# 338-12-89 1:338 ## ÉDITORIAL ### Dernier numéro #### I Ce numéro 338 sera donc le dernier. Le dernier de cette série dont la belle régula­rité depuis trente-trois ans faisait que tous les numéros terminés par le chiffre 5 étaient de « juillet-août » ; tous les numéros terminés par le chiffre 6, de « septembre-octobre » ; par le chif­fre 7, de « novembre » ; par le chiffre 8, de « décembre » ; par le chiffre 9, de « janvier », et ainsi de suite. Nous n'atteindrons pas le pro­chain chiffre 9, nous n'atteindrons pas le pro­chain nouvel an. La revue mensuelle ITINÉ­RAIRES aura eu 338 numéros en tout, de mars 1956 à décembre 1989. J'ose penser que ce fut une assez belle histoire ; et qu'elle demeure *nec pluribus impar*. 2:338 Après les pertes subies dans les rangs des abonnés au cours du combat mené depuis l'été 1988, vous n'êtes décidément plus assez nom­breux ni assez riches pour que la revue men­suelle puisse continuer. Elle aura été tuée dans sa dernière bataille. Cela vaut mieux que mourir de vieillesse. \*\*\* Elle aura été tuée par Mgr Lefebvre. Lui seul sans doute le pouvait. Lui seul avait l'autorité morale de faire croire à mes propres lecteurs que je pense « implicitement » le contraire de ce que je dis « explicitement », et qu'en secret j'accepte « toutes » (car il a même dit : *toutes*) les erreurs issues du concile qu'on me voit pourtant combattre publiquement. Accusation imparable dans sa totale gratuité, au-delà de toute argumentation comme de toute réfutation. L'argumentation et la réfutation étant mes seules armes de simple soldat, j'ai été net­toyé par l'arme stratégique de l'accusation gratuite. Je dis nettoyé, lessivé, taillé en pièces : il n'est pour le mesurer que de lire les lettres d'injures que m'ont envoyées des abonnés de cinq, de dix, de vingt ans, retournés d'un seul coup par la parole de Mgr Lefebvre et dévelop­pant cette parole dans toutes les implications qu'ils y trouvaient, me jetant à la face mon infamie de moderniste caché, de progressiste clandestin, de rallié sournois à la maçonnerie, aux juifs, aux puissances d'argent et aux puis­sances infernales. J'ai bien dû constater que Mgr Lefebvre a le pouvoir redoutable, en quel­que sorte magique, de faire croire aux gens le contraire de l'évidence. 3:338 Je lui avais écrit, on le sait, que ma réserve au sujet des sacres du 30 juin 1988 ne justifiait pas qu'*il me fasse ou me laisse attaquer par ses partisans d'une manière qui n'est digne ni de lui, ni de moi, ni de ce qui est en cause.* Cette humble requête et ce pieux euphémisme sont restés sans effet. C'était un euphémisme en ceci que Mgr Lefebvre, en réalité, ne me faisait ni ne me laissait attaquer par ses partisans : c'est lui-même, c'est lui en personne qui avait parlé. Je ne cherche aucunement ici à qualifier ce qu'il a fait. Je dis seulement, parce que c'est vrai, que c'est bien lui qui l'a fait. 4:338 #### II J'imagine le chagrin de ceux qui ont tenu bon, quand je leur annonce qu'ils ne sont plus ni assez nombreux ni assez riches. De mon côté il me semble les entendre me dire qu'on va rega­gner le terrain perdu. D'avance je leur réponds quoi qu'il arrive, quoi que l'on fasse, ceux qui se sont désabonnés dans de telles conditions ne se réabonneront pas dans un avenir prévisible ; probablement jamais. S'ils le faisaient pourtant, comment pourrais-je en tenir compte, comment compter sur eux, si fragiles ? si vulnérables ? Comment bâtir sur leur sable mouvant ? Non, la revue mensuelle a vécu. Ce qui est en question, ce n'est pas de la ressusciter. Ce qui est en question maintenant, c'est de savoir si vous pourrez assurer les moyens d'exister, de travailler et de combattre à la nouvelle série de la revue ITINÉRAIRES, la série plus modeste d'ITINÉ­RAIRES désormais revue trimestrielle. 5:338 Avec les abonnés qui nous restent, avec les abonnements restant au même tarif, avec les rares abonnements de soutien et avec les beau­coup trop rares cotisations aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES (je vous avais demandé de leur envoyer une cotisation de 100 F, ou de 50 F : la plupart d'entre vous ne sont pas assez riches pour consentir un tel effort supplémentaire, dont acte), -- avec tout cela donc, bien soupesé et bien compté, je puis vous proposer quatre numéros par an, un peu plus gros sans doute que n'étaient les numéros mensuels ; ils paraî­tront le 1^er^ mars, le 1^er^ juin, le 1^er^ septembre et le 1^er^ décembre. Ils seront dits numéro de prin­temps, numéro d'été, numéro d'automne et numéro de Noël. Pour n'être pas confondus avec les numéros de la revue mensuelle, ils seront numérotés non plus en chiffres arabes mais en chiffres romains. Notre prochain numéro, le pre­mier de la revue trimestrielle, nouvelle série, sera donc le numéro I du printemps 1990. La vente au numéro par les messageries (NMPP) est supprimée. \*\*\* Faut-il vraiment tenter ainsi de continuer malgré tout la parution d'ITINÉRAIRES, avec la diminution matérielle qui nous est imposée par les circonstances, quatre numéros par an au lieu de dix ? 6:338 Il y a une raison à cette tentative. Nous avons deux combats à poursuivre qui sont spécifiquement ceux d'ITINÉRAIRES : l'un plus visiblement militant, c'est celui de notre opposition critique à la nouvelle religion insinuée à travers le concile et l'évolution conciliaire ; l'autre moins manifestement engagé, c'est celui de la réforme intellectuelle. Ce que nous faisons dans l'In et dans l'autre, ce que nous y appor­tons de spécifique, il n'y a pour le moment, à notre connaissance, personne d'autre pour le faire. Voici quoi. 7:338 #### III Quand, à la fin de l'année 1965, le concile Vatican II se sépara, tous ses textes ayant été votés ou au moins signés par Mgr Lefebvre, la revue ITINÉRAIRES énonça le principe de les recevoir en les interprétant dans l'esprit et à la lumière des enseignements antérieurs du magis­tère. Avant même d'avoir pu faire de ce principe quelque application pratique que ce soit, la revue fut condamnée pour sa position sur le concile, elle fut condamnée par l'épiscopat comme s'opposant coupablement à l'esprit nou­veau, elle fut donc condamnée pour le princi­pe lui-même, pour le principe d'interprétation qu'elle avait énoncé. 8:338 L'esprit nouveau était en effet l'esprit inverse : celui d'une « relecture », celui d'une réinterprétation des enseignements antérieurs, même dogmatiques, à la lumière de ce nouveau concile, pourtant pastoral, mais présenté comme le plus authentique qui ait jamais eu lieu. Depuis plus de vingt ans j'affirme et, il me semble, je démontre, à l'encontre de toutes dis­tractions et diversions, que là se trouve la clef permanente de la crise religieuse actuelle. Je l'ai soutenu contre le P. Congar ([^1]). Je rappelle que tout le monde officiel, y compris le P. Congar, a esquivé ou fui ce débat-là. Même le P. Congar, et tout le monde avec lui, a évité de discuter nos positions, a même évité de simplement nous en donner acte telles qu'elles sont. De son côté Mgr Lefebvre, reçu par Jean-Paul II en 1978, lui déclarait semblablement son *adhésion au concile interprété dans le sens de la tradition :* à quoi Jean-Paul II, semble-t-il, ne fit aucune objection, ou même déclara son accord. Toutefois il n'en sortit rien. J'ai souvent, au cours de ces années, allégué l'*exemple du latin :* il n'est pas le plus important, mais il demeure le plus parlant et le plus clair pour montrer comment se sont agencées les choses du concile, de ses formulations, de ses interprétations, de ses applications. 9:338 La constitution conciliaire sur la liturgie avait ordonné de conserver le latin comme langue liturgique dans l'Église latine, en faisant toutefois une place plus grande aux langues nationales. Au nom de l'obéissance au concile, les épisco­pats supprimèrent ou laissèrent supprimer le latin. Les requêtes contre cette suppression, pré­sentées en se référant au texte conciliaire, n'eu­rent d'autre effet que de désigner ceux qui les présentaient comme des réactionnaires qui « re­fusaient » le concile. Un tel paradoxe n'a qu'une explication. La faille n'est pas entre le « texte » du concile et son « interprétation » ou « applica­tion ». La faille était dans l'intention du législa­teur. L'intention des pères conciliaires n'était pas de conserver le latin : la plupart d'entre eux voulaient ou admettaient sa suppression. Le texte conciliaire maintenant le latin mais ouvrant la porte au vernaculaire n'était pas pour mainte­nir le latin, il représentait au contraire dans l'intention des pères législateurs le plus grand pas vers sa suppression qui leur paraissait possible à ce moment. Sur les autres points comme sur celui-là, *l'esprit nouveau* consistait à tenir les décrets du concile non point pour une règle définie et arrêtée, mais pour un premier pas dans une direction vers laquelle il s'agirait ensuite de continuer d'avancer. 10:338 A des décrets conciliaires ainsi conçus par ceux-là même qui les ont rédigés et promulgués (car enfin le concile n'est pas un ensemble de documents que les uns auraient établis, et que d'autres auraient tendancieusement interprétés et appliqués : le concile a été interprété et appliqué par ceux qui l'avaient fait, c'est-à-dire forcément selon l'intention du législateur), -- à de tels décrets donc, on ne peut obéir qu'en les dépas­sant, éventuellement en enfreignant leur lettre pour répondre à l'intention qui y était plus ou moins dissimulée. Tel est l' « esprit nouveau ». Cet « esprit nouveau » est évidemment le fils du modernisme que combattait saint Pie X ; un fils évolué, plus fortement marqué encore par le subjectivisme d'une nouvelle religion, la religion de l'homme et des droits de l'homme. Comme le modernisme, il ne s'oppose pas au catholicisme de l'extérieur, il le pénètre et s'y mélange, influençant plus ou moins totalement des mem­bres de la hiérarchie qui ne s'en estiment pas moins catholiques. Cela était arrivé déjà avec l'arianisme : sans interrompre pour autant, notons-le bien, la succession apostolique ni dis­qualifier sa légitimité. Dans la situation actuelle, qui est analogue, interpréter le concile -- et au besoin en rectifier les formulations -- à la lumière de la tradition est la seule position qui fasse pleinement droit simultanément à la criti­que nécessaire et à la nécessité d'être d'Église. J'ai bien dit : en rectifier non seulement les applications, non seulement les interprétations, mais au besoin jusqu'aux formulations. 11:338 Car ce concile ne fut ni infaillible ni irréformable. Et s'il n'appartient évidemment pas aux personnes indi­viduelles, clercs ou laïcs, de le réformer elles-mêmes, il leur est loisible d'en réclamer la réforme et de la préparer par une honnête dis­cussion de ce qui est discutable. Un concile pas­toral, au sens où il a voulu l'être, c'est-à-dire au sens où *pastoral* se distingue de *dogmatique,* est en somme un concile pédagogique et tactique. Un désaccord sur la tactique, une divergence sur la pédagogie n'est pas un schisme, et n'entraîne pas une rupture de la communion catholique. A moins que la nouvelle tactique, la nouvelle pédagogie et leur esprit nouveau n'impliquent et n'insinuent une nouvelle religion ; une religion autre. La plupart, même parmi les évêques, ne s'en rendent pas davantage compte que ne s'en rendaient compte, au temps de l'arianisme, les évêques devenus plus ou moins ariens. \*\*\* Là-dessus je prends au mot le cardinal Decourtray. A la différence de ceux qui le soupçonnent de feinte, je m'adresse (mentalement) à lui comme à un homme qui dit ce qu'il croit et qui croit ce qu'il dit. 12:338 Ce qu'il dit là-dessus, c'est en effet ceci : « *Je croyais qu'un nombre plus grand de partisans de Mgr Lefebvre aurait accueilli favorablement les propositions faites par le saint-père dans le motu pro­prio* Ecclesia Dei afflicta (*...*)*.* « *Je pensais aussi que ceux qui ont publiquement refusé de glisser sur la pente du schisme adhéreraient au concile de façon plus claire* (*...*)*.* « *J'admire ceux qui ont quitté Mgr Lefebvre. Mais cette admiration ne m'em­pêche pas de souhaiter qu'ils avancent un peu plus vite et que leur adhésion au concile soit plus nette et plus rayon­nante.* » ([^2]) A lire ces étranges propos, on s'aperçoit que le Cardinal ne connaît vraiment pas la réalité humaine, psychologique, doctrinale, religieuse dont il déplore le manque d'empressement et de vitesse. A part quelques exceptions, dont une ou deux sans doute dans le diocèse de Lyon, les catholiques dont il parle n'ont pas *quitté* Mgr Lefebvre. C'est Mgr Lefebvre qui les a *quittés* par des sacres, le 30 juin 1988, qui les années précédentes n'étaient pas au programme. 13:338 Eux n'ont pas bougé. Eux n'ont pas changé. Exemple : la revue ITINÉRAIRES. Mais puisque le cardinal Decourtray ignore à ce point l'état de la question, et que la conférence épiscopale qu'il préside n'en est probablement pas mieux infor­mée, reprenons les choses point par point. \*\*\* Lorsqu'en 1966 la revue ITINÉRAIRES est condamnée par l'épiscopat pour « opposition » à l' « esprit nouveau » du concile, Mgr Lefebvre n'est pour rien dans cette « opposition ». Les objections philosophiques et religieuses publique­ment formulées à l'encontre de l' « esprit nou­veau » l'ont été par le P. Calmel, l'abbé Berto, l'abbé Dulac, l'abbé de Nantes, Louis Salleron, Marcel De Corte, Luce Quenette, Henri Ram­baud, Michel de Saint Pierre, Henri Charlier, Alexis Curvers et quelques autres auteurs (dont moi-même) qui pour la plupart ont développé ces objections, occasionnellement ou régulière­ment, dans ITINÉRAIRES. Plus tard, en 1969, en 1970, au moment où la nouvelle messe est intro­duite de manière à supprimer l'ancienne, ce sont les mêmes auteurs qui prennent publiquement position, tandis que de son côté Mgr Lefebvre fonde silencieusement Écône. D'Écône sortira tout un clergé formé et ordonné par lui, pour qui la question sera toujours de *suivre ou quitter* Mgr Lefebvre. 14:338 Mais il est d'autres prêtres, il est d'autres laïcs, et surtout il est un *courant de pensée militante,* le nôtre, constitué en lui-même, antérieur à Écône et non pas disciple d'Écône ; absolument distinct d'une institution écônienne et d'un mouvement lefebvriste dont je ne sou­haite ni qu'ils soient traités comme un schisme ni qu'ils le deviennent, mais qui assument évidem­ment ce double risque. Ce double risque, Mgr Lefebvre ne le prenait pas, il l'écartait au contraire, il refusait l'idée de sacrer des évêques dans sa *Lettre aux catholi­ques perplexes* (1985). Pour simplifier, mais en prenant garde de tomber dans le simplisme réducteur du cardinal Decourtray, disons que le courant de pensée critiquant le concile pouvait en gros reconnaître un abrégé ou une vulgate de ses positions dans cette *Lettre aux catholiques.* Il peut toujours l'y reconnaître. Il ne s'est pas séparé de ce que Mgr Lefebvre énonçait de 1974 à mai ou juin 1988. C'est Mgr Lefebvre qui aujourd'hui est ailleurs. Je demande au cardinal Decourtray de ne pas prendre une précision pour une invective j'emploie les termes de « simplisme réducteur » pour lui faire saisir comment je ne puis pas ne pas ressentir un propos, le sien, qui implique l'assimilation de toute critique du concile à des sacres épiscopaux schismatiques. 15:338 Les deux cho­ses ne sont pas nécessairement liées, sinon par amalgame indu. Les positions de la *Lettre aux catholiques,* n'allez pas croire qu'elles condui­saient obligatoirement aux sacres, puisqu'au contraire elles concluaient explicitement à leur refus. Et quant à nous, nous avons applaudi la *Lettre* non point parce qu'elle nous aurait convaincus pu entraînés, mais parce qu'elle rejoi­gnait et confortait nos convictions motivées. C'est pourquoi nous ne sommes pas concer­nés par un choix qui serait entre « le concile » et « le schisme ». Nous récusons radicalement, comme double­ment faussé, un choix ainsi formulé. Notre choix, nous l'avons fait entre la conception actuelle de la pastorale conciliaire et la conception traditionnelle de la dogmatique catholique. Si votre pastorale, Monseigneur le Cardinal, n'a pas pour effet de mutiler la dog­matique catholique (ou au moins, la laissant intacte, de la laisser au grenier, comme je le faisais observer au P. Congar, qui n'y a rien répondu), alors c'est à vous de le démontrer : en réfutant nos objections qui vous en présentent depuis vingt ans l'affirmation argumentée. Jusqu'ici l'Église militante avait toujours été aussi une Église réfutante. Depuis vingt ans elle ne l'est plus. Elle use à notre égard de l'argu­ment d'autorité, c'est son droit, mais elle omet d'y joindre ses raisons, et cette omission prolon­gée sape son autorité. 16:338 Contre l'esprit nouveau, contre la nouvelle religion, nous professons ce que l'Église a tou­jours professé, et déjà (en partie) la philosophie naturelle : la primauté de la contemplation sur l'action, de la dogmatique sur la pastorale, de la tradition sur l'innovation. Dans cette ligne, à cette condition, nous ne croyons pas impossible de recevoir et d'interpréter le concile Vatican II à la lumière de la tradition. Voulez-vous que nous en parlions ? Vous vous dérobez à ce débat depuis vingt ans. Même le P. Congar s'est finalement dérobé. \*\*\* Nous ne sommes pas du tout les rescapés que vous croyez, qui auraient in extremis arrêté de glisser sur la pente du schisme : sur cette pente, nous n'étions pas. Nous ne sommes pas des convalescents qui auraient besoin de ména­gements et de temps pour arriver à vénérer plus chaleureusement « le concile ». Cette manière de dire « le concile », de se déclarer pour, de dénoncer ceux que l'on soupçonne d'être *contre,* « le concile » en bloc et sans autre précision, recouvre trop de duperies. 17:338 Comme s'il n'y avait qu'un seul concile qui compte désormais : « le » concile, et puis rien. Comme si vous ne saviez pas qu'applaudissent et qu'enseignent « le concile » des militants qui ne croient ni en Dieu ni au Diable : vous voyez bien que « le concile » n'est pas ce qui marque la frontière entre la foi et l'incroyance ; que ce n'est pas « le concile » qui distingue et tranche si l'on est ou si l'on n'est pas dans la communion catholique. Et puis n'auriez-vous donc point aperçu que « le concile » cela veut dire en France, pratiquement, sur le terrain, huit fois sur dix, une politique de gauche ? Nous ne sommes pas non plus de ces kamikazes suicidaires réclamant l'excommunica­tion comme un honneur. Nous sommes dans l'Église, nous sommes d'Église, nous nous appli­quons à n'enfreindre aucune de ses lois, nous sommes des interlocuteurs qui élèvent publique­ment la voix, qui ont plus ou moins raison, qui se trompent plus ou moins, mais à qui depuis vingt ans vous évitez d'en faire la preuve dans une honnête discussion. Quand je réclame une *honnête discussion* (n'excluant pas la mise en cause des formula­tions promulguées par Vatican II), il me semble parfois entendre murmurer qu'on accepterait tout au plus une *réflexion sans polémique.* Sans polémique ? J'en tomberais volontiers d'accord si l'on n'abusait plus du terme, si l'on n'en affublait plus toute controverse, tout débat contradictoire, finalement toute discussion rigoureuse. 18:338 Je réclame une discussion *honnête* au sens où la France inventa naguère l'archétype, ou peut-être le mythe, de l' « honnête homme ». La polémique s'entend par une exacte méta­phore, une métaphore guerrière. (En Grèce si l'on vous montre un « bateau polémique », cela veut dire un navire de guerre.) Est réellement polémique ce qui, en esprit, traite le contradic­teur comme un ennemi. Dans l'Église, depuis trente-quatre ans, notamment en lisant *La Croix* ou *Témoignage chrétien,* j'ai eu le sentiment de subir de la polémique plus souvent que d'en faire. Mais enfin j'admets que notre critique de l'évolution conciliaire a plus d'une fois sans doute élevé la voix plus violemment qu'il n'eût été convenable : c'était pour essayer malgré tout d'être entendu des pires sourds, c'était pour que nos réclamations aient une chance de passer à travers les portes fermées. Cette excuse n'est peut-être pas absolutoire, je n'en sais rien, je suppose qu'elle est au moins une circonstance atténuante. Je préfère toujours la discussion hon­nête, je crois l'avoir suffisamment montré avec le P. Congar. \*\*\* 19:338 On peut se demander à quel point, dans un univers saoulé d'images, drogué d'audiovisuel, il est encore possible de faire entendre un propos discursif comme celui que je tiens. En tout cas les positions militantes que je viens de dire ne sont discursivement défendues et illustrées de manière suivie, en langue française, que par ITI­NÉRAIRES. Je crois nécessaire de leur conserver ce moyen d'expression. J'invite ceux qui les approuvent à nous apporter leur soutien : plus activement qu'ils ne l'ont fait ces derniers mois. 20:338 #### IV L'autre tâche spécifique -- encore plus spéci­fique -- est la réforme intellectuelle. Je n'ai pas besoin ici de vous fournir de longues explications. La preuve est vite faite. Il n'est que trop clair, en effet, que si vous dites : « *la réforme intellectuelle selon Le Play, Maur­ras, Péguy et les Charlier* »*,* personne en France aujourd'hui, en dehors des lecteurs d'ITINÉRAIRES, ne comprend de quoi donc vous voulez parler ; ni sous quel rapport précis et pour quelle réforme ces quatre noms peuvent être associés. Si vous y ajoutez celui du P. Emmanuel et celui du cardinal Pie, l'ésotérisme du propos devient total. J'ai plusieurs fois vérifié d'ailleurs qu'il me faut écrire le *Père* Emmanuel en toutes lettres ; quand j'écris « P. Emmanuel », quasi­ment tout le monde croit alors qu'il s'agit d'un chanteur qui s'appelle, paraît-il, Pierre Emma­nuel. 21:338 Cette ignorance générale nous constitue comptables d'un héritage que nous ne pouvons laisser recouvrir par l'herbe qui pousse sur les tombes à l'abandon. \*\*\* Il n'est pas exclu que notre présente diminu­tion ne se révèle en définitive beaucoup plus salutaire qu'humiliante. Salutaire parce qu'humiliante, assurément, mais ce n'est pas de cela que je parle, je veux dire autre chose : cette diminu­tion qui est la nôtre accompagne la formidable diminution des capacités de lecture approfondie qui se manifeste dans la jeunesse même la moins inculte. On lui demandera donc un effort intel­lectuel plus marqué mais moins fréquent. Pour continuer à remplir autant que nous le pouvons les deux principales tâches spécifiques d'ITINÉRAIRES, une revue trimestrielle peut fort bien se révéler à l'usage un instrument désormais plus adéquat. En outre elle apparaîtra plus visi­blement, par ce rythme plus rare, pour ce qu'elle a toujours voulu être : destinée à cette partie du public qui demeure capable d'étude, de réflexion, d'esprit critique. C'est en tout cas ce que j'entreprends. 22:338 ITINÉRAIRES, nouvelle série, premier numéro le 1^er^ mars : numéro de printemps. Et puis, cette revue plus pauvre, cette revue plus rare pourra grandir de nouveau, pourquoi pas ? Si vous le voulez. Jean Madiran. 23:338 ## CHRONIQUES 24:338 ### Présence de l'islam, absence du Christ (*En France*) par Guy Rouvrais IL Y A LE DÉBAT autour du foulard islamique : « Faut-il l'interdire ou l'autoriser à l'école ? » et il y a bien plus grave : que ce débat puisse être. Depuis l'avènement de la république laïque, la contro­verse récurrente portait sur la place du catholicisme dans la société française, ses institutions, sa culture, son école. D'un côté, il y avait les « laïques » et de l'autre les « cléricaux ». Ce débat-là appartient désormais à la préhis­toire, ou peu s'en faut. Le débat d'avenir, c'est l'islam en France. Car, bien entendu, ce n'est pas en sermonnant les fillettes musul­manes ou en saisissant le Conseil d'État qu'on y mettra fin. C'est traiter le symptôme, pas le mal en ses racines. Le mal, c'est l'immigration-invasion. Il était vain de croire que les immigrés musulmans n'apporteraient pas avec eux leurs mœurs, leurs coutumes et leur religion. 25:338 Aujourd'hui, on nous explique qu'il convient à des responsables de traiter les problèmes qui se posent. Ils oublient qu'il était aussi de leur responsabilité que le problème ne se posât pas. \*\*\* Nos islamologues, de profession ou d'occasion, expo­sent que les mahométans ne connaissent pas la distinction du temporel et du spirituel, d'où leur propension à investir tout le champ de la société civile. Ce n'est pas faux. Mais ce qui l'est, c'est la proposition corollaire implicite de ce discours : le catholicisme, lui, circonscrit son ambition à la vie personnelle de ses fidèles. Or, s'il est vrai que l'Église reconnaît la distinction du temporel et du spirituel, elle enseigne également que les structures temporelles doivent, elles aussi, être ordonnées à la loi morale et au souverain bien qui est Dieu lui-même. L'autonomie des réalités terrestres ne peut jamais vouloir dire qu'elles peuvent être soustraites à l'autorité du Créa­teur. Il est donc du devoir des catholiques de travailler à l'avènement du règne de Jésus-Christ dans la cité tempo­relle. C'est pourquoi les catholiques avertis de leur doctrine ont toujours combattu l'école sans Dieu, la justice sans Dieu, la société sans Dieu, bref le laïcisme. En ce sens, le catholicisme n'est pas plus « laïque » que l'islam. Nous voulons une France catholique. Et si nous nous opposons à la présence du tchador musulman à l'école, nous sommes partisans du crucifix dans les classes. \*\*\* Les vérités que nous venons d'énoncer ne sont plus professées par les évêques de France. Au nom de la « tolérance », du « pluralisme », de la « liberté religieuse », ils ont accepté, de fait, que le catholicisme soit une religion parmi d'autres, en France, terre catholique. 26:338 Ils manifestent, de temps en temps, quelques sains réflexes. Ils ont protesté contre le film *La dernière tenta­tion du Christ ;* ils ont déploré la mise en vente de la pilule abortive, ils ont réclamé qu'un temps demeure réservé pour le catéchisme dans l'organisation scolaire. On remarquera, toutefois, que ces protestations, gémissements, crispations ne sont jamais exprimées au nom de la royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du droit imprescriptible de la Fille aînée de l'Église, mais au nom des droits de l'homme sans Dieu, du respect du pluralisme ou de la « sensibilité religieuse » de la composante catholique de la nation française. Pour ce qui est du « catéchisme », ils se satisferaient volontiers d'un cours d'histoire des religions où l'islam, le judaïsme et le christianisme seraient traités sur un pied d'égalité. Voilà pourquoi nos évêques furent muets dans l'affaire du tchador. Mgr Lustiger s'est borné à rencontrer le recteur de la mosquée de Paris. Au terme de cet entretien l'archevêque de Paris a conclu qu'il est urgent d'attendre que le dignitaire musulman se prononce avant qu'il ne se prononce lui-même ! Mgr Decourtray, lui, a appelé de ses vœux l'avènement d'une « nouvelle laïcité ». C'est tout. C'est peu. Mais pouvaient-ils réagir autrement, eu égard aux principes qu'ils professent ? La seule réponse convenable eût été de dire qu'en France la religion chrétienne, à l'école et ailleurs, a des droits que les disciples de Mahomet ne peuvent avoir. Renonçant à revendiquer pour l'Église des droits spécifiques, NN. SS. Lustiger et Decourtray étaient condamnés à un quasi-mutisme. \*\*\* Sans aller jusqu'à professer la nécessaire royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; -- ce serait d'un héroïsme médiatique manifestement au-dessus de leurs forces, -- ils auraient pu, au moins, rappeler que la pudeur, la décence, la réserve, sont aussi des exigences chrétiennes. 