *et* « *E* » *de Bernard Antony, sans un mot de plus ni un mot de moins.*\]
-- Constatant que le mythe jacobin d'une « élite de citoyens vertueux et désintéressés », serviteurs inconditionnels de l'État, chargés d'exprimer la volonté générale et d'imposer la liberté, a toujours abouti à la dictature de partis uniques et de nomenklaturas dominatrices ;
\[*C'est l'alinéa* « *H* » *de Bernard Antony, sans un mot de moins ni un mot de plus.*\]
117:335
-- Rappelant que ce phénomène de la logique totalitaire de la Révolution a été analysé par des esprits aussi divers et puissants que Bonald, Maistre et Donoso Cortès, Tocqueville, Louis Veuillot et Bainville, Taine et Renan, Orwell et Huxley, Péguy et Bernanos, Maurras et Simone Weil, Henri Charlier, Soljénytsine et plus récemment Chafarévitch, prix Nobel soviétique de mathématiques, et les historiens Viguerie, Chaunu, Dumont ;
\[*C'est l'alinéa* « *G* » *de Bernard Antony, sans un mot de plus ni un mot de moins.*\]
*Les conséquences sociales : le libéralisme économique*
*-- *Se souvenant qu'en matière sociale la Révolution, suivant l'expression même du leader syndicaliste Léon Jouhaux, « eut pour premier effet de livrer l'ouvrier sans défense à l'exploitation patronale » ;
\[*C'est l'albiéa* « *Q* » *de Bernard Antony, où* « *rappelant* » *a été remplacé par* « *se souvenant* »*, et* « *selon* » *par* « *suivant* »*.*\]
-- Rappelant en effet :
Que la loi Le Chapelier, renforcée par les décrets d'Allarde, interdit totalement la liberté d'association, que, selon l'expression de Marx dans le manifeste du Parti Communiste, « toutes les libertés si chèrement acquises furent impitoyablement détruites » et qu'il ne s'ensuivit, jusqu'à la moitié du XIX^e^ siècle, que des lois de répression sociale ;
Que, privé des accords contractuels signés dans le cadre des corporations, privé de la forte solidarité du compagnonnage désormais systématiquement pourchassé, ne pouvant plus comme autrefois se mettre librement en Bourse du Travail en place de Grève à Paris, ne pouvant plus négocier le « tarif », l'ouvrier français, totalement démuni, de plus en plus prolétarisé, devient alors et pendant tout le XIX^e^ siècle la proie idéale des surenchères révolutionnaires ;
118:335
Qu'il fallut attendre la réorganisation de la Droite légitimiste et des catholiques sociaux « infatigables avocats de la cause ouvrière » selon Édouard Herriot lui-même, pour voir renaître un droit du travail et voter des lois sociales justes ;
\[*C'est le paragraphe* « *R* » *de Bernard Antony, avec ses trois alinéas, sans un mot de plus ; on a seulement omis les numéros* « *1* »*,* « *2* » *et* « *3* »*.*\]
*L'éducation*
*-- *Rappelant la destruction du tissu scolaire français : il fallut attendre le début du XX^e^ siècle pour retrouver un nombre d'établissements égal à celui de 1788 ;
-- Observant qu'il est pour le moins irrationnel de prétendre combattre la terreur et les terroristes en se réclamant de la fidélité à une Révolution qui, selon l'historien Frédéric Bluche, se place dès le début dans une idéologie et une logique exterminatrices et dont le gouvernement organise officiellement la terreur ;
\[*C'est l'alinéa* « *S* » *et le premier alinéa* « *T* » *de Bernard Antony, sans un mot de moins ni un mot de plus.*\]
-- DEMANDE aux associations, mouvements, organisations, cercles, loges, qui, au mépris du souvenir des morts et de la dignité humaine, se croiraient autorisés à préparer la célébration du bicentenaire d'une révolution aussi abominable, de revenir sur une décision qu'on espère due plus à l'ignorance qu'à l'admiration.
\[*C'est le numéro* « *2* » *de l'alinéa* « *T* » *de Bernard Antony, adressé toutefois non plus* « *à tout gouvernement* » *mais* « *aux associations, mouvements, organisations, cercles, loges* »*.*\]
119:335
PROPOSE d'organiser un grand rassemblement catholique et national le 15 août à Paris afin de célébrer publiquement la Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur la France ainsi que le règne de la Très Sainte Vierge Marie, sa très sainte Mère, sur la nation dont elle est la patronne ;
APPELLE tous les catholiques et tous les nationaux à se réunir sur la place de la Concorde pour la célébration de la sainte messe afin de réparer par une prière fervente les innombrables crimes commis sur notre sol par la Révolution de 1789 et de rendre à Dieu, notre Créateur et Sauveur, tout honneur et toute gloire.
\[*Ce sont les deux seuls alinéas qui n'aient pas été littéralement recopiés de la proclamation de Bernard Antony.*
*D'autre part, ce* « *Manifeste-charte* » *a omis de recopier l'alinéa* « *F* »*, qui observait utilement que la Révolution* « *a jeté les bases d'ordres nouveaux bâtis sur la dépendance absolue de l'individu par rapport à l'État* »*.*\]
120:335
## DOCUMENTS
### Une nouvelle profession de foi
Dans son numéro de mai, le bulletin « De Rome et d'ailleurs » a publié un article de Michel Martin dont voici la reproduction intégrale :
#### I. -- Introduction. -- Un vide juridique total
Un de mes amis, abonné à l'édition quotidienne italienne de *l'Osservatore romano,* m'a dit avoir lu, perdues à la sixième page du numéro du 25 février 1989, les « *formules de la profession de foi et du serment de fidélité* » que doivent prononcer, à compter du 1^er^ mars 1989, « les fidèles appelés à exercer une fonction au nom de l'Église ». Les formules sont données en latin.
Ce document commence par une « note de présentation » en italien et le tout est accompagné d'un article de commentaires du Père Umberto Betti, Ofm.
Tout ceci a été ensuite publié, avec une traduction en français de l'italien, dans le n° du 16 avril 1989 de la *Documentation catholique.*
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J'analyserai plus bas en détail le document proprement dit qui a cette particularité unique à ma connaissance pour un document de pareille importance : il ne comporte *aucune date, aucune signature et aucune mention d'une approbation par le pape.* ([^39]) Il est seulement indiqué qu'il émane de la congrégation pour la doctrine de la foi.
Pour ne pas faire languir le lecteur, je reproduis tout de suite sans commentaires quatre lignes de cette profession de foi que nul catholique ne pourrait accepter, non seulement parce qu'elles sont contraires à la vraie doctrine mais aussi parce qu'elles sont inacceptables du simple point de vue naturel. Les voici (c'est moi qui souligne et qui ai numéroté)
3° -- « Insuper *religioso voluntatis et intellectus* obsequio doctrinis adhaereo quas sive Romanus Pontifex sive Collegium episcoporum enuntiant cum Magisterium authenticum exercent etsi *NON DEFINITIVO actu easdem proclamare intendant.* »
Le Père Betti commente ainsi ce passage (c'est moi qui souligne) :
« Donc, ni un assentiment de foi ni un assentiment irrévocable ne sont dus à ces doctrines. *Est due cependant la soumission religieuse de la volonté et de l'intelligence.* »
Je comprends maintenant l'absence de toute signature ! On n'est pas fou à la congrégation pour la doctrine de la foi et il est probable que personne n'a voulu associer son nom à une profession de foi qui assimile les catholiques à des girouettes que le pape aurait le pouvoir d'orienter dans un sens, puis dans l'autre.
Le juridisme.
Je sais que le « juridisme » n'a pas bonne presse dans l'Église actuelle. Mais qu'on me comprenne bien : il ne s'agit nullement, pour nous, de contester en quoi que ce soit les pouvoirs du pape. *Nous lui reconnaissons les pouvoirs les plus étendus,* y compris celui de modifier les règles juridiques en usage.
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Mais je dis aussi que nous ne pouvons lui obéir qu'à deux conditions de simple bon sens :
1° -- Que nous soyons certains que l'ordre que nous recevons *vient bien du pape.*
2° -- Que le pape en a pris effectivement *la responsabilité* devant nous et, pour les questions importantes et d'ordre général, devant toute la chrétienté.
Et pour cela, il faut tout de même que le pape, ou ceux qui parlent en son nom avec son approbation, acceptent un minimum de juridisme. C'est entendu, le pape peut changer les règles juridiques en usage. Mais encore faudrait-il, dans ce cas, qu'il nous en informe. Or, je n'ai jamais entendu parler d'un changement quelconque de ces règles.
Selon le Père Betti qui a commenté ce malheureux document, il aurait été approuvé par le pape le 1^er^ juillet 1988. Je demande alors :
-- Est-ce « *in forma communi* » ? « *In forma specifica* » ?
-- Figure-t-il aux « *Acta Apostolica Sedis* », à quelle *date, signé par qui ?*
Qu'on veuille bien ne pas m'accuser de faire du mauvais esprit et de refuser de me soumettre au pape ! Mais nous ne pouvons pas obéir à un ordre dont le pape refuserait de prendre la responsabilité. C'est au contraire *par respect pour sa haute fonction et sa personne sacrée que nous lui demandons, s'il approuvait réellement cette nouvelle profession de foi, d'en prendre clairement la responsabilité devant nous, devant la Chrétienté et devant l'Histoire.* Mais il me paraît probable qu'il n'osera jamais le faire.
Que va-t-il se passer ?
Il est d'abord évident que cette absence de date, de signature et d'approbation pontificale entraîne la nullité juridique de cette profession de foi.
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On peut alors faire deux hypothèses : l'une optimiste, l'autre pessimiste. Il est possible que, devant ce vide juridique et l'absurdité de la profession de foi demandée, et aussi, je l'espère, devant des protestations venant d'un peu partout, on considère, en haut lieu, qu'on a été trop loin et qu'il n'y a plus qu'à abandonner une affaire mal engagée.
Mais il est aussi à craindre qu'il ne se passe maintenant la même chose que pour le nouvel Ordo Missae. On se souvient, en effet, que Paul VI a désiré que cette nouvelle messe se substitue partout à celle de saint Pie V mais qu'il n'a jamais osé l'imposer dans les formes juridiques nécessaires. Il n'en est pas moins vrai que, s'appuyant sur une traduction fantaisiste du texte authentique de Paul VI, de nombreux évêques français ont démis de leurs charges des prêtres qui refusaient d'abandonner la messe de leur ordination et qu'ils ont imposé presque partout la nouvelle messe par des menaces à peine déguisées de destitution.
On peut alors redouter que cette nouvelle profession de foi devienne une arme contre les prêtres qui refusent les aberrations conciliaires et postconciliaires. Et, comme me l'a dit de façon imagée l'un de mes amis, « cette profession de foi sera une guillotine portative et individuelle mise à la disposition des évêques pour couper la tête à tous ceux qui leur déplairont » !
#### II. -- Analyse rapide de la partie admissible du document
Il faut d'abord savoir que dans la terminologie de l'Église actuelle, le mot « *fidèle* » a un sens extrêmement large englobant, notamment, *les prêtres.*
Il est normal que l'on exige, de tous ceux qui sont appelés à exercer une fonction quelconque dans l'Église, une profession claire de la foi catholique. De tout temps, on a demandé une adhésion à l'un des symboles classiques, celui notamment de Nicée-Constantinople, que nous récitons à chaque messe.
Mais dans les périodes où fleurissent de graves hérésies, on a aussi pensé que cela n'était pas suffisant. Aussi a-t-on ajouté, soit une répudiation explicite de ces hérésies, soit une affirmation claire de la vraie doctrine sur les points controversés. C'est pourquoi le pape Pie IV prescrivit que la profession de foi demandée comporte, en plus de l'adhésion au symbole de Nicée-Constantinople, une affirmation claire de la vraie doctrine sur les points mis en doute par Luther et tels qu'ils ont été définis par le concile de Trente.
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En 1877, on ajouta une adhésion aux décisions du premier concile du Vatican et notamment au dogme de l'infaillibilité pontificale.
Enfin, en 1910 où la foi était gravement menacée par les hérésies modernistes, saint Pie X ajouta le célèbre « serment antimoderniste ».
Je ne prétends nullement que tout cela soit intangible. Depuis le concile de Trente et depuis 1910, les mentalités ont évolué. Certes, les hérésies visées subsistent pour la plupart mais elles ont pris d'autres formes et d'autres sont apparues. Je n'aurais donc pas été choqué si l'on nous avait dit que les textes de Pie IV et de saint Pie X avaient été remaniés pour qu'ils marquent mieux la répudiation des erreurs telles qu'elles se présentent aujourd'hui.
Mais on a préféré supprimer toutes ces adjonctions et ajouter deux nouveautés : un serment de fidélité et ce troisièmement inadmissible qui fait l'objet de cet article.
La nouvelle profession de foi se réduit à ceci :
« Ego N. ferma fide credo et profiteor omnia et singula quae continentur in Symbolo fidei, videlicet :
« Credo in unum Deum Patrem...
(Symbole de Nicée-Constantinople tel qu'on le lit à la messe)
... venturi saeculi. Amen
1° -- (Ces numéros sont de moi.) Firma fide quoque credo ea omnia quae in verbo Dei scripto vel tradito continentur et ab Ecclesia sive sollemni iudicio sive ordinario et universali Magisterio tamquam divinitus revelata credenda proponuntur.
2° -- Firmiter etiam amplector ac retineo omnia et singula quae circa doctrinam de fade vel moribus ab eadem definitive proponuntur.
3° -- Insuper religioso... intendant. » (C'est le texte inadmissible que j'ai reproduit plus haut au chapitre 1 de cet article.)
Les deux premiers paragraphes ne font pas difficulté. Je les commenterai rapidement en répétant ce que j'ai dit dans un grand nombre d'articles de ce bulletin.
1° -- Au sens strict du terme, l'assentiment dit « de foi » n'est requis que pour les vérités *directement révélées,* c'est-à-dire contenues dans l'Écriture ou la Tradition *et proposées comme telles par l'Église.*
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Par ces cinq derniers mots, il faut entendre :
-- Soit par un jugement du pontife romain parlant « ex cathedra », c'est-à-dire satisfaisant aux quatre conditions de l'infaillibilité bien précisées par Pie IX lors du premier concile du Vatican.
-- Soit par la promulgation par le pontife romain, satisfaisant toujours aux quatre conditions de l'infaillibilité, des décisions doctrinales d'un concile. Je rappelle que c'est parce que Paul VI n'a pas satisfait à la quatrième condition lorsqu'il a promulgué les textes de Vatican II qu'aucun d'eux n'est infaillible comme il l'a d'ailleurs reconnu lui-même.
-- Soit par le « magistère ordinaire et universel ». Je rappelle qu'il faut entendre par là l'enseignement unanime des « évêques dispersés », non pas seulement par ceux d'une époque mais par l'ensemble des évêques de toutes les époques. C'est ce qui a été enseigné et cru « *toujours et partout* »*.*
Ces vérités sont dites « de foi divine et catholique ». On n'est « hérétique », au sens théologique du terme, que si l'on nie ces vérités dites plus simplement « de foi ».
2° -- Mais les vérités que les catholiques doivent croire fermement ne se limitent pas à celles-ci. Il y a aussi :
-- Les vérités de *philosophie naturelle* dont la négation rendrait les vérités révélées incompréhensibles. On en trouvera un exemple au chapitre suivant où je parlerai de la vérité. Disons tout de suite, cependant, qu'il est manifeste que les vérités révélées ne sauraient avoir aucun sens pour un marxiste qui professe que le vrai, c'est ce qui est utile.
-- Les vérités *qui se déduisent logiquement* de celles qui sont révélées, avec, au besoin, le concours de vérités de philosophie naturelle.
Le pontife romain a le pouvoir de définir infailliblement ces vérités indirectement révélées ou pas révélées du tout et d'obliger les fidèles à les admettre sous peine de faute grave. Les auteurs de la définition de l'infaillibilité pontificale du premier concile du Vatican ont pris bien soin, en effet, de ne parler que de « *doctrine sur la foi et les mœurs* » et non pas seulement de « doctrine *révélée* sur la foi et les mœurs » comme le souhaitaient certains Pères. De fait, l'infaillibilité pontificale va encore plus loin puisqu'elle porte aussi sur les « *faits dogmatiques* » qui ne sont ni révélés, ni de nature philosophique.
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Comme on le voit, jusqu'aux trois ou quatre dernières lignes que j'ai référencées 3°, la nouvelle profession de foi est parfaitement admissible. On peut seulement regretter qu'on lui ait enlevé de la vigueur en la privant d'une répudiation explicite des principales erreurs actuelles comme le faisaient les professions de foi antérieures.
Mais ceci est de la seule responsabilité de l'Église.
Je vais maintenant examiner ce 3° mais il me faut d'abord rappeler dans un chapitre III quelques notions classiques sur la vérité que les auteurs de la nouvelle profession de foi semblent bien avoir oubliées.
#### III. -- La vérité devant la philosophie naturelle
Je précise bien : *devant la philosophie naturelle* car ce que je vais écrire dans ce chapitre ne fait appel à aucune vérité révélée.
Réalisme et idéalisme.
La saine philosophie tourne le dos à toutes celles qui sont plus ou moins teintées d'idéalisme et qui ont en commun de considérer la pensée humaine comme la seule réalité.
Dans ces philosophies aberrantes, la notion de « vérité » devient toute relative. Et c'est bien parce que ces philosophies ont, sans qu'ils s'en rendent compte, plus ou moins faussé les mécanismes intellectuels de nos contemporains qu'on entend trop souvent dire :
« A chacun sa vérité. » Ou encore : « Il faut respecter la vérité de l'autre. »
La saine philosophie reconnaît, au contraire, *qu'il existe une réalité extérieure à nous-mêmes.* De fait, personne n'oserait dire le contraire. C'est la philosophie de tout le monde. Et j'ajouterai : c'est la philosophie qui est à la base de toute la science moderne dont les deux mamelles sont l'observation et l'expérience.
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L'acquisition des connaissances.\
-- Les sens et la raison.
Sauf dans le cas où Dieu parle directement à l'âme, c'est par nos sens que nous prenons connaissance de ce qui est extérieur à nous-mêmes. Et cela est vrai *même pour la Révélation* qui doit nous être enseignée :
« La foi vient de la prédication et la prédication se fait en raison de la parole du Christ. » (Rom. X, 17)
Bien que ne nous donnant qu'une vision incomplète des choses, il est capital de noter que *nos sens ne nous trompent pas* ([^40])*.* Mais l'homme a cette supériorité sur les animaux qu'il peut *raisonner* à partir de ce que lui font connaître ses sens et découvrir ainsi des réalités que ceux-ci sont impuissants à lui faire connaître. Un seul exemple suffira :
« Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine *à partir des choses créées* » (Premier concile du Vatican -- Constitution sur la foi).
La vérité.
Saint Thomas a alors donné une définition de la vérité remarquable par sa précision et sa concision :
« Adaequatio rei et intellectus » ([^41])
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« Res », c'est une chose extérieure et distincte de notre pensée, « intellectus », c'est la représentation mentale que nous nous faisons de cette chose (**12**).
C'est avec raison que saint Thomas utilise le mot « adaequatio » car il faut insister sur cette idée, battue en brèche par les philosophies idéalistes, que « res » et « intellectus » sont deux choses distinctes et dont les natures sont essentiellement différentes. La notion de « adaequatio » entre « res » et « intellectus » n'en est pas moins certaine et tout le monde voit clairement ce qu'elle signifie. S'il y a « adaequatio », nous sommes dans la vérité ; dans le cas contraire, dans l'erreur.
La vraie logique est à deux valeurs\
seulement.
J'insiste sur ce point capital : la logique du bon sens, celle de tout le monde, celle de la science moderne et qui fut celle d'Aristote, ne reconnaît aucune autre « valeur » pour un jugement que « vrai » et « faux ».
On dit souvent que telle affirmation n'est *qu'à moitié vraie ;* ou encore qu'elle est vraie sous certains aspects, fausse sous d'autres. C'est souvent exact mais cela résulte toujours du fait que *l'affirmation en comporte en réalité plusieurs,* les unes vraies, les autres fausses.
L'absence d'intermédiaires entre « oui » et « non » a été indirectement confirmée par le Christ Lui-même lorsqu'Il a interdit de prêter des serments et a ajouté :
« Dites oui si c'est oui, non si c'est non. *Tout ce qui est ajouté en plus vient du Malin.* » (Mt. V, 37)
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#### IV. -- Pourquoi le 3° est inadmissible
Nous pouvons maintenant le démontrer clairement. Répétons d'abord ce 3° ainsi que le 2° dont il est la suite :
2° -- Firmiter etiam amplector ac retineo omnia et singula quae circa doctrinam de fide vel moribus ab eadem definitive proponuntur.
