# 801-03-90 (Printemps 1990 -- Numéro I) 1:801 ## AVANT-PROPOS «* Nouvelle série *» *EN proposant au public une* « *nouvelle sé­rie* » *de la revue ITINÉRAIRES, j'ai fait une supposition : j'ai supposé que ce public existe.* *Reste à vérifier une telle supposition.* *Elle a l'air simple. Mais elle implique à son tour quatre suppositions constitutives. Quatre principales, pas moins, sans parler des subsidiaires.* **1.** *J'ai donc supposé premièrement que malgré le déferlement croissant des images sur les écrans et dans les imprimés, notre famille spirituelle comporte une élite mentale encore capable de raisonnement et d'esprit critique, désireuse de lecture approfondie, apte à lire une revue de textes, de réflexion, d'argu­mentation, sans hochets ni guignols. Les gens de gauche en ont plusieurs, parmi lesquelles la revue ÉTUDES des jésuites progressistes.* 2:801 *J'ai supposé que cette capacité intellectuelle n'est pas devenue un monopole du progressisme et du gauchisme, et que notre famille n'est pas tout entière confinée au niveau des illustrés en couleurs. Ceux-ci ont leur place et leur utilité : cependant ils ne peuvent ins­truire, éclairer et alimenter toutes les facultés intel­lectuelles.* *Cette première supposition implique aussi que l'existence d'un tel public n'est pas seulement théori­que ou velléitaire ; mais qu'il soit attentif à souscrire un nombre suffisant d'abonnements.* **2.** *Ma seconde et ma troisième suppositions concernent les deux tâches principales qui sont spécifiquement celles d'ITINÉRAIRES, car il n'existe pour elles aucun autre instrument discursif. Dune part la contestation militante de la domination qu'exerce dans l'Église l'idéologie conciliaire, facteur d'autodémolition : une contestation qui a son iden­tité propre, ni aveugle ni séparatiste. Elle refuse le choix artificiel imposé au peuple chrétien entre* « *le concile* » *et* « *le schisme* » (*entre ce que le cardinal Decourtray appelle* « *le concile* » *et ce qu'il appelle* « *le schisme* »)*. Cette position est admise par les trois quarts de ceux qui étaient abonnés à ITINÉRAIRES en 1988. J'ai supposé qu'ils veulent conserver à cette position un moyen d'expression militant, documenté, discursivement argumenté.* 3:801 **3.** *L'autre tâche principale est de contester l'idéolo­gie dominante non pas seulement dans ses affir­mations erronées, mais encore dans les méthodes de recherche, de connaissance, de discussion qu'elle impose. C'est toute la* « *réforme intellectuelle* » *selon Le Play, Maurras, Péguy et les Charlier.* **4.** *Il y a une quatrième supposition : que ce public auquel je m'adresse est en outre capable de ne pas détourner le regard, et de ne pas se détourner lui-même, devant la constatation de la part du judaïsme moderne dans l'idéologie dominante de la fin du XX^e^ siècle. Oser nommer et analyser ce phénomène implique que l'on soit prêt à braver l'ac­cusation arbitraire* (*et meurtrière*) *d'anti-sémitisme. Nos contemporains ont été médiatiquement condi­tionnés à fuir devant une telle accusation. Selon le néologisme du professeur Pierre-André Taguieff,* « *chercheur* » *au CNRS, le judaïsme a été* « *taboué* » ([^1]) : *c'est-à-dire que toute critique le concernant, qu'elle soit théologique ou sociologique, qu'elle soit vraie ou fausse, relève non plus d'un jugement intellectuel mais d'une répudiation morale qui doit être automatique, comme s'il s'agissait d'un blasphème.* 4:801 *Autrement dit : un tabou. Ainsi est apparu le verbe* « *tabouer* »*, verbe transitif. Donc la plupart des gens s'enfuient à toutes jambes plutôt que de courir le risque d'être arbitrairement accusés d'anti­sémitisme. Ils pensent, et les plus audacieux osent le chuchoter après avoir vérifié qu'aucun inconnu ne pouvait les entendre : --* « *Ne parlez pas du judaïsme, ce n'est pas la peine, on est bien d'accord avec vous, mais taisez-vous, nous sommes au cou­rant.* » *Justement non : ils sont de moins en moins au courant, à force de ne plus vouloir en entendre parler, de ne plus ni étudier ni réfléchir, ni examiner ni confronter. Il n'y a évidemment aucun anti­sémitisme -- et surtout pas au sens actuel du mot -- dans l'étude critique des influences religieuses et politiques du judaïsme moderne, au même titre, ni plus ni moins, que des autres composantes de l'idéologie dominante. Mais l'idéologie dominante, dans la mesure précisément où elle est dominante, se veut intouchable : l'accusation arbitraire d'anti­sémitisme lui est un moyen puissant de se tabouer. J'ai supposé qu'il existe un public pour ne point passer sous ce joug.* \*\*\* 5:801 *LA REVUE MENSUELLE a été frappée à mort par le boycott qui lui a fait perdre 25 % de ses abonnés. Un quart : pas davantage. Beau­coup moins que ne le chantent les péans de victoire de ceux qui se glorifient de l'avoir tuée et qui nous présentent comme n'ayant plus que quelques* « *ultimes lecteurs* » *eux-mêmes en voie de dispari­tion. Là aussi on a mis en scène de fausses perspec­tives, des chiffres faux et de grands faux semblants. Non, les positions de la revue mensuelle ITINÉ­RAIRES n'ont pas été désapprouvées par l'ensemble ni la majorité de ses lecteurs. Les deux tiers environ nous ont manifesté leur confiance, leur sympathie, leur approbation. Les trois quarts continuent leur abonnement. Simplement, le quart qui nous a fait défaut était financièrement indispensable. Non seule­ment la revue ITINÉRAIRES est sans capital et sans réserves, mais encore, depuis une bonne dizaine d'années, son existence était* « *ric-rac* »*, en raison de la raréfaction relative des vocations, des aptitudes et de l'intérêt proprement intellectuels dans les nou­velles générations qui sont beaucoup moins ins­truites et beaucoup plus mal éduquées que les précé­dentes. Il y a bien sûr d'heureuses exceptions. Mais en un temps où règne l'image, le niveau général est celui d'une croissante atrophie intellectuelle. Bref, la revue mensuelle avait besoin de tous ses abonnés.* 6:801 *Dans la bataille* (*intellectuelle*) *de l'année climatéri­que été 1988-été 1989, elle en a perdu une propor­tion qui eût été supportable à d'autres périodes de son histoire, mais qui était mortelle en ce temps-ci. J'entends les musiques triomphales qui se déploient sur le thème :* « *On a gagné, on l'a tuée.* » *Ces musiciens se trompent. Ils n'y ont rien gagné. Ils y ont perdu eux aussi. Tous y ont perdu. Plusieurs commencent à le comprendre. Trop tard, ce qui est fait est fait.* \*\*\* *J'AVAIS fondé ITINÉRAIRES en 1956 avec des collaborateurs qui tous ou presque tous étaient plus âgés voire beaucoup plus âgés que moi : j'étais animé par le désir passionné de transmettre ce que j'avais reçu, ce que je recevais de ces aînés, de ces anciens, de ces maîtres ; ou de leur donner le moyen, par la revue, de l'exprimer et de le transmettre eux-mêmes. Je n'étais point tellement désireux au départ d'y faire entendre ma voix, j'avais même souhaité, quelques-uns le savent, en confier la direction à quelqu'un d'autre. Les circonstances m'ont tout de suite entraîné au premier rang de cette entreprise. Mais la transmission que je voulais a eu lieu. Me voici aujourd'hui, par le simple effet de l'écoulement du temps, en train d'entreprendre une* « *nouvelle série* » *avec des colla­borateurs qui tous ou presque tous sont plus jeunes voire beaucoup plus jeunes que moi.* 7:801 *Survivant à la cohorte des grands disparus d'ITINÉRAIRES, les Charlier, Henri Pourrat, Joseph Hours, Charles De Koninck, l'abbé Berto, Henri Massis, le Père Cal­mel, Henri Rambaud, Luce Quenette, Gustave Cor­çâo, pour ne nommer qu'eux parmi les compagnons de trente-trois années de travaux et de combats, je regarde autour de moi et j'aperçois l'évidence que je ne suis pas un survivant isolé. De la* « *revue men­suelle* » *à la* « *nouvelle série* »*, c'est une relève qui se met en place. Cette fois c'est au départ que je m'y trouve au premier rang. Plus ou moins vite les circonstances m'entraîneront en sens inverse de la précédente.