27:338 Il n'en fut rien. Le collapsus épiscopal dans ce domaine a abouti à laisser aux intégristes musulmans le monopole de la condamnation des tenues indécentes. Ce n'est pas parce que le voile n'est pas l'expression chrétienne habituelle de la décence chez les laïcs catholiques que l'on doit renoncer à les exhorter à la réserve vestimentaire. Mgr Decourtray a tenu à faire savoir qu'il était plus choqué par certaines tenues que par le voile. On le com­prend, certes, mais pourquoi ne s'est-il pas manifesté plus tôt sur ce sujet ? C'est contraint et forcé par l'aiguillon islamique qu'il a dû avouer que certains habits -- ou certaines absences d'habits -- le choquaient. Il l'a fait en son nom personnel. On ne sait pas si c'est au nom de l'esthétique ou de la morale. Il n'a pas tenté de peser de tout le poids de son autorité épiscopale pour rappeler aux chrétiennes -- et aux chrétiens ! -- qu'il y a des vêtements qu'on ne saurait porter car ils peuvent être, pour les plus faibles, une occasion de chute. Le « respect de l'autre » dont se gargarise la littérature épiscopale passe par là aussi. \*\*\* La séparation de l'Église et de l'État, en 1905, n'a pas eu le pouvoir d'effacer près de deux mille ans de civilisa­tion chrétienne. Le christianisme continue donc de marquer les struc­tures temporelles de notre société. C'est pourquoi les non-chrétiens sont contraints de chômer le dimanche, même si leur jour saint est le samedi pour les juifs et le vendredi pour les musulmans. De même, ceux qui croient à la Résurrection, et ceux qui n'y croient pas, se reposent le lundi de Pâques ; et le lundi de la Pentecôte ceux qui chantent le Saint-Esprit et ceux qui l'ignorent sont contraints de rester chez eux. 28:338 Que répondrait-on à ceux qui, incroyants, ou croyants d'une autre religion, estimeraient que c'est une violation de leur droit que de les contraindre à ne pas travailler en ces jours-là ? J'aimerais entendre M. Jospin là-dessus et puis M. Poperen et M. Mitterrand ! La seule réponse est celle-ci : vous êtes dans une société marquée par le christia­nisme, vous devez donc vous soumettre au principe de réalité. Cette réponse-là, c'est, évidemment, celle qu'il faut opposer aux porteuses de voile... et à leurs détracteurs laïques. Guy Rouvrais. 29:338 ### Salut à Jules Monnerot par Georges Laffly « Agir sans se faire d'illusion sur les résultats, sans que cette absence d'illu­sion nuise à l'action. L'esprit scientifi­que et l'éthique tragique deviennent ici indiscernables. » (*Les lois du tragique.*) Le 29 novembre, Jules Monnerot a eu quatre-vingts ans. Occasion pour un lecteur de reconnaître sa dette ; j'indiquerai dans les notes qui suivent ce que ses livres m'ont apporté. Si je ne l'ai pas mieux lu, si je n'en ai pas tiré plus, la cause en est à ma faiblesse. Au moins ne pas l'aggraver par l'ingra­titude. Monnerot a consacré sa vie à la sociologie historique, à l'étude de la société dont il fait partie. Cela ne va pas sans danger. Pour beaucoup de sociétés, cette étude est exclue. La nôtre proclame qu'elle s'offre à l'examen, étant pluraliste, antidogmatique, passionnée de connaissance. 30:338 En fait, elle n'est guère plus ouverte. Et Jules Monnerot, par les exclu­sions dont il a été victime, la censure dont il est l'objet, a pu vérifier la solidité de ses analyses. Il a parlé du « caractère vésicant » de la vérité. Comme il le dit de Pareto, être « ethnographe de sa propre société » n'est pas un métier de tout repos. « Les entomologistes ne sont pas des guêpes. Les insectes n'ont aucun moyen de punir l'entomologiste de son objectivité. Il en va autrement des hommes : ils ont les moyens de punir l'anthropologiste de son attitude inhu­maine. » Retz disait déjà qu'il ne faut pas lever le voile du sanc­tuaire. Dans les sociétés fondées sur le sacré, y penser révélait déjà la fatigue du système. Mais nos sociétés laïques, profanes en principe, montrent par leur rejet violent de l'observateur, qu'elles se considèrent elles aussi comme divines. Un instinct les avertit peut-être que leur vie dépend du mystère qui les entoure. \*\*\* Les vraies perspectives n'apparaissent qu'avec le recul du temps (pas trop grand, ce recul ; passé un certain point tout s'aplatit et se fond). On voit clairement aujourd'hui que, dans les années qui précèdent immédiatement la guerre (37-39), surgit un groupe d'hommes jeunes, extrêmement sensibles aux acquis récents du savoir et de la sensibilité. On y est proche du surréalisme, ou on l'a traversé ; on y est passionné par l'ethnographie, la sociologie, la psychanalyse, qui renou­vellent l'image de l'homme. Enfin, le marxisme leur paraît une donnée évidente. De ce groupe émergent trois noms, ceux de Georges Bataille, de Roger Caillois et de Jules Monnerot. C'est le temps du « Collège de sociologie » et de la revue *Acéphale.* Les trois hommes ont connu des aventures intellectuelles communes, ils ont été liés par l'amitié, et si grandes, si capitales que soient leurs différences, ils sont unis à nos yeux par deux points : 1. contrairement à la plupart de leurs contemporains et successeurs, ils ne se sont pas laissés enfer­mer dans les orthodoxies surréaliste, marxiste etc. 2. chacun d'eux, à sa manière, a tendu de toutes ses forces à faire éclater les frontières des « spécialités », pour contribuer à la constitution d'une science de l'homme incluant les apports nouveaux dont on a parlé. 31:338 Roger Caillois a employé l'expression de « sciences diago­nales ». Il a créé la revue *Diogène* pour que de telles recherches y trouvent leur place. Georges Bataille a poursuivi une expérience intérieure (titre d'un de ses ouvrages) qui touche à l'érotisme comme à la mystique, mais il a aussi réfléchi sur l'économie, et tenté d'établir une théorie dont les principes s'appliquent à l'ensemble de ces phénomènes. Jules Monnerot met à contribution toutes les sciences de l'homme, avec le même souci d'une vision unitaire. Jusqu'ici leur sort a été divers. Caillois a connu la consé­cration officielle : Académie, UNESCO etc. C'est le plus littéraire des trois, lui qui avait commencé par le *Procès intellectuel de l'art.* Bataille après avoir connu une gloire de chapelle (et même de chapelle satanique) est devenu un éclatant soleil noir, célèbre plus encore pour ce qu'il a de pire que pour ce qu'il a de grand. Monnerot, on sait très bien quel est son rang (le premier) mais toutes les censures jouent pour que la piétaille intellectuelle le méconnaisse. Reste que l'on ne peut parler de l'un des trois sans parler des deux autres, et qu'on le pourra de moins en moins. Bataille s'appuie sur Caillois (*l'homme et le sacré*)*.* Monnerot utilise la notion d'*homogène* et d'*hétérogène* que Bataille avait établie. Et de même Caillois se réfère aux deux autres. Ces œuvres, dont chacune est si originale, s'éclairent les unes les autres. Quand on les considère ensemble, on saisit mieux le dessein de chacune, car chacune à sa façon répond à la même question : comment unifier nos savoirs sur l'homme. Il me semble qu'ils sont les premiers à se sentir les héritiers du monde entier. Leurs aînés étaient héritiers de l'Europe : de Dante à Dostoïevski, de Montaigne à Gœthe et à Shakespeare, avec, sur l'autel, Homère et Virgile, et Platon. Mais à notre triade, il faut les religions polynésiennes en sus de Hegel et de Shakespeare, et les mythes des Indiens de l'Alaska comme la pensée chinoise, Gilgamesh et le romantisme allemand. Les hommes sont-ils faits pour digérer des plats si divers ? Ce n'est pas ce qui nous occupe ici. Nous parlons d'une vue *globale* des réponses humaines aux questions éternelles. Et cela ne veut pas dire non plus « mondia­lisme », au sens politique. 32:338 Pas nécessairement, en tout cas. Monnerot au moins s'est engagé dans tous les combats civiques que l'histoire lui a proposés : la lutte contre l'Alle­magne, la lutte pour l'Algérie française (ce qu'on lui pardonne le moins) et aujourd'hui pour l'identité française ruinée et corrodée. \*\*\* Disposant d'une information scientifique extrêmement ouverte, et d'une culture littéraire et philosophique de premier ordre, Monnerot a la capacité de prendre en compte de nombreux paramètres. D'où, chez lui, des rapprochements qu'il est impossible de rencontrer dans d'autres œuvres. Il mettra en parallèle sur le rêve des écrits d'André Breton et les pratiques de tribus « primitives », ou il comparera ce que nous disent de la condition humaine des philosophes contem­porains, Heidegger, Jaspers, et la tragédie d'Eschyle et de Sophocle, avec une embardée du côté de *Bajazet* puis de Kleist. Il ne s'agit pas de briller, il s'agit de montrer, et pour faire voir correctement, d'utiliser différents instruments. Il devient un virtuose dans le maniement de grilles différentes Freud, Pareto, Marx, l'ethnographie, la linguistique etc. De plus, habile à déceler les postulats implicites, non exposés (et parfois non-aperçus par l'auteur), les préjugés d'un discours quelconque, et d'abord ceux qui ne passent pas pour tels (européocentrisme, rationalisme, évolution). Ajoutez à cela les vertus rares : courage intellectuel et civique, indiffé­rence à l'approbation immédiate, ou aptitude en tout cas à ne pas tout soumettre au souci de cette approbation. Enfin une sensibilité vive à la poésie et à l'art. Voilà ce qui fait de Jules Monnerot un élément assez rare du paysage intellectuel fran­çais. \*\*\* Nous sommes loin de connaître toute son œuvre, dont une part notable reste inédite. En 1968, en tête des *Lois du tragique,* il annonce « un ouvrage beaucoup plus ample (*l'Action historique*) qui ne verra le jour, pour autant qu'on en puisse juger, que postérieurement au présent écrit ». 33:338 Dix ans plus tard, il publie deux tomes d'*Intelligence de la politique.* Le premier s'appelle *L'anti providence.* Puis vient le second, où il s'exprime ainsi : « *Introduction à la doxanalyse* est donc le tome II d'*Intelligence de la politique.* Doivent suivre : *Comment lire l'histoire.* *Principes de doxanalyse et théorie moderne des idées.* *Sur les facteurs de l'histoire.* Chaque tome constitue un ensemble. » Peut-être l'*Action historique* et *Intelligence de la politique* sont-ils deux titres différents pour un même ouvrage. Il reste au moins trois tomes que l'on attend depuis dix ans bientôt. \*\*\* Il y a dans les ouvrages que nous connaissons, une rigueur et une suite admirables. Hormis *On meurt les yeux ouverts,* recueil de trois nouvelles, publié juste après la guerre, on s'aperçoit que les enquêtes menées par l'auteur convergent toutes vers le même but, se rattachent toutes au grand ouvrage d'élucidation des actions humaines que l'on peut désigner sous le titre d'*Intelligence de la politique.* *La Poésie moderne et le sacré* rapproche déjà mythe et rêve. Ce livre prépare le chapitre sur la « pensée antérieure » : *les Dieux, les rêves, les mots,* qui ouvre *Introduction à la doxanalyse.* Chapitre dont on verra de mieux en mieux à quel point il peut être fécond. Les figures de rhétorique, dit Monnerot, nous éclairent sur le fonctionnement de l'esprit. « Les tropes sont des modes selon lesquels des événements psychologiques se produisent. » Cette « pensée antérieure » préside aux mythes, aux rêves, à la poésie. L'erreur serait d'y voir une activité archaïque, en voie de disparition (d'ailleurs notre monde de la publicité suffirait à nous prouver le contraire). Certainement il s'agit d'une activité première, fon­damentale, indispensable, de l'esprit. Une question, ici : dans son livre de 1945, Monnerot s'appuie sur la théorie surréaliste de l'image, où tous les rapprochements entre deux termes sont bons, les plus arbitraires étant les meilleurs. Cela convient très bien quand on parle des productions individuelles de l'imaginaire. Mais le mythe est un phénomène social. Il est compris, saisi, par des populations entières, et d'ailleurs par des générations succes­sives. 34:338 Dans la mesure où il est fondé sur des images, ne convient-il pas de tenir compte de ce qu'oppose Caillois aux surréalistes, et de se reporter à l'image « juste ». De même qu'il y a des images justes (et qu'on retrouve dans toutes les traditions poétiques, parce qu'elles jouent d'analogies qui ont une réalité), de même on aurait des mythes « justes », c'est-à-dire qui fonctionnent, qui prennent sens pour les individus les plus divers. \*\*\* Dans ce volume sur *la Poésie moderne et le sacré,* l'auteur esquisse un rapprochement entre le surréalisme et le gnosticisme alexandrin. Il y a aujourd'hui « un besoin de surréel », et le groupe de Breton, si ostensiblement athée, traduisait ce besoin : « Le surréalisme prend place dans une constellation qui pourrait apparaître un jour pré-religieuse, c'est-à-dire religieuse. » Car, Monnerot y revient à diverses reprises, le scepticisme actuel quant au divin, le déclin apparent du religieux, ne sont pas des « acquis » définitifs de la conscience humaine, comme certains le croient. Il n'y a pas là un signe du progrès de l'humanité en marche, et de notre supériorité sur ceux qui nous ont précédé. C'est un mouvement de reflux, une phase d'un phénomène de marée. Dans son livre, Monnerot évoque cette possibilité : ce que fut le gnosticisme par rapport au christianisme (on peut penser qu'il y renforça l'accent helléni­que), le surréalisme pourrait l'être par rapport au socialisme qu'on voit -- qu'on voyait -- s'établir. Cela peut paraître aventuré. Monnerot le note tout le premier. Il signale une piste de recherche. C'est ce que Du Bos, dans son jargon intime, nommait « une pierre d'attente ». Dans une autre œuvre, *les Lois du tragique,* Monnerot traitera au passage de ce « retour du divin ». Là, le parallèle est tracé entre ce que Nietzsche crut un moment pouvoir tenter avec la musique et la dramaturgie de Wagner, et ce que l'empereur espéra fonder sur l'hellénisme. Avec le surréalisme ou avec Nietzsche, on voit l'auteur sensible à une question que des esprits plus sourds n'ont pas encore perçue : à la situation où nous sommes, degré zéro du religieux, une issue est proche. Où le renouveau va-t-il se manifester ? Dans quel point de l'horizon va-t-on voir la porte s'ouvrir ? 35:338 A mon sens, la figure du Christ étant unique et inégala­ble, nous allons vers une nouvelle *invention de la Croix.* Le signe que l'on croit renié va être déterré, érigé à nouveau. (Mais ce n'est pas de mes chemins qu'il s'agit.) \*\*\* Ces *Lois du tragique* sont une étude de l'hétérotélie (du défaut de l'action humaine, qui manque presque toujours la cible, et même si elle l'atteint, déclenche aussi, le plus souvent, des conséquences non prévues et non souhaitables). Cette étude se retrouve agrandie, élargie, dans *L'anti-providence.* De la même façon, dans l'*Introduction à la doxanalyse,* on trouve un exposé montrant la nécessité de ne pas disjoindre psychologie et sociologie, malgré les ukases de Durkheim. Cet exposé prolonge *les Faits sociaux ne sont pas des choses,* paru trente-cinq ans auparavant. Pour agir sérieusement, il faut connaître la situation dans tous ses éléments, les forces appliquées en chaque point, les éléments nouveaux apportés à mesure que le temps passe etc. L'ambition de Monnerot est de construire un appareil permettant cette connaissance avec une approximation rai­sonnable. Depuis beau temps, déjà, on se soucie de prospec­tive. Mais, remarque-t-il, « nos méthodes prospectives jouent sur des modèles, et sur le prolongement de tendances affir­mées. Rien n'existe pour évaluer les renversements de ten­dance, les variations épidémiques de la sensibilité ». Il s'agit de prévoir la surprise, paradoxe nécessaire. D'un instant à l'autre, le paysage peut être modifié par l'irruption d'un élément nouveau. Toutes les prévisions faites selon l'ancien état des choses sont périmées. Les plans sont à refaire. C'est pour cela qu'il est toujours amusant de revoir, après un temps, les *anticipations* qui semblaient le mieux fondées. L'exercice de prévision de l'imprévu, n'hésitons pas devant la contradiction, est nécessaire. Il ne peut être conduit, il me semble, selon les méthodes prospectives habituelles. Il faut faire place au flair, au goût du jeu, sans doute faire appel à l'histoire. N'est-ce pas ainsi que procède Monnerot lorsqu'il se réfère au gnosticisme ou à l'empereur Julien ? 36:338 Faute d'instrument, on ne fait pas place à ces intrusions. On finit par les oublier, donc les nier, alors qu'elles sont fréquentes. C'est l'illusion si courante : *il n'arrivera plus rien.* Ce qui favorise l'euphorie (l'ensommeillement) des gens au pouvoir. L'exemple récent le plus frappant est l'article signé par Francis Fukuyama dans une revue américaine, qui « pré­voit » la fin du marxisme, et par suite « la fin de l'histoire ». La démocratie régnera partout et nous n'avons qu'une crainte à avoir : celle de l'ennui. Ces déclarations ont été reprises très favorablement dans nos journaux très empressés à nous faire croire qu'il n'y a plus de conflits vraiment sérieux. La méthode Rocard, à défaut de les supprimer, les écarte ou les camoufle, c'est certain, mais la réalité se venge cruellement, en général, des peuples qui se laissent prendre à de tels tours. Il est toujours plus difficile d'imaginer ce qui n'existe pas encore, mais pourrait surgir et trouver un terrain favorable, que de faire grossir ou diminuer les éléments connus. L'apti­tude à percevoir la nouveauté, est-ce le sens de la formule : avoir de l'avenir dans l'esprit ? C'est une grande vertu en effet. « Un monde en marche vers une civilisation œcuménique est le siège de processus de *dé* et de *re*-composition, est en proie à une subversion générale et multiforme dont on peut contester le sens, mais non l'existence. Alors comme aujour­d'hui, les couches sociales et les races étaient brassées dans tous les sens de fond en comble. » Ainsi Monnerot parle-t-il de l'Alexandrie des premiers siècles, et de notre temps. Ce sont des mondes où l'incroyable arrive. Qu'on me passe un petit exercice. Je vais essayer de concevoir un événement nouveau, mais non invraisemblable, en partant, bien sûr, de données présentes. l\. Les chanteurs de variétés, par la force des medias, deviennent les interprètes de la sensibilité collective, et, plus encore, ses orienteurs. Ils déterminent des modes. Ils lancent des mots d'ordre. Ils sont en train de devenir des guides. L'un sauve l'Amazonie, et notre oxygène. Un autre s'occupe de l'enfance. Un troisième a réinventé la soupe populaire et la solidarité. Porte-parole de nobles causes, ils augmentent leur prestige, et ce prestige gonfle leur compte en banque. Même s'il n'y a pas calcul, le résultat est inévitable. Reste que ces vedettes se font une réputation de grandes âmes. 37:338 Elles incar­nent une sorte de sainteté pour medias. Notez que leur moyen d'action sur les sensibilités est une musique obsédante par son rythme, par les répétitions verbales. Presque pas de détour par l'esprit, on agit directement sur le système émotif. 2\. Nous sommes à un moment où le besoin religieux n'est pas satisfait. Déclin ou retrait de l'Église (qui n'est pas, pour le moment au moins, compensé par la poussée de l'Islam), déception révolutionnaire. De grandes forces émo­tives restent en quelque sorte en l'air, cherchent à se placer. 3\. Dans ces conditions, on peut concevoir l'arrivée d'un chanteur doté d'une force charismatique réelle, et porteur d'un message politico-religieux. Les extases des « fans seraient multipliées par le passage de l' « Esprit ». Face à cette éruption relayée par les medias, que deviendrait un système politique aussi vermoulu que le nôtre ? Cette rêverie est-elle ici déplacée, je ne le crois pas. La lecture de Monnerot prépare, justement, à de tels écarts. Mon scénario est peut-être maladroit, il n'est pas absurde. \*\*\* Un point sur lequel Monnerot a beaucoup insisté, d'*Inquisitions* à *Sociologie de la révolution* et à *Intelligence de la politique,* c'est la censure. Il y a dans une société donnée, des pensées gênantes, des pensées insupportables. On a fait plus haut allusion au « pouvoir vésicant » de la vérité. Il est vrai que beaucoup d'auteurs se flattent de « déranger », et de dévoiler le « non-dit ». Ils ont l'art exquis de s'attaquer aux puissances agonisantes, aux secteurs non protégés. Leur audace ne leur coûte rien. Ils sont en fait aussi lâches que les voyous qui assomment les vieilles dames. S'en prendre aux questions vraiment sensibles, c'est autre chose. Cela se traduit par une condamnation de fait : on est interdit de media. On n'est plus reconnu, plus nommé, on passe fantôme au milieu des vivants. C'est exactement la peine de *l'anathème,* avec cette différence que la peine n'est pas proclamée -- c'est contraire à nos principes -- mais très exactement appliquée : 38:338 « C'est *la diffusion sociale* qui est pratiquement prohibée, non la pensée même, laquelle de ce fait n'a des chances de diffusion que très réduites. (Nous ne parlons ici que des sociétés à prétentions libérales et nous mettons entre paren­thèses les techniques de conditionnement de réflexes qu'on a vu fleurir dans la publicité commerciale et la propagande politique.) Une représentation à qui l'imprimé est interdit ne peut lutter contre des représentations imprimées. Des repré­sentations contenues dans l'imprimé ne peuvent lutter contre la répétition du son et de l'image par les *mass media* (radio, télévision). La seule exclusion par ces *mass media* constitue une censure minimum garante de non diffusion minima de la pensée. » (*Sociologie de la révolution.*) \*\*\* Une telle action de censure, qui laisse passer certaines idées et arrête les autres, si elle est poursuivie assez longtemps modifie la population. « Au conditionnement que produit un régime politique qui fonctionne, on est redevable du type d'homme correspondant à ce régime. Il est des curiosités que ce type d'homme n'a pas, des directions dans lesquelles il ne regarde pas. Les *mass media* sont aujourd'hui des instruments incomparables pour obtenir ce résultat. » (*L'anti-providence.*) Les exemples sont innombrables. On nommait la presse, hier, « le quatrième pouvoir ». L'expression est devenue plus vraie, est devenue exacte, avec radios et télés. Il y a change­ment de *régime,* passage à une puissance supérieure. « Le nouveau pouvoir naît, nous l'avons dit, de manière sauvage ; il n'a pas sa place toute tracée, dans un ordre qui ne l'attendait pas. La société se trouve assez vite dans un état inavoué et sans doute inconscient de *dyarchie,* et ce dédou­blement de pouvoir, dont l'idée seule est scandaleuse, est *censuré* par la pensée collective et par ses instances officielles. Dès lors, la solution est impossible, parce que le problème est interdit. » (*Inquisitions*) 39:338 Monnerot publie cela en 1973. Qui, à ce moment-là, voit les choses aussi clairement ? Aujourd'hui, elles sont évidentes pour toute personne qui se donne la peine de regarder (ce qui d'ailleurs ne fait pas grand monde). Sans doute la France, pour des raisons historiques, est-elle particulièrement sensible à une telle atteinte. Jouent en faveur de la maladie : la centralisation et le prestige traditionnel de l'État, l'usure de l'âme populaire, le rôle déjà ancien des « intellectuels » etc. Mais les mêmes forces de persuasion collective, partout actives, sont partout efficaces. Et on semble encore, non seulement désarmé devant elles, mais inconscient de leur puissance. \*\*\* Il faut distinguer trois catégories dans les ouvrages de Jules Monnerot. D'abord, les enquêtes générales, qui s'ap­puient sur l'histoire (toute action humaine est située et datée) mais dont l'intérêt principal est indépendant du temps. Disons pour simplifier les livres « théoriques ». J'y classe : *La Poésie moderne et le sacré* (1945) ; *les Faits sociaux ne sont pas des choses* (1946) ; *Les Lois du tragique* (1969) ; et les deux tomes *d'Intelligence de la politique* (1977 et 1978). Mais cet auteur a voulu aussi intervenir dans le combat quotidien, estimant que s'il était perdu, tout avenir était faussé, fermé, pour la connaissance. De ce souci sont nés trois ouvrages qui ressortissent à la science appliquée : *Socio­logie du communisme* (1949) ; *Sociologie de la Révolution* (1969) ; *Inquisitions* (1974) qui est un recueil d'essais divers, où l'on relèvera en particulier une analyse définitive de la IV^e^ République (publiée au début de 1958). Enfin, trois autres volumes sont encore plus proches des circonstances, de l'histoire immédiate, en apportent des ana­lyses qui indiquent les remèdes à appliquer : *La guerre en question* (1951) ; *Démarxiser l'Université* (1970) et *Désintox* (1987). Ces trois œuvres correspondent à trois étapes du combat contemporain, ou, si l'on préfère, de la décomposi­tion de notre pays : la décolonisation et l'encerclement de l'Europe ; la destruction de l'enseignement et la corruption de la jeunesse ; l'attaque contre l'âme du pays et l'identité nationale. 40:338 Trois étages, qui correspondent à des niveaux d'analyse et à des publics différents. Autant d'outils à notre disposition. Qu'en avons-nous fait ? Nous pouvons nous interroger là-dessus. Voilà ce que je voulais rappeler aujourd'hui sur cette œuvre. Georges Laffly. 41:338 ### Histoire simple de la vigne et du vin *en Languedoc méditerranéen* par Francis Sambrès LA VITICULTURE -- la méridionale -- celle qui fait problème est un exemple des maladies qui frappent les agricul­tures de productions uniques, de monoculture celles qui mettent tous les œufs dans le même panier, d'abord dans un esprit de lucre, puis sous la contrainte des fatalités économiques. Les turbulences révolutionnaires et leurs avatars du début du XIX^e^ siècle n'avaient rien changé aux problèmes de la vie rurale tels qu'ils se présentent au fil des jours depuis l'aube des temps. Le poids climatique, les structures géologiques, les reliefs gar­daient la même importance primordiale sur les nécessités d'une vie quotidienne tout entière organisée depuis toujours pour la survie de tous les habitants. On ne connaissait ni famine, ni chômage ; on conjuguait la pauvreté au quotidien, même les riches étaient gueux. Le paysage méridional était immuable avec des plaines irriguées et consacrées aux productions céréalières et fourra­gères, aux jardins ; des coteaux arides plantés de vigne et des espaces désolés de rochers parcourus par des troupeaux de moutons courant après une herbe courte et rase. 42:338 En dehors des fruitiers et des oliviers, les arbres, chênes verts, chênes-lièges, pins et cyprès donnaient au paysage une couleur sans pareille sous les feux du soleil et les rafales des vents. Au milieu du XIX^e^, en France, avec la construction de la société industrielle et la concentration des populations dans des zones périurbaines autour d'usines et d'ateliers, le marché du vin -- jusque là très limité -- se développe et s'organise. La consommation croît de façon considérable, avec la naissance de la « condition ouvrière » et les débuts de l'alcoolisme proléta­rien. La demande devenue importante, les prix augmentent et deviennent rémunérateurs, l'argent afflue alors qu'on en voyait peu et qu'on laissait à l'ombre le peu qu'on avait. On se laisse tenter par des plantations nouvelles, des plants meilleurs, des façons et des fumures privilégiées pour augmenter la production sans en calculer le coût et parallèlement on dépense follement en châteaux, en maisons, en monuments funéraires ; une classe intermédiaire de « petits propriétaires » devenus riches s'installe dans la paresse. Les riches gueux ne le sont plus. \*\*\* Lorsque vers 1860 survint le phylloxera, la région était encore normale et plutôt prospère dans sa structure agricole classique, de polyculture équilibrée à dominante vin, avec pour tout producteur l'obligation dangereuse de transformer sa pro­duction agricole en produit marchand, avec les risques de sa fabrication et les périls de ses stockages, avec aussi la pression d'un marché toujours hypersensible. C'est à cette époque qu'ap­parurent les signes les plus sûrs de toute prospérité : les pauvres se font construire des maisons de riches, les bourgeois des châteaux, et tous, pour leur repos éternel, des tombeaux somp­tueux de pierre sculptée. Si l'on regarde avec soin les cœurs des villages anciens, on voit des constructions de la fin du XIX^e^ qui ne sont pas finies du même élan que commencées -- dont la fin « à l'économie » fait mieux ressortir le début « au somptuaire » -- c'est que la ruine du phylloxera a frappé de plein fouet -- comme la maladie de la pomme de terre en Irlande, les colo­rants chimiques dans la civilisation de cocagne du pastel en Toulousain, ou la rayonne qui remplaça la soie. 43:338 Ce phylloxera -- dont on dira qu'il fut « importé » des USA -- mais dont il est plus vraisemblable qu'il fut le fruit du déséquilibre de l'écosystème en place dû à l'abondance des plantations nouvelles, fut et fit plus qu'une Révolution. Encore que dans ces années terribles, on ne mourut pas de faim parce qu'on savait encore, et on le fit, faire pousser des cultures vivrières en quantité suffisante. Mais d'argent plus. Furent frappés ceux qui avaient vu trop gros, trop grand, soutiré aux foudres trop d'argent pour des fanfreluches exté­rieures, tous ceux qui s'étaient endettés, tous les commerces, tout le petit peuple industrieux qui vivait de la vigne et du vin, rouliers, bateliers, tonneliers, les saisonniers de la vigne et, plus gravement encore, les négociants en vin et leurs courtiers réduits -- tout d'un coup -- à rien. La ruine survint avec une extraordinaire brutalité, frappant tous ceux qui avaient participé activement à la mise en place des filières vini-viticoles au détriment de la polyculture vivrière de jadis. On s'aperçut alors que les encore rares vignes de plaine inondables et que l'on pouvait noyer l'hiver restaient à l'abri du phylloxera et pendant qu'on s'essayait par la génétique et la chimie à trouver remède au mal, on planta les plaines -- jusque là à céréales ou à luzernes -- en vignes ; et l'on s'aperçut que ces vignes-là, outre le fait que la mortelle maladie ne les frappait pas, donnaient une grande, très grande quantité de petits vins (6° à 7°) à l'hectare, trois et quatre fois plus que les vignes de coteaux que l'on arrachait, d'ailleurs malades, une à une pour replanter bien après, lorsqu'on sut que les plants américains étaient immunisés et qu'il suffisait de greffer avec un cépage amélioré, pour retrouver presque la production d'antan qui vint peu à peu s'ajouter aux flots des vins de plaine. Au début du XX^e^ siècle, les résultats de cette presque mono­culture ne se firent pas attendre, d'autant que certains vins d'importation (Algérie, Italie, etc.), nécessaires au coupage des petits vins de plaine et d'arrosage, s'étaient installés dans les circuits commerciaux. Il y eut stagnation de la demande, surproduction et chute, voire effondrement des cours qui atteignait, dès lors qu'on était entré dans la monoculture, le pouvoir même de survivre, fabri­quait le chômage, la famine, la misère. La colère des vignerons fut terrible et aveugle, des émeutes ensanglantèrent les vignes (1907). 