3° -- « Insuper *religioso voluntatis et intellectus* obsequio doctrines adhaereo quas sive Romanus Pontifex sive Collegium episcoporum enuntiant cura Magisterium authenticum exercent *etsi NON DEFINITIVO acte eaddem proclamare intendant.* »
On nous demande donc « *la soumission religieuse de la volonté et de l'intelligence* à des doctrines (sur la foi et les mœurs cf. 2°) énoncées par le magistère authentique du pontife romain ou du collège des évêques, *même s'ils n'entendent pas les proclamer d'une manière définitive* »*.*
Notons d'abord une inversion typiquement moderniste de l'ordre de présentation de « l'intelligence » et de la « volonté ». Un acte volontaire doit être précédé d'un acte de l'intelligence qui l'éclaire. Mais passons.
Je dis ensuite de ce texte :
1° -- Qu'il est déjà inacceptable du point de vue de la seule raison.
2° -- Qu'il est encore plus inacceptable pour les catholiques qu'on assimile ainsi à des girouettes qui devraient tenir pour vrai aujourd'hui ce qui sera peut-être déclaré faux demain.
3° -- Qu'accepter cela serait une insulte au magistère authentique du pontife romain.
Inacceptable du point de vue\
de la seule raison.
Du seul point de vue naturel, il serait inadmissible qu'une autorité quelconque puisse imposer l'adhésion de l'intelligence à une doctrine, une théorie, une affirmation dans quelque domaine que ce soit, qui ne serait pas définitive.
Prenons un exemple : il y a en matière scientifique, des découvertes qui sont si amplement prouvées qu'elles doivent être considérées comme des acquisitions définitives.
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Par exemple, que le sang a pour fonction, entre autres, de ravitailler les tissus en oxygène et d'évacuer le dioxyde de carbone provenant des combustions qui ont lieu dans ceux-ci. Il serait donc normal de démettre de ses fonctions un professeur à l'École de Médecine qui enseignerait le contraire.
Mais inversement, il y a des théories scientifiques qui sont encore si peu assurées qu'elles sont contestées par une bonne partie des savants. Il serait alors inadmissible de les imposer aux élèves comme des certitudes. On peut, certes, les leur faire connaître mais en ne leur demandant pas une « adhésion de l'intelligence et de la volonté ».
Inacceptable pour un catholique.\
-- L'immutabilité des doctrines.
Il y a des choses qui, dans certaines limites, peuvent changer dans l'Église :
-- Les règles disciplinaires, ; par exemple, celles du jeûne eucharistique.
-- La liturgie.
Mais ce n'est manifestement pas de cela qu'il s'agit. On nous dit, en effet, explicitement, dans le 2° dont le 3° est la suite, qu'il s'agit de « *doctrines sur la foi et les mœurs* ».
Or, une doctrine *sur la foi* est « vraie » si elle est en « adaequatio » avec *une réalité extérieure* et dont personne ici-bas n'est le maître.
Une doctrine *sur les mœurs* est « vraie » si elle est en « adaequatio » avec la *volonté de Dieu* dont personne non plus n'est maître.
Il en résulte à l'évidence que la vérité d'une doctrine sur la foi ou les mœurs est tout à fait indépendante de la volonté du pape. Certes, celui-ci a le pouvoir de décider infailliblement si telle doctrine est vraie ou fausse. *Mais ce n'est pas par la volonté du pape qu'une doctrine est vraie ou fausse ; elle l'est en elle-même, par elle-même.*
Je suis alors gêné de devoir rappeler cette évidence qu'une doctrine sur la foi ou les mœurs est, *par sa nature même,* définitive. C'est là une vérité qui s'impose à tous, y compris au pape et que le pape n'a donc pas le pouvoir de changer.
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Et qu'on ne dise pas que seul le donné révélé est immuable. Les vérités de philosophie naturelle le sont tout autant et donc toute doctrine sur la foi et les mœurs qui, par définition, découle logiquement du donné révélé avec le concours ou non de vérités de philosophie naturelle.
Aucun pape ne pourrait donc sans forfaiture exiger des fidèles une « soumission religieuse de la volonté et de l'intelligence » à une doctrine tout en laissant planer un doute sur son caractère définitif.
Les conséquences pratiques\
du « Non definitivo »
Les conséquences dramatiques que pourrait avoir le « Non definitivo » suffiraient, à elles seules, à le condamner. Donnons un exemple.
Il se pose aujourd'hui, du fait des progrès des sciences biologiques, des problèmes de morale difficiles et nouveaux, entre autres ceux relatifs à la *procréation artificielle.* Il n'appartient pas à des « *comités d'éthique* » de les trancher *mais au pape.* C'est là un devoir de sa charge. Il doit dire clairement et infailliblement ce qui, dans ce domaine, est permis ([^42]) et ce qui est contraire aux lois de Dieu.
Serait-il alors imaginable que le pape laisse entendre :
« Telle méthode de procréation artificielle est défendue et je vous impose « l'assentiment religieux de votre volonté et de votre intelligence » à ma décision.
« Mais ceci n'est pas définitif et il est possible que ce que je vous défends aujourd'hui soit permis demain. »
Les couples catholiques stériles qui désirent un enfant seraient alors en droit de répondre :
« Très Saint Père, vous vous moquez de nous ! Vous ne pouvez pas nous interdire aujourd'hui ce qui sera peut-être permis demain. »
Et ils pourraient ajouter en paraphrasant à peine l'Évangile (Mt. V *--* 37) :
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« Très Saint Père, dites oui si c'est oui, non si c'est non. *Le Non definitivo vient du Malin.* »
Le « Non definitivo » est une insulte\
à l'authentique magistère du pape.
Écoutons d'abord le malheureux Père Betti qui, dans son commentaire, s'efforce de prouver que c'est en vertu de son magistère authentique que le pape peut imposer l'adhésion à des doctrines qui ne sont pas proposées d'une manière définitive (c'est moi qui souligne) :
Donc, ni un assentiment de foi, ni un assentiment irrévocable ne sont dus à ces doctrines. Est due, cependant, la soumission religieuse de la volonté et de l'intelligence. En tant que « religieuse », elle ne se fonde pas sur des motifs purement rationnels *mais sur la spécificité reconnue de la fonction ecclésiale du pontife romain et des évêques, que les apôtres ont laissés comme leurs successeurs, leur confiant leur propre fonction magistérielle* (*cf.* Concile Vatican II. Const. dogm. Dei verbum 7).
« En tant que soumission « de l'intelligence », et pas seulement de la volonté, *ce n'est pas un simple acte de soumission disciplinaire,* sur lesquelles le dernier mot appartient de toute façon au magistère authentique de l'Église :
Ainsi, nous dit-il, *c'est en tant que successeur authentique des Apôtres* que le pape aurait ce droit insensé, que les Apôtres n'ont jamais revendiqué : celui de traiter les fidèles en girouettes en leur imposant l'adhésion de l'intelligence à telle doctrine puis, peut-être demain, à la doctrine contraire ?
Pauvre, pauvre Père Betti ! S'est-il rendu compte du véritable blasphème contre les Apôtres qu'il vient de proférer ?
Je l'invite alors à relire ce texte du premier concile du Vatican :
« Le Saint-Esprit n'a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu'ils fassent connaître sous sa révélation une nouvelle doctrine mais pour qu'avec son assistance, ils gardent saintement et exposent fidèlement la révélation transmise par les Apôtres, c'est-à-dire le dépôt de la foi. » (*Constitution dogmatique sur l'Église du Christ*)
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Une des fonctions du pape est donc d'exposer fidèlement la révélation dont les Apôtres étaient dépositaires. On ne saurait dire plus clairement que cette révélation est immuable et que les papes ne peuvent rien y ajouter et rien y retrancher.
Je répète alors que les vérités de philosophie naturelle étant immuables par essence, il en résulte que *les doctrines vraies sur la foi et les mœurs qui ne sont pas directement révélées ne peuvent pas évoluer.* Ces doctrines non directement révélées ne sont, en effet, que les conséquences logiques de vérités révélées immuables associées ou non à des vérités de philosophie naturelle qui le sont également.
Le « Non definitivo » ne saurait donc résulter que d'une méconnaissance des principes les plus certains de la philosophie naturelle et de la théologie.
#### V. -- Conclusion
Tout cela est tellement énorme que je ne peux pas croire que cela vienne du pape. Et à supposer qu'il ait le désir que cette profession de foi soit vraiment mise en vigueur, je pense qu'il n'osera jamais l'imposer en en prenant l'entière responsabilité.
Car ce serait alors -- je pèse mes mots -- une forfaiture de sa part à laquelle je ne veux pas croire !
Le devoir des catholiques est alors clair : qu'ils écrivent à leur évêque, *qu'ils écrivent au cardinal Ratzinger,* préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, en lui demandant de démentir cette aberrante profession de foi. Ou il raconte n'importe quoi, que, par exemple, c'est un canular dont il a été victime. Mais l'honneur de la congrégation qu'il dirige, l'honneur du pape, l'honneur de l'Église exigent que ce document aberrant soit désavoué.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Michel Martin paru dans *De Rome et d'ailleurs*, « informations et commentaires à la lumière de la doctrine catholique », publié à Versailles, boite postale 177, numéro 94 de mai 1989.\]
134:335
### Louis Pauwels parle de sa conversion
*Les* Saisons de Saint-Jean (*Saint-Jean étant un lieu-dit*) *sont une* « *revue trimestrielle de culture générale* » *publiée à Lectoure* (*Gers*)* ; ou plutôt, étaient. Une revue* « *trop difficile pour le grand nombre et trop légère pour les doctes* »*, c'est-à-dire en somme, très exactement, la revue de l'* « *honnête homme* »*. Vingt-quatre numéros parus en six ans, et le vingt-cinquième et dernier au printemps 1989. Son existence, sa belle qualité étaient un des* (*rares*) *motifs d'espérer que la France, l'Europe, le monde, l'Église ne vont pas retomber pour longtemps dans une barbarie intellectuelle et morale analogue à celle qui accompagna et suivit la disparition de l'Empire romain. Voilà un motif de moins. Elle a dû* « *fermer boutique* »*, explique son directeur Pierre Gardeil, parce qu'elle avait de moins en moins d'abonnés. Elle ne méritait pas cette asphyxie. Mais selon le mot de Péguy,* « *quand il y a une éclipse, tout le monde est à l'ombre* »*.*
135:335
*Le dernier numéro des* Saisons de Saint-Jean *contient un vaste* « *entretien avec Louis Pauwels* » *dont nous retenons les extraits qui nous ont paru les plus importants* (*quelquefois pour l'anecdote : on remarquera, entre autres, celle concernant le cardinal Lustiger et le concile de Trente ; et celles de l'* « *accueil* » *au* *converti.*)
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : Vous avez accepté, Louis Pauwels, de parler dans notre revue de votre conversion au catholicisme. Vous en aviez déjà entretenu, librement et simplement, les lecteurs du *Figaro Magazine*. Les médias chrétiens ayant émis à ce propos un silence assourdissant, il nous a paru hautement convenable de revenir avec vous sur le sujet, fût-ce seulement pour vous donner un signe fraternel d'accueil dans notre Église (...).
Il est vrai qu'à lire votre bref récit on demeure partagé : tantôt on pense à une lente maturation qui a produit son fruit un beau matin ; tantôt on vous voit rencontrant une évidence massive dont l'improbabilité était, avant l'événement, presque infinie. On aimerait aller un peu plus loin avec vous sur ce sujet, puisque vous voulez bien y revenir ici.
-- LOUIS PAUWELS : Votre dilemme n'en est pas vraiment un. Ce qui un jour éclate comme l'inattendu devait se préparer dans le secret.
Je croyais avoir résolu mes problèmes dans ce que j'appellerai un « paganisme spirituel ».
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : Qui se donnait à lire abondamment sous votre plume.
-- LOUIS PAUWELS : Tout à fait...Or je n'avais rien résolu du tout. J'avais rencontré le succès social, et en même temps je sentais que je m'y perdais, que je perdais mon âme. Que je mourais intérieurement, lorsque cet accident m'est arrivé.
J'étais à Acapulco, exactement au *Princess Hotel.* Il faut décrire les choses : le *Princess Hotel,* à quelques kilomètres d'Acapulco, est typiquement le paradis américain : les quatre ou cinq piscines, les grottes en plastique, le parachute ascensionnel, les sept ou huit restaurants, les boîtes de nuit, etc.
136:335
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : L'achèvement de l'Occident ?
-- LOUIS PAUWELS : L'achèvement de l'Occident ! Et la plage gardée par des soldats, parce que tout de même il faut faire attention... Bon. Et j'y étais avec Robert Hersant. J'y avais d'ailleurs déjà été avec lui, à titre amical. Mais cette fois nous avions rassemblé autour de nous un certain nombre de gros publicitaires. Et naturellement je jouais le jeu qu'il fallait jouer, mais en même temps il y avait en moi une grande tristesse, l'impression qu'en effet au comble de cette grande réussite -- ou de cette apparente réussite : -- je mourais intérieurement. Mais c'est tout.
Un après-midi rentrant dans mon appartement après la piscine et le déjeuner pris avec tous ces gens, seul dans une allée du parc et fumant la pipe, j'ai été -- enfin j'ai été... -- je suis tombé avec une grande force dans une allée de ciment ; je n'ai pas pu me relever et la fracture du col du fémur fut un moment épouvantable. Une très mauvaise fracture. On ne comprend pas pourquoi on ne peut pas se relever ; on s'aperçoit qu'on a une jambe bizarrement repliée, et le moindre mouvement est une douleur. Je gueulais comme un veau ! Les Indiens de service m'ont mis sur une civière pour m'emmener à l'infirmerie de l'hôtel, puis au Centro Médico d'Acapulco, qui est un dispensaire du XIX^e^ siècle, alors que l'agglomération compte un million de personnes -- il ne faut pas être blessé à Acapulco ! -- et on m'a ramené à Paris par des avions successifs, en fort mauvais état, quarante-huit heures après. J'ai attendu sur les pistes allongé sur ma civière, sans piqûre anesthésiante... Lorsque je suis arrivé à l'hôpital Foch, je me suis endormi dans l'ascenseur par lequel on me descendait pour m'endormir ; c'est dire si l'état de fatigue était grand !
Mais, dès que j'ai été transporté, et pendant toutes ces nuits que j'ai passées, les dizaines d'heures d'avion... il me fut impossible de ne pas revenir constamment sur l'instant où j'étais tombé. Je reconstituais toujours cet instant, pour me rendre peu à peu à l'évidence -- effrayante -- que je n'étais pas tombé, *que je n'étais pas tombé, qu'on m'avait poussé*. Ce n'était pas possible... Et je revoyais mon pas au bord de l'allée qui était droite ; je n'ai buté sur rien ; je n'ai pas senti non plus un éblouissement ; j'ai été fracassé sur le sol.
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Deuxième élément : dès que j'ai été sur cette civière -- je n'ai jamais été malade, ni blessé, je n'ai rien eu de tel -- dès que j'ai été allongé, avec les touristes américains qui passaient, regardant ce bonhomme sur cette civière, j'ai été plongé dans une paix profonde, et je dirai presque un état de joie...
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : Malgré cette douleur physique ?
-- LOUIS PAUWELS : Tout à fait. Cohabitant avec la douleur. Je me trouvais dans un état d'apaisement, comme si tout se dénouait en moi, et comme si se mettait en marche un moteur de joie à l'intérieur de moi-même.
J'ai subi une mauvaise opération, c'était un moment où les chirurgiens étaient en congrès à Paris, je suis resté trois mois sur le dos à l'hôpital, ce qui est beaucoup. Et pendant au moins les deux premiers mois, cet état de joie, que je n'avais jamais connu -- je ne parle pas de bonheur, je parle de *joie --* cet état de joie a persisté ; et en outre il m'arrivait ceci, que les gens que je voyais, les infirmières, les gardes de nuit, les médecins qui passaient, j'étais heureux de les voir comme je n'ai jamais été heureux de voir des gens. Je sentais entre eux et moi un fil lumineux. C'était bien au-delà des conversations ; je crois que j'ai laissé à cet hôpital Foch un souvenir de malade exceptionnel... ça rayonnait dans les contacts !
Et j'ai été amené à la conclusion que « on » m'avait poussé, que « on » m'avait fait tomber pour que je me relève dans un autre état. Et que si je ne comprenais pas ça, alors j'étais vraiment mort. Que je n'avais pas le droit de ne pas comprendre ce qui m'arrivait.
Voilà, c'est mon récit, je n'en ai pas d'autre.
Je me suis mis à prier -- je priais jadis, mais je me suis mis à prier fort régulièrement -- et à me dire : ce que tu as cherché toute ta vie, chez Gurdjief, aux Indes, dans tes lectures, de Maître Eckhart à Sri Aurobindo, de Plotin à Guénon, etc. tout cela t'amène à l'église de ton village. Tu vas aller à la messe, au moins le dimanche...
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : A l'église de votre village, celle de votre enfance ?
-- LOUIS PAUWELS : Pas du tout. A l'église du village de banlieue où je réside. Je n'ai pas eu d'enfance de piété, je n'ai même pas fait ma première communion. J'ai été élevé par un beau-père que j'adorais, mais qui était de la tradition jauressiste socialiste, avec des illuminations type Teilhard de Chardin avant la lettre...
138:335
J'ai le plus grand amour et la plus grande admiration pour cet homme, mais je n'ai nullement été élevé dans le sein de l'Église. Je n'ai pas fait mon catéchisme, ni rien. Sauf que j'avais été baptisé.
Quelque temps après, un ami prêtre m'a fait faire ma première communion à la chapelle de la médaille miraculeuse, et je me suis mis à aller régulièrement à la messe. Sans plus. Mais les choses ont changé en moi. Je ne dirai pas comme Frossard : j'ai rencontré Dieu, il existe. Je n'évoquerai pas l'illumination de Pascal. J'ai été simplement amené (comme par force) à me ranger au sein de l'Église catholique, et de trouver ma solution dans ce qui m'était maintenant le plus proche et qui avait été le plus lointain.
Vous le voyez, ce n'est pas grand-chose.
Sinon que mes rapports avec les autres ont changé de nature. Jusque là j'avais pris les autres pour des objets de mes volontés, désirs ou ambitions ; je me suis mis à les considérer comme des personnes avec lesquelles je pouvais m'ouvrir et qui pouvaient s'ouvrir elles-mêmes.
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : Excusez-moi de vous faire descendre d'un cran. Si j'ai voulu vous rencontrer, ce n'est pas seulement parce que je souhaite inviter des gens importants dans ma petite revue ; c'est parce que j'ai été blessé par l'attitude d'instances officielles de mon Église à votre égard. Quelques semaines après que vous eûtes raconté sobrement ces choses dans un de vos éditoriaux, « Le jour du Seigneur » consacra dix minutes à vous faire insulter par le citoyen Philippe Farine, sorti de l'Élysée par la porte de la sacristie pour cet office télévisuel. Comment ? me suis-je dit, c'est ainsi qu'on le traite ? Parce qu'il reprend sur le CCFD un débat déjà ouvert par d'autres catholiques, dont je suis ? Ces injures publiques, c'est vraiment tout ce qu'on a à dire à ce nouveau converti ? J'ai été indigné.
Aucun catholique -- je veux dire parmi ceux qui ont les micros -- n'a eu la pensée de vous ouvrir les bras ? Vous étiez toujours le diable pour eux ?
-- LOUIS PAUWELS : Probablement. Je veux dire quand même le contact important, et réconfortant, que j'ai eu avec le cardinal Lustiger. Je suis allé chez lui, parce qu'il voulait me voir. J'ai simplement pensé qu'il s'agissait de l'archevêque de Paris désireux de voir un directeur de journal. J'avais encore des cannes ; naturellement il m'a questionné sur mon état, et je lui ai raconté toute l'histoire.
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Je l'ai senti ému et touché, nous avons eu une longue conversation, et il a voulu m'offrir un livre qui pût m'aider. « Voyez, me dit-il après avoir fouillé quelques instants dans sa bibliothèque, j'ai beaucoup de désordre, mais le Seigneur est avec nous, puisque je tombe sur ceci. » Et il me donne le livre du Concile de Trente ! Je dois dire que je ne m'y attendais pas de sa part.
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : Ce n'est pas exactement un ouvrage de spiritualité.
-- LOUIS PAUWELS : Sans doute, mais je l'ai reçu avec beaucoup de joie.
