# 337-11-89
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## ÉDITORIAL
### Sous le signe des combats
CE n'est certes pas la première fois que la revue ITINÉRAIRES, plutôt que de céder aux courants et aux orages, aux conformismes trompeurs et aux embrigadements superfétatoires, engage jusqu'à son existence dans une bataille intellectuelle et morale.
Il en fut ainsi dès sa première année. Et souvent par la suite. Cela doit faire partie de sa vocation. On pourrait lui appliquer l'apostrophe que le poète s'adressait à lui-même :
*Tu naquis le jour de la lune*
*Et sous le signe des combats...*
Sous le signe des combats... Ceux d'ITINÉRAIRES sont de nature spirituelle. La revue a toujours été profondément engagée dans l'actualité politique et religieuse, mais elle l'a été, elle l'est à la manière qui est celle d'une revue intellectuelle, bien entendu.
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C'est là une spécificité que le public ne comprend pas toujours très bien. Il trouve parfois la revue trop philosophique pour les requêtes immédiates du combat politique ou religieux. Ou bien il la trouve trop engagée dans l'actualité pour une revue qui se prétend d'étude et de réflexion : il la juge alors trop *militante.* Il faut bien qu'elle le soit, puisque l'Église elle-même l'est sur cette terre : deux mille ans d'Église militante nous donnent l'exemple, multiple et varié, d'une vie vouée, dans le temporel, au combat spirituel.
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Une présence militante à l'actualité temporelle impose forcément, avec ou sans préméditation, la règle qu'édictait Péguy :
« *Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient dans le cinquième. Autrement, je veux dire quand on s'applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire. Ou plutôt à ne rien dire.* »
La conséquence, déjà subie par Péguy, est que chaque fois les abonnés mécontents s'en vont. Pas tous. Les meilleurs restent. Mais chaque fois que l'on s'engage, on en perd. Sur ce point il en est comme dans un combat militaire : il n'y a pas de combat sans pertes.
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Chaque fois que la revue a dit quelque chose d'important dans un grand débat, le premier résultat en fut une perte d'abonnés, c'est ainsi. Une perte légère ou une perte plus étendue. Puis ceux qui sont restés se mobilisent pour colmater les brèches, réparer les pertes. Mais depuis trente-trois ans, à travers les hauts et les bas, toujours vous avez, oui vous, donné à ITINÉRAIRES les moyens d'exister, les moyens de travailler, les moyens de se battre.
-- « Vous » ? Qui, vous ?
-- Vous justement qui me lisez : vous vous reconnaissez, les nouveaux, les anciens. Il m'arrive aujourd'hui de rencontrer les petits-fils des abonnés de 1956. Ils sont la troisième génération. Notre travail s'est établi dans la durée : grâce à un certain nombre de familles chrétiennes qui elles-mêmes s'étaient établies dans la fidélité ; grâce aussi aux nouveaux venus, aux isolés, à ceux qui ont connu ITINÉRAIRES fortuitement, ou par une sollicitude amicale, et qui y découvrent ce que ni leur famille, ni leurs écoles, ni leur clergé ne leur avaient apporté. Ces moyens d'existence et de travail que les uns et les autres vous avez assurés à ITINÉRAIRES sont devenus insuffisants. Je vous en avertis.
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Ces moyens sont de deux sortes :
les abonnements à la revue (y compris les « abonnements de soutien ») ;
les versements à l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES pour les bourses d'abonnement.
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L'œuvre des bourses d'abonnement s'est heurtée en tout temps à une indifférence quasi-générale parmi nos lecteurs. Elle a donc toujours été en déficit, c'est-à-dire qu'elle n'a jamais pu payer à la revue, fût-ce à prix réduit, la totalité des bourses qu'elle accordait. La revue a supporté à grand ahan ce poids financier. Aujourd'hui, avec la diminution de ses ressources, elle ne le peut plus. L'œuvre des bourses lui doit 173.000 francs. Petite somme, penseront les entreprises à grand chiffre d'affaires. Pour le modeste budget de la revue, c'est considérable. Ces 173.000 francs font tragiquement défaut. Il est impossible de continuer ainsi. Depuis plus d'un quart de siècle, l'œuvre des bourses d'abonnement avait -- avec l'aide de la revue -- rempli sa fonction : *faire en sorte que personne ne soit privé d'ITINÉRAIRES pour raison d'argent.* La revue ne peut plus suppléer aux déficiences de l'œuvre. Les bourses d'abonnement, même partielles, sont actuellement supprimées.
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C'est que, simultanément, les pertes d'abonnements ont été importantes.
La revue a déjà connu cette sorte de situations. La plus grave peut-être fut au début de l'année 1976, elle est inscrite dans notre étroit numéro 201, ce « gai, triste et macéré » numéro, comme dira Luce Quenette en le commentant deux mois plus tard (mai 1976).
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La situation de la revue est au moins aussi grave aujourd'hui, son existence autant menacée, par l'effet direct du combat dans lequel nous militons depuis l'été 1988.
Car depuis l'été 1988, une effervescence démesurée s'obstine à dénoncer comme des traîtres, des lâches ou des apostats tous ceux qui ne se sont pas engagés dans une approbation intégrale, exclusive, inconditionnelle des consécrations épiscopales accomplies par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988.
A contre-courant de cette démesure, nous avons résisté à tout ce qui avait pour intention ou pour résultat d'établir une fracture hostile entre catholiques ayant le même Credo, la même messe, le même catéchisme.
Les raisons de ce combat mené durant l'année climatérique qui va de l'été 1988 à l'été 1989 -- les raisons de ce combat qui continue -- sont rassemblées dans notre numéro 336 de septembre-octobre. Je vous invite à vous y reporter.
Ceux qui ont fait de l'approbation des sacres une frontière entre amis et ennemis, une ligne de partage entre le bien et le mal, étendent chaque jour cette fracture et l'approfondissent autant qu'ils le peuvent. Mais, je le répète, autant que nous le pouvons nous freinons, nous limitons et, si Dieu veut, nous ferons reculer ce délire fratricide.
C'est dans ce combat que la revue a subi des pertes sérieuses.
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Elle les a subies par l'effet de l'accusation empoisonnée qui a été lancée spécialement contre moi. Développée de diverses manières et dans divers registres, elle consiste essentiellement à prétendre : Si Madiran n'a pas dit explicitement qu'il accepte toutes les erreurs actuelles issues du concile, implicitement il le fait. L'arbitraire évident d'une telle imputation est occulté, aux yeux de plusieurs, par l'autorité morale de la personne qui s'est permis d'en abuser aussi méchamment. L'allégation est assassine. J'aurai beau critiquer explicitement, comme je n'ai jamais cessé de le faire, les erreurs issues du concile, qu'importe, *puisque implicitement* il paraît que je les accepte, et que je les accepte toutes. On en vient à ne même plus lire mes explications : elles sont réputées trop perfidement dangereuses, on risquerait de se laisser prendre à leur clandestine malignité, elles poussent la fourberie jusqu'à soutenir implicitement ce qu'elles combattent *explicitement !*
Telle est la méchanceté qui a fait perdre trop d'abonnés à la revue ITINÉRAIRES, et qui est en passe de la tuer dans la trente-quatrième année de son existence. Je n'avais pas cru que l'accusation méchante entamerait à ce point la cohorte de nos abonnés et lui infligerait de telles pertes. On a toujours tendance à sous-estimer les pouvoirs maléfiques de la méchanceté ; on a tort, ils sont immenses.
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Nos engagements nécessaires dans les combats de l'actualité ne sont pas le tout d'ITINÉRAIRES, ils n'en sont pas l'essentiel.
Par delà ces engagements, mais aussi à travers eux, au milieu d'eux et par eux, il y a l'œuvre permanente de la réforme intellectuelle et morale selon Le Play, Maurras, Péguy et les Charlier.
Si nos engagements militants soulèvent parfois trop de passions, en revanche notre militance pour la réforme intellectuelle n'en soulève pas assez.
Ce n'est pas nouveau. Depuis trente-trois ans nous avançons ainsi entre une double haie d'indifférences engourdies et d'aversions déchaînées. Si aujourd'hui ou demain nous y sommes finalement submergés, ce sera pavillon haut.
Mais cela, vous en voici avertis, aura dépendu de vous.
Jean Madiran.
**Ce que vous pouvez faire**
Il s'agit d'abord de savoir si le fonctionnement des bourses d'abonnement pourra être rétabli.
S'il n'était pas possible de lui rendre vie, ce serait une raison morale, ce serait une raison de plus d'arrêter la parution de la revue.
**1. -- **Quasiment tout le monde peut véritablement faire une fois ce mois-ci, et dans l'avenir une fois par an, l'effort exceptionnel d'un versement de 100 ou de 50 francs à l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES : chèques postaux Paris 19.241.14 J. Il est permis et même recommandé de verser bien davantage.
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Mais il n'est pas croyable que cette œuvre des bourses, la quasi-totalité d'entre vous ne puissent l'aider de cent francs ; ou de cinquante...
**2. -- **L' « abonnement de soutien » à la revue est de 3.750 francs par an : il n'est pas à la portée de tous, mais il est certainement à la portée de plusieurs. Ces plusieurs-là ont diminué en nombre parce que depuis trop longtemps je ne faisais plus appel à eux. Dans toutes les périodes financièrement difficiles de la revue, chaque fois que j'y fis appel il y eut une multiplication de ces abonnements de soutien. Leur contribution, une fois de plus, est devenue nécessaire. Leur abstention aujourd'hui aurait la portée d'un verdict.
**3. -- **Il en est parmi vous qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent ou ne souhaitent pas verser en une fois les 1.250 francs de l'abonnement normal à la revue : soit pour eux-mêmes, soit pour ceux qu'ils désireraient abonner. Eh bien ils peuvent acquitter leur abonnement par le système du prélèvement automatique de 107 francs par mois : qu'ils nous demandent un formulaire à cet effet.
Ceux qui combattent les positions de la revue ont fait un grand effort de mobilisation et de propagande pour jeter sur elle un discrédit arbitraire. J'en appelle à la mobilisation de tous ceux qui estiment que la revue ITINÉRAIRES doit continuer. -- J.M.
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## CHRONIQUES
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### Le diktat
*Interdire une religion\
où l'on prie pour les bourreaux*
par Guy Rouvrais
DANS L'AFFAIRE dite du « carmel d'Auschwitz », les autorités du judaïsme et celles du catholicisme nous exhortent à respecter la sensibilité religieuse juive. Nous devrions comprendre que, du point de vue juif, un cimetière ne saurait être lieu de la prière.
En revanche, il est admis que les juifs, eux, n'ont pas à respecter la prière chrétienne. Dans une interview au *Monde,* Jean Kahn, président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) a déclaré, à propos des carmélites polonaises :
« *Nous ne pouvons accepter, en outre, leur volonté de prier, à la fois, pour les victimes et les bourreaux.* »
On notera donc que M. Kahn ne conteste pas seulement *l'endroit* de la prière mais aussi son *contenu.* Autrement dit, le CRIF prétend dicter aux religieuses pour qui elles doivent et ne doivent pas prier. Jamais, au plus fort des controverses judéo-chrétiennes, les catholiques n'ont prétendu contrôler le contenu des prières de la synagogue.
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On sent, dans le propos du président du CRIF, qu'au terme d'un effort héroïque sur lui-même, il pourrait comprendre -- à défaut d'admettre -- que l'on priât pour les victimes, mais pour les bourreaux, cela dépasse son entendement ! M. Kahn serait encore plus scandalisé s'il apprenait que les chrétiens ne prient pas *également* pour les victimes et les bourreaux mais *davantage* pour ces derniers. Ce sont les plus grands pécheurs qui ont besoin du plus grand pardon. « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecins mais les malades » disait Notre-Seigneur. Et de toutes les maladies la lèpre du péché est la plus redoutable...
En mettant son veto sur la prière pour les bourreaux, M. Kahn ne s'en prend pas à une forme de piété contingente, laissée à l'appréciation des carmélites, mais au cœur même du christianisme. Il ne serait pas abusif de définir la religion chrétienne comme celle où l'on prie pour les bourreaux. Le chrétien est appelé à l'imitation de Jésus-Christ qui, au plus fort de sa sainte agonie, pria pour ses bourreaux. A sa suite les martyrs -- quand le temps leur en était donné -- l'imitèrent. Ainsi en fut-il du premier martyr, le diacre saint Étienne :
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« Pendant qu'ils le lapidaient, Étienne priait, en disant « Seigneur Jésus, recevez mon esprit. » Puis, s'étant mis à genoux, il s'écria d'une voix forte : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché. » Après cette parole, il s'endormit dans le Seigneur. Saul avait approuvé le meurtre d'Étienne. » (Actes 7, 59,60)
Lapidé par les juifs, *ses bourreaux,* Étienne pria pour eux. Les ancêtres de M. Kahn furent -- et restent -- au bénéfice de la prière chrétienne pour les bourreaux. Et il n'est pas téméraire de dire que c'est grâce à la supplication d'Étienne que Saul devint Paul.
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Cette prière n'est pas seulement faite *à l'imitation* de Jésus-Christ mais aussi par fidélité à son *enseignement.* On le trouve dans le Sermon sur la montagne qui est la charte éthique du chrétien :
« Vous avez appris qu'il a été dit : « Œil pour œil et dent pour dent. » Et moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant ; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre (...) Vous avez appris qu'il a été dit : « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. » Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous maltraitent. » (Saint Matthieu 5 : 43,45)
Vouloir interdire aux carmélites de prier pour les bourreaux, c'est bien s'en prendre au fondement même de la foi chrétienne.
On a vu que c'est en opposition à la loi juive que Notre-Seigneur a défini la conduite chrétienne. Avec la reconnaissance de la messianité de Jésus, c'est précisément ce caractère miséricordieux qui distingue le judaïsme du christianisme. Si bien que vouloir dépouiller la prière chrétienne de son intercession pour les bourreaux, c'est la faire régresser dans les limites du judaïsme. *Les religieuses, pour être agréées par M. Kahn, devraient prier comme les juifs à l'endroit désigné par les juifs.* C'est inacceptable. C'est faire violence non pas à la « sensibilité catholique » mais à la prière catholique elle-même dans son essence. L'amitié entre juifs et chrétiens ne saurait s'acheter au prix d'un reniement.
A cela, on pourrait objecter que l'on peut prier pour ses bourreaux, mais ceux des autres ? Pour ce qui est des carmélites, ce sont bien *leurs* bourreaux : chacune des religieuses du carmel a eu au moins un membre de sa famille qui a péri à Auschwitz. Ajoutons que ce sont bien *aussi* les bourreaux du peuple polonais. Ce sont aussi les bourreaux des catholiques assassinés par les nazis en haine de la foi chrétienne. En vertu de la communion des saints, tout ce qui atteint un membre du Corps du Christ -- l'Église -- atteint tous ses membres : « Si un membre souffre, tous souffrent avec lui » disait saint Paul.
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La faute d'un homme rejaillit sur tous. La chute d'Adam entraîna celle de toute l'humanité qui en porte à jamais les stigmates. De même, l'obéissance et le sacrifice d'un seul, Jésus-Christ, ouvrent-ils les portes du salut à toute l'humanité. C'est pourquoi le crime et la prière portent en eux-mêmes une irréductible universalité. C'est la raison pour laquelle la prière des carmélites d'Auschwitz embrasse et dépasse tout à la fois les bourreaux nazis, ce qui rend vaine la question : « les bourreaux de qui et de quoi ? ».
L'incompréhension profonde du christianisme de Jean Kahn le conduit sans doute à penser que la prière pour les bourreaux vaut absolution. Il se trompe. Prier pour les bourreaux, prier pour les ennemis, c'est *d'abord* reconnaître que ce sont des bourreaux, que ce sont des ennemis. La prière n'est jamais complicité avec le péché. Elle confesse, au contraire, son impuissance à restaurer l'homme défiguré dans le bourreau et, à cause de cela, le remet, en tremblant, entre les mains du Dieu vivant qui voit bien plus loin que notre nuit, bien plus haut que nos abîmes.
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Le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, s'était fait remarquer dans l'affaire du carmel d'Auschwitz par son silence. Il s'en est récemment départi dans les colonnes de *L'Événement du Jeudi.*
Pourquoi ce silence premier ? « Parce que, à mon sens, a-t-il répondu, le carmel n'est qu'un épiphénomène. » Quel est donc le « noumène » ? « Le carmel d'Auschwitz symbolise le trou noir qui s'est installé dans les rapports judéo-catholiques. Ce carmel nous contraint à nous reposer une problématique qu'à tort nous avions cru évacuée depuis Vatican II. »
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Ce que le rabbin Sitruk a cru évacuée, c'est la volonté missionnaire de l'Église à l'égard des juifs. A dire vrai, cette persuasion n'est pas étrangère aux propos inconsidérés d'une partie de l'Église sur ce sujet. D'où la pressante exhortation du grand rabbin de France à l'Église pour qu'elle renonce à sa mission :
« Elle doit avoir le courage de renoncer à cette vocation. Dès lors que l'Église n'a pas dit de façon claire qu'elle renonce à convertir les juifs, elle ne peut pas nous en vouloir de notre défiance. Nous ne pouvons pas ne pas relier tous ces événements en une cohérence : la volonté implicite d'évangéliser le monde entier, nous compris. »
On remarquera que la communauté juive, prompte, à temps et à contre-temps, à s'insurger contre tout ce qui lui apparaît comme une « discrimination », réclame que l'Église lui applique un régime discriminatoire. Et quelle discrimination ! l'Église a vocation d'annoncer l'Évangile à toute l'humanité, le grand rabbin exige d'être exclu de cette humanité-là !
On notera ensuite qu'il reconnaît que l'Église a reçu une « vocation » à évangéliser tous les hommes, une vocation qu'elle ne tient pas d'elle-même mais de Dieu. Or, il pourrait expliquer qu'elle s'est trompée et que le christianisme n'implique rien de tel. Mais non : elle a une vocation qui est sa nature même à laquelle elle *doit* renoncer. Ce qu'il exige, c'est un reniement. Il sait qu'évangéliser n'est pas, pour l'Église, une matière à option mais l'expression de son obéissance à son divin Fondateur : « Puis il leur dit : « Allez par tout le monde et prêchez l'Évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné. » (Saint Marc 16 : 15,16)
On le voit, le grand rabbin rejoint Jean Kahn. C'est la même démarche. Les catholiques, pour être agréés du judaïsme contemporain, doivent *renoncer* à ce qui est constitutif de leur foi.
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Face à cela, l'épiscopat français et les négociateurs de « l'accord » sur le déplacement du carmel, ne disent rien, ne demandent rien. Les seules exhortations qu'on leur connaisse sont à l'endroit des catholiques pour qu'ils lancent un retentissant « Amen ! » aux extravagantes exigences juives.
Pour nous, la réponse, c'est : *non licet.*
Guy Rouvrais.
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### De la pédagogie, qu'elle n'est rien.
par Pierre Gardeil
NOUVEAU MINISTRE, nouvelle loi : M. Jospin, qui ne voulait pas de « réforme », a fini par proposer la sienne ; on l'aurait juré. Mais elle ne fera même plus rire ceux qui, exerçant le métrer à l'endroit -- autant que nos mœurs et institutions le permettent -- voient les gouverneurs de la galère faire, depuis tant de lustres, ramer la chiourme à contresens.
Depuis le projet Langevin-Wallon, si l'on veut une date. A sa logique socialiste aucun ministre n'eut permission de déroger. L'Éducation Nationale est dépositaire de l'esprit démocratique ; qui lui en ferait leçon ? Et comment se soucierait-elle des vaines majorités parlementaires, quand elle peut déjà braver la nature des choses ?
La nature des choses se venge constamment ; d'où la nécessité de réformes constantes. Cela est imparable. Et sur son torrent de papier, l'Éducation Nationale dévale toujours et encore... la pesanteur suffit à montrer le chemin. Comme poivre dans les naseaux, la moindre pincée de bon sens peut d'ailleurs emballer l'attelage :
17:337
« A mort Devaquet ! » C'est ce cri qui a fait réélire Mitterrand (débrouillez bien les effets et les causes, « les moments forts », comme on dit, et les trop faibles volontés). Et Mitterrand *genuit* Jospin, qui *genuit* la réforme qui passe, laquelle je ne voudrais voir passer sans qu'elle essuie mon cri séditieux !
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J'ai des titres à « l'ouvrir », sans fausse honte : trente-six ans prof de philo, dont vingt comme directeur de mon « second cycle », serviteur heureux d'une école catholique qui a réussi, (*Deo adjuvante*), et autant qu'on puisse juger de ces choses. Mais elle n'a réussi qu'en prenant la pente dans l'autre sens, c'est-à-dire dans la faible mesure où elle a mis le Bon Dieu d'abord, et les « délégués » de tout poil à l'autre bout. Décisions hardies, surtout pour le Bon Dieu, qu'on avait habitué à plus de discrétion. Pour ne pas faire tort. Pour ne pas avoir l'air. « Pour respecter la liberté », comme ils disent. Les malheureux. Comme ils ne savent pas ce qu'ils disent ! Ni ce qu'est la liberté. Ni que le premier commandement donné à l'homme est aussi le premier de ses droits. Le plus beau. Le seul. La clef de voûte, qui fait tenir les pièces ensemble, et sans laquelle tous les droits de l'homme s'entrechoquent au hasard, comme molécules d'un gaz qui s'échauffe.
Oui, trente-six ans dont vingt. Je sais comment ça marche. Je demande donc qu'on n'impute pas au plaisir de la polémique le besoin de dire ce que j'ai vu et ce que je vois, même s'il m'arrive de l'énoncer sans excessive précaution.
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Le texte de loi, (encore « projet » au moment où j'écris ces lignes), ne me retiendra pas point par point. A quoi bon, puisque c'est en amont que tout se décide ? « En amont » l'heureuse formule était hier dans la bouche de Michel Rocard, à propos de dévoyés qui excèdent, quand ils ne les matraquent pas, voyageurs et cheminots des trains de banlieue. Comme vous avez raison, Michel Rocard ! Le problème est en amont, en effet : mais je vous vois mal équipé pour grimper tout seul aussi haut !
18:337
A défaut de faire reconnaître la loi morale au fond des cœurs, vous mettrez quelques policiers sur les quais de nos gares. A défaut de restaurer l'autorité sociale (dont celle des maîtres dans leur classe et des parents dans leur famille), vous voterez des « crédits sociaux » que la bureaucratie laissera absorber par ses commissions impuissantes. A défaut d'honorer le mariage, vous laisserez déshonorer l'enfance. Le cruel est que vous savez tout cela, et que vous mourrez sans oser le dire.
Redescendons jusqu'au texte, pour y prendre d'abord quelques amers plaisirs :
Soit celui de voir un socialiste faire du socialisme. Figurez-vous qu'on va donner des sous aux délégués des conseils de parents d'élèves ! Une indemnisation est prévue pour ces commis de la base, sur qui vous pouvez compter pour exprimer les désirs du sommet. Soviet, soviet, quand tu nous tiens !
Soit celui, plus mélodieux, d'entendre un socialiste changer le bois de sa langue : « projet d'établissement », « communauté éducative », « équipe pédagogique »... c'est bien dans le texte. Or, vous avez reconnu le style néo-catholique, façon dirigeants de l'APEL ou Secrétariat National.
-- Eh bien, me dira-t-on, c'est pas mal tout ça ? -- Si vous voulez... sauf qu'on a mis les mots depuis que manquent les choses, surtout l'Unique Nécessaire, dont tant de formules s'efforcent en grimaçant de pallier l'absence. Le « projet d'établissement » d'une école catholique ? Il me semble que c'est d'être une école catholique. Faut-il quinze réunions pour en décider ? Depuis que l'enseignement catholique enseigne tout et n'importe quoi, hormis la rédemption des pécheurs par la Passion et la Mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il triomphe en effet dans le « projet » volatil et la « communauté » réduite aux caquets. Mais ceux qui y travaillent pour de bon se nourrissent plutôt de vrai pain, la prière, la science, l'amour des enfants. Pas besoin de commission pour ça.
19:337
Cette perestroïka linguistique m'incline donc à penser plus de mal des parleurs de l'enseignement chrétien que de bien des rédacteurs du ministère. Dont les intentions, constatez-le, n'ont pas changé : la loi, dit mon journal, concernera les établissements publics mais également les écoles privées sous contrat (art. 27)... et celles relevant du ministère de l'Agriculture (art. 28).
Je ne vous fais pas le dessin. Je préfère considérer un point d'apparence innocente, et qui ne suscitera guère de critique, peut-être même pas de réflexion. Le voici :
Par les futurs « Instituts Universitaires de Formation des Maîtres », et, j'en suis sûr sans aller y voir, par toute sorte de mesures aussi bien intentionnées, on va mettre l'accent sur la pédagogie. Quoi de plus naturel, légiférant d'éducation ?
Or, semblable en cela à quelque sainte de légende dont une piété mal éclairée a pu ici ou là fleurir la statue, la pédagogie recueille aujourd'hui les vœux et les hommages... mais elle n'existe pas. (La différence est que dans son cas les prières sont vraiment perdues.)
Qu'on m'entende bien. Le savoir-faire enseignant peut être utilement appris et communiqué. Je serais incapable, pour ma part, d'expliquer vite et bien la règle de trois au Cours Moyen ou l'adjectif possessif anglais en Sixième, sans aller d'abord à l'école de quelque maître expérimenté. Il m'apprendrait la méthode, décomposition du sujet, exemples canoniques, et autres techniques de son artisanat. Il m'éviterait de perdre du temps, et surtout d'en faire perdre.
Mais vous savez bien que le mot pédagogie désigne aujourd'hui tout autre chose. Et de ce qu'il désigne on doit souverainement se garder.
A ceux qui ne comprendraient pas, cet exemple :
« Notre école dispose d'une animatrice pédagogique qui, n'enseignant pas, peut consacrer tout son temps à aider le corps professoral. » Par des expériences du type suivant (je continue de citer) : « Pendant six semaines les élèves apprendront des techniques de travail : comment on se sert d'un centre audio-visuel, comment on prend des notes, comment on fait une enquête. Pendant ces six semaines se fera aussi l'apprentissage de la vie de groupe. Celle-ci sera d'ailleurs systématiquement analysée et critiquée. »
Les cours sont remis à plus tard, m'apprend le contexte.
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Pour commencer l'année scolaire on va donc apprendre aux élèves, et durant un mois et demi, à se gratter où ça ne les démangeait pas.
« Apprendre à prendre des notes » ! Quelques conseils, oui, mais enfin, c'est l'intelligence qui prend les notes ! Cette animatrice pédagogique n'a jamais dû en prendre beaucoup.
« Comment on fait une enquête » ! Faire une enquête, à la rigueur, (et peu souvent, s'il vous plaît ; on est à l'école, pas à la télé). Mais un mois et demi sans cours pour apprendre à faire une enquête !
Je laisse le lecteur conduire lui-même sa méditation sur cet « apprentissage de la vie de groupe... systématiquement analysée et critiquée »... Dans quelle commune populaire a-t-on inventé semblable aberration ?
Dans une école chrétienne, en 1976. Je tire ce compte rendu d'une revue officielle de l'enseignement catholique, qui donnait l'expérience pour exemplaire. Je ne suppose pas que les instances encore plus officielles de l'Éducation Nationale pensent aujourd'hui aussi bête. Ils ne nous ont peut-être pris que le style.
Mais enfin, la pédagogie est notre union sacrée. Les responsables de l'école des curés ont cru que s'évanouiraient chez les dignitaires de l'école du peuple de bien fâcheux malentendus si l'on pouvait seulement leur proposer la communion sous cette nouvelle espèce. Qui n'est qu'une outre gonflée de vent, dont on amuse la galerie afin qu'elle n'aille pas lorgner ailleurs.
La superstition qui nous gouverne ayant décidé que tout le monde devait apprendre la même chose à peu près dans le même temps, il lui faut supposer que des méthodes vont être incessamment découvertes à cet effet. Mieux, qu'elles l'ont déjà été, car il est agréable de se figurer accompli ce qu'on désire tellement. Un parti pris aussi passionnel est précisément de nature à empêcher des progrès raisonnables dans les sciences de la vie cognitive. Car de tels progrès sont certainement possibles, mais ils conduiront le plus souvent à reconnaître des différences entre les caractères, les « profils pédagogiques », et en définitive... les dispositions. Oui, tous les enfants peuvent réussir, mais pas forcement les mêmes choses !
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Or, les contraintes d'une instruction distribuée, dans le meilleur cas, à vingt-cinq élèves ensemble, jointes aux croyances en une chimérique égalité, s'opposent grandement à la différenciation des pratiques enseignantes comme à celle des orientations. L'invasion de l'Université par la « pédagogie » est dans le droit fil de la pente, mais on fera bien d'en présumer surtout du gâchis.
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Cette invasion a des causes plus graves. Que faut-il enseigner ? La crise des contenus, que le brouillard des mots masque de plus en plus mai, pousse les bonnes consciences à disserter plutôt des contenants. De nos panneaux pédagogiques, cachons ce qu'on ne saurait voir, et à quoi ne peut rien la mieux intentionnée des commissions ministérielles. (C'est l'air du temps, ma bonn' dame, l'inspection générale ne le changera pas !) Parlons clair : dès le primaire, on n'a pas remplacé La Fontaine par Prévert sans une horrible perte de substance. La suite fut à proportion... On s'en rend compte aujourd'hui, et que, par exemple, la littérature française ne commence pas aux doutes des libertins pour finir au mal-être des surréalistes ; mais il sera plus long de restaurer l'humanisme qu'il ne l'a été de « mettre en pièces » les tragédies de Corneille ou les comédies de Musset.
Et sur quel fondement l'édifier, cet humanisme nécessaire, quand la mort de l'homme a déjà, si fatalement, succédé à la mort de Dieu ? « *Nisi Dominus aedificaverit domum...* »
Les microteurs nos vrais maîtres nous proposent de notre humanité une notion toujours la même -- représentation plutôt qu'idée -- celle d'un sujet sans figure, dont le peu de consistance ne tient encore qu'à l'obsession du contresens. « Que votre révolte vous crée ! Décidez librement de vos valeurs ! » (Pas la peine, le diable l'a déjà fait pour vous.) La dernière illustration, mais en tout noir, m'en fut fournie avant-hier : un généreux donateur, ayant cru bon de financer un club des jeunes pour son village, avait eu l'imprudence d'y mettre cette condition : ici, pas de drogue ni d'alcool. La maman d'un des jeunes le reprit comme il le fallait : « Et la liberté alors ? » Cette maman avait raison, on venait tout juste d'en planter l'arbre !
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Là-dessus, souhaitez bonne chance aux Instituts Universitaires de Formation des Maîtres. Hors d'état, par construction, de concevoir une solide idée de l'homme, ils seront incapables d'assurer les techniques les plus élémentaires de l'enseignement. Car dans l'élève, c'est toujours l'humanité qui apprend : les étages sensori-moteur ou intellectuel de sa personnalité ne sont pas des choses en lui, mais des instruments de son être d'homme. Et cet être se forme par configuration spontanée au modèle (bon ou mauvais). L'enfant apprend des processus (techniques, ou directement abstraits) autant qu'il croit quelqu'un, et il ne conserve la science que si les autres croient à la pertinence de son savoir. Ces vues, que confirme toujours l'expérience ([^1]), s'opposent cap pour cap aux idées de « créativité » et d' « autonomie » cultivées jusqu'à l'absurde par une pédagogie fondée bien davantage sur une dérisoire philosophie de la révolte que sur une exacte psychologie de la cognition.
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C'est que le vrai principe, Athéniens, le voici : l'institution des enfants consiste tout entière dans la proposition des bons modèles. Si leur faiblesse aime à se reposer sur la confiance faite au maître, celui-ci s'efforcera d'accorder son âme à ses lèvres, et de mériter la considération édifiante qu'on lui porte, car l'enfant s'édifie par le crédit qu'il sent devoir faire. Il en résulte une situation particulière de l'enseignant : dans son rapport à l'enseigné, il ne doit pas craindre la chaire, et d'être le point de mire. Mais dans le même temps, il détournera de sa personne ce qui pourrait outrepasser les justes sentiments qui lui sont dus, et se mettre hors de cause (puisqu'il n'est que l'occasion) au bénéfice du seul Esprit. Ce fut la noblesse d'une attitude kantienne, et la définition de l'estime. Mais le kantisme n'est encore qu'à mi-chemin de la vérité tout entière.
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Il n'y a pas de religion dans les limites de la seule raison. Considérant son propre cœur, le maître ne peut oublier que, semblable à saint Jean-Baptiste, il n'est pas lui-même la lumière ; s'il a le bonheur d'en connaître la source, le doigt de son autorité désignera sans cesse l'Agneau de Dieu.
Cela, qui se fait directement quand on apprend le catéchisme, se fait indirectement en toute discipline. L'objet formel des mathématiques ou du latin ne paraît étranger à cette fin dernière que faute de voir la nature ultime du Vrai, ou du Beau, ou du Bien. Ces « valeurs » sont Dieu Lui-même en tant que notre esprit peut naturellement L'apercevoir. Si l'enseignement profane a de soi une dignité merveilleuse et procure à celui qui le reçoit comme à celui qui le communique de bien hautes et bien douces joies, c'est que Dieu s'y rend présent, et à ceux-là mêmes qui ignorent son Nom. Il est bien question de nos libertés capricieuses ! Nous sommes ici dans l'obéissance parfaite : nul n'a de droit contre ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est bien.
De l'être de Dieu procède le sens, du sens procède la joie, et cette sorte d'espérance qui dans la moindre vérité réconforte notre esprit.
Le péché originel est le désir du néant : qui donc nous fait croire que, si nous étions comme des dieux, nous déciderions « librement » du Bien et du Mal ? Comme si Dieu en « décidait » ! Il est la liberté souveraine de l'Être, dont notre liberté, bien réelle, n'a pas pour vocation de se l'approprier par convoitise, mais de le recevoir par reconnaissance.
Heureusement, notre création est plus originelle que notre péché. (Et notre rédemption, combien plus efficace !) Faire reconnaître en chacun la trace de Dieu, son image, sa ressemblance, n'est-ce pas, dans l'ordre naturel, la plus belle des missions ? Et n'est-ce pas justement celle du maître, qui a droit et devoir d'enseigner avec d'autant plus d'autorité que cette autorité n'est pas la sienne ?
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Hors du modèle, point de salut, monsieur Jospin. (Même vos psychologues finiront par découvrir cela.) Toute vertu d'humanité en procède, et nous savons depuis deux mille ans que le second commandement ne se soutient que parce qu'il est « semblable » au premier. Sans le premier, « il ne ressemble à rien », comme dit le bon peuple ; craignez donc pour les droits de l'homme ! Et si vous tenez absolument à votre université de pédagogie, inscrivez vite à son frontispice cette formule irremplaçable : « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. »
Pierre Gardeil.
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### La source directe des anticatholicismes et pseudocatholicismes
*C'est la Révolution française*
par Jean Dumont
Ce texte de Jean Dumont est la version française de la communication qu'il fera en langue castillane, au mois de décembre, lors de la XXVIIII^e^ réunion des Amis de la *Ciutad catolica* qui se tiendra à la résidence des Pères dominicains d'Alcobendas près de Madrid, sur le thème : « 549-1989 » (549 étant la date de la constitution de l'unité catholique de l'Espagne par sa répudiation de l'arianisme et la tenue du III^e^ concile de Tolède).
Le titre original de cette communication est : *La Révolution française, source directe des anticatholicismes et des pseudocatholicismes d'aujourd'hui.*
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IL Y A SEULEMENT CINQ ANS, avant que ne paraisse notre premier ouvrage d'analyse de la Révolution française, il n'était pas du tout évident, pour le grand public cultivé, que la Révolution ait été d'abord et essentiellement anticatholicisme. D'abord et essentiellement « foi imperturbable dans les prodiges du sacrilège », comme l'avait constaté pourtant un témoin particulièrement informé et indépendant, le député anglais et protestant Edmund Burke, dès 1790.
Il y a seulement cinq ans, les *Réflexions sur la Révolution de France* publiées en 1790 par Burke étaient introuvables : la dernière réédition en français avait été faite en 1912 et aucun historien de la Révolution ne les citait substantiellement. Maintenant, après que nous les ayons remises au jour dans notre *Révolution française ou les prodiges du sacrilège* (1984), les rééditions s'en sont multipliées en France, en Suisse, et les historiens ou faiseurs d'opinion les ont redécouvertes ([^2]).
Alors l'interprétation de la Révolution, dans la presse destinée au grand public, a viré de 180°. Lorsque notre *Révolution française* parut en 1984, on écrivait que faire de la Révolution « une entreprise de destruction du catholicisme » était « excessif » (*Valeurs actuelles,* janvier 1985). Aujourd'hui le même hebdomadaire écrit : « Des trois ordres qui constituaient le pays en 1789, les membres du clergé furent ceux qui payèrent le prix fort à la Révolution » (*Valeurs actuelles,* juillet 1989).