* \*\*\* *Que personne ne vienne plus me dire :* -- « *Oui, d'accord sur tout, mais l'abonne­ment est trop cher.* » *Aucun prix n'est trop cher dans l'absolu, mais seulement par rapport à la valeur réelle de ce qu'il s'agit de payer. Un fourneau à gaz est plus cher qu'une boîte d'allumettes, il n'est pas trop cher pour autant. L'abonnement ne peut paraître* « *trop* » *cher qu'à ceux qui n'attachent que peu de prix, ou pas du tout, à ITINÉRAIRES : de toutes façons ce n'est pas à eux que l'on s'adresse.* 8:801 *Trop cher par rapport aux ressources dont vous disposez ? L'association des* « *Compagnons d'Itiné­raires* » *vous propose des bourses partielles d'abonnement. Votre part peut descendre jusqu'à seulement cinquante centimes par jour. Ne dites pas que vous avez honte de* « *demander* »*. Ce qui est honteux, c'est de dire :* « *C'est trop cher* »*, en dédai­gnant ce que l'on fait pour vous. L'attribution de bourses nouvelles, je l'ai annoncé, a été provisoire­ment suspendue, c'est un autre effet du boycott que nous avons subi. Mais nous espérons pouvoir pro­chainement la rétablir, si les plus fortunés n'oublient pas cette entraide à l'abonnement et y souscrivent largement* (« *Les Compagnons d'Itinéraires* »*, chè­ques postaux : Paris 19.241.14 J*)*. En attendant, les demandeurs se font inscrire sur la liste d'attente. Inscrivez-vous ou ne vous inscrivez pas, mais ne dites plus :* « *C'est trop cher* »*. Car votre* « *c'est trop cher* » *adressé à ceux qui font ITINÉRAIRES, au prix de leur labeur, de leur tranquillité, de leur réputa­tion, de leurs intérêts, de leur carrière, peut-être de leur santé, est outrageant. Alors arrêtez ce refrain-là s'il vous plaît. Tout ce que vous voulez mais pas cela. Merci, merci de tout cœur à ceux, à tous ceux qui, spontanément, l'ont compris. -- J. M.* 9:801 ## ÉDITORIAL ### Après la fracture *Le texte lui-même* La revue mensuelle ITINÉRAIRES avait intellectuel­lement milité, on le sait, pour que les sacres du 30 juin 1988 ne soient pas une ligne de démarca­tion, de division, de fracture. Cette bataille n'a pas été gagnée et la revue mensuelle en est morte. Mais elle est morte sous le coup d'une tout autre accusation. On aurait pu normalement reprocher à la revue, quand on était d'un avis contraire, d'avoir argumenté pendant toute une année pour tenter d'éviter que l'ap­probation ou la réprobation des sacres ne devienne un motif de rupture insurmontable. Mais c'est en dissimulant ou déformant la réalité de cette position que des griefs imaginaires et anormale­ment excessifs ont été forgés contre ITINÉRAIRES. Mon propos ici n'est pas de m'en plaindre, encore moins d'en prendre à partie les auteurs, mais d'en mesurer la nature. 10:801 Nos efforts ardemment militants étaient que la frac­ture n'ait point lieu entre ceux qui approuvaient et ceux qui s'abstenaient d'approuver. La réalité est que la frac­ture, maintenant, existe : la mort de la revue mensuelle, qui en fut une conséquence, en porte témoignage. Ce n'en est certes pas la seule conséquence : c'en est celle que j'ai personnellement vécue, celle que je peux analyser le plus directement, celle dont je peux le mieux tirer la leçon et apercevoir les suites probables ou inévi­tables. Le monastère du Barroux et le Centre Charlier ont été frappés par la même accusation, de la même manière, dans la même fournée qu'ITINÉRAIRES, mais je n'ai pas mandat d'en parler à la place de Dom Gérard ou de Bernard Antony. Nous avons été accusés ensem­ble de *ne combattre les erreurs conciliaires qu'en appa­rence et par tromperie, et d'avoir adhéré à toutes sans le dire.* C'est énorme mais c'est ainsi. Et c'est définitif. Les braves gens à qui on l'a fait croire le croient maintenant dur comme fer et le croiront probablement jusqu'à leur mort. La fracture est bien consommée. \*\*\* Avez-vous un texte ? demandait Fustel de Coulanges. Hélas, pour mon chagrin et pour le malheur public, il y en a plusieurs, il y en a beaucoup. Mais il y en a un qui les résume, qui contient la substance de tous les autres, et qui d'ailleurs est leur origine et leur cau­tion. C'est le texte qui, par son accusation radicale et par l'autorité morale qui s'en portait garante, a tué la revue mensuelle ITINÉRAIRES en assassinant moralement son directeur dans l'esprit d'une partie de ses abonnés le texte affirmant qu'au moment même où j'argumente explicitement contre les erreurs conciliaires, en réalité je les accepte, je les accepte toutes, dans le secret de mon cœur. Je n'y avais fait jusqu'ici qu'une allusion rapide et quasiment furtive. 11:801 On me demande de plusieurs côtés si ce texte existe, quelle est sa référence, et si je l'ai interprété comme il faut. Visiblement, l'abbé Sulmont ne le connaît pas. Comme d'autres que moi en ont été victimes, et que ses conséquences, tout en frappant ITINÉRAIRES, s'étendent bien au-delà, eh bien jugez-en, lisez-le mot à mot, le voici : « ...Il est regrettable que des personnes comme Romain Marie et Jean Madiran, qui avaient toujours été avec nous, qui ont été des amis, ont cru cette fois qu'ils ne pouvaient pas nous suivre et ont préféré suivre Dom Gérard dans sa décision. « Nous souhaitons vivement qu'ils se rendent compte de la situation réelle. « *S'ils n'ont pas dit explicitement : nous acceptons le Concile et tout ce que Rome professe actuellement, implicitement ils le font*. En se mettant entièrement dans les mains de l'autorité de Rome et des évêques, ils seront pratiquement obligés d'en arriver à être d'ac­cord avec eux. » Le passage que j'ai imprimé en gras est la phrase-clé, celle qui accuse d'accepter « *tout* »*,* et de le faire sans le dire : « *implicitement* »*.* J'ai voulu la citer à sa place dans son contexte, qui lui-même est désagréable mais mineur : non, je ne me suis jamais trouvé devant le choix d'avoir à « suivre » soit Mgr Lefebvre soit Dom Gérard, je n'ai pas non plus d'abord « suivi » l'un puis ensuite l'autre, c'est une complète erreur de perspective. Je ne suis non plus jamais allé me mettre « entière­ment », ni même plus ou moins, « dans les mains de l'autorité ». Mais enfin s'il n'y avait eu que cela, ç'aurait été tout au plus matière à discussion. Au contraire la sentence centrale, accepter « tout » et le faire « implicite­ment », est une condamnation sans appel. 12:801 Cette sentence a été prononcée au mois de décembre 1988 par Mgr Lefebvre au cours d'une conférence au séminaire de Flavigny. Pour que nul n'en ignore, elle a été ensuite authentifiée, imprimée et diffusée par le magazine illustré de la Fraternité Saint-Pie X : *Fideliter,* numéro 68 de mars-avril 1989, page 4. Depuis lors elle n'a fait l'objet d'aucune rectification. Beaucoup de fidèles ne l'ont pas lue ou, l'ayant lue distraitement, ne l'ont pas bien comprise ou l'ont oubliée. Parce que beaucoup de fidèles, même parmi les meilleurs, sont intellectuellement distraits et oublieux « *Qui lit,* disait mélancoliquement Jacques Bainville, *qui comprend ce qu'il lit, qui retient ce qu'il a compris ?* » La question vaut pour l'accusation portée par Mgr Lefebvre : qui l'a lue ? qui l'a comprise ? qui a retenu ce qu'il en avait compris ? Peu de monde assurément parmi les dizaines de millions de catholiques francophones. Mais les lecteurs d'ITINÉRAIRES, eux, et spécialement les plus anciens, ont été atteints de plein fouet. Habitués par la revue, s'ils ne l'étaient pas déjà par eux-mêmes, à comprendre le sens des mots, à rechercher avec précision leur signification exacte, à être attentifs à la substance et à la portée des textes, ils ne pouvaient pas ne pas entendre l'accusation dans son sens plein : j'avais adopté *toutes* les erreurs conciliaires, mais explicitement je continuais à faire semblant de les rejeter. \*\*\* Mon opposition militante au soi-disant « esprit » du concile, à l' « application » des textes conciliaires, à leur « interprétation » la plus courante et à certaines de leurs « formulations » est *explicite.