J'ai revu le cardinal plusieurs fois depuis cette première rencontre. Peut-être l'ai-je trouvé -- je n'ai pas à le juger -- plus intellectuel que mystique, mais je garde un beau souvenir de mes contacts avec lui.
Cela dit, je ne peux pas dire que j'ai été chaleureusement accueilli dans l'Église ! Ni aucunement recherché.
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : Ce que je fais aujourd'hui pour « Les Saisons de Saint-Jean », aucun grand média catholique n'a eu l'idée de le faire, à ma connaissance ?
-- LOUIS PAUWELS : Non, aucun.
-- LES SAISONS DE SAINT-JEAN : C'est cela qui m'a scandalisé. Il est venu chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçu ! Ceux qui viennent chez nous au nom du Christ ne sont-ils pas pour nous le Christ Lui-même ?
-- LOUIS PAUWELS : Je n'en suis pas révolté, vous savez. Je crois qu'on se méfie des convertis, et on n'a pas toujours tort. Ce sont de grands emmerdeurs. Et puis, je ne me cache pas qu'il s'est mêlé à mon cas des questions qui sont plus politiques que religieuses. Mais enfin, je n'en tire pas de conclusion.
J'ai eu d'autres contacts chaleureux quand même ; et, parmi ceux-ci, je ne voudrais pas oublier mon ami dom Gérard, le prieur du monastère de la Sainte-Madeleine au Barroux, qui m'a aidé.
Je dois dire que la conversion, en tout cas telle que je la vis, ce fut d'abord un gros choc qui a duré deux mois, deux mois et demi ; ensuite ça s'efface, et la mémoire sensible de ces choses est difficile à retrouver.
140:335
Mais on s'aperçoit tout de même au cours des ans qu'il s'est produit en soi des changements à la fois petits et considérables, comme si un précipice très étroit et très profond séparait le vieil homme de l'homme nouveau.
\[Fin des extraits de l'entretien de Louis Pauwels paru dans le 25^e^ et dernier numéro de la revue trimestrielle *Les Saisons de Saint-Jean*, publiée par Pierre Gardeil, à Lectoure.\]
141:335
## Dossier Claudel
143:335
*Claudel aurait eu cent vingt ans lors de la parution, en 1988, de la biographie de Gérald Antoine, qui lève les secrets, mais appelle quelques compléments et mises au point qu'apportent Armand Mathieu à l'occasion de ses* « *Repères chronologiques* », *et Jacques-Yves Aymart.*
*Le lundi de Pâques 1989, pour les cent vingt ans de Claudel, il y eut l'intégrale du Soulier de Satin à la télévision : encore plus intégrale que celle de Jean-Louis Barrault en 1980* (*voir notre numéro 248*)* *([^43])*.*
*Voilà au moins trois raisons pour ce* « *Dossier Claudel* »*. -- J. M.*
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### PORTRAIT

PAUL CLAUDEL A 29 ANS, PAR FÉLIX VALLOTTON...
ET A 19 ANS, VU PAR ROMAIN ROLLAND :
« *L'étrange garçon que ce Claudel -- très superficiel, très incohérent, mais d'une personnalité violente et d'une susceptibilité passionnée jusqu'à la boursouflure, gonflée comme ses joues, lorsqu'il émet quelque énorme assertion : on dirait un jeune Triton qui souffle dans sa conque.* »
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### Avant d'entendre le Soulier de Satin
par Georges Laffly
SAINT GEORGES, dans le poème qu'écrit Claudel en 1919, dit du monde :
*Il est vraiment complet sous mes yeux, je n'ai rien à lui reprocher, rien ne lui manque, rien ne manque à son insuffisance.*
*Je comprends qu'on lui apporte aujourd'hui avec moi cette chose contre laquelle il n'a pas de puissance.*
Deux ans plus tard, un autre poème, *l'Ode jubilaire pour le six centième anniversaire de la mort de Dante* fait entendre le même son :
*Ce monde à lui seul, tel qu'il est, c'est difficile de nous persuader qu'il est complet et suffisant.*
*C'est difficile de nous faire croire que nous avons droit sérieusement à pas autre chose.*
148:335
Et les derniers vers de cette *Ode* rappelleront et résoudront ce thème :
-- *Qui a mis en marche tout cela ? dit Dieu, ce trébuchement initial ? Qui a ménagé ce certain manque et ce vide secret ?*
*De peur que mon enfant existe par lui-même et qu'il se passe de moi qui l'ai fait,*
*Qui a mis cette défaillance en son cœur à limitation de Ma faiblesse ?*
Et la réponse vient :
*C'est moi, dit la Sagesse.*
\*\*\*
Voilà. Il y aura en l'homme dès le début, dès la chute au moins, ce trou, ce vide secret qu'il cherchera désespérément, inlassablement à combler, sans y arriver jamais que lorsqu'il se tourne vers le Père. Si Claudel parle de *l'insuffisance* du monde, il n'est pas suspect de le dédaigner par manque d'appétit. Ce n'est pas un poète désincarné, ni même un poète sobre. Plus que tout autre il a aimé et désiré l'abondance inépuisable de ce monde où il a été semé. Plus qu'un autre il risquait de s'en satisfaire et de s'y engluer. Mais il surmonte cette tentation. Il sait que la Création tout entière est un appel, qu'elle désigne ce qui la dépasse. L'homme est mis en chemin par ce qui lui manque. Il voudra obtenir ce qui ne lui a pas été donné, parfaire la somme, réunir ce qui a été séparé. C'est la tâche qui lui est proposée. L'unité, la complétude, est l'exigence primordiale. L'homme la recherche parce qu'il en a le souvenir. Il l'a connue dans le premier jardin.
*Au nom de ce paradis jadis en qui nous fûmes un seul corps et un homme entier.*
*Qu'il y ait en ce monde quelque part un recours ouvert contre le particulier.*
*Au lieu de tous ces vains tourbillons, au lieu de ces longs remous autour du crime,*
*Que je sente s'éveiller enfin la profonde respiration unanime. Vous n'avez pas le droit de séparer ce que Dieu a fait pour être ensemble !*
(*Ode pour Dante*)
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C'est bien le refus de la division, et du « particulier » qui reste hors de la communion, et même se complaît dans son exclusion, son individualité. A cette nostalgie de l'unité, le premier remède qui se propose, le plus apparent, le plus immédiat, c'est la recherche de la communauté politique, l'unification du globe dans une seule main. Rêve de l'empire universel qui fit de Dante un gibelin. Cependant ce rêve est voué à l'échec. Il ne peut pas se réaliser, puisque l'homme s'y enfermerait dans une sorte de sommeil et l'oubli de Dieu, puisqu'on esquiverait ainsi de reconnaître l'insuffisance du monde. Et Claudel qui est homme d'action, fera bien de Tête d'or, et de Rodrigue dans *Le Soulier de satin* des conquérants, des organisateurs, ils échouent à la fin. La rupture et la mort l'emportent, les empires se dissipent comme des nuages.
Rodrigue devient vice-roi du Nouveau monde. Sa tâche est de christianiser et d'aménager une terre qui double le monde connu, un second globe pour ainsi dire. De quoi griser cette tête puissante. Il n'y va pas pour conquérir Prouhèze (espérant la séduire par l'admiration). Il n'y va pas non plus pour l'oublier. Il y va par désir de l'unité de la Terre et des hommes, pour accomplir ce rêve qui nous ramènerait au premier jardin. Ce n'est pas possible, pas plus que de faire de Prouhèze sa femme.
\*\*\*
Il y a aussi l'autre rêve, qui est de refaire, en un couple parfait, cette unité originelle de l'homme et de la femme. Il y a cet espoir fou et naturel. Dante dit à Béatrice :
*J'entends ta première parole, mon amour, cependant que j'écris ce dernier vers,*
*Pendant que ce monde finit, pendant que ces gens autour de moi pour rien je les vois si affairés et si tristes,*
*Pendant que je recopie ce poème, pendant que je dispute à Venise trois villes de ce petit sire que je sers,*
*Je sais que la joie existe !*
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Voilà une issue d'un ordre supérieur. La puissance politique, l'organisation temporelle de la terre -- mais tout le temps le monde finit, et les gens affairés sont tristes -- ne semble qu'une transcription grossière de l'unité du couple parfait. En lui, le monde serait enfin complet, et suffisant. Mais justement, c'est exclu. Le couple n'arrivera pas à se former ici-bas. L'insuffisance demeure. La séparation demeure. Saint Georges ne reverra pas la princesse qu'il a délivrée. Son avenir, c'est la torture. Dante n'épousera pas Béatrice. Son avenir, c'est l'exil. Et Rodrigue ne reverra Prouhèze qu'une fois. Son avenir, c'est humiliation, l'esclavage.
Le cercle ne doit pas être refermé et ne peut l'être. L'homme et la femme ne se rejoindront pas, ici-bas du moins, pour former un couple pareil au premier et qui ainsi restaurerait le paradis. C'est très exactement impossible, puisque ce serait nier cette insuffisance qui a été mise dans la Création -- et dans homme en particulier -- ce certain manque, ce vide secret que nul n'arrive à combler. Il y a une orientation de ce monde vers Dieu, et c'est en la respectant, en s'y fiant, que l'homme et la femme pourront enfin se rejoindre. Le passage par la séparation et l'absence est inévitable. Mais la volonté d'union est elle aussi inévitable.
Georges dit :
... *Le dragon, on en vient à bout d'un coup d'épée.*
*Mais une femme, et qui sait que Dieu lui a envoyé Georges tout exprès, comment penserons-nous que ce soit si facile de s'en débarrasser ?*
La princesse pour Georges, Béatrice pour Dante, Prouhèze pour Rodrigue, c'est chaque fois l'absente, l'inaccessible qui pourtant occupe toute la vie. N'importe quelle biographie de Claudel éclairera sur la rencontre qui est à l'origine de cette figure, mais peu nous importe ici cet accident. Ce que nous devons regarder, c'est la constellation qu'est devenue cette figure, cette situation fondamentale. Et de la retrouver si souvent (je n'ai même pas parlé du *Partage de midi*) tout au long de tant d'années, on en vient à soupçonner qu'elle existait pour le poète avant même les circonstances qui la révélèrent.
Cette femme, c'est la belle guerrière qui mesure l'homme. Mis en face d'elle, il évalue ce qu'il vaut. C'est, comme on disait en chimie, le *réactif* qui fait connaître la qualité du métal. Ce type d'épreuve est loin d'être inédit dans notre histoire. Nous nous trouvons devant une dernière (oui, très probablement la dernière) incarnation de l'amour courtois, où le chevalier obéit à sa dame et se voue à elle.
151:335
Après tout, on voit encore Masséna, au siège de Gênes, à l'extrême bout du XVIII^e^ siècle, porter un ruban de Mme Récamier -- et cela après les guillotinades, les massacres de Lyon, de Nantes, de Vendée, et les églises transformées en magasins à poudre. Quoi de si étonnant, alors, de retrouver de tels sentiments chez un diplomate qui servait Briand et Berthelot ?
La femme élève l'homme parce qu'elle lui lance le défi suprême. Il aimera, il sera aimé, il ne possédera jamais ce qu'il aime. Mais il y sera uni comme on ne peut rêver de l'être.
*...Ainsi Georges comme une flamme resplendissante aujourd'hui et comme la sonnerie aux quatre coins de la terre de la trompette aiguë et grave,*
*S'étonne de ce qui à sa sommation parfois se mêle de mystérieux et de suave.*
*Une femme pas ailleurs que son propre cœur, et dans sa propre voix je ne sais quoi d'ineffable et d'étranger,*
*Qui, si lui-même se taisait, il entend que cela ne cesserait pas de remercier.*
(De *remercier,* vous entendez. Tout est bien et se termine dans la louange.)
Béatrice dit la même chose :
*Comme la musique avec l'orgue, comme l'huile avec le feu,*
*Tu vois bien que nous nous servons d'une seule âme pour être deux.*
*Ce qui t'empêche de mourir, c'est ma cause distinctement la tienne, sous des images différentes.*
*Ce que nous nous donnons l'un à l'autre, c'est Dieu sous des espèces différentes.*
*Le voici refait d'un homme et d'une femme enfin cet être qui existait dans le Paradis.*
Prouhèze et Rodrigue séparés tant d'années par la largeur de l'Atlantique au moins ne se quittent pas (voyez *l'ombre double*)*.* Elle a épousé le renégat, peu importe. Elle meurt, ensuite. Mais Béatrice aussi est morte. La seule conséquence notable, c'est qu'après la mort de Prouhèze le jeu du monde paraît inconsistant. Le roi est grotesque, et sans honneur dans sa ruse. Ses conseillers sont vils. Toutes les images de la puissance sont ridicules. Rodrigue, qui a régné sur la moitié du monde, imprime des images pieuses : ceci vaut cela.
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Cette IV^e^ journée du *Soulier de Satin* est faite pour montrer le néant du monde, sa profonde et constitutive insuffisance. Il est fait de choses qui auraient pu être différentes. Il n'est rien. La réalité, c'est Prouhèze morte et toujours présente, comme Béatrice, comme la princesse.
Le fin mot, c'est qu'il faut se délivrer de ce monde. « Délivrance aux âmes captives » est l'ultime phrase de la pièce. Toutes les âmes sont captives, et quand elles ne le sont pas des Barbaresques, cela risque d'être bien pis, car elles peuvent s'imaginer libres, ne se savent pas prisonnières, exilées. Et dans ce jeu, les plus tentées sont les plus nobles, qui sentent pleinement la beauté du monde, dont il ne faut pas médire.
Béatrice dit :
*Je n'ai pas voulu diminuer dans cette âme que j'occupais.*
*Et belle j'ai voulu pour toi être plus belle, jeune, passer à une jeunesse plus grande.*
*La joie que j'aurais pu te donner en ce monde, pas plus qu'elle ne te suffisait,*
*Et moi, avec ces choses que tu trouvais si réelles, je ne voulais pas partager d'être vivante !*
*Parce que je ne voulais pas être ailleurs que ton cœur, partager aux yeux de tous d'être vivante !*
*Ce n'est pas la peine de m'aimer si tu ne me crois pas et si tu n'as pas foi en moi, ce n'était pas la peine d'être belle.*
La beauté est bien réelle, même si dans la transfiguration de la mort, dans le corps glorieux, doit se trouver une beauté encore plus grande, et qui échappe au temps.
Prouhèze de son côté :
« *Faites de lui un homme blessé parce qu'une fois en cette vie il a vu la figure d'un ange.* »
D'un ange qui est une vivante, et qui donc vieillira -- revoilà le monde *insuffisant,* incomplet -- ce n'est pas supportable. Pourtant, il y a dans la beauté terrestre quelque chose qui promet plus. Et on en revient à Béatrice qui affirme :
« *Ce n'est pas la peine d'être si belle, si tu crois avec le reste que je pouvais finir.* »
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Ici, il est difficile de ne pas entendre murmurer en écho le proverbe de W. Blake : « L'éternité est amoureuse des ouvrages du temps. » N'est-ce pas l'incarnation, la valeur du monde créé qui est en jeu ? Par la chute, la Création a été fragilisée, elle est périssable, et ses beautés durent à peine plus que la beauté mobile des nuages. Cependant elles sont, même fugaces, emblème, signe de la beauté éternelle, et le poète ne saurait les nier, ni se passer du monde :
*C'est difficile pour César de lâcher le monde, et c'est plus difficile encore pour un poète.*
Il ne peut se passer du monde, mais il apprend à le dépasser. Non sans peine. Non sans gloire.
Georges Laffly.
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### Repères chronologiques
par Armand Mathieu
La biographie publiée par Gérald Antoine chez Robert Laffont en 1988, *Paul Claudel ou l'Enfer du Génie,* permet désormais de prendre une vue plus complète de l'homme et de l'écrivain.
Ces repères lui doivent beaucoup, notamment sur la vie privée de Claudel, dont le secret est maintenant levé. Ils ne prétendent nullement énumérer les œuvres, ou les faits et gestes, mais plutôt proposer au lecteur quelques informations majeures ou mineures, anciennes ou nouvelles, éclairer certaines prises de position et réparer certaines omissions plus ou moins inévitables, plus ou moins volontaires, enfin faire entendre ici et là le ton, la voix de Paul Claudel.
On a donc indiqué en caractères gras ([^44]) ce qui ne figure pas dans le livre de Gérald Antoine. -- A. M.
*6 août 1868.* Naissance à Villeneuve-sur-Fère (Aisne). C'est le pays de sa mère ; son père, Vosgien républicain, voire anticlérical, est receveur de l'Enregistrement à Fère-en-Tardenois, village voisin. Ménage âpre et disputailleur, sans foi religieuse.
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Le petit Paul a deux sœurs aînées, Camille (née en 1864) et Louise (née en 1866) : « J'ai gardé de mon enfance passée avec deux sœurs plus âgées et beaucoup plus malignes que moi un profond et salutaire complexe d'infériorité ; dans nos disputes fréquentes je ne me rappelle jamais avoir eu le dessus, et, d'ailleurs, s'il m'arrivait de présumer, quelques gifles bien appliquées avaient vite fait de me rappeler au sentiment de l'ordre normal. »
*11 octobre 1868.* Il est baptisé par son grand-oncle maternel Louis-Nicolas Cerveaux, curé de Villeneuve. Celui-ci, qui l'avait ondoyé en août, ajoute *Marie* aux trois prénoms de l'état civil, Paul-Louis-Charles (Paul à cause de l'oncle maternel, décédé à vingt-trois ans, probablement par suicide).
*1870-1875.* Prosper-Louis Claudel nommé receveur à Bar-Le-Duc, où Paul est élève des Sœurs de la Doctrine chrétienne.
*1876-1879.* Nogent-sur-Seine. Paul suit les cours d'un précepteur.
*1879.* Wassy-sur-Blaise, où Louis-Prosper devient conservateur des hypothèques, où Paul est élève du collège municipal et fait sa première communion le 23 mai 1880.
*1881.* Mort du Dr Cerveaux à Villeneuve-sur-Fère. « La mort de mon grand-père, que j'avais vu de longs mois rongé par un cancer à l'estomac, m'avait inspiré une profonde terreur et la pensée de la mort ne me quittait pas » (*Prose,* p. 1009). « Je le revois dans sa cuisine, la pipe en terre au bec, avec ses deux chiens bassets à ses pieds, en train de lire *l'Univers* \[le journal de Louis Veuillot\] tandis que dans le vestibule on entendait les gros souliers du paysan qui venait demander une saignée » (*ibid.,* p. 486).
*Avril 1881- Août 1885.* Études au Lycée Louis-Le-Grand. Bien que le père reste fonctionnaire à Wassy, puis Rambouillet, puis Compiègne, la famille s'est installée à Paris pour les études de Paul... et la carrière de Camille. Au lycée, Paul a pour condisciples R. Rolland, L. Daudet, R. Schwob, C. Mauclair ; il est hostile à Renan, qui préside la distribution des prix d'août 1883, et au kantisme de son professeur de philosophie Burdeau. Camille devient l'élève, puis l'amante de Rodin ; son père et son frère éprouvent à son égard des sentiments mêlés d'admiration et d'irritation, sa mère et sa sœur s'en détachent : elles ont dû supporter longtemps le terrible caractère de Camille, et maintenant celle-ci les couvre de honte !
*1886.* Étudiant à Sciences-po, Paul fait une excursion à l'île de Wight avec sa sœur Camille (qui expose la même année à Nottingham). De mai à septembre, la revue *La Vogue* publie les *Illuminations,* puis *Une Saison en Enfer* de Rimbaud :
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« Pour moi un événement capital : pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel » (*Prose,* p. 1009) ; « ...les pages poignantes qu'il a consacrées à la pureté dans *Une Saison en Enfer ;* c'est ce même sentiment de la pureté qui m'a rendu chrétien ». Il assiste à la grand-messe de Noël à Notre-Dame, puis aux Vêpres : au chant du Magnificat, « en un instant, je fus touché et *je crus* » ; « le chant si tendre de l'*Adeste* ajoutait encore à mon émotion » (*Prose,* p. 1011) ; au retour chez lui, il ouvre la Bible d'une amie allemande de Camille, Laetitia de Witzleben, lit l'épisode d'Emmaüs et le chapitre VIII des Proverbes. Mais un confesseur lui refuse l'absolution tant qu'il ne déclare pas sa conversion à sa famille, ce qu'il ne fera que quatre ans plus tard. En attendant, il fréquente assidûment Notre-Dame de Paris, se passionnant pour « le drame sacré de la liturgie et le spectacle de la messe ».