Nouveaux documents
Dans les milieux catholiques, la conviction de l'essentiel anticatholicisme de la Révolution a largement débordé le cadre du traditionalisme. L'abbé René Laurentin, historien de l'Église assez « avancé », classe dans *Le Figaro Magazine* notre *Révolution* parmi les livres « à ne pas manquer ». Et la communauté charismatique « L'Emmanuel » nous a demandé un article pour sa revue *Il est vivant* ([^3])*.* Ainsi avons-nous pu, à l'été 1989, faire connaître, là, les nouveaux documents que nous avons récemment découverts. Et qui confirment, plus que jamais, à quel point la Révolution fut le modèle des anticatholicismes.
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De tous les anticatholicismes. De celui de la dérision et de celui de la dénonciation libertaire. De celui de la menace par appel au peuple et de celui de l'intérêt. De celui de la haine bimillénaire et de celui de l'apostasie exigée sous peine de mort.
Notre premier document nouveau est le texte d'une importante adresse *Aux États-généraux,* de Raynal, le plus célèbre des « philosophes » vivants à l'aube de la Révolution. Une adresse datant des premiers mois de 1789, publiée à Marseille où Raynal venait d'être élu député, mais jusqu'alors pratiquement inconnue et dont nous avons eu la chance de retrouver l'édition originale.
On y lit : « Le monde est trop éclairé pour se repaître plus longtemps d'incompréhensibilités qui répugnent à la raison, ou pour donner dans des mensonges merveilleux qui, communs à toutes les religions, ne prouvent pour aucune. » C'est l'anticatholicisme de la dérision. Puis on lit : « Où est l'impiété, sinon dans l'inhumanité de ces institutions sombres et féroces, qui dénaturent l'homme pour le diviniser, qui le rendent stupide, imbécile et muet comme les bêtes, pour qu'il devienne semblable aux anges ? (...) L'opinion fit les moines, l'opinion les détruira. » C'est maintenant l'anticatholicisme de la dénonciation libertaire. Et celui de la menace par appel au peuple. Enfin on lit : « Parmi les classes oiseuses de la société, la plus nuisible est (le clergé) qui (...) consume à l'autel et l'ouvrage des abeilles et le salaire des ouvriers, qui allume durant le jour les lumières de la nuit, et fait perdre dans les temples le temps que l'homme doit aux soins de la maison. » C'est maintenant l'anticatholicisme de l'intérêt. Et l'on aura remarqué que pour cet inspirateur très influent de l'esprit du temps en cette aube révolutionnaire, la classe la plus nuisible n'est pas l'aristocratie de cour ou de gentilhommière, ni la famille royale, mais bien le clergé.
Ainsi se trouvaient confirmés une nouvelle fois tous les pamphlets primordialement et violemment anticatholiques qui -- pullulaient en 1788 et au début de 1789, dont nous avons eu aussi la chance de retrouver les textes, de même pratiquement inconnus jusqu'à présent.
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L'antichristianisme de la haine bimillénaire
Quant aux second et troisième documents dont nous avons fait état dans *Il est vivant,* ils apportent le témoignage très concret, et là encore indiscutable, des modèles d'anticatholicisme directement sanglants fournis par la Révolution.
Le second document est le texte de la condamnation à mort, par le tribunal révolutionnaire de Dax, dans les Landes, du saint prêtre Jean Lannelongue. Les attendus de cette condamnation nous font retrouver les dénonciations anticatholiques de Raynal, sa haine fondamentale pour le Christ et ses disciples. « Considérant que ledit Lannelongue, ci-devant curé de la commune de Gaube, est un de ces êtres qui ont participé, dans tous les temps, au malheur du genre humain... » Un de ces êtres : les membres du clergé catholique. Dans tous les temps : pas seulement sous l'Ancien Régime qui n'est donc pas seul rejeté, comme la propagande prorévolutionnaire cherche à le faire croire aujourd'hui, mais dans tous les temps chrétiens, depuis la Pentecôte. Ici nous sommes dans l'antichristianisme de la haine bimillénaire, la haine qui, dans tous les temps chrétiens, fait les martyrs.
« L'apostasie ou la mort »
Le troisième document publié dans *Il est vivant* est le texte de la condamnation à mort, par le même tribunal révolutionnaire de Dax, de deux autres prêtres. Non plus fidèles au pape et à leur évêque authentique, vénéré, Mgr de Laneufville, comme l'était le curé « insermenté » Jean Lannelongue, mais ralliés à la Révolution comme prêtres « constitutionnels » et, comme tels, gravement infidèles au pape et à leur évêque. La Révolution aurait donc dû les protéger comme des militants à son service, si elle n'avait été que politique et non anticatholique. Or la Révolution, leur Révolution, les condamne à mort en des attendus de nouveau sortis tout droit de Raynal et exigeant un reniement absolu de la foi chrétienne.
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« Considérant que ledit Castellan, ci-devant curé de Pommarès, est convaincu d'avoir sans cesse prêché le fanatisme (le christianisme) aux habitants de ladite commune, et de les avoir engagés à se faire continuer curé (...), d'avoir dit qu'il ne s'était déprêtrisé que pour échapper à la guillotine. » La Révolution, au cours de la déchristianisation totale déclenchée à l'automne 1793, a en effet exigé de tous les prêtres constitutionnels, comme prêcheurs du « fanatisme », c'est-à-dire du christianisme, qu'ils renoncent à leurs fonctions, qu'ils cessent tout exercice du culte et de la prédication, enfin qu'ils se « déprêtrisent » en remettant leurs « lettres de prêtrise » aux autorités. Mais -- on le voit bien ici -- la Révolution n'a pas exigé le renoncement, l'abdication, la déprêtrisation, seulement dans les faits. Elle les a exigés dans les âmes. La déprêtrisation de l'abbé Castellan, contrainte par la peur de la guillotine, ne valait rien à ses yeux. Elle voulait le reniement volontaire du christianisme, engageant totalement et définitivement le prêtre. Sous peine de mort. C'était : « L'apostasie ou la mort », vraie devise de la Révolution.
Et modèle, là, des plus sanglants et implacables anticatholicismes récents, de la persécution bolchevique à celle des *Cristeros* mexicains, de celle de l'Espagne rouge d'hier à celle de l'Albanie d'aujourd'hui, ou de la Chine de Mao et de ses atroces et très actuels successeurs. Pour ne pas parler, toujours, de l'Union soviétique, et de Cuba.
Mais la Révolution n'est pas que la source, le modèle détaillé, des anticatholicismes d'aujourd'hui. Elle est aussi, ce qui est différemment mais également grave, voire plus grave encore, la source et le modèle détaillé, notamment par les prêtres constitutionnels que nous venons d'évoquer, des pseudocatholicismes d'aujourd'hui. Dans leurs deux grands courants : le pseudocatholicisme de ceux des démocrates chrétiens qui se révèlent plus démocrates que chrétiens, et le pseudocatholicismc des compagnons de route des marxistes.
« Des rapprochements blasphématoires »
Car d'abord, se trouvent séduits par le modèle de pseudocatholicisme de la Révolution ces jeunes catholiques démocrates-chrétiens de la Sorbonne et du Sacré-Cœur de Montmartre qui, dans leur revue *Résurrection* (de la Révolution ?), chantent ceux qui sont « incapables de séparer, dans l'héritage français, le message chrétien de celui de 1789 » ([^4]).
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Mettant ainsi sur le même plan le Christ et la Révolution, ils refusent, avec une obstination aussi choquante que significative, de faire connaître les documents récemment mis au jour par l'historien Reynald Secher. Ces documents qui montrent le caractère systématique du populicide par lequel la Révolution a exterminé le peuple catholique de la Vendée. Bel exemple de la non rare désinformation et du non rare obscurantisme démocrates-chrétiens. Ces malheureux jeunes gens, par ailleurs admirables de vigueur apostolique, se préparent et nous préparent de nouveau les mêmes désillusions que celles qu'ont connues les prêtres constitutionnels. Comment ne voient-ils pas qu'ils tombent très exactement sous la condamnation lancée contre leurs semblables, le 25 août 1910, par le pape saint Pie X : « Leur idéal étant apparenté à celui de la Révolution, ils ne craignent pas de faire entre l'Évangile et la Révolution des rapprochements blasphématoires (...). Le souffle de la Révolution a passé par là et nous pouvons conclure que (...) (leur) esprit est dangereux, et (leur) éducation funeste. »
Condamnation qui tombe plus exactement encore sur un *apparatchik* des bureaux d'Église progressiste, l'abbé (en cravate) Max Cloupet, secrétaire général de l'enseignement catholique français. Lui a eu l'impudence de réunir, en colloque-lavage de cerveau, les professeurs catholiques, pour leur faire « discerner les héritages de la Révolution qui fondent, dit-il, notre identité » ([^5]).
« Que le couperet soit très lourd »
Mais il y a pis encore : ces Scouts de France qui, dans leur revue, prennent pour thèmes de veillées-feux de camp, comme « héritage » précisément de la Révolution, « la guillotine », dans « une exécution en illusion d'optique ». En multipliant pour les enfants les consignes pratiques comme celles-ci : « Le bourreau emballe la tête du condamné dans une cagoule pour le maîtriser » ; « il faut que le couperet soit très lourd pour tomber très vite », etc. Ce couperet qui a décapité tant de prêtres et de fidèles !
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Des Scouts de France bien révélateurs puisque, cette même année 1989, une de leurs troupes, nous apprennent *les Dernières nouvelles d'Alsace,* a été envoyée au Nicaragua communiste pour « découvrir la réalité du Nicaragua à travers les communautés ecclésiales de base », manipulées en fait par les communistes.
Au reste, quoi d'étonnant à tout cela puisque, dans cette Église où la trahison marxisante ne cesse d'étendre son pouvoir, les deux plus importants groupes de presse catholiques français, celui de *La Croix* et celui de *La Vie,* font constamment campagne dans le même sens. Ne cessant d'embrasser dans le même amour la Révolution de 1789 et les Révolutions marxistes d'aujourd'hui. Ainsi *La Vie,* à la grande colère de nombre de ses lecteurs, a-t-elle publié le 20 avril 1989 une apologie vibrante de la Révolution de 1789 sous la signature de l'historien catholique très orienté Pierre Pierrard. Une apologie qui faisait notamment de l'action des prêtres constitutionnels ralliés aux jacobins la source des plus grands bienfaits pour l'Église. Parce que leur action aurait été un remarquable corps d' « intuitions qui anticipent celles de Vatican II », selon ce qu'écrivait déjà Pierrard en 1978 dans sa contribution à une *Histoire de l'Église par elle-même.*
Alors, allons-y voir ! Que disaient, que faisaient ces prêtres constitutionnels qui restent les modèles des pseudocatholicismes d'aujourd'hui ?
La religion de la République
Ils disaient d'abord ce que répètent les bons démocrates-chrétiens de *Résurrection :* « Au nom de la Religion et de la Révolution » (Lefessier, évêque constitutionnel de Caen) ([^6]), « nous avons au moins une religion qui nous est commune, celle de la République » (Grégoire, évêque constitutionnel de Blois) ([^7]).
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Ou encore, tout simplement : « Qui n'aime pas la République est un mauvais citoyen et conséquemment un mauvais chrétien » (Grégoire) ([^8]).
Mieux, les constitutionnels approuvaient l'interdiction du Christ lui-même, dans ses croix et calvaires répandus par la piété populaire sur toute la terre de France. Ils déclaraient que l'État, valablement, « peut interdire, hors des maisons de rassemblements des divers cultes (sic), tous les signes extérieurs » (Grégoire) (**8**). Et ils offraient leurs services au K.G.B. de l'époque en s'engageant à lui dénoncer les chrétiens non ralliés au régime, s'ils avaient l'audace d'assister aux offices de Dieu : « Si des aristocrates (c'est-à-dire des antirévolutionnaires), des malveillants, (...) s'insinuaient dans ces assemblées (...), elles s'empresseront de les dénoncer à l'autorité civile » (Grégoire) (**8**) ! Certains n'ont pas compris que le cardinal Lustiger ait pu refuser, à l'été 1989, de s'associer au transfert des cendres de Grégoire au Panthéon, organisé (de manière en définitive inquiétante) par le pouvoir socialiste. Pareils rappels historiques sont de nature à leur ouvrir les yeux.
« Tenez pour certain... »
Et de même que les bons démocrates-chrétiens de *Résurrection* refusent aujourd'hui de voir le « populicide » qui extermina les catholiques de Vendée, les constitutionnels ont refusé de voir l'anticatholicisme constamment à l'œuvre dans la Révolution. « Tenez pour certain, écrivaient leurs *Annales de la religion* en 1797, que l'autorité suprême (de l'État) n'entreprendra jamais d'envahir le domaine des consciences, ni de prendre de déterminations qui rendraient illusoire la liberté des cultes. » ([^9]) Alors que la persécution religieuse ne va pas cesser d'être féroce sous le Directoire, de 1797 à 1799. Par la déportation des prêtres ou leur exécution comme clandestins, par l'interdiction de respecter et célébrer le dimanche (supprimé), par la condamnation des fidèles pour simple possession de « signes particuliers d'un culte » ([^10]).
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En outre, comme nos démocrates-chrétiens de *Résurrection* expliquent (et minimisent) le génocide vendéen par la faute (excusable) de « troupes déréglées », les évêques constitutionnels jugent que le divorce institué légalement par la Révolution n'est pas si grave que cela. « Le divorce décrété par l'assemblée paraît vous déconcerter, écrit Pontard, évêque constitutionnel de Périgueux, à ses prêtres et à ses ouailles. Ne soyez pas plus sages que le concile de Trente. Il est constant que les Pères, au lieu de déclarer que le divorce était contre la foi, disposèrent le canon de manière à ne pas condamner la doctrine des Grecs qui l'admettent. » ([^11])
Ainsi se manifeste ce que constate Michel Vovelle, spécialiste de la déchristianisation révolutionnaire : « la perméabilité réelle (...) des prêtres constitutionnels au système de valeurs qui anime les déchristianisateurs » ([^12]). Cette perméabilité qui a conduit massivement les prêtres constitutionnels à l'abdication, voire l'apostasie, lorsque les révolutionnaires ont jugé que la comédie démocrate-chrétienne avait assez duré. Qu'il était temps de « déprêtriser » et d'interdire tout culte. Dans le diocèse de Grégoire, « pape » de l'Église constitutionnelle, en 1793-1794, ce ne sont pas moins de 268 prêtres sur 300 qui abdiquent ou apostasient !
Des termes abominables
Ici ou là, ils le font en des termes abominables qui ont laissé une blessure inguérissable dans l'âme et le cœur des fidèles, comme il se voit par la carte actuelle de la pratique religieuse en France. Cette pratique que la catastrophe constitutionnelle a jusqu'à aujourd'hui, ruinée dans de nombreuses régions. Le curé constitutionnel de Mennecy, près de Corbeil, lance : « Citoyens, mes désirs sont satisfaits, mon espérance comblée, le fanatisme : (c'est-à-dire le christianisme) expire, la race sacerdotale s'éteint. »
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Et le curé Guillard, de Montagny, dans la Loire : « Citoyens, je vous ai trompés longtemps en vous annonçant ce que je ne croyais pas moi-même (...). J'abjure, je demande pardon à la Terre, je déchire ma soutane et je tombe aux genoux du peuple. »
Quant aux évêques constitutionnels, ils se montrent naturellement et ostensiblement plus révolutionnaires que catholiques, comme nos démocrates-chrétiens sont, de toute évidence, plus démocrates que chrétiens, et nos progressistes plus marxistes que catholiques. « La loi politique fait courber devant elle la loi religieuse », énonce Torné, évêque constitutionnel de Bourges, en mariant ses prêtres à ses religieuses. Et Laurent, évêque de Moulins, abdique en ces termes qui disent tout de ses vraies priorités : « Républicain, j'acceptais l'évêché du département de l'Allier pour tout le temps où, dans cette place, je pourrais servir la cause de la liberté. Aujourd'hui je juge mes fonctions inutiles et même nuisibles à la consolidation de la République, je les abdique. » ([^13])
La Révolution, maintenant, en notre seuil de l'an 2.000, s'appelle Libération. Mais le modèle révolutionnaire d'il y a deux cents ans reste exactement valable. Grégoire se réincarne en Gutiérrez.
Un comble : apôtre et persécuteur
Grégoire, prêtre et évêque constitutionnel, a été envoyé par la Révolution sur les lignes de front révolutionnaires les plus neuves et les plus délicates. Ainsi fut-il représentant en mission de la Convention (c'est-à-dire dictateur ambulant) dans les Alpes, récemment conquises sur la Savoie, au début de 1793, lorsque les prêtres constitutionnels entreprirent d'y « défanatiser », c'est-à-dire déchristianiser, les campagnes. Il y eut alors, sous son autorité directe de chef révolutionnaire mâtiné d'évêque, « confusion entre le rôle du persécuteur et celui de l'apôtre » (ce qui est bien un comble !) comme le note Michel Vovelle (**13**).
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Gutiérrez, prêtre et figure de proue des théologies de la Libération, est un semblable commis-voyageur en subversion anticatholique. Cette fois sur les lignes de front marxistes les plus neuves et les plus délicates. Ainsi en 1979, comme le note le témoin Humberto Belli, ancien marxiste nicaraguayen devenu éditorialiste du quotidien catholique *La Prensa :* « Dès les premiers mois de la Révolution commencèrent à arriver au Nicaragua une pléiade de théologiens se réclamant (de la théologie de la Libération). Bénéficiant d'un important financement international et du soutien total des autorités (marxistes), (...) ils proclamaient que le devoir chrétien par excellence était de s'identifier à la Révolution. » ([^14]) Tout comme Grégoire, avec aussi le plein soutien des pouvoirs révolutionnaires, le proclamait deux cents ans plus tôt, on l'a vu. Parmi ces théologiens, en premier, il y avait Gutiérrez, note aussi Belli (**14**).
« Mettre un peu de sauce transcendante... »
Mais, nous dira la « nouvelle encyclopédie catholique » *Théo,* orientée comme *La Vie* et *La Croix,* il ne faut pas se méprendre : « On a reproché à la théologie de la Libération son parti pris politique. Gutiérrez s'en défend. » ([^15]) *Théo* joue ainsi sur la sous-information de ses lecteurs, que *La Croix* comme *La Vie,* de même que *Résurrection* pour la Vendée, se sont bien gardé de renseigner. Car déjà, huit ans avant 1979, au Chili, dès que le marxisme y a pris le pouvoir sous Allende, est apparu sur la ligne de front le commis-voyageur en subversion Gutiérrez. En avril 1971, à Santiago, ce prêtre et théologien appela ainsi à la « Participation des Chrétiens à la construction du Socialisme au Chili » dans un grand meeting dont il fut l'un des principaux orateurs. Et il le fit en ces termes ignobles où, comme les évêques jacobins Grégoire, Laurent ou Pontard deux cents ans plus tôt, il livrait toute la vérité de sa prévarication : « Il faudra justifier *a posteriori* une attitude révolutionnaire et marxiste (...). Comme on est chrétien, on cherchera alors à colorer un peu l'engagement marxiste, à lui mettre un peu de sauce transcendante pour qu'il n'apparaisse pas si choquant. Et, comme il y a moyen de trouver des concordances, c'est faisable. » ([^16])
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En somme, il suffira de se rendre capable, ainsi que le fit si bien Grégoire, de cette forme d'art qui s'appelle le trompe-l'œil. Tout est décidément semblable, dans le pseudo-catholicisme constitutionnel de la Révolution et dans le pseudo-catholicisme marxiste de la Libération. C'est si vrai que, dès les années 1960, les laudateurs des constitutionnels ne pouvaient s'empêcher d'évoquer, à leur sujet, leurs imitateurs d'aujourd'hui, notamment le prêtre guérillero Camilo Torres. A propos des abdications constitutionnelles, l'abbé Plongeron rappelait ainsi en 1969 l'article que ce guérillero avait écrit le 26 juin 1965 dans un grand quotidien parisien. Camilo Torres y disait : « J'estime que la lutte révolutionnaire est une lutte chrétienne et sacerdotale. C'est seulement par elle, dans les circonstances concrètes de notre patrie, que nous pouvons réaliser l'amour que les hommes doivent avoir pour leur prochain. » ([^17]) Ce qui était encore du pur Grégoire...
D'impopulaires « Églises populaires »
Si l'on passe des mots au concret des pseudo-catholicismes, on y retrouve aussi, à deux cents ans de distance, les mêmes réalités. Après les premiers mois de bluff, très vite l'Église constitutionnelle de la Révolution n'est que groupuscule. Dès l'été 1791, en Vendée, Dumouriez en mission note qu'il y a trente hommes à peine à la messe constitutionnelle du gros bourg de La Mothe-Achard. Dufort de Cheverny constate la même chose dans le Blésois. L'historien Steyert note qu'à Lyon le peuple allait aux vrais prêtres catholiques, les constitutionnels ne réunissant que les fonctionnaires et les bourgeois révolutionnaires.
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Il en est exactement de même pour l' « Église populaire », au Nicaragua. Cette Église est, en fait, très peu populaire. « Ses cadres, note-t-on sur place, sont des théologiens, la plupart étrangers et appartenant socialement à l'élite. Ses sympathisants sont clairsemés et généralement affiliés déjà aux organisations marxistes dites de masse. En grand contraste, l'Église catholique hiérarchique est le peuple simple, le peuple humble, comme le montrent les multitudes qui s'agglutinent autour de Mgr Obando en explosions spontanées de sympathie et de dévotion. Loin de naître du peuple, la prétendue « Église populaire » naît d'une opération internationale et de bureaux de théologiens de profession. » ([^18])
L'Église de la complicité
Quant aux « prêtres de la Paix » et leurs pareils, si bien considérés par *La Vie* en pays soviétiques ou latino-américains marxisés, ils ont pris la relève des dénonciations de chrétiens « malveillants » ayant l'audace d'assister aux offices, que Grégoire avait offertes si généreusement au K.G.B. révolutionnaire. De telle manière qu'une célèbre victime de la répression anticatholique à Cuba, Armando Valladares a pu s'écrier : « L'Église catholique à Cuba n'a pas été seulement l'Église du silence, mais celle de la complicité. » Par les soins notamment du prêtre français René David devenu le serviteur du régime castriste, grand frère du marxisme nicaraguayen persécuteur lui aussi des évêques, prêtres et chrétiens fidèles.
Tout ne cesse de sortir du même nid et d'y revenir. Lorsque la revue Concilium, celle du progressisme post-conciliaire, veut dresser le faisceau de l'entière théologie de la Libération, elle confie la présentation de son numéro spécial sur le sujet à un progressiste de langue française. Celui-ci, Claude Geffré, va plus loin encore que n'ont jamais été les latino-américains ou latino-américanisés Gutiérrez, Dussel, Galilea, Boff, Comblin, Segundo, présents aussi dans le numéro. Il écrit : « Alors que la théologie traditionnelle adoptait comme point de départ la Révélation pour déterminer la valeur de telle pratique chrétienne, la participation à la praxis historique de Libération possède sa légitimité en elle-même, et en arrive à constituer un lieu théologique permettant de réinterpréter le message évangélique (...). Il s'agit de faire de la participation effective au processus de Libération le lieu de vérification du discours théologique. » ([^19]) Autrement dit, la Révolution est instaurée juge de la Révélation !
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Même les revues *Communio,* fondées notamment pour lutter contre les excès de *Concilium,* nous ramènent, en battements d'ailes plus prudents, au même nid français. La revue *Communio* espagnole, publiée à Séville, célèbre dans un numéro spécial le 5^e^ centenaire de la naissance de Bartolomé de Las Casas, le protecteur polémique des Indiens, dont Raynal et Grégoire, déjà, avaient publié les premières apologies. Or cette revue espagnole confie la tâche de montrer que les théologies de la Libération peuvent se prévaloir du patronage du religieux espagnol Las Casas, non à un Latino-américain ou à un Espagnol, mais à un dominicain lyonnais, le père François Malley ([^20]).
Projection du progressisme clérical européen
Les théologies de la Libération ne sont ainsi rien d'autre que la projection du progressisme clérical européen, de langue française, sur la réalité de l'Amérique latine. Camilo Torres, l'apparent prêtre colombien, a été en réalité formé à Louvain. Comme Gutiérrez, l'apparent prêtre péruvien, a été en réalité formé à Louvain aussi, et à Lyon. Comme Dussel, la troisième figure de proue des théologies de la Libération, apparent historien argentin, a été formé à Pontigny, puis à l'Institut catholique de Paris, et a soutenu sa thèse en Sorbonne. Comme Comblin, rédacteur du manifeste libérationniste de Medellin est un religieux belge. Comme Boff, franciscain brésilien, est sorti d'un couvent placé dès 1960 sous l'influence personnelle et directe de notre dominicain révolutionnaire Cardonnel, de Montpellier. Tous ces initiateurs des théologies de la Libération sont aussi français, au fond, que Grégoire dont les disciples d'aujourd'hui, progressistes de langue française, les ont formés. Ce Grégoire pour qui, déjà, Belgique et France, dans la Grande Nation révolutionnaire illuminant le Monde, c'était, spontanément, tout un. Ne s'était-il pas écrié, dans son habituel débordement de rhétorique hypocrite, le 31 août 1794 à la Convention, pour saluer l'arrivée attendue des pillages révolutionnaires opérés en Belgique : « Van Dyck et Rubens sont en route pour Paris, et l'école flamande se lève en masse pour venir orner nos musées »...
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Aujourd'hui, la « symbiose entre le donné révélé et l'apport de valeurs républicaines, voulue passionnément par Grégoire » ([^21]), est chantée par l'abbé Plongeron, professeur progressiste à l'Institut catholique de Paris. Lui répond exactement, comme en écho, cette « mystique unique » que proclame le père Uriel Molina Ollu, franciscain, fondateur du *Mouvement révolutionnaire chrétien* qui joua et joue un grand rôle dans le Front sandiniste (marxiste) de Libération nationale, au Nicaragua. Pour le père Molina, « entre la foi et la *praxis* révolutionnaire, il n'y a aucune contradiction. En fait nous vivons une mystique unique, tant est grande la proximité entre la mystique chrétienne et la mystique révolutionnaire » ([^22]).
Toujours une « Contre-Révélation »
Le chef d'orchestre du progressisme de langue française, depuis un demi-siècle, est le très délétère père Chenu récemment condamné par le cardinal Ratzinger, après l'avoir été, dans les années 1950, par Pie XII. Il vient de répliquer dans *La Croix,* en « cassant le morceau », froidement, de son pseudocatholicisme historiciste selon la déformation marxiste. « L'histoire, jette-t-il, est une dimension de toute réalité. En cela les marxistes n'ont pas tort (...). La grande nouveauté, c'est que le Concile ait introduit l'historicité dans la notion même d'Église (...). Il faut entrer dans l'histoire. » ([^23])
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Cette historicité, cette histoire qui, pour les révolutionnaires de 1789 et Grégoire, étaient déjà une « Contre-Révélation », aux « nouvelles Béatitudes », et un « messianisme inversé », selon les formules du grand critique, et spécialiste de la Révolution, Jacques Vier ([^24]). Historicité, histoire néo-jacobine auxquelles Chenu et les libérationnistes, se faisant tremplin du Concile, veulent aujourd'hui annexer l'Église.
Puissent-ils imiter Grégoire et les siens jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à l'échec ! Cet échec qui, en 1800, et 1815, vit l'Église triompher, au moins pour un temps, des dévoiements et persécutions de la Révolution.
Jean Dumont.
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### Autopsie du mendiant ingrat
*Le livre de Bardèche*
par Hervé de Saint-Méen
MAURICE BARDÈCHE, vous le savez, est le beau-frère de Robert Brasillach. Il est aussi l'analyste minutieux de Stendhal, Balzac, Proust, et L.F. Céline. On aurait pu croire que tout le séparait de Bloy. Il est significatif et révélateur que Maurice Bardèche, après avoir publié des études sur ces écrivains aussi importants qu'universellement connus et respectés, dissèque aujourd'hui Léon Bloy ([^25]) -- beaucoup plus ignoré du public, même littéraire, et beaucoup plus controversé -- donc comme un écrivain d'importance au moins équivalente. La voix originale -- unique -- de Léon-Bloy, prend de l'ampleur, de l'amplification, en cette fin de siècle propice à tous les étripements. René Lacroix-à-l'Henri disait que Léon Bloy grandirait de plus en plus au fur et à mesure de l'éloignement et qu'il ne prendrait sa vraie dimension qu'au prochain siècle (*Un écrivain pour l'an deux mille*)*.*
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Il est vrai que, souvent, dans cet ouvrage qui risque de pas mal déplaire à tous ceux qui voient en Léon Bloy un peu plus qu'un poète, un peu plus qu'un écrivain, un peu plus qu'un littérateur, Maurice Bardèche ne vénère pas la « statue » des « bloyens ». Il considère avec un certain amusement, voire une certaine ironie, disons une certaine distance, ce qu'il pense être souvent des extravagances, du culot, de la publicité -- les poses avantageuses pour la galerie --, des contradictions, voire des excursions aux frontières de l'hérésie. Et pourtant Léon Bloy -- l'homme des contradictions, oui, mais l'homme qui crée aussi la contradiction contre lui -- Léon Bloy se proclamait ouvertement catholique, apostolique et roamin (comme disait Michel Simon !), partisan, si l'on peut dire, affirmé de saint Pie X et de *Notre Charge Apostolique,* sans aucune réserve. « Quand on se prétend catholique, j'exige qu'on le soit comme je le suis moi-même, c'est-à-dire dans l'obéissance absolue » (*Le Mendiant ingrat*)*,* propos difficile à faire avaler à nos conciliaires. Il renchérissait sur les Discours, secret et public, de Notre-Dame de la Salette, et il appelait sans relâche le feu du ciel sur les républicains et sur leurs adversaires, sur les prêtres et les laïcs, sur les protestants et les anti-cléricaux, sur les catholiques tièdes, et les maçons, et les patriotes et les dreyfusards et les anti-dreyfusards. La persistance de ce tam-tam, de ce lamento frénétique, a de quoi lasser la patience de ses contemporains, dont le point de vue n'était pas du tout accordé ; et pourtant, il suscita des admirations passionnées jusques et y compris chez ceux qu'il n'avait pas ménagés, le plus notoire étant Léon Daudet, lequel a parlé magnifiquement à plusieurs reprises de lui, ayant oublié généreusement que Léon Bloy l'avait épinglé comme « digne fils de son Alphonse de père » !
C'est que Léon Daudet, l'éclatant tribun, le vociférateur, qui faisait tressauter la trique de son éloquence furieuse sur le dos de ses adversaires de la Chambre, sentit chez le Pèlerin de l'Absolu, le tendre, le doux, l'humble père de famille dans le privé, timide en public, mais téméraire jusqu'à l'insouciance, la plume à la main, un tempérament comme le sien, avide de justice, avide jusqu'à l'exaspération de la réalisation des promesses de Justice contenues dans les Livres Saints :
« Je crois, dit Maurice Bardèche, que ce désir exaspéré de justice fut un des éléments de la conversion. Léon Bloy attend de Dieu ce que les hommes ne pourront jamais lui donner. » (p. 49)
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L'homme dont la société sans Dieu -- déjà celle des DHSD -- avait tué le fils (par une mise en scène policière pour des motifs politiques, suivant l'interprétation de Léon Daudet) pouvait comprendre celui qui accusait cette même société d'avoir tué -- d'inanition -- ses deux fils, en lui refusant la place, et le salaire, auxquels ses dons lui donnaient droit. Léon Daudet/Léon Bloy, chez eux le tempérament littéraire est semblable, la verve, l'emportement, la carrure, la démesure apparente qui occupe tout l'horizon, oblige à considérer même si on croit qu'on déteste. Léon Bloy a obsédé ses contemporains.
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Les « bloyens » -- comme moi -- sont des gens qui ont été saisis, empoignés, une fois pour toutes par le ton, l'inspiration, la personnalité, le style flamboyant, le message incantatoire de Léon Bloy, celui-ci assez ambivalent pour qu'une partie des fidèles de la chapelle bloyenne se soit retrouvée à la suite de Maritain dans la mouvance d'Esprit et de *Témoignage chrétien,* l'autre partie rejoignant sans équivoque le camp « traditionnel », dont elle forme une des importantes divisions d'appoint, à côté des fidèles de Maurras, Péguy, Charlier, avec qui elle se confond d'ailleurs souvent. Ces bloyens, de l'œuvre ils sont allés à l'homme et furent parfois surpris de découvrir derrière le pamphlétaire coruscant, le polémiste acharné, le vaticinateur inspiré, le prophète du siècle des mufles, un brave homme au cœur tendre, un père de famille attentif, un être simple dans ses goûts, ayant ses hauts et ses bas comme nous tous, un chrétien fidèle et pratiquant, communiant tous les jours, après une jeunesse orageuse et passionnelle, et à l'occasion fréquentant le café ou tirant sur sa cigarette. Maurice Bardèche a semble-t-il, suivi l'itinéraire inverse :
« Je me suis dit que la vie de Léon Bloy n'était pas autre chose que Léon Bloy, que cette identification parfaite était même la particularité la plus significative de Léon Bloy. Décrire la vie de Léon Bloy, c'était donc décrire l'œuvre de Léon Bloy. » (p. 395)
Intrigué jusqu'à l'agacement par le Pèlerin de l'Absolu, il s'est attaché à découvrir l'homme derrière les cymbales retentissantes, et a décrypté, sous le prophète qui l'irrite ou qui l'amuse, un chantre incomparable de la souffrance, et de la souffrance chrétiennement acceptée, ce qui est plus difficile. Et pas simplement chanter la souffrance pour les autres -- portez joyeusement votre Croix, nous vous regardons ! -- ce qui n'est pas malaisé -- mais chanter ce qu'il avait personnellement vécu :
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« En présence de la mort d'un petit enfant, l'Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères. Les gémissements des mères, et plus encore la houle silencieuse de la poitrine des pères ont une bien autre puissance que les mots ou les couleurs, tellement la peine des hommes appartient au monde invisible. Ce n'est pas exactement le contact de la mort qui fait souffrir, puisque cette punition a été sanctifiée par Celui qui s'est appelé la Vie. C'est toute la joie passée qui se lève et gronde comme un tigre, qui se déchaîne comme l'ouragan. C'est, en une manière plus précise, le souvenir magnifique et désolant de la *vie de Dieu.* » (*La Femme Pauvre,* page 294.)
Seuls ceux qui ont connu semblables périodes de désespoir lorsque le Ciel même semble s'écrouler peuvent réaliser la profondeur de cette souffrance dans une âme sensible et écorchée. Le Paradis terrestre, c'est la souffrance ici-bas : « On n'entre pas au Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd'hui quand on est pauvre et crucifié. » C'est la conclusion de *La Femme pauvre.* Pauvre ne veut pas dire ici seulement le manque d'argent, la privation du superflu. Il y a plus, le Pauvre, c'est celui qui a besoin, peu importe de quoi, de Gloire (configuré ainsi au Père), d'Argent (configuré au Fils), ou d'Amour (configuré au Saint Esprit), et qui n'en reçoit bien souvent que la caricature terrestre. Cette exégèse bloyenne, qui paraît à Maurice Bardèche bien aventurée et terriblement artificielle, est pourtant d'une simplicité mathématique. Elle est comme une algèbre, à l'instar de l'astrologie judiciaire, qui aide à décrypter des domaines inconnus, si on en possède la clef. « La première Personne, dit Bloy, la grammaire l'enseigne, est celle qui parle (Dieu le Père), la deuxième Personne, celle à qui l'on parle (Dieu le Fils), la troisième Personne, celle de qui l'on parle (le Saint Esprit). Le tout forme le Verbe éternel. » Et l'histoire humaine est une perpétuelle réitération de cet acte unique, répercuté dans l'infini sous toutes sortes de formes.
La démarche de Maurice Bardèche, qui ne veut pas être séduit, me paraît bien résumée dans le cursus de cette démonstration :
« Le point de départ exégétique (du *Sang du Pauvre*) est un sophisme qui ne s'appuie sur aucune autorité : le mot Argent dans la Bible signifie la Parole de Dieu. Nous sommes donc, avec ce point de départ, en plein imaginaire et de plus dans le seul imaginaire de Léon Bloy. C'est raisonner sur du vent. Mais l'intuition qui naît de cet imaginaire est une extraordinaire vision du monde moderne, que nous appelons suivant nos préférences, monde capitaliste ou monde industriel. C'est une admirable vision *poétique.* Le poète se dresse, il voit, il dénonce : avec un demi-siècle d'avance sur nos savants théoriciens. Oui, l'argent est le sang de notre civilisation, son sang et son âme, *comme jadis la foi.*
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Oui, l'argent a remplacé la foi, en a les mêmes effets, le même terrible pouvoir. Oui, l'argent, en ce sens, a remplacé la *Parole de Dieu :* et à ce titre, vivifie et détruit. Car l'argent vivifie comme toute foi vivifie, mais en même temps l'argent écrase et tue (...) comme toute foi, sauf la foi du Christ qui est amour quand elle est vécue comme amour. » (...) (p. 355)
(J'ajouterai, pour ma part, ce que Léon Bloy n'a pas dit dans son œuvre, seulement esquissé, mais qui est la conséquence logique de ses prémisses. Dans le temps suivant le sien, le nôtre donc, et celui qui vient, l'ère dite du Verseau, qui est à nos portes, c'est l'Amour (donc l'Esprit Saint signifié), qui doit remplacer l'Argent (figure renversée et antithétique du Sauveur). L'Amour, oui, mais précédé de ses caricatures -- ignominieuses nous en voyons déjà quelques-unes aujourd'hui -- qui vivifiera, et détruira aussi ce que l'Argent a laissé debout, l'Amour qui est la figure et le symbole du Consolateur, et qui doit tout accomplir à la fin des fins. Fin de la parenthèse.)