* Elle est connue. Elle n'est pas niable. Elle n'est pas niée. Mais elle est qualifiée de tromperie : *implicitement* je ne m'oppose pas, j'accepte. 13:801 J'accepte implicitement « tout ce que Rome professe actuellement » : c'est-à-dire toutes les erreurs dénoncées par Mgr Lefebvre comme actuellement professées par Rome : le « néo-modernisme », le « néo-protestan­tisme », les « nouveautés destructrices de l'Église », la fausse liberté religieuse, le faux œcuménisme, la fausse collégialité, *tout,* vous dit-on. Je ne suis pas accusé d'avoir faibli devant l'une ou l'autre de ces erreurs : mais de les adopter *toutes.* \*\*\* L'accusation n'apporte aucune preuve, elle se fonde uniquement sur l'autorité morale de celui qui l'énonce autorité qui est grande et de surcroît hautement recon­nue par moi-même. Je comprends que dans cette cir­constance étrange et cruelle beaucoup, même parmi mes amis, même déchirés, s'en soient remis à la parole de Mgr Lefebvre. L'alternative créée par son accusation n'est en effet rien de moins que ceci : -- ou bien Mgr Lefebvre a raison : Madiran, Dom Gérard, Bernard Antony sont des fourbes qui acceptent en secret toutes les erreurs conciliaires ; -- ou bien ils sont entièrement innocents d'une telle félonie ; et alors... L'étrange cruauté d'une telle alternative explique, et elle excuse à mes yeux, les violences verbales démesurées que m'ont adressées des prêtres précédemment amis, des lecteurs précédemment amicaux : croyant Mgr Lefebvre sur parole, ils ne pouvaient plus voir dans ITINÉRAIRES qu'une escroquerie, une trahison, une félonie. Ce ne sont pas les termes employés par Mgr Lefebvre, mais c'est bien la substance exacte de son accusation. 14:801 Ceux qui l'ont développée et orchestrée dans toutes les dimensions étaient sûrs de sa caution morale. Ils avaient le texte de *Fideliter,* numéro 68, page 4. Ils l'ont toujours. \*\*\* La revue ITINÉRAIRES, « nouvelle série », ne revien­dra plus sur cette horrible accusation, qui nous a nui, qui nous a meurtris, mais qui nous a instruits. Nous tournons la page, comme on dit. Au moment de la tourner, j'ai pensé qu'il convenait de reproduire le texte lui-même et d'indiquer la place centrale que, selon son rang et l'influence qu'il a eue, il occupe tout naturelle­ment, et qu'il gardera dans cette histoire. Je m'en étais abstenu jusqu'à maintenant, lui laissant le temps d'être, d'une manière ou d'une autre, rectifié, annulé ou effacé. Il ne l'est point. Bon. Je n'en parlerai plus. Je suis convaincu que tous ceux qui se sont détournés, ayant été si fortement, si gravement, si profondément impression­nés par l'accusation meurtrière, sont désormais insensi­bles à tout ce qu'on pourrait leur dire, et n'auront probablement jamais plus ni le désir ni la possibilité de rentrer dans le cercle de notre amitié et de notre confiance. Eh bien, on fera sans eux. Il le faut bien. Jean Madiran. 15:801 ## CHRONIQUES 16:801 Communisme ### La connivence par Guy Rouvrais LE 5 janvier, dans les colonnes du *Figaro,* le cardinal-archevêque de Lyon, et primat des Gaules, Mgr Decourtray, avouait : il y a bien eu « *connivence* » entre les pasteurs de l'Église de France et le communisme. Il s'expliquait ainsi : « Ce n'était pas un oubli de la perversité du matérialisme dialectique. Le reproche qu'on peut faire aux pasteurs qui se situaient dans une perspective missionnaire, c'est qu'ils n'ont pas été suffisamment sensibles à certains dangers. Dans un souci de maintenir la commu­nion avec les plus engagés, on s'est laissé entraîner à une certaine connivence. » Le terme employé par le Cardinal est instructif. « Conni­vence » vient du latin *connivere* qui signifie, littéralement, « fermer les paupières ». Aujourd'hui, on dirait « cligner des yeux ». La plupart des dictionnaires donnent la définition suivante : « Entente secrète », « accord tacite » ou encore « complicité qui consiste à cacher la faute de quelqu'un ». 17:801 Le Petit Robert illustre cette dernière acception d'une phrase de Voltaire : « Je pourrais aisément compter sur la connivence du premier président. » On notera donc que l'attitude des pasteurs à l'égard du communisme était dissimulée, non dite, tacite et quasi secrète. Pour la grande masse des fidèles, mais pas pour les initiés, pas pour les communistes eux-mêmes qui devaient, eux, saisir le sens des clins d'œil que le noyau dirigeant de l'épiscopat leur adressait. Ainsi, quand le cardinal Decourtray parle aujourd'hui de cette connivence, il ne fait que révéler à tous ce qui n'était connu que de quelques-uns. \*\*\* Mgr Decourtray livre les motifs de cette connivence : il fallait « beaucoup plus insister sur l'urgence du témoignage vis-à-vis des personnes et sur la compréhension que nous devions leur témoigner que sur les risques que l'idéologie leur faisait courir », il fallait donc « maintenir la communion avec les plus engagés ». Son Éminence plaide le souci « pastoral » ou « mission­naire ». Ce ne serait donc pas une position *doctrinale,* elle n'altérerait en rien l'affirmation de l'intrinsèque perversité du communisme. Soulignons qu'affirmer le primat du pastoral sur le doctri­nal, à des fins missionnaires, est *déjà* une prise de position doctrinale. Ce n'est pas le plus important. Qu'il s'agisse d'une nouvelle doctrine sur le communisme, on en trouve la preuve dans l'erreur... *doctrinale* que commet Mgr Decourtray dans son interview où il affirme que Pie XI « s'en prenait évidemment à l'idéologie... cette idéologie-là est effectivement intrinsèquement perverse ». Dans PRÉSENT du 6 janvier, Jean-Baptiste Castetis commentait ainsi l'erreur commise par le Cardinal : « *C'est le communisme,* c'est-à-dire *le système politique et social,* que Pie XI désignait comme intrinsèquement pervers. 18:801 Ce que Pie XII, à son tour, résumait dans la formule célèbre : « *Nous rejetons le communisme* EN TANT QUE SYSTÈME SOCIAL, *en vertu de la doctrine chré­tienne.* » Et Jean-Baptiste Castetis de préciser : « Le commu­nisme en tant que système, et non pas simplement en tant qu'idéologie : c'est cela que depuis un demi-siècle l'épiscopat français, cardinaux en tête, n'arrive pas à comprendre. » L'erreur cardinalice, qui récuse la doctrine traditionnelle, est grosse de toutes les « connivences ». Si ce n'est pas le système social du communisme qui est intrinsèquement per­vers, on peut, ponctuellement, le rejoindre sur ce terrain-là. Si c'est *seulement* l'idéologie communiste qui fait courir des « risques », et non sa pratique politico-sociale, on peut se prémunir intellectuellement contre cette idéologie, tout en agissant dans le même sens que les communistes -- qui n'en demandent pas plus. Que cette connivence pastorale fût fondée doctrinalement, le Père Michel Riquet l'a rappelé au Cardinal dans *Le Figaro* du 16 janvier : « ...Mais comme l'avait déjà souligné le pape Jean XXIII, il ne faut pas confondre les hommes avec l'idéologie à laquelle ils se réfèrent. » Telle est la source contemporaine de la « connivence » aujourd'hui déplorée par Mgr Decourtray. Du propos de Jean XXIII, le Père Riquet ne donne qu'une formulation elliptique. Au paragraphe 158 de *Pacem in terris,* le souverain pontife distinguait entre l'erreur et ceux qui la commettent ; doctrine traditionnelle en théologie morale qui distingue, naturellement, entre le péché et le pécheur, ce dernier étant à la fois la victime et le complice de son péché dans des proportions que le confesseur aura à apprécier. Au paragraphe 159, elle distingue entre la philosophie erronée qui inspire un mouvement historique et son évolution ultérieure. Enfin, dans le paragraphe 160, le pape déclare que, sur le plan pratique, il peut y avoir collaboration, dans certains cas et dans certaines limites. 19:801 Il est communément admis que tout cela concernait le communisme. Depuis, ce texte pontifical est reçu comme dans ce sens : *dans certains cas, a dit Jean XXIII, on peut collaborer avec des communistes.