*1887*-*1889*. Il lit Pascal, Bossuet, Dante, Catherine Emmerich (mais renonce devant *l'Imitation de Jésus-Christ*), puis les écrits posthumes de Baudelaire. Il commence à rédiger deux drames en versets, *Tête d'Or* et *La Ville.* Enthousiaste de Beethoven et Wagner, il va au concert avec Suarès et R. Rolland. Il fréquente le salon de Mallarmé rue de Rome, parfois avec Camille dont Valéry contemple les « admirables bras ». Il fréquente aussi une mystérieuse jeune Polonaise qui, rentrée dans son pays, sera exécutée comme conspiratrice (elle lui inspirera les personnages de Fausta dans une *Ode* et Lumîr dans *Le Pain dur*)*.* Il termine ses études de Sciences politiques par un mémoire sur « L'impôt sur le Thé en Angleterre ». Sa sœur Louise s'est mariée en 1888 avec Ferdinand de Massary, magistrat.
*1890*. En janvier, il est reçu premier au concours des Affaires étrangères (Jules Ferry, Burdeau et Rodin se sont portés garants de son honorabilité et de ses idées républicaines, certificats nécessaires pour entrer dans l'administration de l'époque. Il publie *Tête d'Or.* Succès d'estime auprès des *happy few,* symbolistes (Maeterlinck, Gide...), mais aussi naturalistes (Mirbeau, Renard...) ; pas d'article de presse (mais le souhaitait-il ?) ; bientôt Élémir Bourges voit en lui le plus grand poète vivant (en 1895 Maurras donnera ce « bien curieux dramaturge » comme possible académicien pour 1915). A Noël, Claudel se confesse : « Je fis ma seconde communion le 25 décembre 1890 à Notre-Dame. »
*1892*. Nommé élève-consul, il loue un appartement 43, quai de Bourbon (l'atelier de Camille est au 19) et prend chaque matin le bateau-mouche pour aller travailler au quai d'Orsay. Il rédige *La Jeune Fille Violaine.*
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*1893-1895*. En poste à New York et Boston, il rédige *l'Échange,* traduit *l'Agamemnon* d'Eschyle, se délecte du Plutarque d'Amyot ; au retour, il revoit Léon Daudet, Jules Renard (celui-ci dans l'atelier de Camille).
*1895-1900*. Divers postes en Chine. Il voyage beaucoup, y compris au Japon, se lie avec le consul de Belgique Émile Francqui, rédige des *Vers d'exil* et les textes de *Connaissance de l'Est,* dont Léon Daudet publie le premier (*Le Cocotier*) dans *La Nouvelle Revue* du 15 septembre 1895. Il acquiert le titre de consul, rentre par la Terre Sainte (Noël 1899 à Bethléem).
A Paris il rencontre pour la dernière fois Jules Renard, chez Camille : « Et la tolérance ? » dit Renard. -- « Il y a des maisons pour ça », rétorque Claudel. L'Affaire Dreyfus les oppose, mais aussi la question religieuse : bientôt Renard va soutenir Combes, faire jouer sur la scène subventionnée de l'Odéon sa pièce anticléricale La Bigote (1909), accueillie fraîchement par la critique (sauf Léon Blum, dithyrambique : « au-dessus de Poil de Carotte... œuvre d'art achevée... noblesse et courage de la pensée... »).
En revanche, nouveaux amis de Claudel : Jammes, Gide.
Il fait retraite à Solesmes, et à Ligugé où il rencontre Huysmans, côtoie Louis Le Cardonnel et Mayol de Luppé. Il renonce finalement à une hypothétique vocation sacerdotale.
*1900*-*1905*. Sur le bateau qui le remmène à son poste de consul à Fou-tchéou, il fait plus ample connaissance avec une femme entrevue un an plus tôt, Mme Francis Vetch, mère de quatre jeunes garçons, née (en 1871) Rosalia Scibor de Rylska, d'un père polonais (exécuté par les Russes) et d'une mère écossaise ; son mari, nettement plus âgé, était un de ses cousins, Créole (de l'île Maurice et de la Réunion), homme d'affaires médiocre et douteux à Fou-tchéou. « Je les ai reçus tous deux selon la coutume d'Extrême-Orient, où les maisons sont rares et longues à construire et où l'hospitalité est un des devoirs de ma fonction », expliquera Claudel en 1904 au Quai d'Orsay qui s'inquiète. En l'absence du mari, il devint vite l'amant de « Rosie ». Au cours de ces années un peu folles, il reçoit la visite et devient l'ami de Philippe Berthelot (accompagné de sa future épouse). Fils de Marcellin Berthelot (scientiste et père fondateur de la III^e^ République) Philippe Berthelot, agnostique, mais grand amateur de poésie, est déjà influent au Quai d'Orsay.
Le 1^er^ août 1904, Rosalia quitte Fou-tchéou, enceinte des œuvres de Claudel ; elle emmène ses deux aînés en Europe, via l'Amérique ; au Canada, elle rencontre Lintner, un homme d'affaires connu à Fou-tchéou, Anglais d'origine hollandaise ; elle décide de divorcer et de l'épouser ; ils s'installent en Belgique où naîtra en janvier Louise Vetch (fille naturelle de Claudel) ; en avril 1905, ils échappent de peu aux recherches de Claudel et Francis Vetch enfin rentrés en Europe et lancés ensemble à la poursuite de l'infidèle.
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Il est probable que Rosalia a voulu retrouver une vie régulière, sans conduire Claudel à un mariage civil qui eût été pour ce croyant fervent une impasse. Elle va lui inspirer le personnage d'Ysé dans *Partage de Midi* (première rédaction de septembre à novembre 1905, mais, trop intime, ce drame connu d'un petit nombre ne sera diffusé publiquement qu'après 1945), une partie des *Grandes Odes* publiées en 1910, et la Prouhèze du *Soulier de Satin ;* chose étrange, les héroïnes de *Tête* d'Or, de *La Ville* et de *L'Échange* lui ressemblent déjà jusque dans leurs décisions inattendues.
*1906*. Sur le conseil et par l'entremise de divers ecclésiastiques, dont le futur cardinal Baudrillart, il se marie (à Reine Sainte-Marie Perrin, fille de l'un des architectes de la basilique de Fourvière). Départ avec sa femme pour un nouveau poste en Chine, où naîtront Marie (1907) et Pierre (1908).
*1909*. Il refuse de laisser jouer *La Jeune Fille Violaine* « Consul, poète et dévot, c'est trop à la fois. Me voici père de famille par-dessus le marché. » Retour de Chine : il découvre Camille prostrée dans la folie ; il rencontre Jacques Rivière. Nommé consul à Prague.
*1910*. Naissance de sa fille Reine. Il obtient deux voix (dont, presque certainement, celle de Daudet) pour la succession de Jules Renard à l'Académie Goncourt (Judith Gautier est élue). Le 6 novembre, un étudiant nommé Franz Kafka assiste à Prague à une conférence du « consul Claudel » et note sur le Journal qu'il vient de commencer : « Éclat de ses yeux que son large visage recueille et réfléchit. Il cherche sans cesse à partir et y parvient du reste en détail, mais pas en général : dès qu'il a pris congé d'une personne, une autre se présente derrière laquelle la première reprend son tour... »
*1911*. Il écrit à Suarès en février : « J'avoue que l'âpre polémique de Maurras m'a plu (...). Il hait autant que moi la démocratie, il donne une voix à ce furieux sentiment de dégoût d'un cœur noble qui se sent écrasé par les bestiaux, par la force brute, par le nombre. Où je me sépare radicalement de lui, c'est pour sa sécheresse pédantesque et doctrinale... »
Nommé consul à Francfort « C'est tout de même curieux de voir un catholique représenter la République française dans cette capitale de la juiverie internationale », écrit-il à divers correspondants.
Et à sa belle-sœur Élisabeth Sainte-Marie Perrin (fille de René Bazin), en octobre : « Dans toute l'Allemagne le sentiment général à notre égard est celui d'un mépris bienveillant. Ce pays me fait beaucoup moins mauvaise impression que je n'aurais cru.
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On sent partout une autorité sévère, juste, compétente et respectée. On y bavarde beaucoup moins qu'en France et en Autriche. Nulle part on ne voit de langueur ni de paresse. Tout le monde a l'air d'avoir goût à l'existence » (contrairement à ce que suggère G. Antoine, on ne pourrait plus écrire cette dernière phrase en 1988, et c'est une énorme différence).
*1912*. Naissance de son fils Henri. Le 21 décembre, succès de *l'Annonce faite à Marie* (publiée au début de l'année dans la N.R.F.) au théâtre de l'Œuvre (Lugné-Poë)
*1913*. Le père de Claudel meurt le 2 mars, « sans sacrements » ; sa sœur Camille est internée le 10 (ni la mère, ni l'autre sœur ne voulant la revoir ni s'en occuper ; Paul seul la visitera et correspondra avec elle). Succès de *L'Annonce* en Allemagne (version allemande à Hellerau, faubourg de Dresde, et troupe de l'Œuvre à Francfort). Claudel donne au *Journal de Clichy* de l'abbé Daniel Fontaine, son ami et confesseur, une série d'articles (signés M.) favorables au service militaire de trois ans, mais violemment hostiles au président Poincaré et au gouvernement radical, et inspirés pour une large part de *L'Action française* (voir *Chroniques du Journal de Clichy*, éd. Les Belles Lettres). Nommé consul à Hambourg.
*1914*. Succès de *L'Échange* (paru en 1901) au Vieux-Colombier (janvier) et de *L'Otage* (publié en 1910-1911 par la N. R. F.) à l'Œuvre (juin). Rupture avec Gide lorsque celui-ci publie son roman *Les Caves du Vatican.* Il quitte Hambourg à la déclaration de guerre, est à Paris le 16 août, à Bordeaux le 4 septembre. Entre-temps, il est témoin au mariage civil de Philippe Berthelot et Hélène Linder. A Bordeaux, il achève *le Pain dur* (suite de *l'Otage*)*.*
*1915*. Il excelle en propagandiste : tracts, poèmes, tournées de conférences en Suisse et en Italie, avec l'actrice Ève Francis qui lit des extraits de ses œuvres mais repousse ses avances (quand elle épousera Louis Delluc, en 1918, il lui écrira : « Il est cruel de penser que les deux seules femmes que j'ai vraiment aimées et qui, je le crois, m'ont aimé aussi, ont été séparées de moi par le destin et sont en la possession d'autres » ; et peu à peu il l'assimilera à Rosalia). Il est reçu par Benoît XV le samedi de Pentecôte, rencontre à Florence la célèbre actrice Eleonora Duse. Chargé de mission, il découvre la Rome catholique et baroque, entame *Le Père humilié* (suite du *Pain dur*)*,* et prépare la relève économique de l'Allemagne par la France.
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*1917*. Nommé ministre de France à Rio, il part en janvier (sans sa famille). Au retour d'un voyage dans le sud du Brésil, « j'apprends la naissance, dans la nuit du 2 août, d'une superbe fille Renée \[son cinquième et dernier enfant\] et je trouve sur ma table une lettre de... \[Rosalia\], après treize ans » ! Est-ce cette même année que Mme Claudel a découvert l'existence de Rosalia ? Un confident de Claudel, Paul Petit, a noté : « Depuis 1917 vit avec sa femme sans aucune intimité. Sa femme a appris la chose, non par lui, mais par des lettres (qu'il avait laissé traîner). »
*1918.* « Notre petite Louise va faire sa première communion le jour de la fête de S. Pierre et de S. Paul », lui écrit Rosalia. En ce même mois de juin, le fils cadet de celle-ci, Edouard Vetch, est tué au front, à quelques km de Villeneuve-sur-Fère.
*1918 ou 1919 ?* Ouverture des hostilités contre l'Action française. Voici comment elle est rapportée par lui dans son témoignage de 1944 contre Maurras : « Me trouvant au Brésil en qualité de ministre plénipotentiaire lors de la guerre 1914-1918, je fus frappé de constater que les ennemis de la France se ravitaillaient dans les colonnes de l'Action française. Tous les hommes représentant le pays étaient couverts de boue et la propagande ennemie faisait un large usage de ces critiques. Je fus à ce point frappé de cet état de choses que rentré en France, je fis une déclaration publique à ce sujet, déclaration qui fut publiée en son temps (début de 1919) par le journal L'Aube. L'Action française me prit alors violemment à partie et pendant vingt ans je ne cessai jamais d'être injurié et calomnié par tous ses rédacteurs... » (La déclaration de Claudel n'a pu paraître dans *L'Aube,* journal démocrate-chrétien fondé seulement en 1932, et qui survécut grâce à la publicité gouvernementale à partir de 1936. Mais c'est bien à une déclaration analogue en tant que diplomate, que Maurras et Daudet font également remonter leur brouille avec Claudel.)
*1919-1921.* Retour en Europe ; commissaire français au Danemark pour la négociation sur le Schleswig. Rencontre deux fois Rosalia et Louise, à Londres. Commence *Le Soulier de Satin* (achevé en 1924, publié en 1929), poussé par le peintre José-Maria Sert.
*1921-1926.* Ambassadeur de France à Tokyo. Subit le tremblement de terre de 1923 (mais ne perd pas toute la Troisième Journée du Soulier de Satin comme il l'a dit et comme G. Antoine le répète : seulement une mise au propre).
Il se réjouit, en 1924, du succès électoral du Cartel des Gauches, pourtant antifamilial et anticlérical, parce que c'est le retour au pouvoir d'hommes avec lesquels il sympathise : Herriot, Berthelot.
Interviewé par un quotidien italien en 1925, il s'en prend aux « mouvements actuels » : « Pas un ne peut conduire à une véritable rénovation ou création.
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Ni le *dadaïsme,* ni le *surréalisme* qui ont un seul sens : pédérastique. » Fureur des surréalistes qui lui adressent une lettre d'injures collective (et le 14 janvier 1928 Antonin Artaud jouera, en représailles, malgré l'interdiction de l'auteur, un acte du *Partage de Midi* au théâtre Alfred Jarry).
En décembre 1926, condamnation de l'Action française par Pie XI.
*1927.* Nommé ambassadeur de France à Washington (il semble que Berthelot ait pensé à le faire nommer à Berlin, mais une campagne de presse se déclencha contre celui qui avait traité Gœthe de « grand âne solennel », dans son poème *Sainte Geneviève*)*.* Il reste au Japon pour les funérailles de l'empereur Yoshi Hito le 7 février, débarque à San Francisco le 4 mars, et, avant de gagner Washington, se rend au grand canon du Colorado avec Paul Morand :
« Soudain,
« l'ambassadeur de France aux États-Unis
« parle de Bach,
« puis des derniers quatuors de Beethoven
« qui ont certainement un sens
« qu'on n'a pas encore découvert.
« Il enfonce sur sa tête son petit chapeau
« et plein d'une excitation silencieuse,
« napoléonien, optimiste, naturel,
« il nous quitte pour marcher tout seul dans la neige,
« attaquant la route
« comme il fonce sur les gens ou les idées,
« en taureau de bas en haut.
« Rien ne peut plus avoir raison de lui
« que l'heure du déjeuner. »
(Paul Morand, *USA-1927,* Paris, 1928.)
Il rentre à Paris le 30 avril. Il approuve publiquement la condamnation de l'Action française (Nouvelles littéraires, 7 mai). Cette condamnation (voulue par Briand) est une des raisons qui provoquent la dispersion de la Coopérative de Prières fondée par Claudel avant la guerre avec d'autres intellectuels, clercs et surtout laïcs (l'autre raison est la présence d'écrivains « immoraux » et d'homosexuels dans la Coopérative).
Lui qui avait voué Renan à l'enfer compose, à la demande de Philippe Berthelot, un dialogue philosophique joué à l'Élysée, en octobre, en l'honneur du centenaire de Marcellin Berthelot (*Sous les Remparts d'Athènes ;* mise en scène de Jouvet, musique de Germaine Taillefer) : « Faut-il que j'aime Philippe pour avoir écrit ce dialogue à la mémoire d'un pharmacien athée ! »
Il achète le château de Brangues dans l'Isère, qui sera désormais le port d'attache de sa famille.
*1928.* En avril, il approuve le pacte Briand-Kellogg qui met la guerre « hors la loi » (sic).
Dans son rapport du 30 mai et ses dépêches de décembre, il met en garde Paris contre la fragilité de l'économie américaine (le krach aura lieu le 24 octobre 1929).
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*1929*. Il envoie une amie américaine, Mrs Agnès E. Meyer, auprès de Rosalia (qui habite désormais Paris et lui écrit : « Pour un demi-moine tu t'y connais en grandes et belles femmes. ») et de Louise, qui veut devenir cantatrice : « J'ai bien de la peine à me la figurer en *prima donna,* chantant la musique des *Pagliacci* ou des *Huguenots* qui est à peu près ce que je déteste le plus au monde ! Voilà un châtiment auquel je n'avais pas pensé ! » Louise renoncera finalement à ce projet ; après avoir mené une vie agitée d'artiste, elle composera la musique pour les représentations de *L'Annonce* (avec nouvel Acte IV) en 1941 et du *Père humilié* en 1946, sous le pseudonyme de Maria Scibor.
Mort de sa mère à Villeneuve-sur-Fère, « ayant rempli tous ses devoirs religieux » (Journal, 20 juillet).
*1930*. Il assiste au mois de mai à Berlin aux premières représentations de son *Livre de Christophe Colomb,* qui lui avait été commandé par Max Reinhardt mais fut finalement mis en scène par Darius Milhaud.
*1931*. Indigné par la *Judith* de Giraudoux, qu'il juge médiocre et blasphématoire, il compose le poème *Judith* (publié en 1935) et retire à Jouvet *L'Annonce* (qu'il l'avait autorisé à préparer) afin, lui écrit-il, « de vous laisser plus de temps à consacrer à vos exhibitions pédérastiques » (Jouvet, outre *Judith,* jouait *Un Taciturne* de Roger Martin du Gard.).
*1933*. Nommé ambassadeur à Bruxelles.
*1934*. Il compose en quelques jours deux oratorios : *Le Festin de la Sagesse* et *Jeanne au Bûcher.*
En mai, il s'inquiète de la montée de l'hitlérisme, « une espèce d'islamisme, une communauté qui fait de la conquête une espèce de devoir religieux » ; hostile à Mussolini, il s'indigne en octobre contre « l'abominable agression à laquelle, sous l'impulsion d'un tyran, l'Italie se livre à l'égard d'un peuple chrétien (l'Éthiopie) ».
En octobre, dans un article contre l'art saint-sulpicien, il écrit : « L'art catholique moderne peut s'enorgueillir de noms comme ceux d'un Dom Bellot, d'un Cingria, d'un Charlier (qui fait paraître en ce moment avec une compétence que je n'ai pas, dans le Bulletin des Misions de S. André de Lophem, d'admirables articles), d'un Servaes » (Le Goût du Fade, article paru dans Sept, 19 octobre).
En novembre, décès de Philippe Berthelot.
*1935*. Il est mis à la retraite après 47 ans de service. Échec (contre Claude Farrère) de sa candidature à l'Académie, malgré les voix de Pétain, Weygand, d'Abel Bonnard et de Mgr Baudrillart (qui seront aussi électeurs de Maurras en juin 1938).
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Pour Maurras, c'est à la fois une victoire littéraire contre le romantisme et politique contre « le briandisme vatican ». Daudet ajoute : « Il appartient à la série trop connue des Tartuffes du Danube et des Timons comblés d'honneurs. (...) Claudel, je dois le dire, était sincèrement attaché à son protecteur et patron Philippe \[Berthelot\]. Il a prononcé sur sa tombe un discours émouvant et simple, dénué de ces tortillons et extravagances qui mènent son œuvre, composite et tarabiscotée, à la ruine. Il aimait Philippe, qui avait fait sa carrière. Mais, ambassadeur de France, il n'aimait la France qu'après Briand et Philippe et que dans leurs absurdes lignes et selon leurs absurdes visées, leurs coupables et personnelles visées. C'est ce qui me fait mépriser, de toutes mes forces, mon vieux camarade de jeunesse Paul Claudel dont j'ai tant de fois vanté les dons littéraires, alors qu'il était totalement ignoré » (3 avril).
*La Vie intellectuelle* (revue dirigée par des dominicains parisiens) publie un numéro d'hommage à Claudel le 10 juillet. Y ont participé, à côté de Maritain et Madaule, des écrivains qui n'approuvent pas la condamnation de l'A.F : René Johannet et Henriette Charassan, Henri Pourrat, Gonzague de Reynold... Massis lui-même ne rompra avec Claudel qu'en 1944.
Publication d'*Un Poète regarde la Croix,* où Claudel s'en prend de nouveau à la Vie de Jésus de Renan, « ce dégoûtant amas d'infamies, de perfidies et de mensonges dont un éditeur juif \[Calmann Lévy\] a pris soin de multiplier les éditions populaires ».