J'ai dit qu'il y avait des pages étonnantes de profondeur sur la genèse psychologique des « attitudes prophétiques » de Léon Bloy. Maurice Bardèche a compris qu'elles avaient un côté « littéraire » au bon sens du mot. Une transposition en quelque sorte de sa double vie avec toutes ses contradictions, comme une fresque sur un mur. Et pour que la fresque se voie, il faut forcer certains traits, appuyer sur des rapports de couleurs, regarder l'effet produit de loin. Et ces contradictions sont la vie même, analogiquement révélatrice, dirait Léon Bloy, du drame surnaturel de la chute, dans l'histoire, dans l'Église, et même peut-être dans la vie même de la Sainte Trinité (*Le Salut par les Juifs*). Il est certain que sur ce plan-là Maurice Bardèche voit très juste, lorsqu'il discerne dans la vie de Léon Bloy, telle que racontée, ou plutôt transformée dans ses œuvres, un roman dont Bloy se sert, avec la plus grande force de conviction, pour faire passer ce qu'il croit être son message, sa mission sur cette terre, une allégorie donc, une parabole, comme les astrologues lisent le microcosme dans le macrocosme. Tout homme est un univers et l'histoire de chacun de nous est l'histoire de la Chute et de la Rédemption.
« Il est clair que, pour Léon Bloy dans *La Femme Pauvre* comme dans *Le Désespéré,* le roman n'est qu'un cadre qui lui sert à placer les digressions qui sont la matière la plus précieuse de l'œuvre. » (p. 303) « En revanche la signification chrétienne du roman est devenue très claire sans que Léon Bloy ait été obligé de la mettre en lumière par une interprétation discutable...
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La souffrance acceptée, la misère acceptée, la volonté de Dieu acceptée, -- tout est adorable -- c'est la porte étroite qui conduit vers la lumière qui est détachement des biens de ce monde, pauvreté volontaire, vie selon Jésus et selon l'Évangile, soumission à la volonté de Dieu. » (p. 306)
On se demande, ici, si Maurice Bardèche parle de Léon Bloy ou de lui.
« Soudain le lecteur comprend qu'en parlant de Louis XVII, on ne parlait pas de Louis XVII, mais de Léon Bloy. » (p. 322)
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Maurice Bardèche est l'homme qui, à une époque où tout le monde se couchait devant la terreur, eut l'extraordinaire courage -- avec Marcel Aymé -- de sacrifier son avenir, sa considération, sa tranquillité, pour élever la voix dans un silence atterré. Le silence de mort de ceux qui se taisent quand on assassine. Pour demander justice, au nom de leurs propres principes, aux libérateurs qui liquidaient son beau-frère. Sa *Lettre à François Mauriac* restera comme un monument d'intrépidité, d'intelligence et d'argumentation. On le lui fit bien sentir. On le lui fit bien payer. Et la meute s'acharna à lui faire perdre son emploi, ses moyens d'existence, sa liberté, jusqu'à son logement, celui de ses enfants. Peut-être est-ce finalement aussi dans cette optique qu'il faut placer l'admiration, au fond très réelle, dissimulée sous un sarcasme aimable, pour l'homme qui écrivait dans le *Mendiant ingrat* (22 juillet 1893) :
« Je me suis demandé quel pouvait bien être parmi les vivants et les morts l'homme assez universellement, assez injustement et assez lâchement décrié, pour que je lui dédiasse mon livre. Je n'ai pas trouvé mieux que Bazaine. »
Léon Bloy, qui avait quelque chose d'un visionnaire, Léon Bloy qui, cinquante ans à l'avance, décrit les bouleversements actuels de l'Église en des termes si précis qu'ils nous étonnent aujourd'hui, Léon Bloy pouvait-il savoir que personne ne peut lire ces lignes de la dédicace de *Sueur de Sang* sans penser immédiatement à la passion du Maréchal et à tous ceux qui portèrent les péchés de la France et furent condamnés ?
« A la Mémoire diffamée/ de/ François-Achille Bazaine/ Maréchal de l'Empire/ Qui porta les péchés de toute la France/ Et fut condamné/ Par une injustice épouvantable/ Sur le témoignage de tous les lâches et de tous les désobéissants/ Qu'il avait eu la faiblesse/ Ou l'héroïque générosité/ De ne pas flétrir. » Il ajoute : « L'éditeur ne voulut pas aller au-delà du mot : France. » (*Mendiant ingrat,* 22/07/93.)
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L'analogie est évidente entre Bazaine « qui porta les péchés de toute la France », et le Christ qui porte les péchés de toute l'humanité, évidente et bien dans la manière de Léon Bloy qui fonctionne à plusieurs niveaux symboliques. Et ils sont tous deux symboliques -- comme Léon Bloy lui-même -- de tout homme assez universellement, parmi les vivants et les morts, injustement et lâchement décrié -- l'Homme des douleurs d'Isaïe.
A propos du recueil de contes sur la guerre de 1870, *Sueur de Sang,* Maurice Bardèche est plus que réservé. Je comprends bien que l'homme qui a écrit les pages 109 à 112 de la *Lettre à François Mauriac* soit révolté de certains propos de Léon Bloy sur les Allemands dans ce même *Sueur de Sang* ou *Au Seuil de l'Apocalypse,* journal du temps de guerre 14/18, où le moins qu'on puisse dire est que Bloy ne manifeste pas une tendresse excessive pour nos ennemis héréditaires du moment. C'est normal. Mais il faut bien entendu replacer ces récits et réflexions dans leur contexte tout différent du nôtre et surtout dans la signification que veut leur donner Bloy. Il n'est pas un historien :
« J'estime qu'il est plus sûr, proclame-t-il par un paradoxe qu'il serait aventuré de prendre au pied de la lettre, de *deviner que de voir,* et que tel ou tel familier de l'Absolu est infiniment plus digne d'être écouté que les acteurs mêmes ou les témoins immédiats. » (*Sueur de Sang : l'Aumône du Pauvre*)
Ailleurs il avait dit : « La Gloire de la Charité, c'est de deviner », et il faut compter avec une volonté de provocation, « pour exaspérer les imbéciles » !
Après trois guerres contre l'Allemagne qui ont donné les fruits que l'on sait au profit de la Russie soviétique, les invectives de Léon Bloy, -- Maurras, l'Action française, Barrès fonctionnaient dans un registre très parallèle -- paraissent à Maurice Bardèche plus que puériles, complètement dépassées. On y voit même un encouragement, a posteriori, aux violences épuratoires et aux arbitraires libératoires, certains ne s'en sont pas privé. Il faut se placer à l'époque entre Sedan et Kiel et voir surtout que, dans la vision de Léon Bloy, ce ne sont pas en réalité les Allemands ni même les Prussiens qui sont en cause, mais que pour lui, toujours affamé de symboles et s'exprimant en paraboles à l'imitation du Sauveur, le conflit entre la France catholique de saint Louis et de Jeanne d'Arc, et l'Allemagne de Luther et de Bismarck, est une image du conflit surnaturel autrement grandiose entre l'Esprit Saint et Satan, conflit qui doit apparaître d'abord comme une faillite de la Rédemption (ainsi que la France écrasée à Sedan), avant le triomphe définitif du Paraclet annoncé dans les Évangiles.
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Il est à remarquer que, dans ce que l'on ne doit pas appeler la théologie de Léon Bloy, puisque ce terme est impropre et que lui-même le récusait -- Léon Bloy n'est pas un théologien, mais un poète, il crie, il pressent, il pense qu'il devine -- les rôles respectifs du Père et du Fils dans la Trinité vont s'effaçant peu à peu et deviennent même à partir de la moitié de son œuvre pratiquement inconsistants. Par contre l'Esprit Saint et Marie par qui l'Esprit Saint se manifeste prennent une place prépondérante, prennent toute la place. Le Sauveur reste comme immobile, enchaîné, cloué sur la Croix des vicissitudes de l'histoire, et c'est l'Esprit Saint, précédé de ses diaboliques caricatures qui agit sur le monde et sur l'imagination créatrice de Léon Bloy. Cette vision a bien de quoi déconcerter les humbles catholiques du rang, tellement elle est extérieure, quoique non contradictoire, aux vérités du catéchisme, des ouvrages de théologie, de mystique, de perfection. C'est dans ce sens qu'on peut dire que Léon Bloy a été ce que Mgr Ducaud-Bourget stigmatisait sans indulgence dans un féroce petit livre, comme *Catholiques de littérature : Claudel, Mauriac et Cie*.
Mais s'il est vrai que Léon Bloy, comme Claudel, Mauriac, d'autres encore, n'est ni un directeur de conscience, ni un Père de l'Église, ni un prophète inspiré au sens strict du mot, il est aussi vrai que pour lui la littérature n'est pas comme pour d'autres un but : faire des livres, publier dans un certain créneau. Pour lui, écrire est un moyen, une épée dans le combat, le combat pour la Vérité, pour la Justice, pour l'Absolu :
« La doctrine littéraire de Léon Bloy, dit Bardèche, elle est ferme, logique, intransigeante. Elle tient en un seul mot, déjà proféré maintes fois par Léon Bloy : tout ce qui n'est pas l'illustration d'une pensée chrétienne est intrinsèquement pervers et doit être rejeté. » (p. 310)
Alors il va taper, peut-être à tort et à travers, sur de misérables comparses qui ne méritaient pas cet excès d'honneur, provisoirement investis de la dignité de symboles universels. En tout cas toujours -- et en dépit de ses contradictions humaines, trop humaines -- toujours en toute sincérité, toujours en référence à son Absolu chrétien. Le chapitre III, « Un soldat du Christ », est admirable de pénétration psychologique à ce point de vue :
« Léon Bloy -- Maurice Bardèche le dit très bien page 236 -- était profondément, obstinément, un chrétien d'un autre siècle incrusté par choix délibéré sur la margelle du Moyen-Age. Comme en beaucoup d'hommes dont l'imagination est prompte et vive, il y avait en Léon Bloy un spéculateur. Tout projet lui paraissait prometteur, tout espoir lui paraissait certain. » (p. 173)
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« Il y a dans ces phrases si belles, une puissance d'indignation, une force tribunitienne qui entraîne et emporte l'admiration. Comme on comprend que se soient réclamées de Léon Bloy tant de générations désespérées du malheur et de la honte qui accablaient leur pays blessé à mort. Inspiré par le chagrin et la colère, il a le génie de l'imprécation. Par le courage de ces cris furieux, par la beauté de la langue, par la plénitude de cette voix implacable, il a inspiré tous ceux qui, de Léon Daudet à Bernanos, ont été les porte-voix de la douleur des peuples étouffés : il est leur maître, un maître dangereux, excessif, mais protégé, consacré par l'auréole du malheur. » (p. 178)
« Ce qu'il y a de plus solide, de plus émouvant, de plus personnel dans ces articles du *Pal,* que Léon Bloy, plus tard, revendiqua avec fierté, c'est une pensée qui les inspire tous et qui n'est développée, ni même clairement exprimée nulle part, l'obligation de l'héroïsme. » (p. 178) « La colère généreuse des articles du *Pal* est l'entrée en scène de l'absolu (...) Il y a de la grandeur dans ces cris si souvent inutiles. » (p. 179) « En toutes circonstances, en tout régime, il y a des destructeurs de l'essentiel et c'est un devoir imprescriptible de les combattre : s'abstenir est une lâcheté. » (p. 181) « Telle était l'âme exaltée et imaginative de ce saltimbanque qui roulait de si gros yeux, criait comme un chamelier et distribuait à la ronde des coups de pied au derrière et des claques retentissantes qu'on ne lui vit jamais donner. Celui qui ne veut pas hurler avec les loups devient un pestiféré. Mais il y a des pestiférés ironiques et des pestiférés véhéments. Léon Bloy était de ces derniers. » (p. 184)
C'est cette volonté de hurler sa souffrance et de la jeter à la face des hommes qui lui inspira sa première œuvre importante. Oui ! *le Désespéré* n'est pas un vrai roman, ni une autobiographie, *La Femme Pauvre* non plus. Ils sont mal fichus, il n'y a pas d'intrigue, ni de caractères, les personnages sont dessinés à gros traits sur le mur, comme une tapisserie gothique. D'où vient alors que le lecteur qui ne jette pas le livre soit saisi au cœur comme par un étau ? C'est parce que « Caïn Marchenoir est Léon Bloy tel qu'il se voit » (p. 201), et tel qu'il veut qu'on le voie :
« Le Pauvre bien sûr, qui a accepté que toute sa vie soit à l'image de ce que souffre le martyr au moment où il est méprisé, hué, souffleté, où son corps est torturé. Mais aussi pendant ce supplice, son courage, sa carrure de vengeur, la terreur qu'il inspire, et, à ses pieds, ses ennemis vaincus. Le géant Briarée avec ses cinquante têtes et ses cent bras, témoignant pour le Christ, assommeur et doux. Il se voit ainsi. Donc pour lui, il est celui qu'il se voit être. » (p. 201)
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Et, caché derrière cet hercule de foire, gonflant ses bras, Maurice Bardèche nous montre l'affamé d'amour, n'importe comment, celui qui ne veut pas être seul comme un Satan :
« A une confidente, la belle-sœur de son ami Montchal, il avoue sa détresse, sa solitude et il dit, ce que nous savions, ce que nous pouvions deviner, ce qu'il répétera si souvent : « J'ai mis toute ma vie dans l'amour, l'amour divin et l'amour humain que j'ai quelquefois étrangement confondus. Je m'en suis enivré, saturé, je m'y suis baigné, noyé... Je suis pétri et conditionné d'une argile affective absolue... Je suis un esclave d'amour à vendre au premier acheteur venu : si c'est Dieu qui passe, j'appartiens à Dieu, si c'est une créature, j'appartiens à cette créature... S'il se présentait encore une occasion d'aimer, je m'y précipiterais parce que je suis expirant de ce besoin. » Bien sûr, nous le savions. Mais cette plainte ? Comme elle en dit long sur cet honnête brave cœur, dans lequel la colère et le dégoût allaient susciter un ogre vengeur pareil à ces géants que les conteurs de tous les pays ont donnés pour protecteurs aux enfants perdus dans les forêts des hommes. » (p. 172)
« Quelques semaines après la mort de Berthe Dumont. Errant, désemparé, dans la maison vide de Fontenay où tout lui rappelle le bonheur passé, incapable de travailler, Léon Bloy ne peut plus que pousser des cris et hurler du désespoir de sa solitude. « Je ne peux pas me remettre... J'en suis à ne plus savoir où prendre mon âme... J'ai passé la matinée à me rouler par terre et à me jeter la tête contre les murs alternativement... Fontenay me tue... ce lieu funeste... où tout me rappelle celle que j'ai perdue... J'erre toute la journée dans le pauvre jardin qu'elle aimait tant, rongé par le plus amer désespoir. Souvent je m'enferme dans la chambre -- désormais vide, qui était la sienne, et où elle est morte et je ne puis m'empêcher de parler à cette invisible, à cette essentielle partie de ma pauvre compagne perdue, que mes croyances religieuses me représentent comme inaccessible à la mort. Tout ce qui semblerait devoir me consoler fait au contraire refluer sur moi toutes les ondes de mon, intarissable chagrin... Je ne suis pas une minute sans penser à la mort, j'ai le vertige de la mort. » Cette plainte, comme d'une bête, nous fait mesurer l'abîme de la privation mais surtout de cette tendresse que Berthe Dumont lui avait apportée si totale. « J'ai beau descendre dans mon âme misérable, je n'y trouve qu'une seule idée, qu'un seul rêve dont l'impossible réalisation me donnerait peut-être la paix : ce serait qu'une de ces créatures de lumineuse douceur et d'active humilité, telle qu'était ma pauvre Berthe, fit exactement ce qu'elle a fait elle-même dans des circonstances presque semblables...
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Ce qui est le plus nécessaire à un homme de ma sorte, une tendresse étroite, absolue, humble et miséricordieuse, apaisante et roborative. » Et plus loin : « La vérité c'est que je ne savais rien de moi et il a fallu la mort de ma bien-aimée pour m'apprendre à me connaître, pour me révéler un besoin de tendresse aussi absolu, aussi despotique que le désir physique de respirer ». » (p. 183)
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Qu'importe après cela que Maurice Bardèche trouve ennuyeuse *l'Exégèse des lieux communs,* où je vois un des livres les plus originaux du XX^e^ siècle, triplement cadenassé certes, mais d'une verve impayable, -- Maurice Bardèche ne parle nulle part de l'humour dévastateur de Léon Bloy. Il y a une catégorie particulière de l'humour chez Bloy. Nullement, comme il a été dit superficiellement, par un goût de la mystification hérité de son passage au *Chat Noir,* mais l'expression d'une gaieté profonde, fondamentale. Ses intimes savaient qu'il aimait bien plaisanter et même « faire marcher » les gens. D'abord, il en remet un peu lorsqu'il joue au prophète, au vaticinateur inspiré. Il faut quand même, surtout dans la partie apaisée de sa vie, prendre les choses au second degré. Il n'appréciait pas tellement ceux qui l'adoraient comme un ayatollah, quoiqu'il ait un peu trop poussé dans cette voie, il faut bien le dire, dans la première partie de son existence. Il y a dans la mise en scène grandiose, un peu de théâtre -- Maurice Bardèche l'explique -- mais aussi de l'humour, une certaine distance par rapport à lui. Léon Bloy s'amuse à se considérer dans la glace quand il gonfle ses biceps. Il fait aussi de la provocation « pour exaspérer les imbéciles », qui sont légion, comme il est dit dans les Saints Livres.
Hugues Panassié me disait un jour, à propos de Louis Armstrong : les pires ennemis d'un grand homme sont parfois ses proches, son entourage immédiat. En effet ils le vénèrent, l'entourent, flattent ses manies, font monter à ses narines l'encens d'une adoration enivrante, un peu « pousse-au-crime », font tampon entre lui et la réalité, lui et les nouveaux venus, le confisquent par un savant balisage des voies d'accès, et le conduisent à des sottises par ce barrage. Mais ils l'aident à vivre, l'apaisent, aplanissent ses difficultés, le rendent plus sûr de lui, l'amènent à surmonter ses contradictions. Ils sont aussi déjà pour lui la postérité.
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Maurice Bardèche est sévère, parfois injuste, pour les proches de Bloy. Alfred Pouthier, l'ami fidèle, est qualifié comme étant « d'une rare bêtise » (p. 313), son admirable femme Jeanne Molbech « qui se tenait pour offensée de n'avoir pu jouer à la dame » (p. 360), d'autres encore, c'est un peu dur pour ceux qui eurent l'héroïsme de croire en lui, même s'ils ont été maladroits, même s'ils ont un peu trop brossé la statue pour la faire reluire. Il était temps. Car Léon Bloy avait un besoin famélique d'amour, d'amitié, d'admiration et de tendresse, Maurice Bardèche l'a bien montré. Et ses amis fidèles, même plus ou moins perspicaces, même « gaffeurs », lui ont apporté, comme son épouse, un équilibre, une paix, dont sa jeunesse et le début de son âge mûr avaient été frustrés. Car Léon Bloy sans révolte, sans misère, sans cette fringale d'amour qui éclate sous ses imprécations, n'aurait pas été Léon Bloy avec ses contradictions qui font que, lorsqu'on s'approche plus près de la statue, on s'aperçoit qu'elle n'est pas en bronze, mais en bonne chair bien palpitante.
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Maurice Bardèche expédie « en trois coups de cuillère à pot » la misérable théorie (téléguidée par des occultistes, lesquels voudraient bien attacher Léon Bloy à leur attelage) du luciférianisme de Bloy, esquissée si maladroitement, si lourdement par Raymond Barbeau, qu'on croirait à un pastiche, tellement c'est gros, sinon un canular !
Qu'importe, après cela, qu'il voie dans *le Salut par les Juifs* un paradoxe, peu fondé sur l'exégèse, beaucoup de sophismes, puisqu'il trouve ensuite des accents si émouvants et pertinents à la fois pour analyser une autre des facettes de l'œuvre de Bloy :
« Dans *le Sang du Pauvre,* on voit un Léon Bloy inattendu, peut-être le vrai Léon Bloy, si cette expression a un sens, en tout cas un des Léon Bloy qu'il était, un des Léon Bloy qu'il souhaitait être : un prédicateur ambulant, frère de ces inspirés qui montent sur une chaise à Hyde Park, frère de ces Nègres qui font retentir la parole du Seigneur, à la sortie du Temple, dans un bourg de l'Arizona, debout sur des tréteaux, haranguant des foules auxquelles ils font chanter des cantiques ([^26]). Comme eux, hanté par une seule image, par une pensée unique qu'il fait tournoyer devant son auditoire, l'accablant.
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Les chrétiens adorateurs de l'Argent autant que les Juifs sont devenus des *idolâtres.* Ils ont remplacé l'amour du Christ par l'amour de l'argent. Il importe peu que le psalmiste ait dit ou n'ait pas dit que l'argent était la Parole de Dieu, l'important est qu'on proclame que la Parole de Dieu a été remplacée, dans notre vie de chrétien, par la dictature implacable des lois économiques. Et l'on découvre alors, en employant des mots de notre temps, pour traduire la pensée de Léon Bloy, on découvre combien cette pensée est moderne, car elle dénonce une civilisation inhumaine, une civilisation anti-chrétienne, celle d'une société obsédée par l'économie, n'ayant plus d'autre mesure de la puissance et de la vie que celle de l'économie. C'est à nous que parle Léon Bloy beaucoup plus encore qu'à ses contemporains de l'Exposition Universelle, débutants de la civilisation économique. Mais en même temps, en lisant *le Sang du Pauvre,* en réfléchissant à cette métaphore qui guide l'inspiration de Léon Bloy, nous apprenons que son cri de révolte a pris une signification inattendue. Car la civilisation économique ne se nourrit pas du sang du pauvre, comme il le disait, elle fait pire : elle se nourrit de *l'illusion du pauvre.* Et le vrai pauvre, dans notre univers économique, celui qui meurt de misère, il est introuvable sur notre continent, mais il est devenu *tous les hommes.* » (p. 357)
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La « Prière d'insérer » qui figure au dos de la couverture de ce gros volume de 411 pages fait observer que « Maurice Bardèche n'a rien voulu sacrifier de cette vie douloureuse, mais aussi du pittoresque et des contradictions de l'homme que fut Léon Bloy. Il a essayé de le faire sortir de la sacristie dans laquelle on l'a tenu trop longtemps enfermé. Et il s'est proposé de dégager ce que l'œuvre et la vie de Léon Bloy nous apportent aujourd'hui pour notre temps ».
Maurice Bardèche s'est intéressé minutieusement aux sources que lui fournissaient des travaux récents, comme ceux des *Cahiers de l'Herne* (novembre 88) et de l' « Hommage à Jacques Petit », Annales de l'Université de Besançon (198). Son volume est bien broché, bien imprimé, il est confortable à lire, pourvu d'une table des matières très détaillée. Je regrette l'absence d'un index des noms cités, toujours très utile, et de photographies (qui auraient peut-être par trop alourdi le prix de l'ouvrage). J'y ai relevé 3 coquilles -- il y en a peut-être d'autres -- page 120 « le fil » au lieu de « le Fils » ; page 193, Laverdier au lieu de Leverdier (correctement orthographié à la note de la page 203) ; et Goncougnol au lieu de Gacougnol, le peintre de la Femme Pauvre, page 305.
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Malheureusement une citation inexacte, si importante : « Il n'y a qu'une tristesse, c'est de n'être pas des saints » devenue malencontreusement page 303, « la seule tristesse... », ce qui est bien dommage.
Page 325, un lapsus a fait écrire Émile Baumann « gendre de Léon Bloy », alors qu'il faut lire « gendre d'Henri de Groux » ; page 352 « Mélanie Calvé », comme la cantatrice Emma, au lieu de « Mélanie Calvat », la bergère de la Salette, et page 372, le prénom de l'abbé Cornuau n'est pas Piet mais « Pient ». Enfin, page 360, les Van der Meer de Walcheren ne sont pas belges mais hollandais ([^27]).
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Tel qu'il est, et avec les réserves que j'ai exprimées, il me semble devoir être, dans nos temps, une émouvante introduction à la lecture de l'œuvre du Pèlerin de l'Absolu. Maurice Bardèche conclut, fidèle à son dessein : « Il est devenu un saint homme. C'est très bien. Mais un saint homme, est-ce la même chose qu'un saint ? » (p. 403) C'est peut-être par là qu'on peut le mieux aujourd'hui pénétrer chez Léon Bloy...
Hervé de Saint Méen.
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NOTE ADDITIVE SUR MAURICE BARDÈCHE\
ET LES NOSTALGIQUES IMPÉNITENTS\
DE LA CHASSE AUX SORCIÈRES
Je ne connais pas monsieur Maurice Bardèche. Je n'ai pas beaucoup lu Maurice Bardèche. Pas assez peut-être. « La vie est trop courte », disait Léon Bloy. Ce que j'ai lu de monsieur Bardèche m'a intéressé. Par exemple *Suzanne et le taudis* que Jean Madiran a eu la bonne idée de publier en feuilleton dans PRÉSENT. Peut-être en lirai-je davantage. J'ai déjà commencé, comme vous le voyez.
Dans PRÉSENT du 29 avril 1988 « Du côté de chez Bloy » (suivi de l'article du 9/ 10 mai), j'ai fait une allusion, qui a pu paraître sibylline au lecteur non prévenu, à des remous préparatoires à l'Assemblée Générale de la Société des Études Bloyennes.
La Société des Études Bloyennes a été créée à Paris le 28 mars 1987 par 22 membres fondateurs, rassemblés à l'initiative de MM. Michel Arveiller et Pierre Glaudes. Son secrétaire était M. Yves Reulier, son président, M. Michel Malicet. Dans une déclaration liminaire publiée dans le Bulletin de la Société (publications de la Faculté des Lettres de Besançon ; les Belles Lettres, 95 boulevard Raspail, 75006 Paris), on pouvait lire : « La Société est un lieu de travail et de confrontations : ce n'est ni un cénacle, ni une chapelle, et elle ne vise pas à définir une quelconque « orthodoxie » bloyenne. » Très bien. Tchékov disait : « Des accusateurs publics, des procureurs, des gendarmes, il y en a bien assez sans les écrivains. »
Le nom des personnalités, leur qualité d'universitaires, cette déclaration, semblaient offrir toutes garanties sur le triple plan de la modération, de l'objectivité et de l'équité. « Il s'agit avant tout de mieux faire connaître un grand écrivain français, qui, soixante et dix ans après sa mort, ne trouve malheureusement pas encore sa juste place, ni dans « l'institution littéraire », ni dans l'intérêt du public. » Passons sur la naïveté -- peut-être voulue -- de paraître s'attendre à voir consacrer le fougueux polémiste, l'intraitable non-conformiste -- quoi qu'on pense de la pertinence de ses jugements par une « institution littéraire » dont Léon Bloy, à tort ou à raison, considérait les piliers historiques comme ni plus, ni moins que des excréments ! Tour à tour Renan, Anatole France, Voltaire, Barrès, Bourget, Daudet, Zola, d'autres seigneurs de moindre importance sont sauvagement et stercorairement fustigés. Même le grand Balzac, si proche de lui par la pensée spéculative, n'est pas ménagé. Même d'Aurevilly, le Maître, même Villiers de l'Isle-Adam, l'ami, même Huysmans, le camarade -- un temps -- de combat. Tout cela pour lui est « plein de terre, comme les idoles ».
Il est très vrai que « notre temps a besoin de Léon Bloy ». Je l'ai assez écrit moi-même pour être persuadé de la pertinence de cette remarque puisée elle aussi dans ce propos liminaire du bulletin n° 1 de la S.E.B.
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Lors de la première Assemblée générale le samedi 13 juin 1987, douze membres furent élus au Conseil d'administration à bulletins secrets « Ont obtenu par ordre de nombre de voix (69 votes exprimés) : Michel Arveiller (69), Yves Reulier (68), Joseph Royer (64), l'abbé Benoist (63), Pierre Glaudes (61), Robert Bessède (57), Michel Malicet (56), Bernard Sarrazin (51), Marc Guillaumont-Boussac (43), Mlle Galpérine (32), le recteur Antoine (35), Patrice Rostain (33). Ces douze membres furent déclarés élus au Conseil d'administration, élu pour 3 ans, et renouvelable par tiers annuellement à chaque Assemblée générale ordinaire. » (Compte rendu de la première assemblée générale de la Société des Études Bloyennes, signé Yves Reulier secrétaire.)
Ces précisions peuvent sembler fastidieuses au lecteur. Elles sont cependant nécessaires, comme on le verra plus loin, pour établir le partage des responsabilités.
Il est, je crois, légitime de penser, et même de soutenir, que l'ensemble du contenu des publications de la Société est pris en compte, sinon individuellement, du moins comme une adhésion collective résultant de l'addition des personnes, par tous les membres de cet éminent aréopage. C'est-à-dire que, même si l'une ou l'autre de ces personnalités relatives n'est pas absolument d'accord avec les vues exprimées, elle en estime normales la publication et la façon dont elle est exprimée.
Dans le cas contraire, il lui est toujours possible de l'exprimer publiquement, ou, à la limite, de démissionner.
Or, dans ce même numéro 1 du bulletin de la Société des Études Bloyennes, daté de janvier 1988, on avait la surprise de découvrir, entre les pages 8 et 9, une page non numérotée, non signée, comportant essentiellement un texte attribué aux arrière-petits-enfants de Léon Bloy, dans une présentation encadrée d'un filet rectangulaire noir -- ceci pour attirer l'attention bienveillante de ceux, ils sont rares, qui connaissent l'importance magique et la signification ésotérique de l'encadrement. Voici cet encart :
*Les arrière-petits-enfants de Léon Bloy, Cyrilk, Alexis et Natacha Galpérine, dont le père est juif, s'indignent de la présence, dans la liste des membres de la Société, de personnes connues pour leurs tendances révisionnistes.*
*A l'évidence, ces tendances sont incompatibles avec l'esprit qui doit régner dans une Société qui se veut purement universitaire. Comme vient de le signifier un arrêt de la Cour de Versailles, toute contestation à ce sujet* « *apparaît comme un consentement à l'horrible, car* \[*elle*\] *revient à banaliser sinon à méconnaître les souffrances ou les persécutions infligées aux déportés et plus particulièrement aux juifs et aux tsiganes au cours de la seconde guerre mondiale et à ramener ainsi à un simple fait de guerre* \[*...*\] *des actes ayant été jugés constitutifs de crimes contre l'humanité* »*.* (Le Monde, 30 janvier 1988.)
*Survivants des persécutions raciales, les arrière-petits-enfants de Léon Bloy exigent que leur position soit clairement connue de tous les membres de la Société. Ils entendent ainsi également défendre le droit moral qu'ils détiennent sur la signification incontestable de la pensée d'un écrivain dont ils rappellent ici les lignes suivantes :*
« *Deux crimes, deux outrages ont comblé la mesure, irréparablement* \[*...*\] *Le second de ces crimes* \[*...*\] *se nomme l'*antisémitisme *propagé par Drumont d'abord, par les Pères de l'Assomption ensuite.* \[*...*\] *L'antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre-Seigneur ait reçu dans sa Passion qui dure toujours, c'est le plus sanglant et le plus impardonnable parce qu'il le reçoit* sur la Face de sa Mère *et de la main des chrétiens.* » (*Léon Bloy, Journal,* Le Vieux de la montagne, 2 *janvier 1910, Mercure de France, p. 129.*)
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*Natacha Galpérine reste présente au bureau de la Société pour dénoncer toute récupération idéologique d'où quelle vienne. Elle ne répondra naturellement à aucune prétendue explication.*
Tel qu'il est, et sans savoir qui pouvait être mis en cause, ce texte déclencha quatre réactions écrites, dont deux d'une particulière violence, a dit M. Michel Malicet -- président -- lors de l'Assemblée du 30 avril 1988. A la suite et à cause de ces lettres, toujours selon les termes de M. Malicet, Mlle Nathalie Galpérine démissionnait du bureau de la Société. De mon côté, je demandais à Jean Madiran de publier l'article suivant qui parut dans PRÉSENT du 29 avril 1988 :
Le samedi 30 avril, à 15 heures dans la salle Perroy, 17 rue de la Sorbonne, Paris, se tient l'assemblée générale de la *Société d'études bloyennes.* La séance risque d'être passablement animée. Un scandale récent révolte les vrais admirateurs de Léon Bloy. Il s'agit d'un encart publié dans le n° 1 de la revue de la Société, qui prétend flétrir des membres de la Société en raison de leurs opinions personnelles en politique ou en histoire, toutefois sans les nommer. Ce qui permet toutes les hypothèses. On fait remarquer que l'objet affirmé de la Société n'est pas de « définir une quelconque orthodoxie bloyenne » (page 3 du bulletin). Alors au nom de quoi écrire ? « Les arrière-petits-enfants de Léon Bloy (...) s'indignent de la présence dans la liste des membres de la Société de personnes connues pour leurs tendances (...) A l'évidence ces tendances sont incompatibles avec l'esprit qui doit régner dans une Société qui se veut purement universitaire. » Et pour mieux clouer au pilori les « hérétiques », on se retranche derrière un article du *Monde* du 30.1.88, qui étale en la matière une contestable jurisprudence de terrorisme intellectuel.
On ne manquera pas de remarquer l'étroite concordance des termes de l'encart : « A l'évidence, ces tendances sont incompatibles... » avec ceux du communiqué de l'épiscopat contre Jean-Marie Le Pen et aussi avec des formules habituelles de l'occultisme maçonnique.
Bref, c'est un assez joli scandale qui menace d'éclater dans la Société d'études bloyennes, si elle ne remet pas les choses en ordre chez elle dans les prochains jours.
De son côté, M. Léon Souberbielle-Bloy, petit-fils de l'écrivain, me priait de bien vouloir faire publier la mise au point suivante, qui parut dans PRÉSENT du 9/ 10 mai 88 :
L'article paru dans PRÉSENT du 29 avril nous a valu la lettre suivante de Léon Souberbielle-Bloy, petit-fils de l'écrivain :
« Ma nièce, Nathalie Galpérine, arrière-petite-fille de Léon Bloy, a démissionné de cette prétendue Société d'Études Bloyennes, pour protester contre l'utilisation qui a été faite de notre nom. Nous sommes une famille d'Action Française liée à Frédéric Mistral, et nous savons que Charles Maurras avait beaucoup d'estime pour le *Pèlerin de l'Absolu* et l'auteur de *Jeanne d'Arc et l'Allemagne.* Nous nous élevons contre l'exploitation de la pensée et de l'œuvre de mon grand-père contre la France et la Foi. Dans les circonstances présentes, il s'agit, à l'évidence, d'une opération de récupération politique au bénéfice de la judéo-maçonnerie dont notre aïeul n'a cessé de dénoncer la dictature secrète depuis 1789 (avant-dernier chapitre du *Salut par les Juifs* et chapitre sur les F**.·.** M**.·.** dans *Christophe Colomb devant les Taureaux*)*.* A propos du *Monde,* vous nous voyez, nous, citant cette feuille téléguidée par les loges de Caïphe, à l'appui de l'admirable citation catholique de Léon Bloy sur « l'antisémitisme de peau », ainsi que l'appelait Maurras par opposition à l'antisémitisme politique ? Grotesque et ridicule ! » Dont acte !
M. Léon Souberbielle est organiste titulaire de chœur de Notre-Dame de Paris. Il est le fils d'Édouard Souberbielle, ancien maître de chapelle de Saint-Pierre de Chaillot -- dont la famille assista bien souvent financièrement les derniers jours du Mendiant ingrat, et qui avait épousé la seconde fille de Léon Bloy, la petite Madeleine du Journal -- que nous avons le bonheur d'avoir parmi nous. C'est dire l'importance de ce témoignage dûment autorisé.