* Or, comme le faisait remarquer Jean Madiran (ITI­NÉRAIRES, numéro 74, juin 1963) : « Ces énoncés généraux ne nomment aucune erreur ni aucun mouvement en particu­lier. On a unilatéralement considéré qu'ils s'appliquent au communisme, point c'est tout. » C'est la raison pour laquelle la « connivence » de l'Église de France ne fut qu'avec les communistes et les socialistes. Or, on aurait pu imaginer que l'épiscopat s'efforçât d'apprécier dans quelle mesure un libéralisme économique purifié de ses entorses à la loi naturelle était compatible avec la doctrine sociale de l'Église. Il n'en fut rien. En revanche, l'épiscopat français a consacré un texte, le 30 juin 1977, au marxisme pour souligner ses évolutions qui le rendent plus acceptable aux chrétiens. A propos de ce document, Mgr Alfred Ancel, ancien évêque-auxiliaire de Lyon, notait : « On a remarqué que la déclaration du conseil permanent sur le marxisme ne fait aucune allusion au droit de propriété privée des moyens de production » ([^2]). Ce qui eût été possible pour le libéralisme, l'aurait été pour le fascisme. Pourquoi pas ? A la fin de « Qu'est-ce que le fascisme ? » Maurice Bardèche -- qui se déclare « écrivain fasciste » -- expose ce qu'est le fascisme authentique, du moins celui dont il rêve : ce fascisme-là ne connaîtrait pas les camps de concentration, ni l'omniprésence policière ni même, obligatoirement, le parti unique. Nous avons là l'illustration de ce dont parle Jean XXIII : la distinction qu'il conviendrait d'opérer entre un mouvement historique et son évolution ultérieure. Or, Mgr Decourtray, ou ses prédécesseurs, n'ont nulle­ment pris langue avec Bardèche et ils n'ont pas davantage compris que des chrétiens collaborent avec lui pour l'avène­ment de ce nouveau fascisme. 20:801 A la même époque, nos évêques n'avaient d'yeux et d'oreilles que pour Roger Garaudy qui s'efforçait d'humaniser le communisme comme Bardèche entendait humaniser le fascisme. Mais, avec Bardèche, pas de connivence... même dans le souci de « maintenir la communion avec les plus engagés ». La « perspective missionnaire », absolutoire quand il est question des communistes, est totalement absente lorsqu'il s'agit des libéraux ou des fascistes. Et pourtant, on ne voit pas pourquoi le propos du Cardinal ne s'appliquerait pas à eux aussi : « Il est naturel que les pasteurs soient soucieux de ce qu'il peut y avoir de bon dans les hommes. Il ne faut pas confondre l'ivraie et le bon grain. » Il est évident, pourtant, que demander d'être attentif à ce qu'il y a de « bon » chez les fascistes, loin de paraître « naturel », provoquerait les cris horrifiés des chrétiens conci­liaires. Les fascistes sont-ils des hommes avec lesquels il faut aussi « maintenir la communion », Éminence ? \*\*\* Le primat des Gaules invoque « l'urgence du témoignage vis-à-vis des personnes » et sa sensibilité « à l'indifférence, voire à l'hostilité des masses à l'égard de l'Église », pour expliquer, si ce n'est justifier, la « connivence ». Deux questions au Cardinal-archevêque à ce propos 1° Les catholiques qui n'ont manifesté *aucune connivence* avec les communistes, ou leurs compagnons de route, ont-ils été de mauvais témoins de la foi chrétienne ? Ont-ils été infidèles à leur vocation missionnaire ? 2° Quels fruits apostoliques cette « connivence » a-t-elle produits pour la plus grande gloire de Dieu et de l'Église ? Ce souci de « maintenir la communion », combien de com­munistes a-t-elle conduits à la pleine communion de l'Église ? 21:801 Et, inversement, combien de catholiques ont-ils été entraînés à s'inscrire au Parti communiste ou à militer dans des organisations satellites ? Combien de mouvements d'Action catholique, poussant la connivence jusqu'au bout, ont fait leur l'analyse marxiste de la société, et combien d'organisa­tions communistes ont abandonné le marxisme pour se réfé­rer à la doctrine sociale de l'Église ? Poser ces dernières questions, c'est y répondre. Cela n'em­pêche évidemment pas le cardinal Decourtray de nous livrer son propre bilan, s'il le souhaite. Notre deuxième interrogation témoigne, on en convient, de quelque naïveté. Elle suppose que le désir des pasteurs était de convertir les communistes. Ce n'était, hélas, pas le cas ! Dans son livre intitulé *Dialogue en vérité,* Mgr Ancel écrivait aux communistes : « Je vous dirai comment, dans mes contacts avec vous et avec vos écrits, j'ai été amené à me renouveler dans ma fidélité au Christ. Votre doctrine et votre *praxis* m'ont posé des problèmes et ces problèmes j'ai essayé de les résoudre à la lumière de l'Évangile. Vous avez donc été pour moi une occasion de me purifier dans ma foi et de me renouveler dans mon comportement de disciple du Christ. Je tiens à vous en remercier. » Et encore : « Se respecter mutuellement, c'est croire que nous sommes motivés les uns et les autres par le même amour de la vérité. » Autrement dit, ce dialogue n'était point missionnaire mais celui d'hommes de bonne volonté qui devaient chercher ensemble la vérité. Mgr Ancel n'était pas un franc-tireur, un marginal, il tient à le préciser : « ...Si je ne parle pas au nom de l'épiscopat, j'aurai toujours le souci de demeurer en pleine communion avec le pape et les évêques et c'est toujours en référence avec l'Évangile que je m'exprimerai. 22:801 Ce n'est donc pas un évêque isolé ou marginal qui s'adresse à vous, c'est un évêque qui a toujours eu la préoccupation d'être fidèle au Christ et à l'Église. » ([^3]) Et, de fait, son livre n'a suscité aucune protestation de ses frères dans l'épiscopat. C'est pourquoi, des convertis de la connivence, il n'y en a point. L'interlocuteur privilégié des chrétiens « en dialogue » fut Roger Garaudy. Il s'est, certes, converti : mais à l'islam. Les catholiques qui n'ont fait aucune concession au com­munisme intrinsèquement pervers peuvent, eux, montrer quel­que fruit de leur apostolat parmi les communistes. Générale­ment, ils ne s'en vont pas sur les tréteaux exhiber « leurs » convertis. Ils n'affichent pas des visages tourmentés qui témoigneraient de leur douloureux déchirement entre leur fidélité à l'Église et le respect de l'incroyant. Ils n'organisent ni colloque ni débat public entre compères. Mais ils sont fidèles à leur vocation de baptisés, de confirmés, de prêtres propageant la foi dont ils essaient de vivre. Et des communistes se convertissent ! Et, ici, à ITINÉRAIRES, nous voudrions seulement faire mémoire de la noble figure d'Henri Barbé. \*\*\* La connivence avec les communistes a été apostolique­ment stérile d'une autre manière : combien d'hommes de droite, anticommunistes, ont-ils été dissuadés ou retardés de se convertir à une Église qui tendait la main aux commu­nistes mais leur tournait le dos ? Mgr Decourtray, « sensible (...) à l'hostilité des masses à l'égard de l'Église », a-t-il été -- et est-il -- aussi sensible à l'hostilité qu'a provoquée le clérica­lisme de gauche dans une large partie de l'opinion publique ? Ou a-t-il fait une croix sur ces indécrottables « bourgeois » ? 23:801 A dire le vrai, il eût été étonnant que l'épiscopat français traitât ces « *incroyants de droite* » avec plus de sollicitude qu'il ne traitait les « *catholiques de droite* »*.* Avec ceux qu'ils appellent « traditionalistes » ou « inté­gristes », nos évêques n'ont pas eu à peser le degré de « connivence » qu'ils pouvaient se permettre : il n'y eut nulle « connivence » mais une série de condamnations injustes où nous n'avons pas vu à l'œuvre le pathétique souci de « main­tenir la communion » au risque de se perdre ! Néanmoins, nous espérons -- contre toute espérance -- que ces catholiques vont être incessamment réhabilités par l'épiscopat français. Eux n'ont jamais oublié que le commu­nisme est intrinsèquement pervers. Ils n'ont jamais cessé de l'écrire, de le dire, de l'enseigner. Et si, aujourd'hui, Mgr Decourtray redécouvre cette vérité première, peut-être y sont-ils pour quelque chose. Si les pasteurs dont parle le primat des Gaules « n'ont pas été suffisamment sensibles à certains dangers » de la conni­vence avec les communistes, c'est leur faute. Ils ne peuvent guère invoquer l'ignorance invincible ! Ils n'avaient qu'à faire comme nous : étudier, méditer, analyser, diffuser l'encyclique *Divini Redemptoris.