44:338 Lorsque fut entré en production cet océan de vignes, apparu­rent donc les signes des maladies -- bien pire que le phylloxera -- spécifiques des pays ou régions de monoculture. Selon la loi des éléments, alterne de façon tout à fait imprévisible l'abon­dance ou la pénurie et dans les pays de monoculture l'abon­dance veut dire excédents, avec les difficultés obligées que sont le stockage de la récolte, et une baisse des cours bien plus importante que ne le justifierait la quantité excédentaire, la pénurie devenant attendue pour résorber les stocks -- voire la grêle espérée quand on fut assuré, partiellement, aux frais des contribuables. Dans la production viticole intervient aussi la notion de « qualité » qui n'est pas toujours inversement proportionnelle à la quantité. L'œnologie gourmande possède un vocabulaire spécifique fort imagé, expressif, qui prétend décrire parfaitement la qualité de tel vin de telle origine et de telle année. Si deux années successives de vins médiocres avaient rempli vos foudres de produits devant lesquels les gens du négoce faisaient la moue ou n'offraient qu'un prix de distillation, vous étiez en péril de mort, avec les vins étrangers qui pouvaient toujours venir satisfaire les besoins du marché, avec l'obligation, pour rentrer votre récolte suivante, de vider vos cuves afin de faire de la place, à moins que vous ne poursuiviez l'agrandisse­ment de vos capacités de stockage, fût-ce à crédit et sans aucune garantie que ce soit là une solution aux problèmes. Secoué par ces tempêtes dont il analysait mal les véritables causes qu'il n'aurait d'ailleurs jamais pu accepter pour se réfor­mer à temps, le Midi viticole voulut demander un Roi comme les grenouilles de la Fable. Bien qu'il y eût des raisons fort précises de se méfier des agents de l'État, « les gabelous », les « rats de cave », qui depuis l'aube des civilisations se sont toujours chargés de fonctions inquisitoires et du recouvrement de mille taxes supportables ou non, assises sur les denrées de nécessité ou de plaisir, les grenouilles de la viticulture choisirent l'État. Depuis lors se poursuit avec l'État un dialogue difficile, obtenu souvent par la violence, où les rapports de force varient, où les mesures arrachées hier sont caduques avant qu'elles n'interviennent, souvent chargées d'effets pervers dont on voit les ravages dès qu'elles entrent en application, ou plus tard, trop tard pour qu'un effet bénéfique puisse naître du report qu'on aurait pu envisager, marquées par des points forts que l'histoire, souvent en deuil, conserve dans sa mémoire. Cette histoire, pour être complète, ne devrait pas se limiter aux drames ou au folklore (comme la République pinardière dont on prétendit longtemps qu'elle gouvernait la France puisqu'à la Chambre des Députés, toutes les mesures proposées en faveur de la viticulture étaient adoptées avec un accord des oppositions qu'on retrouvait parfois ailleurs). 45:338 Ce dialogue entre l'État et la Profession a produit pour l'essentiel quelques mesures qui modifièrent considérablement les données des problèmes sans jamais les résoudre -- sinon de façon tout à fait accidentelle et comme par hasard ! Il fallait trouver, pour qu'on se comprenne et qu'on puisse obtenir de l'État le soutien que parfois il se déclarait prêt à accorder, une unité de mesure. On réduisit donc toutes les nuances et tous les produits diversifiés des terroirs au « degré hecto », sa teneur en alcool, qui est certes un élément de la qualité du vin *mais ni le plus important, ni le moins dangereux.* Cette décision de ne plus peser la qualité des vins qu'à leur force alcoolique, si elle permettait des calculs faciles, des négociations claires avec le Ministère, des mesures générales qu'on pouvait -- ou pouvait ne pas -- prendre, ne tarda guère à orienter les producteurs vers les plants et les terroirs qui donneraient la plus grande production du vin le plus fort, sans aucunement s'inquié­ter des autres qualités du vin qui font sa noblesse et son prix vrai. C'est ainsi qu'on vit de grand pans de nos vignobles tradi­tionnels remplacés par des plantations d' « hybrides directs », à la production abondante et puissante, qui ne tardèrent pas à ruiner ceux qui restaient fidèles aux maigres rendements des plans traditionnels, en assurant, à moindre coût, une production médiocre et chère (par sa haute teneur alcoolique) qui ne contribua pas peu à la mauvaise réputation qu'on fit aux vins du Midi et à la réduction de consommation de vin à table qui en fut la conséquence. L'effort nécessaire de régénération des vignobles par cépages améliorateurs, pour qu'il fût consenti, dut se fonder sur l'interdiction réglementaire de certains plants qui n'avaient que le défaut de produire encore plus et encore plus fort ! Mais le mal était fait, dans les esprits, de pouvoir prétendre au prix de soutien du vin mesuré à sa force alcool. \*\*\* La seconde guerre mondiale laissa un vignoble méridional blessé, presque à l'agonie, de n'avoir pu être ni véritablement travaillé ni traité. Il aurait mérité qu'une étude spécifique lui soit consentie et des soins prudents prodigués, on lui imposa les « grandes réformes » que l'esprit du temps présentait comme salvatrices ; selon les trois axes qu'on retrouvera partout, tracés par des idéologues technocrates : la coopération, la mutualisa­tion, le crédit. 46:338 Qui n'a pas cru, dans les années 50, à la magie de ce triptyque ? Qui n'est pas allé dans ces chemins, n'a pas milité pour que, par le bon fonctionnement des instruments qui nous étaient presque donnés -- tant étaient grands les avantages financiers qui nous étaient consentis pour leur création et leur fonctionnement -- soit construit ce paysage rural des âges d'or dont le souvenir mystérieux reste au fond de nos mémoires inconscientes, où l'homme dans un élan fraternel dépasserait les limites de son champ, de sa vigne et partagerait facilement les fruits de l'arbre qu'il a planté ? Malgré les efforts généreux de quelques-uns qui s'épuisèrent en vain, le processus de défense classique contre les structures imposées se mit en marche, comme tout organisme vivant qui se défend, par le rejet des agressions et des greffes contre nature. En ce qui concerne la coopération, en matière viticole, on ne parle guère des effets pervers dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences ; le plus évident est d'avoir émasculé le métier de vigneron -- métier à temps plein, à risque plein, aux dimensions larges qui cultivent le corps et l'esprit, métier où il faut savoir faire, savoir conserver, savoir vendre, métier qui forme des élites et du plein emploi -- et l'avoir transformé en celui de viticulteur producteur de raisins dont le seul contact avec le vin est -- au mieux -- un siège d'administrateur à la coopérative locale, qu'on a mensualisé comme un ouvrier irres­ponsable en lui payant ses apports par douzième. Écarté des fabrications par les œnologues, écarté des ventes par les direc­teurs, écarté des soucis de gestion par les techniciens du Crédit Agricole, écarté des réflexions prospectives par les diktats des ingénieurs d'État, que reste-t-il au jeune viticulteur de l'héritage de son père vigneron qui a détruit ses foudres pour y loger la voiture et ses écuries pour les machines toujours obsolètes, avant que l'emprunt qui les finançait ne soit remboursé ? -- Un métier saisonnier dont il ne peut même pas assurer seul la saison. Quelle dérision ! Si elle est la plus grave par l'impact qu'elle exerce sur les hommes, cette conséquence des excès de la coopération n'est pas la seule. Il en est aussi d'autres et qui pèsent directement sur l'économie nationale. A la faveur de la coopération -- dont les investissements et les fonctionnements ont toujours été et sont toujours subventionnés très largement par l'État -- il n'a plus été nécessaire, pour bénéficier du rapport d'une vigne, d'exercer à temps plein le métier de vigne­ron. Il suffit de quelques parts dans les divers organismes coopératifs pour être viticulteur en chambre -- fût-on, comme il y en a professeur de faculté, médecin, postier ou commerçant. 47:338 Ce nombre d' « amateurs » tend d'ailleurs à augmenter du fait des partages d'héritage. Ces « intellectuels » prennent les sièges vacants dans les conseils et bientôt en assurent les prési­dences qui déterminent les politiques. Ce travers de l'organisa­tion professionnelle est une des causes majeures des désordres du marché, des décisions communautaires de Bruxelles et par là des difficultés rencontrées par les véritables viticulteurs. Il s'installe aussi dans les coopératives des habitudes de gestion léonine qui à la longue renchérissent, malgré le secours de l'État, les services qu'elles prétendent rendre à tous et surtout aux plus pauvres. Quelle que soit l'habileté des gestionnaires à présenter les comptes, les petits avantages qu'ils consentent, le prix final de fabrication de stockage et de commercialisation est largement supérieur à celui qui grève les caves privées gérées « à l'économie » -- qui assurent pourtant sur leurs deniers la charge des investissements qu'ils consentent. Comme l'État, les régions, les départements, les communes et tous les organismes qui ont pouvoir de lever l'impôt, les coopératives répartissent les consé­quences financières de leurs gestions malheureuses un peu sur l'État et beaucoup sur la masse des coopérateurs -- sans qu'aucune sanction n'intervienne ni qu'aucune révision des principes de gestion appliqués soit faite. Sur le plan de l'économie de la nation il est bien évident que la prise en charge par l'État, par le biais des faveurs diverses qu'il consent au système coopé­ratif, d'une grande partie des investissements des frais de vinifi­cation et stockage et de conditionnement -- toutes charges assurées jusqu'alors par des unités familiales qui en recevaient peu ou prou le salaire pour le travail qu'elles faisaient et les risques qu'elles prenaient -- pèse sur l'économie de la nation tout entière, même si ce système permet à un vol de « techno­crate d'œuf » de s'abattre sur le secteur et d'y prospérer. \*\*\* 48:338 Les réflexions qu'on est conduit à faire sur les mutuelles (sociales ou d'assurances) qui naissent après la seconde guerre mondiale ne sont guère moins amères. Comme toujours, une idée généreuse, un rêve poursuivi jusqu'à son inverse sans qu'il soit possible, par quelque réforme que ce soit, de retarder le temps de son inversion, la puissance des privilèges extorqués en assurant les droits acquis. Aux esprits éclairés, fils des philo­sophes du siècle des lumières, il parut impossible de laisser vivre sans y toucher la civilisation rurale telle qu'on la vivait encore au milieu de ce siècle. Cette société qu'on prétendait par trop inégale, où les transferts sociaux étaient assurés de façon étrange, de pauvres à plus pauvres, avec le troc, le présent, et toute une gamme d'échanges sans prix de bienfaits anonymes et de liens fidèles de proximité, le tout avec une minutie rituelle bien nécessaire, tant étaient, à cette époque, proches en condi­tion presque tous ceux qui vivaient leur quotidien en campagnes et villages, cette société inégale qui vivait tant bien que mal son humanité se devait d'être réformée, pour que plus d'égalité et plus de justice puissent régner qui assurent la défense des pauvres exploités par les riches et par là restaurer leur dignité. Restait à trouver une règle du jeu pour mener cette tâche immense qui concernait le tiers des Français, à fixer l'assiette des ressources qu'on récolterait, si on capitaliserait pour assurer l'avenir sur la rigueur d'un présent médiocre ou si on répartirait tout de suite le magot récolté. Il faudrait fixer les barèmes de la répartition et dire par quel personnel seraient instruits les dos­siers et dans quels locaux. Quel serait le capitaine de ce navire ? On se mit au travail avec joie, pour les résultats inverses que l'on mesure aujourd'hui. Les mêmes questions se posaient pour le crédit dont on pensait qu'il avait un rôle à jouer pour « moderniser » l'agriculture, bien que tous les paysans aient toujours su que l'endettement était le début de la fin des libertés, puisqu'il unissait dans un même contrat des charges fixes et des rentrées tout à fait aléatoires de récoltes incertaines vendues, si l'on pouvait, à un prix inconnu. Les notables des cantons pourtant, qui prétendaient être éclairés, saisirent l'occasion d'assurer leur pouvoir et l'avenir de leur parentèle. Naquit le Crédit Agricole dont le succès fut rapide puisqu'en quelque vingt ans il réussit à devenir une banque de stature internationale et la première en France. 49:338 Comment, pourquoi et à quel prix cet instrument du « pro­grès économique » a réussi cette prouesse est une histoire pas­sionnante... mais c'est une autre histoire, qu'il est dangereux de raconter. Aujourd'hui, viticulteurs devenus faibles en nombre, coincés dans des structures foncières onéreuses et peau de chagrin, suréquipés de matériels gadgets achetés à crédit, tou­jours sous la menace du « shylock agricole », rançonnés par leurs organismes mutualistes qui règnent dans des palais de marbre et lèvent des impôts qu'aucun seigneur n'aurait osé prendre, grugés par les fraudeurs de leur propre profession, envahis de conseillers d'État, de conseillers vendeurs, réduits à un dialogue de sourds avec un ministre impuissant, voici que nos viticulteurs émasculés se découvrent sous la botte suprana­tionale de Bruxelles qui, avec ses « directives », ses « règle­ments », ses « accords » pris à la suite de « marathons », annonce, avec la fin des libertés nationales, la mort des libertés individuelles. Quelle était, déjà, la morale de la Fable des grenouilles qui demandent un Roi ? Que faudra-t-il faire pour sauver du nau­frage ce tonneau de la Méduse ? Francis Sambrès. 50:338 ### Trois nouveaux « grands hommes » au Panthéon par Michel Fromentoux TROIS NOUVEAUX « grands hommes » viennent d'entrer au Panthéon : Monge, Condorcet et l'abbé Grégoire. Dis-moi qui tu honores et je te dirai qui tu es... Une fois de plus la République laïque, au cours d'une de ces cérémonies froides et guindées dont elle a le secret, montre qu'elle reconnaît comme « grands » hommes, non pas des Français qui se sont grandis en s'élevant, non pas des saints, ni même des héros, mais des saccageurs de l'identité française. Jean Madiran a fort bien jugé cette *République du Panthéon :* « C'est une autre France ; une France différente ; une France nouvelle ; une France infi­dèle à elle-même. C'est une France qui n'a pas voulu s'établir à *côté* de la France traditionnelle, ni même *à la suite :* mais *à la place,* le Panthéon en est le symbole et l'exemple irrécusable. C'est une France révolutionnaire, mais qui est entrée en révolu­tion contre qui ? Contre la France chrétienne. En ce sens c'est bien l'*Anti-France.* » ([^3]) 51:338 En portant solennellement dans cette ancienne église Sainte-Geneviève, construite selon un vœu du roi Louis XV et par trois fois laïcisée (1791, 1830, 1885) -- en somme l'image même de la France infidèle à son baptême ! -- les restes de trois « grands ancêtres », M. Mitterrand n'œuvre nullement pour l'unité des Français. Rendre hommage à des gens qui ont vécu de haine et de mensonge, qui ont tout fait pour désintégrer la société, qui se sont même glorifiés de rompre avec l'ordre naturel, c'est se faire par-delà les siècles le complice des crimes engendrés par la logique même de leurs principes. Voyons en effet de quel bois il faut aujourd'hui se chauffer pour être républicain selon le cœur des princes qui nous gouvernent. \*\*\* D'abord Gaspard Monge (1746-1818). C'était surtout un mathématicien, qui se retrouva presque malgré lui ministre de la Marine le 12 août 1792 -- deux jours après la sauvage prise des Tuileries. Les massacres révolutionnaires ne l'incommodaient point puisqu'il resta à ce poste jusqu'au 13 avril 1793. Il loua alors une maison pour enseigner les mathématiques à des élèves se destinant au génie civil ou à la marine. De là devait sortir l'École centrale des travaux publics, puis l'École Polytechnique. Son amitié pour Bonaparte le mena à jouer un rôle sous le Directoire, notamment en organisant le rapt des œuvres d'art en Italie -- occasion de véritables pillages. Alors que Bonaparte souhaitait ménager le pape Pie VI, Monge déclarait, conformé­ment aux ordres reçus de Paris, qu'il fallait « supprimer le pape et la papauté » ([^4]), politique qui aboutit à l'enlèvement du Souverain Pontife, qui devait mourir l'année suivante à Valence. Mais déjà Monge était parti dans le sillage de Bonaparte pour la campagne d'Égypte à laquelle il participait en tant qu'archéolo­gue. Fait comte de Péluse sous l'Empire, il dirigea l'École Polytechnique, d'où il fut chassé par Louis XVIII. 52:338 Peut-être grand savant, Monge ne mérite nulle admiration en tant que Français. Même s'il ne joua pas un rôle de premier plan, il n'est nullement innocent du sang de ses compatriotes assassinés, et il n'a guère contribué au renom de la France à l'étranger. \*\*\* Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794), était, lui, l'apôtre d'une sorte de nouvelle religion celle du progrès indéfini de l'homme. Sa « foi » éclate dans son *Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain* « Si l'homme peut prédire avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois ; si, lors même qu'elles lui sont inconnues, il peut, d'après l'expérience du passé, prévoir avec une grande probabilité les événements de l'avenir, pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de l'es­pèce humaine, d'après les résultats de son histoire ? (...) Tel est le but de l'ouvrage que j'ai entrepris, et dont le résultat sera de montrer, par le raisonnement et les faits, qu'il n'a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; que la perfectibilité de l'homme est réellement indéfinie, que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n'ont d'autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. » ([^5]) Pour cela, Condorcet voulait « libérer » l'individu de toute contrainte, de toute soumission à une tradition, à des dogmes. D'où son acharnement contre le christianisme : « Le mépris des sciences humaines était un des premiers caractères du christia­nisme. Il avait à se venger des outrages de la philosophie ; il craignait cet esprit d'examen et de doute, cette confiance en sa propre raison, fléau de toutes les croyances religieuses. La lumière des sciences naturelles lui était même odieuse et sus­pecte ; car elles sont très dangereuses pour le succès des mira­cles ; il n'y a point de religion qui ne force ses sectateurs à dévorer quelques absurdités physiques. Ainsi le triomphe du christianisme fut le signal de l'entière décadence, et des sciences et de la philosophie. » L'homme selon Condorcet était donc sur terre pour dominer le monde et le transformer sans avoir à se soucier des finalités spirituelles des hommes et des sociétés, et sans avoir non plus à considérer l'ordre des choses hérité de la sagesse ancestrale comme un reflet de la sagesse divine. L'homme « libéré » n'avait plus qu'à s'enivrer de son autosuf­fisance. 53:338 Une telle « philosophie » le porta très vite à s'acoquiner avec Voltaire, dont il décrivit scrupuleusement le plan d'anéantisse­ment de la religion. Ainsi entra-t-il dans la vaste conspiration anti-chrétienne, aux côtés de d'Alembert, de Diderot et de Voltaire lui-même. Il se réjouissait, vers 1776, de voir le philoso­phisme « descendu des trônes du Nord jusque dans les universi­tés ». Citant cette phrase, l'abbé Barruel décrit l'esprit du temps : « La génération religieuse s'éteignait ; les mots raison, philosophie, préjugés, prenaient la place des vérités révélées (...) L'impiété passait de la capitale aux provinces, des seigneurs et des nobles aux bourgeois, des maîtres aux valets. Sous le nom de philosophie, l'impiété seule était honorée ; on ne voulait plus que des ministres philosophes, que des magistrats, des seigneurs, des militaires, des littérateurs philosophes. Pour remplir ses devoirs religieux, il fallait s'exposer aux sarcasmes, à la dérision d'une foule de ces soi-disant philosophes répandus dans tous les rangs. Parmi les Grands surtout, il fallait, pour se dire chrétien, presque autant de courage qu'il aurait fallu d'audace et de témérité, avant la conjuration, pour se dire hautement athée ou apostat. » ([^6]) Condorcet poussa le zèle athéiste jusqu'à empêcher d'Alem­bert de se repentir sur son lit de mort, en 1783. Et de s'en flatter : « Si je ne m'étais pas trouvé là, il faisait le plongeon » (sic). Membre depuis fort longtemps de la loge maçonnique des *Neuf-Sœurs,* il côtoyait Helvetius, Bailly, Mirabeau, Brissot, Camille Desmoulins, puis, à la veille de la Révolution, Danton, Rabaud (qui n'était pas encore Saint-Étienne), Pétion, etc. (des noms qui exhalent une odeur de mort). Mais il voulut faire plus : avec l'abbé Sieyès, il créa, au sein même de la maçonnerie une loge pour les grands initiés, véritable officine de propa­gande, sise à Paris, rue du Coq-Héron, qui avait pour ambition de s'adresser non seulement aux élus aux États généraux, mais au « genre humain » ! 54:338 Dans le plus grand secret, la conspiration tendait ses filets, répandant des bruits alarmants, faisant naître artificiellement le besoin des réformes dictées par l'idéologie. Puis l'on vit les conjurés changer de nom, devenir *Société des Amis des Noirs :* Condorcet s'y retrouva membre du comité dit régulateur. Citons ici une fois encore l'abbé Barruel : « Quel peut être l'objet d'une société qui commençait par se donner pour régulateurs précisément tous ceux qui dans le cours de cette révolution se sont manifestement distingués comme ses arcs-boutants ? Un Condorcet d'abord, cet être dont la haine eût souri au spectacle de l'univers en feu, pourvu que de ses cendres il ne pût plus sortir ni prêtre ni roi ! » ([^7]) Sa femme, la très agitée Sophie de Grouchy, le poussa alors à entrer dans la politique active. A la demande de la Législative il rédigea plusieurs *Mémoires sur l'Instruction publique* ([^8]). Occasion de développer ses utopies : puisque l'homme est voué à un perfectionnement indéfini, il faut l'arracher à toute dépen­dance temporelle ou spirituelle. Mais pour qu'il puisse profiter de cette « libération » sans tomber sous la coupe des « charla­tans », il a un droit absolu à l'instruction. La souveraineté du peuple peut avoir quelque tendance à la tyrannie étatique, sauf si par l'instruction chacun sauve l'autonomie de sa raison ! L'instruction est donc un moyen de perfectionner l'espèce humaine -- une instruction qui fuit toute tradition et qui, « se renouvelant sans cesse et se corrigeant », suive la marche du temps, la prévienne quelquefois, et ne la contrarie jamais, car les révolutions conduisent l'homme « à la raison et au bonheur ». Toutefois, contrairement à beaucoup d'autres révolution­naires, Condorcet était fervent adepte du libéralisme et n'admet­tait pas le monopole de l'État en matière scolaire. Cela ne doit pas nous tromper : s'il parlait souvent de pluralisme et de libre concurrence entre établissements publics et privés pour empêcher l'État d'imposer les opinions du moment, il ne reconnaissait pas pour autant le droit à des écoles religieuses. Les membres du clergé étaient pour lui « des fourbes jaloux d'éterniser la sottise humaine ». Il écrivait : « Les peuples qui ont leurs prêtres pour instituteurs ne peuvent être libres. » 55:338 Il n'admettait l'enseignement de la morale que séparé d'avec la religion : on donnerait aux enfants des histoires qui éveilleraient les sentiments d'amitié ou de pitié, hors de tout catéchisme -- en somme des histoires vaguement philanthropiques qui, dirait-on aujourd'hui, « sociali­seraient » les enfants... Si Condorcet ne refusait pas aux parents le droit de donner chez eux une éducation religieuse à leurs enfants, c'était en fait dans l'espoir que cette survivance ne résisterait pas à un environnement démocratique : bien vite l'enfant s'apercevrait que les croyances familiales n'étaient pas celles de tout le monde, il les relativiserait. Citons Condorcet : « Il est averti de s'en défier, sa croyance n'a plus à ses yeux le caractère d'une vérité convenue. » Le « pluralisme » de Condorcet en matière scolaire était très limité. Ne voulait-il pas que chaque dimanche (à l'heure de la messe) l'instituteur ouvrît une conférence publique à laquelle assisteraient les citoyens des tout âge. « On y développera les principes et les règles de la morale avec plus d'étendue, ainsi que cette partie des lois nationales dont l'ignorance empêcherait un citoyen de connaître ses droits et de les exercer. » N'est-ce pas là un véritable embrigadement des consciences ? Quant à la préten­due indépendance des établissements scolaires, Condorcet la voyait d'une manière étrange : que les écoles échappent à l'État, mais alors qu'elles dépendent... « de l'assemblée des représen­tants du peuple », qui est plus proche de l'opinion des « hommes éclairés » et amie « des progrès des lumières ». Cela en dit long sur la manière dont les actuels fidèles de Condorcet envisagent les libertés scolaires... Utopique, Condorcet semble bien être mort sans avoir com­pris que les Français qu'il avait tant contribué à dépouiller de leurs traditions, de leurs communautés naturelles, de leurs convictions religieuses sous prétexte de les libérer, étaient la proie la plus facile pour le totalitarisme d'État. Ses projets pour l'instruction publique ne virent aucune application dans la pagaille révolutionnaire qui répandit l'analphabétisme et la délin­quance (et cela continue deux siècles plus tard). Quant à Condorcet lui-même, s'obstinant à croire que la Révolution pouvait avoir un visage humain, il refusa de voter la mort de Louis XVI et parut compromis avec les Girondins. Dénoncé par le défroqué Chabot comme conspirateur et ennemi de la Répu­blique, il dut se cacher et fut arrêté à Clamart, puis emprisonné à Bourg-la-Reine où il échappa à la guillotine en s'empoison­nant. Triste fin d'un « philosophe », victime de la logique de ses idées. 56:338 Des idées qui continuent de jeter des nuées dans les esprits, puisque son cadavre n'était pas même refroidi que la Conven­tion faisait imprimer sa fameuse *Esquisse des progrès de l'esprit humain.