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Comme on ignorait toujours qui était en cause, comme il s'agissait de « *personnes ayant des tendances au révisionnisme.* », il était clair que cette universelle suspicion, cette tentative de chasse aux sorcières, ouvrait la porte à tous les abus, à toutes les dénonciations, à toutes les polémiques. Maurice Bardèche l'a écrit page 17 de la *Lettre à François Mauriac :*
« L'épuration est un fait beaucoup plus important et significatif que vous ne croyez, car elle est le commencement d'une *épuration permanente.* »
C'est justement ce principe qui est en cause. On introduisait dans la Société des Études Bloyennes un élément d'inquisition. N'importe qui demain pouvait être désigné et stigmatisé comme ayant des « tendances révisionnistes », que ce fût vrai ou non, suivant la technique bien éprouvée de l'amalgame. Peu importe que ce fût vrai ou faux. Aujourd'hui c'est toi, demain ce sera moi, et inversement, comme le rappelle Jean Madiran, avec une obstination éclairante.
Nous reprenons les termes de cet encart, paragraphe par paragraphe, pour formuler les commentaires qu'il nous inspire.
« Les arrière-petits-enfants de Léon Bloy, Cyrille, Alexis et Natacha Galpérine, dont le père est juif, s'indignent de la présence dans la liste des membres de la Société de personnes connues pour leurs tendances révisionnistes... »
La rédaction de ce paragraphe laisserait supposer que Alexis, Cyrille et Natacha (Nathalie) Galpérine sont les seuls descendants de Léon Bloy. Or, il n'en est rien. En dehors des branches collatérales (l'abbé Raymond Bloy, etc.), il y a les enfants de Léon Souberbielle, qui ont eux aussi autant de droits à s'intituler : « les arrière-petits-enfants de Léon Bloy ». En toute justice, le texte aurait du mentionner *des* ou *quelques-uns des* arrière-petits-enfants de Bloy.
Il est plus qu'inexact d'affirmer que le père d'Alexis, Cyrille et Nathalie est « juif », car M. Galpérine était *catholique et baptisé.* En réalité, il eût fallu écrire : « dont le père est Juif », car le mot « juif » écrit avec une minuscule signifie « qui professe la religion judaïque », du moins si j'en crois le Larousse universel en 2 volumes -- édition de 1922, pages 105/106. C'est, certes, une étrange distraction de la part d'universitaires, par ailleurs aussi chatouilleux sur l'orthodoxie politique et historique de leurs adversaires. « Juif » avec une majuscule signifie, à moins de décréter l'abolition universelle du sens des mots : « Hébreux, descendants d'Abraham » (même source). C'est un peuple, c'est une race, c'est du moins ce qu'il est convenu de qualifier ainsi, un groupe ethnique homogène, linguistique et culturel.
De deux choses l'une. Ou bien les rédacteurs de ce texte si curieusement intentionné croient que l'Allemagne nazie persécutait les Juifs en raison de leur religion, ce qui est contraire aux faits, puisqu'il est patent que même des juifs convertis au christianisme furent déportés et périrent dans les camps, et qu'à l'opposé des personnalités comme le chef d'orchestre Adolf Busch -- qui quitta l'Allemagne en 1935 -- et Rudolph Serkin, le violoniste, auraient pu rester en Allemagne sans danger tous les deux ; le régime leur proposait la même situation d'exception qu'à Lotte Lehmann, autre exilée volontaire. Elle fut refusée avec la même hauteur. Ils partirent donc (texte de la pochette du disque Concertos Brandebourgeois EMI 2 C 151-43067 B, sous la signature d'André Tubeuf) ; ou Joanovici, (sans vouloir établir de parallèle entre la valeur morale de ces différentes personnalités), échappèrent en fin de compte pour diverses raisons, et heureusement, à un tragique destin, et même firent fortune dans le cas du ferrailleur cosmopolite. Ou bien il y a une intention cachée dans cet amalgame -- cette confusion entre race et religion ([^28]).
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(Admettons, pour les besoins de la discussion, que, par un malencontreux lapsus orthographique, nos bons ouvriers de la onzième heure -- car, où étaient-ils quand les Bollery, Lacroix, Levaux, Colleye, Rouzet, Arrou, Martineau, défrichaient les champs qu'ils croient fertiliser de leurs engrais universitaires, à la grosse ferveur du jour ? nos bons ouvriers donc aient voulu dire : « -- dont le père est Juif ». Voici surgir un autre problème. Cette simple phrase : « les arrière-petits-enfants de Léon Bloy, dont le père est Juif », a une singulière connotation raciste. Alors que certainement, comme c'est souvent le cas en pareille occurrence, elle se veut anti-raciste. En fait cela ressemble beaucoup à ce qu'Hugues Panassié a qualifié le premier de « pseudo-antiracisme » ([^29]). Si l'on considère le dictionnaire, le Larousse Universel de 1922 ne connaît pas le mot « racisme », le Petit Larousse de 1929 non plus, par contre l'édition de 1988 donne comme définition du racisme « Théorie qui tient compte des races. » Est donc coupable de racisme, en 1988, pour le Petit Larousse quelqu'un qui « tient compte de la race » ? Quelqu'un qui dirait : « ...dont le père est Juif » ? Il est évident que ce terme de *racisme* (et *raciste* par voie de conséquence) a connu plusieurs avatars et diverses vicissitudes. Il peut donc être interprété de façon positive : conservation ou amélioration des qualités (réelles ou supposées) d'une race (réelle ou supposée), ou de façon négative : combat ou mépris (pouvant aller jusqu'à l'extermination, ou génocide) d'un groupe ethnique supposé (à tort ou à raison) dangereux, nuisible, dégénéré, etc. (un des exemples les plus anciens étant l'extermination -- le génocide donc -- des Teutons par Marius en 102 avant J.-C. à Fourrières dans le Var, puis des Cimbres à Verceil). Il a donc été fait du chemin entre cette définition : « Théorie qui tient compte des races », du Petit Larousse de 1988, et celle, antérieure, du Petit Robert de 1972 qui donnait ceci : « Racisme (1930) de « race ». Théorie de la hiérarchie des races, qui conclut à la nécessité de préserver la race supérieure de tout croisement, et à son droit à dominer les autres. »)
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Cette note est en contradiction avec la déclaration liminaire de la Société qui dit : « La Société est un lieu de travail et de confrontations : ce n'est ni un cénacle, ni une chapelle, et elle ne vise pas à définir une quelconque "orthodoxie" bloyenne. »
Alors, au nom de quoi clouer au pilori des « personnes connues pour leurs tendances révisionnistes ». Et on ajoute ceci, comme si le reste ne suffisait pas :
« A l'évidence ces tendances sont incompatibles avec l'esprit qui doit régner dans une Société qui se veut purement universitaire. »
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Passons sur le charabia qui associe dans un même raisonnement « tendances » et « esprit qui *doit* régner ». On n'avait pas compris que cette société se voulût *purement universitaire.* On avait cru comprendre -- à tort semble-t-il, puisque cette déclaration n'a suscité sur ce point aucune objection, ni de la part de l'honorable Conseil d'Administration, ni de l'ensemble des adhérents, -- on avait cru comprendre qu'universitaires et « bloyens » enthousiastes étaient admis à parts sinon égales, du moins équivalentes en droits. On ne voit d'ailleurs pas ce que des « tendances au révisionnisme » ont à voir avec Léon Bloy, le petit-gendre de Léon Bloy qui était Juif, et l'anti-sémitisme. Quelle que soit l'opinion que l'on professe sur la valeur et l'opportunité du « révisionnisme » (en réduisant ce terme uniquement à la question soulevée par les Rassinier et autres Faurrisson, car « réviser l'histoire » peut être utilisé dans toutes sortes de cas, dans le temps et dans l'espace), c'est aux historiens de trancher, documents à l'appui, et non pas aux dirigeants de la Société des Études Bloyennes. Et que veut dire « s'indigner de la présence dans la liste des membres de la Société de personnes connues pour leurs tendances révisionnistes » ? Il s'agit de personnes qui ont des « tendances », de personnes qui « tendent », c'est-à-dire, en fait, de personnes qui (sans être carrément ou ouvertement « révisionnistes » comme Faurrisson, Rassinier ou Serge Thion) font peut-être des réserves sur certaines parties du révisionnisme, mais qui ne condamnent pas absolument et sans appel TOUT révisionnisme sans examen. L'argument d'autorité assené d'une main ferme par nos modernes Torquemadas va nous le montrer :
« Comme vient de le signifier un arrêt de la Cour de Versailles, toute contestation à ce sujet apparaît comme un consentement à l'horrible (*Le Monde,* 30 janvier 1988) ([^30]). »
On le voit, il s'agit de « *toute contestation* »*,* quelle qu'elle soit, de quelque nature qu'elle soit ; toute contestation est un consentement à l'horrible. Il n'y a plus de liberté d'expression possible dans ce cas. Voilà qui est dit, voilà où l'on voulait nous mener. Voilà la déclaration du terrorisme intellectuel. Il est probable, il est au moins vraisemblable que nos inquisiteurs se sont dit : « Devant un tel texte, une telle jurisprudence, comment hésiter, comment douter ? »
Imaginez un instant Léon Bloy, qui dédia *Sueur de Sang* au maréchal Bazaine, devant une telle opération !
Pourtant, si l'on veut des textes : « Ce n'est pas devant les tribunaux que l'histoire peut trouver ses juges » (jugement rendu par la Cour d'Appel de Paris 26 avril 1865, recueil Sirey 2, page 289, cité par S. Thion, in *Vérité historique ou vérité politique*).
Et cette feuille qui est ainsi prise à témoin de jurisprudence c'est la même qui fut désavouée par la justice pour une affaire similaire concernant Romain Marie. Regardez-les, ces quand même surprenants et juteux intellectuels catholiques, cachés derrière le Grand Sanhédrin, le Grand Prêtre de la presse qui proclame : « Il a blasphémé » ; et tous les pharisiens, et les Sadducéens répètent en chœur en déchirant leurs vêtements : « Qu'avons-nous à chercher d'autre... Il a blasphémé. »
« Survivants des persécutions raciales, les arrière-petits-enfants de Léon Bloy exigent que leur position soit clairement connue de tous les membres de la Société. » Comment les arrière-petits-enfants sus-nommés -- mais pas tous les arrière-petits-enfants -- peuvent-ils être survivants des persécutions raciales, puisqu'ils n'étaient certainement pas nés à l'époque de ces très réelles persécutions, ignobles et injustifiables ?
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« Ils entendent ainsi également défendre le droit moral qu'ils détiennent sur la définition incontestable d'un écrivain dont... »
Certes les arrière-petits-enfants de Léon Bloy ont un droit moral à défendre la pensée de leur aïeul, mais ce droit n'est pas exclusif, ni absolu, il ne peut en aucun cas définir une « orthodoxie » incontestable, pour reprendre précisément un des mots de la déclaration liminaire déjà citée plusieurs fois. Et ils ne sont pas les seuls à décider. Il y a d'autres enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, et de toute façon, la pensée de leur aïeul ne leur appartient pas. Elle n'appartient à personne. Surtout pas pour se livrer à des manœuvres de dénonciations qui vont dans le courant dominant de la politique.
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« Deux crimes, deux outrages ont comblé la mesure irréparablement (...) Le second de ces crimes (...) se nomme l'*antisémitisme* propagé par Drumont d'abord, par les Pères de l'Assomption ensuite (...) L'antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre-Seigneur ait reçu dans sa Passion qui dure toujours, c'est le plus sanglant et le plus impardonnable parce qu'il le reçoit *sur la Face de sa Mère* et de la main des chrétiens. » (Léon Bloy-Journal -- Le Vieux de la Montagne -- 2 janvier 1910, Mercure de France, p. 129.)
Il serait trop long d'expliquer ici en quoi la pensée de Léon Bloy, de quelque façon qu'il l'exprime (amour de la race élue d'où est sorti le Christ et méfiance envers le judaïsme prévaricateur qui a crucifié son Christ), qui est strictement conforme à celle de l'Église et notamment de saint Thomas, est ici utilisée et déformée au profit de l'idée fixe, comme elle l'a été dans de nombreux cas, dans un sens ou dans l'autre. Nous nous proposons de le faire un jour dans la mesure où les moyens et le temps nous en seront donnés. Je voudrais simplement faire remarquer qu'il y a dans les passages entre parenthèses (les points de suspension) de quoi rétablir une plus juste vue de la pensée de Bloy. Citons simplement ce qui se trouve entre « ensuite » et « l'antisémitisme » :
« Autrefois on détestait les juifs, on les massacrait volontiers, mais on ne les méprisait pas *en tant que race.* Bien au contraire on les redoutait, et l'Église priait pour eux, se souvenant que saint Paul, parlant au nom de l'Esprit Saint, leur a tout promis et qu'ils doivent, un jour, devenir les astres du monde. »
Je ne dis pas que Bloy a raison ou tort, ce n'est pas ici le lieu, mais c'est cela *aussi* qu'il dit. Disons simplement que la méfiance envers le judaïsme de saint Thomas et de Léon Bloy, l'antisémitisme de Drumont, et d'autre part celui d'Hitler et des nazis n'ont absolument rien de commun, puisque les uns s'adressent à la religion, les autres à la race, ou plutôt au groupe ethnique, puisque les Juifs sont des Blancs donc de la même race que leurs persécuteurs.
Il est passablement comique de lire ensuite que « Natacha Galpérine reste présente au bureau pour dénoncer toute récupération idéologique d'où qu'elle vienne ». La récupération idéologique par la citation du *Monde* -- n'a apparemment pas troublé ceux qui ont rédigé ce factum, assez absurde, quoique malveillant -- le mot reste faible. La première chose qu'a faite Natacha (Nathalie) Galpérine a été précisément de quitter ce même bureau. C'est d'ailleurs ce qu'elle avait de mieux à faire...
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Est-ce une coïncidence si un esprit soupçonneux peut relever, dans la liste des membres de l'association, le nom de personnalités aussi peu « intégristes » que Étienne Borne, Jacques Madaule, le cardinal Henri de Lubac, et M. Bernard Sarrazin au comité directeur ? M. Bernard Sarrazin est l'auteur d'un ouvrage, *La Bible en éclats,* où, dans la foulée de Raymond Barbeau, il tente d'accréditer la fable impossible d'un Léon Bloy disciple d'Éliphas Lévi, attelé à l'étable rosicrucienne de M. Robert Ambelain, l'auteur du *Secret des Templiers.* Un de mes correspondants m'écrivait ceci, à l'époque de ces « remous pour l'assemblée générale » : « La protestation de Mlle Galpérine, telle qu'elle est insérée dans le bulletin n° 1 de la Société des Études Bloyennes, m'a surpris par sa véhémence. Le secrétaire de cette Société, interrogé, m'a fait savoir que cette protestation viserait Maurice Bardèche qui se propose d'écrire sur Léon Bloy -- la Société aurait été pratiquement mise en demeure de publier ce « hors-texte » pour ne pas se couper de la famille du *Mendiant ingrat* qui possède une importante correspondance, nécessaire aux chercheurs et aux exégètes. »
Nous avons cité plus haut l'opinion différente d'une autre partie de la famille Bloy, nommément désignée...
Il faut remarquer dans ce témoignage, qui veut rester volontairement discret, l'emploi du conditionnel, afin de ménager des virtualités. Cependant il est plus que significatif de trouver dans un numéro suivant, dans la liste des nouveaux membres, M. Serge Thion, qui est un révisionniste affirmé, convaincu et officiel, sans que cette adhésion ait soulevé la moindre protestation (n° 2, page 4).
M. Maurice Bardèche -- membre bienfaiteur -- un bienfait n'est jamais perdu -- lieu commun oublié par Bloy -- de la Société des Études Bloyennes, était cité dans la liste du n° 1 page 4. Oserait-on poser la question de savoir si, préparant un livre sur Bloy, considéré comme terrain de chasse exclusif de certains néo-sillonistes, il n'était pas urgent de tenter de l'abattre ? Je n'aurais pas l'audace de conclure ni dans un sens ni dans l'autre.
Si c'est vrai, il m'importe peu que Maurice Bardèche partage ou non mes opinions, mes sentiments, mes points de vue sur Léon Bloy. Il a le droit d'écrire ce qu'il pense comme tout le monde, et tout le monde a le droit de lui répondre sur le même ton, en employant les mêmes arguments. Il me suffit qu'il ait été attaqué injustement. Ce qui me paraît immonde dans cette affaire, c'est ce qu'elle révèle des mœurs particulières de notre temps. Hurler avec les loups. « Soutenir le droit d'exprimer des idées qui sont généralement acceptées est évidemment à peu près dépourvu de signification » a écrit Noam Chomski dans la « Préface du Mémoire en défense », page XII. Voici un homme, Maurice Bardèche, qui à cause de ses opinions a été mis à terre, sauvagement épuré, écarté des postes auxquels sa compétence et son talent lui donnaient des droits au moins égaux à ceux de ses confrères. Et dans le courant d'une campagne électorale particulièrement fertile en perfidies, voici que dans le prolongement de la campagne sur le « point de détail », on aurait osé utiliser la descendance et les citations, d'ailleurs tronquées par des points de suspension intercalaires, d'un autre homme qui lui aussi se trouva seul contre tous, qui défendit toujours les hommes seuls que furent Hello, Villiers, Barbey, Verlaine, Rictus et même Tailhade (lequel le lâcha à son tour), quand ils étaient à terre, qui, je l'ai dit, eut l'immense culot de dédier *Sueur de Sang* au maréchal Bazaine, universellement conspué.
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Nous le disons tout net ces mœurs sont épouvantables. Écœurantes. -- Une réforme intellectuelle et morale est plus que jamais nécessaire. Les institutions sont mauvaises, c'est entendu, mais seraient-elles « bonnes » qu'on n'en pourrait rien faire sans changer les esprits. Il ne suffit pas de changer les institutions pour changer le cours de l'histoire. Il faut changer les cœurs. Une réforme intellectuelle et morale qui s'appelle la conversion. Qui fait que celui qui est à côté ou en face n'est pas automatiquement considéré comme un criminel à dénoncer, un coupable à punir, un ennemi à abattre, mais un frère à accueillir. Cette réforme, elle a été appelée sous divers aspects par Charles Maurras, par Bernanos, par Péguy, par Simone Weil.... et par Bloy.
« Le premier point et en quelque sorte le préalable à une réforme intellectuelle et morale qui conduise à la conversion consiste à faire ce que nos intellectuels droitiers frileux et libéraux conciliaires se refusent à faire : « Se libérer des faux critères intellectuels et moraux que le pouvoir médiatique, la gauche socialiste et l'éducation nationale ont imposés à la droite libérale. » (Jean Madiran, PRÉSENT, 9 et 10 mai 88). »
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*Premier épilogue* de cette « ténébreuse affaire » : il est relaté ainsi dans le compte rendu paru dans le n° 3/4 de janvier 89 du bulletin de la Société : « Le Conseil d'Administration de S.E.B. réuni le 29 avril 1988, (dix membres et deux excusés ayant donné leur pouvoir), a été saisi des réactions de certains membres de la Société à l'encart paru dans le bulletin n° 1, sous la signature des arrière-petits-enfants de Léon Bloy. Ces attaques violentes ont amené Mlle Galpénne à se retirer de la Société ([^31]), ce qui a entraîné la démission de Michel Malicet, président. Les cinq membres du bureau se sont solidarisés avec Mlle Galpérine qui dénonçait, dans le texte mis en cause, l'antisémitisme et ses diverses formes, comme a toujours entendu le faire l'auteur du *Salut par les Juifs* \[en fait, ce que ce texte dénonce, ce sont les révisionnistes -- ou plutôt les personnes de la Société ayant des « tendances au révisionnisme », et non pas d'abord l'antisémitisme. L'auteur du *Salut par les Juifs* n'a jamais entendu dénoncer *toutes* les formes d'antisémitisme, mais spécialement celui de Drumont et des Pères de l'Assomption, pour une bonne raison, c'est qu'il ne pouvait pas en 1917, date de sa mort, connaître celui, nouveau et différent, d'Hitler et des nazis. Note d'HStM.\]. L'attachement au pluralisme et à la libre expression des idées qui sont nôtres \[cette phrase aurait fait tordre de rire Léon Bloy. HStM.\] ne doit pas être consentement aux exploitations partisanes. » \[Ça, c'est merveilleux ! alors pourquoi le récupérer au profit des antirévisionnistes ? HStM.\]
Bref le C.A. décide de se démettre, de proposer une motion de soutien à l'approbation d'une A.G. extraordinaire qui se tiendra fin octobre et élira un nouveau conseil (page 10). Au cours de ces débats et événements, un vieux monsieur, m'a-t-on dit, brandissait PRÉSENT !
*Deuxième épilogue :* Le 14 octobre 1988, page 79 du même numéro du bulletin, « Le bureau a décidé qu'il n'y aurait pas d'A.G. extraordinaire, mais que le nouveau C.A. serait élu au cours de la 3^e^ A.G. ordinaire, à convoquer au printemps de 1989 ». On gagne du temps.
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*Troisième épilogue :* Le 21 avril 1989, le bureau de la Société réuni reçoit la démission de M. Michel Malicet qui aurait souhaité scinder la Société en deux groupes : les universitaires et les « bloyens ». M. Michel Arveiller souhaite au contraire conserver la structure actuelle, conforme à l'article 2 des statuts. Ce différend illustre le profond malaise qui s'est instauré simultanément à cette chasse aux sorcières laquelle semble occultée par ce nouveau problème. (Bulletin n° 5, pages 111/112.) Le lendemain 22 avril, à la 3^e^ Assemblée Générale (Bulletin n° 5 bis), Michel Malicet, président sortant et démissionnaire et 30 autres membres parmi lesquels Pierre Glaudes, Yves Reulier et Bernard Sarrazin manifestent leur décision de ne pas continuer à adhérer à la Société, ce qui met en cause la parution des *Cahiers Léon Bloy*, à eux confiés.
M. Maurice Bardèche, de son côté, a participé comme membre au Colloque du Périgord en août 88, sans paraître s'apercevoir de cette tempête qui grondait autour de lui. Son livre est paru.
*Épilogue définitif* (pour le moment) : « Le nouveau président de la Société, M. Michel Arveiller, envisage de publier une protestation dans la presse à propos d'articles liant la pensée de Léon Bloy aux courants antisémites : procès Barbie de 1987 et Brigneau d'avril 1989 » (bulletin n° 5 bis) ... Ça recommence ?
Hervé de Saint-Méen.
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### L'école buissonnière de l'enfant-jadis
*Les forêts et les eaux*
par Francis Sambrès
AU FIL DES JOURS, une lente dérive sémantique appauvrit notre langue et réduit nos chances de savoir à la portion congrue des termes généraux, ceux qui prétendent désigner par un seul mot les mille trésors des choses. Peu à peu le sens de ces mots change et recouvre les notions différentes, nouvelles, à la mode qui n'expriment plus l'exacte nature qu'ils s'efforçaient jadis et naguère encore de préciser. De là, l'affaiblissement de notre esprit qui n'a plus à faire l'effort de trouver le mot qui correspond et se contente de masquer son ignorance en descendant d'un degré dans le général.
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Cet étrécissement du vocabulaire aboutit à ce qu'il est convenu d'appeler *l'échec scolaire* dont on attribue l'ampleur à notre système éducatif qui en est pourtant la première victime. C'est sans doute dans l'exode rural qu'il faut chercher les causes du désastre, dans la réduction des paysages aux murs des villes, dans l'horizon bouché par des choses sans nom, sans vie, dans l'uniformité mondiale des bidonvilles, des HLM et des beaux quartiers, dans la destruction du mode de vie des familles rurales qui complétait à sa manière, à l'échelle du vrai, les notions générales apprises à l'école. La complémentarité heureuse des enseignements était réalisée par l'apprentissage de la nature des choses -- des choses de la nature -- qui permettait de comprendre ce qu'on lisait, d'exprimer par l'écrit et de compter -- par catégorie -- des unités qu'on voyait vivre, qu'on faisait vivre.
Il est certain que la déportation de l'univers rural vers les espaces construits à la hâte, déportation qui affecta plus de la moitié de notre population en un siècle et perturba gravement l'autre moitié, a modifié d'une façon considérable l'approche du réel, du vivant, de ceux qui en furent les victimes.
Tous les palliatifs qu'on crut pouvoir inventer et que d'une réforme l'autre l'Éducation nationale s'efforce d'employer, ne remplacent pas l'infini dictionnaire -- le Thesaurus -- que consultaient sans le savoir, au fil des jours, les générations de rustres et de croquants, nos parents, qui firent notre pays et bien d'autres avec lui.
La transmission de ce savoir, concret, solide, ne se fait plus et nous ne serons bientôt plus assez nombreux -- et peut-être n'en sommes-nous déjà plus capables -- pour en écrire l'essentiel et le sauver du naufrage.
Ainsi en va-t-il, par exemple, des forêts et des eaux. Le mot *forêt* n'était jadis guère employé sauf pour désigner le domaine forestier de l'État ; il était entouré du mystère de ses lointains, du prestige de ses futaies, des solides défenses que les lois et les gardes forestiers -- en uniforme vert -- dressaient à ses frontières.
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Le mot *arbre,* son compère dont on dit que souvent il la cache, lui ne l'était pas du tout, qui ne servait à rien, tant il est vague et sans forme définie ; que peut-on voir d'un arbre sans en connaître l'essence, l'âge et la façon dont il fut traité par l'homme et pour quel usage ? Le mot *bois* avait deux sens : celui général de matériau ligneux et celui, en opposition à forêt, qu'on employait dans les chansons (*nous n'irons plus au bois*)*,* plus accessible au populaire, plus libre pour le travail ou le plaisir même quand il devenait boqueteau.
Ce sont trois mots -- forêt, arbre, bois -- qui sont aujourd'hui l'unique matériau dont disposent les esprits pour « penser » à l'ensemble sylvestre.
Si d'aventure ils ajoutent quelques chênes des Fables et le nom latin de quelques autres espèces, les voilà au rang de spécialistes, munis de diplômes faisant autorité, détenteurs jaloux du savoir érigé en monopole d'État, conseillers de ministres.
Or, nous pourrions être émerveillés si nous pensions à tout ce que savait dès son enfance un jeune rural, comme vocabulaire, sur la vie forestière -- comme sur bien d'autres chapitres de la création -- même si la langue régionale et une certaine féerie poétique bien peu scientifique venaient se heurter aux rigueurs du français et du « scientisme » officiel. Il lui restait à concilier, et certains le faisaient très bien, les deux forces de l'apprentissage, à effectuer la mise en ordre des informations et leur cohérence pour qu'une pensée concrète puisse s'établir, riche des vastes espaces parcourus lentement, des paysages saisis dans les détails et d'une connaissance manuelle de la nature des choses.
Il est bien compréhensible que les cervelles atrophiées d'aujourd'hui militent pour la « *protection de la forêt amazonienne* »*,* concept vague et de tout repos qui permet à peu de frais une bonne conscience « écologique », plutôt que pour la protection de l'espace rural civilisé où nous habitions voici peu, concept précis, dont la prise de conscience exigerait de chacun de nous une conversion difficile et ne pourrait se satisfaire d'un simple recours aux pouvoirs publics, à l'Europe et à l'État après un « sitting » largement médiatisé.
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Les forêts de l'État ou celles, communales, soumises au régime forestier, le jeune rustre savait les reconnaître à leurs essences nobles, chênes, hêtres et sapins, en pied franc, à leur gestion séculaire pour des fins spécifiques hors du commun et du petit casuel des besoins quotidiens. En grume ou écorcés -- quelquefois débités sur place -- il voyait les énormes billes sortir en grandes longueurs pour les besoins des charpentes de l'État dont les bâtiments géants -- sur mer ou sur terre -- réclamaient un matériau qu'une gestion privée aurait été bien incapable de prévoir, de cultiver, d'attendre pendant des centaines d'années, en le protégeant selon des règles immuables.
Il avait aussi l'occasion de mesurer exactement le rôle que l'État doit jouer en faisant ce que la société civile ne peut pas faire.
Le respect révérenciel qu'il éprouvait pour ces actions « insensées » était tempéré par le bon usage que l'État faisait des produits accessoires (branches, bois d'industrie, glandées, chasse), par la procédure de l'affouage qui équilibrait un peu la démesure de ce type de gestion, bon usage qui dépendait surtout du personnel forestier, lequel pouvait se montrer intransigeant sur l'essentiel et bienveillant sur le reste. Il avait donc, ce jeune garçon, une assez claire vision générale de philosophie sociale appliquée en même temps que d'un regard furtif il pouvait identifier, jauger la quantité et la qualité des produits, qu'ils fussent encore sur pied ou abattus ; il savait, selon le mode de coupe, ce qui allait suivre, dans les années, les décennies et les siècles à venir. Peut-être un jour saurait-il même reconnaître la provenance d'un bois de sciage à son fil, à son grain, à sa veine ; son odeur, comme on taste un grand cru ? Il pouvait déjà savoir que les Forêts de l'État étaient un domaine réservé, géré selon les normes spécifiques, codifiées (le code forestier) pour l'éternité -- du moins pouvait-il le croire. Il admirait les futaies centenaires maîtrisées, pensées pour le centenaire suivant, essartées avec soin, surveillées avec passion, il pouvait en comprendre le rôle de reproduction et de durée et vaquant ailleurs à ses petits bois, ses minuscules taillis, ses haies et ses fruitiers, il était tout près de comprendre que la puissance de l'État dans ses tâches régaliennes est la condition première du bon exercice de libertés individuelles.
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En effet, en matière de bois, nous étions loin de penser, nous, aux bateaux, aux palais ou aux cathédrales, d'abord nous pensions feu, bûches et charbonnettes, puis bétail et fruits (sans oublier la médecine !), enfin matériau -- modeste matériau pour la ferme (outils, manches d'outils, vannerie, bois ronds pour chevrons en appentis avec, si l'on pouvait, soignés et respectés par les générations, quelques pieds francs bien venus en vue des charpentes et des voliges futures). Il convenait dès lors d'organiser nos faibles moyens pour satisfaire ensemble les besoins si divers qu'il fallait bien nous appuyer sur la tradition et l'observation de la nature des choses, si nous ne voulions pas risquer la mort, par la famine et la ruine.
Aux bourgeois éclairés par les sociétés savantes nous laissions les essais douteux, les recherches prétendument scientifiques de productions meilleures par l'introduction d'espèces étrangères ou, de façon étrange, aux savants des villes les papiers écrits pour l'avenir de ce qui, pour nous, était inscrit dans l'éternité du quotidien. *Un peuplier ne fait pas un saule,* disait-on pour montrer à la fois la permanence génétique et aussi le fait que même si par certains côtés, leur besoin de l'eau, par exemple, ces espèces se ressemblent, elles ont une différence essentielle qui fait qu'on ne doit pas les employer aux mêmes besognes -- les racines de peupliers pourrissent par excès d'eau et fragilisent les berges des ruisseaux ou des canaux et celles des saules prospèrent dans l'eau et fabriquent une armature solide aux plans inclinés que l'érosion menace.
Les certitudes de notre expérience millénaire qui paraissent toujours conservatrices, voire rétrogrades nous assuraient, dans des structures foncières figées, le manger et le boire, la vêture et le couvert. Nous y restions fidèles.
Sitôt en possession d'un lopin propice, il fallait le construire.
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Nous n'étions pas de ceux qui brûlaient leurs bois pour en vendre les cendres après avoir mangé leur blé en herbe ([^32]) ; nous savions d'expérience que pour sortir de l'indigence, pour éviter la honte d'avoir à demander aux autorités les 15 centimes prévus par la loi tous les 4 kilomètres pour ceux d'entre eux qui se « déplaçaient à pied », pour ne plus dépendre du grappillage, du râtelage, du glanage et des tolérances pour le ramassage du bois mort, des glands et des faines dans les forêts domaniales ou soumises (lorsque les adjudications d'affouage demeuraient infructueuses), la possession d'un bout de taillis était plus importante que celle d'une chaumière, qu'on pouvait toujours construire, la liberté d'un jardin clos ou d'un champ plus faciles à trouver. On pouvait louer maisons et jardins, voire champs et fermes, mais le bois restait le plus souvent inaccessible, réservé au propriétaire du fonds qui fixait le lieu des coupes annuelles pour le feu des exploitants et en interdisait toute vente. Le bois était sacré.
En matière de bois, l'art était, bien sûr, de faire plusieurs choses à la fois, de satisfaire tous les besoins possibles, en même temps sur un même lieu, tout en n'empiétant pas sur les surfaces cultivables que la pression démographique, quand elle existait, grignotait sur les friches impossibles, les pentes abruptes, les expositions funestes.
Tel était le rôle des taillis, -- civilisation extrême du bois, sorte de perfection que les barbares d'aujourd'hui vouent à la destruction, par abandon ou enrésinement ([^33]), parce qu'ils échappent à la brutale civilisation de l'argent, de l'emprunt et de la paresse d'aujourd'hui. Ils sont désormais appelés « Taillis sans valeur ». Le taillis, de « tailler », est né de l'observation d'une disposition particulière des feuillus que les résineux ne présentent pas : les feuillus recèpent, c'est-à-dire font jaillir en couronne, sur la souche coupée du pied franc, des surgeons, rejets et rejetons nombreux qui assurent la pérennité d'une production annuelle contrôlée, tant de bois de feu que de bois d'œuvre -- ces œuvres modestes de nos besoins, les manches d'outils et les outils eux-mêmes, âges de nos araires et jougs de nos bœufs, encore que pour ceux-là -- véritables sculptures -- il fallait prévoir des bois de belle taille, de droit fil, hêtres de pieds francs, sans nœuds, qu'on laissait desséver ([^34]) dix ans au moins dans l'eau tranquille des mares.
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Il était bien rare de trouver sur le marché foncier ce bout de taillis en l'état de perfection pour lequel il avait été conçu à l'origine et auquel il ne pouvait parvenir et se maintenir que par l'extrême prudence de ses gestionnaires, mais imaginons qu'un fol en fût réduit à l'extrémité de le vendre. Que voyait le paysan lors de sa visite, le paysan accompagné de sa vestale en caraco, gestionnaire du feu domestique ? Quelques fûts, pieds francs centenaires, porteurs de fruits -- hêtres, chênes, châtaigniers (de ceux sous lesquels le berger Tityre se reposait au lieu d'essarter !), soigneusement répartis sur la surface de façon à ce que leur ombre redoutable ne pèse pas sur les plus jeunes. Ils assurent à la fois la permanence de l'espèce et la provende des troupeaux lorsque l'homme a pris le meilleur dont il a besoin.
Quelques baliveaux, toujours en pieds francs, sont gardés à chaque génération pour remplacer ces vieux au bout de leur temps, qui vont, chargés d'ans, être menacés par la stérilité et la mort.
Sous l'ombre de cette organisation, le taillis, ses couronnes de tiges réparties sur les souches anciennes, faisait ce qu'on voulait. Dès la première année, il donnait de longs surgeons, propices aux hardes, liens et autres vanneries, qu'il fallait éclaircir. Les meilleures pousses de 7 ans donnaient (sur la même souche) les manches d'outils, les piquets, pals, le reste allait au charbon de bois et aux fagots. Vers 15 ans puis 25 ans, les 2 ou 3 qui avaient survécu aux révolutions précédentes venaient à maturité. Ils assuraient le feu de l'année, coupés en morte sève après qu'on eut pu choisir quelques sujets capables -- dans les essences propices, châtaigniers, chênes -- de donner quelques bois éclatés, essentes et bardeaux de couverture ou de bardage, et douelles de tonneaux -- de grosseur convenable, d'essences variées, ils étaient bons pour les diverses fonctions du feu sous la gestion jalouse des gardiennes du foyer.
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Sous ce couvert aménagé, une végétation de sous-bois, herbes et pousses, croissait à l'abri et servait, l'hiver, de pâture aux bêtes qui venaient manger les fruits des grands et vieux sujets productifs. Tel était le visage de ce qu'on appelait une garenne furetée. Ces arpents de bonheur toujours pris sur des sols médiocres, sableux, pentus, mal exposés et que les façons culturales les plus onéreuses n'eussent pu vouer à la production agricole, ne faisaient pas seulement l'affaire des hommes. Tout un écosystème, riche et foisonnant de mille vies, y dansait la merveilleuse ronde de la chaîne alimentaire. Le gibier s'y tenait à foison, à la Saint-Luc des vols immenses de palombes s'abattaient sur la glandée, les geais se gavaient, les bécasses y passaient l'hiver, tout un peuple d'habitués traçait ses parcours, mais surtout les lapins y prospéraient à foison, à moitié domestiques, dans les garennes qu'on leur faisait avec quatre cailloux et des broussailles et qu'au besoin on pouvait fureter. C'en était au point qu'on pouvait dire clairement que, dans ces garennes furetées, on furetait les garennes ! Et les champignons des deux saisons (juin et l'automne) remplissaient les sous-bois de surprises délicieuses. Nous étions presque au paradis retrouvé. Dès lors, il fallait songer à construire un abri pour veiller aux meules de charbon, pour rentrer les bêtes surprises par l'orage, à aménager un point d'eau. On pouvait aussi se lancer dans les fantaisies des greffes, des marcottages qui permettent à la nature ainsi forcée de fabriquer, sous haute surveillance, les outils comme les fourches à trois dents. Les espèces de mauvaise réputation, les ronces à l'écorce solide, les buis au bois sans fil trouvaient un usage sous les doigts magiques de ces humbles sculpteurs pour peu qu'elles eussent été invitées à se soumettre à leur art. Tel était le taillis fureté, le taillis idéal qui donnait et recevait, totalement intégré dans le plan de la Création tel qu'il est -- très concrètement -- dessiné dans nos livres saints.