* Notre « science », dans ce domaine, doit peu à nos mérites mais beaucoup à ceux des papes contem­porains, Pie XI, Pie XII, qui n'ont cessé de nous avertir et de nous instruire. \*\*\* Le lendemain de l'interview du Cardinal-archevêque de Lyon, celui de Paris, Mgr Lustiger, apportait sa contribution au débat. Certains voulurent y voir une confirmation du propos lyonnais, d'autres un subtil démenti. « Mgr Decourtray, a expliqué le Cardinal, dit qu'il y a eu, à un certain moment, une certaine connivence de certains milieux religieux avec le marxisme. C'était également le fait de beaucoup de milieux occidentaux. Rappelez-vous que nous, Occidentaux qui nous nous exclamons aujourd'hui sur les horreurs du totalitarisme, nous avons été complices depuis l'avant-guerre. 24:801 Avec une sorte d'escroquerie intellectuelle qui consistait à parer de l'idéal de la générosité ce qui n'était qu'un totalitarisme. » En conséquence, plaide-t-il, « on ne peut accuser l'Église de manque de courage et de lucidité. Cela a été le fait de tout l'Occident ». En somme, Mgr Lustiger ne dément ni ne confirme l'analyse de Mgr Decourtray sur la connivence des pasteurs il dilue leur responsabilité dans un ensemble plus vaste. Il arrive qu'un employé indélicat soit surpris la main dans le tiroir-caisse et qu'il se défende comme Mgr Lustiger : c'est vrai, mais, que voulez-vous, je ne suis pas le seul à le faire, voyez mon collègue X. Et le quidam malhonnête de déplorer comme une injustice d'être le seul à subir l'interpellation. Manifestement, le Cardinal prend de singulières libertés avec la vérité historique pour la faire coïncider avec sa défense. S'il y eut un moment où l'Église fut on ne peut plus claire, et on ne peut plus ferme, sur le communisme, ce fut bien dans cette période « d'avant-guerre » : l'encyclique *Divini Redemptoris,* rappelons-le, date de 1937. Et elle n'était pas une création *ex nihilo* de Pie XI : elle fut, certes, la première encyclique sur le communisme, mais sa condamna­tion par l'Église lui était bien antérieure : 1846. Ceux qui en furent les complices, religieux, politiques, intellectuels, en théorie ou en pratique, le furent *contre* l'Église et non pas *avec* elle. Le pape a parlé et il n'a pas été écouté de tous. Il semble que Mgr Lustiger -- sciemment ou non -- projette sur l'Église d'hier le silence de l'Église d'aujourd'hui sur le communisme. Or, il n'y a pas continuité mais rupture. L'Église du concile ne condamne plus le communisme, c'est un fait. Et l'Occident ? 25:801 Il n'est pas vrai non plus que « tout l'Occident » a manqué de « courage et de lucidité » à l'égard du commu­nisme. Pour ce qui est de la France, Pie XI a été au moins entendu de l'Action française, des mouvements nationaux et du maréchal Pétain. Et dans l'après-guerre jusqu'à aujour­d'hui, la droite nationale n'a jamais cessé de dénoncer le communisme et de le combattre. En Indochine, des soldats français sont morts pour avoir lutté contre le communisme les armes à la main. Comme devaient également le faire des dizaines de milliers de GI's au Vietnam quelques années plus tard. Pour un cardinal Spell­mann qui salua ce combat, qui était celui de l'Occident chrétien face à la barbarie communiste, combien d'ecclésiasti­ques haut placés dénoncèrent l'intervention américaine ? Ce qui est exact : à mesure que la résistance de l'Église au communisme s'affaiblissait, l'Occident, lui aussi, baissait les bras. L' « escroquerie intellectuelle », qui consistait à voir dans les fils de Marx et de Lénine les enfants du Bon Dieu, a connu à ce moment-là ses plus belles heures. L'archevêque de Paris pense l'Occident et l'Église comme deux réalités hétérogènes. Certes, l'Église est une institution surnaturelle, d'abord, et l'Occident une entité temporelle, mais leur destin est en partie lié. Ce qui affecte l'une retentit sur l'autre. La notion d'Occident chrétien ou de civilisation chrétienne est étrangère à la pensée cardinalice. L'Église a pour mission de tirer la cité terrestre vers le haut, et cela retombe en grâces spirituelles *et temporelles.* L'Église n'est pas un élément de la civilisation occidentale parmi d'autres, elle en est l'âme. Dans la conception du cardinal Lustiger, l'Église ne conduit plus la société, elle la subit. Elle n'est plus qu'une simple caisse de résonance. Elle n'est alors, comme le dit saint Paul, qu'un « airain qui résonne ou une cymbale qui reten­tit » (I Cor. 13, verset 1). 26:801 On avait cru comprendre que la vocation du concile Vatican II était inverse : il s'agissait d'ouvrir l'Église au monde afin que le monde s'ouvre à l'Église. Or, c'est l'esprit du monde qui a fait irruption dans l'Église : le refus de condamner le communisme en est le signe le plus sensible. \*\*\* Mgr Lustiger complète son propos d'une remarque histo­rique et d'une interrogation lancée à la cantonade : « Les premiers camps de concentration datent de 1923, en Russie, avant l'avènement d'Hitler (...). L'alliance tactique entre les Occidentaux, et spécialement les États-Unis et Staline pour écraser le nazisme, il faudra bien y réfléchir. Est-ce qu'on peut s'allier au Diable pour vaincre le Diable ? » Son Éminence nous invite à « réfléchir » aux rapports du communisme et du nazisme. Elle se propose sans doute d'ouvrir là un vaste champ de réflexion inédite ! Mais cette réflexion, elle a été faite depuis longtemps. Pour ne citer qu'un des plus éminents écrivains chrétiens contemporains, convoquons Soljénitsyne ! On peut même livrer ses conclu­sions au Cardinal : « Le communisme commet des forfaits incomparablement plus grands que ceux d'Hitler. » Quant à savoir s'il convient de s'allier au Diable pour vaincre le Diable, la réponse est non. Nous serions, quant à nous, plus modérés que Mgr Lustiger : nous éviterions de parler de « Diable », à propos du communisme et du nazisme, et ce pour des raisons théologiques que nous pourrions lui exposer en privé. Disons qu'il s'agit là de deux systèmes diaboliques, l'un ne tue plus et l'autre tue encore. Quant à la préexistence des camps communistes sur les camps nazis, ce ne sera une révélation que pour ceux qui n'ont pas voulu le savoir. \*\*\* Les cardinaux Decourtray et Lustiger nous présentent la « connivence » avec les communistes comme appartenant au passé. 27:801 Ils voudraient que nous contemplions une Église de France purgée de ses coupables illusions sur le communisme. Nous ne demandons qu'à les croire. Mais nous attendons autre chose que de libres propos journalistiques. Leur tardive et relative lucidité n'a pas modifié d'un coup de baguette médiatique l'état de l'épiscopat français, de ses bureaucrates, de ses pasteurs et de ses idéologues. Il n'est que de lire *La Croix* quotidiennement pour s'en convaincre. Depuis les déclarations épiscopales, le quotidien *officieux* de l'Église de France ouvre largement ses colonnes à des prêtres ou des évêques qui s'efforcent d'atténuer, voire de contredire, le discours des cardinaux. Remarquons que dans les pays de l'Est c'est le contraire lorsque les dirigeants sont obligés d'avouer la faillite du communisme, les cadres subalternes appuient et amplifient leurs aveux, comme s'ils étaient libérés et que leur parole cessait enfin d'être serve. Quelques morceaux choisis des tribunes de *La Croix :* « Il ne faut pas rejeter Marx, il faut repenser le problème à zéro sans pour autant cesser d'agir » (Jean Moussé, le 24/ 1). « ...Il ne faut pas oublier que le marxisme comporte aussi d'autres facettes. Mais nous devons retenir le fait que beau­coup de femmes et d'hommes parmi les pauvres et les exclus de notre planète ont tourné leur regard avec espoir vers le marxisme » (Jean-Marie Richard, le 22/ 1). « Faut-il