* On y trouve des pages instructives sur les méthodes de la conjuration révolutionnaire : « (...) Prenant tous les tons, employant toutes les formes, depuis la plaisanterie jusqu'au pathétique, depuis la compilation la plus savante et la plus vaste, jusqu'au roman et au pamphlet du jour ; couvrant la vérité d'un voile qui ménageait les yeux trop faibles et laissait le plaisir de la deviner ; caressant les préjugés avec adresse, pour leur porter des coups plus certains (...) ménageant le despotisme, quand ils combattaient les absurdités religieuses ; et le culte quand ils s'élevaient contre le tyran ; attaquant ces deux fléaux dans leur principe, quand même ils paraissaient n'en vouloir qu'à des abus révoltants ou ridicules ; et frappant ces arbres funestes dans leurs racines, quand ils semblaient se borner à en élaguer quelques branches égarées » (...). Il faudrait tout citer : il y a là un plan satanique, qui n'a pas cessé de se dérouler avec la Révolution de 1789... Mais l'*Esquisse,* toute emplie de haine pour le catholicisme, s'évertuant à montrer que la religion était obscurantiste (alors qu'à la veille de la Révolution la France était en pointe dans le domaine des arts comme dans celui des sciences et des techni­ques !), a également de quoi flatter les idéologues d'aujourd'hui : par exemple : « Les hommes sauront alors que, s'ils ont des obligations à l'égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l'existence, mais le bonheur. » C'est exactement la pensée malthusienne, abortive, jouisseuse, qui est aujourd'hui inscrite jusque dans la législation de la République. On est loin du perfectionnement indéfini de l'espèce humaine que prédisait Condorcet ; les principes de celui-ci mènent au contraire à la mort des familles, au risque de mort de la nation française faute de vouloir procréer... Voilà ce que l'on voudrait inviter les Français à fêter en « panthéonisant » ce soi-disant philosophe. Cet hommage injustifié nous fait froid dans le dos. \*\*\* 57:338 Il en est de même pour le sinistre abbé Grégoire (1750-1831). Curé d'Emberménil, en Lorraine, il avait fait parler de lui en 1788 lorsque l'Académie de Metz lui avait décerné un prix pour son *Essai sur la régénération physique et morale des juifs,* qui n'était pas à proprement parler révolutionnaire puisque, outre le fait que ses portraits de juifs se signalaient parfois par un réalisme outrancier, son écrit s'accordait à l'esprit d'un temps où le gouvernement et le Roi lui-même bâtissaient des plans d'amé­lioration de la condition des juifs en France. D'ailleurs n'y réclamait-il pas leur conversion au christianisme ? Autrement plus inquiétante fut, dès 1789, sa *Lettre à MM. les députés du clergé et à tous les curés de la nation,* qui visait tout simplement à soulever les curés contre la hiérarchie. Profi­tant d'un règlement qui favorisait considérablement l'élection des curés, Grégoire était devenu député aux États généraux, et dès son arrivée à Versailles il se signala comme un habile agitateur, poussant de toutes ses forces le bas-clergé à s'unir au tiers-état et préparant ainsi la destruction des ordres au profit d'une assem­blée de masse dressant sa « volonté » contre le Roi et contre l'ordre traditionnel. A ce moment-là, dit Jean Dumont, « Gré­goire est un activiste politique jamais en repos, un agitateur forcené de club, un manipulateur d'assemblées ne reculant pas devant les abus de confiance les moins évangéliques » (**8**). Le voilà ainsi secrétaire de l'Assemblée dès le 3 juillet. Se trouvant présider la séance du 14 juillet et du lendemain, c'est lui qui impressionna les députés et fit naître le mythe de la journée « héroïque » qui venait de se dérouler à Paris, transformant en quelques heures des actes de sauvagerie en « sublime » conquête de la « Liberté »... Dans la nuit du 4 août, il contribua à intimider, voire à culpabiliser les membres du clergé pour les faire renoncer à leurs privilèges (en fait ce fut la renonciation du clergé à l'action sociale qu'il était seul alors à assumer...). Mais Grégoire alla plus loin : il fit stipuler qu'à l'avenir « il ne sera plus envoyé en Cour de Rome aucun denier pour *annates* ou pour quelque cause que ce soit » -- ce qui revenait à spolier le Saint-Siège lui-même à qui les nouveaux titulaires de bénéfices ecclésiastiques versaient leur première année de revenus... Déjà se manifestait la haine de Rome et la volonté de créer une Église « nationale »... 58:338 On l'entendit peu dans les débats qui précédèrent la Consti­tution civile du clergé : il préférait alors travailler dans les clubs où se préparait l'agitation populaire qui devait faire pression sur les députés, et sur l'opinion ! Il fréquentait alors assidûment la Société des Amis des Noirs (où il rencontrait Condorcet) et se posait en apôtre de l'abolition de l'esclavage. Mais il revint au premier plan dès qu'il s'agit de mettre en action les décisions religieuses de l'Assemblée : premier prêtre à accepter le serment, il n'hésita pas, pour se faire imiter, à mentir effrontément : « Jamais, prétendait-il, l'Assemblée n'a voulu porter la moindre atteinte à la hiérarchie, à l'autorité spirituelle du chef de l'Église. » Néanmoins seuls quatre-vingt-neuf députés du clergé sur trois cents le suivirent sur le chemin de l'apostasie. Tout un appareil puissant de propagande, élaboré notam­ment dans la loge maçonnique des Neuf Sœurs, parvint à le faire élire, en février 1791, « évêque » de Blois. Lui et ses grands vicaires se dépêchèrent de transformer l'évêché, écrit Jean Dumont, en « un centre d'action politique, policière, subversive, vandalique et affairiste de l'extrémisme jacobin ». Il n'hésitait même pas à recommander l'usage de la pique contre les « fanati­ques » attachés à l'Église romaine et à la France royale. Ses sermons étaient édifiants : « Les princes sont communément en morale ce que les monstres sont en physique », ou encore : « L'histoire des rois est le martyrologe des peuples. » L'ignomi­nie croît au fur et à mesure qu'avance la Révolution : après la prise des Tuileries, l'enlèvement de la famille royale et le massa­cre des Suisses du 10 août 1792, il fait célébrer un « service » solennel pour les « patriotes » morts pendant l'assaut, et ne dit pas un mot des Suisses. Mais, au contraire, il déclame à qui mieux mieux : « Du pain et la liberté, voilà notre vœu, et périssent tous les Français, plutôt que d'en avoir un seul es­clave ! » (...) « Il faut anéantir même la dénomination de roi qui est une espèce de talisman, dont la forme magique étourdit la raison des peuples. » ([^9]) Élu à la Convention, c'est lui qui, dès la première séance (21 septembre 1793), fit décréter que « la royauté est abolie en France ». Ici se place un épisode de la vie de Grégoire qui, en apparence, serait à mettre à sa décharge : il refusa l'abdication que lui demandait la Convention. Il déclara alors : 59:338 « Catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix, j'ai été délégué par le peuple pour être évêque ; mais ce n'est ni de lui ni de vous que je tiens ma mission. J'ai consenti à porter le fardeau de l'épiscopat dans un temps où il était entouré d'épines. On m'a tourmenté pour l'accepter, on me tourmente aujourd'hui pour me forcer à une abdication qu'on ne m'arrachera jamais. Agis­sant d'après les principes sacrés qui me sont chers et que je vous défie de me ravir, j'ai décidé de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore. J'invoque la liberté des cultes. » Jean Dumont n'a pas de mal à montrer que ce discours, si courageux fût-il, n'en est pas moins mensonger : le « peuple » ne fut pour rien dans son accession à l'épiscopat puisque ce sont les Loges qui firent les élections ; quant au « bien » fait ou à faire dans le diocèse, il se concrétisait alors par une véritable épuration, menée par son grand vicaire Roche-Jean, qui organisait la persécution, fermait les églises et transfor­mait la cathédrale en temple de la Raison ! En fait il allait demeurer des années sans revenir faire du « bien » à Blois, accaparé uniquement par les missions que lui confiait la Convention. C'est ainsi qu'il se trouva très opportuné­ment en Savoie au moment du procès de Louis XVI : on ne sait ce qu'il aurait voté, bien qu'il tînt à faire savoir qu'il approuvait la condamnation, sans plus de précision... C'est dans le cadre du comité d'Instruction publique que Grégoire s'appli­qua à l'œuvre révolutionnaire. Rassemblant trois démonstrateurs et un dessinateur, il créa l'embryon du Conservatoire national des Arts de Métiers, mais son œuvre fut aussi destructrice : il s'acharna contre les langues locales, accusées de gêner la propa­gation des « lumières » et d'empêcher la « consolidation de la liberté ». C'était s'attaquer à ce qui faisait la richesse de la France, sa variété, sa saveur, et c'était surtout couper les Fran­çais de leurs traditions et de leurs racines, pour mieux les uniformiser... et les endoctriner ! Il voulut même, semble-t-il, « révolutionner » la langue française, trouvant la grammaire trop peu démocratique. On comprend que les ânes qui prési­dent aujourd'hui aux destinées de l'Éducation nationale trouvent ce « grand ancêtre » fort intéressant ! 60:338 Le rêve de Grégoire était aussi de marier la religion et la révolution. Ce qui ne l'empêchait pas de se sentir à l'aise sous la Terreur, de fêter notamment les « arbres de la Liberté » : « Les peuples tourneront alors leurs regards affectueux vers la France qui venge leurs droits et proclame leur imprescriptible souverai­neté : alors ils courront aux armes pour exterminer jusqu'au dernier rejeton de la race sanguinaire des rois, et l'arbre de la Liberté s'acclimatera dans les contrées lointaines (...) » ; « La destruction d'une bête féroce, la cessation d'une peste, la mort d'un roi sont pour l'humanité des motifs d'allégresse »... etc, etc. Après Thermidor, puis sous le Directoire, il s'appliqua à organiser l'Église constitutionnelle, totalement séparée de Rome dont il avait la haine autant que de la monarchie... Alors qu'on disait du pape, « Pie le dernier de Rome », on disait de lui « Grégoire premier de Paris ». Car il se comportait réellement comme le pape de la religion nouvelle. Ce qui l'amena à tenir une position pas toujours très confortable face à l'athéisme officiel (qui, sous le Directoire, envoya encore 11.000 prêtres en déportation en Guyane). Grégoire lutta d'arrache-pied pour la liberté du culte, qu'il obtint, du moins officiellement, en 1795. Liberté, bien sûr, de son culte, car il continuait de traiter en ennemis les prêtres réfractaires, fidèles à Rome. Il convoqua un « concile » des « évêques réunis » en 1797, pour poser les bases d'une Église gallicane : retour à la primitive Église, action pastorale partagée entre prêtres et laïcs, collégialité, liturgie en langue vernaculaire, ouverture aux religions non catholiques, voire au judaïsme... Beaucoup d'ecclésiastiques, deux siècles plus tard, sont de la race de ce saboteur dont Crétineau-Joly disait : « Cet homme d'une vaste érudition ecclésiastique, mais dont la tête était une bibliothèque renversée et le style une parenthèse continue, (...) se façonnait une conscience à lui, une espèce de catholicisme bâtard. » ([^10]) Le Concordat de 1802 arrêta Grégoire dans son élan. Sous l'Empire, il fut un opposant, mais peu écouté. Il se consacra alors à la rédaction de Mémoires, notamment sur le jansénisme et les libertés de l'Église gallicane. Exclu de l'Institut sous la Restauration, il tenta quand même de revenir sur la scène politique. Ce fut en vain. En 1830, il souffrit que la nouvelle révolution ne débouchât point sur la République, puis il mourut le 28 avril 1831, sans avoir accepté de se réconcilier avec l'Église. Voilà l'homme que l'on voudrait porter à l'admiration des Français. 61:338 Ce terroriste unitariste, ce saccageur de nos traditions provinciales, cet ennemi acharné du catholicisme romain, ce destructeur de la liturgie ne peut servir de modèle qu'aux agents de l'Anti-France. Il sera en bonne compagnie au Panthéon, mais aucun vrai Français ne peut tolérer les éloges officiels de ce curé dévoyé, qu'ils sortent de bouches mitterrandiennes, ou -- ce qui est bien plus grave -- de bouches épiscopales. \*\*\* Nous qui savons que la France vaut mieux que ces trois faux grands hommes, prions et préparons-nous à réparer l'ou­trage perpétré contre le pays de saint Louis et de sainte Jeanne d'Arc. Michel Fromentoux. 62:338 ### Carnet de voyage aux USA par Judith Cabaud #### I. -- La guerre à la drogue Arrivée à New York City au commencement du long week-end du Labor Day (la fête du travail) qui signale traditionnellement pour les Américains la fin des vacances d'été et le début de la rentrée scolaire, je m'étais préparée à entendre, dans cette ville où habitent plus de juifs qu'à Jérusalem, des débats passionnés sur le Carmel d'Auschwitz ou encore, en prévision de la grande marche d'octobre sur la Maison Blanche, à assister à des manifestations pour ou contre l'avortement, ou, tout au moins, à entendre quelques relents des fêtes du bicentenaire de 1789. Il n'en fut rien... Comme presque toujours, le décalage entre les écrits d'une certaine intelligentsia de gauche (dite « libérale » aux USA) et le pays réel était flagrant. Les colonnes du *New York Times* comme la une des journaux télévisés se bornèrent à débiter unanimement et exclusivement, à l'échelle de la nation, une vaste campagne contre la drogue. 63:338 Je découvris ainsi que toutes les couches de la société sont atteintes par ce fléau : les pauvres comme les riches, les Noirs et les Blancs, les adultes et les écoliers. On estime en particu­lier que 60 % des étudiants américains ont déjà fumé ou fument encore le « crack » ou cocaïne, et que la progression de la drogue injectable est hallucinante. Le gouvernement américain a donc commencé une offen­sive sur plusieurs fronts. Il tente de pourchasser d'abord les producteurs de cocaïne dans les pays d'Amérique latine qui en vivent. En Colombie, au Pérou, en Bolivie et au Vene­zuela, des cartels de la drogue sont responsables pour une grande partie de la prospérité même de ces pays. « S'il y avait moins de demande, disent des porte-parole de ces gouverne­ments, il y aurait moins d'offre. » Mais ce n'est pas si simple. Les « barons » de la drogue qui ont remplacé les seigneurs féodaux dans des pays économiquement sous-développés, procèdent de façon sournoise par l'intermédiaire de leurs agents aux USA. A la sortie de l'école, par exemple, les « dealers » commencent par offrir du « crack » aux plus jeunes, généralement pour la modique somme de dix cents (soixante-cinq centimes). Après peu de temps, la double puis la triple dose est nécessaire pour satisfaire les besoins accrus de l'habitude qui s'installe chez l'usager. Au sommet de la consommation, le drogué est passé à l'aiguille et il est prêt à tout pour payer sa dose. L'Amérique tout entière a donc décidé de réagir et le gouvernement américain a annoncé des mesures draconiennes pour lutter contre ce fléau. Par le canal des voies médiati­ques, on essaie de créer d'abord des liens de solidarité entre tous les citoyens américains afin d'écarter de l'isolement ceux qui ont le plus souvent recours à la drogue. Puis, c'est à une véritable guerre populaire, l'affaire de tous et de chacun, qu'ils sont conviés. 64:338 La rentrée après Labor Day fut donc marquée par le déploiement impressionnant de cette offensive nationale, toutes tendances confondues, pour sauver la jeunesse. Le 5 septembre, en effet, le président Bush a fait, en direct et sur toutes les chaînes de télévision, une allocution claire et nette, définissant les intentions du gouvernement fédéral. En un court exposé sur la manière dont la drogue était en train de détruire de nos jours la famille, et de saper en définitive la nation, le président des États-Unis a montré, chiffres en main, que l'usage de la drogue « dure » a aug­menté dangereusement depuis 1985, que tous les âges et toutes les conditions sociales étaient concernés, et que « c'est un outrage que des enfants en soient atteints ! ». Il proposa ensuite un programme en quatre points d'une « stratégie nationale pour le contrôle de la drogue » qu'il venait de soumettre au Congrès et qu'il laissa en pâture au grand public : 1° Par la loi et le système judiciaire, le Président entend renforcer considérablement l'assistance fédérale aux États afin de pouvoir rendre justice plus rapidement et plus sûrement, non seulement contre les « dealers » de la drogue, mais aussi contre les usagers eux-mêmes. 2° Le Président annonça également l'augmentation des crédits pour faciliter la lutte contre le crime en général, la plupart des délits étant commis par des drogués. Il proposa une aide financière au gouvernement de la Colombie qui manifeste la ferme volonté d'en finir avec les « barons de la drogue » qui tiennent le quasi-monopole de l'économie de ce pays. Le président Bush avança le chiffre de deux milliards de dollars pour les cinq années à venir et même une pro­messe d'assistance militaire pour empêcher les nations libres d'Amérique du Sud d'être, de façon générale, des plates-formes de corruption. Puis, en termes véhéments, ayant fait allusion aux enfants à naître et au taux de criminalité, il déclara : « Si les Américains continuent à verser de l'argent pour l'achat de la cocaïne, c'est comme s'ils payaient pour le meurtre de leurs semblables. » 65:338 3° Il préconisa un programme de traitement médical pour aider les drogués dans des centres de désintoxication afin de leur permettre de guérir et de se réinsérer dans la vie. Il signala que sur les deux millions de drogués qui en font la demande, on n'était en mesure actuellement d'en satisfaire que 40 %. 4° Le dernier point de son discours et certainement le plus important concernait le problème de la prévention. Le plan du Président se base sur un raisonnement simple : puisque les aînés sont responsables d'avoir imposé la drogue aux plus jeunes, la responsabilité revient de même aux aînés de l'arrêter. Chaque école devra adopter une politique anti­drogue si ces écoles désirent bénéficier de l'aide financière fédérale. Par ailleurs, ces programmes d'éducation focalisés sur la lutte anti-drogue recevront un milliard de dollars sup­plémentaire. Néanmoins, insista le président Bush, toute éducation véritable commence *à la maison,* ensuite dans la commu­nauté. Il précisa aussi qu'il s'agissait de financer cette cam­pagne sans augmenter les impôts, grâce à l'effort de tout le monde à l'échelle individuelle. Ce défi peut et doit unir toute la nation. Le Président fit un appel pressant à tous les Américains pour qu'ils travaillent ensemble, au-delà de leurs divisions, au salut de la jeunesse et donc à l'avenir de l'Amérique. Bercée par le ton de sincérité et de droiture du président des États-Unis, j'en étais arrivée à oublier les fastes parisiens du bicentenaire de la Révolution française, l'existence des monuments prétentieux défigurant le Louvre et le Palais royal, les propos vaniteux d'un gouvernement socialiste qui répand sa propre « drogue » idéologique. Quand entendrons-nous, pensais-je, un président de la République française saluer les téléspectateurs à la fin d'un discours comme l'a fait ce soir-là George Bush ? « *Merci...* dit-il pour conclure, *que Dieu vous bénisse... et bonne nuit.* » 66:338 #### II. -- La guerre à la guerre Aussitôt après le discours télévisé du président George Bush du 5 septembre dernier par lequel celui-ci proposa à l'Amérique tout entière son programme d'offensive anti­drogue, des journalistes et des hommes politiques de l'opposi­tion gouvernementale américaine se saisirent de la ligne droite tracée par le chef de l'exécutif des USA pour la tordre à leur façon. Nul n'osa dire, bien entendu, qu'il ne fallait pas se mobiliser contre ce fléau moderne mais, comme s'il s'agissait d'une affaire de principe (démagogie oblige), des opposants démocrates critiquèrent les propositions du président républi­cain en prétendant que les mesures envisagées par George Bush étaient encore nettement insuffisantes pour obtenir le succès souhaité. Un sénateur démocrate présent au débat télévisé tint exactement les mêmes propos que le Président mais le criti­qua pour son « manque d'audace ». On trouva également que les milliards annoncés devraient être doublés et qu'il faudrait naturellement, pour ce faire, avoir recours à une augmenta­tion d'impôts. Tous, néanmoins, conclurent sur les aspects positifs de la guerre à la drogue. Le lendemain, les journaux new-yorkais rendirent compte de l'événement qui entra dans la polarité politique américaine. Nous savons que les deux tendances « droite » et « gauche » coexistent de façon habituelle à l'intérieur des deux grands partis démocrate et républicain sous les appellations respec­tives de « conservateurs » et « libéraux ». Ces derniers sont connus, en outre, pour être des esprits chipoteurs qui rechi­gnent devant les mots du vocabulaire qui expriment trop exactement la réalité. 67:338 C'est ainsi qu'un fameux journaliste du très libéral *New York Times* lança donc cette phrase : « Nous déclarons la guerre à la guerre », afin de tourner en dérision le discours musclé du président Bush. La justification de ces libéraux venait de certaines inter­prétations hâtives et parfois paranoïaques de quelques profes­sionnels du procès d'intention. On avait déjà entendu, en effet, des refrains gauchistes du genre : « La guerre à la drogue n'est qu'un prétexte pour permettre aux forces armées américaines d'intervenir dans les pays libres ou marxistes d'Amérique du Sud » ; ou encore : « C'est une conspiration contre la population noire des grandes villes US », dont une forte proportion est affectée par la drogue. D'autres encore ne manquèrent pas de faire l'apologie des usagers « occasion­nels » de la drogue pour qui, disaient-ils, il ne s'agissait dans maints cas que d'un léger « stimulant » pour les jours difficiles. Un certain nombre voyait les « dealers » comme des marchands de bonbons ou de cacahuètes et réclamait la drogue en vente libre. (C'est toujours : « l'homme est naturel­lement bon... ».) Quoi qu'il en soit, l'opposition au plan du président des États-Unis se présente sous une forme subtile. On ne le contredit pas ouvertement, mais on mine gentiment les inten­tions de ses supporters. Ce n'est pas la première fois, disent les médias, qu'on cherche à prendre des mesures autoritaires contre la drogue. Il y a quinze ans, par exemple, le gouverne­ment de l'État de New York, Nelson Rockefeller, avait entrepris une campagne semblable. Elle avait échoué à cause des machinations politiques du moment. Ainsi chantent les voix des libéraux qui cherchent par tous les moyens à diminuer l'effet d'un plan « conservateur ». Des démocrates anti-Bush, par ailleurs, vont jusqu'à accuser le Président d'une « trop grande timidité » sur le plan financier et d'un laxisme chronique en matière de justice. Quant au public américain, il réagit selon les régions. A New York et dans les grandes villes du Nord-Est, l'homme de la rue manifeste une attitude désabusée ou parfois cynique où domine l'incrédulité. Même les Américains les plus favorables au Président considèrent ses propositions comme des vœux pieux ! 68:338 La vérité au-delà des apparences est que George Bush, par ses demandes pressantes pour une mobilisation contre la drogue, tente d'ouvrir un débat plus large sur le fond du problème : *il s'agit de retrouver un sens moral depuis long­temps oublié de tous.* En apposant les étiquettes « right » et « wrong » (bien et mal), Bush fait trembler les fondations de l'édifice libéro-gauchiste. Car le problème de la drogue n'est que le symptôme d'un problème de fond. Et dans tous les coins de la ville de New York, on s'interroge, on se demande comment on en est arrivé là et pourquoi. Les raisons apparentes sont naturellement à la portée de la main : familles brisées par le divorce, éducation laxiste à tous les niveaux, insuffisance d'encadrement de la jeunesse et manque chronique d'autorité. Les vraies causes cependant tendent à rester dans l'ombre : la perte du sens moral qui va de pair avec la perte du sens religieux. Vaste débat. Mais en un mot, ce qui est légal étant devenu moral, le grand vide à l'intérieur des âmes peut être temporairement comblé grâce aux ersatz des stupéfiants. L'appel d'air créé par ce vide ne semble pas avoir non plus incité l'Église catholique améri­caine à prendre conscience des causes plutôt que des effets. Comme en France, au lieu d'évangéliser sur l'essentiel (surna­turel), elle est trop souvent préoccupée par le social (naturel). On parle de pauvreté et non pas de conversion. Pourtant, un soir de la semaine, pendant que je regardais la télévision, un évangélisateur aux yeux ardents et à l'accent sudiste, membre d'une de ces multiples sectes protestantes, exhortait ses ouailles à la lutte contre la drogue en lançant une phrase digne du pari de Pascal : « Une fois que tu auras tout essayé, essaie encore Jésus-Christ ! » Lui aussi, comme le président Bush, paraissait tenir des propos « naïfs » et « dérisoires ». Et les libéro-gauchistes de ricaner ! Si retrouver un véritable sens moral aujourd'hui en Occi­dent est donc naïf et dérisoire, la vie en société ne sera plus possible demain. C'est ce que personne n'aime entendre et c'est bien, en substance, ce qu'a dit le président des États-Unis. 69:338 #### III. -- New York à l'heure des élections En se contentant d'additionner le chiffre du nombre de gens de couleur à celui d'un tiers de la communauté juive de la ville de New York, on pouvait deviner à l'avance que le 7 novembre dernier, l'élu à la mairie de la plus grande ville des États-Unis serait le candidat démocrate noir, David Dinkins. Pourtant, chacun savait aussi qu'il eût probablement mieux valu désigner un autre capitaine à la tête de ce vaisseau qui coule, en l'occurrence le républicain Rudolph Giuliani. Mais celui-ci, malgré son énergie et son efficacité évidente, avait un défaut majeur : il n'était pas noir et de plus, comme circonstance aggravante, il était non seulement d'origine italienne, mais catholique romain, donc susceptible de freiner tant soit peu la campagne en faveur de l'avortement. Lors d'un séjour à New York, ma ville natale, au mois de septembre dernier, je me suis demandé comment je pouvais encore aimer cette métropole tentaculaire que d'aucuns quali­fient parfois d' « antre de bestialité » ou de « cloaque de perdition ». On me démontre par A plus B comment le « crime, le crack et la corruption » sont inhérents à toute tentative d'existence dans New York City, que les canalisa­tions sont pourries, les clochards en surnombre et les rats partout... Pourtant, quelque chose en moi vibre de la tête aux pieds lorsque j'entends parler de cet endroit que j'ai connu enfant, alors que je pouvais m'y promener encore, sans danger, même à dix heures du soir, et où l'on me courait après pour me rendre mon porte-monnaie tombé de ma poche dans la rue... Au coin de la 34^e^ rue et de la Septième Avenue, à peine sortie du train de banlieue, j'ai regardé ce qu'était devenue « ma » ville, ainsi que le mouvement hallucinant de la vie new-yorkaise. A mon retour en France, on me demanda comment tout cela pouvait encore se tenir debout. 70:338 Et je répondis : l'énigme se résout dans la « vérité » des personnes, ou, plus précisément, dans la lutte entre la réalité et l'idéologie. La réalité, c'est la volonté, le travail, le sens aigu de la libre entreprise : le pragmatisme, c'est-à-dire ce qui marche. Les New-Yorkais, quelle que soit leur couleur, en sont convaincus. D'autre part, l'idéologie, c'est la construction mythique des utopies et le gouvernement de la ville aux mains d'un Robin des Bois de service, en l'occurrence Mr Dinkins -- qui veut prendre aux riches pour donner aux pauvres. Les idéologues prônent toujours la « tolérance » pour créer un « paradis » artificiel par une juxtaposition des races à laquelle personne ne croit. Les réalistes savent que non seulement ça ne marche pas, mais qu'ils n'ont réussi qu'à chasser les riches ; il n'y a donc plus personne pour payer pour les pauvres. Les pourvoyeurs d'utopie -- blancs ou noirs -- cherchent surtout à acquérir une bonne conscience. Ils moralisent à longueur d'année selon leurs critères faits de deux poids et de deux mesures : un Blanc est lynché à Harlem tous les jours -- c'est la routine ; un Noir, tous les dix ans, est tué dans un quartier blanc de Brooklyn, c'est une affaire d'État. La même idéologie produit partout la même folie qui aboutit à créer ce huis-clos sartrien qui donne raison aux misanthropes : « L'en­fer, c'est les autres. » Avis aux Français ! Si la situation actuelle de la ville de New York a été créée par l'influx des pauvres et le reflux des riches, il est facile­ment compréhensible que ceux-ci ne voulaient pas payer éternellement des impôts qui sont ensuite distribués sans discernement à ceux-là. Faut-il, en effet, pour le bien de tous, assister et entretenir, donc encourager, des masses non-laborieuses à demeurer pauvres et déracinées ? En quittant New York pour le Middle West où j'ai passé deux jours, je fus frappée par une évidence géographique : à mesure que nous nous éloignions de la côte est et des millions d'âmes qui vivent dans la pire des promiscuités, j'ai vu apparaître des plaines immenses et inhabitées. J'ai pensé aussitôt à ce que l'on m'avait dit à New York au sujet de l'avortement qui, là-bas, paraissait une « nécessité » ; il n'y avait simplement « plus de place » pour des nouveau-nés dans ces immeubles surchargés du Bronx et du Queens. 