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Il est impossible à l'homme aujourd'hui d'imaginer tout ce que ce jeune paysan pouvait apprendre à cette école buissonnière, ce qu'il devait assimiler pour maintenir ce patrimoine en l'état de chef-d'œuvre permanent -- sans qu'il eût d'autre livre que l'observation et l'expérience portées comme un trésor par les générations de ses parents.
Avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de passion, nous devions, nous les rustres, que les sots des villes accablaient de leur mépris, non seulement manier les outils mais les fabriquer, les entretenir par l'affûtage, veiller à la qualité des manches (sait-on encore que le meilleur bois pour « mancher long » une massette est le houx qui fait ressort sur la pierre et travaille tout seul en économisant l'effort de l'homme... et dont l'écorce bouillie donnait la glu).
Nous devions savoir juger, dans le choix que nous devions faire, du brin à couper ou du brin à garder, l'avenir d'un baliveau sur ses promesses de l'enfance, nous devions connaître les sols, les sources, et leurs affinités avec les espèces, nous devions savoir construire et contreventer nos cabanes, construire et mettre le feu aux meules de nos charbonnières, prévoir nos chemins et nos layons pour la vidange de nos produits, dresser nos bêtes pour le faire, faire œuvre complète, à la sueur de notre front. Avec les soins de nos taillis, nous n'en avions pas encore fini avec le « bois ». Restait à cultiver, entretenir et récolter celui qui n'était de feu ou d'œuvre qu'accessoirement -- les bois de haies vives qui protègent d'abord les fossés et les drains -- où selon les pays (les sols et les gens) il fallait employer les épines pour lier les essences à eau -- saules, aulnes, osiers -- dont les racines armaient les sols, ou bien nous pouvions garnir nos haies d'essences à fruits dont nous savions étaler la période de maturité par la variété choisie -- c'est ainsi que nous avions pour les bêtes et pour les hommes des cerises et des pommes, des prunes, des poires, des noix, des nèfles -- qui demandent le premier coup de gel pour être bonnes -- sans compter bien sûr les châtaignes, de la Saint-Jean d'été au gros de l'hiver.
Nous savions aussi les conserver à nos risques et périls !
La taille de ces fruitiers de plein vent -- les modestes soins qu'ils exigeaient, le renouvellement des générations pour qu'il n'y ait pas trop de trous dans le calendrier des récoltes faisaient encore un champ de savoir pour nos gamins.
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Ces essences fruitières devaient -- au moment exact -- pouvoir fournir le bois d'œuvre des meubles de nos enfants, après qu'on l'eut porté au scieur de la plus proche vallée, qu'on eut convenu du débit pour l'usage qu'on en voulait planches, plateaux ou carrelets et le salaire en nature du scieur, après qu'on eut soigneusement laissé sécher des années dans un coin de grange jusqu'au temps des noces, ces tables, ces lits, ces armoires de fidélité.
Les bêtes ne devaient pas être oubliées et nous devions, le long de nos chemins de service, planter des espèces d'émondage, des frênes surtout, rasées chaque année pour faire ces fagots de feuilles sèches mais vertes qui donnaient l'hiver, à nos bêtes à laine, le plaisir du printemps attendu ! Ces frères martyrisés, têtards devenus, signalaient les pays d'élevage et la qualité du bétail par la façon dont ils étaient exploités, il y avait là comme une signature que nous savions de très loin déchiffrer. A l'ordre qui régnait dans les alignements, à la puissance des fûts, à la vigueur des rejets, nous savions que, sur cette terre, les récoltes seraient belles, le bétail luisant et difficiles les affaires à conclure -- personne là, maître ni valet, n'était dans le besoin.
Il nous restait à planter les osiers à lier tout près des maisons presque dans la mare, et à surveiller les bois à refendre (pousses de châtaigniers pour les douelles de tonneaux et les essentes de bardage, les acacias imputrescibles pour les piquets). Nous savions le faire avec nos outils épais à tranchants symétriques.
Pour finir sur le conseil des matrones toujours promptes à soigner, il nous fallait planter le tilleul du sommeil, le sureau des sœurs, et quelques autres qui corsaient les sombres tisanes et les mystérieuses décoctions. L'essentiel des travaux des bois se fait en sève morte, au temps où, des semailles d'automne finies aux labours de printemps, seul nous contraint le soin du bétail qui nous laisse, malgré les jours menus, le temps des arbres, le temps des provisions, le temps de l'entretien, celui du voisinage, celui des contes, celui de l'école. -- Tels étaient les jours de notre vie, et les « buissons » de nos absences...
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Pour ce qui est de l'eau, le temps d'aujourd'hui est bien cruel qui la réduit à l'eau de consommation, celle du robinet, du barrage et de l'usage industriel ou agricole contrôlé au compteur, ou à l'eau de plaisir qu'est la mer en saison. La réduction sémantique est telle que nous ne pouvons plus penser aux eaux qui sont -- au pluriel -- d'une merveilleuse richesse, mais seulement à l'eau que nous jetons après l'avoir utilisée sans mesure. Nous entrons sémantiquement dans la civilisation de la chasse d'eau. Depuis toujours et jusqu'à hier, l'homme n'approchait pas les eaux sans respect et si les dryades et hamadryades habitaient -- individuellement -- les arbres, plus diverses et plus nombreuses encore étaient ces divinités secondaires qui animaient les eaux. Leurs spécificités montraient bien la complexité des relations que l'homme doit avoir avec cet élément mystère et si l'on savait un peu l'existence des 50 filles de Nérée (sans compter sa fille Thétis aux 3000 filles d'Océan !) qui veillaient sur les eaux des terres et les mers, il nous était bien difficile de les connaître toutes !
Selon les natures du sol, les reliefs et selon les climats, nous n'étions pas tenus à une réponse unique aux problèmes des eaux. Nous étions fils des sources ou fils des puits et des citernes, fils des sables poreux, ou fils des marnes imperméables, fils des canaux ou fils des fossés. C'est sans doute ce rapport à l'eau qui faisait les différences majeures des civilisations rurales, plus que les limites des frontières ou les distances des continents. A moins que nous n'ayons vécu en ces contrées extrêmes de marais ou d'étangs, de deltas ou de polders, où les eaux se rejoignent en des plaines liquides qui, elles, servent de chemins, de champs et de prairies, voire de maisons, la civilisation des canaux et des martellières et son peuple de paludiers restait bien mystérieuse avec ses brouillards déchirés par les troupeaux de grands oiseaux tristes, ses fées que chacun pouvait voir, et le tragique destin de la blonde Ophélie. Pays de niveau que l'horizon ne courbe pas, d'eaux qui ne coulent pas mais s'élèvent en silence à la verticale, de nappes douces, soudain traversées des biseaux salés de la mer, de malaïgue ou de malaria, pays des os qui rouillent, ces contrées sont fortifiées par un labyrinthe d'eaux où se réfugie tout un peuple amphibie dont le mystère est grand.
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Nous ne savions pas, il nous fallait l'apprendre à l'école, qu'il existait au-delà de l'horizon septentrional d'immenses contrées où l'eau s'entasse en montagnes rocheuses blanches et bleues sans couler, sans vivre, où l'homme survit pourtant !
Nous avions bien du mal à concevoir ces extrêmes, alors que nous étions soumis aux nécessités des eaux quotidiennes. Notre premier soin -- bien sûr -- était l'eau pour boire -- soit qu'elle vînt d'une source aménagée qui coulait sans fin -- du moins l'espérions-nous quand on nous racontait que, telle année de feu, on l'avait vu tarir -- soit d'un puits qui collectait des veines profondes et qu'on devait économiser pour ne pas le voir à sec. L'un et l'autre système exigeaient entretien et code tacite d'utilisation commune. L'eau du bétail était régie avec le même soin -- dès que nous étions menacés -- surtout dans les pays de Karst -- de pénurie. Il arrivait qu'un parcellaire découpât des tranches d'abreuvoir et des mares en quartier pour en garantir l'usage commun. Gare aux « empoisonneurs » de ces eaux-là qu'on étripait allégrement, sur quelques rumeurs ! Une fois ces problèmes domestiques réglés au besoin avec l'aide des citernes étanchées au suif pétri d'argile rouge, le plus difficile était fait, bien qu'en certaines régions méridionales, sur certains sols, l'alimentation en eau potable fût aussi une œuvre d'art. Le mariage de la terre et de l'eau n'est pas un mariage « naturellement » heureux ; ces éléments ont entre eux des rapports tellement complexes que seul l'homme a su depuis toujours, et jadis bien mieux qu'aujourd'hui, en maîtriser les mécanismes, même s'il ne savait pas en exprimer les lois en termes de science ou en livre d'école ; il connaissait les eaux de sa terre et les terres de ses eaux.
Pour qu'une récolte soit belle, il faut qu'à chaque instant la présence de l'eau dans la terre soit exactement dosée, selon la nature du sol, la culture qui lui est confiée, selon la saison, selon le degré de maturité.
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Comme toujours les lois de la nature, à l'Est d'Eden, sont dures et l'eau de pluie tombe rarement comme il conviendrait ; trop, trop fort, glacée, elle fauche, pourrit, ruisselle en lavant les sols de ses richesses, ou bien elle reste enfermée dans de rares nuages et c'est le sol craquelé, les plantes sous le feu du ciel, avec au bout de la pénurie, la spéculation, la famine, l'exode et la mort. Il nous fallait donc pour survivre construire dans chacun de nos jardins et nos champs un aménagement qui réponde aux lois de nature : des ouvrages horizontaux selon les courbes de niveaux pour ralentir les eaux, les forcer à s'infiltrer sagement sans sauter comme des folles, et des ouvrages conçus selon les lignes de plus grande pente, ou presque, qui pouvaient en évacuer les excès. Il n'y a pas d'occupation humaine permanente qui ait pu échapper au respect de ces lois ; l'abandon de l'entretien de ces équilibres signifie à court terme le retour à l'espace sauvage et le déchaînement des excès qui dévastent la nature naturelle quand l'homme renonce à ses devoirs.
C'est ainsi qu'apparaît le parcellaire qui découpe -- cadastre ou pas -- le monde rural de tous les pays et s'enrichit de tous les perfectionnements ajoutés au fil de générations. Quelle que soit l'échelle de nos travaux et souvent ils étaient minuscules, ils allaient tous dans le même sens et rejoignaient ceux du voisin qui avait le même problème à résoudre de la même façon. Ainsi, partout où l'homme installe les pénates de ses demeures, il respecte les lares de ses champs. Le soin que nous apportions à ralentir ces eaux pressées, nous le savions, était le seul moyen d'en assurer la maîtrise collective, non point totale puisque la mémoire des ancêtres racontait les ravages extravagants d'une crue centennale, mais suffisante pour alimenter les grands fleuves cachés qui coulent lentement sous la terre, ces eaux phréatiques, ces mystérieuses nappes sans lesquelles toute civilisation végétale serait impossible. -- Certes, nous n'en connaissons pas le fonctionnement fragile (qu'on ne nous apprenait pas en classe -- à l'époque) ni la spécificité, mais nous savions par les ressources de nos puits et les génies de nos contes de quel sens il convenait de labourer notre terre pour qu'elle ne soit pas délavée et entraînée par l'érosion dans les tènements inférieurs.
Restait à maîtriser les eaux de ruissellement, ces rivières-cavales, ces torrents-étalons sauvages, n'obéissant qu'aux lois des pentes, amorçant ici des courses furieuses pleines d'écume et là s'apaisant.
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Avant que nous n'ayons réussi à mettre un frein à leurs caprices, nous étions menacés. C'est ainsi que longtemps les fonds de vallée ont échappé à l'exploitation agricole, tant le risque était grand de perdre nos récoltes, emportées par les flots, et de voir nos terres lavées, nos chaumières détruites. Il fallut endiguer là où c'était nécessaire, creuser ailleurs, planter partout des arbres d'eaux, afin que ces forces vives deviennent de sages -- ou à peu près sages -- H.P. ([^35]) ou deviennent de grandes voies « navigables et flottables » où trains de bois et trains de barques à céréales profitaient des courants réguliers ([^36]).
Au bout de ces conduites forcées qui faisaient glisser à flanc de coteaux des parts de rivière, nous avions installé les martinets de nos forges, les scies de nos bois, les moulins de nos grains.
C'est sans doute dans cette activité pré-industrielle que nous avons déployé, de façon tout à fait empirique, une ingéniosité sans limite dans l'invention des outils et des mécanismes permettant de les faire fonctionner.
Il me revient en mémoire un enfant jadis -- dans les années 1950 -- écolier intermittent, avait-il 9 ans ? -- que son père, fermier d'une propriété perdue, avait chargé de surveiller le fonctionnement d'un concasseur. A cette époque, les grains sortaient des batteuses, encombrés d'épis mal venus, les brins de paille -- surtout pour le seigle. Les saletés perturbaient le fonctionnement de l'appareil qu'il fallait, avec un petit bâton, débourrer sans arrêt. Telle était la tâche de cet enfant jadis que je surpris pourtant en train de gambader bien loin de sa machine -- en train, comme nous disions, de « faire la paille aux grillons ». Avec un couteau et de la ficelle, il avait inventé (sans qu'aucun modèle ne lui fût enseigné) de prendre le mouvement rotatif de l'appareil et de le transformer en mouvement latéral, va-et-vient mesuré, cadencé, parfaitement maîtrisé. Et ça marchait ! Ce n'est pas lui qui croirait qu'il fallait être Pascal pour « inventer la brouette » ([^37]).
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Toutes les connaissances, les méthodes pour les approcher, les outils pour les mettre en œuvre -- le temps pour faire, l'adaptation aux saisons et aux jours n'enrichissaient pas seulement notre esprit par la multiplicité de ce qu'il fallait savoir -- de savoir certain plutôt que d'hypothèses dont nous étions peu gourmands -- mais aussi le patrimoine commun du jardin retrouvé. C'est ainsi que vit le peuple des paysans de la terre entière, sans lequel le pain quotidien dépend du bon vouloir des puissants, l'air qu'on respire des lois anti-pollution, l'espace qu'on parcourt de l'intervention d'une directive communautaire, le jardin d'un fonctionnaire municipal.
Et parce qu'on laisse détruire, au nom du Progrès et de la Fatalité économique, ce paysage organisé aux mesures humaines, on prépare la naissance de monstrueuses mégapoles où tout un peuple hagard de déracinés se pressera sur l'Eldorado des décharges et le nouvel Eden des ordures qu'il faudra disputer aux animaux prédateurs.
Francis Sambrès.
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### Place Tien-An-Men
*Une révolte anti-communiste mais aveugle*
par Danièle Masson
SUFFIRA-T-IL du remplacement, connu fin août, d'un mathématicien « libéral » à la tête de l'université de Pékin par un économiste marxiste orthodoxe pour réaliser « l'espoir que l'université adhère aux orientations socialistes », et qu'elle forme -- quadrature du cercle -- des diplômés à la fois « rouges et experts » ? Ou bien la révolte chinoise a-t-elle ouvert une brèche dans le communisme, et porte-t-elle en elle la promesse que, selon le mot de Soljénitsyne, « avec des fissures s'effondrent les cavernes » ?
Dans le printemps de Pékin, nous avons lu une page sanglante d'histoire, et nous l'avons déjà tournée. Après l'automne de Budapest, le printemps de Prague, l'incertain été de Varsovie. Si les faits sont têtus, la pensée idéologique l'est tout autant. Pour la célébration du Bicentenaire, elle s'acharnait à affirmer que la Révolution n'est pas un bloc ; à désolidariser 89 de 93, à condamner la Terreur pour exalter l'espéranto du monde moderne qu'est la déclaration des droits de l'homme.
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Alors que la déclaration des droits, en plaçant au-dessus de tout la volonté générale, donnait aux instigateurs de la Terreur une formidable bonne conscience. Car il n'est pas de jacobin qui ne dise : la volonté générale, c'est moi. A la violence sauvage et nue succédait une autre violence, multipliée et justifiée par l'idée : la violence idéologique. Dans un monde sans Dieu, la déclaration baptisait l'horreur. De même, on voulait nous faire croire que le communisme n'est pas un bloc ; historiquement, de même que 93 aurait trahi 89 Staline aurait trahi Lénine qui aurait trahi Marx. Géographiquement, la glasnost russe, les élections polonaises, les réformes chinoises coloreraient la grise uniformité communiste du chatoiement des différences.
Le carnage de la place Tien-An-Men brise l'espoir d'un communisme aux cent visages divers : il y a un éternel révolutionnaire comme il y a un éternel féminin. Le communisme n'est pas réformable à moins de n'être plus communisme. A vrai dire, quel que soit leur étiquetage politique, les journalistes qui ont vu et qui racontent, avec un mélange d'effroi et d'admiration pour l'insolite espoir et l'insolite courage des jeunes Chinois, en témoignent. Mais les éditorialistes parisiens s'efforcent de rectifier le tir des témoins. Ils s'efforcent d'expliquer que le massacre de Pékin s'inscrit dans la tradition ou se comprend par une guerre de succession somme toute classique. Si le communisme est classique et traditionnel, il n'a pas de spécificité, il n'est pas l'intrinsèquement pervers : car l'intrinsèquement pervers, l'indépassable horizon de l'horreur, c'est le fascisme. C'est pourquoi les journaux bien pensants se plaisent à nommer les maîtres de la Chine « les fascistes rouges dirigés par un quarteron de cacochymes ». Jean Daniel remporte la palme en consacrant son éditorial de juin à la nuit sanglante sans écrire le mot « communisme ». Plus habile, Jean-François Kahn joue les vierges effarouchées : « le communisme, c'était donc ça ? » Mais enfin, il porte un constat rare sous une telle plume : « le système, de par ses origines mêmes, est intrinsèquement lié à la terreur ». Après tout, quand la gauche, à douze heures, annonce qu'il est midi, nous n'avons aucune raison de ne pas recevoir la nouvelle. Et nous avons toute raison de la recevoir avec circonspection. Jean-François Kahn ne damne le communisme que pour sauver le socialisme : « le socialisme ? l'idée sans doute survivra à toutes ces boucheries ». De même les idées de 89 survivent à la terreur qu'elles ont pourtant justifiée.
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Les plus malins usent de l'alibi historique. De même qu'ils feignent de voir dans le communisme soviétique le rejeton de l'impérialisme tsariste, ils feignent de voir resurgir, dans la répression sanglante de la clique des octogénaires au pouvoir, le passé de la Chine : « Combien d'empereurs ont ainsi répondu à une révolte par l'extermination de populations de districts divers ? » Là encore, le communisme est à la fois banalisé et assimilé au despotisme ordinaire. Et d'invoquer les empereurs qui, depuis deux mille cinq cents ans, massacrent leur peuple et finissent mal. Et d'égrener le royaume de Quin, dont le ministre, Shang Yang, ordonnait la dénonciation et l'espionnage comme moyen de faire régner l'ordre absolu ; la conclusion s'impose : « la dénonciation est inscrite dans la chair du Chinois ». La dynastie des Ts'in, sous la poigne de Che Houang-Ti, qui haïssait les intellectuels et ordonna de brûler les livres d'histoire. Des lettrés apprenaient alors par cœur les écrits de Confucius, pour les transmettre : et l'on songe à Soljénitsyne au goulag. D'autres furent exécutés ou expédiés vers les chantiers de la grande muraille. La dynastie des Souei où régnaient déjà corruption et révolte populaire. La dynastie des Song, où le système bureaucratique fleurissait comme le liseron. Tous ancêtres de Deng Xiaoping : le communisme chinois ne serait donc que le concentré des tares dont trois mille ans d'histoire portent les prémices. Assimilé au despotisme classique, qui meurt avec le despote, parce que le pouvoir repose tout entier sur ses épaules, le totalitarisme communiste serait voué, lui aussi, à la mort, avec le dernier sursaut des octogénaires. Mais nous constatons que le totalitarisme communiste survit à la mort de ses dirigeants, et que *partout, il est assimilable à une puissance étrangère :* ses dirigeants occupent la Chine comme les Soviétiques occupent la Russie. C'est à Paris que le jeune Deng Xiaoping, en 1921, se met à dévorer Marx, comme c'est à Paris que Khieu Samphan concocte son plan d'exsanguination du Cambodge.
Ce n'est pas le passé de la Chine qui a surgi place Tien-An-Men dans la nuit du trois au quatre juin, c'est le communisme tel qu'en lui-même. Berlin 53, Budapest 56, Prague 68, Pékin 89 sont les maillons d'une chaîne autrement plus solide que celle des Ts'in et des Song. « Ils n'oseront pas », disaient les jeunes Chinois. A croire que, comme chez Orwell, l'histoire, même récente, fut pour eux un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que cela fut nécessaire. En mai, Li Peng encourageait les étudiants : « Les demandes des étudiants concernant la promotion de la démocratie, l'éradication de la corruption et de l'affairisme des bureaucrates, correspondent aux objectifs du parti et du gouvernement. »
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De même, en 56, Mao encourageait les intellectuels à exprimer librement leurs critiques : « que cent fleurs s'épanouissent ». Ils se désignaient ainsi eux-mêmes à la répression sanglante qui allait suivre. Prélude au « grand bond en avant », où plus de soixante millions d'innocents furent exécutés, avec une attention spéciale pour les intellectuels, « puants de la neuvième catégorie ».
En juin 89, les communistes chinois jouaient la même pièce. La veille, les soldats sans armes pénétraient dans la ville : humiliation organisée par leurs chefs pour mieux les préparer à leur rôle de bourreaux. La nuit suivante, les véhicules blindés hérissés d'armes automatiques et précédés de chars nettoyaient la place Tien-An-Men, écrasant les tentes encore occupées par les irréductibles. Contre les balles traçantes et les lance-flammes, une foule dérisoirement armée de pierres, de piques de bambous et de bâtons. Et des images symboliques et réelles : un garçon de quinze ans qui ramasse une pierre et s'effondre, une balle en pleine poitrine. Une vieille femme, à genoux, suppliant de ne pas tirer sur les étudiants ; une étudiante : « chers soldats, ne tirez pas » ; toutes deux aussitôt fauchées par une balle. Et le ballet de l'adolescent aux mains nues qui stoppe, seul, une colonne de chars. L'armée ramassait les milliers de corps pour les emmener au crématorium d'un cimetière de Pékin, afin que, visiblement, il ne reste rien de ces jeunes gens qu'on avait appelés « l'âme de la Chine ».
Qu'est-ce donc qui fait mourir les jeunes Chinois, hier devant les caméras du monde, aujourd'hui, dans la conspiration du silence retrouvé, par les exécutions sommaires et les déportations ? En apparence, des gadgets occidentaux et orientaux, et le communisme. L'érection d'une déesse de la liberté au visage occidental sur la place Tien-An-Men, au son de *l'hymne à la joie* de Beethoven, les concerts de rock écoutés à ses pieds, le pseudo-pacifisme à la Gandhi, l'Internationale indéfiniment répétée -- « nous ne sommes rien, soyons tout » -- semblent placer la révolte chinoise, outre ces gadgets, à l'intérieur du communisme. Leurs références, c'étaient la Révolution française, la démocratie à l'américaine ; Solidarnosc. Comment feraient-ils autrement ? Ils ne connaissent rien d'autre. Sont-ils morts contre la pauvreté extrême ? Dans les dortoirs de l'université de Pékin, la promiscuité règne : huit par chambre ; des cartons à la place des carreaux ; pas d'eau chaude ni de chauffage.
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A vingt ans on ne meurt pas pour le bien-être. Mais pas non plus pour le rock ou la démocratie. La démocratie, à vrai dire, ils n'y croyaient qu'au pur ciel des idées. En pratique, ils obéissaient passionnément à leurs leaders, le « moine » Wang Dan, la pasionaria Chaï Lin, la rock star Wu' Erkaixi, meneurs d'hommes et sans doute un peu trop ivres de pouvoir. Y avait-il une décision à prendre ? « Pas avant que j'en aie donné l'ordre », disait Wu.
En fait, on ne meurt que pour ce qui est plus fort que la mort. Deng Xiaoping n'avait pas tort de dire : « Notre plus grave erreur, depuis dix ans, a été de ne pas attacher assez d'importance à l'éducation. » Le cri des jeunes Chinois : « l'armée du peuple a tiré sur le peuple », montre qu'ils sont -- du moins pour les meilleurs d'entre eux -- à jamais inéducables. Un communiste bien éduqué ne conçoit pas le peuple en dehors de la dictature du prolétariat ; en bonne doctrine marxiste, il n'existe pas de peuple en dehors du prolétariat sorti tout armé de la tête de Marx comme Athéna de la tête de Zeus. Comme l'avait stigmatisé Kœstler, l'individu est la « fiction grammaticale ». « Il n'y a de citoyens dans la République que les républicains », disait Robespierre. Et les non-citoyens sont hors-humanité. « On a raison de se révolter », disait Mao ; mais seulement contre les contre-révolutionnaires. Les contre-révolutionnaires n'existent pas : à Pékin, les bouchers du vingt-septième corps d'armée n'ont fait que réaliser ce postulat.
Du dix-sept avril au trois juin, on entendait sur la place Tien-An-Men : « La liberté ou la mort ! Nous préférons la vérité au pain ! Nous n'avons pas peur de mourir ! » A quoi le vieux Deng rétorquait : « N'ayez pas peur de faire couler le sang ! » Un communiste bien éduqué ne conçoit pas la liberté en dehors de la définition communiste, telle que l'exprime, par exemple, Chen Yun, économiste partisan des « réformes » : « Une cage où l'oiseau peut voler librement. » Il ne conçoit pas la vérité, en dehors des définitions successives qu'en donne le Parti. En donnant au peuple, à la liberté, à la vérité, un sens qui échappe au sens communiste, les jeunes Chinois témoignent que la démocratisation, qui vise à briser la nature humaine, n'est jamais achevée ; que l'éducation communiste d'un peuple est toujours à refaire ; qu'elle aura toujours besoin d'arrestations, de déportations, d'exécutions ; qu'elle ne viendra jamais à bout d'une nature humaine rebelle, éternellement renaissante.
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Avec ce qui dans la nature déborde la nature, et qui est plus fort que la mort de milliers ou de dizaines de milliers de jeunes Chinois. C'est pourquoi la mort des dizaines de milliers de jeunes Chinois n'a pu être stérile.
Danièle Masson.
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## TEXTE
### Condorcet l'indigne
par Sainte-Beuve
*Ces jours-ci Condorcet est en route vers le Panthéon, ou même il y est enfin installé. C'est un* *triste et misérable honneur, le seul qui lui convienne. Mais une jeunesse française que l'on a faite ignorante de tout ce qui compte et demeure* (*et* « *sur-informée* » *de tout ce qui passe*) *ne sait pas que le Panthéon est en réalité un musée des horreurs morales, un temple de l'Anti-France, le monument de la haine du Christ et de son Église. Condorcet a donc bien mérité le Panthéon, mais d'un mérite honteux dont la signification demeure ésotérique pour la plupart de nos contemporains.*
*Ici où nous sommes en quelque sorte, tout au contraire, l'Anti-Panthéon, nous dénonçons la grande indignité qui fut celle du nouveau panthéonisé.*
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*Pour ce faire Georges Laffly m'apporte un* « *lundi* » *de Sainte-Beuve, celui du 3 février 1851, consacré à l'examen critique d'une réédition en 12 volumes de l'œuvre du marquis de Condorcet, précédée d'un* « *Éloge de Condorcet* » *par un Arago qui apparemment est bien Dominique François.*
*Sainte-Beuve* « *n'est pas un ennemi de Condorcet, observe Georges Laffly, il se sent plutôt républicain dans la France nouvelle,* mais il n'aime pas les tricheurs ». *Et c'est pourquoi son article est tout à la fois* « *le plus impartial, le plus juste, le plus cruel* »*. En lisant cet* « *article* » *de Sainte-Beuve, on mesurera subsidiairement combien, en cent trente ans, les capacités ordinaires du lecteur d'articles de journaux et de revues ont pu décliner. -- J. M.*
Cette Édition de Condorcet que le public ne demandait pas, mais que sa famille a cru devoir élever comme un monument à sa mémoire, renferme des parties intéressantes et neuves, notamment la Correspondance avec Turgot, des Lettres de Voltaire, du grand Frédéric, de Mlle de Lespinasse. Le premier volume est à lire pour l'histoire de la société française au XVIII^e^ siècle. L'édition entière est exécutée non-seulement avec soin, mais avec luxe. M. Arago l'a fait précéder de son Éloge (ou plutôt apologie) de Condorcet. Il y a comme dans tous les Éloges de M. Arago, des parties fortes et traitées avec cette supériorité qu'il a en matière de science. Quand il apprécie le savant, le géomètre, on s'incline, on accepte ses jugements sans les discuter, et avec le respect qui est dû à sa parole. Mais en ce qui concerne la littérature, la politique et la morale, ces choses plus ouvertes, et sur lesquelles, à ce qu'il semble, tout esprit cultivé et attentif peut se croire en droit d'avoir un avis, son Éloge me paraît prêter à bien des remarques, dont je ne ferai ici que quelques-unes.
Opposant l'Édition des *Pensées* de Pascal, d'après Condorcet, à celle que donnèrent, dans le temps, les amis de Pascal lui-même, M. Arago appelle cette dernière *l'Édition de D'Arnaud.* J'ai cru d'abord que c'était une simple faute d'impression ;
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mais voyant ce nom de *D'Arnaud* revenir à deux reprises, et reparaître le même dans les différentes éditions de l'Éloge, j'ai été forcé de reconnaître, à ma grande surprise, que celui qu'on appelait, au XVII^e^ siècle, le *grand Arnauld,* était bien moins connu, au XIX^e^, en pleine Académie des Sciences, et que son nom s'y confondait insensiblement, et sans qu'on s'en rendît bien compte, avec celui de D'Arnaud (Baculard). Que dirait M. Arago d'un écrivain qui, ayant à parler du géomètre *Fontaine,* l'appellerait chaque fois, par mégarde, *La Fontaine ?*
En un autre endroit, prenant La Harpe à partie, M. Arago croit justifier contre lui Condorcet, et il en triomphe. Voici le fait. Condorcet n'était pas religieux, ce qui peut paraître un malheur, mais ce qui est permis. Ce qui l'est moins, c'est qu'il était fanatique d'irréligion, et atteint d'une sorte d'hydrophobie sur ce point. Trouvant dans les Œuvres de Vauvenargues deux morceaux qui sont une *Prière* et une *Méditation* religieuse, Condorcet, que ces morceaux gênaient, déclare sans hésiter qu'ils ont été *trouvés dans les papiers de l'auteur,* après sa mort ; qu'ils n'ont été écrits, d'ailleurs, que par une sorte de gageure ; mais que les Éditeurs ont jugé à propos de les ajouter aux *Pensées* de Vauvenargues, pour faire passer les maximes hardies qui sont à côté. Or, tout cela est inexact et contraire à la vérité, puisque c'est Vauvenargues lui-même qui, dans la première Édition faite sous ses yeux et publiée de son vivant, fit insérer ces deux morceaux. Ainsi il n'y avait pas là de quoi triompher de La Harpe, ni de quoi élever Condorcet sur le pavois.
Ces diverses inexactitudes de détail m'ont mis en doute sur l'ensemble du travail, et, reprenant moi-même l'étude de Condorcet dans les parties qui me sont accessibles ainsi qu'à tout le monde, je suis arrivé à une tout autre appréciation de l'homme et du caractère ; et, comme Condorcet a été un personnage politique des plus considérables, un de ceux qui font les révolutions, qui y poussent, qui en espèrent tout, qui ne s'arrêtent qu'au dernier moment, au bord extrême du précipice, et qui y tombent, j'ai cru utile de dégager mon point de vue avec franchise et hardiesse.
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Condorcet, né le 17 septembre 1743, en Picardie, d'une famille noble, dont les membres étaient avantageusement placés dans l'armée et dans l'Église, sentit de bonne heure une vocation irrésistible pour les sciences et les lettres.
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Élevé d'abord chez les Jésuites de Reims, puis au collège de Navarre à Paris, il s'y distingua dans toutes les branches, et y donna surtout des témoignages précoces de cette faculté mathématique qui, chez ceux qui la possèdent, n'attend jamais le nombre des années. Fontaine, le même que nous citions il n'y a qu'un instant, et qui était un grand géomètre, mais un assez mauvais homme, avait remarqué les premiers travaux analytiques de Condorcet et avait pu craindre de voir s'élever en lui un rival : « J'ai cru un moment qu'il valait mieux que moi, disait-il, j'en étais jaloux ; mais il m'a rassuré depuis. » C'est Condorcet lui-même qui raconte agréablement cette anecdote dans l'Éloge de Fontaine, et avec bon goût cette fois.
Ce qui devait surtout rassurer Fontaine et les hommes du métier, c'était la curiosité universelle de Condorcet qui le poussait au dehors dans toutes les branches et dans toutes les directions de la connaissance humaine, de telle sorte qu'en s'étendant à tout et même en embrassant tout, elle ne laissait plus guère à son esprit le temps d'inventer sur rien. Aussi, quelle que fût la valeur de ses premiers travaux en analyse mathématique, Condorcet en vint assez vite à n'être plus que le secrétaire le plus fidèle, l'interprète le plus élevé et le plus éclairé des travaux d'autrui. Ses amis d'alors, à cette époque si regrettable de sa jeunesse, au moment où il entrait si brillamment dans le monde (1770), nous l'ont peint sous cette première forme intéressante et expansive, se multipliant à plaisir, se distribuant volontiers à tous : « M. de Condorcet est chez Mme sa mère, écrivait Mlle de Lespinasse à M. de Guibert ; il travaille dix heures par jour. Il a vingt correspondances, dix amis intimes ; et chacun d'eux, sans fatuité, pourrait se croire son premier objet jamais, jamais on n'a eu tant d'existence, tant de moyens et tant de félicité. » Un peu d'ironie se mêle, on le voit, à cette esquisse bienveillante. Mlle de Lespinasse, qui n'appelle jamais Condorcet que *le bon Condorcet,* sentait bien pourtant ce défaut caractéristique chez lui, et qui consistait à se doubler, à se centupler, à se trop répandre.
Elle l'a peint, d'ailleurs, dans un *Portrait* officiel et fait pour être montré. Quand on vient, comme moi, de lire les écrits du -- Condorcet révolutionnaire, non pas les écrits recueillis dans cette édition de famille, et les seuls dont M. Arago paraisse, avoir eu connaissance, mais les écrits-pamphlets du moment, ceux dans lesquels il distribuait à droite et à gauche *ses petits coups de stylet empoisonné* (comme le lui disait André Chénier) ; quand on vient de parcourir la suite d'articles qu'il a donnés à la *Chronique de Paris,* par exemple, depuis le 15 novembre 1791 jusqu'à la journée du 10 août 1792 et au-delà, on éprouve un sentiment de tristesse et presque de commisération.
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Quoi ! cet homme dont Mlle de Lespinasse disait : « La figure de M. de Condorcet annonce la qualité la plus distinctive et la plus absolue de son âme, c'est la bonté » ; celui dont Grimm disait encore : « C'est un très-bon esprit, plein de raison et de philosophie ; sur son visage résident le calme et la paix ; la bonté brille dans ses yeux : il aurait plus de tort qu'un autre de n'être pas honnête homme, parce qu'il tromperait davantage par sa physionomie, qui annonce les qualités les plus paisibles et les plus douces... » ; quoi ! c'est ce même homme qui, après 1791, ayant fait défection à son premier parti et entraîné par ses systèmes, supérieurs ici à ses affections, se rangera à la suite de Brissot, et, devenu l'un des meneurs de la presse, y manœuvrera avec une habileté souvent perfide ; qui mettra sous ses pieds tous vains scrupules pour le triomphe de sa cause, saura conniver aux excès tant qu'il les croira utiles, ne répudiera aucun auxiliaire, prendra un jour en pleine Assemblée législative la défense de Chabot, et, racontant pour l'édification des lecteurs l'insurrection du 20 juin, célébrant le *bonnet rouge* dont on affubla Louis XVI, écrira (*Chronique de Paris,* 22 juin 1792) : « Cette couronne en vaut une autre, et *Marc-Aurèle ne l'eût pas dédaignée !* » Quand on voit, au seul point de vue moral, de telles métamorphoses, on maudit les révolutions, on les redoute, non pas pour sa vie, mais pour son propre caractère ; on se demande si l'on n'aurait point en soi quelque travers, quelque fausse vue ou quelque passion maligne, quelque fanatisme caché, qu'elles se chargeraient de développer ensuite et de mettre en lumière pour notre abaissement et notre honte.