en conclure que le marxisme a perdu tout contenu ? Ce serait une grave erreur de logique (...). L'équation Marx = Lénine n'est pas juste » (Hippolyte Simon, le 18/ 1). « C'est sur ce terrain (...) que, depuis longtemps, militants communistes et militants ouvriers chrétiens (j'y inclus les prêtres ouvriers) se rencontrent pour unir leurs efforts. Si les mouvements catho­liques -- JOC, ACO, CFDT -- ont fini par faire « l'option pour le socialisme », ce n'est pas parce qu'ils veulent en eux-mêmes un projet de société, mais parce que le socialisme pour eux, est « une garantie d'épanouissement de l'individu ; 28:801 sa construction : le moyen de rencontrer et de connaître l'amour de Dieu et d'en vivre » (Pierre Pierrard, le 28/ 1). Et il y a toute une série de lettres, tribunes libres, opinions, qui exhortent les évêques à dénoncer les conni­vences de l'Église avec l'argent, comme Mgr Deroubaix « Certes, nous avons à nous interroger sur les idéologies marxistes ou autres, nous avons aussi à nous interroger sur les connivences plus ou moins secrètes avec l'argent et le pouvoir » (le 28/ 1). Et rappelons que *l'an dernier* -- ce n'était pas dans l'avant-guerre -- le cardinal Etchegaray clamait sa « rare joie » d'avoir rencontré Fidel Castro à La Havane et qu'il partageait avec lui « la même passion de l'homme, de sa liberté, de sa dignité ». Le cardinal Arns, archevêque de Sao Paulo, écrivait, lui, le 6 janvier 1989, au même Castro « Cuba peut se montrer fière d'être un exemple de justice sociale... la foi chrétienne voit dans les conquêtes de la Révolution la manifestation du Royaume de Dieu... Recevez mon fraternel abrazo. » Et qu'en est-il de la connivence épiscopale avec le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement), lui-même en connivence avec des mouvements révolution­naires communistes ? \*\*\* Encore une question aux cardinaux Lustiger et Decour­tray : pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu si longtemps pour révéler cette « connivence » ? Car enfin, ce n'est pas avant-hier que Mgr Lustiger a appris que les camps de concentration existaient en URSS avant l'Allemagne nazie. Le cardinal Decourtray, lui, assure qu'il n'avait jamais oublié, malgré les apparences, que le communisme est intrinsèquement pervers. 29:801 Il y a un lien de cause à effet entre la faillite des pays de l'Est et ces confessions épiscopales tardives. C'est le pouvoir politico-médiatique qui leur a donné le feu vert et les a libérés de la réserve qu'ils croyaient devoir observer. Aujourd'hui, tout le monde peut être légitimement anticommuniste sans s'attirer les foudres des intellectuels qui « comptent » : ceux du *Nouvel Observateur* ou de *L'Evéne­ment du jeudi.* Avant, faire de l'anticommunisme, c'était parler comme Le Pen ; aujourd'hui, c'est parler comme Jean Daniel. Hier, dénoncer le régime des pays de l'Est, c'était camoufler des intérêts inavouables et une complicité de fait avec le capitalisme ; aujourd'hui, c'est manifester sa solidarité avec des hommes et des femmes opprimés. Hier, ils croyaient le communisme toujours fort et vivant aujourd'hui ils pensent -- à tort -- que le communisme est mort. Ils piétinent le cadavre : il n'y a plus de risques. Au fond nous sommes devant un cas, tristement banal, d'opportunisme épiscopal. Mais peut-être nous trompons-nous. Nos évêques ont un moyen de nous le prouver. \*\*\* Ils reconnaissent avoir été victimes d'une « escroquerie intellectuelle » à propos du communisme. Pour n'être point relaps, ils doivent désormais refuser d'être les instruments d'une autre escroquerie au profit des mêmes : l'assimilation du nationalisme français au racisme. C'est *le même* montage médiatique. La leçon que l'on peut tirer des bouleversements à l'Est est celle-ci : ce qui résiste au communisme, malgré la chape de plomb, les persécutions, la terreur, c'est la nation et la foi. Ce sont les ultimes remparts au communisme. Or, en disqualifiant le nationalisme français, ils favorisent l'effacement du sentiment national. En dénonçant la défense de l'identité nationale comme anti-chrétienne, 30:801 ils sont les instruments consentants de l'avènement d'une société mondia­liste et cosmopolite qui fait le lit du communisme. Et lors­qu'ils cèdent aux exigences des autorités du judaïsme sur des points importants de la foi chrétienne, ils affaiblissent l'iden­tité chrétienne du pays dont ils sont les pasteurs. Quelle catastrophe nationale, quel drame sanglant, quelles nuits d'ombres et de larmes faudra-t-il à nos évêques pour qu'ils désavouent enfin leur connivence avec le honteux com­bat contre la France française ? Guy Rouvrais. 31:801 ### Le crime était presque parfait par Danièle Masson *L'histoire irréversible* Anesthésiés par les media, nous sommes depuis longtemps habitués à être les spectateurs complaisants et non les acteurs de l'histoire. Mais dans le conflit entre les ressources, à l'Est et à l'Ouest, de la volonté humaine, de sa capacité de résistance, et l'acceptation fataliste d'un sens de l'histoire qui nourrit les esprits depuis un siècle, la victoire est incertaine. De ce sens de l'histoire, Gorbatchev constitue la figure emblématique, l'acteur et l'instrument. L'étrange livre d'Ana­tolyi Golitsine, transfuge du KGB (*New Lies for Old*) ([^4])*,* l'a montré en 1983 : 32:801 depuis plus de dix ans, « l'histoire qui bégaie à l'Est » -- comme dit la gauche -- était en fait rigoureusement programmée ; le retrait d'Afghanistan des troupes soviétiques, le démantèlement du mur de Berlin, la démocratisation, la libéralisation de l'économie, entre autres, étaient prévus, et voulus. Livre étrange, non parce qu'il nous prouve que le plan Gorbatchev était un plan Andropov, mais parce qu'il imprègne l'esprit du mouvement irréversible de l'histoire, qui va à son but comme une machine jamais grippée, que rien n'arrête, avec ou sans la collaboration de la volonté humaine. Une des prévisions du livre est curieuse : la dissolution du Pacte de Varsovie, entraînant celle de l'Alliance atlantique. Or, pour l'heure, l'Est reste lié au Pacte de Varsovie, mais la prévision de sa dissolution sert l'objectif soviétique : découpler l'Europe des États-Unis. Instrument de l'histoire, tel apparaît aussi Gorbatchev dans *L'Intox* d'Edward J. Epstein ([^5]). L'auteur y rappelle que la grande innovation de Gorbatchev, la pérestroïka, est en fait le remake de cinq autres pérestroïkas qui toutes, tour à tour avec la NEP de Lénine en 1921, l'apparente libéralisa­tion de Staline en 35 puis lors de la seconde guerre mondiale, la déstalinisation de Khrouchtchev en 56, les accords d'Hel­sinki de Brejnev, comprenaient trois étapes : la faillite écono­mique ou la nécessité de présenter à l'Occident une façade séduisante, la libéralisation apparente ou réelle et partielle, la reprise en main répressive. Le sujet du livre de Golitsine était la programmation de l'avenir. Celui d'Epstein considère le passé pour montrer que l'histoire communiste, sous la pression des événements et des volontés, est cyclique. Les deux impriment dans l'esprit l'idée d'un engrenage auquel on n'échappe pas. Acteur de l'histoire, Gorbatchev l'est aussi, sans doute ; mais un acteur qui se contente d'anticiper des événements inéluctables. 