En octobre Paul-Louis Weiller (fils de Lazare Weiller, pionnier de l'aéronautique) fait proposer à Claudel par son fils d'entrer au conseil d'administration de Gnôme-et-Rhône (moteurs d'avion). Claudel accepte. P-L. Weiller et Henri Claudel (celui-ci en 1936) ont épousé deux sœurs, Aliki et Christine Diplarakos.
*1936*. En mars, discussion avec Mauriac, qui vient de publier sa Vie de Jésus, à propos de l'authenticité du Saint-Suaire, dont Claudel a été convaincu en 1932 par les documents de son ami le Dr Paul Vignon : « Je demeure sceptique, lui écrit Mauriac, à cause justement de cette trop belle tête, de ce visage évidemment byzantin, hiératique, royal, glorifié. L'échec total (en apparence) de Jésus, la tranquillité de ses adversaires dans leur mépris et dans leur refus, la déception de Hérode et de sa cour, le fait certain qu'il n'avait aucun caractère saillant, propre à le faire reconnaître (plusieurs épisodes en font foi...), tout m'incline à le voir tel que l'a vu Isaïe. Mais nous en sommes réduits aux conjectures et l'interprétation est libre. » Claudel soutiendra les conférences du Dr Vignon en 1938 (notamment par son article sur « Le Visage du Christ » dans Le Figaro du 9 avril).
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Le 26 avril, il note dans son Journal lors du premier tour des élections qui vont amener une chambre « Front populaire » « Dans ces élections ce qui domine c'est le dégoût et l'incertitude générale. Les candidats ne donnent même plus l'illusion de croire ce qu'ils disent, ce sont des bégaiements d'idiots. Ainsi Léon Blum déclarant que le prolétariat doit désarmer avec, sans ou contre l'Allemagne. »
Il écrit au Congrès Juif Mondial : « La législation abominable et stupide dirigée contre vos coreligionnaires en Allemagne me remplit d'indignation et d'horreur. (...) Israël (...) a toujours maintenu (...) l'idée d'un Dieu personnel et transcendant supérieur à toutes les superstitions du paganisme. Et c'est précisément le paganisme renaissant sous sa forme la plus basse et la plus hideuse qui vient une fois de plus de se heurter à cette pierre inébranlable. »
*1936*-*1937*. Il refuse à Henriette Psichari de signer une pétition pour la libération du Brésilien Carlos Prestes : « Je réprouve cette tendance des intellectuels de se mêler d'un tas de choses qui ne les regardent pas et sur lesquelles ils sont en général mal renseignés » ; puis à Jacques Madaule de signer un manifeste rédigé par Maritain contre le bombardement de Guernica : « Mon sang comme on dit n'a fait qu'un tour et j'ai eu un accès de fureur épouvantable ! Je hais et je méprise les Basques que je considère comme d'infâmes Judas et d'autre part depuis longtemps le doux Maritain me galope sur le système. Il proteste contre le bombardement plus ou moins douteux d'un village, mais en revanche le massacre dans des conditions atroces de seize mille prêtres, l'incendie de je ne sais combien d'églises, l'ont laissé parfaitement paisible et silencieux. (...) Madaule ne sait pas combien près il a été de recevoir un gros encrier de cristal à la figure ! Ça lui aurait peut-être fait du bien ! » (8 mai 1937) Il signe en décembre 1937 le *Manifeste aux intellectuels espagnols* favorable à Franco et paru dans *Occident.*
A la fin de cette même année, il supervise les répétitions de L'Échange chez les Pitoëff ; « Claudel regardait la scène, et faisait un geste, et parlait de sa grosse voix paysanne : -- Il faut vous rassembler, vous serrer comme une botte d'herbes : une botte, vous comprenez... » raconte Brasillach qui l'a vu là pour la première fois, et a reçu de lui plus tard de belles lettres le remerciant pour ses livres.
*Mars 1938.* A propos de l'Anschluss et des visées allemandes sur la Tchécoslovaquie : « La Mitropa est dans la force des choses jusqu'à la Mer Noire et c'est tant mieux. Cette division d'une foule de petits pays en querelle était un scandale. Une large vie va battre dans tout cet ensemble. Rapport harmonieux de l'industrie, de l'agriculture et des matières premières. Seul point noir le racisme et l'idéologie hitlérienne. Mais il est parfaitement possible, et même obligatoire, que cela change. »
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*Septembre 1938.* Il félicite Daladier des accords de Munich.
*12 mars 1939.* Il représente la France au couronnement de Pie XII.
*1940.* Du 23 juin au 2 juillet, il est à Alger, venu de Brangues pour se mettre à la disposition d'un éventuel gouvernement poursuivant la guerre ; il a appris à Oran le 22 la signature de l'armistice. De retour à Brangues, il est favorable au gouvernement du Maréchal malgré la présence de Laval : « La France est délivrée après soixante ans du joug du parti radical et anticatholique (professeurs, avocats, juifs, francs-maçons). Le nouveau gouvernement invoque Dieu et rend la Grande-Chartreuse aux religieux. Espérance d'être délivrés du suffrage universel et du parlementarisme... » (6 juillet). A Françoise de Marcilly, il écrit une lettre sur ce thème le 11 août, mais une autre contre la « Kollaboration » en novembre (citées par G. Antoine). Il se réjouit du renvoi de Laval le 13 décembre.
*1941.* En mars il se rend à Vichy pour intercéder en faveur de P.-L. Weiller, qui est astreint à résidence à Marseille, et pour obtenir une mise en scène de *L'Annonce ;* il dîne deux fois avec le Maréchal ; succès sur le second point. Le 9 mai, *l'Annonce* est jouée à Vichy, le poème de Claudel en faveur du Maréchal Pétain lu à l'entracte par Ève Francis. Le 22 juin, il se réjouit de la guerre à l'Est : « Les deux monstres se dévorent. » Le 22 octobre il écrit au secrétaire d'État américain Cordell Hull, qui assurera la fuite aux États-Unis de Paul-Louis Weiller trois mois plus tard. Le 24 décembre il écrit au Grand Rabbin de France pour lui dire son indignation devant « les iniquités, spoliations, mauvais traitements de toutes sortes dont sont victimes nos compatriotes israélites, tous les bons Français et spécialement les catholiques. J'ai eu de fréquents rapports avec des juifs de toutes nations et j'ai toujours trouvé en eux non seulement des esprits ouverts mais des cœurs généreux et délicats (...) »
*1943.* « Le 12 mai j'apprends que la Gestapo est venue s'informer de moi à mon ancien domicile à Paris. Je file pour Vichy où je mets les gens au courant. Ils me disent de ne pas m'effrayer. » En octobre, mort de Camille Claudel à l'asile de Montdevergues près d'Avignon : il envoie une forte somme pour des messes, mais ne se préoccupe pas de la sépulture. Le 27 novembre, à Paris, il assiste à la première du *Soulier de Satin* (préparé depuis mars) à la Comédie-Française. Interviewé dans Paris-Soir : il exprime son admiration pour son ami belge Émile Francqui, pour le théâtre de Dresde, pour Bismarck, et déclare : « Si je devais refaire ma carrière, je choisirais l'épicerie, qui vous permet de palper les choses les plus agréables comme les plus variées et en même temps de voir toutes sortes de gens. » (30 novembre).
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*1944*. A la mi-septembre, il revient dans Paris libéré. Il écrit à de Gaulle le 30 une lettre d'allégeance. Le 28 octobre, il décide, avec un acharnement étonnant, de témoigner à charge contre Maurras (menacé de la peine de mort) ; il se fie à un ragot du préfet de la Libération à Lyon (Yves Farge) qui lui a déclaré le 17 septembre que Maurras l'avait dénoncé deux fois « à la Gestapo ».
Le 23 décembre, il publie dans *Le Figaro* une ode au général de Gaulle ; il lui écrit le 26, puis le 30 décembre, parce qu'il craint d'être inculpé de collaboration économique, étant resté membre appointé du conseil d'administration de Gnôme-et-Rhône, qui fournissait des moteurs d'avion aux Allemands pendant l'Occupation.
*6 février 1945*. Brasillach est fusillé après refus du recours en grâce auprès du général de Gaulle. Claudel avait signé la pétition d'écrivains et artistes en faveur de la grâce.
*1946*. Le 4 avril, il est élu à l'Académie française, sans visites, à l'unanimité des vingt-six présents moins une voix (Pierre Benoît). Le 14 juin, Bernanos, rentré en France depuis un an, et qui avait déjà beaucoup injurié Claudel à l'occasion de la guerre d'Espagne, s'en prend dans l'hebdomadaire communiste Les Lettres françaises à « cette foire académique où vient d'entrer, plus décoré que Gœring et plus riche que Turelure \[personnage de l'Otage\], ce vieil imposteur de Claudel ».
*16 novembre 1947*. Il rencontre Teilhard de Chardin dans un salon parisien. Rencontre sans suite, car Claudel n'est conquis ni par l'homme ni par sa philosophie : « Il croit en une surhumanité atteinte par évolution. Cette idée me paraît idiote et me remplit d'horreur. » (été 1950)
*1948*. Il adhère en mai au R.P.F. du général de Gaulle, déjeune avec celui-ci à Grenoble le 18 septembre.
*20 juin 1949*. Acquittement général dans l'affaire Gnome-et-Rhône.
*21 novembre 1949*. Il a noté sur son Journal : « Visite de Jacques Perret, auteur du Caporal épinglé et collaborateur d'Aspects de la France. Il me fournit des détails sur les stalags où il a passé deux ans \[Claudel songeait à une mise en scène de Tête d'Or sous forme de répétition par les prisonniers d'un stalag\]. Il a travaillé sur un cargo, puis sur les plantations de bananes au Venezuela. Grand, physionomie fine et mobile. »
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*29 avril 1950.* Il est reçu par Pie XII au Vatican. On avait prévu de jouer *L'Annonce,* mais, dix jours avant, la représentation fut décommandée et remplacée par une récitation de poèmes religieux : « Après quoi le Pape prend la parole pour faire mon éloge d'une manière qui émeut toute l'assistance. Il descend vers moi et je me prosterne à ses pieds. Il me remet une médaille d'or, et des médailles à toute l'assistance, y compris les acteurs et les machinistes. Tout le monde à genoux. »
*Avril-mai 1950.* L'abbé François Ducaud-Bourget, vicaire à Saint-Germain-l'Auxerrois, donne une conférence et un article (repris dans Claudel, Mauriac et Cie, 1951) contre Claudel. Il souligne à juste titre les incohérences que contiennent les œuvres de Claudel, notamment L'Otage, déjà critiqué par Bernanos (mais ces textes sont des écrits « poétiques », comme l'avait dit le cardinal Billot pour la défense de Léon Bloy, et non des traités de morale, de théologie ou d'exégèse).
*5* *novembre 1951.* Mort de Rosalia à l'hôpital d'Avallon (enterrée à Vézelay).
*19* *décembre 1951*. Il rompt avec les gaullistes après leur vote contre le plan Robert Schumann de Communauté européenne : « On a vu les 120 députés gaullistes à l'exception de trois hommes courageux, s'engager, drapeau déployé, sous le commandement du traître Jacques Duclos », écrit-il au général de Gaulle.
*18 février 1953.* Il refuse à Me André Haas, émissaire envoyé par Georges Duhamel, de signer une pétition en faveur de J. Rosenberg, condamné à mort pour trahison de secrets atomiques militaires au profit de l'U.R.S.S. \[et dont la culpabilité n'est plus contestée aujourd'hui\] : « Je lui ai coupé la parole en lui disant que je n'aimais pas les touche-à-tout et que je ne voyais aucune raison de préférer son opinion à celle d'Eisenhower. »
*1954*. Il prend position contre les prêtres-ouvriers non soumis à Rome, dans Le Figaro, dont le directeur, Pierre Brisson, refuse en revanche son article indigné, lors de la chute de Dien-Bien-Phu, par la non-intervention américaine.
*1955*. Son dernier article est pour protester contre les modifications insidieuses de la liturgie de la messe (La Messe à l'Envers). Le 22 février au soir il reçoit, lucide, les derniers sacrements et répète : « Je n'ai pas peur. » Le lendemain, mercredi des Cendres, il réclame en vain sa fille Louise et meurt entre 2 et 3 h. Obsèques à Notre-Dame le 28, officielles mais non pas « nationales » comme pour Valéry en 1945. Le 4 septembre il est inhumé dans le parc de Brangues auprès d'un de ses petits-fils déjà décédé. « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel » dit l'épitaphe, comme Rodrigue dans *Le Soulier de Satin :*
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« Et je sais que mon âme est immortelle, mais le corps ne l'est pas moins,
« Et de tous les deux la semence est faite, qui est appelée à fleurir dans un autre jardin. »
Armand Mathieu.
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### La biographie de Gérald Antoine
par Jacques-Yves Aymart
IL FAUT D'ABORD SALUER l'entreprise de Gérald Antoine, car on manquait d'une biographie « à jour » de Paul Claudel, et sa réussite : en quatre cents pages, plus vingt-six de références rigoureuses, et vingt d'index fort utiles, on dispose d'un portrait complet du bonhomme, des repères nécessaires pour suivre sa vie publique et privée, sa vie spirituelle, sa vie d'écrivain.
Gérald Antoine fait preuve d'un réel talent dans le choix des citations. Il sait user de toutes les nuances nécessaires dans leur interprétation. Il veut montrer *l'homo duplex*, l'homme double (mais sans duplicité) : généreux quoique économe, impulsif et prudent, toujours prêt à partir, toujours chantant les douleurs de l'errance, le cœur torturé de remords et bercé de bonne conscience...
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Une large place est accordée à la carrière et aux conceptions du diplomate (si peu *diplomate*)*,* souvent négligées par les précédents biographes. Mais on peut lire aussi les propos de forte morale chrétienne, bons à rappeler aujourd'hui où clercs et « claudéliens » n'ont à la bouche que « liberté ». Claudel, on s'en doutait, condamnait l'avortement : « Tuer un enfant, tuer une âme immortelle, c'est horrible ! c'est affreux ! » (à Marie Romain-Rolland, 27 décembre 1939). Avec une réelle humilité, il prônait la *ré-gu-la-ri-té* de la pratique religieuse, proposant son programme à sa fille Louise : « Au premier rang la messe et la communion, qu'il faudrait absolument avoir chaque matin », « un quart d'heure de recueillement l'après-midi », « si possible le chapelet », « le Chemin de Croix chaque vendredi », enfin « un sage et ferme directeur », « un bon directeur est un véritable trésor »...
#### *Un certain manque de relief*
Est-ce à dire qu'il s'agit d'une biographie « définitive » ? Non, bien sûr. Claudel est encore trop jeune : 120 ans ! Si Gérald Antoine révèle avec tact l'essentiel de sa vie conjugale, l'identité de la mystérieuse Ysé (et même sa photographie), la destinée de leur fille Louise (aujourd'hui âgée de quatre-vingt-deux ans), il a choisi de laisser dans l'ombre le cas du père de Claudel, ainsi que les rapports de Claudel avec ses enfants légitimes, qui demeurent un peu voilés, comme déjà dans le *Journal* publié. (Ne lisez pas cette biographie sans avoir à portée de la main l'inépuisable *Journal* de Claudel, deux volumes parus dans la collection de la Pléiade en 1968 et 1969, très bien annotés par le jésuite François Varillon.)
Claudel fut un « convertisseur » infatigable et parfois maladroit. Gérald Antoine privilégie les cas de Jean Massin, de Claude Manceron, de Romain et Marie Rolland parce qu'il bénéficie de témoignages inédits. Or ces cas furent des échecs, ou des demi-échecs. Et ces arbres morts ou mutilés masquent la forêt. A côté de correspondants plus ou moins célèbres, une foule de lecteurs, ou de correspondants d'un jour (souvent évoqués d'un mot dans le *Journal*)*,* montrent que l'œuvre de Claudel n'a pas seulement suscité des retours sans lendemain à la foi.
171:335
Esquissant son portrait comme de l'intérieur, Gérald Antoine néglige trop le public, ou l'entourage, de Claudel. Celui-ci paraît vivre au milieu d'un peuple d'ombres. On aimerait savoir, par exemple, qui était ce Francis de Pressensé ou cet étrange Christian Larapidie (père de l'actrice Louise Lara, grand-père du cinéaste Claude Autant-Lara) qu'il fréquentait vers 1895. Rosalia Vetch elle-même, puisque c'était le nom du modèle d'Ysé, d'où surgit-elle ? de quelle enfance ? Philippe Berthelot, son épouse Hélène, Paul-Louis Weiller qui compte tant à partir de 1935, par quels liens (mélange d'intérêts et de sentiments ?) Claudel leur était-il attaché ?... A force de se limiter au point de vue de celui-ci, sans éclairage extérieur, le livre finit par manquer un peu de relief.
L'information de Gérald Antoine est certes immense. Elle n'est pas, elle ne pouvait pas être exhaustive. Est-elle sélective, et selon quels critères ? On s'étonne de ne pas trouver, parmi tant de merveilleux croquis de Claudel en action (celui de Renard, bien connu, ceux de Roger Vitrac ou de Rubinstein, tout aussi amusants, ou encore d'une femme de chambre nommée... Pauline Paradis), celui que trace le jeune Kafka au début de son Journal. D'autres témoignages sont ignorés, volontairement ou non : ceux d'Henriette Psichari, de Léon Daudet, de Bernard Faÿ ([^45]), de Brasillach qui vit Claudel auprès des Pitoëff ([^46]), et échangea plusieurs lettres avec lui...
172:335
#### *L'histoire écrite par les vainqueurs*
On a compris, je pense, pourquoi certains des noms que je viens de citer intéressent peu Gérald Antoine. L'histoire, même celle des écrivains, est écrite par les vainqueurs et pour les vainqueurs, -- ou ceux qui s'imaginent l'être : le bon public français fier d'avoir délivré la moitié de l'Europe du fascisme en 1945 (et pas du tout gêné d'avoir par la même occasion livré la moitié du monde au communisme triomphant).
Pourtant le livre commençait bien, donnant une vision assez nette du climat de 1900, des sentiments et de la carrière de Claudel avant 1914, sous l'État anticlérical. L'image devient ensuite plus floue, mais reste à peu près complète jusqu'en 1937. Désormais communisme et fascisme s'affrontent à visage découvert, d'abord en Espagne, obligeant droite et gauche à choisir ce qu'elles estiment le moindre mal. A l'issue du conflit mondial, le fascisme a perdu ; la droite se trouve donc rejetée dans le camp du Mal. Les écrivains et les biographes, en général, n'aiment pas du tout ce camp : ils préfèrent siéger dans celui du Bien. Gérald Antoine se croit obligé, à partir de 1937, d'intervenir et de réprouver les penchants, intermittents ou profonds, de son héros pour la droite, pour le camp qui se révèle *a posteriori* le mauvais ; à l'inverse, il cite, comme pour le dédouaner, deux propos de 1930 sur l'économie soviétique qui sont plutôt affligeants : même Claudel, partisan convaincu de l'économie de marché et de la libre entreprise, s'est laissé un peu bluffer par les statistiques truquées (il se reprend vite, comme l'atteste une lettre de 1932 à René Schwob -- et non Marcel, comme il est imprimé par erreur).
173:335
La mode est aujourd'hui d'accuser Claudel d'avoir négligé, par conformisme bourgeois, sa géniale sœur Camille. Gérald Antoine l'en défend longuement ([^47]). Mais il ne songe pas du tout à s'étonner de son indifférence, ou en tout cas de son silence, devant les crimes de la Résistance : « cavalcades du maquis », note gentiment le *Journal* -- Brangues n'était pourtant pas loin de Voiron, où de braves résistants massacrèrent une famille entière, de la grand'mère au bébé... Claudel s'indigne dans son *Journal* que le cardinal Suhard ait présidé aux obsèques de Philippe Henriot, assassiné lui aussi, mais ça ne l'indigne pas du tout que l'on chasse de la chaire de Notre-Dame un jésuite, le P. Panici, qui avait osé dénoncer le « régime d'abattoir » de la Libération. Il est vrai que sur ce régime sont fondées, *établies,* les IV^e^ et V^e^ Républiques... La façon dont Gérald Antoine escamote le procès Maurras est révélatrice : il pouvait difficilement glorifier l'attitude de Claudel, il ne voulait pas non plus blâmer ce gage donné au nouvel *Établissement.*
Même attitude complaisante aux princes qui nous gouvernent sur le plan religieux. L'intransigeance catholique face au monde moderne ou à la religion démocratique a mauvaise presse aujourd'hui, elle est blâmée par la plupart des clercs eux-mêmes. On ne saurait leur faire de la peine. Gérald Antoine va donc dénicher dans la correspondance de Claudel avec le pieux Frizeau une petite phrase de circonstance favorable à Léon XIII ([^48]). Mais il ignore superbement les propos cinglants contre les modernistes, contre le Sillon, contre les réformateurs liturgiques... et jusqu'au nom de Pie X !