71:338 Je contemplais avec soulagement ces grands espaces que nous survolions et je ne pus m'empêcher de comparer la situation à celle d'un train dont seuls les premiers wagons étaient bondés. On avait beau dire aux voyageurs qu'ils pourraient trouver des places assises dans les autres wagons à l'arrière, ils n'écoutaient pas et l'on se faisait injurier de parler ainsi. Pour les idéologues du paradis artificiel, démocrates-libéraux ou socialistes français, trouver une solution pratique aux maux existants relève du crime politique et « fasciste ». On préfère « gérer la crise » dans des wagons surchargés plutôt que de proposer des places ailleurs. Bien entendu, la décen­tralisation d'un certain nombre d'entreprises, afin de pouvoir offrir du travail à ceux qui accepteraient éventuellement de quitter leurs immondices, implique des mesures autoritaires, comme, par exemple, de limiter le nombre d'habitants par mètre carré dans des immeubles pourris. Mais l' « autorité » est devenue un vilain mot. On parle aussitôt de tyrannie, voire de nazisme... En remplaçant un seul mot dans une phrase bien connue des Français, on pourrait s'exclamer comme Monsieur Jourdain : « Quand je dis "Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit", c'est du fascisme ? » New York est un tissu de contradictions et le microcosme de toutes les idéologies qui secouent l'Occident aujourd'hui. On peut y voir le paroxysme de l'artifice, une communauté humaine à la dérive. Pourtant, et peut-être même à cause de son déracinement, le New-Yorkais sourit plus volontiers qu'un autre. Voyageur en terre inconnue avec pour seul but une destination invisible, l'intemporalité dans laquelle il vit le rend souvent plus généreux et accueillant. Les idéologues préfèrent la logique (la leur). La réalité s'inscrit dans un dessein plus vaste (heureusement) où le jugement des hommes ne ressemble plus qu'à une pointe d'épingle à côté de la miséricorde divine. Judith Cabaud. 72:338 ## TEXTE ### Les évêques badois au XIX^e^ siècle *face au clergé pétitionnaire* *La foi des catholiques d'Allemagne du Sud -- Bavière, Bade-Wurtemberg -- est bien connue et édifie toujours leurs visiteurs, qui croient volontiers qu'elle coule de source. Or, il n'en est rien : elle est le résultat d'une forte reprise en main, au XIX^e^ siècle, contre une décadence tolérée par des évêques faibles. On en trouve le récit dans un livre vieux d'un siècle :* Le réveil d'un peuple, *par l'abbé Kan­nengiessen. Citons-en quelques extraits significatifs :* « \[Au début du XIX^e^ siècle,\] l'Église badoise fut le théâtre d'une véritable révolution intérieure. « Un grand nombre de curés », écrivait le professeur Hug dans un rapport adressé au pape le 4 octobre 1833, « se permettent de réformer selon leurs caprices les cérémonies du culte, l'administration des sacrements, de célébrer le saint sacrifice de la messe en allemand, etc. » (...) De nombreux curés vivaient maritalement avec leurs gouver­nantes ; il y avait même eu des mariages formels, et de braves curés avaient pris femme devant leurs collègues (...) 73:338 « Ces curés, mariés légitimement comme ils le croyaient, étaient enchantés de la guerre contre le célibat. Ils signaient des deux mains les pétitions qu'on leur présentait. Dans le pays de Constance, un seul de ces documents réunit plus de cent trente signatures. « Un tel clergé ne devait pas craindre de jeter par-dessus bord tout ce qui le gênait. Aussi vit-on les curés tailler avec une désinvolture complète dans le dogme, les sacrements, le culte. Ils repoussaient la confession de chaque péché en particulier, se contentant d'un aveu très vague. Comme ils avaient oublié le latin avec leurs femmes, ils se mirent à dire la messe en allemand. Bien entendu, le bréviaire était relégué au grenier. Ceux qui se croyaient encore obligés de le réciter prenaient avec lui des libertés inimaginables. J'ai connu moi-même dans mon enfance un vieux curé badois qui disait le bréviaire pour huit jours de suite, quand il devait se mettre en voyage. C'était, disait-il naïvement, pour n'avoir pas à emporter un volume gênant. « Ne priant plus eux-mêmes, ces prêtres concubinaires ne se souciaient pas d'entretenir la piété chez les fidèles. Une ordon­nance de Mgr Vicari, datée du 17 avril 1844, montre combien certains prêtres étaient peu zélés. L'archevêque, y est-il dit, recommande aux prêtres des villes de se mettre au confessionnal une fois par semaine, et, aux prêtres des villages de le faire une fois par mois. Mgr Vicari fut obligé de prendre sous sa protec­tion les jeunes prêtres que leurs curés empêchaient d'administrer fréquemment le sacrement de pénitence. Aussi, plus de dévotions à la Sainte Vierge, plus d'indulgences, plus de congrégations, et des doses homéopathiques de morale chrétienne. « Au lieu de donner le bon exemple au peuple, ces étranges pasteurs étaient plus frivoles que lui. Par une ordonnance du 23 juin 1835, l'archevêque dut leur interdire la danse sous peine de suspense (...) « Ce n'est pas à dire pour cela que le ferment de rébellion ait été étouffé. Au contraire, on vit bientôt les concubinaires relever la tête et demander le synode diocésain, non pas le synode prescrit par le concile de Trente et dirigé par l'évêque, mais un synode composé de prêtres et de laïques, ayant le droit de légiférer même contre l'autorité de l'Église et de supprimer le célibat, le rite latin et les pèlerinages. 74:338 L'archevêque repoussa cette prétention outrecuidante. Alors on s'adressa au gouverne­ment ; une pétition, signée par des prêtres des doyennés de Lahr, Offenbourg, Heidelberg, Tauberbischofsheim, de l'ancien diocèse de Constance, fut adressée à la Chambre. Elle fut discutée au mois de juillet 1840 et défendue par l'abbé Kuenzer, le curé-doyen de Constance. « C'eût été miracle si un tel clergé avait entretenu l'esprit chrétien dans le peuple. Ce miracle n'eut pas lieu. L'indifférence, le relâchement, le mépris des choses saintes, avaient exercé des ravages dans bien des paroisses. « Dans certains centres, dit l'abbé Strehle, les catholiques avaient l'habitude de déjeuner avant la communion, de se confesser par à peu près... Les enfants étaient élevés en dehors des principes religieux... » » *Ce récit d'événements vieux d'un siècle et demi donne évidemment aux catholiques d'aujourd'hui une impression de déjà vu... Nous assistons depuis vingt ans aux mêmes désordres. Ils furent surmon­tés, au pays de Bade, quand des évêques dignes de ce nom surent enfin réagir, paternellement mais fermement ; ils avaient contre eux le gouvernement et durent souffrir bien des avanies.* *Contre le relâchement, il n'est d'autre remède qu'un courage inflexible fondé sur la foi et la charité ; aucune renaissance n'est donnée d'En-Haut sans effort des hommes, et d'abord des chefs. Mal­heureusement, dans l'Église d'aujourd'hui, on ne voit guère de signes d'un tel renouveau : ce que faisaient jadis Mgr Vicari et les évêques réforma­teurs du pays de Bade, c'est pourtant le seul chemin du salut.* J.-P. Hinzelin. 75:338 ## NOTES CRITIQUES ### L' « intégrisme » vu de Bordeaux L'archevêque de Bordeaux, Mgr Pierre Eyt, a entrepris d'évoquer ce qu'il appelle « l'intégrisme » pour en stigmatiser l'esprit, les pompes et les œuvres. Ce n'est pas son seul objectif, ni probablement le premier ([^11]). Son propos est de le distinguer d'autres « mouvements, communau­tés et groupes dits nouveaux ou du renouveau » porteurs du même « souci doctrinal » mais qui ne tombent pas dans les travers supposés de « l'intégrisme ». Le plus pittoresque de la réflexion épiscopale c'est l'autocritique -- discrète ! -- qui l'ouvre : « *Ce que l'on peut constater aussi, c'est que ces formes de* « *renou­veau* » *ne se présentent jamais comme on avait pu le pronostiquer à la fin des années 60. On imaginait alors l'avenir du christianisme dans son accomplissement en une forme d'humanisme, dégagée de toute référence à une tradition qui eût représenté une contrainte* « *dogmati­que* » (*...*)*. Or, l'incontestable renouvellement religieux qui s'opère aujourd'hui, en christianisme, s'effectue toujours dans un ressourcement exigeant en direction de la foi, en direction du don que nous a fait la tradition de l'Église, en direction de ses expressions et de ses formes historiques.* » Ce « on » est troublant. « On » ce n'est personne. Les tenants d'un christianisme réduit à « une forme d'humanisme » n'ont pas de nom -- même collectif, les « modernistes », par exemple -- ils n'ont pas de visage, pas de racines, pas d'ascendants ni de postérité. Ils sont nés d'une génération spontanée « à la fin des années soixante » pour dis­paraître mystérieusement dans une nuée évanescente à une date indé­terminée. Les « intégristes » sont une réalité, eux ce sont des ecto­plasmes. 76:338 Mais peut-être que Mgr Eyt ignore tout d'eux parce que, lui-même est né de la dernière pluie ecclésiastique ? Il ne le semble pas. Depuis vingt ans, il évolue dans le monde universitaire catholique où s'élabo­rent ces théologies chantant la gloire de la cité terrestre. Il fut professeur, vice-recteur, puis recteur de la Faculté de théologie de Toulouse (1967-1972) ; recteur de l'Institut catholique de Paris (1981-1985). Il enseignait lui-même la théologie. Il est statistiquement proba­ble qu'il a rencontré ces théologiens contestables. Peut-être en fut-il lui-même. Toujours est-il que le voilà frappé d'amnésie : c'est « on » qui voulait s'émanciper de la « contrainte dogmatique ». Relevons, d'ailleurs, que Mgr Eyt n'a pas un seul mot pour déplorer, à défaut de condamner, les adeptes de ce christianisme-là. Il constate leur erreur prospective, il ne stigmatise pas leur erreur doctrinale. \*\*\* Fort heureusement pour lui, cette défaillance de la mémoire n'est que partielle, momentanée et sélective. Dès qu'il évoque l'intégrisme il recouvre cette précieuse faculté. Mgr de Bordeaux nous informe ainsi que, « depuis longtemps, l'intégrisme catholique fait l'objet de l'attention et des déclarations du Magistère ». On s'attend donc à voir produire une liste fournie de ces interventions et de ces déclarations. Or, il en produit... trois ! Ou quatre si l'on admet avec lui le contresens historique qui assimile la condamnation de l'Action française à celle de l'intégrisme. En fait, on peut soutenir le contraire : indépendamment des raisons politiques, le mouvement royaliste n'a pas été condamné par Pie XI parce qu'il était trop intégralement catholique mais, au contraire, parce qu'il ne l'était pas assez à ses yeux. Les trois autres textes : le cardinal Suhard dans *Essor ou déclin de l'Église,* le rapport du cardinal Lefebvre en 1957 et enfin la lettre de Jean-Paul II au cardinal Ratzinger le 8 avril 1988. C'est tout. Il saute aux yeux que l'attention du Magistère et ses déclarations n'ont été que parcimonieuses et qu'elles sont revêtues de la plus faible des notes théologiques. Rien de comparable avec le document solennel du pape saint Pie X condamnant le modernisme dans l'encyclique *Pascendi.* A défaut d'une définition du Magistère, comment reconnaître l'intégrisme ? Quelle est sa nature, son vice, son péché ? Mgr Eyt nous offre un critère de discernement par lui élaboré : 77:338 « En même temps nous avons à découvrir que l'Absolu du Dieu de Jésus-Christ implique l'Absolu de notre frère ou de notre prochain. Là est sans doute, en christianisme assurément, mais aussi dans d'autres traditions religieuses, le critère décisif de distinction et de discernement entre renouvellement religieux et totalitarisme sacral (...). Là où les impératifs attribués à la prétendue « Gloire de Dieu » (ou aux droits de Dieu) exigent l'instrumentalisation, la sous-estimation, l'exclusion de l'autre homme, nous sommes sur le chemin ouvert par l'intégrisme et le totalitarisme sacral. » Dans sa démarche première, l'intégrisme consisterait à découvrir que « l'Absolu du Dieu de Jésus-Christ implique l'Absolu de notre frère ou de notre prochain ». Si tel est bien l'intégrisme, il est à craindre -- pour Mgr Eyt -- qu'il ait derrière lui la foule immense des catholiques, des saints, des Pères de l'Église. Si Dieu est l'Absolu, et il l'est, la créature ne peut lui être que relative. Selon saint Paul, c'est de Dieu que l'homme a « la vie, le mouvement et l'être » (*Actes des Apôtres,* 17 : 28). L'homme n'est pas sa propre fin. La créature de Dieu est ordonnée à Dieu, elle n'a pas le privilège de l'aséité. Il y a une sainteté de participation, un être participé, mais il ne peut y avoir un absolu de participation, c'est une contradiction dans les termes. L'archevêque de Bordeaux peut objecter qu'en l'espèce il ne traite pas de métaphysique mais de morale. Même sur ce plan-là on ne voit pas que l'on puisse prendre l'homme, fût-ce sous la modalité du prochain, comme fin dernière de l'acte moral. Il semble que la racine de la définition épiscopale soit à trouver dans une exégèse fautive. Nous lisons en effet : « Un critère semble devoir guider plus sûrement et plus universelle­ment encore notre discernement : le lien substantiel établi par Jésus-Christ lui-même entre les deux commandements de l'Amour de Dieu et de l'Amour du prochain (Mt 22, 37-40). » Lisons, *in extenso,* le texte ainsi donné en référence : « Maître, quel est dans la Loi le plus grand commandement ? Jésus lui dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. » C'est là le plus grand et le premier commandement. Un second lui est semblable : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » De ces deux commandements dépendent la Loi et les Pro­phètes. » On remarquera : 1\. -- Que si les deux commandements sont *semblables* -- en tant qu'ils sont des commandements impératifs -- ils ne sont pas *identi­ques.* La similitude n'est pas identité. 2\. -- Qu'en conséquence il n'y a pas deux *premiers* mais un premier et un second. 3\. -- Que, néanmoins, ils ne sont pas autonomes : le second est ordonné au premier. L'amour du prochain est le *test* de notre amour pour Dieu mais il n'est pas *la substance* de celui-ci. 78:338 Il n'est que de relire le chapitre vingt-cinquième de l'Évangile selon saint Matthieu où l'on trouve le texte sur le jugement dernier : « Alors il leur répondit : En vérité, je vous le dis, chaque fois que vous ne l'avez pas fait au moindre de ces petits que voici, à moi non plus vous ne l'avez pas fait. » On ne peut faire dire à ce texte que « l'Absolu du Dieu de Jésus-Christ implique l'Absolu de notre frère ou de notre prochain ». On peut seulement dire que certaines de nos actions humaines -- les œuvres de charité et de miséricorde -- ont un retentissement, une conséquence, une dimension absolue, éternelle, ineffaçable, quoiqu'elles aient eu pour objet une créature relative et un cadre temporel. Le reproche d' « instrumentalisation » de « l'autre homme » imputé aux intégristes par Mgr Eyt devrait être articulé contre... Notre-Seigneur lui-même ! Aussi bien dans l'ordre de la Création que dans celui de la Rédemption. Genèse 2 -- 29 nous révèle que Dieu se sert de l'homme pour assujettir la terre à sa volonté : « Remplissez la terre et l'assujettissez. » Ce sont des hommes que Dieu choisit pour être l'instrument de la propagation de l'Évangile : « Allez par toutes les nations... » Que l'homme soit aussi une cause instrumentale pour Dieu, n'est un scandale que pour les tenants d'un christianisme horizontal dans lequel Dieu ne devrait avoir qu'un seul souci : l'accomplissement terrestre de la cité humaine. On pourrait appeler cela « l'instrumentalisation de Dieu ». Guy Rouvrais. ### Madame Arnoux est morte il y a cent ans Les Écoles littéraires sont des recettes mises à la mode par des milieux et ensuite commercialisées. Leurs filiations politiques et sociales restent plus ou moins confidentielles assez longtemps. Leur point faible, c'est qu'elles exagèrent leurs procédés esthétiques. 79:338 Elles croient avoir raison puisqu'ils payent, mais c'est ce qui les démode. La télévision a fait passer récemment une très bonne interprétation de *Pot-Bouille,* de Zola. Mais quel abus des ténèbres ! C'est que, pour une bonne part de son inspiration, « Pot-Bouille » est un pamphlet. Chef-d'œuvre de composition d'ailleurs, le principal personnage étant la cour centrale qui, par la voix des « bonnes », penchées à la fenêtre de chaque cuisine, vitupère les horreurs des locataires bourgeois. Cette cour, c'est « la raison qui tonne en son cratère ». Que Flaubert soit mentionné comme naturaliste par les manuels d'enseignement, il y a de quoi s'en étonner quand on referme *L'Éduca­tion sentimentale* (1869). On dit toujours que ce roman est la chroni­que d'une génération, celle qui a raté son 1848. Oui, mais pas seulement. S'il n'était qu'une telle chronique, le roman serait déjà un sommet. Il vaut mieux dire qu'il est le portrait d'une jeunesse en regard d'une aspiration de l'homme de toujours. Ce roman sociologique est aussi un roman d'amour et pas ordinaire. Le fil de ce *collier de perles* est Mme Arnoux. Voilà cent ans qu'elle est morte. \*\*\* La philosophie de Flaubert, exprimée par lui d'abondance, ne valait pas mieux qu'une autre. Sa grande idée, c'était que l'Art est une fin en soi. A Feydeau qui venait de perdre sa femme, il conseillait de lutter contre le chagrin « au nom du "Beau" » et de « se cramponner des deux mains à l'Art ». Comme lettre de condoléances à un ami, c'est amusant. Le « Beau » revient sans cesse dans sa correspondance. Chez un écrivain si précis, le mot est déroutant. Il ne désigne qu'un effet produit sur un public. Au fil des temps le « Beau » a servi d'excitant à des légions d'esthètes qui sont ce qui est le plus éloigné de la poésie. C'est toujours l'âme qui a donné leur envergure aux plus grandes œuvres, autrement dit le potentiel d'aimer. Dans *L'Éducation sentimen­tale,* l'âme compte autant que l'intelligence du trait. Pour le « Beau », voyez *Salammbô,* mais on s'en passerait. *L'Éducation sentimentale* a eu de la peine à émerger du discrédit auquel, lors de sa parution, les critiques l'avaient vouée avec une stupéfiante hargne (à l'exception de Zola). Quant à moi, je l'ai lue vers mes 16 ans et, à l'époque, c'était une sorte d'originalité parmi mes camarades. Cela se passait il y a longtemps, malheureusement pour moi. Plus tard, j'ai cherché dans les Archives de la Guerre au Château de Vincennes les documents qui pouvaient concerner le sieur Judée, lieutenant du Train des Équipages en garnison à Vernon, premier mari de celle que Flaubert introduit dans le roman sous le nom de Mme Arnoux. Je croyais pressentir que la destinée à la fois romanesque et minable de la jeune femme s'expliquait de ce côté-là. 80:338 Je n'ai rien trouvé de décisif. La petite écriture de Judée évoque le crétinisme précautionneux. Une lettre de lui adressée à son colonel fait valoir assez bassement que celui-ci aurait pu l'apercevoir au cours d'une réunion chez des relations communes, qu'il est donc lui, Judée, un garçon d'un bon milieu. Mais c'est tout. Il est bien connu que Judée céda sa femme à un Monsieur Schlesinger, Israélite berlinois, devenu catholique et éditeur de musique à Paris. Ce boulevardier jovial était, d'après Henri Heine, « souverain maître des musiciens » (pour leur désagrément, d'ailleurs, notamment pour celui de Wagner). Moyennant la cession dont on vient de parler, M. Schlesinger se chargerait de payer des dettes de jeu du lieutenant ou de liquider les conséquences d'une escroquerie dont celui-ci aurait été coupable. Les circonstances de cette tractation restent incertaines. En tout cas, Mme Arnoux fut bel et bien vendue, comme une commode Louis XV pour colmater une brèche. Comment a-t-elle pu accepter cela ? C'est ce que l'on ignore... Malgré l'admirable sagacité de M. Gérard Gailly, la famille a brouillé les cartes (?). Peut-être le scandale en question était-il bête et insignifiant ? Un drame à la dimension de la localité (on pense aux *Clefs de la mort,* de Julien Green) ? Mais peut-être la principale explication de l'ignominie de Judée serait-elle dans la seule psychologie de cet imbécile ? Peut-être son écriture trompe-t-elle ? On entrevoit en Judée un fanfaron d'aventures, amateur d'irresponsabilité, à l'occasion plaintif. Un de ces êtres qui n'arrivent pas à l'état adulte et qui foisonnent. Mais je ne suis pas graphologue patenté. Après cette négociation, Judée se fit muter en Algérie où il prit la dysenterie. Puis, se sentant de plus en plus mal en point, il demanda sa réaffectation à Vernon, ville natale de son ex-femme, où il l'avait connue et épousée. Bizarre. Il aurait pu aller mourir ailleurs. On ferait bien un roman avec Judée. L'acte mortuaire (1839) porte : « laisse une veuve, Élisa Foucault » (nom de jeune fille de celle qui sera la dame Arnoux du roman et dans la réalité Mme Schlesinger. L'année suivante, Schlesinger devait épou­ser Élisa). \*\*\* Schlesinger avait emmené son acquisition à Paris. Il était assez content de son geste « commercial et chevaleresque », suivant l'expres­sion de René Dumesnil. Mais Élisa ? On ne sait pas. A Paris, Schlesinger lui assura les apparences de femme légitime, chose essentielle à l'époque. Il était fort gai et avait un goût pour les spéculations mal étudiées et même pour les expédients. Il trompa Élisa sans cesse, mais elle n'avait rien à dire puisqu'il l'avait achetée. Du moins aurait-elle voulu faire avec son propriétaire un foyer loyal. Lui entendait les choses différemment. Dans ce temps-là, les femmes étaient réduites à une impuissance juridique incroyable. 81:338 Au moment de leur arrivée à Paris, Flaubert faisait vaguement des études de droit en vue de se préparer un job à la demande de sa famille. Il essaya le rôle de consolateur auprès d'Élisa. Mais elle avait l'âme religieuse, et il n'arriva pas à faire tomber ses défenses. Ils étaient séparés par ce qui les rapprochait. Il connaissait le couple depuis longtemps. Élisa lui était apparue pour la première fois sur la plage de Trouville, alors qu'il avait 14 ans et demi et elle 25. Son image ne devait pas le quitter jusqu'à la fin de ses jours, et il organisa son univers intérieur autour d'elle, comme par un besoin d'icône. Bien avant *L'Éducation sentimentale,* qui est de 1869, il avait écrit trois romans qu'on peut, à tous égards, appeler *de jeunesse* et où il plaçait Élisa sous les éclairages changeants de son désir. Ils ont été retrouvés dans ses papiers après sa mort. Quoi qu'on dise, ils sont assez mauvais, sauf quelques passages, et ont surtout valeur de repères biographiques. Depuis leur mise en ménage, Schlesinger avait fait à Élisa une fille, déclarée à la mairie « née de mère inconnue », ensuite un garçon qui, lui, fut déclaré normalement. Par la suite, comme on va le voir, la fille devait opter pour l'Allemagne, et le garçon pour la France, où il combattit dans nos rangs au cours de la guerre qui allait survenir. Objet d'étonnement supplémentaire : le portrait d'Élisa Schlesinger-Arnoux. On a pu le voir à l'Exposition consacrée à Haubert, voilà quelques années, par la Bibliothèque Nationale. Déception. C'est une matrone dilatée par l'aisance. Et pourtant ç'a été un cas d'amour. Il est vrai que M. Gérard Gailly, dans un de ses ouvrages, présente une photo de la même femme, vieillie, et là on voit bien qu'elle avait été très belle. Le profil émacié indique la sensibilité à la souffrance, l'élégance morale, la droiture. Schlesinger mourut à Bade en 1871. Après plusieurs années de prospérité agitée à Paris, il s'était installé en Allemagne où il avait eu, d'ailleurs, des ennuis de caractère politique. Mais maintenant Flaubert était ruiné financièrement et physiquement. Pour écrire, il s'était héroï­quement privé de vivre et il n'en pouvait plus. Il trouva le moyen de ne pas aller chercher Élisa ! Il n'arrivait pas à se résoudre à lui rendre visite en pays ennemi. C'est elle qui vint le voir, sans doute à Croisset et non à Paris, comme il semble dans le roman. Naturellement rien n'en résulta, puisque les années tiennent un langage sans réplique. \*\*\* 82:338 La situation qui a inspiré ce roman, à la fois célèbre et pas assez, ne peut que faire rigoler le public contemporain. Les amours à la manière de Flaubert et d'Élisa sont pourtant un phénomène qui existe. Mais il est exact que le « platonisme », généralement, tourne au dérisoire, étant fait de souvenirs resucés jusqu'à zéro. Si celui que Flaubert et Élisa ont vécu n'est pas dans ce cas, c'est sans doute qu'il a été accompagné par cette œuvre d'une qualité d'intelligence et d'âme singulière. Pour ma part, depuis ma 16^e^ année, j'ai relu inlassablement *L'Éducation sentimentale* et toujours avec la même émotion. Et sûre­ment je ne suis pas le seul. Maintenant Judée ni Schlesinger ni même l'homme de lettres Gustave Flaubert ni Madame Arnoux et ses tourments n'ont tant d'importance. Ce qui compte à travers ce récit, c'est la sorte de force qui fait adhérer l'un à l'autre les partenaires, analogue au mouvement régulier des planètes. Là est le sujet principal. Mais il faut ajouter que la description mi-bouffonne mi-atroce de l'année 1848 est incomparable et de nature à vous ôter pour jamais le respect des révolutions. Elle suggère des rapprochements. Les ambi­tions et les insignifiances de notre temps, son galimatias, vous les avez déjà là. Ainsi Flaubert et Élisa ne s'appartinrent pas. C'est triste, ou plutôt c'est dommage et, même, cela a été peut-être aussi bien. A la fin du roman, Flaubert raconte, on s'en souvient, que le meilleur de sa vie aura été une descente au bordel, étant lycéen, en compagnie d'un copain. C'est par besoin de se draper dans le naturalisme. En réalité le meilleur a été « cette vieille tendresse », « ce cher fantôme splendide ». \*\*\* Flaubert a écrit et répété qu'il était un mystique non croyant. La juxtaposition des deux termes ouvre une perspective sur l'organisation mentale et affective de Flaubert. Comme on dit à la radio, cela veut dire quoi ? Qu'il aimait l'amour et y cherchait le contact direct avec une perfection en beauté, en bonté, en certitude. Élisa lui a donné de quoi aimer. A cet égard, on pourrait presque dire qu'elle est l'auteur de *L'Éducation sentimentale.* Néanmoins, d'après ce qu'on sait, l'amour à ses yeux ne pouvait qu'être la voie de Dieu. Le rationalisme empêchait Flaubert d'entendre les choses ainsi. Mais son attachement pour Élisa et l'accent dont il en parle donnent à croire que la formation chrétienne millénaire lui avait imprimé sa marque. Derrière sa longue colère contre la bêtise humaine affleure à maintes reprises une irrépressible compassion pour l'espèce. Ses tonitruements épistolaires et les velléités de corruption, dénichées par Sartre, ne suffisent pas à infirmer cette probabilité. Celle-ci serait à analyser et à mettre en lumière. Peut-être l'a-t-on déjà fait, d'ailleurs ? En 1877, il décrit la foi dans son *Saint-Julien l'Hospitalier* (le lépreux qui grandit jusqu'à devenir la personne même du Christ et qui emporte Julien). Difficile de ne voir en cette page extraordinaire qu'un morceau de bravoure. Mais il a tenu aussi à décrire l'instinct religieux sous sa forme élémentaire avec le perroquet du *Cœur simple.