Le sentiment qui m'anime ici envers Condorcet n'a rien d'hostile ; sa mort a racheté, a expié sans doute quelques-uns de ses torts, et je révère, à bien des égards, sa vaste capacité d'esprit ; mais c'est un trop grand exemple, et trop orgueilleux pour qu'on ne l'approfondisse pas et qu'on n'en tire point une partie des leçons qu'il renferme, leçons humiliantes, et dont une erreur pareille à la sienne pourrait seule aujourd'hui s'aviser de faire un trophée pour la raison humaine.
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Déjà pourtant, dans le premier Condorcet, un trait distinctif perçait sous cette apparente bonhomie et jusque dans cette bonté réelle : « Il a le tact le plus sûr et le plus délié pour saisir les ridicules et pour démêler toutes les nuances de la vanité ; il a même une sorte de *malignité* pour les peindre », disait Mlle de Lespinasse. Grimm, de même, relève chez lui « cette *amertume de plaisanterie* qui, mêlée aux apparences d'une douceur et d'une bonhomie inaltérables, l'a fait appeler, dans la société même de ses meilleurs amis, *le mouton enragé* »*.* C'est d'Alembert, son intime ami, qui lui avait donné ce surnom, en voyant sa colère désordonnée contre M. Necker. Condorcet aimait et admirait Turgot, rien de mieux ; mais il abhorrait et détestait M. Necker, au point d'écrire à Voltaire (25 octobre 1776) : « Vous savez, mon illustre maître, ce qui vient de nous arriver. Necker succède à M. Turgot : *c'est l'abbé Dubois qui remplace Fénelon.* » M. Necker comparé au cardinal Dubois ! voilà ce que Condorcet seul pouvait imaginer. Et remarquez que ce n'était point pour quelque injure personnelle que Condorcet en voulait ainsi à M. Necker ; il le détestait uniquement parce qu'il le savait contraire à quelques-unes de ses idées en économie politique. C'est cette même haine *rationnelle* qui porte Condorcet à insulter du même coup Colbert, dont M. Necker avait écrit l'Éloge : « Comme de l'admiration à l'imitation, dit-il, il n'y a qu'un pas, je me rappelle avec tremblement que Colbert commença son ministère par une *banqueroute* et le finit par de la *fausse monnaie.* » Le bon sens de Voltaire se révolte pourtant à une telle injustice, et il rappelle Condorcet à l'ordre : « Je n'ai jamais été de l'avis de ceux qui dénigrent *Jean-Baptiste* (Colbert)... » Mais on entrevoit déjà un coin de jugement faux chez Condorcet, car ce n'est qu'un esprit en partie faussé par la passion et par le système, qui peut comparer M. Necker à la fois au cardinal Dubois et à Colbert, et faire une égale injure de ce double rapprochement. On a fort loué, dans cette Correspondance de Condorcet avec Voltaire, quelques témoignages de véracité et de franchise, mais il y fallait remarquer aussi ces premiers indices d'un esprit dénigrant, et surtout l'espèce d'adresse avec laquelle Condorcet, très-mécontent que Voltaire ait fait des vers pour Mme Necker, cherche à exciter l'illustre maître contre le financier genevois : « D'ailleurs, je ne puis rien espérer, lui écrit-il, d'un homme (M. Necker) qui croit que les tragédies de Shakespeare sont des chefs-d'œuvre... » Ce n'était pas si maladroit d'agacer la colère de Voltaire par cet endroit-là, le sachant plus irritable en fait de tragédies qu'en matière d'économie politique.
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Une analyse bien faite des Lettres de Condorcet à Voltaire et à Turgot dégagerait de plus en plus cette veine maligne : ses jugements sur Buffon, sur le maréchal du Muy (pour prendre des noms bien opposés), et sur bien d'autres, sont imprégnés d'acrimonie et décèlent une injustice, une prévention profonde. Il y a parfois de l'esprit dans ces lettres, mais un ton en général commun, et même grossier dans la plaisanterie. Tout ce qui n'est pas de l'avis et du bord de celui qui écrit est vite appelé *canaille* en toutes lettres. En un mot, au sein de cette prodigalité amicale et sensible, et de ces lumières intellectuelles de Condorcet, on entrevoit distinctement un grain de fanatisme qui ne demande qu'à lever.
Nous avons tous de la vanité, remarquait Mlle de Lespinasse, mais « je ne sais pas, ajoutait-elle, où s'est placée celle de M. de Condorcet : je n'en ai jamais pu découvrir en lui ni le germe ni le mouvement ». Cette vanité (la suite l'a fait voir) s'était toute concentrée dans un point chez Condorcet, dans la confiance absolue qu'il avait en l'excellence de ses idées et de son système relativement au perfectionnement de l'humanité. Il croyait tenir la clef du bonheur des hommes et des races futures ; il distribuait et prêtait volontiers cette clef à tous ; mais quand on a une telle confiance dans la justesse d'une seule de ses propres vues, qui embrasse l'avenir du monde, on peut être ensuite facile et sans trop de prétentions sur le reste : la vanité, sous un air de bienveillance, a en nous un assez bel et assez haut endroit où se loger.
Le système de Condorcet lui venait de Turgot, et il n'en fut nullement inventeur ; il le développa seulement, l'étendit et s'attacha de plus en plus à le réaliser, à le propager. Pour bien étudier Condorcet, et sur le terrain le plus pacifique et le moins brûlant, il faut lire sa *Vie de M. Turgot*. En exposant le vaste système de vues et d'idées de cet ami et de ce maître, son aîné de quinze ans, et pour qui il avait un véritable culte, il expose le plus souvent ses propres pensées ; mais ici, plus voisines de leur source, elles ont gardé quelque chose de plus net et de plus lumineux. Turgot croit à une intelligence suprême et ordonnatrice du monde ; il croit à une continuation d'existence au-delà de cette vie ; il croit à une morale plus ferme et plus fondée en principe que ne le fait Condorcet. Turgot, de plus, a dans le style, des images et quelque couleur. Turgot, c'est Condorcet plus idéal et plus original, c'est Condorcet resté moral et innocent. Plus tard, en reprenant et en exposant pour son propre compte un système semblable, Condorcet retranchera toute idée divine, toute espérance d'une vie ultérieure, et aussi toute lumière de style. Il forcera les vues de Turgot en croyant les préciser et les étendre ; il y mettra beaucoup de gris et une teinte de plomb.
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L'idée de Turgot et de Condorcet, et qui d'ailleurs, dans ses termes les plus généraux, ne leur est point particulière, est celle-ci : l'humanité, considérée dans son ensemble et depuis ses origines, peut se comparer à un homme qui a passé successivement par un état d'enfance, puis par un état de jeunesse et de virilité. Aujourd'hui elle est arrivée à sa maturité. Et il n'y a pas de raison pour que cette maturité ne se maintienne avec vigueur, en héritant des résultats accumulés des âges précédents, et en y ajoutant sans cesse des acquisitions nouvelles. Bacon, Pascal lui-même, Fontenelle, Lessing, tous ces grands esprits ont eu cette vue-là. L'originalité propre à Turgot et aussi à Condorcet est dans la nature et la mesure de progrès extrême et indéfini dont ils croient cette maturité du genre humain susceptible. S'ils ne faisaient qu'assigner les caractères généraux de la société moderne, la prédominance de la science et de l'industrie sur la guerre, une certaine égalité de culture et de bien-être pour le plus grand nombre, égalité qui doit être désormais le but principal des institutions ; s'ils ne faisaient que recommander enfin à l'humanité, qui est désormais une personne mûre, de prendre en tout l'esprit de son âge, on n'aurait guère à les contredire, et on les louerait sans réserve d'avoir été des précurseurs dans la recherche et l'indication des voies et moyens. Mais ce qui me frappe surtout chez Condorcet, et ce qui constitue sa plus grande originalité, c'est l'abus, c'est la foi aveugle dans les méthodes, c'est cette idée, si contraire à l'observation, que toutes les erreurs viennent des institutions et des lois, que personne ne naît avec un esprit faux, qu'il suffit de présenter directement les lumières aux hommes pour qu'à l'instant ils deviennent bons, sensés, raisonnables, et qu'il n'y a rien de plus commun, de plus facile à procurer à tous, que la justesse d'esprit, d'où découlerait nécessairement la droiture de conduite. De la part d'un homme si habile à saisir les ridicules et les défauts des gens qu'il avait sous les yeux, on ne s'explique point une pareille crédulité ; ou plutôt on se l'explique très-bien par l'esprit de système, qui sait concilier ces sortes de contradictions. On dénigre, on méprise les gens en détail, et tout à coup on se met à exalter l'humanité en masse et à tout en espérer. Le dernier chapitre de** **l'*Esquisse des Progrès de l'Esprit* *humain,* par Condorcet, est l'exemple le plus frappant, chez un homme éclairé, des illusions et des chimères possibles en ce genre de raisonnement aride et sombre.
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L'auteur supprime en idée tout ce qui est du caractère et du génie particulier aux diverses races, aux diverses nations ; il tend à niveler dans une médiocrité universelle les facultés supérieures et ce qu'on appelle les dons de nature ; il se réjouit du jour futur où il n'y aura plus lieu aux grandes vertus, aux actes d'héroïsme, où tout cela sera devenu inutile par suite de l'élévation graduelle du niveau commun. On n'a jamais vu d'idéal plus tristement place.
C'est là le dernier rêve, et le plus fastidieux, de la pure raison entêtée d'elle-même ; c'est l'idéal encyclopédique dans toute sa beauté opaque. Condorcet nous en offre la dernière expression. Il pousse quelque part l'espérance du progrès jusqu'à conjecturer qu'il pourra arriver un temps où il n'y aura plus de maladies, et « où la mort ne sera plus que l'effet ou d'accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales. Sans doute, ajoute-t-il naïvement, l'homme ne deviendra pas immortel ; mais la distance entre le moment où il commence à vivre, et l'époque commune où naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d'être, ne peut-elle s'accroître sans cesse » ? Et tout cela par suite des progrès de la médecine ! Ô Molière, où es-tu ?
Condorcet, dans son rêve d'Élysée terrestre, oublie un genre de mort qui pourrait devenir fréquent si la chose se réalisait jamais, c'est qu'on y mourrait d'ennui.
Au sortir de ce livre terne et soi-disant consolateur, où pas une expression, pas une pensée ne vient, chemin faisant, dérider l'esprit et réjouir le regard, il faut bien vite ouvrir les Mémoires du Cardinal de Retz et Gil Blas : ce sont les deux livres qui guérissent le mieux du Condorcet.
Encore une fois, ce n'est pas l'idée même que nous soyons à un âge de maturité, à une époque d'égalité et même de nivellement, et qu'il faille tirer le meilleur parti de la société moderne en ce sens-là, ce n'est pas cette idée qui est la fausse vue de Condorcet ; son erreur propre, c'est de croire qu'on n'a qu'à vouloir et que tout est désormais pour le mieux, qu'en changeant les institutions on va changer les mobiles du cœur humain, que chaque citoyen deviendra insensiblement un philosophe raisonnable et rationnel, et qu'on n'aura plus besoin, dans les travaux de l'esprit, par exemple, d'être excité ni par l'espoir des récompenses ni par l'amour de la gloire. Refaire le cœur humain à neuf, telle est la prétention exorbitante de cette école finale du XVIII^e^ siècle, issue de l'*Encyclopédie,* et dont Condorcet, je l'ai dit, est le produit extrême et comme le cerveau monstrueux.
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Jamais il ne s'est vu de délire plus éclairé en apparence et mieux enchaîné, de délire plus raisonneur : « Mais ces gens-là ont beau faire, disait quelqu'un assez gaiement, ils oublient toujours que les sept péchés capitaux subsistent, et que c'est eux, sous un nom ou sous un autre, qui mènent ou agitent le monde. »
On était à la veille du 20 juin (1792) et de cette insurrection hideuse à laquelle les Girondins poussaient ou prêtaient les mains, afin de se ressaisir du pouvoir. On préludait au mouvement par des pétitions. Plusieurs des sections de Paris se présentaient à la barre de l'Assemblée législative. Écoutons Condorcet rendant compte de ces mouvements précurseurs, dans la *Chronique de Paris* du 18 juin :
« Plusieurs Sections de Paris se sont présentées à la barre ; leurs pétitions avaient toutes le même objet en vue, celui d'écarter les dangers qui menacent la chose publique... Ce sont les mêmes hommes qui en 89, et à peu près à cette époque, délibéraient avec autant de calme que de fermeté sur les moyens de réprimer l'insolence de la tyrannie... Mais, familiarisés aux principes politiques par trois années de révolution, ce n'est plus par le sentiment seul que produisent les événements qu'ils se laissent entraîner. Ils remontent aux causes par les effets... A la manière dont le peuple rend compte des événements que certaines gens voudraient bien présenter encore comme des phénomènes inexplicables, *on serait presque tenté de croire qu'il consacre chaque jour quelques heures à l'étude de l'analyse.* »
Les voilà prises sur le fait les conséquences pratiques de ces fausses théories spéculatives. Ainsi Condorcet imprime sans rire, le 18 juin, que les hommes de l'insurrection du surlendemain, et bientôt de celle du 10 août, ont l'air, tant ils sont devenus raisonnables, de se livrer chaque matin dans leur cabinet à une petite opération d'analyse et d'idéologie. Le sophiste Garat, qui repassait son Condillac tout en allant à la Convention, n'aurait pas trouvé mieux.
Condorcet, je l'ai noté d'après tous ses amis, avait un fonds de bonté naturelle ; il avait de la sensibilité, et même une sensibilité toute physique. Il avait cru observer dans sa première jeunesse « que l'intérêt que nous avons à être justes et vertueux était fondé sur la peine que fait nécessairement éprouver à un être sensible l'idée du mal que souffre un autre être sensible ». Partant de là et pour mieux conserver ce sentiment naturel dans toute son énergie et sa délicatesse :
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« J'ai renoncé, disait-il, à la chasse pour laquelle j'avais eu du goût, et je ne me suis pas même permis de tuer les insectes, à moins qu'ils ne fassent beaucoup de mal. » Turgot, avec qui il entre dans cet ordre de confidence, lui répond admirablement sur le chapitre de la morale, et il marque les points sur lesquels il diffère avec lui. Il est évident que Turgot admet bien plus que Condorcet le sentiment moral intime et direct, et c'est en effet par là que Condorcet a péché. Turgot ne s'en tient pas, en fait de morale, à une pure impression mobile de sensibilité physique, il a des principes plus fixes : « Je suis en morale, dit-il d'une manière charmante, grand ennemi de l'indifférence et grand ami de l'indulgence, dont j'ai souvent autant besoin qu'un autre. » Condorcet, dans son besoin d'activité et de propagation extérieure, paraît croire qu'on ne peut éviter certains vices peu dangereux sans risquer de perdre de plus grandes vertus : « En général, les gens scrupuleux, pense-t-il, ne sont pas propres aux grandes choses. » Turgot ici l'arrête tout court ; il semble deviner l'homme de parti et de propagande qui perce déjà, et il lui dit : « La morale roule encore plus sur les devoirs que sur les vertus actives... Tous les devoirs sont d'accord entre eux. *Aucune vertu, dans quelque sens qu'on prenne ce mot, ne dispense de la justice.* » Et il déclare ne pas avoir trop bonne idée « de ces gens qui font de *grandes choses* aux dépens de la justice ». Le point en quoi Condorcet se sépare de Turgot est ici très-net et très-sensible : nous touchons à l'anneau par lequel devra se briser entre eux la ressemblance et la similitude des âmes. Turgot, en 93, on peut l'affirmer, serait mort comme M. de Malesherbes, sur l'échafaud ; il serait mort en rendant justice encore à ce roi faible, trompé, mais honnête homme, et qui avait dit en 1776, à la nouvelle des Remontrances que préparait le Parlement en faveur des corvées : « Je vois bien qu'il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » -- « *Ce discours est très-vrai* », écrivait Condorcet à Voltaire à cette date, en lui rapportant le mot de Louis XVI.
Ami le plus intime de Turgot, de ce ministre de qui Condorcet lui-même était censé dire dans une Épître en vers de Voltaire :
Quand un Sully renaît, espère un *Henri-Quatre,*
Condorcet, de raisonnement en raisonnement, de sophisme en sophisme, et faute d'être averti par ce sens moral direct qui dit *Non* énergiquement au mal et à l'injustice dès la première vue, en viendra à émettre, dans le Procès de Louis XVI, ce vote unique, ce vote hypocrite qui reste à jamais attaché à son nom, et dans lequel il cherchait à concilier encore ce qu'il appelait ses principes philanthropiques et sa prétention à la sensibilité avec l'excessive dureté de la conclusion :
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« Je vote pour la peine la plus grave dans le Code pénal, et qui ne soit pas la mort. » Il y avait dans cette réticence un sophisme de plus.
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On entrevoit assez comment et en quel sens Condorcet, malgré ses mérites, a été un grand esprit faux, et n'a pas toujours été un cœur droit. Sa carrière se partage en deux portions distinctes. Arrivé à la célébrité dès l'âge de trente ans, Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, bientôt membre de l'Académie française, honoré par toute l'Europe, aucun savant, aucun homme de Lettres n'eut certes moins que lui à se plaindre de l'ancienne société, et il en était, avant 89, l'un des plus sérieux ornements. Ses Éloges académiques, quoiqu'on n'y rencontre presque jamais la couleur, la sensibilité, l'agrément ni le bonheur de l'expression, et que trop souvent la déclamation les dépare, se recommandent par des analyses fidèles, des jugements élevés et fermes, des observations fines et parfois mordantes : « On ne peut rien lire, dit M. Biot, de plus intéressant, de plus digne, de plus noble, que ses Éloges de Linné, d'Euler et de Haller. » L'extrême faveur dont jouissait alors la philosophie faisait qu'on passait volontiers à Condorcet quelques petits pamphlets anonymes et satiriques, dont il se donnait parfois le plaisir sous divers déguisements. Jusqu'en 89, Condorcet n'avait donc rien fait qui démentît positivement ce titre de *l'homme de l'ancienne chevalerie et de l'ancienne vertu* dont l'avait un jour qualifié Voltaire, en osant le mettre au-dessus de Pascal. Voltaire lui avait dit encore, en lui pronostiquant le plus bel avenir pour la philosophie : « Laissez faire, il est impossible d'empêcher de penser ; et plus on pensera moins les hommes seront malheureux. *Vous verrez de beaux jours, vous les ferez : cette idée égaie la fin des miens.* » Tel était le Condorcet heureux, florissant, illustre, généralement honoré et aimé dans la société, avant 89.
La Révolution ne le porta point d'abord à l'Assemblée constituante, et il resta sur le second plan, en se contentant d'écrire et de publier ses idées sur tous les sujets à l'ordre du jour. Il était dans sa ligne encore, et, en ces temps d'exaltation, il y avait une large part à faire aux essais et aux audaces en tout genre.
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Sa déviation tout à fait fausse et fatale date de 1791. M. Arago l'a noté ; mais, lorsqu'il nous représente Condorcet membre de la seconde législature, de cette Assemblée législative où les dissensions personnelles s'envenimaient chaque jour, et *ne voulant jamais prendre part à tous ces combats,* il est dans une erreur complète. Ouvertement ou sourdement, Condorcet, au contraire, ne cessa de se mêler à ces combats, et ne négligea rien de ce qu'il fallait pour les envenimer. Membre de l'Assemblée, et en même temps rédacteur des séances, d'abord dans le *Journal de Paris,* et ensuite dans la *Chronique de Paris,* il y juge ses collègues, il les raille, il les dénonce quelquefois : « A la suite de la démission de MM. Daveyroux, La Faye, etc. (écrit-il à la date du 2 août 1792), il faut joindre celle de M. Jaucourt... On dit aussi le bon M. Ramond absent depuis quelque temps. Ainsi, l'on voit à la veille d'une bataille les *poltrons,* les *traîtres* ou les *demi-traîtres* prendre la fuite, et ceux qui restent ne s'en trouvent que plus forts. » Par une inconvenance qu'il ne paraît pas avoir sentie, il ne discontinua point, dans le temps même où il était président de l'Assemblée (février 1792), de rendre compte des séances et d'analyser, comme journaliste, les débats qu'il était censé diriger comme président. Sa rédaction toutefois, à cette époque, était encore modérée dans les termes, ou n'était hostile que par insinuation. On peut lire, dans le numéro du 5 juillet 1792, une lettre de M. Pastoret à Condorcet, lettre des plus vives, et qui prouve du moins que les analyses que ce dernier publiait des séances de l'Assemblée n'étaient pas faites pour y entretenir l'union. L'esprit général de sa rédaction, tel qu'il l'avouait, était tout dirigé contre le Pouvoir exécutif qu'on minait de toutes parts : « dévoiler la conduite des agents du Pouvoir exécutif, défendre le Pouvoir législatif contre une nuée de *surveillants* payés pour lui faire perdre la confiance du peuple... », tels étaient les premiers points de son programme. Toutes les fois que le peuple *en personne* se met en communication avec l'Assemblée, Condorcet y applaudit : « On sait, écrivait-il le 21 novembre 1791, que les séances du dimanche sont consacrées au saint et indispensable devoir d'entendre les pétitionnaires... L'Assemblée doit aimer à se sentir quelquefois électrisée par les expressions que l'enthousiasme d'un peuple libre et généreux vient porter dans le sein même de ses séances. Il est utile autant que juste que les citoyens ne perdent pas l'habitude de témoigner, en présence de l'Assemblée, l'impression de joie ou d'inquiétude qu'ils reçoivent de ses lois ; et le peuple pourra dire qu'il a perdu sa liberté quand il ne jouira plus de cet avantage. »
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Il favorise donc tant qu'il peut, il excuse les applaudissements ou les murmures des tribunes. Il s'étonne que quelques-uns de ses collègues s'inquiètent de cette tendance des tribunes à dominer l'Assemblée : « Cette police sur les mains de la partie du public qui assiste aux séances est pour certaines gens une affaire de la plus haute importance, dit-il (31 janvier 1792) ; on croirait que leurs commettants ne les ont envoyés à Paris que pour s'en occuper. » Quand les clameurs s'élèvent sur la terrasse des Tuileries pour intimider ou stimuler les législateurs, Condorcet ne s'en plaint que très-doucement (10 janvier 1792). Cette terrasse, qui peut donner accès à l'insurrection populaire et à l'invasion des Tuileries, lui est très-chère, et il applaudit au décret de l'Assemblée qui porte que l'accès en sera ouvert au peuple (29 juillet 1792). Si quelques-uns de ses collègues, qu'il appelle des *factionnaires habitués des Tuileries,* se plaignent d'avoir été insultés par le peuple en entrant dans la salle des séances, il trouve ces réclamations *ridicules.* La première fois qu'il voit apparaître le bonnet rouge, il plaisante des craintes qu'on en a et très-agréablement (16 mars 1792). Il est impossible, pour un savant qui sait la physique, de mieux noter qu'il ne le fait chaque éclair avant-coureur, et de se montrer moins effrayé de l'orage.
Son opposition, du reste, est cauteleuse et ne se démasque qu'avec mesure et par degrés. Il commence par nier qu'il y ait dans l'Assemblée telle chose qu'un parti républicain, un parti ennemi de la Constitution, ennemi de l'ordre et de la paix (3 décembre 1791) : « Rien, dit-il, ne l'a prouvé jusqu'ici. Quelques patriotes pensent, il est vrai, qu'il importe de laisser l'esprit public *développer toute son énergie... ;* qu'il n'est pas temps encore de douter du *pouvoir de la raison.* » Dans ses attaques contre les ministres, il en est qu'il excepte avec un soin particulier et qu'il ménage, notamment M. de Narbonne. Les Girondins comptaient sur lui pour se saisir du pouvoir. Condorcet eut à se justifier plus tard de ces éloges donnés à. M. de Narbonne, et on allégua comme excuse qu'il les avait signés sans qu'ils fussent de lui (6 septembre 1792). Pendant le ministère même des Girondins, Condorcet est en parfait accord avec eux, et ce n'est qu'après leur sortie du ministère qu'il pousse visiblement à l'insurrection qui doit les reporter au pouvoir. J'ai déjà touché quelque chose de ce qu'il dit sur la procession insurrectionnelle du 20 juin, sur ce bonnet rouge qu'on mit sur la tête de Louis XVI, et dans lequel il ose voir une *couronne à la Marc-Aurèle.* Le récit que Condorcet fait de cette journée est odieux et vraiment dérisoire :
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« L'espérance de ces sages magistrats (le maire et les municipaux), dit-il, n'a point été trompée. Cette journée, que les intrigants avaient espéré parvenir à rendre sanglante, a été *paisible.* A dix heures du soir, *rien ne la distinguait plus d'un jour ordinaire.* Il ne s'est commis aucun désordre dans le château, car une ou deux portes forcées, quelques vitres cassées, ne peuvent être comptées, lorsque vingt ou trente mille hommes pénètrent à la fois dans une habitation dont ils ne connaissent pas les issues. »
Dans l'intervalle du 20 juin au 10 août, Condorcet ne cesse, par ses articles, de chauffer ou du moins de caresser l'opinion exaltée, et de témoigner hautement son désir de la voir se porter jusqu'au dernier éclat. On accusait Chabot d'être allé, dans la nuit du 19 au 20 juin, ameuter le peuple du faubourg Saint-Antoine : « M. Condorcet demande la parole pour observer qu'une ouvrière de ce faubourg, qu'il avait vue le mercredi matin, lui avait dit que M. Chabot s'y était rendu et avait exhorté les citoyens à ne pas se rassembler en armes. » (*Chronique de Paris,* 26 juin 1792.) Voilà Chabot justifié par Condorcet. On sait comment ce même Chabot, témoin à charge et dénonciateur de Condorcet dans le Procès des Girondins, le lui a rendu.
Et les massacres de septembre, savez-vous comment Condorcet les présente et les introduit ? « Nous tirons le rideau, écrit-il, sur les événements dont il serait trop difficile, en ce moment, d'apprécier le nombre et de calculer les suites. Malheureuse et terrible situation que celle où le caractère d'un peuple naturellement bon et généreux est contraint de se livrer à de pareilles vengeances ! » (4 septembre 1792) ([^38]).
Assez de ces honteuses faiblesses et de cette tactique misérable ! On se demande ce qu'aurait ressenti à un pareil spectacle, à cette vue de son ami dégénéré, l'âme intègre et généreuse de Turgot. Malesherbes s'en indignait, et, dans sa colère d'honnête homme, il a proféré sur Condorcet des paroles d'exécration qu'on a retenues. Noble vieillard, ces paroles n'étaient pas dignes d'une bouche telle que la vôtre ; mais le vrai coupable est celui qui a pu vous les arracher !
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André Chénier, témoin des mêmes actes, et jugeant Condorcet dans la mêlée comme un transfuge de sa cause, de la cause des honnêtes gens, s'écriait :
« C..., homme né pour la gloire et le bien de son pays, s'il avait su respecter ses anciens écrits et su rougir devant sa propre conscience ; homme dont il serait absurde d'écrire le nom parmi cet amas de noms infâmes, si les vices et les bassesses de l'âme ne l'avaient redescendu au niveau ou même au-dessous de ces misérables, puisque ses talents et ses vastes études le rendaient capable de courir une meilleure carrière ; qu'il n'avait pas eu besoin, comme eux, de chercher la célébrité d'Érostrate, et qu'il pouvait, lui, parvenir aux honneurs et à la fortune, dans tous les temps où il n'aurait fallu pour cela renoncer ni à la justice, ni à l'humanité, ni à la pudeur. »
Il serait curieux d'un autre côté de voir Mme Roland accueillir Condorcet, à son entrée dans le parti, avec méfiance malgré ses mérites, et l'estimer médiocrement recommandable, et Robespierre ensuite le foudroyer avec sévérité du haut de son puritanisme farouche (discours du 7 mai 1794). Depuis M. de Malesherbes jusqu'à Robespierre, on aurait ainsi épuisé le cercle des jugements les plus disparates, et tous concorderaient sur un même point de condamnation à l'égard du personnage : quelque chose de louche dans la conduite, et de peu net dans le caractère.
Le grand sophisme de Condorcet et son malheur, c'est de n'avoir pas senti en lui le cri du sens moral immédiat, et de s'être trop longtemps tenu pour absous de toutes les manœuvres de parti en vue du plus grand bonheur futur de l'espèce humaine. Cet homme était si parfaitement sûr du résultat de ses idées et du bienfait qui allait en rejaillir sur l'humanité entière, qu'il croyait qu'on pouvait bien l'acheter par quelques capitulations du moment. Mais quelles capitulations ! Mme de Staël l'a désigné comme offrant au plus haut degré le caractère de l'*esprit de parti,* et elle a eu raison.
Condorcet avait, je l'accorde, la passion et la *religion du bonheur du genre humain ;* cela ne suffit pas. Il devait ne pas imiter ces grands-prêtres à qui il en voulait tant, et ne pas se dévouer à faire prévaloir sa religion aux dépens de la justice.
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Après la révolution du 10 août et quand il eut cause gagnée contre la royauté, on vit Condorcet ralentir son mouvement et essayer de modérer, à son tour, celui des autres. La *Chronique de Paris* nous le montre, dans les derniers mois de 1792, s'élevant avec une sorte de fermeté contre les idées d'anarchie, contre « les idées immorales et destructives de tout ordre social qu'on travaille sourdement à accréditer parmi le peuple » (18 septembre). Il trouve d'énergiques paroles pour flétrir Marat ; il fait appel à la concorde et à l'union au sein de la Convention naissante. Il croit, en un mot, que ce qui était permis avant le 10 août ne l'est plus après. C'est l'éternelle histoire. Mais les passions des masses, une fois émues, n'obéissent pas ainsi au mot d'ordre des philosophes. A peine se laisseraient-elles un moment charmer à la voix de cette Sirène qu'on appelle le génie.
De talent véritable, au sens littéraire du mot, n'en demandez point à Condorcet dans tous les écrits sortis de sa plume pendant la Révolution. Orateur, il avait un langage abstrait, terne et monotone comme son débit ; journaliste, il ne rencontre jamais un trait brillant, jamais une image vive ni une étincelle ; la précision et une certaine ironie froide sont, en ce genre, les seules qualités qu'on puisse lui trouver. Quand il s'anime d'un sentiment patriotique sincère, sa chaleur elle-même n'arrive jamais au rayon. Son vrai talent d'écrivain doit encore se chercher en arrière, dans ses Éloges académiques ; depuis lors il n'a jamais eu qu'un style de plus en plus gris.
« Condorcet, il est vrai, ne dit que des choses communes, a remarqué finement M. Joubert, mais il a l'air de ne les dire qu'après y avoir bien pensé. » Ce cachet de *réfléchi dans le commun* (littéralement parlant) est ce qui le distingue. L'impression qu'il produit sur tout lecteur d'un goût délicat et prompt est bien celle-là.
Quant au fond même des choses pourtant, il serait injuste de méconnaître, dans les travaux publics de Condorcet à cette époque, des témoignages multipliés de sa grande capacité d'intelligence. Sa faculté principale était de combiner, d'enchaîner et d'organiser. Il avait sur l'ensemble et sur chaque branche, sur chaque point de l'ordre scientifique et du mécanisme social ; des idées arrêtées, méditées, ingénieuses parfois ; et, dans cette refonte universelle qui se tentait alors de la société et de l'esprit humain, il pouvait rendre de vrais services à l'instruction publique.
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J'ai eu souvent, dans ma jeunesse, l'occasion d'apprécier et d'étudier ce genre de mérite de Condorcet dans la personne de M. Daunou, qui était comme un Condorcet un peu réduit et diminué, un Condorcet de seconde main, mais pur et irrépréhensible, et aussi plus orné littérairement. Laissant de côté ce qui pouvait être discutable dans la conduite, M. Daunou ne parlait jamais de Condorcet que comme du type de l'homme éclairé (style du XVIII^e^ siècle).
Condorcet, proscrit avec les Girondins, mourut à Bourg-la-Reine, dans la nuit du 7 au 8 avril 1794 ; il s'empoisonna lui-même en se voyant arrêté. Cette fin malheureuse et les circonstances touchantes qui l'accompagnèrent, le long deuil, le mérite et la beauté de sa noble veuve, cette pitié et cette indulgence mutuelle dont chacun avait besoin après tant d'erreurs et tant d'excès, ont pu recouvrir les torts de ses dernières années et faire remonter peu à peu son nom au rang d'où il n'aurait jamais dû le laisser déchoir. Mais qu'on sache bien que c'est là finalement une amnistie, et qu'on n'essaie point d'en tirer une apothéose.
Condorcet restera, quoi qu'on fasse, le plus manifeste exemple de ce que peuvent engendrer de funeste un coin d'esprit faux et d'esprit de système opiniâtrement logé au sein des plus vastes connaissances et de ce qu'on appelle lumières, un germe de fanatisme et de malignité développé au cœur d'une nature primitivement bienveillante, l'application indiscrète et outrée des méthodes mathématiques transportées dans les sciences socs es et morales, l'abus de l'analyse et une crédulité, une superstition abstraite, un genre tout nouveau chez ceux même qui se proclament le plus affranchis de toute illusion et de toute croyance. De telles orgies de rationalisme amènent à leur suite des réactions en sens contraire, et Condorcet donne beau jeu, le lendemain, aux Bonald et aux de Maistre.
Sainte Beuve.
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## NOTES CRITIQUES
### Notre Jacques Perret quotidien
Jacques PERRET : Trafic de chevaux (Gallimard). *Les collectionneurs* (Le Dilettante).
« Vous ne vous êtes donc pas regardé, espèce d'abonné de la radio ! » C'est par ces mots que, dans *Arrangement pour le théorbe,* le vieillard rejette l'ancien chanteur de rues qui s'est rangé, et a rejoint les rangs de la masse docile. Il reconnaît ses torts : « J'avais une espèce de figure utilitaire, une tête d'esclave riche, et dans ma silhouette de trafiquant progressiste, pas un seul pli n'évoquait un séjour possible parmi les très riches heures du duc de Berri. » Nous sommes tous menacés d'une pareille infortune. La vie moderne nous traque, nous modèle selon ses normes, nous bourre de ses slogans et de ses modes idiotes. Une bonne précaution : lisez chaque jour quelques pages de Perret pour vous désintoxiquer. C'est un soin indispensable d'hygiène morale.
Si on vous les a tous volés, ces livres précieux (les bons livres ne se rendent pas), voilà *Trafic de chevaux.* Rien d'inédit. C'est un choix de nouvelles très célèbres, auquel il n'y a rien à redire, sinon qu'on se demande pourquoi celles-ci et non d'autres, tout aussi étonnantes. Pourquoi pas *Les Insalubres, Un homme perdu, Le général qui passe ?* Ce sera pour une prochaine fois, je suppose, quand la maison Gallimard aura compris qu'il est temps de nous redonner toutes les nouvelles de J. Perret, comme on vient de rééditer toutes celles de M. Aymé, en un volume.
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Avec *Arrangement pour le théorbe* et *Le Cheval de grâce* vous trouverez, dans le genre du fantastique heureux *La Bête mahousse* et *L'oiseau rare.* A côté, des récits du bourlingueur : *Les Grives du Parthénon, Trafic de chevaux* et *La mouche,* apologue plein de sagesse désinvolte et de bonne humeur. Il faut lire cela pour comprendre comment les évolutions d'un insecte dans une cabine surchauffée peuvent être aussi émouvantes que l'approche d'un assassin dans la nuit. On retient son souffle.
*Les Collectionneurs* est un charmant petit volume qui n'avait paru qu'en tirage limité. C'est une œuvre de virtuose, où Perret s'amuse à faire danser les mots, art où il possède les secrets de la grande lignée des poètes et bonimenteurs du quartier latin. *Il n'est bon bec que de Paris,* disait l'un des plus anciens de ces maîtres. Les illustrations sont de Beuville, qui fut l'ami de Perret, et l'un des plus proches de son art, avec Jacques Collot.
Pour compléter l'ensemble, lisez donc aussi *Petit hommage pour un grand monsieur* de Jean-Baptiste Chaumeil. (Chez l'auteur, 47 rue du Javelot, 75645 Paris Cedex 13. 24 F + 5 F de port.) C'est un texte plein d'informations précieuses et de photos rares, Perret étant de ces hommes qui préservent soigneusement leur vie personnelle. Cet hommage vient du cœur.
Georges Laffly.