33:801 Confrontés à une faillite économique sans précé­dent, les soviétiques provoquent une crise comme on provo­que une avalanche, parce qu'elle était inévitable et qu'il vaut mieux la susciter pour la contrôler. La soviétologue Françoise Thom réunit les éléments d'un puzzle éclaté : dans la perspective de la « maison européenne commune », les soviétiques sont en train d'échanger leur contrôle économique sur leurs satellites, devenus des « citrons pressés », contre l'influence sur l'Europe occidentale. Leur objectif est de « s'introduire dans une communauté euro­péenne progressivement désarmée pour y vivre à ses crochets ». Entreprise risquée, qui illustre un changement de tactique, et non de stratégie : au jeu d'échecs, les soviétiques ont substitué le poker ; « les soviétiques, aujourd'hui, sont capables de jouer au poker. Alors que sous Brejnev leur ligne était d'avancer sans jamais rien lâcher, ils ont compris qu'il faut savoir risquer pour gagner ailleurs ». ([^6]) Ils ont raison ; ils réussissent admirablement au jeu de qui perd gagne : leur victoire est d'autant plus sûre que le désastre de l'économie soviétique est plus grand. La tentation est forte de substituer, à la volonté de faire l'histoire, celle de prédire l'avenir. Ne serait-on pas à l'heure de voir se réaliser la fiction d'Orwell ? L'URSS gagne la guerre sans avoir eu besoin de la livrer, absorbe l'Europe et forme avec elle l'Eurasia, sous le régime du néo-bolchevisme. Apparemment plus optimiste, Frank Fukuyama, Améri­cain d'origine japonaise, annonce l'avènement de « l'État homogène », sur le point de devenir universel, en absorbant le monde communiste, exténué par son régime. Il annonce ainsi la « fin de l'histoire », empruntant paradoxalement sa thèse à Hegel et Marx, qu'il revoit et corrige en faveur d'un Occident vainqueur. ([^7]) Mais la thèse de Fukuyama sert, encore et toujours, le sens d'une histoire irréversible et inéluctable. 34:801 #### Les prophètes de la perestroïka. A l'Est comme à l'Ouest, avec une convergence d'idées étonnante, les prophètes de la perestroïka se font les accéléra­teurs de l'histoire marxistement balisée. Andreï Sakharov, dont Jean Daniel se demande aujour­d'hui s'il n'était pas le plus grand homme du siècle, n'était revenu de son exil de Gorki que pour être ce prophète. Ses *Mémoires,* dont la publication est prévue pour le printemps, révèlent à quel point l'ancien dissident servait, à l'intention de l'Occident, de caution au régime. Du peuple russe écrasé par la botte soviétique, il écrivait : « Je crois que le peuple de notre pays a accepté dans sa masse le mode de vie soviéti­que. » Il s'y faisait le chantre de la coexistence pacifique : « J'évoque le rapprochement, la convergence entre les sys­tèmes capitaliste et socialiste, la nécessité de réformes plura­listes dans les pays socialistes... au nom de la paix dans le monde. » ([^8]) Ses critiques récentes à l'égard de Gorbatchev lui ont-elles valu la mort ? Il n'a survécu à l'exil, en tout cas, que pour être l'instrument d'un marionnettiste trop habile. Youri Afanassiev, historien et député soviétique, joue un rôle similaire, que révèlent ses *Entretiens avec Jean Da­niel.* ([^9]) Sous couvert d'autocritique -- « nous nous consa­crons à l'auto-analyse publique sous les yeux du monde » -- il multiplie les offensives de charme en direction de l'Occi­dent. Il purge le passé russe du stalinisme, dont il souligne « le caractère eurasien ». Staline serait moins l'héritier de Lénine que l'héritier des tsars : il aurait « restauré le modèle asiatique de l'arbitraire ». Comme Sakharov, Afanassiev prêche la coexistence pacifique du capitalisme et du socia­lisme. 35:801 Il s'insurge contre Françoise Thom, qui songe à une maison européenne commune débarrassée du communisme et qui s'étonne que l'on pratique sur lui l'acharnement thérapeutique. La perestroïka risque d'apparaître comme une révolution de palais ? Afanassiev s'applique à affirmer la corrélation entre la révolution d'en haut et la révolution d'en bas, sans jamais évoquer le contrôle de celle-ci par celle-là. Dans sa préface, Jean Daniel exprime fort nettement la parenté qui l'unit à Afanassiev : « J'appartiens comme lui à une génération élevée dans le respect de la Révolution. Laquelle ? Toutes. » Manifestement, la Révolution de 1789 doit pour lui modeler la maison européenne commune ; et il la définit très bien : « La Révolution de 89 avait opéré une fracture dans l'âme de la France en arrachant à Dieu la souveraineté remise au peuple. » Suivons, d'octobre à janvier, le directeur du *Nouvel Observateur* dans ses fonctions de maître à penser de la gauche. Dès octobre (le 12), il fait au communisme des funérailles précipitées. Le communisme mort, il lui faut cher­cher d'autres croisades qu'un anticommunisme qu'il n'a d'ail­leurs jamais professé. Ce sera le désarmement. Jean Daniel demande benoîtement : « L'Alliance atlantique ? Si le bloc de Varsovie se fissure, contre qui organiser notre défense com­mune ? » Dès ce moment, Jean Daniel semblait connaître le message de Golitsine. Méditant sur les vingt-cinq ans du *Nouvel Observateur,* il ne manque pas de saluer, avec un effroi mêlé d'admiration, le marxisme, « formidable construction de l'esprit humain dont un génie allemand se voulut le prophète », et, sur le bûcher de ce phénix, il voit pointer l'aurore d'une nouvelle Europe, celle que façonne aujourd'hui Gorbatchev sur le modèle de la Révolution française exportée clés en main : « Sans Gorbat­chev, rien n'était possible... Rien, ni la Pologne, ni la Hon­grie, ni l'Allemagne. » « A Berlin, écrit-il, l'Europe a remporté une grande victoire, celle de ses idées, celle de son régime, celle de la liberté. » L'ombre des deux révolutions -- la Révolution soviétique de 1917, fille de la Révolution française de 1789, et aujourd'hui ranimée par elle, plane sur la maison européenne commune. 36:801 Et c'est pourquoi Jean Daniel est plus audacieux qu'Afa­nassiev. La corrélation entre la révolution d'en haut et la révolution d'en bas, il la traduit par le contrôle de celle-ci par celle-là. La révolte populaire existe, certes. Jean Daniel l'assi­mile au « torrent de l'imprévu ». Et il ajoute : « un torrent qui déferle sous l'effet induit d'un magicien, d'un diable, ou d'un apprenti-sorcier : c'est Gorbatchev ». Et le cri de Jean Daniel est celui du collabo : « Pourvu qu\'il tienne ! » C\'est-à-dire pourvu qu\'il contrôle les révoltes popu­laires ; pourvu qu\'il ne se laisse pas déborder par elles ; pourvu qu\'elles ne le contraignent pas à abandonner les « valeurs communes » du socialisme qui lient l\'Est et l\'Ouest et qui, seules, justifient le statut de Jean Daniel. La semaine sanglante de Roumanie ne brise pas l\'élan de Jean Daniel : car dans le régime roumain, il voit moins le communisme que le « nationalisme solitaire » d\'un « Caligula moribond ». Hors catégorie, Ceausescu peut ainsi facilement être jeté dans les poubelles de l\'histoire. Et la révolte confis­quée du peuple roumain n\'empêche pas Jean Daniel de conclure : « Le communisme est mort. Pas les rêves qui l\'ont fait naître. » (28 décembre) Phrase-clé si l'on y réfléchit. Car elle est en apparente contradiction avec « la rupture avec le système marxiste-léniniste » (11 janvier) que Jean Daniel voit partout dans les révoltes de l'Est : « Le communisme n'est plus un modèle pour personne -- il n'est plus exportable... Les soviétiques se soucient davantage d'importer de la technologie que d'expor­ter des idées. » Et c'est à cette heure même que les maîtres à penser de la gauche occidentale se soucient de pratiquer sur le communisme une sorte de bouche-à-bouche pour agoni­sants, en ranimant ses « rêves », c'est-à-dire en ranimant la Révolution russe par la Révolution française, signe de rallie­ment de la nouvelle Europe. 37:801 A lire Jean Daniel, on se rappelle Soljénitsyne : « Si l'ordre communiste a pu si bien tenir le coup et se renforcer à l'Est, c'est précisément parce qu'il a été fougueusement sou­tenu par l'intelligentsia occidentale. » ([^10]) #### Une inconnue : la nature humaine. On enrage que Soljénitsyne se taise aujourd'hui ; on le comprend aussi. Il a tout dit, et tout prévu ; et cela n'a servi à rien. « La renaissance et la libération nationales russes signifient la mort du communisme russe, puis celle du com­munisme mondial. Le communisme sait parfaitement que la conscience nationale russe l'abolit. » ([^11]) Précédant la Russie, les bouleversements d'Europe centrale, cordon protecteur de « démocraties populaires » autour de l'URSS, donnent raison à Soljénitsyne. A une nuance près : le communisme ne « sait » pas « parfaitement ». Il se heurte à l'inconnue de la nature humaine. Pie XI définissait le communisme comme intrinsèquement pervers. C'est dire qu'il tire du diable ses forces, mais aussi ses faiblesses. Il revient au diable, et au communisme, d'appliquer à des pensées fausses un raisonnement logique : tout le marxisme est ici résumé. Il revient au diable, et au communisme, d'inciter celui qu'il veut séduire à entrer en conversation avec lui, à pactiser avec lui, en usant de son pouvoir de travestisse­ment : c'est l'histoire de la stratégie communiste en Occident. Il revient au diable, et au communisme, de diviser pour régner, et de canaliser à son profit les forces qui lui sont hostiles : c'est la tactique de l'URSS à l'égard de ses « démo­craties populaires ». Mais Satan est simple ; et l'homme est complexe. C'est pourquoi ses victoires ne sont jamais totales ni définitives. 