* 83:338 Élisa finit dans des crises intermittentes de dépression, aggravées par le comportement insultant de sa fille qui, mariée depuis 1856 avec un notable de Stuttgart et devenue enragée contre la France, avait découvert par les documents d'état civil la vie déchirée et humiliée que sa mère avait subie. C'est huit ans après Flaubert (le 11 septembre 1888) qu'Élisa mourut à l'asile d'Illenau, près de Bade. Comme il arrive, elle allait mieux quand elle s'y trouvait. Elle demandait d'elle-même, paraît-il, à y être ramenée si elle sentait que son système nerveux allait échapper à son contrôle. Roger Glachant. ### Jünger en 1932 Ernst Jünger *Le Travailleur* (Éd. C. Bourgois) Ce livre, comme tant d'autres en Allemagne dans ces années-là, est une réflexion sur la défaite de 1918. Et c'est un livre d'*espérance :* l'Allemagne avec sa force, sa vitalité. (et qui a été plutôt trahie que vaincue, selon une opinion courante chez les nationalistes), doit trouver une issue triomphale à la situation. Frobenius, dans *Destins des civilisations,* ne dit pas autre chose. Et Spengler, devant lequel les sots font aujourd'hui la petite bouche, tout pessimiste qu'il est, laisse entrevoir lui aussi des jours glorieux pour son pays. Jünger, on l'oublie un peu trop, est un des héros de la Grande guerre (ils sont un nombre infime, dans l'infanterie, à avoir reçu l'*Ordre pour le mérites* Ce sont *Orages d'acier, Le Boqueteau 125, la Guerre notre mère* qui ont fait sa gloire, et tous ces livres exaltent la guerre, et les guerriers. 84:338 C'est à cause d'eux qu'on l'écoute, non pas à cause des notations romantiques et oniriques du *Cœur aventureux. Le Travailleur* paraît en 1932, au moment où la République de Weimar expire. Il faut bien dire que les Allemands ne la supportaient pas. Ils se partageaient entre ceux qui voulaient y échapper par le communisme et ceux qui voulaient y échapper par le nationalisme. Ce fut Hitler, comme on sait, qui tenait des deux, national et socialiste. Il est certain que Jünger n'a rien à voir avec le N.S.D.A.P. Non seulement il l'a toujours nié, mais on sait que les hitlériens le tenaient pour suspect. Il a frôlé de graves ennuis, frôlé seulement parce que le chef de l'Allemagne ne désirait pas classer dans ses ennemis reconnus un héros célèbre de la guerre. « *Laissez Jünger tranquille* »*,* dit-il après la publication des *Falaises de marbre.* Il fallait replacer ce livre dans son cadre, avant d'en parler. *Le Travailleur* passe pour un ouvrage prophétique. C'est d'abord un livre né des circonstances du moment. Selon l'auteur lui-même, c'est l'ou­vrage où il s'est le plus rapproché « du pôle collectiviste ». N'oublions pas en le lisant le goût allemand de tenir les deux bouts de la chaîne, ni le mot de Jacques Rivière : pour le Français, c'est ceci *ou* cela, pour l'Allemand ceci *et* cela. Ce qui frappe, c'est que l'essai est d'abord une critique féroce, emportée, de la république de Weimar, et de la démocratie libérale. Julien Hervier qui le traduit (et le préface en rose, soit dit en passant) rappelle que *Bürger* signifie *bourgeois,* mais aussi *citoyen.* Il serait trop simple de reporter sur le bourgeois et la bourgeoisie, entendue au sens d'une classe, les sarcasmes et les condamnations qui touchent en général la citoyenneté telle que nous l'entendons. Essayons de sortir de nos convenances. Il est affirmé aujourd'hui que tout autre régime que celui de l'élection est une dictature totalitaire et exécrable. Ce que Nimier osait encore, en 1950, nommer la Restauration des démocraties (en évoquant, cette fois à bon titre, « les fourgons de l'étranger ») est devenu sacré. Bafoué dans la pratique, mais sacré. Pour lire *Le Travailleur,* il faut avoir dans l'esprit que Jünger écrit dans une époque antérieure, où la liberté de critique est plus grande, et qu'il en use aussi gaillardement que nos « non-conformistes des années 30 » (titre d'un essai de M. Loubet del Bayle). Pour Jünger, on est, dans les années vingt, en train de sortir de l'âge du Tiers-État, de l'âge du bourgeois. Et c'est tant mieux pour l'Allemagne, car l'Allemand « n'était pas un bon bourgeois ». Et encore : « L'Allemand était bien incapable de faire usage de cette liberté qu'on lui offrait avec toutes les ressources de l'épée et de la persuasion, et qui trouvait son principe dans la proclamation des droits universels de l'homme : cette liberté était pour lui un instrument sans aucun rapport avec ses organes les plus intimes. » Voilà donc un auteur subversif, qui rejette les droits de l'homme et rappelle que cette idéologie a été imposée par le traité de Versailles (l'épée et la persuasion). 85:338 Qu'était donc le bourgeois, maître du monde d'hier ? Il incarnait « l'unité du raisonnable et du moral ». Il héritait de la noblesse et du clergé, qu'il niait, mais dont il gardait le cadre général de pensée, seulement aménagé selon ses besoins. Tenant, propriétaire en quelque sorte, de la raison et de la morale, il est assuré que tout litige doit se régler par la négociation. « Dès que le bourgeois peut discuter, dès qu'il peut négocier, il est en sûreté. » Ne nous y trompons pas : au début, il n'a pas rechigné devant la violence. Sa domination date de la Révolution française, « noces sanglantes de la bourgeoisie avec la puissance ». Maintenant, c'est fini. Le règne du droit a commencé. Avec ses conséquences : « Le bourgeois se voit réduit d'avance à la défensive... On voit s'esquisser ici les raisons pour lesquelles la corpora­tion des avocats a joué dès le départ un rôle privilégié dans la politique bourgeoise, et pourquoi lors des guerres entre démocraties nationales, on discute âprement pour savoir quelle est la victime de l'agression. C'est la gauche qui est la main de la défensive. » Le bourgeois ne prend jamais l'offensive, il ne s'y risque pas, parce que, dit Jünger, l'élémentaire est au-delà de sa sphère, et lui paraît irrationnel et immoral. En fait, le bourgeois peut être conquérant, mais à condition de se protéger par des textes, de bonnes raisons. « Dans l'espace libéral, l'idéal n'est pas la suprématie ouverte, mais la supréma­tie masquée, et corrélativement, l'esclavage masqué. » Au faible on concédera, dans le domaine économique, un jardinet, en politique, un bulletin de vote. Cette critique étonnante de la démocratie libérale n'a été relevée par personne, que je sache. Il n'y a pas eu de crise de nerfs des médias (car c'est ainsi que se manifeste la critique aujourd'hui, c'est tout de suite l'anathème), et Jünger semble rester un écrivain convenable, et chéri de l'Élysée. Ce règne du bourgeois, du citoyen issu de la Révolution de 1789, est en train de s'achever, parce que le temps a fait surgir un autre paysage social. Voici que s'impose la Figure du Travailleur, deux termes qu'il faut expliquer. « Le Travailleur », ce n'est pas l'ouvrier ou le prolétaire, et même s'il est enfermé, déformé, par le vocabulaire bourgeois, pas question de voir en lui un quatrième État, avec lequel le troisième pourrait encore une fois négocier, composer. Le Travailleur, qui peut être l'ouvrier, le technicien, mais aussi le soldat, est une Figure nouvelle, qui va imposer à l'histoire une nouvelle orientation, à l'humanité une nouvelle organi­sation, fondée sur des valeurs nouvelles. Pour exprimer ce changement, Jünger se sert de l'image du sceau et de l'empreinte. Sur toutes choses, le sceau du Travailleur imprimera sa marque, et c'est encore ne rien dire, il faudrait : les *transformera* jusqu'au cœur, les recomposera. 86:338 A quels signes reconnaît-on ce bouleversement du paysage ? Ils sont partout. Les villes deviennent chantiers, où s'élèvent et sont détruits sans cesse de nouveaux édifices, la production croit, tout mouvement s'accélère. La nature est atteinte : pollution de l'air, empoi­sonnement des eaux. Le sens de la durée est en voie de disparition. L'individu s'efface devant le type. Il y a uniformisation, et le globe tout entier est conçu comme unité. Le monde du Travailleur déborde largement le monde de l'économie et de la machine, on l'a dit, et il englobe la fonction militaire : un de ses traits est d'ailleurs l'organisa­tion et la hiérarchie ; au nombre de ses vertus on voit le dévouement, l'obéissance, l'héroïsme. « Le modèle de toute organisation est l'armée et non le contrat social. » En bien des points, ce portrait du Travailleur correspond à un portrait de l'Allemand. C'est bien pourquoi Jünger se félicite de l'apparition de la nouvelle ère : « l'aurore du Travailleur signe du même coup une nouvelle aurore de l'Allemagne ». Là est la limite de l'aspect *prophétique* de l'ouvrage de 1932. A ce moment-là, il n'y a pas, pour Jünger, d'un côté les vaincus (l'Allemagne) de l'autre les vainqueurs (la France). Il y a ceux qui acceptent, accueillent le monde du Travailleur, et ce sont les vrais vainqueurs. Il en existe dans tous les pays, mais il reste clair pour l'auteur que la France incarne par excellence le monde périmé du bourgeois, du citoyen selon 89. Tout un passage du livre évoque la révolution allemande de 1918, où le pays se décomposa : « Cette monstrueuse tragi-comédie qui débuta par des conseils de travailleurs et de soldats dont les membres se caractérisaient par le fait qu'ils n'avaient jamais ni travaillé ni combattu ; où ensuite le concept bourgeois de liberté se démasqua comme un simple appétit de tranquil­lité et de pain ; qui continua ensuite par l'acte symbolique de reddition des armes et des vaisseaux ; qui osa non seulement débattre de la possibilité d'une culpabilité allemande envers limage idéale de l'huma­nité mais n'hésita pas à la reconnaître ; qui avec une inconcevable impudence tenta d'élever au rang d'un ordre allemand les concepts les plus poussiéreux du libéralisme... » Arrêtons la citation. Elle suffit pour montrer que si ce livre contient une prescience générale du monde à naître, il est d'abord fondé sur la douleur du vaincu, et le patriotisme. Ne sous-estimons pas, cependant, l'ampleur de la vision, dès ce moment-là. Jünger note : « ...cet événement dont la véritable ampleur est encore impossible à mesurer surpasse en importance non seulement la Révolution française mais même la Réforme allemande ». Et il est bon de noter un des aspects essentiels du phénomène : « La technique, c'est-à-dire la mobilisation du monde par la Figure du Travailleur, étant destructrice de toute foi en général, est aussi la puissance la plus résolument antichrétienne qui soit apparue jusqu'ici. » \*\*\* 87:338 Et cependant, dans ce bouleversement général, la nation restait solide, aux yeux du visionnaire (« une nouvelle aurore pour l'Alle­magne »). Ce n'est que dans les œuvres d'après-guerre, et notamment dans *Le Mur du temps,* que Jünger complète la description : l'histoire elle-même, et le Père, sont appelés à s'abolir. L'État universel, nécessité par le règne de la technique, va imposer son uniforme. « Si la Providence efface, c'est sans doute pour écrire », disait Joseph de Maistre (*Considérations sur la France*)*.* Voilà deux siècles en somme qu'Elle ne cesse d'effacer, et le tableau est redevenu presque entière­ment noir. Si Jünger adhérait (en 1932) avec enthousiasme à ce renouvellement de la face du monde, s'il continue d'y adhérer dans les années cinquante et soixante (il répète : « Je veux ce que veut la Terre. »), il me semble que son mouvement d'acceptation s'arrête, bute sur un point : le culte dû aux morts, qu'il voit menacé, un des points sensibles qui séparent l'homme de l'animalité. Voyez son roman d'Aladin. Il est assuré que le Travailleur a imposé son empreinte sur le globe : le monde où nous sommes lui appartient et ne ressemble plus à celui du début du siècle, partagé entre le bourgeois et le soldat. Cependant, l'État universel n'est pas près de se réaliser, et si les destructions s'achèvent, la domination de la technique se heurte à des limites peu franchissables. Julien Hervier, dans sa présentation du livre, affirme que Jünger lui-même a opposé au Travailleur et à son univers uniforme et efficace deux *Figures* contraires : le rebelle (*Traité du rebelle*) et l'anarque (*Eumeswil*). C'est se moquer. Rebelle ou anarque sont des clandestins, des marginaux qui s'opposent en secret à la Figure dominante. Celle-ci continue de régner. Le rebelle, c'est l'homme qui continue de s'opposer, mais en secret, dans un régime totalitaire, et si Jünger pense au régime hitlérien dont il a fait l'expérience, il est clair qu'à la date où il écrit, il vise plus encore le communisme, qui vient d'avaler une bonne tranche d'Europe. L'anarque (et non pas l'anarchiste), c'est l'homme qui ne se rattache plus à une communauté vivante et agissante. Martin Venator, le héros d'*Eumeswil*, est historien de son métier ; il sert de barman à une sorte de *Caudillo,* qui tient le pouvoir d'un coup d'État. Venator n'est en aucun point un partisan de ce dictateur, mais qu'on ne s'y trompe pas, ses véritables adversaires, ce sont les démocrates libéraux -- y compris ceux de sa famille -- qui reviennent au pouvoir, ce qui le fait fuir. 88:338 Dans les deux cas, on se trouve devant des Figures d'opposition, non des Figures maîtresses. M. Hervier aurait été mieux inspiré de se référer à une note de Jünger : « Le partenaire qui s'opposerait au Travailleur serait l'homo ludens » (*Soixante-dix s'efface,* t. II, p. 92). La Figure qui peut-être équilibre, mais peut-être menace celle du Travail­leur, ne peut qu'être née dans son ombre, et garder son style. Jeux et spectacles ont pris une place grandissante dans le monde de la production et des standards, et ont été colorés par lui : ils sont uniformisants, et destinés à stimuler à leur tour la consommation. Utiles pour compenser les contraintes de la vie technique, ils servent aussi à diffuser modes et mots d'ordre. Ce sont des régulateurs de comportements. Mais ils en sont à déborder leur fonction. Ils répan­dent, valorisent, illustrent des sentiments et des attitudes nuisibles au monde du Travailleur. La dérision, l'anarchie, la paresse, sans parler de la drogue : autant d'atteintes portées à l'efficacité et à l'organisation de la technique. Et l'écologie elle-même en contrarie le mouvement. Or on voit se multiplier bateleurs, mendiants, clochards, toute la gamme des négateurs et des marginaux, dans le désordre idéologique le plus complet, avec comme seul point commun le rejet du Travailleur. La grande différence avec le rebelle et l'anarque est que ces contradicteurs agissent au grand jour, sont glorifiés par les médias, et ne sont d'ailleurs porteurs d'aucune pensée vraie. Ils ne gardent et ne propa­gent que des sottises et des slogans indigents. La Figure du Travailleur, même si elle impose son style même aux diverses variantes de l'*homo ludens,* ne domine donc pas l'époque sans partage. Elle n'a pas imposé non plus sa politique. Où est « la relève de la démocratie libérale ou de société par la démocratie du travail ou d'État » ? Même pas en U.R.S.S. faute d'élan. La mobilisation des forces vitales a échoué, ou paraît suspecte (à l'Ouest). La démocratie libérale ne perdure d'ailleurs qu'en utilisant tous les moyens de persua­sion et de manipulation que la publicité d'autre part utilise pour orienter la consommation. Les consciences sont moins forcées que vidées. Mais il n'y a pas de lien authentique à la communauté. Nous assistons au déclin des utopies du XIX^e^ siècle. Un autre fait empêche la domination du Travailleur, et l'État universel qui en semblait la suite nécessaire. Le modèle occidental, vaincu, bafoué, renié par lui-même est en pleine déconfiture, malgré l'illusion de quelques-uns qui le voient encore triompher par la technique et par l'organisa­tion politique (Parlements, élections etc.). En fait les peuples non-occidentaux cherchent une voie qui leur soit propre. La révolution islamique en est un exemple. Le terrible coup d'arrêt à l'occidentalisa­tion qu'on vient de voir en Chine en est un autre. On préfère y voir le dernier sursaut d'un régime usé. Je ne suis pas sinologue, mais je n'ai pas non plus les préjugés de nos classes dirigeantes et informantes, convaincues que l'avenir du monde se formera dans un moule unique, celui de notre propre régime politique. 89:338 Il me paraît qu'on vient de voir en Chine un repliement sur la tradition ancestrale, la décision de refuser tout modèle extérieur : l'Amérique paraît aussi périlleuse aujourd'hui que l'U.R.S.S. il y a trente ans. C'est encore une faille dans la domination du Travailleur. Par certains de ses traits, il est présent partout, mais pour la vie politique du groupe, les peuples vigoureux modèlent et déforment à leur usage le vêtement qu'il apportait. Et après l'échec de l'État universel, ce qui risque d'apparaître c'est l'oppo­sition passionnée, violente, de trois ou quatre grandes formations -- dont plusieurs ne sont lisibles actuellement qu'en pointillés sur la carte du globe. Même si la traduction de l'ouvrage de Jünger est si tardive (57 ans ont passé) qu'il est aisé d'en montrer les limites et les erreurs, il s'agit d'un grand livre -- et qu'on peut dire prophétique à certains égards. Mais déjà nous avons changé de route. Georges Laffly. ### De Benoîte Groult à Léon Bloy Je l'avoue, j'ai relu plusieurs fois *Ainsi soit-elle* de Benoîte Groult. Certes, nous ne sommes pas de la même chapelle, et il y a des pages insupportables sur la civilisation chrétienne, l'avortement, la licence sexuelle. Mais elle a le mérite de protester avec une belle vigueur contre ceux qui croient et qui disent que « la femme n'est qu'un c... ». Et qui sont légion (voir en son entier le remarquable chapitre IV). Mettant de côté l'aspect volontairement provocateur de B. Groult, il y a souvent des notations très justes qu'on ne peut qu'approuver (p. 196) « Les livres éroto-pornographiques ont le grave inconvénient d'être tristes, ceux qui sont écrits par des hommes, du moins... Nous progressons là en terrain connu et sous la houlette du « divin Mar­quis », qui eut du moins le mérite de manifester ouvertement le plus monstrueux mépris de la femme qui ait jamais fondé une philosophie. Sa réhabilitation aujourd'hui devrait nous mettre en garde. »... 90:338 « Sous couvert d'exalter cette liberté de mœurs qu'a apportée la révolution sexuelle, il s'agissait de traiter toutes les femmes comme des putains en puissance, contrebalançant ainsi les droits qu'elles venaient d'acquérir, par l'avilissement, la souillure et la torture, présentés sous l'emballage artistique de l'érotisme ou de la pornographie. Comme la vertu avait été obligatoire, il fallait que la licence devînt un devoir, théorie dont on trouve un écho sordide dans un certain nombre de comportements masculins d'aujourd'hui. -- Tu n'es plus vierge ? Alors pourquoi fais-tu tant d'histoires ? » Mais il faut lire les pages insoutenables (et magistrales) que Benoîte Groult consacre à ces pratiques terrifiantes de l'islam que sont l'infibu­lation et l'excision pratiquées aujourd'hui jusqu'à Paris. Quand on pense que des millions de femmes sont soumises à ces horreurs, et conditionnées dès leur plus jeune âge à les accepter, les camarades de Benoîte Groult et certaines militantes du MLF feraient bien de réflé­chir avant de militer en faveur de l'islam. De méditer sur ce que l'islam réserve à la femme voilée, confisquée, meurtrie, traumatisée, torturée et même sodomisée, dans ces harems conjugaux qui sont aujourd'hui, encore plus que jamais, de véritables bagnes. « La législation musul­mane interdit à la femme ce que celle-ci revendique aujourd'hui et qu'elle appelle ses droits, et qui ne constitue qu'une agression contre les droits qui ont été conférés aux hommes seuls. » (1952, Al Misri, par le Cheikh Hasanam Makhluf, cité dans la *Documentation française,* n° 2418.) \*\*\* La psychanalyse de l'inventeur de la « libido », Sigmund Freud, est elle aussi remarquablement analysée par B. Groult, dans ses racines et ses conséquences anti-féministes, ce qui fait justement apparaître ce bon vieux Sigmund quelque peu « ringard » ! : « Puritain de nature et judaïque de formation, Freud reste profondément convaincu que l'homme est le modèle idéal de l'humanité et qu'il n'existe qu'un organe sexuel valable : le phallus. En conséquence, il a pensé toute la psycha­nalyse au masculin, du complexe d'Œdipe au complexe de castration... Tout le drame de la femme est là : Freud la regarde du haut de ses testicules, elle n'est pour lui qu'un homme castré et qui en a la douloureuse conscience. » (p 135/136, de l'édition « Le Grand Livre ».) On se prend à rêver sur ce qui pourrait se passer si B. Groult, en se déplaçant quelque peu, pouvait se rendre compte que sa défense de la femme, dépouillée des outrances de la polémique et des scories de l'actualité, est en réalité un héritage de l'authentique civilisation chré­tienne du XII^e^ siècle de notre Moyen Age, le plus haut moment de l'esprit humain, où tout est resté un peu en équilibre, avant la dégringolade vers la décadence moderne. Et dont nous vivons sur les restes en attendant d'être submergés par la barbarie khomeyniste et la tyrannie communiste. 91:338 C'est pourtant bien au Moyen Age, celui du XII^e^ siècle, que l'Église défend la liberté du mariage d'amour, contre les unions imposées, vestiges de l'antiquité et de la barbarie. « Une puissance a lutté contre ces unions imposées, et c'est l'Église, écrit Régine Pernoud dans *Pour en finir avec le Moyen Age,* elle a multiplié dans le droit canonique les causes de nullité, n'a cessé de réclamer la liberté pour ceux qui s'engagent l'un envers l'autre et s'est souvent montrée assez indulgente pour tolérer en fait la rupture de liens imposés -- beaucoup plus alors que par la suite, remarquons-le. C'est d'ailleurs une constatation qui relève de la simple évidence que les progrès du libre choix des époux ont partout accompagné les progrès de la diffusion du christianisme. Aujourd'hui encore c'est en pays chrétiens que cette liberté, si juste­ment revendiquée, est reconnue par les lois alors qu'en pays musul­mans ou dans les pays d'Extrême-Orient cette liberté, qui nous paraît essentielle, n'existe pas ou n'a été que très récemment accordée. » Les femmes des pays musulmans ne s'y trompent pas, elles, qui essaient de s'en sortir dès qu'elles le peuvent, d'une manière ou d'une autre, notamment en épousant des Européens. \*\*\* On est tenté de rapprocher le combat de B. Groult dans ce qu'il a de meilleur, de ces lignes que Léon Bloy écrivait à celle qui devait devenir sa femme, à peu près à la même époque où sévirent Freud et Victor Margueritte : « Il semble que les lois sociales fondées sur le christianisme devraient agir victorieusement sur ma pensée, n'est-ce pas ? Le mariage, vaille que vaille, tel qu'il se pratique depuis des siècles dans l'univers, pour le refrènement des débauches et la multipli­cation de notre espèce douloureuse, l'union sanctionnée par Dieu de deux êtres que je suppose même de bonne volonté, l'un apportant la droiture la plus généreuse, et l'autre la résignation la plus héroïque, en vue d'accomplir une loi d'ordre divin, -- encore une fois, cela devrait m'apparaître une des réalités des plus respectables et des plus saintes. Eh ! bien, non, mille fois non, je suis ainsi formé que cette chose me paraît intolérable et monstrueuse, du côté de la femme, sans l'interven­tion de l'amour (p. 74 des *Lettres à sa fiancée*)... Toutes les femmes que j'ai pu connaître dans mon pays, toutes sans exception, ont une idée qui doit être universelle, car la nature humaine est identique de partout. Elle a le même fond de pressentiment et le même capital de sottises. Cette idée, c'est qu'elles ont un *secret* que nul homme n'est capable de pénétrer (...). Il n'y a pour la femme -- créature temporairement, *provisoirement* inférieure, que deux manières d'être : la mater­nité la plus auguste ou le titre et la qualité d'un instrument de plaisir, l'amour pur ou l'amour impur. En d'autres termes, la Sainteté ou la Prostitution ; Marie-Magdeleine avant ou Marie-Magdeleine après. 92:338 Entre les deux il n'y a que l'*Honnête Femme,* c'est-à-dire la femelle du Bourgeois ([^12]), du réprouvé absolu que nul holocauste ne peut rache­ter... Toute femme, qu'*elle le sache ou quelle l'ignore,* est persuadée que son sexe est le Paradis. *Plantaverat autem Dominus Deus Paradi­sum voluptatis a principio,* etc. (Gen. II,8). Par conséquent nulle prière, nulle pénitence, nul martyre n'ont une suffisante efficacité d'impétra­tion pour obtenir cet inestimable joyau que le poids en diamants des nébuleuses ne pourrait payer. Qu'on juge de ce qu'elle donne quand elle se donne et qu'on mesure son sacrilège quand elle se vend. Assurément cela est d'un ridicule prodigieux. Mais voici ma conclusion fort inattendue. La femme a RAISON de croire tout cela et de le prétendre ridiculement. Elle a infiniment raison, puisque cette partie de son corps a été le tabernacle du Dieu vivant et que nul ne peut assigner de bornes à la *solidarité* de ce confondant mystère... » Nous voilà furieusement loin, n'est-ce pas, de la « femme n'est qu'un c... », puisque le sexe de la femme, par solidarité avec celui de la Vierge, est ainsi assimilé au Paradis Terrestre, gardé depuis la Chute, par un Ange redoutable. Hervé de Sain-Méen. ### De beaux livres d'enfants pour Noël Les tendres histoires, pleines de poésie, séduisent presque tous les petits enfants leur faisant croire à un monde beau et gentil tel qu'ils en rêvent. Pour Noël il faut leur offrir de quoi ouvrir de grands yeux et crier à la merveille. C'est le moment. 93:338 Dans le style intimiste *La maison de Robin et Ninette* a tous les charmes qui conviennent. Ces deux familles souris qui marient leurs enfants sont dans l'effervescence. C'est un mariage vrai de vrai, pour toujours, avec belle robe blanche et voile de tulle. Ce qui surtout est ravissant c'est l'univers créé par une imagerie délicate. Un dessin tout fin, des personnages candides, des couleurs fraîches et des compositions poéti­ques font un ensemble tout à la gloire de la vie de famille (6-7 ans. Heather S. Buchanan, éditions Gautier-Languereau, 1988, 38 pages, 62 francs). D'un style très particulier, mais qui plaît aux enfants par sa qualité de rêverie, *Rendez-vous à la Tour Eiffel* est aussi un joli cadeau à faire. C'est ici que l'on découvre Gratte-Paillette, le clown, et l'éléphant qui fut attaché à un ballon pour monter tout là-haut voir sous le nez la Tour Eiffel. Presque pas de texte, mais une farandole de person­nages rutilants de rouge et de vert. Pas de paysage mais, hors du temps, les gens du cirque, en promenade dans un album tout en hauteur dont le fond beige laisse deviner des transparences *des pomme­lés dans l'air.* Il y a une étonnante atmosphère créée avec des moyens très sobres et le tout a beaucoup de caractère. Le cirque en promenade venant rencontrer la grand'mère du gentil Gratte-Paillette laisse un souvenir chatoyant du meilleur aloi. (Texte et illustrations de Elzbieta, éditions l'École des loisirs, collection : « Pastel », 26 pages, 1989, 71 frs 50.) Dans le genre bon enfant, *Lapin dans son jardin* est une aventure très instructive sans tomber dans le genre prédicant. Un drôle de coup arrive à *Lapin* qui, fatigué par une journée de jardinage, est pris de paresse pour faire son dîner. Écureuil, venu l'aider, est un gâte-sauce de première force, Belette une sotte qui accentue la pagaille et Hérisson, promu homme-de-ménage une catas­trophe supplémentaire. *Lapin* dans sa maison en déroute préfère se débrouiller seul ! Les rouges, les roux, les beiges, créent une maison au décor sympathique et les animaux expressifs soulignent le côté familier de l'aventure. Les 6-9 ans comprendront ce qu'il en ressort : il est plus sage dans la vie de ne compter que sur soi-même ! (Lisa Mac Cue et Judy Delton, éditions Gautier-Languereau, 36 pages, 1989, 52 frs.) Pour combler les curieux, ceux qui veulent toujours *savoir com­ment ça marche. Quel temps fera-t-il* est un très joli travail, soigné au possible. La page de garde est à elle seule un tableau aux teintes pastel qui déjà ouvre sur le ciel. (Il ne faut pas confondre cet album avec « Quel temps fait-il » paru l'année dernière.) Que l'on y pense ! Faire un ensemble avec des instruments hétéroclites, des plantes, des bêtes, des toits et des nuages. Quelle véritable difficulté ! Voilà pourtant qui est fait. La grenouille, le chat, l'hippocampe, les girouettes, les saints, font bon ménage dans une excellente mise en page qui met chacun à sa place. 