### Louise Bodin, née Berthaut
Colette COSNIER : *La bolchevique aux bijoux* (Éditions P. Horay 1968) :
Ce volume est muni de toutes les bénédictions de notables socialistes rennais. Il est parfois d'un féminisme un peu niais. De surcroît, il manque souvent de rigueur. Mais il permet de suivre l'évolution d'une jeune femme dans le premier quart de notre siècle, -- outre quelques aperçus (surtout photographiques) sur la ville de Rennes, « où rien ne prend, sauf le feu » disait un prédicateur du XVIII^e^ siècle, et dont l'archevêque, avant 1906, était Mgr Labouré (labouré, mais pas cultivé, susurraient les esprits forts).
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Louise Berthaut naît à Paris (XVII^e^) en 1877. Sa mère meurt quelques années plus tard (non sans avoir été soignée par Max Nordau, semble-t-il), lui laissant un assez gros héritage ; à vingt ans, Louise pourra donc épouser un jeune et brillant médecin rennais de 29 ans, rencontré en vacances, Eugène Bodin ; ils auront un fils (1899) et deux filles (1901, 1904).
Le jeune couple est nationaliste. Lui de milieu bien-pensant modéré. Elle, qui préparait Sèvres au lycée Fénelon et venait d'échouer à un oral de licence quand elle s'est mariée, aime beaucoup Lemaître (côté littérature) et Drumont (côté politique) -- faut-il voir ici l'influence de son père, fonctionnaire à la préfecture de la Seine, révoqué pour participation (passive) à la Commune, par la République (mais laquelle ? celle de Thiers ? de Mac-Mahon ? de Grévy ?) ?
La révision du procès Dreyfus, dans leur ville de Rennes, ne semble pas les avoir émus, bien que Louise ait peut-être suivi les cours publics de Victor Basch à la Faculté des Lettres.
On sait seulement qu'en 1908 elle a « viré sa cuti », puisqu'elle décline cette année-là une invitation à rencontrer Jules Lemaître. En 1912, la voici critique littéraire des *Nouvelles rennaises*, hebdomadaire radical. Elle a le virus du journalisme, mais échoue dans ses démarches auprès du *Mercure* et du *Temps*. Elle publie cependant chez Crès en juin 1914 un recueil de charmantes chroniques, *Les Petites Provin**ciales*. Elle est devenue fervente lectrice de Colette et de Karin Michaelis ([^39]) ; mais surtout elle milite pour le vote des femmes, avec l'appui de nombreux universitaires de la ville, dont Félix Hébert, agrégé de physique en retraite, le modèle du père Ubu ! (Ubu féministe !)
Infirmière-major à Rennes en 1915, Louise Bodin refait surface à la fin de 1917, dans la presse locale et parisienne, comme féministe et pacifiste (ces chroniques seront réunies en 1919 sous le titre des *Quatre Princesses errantes :* Raison, Vérité, Liberté, Bonté ; elle donne à cette époque dans le pathos). Elle est favorable à la révolution bolchevique, ce qui va l'éloigner de certains socialistes bretons (et de Romain Rolland, en 1920), mais faire accéder quelques-uns de ses articles à la *une* de *l'Humanité*.
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Elle milite en faveur des enfants abandonnés, contre la loi nataliste de 1920, contre la famine en U.R.S.S. (elle rencontre en mai 1922 l'archevêque de Rennes pour l'intéresser à cette cause, et il promet d'en parler en chaire le lendemain, fête de sainte Jeanne d'Arc ; or c'est Mgr Charost, agrégé des lettres, ancien secrétaire de Mgr Labouré, et sympathisant, dit-on, de l'Action française). Elle publie une brochure populaire sur *La Syphilis* (dont son mari est spécialiste). En 1921, elle est devenue secrétaire de la fédération d'Ille-et-Vilaine du parti communiste et sillonne le département avec Clamamus : à Dinard, cantine scolaire et salle de justice de paix sont mises à leur disposition par un maire modéré ([^40]).
Quand les exclusions du parti commencent, elle reste d'autant plus disciplinée qu'elle veut se faire pardonner d'être une bourgeoise, et c'est elle qu'on charge de la « Lettre (de remontrances) à Séverine » (qu'elle connaissait) dans *l'Humanité* du 10 février 1923. Peu après, une longue et implacable maladie (fibromes, puis cancer) la saisit, dont elle mourra seulement en 1929. En 1927 elle prit parti pour les trotskistes, mais le parti ne jugea pas nécessaire d'exclure une grabataire. Colette Cosnier suggère que les tensions à l'intérieur du parti, mais aussi dans sa vie partagée entre la politique et le foyer (le mari était fort compréhensif, mais il semble que les filles s'impatientaient) ne sont pas étrangères à sa maladie. C'est bien possible.
La jeune lectrice de Jules Lemaître et de Colette était donc devenue « la bolchevique aux bijoux », comme disaient de mauvaises langues à gauche... Elle était restée très imprégnée de sa culture première. Elle rêvait de faire jouer « Molière, Beaumarchais ou Hugo » (trilogie subversive) devant les ouvriers ; l'été, elle faisait transporter son piano de la ville à sa maison de campagne. Charles Tillon se souvient que ses propos politiques ne dédaignaient pas l'allusion littéraire : « On se moque du communisme depuis Aristophane », lui dit-elle un jour ; et une autre fois, parodiant Musset : « Si je vous comprends bien, dans le métier syndical, l'homme est un apprenti, et la grève est son maître. »
Itinéraire original (atypique, comme on dit aujourd'hui) que celui de Louise Bodin. Il ne ressemble ni à celui de la féministe Louise Weiss, ni à celui de la communiste Henriette Psichari. Engagement tardif dans la vie publique, fort précoce. Survivant à la seconde guerre, eût-elle fini tête de liste d'un grand parti comme la première, ou figée dans ses rancunes comme la seconde ([^41]), dont la rapproche un même agnosticisme sans faille (épouses toutes deux, qui plus est, de médecins agnostiques), doublé d'une angoisse précoce de la mort, qui pour elles était anéantissement ?
Armand Mathieu.
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### Henri Charlier et l'art
La réédition par DMM du *Martyre de l'art* d'Henri Charlier donne à un profane l'occasion de redire les propos inspirés, voici cinq ans, par ce livre -- et par un autre du même auteur : *L'art et la pensée.*
D.M.
La subversion de l'art
Pressentant que l'art, même s'il n'est pas art sacré, est plus près du divin qu'aucune autre œuvre humaine, Mallarmé et Chesterton se rejoignent. Le premier : « J'avoue mon incompétence sur autre chose que l'absolu » ; le second : « Un grand artiste ne se contente de rien moins que tout. »
C'est la reconnaissance, au moins implicite, que le monde est un poème de Dieu. On peut préférer aller au Poète plutôt que de s'attarder à la beauté du poème, mais là résident la difficulté, le lieu et la fonction de l'art : c'est l'hommage et l'offrande du Beau fait d'images à la Beauté qui ferme les lèvres, et les yeux. Ce qui n'implique pas que l'art soit forcément chrétien. « Le scribe accroupi, écrit Henri Charlier, image de l'attente des païens, nous dit que les hommes ont toujours attendu quelque chose. »
Et pourtant, cette attente, indice que « l'art appelait la foi parce qu'il était orienté vers un infini transcendant », est comme brisée dès le Trecento italien. Georges Duby remarque qu'à la statuaire du Dieu incarné se substitue alors celle de l'homme qui se rend un culte à lui-même.
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Selon Malraux, la peinture du Quattrocento, en passant de l'Angelico à Masaccio -- qui place son propre visage parmi ceux des apôtres du Tribut -- perd l'humilité ; l'art n'est plus un service, comme le culte, mais une fin en soi ; l'esthétique commence. Dès lors l'artiste crée pour son plaisir et pour sa gloire. Malraux conclut : « Dieu était déjà mort vers 1450. »
Deux impasses :\
l'impressionnisme et l'art abstrait
Le plaisir prend des voies diverses. La leçon de Renoir est éclairante. Il fut d'abord séduit par l'impressionnisme. Peinture d'instinct, l'impressionnisme va naturellement, fatalement, de l'émerveillement devant le monde, de la volonté de reproduire non la réalité des choses, mais l'effet qu'elles produisent sur les sens, aux rêveries narcissiques qui échappent au réel : Monet voudra une harmonie bleue ou mauve avant de regarder si elle est véritablement bleue ou mauve, et substituera, à la sensation, ses divagations internes.
En revanche, Renoir reconnaîtra, après sa tentation impressionniste, la nécessité de juguler l'instinct par la règle : « La peinture est un métier comme la menuiserie ou la ferronnerie, elle est soumise aux mêmes règles ». Dès 1881, il revient au dessin, à la nécessité de la forme : « J'étais allé jusqu'au bout de l'impressionnisme, et j'arrivais à cette constatation que je ne savais ni peindre, ni dessiner. En un mot j'étais dans une impasse. »
Pourquoi l'art moderne, en certaines de ses pentes, risque-t-il d'être une impasse ? C'est aux raisons métaphysiques qu'il faut remonter. Le grand artiste veut saisir le frémissement d'éternité qui est le sceau divin. Il ne se laisse pas prendre aux mille séductions des apparences fugitives, mais, levant le voile des apparences, veut fixer l'apparition, et capter l'essentiel.
Or, « l'hérésie » des impressionnistes est de préférer l'apparence à l'apparition, et le temps à l'éternité. Ils cultivent l'inachevé sous l'effet de la sensation immédiate, et, par l'attrait pour le fugace et l'évanescent, perdent le goût du vrai en aimant l'instantanéité des reflets, les frissonnements de lumière, et qu'ombre et lumière mangent et rongent la forme véritable des objets. Cette quête systématique des sensations conduit inéluctablement à la rupture avec le réel, « avec la nature entière attendant quelque chose qui dépend de la volonté de l'homme », dit Henri Charlier s'appuyant sur saint Paul : « aussi la création attend-elle avec un ardent désir la manifestation des enfants de Dieu ».
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La quête de l'éphémère ne va pas sans désarroi. Cézanne cherchera, non « le frisson des reflets », mais « le frisson de la durée », en réaction déjà contre l'impressionnisme. Marcel Proust, plus qu'aucun autre écrivain, a ressenti la séduction de l'impressionnisme, et l'angoisse qu'il suscitait. Sensible au « paysage accidenté des heures », à « l'imperceptible reflux de l'eau », à « la pulsation d'une minute heureuse », à « la journée enfuie dans sa grâce instantanée et dormante », il veut aussi saisir, au-delà du temps et de l'espace, « l'odeur d'invisibles et persistants lilas », qui rejoint « l'absente de tout bouquet » de Mallarmé. D'autre part, *Le temps retrouvé* exprime le désir -- ou plus qu'un désir, une prescience -- de « l'extra-temporel » : « en dehors de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent ». Enfin, sa conception de l'art, bien loin de la facilité de l'instinct chère à l'impressionnisme, se laisse percevoir dans le récit bouleversant de l'artiste Bergotte. Bergotte meurt en contemplant une toile de Vermeer, et Proust s'interroge sur l'exigence mystérieuse de l'art : « Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci. » Et il évoque « ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans l'art ».
Il est significatif que Proust, l'écrivain le plus évidemment séduit par l'impressionnisme, par son goût du provisoire et de l'instant, soit aussi celui qui a consacré son œuvre à l'au-delà du temps, et conçu l'œuvre d'art comme un pressentiment de l'éternité. On peut voir dans ce paradoxe le désarroi auquel conduit cet art-impasse qu'est l'impressionnisme, ou, plus profondément, la saisie de l'instant comme meilleure analogie de l'éternité : punctum stans (l'instant éternisé).
Aux antipodes de l'art pure expression de l'instinct, Baudelaire énonce : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. » En réaction violente contre le mythe du bon sauvage cher à Rousseau, Baudelaire établit une relation entre les erreurs relatives au beau et la fausse conception de la morale qui fut celle du XVIII^e^ siècle : « La nature fut prise en ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l'aveuglement général de cette époque. »
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Mais Baudelaire est tenté par le manichéisme, comme en témoigne la beauté noire des *Litanies de Satan.* Aussi jette-t-il un discrédit total sur la nature, qui « ne peut conseiller que le crime ». L'art devient ainsi, selon lui, l'artifice, et le fruit d'une « raison rédemptrice » qui ne sauve pas le monde, mais le condamne irrémédiablement. Selon Baudelaire, la nature n'est pas seulement blessée et déchue depuis le péché originel, elle est irrémédiablement mauvaise.
Pur attrait de l'instinct ou exaltation du calcul : deux erreurs symétriques qui refusent l'ordre de la création.
Ce refus éclate dans l'art abstrait. L'art abstrait est évidemment mal nommé. « Abstrahere » signifie « tirer de » ; « ab » marque l'origine, et que l'on reste en communion avec cette origine, plus que « ex », qui marque l'éloignement : c'est la préposition « ab » qui introduit le complément d'agent. Une extraction est fort différente d'une abstraction.
L'art figuratif est donc proprement, étymologiquement, un art abstrait*s* parce qu'il abstrait de la nature ce qui lui est essentiel. « Ne peignez pas trop d'après nature, disait Gauguin. L'art est une abstraction : tirez-la de la nature en rêvant devant. » En revanche, « l'art abstrait », s'il est fidèle à lui-même, ne peut conduire qu'à la fin de la peinture. C'est ce que traduit Malévitch, en 1918, dans son « Carré, blanc sur fond blanc ». Dérisoire ou tragique ? L'absence d'objet devient pure présence de l'abstraction.
L'art abstrait se rattache, par l'entremise de Malévitch, à ce phénomène typiquement russe que fut le nihilisme. Négation radicale du monde tel qu'il est, le nihilisme primitif, observe Berdiaev, est essentiellement « la recherche de la vérité. C'est un ascétisme sans la grâce ». Par cette « quête de la vérité » qui se confond avec le vertige du néant, par cette ascèse sans Dieu, l'art abstrait prend des sentiers dangereusement métaphysiques.
Mais d'abord, l'art abstrait se veut réaction contre le primat du trait, et contre le rationalisme classique. En invoquant parfois pour maîtres (auxquels ils sont infidèles) Gauguin adoptant comme support une toile rêche, Van Gogh peignant en pleines pâtes, les artistes abstraits prétendent découvrir la couleur, qui devient le véhicule d'une spontanéité que les techniques anciennes ne permettaient pas d'exprimer. Ils prétendent libérer la sensibilité. Ils prétendent, enfin, rompre en visière avec l'image rationnelle et analytique de l'homme et du réel léguée par la Renaissance et le classicisme ; d'où leur attrait pour l'Extrême-Orient.
Cette volonté de libérer la sensibilité de la gangue rationaliste du classicisme est plus un alibi qu'une raison véritable. D'abord, le primat de la sensibilité porte en germe la volonté de puissance. Le peintre abstrait Gleizes le savait bien : « Déformer la nature sous prétexte de manifester sa sensibilité, c'est attribuer à cette sensibilité une singulière mission destructrice. »
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Aveu révélateur mais insuffisant. En fait, l'art abstrait est un art ultra-rationaliste. Quoi de plus rationaliste, en effet, que le « réalisme intellectuel » des cubistes, substitué au « réalisme visuel », selon le principe de Braque : « Les sens déforment, mais l'esprit forme » ; l'orifice de ce vase que je vois ovale, mais qui est circulaire, c'est circulaire que le peintre cubiste nous le montrera. Les fruits contenus dans ce compotier et que me cachent ses bords relevés, il nous les mettra sous les yeux en représentant le compotier en coupe. Hyperréalisme d'intention qui aboutit à un résultat irréaliste. La volonté de rompre les apparences du monde ne conduit pas à l'apparition et à la révélation du réel, mais au schématisme desséchant. La volonté cubiste de multiplier les points de vue, pour ne pas se contenter de saisir un présent trop fugace, est forcément la négation de l'art, puisque l'artiste, incapable de tout vouloir, est contraint au choix. « Celui qui veut tout dire ne dira rien », remarque Henri Charlier ; et encore : « L'esprit, incapable de saisir le tout de tout et le tout de chaque chose, procède par choix, et c'est ce qu'on appelle l'abstraction. »
Mais le désir de tout vouloir, de ne pas choisir, s'il dérive d'une erreur intellectuelle, est un pari sur l'absolu. Seul Dieu peut, dans l'harmonie, tout ce qu'il veut, et tout vouloir, c'est se faire son rival. On passe donc du refus, en lui-même très sain, de l'imitation et du plagiat de la nature, qui fut l'idéal de la Renaissance, au refus de tout ordre et toute règle extérieurs à soi, et que résumait ainsi Malraux :
« L'artiste n'est pas le transcripteur du monde ; il en est le rival. » Il est, en réalité, le rival, l'émule de Dieu.
En fait, ce monde éclaté, brisé, qui apparaît dans les œuvres abstraites ou celles de leurs précurseurs, ne traduit pas la rupture avec le monde rationnel de la Renaissance et du classicisme, mais bien plutôt la rupture avec la conception harmonieuse du monde qui avait été celle, en deçà de la Renaissance, du Moyen Age et de l'Occident chrétien.
« La beauté du monde est le pressentiment du ciel » disait Odon, fondateur de Cluny. Dieu a créé le monde comme une immense cithare (quasi magnam citharam). Saint Augustin interroge la terre, la mer, les vents, le ciel : « Dans ma contemplation je les interrogeais, et leur réponse c'était la beauté. » De l'Ancien Testament, les chrétiens tirent le sens de la beauté comme signature de Dieu dans le monde, non par l'intelligence, mais par ce sens de tous le plus spirituel qu'est la vue :
« Quand Dieu créa le monde, il le regarda et, l'ayant regardé, il le jugea parfait. L'œuvre des six jours était belle. » Le mal même est moins le mal qu'une privation du bien, une ombre à la lumière et qui la met en valeur ; comme une dissonance rattrapée par la consonance universelle. « Le Verbe a tout ordonné avec mesure, ayant soumis la dissonance des éléments à la discipline de l'accord pour se faire du monde une symphonie. » (*Protreptique*)
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L'art, dans ces conditions, était distinct mais inséparable du culte comme l'a bien senti le chrétien orthodoxe Vladimir Volkoff : « L'art et le culte sont, les deux faces d'une même médaille miraculeuse. » Réciproquement, l'amour de Dieu était un art, l'art des arts : « Ars est artium ars amoris », disait Guillaume de Saint Thierry.
Au contraire, le sens le plus profond de l'art abstrait est dans la rupture avec Dieu, qui s'exprime d'abord par la méfiance à l'égard du monde : « La poussée de l'Einfühlung (sympathie symbolique), écrit Worringer, avait pour condition un rapport de confiance total et heureux entre l'homme et les phénomènes extérieurs, alors que la poussée de l'abstraction est, au contraire, la conséquence d'une grande inquiétude intérieure chez l'homme. »
La méfiance prélude à la révolte. La beauté du monde où nous décelons, selon la belle expression d'Henri Charlier, « les assises naturelles de la gloire future », les artistes abstraits la rejettent : « Les beautés de la nature que nous admirons, les collines, les fleuves, les couchers de soleil, ne sont-ils pas le résultat de catastrophes plutôt que l'expression des lois de la beauté qui préoccupent l'artiste ? » écrit Malévitch.
Par représailles peut-être, l'homme se sacre Dieu. C'est dans les *Chroniques d'art* de Guillaume Apollinaire que l'on peut le mieux ressentir les causes et les effets de ce sacre insensé et dérisoire de l'homme par lui-même. L'artiste, rival de Dieu, se veut indépendant, délivré de toute référence : « Il ne doit rien à ce qui l'entoure. Son esprit a provoqué volontairement le crépuscule de la réalité. » Ce crépuscule de la création divine s'accompagne d'un culte pour le monde industriel, pour « les oiseaux étrangement humains, les machines filles de l'homme et qui n'ont pas de mère ». Apollinaire, loin de la « Création neuve comme au premier jour parce que reflet de l'Éternel », s'épuise à courir après le nouveau, les modes vite démodées puisque filles du temps. Quête vaine, il le sait, comme le rêve d'Icare qui est un leitmotiv de son œuvre. Et cet art moderne a quelque chose de suicidaire.
Mais c'est que, selon lui, il faut être Dieu, ou mimer Dieu : « La toile doit présenter cette unité essentielle qui, seule, provoque l'extase. Chaque divinité crée à son image ; ainsi des peintres. » Et dans ce mimétisme étrange, où l'homme singe Dieu, Apollinaire va même, sans le savoir sans doute, reprendre une image que l'on trouve chez saint Bernard et sainte Thérèse, du Feu divin qui, d'un même acte, purifie, illumine, unit à soi, « comme le feu qui transforme toute : chose en lui-même ».
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Apollinaire écrit : « La flamme est le symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambent en rayonnant. La flamme a la pureté qui ne souffre rien d'étranger et transforme cruellement en elle-même ce qu'elle atteint. » Les images religieuses reviennent, obsédantes : « Considérer la pureté, c'est baptiser l'instinct, c'est humaniser l'art et diviniser la personnalité. » Cet étrange baptême ne fait pas passer de la vie naturelle à la vie surnaturelle, mais de l'instinct attiré et trompé par le réel (selon Apollinaire), à l'esprit de l'homme qui, comme Dieu, crée ex-nihilo.
Ces textes d'Apollinaire correspondent à la promesse du serpent : « Vous serez comme des dieux. » « Le peintre, écrit-il, doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité. » La sanction en est la faillite de l'art abstrait. La « mort de Dieu », proclamée par Nietzsche, ne va pas sans la mort de l'homme.
Le beau, splendeur du vrai
« Le beau est la splendeur du vrai », disait Platon. Le mot grec qui signifie vérité (alètheïa) suppose l'abnégation de l'esprit devant le réel qui se dévoile sans se laisser domestiquer. Le Léthé, c'était aux enfers le fleuve de l'oubli, la source dont les mortels buvaient pour oublier la vie terrestre. L'alètheïa, c'est se déprendre de l'oubli, du sommeil, de la mort ; c'est lever le voile.
Les chrétiens orthodoxes se montreront particulièrement sensibles à la vérité comme moyen de lever le voile, et, dans l'Évangile, aux théophanies : l'art byzantin représentera souvent l'Épiphanie et la Transfiguration.
Or, l'artiste est un visuel, et un voyant. Sans rien renier de ce qu'il voit, il est un visionnaire qui capte l'essentiel ; il « voit ce que nous ne voyons pas ».
Henri Charlier trouve le modèle de l'art dans l'Évangile de la Transfiguration : « Les artistes ne séparent pas le vrai de cet éclat du vrai qui est la promesse, le gage et le germe de la transfiguration à venir. » Il précise et serre le texte : « Le six août de l'an vingt-neuf, Notre-Seigneur, prenant avec lui Pierre, Jacques et Jean, ouvrit leurs yeux à l'éclat véritable de la nature humaine unie à Dieu. Mais Notre-Seigneur jouissant de la vision béatifique, cette gloire que les apôtres voyaient pour la première fois n'était pas un accident ajouté pour quelques minutes au corps de Jésus. Il était au contraire surprenant qu'on ne la vît point depuis la Nativité. Ce jour-là c'est un voile qui fut levé. »
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Relisons les trois évangiles de la Transfiguration : Marc, Matthieu, Luc. « Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les fait monter tout à fait à l'écart sur une montagne élevée. » Trois privilégiés : le secret de Dieu n'est pas pour tous, et la consigne du Christ sera de ne pas livrer ce secret. Une haute montagne : l'Hermon, au sommet de presque trois mille mètres, et non le Thabor. La Transfiguration n'aura lieu que dans la solitude, et au terme d'une véritable ascension, qui aura pour effet d'assoupir les apôtres, comme plusieurs fois, à l'heure des grands mystères. « Alors Jésus fut métamorphosé devant eux », c'est-à-dire qu'un instant, Jésus apparaît tel qu'Il est. Le miracle de la suspension, qui empêche de voir dans l'Humanité la Divinité, est brisé par un nouveau miracle, « par lequel il était accordé momentanément au corps passible d'être entouré de gloire ». (Cajetan) La Transfiguration lève le voile ; et l'éclat de Dieu éveille soudainement les apôtres endormis.
Pour dire l'événement, les évangélistes s'essaieront aux images. Marc écrit : « Ses vêtements devinrent resplendissants, d'une blancheur extrême, tels qu'il n'y a pas de foulon sur la terre à pouvoir blanchir ainsi. » Matthieu trouve-t-il trop commun le teinturier de Marc ? Il rehausse le tableau : « Son visage brilla comme le soleil ; quant à ses vêtements, ils étaient blancs comme la lumière. » Quand il s'agit de Dieu, la lumière est la meilleure analogie : Platon aussi l'avait compris, tout en en sachant l'insuffisance.
Quant à Luc, il n'use d'aucune image, et ne garde pas le terme de métamorphose ; à cause des païens peut-être, et pour éviter tout rapprochement équivoque avec leurs dieux ; mais surtout parce que la réalité divine est indicible, et ne s'accommode pas des images.
La réalité miraculeuse de la Transfiguration permet par analogie de définir l'art : il a pour fonction de lever le voile, au moyen des images. Il saisit l'apparition au-delà de l'apparence.
Deux tentations :\
les Byzantins et saint Bernard
Dans l'Évangile de la Transfiguration, l'image un peu grossière de Marc, et l'absence d'image chez Luc, nous éclairent sur une querelle qui, d'Orient en Occident, marqua l'art chrétien, et permet de cerner la difficile fonction de l'art.
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Les chapiteaux romans étaient pour les hommes du Moyen Age d'inépuisables catéchismes. Ils savaient instinctivement qu'ils allaient à Dieu par les images, aimantés vers Dieu par la voie de ces figures taillées dans la pierre où l'humain ne risquait pas de les retenir, car ce n'est pas l'expression humaine qui y affleurait, mais la similitude divine : « Les sculpteurs du Moyen Age déçoivent notre goût de la psychologie », parce qu'ils visent « cette part de nous-même qui est au-delà des passions et qui est faite pour la contemplation », remarque le « petit frère », André Charlier.
Mais les chrétiens ont eu leurs hésitations. Certains ont cru aller aux images comme à Dieu ; d'autres ont prétendu que les images, par divertissement, détournaient de Dieu. Les premiers risquaient l'idolâtrie, et deviendraient la cible des iconoclastes, les seconds dénaturaient l'art en le réduisant à une distraction.
Pour les byzantins, représenter quelque chose ou quelqu'un signifiait rendre présents la personnalité, l'être de cette chose ou de cette personne. Dans ces conditions, l'artiste ne créait pas pour son plaisir et pour sa gloire, et c'est au seul hasard que l'on doit d'avoir conservé les noms d'une poignée d'artistes byzantins antérieurs au XIV^e^ siècle. Et l'on constate que l'effondrement de la tradition de la mosaïque à Byzance coïncide avec l'arrives du concept occidental d'individu. Il est étrange de voir, sur les fresques byzantines, combien les visages de la foule se ressemblent. Jacques Lacarrière, dans *L'Été* grec, s'interroge sur la similitude des visages des ermites rencontrés sur l'Athos et ceux des icônes : « Comment s'effectuent dans les corps ces subtils agencements, ce lent pétrissage qui modèlent peu à peu les visages vivants sur ceux des fresques et des morts ? » Un ermite du sud de l'Athos lui donne cette étrange explication : « Vous avez sûrement remarqué ici les visages des saints et des ascètes sur les fresques ? Ils se ressemblent tous. Ce n'est pas parce que le peintre ignorait l'art des portraits. C'est parce que dès cette vie leur sainteté et leur ascèse ont déjà transformé leur visage, leur ont donné l'apparence que nous aurons dans la vie éternelle. »
D'où le caractère sacré de l'art byzantin, mais son risque aussi, qui est de confondre l'objet d'art et l'objet de foi. L'extrême précision des techniques nous étonne. Mais c'est que la réalisation de l'icône a un caractère cultuel. Par l'icône, le fidèle croyait entrer en relation avec l'esprit du personnage représenté. La communication qui s'établissait, par exemple, par l'intermédiaire de l'icône de saint Michel archange, permettait au fidèle d'honorer saint Michel dans les cieux. Aussi les icônes devaient-elles être peintes de face, et possédaient-elles leur nom inscrit sur le côté. Saint Basile, au IV^e^ siècle, affirme que le portrait recelait une sorte d'identité avec son modèle et que, de cette façon, l'hommage rendu au portrait atteignait le modèle. La vénération des icônes se traduit aujourd'hui encore par les gestes cultuels répétitifs et précis, que le chrétien orthodoxe accomplit devant chacune d'elles.
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La dévotion aux icônes déclencha la « querelle des images » et les flambées iconoclastes. Elle confondait l'art et le culte, avec quelque chose du désir de retenir la Divinité captive de son effigie.
A l'extrémité inverse, un saint Bernard craignait la beauté comme une rivale de Dieu, même si elle était à son service : « Ô ma fille, tu es trop belle ! » s'était-il exclamé devant le chantier de Hautecombe. Il condamnait l'iconographie romane à cause de la séduction de sa beauté. Il semble que l'abbé de Clairvaux, déjà, ait perdu le sens de l'art roman, tout tendu vers Dieu et ordonné à lui, et l'ait confondu avec l'art à venir, fait pour le plaisir : « L'on passe toute la journée à les admirer pour elles-mêmes, disait-il des sculptures romanes, au lieu de s'édifier à lire la loi de Dieu. » La nudité certes est devenue grand art dans l'architecture et la sculpture cisterciennes. N'empêche que l'esprit cistercien rompt avec l'humilité bénédictine qui réside dans la reconnaissance de l'humaine condition, assez fragile pour avoir besoin de signes qui chantent, dansent et « bondissent ainsi que des béliers ».
En condamnant un esthétisme qui pourtant n'existe pas dans l'art roman, n'est-ce pas l'attitude naissante de l'esthétisme que saint Bernard propage, fût-ce en la reniant ? Et n'est-ce pas, ainsi, la psychologie qu'il introduit ? Les auteurs de *L'Esprit de Cîteaux* (collection Zodiaque) remarquent qu'ils ont choisi uniquement des textes de saint Bernard, à cause de sa personnalité très tranchée, alors que l'esprit clunisien, volontiers pluraliste dans l'art, est « comme-un » dans l'expression de la pensée monastique. Pour cela, *L'Esprit de Cluny* amalgame, sans heurt, des textes provenant de divers grands abbés. Avec l'esprit cistercien, donc, naît déjà l'individualité. « Saint Bernard est à la charnière de deux époques », écrit le Père Bouyer. Et Dom Anselme Stolz : « La théologie de la mystique, fondée sur le donné de rédemption et de grâce que nous révèle la parole de Dieu, commence à faire place à une psychologie de la mystique, plus attentive aux phénomènes intérieurs -- ce qui présage les écrits où ceux qu'on appellera désormais à titre spécial « grands mystiques » décriront leurs états, pourtant ineffables. »
L'art est transfiguration
L'art, même sacré, n'est pas le culte, comme avaient tendance à le croire les byzantins, il est une allée en douceur vers le culte ; il n'est pas non plus un divertissement, comme le croyaient les cisterciens ; il est de ces canaux moyens privilégiés par où coule la grâce, et dont on n'a pas le droit de nous priver, à cause de la fragilité humaine.
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Henri Charlier écrit : « Le beau c'est Dieu lui-même. Il est le Souverain Beau comme le Souverain Bien. Il est la Beauté du Bien qu'il est. » Après tout, de même que le Christ a sanctifié les larmes en pleurant devant le tombeau de Lazare, il a sanctifié la beauté et le regard autant que l'intelligence. Vers Emmaüs, il « expliquait » aux disciples l'Écriture ; mais le mot grec fait appel à la vue : il leur ouvrait, leur dévoilait les Écritures. Quand ils le reconnaissent à la fraction du pain, le même vocabulaire est repris : leurs yeux s'ouvrirent.
« Nous ne voyons pas ce que nous voyons. » Mais nous savons gré à l'artiste de nous faire voir, et s'opère en nous, alors, une reconnaissance, dans les deux sens du terme. A l'artiste revient de faire voir, à travers les figures et les accidents de la matière -- et sans renier ceux-ci -- l'essentiel qui est esprit, et que révèlent et masquent à la fois ces figures.
Que l'on puisse aller à la Bonté de Dieu par la beauté du monde et de l'art, l'austère saint Bruno en témoigne, s'écriant devant la magnificence du massif de la Grande Chartreuse « O Bonitas ! ». Tant il est vrai que la beauté est une figure de la bonté surnaturelle, que l'une transparaît en l'autre, et que la tâche de l'artiste est de retrouver, par *l'affinement* et l'ascèse du regard, par une qualité exceptionnelle d'attention au réel la virginité, la nouveauté première des choses, qui n'est pas la mode, mais la trace, le pressentiment, les arrhes de l'éternité.
Danièle Masson.
### Le rire malsain dans les livres pour enfants
Il y a des modes littéraires et chaque époque a son style. Il paraît qu'au XIX^e^ siècle on était payé à la ligne, ce qui expliquerait en partie sans doute les proliférations descriptives et les histoires qui n'en finissent pas.
Notre époque a un genre bien à elle et que je n'ai trouvé nulle part ailleurs : c'est une espèce de rire jaune et malsain qui ridiculise ce qu'il touche et change l'amusement en dérision ou en malaise, laissant aux muscles zygomatiques le soin de n'être pas fiers d'eux-mêmes, une fois calmés.
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Il y a aussi le plaisir louche des féeries très ambiguës qui ouvrent des portes interdites sur des mondes perfides. On y trouve d'étranges personnages et s'y mêlent quelques éléments de beauté fraîche et pure, souillés par mauvaise compagnie, égarés dans un lieu dont la seule présence est déjà une insulte.
Voici quelques fleurons de ce genre, qu'il faut enlever de vos bibliothèques. *Le luthier de Venise* est l'histoire d'un violon enchanté dont seul un artiste véritable peut sortir une musique. Venise est là, théâtre du conte avec sa foule somptueuse où s'égarent des anges un peu trop jolis, trop nus, dont la beauté fiévreuse est bien plus que louche. Un silence étrange règne sur la ville immobile... Remarquez, la sensibilité est satisfaite : un raffinement exquis préside aux images ; la palette du peintre étale des vieux roses, des bruns veloutés qui charment. C'est dans *l'esprit* même de ces pages que se tient l'appel au mal. Foin des anges blancs ! Ils ne sont que personnages de conte, aussi indéfinissables que ces crocodiles qui sortent, bizarrement, du pavé vénitien.
*Indéfinissable.* Voilà. *Le bien* devient indéfinissable, tout autant que *le mal,* intervertibles, pourvu que ce soit joli.
Des yeux qui ont 6 ans, 7 ans, n'ont pas à avaler pareil mensonge. C'est l'abolition du péché. (*Le luthier de Venise,* Claude Clément, illustrations de Frédéric Clément, éditions Pastel, 26 pages, 1988.)
L'étrange et l'ambigu n'ont pas qu'une expression séduisante. On peut aussi souligner le thème et l'intensifier en créant un monde plus que baroque, présenté comme une grande aventure, quelque chose de chic et d'inattendu dans le genre conte extraordinaire. Il faut voir et lire *Charlie et l'ascenseur de verre* qui nous entraîne en pleine folie. Les personnages inquiétants se mêlent aux adultes approximativement normaux, et le lecteur ressort de cet ascenseur ayant besoin de retrouver le bon air, bien frais, du Bon Dieu. Déjà *Charlie et la chocolaterie* nous avait trimbalé en des lieux impossibles et infréquentables. La tournée de l'ascenseur vaut celle du chocolat, et les petits vieux à moitié momies dorment toujours dans le même lit (tête-bêche !). (*Charlie et l'ascenseur de verre,* Roald Dahl, illustrations de Jacques Faith, 156 pages, éditions Gallimard, collection : « Folio-Junior ».)
Passant du beau à l'ambigu et de l'ambigu au mauvais on arrive à des choses étonnantes.
Un grand livre intitulé *Le grand livre des sorcières* invite à fabriquer un fétiche, à tracer autour de soi un cercle à la craie, et à installer une poupée *qui protège.* Rassurez-vous, la puissance magique lui sera donnée par la fée Rosette et son mainate. La fée annonce : « Un enfant pleure, c'est un malheur ! Rosette et son mainate ne peuvent supporter qu'un enfant en ait gros sur le cœur. Ils sont là et avec la baguette rendent la vie chouette. La moindre larme sonne pour nous comme un signal d'alarme. Vite, nous accourons. Abracadabra, mes petits gars, jouez, riez, et tout ira ! » Après cette lecture les chers petits apprendront qu'en cas d'ennui les sorcières sont là avec leurs livres magiques. On peut jouer avec elles, en faire des poupées et les habiller. C'est tout un train d'anges gardiens d'un nouveau genre qui nous débarque en chapeau pointu avec puissance et grimoires. Merci ! (Restent ces amours de petits jeux avec serpents, monstres, qui doivent enthousiasmer le lecteur, appelé à devenir, lui aussi, sorcier. Remerci.) (*Le grand livre des sorcières,* Colette Hellings et Dominique Maes, éditions Casterman, 74 pages, 1988.)
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Tout le monde ne va pas aussi loin.