#### *Claudel et l'Action française*
C'est ce conformisme dans le traitement des questions politiques ou religieuses qui interdit à Gérald Antoine d'expliquer le parcours zigzaguant de Paul Claudel. *Homo duplex,* oui, surtout parce qu'il est un impulsif, qu'il se précipite (et son premier mouvement est parfois le bon) puis fait marche arrière (« ever the same panicky rabbi », plaisante-t-il lui-même). Homme double, mais pas autant que le prétend le biographe pour éviter d'aller au fond des choses.
174:335
Or le fond des choses est simple. On le voit bien dans l'attitude de Claudel vis-à-vis de l'Action française, dont il était, au départ, si proche. Certes, il fut toujours allergique aux vues de Maurras, un peu étroitement nationalistes et figées à son goût, dans le domaine des arts et lettres, ou de la politique internationale. Il a une vision plus planétaire. En politique comme en économie, il veut de vastes ensembles, et le slogan *La France seule !* ne pouvait lui convenir, même pour un temps limité. Il aime à remodeler le globe terrestre, et il ne renie pas ce goût quand il le découvre chez Hitler ([^49]).
Mais il partage avec les fondateurs de l'A.F., outre le refus de la France individualiste de 1789 et de l'État terroriste de 1793, une façon de comprendre qu'on ne fait pas l'économie de la force, que les affaires du monde ne se gouvernent pas comme la vie privée. Sa politique comme sa foi est toute dans *le Soulier de Satin.* Ce rêve d'une planète irriguée par le catholicisme, organisée, et dont l'Europe latine serait l'âme, sinon le centre, au fond l'Action française y souscrivait, et en prônant l'alliance avec Mussolini contre Hitler elle y travaillait plus que le diplomate Claudel porte-coton des Anglo-Saxons.
Car voici où le bât blesse. Avec son programme qui n'est pas loin de l'Action française, Claudel est né trop tard, dans un pays où règne le parti radical, anticlérical, antifamilial, alors qu'il n'a pas une vocation d'opposant. Il l'a dit un jour à Élémir Bourges : « Je suis pour l'autorité légitime, avec tous les Jupiter, contre tous les Prométhée. » Ne sourions pas trop vite ! A chacun sa vocation, et Claudel a le mérite de proclamer qu'il n'a pas celle de la révolte. Il n'a pas non plus celle de l'analyse, de la critique, du journalisme. Il aime agir, servir, toucher, contempler les choses de haut, du haut des fonctions officielles comme du haut de son arbre à Villeneuve, plutôt que de démonter les mécanismes ou de courir aux basques des escrocs. La carrière diplomatique lui apporte tout cela. Il y a même trouvé des protecteurs affectueux, « un char auquel accrocher son étoile ». Donc il sert.
175:335
#### « *Laborieux et entremêlé...* »
Il sent bien cependant qu'il ne sert pas une politique qui réponde, même de manière dégradée, à sa mystique. Il est englué dans cette contradiction. De là son exaspération, son agressivité extraordinaire contre ceux qui la lui rappellent, l'Action française notamment. De là sa joie aussi quand il peut se donner bonne conscience (et il avait la bonne conscience facile, au moins dans sa vie publique), serait-ce au prix d'un sophisme : il prétend approuver les hypocrites « sanctions » des grandes puissances coloniales contre l'Italie, en 1935, parce que celle-ci attaque un pays catholique, l'Éthiopie ; il oublie que derrière Berthelot il a toujours soutenu la protestante Angleterre, le bourreau de l'Irlande, et que de 1915 à 1935 il n'a pas eu un mot contre le dépeçage de l'Autriche-Hongrie (il le regrettera seulement en 1937).
Brusque retournement en 1940. Pour lui comme pour Maurras, c'est une « divine surprise » qu'au fond de la défaite il y ait du moins un sursaut du pays contre les politiciens qui l'ont gouverné de façon sectaire et étriquée depuis un demi-siècle. Cette fois il peut l'écrire tout en restant du côté de Jupiter :
France,
« On ne te reconnaissait plus sous la loque dont ces fous t'avaient embarrassée !
...
« France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père.
« Fille de saint Louis, écoute-le ! et dis, en as-tu assez maintenant, de la politique ? »
Mais le Maréchal est un Jupiter chancelant, un Jupiter provisoire, et Claudel est vite repris par des amitiés et des intérêts plus proches.
176:335
Du moins n'y a-t-il pas de sectarisme chez lui, ni d'hypocrites habiletés. Il n'a pas gommé son *Journal* comme Gide, ni retranché les *Paroles au Maréchal* de ses œuvres complètes comme Montherlant fera de son *Solstice de Juin.* Il n'a pas adopté la morale tribale des censeurs démocrates-chrétiens ou socialistes, pour qui les victimes sont à plaindre quand elles sont tuées par de méchants obus de droite, mais ne méritent que mépris si elles reçoivent quelques bonnes balles de gauche dans la peau, pour qui l'on doit être jusqu'au-boutiste en 1871 ou en 1940 mais pacifiste en 1924 ou en 1950, sous peine d'excommunication.
Et c'est ce qui nous permet de l'aimer en dépit de ses méchancetés passagères, de ses contradictions ou de ses incohérences, « par ce qu'il a en lui de nombreux, et de laborieux et d'entremêlé », comme dit le frère de Rodrigue au début du *Soulier de Satin.*
Jacques-Yves Aymart.
177:335
### Claudel et la messe « à l'envers »
par Robert Le Blanc
IL N'EST PAS INDIFFÉRENT que la dernière prise de position publique de Paul Claudel, rédigée un mois jour pour jour avant sa mort, ait été une protestation solennelle contre les innovations liturgiques touchant à la Sainte Messe codifiée par saint Pie V.
On pense au cri d'alarme jeté par le veilleur avant d'expirer. Pour janvier 1955, Claudel a noté sur son Journal : « Mauvaise santé. (...) Pas de travail possible. Pourtant article sur *La Messe à l'envers* au *F.L.* » De fait, le *Figaro littéraire* du 29 janvier publie en encadré cet article :
LA MESSE A L'ENVERS
Je voudrais protester de toutes mes forces contre l'usage qui se répand en France de plus en plus de dire la messe face au public.
178:335
Le principe même de la religion est que Dieu est premier et que le bien de l'homme n'est qu'une conséquence de la reconnaissance et de l'application dans la vie pratique de ce dogme primordial.
La messe est l'hommage par excellence que nous rendons à Dieu dans le sacrifice que le prêtre Lui fait en notre nom sur l'autel de Son Fils. C'est nous derrière le prêtre et ne faisant qu'un avec lui qui allons vers Dieu pour lui offrir *hostias et preces.* Ce n'est pas Dieu qui vient se proposer à nous comme à un public indifférent pour nous rendre témoins à notre plus grande commodité du mystère qui va s'accomplir.
La liturgie nouvelle dépouille le peuple chrétien de sa dignité et de son droit. Ce n'est plus lui qui dit la messe avec le prêtre, qui la « suit », comme on dit très justement, et vers qui le prêtre se retourne de temps à autre pour s'assurer de sa présence, de sa participation et de sa coopération, dans l'œuvre dont il s'est chargé en notre nom. Il n'y a plus là qu'une assistance curieuse qui le regarde travailler de son métier. Les impies ont beau jeu de le comparer à un prestidigitateur qui exécute son numéro au milieu d'un cercle poliment émerveillé.
Il est bien certain qu'avec la liturgie traditionnelle une grande partie touchante, émouvante, du Saint Sacrifice échappe au regard des fidèles. Elle n'échappe pas à leur cœur et à leur foi. Cela est si vrai que pendant tout l'Offertoire, au cours des grands-messes solennelles, le sous-diacre au pied de l'autel se voile le visage de sa main gauche. Nous aussi, nous sommes invités alors à prier, à rentrer en nous-mêmes, et non pas à la curiosité, mais au recueillement.
Dans tous les rites orientaux le miracle de la transsubstantiation s'accomplit hors de la vue des fidèles, derrière l'iconostase. Ce n'est qu'ensuite que l'Officiant apparaît sur le seuil de la Porte sacrée, le corps et le sang du Christ entre les mains.
Un reste de cette idée s'est perpétué longtemps en France, où les vieux eucologes ne traduisaient pas les prières du canon. Dom Guéranger a protesté avec énergie contre les téméraires qui enfreignaient cette réserve.
Le déplorable usage actuel a complètement bouleversé l'antique cérémonie au plus grand trouble des fidèles. Il n'y a plus d'autel. Où est-il, ce bloc consacré auquel l'Apocalypse compare le corps même du Christ ? Il n'y a plus qu'un vague tréteau recouvert d'une nappe qui rappelle douloureusement l'établi calviniste.
179:335
Naturellement, la commodité des fidèles étant posée en principe, il a fallu débarrasser autant que possible ladite table des « accessoires » qui l'encombraient : rien de moins, non seulement que les flambeaux et les vases de fleurs, mais le tabernacle ! mais le crucifix lui-même ! Le prêtre dit sa messe dans le vide ! Quand il invite le peuple à élever son cœur et ses yeux... vers quoi ? Il n'y a plus rien au-dessus de nous pour servir de frontispice au soleil levant !
Si on maintient les flambeaux et le crucifix, le peuple est encore plus exclu que dans l'ancienne liturgie, car alors non seulement la cérémonie, mais le prêtre lui-même est tout entier dissimulé.
Je me résignerais, avec un immense chagrin, puisque, paraît-il, on ne peut plus demander à la foule aucun effort spirituel et qu'il est indispensable de lui fourrer dans la figure les mystères les plus augustes, à voir la messe réduite à la Cène primitive, mais alors c'est tout le rituel qu'il faut changer. Que veulent dire ces *Dominus vobiscum,* ces *Orate, fratres* d'un prêtre séparé de son peuple et qui n'a rien à lui demander ? Que signifient ces vêtements somptueux des ambassadeurs que nous déléguons, la croix sur les épaules, du côté de la Divinité ?
Et nos églises même, est-ce qu'il y a à les laisser telles quelles ?
*23 janvier 1955\
Paul Claudel,\
de l'Académie française.*
\*\*\*
L'article vaut à l'hebdomadaire un « courrier abondant et combatif ». Sous le titre *Pour la messe* « *à l'envers* », cinq lettres sont donc publiées dans le numéro du 5 février. « Ajoutons pourtant, note la rédaction en conclusion, que Claudel a reçu des approbations venant toutes de prêtres. »
Que disent les cinq lettres publiées ? Contre Claudel, le Dr Paul Chauchard et l'abbé J. Poilly (Doubs) invoquent l'exemple de Saint-Pierre-de-Rome. M. F. Giordan (Le Mans) s'en prend au manque de « dépouillement » de la liturgie, aux « dorures et échafaudages » des églises, M. G. Bremond (Lyon) aux prières et autres chapelets récités pendant la messe par des « personnes de la génération » de Claudel, et il renvoie à ses lectures *Liturgia* (éd. Bloud et Gay, 1935, page 100) ; *Notre Messe,* par Mgr Chevrot (éd. Desclée de Brouwer, 1941, page 39).
180:335
L'abbé Jean Beekmeyer (Aisne) écrit : « Le mouvement liturgique actuel voudrait rapprocher les gens de la messe, leur faire mieux comprendre qu'elle est notre sacrifice à tous. » Tous bien sûr (sauf l'abbé Beekmeyer) se réclament d'un retour aux origines.
La controverse rebondit dans le *Figaro Littéraire* du 12 février. Celui-ci publie encore deux réactions.
C'est d'abord la lettre à Claudel d'un « vieux prêtre quasi octogénaire » (l'abbé F., Paris) qui approuve son article : « Le repas originel se révéla bien vite inquiétant. On y venait se goberger. Saint Paul le dit aux Corinthiens... On oubliait que le « pain et le vin étaient le Corps et le Sang du Seigneur ». De là le « Mystère de la Messe ». Le prêtre, autre Christ, efface sa pauvre humanité. (...) Ses gestes étranges gagnent à être cachés. (...) Quant au visage, au pauvre visage de l'homme... il gagne lui aussi à être imaginé, supposé... » ([^50])
Ensuite l'hebdomadaire cite largement la réplique à Claudel de « l'Équipe sacerdotale de Saint-Séverin », parue dans une feuille ronéotypée à en-tête de la « Communauté chrétienne de Saint-Séverin » : tout en protestant de leur respect pour Claudel « en raison de son œuvre antérieure et de son grand âge » (*sic*), les doctes clercs expliquent que l'on ne saurait séparer sacrifice et repas, en s'appuyant sur le Père Yves de Montcheuil, *Mélanges théologiques,* Paris, Aubier, 1946, pp. 49-70 ; « aussi n'est-il point question, concluent-ils, que les fidèles soient devant ou derrière le prêtre (dans ce sens il n'y a de messes ni à l'endroit ni à l'envers) : ils sont tout autour ».
181:335
Le *Figaro Littéraire* ajoute : « Notre correspondant à Rome, Maurice Montabré, nous écrit qu'ayant eu l'occasion de rencontrer au Vatican Mgr Gromier, consulteur près la Congrégation des Rites, il l'a interrogé sur le présent débat. Ce prélat de haute autorité en liturgie lui a répondu : « Claudel a raison ». »
Suit, en encadré :
**Un mot d'explication**
Mon article sur « La Messe à l'envers » a valu au *Figaro littéraire* et à moi-même un courrier abondant. Certains correspondants m'approuvent. D'autres me prennent à partie dans un langage véhément. Le seul argument sérieux que je trouve dans leurs lettres est le suivant : « Si la messe à l'envers, comme vous le prétendez, est au rebours du sens liturgique, d'où vient qu'à Rome, à Saint-Pierre, le pape la dise face au public ? »
Je voudrais m'expliquer à ce sujet, étant entendu que, pour moi comme pour tous les chrétiens, la messe, à l'envers comme à l'endroit, est toujours la messe. Son caractère essentiel n'est pas changé.
Donc, d'une part la messe est dite à Saint-Pierre par le pape d'une certaine manière. C'est là un fait de caractère exceptionnel, assez analogue à ces anomalies pittoresques que constituent par exemple les rites ambrosien et lyonnais. Si mes correspondants veulent en connaître la raison, il ne manque pas de liturgistes à Rome qui se chargeront de leur donner les explications nécessaires. L'imagination m'en suggère plusieurs.
D'autre part, il y a l'usage séculaire et universel de dire la messe, comme depuis mon enfance je l'ai toujours vue dite dans toutes les chrétientés du monde, face au tabernacle, face au crucifix, face à Dieu. Le prêtre se dressait devant moi à l'autel comme le délégué qui s'acquittait en mon nom de mon propre devoir.
Brusquement, de côté et d'autre, l'usage est bouleversé. L'autel est dépouillé de ce que ces messieurs de Saint-Séverin appellent « les fanfreluches », c'est-à-dire les flambeaux, le tabernacle, le crucifix. Ce qui était à droite est maintenant à gauche. Entre l'officiant et le peuple, il n'y a plus d'interpellation et de réponse.
182:335
Il semblerait que pour des modifications aussi graves dans l'acte essentiel du culte chrétien, capables de troubler si profondément l'esprit des fidèles, il aurait fallu une indication venant d'en haut, soit du Saint-Siège lui-même, soit de NN. SS. les évêques après mûre délibération. En ce cas, bien entendu, j'aurais été le premier à m'incliner.
Pas le moins du monde ! Il ne s'agit que d'initiatives anarchiques, provenant en général de jeunes prêtres dont le jugement, c'est le moins que je puisse dire, ne m'inspire pas une confiance illimitée.
Si la manière de dire la messe est livrée ainsi aux convenances personnelles des célébrants, il serait temps que les fidèles en fussent avertis.
*Paul Claudel,\
de l'Académie française.*
\*\*\*
Le Saint-Siège, auquel Claudel en appelait, n'a pas jugé bon de trancher. Il a laissé faire. Les conséquences ont été terribles : la sainte messe est aujourd'hui réduite pour beaucoup à un simple repas amical, à une « célébration » qu'on ne distingue pas des autres. Jean Guitton racontait récemment qu'il avait dû retenir un confrère de l'Académie française, non chrétien, qui s'apprêtait à communier à une messe d'enterrement. Que dire alors des jeunes générations ?
Le recul nous permet d'admirer comment Claudel a su, avant la plupart, mettre le doigt sur deux points capitaux, parmi d'autres qui étaient secondaires : la carence de l'Autorité, la messe livrée aux fantaisies de chacun ; et, dès son premier article, l'engrenage, l'enchaînement, l'entraînement où conduisait le retournement de l'autel -- (« Et nos églises même, est-ce qu'il y a à les laisser telles quelles ? »)
Cela est d'autant plus remarquable que ses contradicteurs croyaient ou espéraient que ce changement serait anodin et limité : « Les quelques modifications nécessitées ainsi dans les cérémonies sont très simples », écrivait l'abbé Beekmeyer ; et M. Giordan : « Le prêtre restera le délégué, l'ambassadeur, si l'assistance ne concélèbre pas en voulant prononcer toutes les paroles du prêtre ou, pis encore, d'autres banales paroles. »
183:335
Ce dernier point devait pourtant se réaliser (notamment avec la « Prière universelle » introduite en 1969 avant l'Offertoire réduit). Claudel, à quatre-vingt-six ans, était plus lucide que ses contradicteurs. Il n'est pas mort rassuré sur cette grave question : « Il semble que les autorités me donnent raison », est-il seulement noté sur la dernière page de son Journal.
Robert Le Blanc.
184:335
## DOCUMENTS
### Tombeau de Claudel
*par Robert Poulet en 1955*
IL Y AVAIT LONGTEMPS qu'il était mort. Il ne se survivait plus que socialement, pour jouir d'une gloire qui lui était venue lorsqu'il avait cessé de la mériter, comme son contemporain Maurice Maeterlinck. Toutefois le grand public avait lu *Sagesse et destinée, la Vie des abeilles,* tandis qu'il ignora totalement l'œuvre claudélien, même dans ses parties faibles.
Cependant il faut à chaque époque ses maîtres officiels, incontestés, dont les noms, clamés à tous les échos, avec toutes les marques de l'admiration rituelle, maintiennent jusqu'au fond de la masse aux trois quarts illettrée l'obscur prestige de la littérature. A cet égard, la presse quotidienne -- dont le principal caractère est le mépris écrasant qu'elle témoigne aux faits essentiels, aux sentiments nobles et aux hommes supérieurs -- retrouve le secret du respect. Depuis quinze ans, l'auteur du *Pain dur* n'a plus devant lui que des encensoirs uniformément balancés. On lui donnait à tour de bras de l'éminent et de l'illustre, mais on ne le lisait guère et on le jouait peu. A vrai dire, il était l'homme des représentations triomphales et sans lendemain.
185:335
Les petites compagnies d'amateurs et les théâtres subventionnés pouvaient seuls se permettre de monter à coup sûr ces espèces de tragédies tour à tour fulgurantes et pâteuses, qui ne se rattachaient en France à aucune tradition, et où le spectateur français se heurtait aux objets pour lui les plus rébarbatifs : la ferveur, l'insistance démesurée, le parti pris lyrique, le mélange de familiarité et de prophétisme. Quel point de rencontre peut-on imaginer, du goût parisien avec cette fantasmagorie-là ?
Le cas Claudel, sous cet angle, se déduit d'une règle générale que j'ai déjà formulée ici, et en vertu de laquelle, depuis un siècle et demi, il n'y a plus que le *théâtre injouable* qui ait chez nous une valeur littéraire. Le *théâtre joué* répond à d'autres fins : il doit satisfaire un besoin, très vif et très subtil, qui, à chaque instant, met le Tout-Paris, et par lui tout l'Occident intellectuel, en contact avec certaines formes changeantes de la sensibilité, de l'élégance, de l'ironie ; et l'étonnant, c'est que chaque génération, tout en reconnaissant ce que ces formes ont eu, avant elle, de frivole et de fugace, croit pour son compte, en découvrir de profondes et de durables, ce qu'inévitablement la génération suivante dément.