94:338 Un ex-voto rappelle les protections de la Sainte Vierge, et le texte très simple clarifie toutes choses. Ce qui retient surtout est que ce livre a été peint ici. Pas de doute, les ciels légers, les lointains délicats sont bien de chez nous. Aussi les 8 à 10 ans voyageront-ils avec plaisir entre vents frivolants et troupeau de nuages. (Marthe Seguin-Fontès, éditions Gautier-Languereau, collection : « J'ai descendu dans mon jardin », 30 pages de renseignements météorologiques, celle d'hier et la météo d'aujourd'hui, 1989, 35 frs.) *Les aventures de Simplicius,* nous emportent vers la guerre de Trente Ans quand l'Allemagne était dans les soubresauts et les transes. Simplicius est ce gars drôlichon et benêt, qui en fait de toutes sortes mais s'en tire toujours et qui remplit l'album de sa mouvance à travers la guerre. Danièle Maja, l'illustratrice, emporte le morceau en créant une bourrasque d'images. Elle souligne la rondeur, la gaîté de l'histoire avec des images bondissantes, au dessin tout ce qu'il y a de plus enlevé. Ici passent les jours et les choses de la vie : la guerre et la fête, les jeunes filles, les comédiens, les heurs et les malheurs des paysans du Rhin. Des bruns, des violets vont bien à l'histoire. Épatant ! Seulement il faut un nez fin, un petit littéraire dans les 12 ans déjà, et bien entraîné par quelqu'un à goûter un texte. (Patrice Gauthier, images de Danièle Maja, 44 pages, éditions Hachette-Jeunesse, 1988, 92 frs.) Pour le même âge, les *Sept corbeaux* des frères Grimm, peut-être même pour les 10-11 ans s'ils sont bons lecteurs, apportent quelques contes aux personnages burinés : que ce soient les animaux des *Musiciens de la ville de Brême,* le vieil homme à la femme impossible et qui en veut toujours plus, la princesse, l'ours, les frères Grimm d'un seul trait savent planter leurs personnages. L'action rapide, l'intérêt soutenu, le dépaysement perpétuel d'un conte à l'autre, autant de qualités pour retenir son lecteur en haleine. En revanche, l'illustration en noir et blanc accentue l'aspect rêverie féerique attendrissant l'ensem­ble. C'est ce que l'on appelle *un livre à texte* dont le papier, la présen­tation genre poche ne comptent pas. (Jacob et Wilhelm Grimm, édi­tions Flammarion, collection : « Castor-Poche », 128 pages, 1989, 17 frs.) Revenons aux petits, si heureux de faire craquer des papiers, de dénouer des faveurs et de découvrir une belle histoire. *Oncle Henry a disparu* va les ravir, ceux-là, leur découvrant un pays inconnu, là où la famille des bêtes a les mêmes problèmes que celle des hommes. Oncle Henry a donc été enlevé par les méchants, proprement récupéré par ses neveux et sa réparation -- faite en très grand secret -- du vieux train de Petit-Bourg, ne sera pas mise en pièces. Là-dessus nous voici partis dans un pays qui ressemble à l'Angle­terre. Neige blanche aux reflets roses. Petits personnages désuets et gentils. L'hiver pâle et la finesse des arbres donnent une poésie délicate à un texte qui, lui, tombe franchement à plat. C'est de ces images que l'enfant se souviendra, et de la beauté du livre, soigné, fini, parfait. (Cynthia et Bryan Paterson, éditions Gautier-Languereau, collection « Les aventures des Trotte-Menu », 36 pages, 1989, 34 frs 20.) 95:338 *Les régates du Petit-Bourg,* des mêmes auteurs, est encore plus réussi. Comment Marceau Souriceau, Colin Lapin et Léon Hérisson vont essayer de gagner les régates contre les rats, voilà toute l'affaire. Pour avoir sauvé les lapins ils arriveront seconds. Qu'importe si la queue en trompette et les moustaches bien droites on a préféré la camaraderie, tandis que d'autres trichent ! Vous dire les frimousses, les nez pointus, museaux moustachus, les yeux rieurs et les petits derrières bien replets est impossible. Toute la gentillesse du monde transpire des maisons chaudes aux fouillis sympa­thiques. Comme le précédent ce livre est vraiment le cadeau, du plus bel effet, que l'on voudra garder après lecture. (Cynthia et Bryan Paterson, éditions Gautier-Languereau, collection : « Les aventures des Trotte-Menu », 36 pages, 1989, 34 frs 20.) *La vraie place des étoiles* nous raconte l'histoire de Nora qui vit dans la maison de sa grand'mère et la nuit voit s'ouvrir le coffre aux jouets. La vie secrète des joujoux veut bien se dévoiler à la petite fille... Alors Nora demande que l'on aille lui chercher les étoiles. Et voilà que dans son châle les joujoux lui rapportent une jonchée lumineuse qui transforme la chambre d'enfant en palais féerique. Un clair bleuté émane d'elle, qui crée un moment de merveille, de jeux mystérieux avec le châle à lumières. Le ciel est devenu si vide et si triste qu'elle lui rend ses étoiles car là est leur vraie place. Le talent de Satomi Ichikawa pour une fois s'illumine de douceur faisant vivre les objets par l'intérieur d'un bonheur subtil. Toute la belle maison en est pleine et les mouvements ondoyants du châle qui ruisselle d'étoiles un vrai moment de beauté. Ici plus de teintes froides et tristes comme elle en avait le secret. Des mauves rosés, des tiédeurs dans la palette, donnent à cet album des finesses d'estampes japonaises. (Satomi Ichikawa, éditions l'École des Loisirs, 34 pages, 1989, 65 frs.) En cette fête religieuse il y a deux albums de spiritualité qui méritent une attention particulière : *La trahison de Judas* et *Le mystère de la croix.* Tous deux mis en bandes dessinées par Pilamm font passer le souffle du véritable Évangile. Il y a beaucoup d'inspiration dans ces B.D. et de la meilleure. D'aucuns s'étonneront peut-être que les caractères soient un peu trop burinés car les pharisiens ont une silhouette qui révèle mieux qu'un long, texte les pensées de leur âme. De toutes façons ils étaient bien ces exécrables scro-gno-gno ès doc­trine que Pilamm ne rate pas au passage. Que Judas soit vert de jalousie, d'autres gris de colère leur va assez bien. Où est la finalité de ces albums ? -- Que l'Évangile passe. -- Eh bien, il passe ! En plus, ces images sont pleines de lumière et d'artistiques intentions. 96:338 L'ortho­doxie étant parfaite -- même si l'Évangile n'est pas textuellement cité -- mystères et miracles ne sont point occultés. Ces albums font partie de ces quelques ouvrages indispensables à l'éducation religieuse des enfants de moins de 10 ans. Toute famille devrait les avoir. (Pilamm, éditions Brépols, 32 pages, réimpression 1987, collection : « La Bonne Nouvelle », 39 frs l'exemplaire.) \*\*\* *La dernière harde,* vous connaissez ? Il y a pour les lecteurs qui aiment le style de Maurice Genevoix cette vie simple et magnifique du Rouge, le grand cerf, héros de cette histoire. Peu d'ouvrages, peut-être, savent dire la vie simple et dangereuse d'une bête dans sa foret natale avec une richesse de vocabulaire telle, une telle perfection dans les tableaux. Le Rouge, la Brehaigne, les chiens, les hommes et la forêt des quatre saisons avec ses dangers, ses rumeurs, quel monde ! Tout un public de 12 à 14 ans, pourvu qu'il soit entraîné au beau style peut se délecter de ces phrases pesées au trébuchet. C'est écrit de main de maître. (Maurice Genevoix de l'Académie française, éditions Flammarion, collection : « G.E », 284 pages, 1988, 32 francs.) \*\*\* Il y a pour finir, un mini-livre qui semble vous faire signe pour le plaisir de le voir de près. Microscopique (10,50  7,50 cm) c'est l'histoire du *Petit jardinier.* Je vous ai déjà raconté cette histoire de fleur snob qui voulait vivre dans le jardin d'à côté et s'y trouvait si malheureuse. C'était déjà joli peint en grand. Si petit, l'ensemble prend l'aspect d'un bouquet, précieux, rutilant de couleurs ensoleillées. Pour accrocher par un ruban à un cadeau un peu mince, il donnerait à celui-ci une qualité de fini dans la tendresse. Pourquoi ne pas amorcer à l'idée de livre un petit enfant qui trouverait l'affaire à sa taille ? (*Le petit jardinier,* Bernadette Maria Sheidl, 30 pages, 1989, éditions Nord-Sud, 11 frs 40.) France Beaucoudray. 97:338 ### Lectures et recensions #### Hervé de Blignières *Sur ma vie *(DMM et CNJA) Cet album réunit un certain nombre de témoignages sur le colonel de Blignières ; ceux de ses fils d'abord, ceux de ses compagnons d'armes et de ses amis : le colonel Argoud, le capitaine Boutot, le général Lecomte, Dom Gérard et bien d'autres. On y trouvera aussi des textes du colonel, souvenirs, essais moraux et politiques. On ne présente pas le colonel de Blignières aux lecteurs d'ITINÉRAIRES, où il a écrit à plusieurs reprises. Que dire de lui, sinon que ce cavalier était un chevalier. Il voulait donner pour titre à ses mémoires (inachevés) *Contre-courant.* C'est bien cela. Ce lieutenant de vingt-cinq ans charge à cheval, mousqueton au poing, les blindés de Rommel. Sa division *devait* être mécanisée, mais la chose traînait. Hervé de Blignières, malgré d'éton­nantes tentatives d'évasion, resta quatre ans prisonnier. De 48 à 56, il fait deux « séjours » en Indochine. La première fois avec le 1^er^ étranger de cavalerie. Il y est blessé le même jour qu'André Boutot, et c'est le maréchal des logis Degueldre qui le ramène à l'abri. Puis ce sera l'Algérie, à la tête de ce même 1^er^ R.E.C. et les combats dans les Aurès, l'espoir de la victoire annulé par une politique qui se croit habile et prépare des désastres futurs (nous commençons seulement à l'éprouver). Nommé à l'état-major de l'armée, Hervé de Blignières, tout en préparant la guerre nucléaire, ne perdait pas de vue l'Algérie. Il met au point le putsch d'avril 61, tout en déplorant que l'opération se prépare au grand jour. Il sera arrêté en septembre, condamné, et libéré seulement à la fin de 1965. C'est en prison qu'il écrit *Demain, l'armée française,* une réflexion qui servira longtemps à ses cadets. La fin de sa vie active sera occupée par la formation des cadres dans les écoles de la Chambre de commerce de Paris, puis par la gestion du domaine familial où il se retire. Atteint d'un cancer, il meurt au début de l'année. Telle fut sa vie, si on la résume rapidement. L'album très émouvant qu'a conçu Hugues de Blignières en dit un peu plus. Il montre dans ce soldat un chrétien. Il nous fait aussi ressentir plus fortement le déficit, le gaspillage qu'a constitué pour la France la mauvaise utilisation d'hommes comme le colonel de Blignières. Mal utilisés, puis rejetés comme si nous disposions d'un capital infini de cerveaux et de vertus civiques. Comme si le pays avait trop de bons serviteurs ! La France s'est ainsi privée en même temps d'Argoud, d'A. Jacomet, de combien d'autres. Ce fut un crime. Georges Laffly. 98:338 #### Pierre Chaunu *Le grand déclassement *(Laffont) Submergés de livres sur la Révolution, vous devez vous dire que cela suffit, qu'on n'en parle plus, qu'on passe à autre chose. Je suis de mon côté bien en retard pour signaler ce livre. Mais il est certain qu'un livre est un objet durable, et pas un fruit de saison. Il n'est donc pas du tout trop tard pour recommander vivement la lecture d'un ouvrage qui fait le point de la question, et remet les choses au point. Pierre Chaunu est un bon républicain, il me semble. Cela ne l'empêche pas de refuser, de toutes ses forces, l'entreprise de propagande et d'abêtisse­ment public dans laquelle l'État nous a enfoncés depuis un an. Jamais argent gaspillé si honteusement, au service de l'imposture. Si au moins cet anniversaire avait tenté de rendre aux Français un peu de fierté de leur passé. On a fait de telle sorte qu'on les a surtout familiarisés avec la guillotine et les bonheurs de la guerre civile. On a vu des bambins crier : à mort, et les bons parents s'en réjouir. Que se passait-il en 1789 ? La France est prospère, féconde (28 millions d'habitants, le pays le plus peuplé d'Europe, à la limite de ce que peut supporter une économie essentiellement agricole). L'État est sclérosé : les privilégiés, et c'est d'abord les membres des Parlements, la noblesse de robe, bloquent toute réforme. Louis XVI à son avènement a le tort de les rappeler, revenant sur le coup d'audace de son grand-père. Et puis la France a déjà le goût de se dénigrer, de trouver plus intelligents ceux qui débinent. Les membres des États généraux choisis de façon absurde, une machine se met en marche que personne ne contrôle. C'est la Révolution inflation, famine, destruction du patrimoine, ruine de l'enseignement, persécution religieuse, guerre civile, délation et massacres. Dans ces années, la France prend un retard qu'elle ne rattrapera pas. Plus secrètement, elle perd confiance en elle-même. L'instinct de vie meurt en elle : jamais elle ne retrouvera la fécondité exubérante qui était la sienne. Pierre Chaunu dresse ce bilan sinistre en s'appuyant sur les travaux récents les plus sûrs. L'ampleur de son information et la vivacité de sa démonstration font de son livre une œuvre nécessaire. G. L. 99:338 #### Catherine Fauln *Cinquante poèmes *(A l'enseigne de la flûte enchantée) Voilà près d'un an que j'aurais dû signaler ce petit volume. Je reculais par timidité. Ce n'est pas simple de parler de poésie, en essayant de donner l'envie d'y aller voir. L'auteur est une jeune femme belge, morte au Mexique en 1951. Elle n'avait pas quarante ans. Alexis Curvers, qui préface le livre, nous donne ces détails. Catherine Fauln lui avait laissé ses poèmes inédits. Il les a publiés dans des revues. Il rassemble aujourd'hui l'ensemble de l'œuvre. Ce n'est pas facile de faire éditer un poète. Mais le temps passé nous fait mieux mesurer que cet ouvrage ne doit rien à la mode. C'est une voix personnelle et pure que l'on entend ici, non pas la voix d'une époque. Comme on sait, il y a pour chaque génération, deux ou trois poètes qui sont dans l'air du temps, et que la plupart des autres recopient sans même s'en rendre compte. Vers 1950, c'était Eluard, et un peu Jouve. Pas de trace d'une telle contamination, ici (ni non plus d'une autre, plus ancienne). Plus on avance dans l'œuvre, plus les poèmes deviennent réguliers. Je n'applaudis pas. Je constate. Catherine Fauln, nous dit Curvers, était admirée par Vincent Muselli. Mais son art n'est pas non plus dans l'orbite de ce savant artiste du vers. J'y trouve quelque chose d'ingénu, de transparent. On se croirait au premier matin du monde. Voici la fin de *Statue en marche,* écrit en 1943 : *Immobile, je sais l'immense et l'univers.* *J'écoute au fond du temps les licornes se plaindre* *Et tout mon corps perçoit, bien mieux que de l'atteindre,* *Le bal silencieux des algues dans la mer.* *A l'aube, de nouveau statue sous la pluie,* *Un cortège me joint, d'adolescents vainqueurs.* *Et le plus pur d'entre eux porte près de son cœur* *Le lys qui fleurissait pour moi en Barbarie.* Georges Laffly. (Voici l'adresse de l'éditeur : Librairie Dérive, 2, place des Martyrs, 48000 Verviers, Belgique.) 100:338 #### Guglielmo Ferrero *Pouvoir, les génies invisibles de la cité *(Le livre de poche -- Essais) Écrit pendant la dernière guerre, ce livre du célèbre historien italien a paru en 1943 à New York, chez Bren­tano. Le voilà qui nous revient. Et selon l'éditeur, avec lui, Ferrero aurait « donné au XX^e^ siècle son clas­sique de la philosophie politique ». Ce langage publicitaire est fortement hyperbolique. De fait, voilà un ouvrage intéressant, confus, curieux mélange d'intuitions justes, de préju­gés d'époque et de dadas propres à l'auteur. On est bien étonné de voir quelle vision romanesque se fait de notre histoire un homme du métier. Il est vrai que sa spécialité était la Rome antique. On espère qu'il s'y montrait plus scrupuleux. Ferrero nous dit que c'est Musso­lini qui lui a fait comprendre Napo­léon, et que le fascisme lui a éclairé la Révolution française. Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas pour faire l'éloge de ces hommes et de ces régimes. Mussolini et Bonaparte, pour Ferrero, ce sont des hommes qui ont peur, et, ayant peur, devien­nent criminels. Pourquoi cette peur ? parce qu'ils savent qu'aucune légiti­mité ne les porte. Nous voilà donc avec l'idée de légitimité, dont le par­rain comme on sait fut Talleyrand. Pour sa part, Ferrero qui a l'esprit large en connaît quatre formes : l'élection, l'hérédité, le principe aristo-monarchique, le principe démocrati­que. Dans tous les cas, il s'agit de principes limités, partiels, dont on peut toujours montrer l'absurdité. Le suffrage universel fait décider par des ignares. L'hérédité peut désigner un pauvre d'esprit. Mais ces principes *sont efficaces quand on y croit.* Heu­reux le peuple qui a confiance dans la légitimité propre à son pays. Cela posé, qui semble très juste, Ferrero affirme que Napoléon n'a aucune légitimité, puisqu'il escamote le pouvoir populaire sur lequel il est fondé. Il est amené à créer un sys­tème représentatif de pure forme, à supprimer la liberté de la presse, et à étourdir les Français de guerres et de propagande. Autre notion : la quasi-légitimité, dont il est donné deux exemples, le règne de Louis-Philippe et la monar­chie italienne du Risorgimento, jus­qu'à la marche sur Rome. Dans les deux cas, il y a mixte de deux principes (le suffrage et l'hérédité). Le pouvoir arrive à durer, mais en tri­chant. Là, je ne suis pas très sûr de la pensée de Ferrero. Il affirme que cette quasi-légitimité pourrait se pérenniser et devenir avec le temps légitimité véritable. Et, d'un autre côté, il voit dans une telle situation un état de fait forcément fragile. D'ailleurs, l'un finit en 1848, l'autre en 1922. On remarquera cette indulgence pour Louis-Philippe. Aucune allusion aux émeutes durement réprimées, à Paris (rue Transnonain), à Lyon etc. Cela contraste avec la sévérité envers le Premier Consul, qui eut affaire à des complots (Cadoudal y perdit la vie), mais non à des révoltes popu­laires. Je ne veux pas faire de Bona­parte un innocent. Mais il faut croire qu'après dix ans de révolution, sa tyrannie paraissait salutaire et douce. 101:338 Et il fallait avoir la capacité de l'im­poser. C'est un mérite rare. Je pense que ce qui l'emporte, sans doute, dans l'esprit de l'auteur, c'est que Louis-Philippe fut le roi de la paix, contre les agités bonapartistes et républicains, qui finiront, après lui, par mener la France à Sedan. Et ce roi méconnu, méprisé même par tant de bouillants monarchistes, tenta de réconcilier les deux France, celle de la monarchie et celle de la Révolution (j'espère que Péguy lui en savait gré). Cette tâche vous rend suspect à tous. Ferrero note qu'elle avait déjà été tentée par Louis XVIII auquel (comme Balzac) il reconnaît du génie. Ce qui m'arrête dans ce livre, c'est que l'auteur semble assez naïf pour ne pas savoir que tout pouvoir naît d'un coup d'État. C'est le cas de tou­tes nos Républiques, mais c'était déjà celui d'Hugues Capet, qui se substitua à un Carolingien bien vivant. Et Pé­pin, trois siècles avant... Il y a des coups d'État nécessaires à la vie du corps politique, telle est la leçon de l'histoire. Il y a des moments où la légitimité en exercice (prenons le mot au sens large de Ferrero) est exsangue et semble mourir. Il faut alors qu'un homme ou un groupe d'hommes fonde le pouvoir une nouvelle fois, le recharge de la magie qui s'est éva­nouie. Louis XVI laisse échapper le sceptre de ses mains. Le pouvoir passe à quelques meneurs, qui s'élimi­nent l'un après l'autre. Quand Bona­parte rentre d'Égypte, le Directoire n'a qu'un spectre de pouvoir, c'est ce que Ferrero ne voit pas. Le Premier Consul sera si bien un fondateur que de nos jours encore nos lois portent sa marque. La légitimité, c'est un principe, mais il faut qu'un homme l'impose et sache le faire durer. Deux opérations distinctes, dont aucune n'est facile. Au moment de l'instaura­tion du pouvoir, l'obéissance est fra­gile : le peuple n'est pas encore habitué. Cette plante nouvelle doit être proté­gée. Ce n'est pas pour lui que Bona­parte a peur, et sa peur ne vient pas des tourments que lui infligerait un « génie invisible », comme le croit romanesquement Ferrero. Bonaparte sait qu'il peut compter sur la fidélité, et même l'enthousiasme, de la majo­rité (que celle-ci ait raison ou tort, c'est une autre affaire). Mais il sait aussi que son œuvre n'a pas pris racine. Un souffle peut la détruire une autre légitimité existe, qui a quinze siècles derrière elle, et les Français ont encore un peu de mémoire, on ne leur a pas trop bourré le crâne. Les complots roya­listes se multiplient dans les premières années du siècle parce qu'il faut faire vite. Si Bonaparte s'installe, si on prend l'habitude de lui obéir, le roi perd ses chances. Les républicains aussi complotent, mais ils représen­tent trop de mauvais souvenirs, encore tout frais. Ils sont moins dan­gereux. Voilà la situation réelle. Et il faut bien dire que le sang de Cadou­dal, ni celui du duc d'Enghien n'ébranlent vraiment la confiance des Français. Pas plus, n'est-ce pas, que la confiance des Italiens ne manqua à Mussolini, même après le meurtre de Matteoti (où le Duce avait sans doute moins de part que Bonaparte dans celui du jeune Condé). Voilà que je m'approche des choses dont il ne faut pas parler, ou tout au moins dont on n'a le droit de parler que dans les termes reçus. On nous parle beau­coup de la censure et des opinions obligées vers 1828, dans les salons de la Restauration. Et si nous regardions un peu ce qui se fait sous notre nez ? Après cela, je ne suis évidemment pas mussolinien. Le *duce* s'est fait des idées bien bizarres sur la volonté de puissance des Italiens, ou sur sa capacité à leur inspirer ce genre d'ambi­tions. C'est cette faute de calcul qui l'a perdu, à la fin, et non pas la vengeance occulte d'un génie invisi­ble. Ferrero s'englue dans la senti­mentalité et, comme disait Cingria, le vertuisme. C'est le meilleur moyen de ne rien comprendre, et, pour un his­torien, voilà un défaut irréparable. G. L. 102:338 #### Ricardo Paseyro *Éloge de l'analphabétisme *(Robert Laffont) Cet éloge est destiné « aux faux lettrés », bien sûr. Et d'ailleurs, quand Paseyro vante l'analphabétisme, il ne le confond pas avec l'ignorance. Un préjugé démocratique veut faire aller ensemble la démocratie, le progrès et la science. Les citoyens, tout fiers, sont convaincus que sachant lire *France-soir ou Libé,* ils sont très supérieurs aux hommes d'autrefois. Ce n'est pas si simple. D'abord, et Paseyro le montre au passage, on sait lire depuis assez longtemps, dans le peuple. Sous le second Empire déjà, 67 % des Fran­çais pratiquaient cet art, grâce aux efforts de l'Église depuis des siècles (Chaunu estime qu'à la fin du Moyen Age, les lisants-écrivants font entre le quart et le tiers de la population, selon les régions), renforcés sous Louis-Philippe par les lois de Guizot. Ensuite, il a existé de grandes civi­lisations où les hommes participaient par la poésie et la musique aux plus hautes pensées sans pour autant savoir lire. Et, comble de misère pour nous, le XX^e^ siècle, qui se vante d'apprendre à lire à tous fabrique quantité d'illet­trés. Proie toute offerte aux radios et télés, aux manipulations, aux chan­teurs de charme qui jouent les pro­phètes et aux gourous-bidon. L'esprit critique est étranglé jusque dans l'université ; souvent. La censure est par­tout. La bêtise au front de taureau règne conjointement avec le veau d'or. Un des chapitres les plus salubres de ce livre si utile est celui où Paseyro s'en prend à la *Lettre aux Français* de F. Mitterrand, et particulièrement à un passage où l'avocat chanceux écrit que la III^e^ République « a répandu l'usage de notre langue alors que, jusqu'aux années 1880, les deux tiers de nos compatriotes ne la par­laient pas ». Paseyro est allé y regar­der de plus près, et il n'a pas eu de peine à trouver des enquêtes sérieuses qui montrent que, vers 1860, six Français sur sept parlaient habituelle­ment le français ; les autres s'expri­mant en alsacien, en basque ou en provençal (ou en breton). Un sur trois ou six sur sept, ce n'est pas la même chose n'est-ce pas ? Cet exem­ple prouve que l'on dit n'importe quoi aujourd'hui au peuple français, tout en faisant mine de le respecter. Pourquoi cette préoccupation de diminuer le nombre des franco­phones ? Par mode, et par souci de diminuer le fait français. Tout le monde s'y est mis. Jean Duché a osé écrire qu'au XVIII^e^ siècle, il n'y avait que deux à trois millions de Français pour parler français. C'est idiot, mais c'est ainsi. On affirme aussi volontiers que c'est par force que les instituteurs de la III^e^ inculquaient notre langue aux provinces. 103:338 On doit exagérer. Mais il est assuré en tout cas que le Languedoc, sous nos rois, se mit à parler français volontairement, parce que c'était la langue des bons esprits et du savoir, et qu'après tout B. Latini écrivait avant Dante. Le livre de Ricardo Paseyro devrait être lu et commenté par tous ceux qui se soucient vraiment de savoir et de « culture », mot qu'on n'ose plus guère employer. Il est trop à craindre qu'on lui applique la censure qui occulte tous les ouvrages porteurs de ces paillettes d'or que l'on nomme vérités. Jules Monnerot a si bien décrit l'opération que je m'en vou­drais de ne pas rappeler ici son texte : « C'est la *diffusion sociale* qui est pratiquement prohibée, non la pensée elle-même, laquelle de ce fait n'a des chances de diffusion que très réduites... Une représentation à qui l'imprimé est interdit ne peut lutter contre des représentations imprimées. Des représentations contenues dans l'imprimé ne peuvent lutter contre la répétition du son et de l'image par les *mass media* (radio, télévision). La seule exclusion par ces *mass media* constitue une censure minimum garante de non diffusion minima de la pensée. » (*Sociologie de la révo­lution*) Les chiens de garde veillent. A nous de passer entre ces sentinelles, dans l'ombre. G. L. #### Stephen Hecquet *La tête dans le plat *(La Table ronde) C'est un ensemble d'articles publiés, il y a trente, trente-cinq ans, dans des hebdomadaires qui s'appelaient *Dimanche-matin* et le *Bulletin de Paris.* Bonne occasion de s'apercevoir que la presse n'est pas en progrès. Mort à quarante ans, en 1960, l'au­teur de ces textes fut un des écrivains les plus doués et les plus libres de l'après-guerre. Avocat, sa fougue et sa logique renversaient tous les obsta­cles. Romancier, on lui doit en parti­culier *Anne, ou le garçon de verre* (réédité l'an dernier à la Table ronde), récit aigu, poignant de lucidité. Le sujet peut paraître scandaleux (un amour entre garçons), il est traité dans la langue des moralistes français -- ce qu'il y a de mieux dans notre littérature -- avec la rapidité, la précision, la cruauté polie de ces ani­maux raisonnables. Pamphlétaire, avec *Les Guimbardes de Bordeaux* comme avec des dizaines d'articles, Stephen Hecquet se révélait d'une franchise insupportable et, pour tout dire, inconvenante. Pensez qu'il s'af­firmait pétainiste, se réclamait des « Chantiers de jeunesse », se vantait d'avoir été jusqu'au bout de l'Occupation chef de cabinet du préfet de Versailles (M. Revilliod, un homme de rigueur et de civisme), se flattant d'avoir ainsi mieux servi la France que s'il avait crachoté dans un micro ou pillé des fermes. Déjà, il y a trente ans, ces propos gênaient. On faisait semblant de ne pas entendre, d'y soupçonner les excès d'une verve incontrôlée. 