Pourtant *5 histoires de neige et de Noël* ne sont pas meilleure nourriture pour l'œil et pour le cœur *Un drôle de Père Noël, Un lion dans la neige, Un enfant est né, l'Ile des ours blancs,* vous font un livre de contes propre à dégrader les 5 sujets à la fois. Comment ? Il suffit de les dévaloriser, les rendant vulgaires, sans tendresse, ni beauté, ni amour, ni charme, ni grâce, sans sel, sans poivre, sans rien du tout. L'enfant voit un monde hétéroclite, un Petit Jésus qui n'en n'est pas un, un Père Noël qui lui fait concurrence, des ours qui n'ont rien à faire ici. Ces histoires deviennent des objets déplacés dans un monde qui n'a pas de sens. Il faut se méfier voyez-vous. Cela rentre. Cela les dégoûte ces enfants. Ils ne le savent pas, mais de telles images dessèchent à la racine leur élan pour aimer la vie.
Chesterton disait : « Nul ne conteste qu'il y a un chemin qui va directement de l'œil au cœur. » C'est ce chemin-là qu'il faut semer d'horizons en fleurs et de profondeurs azurées. Les enfants ont besoin de merveilles pour grandir comme il faut. (*5 histoires de neige et de Noël,* anonyme, éditions Gallimard, 228 pages, 1988.)
Prenez par exemple la *composition* d'un dessin. Il est facile à l'illustrateur de créer un univers de paix et de joie, de gentil désordre familier ou d'intimité tendre. Il peut aussi brosser un fouillis, un monde qui n'inspire que désordre intellectuel et négligence. C'est le cas d'un album intitulé : *Ce que mangent les maîtresses.* (Entre nous, lecture finie on cherche toujours ce qu'elles mangent !) En revanche nous sommes entretenus de la haute tenue de leurs journées dominicales puisque la maîtresse « se bagarre le dimanche avec la directrice ». La même donne différemment le bon exemple à tout le monde. « Ma maîtresse -- nous dit un élève -- a un dessin là. » C'est un beau dragon tatoué sur l'épaule, symbole intéressant, spécialement catholique, comme chacun sait. Le tout dans un désordre où tout un corps de balais serait utile et même nécessaire.
Oh ! les beaux enfants sages et les charmantes maîtresses, et l'âge attendrissant qu'est cette première enfance ! On ne peut vraiment pas admettre de pareils modèles ! Bref, il importe de subtiliser un si joli tableau de toute chambre enfantine. Les bagarres et les tatouages sont d'intéressantes perspectives pour les petits, qui ont l'instinct d'imitation. (*Ce que mangent les maîtresses,* Christian Bruel et Anne Bozeller, éditions Le sourire qui mord, collection : « Plaisirs », 30 pages, 1989.)
Changeons de décor. *Ma vie avec le monstre* nous montre une charmante famille anglaise nantie de deux petits garçons. Bleus et roses, douce chambre d'enfants. Toute la calme atmosphère de gens qui s'entendent bien. Tout l'humour britannique pour traiter de monstre un bébé intempestif. Toute l'astuce d'une affreuse peluche, cornue et laide qui, elle, est un vrai monstre et qui grossit au fil de l'histoire. Elle est de toutes les scènes familiales et préside à la vie quotidienne, accrochée au mur sous forme aussi de portrait. Elle change autant l'atmosphère de la maison qu'un crucifix signe l'esprit d'une pièce. Jolie recette, tout de bleu et de rose donc, pour introduire les vrais monstres à cornes dans la nursery ! (*Ma vie avec le monstre,* Richard Graham, illustrations de Susan Varley, éditions Gallimard, 26 pages 1988.)
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Comme nous disions au début, autres temps autres mœurs, celui-ci étant coutumier du *mauvais rire.* C'est ainsi que pour dénigrer sous prétexte d'humour, l'histoire du *Prince Gringalet* n'est pas mal non plus. C'est tout bonnement une transposition de *Cendrillon* avec pour personnage principal Gringalet, prince de son état, et qui, poétiquement, perd son froc. Grâce à son exiguïté aucun garçon ne pourra l'enfiler et la « chouette » princesse demandera en mariage son éthique propriétaire.
Babette Cole avec son grand talent donne à l'affaire son style dégingandé, ses silhouettes féroces et emporte le morceau dans une gamme acidulée très convaincante. Ouiche ! Le beau pastiche et la ridicule fée ! Le grotesque des métamorphoses manquées ! Rien ne manque et c'est toujours pareil destruction du legs culturel dans une belle explosion de rires. (*Le prince Gringalet,* images de Babette Cole, éditions du Seuil, 32 pages, 1989.)
La même se lance à l'assaut du *P'tit roi Chamboule-Tout* avec sa verve, ses silhouettes à la plume, et sa couleur percutante du plus bel effet. Son humour donne une vie à l'horrible histoire que voici : Il y a cette fois-là un roi et une reine qui ne s'occupent nullement de leur royaume, vivant avec splendeur et comme paniers percés. Arrivent des comploteurs. Ils décident de ruiner le régime. Alors des géants poilus piétinent les châteaux de droite, de gauche et du centre ; « les méchantes fées mitonnent des potions diaboliques » ; les bonnes fées derechef se mettent en grève ; « les dragons draguent dans tout le pays ». Excédé le p'tit prince fait jaillir un bébé génie de... son pot de chambre, lequel génie transforme le couple royal en bébés gâteux. Pour finir, dans un happy-end explosif tout le royaume est mis sens dessus dessous par l'enfant-roi Chamboule-Tout qui ferme les écoles et ouvre des pâtisseries. Figurez-vous que cela passe car les images sont très drôles. (*Le p'tit roi Chamboule-Tout,* images de Babette Cole, traduit de l'anglais par France de Paloméra, éditions du Seuil, 32 pages, 1988.)
Heu...peut-être faut-il développer un peu le sujet ? Admirez un peu la belle initiation à la vie sociale. Elle se règle en faisant appel aux génies, à une nouvelle forme d'emprisonnement politique (-- le landau -- où ils sont si infantiles ces pauvres souverains qu'ils ne risquent pas d'en sortir). J'oubliais le plus savoureux : c'est du p'tit pot où ce p'tit Chamboule-Tout fait ses gros besoins que naît le bébé génie.
Quel joli symbole !
Il faut toujours ouvrir l'œil. Les histoires les plus prometteuses sont parfois les plus dangereuses.
Ainsi *Le fils d'Alexandre* attire-t-il car il est de la célèbre collection du « Signe de Piste ». La déception se fait cruelle quand on avance dans la lecture. Le style très relâché, l'apologie des vertus païennes ne sont pas à eux deux un exemple à suivre. Or les lecteurs de 12 -- 14 ans qui liront cette histoire aiment les modèles à suivre. Nous avons eu, depuis Alexandre, un autre modèle à suivre, Jésus-Christ, et d'autres vertus plus hautes, appelées chrétiennes ! (Fils d'Alexandre, Maurice Vauthier, éditions du Signe de Piste, 222 pages, 1987.)
\*\*\*
L'autre jour j'ai vu passer une sorte de chef-d'œuvre.
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*L Égypte, mythes et légendes* est un très beau livre : illustrations radieuses et paysages ravissants, mise en page séduisante, tout est là pour inviter au voyage. Le lecteur s'embarque et retrouve ses vieilles connaissances : Isis, Osiris, Horus, Amon-Râ. Chaque page commence avec une aventure où l'homme est en proie à la cruauté des dieux et s'achève en douceur, grâce au dieu bon qui répare. Ptah, souvent, est bon, le pharaon est bon, et cette idée revient comme un leitmotiv, soulignée par les commentaires historiques. On y découvre que : « ...un certain nombre de figures divines... ont imprégné profondément la civilisation égyptienne »... et que « Isis, la mère universelle », d'après certains serait à l'origine du culte des Vierges noires du Moyen-Age. Suivent quelques nouvelles de l'au-delà : « Les dieux ont tous quitté la terre, mais ils continuent à vivre, fascinants, dans les cieux comme dans la pensée et l'imagination des hommes. »
Un jeune lecteur fasciné par ces aventures, enchanté de la pesée des âmes -- avec les mauvais qui attendent l'âme à gauche, la balance romaine comme aux tympans de nos cathédrales et la porte du bonheur qui s'ouvre sur la lumière pour les âmes bonnes, -- un jeune lecteur donc sentira la religion chrétienne comme déjà en substance dans l'Égypte ancienne. Celle-ci alors n'apparaît plus qu'en épiphénomène d'une connaissance mystérieuse, déjà en suspens dans la nuit des temps, si obscure et si lointaine que presque inconnaissable. C'est la gnose ; la plus vieille des hérésies resurgit partout en ce moment. Relevons un petit signe parmi tant d'autres. Presque tous les dieux se présentent la croix de vie à la main, laquelle ressemble un peu à la croix catholique. Nulle histoire n'a eu besoin de cela pour donner un fini quelconque aux faux dieux d'Égypte. C'est nouveau et souligne le clin d'œil religieux. (*L'Égypte, mythes et légendes,* Alain Quesnel, Éditions Hachette-Jeunesse, 48 pages, 1988.)
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Revenons plutôt aux auteurs dont le brio intellectuel jette aux yeux une poudre éblouissante.
*Le marchand de mémoire* est d'un style enlevé, éclatant qui retient l'attention. C'est l'histoire d'Améline et d'Éprouvette, deux gamines qui jouent à la petite marchande et rêvent leurs inventions tout haut. Elles regorgent d'imagination et de réparties et les voilà qui dialoguent. Éprouvette propose divers types de cervelle à son amie qui a perdu la mémoire. Améline répond : « De la cervelle d'oiseau, ça m'irait assez bien. Mais vous êtes sûre que la cervelle et la mémoire c'est pareil ? » Éprouvette : « Évidemment la cervelle c'est de la viande dans la tête. On ne vous a jamais appris ça à l'école ? »
On ne peut mieux ni plus brillamment illustrer la définition marxiste : « Le cerveau est une quantité de matière. » (*Le marchand de mémoire,* Christian Poslianec, éditions Hachette, collection : « Bibliothèque Rose », 64 pages, 1988.)
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Pour finir prenons un conte, ou ce qui commence comme un conte avec le charme lointain, ouaté, du grand Nord où il neige.
Caribou, une fille de là-bas, n'est pas encore femme (sic). Sa sœur pourtant lui donne son bébé car il est le fruit d'amours secrètes avec un homme-renne, ce qu'elle ne peut avouer à son mari. Caribou prend d'une plante qui lui donne du lait. Elle peut ainsi allaiter l'enfant mi-homme mi-renne qu'elle élève, seule quelle est, dans la neige, dormant avec lui sous la même couverture de fourrure.
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Dans la cabane Renne grandit, puis un jour il rejoint les *trangl,* hommes-rennes ses frères. Inconsolable Caribou attend, et à son retour devient son amante. Ils vivent alors d'une sensualité sourde, omniprésente dans l'histoire.
Finalement elle attend de lui un enfant, et l'on apprend que les hommes-rennes-trangl sont aussi des *daïmonns.* (*Caribou et le Renne aux yeux d'or*. Meredith Ann Pierce, éditions Flammarion, collection « Castor-Poche », 312 pages, 1988.)
Sans commentaires.
N'est-ce pas qu'il est joli ce conte ? Et comme elle est féerique cette couverture !
Toutes ces histoires ont du glacis, ou du fleuri, ou de l'étrange, un petit quelque chose -- ne serait-ce que le titre. L'enfant s'y enfonce, batifolant en sens interdit ce qui provoque ces accidents invisibles dont seuls les anges découvrent dans leur âme la profondeur et les fractures.
France Beaucoudray.
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## DOCUMENTS
### Dom Gérard premier Abbé du Barroux
*2 juillet 1989*
Le Saint-Siège a nommé Dom Gérard premier Abbé du monastère Sainte-Madeleine du Barroux par un décret qui a été promulgué au Barroux le 18 juin 1989. Le 2 juillet, Dom Gérard a reçu la bénédiction abbatiale des mains du cardinal Mayer. Le 2 octobre a eu lieu la consécration de l'église abbatiale du monastère.
La cérémonie du 2 juillet a fait l'objet, dans le quotidien PRÉSENT du 4 juillet, du reportage suivant de Jean-Baptiste Castetis :
On ne l'avait guère dit. On ne l'avait pas annoncé. L'Una Voce de Montpellier était venue, comme elle le fait chaque année le premier dimanche de juillet, sans rien savoir. D'autres savaient. Les uns et les autres, les innocents et les initiés, cela faisait beaucoup de monde. L'église abbatiale du Barroux, qui n'est pas tout à fait terminée, est déjà trop petite pour le peuple chrétien qui s'y presse. Il faudra fonder encore.
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La cérémonie avait commencé par la lecture, en latin puis en traduction, du décret pontifical nommant Dom Gérard premier Abbé de Sainte-Madeleine du Barroux. On avait remarqué, en tête de la procession d'entrée, la grande allure du cardinal romain qui était venu officier. Dans sa physionomie, dans son port de tête, il y a quelque chose qui rappelle Pie XII à ceux qui l'ont connu ; moins de majesté sans doute, ce cardinal est un moine, mais une même sorte de noblesse dans l'acte liturgique ; et puis cet impressionnant visage ascétique, chevaleresque et net, une gravure de Dürer.
Tout de suite, son allocution. Il est là pour accomplir « la volonté de Jean-Paul II de *faire respecter* la sensibilité des fidèles qui sont particulièrement attachés à la tradition liturgique latine de l'Église ». Il est là pour parfaire « l'insertion du monastère dans la pleine communion ecclésiale ». Dom Gérard avait été en 1975, par un décret signé Mayer, exclu de l'ordre bénédictin et dès lors laissé, avec sa communauté, sans statut canonique. Il retrouve aujourd'hui son statut normal.
Le cardinal Mayer célèbre la messe selon le rite romain traditionnel. C'est pendant la messe qu'il donne la « bénédiction abbatiale ». Son acte principal se situe après le graduel et le chant des grandes litanies, c'est l'antique oraison *ad abbatem faciendam* qui remonte au VII^e^ siècle et qui destine principalement l'Abbé au « gouvernement des âmes ». Elle est suivie de l'imposition des mains, de la remise de la *crosse* (symbole de la charge pastorale) et de *l'anneau* (sceau de la foi et signe de fidélité) ; la *mitre* est remise à l'Abbé seulement après la bénédiction finale, elle doit « le rendre terrible aux adversaires de la vérité » et « assez fort pour les attaquer ».
La cérémonie liturgique de ce dimanche n'est point ce qui confère juridiquement à Dom Gérard la dignité ecclésiastique et les pouvoirs spirituels de l'Abbé : l'acte juridique a été promulgué le 18 juin, c'est le décret dont lecture a été donnée en commençant. Mais en ce dimanche, explique le cardinal Mayer, à l'acte juridique vient s'ajouter cette « solennelle bénédiction liturgique » qui manifeste « l'importance primordiale de la mission qui est confiée à l'Abbé pour la vie du monastère et même pour l'Église entière ». Certes, il se passe quelque chose, en ce dimanche 2 juillet, fête de la Visitation, qui concerne toute l'Église.
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Et d'abord, la famille bénédictine se retrouve : *et c'est autour de ce qu'elle a de plus traditionnel et de plus dynamique.* Il est bon, et de portée ecclésiale, que ce soit sous l'égide du cardinal Mayer, qui est un moine bénédictin. Un moine cardinal, voilà les choses en ordre. Plusieurs des plus grands papes, des papes canonisés, ont été des moines.
S'il était au Barroux en mission, d'ordre du souverain pontife, le cardinal Mayer était aussi à la fête. Il voit renaître l'Ordre de saint Benoît. Il voit le renouveau des observances monastiques, de la prière liturgique, de l'adoration. Il voit un peuple chrétien qui, sans aucune astuce de music-hall, *participe* à la messe, *participe et chante en latin.* Il voit les représentants de la famille bénédictine qui sont venus entourer et féliciter Dom Gérard. On comptait quatre Abbés mitrés. Il y avait Fontgombault. Il y avait Randol. Il y avait Saint-Benoît-sur-Loire. Il y avait Aiguebelle. Il y avait même La Pierre-qui-Vire.
Et naturellement plusieurs autres personnalités ecclésiastiques : l'abbé Toumyol du Clos, l'abbé Pozzetto, l'abbé Bisig, le P. de Blignières OP, Mgr Tchidimbo, et le vicaire général de l'archevêché d'Avignon, Mgr Amourier. Des personnalités laïques aussi, parmi lesquelles on remarque surtout Jean Roussel, Bernard Antony, Danièle Masson, Patrice de Plunkett, Annick de Lussy.
Ce dimanche au Barroux a été un acte éclatant -- éclatant de splendeur liturgique -- un acte de suprême souveraineté du souverain pontife. Les ordres religieux sont de droit pontifical : ils relèvent directement du pape. La juridiction immédiate et universelle du saint-père sur l'ensemble de l'Église et sur chacune de ses parties s'exerce ici par la commission *ad hoc* que préside le cardinal Mayer. Il est venu en personne exercer (et au besoin rétablir) là souveraineté pontificale en faveur de la liturgie traditionnelle de l'Église latine.
La liturgie traditionnelle de l'Église latine ! Pendant la cérémonie Jean Madiran, qui était assis sur le même banc que moi, a observé : « *L'Église latine a été assassinée par ses évêques au point qu'on ne sait même plus ce que signifient ces deux mots :* "l'Église latine". *Aujourd'hui le pape, qui est son patriarche, lui rend un grain de vie : un grain de sénevé.* »
On a vu ce dimanche beaucoup d'yeux qui étaient humides, mais cette fois c'étaient des larmes de joie ; et de tendresse respectueuse pour le Très Révérend Père Dom Gérard, premier Abbé de Sainte-Madeleine du Barroux. On se souvenait des heures sombres, quand des docteurs bénédictins éminents, quand des Abbés mitrés venaient dire à Bédoin, comme ils le disaient dans leurs monastères en pleine révolution :
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-- Personnellement j'aime le silence, la prière, l'adoration, la liturgie latine, les observances monastiques transmises jusqu'à nous par nos anciens : mais aujourd'hui ce n'est plus possible, il faut en faire le sacrifice, le monde a changé, l'Église a évolué...
Certains disaient même :
-- Il faut en faire le sacrifice *par obéissance.*
Dom Gérard n'a jamais cru qu'il puisse y avoir obéissance légitime dans l'impiété ; obéissance à l'impiété.
Oui, ce dimanche 2 juillet, chacun se souvient des circonstances diverses, chacun se souvient de ses circonstances à lui, qui lui ont fait un jour rencontrer Dom Gérard, les plus anciens aux longs souvenirs, les plus jeunes qui veulent apprendre. Chacun se souvient ou s'enquiert des péripéties ; des origines ; de Bédoin. Des origines plus lointaines aussi. Des origines dans l'Ordre de saint Benoît. Des origines dans le siècle. De Maslacq. Les deux frères de Dom Gérard sont là bien sûr. Jean et Hubert, eux aussi sont d'anciens élèves d'André Charlier.
Et ce même dimanche, le soir, il y a une prise d'habit au Barroux : un petit-fils d'André Charlier reçoit l'habit monastique. Quel signe de la *piété de Dieu,* je dis, je peux dire « piété », la piétas *superna* qu'ose dire notre prière à l'Ange gardien. Mais ne cherchez pas le nom d'André Charlier dans les dictionnaires. Il est dans un autre Livre.
\[Fin de la reproduction du reportage de Jean-Baptiste Castetis paru dans *Présent* du 4 juillet 1989.\]
Dans le même numéro de PRÉSENT, un éditorial de Jean Madiran intitulé « L'exemption n'est pas une concession » :
Il y a dans les dépêches, et jusque dans le *Figaro,* l'idée erronée que la bénédiction abbatiale de Dom Gérard est un exemple éminent de ces « concessions » que le Vatican fait à certaines « communautés traditionalistes » en leur octroyant « un statut d'exemption » qui leur permet d' « échapper à la tutelle locale de leur évêque ». C'est ce que raconte doctement Nadège Puljak-Ehrmann à l'AFP. C'est aussi ce qu'imaginent plusieurs évêques qui s'élèvent contre de telles « concessions », où ils voient en outre une atteinte à leur pouvoir épiscopal.
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Mais l'*exemption* n'est pas une *concession.* Elle est un *droit* traditionnellement reconnu, à divers degrés, aux différentes communautés religieuses : leur existence, leurs constitutions et leurs activités relèvent, pour une plus ou moins grande part selon leur nature, non point de l'évêque du lieu mais directement du Saint-Siège ; « leur » évêque est l'évêque de Rome, l'évêque universel de toute l'Église. Alors, bien sûr, il y a souvent eu dans les épiscopats une tendance réclamant la suppression ou au moins la réduction de cette « exemption » des ordres religieux. C'est une vieille querelle, toujours renaissante, mais elle n'est pas spécifiquement liée aux contestations post-conciliaires ni à la politique vaticane du moment.
La communauté du Barroux avait toutes les caractéristiques nécessaires pour être canoniquement érigée en monastère *sui juris* (autonome), et ce monastère avait les dimensions d'être reconnu comme abbaye, avec pour supérieur un Père Abbé. Il n'y a en cela aucune concession, aucune faveur, aucun passe-droit, mais une reconnaissance d'un état de fait. C'est la non-reconnaissance qui eût été une anomalie.
L'année dernière, plusieurs avaient craint ou pronostiqué que des pressions seraient exercées sur le Barroux pour le faire renoncer à la messe traditionnelle, au catéchisme traditionnel, à la prédication anti-moderniste. Il n'y a eu aucune pression ni même aucune négociation ou demande de cette sorte : on lira sur ce point, dans ITINÉRAIRES de juillet, la lettre que m'écrit Dom Joseph Vannier, où il en porte le témoignage catégorique. Voici qu'une certaine presse le brocarde pour être revenu au Barroux après l'avoir quitté. Mais dans les deux cas il a donné ses raisons, et ce sont elles qui importent : ses craintes l'année dernière, et maintenant sa constatation qu'elles ne se sont pas vérifiées.
A cause des malveillances, des calomnies, de la prépotence des intellectuels de gauche dans les médias même catholiques, et du gauchissement subséquent d'une grande partie de la hiérarchie ecclésiastique, le Barroux passait pour une sombre caverne d'extrémistes plus ou moins criminels ou extravagants. Il est resté lui-même dans la mauvaise fortune, la contradiction, le dénigrement. Aujourd'hui plusieurs de ceux qui le considéraient comme une survivance obsolète et viciée ont évolué dans leur jugement, ils *reconnaissent* que ce monastère est fidèlement catholique et fidèlement bénédictin.
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Cette reconnaissance est bonne à ceux qui en bénéficient, elle leur était due ; mais elle éclaire aussi, c'est la grâce que je leur souhaite, ceux qui l'ont discernée et décernée. Un certain nombre de choses précieuses et vénérables, et nécessaires au salut -- dans le catéchisme et dans la liturgie -- passaient pour n'être plus admirables ; pour n'être plus catholiques ; elles n'étaient plus reconnues pour ce qu'elles sont ; les préposés ne savaient plus les reconnaître. Il faut bien qu'ils réapprennent ; et qu'elles ne soient plus frappées d'interdit.
\[Fin de la reproduction de l'éditorial de Jean Madiran : « L'exemption n'est pas une concession » paru dans *Présent* du 4 juillet 1989.\]
Dans le même numéro de PRÉSENT, une « Brève notice sur Dom Gérard » :
Baptisé en 1928, Gérard Calvet a prononcé en 1954 sa profession solennelle au monastère de Madiran (Hautes-Pyrénées) depuis lors transféré à Tournay. Cette année 1954 était une année mariale, proclamée par Pie XII à l'occasion du centenaire de la définition de l'Immaculée-Conception. Ce fut aussi l'année de la canonisation de saint Pie X, par laquelle l'Église a désigné le modèle de ce que doit être la sainteté moderne sur le trône de Pierre.
Dom Gérard a été ordonné prêtre deux ans plus tard : 1956, l'année où l'Occident abandonne la Hongrie révoltée contre l'esclavage communiste ; l'année aussi où Pie XII déclare que son message ne parvient pas à la connaissance de la plus grande partie du peuple français. Et c'est l'année de la première crise ouverte, dramatique, déjà insolente du catéchisme en France.
Avec le remue-ménage du concile, bouleversements et innovations de toutes sortes entrent dans les monastères bénédictins autant qu'ailleurs. En 1963, le Père Abbé de Tournay, Dom Philibert, envoie Dom Gérard au Brésil pour aider à la fondation d'un monastère dans l'État de Parana. Au bout de cinq ans, se voyant impuissant à enrayer le processus de décadence dans cette petite communauté de huit religieux dont cinq se marieront, Dom Gérard demande au Père Abbé de Tournay, qui est alors Dom Savin, de revenir pour motif de conscience dans son monastère d'origine.
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Constatant à Tournay les mêmes symptômes de désintégration qu'il avait observés au Brésil, Dom Gérard demande de reprendre les observances primitives de sa vie monastique : Dom Savin lui permet en 1969 de profiter de l'hospitalité de l'abbaye de Fontgombault où deux profès de Tournay, fuyant les innovations révolutionnaires, l'ont déjà précédé. Puis, après un an de solitude dans les Hautes-Alpes où son Père Abbé lui avait donné l'autorisation de séjourner, Dom Gérard reçoit la permission de s'installer dans un petit monastère désaffecté du Vaucluse : le prieuré Sainte-Madeleine, à Bédoin. Il s'y établit en 1970, en la fête du Cœur Immaculé de Marie. Depuis le début de l'année, la messe traditionnelle, latine et grégorienne est interdite en France par un abus de pouvoir impie et frauduleux.
Ce n'est point Dom Gérard qui a pris l'initiative de la séparation : il a quitté Tournay dans l'obéissance. A Bédoin, en quelques mois, il est rejoint par un, deux, trois jeunes postulants qui désirent être initiés à la vie monastique traditionnelle. Dom Savin soutient (mollement) la communauté naissante ; le 21 mai 1972, il vient à Bédoin recevoir la profession du frère Jehan.
La rupture se produit en 1974 à travers de multiples péripéties. En octobre, le Père Abbé de la Pierre-qui-Vire fait à Bédoin une visite canonique en cravate et complet veston. Il y a déjà sept moines. Le visiteur leur propose de renvoyer Dom Gérard et de leur donner un autre supérieur. C'est à la suite de cette visite que Dom Gérard fut en 1975 radié de la Confédération bénédictine et privé de tout statut canonique. Le décret d'éviction fut signé par le cardinal Mayer, qui était alors préfet du dicastère romain chargé des congrégations religieuses.
En 1979 la communauté de Bédoin comportait 25 membres. Il lui devenait impossible de rester dans le cadre maintenant trop étroit où elle avait pris naissance sans aucune préméditation. Le transfert au Barroux fut alors décidé.
Lors du trentième anniversaire, en 1984, de la profession solennelle de Dom Gérard, Jean Madiran lui adressait une allocution où il disait notamment :
« *Quand nous considérons ces trente années, votre passé, notre passé commun de catholiques français, tous ces événements spirituellement meurtriers que nous avons subis, il nous paraît que votre part a été d'y apporter la réponse bénédictine.*
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« *Ce n'est pas la seule réponse. Il est d'autres vocations et d'autres demeures. Mais l'histoire nous indique, il me semble, que par une grâce mystérieuse la vocation bénédictine a reçu comme la mission d'enseigner, d'équilibrer, de pacifier les autres vocations temporelles et spirituelles : elle le fait déjà par sa seule existence et par sa prière. Elle le fait aussi par sa parole, son conseil, ses monitions opportunes.*
« *C'est ainsi que vous avez été jeté au premier rang sans l'avoir voulu : comme il était arrivé à notre Père saint Benoît. Il y a trente ans vous n'aviez ni imaginé ni même pressenti sans doute que vous auriez les responsabilités publiques qui sont maintenant les vôtres. L'autorité la plus légitime est toujours celle que l'on reçoit sans* (*avoir cherchée.*
« *Vous avez été notre Père saint Benoît visible parmi nous. A son image vous avez été, vous êtes surnaturellement le père de famille.* »
A mesure que grandissait la communauté du Barroux, Dom Gérard renouvelait ses demandes de réintégration dans l'Ordre de saint Benoît.
Au mois d'avril 1989, les « *Déclarations* » de la communauté (qui fixent la manière dont elle applique la Règle de saint Benoît) et ses « *Constitutions* » (qui règlent ses rapports avec les monastères qui peuvent en naître) ont été approuvées par le cardinal Mayer. Le 2 juin, un décret du Cardinal, tenant compte du désir exprimé par la communauté dans un vote consultatif, a « désigné » et « nommé » Dom Gérard premier Abbé de Sainte-Madeleine du Barroux. Le premier Abbé d'une communauté est toujours désigné par l'autorité supérieure, c'est-à-dire par l'abbaye qui l'a fondée ; le Barroux étant une abbaye hors congrégation, l'autorité supérieure est ici le Saint-Siège, en l'espèce la commission ad hoc que préside le cardinal Mayer. Le 18 juin, le décret de nomination a été promulgué au Barroux, et Dom Gérard a été « installé » premier Abbé de Sainte-Madeleine ; il a ce jour-là reçu la croix pectorale, insigne de sa dignité. La mitre, la crosse et l'anneau, c'est au cours de la « bénédiction abbatiale » du 2 juillet qu'il les a reçus.
\[Fin de la reproduction de la « Brève notice sur Dom Gérard » parue dans *Présent* du 4 juillet 1989.\]
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Calendrier liturgique pour 1990
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============== fin du numéro 337.
[^1]: -- (1). Spécialement celle des enfants prodiges qui, contrairement à leur légende, répètent prodigieusement la géométrie vue ou la musique apprise.
[^2]: -- (1). Yves Daoudal, « La Révolution sacrilège », *La Pensée* catholique n° 241, Paris juillet-août 1989, page 42.
[^3]: -- (2). *Cahiers du Renouveau* n° 71, Paris juin juillet 1989, pages 7 à 10.
[^4]: -- (3). N° 20, Paris février-mars 1989, p. 101.
[^5]: -- (4). *Le Figaro Magazine*, Paris 18 mars 1989, p. 80.
[^6]: -- (5). Bernard Plongeron, *Conscience religieuse en Révolution*, Paris 1969, p. 162.
[^7]: -- (6). Jean Tild, *L'abbé Grégoire*, Paris 1946, p. 137.
[^8]: -- (7). Bernard Plongeron, *Théologie et Politique*, Genève 1974, p. 154. Tild, *op. cit.*, p. 166.
[^9]: -- (8). Plongeron, idem, p. 165.
[^10]: -- (9). Nantes, condamnation du 7 vendémiaire an VII, 29 septembre 1798.
[^11]: -- (10). *Lettre à l'Église du département de la Dordogne*, Toulouse 1793, p. 2
[^12]: -- (11). *Religion et Révolution*, Paris 1976, p. 106.
[^13]: -- (12). *Op. cit.* p. 98 et p. 263.
[^14]: -- (13). Humberto Belli, *Una Iglesia en peligro* (Une Église en péril), ouvrage publié par la Confédération des laïcs pour la foi (C.O.N.F.E.), Bogota 1983, pp. 11 et 21.
[^15]: -- (14). *Théo*, Paris 1989, p. 630, II^e^ colonne.
[^16]: -- (15). *Cristianos latinoaméricanos y Socialismo* (Chrétiens latino-américains et socialisme), C.E.D.I.A.L., Bogota 1972, p. 21.
[^17]: -- (16). *Conscience religieuse en Révolution*, p. 153.
[^18]: -- (17). *Centroamérica en Llamas* (Centre-Amérique en flammes), Nicaragua, Bogota 1982, p. 223, *Una impopular* « *Iglesia popular* ».
[^19]: -- (18). *Concilium*, n° 96, Nimègue 1974, p. 305.
[^20]: -- (19). Sevilla, 1985, volume XVIII, fasc. 1, pages 83 à 109.
[^21]: -- (20). *Conscience religieuse en Révolution*, p. 175.
[^22]: -- (21). Déclaration faite dans l'émission *Dios es un fuego* (Dieu est un feu), diffusée par la 2^e^ chaîne de la Télévision d'État espagnole, le 23 septembre 1988.
[^23]: -- (22). *La Croix*, Paris 19 juillet 1989.
[^24]: -- (23). *L'Homme nouveau*, Paris 19 mai 1985, p. 18.
[^25]: -- (1). Maurice Bardèche : *Léon Bloy*, La Table ronde.
[^26]: -- (2). Il est bon de noter combien il est curieux et significatif qu'à la suite d'Hugues Panassié, tant d'amateurs de jazz, afficionados de la musique noire des USA, soient devenus des lecteurs enthousiastes de Bloy.
[^27]: -- (3). Il y a en réalité pas mal d'autres fautes d'impression (au total tout de même assez peu pour un ouvrage de 412 grandes pages). Page 64 « nous ont », alors que le sujet du verbe est au singulier. Page 207 « programme » pour « programmé » ; et « liant » pour « lisant ». A la 5^e^ ligne de la page 208, les guillemets sont en trop. Le projet de la page 239 ne devrait pas être « abandonnée ». Page 252 : *promundo*, c'est évidemment *pro mundo* en deux mots. Les troupeaux, en page 264, ne devraient pas être « confoncus » mais confondus dans l'unité. Page 324 : la brochure qui « parut en 1900 » n'a pas pu faire l'objet d'une « prépublication en 1901 ». La borne de la page 352 n'est probablement pas « militaire » mais « miliaire ». Page 354, il faudrait « martyre » et non « martyr ». Pourvu qu'il n'y ait pas de coquilles... dans la présente note ! (Note de Jean Madiran.)
[^28]: -- (1). On peut aussi supposer simplement la distraction, l'ignorance, ou bien un lapsus révélateur des obsessions ayant échappé à ses auteurs qui avaient autre chose à faire qu'à consulter le petit Larousse ! Soit ! la passion aveugle ceux qui en sont la proie...
[^29]: -- (2). Le mot fait sa première apparition historique imprimée -- du moins à ma connaissance -- dans le *Bulletin du hot-club de France* n° 63, page 3 de décembre 1956 -- pour connaître la fortune que l'on sait.
[^30]: -- (3). Entre parenthèses comment citer dans un bulletin daté de janvier 88 un article paru le 30 janvier 88 ? Ou bien il y a une erreur dans la citation de la date du *Monde*, ou bien le bulletin a connu des retards de parution ; il aurait fallu alors, étant donné les délais de transmission de la note, dater le bulletin de janvier/ février. Ce n'est qu'une inexactitude de plus...
[^31]: -- (4). ... sans assister à la séance. Certains auraient souhaité entendre de la propre bouche de Mlle Galpérine l'exposé des motifs de sa démission et la part qu'elle avait prise à la rédaction de cet encart. Il était notoire à l'époque que ces arrière-petits-enfants de Léon Bloy avaient lu fort peu de lignes de leur aïeul ; depuis il paraît qu'ils s'y sont mis. Tant mieux...
[^32]: -- (1). Rabelais : *Tiers Livre*.
[^33]: -- (2). Enrésinement : introduction d'espèces résineuses (pins, sapins) dans les taillis de feuillus pour les « valoriser » selon l'ONF.
[^34]: -- (3). *Desséver :* enlever la sève par lent trempage. Ainsi le bois sèche et reste facile à travailler.
[^35]: -- (4). Horse Power : longtemps unité de mesure de puissance.
[^36]: -- (5). L'aménagement d'un cours d'eau en voie navigable et flottable n'est pas de même nature que celui en recherche de puissance -- l'un demande un cours régulier, l'autre une succession de biefs et de chutes.
[^37]: -- (6). En réalité, la brouette existe depuis l'aube des temps, partout. Pascal a mis la brouette en équation, ce qui ne sert à rien pour sortir le fumier !
[^38]: -- (1). Quelques personnes (et il en reste encore) qui aiment mieux Condorcet que la vérité, ont essayé d'insinuer que, dans ces citations, j'avais pu me méprendre en imputant à Condorcet des articles qui n'étaient pas de lui. Que ces personnes prennent la peine d'ouvrir la Chronique de Paris aux dates indiquées, et elles y verront tous ces articles signés en toutes lettres de son nom. Il est possible que cela ne les convainque pas encore : permis à elles de croire que Condorcet écrivait et signait ce qu'il ne pensait pas. Laissons ces dévots et ces idolâtres avec leur dieu.
[^39]: -- (1). Cette romancière danoise (1872-1950) à tendances sociales connut le succès en 1910 et 1912 pour ses récits sur « les problèmes féminins du retour d'âge » (Dict. Larousse), notamment *L'Age* dangereux.
[^40]: -- (2). Roland Gaucher la cite à plusieurs reprises dans son *Histoire secrète du PCF*. (Albin Michel), appréciant notamment le « tableau coloré » quelle a laissé du Congrès de Paris de 1922, dans une brochure parue en 1923.
[^41]: -- (3). Voir dans *Rivarol* du 27 janvier 1989 : « Autour d'Ernest Psichari ».