L'autre jour, Jacques Lemarchand -- critique excellent, esprit libre -- tirait de l'ennui que lui avait causé une pièce de Noël Coward, refaite par Paul Géraldy, la conclusion réconfortante que le « théâtre du Boulevard » a vécu. Celui d'hier, peut-être... Après, successivement, les précédents, que définissent les noms de Scribe, d'Augier, de Pailleron, de Dumas fils, de Meilhac, de Sardou, d'Hervieu, de Rostand, de Bataille, de Capus, de Porto-Riche, de Bernstein, de Bourdet, de Curel, de Guitry, et de combien d'autres. Mais un nouveau « théâtre du Boulevard » a ressuscité en Giraudoux et en Anouilh : seulement nous refusons de nous en apercevoir, selon l'usage. Nous nous disons : « Cette fois-ci, ce n'est pas la même chose », comme Lemaître qui trouvait quelque chose de cornélien dans *la Course du flambeau,* ou comme Léon Blum qui mettait *Amoureuse* au même plan que *Bérénice.* Pendant que des foules enthousiastes, approuvées et excitées par les bons juges, se pressaient au *Verre d'eau,* au *Fils de Giboyer,* au *Monde où l'on s'ennuie,* à *Francillon,* à *Frou frou*, et ainsi de suite jusqu'à *l'Alouette,* c'étaient *les Caprices de Marianne, le Carrosse du Saint-Sacrement, Ubu-Roi, la Parisienne, le Pain de ménage, Pelléas et Mélisande, le Cocu magnifique, le Soulier de satin,* qui s'inscrivaient authentiquement dans l'histoire littéraire. L'auteur méconnu de *Tête d'or* représentait ainsi le vrai théâtre.
186:335
Derrière le Paul Claudel pour journalistes déférents, et aussi derrière le Paul Claudel ambassadeur, favori du régime, notable pourvu, administrateur de Gnôme-et-Rhône, faiseur d'odes politiques à tout venant, il y avait un Paul Claudel vraiment important, vraiment admirable, et dont les œuvres maîtresses garderont tout leur éclat alors qu'on aura depuis longtemps oublié les auteurs à trois centièmes. C'est celui qui écrivit *l'Annonce faite à Marie, le Soulier de satin,* des morceaux de *l'Otage* et du *Pain dur,* l'évocateur de « Dieu présent au cœur », le seul poète qui ait su, sur la scène française, faire apparaître un monde spirituel, au-dessus des acteurs, broyant lourdement leurs versets ; le seul qui parle un idiome chaud et plein, où le mouvement des blés, l'odeur des vieilles églises, l'angoisse intérieure, et même les théologies, les philosophies, levées comme gâteaux de campagne, s'entassent dans la même phrase laborieusement cadencée.
Ce rhéteur eut des cris bouleversants ; cet artisan maladroit prit deux ou trois fois le lecteur ou le spectateur aux entrailles ; ce rustique échafauda l'une des constructions psychologiques les plus compliquées de la dramaturgie universelle ; ce solennel fut sur le point de réinventer le grand comique des fabliaux ; ce petit bourgeois rejoignit l'Apocalypse.
\*\*\*
Il luttait avec une élocution trop puissante, qu'interrompaient des coquetteries d'éléphant, ces suspens, ces raccourcis, ces détours, qui figuraient sans doute dans son inspiration l'influence du temps, le côté avant-garde par principe, préraphaélisme requinqué, « Saison au Paradis » pour compenser la *Saison en enfer ;* mais le fond de ce discours, c'était le ronron biblique, répercuté par les mystères et par les *autos sacramentales.* Quant à son style : le meilleur et le pire ; des diamants dans un sac de farine...
187:335
Les astuces qui président à la composition de ses pièces finissent par en embarbouiller l'action. Ce n'est pas du tout un spontané, un instinctif. Sa poésie, sa pensée, sa religion même, ont quelque chose de madré ; on soupçonne dans la littérature de Claudel, comme dans son personnage, des médiocrités qui se déguisent en étrangetés ou en majestés, des facilités qui prennent des airs de trouvailles, une duplicité de notaire bien pensant, qui dit son bénédicité en découpant déjà son pâté de faisan, les paupières basses et l'eau à la bouche ; mais jamais rien de vulgaire : l'art sauve tout chez lui, comme chez son grand ennemi intime Léon Daudet.
De tous les écrivains contemporains qui ont tenté de donner une expression neuve au sentiment chrétien, il est en tout cas celui de qui les hymnes, les cantiques, les invocations et les oraisons sonnent le plus juste. Il n'a pas le Credo triste, comme Mauriac, la piété diffuse, comme Péguy, la charité agressive et délirante, comme Bernanos. Mais il lui a manqué d'être une grande âme ; et pour cette raison les sublimités de son témoignage nous laissent parfois hésitants, nous nous demandons si ce catholicisme de cathédrale, cette mystique dans laquelle la lumière joue et sur laquelle sonnent les cloches, n'est pas un simple épanouissement de l'imagination, une vision d'orateur échauffé, comme la mythologie de Gœthe. Quelques accents, d'une douceur et d'une candeur indicibles, qu'il met alors sur les lèvres de Violaine ou de Prouhèze, ces victimes victorieuses, viennent nous rassurer, en nous donnant les preuves d'une sincérité presque gênante ; et l'on entend aussi, dans l'énorme basilique claudélienne, un trottinement de bedeau, un chuchotis de dévote indiscrète, qui font contraste avec les hautes voûtes et les grandes orgues.
Il faut accepter cela, la superposition du poète croyant, à qui l'on doit le plus touchant hommage au Crucifié que les mots de notre langue aient formé depuis Lamartine -- et du personnage mesquin, borné et haineux qui, par exemple, s'acharna contre Maurras vaincu, du diplomate vaniteux et gaffeur, dans l'œil de qui s'allumait une si curieuse lueur de dindon offensé. Après 1930, il n'y eut plus, au sommet du Parnasse surpeuplé, que ce Jupiter louis-philippard, déjà plus qu'à demi plongé, le bicorne branlant, dans un sommeil académique, auquel la récente reprise de *l'Annonce,* un peu trop tintamarresque, avait arraché un dernier sursaut.
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Les journaux et les radios tirèrent pendant quelques semaines, autour de ce catafalque, toutes les fusées de leur arsenal publicitaire ; les épithètes dithyrambiques fleurirent automatiquement sous la plume de braves garçons qui n'ont jamais lu une ligne des *Grandes Odes,* ni entendu une réplique d'Anne Vercors ; et le bon peuple opina de confiance. Il n'y aura pas un pour cent de claudéliens véritables dans le fleuve humain qui, je le suppose, conduira un jour Claudel au Panthéon. Puis on reviendra tout naturellement à Gaston Dominici, aux seins de Mlle Lollobrigida, à la dernière chansonnette des frères Jacques. Et, pour l'auteur du *Partage de Midi,* ce sera le commencement de l'épreuve.
\*\*\*
Dans vingt ans, parlera-t-on de Paul Claudel comme on parla de Béranger en 1880, comme on parla de Leconte de Lisle en 1910 ? Ou bien son œuvre s'illuminera-t-elle de la « seconde aurore » qui a porté pour toujours au-dessus de l'horizon la *Comédie humaine* et les *Fleurs du mal ?*
Réflexion faite, je pencherais plutôt pour cette dernière hypothèse, parce qu'il s'agit de théâtre et parce que Claudel, au théâtre, sut résister à la tentation majeure : lui qui aimait tant la célébrité, il ne concéda rien aux applaudissements du public ; il ne s'appliqua pas comme tant d'autres, et des plus grands (le Cocteau des *Parents terribles,* le Montherlant de *Demain il fera jour*, le Mauriac des *Mal aimés,* l'Aymé des *Quatre Vérités*) à apprendre le prétendu « métier », qui conduit au succès, à la fortune et à l'oubli. Pour ce motif, et parce qu'il était néanmoins une vraie bête de théâtre, quoi qu'on ait cru, un visionnaire dont les hallucinations prenaient d'elles-mêmes le rythme du dialogue, entre des êtres visibles et vivants, et peu importe si ce qu'ils disent les embarrasse ou les étouffe, sa poésie, si molle quand elle tombe dans le vide, se durcit sur la scène -- et aussi sur la scène virtuelle, celle du « spectateur dans un fauteuil », en attendant les complètes réalisations de l'avenir. En 1980, peut-être trouvera-t-on tout naturel de jouer à Paris *Le Soulier de satin* dans le texte intégral, comme on joue la *Tétralogie* à Bayreuth ; et l'on se récriera sur ses vertus scéniques, comme quand on a joué enfin *On ne badine pas,* l'injouable.
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Je crois à la future renommée de Paul Claudel, parce que je ne crois pas à sa renommée présente, qui est hasardeuse et factice ; et à cause de la terrible force qui émane de ce cerveau épais, de ce cœur sans délicatesse, de cette main bêcheuse et gâcheuse, force si constante, dans sa grossièreté bizarre, qu'à la fin elle balaie le ciel, elle découvre tragiquement la face de Dieu.
Il me semble qu'aux yeux de nos descendants, deux ou trois pièces de Claudel, les plus difficiles, les plus complexes, justement, revêtiront peu à peu une rigueur classique. Après tout, cette prose houleuse est très écrite ; elle prend figure à force de labours en tous sens, comme la berge où vont boire les sangliers. Les professeurs expliqueront la langue de Claudel à une virgule près ; et je leur souhaite bien du plaisir, car, contrairement à ce qu'on dit, elle n'a point de référence, ne vient de nulle part : c'est du faux gothique, comme le vocabulaire des *Contes drolatiques* ou comme la syntaxe de *Thyl Eulenspiegel.* Mais, encore une fois, dans tous ces artifices le feu prend, une musique naît. Quand l'enfant bouge dans les bras de Mara-la-noire, ou quand, dans le *Soulier,* certaine bouchère se noie, on se dit. « le génie seul a de ces façons ». Puis on rattrape le mot, on cherche une image plus habitable ; et l'on voit un Saint Jean en sabots, un rebouteux de village, un berger malin qui tond de près ses brebis en comptant les étoiles, un Français moyen, pour tout dire, mais à la bouche d'or, avec le *don.* Au demeurant, et malgré ses verrues grosses comme le Mont Blanc, un grand poète...
Mais, je le répète, il y a longtemps qu'il était mort.
Robert Poulet.
\* Texte extrait de *La lanterne magique ;* Nouvelles Éditions Debresse (1955).
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### TEXTES DE PAUL CLAUDEL
#### Droits de l'Homme
En 1793 le vaisseau les *Droits de l'Homme,* à peine construit et sortant du port d'Audierne, est coulé par les Anglais. Les 600 hommes d'équipage sont noyés et leurs corps rejetés sur la grève où on les enterre dans le sable. Récemment la tempête a déplacé la dune et les ossements et crânes disjoints des 600 hommes jonchent le sol de nouveau. Les droits de l'homme !!
(Journal, *mai juin 1911*)
L'Islam, la Réforme, la Révolution française, le Socialisme et le National-Socialisme. (...) Une fissure s'est faite dans l'ordre ancien, il faut en profiter. Le Socialisme, le Capital, les Droits de l'Homme, les Droits de la Race, voilà des idoles d'autant plus indestructibles qu'elles n'ont jamais existé, et tout le mal qu'elles font, cela leur est bien égal. *Semblables à elles deviendront ceux qui les adorent.*
(Paul Claudel interroge l'Apocalypse, *Les Sept Trompettes,\
la Cavalerie déchaînée, 1952*)
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#### Pie X
Il est bien fâcheux que les livres de ce misérable Loisy n'aient pas été condamnés plus tôt (...) : Il s'agit là toujours de la vieille tradition antichrétienne à toujours minimiser le surnaturel, à lui faire la part aussi restreinte que possible, et à se faire une petite religion raisonnable et bourgeoise. Heureusement que, là comme pour le Sillon, Pie X a parlé et comme toujours avec la force et la sûreté qui marquent tous les actes de ce grand pape.
(*A Gabriel Frizeau, 25 septembre 1907*)
Le même reproche \[est\] fait à Pie VII qu'à notre grand pape Pie X. C'est une bête, dit Napoléon. On ne peut perdre ses États temporels d'une manière plus bête. *Stultitia --* scandale du monde ([^51]).
(*Journal, mars-avril 1908*)
#### MA CONVERSION
Je suis né le 6 août 1868. Ma conversion s'est produite le 25 décembre 1886. J'avais donc dix-huit ans. Mais le développement de mon caractère était déjà à ce moment très avancé. Bien que rattachée des deux côtés à des lignées de croyants qui ont donné plusieurs prêtres à l'Église, ma famille était indifférente et, après notre arrivée a Paris, devint nettement étrangère aux choses de la Foi. Auparavant, j'avais fait une bonne première communion, qui, comme pour la plupart des jeunes garçons, fut à la fois le couronnement et le terme de mes pratiques religieuses. J'ai été élevé, ou plutôt instruit, d'abord par un professeur libre, puis dans des collèges (laïcs) de province, puis enfin au lycée Louis-le-Grand. Dès mon entrée dans cet établissement, j'avais perdu la foi, qui me semblait inconciliable avec la pluralité des mondes. La lecture de la *Vie de Jésus* de Renan fournit de nouveaux prétextes à ce changement de convictions que tout, d'ailleurs, autour de moi, facilitait ou encourageait.
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Que l'on se rappelle ces tristes années quatre-vingts, l'époque du plein épanouissement de la littérature naturaliste. Jamais le joug de la matière ne parut mieux affermi. Tout ce qui avait un nom dans l'art, dans la science et dans la littérature, était irréligieux. Tous les (soi-disant) grands hommes de ce siècle finissant s'étaient distingués par leur hostilité à l'Église. Renan régnait. Il présidait la dernière distribution de prix du lycée Louis-le-Grand à laquelle j'assistai et il me semble que je fus couronné de ses mains. Victor Hugo venait de disparaître dans une apothéose. A dix-huit ans, je croyais donc ce que croyaient la plupart des gens dits cultivés de ce temps. La forte idée de l'individuel et du concret était obscurcie en moi. J'acceptais l'hypothèse moniste et mécaniste dans toute sa rigueur, je croyais que tout était soumis aux « lois », et que ce monde était un enchaînement dur d'effets et de causes que la science allait arriver après-demain à débrouiller parfaitement. Tout cela me semblait d'ailleurs fort triste et fort ennuyeux. Quant à l'idée du devoir kantien que nous présentait mon professeur de philosophie, M. Burdeau, jamais il ne me fut possible de la digérer. Je vivais d'ailleurs dans l'immoralité et peu à peu je tombai dans un état de désespoir. La mort de mon grand-père, que j'avais vu de longs mois rongé par un cancer à l'estomac, m'avait inspiré une profonde terreur et la pensée de la mort ne me quittait pas. J'avais complètement oublié la religion et j'étais à son égard d'une ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d'un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud. La lecture des *Illuminations*, puis*,* quelques mois après, d'*Une saison en enfer,* fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même.
Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents.
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C'est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j'assistai, avec un plaisir médiocre à la grand'messe. Puis, n'ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en robes blanches et les élèves du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le *Magnificat.* J'étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l'entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et *je crus.* Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, l'éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. En essayant, comme je l'ai fait souvent, de reconstituer les minutes qui suivirent cet instant extraordinaire, je retrouve les éléments suivants qui cependant ne formaient qu'un seul éclair, une seule arme, dont la Providence divine se servait pour atteindre et s'ouvrir enfin le cœur d'un pauvre enfant désespéré : « Que les gens qui croient sont heureux ! Si c'était vrai, pourtant ? *C'est vrai !* Dieu existe, il est là. C'est quelqu'un, c'est un être aussi personnel que moi ! Il m'aime, il m'appelle. » Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l'*Adeste* ajoutait encore à mon émotion. Émotion bien douce où se mêlait cependant un sentiment d'épouvante et presque d'horreur ! Car mes convictions philosophiques étaient entières. Dieu les avait laissées dédaigneusement où elles étaient, je ne voyais rien à y changer, la religion catholique me semblait toujours le même trésor d'anecdotes absurdes, ses prêtres et les fidèles m'inspiraient la même aversion qui allait jusqu'à la haine et jusqu'au dégoût. L'édifice de mes opinions et de mes connaissances restait debout et je n'y voyais aucun défaut. Il était seulement arrivé que j'en étais sorti. Un être nouveau et formidable avec de terribles exigences pour le jeune homme et l'artiste que j'étais s'était révélé que je ne savais concilier avec rien de ce qui m'entourait. L'état d'un homme qu'on arracherait d'un seul coup de sa peau pour le planter dans un corps étranger au milieu d'un monde inconnu est la seule comparaison que je puisse trouver pour exprimer cet état de désarroi complet.
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Ce qui était le plus répugnant à mes opinions et à mes goûts, c'est cela pourtant qui était vrai, c'est cela dont il fallait bon gré, mal gré, que je m'accommodasse. Ah ! Ce ne serait pas du moins sans avoir essayé tout ce qu'il m'était possible pour résister.
Cette résistance a duré quatre ans. J'ose dire que je fis une belle défense et que la lutte fut loyale et complète. Rien ne fut omis. J'usai de tous les moyens de résistance et je dus abandonner l'une après l'autre des armes qui ne me servaient à rien. Ce fut la grande crise de mon existence, cette agonie de la pensée dont Arthur Rimbaud a écrit : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face ! » Les jeunes gens qui abandonnent si facilement la foi ne savent pas ce qu'il en coûte pour la recouvrer et de quelles tortures elle devient le prix. La pensée de l'Enfer, la pensée aussi de toutes les beautés et de toutes les joies, dont, à ce qu'il me paraissait, mon retour à la vérité devait m'imposer le sacrifice, étaient surtout ce qui me retirait en arrière.
Mais enfin, dès le soir même de ce mémorable jour à Notre-Dame, après que je fus rentré chez moi par les rues pluvieuses qui me semblaient maintenant si étranges, j'avais pris une bible protestante qu'une amie allemande avait donnée autrefois à ma sœur Camille, et pour la première fois, j'avais entendu l'accent de cette voix si douce et si inflexible qui n'a cessé de retentir dans mon cœur. Je ne connaissais que par Renan l'histoire de Jésus et, sur la foi de cet imposteur, j'ignorais même qu'il se fût jamais dit le Fils de Dieu. Chaque mot, chaque ligne démentait, avec une simplicité majestueuse, les impudentes affirmations de l'apostat et me dessillait les yeux. C'est vrai, je l'avouais avec le Centurion, oui, Jésus était le Fils de Dieu. C'est à moi, Paul, entre tous, quel s'adressait et il me promettait son amour. Mais en même temps, si je ne le suivais, il ne me laissait d'autre alternative que la damnation. Ah, je n'avais pas besoin qu'on m'expliquât ce qu'était l'Enfer et j'y avais fait ma *Saison.* Ces quelques heures m'avaient suffi pour me montrer que l'Enfer est partout où n'est pas Jésus-Christ. Et que m'importait le reste du monde auprès de cet être nouveau et prodigieux qui venait de m'être révélé ?
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C'était l'homme nouveau en moi qui parlait ainsi, mais l'ancien résistait de toutes ses forces et ne voulait rien abandonner de cette vie qui s'ouvrait à lui. L'avouerai-je ? Au fond, le sentiment le plus fort qui m'empêchait de déclarer mes convictions était le respect humain. La pensée d'annoncer à tous ma conversion, de dire à mes parents que je voulais faire maigre le vendredi, de me proclamer moi-même un de ces catholiques tant raillés, me donnait des sueurs froides, et par moments la violence qui m'était faite me causait une véritable indignation. Mais je sentais sur moi une main ferme. Je ne connaissais pas un prêtre. Je n'avais pas un ami catholique.
L'étude de la religion était devenue mon intérêt dominant. Chose curieuse ! L'éveil de l'âme et celui des facultés poétiques se faisait chez moi en même temps, démentant mes préjugés et mes terreurs enfantines. C'est à ce moment que j'écrivis les premières versions de mes drames *Tête d'or,* et *la Ville.* Quoique étranger encore aux sacrements, déjà je participais à la vie de l'Église, je respirais enfin et la vie pénétrait en moi par tous les pores. Les livres qui m'ont le plus aidé à cette époque sont d'abord les *Pensées* de Pascal, ouvrage inestimable pour ceux qui cherchent la foi, bien que son influence ait souvent été funeste ; les *Élévations sur les mystères* et les *Méditations sur l'Évangile* de Bossuet, et ses autres traités philosophiques ; le Poème de Dante, et les admirables récits de la Sœur Emmerich. La *Métaphysique* d'Aristote m'avait nettoyé l'esprit et m'introduisait dans les domaines de la véritable raison. L'*Imitation* appartenait à une sphère trop élevée pour moi et ses deux premiers livres m'avaient paru d'une dureté terrible.