104:338 Aujourd'hui, la censure s'exerce automatiquement. Les cer­veaux se bouchent, ne reçoivent pas le message. N'oublions pas que la meilleure des censures, la plus effi­cace, est celle qu'accompagne l'assen­timent chaleureux du public. Hecquet était courageux. Il ne cherchait nullement le scandale, mais n'acceptait pas de se taire quand la cause lui semblait bonne. Il faut être clair sur ce qui est admis et sur ce qui ne l'est pas, dans notre société. Par exemple, la réédition d'*Anne,* l'an dernier, a suscité partout des applau­dissements. *La tête dans le plat* connaîtra-t-elle la même approba­tion ? On en doute. Ces articles tou­chent aux choses de la justice, procès, lois, mœurs, et aux livres. Prudem­ment, l'éditeur a réservé les textes politiques. Les temps ne sont pas à la liberté d'expression. Mais sur tout sujet, Hecquet en dit trop, et parle trop fort. Les consciences avancées vont s'effaroucher. Elles vont renifler l'odeur du scandale. Non pas celui qui vous lance et fait de vous l'homme dont tout le monde parle mais le vrai scandale, celui qui isole, fait s'éloigner les amis et rend votre nom difficile à prononcer. Celui qui punit l'indépendance. Pourtant, je le répète, ces articles ont été choisis avec une grande pru­dence. Dans les articles littéraires, on ne retrouve pas ceux où Hecquet se moquait si férocement du style du général de Gaulle (avis aux jeu­nes lecteurs : dans ces années-là, de Gaulle était Tacite ou Chateaubriand, comme, de nos jours, Mitterrand est Montaigne, Loti, Guéhenno). Dans les chroniques, on aurait aimé lire « Nos maîtres », article qui mit en fureur les avocates au point quelles firent blâmer l'auteur par le Conseil de l'ordre. Et le fait d'avoir écarté tout texte touchant à la politique ne permet pas d'avoir une vue complète de Stephen Hecquet. Il y aura un autre volume, c'est promis. Mais quand ? Hecquet écrit comme on parle quand on est maître de la parole, talent rarissime de nos jours. Son style est oral, interpelle un interlocu­teur jamais oublié, le lecteur, suit les sinuosités et les surprises d'une pensée qui s'élabore à mesure quelle s'ex­prime, garde enfin tous les caractères de l'invention, de la spontanéité. Écoutez-le, évoquant le Dutourd des *Taxis de la Marne,* si proche de lui par les vertus qu'il vante, si lointain par les positions qu'il affirme : « ...j'aimerais le convaincre ici qu'en vertu de ce fameux et très utile esprit de contradiction dont il parle, nous sommes quelques-uns à avoir très précisément refusé non de Gaulle, mais le gaullisme. Ce sursaut, pas bien essoufflant des Français se gri­sant en pantoufles des comptes ren­dus de la BBC, cette soudaine assu­rance après la plus belle et la plus méritée volée de l'Histoire : « Nous n'avons pas été battus, nous avons été trahis ! », ces irritantes prophéties de concierge, etc. » Il n'est pas fréquent de lire des articles qui ont trente ans, et qui se montrent frais comme l'œil. Il n'est pas fréquent de rencontrer un auteur aussi intelligent, aussi passionné, aussi loyal. Hecquet ne choisissait jamais le sujet facile, la cause avantageuse. Peut-être mettait-il un peu de coquet­terie à foncer sur le paradoxe et à le soutenir un peu plus loin qu'il n'est vraisemblable. Mais c'était pour être sûr de ne pas jouer les muets de l'information, comme il arrive si sou­vent. Hecquet, c'était le chevalier errant, toujours prêt à se mettre en travers des intrigues des méchants, et des guets-apens montés par les bandits. G. L. 105:338 #### Michel Mohrt *Le télésiège *(*Gallimard*) Alain ne cessait de relire Balzac, et quelques autres, heureux de retrouver à chaque fois la même surprise, la même épaisseur résistante du récit. Et qu'est-ce qu'un roman qui ne sup­porte pas la relecture ? rien. Parmi les vivants, Michel Mohrt est un des rares à résister à cette épreuve, cela vaut d'être signalé. « ...Il avait passé sa vie à refaire les mêmes choses, aux mêmes endroits, par superstition, par man­que d'imagination, et il n'avait cessé de répéter les mêmes choses... » Cela est dit, vers la fin du Télésiège, du personnage principal, un écrivain nommé Martin. On peut le prendre pour un aveu désarmant dans sa malice, car il est bien vrai que Michel Mohrt n'a cessé de retourner sa cuil­ler dans le même pot, et de raconter sous tous les angles le microcosme qui lui est propre. Les mêmes élé­ments se retrouvent d'œuvre en œuvre : les Alpes, l'Amérique, le ski, le professorat ; et l'on y voit évoluer les mêmes héros fiers, rêveurs, avec un brin de gaucherie ; elle ajoute à leur séduction aux yeux des dames très belles qui sont au centre de ces histoires. Il est presque toujours ques­tion de Nice et des chasseurs alpins. C'est le cas encore avec *Le télésiège,* mais aucune allusion à Bargemont (nom sous lequel l'auteur évoque Bas­sompierre, qui fut son ami, et finit fusillé au moins trois ans après la Libération). Aucune allusion ? Je me trompe. C'est en pensant à Barge­mont, à la guerre, à l'Occupation, à toute cette période que Martin dit « ...Les gens changeaient, il n'y avait que lui qui ne changeait pas, toujours accroché à ses vieilles idées, ses préjugés, ses vieux souvenirs... » Et encore : « A une certaine époque de sa vie, il avait eu la volonté de dire comment il avait vu les choses, au risque de se faire des ennemis, mais à présent que le mensonge était partout, il n'en avait plus l'envie... L'Histoire était faite, elle était fixée, on la verrait dans l'avenir comme elle était dite, enseignée officiellement... il y avait un vaste complot contre lequel il ne pouvait rien. » Pour un esprit attentif, même très jeune et né bien après ces histoires, ces quelques phrases suffisent à aler­ter, à faire deviner l'œuvre de censure si active dans notre monde de la communication. L'essentiel est dit. Ce serait déformer ce roman que d'y voir seulement le refus d'acquies­cer au partage officiel entre Bons et Méchants. Ce qui est au centre du récit, c'est une histoire d'amour (comme le disait Thibaudet : « le roman, c'est où il y a de l'amour ») (c'était par taquinerie, et pour rappe­ler qu'une bibliothécaire, quand il était enfant, lui avait prêté « Robin­son Crusoé », mais avait ri quand il avait appelé cet ouvrage un roman). Dans la montagne suisse, un écrivain politique, Martin, qui semble assez avancé dans la soixantaine, prend un télésiège en même temps qu'une femme « plutôt petite » et « encore belle ». La veille, ils ont dîné pas loin l'un de l'autre, mais ne se sont pas parlé. Là, l'occasion va leur en être donnée assez longuement : le télésiège tombe en panne. 106:338 La dame est une riche New-Yorkaise, mariée à un ban­quier (et donc de gauche, bien sûr). Martin connaît New York : il y a enseigné. A l'évocation d'un cocktail littéraire, il repense à la rencontre, trente ans auparavant, d'une jeune femme aux grands yeux couleur tabac, à la lèvre supérieure un peu courte. Il l'avait retrouvée mariée, un an plus tard, à San Francisco. C'était une juive d'Autriche, rêvant de l'Eu­rope et de la double monarchie. Tantôt rêvant (monologue inté­rieur), tantôt racontant à sa voisine -- mais de plus en plus rêvant à mesure que le récit avance -- le héros revit ce passé avec une grande précision. Il a aimé Éléna. Il a été aimé d'elle. Ils ne se sont pourtant jamais unis, et ce n'était pas par vertu, plutôt sous l'ef­fet d'un sort contrariant. Puis Martin est parti. Il a su ensuite qu'Éléna avait divorcé, avait eu un cancer. Il l'a crue morte. On l'a détrompé : elle a fait un second mariage à New York, elle est très riche. C'est l'art de Michel Mohrt de donner aux détails fugitifs une densité. Les faits les plus minces imposent leur vérité. Ce passé revient sur nous, toujours vivant. Et le récit surtout prend une épaisseur nouvelle quand nous soupçonnons, quand nous ne pouvons plus écarter l'idée que la voisine du télésiège n'est autre qu'Éléna retrouvée. Après trente ans, les deux héros vieillissants découvrent qu'ils ne se sont jamais oubliés. Ce livre est une grande réussite. G. L. #### Pierre Bonifacy *Trouées dans la nuit *(Librairie bleue) J'ai donné une préface à ce livre de poèmes. Il me paraît non pas préten­tieux, mais honnête de me citer. « Chaque poète a son monde, cohérent, bien à lui, sa planète qui peut d'ailleurs être très proche de celle que nous habitons tous. Elle peut ressembler à la terre presque trait pour trait, elle n'en est pas moins différente. C'est une propriété où le poète a mis sa marque, elle est faite pour qu'il y circule et y respire à l'aise. Et nous sommes tous invités, à condition de nous adapter aux condi­tions locales, et de nous y plaire. » Que dire de la planète particulière de Pierre Bonifacy ? D'abord, c'est un monde coloré. Tout s'y présente avec une couleur décidée, surprenante parfois. On y voit des « jardins de rubis », « une pluie de cloches bleues et grises », « les larmes jaunes des rossignols », « un grand cheval rouge ». C'est donc bien un autre lieu que la terre que nous connaissons, mais nous n'y sommes pas perdus : il y a beaucoup de points communs. On y trouve des villes avec leurs rues, des matins et des soirs, des animaux libres. Deuxième caractère : on y sent une atmosphère d'innocence. Certai­nement, il y a là quelque chose qui évoque le premier jardin. Voici un Noël : *L'oiseau blanc déploie doucement ses ailes. Le cœur de Mère brille comme un rubis. Joseph s'éveille de son rêve. Le Verbe flamboie au fond de la nuit.* G. L. 107:338 #### Michel Mourlet *Crépuscule de la modernité *(Guy Trédaniel) « Vingt-cinq ans de contre-sub­version culturelle » dit le sous-titre. Le livre réunit des articles parus dans *Accent grave*, *Les Nouvelles Littéraires*, *le Point* etc. sans oublier *Matulu* excellent journal littéraire que l'auteur a fondé vers 1970. Mourlet a bataillé tout ce temps contre les modes oppressives et les censures qui ont laissé le paysage lit­téraire et artistique dans l'état où on le voit : dévasté. Il paraît que c'est presque fini : « Trissotin trébuche, mais Tartuffe est plus solide au poste que jamais. » Pour ma part, le juge­ment me paraît encore optimiste. La littérature est aux mains des pions, la langue est ruinée, le sort des arts se décide à coups de chèques à New York et à Tokyo. Reste évidemment le réseau clandestin des amateurs, et quelques moines qui s'acharnent dans leur cellule, loin de la télé, à créer tableaux ou poèmes. Il vaut la peine de regarder de près ce panorama d'un quart de siècle que de sottises on nous aura servies, que de poisons on nous a engorgés de force. C'était donc cela la face éclairée de la scène. Pas étonnant que la littérature française ne se traduise plus. Avec cela, quelle idée d'avoir mis les colonnes de Buren sur la couver­ture, alors qu'on évite le Palais-Royal pour ne pas les voir. G. L. #### Sylvain Toulzé *Cante que cante* En un temps très lointain, je découvris dans la bibliothèque de ma classe de troisième un vieux livre relié en toile grise : le « Calendal » de Mistral. La littérature du Midi a été pour moi, à diverses reprises, un bienfaisant retour d'une certaine lumière et d'une certaine musique. M. l'abbé Toulzé a déjà contribué à ma joie intérieure et je regrette un peu de ne pouvoir, à propos des poèmes en langue d'oc de ce nouveau recueil, présenter des citations doubles qui allongeraient trop sans doute un modeste compte rendu. Mais je conseille aux futurs lecteurs cet exercice intellectuel bilingue qui m'avait charmé quand je m'initiais à Mistral, en même temps qu'aux lyriques latins. Notre poète, qui garde à Maurras un culte fervent, exprime dans le premier de ses « poèmes occi­tans » cet enthousiasme pour la lumière que proclamait le maître de Martigues : Poésie ! La lumière de l'aube entre les chênes Au prin­temps, tel le sourire d'un enfant Quand sa mère qui se mire dans son visage Le hausse comme un roi à bout de bras !...  108:338 Et la dernière strophe affirme l'intention religieuse de la poésie, avec une humilité qui n'exclut pas l'ardeur profonde : Per­sonne en ce monde ne peut réussir le chant Du mystère de lumière, éclat de la Trinité, La source où boiront au jour d'éternité Les convives de la divine Coupe Sainte. Il est plusieurs demeures en la poésie sacrée, comme en la Maison du Père ; si l'exacte conscience de nos talents humains nous inspire une juste méfiance envers un espoir de perfec­tion, la foi nous permet d'envisager sans timidité superstitieuse un éloge de la création qui soit à la mesure de nos vies. L'anecdote familière y prend place avec aisance, dans un certain style de « géorgiques chrétiennes », propre à la fois à l'esprit du prêtre et à l'amour du terroir. Dans ces cam­pagnes du Quercy, l'homme de Dieu vit son expérience journalière à la manière du laboureur : J'achève mon labour et je ne sais combien il reste De sillons à suivre dans ma chènevière. Né avec l'amour de la marche et des forêts Ma vie fut une course rapide...  Le temps est « un lièvre qui fuit sur les sillons ouverts » mais le réconfort de la lumière aux nuances diverses au gré des saisons est partout présent : « le vieil or bruissant des cornouillers en fleur », « la clarté tiède du temps des semailles », « la chaleur du jour qui tremble -- Dans la campagne à la Saint-Jean ». Cette poésie terrienne inclut à l'occasion un poème-blason comme celui qui évoque la bécasse, « la belle mordorée aux portes de la nuit », ou les vieux thèmes des réjouissances agraires, avec une invi­tation aux foires de Figeac, la pro­messe du vin de Cahors et de la tourtière qui fleurira comme, Épanouie du jardin, la rose de mai, Odorante et dorée dans ses plis de soie... Les spectacles de la petite patrie ne sont jamais oubliés quand on accède aux grandes célébrations françaises ; le poète admire « l'ordon­nance superbe des forêts royales, leur ordre souverain », mais avec une ten­dre fidélité aux petits chênes noueux des pâtures des Causses et du Quercy : il pense à Maurras embras­sant les colonnes d'Athènes quand lui-même dit : Mes lèvres ont frôlé l'écorce des vieux chênes Dans un vallon perdu qui n'avait pas de nom. » En fait, ces rencontres fami­lières de la vie sont éclairées par l'exemple des grands maîtres, les « Princes du Chant Sublime », Mis­tral, poète de la foi, des traditions, et aussi Dante et Mozart : ... Un tremblement De bonheur à ces noms s'empare de mon être ; Ils annoncent l'aurore qui va bientôt paraître La lumière de gloire après le jugement...  L'humanisme cham­pêtre prend sa pleine signification dans la mission du prêtre, évoquée dans « Alter Christus -- Pour une première messe », où le sacerdoce est encore comparé à la tâche du labou­reur ; les thèmes classiques de l'amitié sont à la fois empreints de la dignité poétique et de la charité profonde, dans l'évocation des vivants et celle des morts. C'est aux mêmes lois spiri­tuelles qu'obéit le sentiment de la France éternelle et royale, dans les très belles « Stances à la Patrie », écrites en souvenir de la guerre et des retours de captivité. « Cante que cante », un petit recueil ? A tous ceux qui auront le bonheur de le lire, il paraîtra grand pour l'inspiration, les larges perspectives et les fines esquisses : il restaure la dignité de la poésie, avec son droit à parler pour dire le meilleur, et à avancer d'un bon pas dans ces campagnes qui devien­nent aussi les nôtres. Jean-Baptiste Morvan. (*Auto-édition : chez l'auteur : Sylvain Toulzé -- Trespoux-Rassiels, 46090 Cahors -- Prix TTC 40 francs.*) 109:338 #### Maurice Courant *L'éclat du jour qui meurt *(Éditions Art et Lumière) Recueil après recueil, c'est une œuvre de haute poésie et de mysticisme puissant, fondée sur une inquié­tude très personnelle que compose Maurice Courant. Je n'ose dire qu'il la construit : le mot évoquerait une de ces architectures bien calculées que l'auteur, au terme de son travail, considérerait d'un œil satisfait. Je n'imagine pas Maurice Courant pre­nant à son compte l' « Exegi monu­mentum aere perennius » du vieil Horace ; il dit au contraire : Règnent la mort, la mer et le sable mouvant ; En ton âme il n'est point d'éternité tranquille. Faut-il parler d' « expériences » ? Le terme laisserait peut-être songer à un obser­vateur pourvu d'une certaine possibi­lité de distance, de « marge de sécu­rité ». Il n'y a point ici de sécurité, même dans la certitude profonde. On dira que la poésie est douloureuse, mais à condition qu'on ne s'attende pas à voir le tourment se fondre et s'estomper dans une complaisance élégiaque, et si toute l'œuvre, d'un certain point de vue, est une confi­dence, c'est sans aucune précaution oratoire destinée à se concilier l'affec­tion du lecteur ; le haut amour vibrant qui domine ces pages ne se soumet pas au style poétique des ten­dresses humaines. L'œuvre est dédiée « A la douleur de l'Homme dans l'univers » et cette intention semble se résumer dans le poème « Prisonnier » : « Prisonnier de la mort par les murs de la vie, Je m'enferme en moi-même au plus fort de la mort ; Au plus fort d'une mort par tant d'amour suivie Qu'on ne sait de l'amour ou de la mort encor Lequel des deux sera, dans l'âme, le plus fort ! » Le poète n'espère point, avant le terme, substi­tuer à l'angoisse humaine la vision d'un paradis radieux ; le dernier poème, « Espace nu... », proclame : « Espace nu d'aridité première ; Visage ultime au centre de ce lieu ; Que m'envahisse enfin cette lumière De force pure et vérité plénière Qui comblera tout mon désir de Dieu ! » Nous ne dirons pas que le poète joue jusqu'au bout le jeu de la détresse humaine, car il ne s'agit point d'un jeu, même sous la forme dîme stratégie philosophique ou apo­logétique. Celui qui parle ne se penche pas sur la misère de l'homme, c'est en lui-même qu'il l'éprouve tou­jours et, malgré quelques ressem­blances apparentes, cette démarche diffère à mon sens totalement de l'itinéraire pascalien, conçu en faveur d'un interlocuteur supposé et toujours présent. Si l'auteur possède une conviction première, elle s'identifie avec ce désir poignant présent dès l'origine dans les évocations du vide, du désert, du silence. On peut être tenté parfois de comparer avec cer­taines visions existentialistes du monde sensible les esquisses des pay­sages paludéens et maritimes, les apparitions animales telles que la sau­terelle, la phalène, le crabe-étrille. Mais ces textes, d'ailleurs poétiquement admirables, imposent à l'obser­vateur une angoisse qui, si elle est étrangère aux délectations esthétiques, se distingue de la claustration volon­taire aboutissant à un rejet de la métaphysique. Ces présences de la nature créent certes un vertige, mais ce vertige contient toujours un appel. 110:338 Tel est le sens des quatre poèmes inspirés par le vent : « Le Temps nous engloutit », « Vent », « Ombre vivante », « Éternellement ». « Le temps nous engloutit dans un spasme d'étoile... », le vent glacé nous défi­gure mais il ne peut nous étreindre sans mesure si S'élève, d'un cri, sous le ciel dément, Cette force en toi d'un bonheur qui dure Et se meurt de vivre éternellement. Les deux poèmes du « Marais » m'ont fait penser un instant à Edgar Poe ; mais le marais, image de l'âme, n'est point présenté avec des fioritures des­criptives et pathétiques ; il offre « aux ultimes profondeurs d'âme secrète » un reflet, un éclair soudainement nacré, « ce pur rayon d'astre attendu » comme « le tendre éclat d'un rêve dû ». L'austère puissance de la méditation d'ensemble semble par­fois ménager une place à des instants plus sereins : « La campagne m'emplit d'une douceur profonde... » ; l'authentique tableau de l'âme exi­geait aussi ces rémissions passagères. Mais la conscience de la nature fugi­tive de ces réconforts fait souhaiter que la nuit tombe à jamais « avec sa fraîcheur d'aile de colombe » en lieu et place du délire exaltant des azurs solaires. Il faut marcher vers le vrai soleil ; cette impérieuse nécessité n'abolit pas la complexité de l'âme, et si « L'éclat du jour qui meurt » nous conduit avec rigueur à l'essentiel de la destinée humaine, la poésie ne consent pas à l'artifice d'un parti pris de 1'inhumain : elle aspire au contraire au sens suprême de l'hu­main. Et ce recueil, en sa maîtrise personnelle et originale de la poésie classique, fait surgir tant de vers splendides que l'art le plus vrai devient au long de cette quête une raison de ne point désespérer de la grandeur de l'homme, même au plus profond de sa misère. Jean Baptiste Morvan. #### Suzanne Labin *Vivre en dollars et voter en roubles *(Chez l'auteur, 3, r. Thiers, 75116) Un soldat ukrainien blessé en Afghanistan écrit à sa mère : « Beau­coup de jeunes garçons qui étaient avec moi sont morts. Parmi eux il n'y avait aucun fils de responsables du Parti. Ceux-là ne vont pas là-bas. Là-bas, nous entendons parler de ré­formes, de la lutte contre le forma­lisme et nous y avons cru. De retour au pays, nous avons compris que rien n'a changé. Ce ne sont que des mots. J'étais à l'hôpital avec un Estonien qui devait se faire amputer d'une jambe. Il ne lisait pas le russe et il demandait des journaux en estonien. Souvent nous avons téléphoné à l'aé­roport voisin où atterrissaient des avions en provenance de Tallin. Ils ne nous ont jamais apporté ces revues malgré toutes leurs promesses. L'Es­tonien supportait très mal cette injus­tice. Vous savez, maman, avec quel­ques faveurs, ils veulent obtenir notre silence. » Dans sa simplicité presque candide, cette lettre est éloquente. Elle donne le niveau de confiance que mérite cette opération de charme qu'est la soi-disant « perestroïka » de monsieur Gorbatchev. 111:338 En cette année du bicentenaire de la révolution fran­çaise et des droits de l'homme, nous la dédions à tous les défenseurs patentés de ces droits, toujours invo­qués, toujours piétinés. En fait, il s'agit comme toujours, avec les rusés Asiates du Kremlin, de désarmer moralement l'Occident, pour qu'il continue, en donnant des prétextes de bonne conscience, via les médias, à fournir des usines, clés en main, des produits industriels et des céréales, à une Union Soviétique, qui continuera à produire des armements afin de poursuivre ses guerres coloniales (le recul en Afghanistan n'étant qu'un incident de parcours non prévu par les stratèges moscovites, qui n'avaient pas assez tenu compte de l'entêtement légendaire des combattants pathans, dont les Anglais eux-mêmes n'avaient pu venir à bout, mais ceci est une autre histoire, comme dirait Kipling, qui en avait parlé). La Russie joue sur d'autres tableaux et d'autres regis­tres. Une autre de ses subtilités consiste à faire payer à l'Occident les frais du Tiers-Monde et de la décolo­nisation, qu'elle a provoquée et appuyée, non pas pour que ces peu­ples accèdent à leur autonomie, ce qui était bien naturel, mais pour dés­tabiliser l'Occident, en le contournant par son ventre mou, comme prédit par Lénine, qui avait quelque chose d'un voyant, il faut bien le dire, ayant analysé parfaitement la situation. « Cocus et payants, le scandale doit cesser », tel est le sous-titre du nouvel ouvrage de Suzanne Labin. Monsieur François Mitterrand vient aujourd'hui (24 mai 1989) d'abolir solennellement la dette (16 milliards de francs) des pays africains francophones envers la France. Pendant ce temps, l'essence augmente en France, et des escouades de gendarmes vont traquer l'automo­biliste avec des décrets considérable­ment renforcés pour lui faire payer des amendes considérablement aug­mentées elles aussi ! C'est beau ! c'est grand ! c'est généreux, la France ! « L'essentiel de l'aide financière aux pays pauvres provient du monde capitaliste », note Suzanne Labin (p. 8). « L'Occident paye, ajoute-t-elle, page 5, et Moscou engrange. » En fait le Tiers-Monde a reçu vingt fois plus d'aide humanitaire de l'Occident que du bloc communiste tout entier, et malgré cela, il s'est tourné vingt fois plus vers le monde communiste que vers la nébuleuse démocratique. Il est impératif de rechercher les causes de la faillite de la plus géné­reuse politique de solidarité humaine de histoire mondiale, dont l'Occident a fait preuve. C'est ce que ce livre entend montrer. L'aide publique, qui est un *prêt* des Soviétiques, alors qu'elle est un *don* des Occidentaux, « de 1944, année où l'aide soviétique au Tiers-Monde débuta, jusqu'à janvier 63, où de nombreux pays du Tiers-Monde avaient rallié le camp soviétique, l'aide du bloc sino-soviétique avait été de 5,5 milliards de dollars, alors que *l'aide occidentale* avait atteint 60 mil­liards de dollars, soit onze fois plus (p. 7) ». Si l'on calcule *par an* et *par tête d'habitant,* chaque communiste soviétique aurait donc *prêté* au Tiers-Monde deux dollars, tandis que cha­que capitaliste américain lui avait *donné* vingt dollars (p. 7). « L'aide soviétique aux pays en voie de « non-développement » consiste essentiellement en complexes industriels tapageurs qui marquent leur mainmise sur l'économie et en armes sophistiquées (ça, c'est le com­bat pour la paix cher à Lajoinie). Les Américains, eux, envoient des vivres et récoltent des insultes. » Quelle est la raison profonde de ce désintéressement qui confine à la jobardise. Il y a ceux qui y voient un complot ténébreux de mystérieuses officines de gouvernement de l'uni­vers, travaillant dans le monde atlan­tique ; il y a l'explication de la dé­fense des Droits de l'homme (sans Dieu), pour laquelle chaque homme a droit à l'assistance gratuite, sans contrepar­tie. 112:338 La théorie officielle depuis tou­jours est que « le combat entre l'Est et l'Ouest se décidera dans les pays en voie de développement selon que ces pays se tourneront vers le commu­nisme totalitaire ou vers le régime démocratique. Et l'on va répétant que c'est la *misère* qui pousse ces pays dans les bras du communisme. On en tire la conclusion que le meilleur moyen de les protéger de la férule communiste est que l'Ouest leur four­nisse une aide économique abon­dante. Les tenants de cette thérapie lui confèrent la valeur dîme vérité qui ne se discute pas. Or l'idée que le seul moyen de stopper l'expansion communiste sur le Tiers-Monde est d'y édifier des écoles, des usines, des barrages à coups de dollars améri­cains et d'écu européens, cette idée fallacieuse, je l'ai entendue soutenir à travers vingt voyages autour du monde par de nombreux auxiliaires des *dictatures communistes.* C'est en voyant un jour un journaliste hindou, notoirement communiste, réclamer que l'Amérique *accroisse* son aide financière à l'Inde que le voile qui couvrait mes yeux se déchira. Le choc fut d'autant plus grand que, la veille, j'avais lu du même journaliste un article reprenant les calomnies communistes présentant l'aide améri­caine comme « une forme perfide du colonialisme ». Car cette aide écono­mique soutirée à l'Occident, les agents d'influence communiste ont la mis­sion d'empêcher qu'elle ne suscite la reconnaissance des bénéficiaires. Alors, *ils la réclament dans les salons, ils la dénigrent dans les usines, ils l'empochent dans le processus historique.* » (p. 5) *Vivre en dollars et voter en roubles* est l'historique, la chroni­que et le détail de cette opération, pays par pays, continent par conti­nent, propagande par propagande. Comment sortir de ce maelström d'absurdités. Sur le plan purement tactique et matériel, Suzanne Labin donne une direction de stratégie : « L'Occident reculera dans le Tiers-Monde tant qu'il n'affrontera pas le communisme sur son vrai terrain qui est celui de la propagande, de la conspiration, du terrorisme, bref de *l'appareil subversif.* Et sur ce terrain, rien de valable ne pourra lui être opposé tant que l'Occident n'édifiera pas à son tour un contre-appareil pour répondre partout, tous les jours et sur tous les fronts, à toutes les entreprises de subversion commu­niste. » (p. 136) On pourrait ajouter à ce pro­gramme indispensable, que l'Occident n'est peut-être pas capable morale­ment et spirituellement d'édifier ce contre-feu, et aussi qu'il faudrait éga­lement proposer aux peuples en voie de développement autre chose que la religion des Droits de l'Homme sans Dieu, car les théocraties totalitaires comme le chiisme sont là, elles, pour lui proposer un autre absolu, capable de rivaliser avec le marxisme, les images terrifiantes des obsèques de Khomeyni l'ont bien montré. L'ouvrage de Suzanne Labin est bien imprimé sur du papier solide et solidement broché. Il se lit sans fati­gue, tout en étant soigneusement sérié, avec cette précision et cette clarté dans l'analyse et l'exposition, cette concision qui est l'apanage de cette combattante de la plume qui s'est battue sur tous les fronts de la liberté. Hervé de Saint-Méen. ============== fin du numéro 338. [^1]:  -- (1). *Le concile en question,* un volume aux Éditions DMM, recueil de la controverse Congar-Madiran parue dans ITINÉRAIRES. [^2]:  -- (2). Dans *La Croix* du 28 septembre 1989. [^3]:  -- (1). Jean Madiran : *La République du Panthéon*. Éd. Dominique Martin Morin. [^4]:  -- (2). Cité par Renée Casin : *Les catholiques et la Révolution française*. Éd. Resiac. [^5]:  -- (3). Condorcet : *Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain*. Éd. Gamier-Flammarion. [^6]:  -- (4). Abbé Augustin Barruel : *Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme*. Diffusion de la Pensée française. [^7]:  -- (5). Jean Dumont : *La Révolution française ou les prodiges du sacri­lège*. Éd. Criterion. [^8]:  -- (6). Condorcet : *Cinq Mémoires sur l'instruction publique*. Les Classi­ques de la République. Edilig. [^9]:  -- (7). Frank-Paul Bauwman : *L'Abbé Grégoire, évêque des Lumières*. Éd. France-Empire. [^10]:  -- (8). Jacques Crétineau-Joly : *L'Église romaine en face de la Révolution*. Cercle de la Renaissance française. [^11]:  -- (1). *Documentation catholique*, n° 1992, 15 oct. 1989, pages 924-926. [^12]:  -- (1). Il faut noter que dans le vocabulaire extrêmement symbolique de Léon Bloy le mot « Bourgeois » n'indique pas une catégorie sociale définie, mais ce qui est le contraire de l'artiste, du héros ou du saint.