Mais le grand livre qui m'était ouvert et où je fis mes classes, c'était l'Église. Louée soit à jamais cette grande mère majestueuse aux genoux de qui j'ai tout appris ! Je passais tous mes dimanches à Notre-Dame et j'y allais le plus souvent possible en semaine. J'étais alors aussi ignorant de ma religion qu'on peut l'être du bouddhisme, et voilà que le drame sacré se déployait devant moi avec une magnificence qui surpassait toutes mes imaginations. Ah, ce n'était plus le pauvre langage des livres de dévotion ! C'était la plus profonde et la plus grandiose poésie, les gestes les plus augustes qui aient jamais été confiés à des êtres humains. Je ne pouvais me rassasier du spectacle de la messe et chaque mouvement du prêtre s'inscrivait profondément dans mon esprit et dans mon cœur. La lecture de l'Office des Morts, de celui de Noël, le spectacle des jours de la Semaine Sainte, le sublime chant de l'*Exultet* auprès duquel les accents les plus enivrés de Sophocle et de Pindare me paraissaient fades, tout cela m'écrasait de respect et de joie, de reconnaissance, de repentir et d'adoration !
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Peu à peu, lentement et péniblement, se faisait jour dans mon cœur cette idée que l'art et la poésie aussi sont des choses divines, et que les plaisirs de la chair, loin de leur être indispensables, leur sont au contraire un détriment. Combien j'enviais les heureux chrétiens que je voyais communier ! Quant à moi, j'osais à peine me glisser parmi ceux qui à chaque vendredi de Carême venaient baiser la couronne d'épines.
Cependant les années passaient et ma situation devenait intolérable. Je priais Dieu avec larmes en secret et cependant je n'osais ouvrir la bouche. Pourtant chaque jour mes objections devenaient plus faibles et l'exigence de Dieu plus dure. Ah ! Que je le connaissais bien à ce moment, et que ses touches sur mon âme étaient fortes ! Comment ai-je trouvé le courage d'y résister ?
La troisième année, je lus les *Écritures posthumes* de Baudelaire, et je vis qu'un poète que je préférais à tous les Français avait trouvé la foi dans les dernières années de sa vie et s'était débattu dans les mêmes angoisses et dans les mêmes remords que moi. Je réunis mon courage et j'entrai un après-midi dans un confessionnal de Saint-Médard, ma paroisse. Les minutes où j'attendis le prêtre sont les plus amères de ma vie. Je trouvai un vieil homme qui me parut fort peu ému d'une histoire qui à moi semblait si intéressante ; il me parla des « souvenirs de ma première communion » (à ma profonde vexation), et m'ordonna avant toute absolution de déclarer ma conversion à ma famille : en quoi aujourd'hui je ne puis lui donner tort. Je sortis de la boîte humilié et courrouce, et n'y revins que l'année suivante, lorsque je fus décidément forcé, réduit et poussé à bout. Là, dans cette même église Saint-Médard, je trouvai un jeune prêtre miséricordieux et fraternel, M. l'abbé Ménard, qui me réconcilia, et plus tard le saint et vénérable ecclésiastique, l'abbé Villaume, qui fut mon directeur et mon père bien-aimé, et dont, du ciel où il est maintenant, je ne cesse de sentir sur moi la protection. Je fis ma seconde communion en ce même jour de Noël, le 25 décembre 1890, à Notre-Dame.
\(1913\)
197:335
#### La Vulgate de saint Jérôme
Nous avons le bonheur de posséder dans la Vulgate une traduction des Livres Saints qui est un monument poétique, que je ne suis pas loin de considérer personnellement comme le chef-d'œuvre de la langue latine. Comment donc ne pas trembler de voir des hommes que qualifie la seule érudition ne pas craindre d'y porter la main ? Il y a tout de même une preuve du pain qui est de nourrir, une preuve du remède qui est de guérir, une preuve de la vie qui est de vivifier. C'est cette preuve qu'a donnée d'elle-même la Vulgate depuis le temps qu'elle est pour les saints et pour les pécheurs une source inépuisable d'enseignement, d'enthousiasme, de consolation et d'illumination, quelque chose comme l'eucharistie qui est la racine du paradis, le langage même de notre entretien avec Dieu. En l'absence d'un texte original, dont il faut bien admettre que les Septante sont la traduction qui offre les garanties de se rapprocher le plus, d'où vient cette autorité attribuée péremptoirement à la seule Massore ? ([^52])
Je ne crois pas exagérer en disant que cette vogue imméritée provient en grande partie d'un snobisme pédantesque et du goût timide et bourgeois de la plupart des exégètes actuels. C'est comme un pharmacien qui aurait honte du splendide accoutrement de sa grand'mère paysanne. Et puis, grand Dieu ! avant tout il ne faut pas faire de la peine aux confrères protestants et païens !
Quelle tristesse de les voir partout recommencer à leur manière le travail de saint Jean-Baptiste et s'acharner, au prix d'une fatigue improbe, à transformer les aspérités en platitudes ! L'interprétation actuelle des Écritures me rappelle le mot de Jules Renard : « Ils ont mis tant d'eau dans leur vin qu'il n'y a plus de vin. »
Lisons donc la Vulgate et lisons-la comme elle doit être lue, à genoux.
\[1949\]
============== fin du numéro 335.
[^1]: -- (1). Le parc naturel couvre une soixantaine de communes sur deux départements.
[^2]: -- (2). UGB : « Unité gros bétail », unité de surface remplaçant les vieux hectares périmés. ISM : Indemnité spéciale consentie à l'agriculture en montagne. SUA-DDA : Service d'Utilité Agricole de la Direction Départementale de l'Agriculture.
[^3]: -- (3). P.A.C. : Politique agricole commune.
[^4]: -- (1). *Liberté, laïcité*, éd. du Cerf et Cujas, 448 p., 135 E
[^5]: -- (2). Pie X, par exemple, n'a pas dit le 6 janvier 1907 que la France, mais « l'Église de France » est « partie intégrante de l'Église ». L'Église n'est pas un ensemble de territoires, ni même de nations dans la mesure où chaque nation conserve dans ses rangs quelques non-baptisés.
[^6]: -- (3). Imprimé en décembre 1988, dix mois après le livre d'Émile Poulat.
[^7]: -- (4). « On veut un langage évangélique, j'entends bien : mais ce n'est pas des droits que parle l'Évangile » (Madiran, *op. cit.*)
[^8]: -- (5). « Ce que Pie VI reproche à la Déclaration de 1789 et à la Constitution civile de 1790 (...), explique Émile Poulat, c'est d'être une radicale subversion de l'ordre public. (...) La volonté générale repose sur l'harmonie des volontés particulières, et donc présuppose la bonté naturelle de l'homme : faute de quoi, à l'alliance se substituera l'anarchie, puis la tyrannie. »
Sur Pie XII, Jean XXIII, Jean-Paul II, les textes cités par Madiran complètent utilement ceux que donne Poulat.
[^9]: -- (6). Les sciences exactes sont les parentes pauvres de ce chapitre, ce qui explique l'absence des grands scientifiques de l'Institut catholique de Paris Branly, Rousselot...
Plus étonnante celle de l'abbé Moigno dans les « échantillonnages » du chapitre XII, où surprend en revanche la présence de Léon Daudet, dont Les Morticoles ne vont pas jusqu'à prôner une « science catholique ».
[^10]: -- (7). Et le langage « neutre » (parfois abandonné : pourquoi ultramontanisme p. 217 ?) ne trahit-il pas aussi bien que les autres ? Est-il plus exact de dire : « Nous avons inventé les partitions idéologiques (Allemagne, Corée, Vietnam, Chine) » (p. 31) ; ou bien : « Les marxistes-léninistes, quand ils ne peuvent soumettre une nation entière, se contentent provisoirement d'une partie » ?
[^11]: -- (8). De 1914 à 1918, Loisy fut surtout soucieux de fustiger Benoît XV et de savoir si la « grande boucherie européenne » pourrait nuire au catholicisme. Poulat m'apprend en revanche que le cardinal Billot (destitué en 1927 à cause de ses sympathies pour l'Action française) eut le courage de déclarer en 1915 :
« Dire que le seul fait de mourir volontairement pour la juste cause de la patrie suffit pour assurer le salut signifie que l'on substitue la Patrie à Dieu, que l'on oublie ce qu'est Dieu, ce qu'est le péché, ce qu'est le pardon divin. »
[^12]: -- (9). Collaborer avec elle aujourd'hui, dans un esprit qui n'est plus celui de la fondation, est une autre chose.
[^13]: -- (10). Comme le montrent Cholvy et Hilaire dans le deuxième volume de leur *Histoire religieuse de la France contemporaine*, le meilleur des trois si l'on corrige l'injure à Petlioura (voir *Itinéraires* janvier 1988) -- je n'ai qu'un mot à dire sur le troisième (1930-1988) : on ne fait pas de bonne histoire avec de bons sentiments.
[^14]: -- (11). La Pologne est étrangement absente du chapitre sur les Constitutions des États contemporains. Mais Poulat note qu' « en Hongrie, le gouvernement a créé un fonds pour les Églises en 1951 ; il contribue au traitement des ecclésiastiques, aux frais des écoles confessionnelles » etc., etc.
[^15]: -- (12). Sachant les femmes largement favorables à la référence à Dieu dans la Constitution, ce sondage d'août 1958 (dont Poulat n'indique pas l'origine) n'en sélectionnait que cent contre cent hommes, alors qu'elles représentaient bien plus de la moitié du corps électoral et de la population. Et malgré cela 37 % de l'ensemble étaient favorables à la référence à Dieu, contre 33 % défavorables et 30 % indifférents ou sans opinion.
[^16]: -- (13). C'est en ce sens qu'Étienne Gilson disait : dans l'enseignement laïque on peut trouver un catholique professeur, mais non un professeur catholique. Sur un plan un peu différent, relevons avec Poulat ce mot de Mgr Calvet, dans ses mémoires, à propos des prêtres « travailleurs intellectuels » : « Leurs occupations -- même si les sujets qu'ils traitent sont religieux -- les laïcisent... »
[^17]: -- (1). Cette complainte, chantée par François Hanout, figure sur le disque « Chants et refrains royalistes » (SERP).
[^18]: -- (1). P Charles Méaux, *Un prêtre messin sous la Révolution*, sans indication d'éditeur, Imprimerie Forignon, Dombasle, 1988. Nous nous sommes largement inspiré de l'étude du Père Méaux pour ce chapitre.
[^19]: -- (2). Père Charles Méaux, op. cité.
[^20]: -- (3). Aujourd'hui, La Maxe (Moselle).
[^21]: -- (4). Il écrit à ses paroissiens : « Saint Vincent de Paul ne s'était-il pas évadé de la Tunisie au péril de sa vie ? Du côté de Dieu, je m'assure qu'il tiendra bien compte de ma bonne volonté, qui était de courir au secours des âmes. »
[^22]: -- (5). « Valet pro celebratione missae, in hac diocesi Lausannati, quamdiu pro facte d'Antonii Nicolas in illo morari contingerit, Frigurgi Helvet die 13 octobris 1797, De mandato Jos. Goulufrey. »
[^23]: -- (6). Séance du 15 thermidor An IV au département.
[^24]: -- (7). Abbé S. Blondel, *Les 332 victimes de la Commission populaire d'Orange en 1794*, chez l'auteur, 1888.
[^25]: -- (8). Rapport de Courtois à la « Commission chargée de l'examen des papiers de Robespierre et de ses complices », n° CVIII.
[^26]: -- (9). Louis Blanc : *Histoire de la Révolution*, t. X, p. 472, dit que Robespierre fut le rédacteur de ces instructions. -- M. Taine : *Origines de la France contemporaine*, t. III, p. 210, dit également : « Les instructions pour le tribunal révolutionnaire d'Orange sont écrites de la main de Robespierre. » (Archives nationales, E 4439.)
[^27]: -- (10). 332 victimes...
[^28]: -- (11). In *Recueil officiel des arrêtés de Maignet* (Bibliothèque Calvet d'Avignon).
[^29]: -- (1). Par exemple, dans *Britannicus* avec ces vers pleins d'actualité : *Au joug depuis longtemps ils se sont façonnés. Ils adorent la main qui les tient enchaînés*.
[^30]: -- (1). Alexis Curvers : *Pie XII, le pape outragé*, Éditions DMM, 2^e^ édition 1988.
[^31]: -- (2). Jean Chelini : *L'Église sous Pie XII*, Vol. 2 : l'après-guerre 1945-1958, Fayard 1989.
[^32]: -- (1). Le Père François de Nercy, rappelé à Dieu en 1981.
[^33]: -- (2). Édition en quatre volumes, qui est peut-être encore disponible chez Dessam, à Malines (Belgique).
[^34]: -- (1). *Un Siècle, Une Vie*, éd. Robert Laffont.
[^35]: -- (2). Cela ne le priva finalement ni de la Sorbonne (en 1955), ni de l'Académie française (en 1961), où il est entré sans se renier, mais probablement du Collège de France, où il avait pourtant plus de titres à figurer que le médiocre Loisy un demi-siècle plus tôt. -- Sil y a du Nimbus, il y a aussi du Monsieur Perrichon en Jean Guitton. Un étudiant qui l'avait défendu lors des chahuts de Sorbonne en 1956 (et qui eut toujours l'impression que le cher maître n'aimait pas beaucoup le revoir) est mentionné de façon anonyme, dans la même page où une grande dame canadienne, qui assista au même chahut sans broncher, est longuement citée pour la belle lettre qu'elle lui écrivit (dix ans après !).
[^36]: -- (1). Abbé Louis Coache, déclarations à PRÉSENT, le 4 août 1988, où il précise qu'il en avait « eu l'idée quelques jours avant le 10^e^ anniversaire de Saint-Nicolas du Chardonnet », donc en février 1987.
[^37]: -- (2). *L'Anti-89* le publiait dans la version que Bernard Antony en avait présentée au conseil régional Midi-Pyrénées. C'est par erreur que *L'Anti-89* donnait ce texte comme un « vœu adopté » par le conseil « général ». C'était le conseil régional, et le texte fut rejeté par la majorité socialo-communiste et libérale. Mais c'est bien le texte en question.
[^38]: -- (3). Dans sa grande interview à PRÉSENT du 4 août 1988, l'abbé Coache parle d'un tirage de 50.000 exemplaires avec 11.000 abonnés.
[^39]: -- (1). Le Père Betti nous dit cependant, quelque part dans son article, « que c'est dans ce contexte que se situent la signification et la fonction des nouvelles formules élaborées à partir de 1984, à diverses reprises et à des niveaux divers, par la congrégation pour la doctrine de la foi, et qui ont été approuvées par le pape le 1^er^ juillet 1988 ». Ce n'est pas d'une parfaite clarté ; que signifie, par exemple, « à des niveaux divers » ? Mais le Père Betti n'est qu'un commentateur et il n'en reste pas moins qu'il n'y a dans le document lui-même aucune mention d'une approbation pontificale quelconque.
[^40]: -- (2). Il serait vain d'invoquer les « illusions d'optique » pour prétendre le contraire. En effet, les indications que nos sens envoient au cerveau ont besoin d'être interprétées ce qui exige un long apprentissage. L'enfant commence par se heurter contre les murs, il veut saisir la lune, etc. Ce n'est qu'après de longues expériences dans lesquelles interviennent le toucher et la vue qu'il parvient à localiser convenablement les objets. Les « illusions d'optique » ne se produisent que dans des circonstances exceptionnelles.
D'un autre côté, la « substance », définie comme « ce qu'il y a de permanent dans les choses qui changent » (définition du petit Larousse), échappe à nos sens et c'est par le seul raisonnement sur ce que nous constatons par eux que nous parvenons à cette notion. Nos sens, par contre, nous font connaître un certain nombre « d'accidents » des choses, accidents qui en font réellement et intégralement partie. Mais là encore, un travail d'interprétation des données sensorielles est nécessaire. Un corps blanc paraîtra vert s'il est éclairé en lumière verte. La « blancheur » d'un objet sous un éclairage normal n'en est pas moins un accident réel et nous ne nous trompons pas en disant que la neige est blanche.
[^41]: -- (3). La traduction classique est « Conformité de l'intelligence à la chose ». Elle me paraît avoir deux défauts :
-- Le mot « conforme » a pris aujourd'hui un sens qui le rapproche trop de « identité ». On parle, par exemple, couramment de « copies conformes ». Le mot latin « adaequatio » convient, au contraire, parfaitement et il est si parlant qu'il me paraît inutile de le traduire.
-- « Intellectus », au sens propre du terme, est l'action de comprendre, sens qui ne convient pas entièrement ici. La traduction classique parle de « l'intelligence » mais il s'agit, en fait, de ce qu'elle produit : une « idée », une « représentation mentale de la chose ».
[^42]: -- (4). Il est permis, par exemple, après un acte conjugal normalement effectué, d'aider la nature en prélevant un peu de sperme du mari dans les voies génitales féminines pour le porter un. peu plus haut ce qui a pour effet d'accroître les chances de rencontre entre un ovule et un spermatozoïde. Ceci n'a évidemment rien à voir avec la fécondation dans une éprouvette.
[^43]: **\*** -- Voir aussi « Suite au dossier Claudel », It 901-06-93, pp. 46-55.
[^44]: **\*** Ici : en couleur \[2005\].
[^45]: -- (1). Bernard Faÿ a fréquenté Claudel et recueilli ses confidences à Washington entre 1927 et 1933. Il lui consacre un chapitre très vivant dans *Les Précieux* (Libr. ac. Perrin, 1966). Même si la relation des propos de Claudel peut être inexacte ici et là, elle semble concorder avec une étrange mention de Louise Vetch (à Yokohama, décembre 1921) dans le *Journal* publié en 1968. Gérald Antoine se contente de parler d' « étranges rumeurs », ce qui est dire trop, ou trop peu.
[^46]: -- (2). Ludmilla Pitoëff n'est pas même mentionnée parmi les grandes interprètes de Claudel (elle fut Marthe dans *L'Échange* en 1937 et 1946, avec son mari pour partenaire la première fois, son fils la seconde). « Quelle fortune pour moi, écrivit pourtant Claudel (*Le Figaro*, 25 janvier 1947), que cette bouche délicieuse (...) ! Et que le français est beau sur ces lèvres irréprochables ! (...) J'ai connu la Duce dans ses dernières années. Je ne crois pas quelle ait jamais atteint devant le public quelque chose de comparable à cette merveille de simplicité, de sensibilité et de musique qu'est notre Ludmilla Pitoëff. »
[^47]: -- (3). Que vouliez-vous qu'il fit, contre trois ? Et trois femmes ! Non seulement sa mère et sa sœur Louise s'opposèrent à ce qu'on rapprochât Camille de Villeneuve, mais son épouse elle-même refusa toujours de lui rendre visite. Seul Paul le faisait, entre deux séjours à l'étranger, lui présentant ses enfants, ses gendres, sa bru Marion Cartier..
[^48]: -- (4). « La largeur d'esprit de Léon XIII est redevenue en honneur » (7 juillet 1915). La correspondance de ce mois n'est d'ailleurs pas d'une franchise absolue : le 15, il écrit que son entrevue avec Benoît XV n'avait pas de « dessous diplomatiques » alors qu'il est bien improbable que Berthelot n'y ait pas été intéressé.
[^49]: -- (5). G. Antoine cite cette phrase écrite le 13 avril 1939 à Agnès E. Meyer (dont le mari était directeur du *Washington Post*) : « Autant la mystique de Hitler est misérable, autant sa politique est grandiose et appuyée sur ce que j'appellerai la destinée géographique. »
[^50]: -- (1). L'abbé F. soulève aussi une autre question, celle du vêtement ecclésiastique. Citons ses propos, intéressants, à leur date (début 1955), pour la petite histoire : « Si vous vouliez aussi amorcer une campagne contre le béret et le blouson... La soutane et le large chapeau ont fait leur temps, bien sûr, et ce sont eux qui tiennent le prêtre loin de la foule ouvrière. Il faudra qu'on en vienne au costume de ville des clergymen. Pourquoi pas tout de suite ? Nous serons à notre place partout... Nous ne serons ni gênés ni gênants. » Il y aurait beaucoup à dire, et il est peu probable que Claudel eût poussé à l'abandon de la soutane, mais ceci est une autre histoire...
[^51]: -- (1). Première Épître aux Corinthiens, I, 23 : « Nous prêchons quant à nous le Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens (Judaeis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam). »
[^52]: -- (2). Septante : traduction grecque de la Bible au III^e^ siècle av. J.-C. ; Vulgate : traduction latine par saint Jérôme au IV^e^ siècle après J.-C. ; Massore : version rabbinique (VIII^e^-X^e^ après J.-C.).