38:801 De façon profane, c'est ce qu'écrit Huntington, professeur de sciences politiques et de stratégie à Harvard : il ne faut pas, selon lui, surestimer la capacité de prédire l'avenir et sous-estimer l'irrationalité inhérente à la nature humaine : « il n'y a pas dans l'histoire de victoires to­tales ». ([^12]) La tactique de l'URSS dans les démocraties populaires varie selon les circonstances. Elle consiste à brandir le natio­nalisme comme une menace contre l'internationalisme ; ou bien à le canaliser et le contrôler à son profit. Les flambées nationalistes en Europe de l'Est sont trop nombreuses et simultanées pour être seulement spontanées. Il nous semble assister à ces incendies de forêt aux foyers multiples sans origine commune : le terrain s'y prête, certes, mais ils supposent l'intervention d'un pyromane. Gorbatchev et son équipe jouent le rôle de pyromanes-pompiers. Ils ont espéré pouvoir atteler le facteur national à la perestroïka, en faire, comme l'avoue Yakovlev, « une force motrice supplé­mentaire de la perestroïka ». De plusieurs façons. La plus grossière, et la plus cruelle, est d'attiser, ou même de susciter, les conflits interethniques pour justifier l'intervention d'un pouvoir central fort, sans lequel les rivalités dégénéreraient en guerres civiles. Ainsi le conflit délibérément provoqué entre Georgiens et Abkhazes. Ainsi les discordes meurtrières entre Azéris et Arméniens. Le pogrom de Soumgaït a été déclenché par la rumeur soviéti­que du meurtre de deux Azéris par les Arméniens. La *Pensée russe,* citée par Françoise Thom ([^13]), recommande cette tactique : « Il faut infiltrer le plus possible le milieu arménien, en utilisant notamment les Kurdes, qui, de ceux qui vivent sur le territoire arménien, sont les mieux disposés à l'égard des Arméniens, et tenter en même temps de détruire ces relations amicales. » Diviser pour régner : la tactique du diable est celle aussi de Gorbatchev : 39:801 dans les États baltes, il utilise les minorités locales contre le principal groupe national : divers mouvements internationalistes ont été récemment créés, regroupant Russes, Polonais, juifs pour s'opposer aux Fronts populaires dominés par les Baltes. (10) De façon générale, il s'agit de prouver à l'Occident frileux que, la présence soviétique est nécessaire, car sans elle les conflits ethniques réapparaîtraient tels qu'ils existaient il y a quarante ans. Jean Daniel a parfaitement reçu le message, qui exprime « l'intérêt mêlé d'effroi » que suscite, à l'Est, le amour des religions et des nationalismes. A l'Est, mais à l'Ouest aussi, le nationalisme, voilà pour la gauche l'ennemi numéro un, et l'on se demande si elle ne rêve pas, à l'Est mais à l'Ouest aussi, du grand ordonnateur qui viendrait briser l'aspiration nationale, menace pour la maison européenne commune. Gorbatchev se sert du nationalisme pour bétonner le discours idéologique et rappeler Lénine : « Aucun marxiste ne peut nier que les intérêts du socialisme doivent l'emporter sur les intérêts du droit des nations à l'autodétermination. » Françoise Thom commente : « Le peuple russe paie de son propre asservissement la captivité des nations soumises. » ([^14]) Dans la plupart des pays de l'Est, c'est le sentiment de l'identité nationale et religieuse qui nourrit les mouvements de libération. Ces mouvements ont-ils été confisqués ? Chaque nation a son visage, sa spécificité, ses aspirations propres. Or, les réformes introduites dans les « républiques populaires » ont des similitudes curieuses, comme si le même chef d'orchestre les avait suscitées. Les républiques de Hongrie, de Pologne, de Tchécoslova­quie, de Roumanie abandonnent le qualificatif « socialiste » ou « populaire ». Leur programme politique implique l'aboli­tion du rôle dirigeant du parti communiste. Aux emblèmes officiels se substituent les emblèmes traditionnels : la sainte couronne du Lion de Bohême en Hongrie ; l'aigle blanc en Pologne ; 40:801 le lion surmonté de l'étoile en Tchécoslovaquie. Mais si les gouvernements se délestent partiellement des communistes -- sauf, provisoirement sans doute, en Rouma­nie -- une constante inquiétante demeure : les ministères de l'Intérieur et de la Défense restent aux mains des communistes. Bref, dans ces pays dont aucun ne sort du Pacte de Varsovie, « le nationalisme constitue un exutoire, dangereux, mais manipulable », ([^15]) que Gorbatchev tente de contrôler. Quant aux revendications populaires, elles sont canalisées dans des directions qui paraissent inoffensives, et l'on croit les calmer par ce qu'un marxiste considère comme des gadgets la défense de la langue, la restauration des monuments historiques et des églises en ruine, la résurrection du folklore. Alors, vraiment, rien de nouveau sous le soleil ? Alors, vraiment, la libération des peuples est-elle définitivement volée à l'Est ? Semper idem, le communisme est-il destiné à ne jamais mourir ? Répondre oui, ce serait donner à l'intrin­sèquement pervers -- et au diable -- un pouvoir qu'il n'a pas. Et ce serait accepter le schéma marxiste du sens de l'histoire irréversible et irrépressible. Satan ne connaît pas le for interne. Les secrets de la nature humaine lui échappent. Sa stratégie a des ratés. Ce qu'il déchaîne se retourne contre lui. « Quand je vois se pourrir une racine, disait Gustave Thibon, j'ai pitié des fleurs qui demain sécheront, faute de sève. » Mais les hommes ne sont pas comme les plantes ; on ne les déracine pas aisément. La destruction des villages roumains, comme celle des isbas et des villages russes, et le regroupement forcé des paysans dans des cités, visaient à l'anéantissement de la paysannerie ; ils n'y sont jamais totalement parvenus. Après le tremblement de terre qui a ravagé l'Arménie, la volonté soviétique de disséminer en Russie les orphelins a échoué. Ce que Gorbatchev considérait comme des dérivatifs a été amorce de révoltes profondes. 41:801 La revendication du moldave comme langue officielle est devenue une rébellion contre l'annexion de la Moldavie par la Russie. La reconnaissance, en 1988, de l'estonien, du letton et du lituanien comme langues officielles, a conduit les Baltes, non à la revendication de l'indépendance économique que Gorbatchev voulait bien leur accorder, mais à celle de l'indépendance politique. La tactique de division a échoué : le Front populaire letton exige de « restaurer la République de Lettonie autrefois indépen­dante ». Le sens de la nation s'exacerbe dans la mesure même où est menacé : Françoise Thom fait remarquer que dans les républiques de l'Est la proportion des mariages mixtes diminue, et que la population est de plus en plus homogène. Ce qui, déclarent les soviétiques, « fait obstacle au processus d'internationalisation de notre vie ». L'effet boomerang de la stratégie gorbatchévienne se retrouve dans sa politique religieuse. En RDA, les intellec­tuels scientifiques ne pouvaient pas faire leurs études dans des facultés scientifiques ; on leur a laissé en revanche la possibi­lité de faire de la théologie jugée inoffensive. ([^16]) Or, l'Église évangéliste est devenue le pouls de la contestation est-allemande. En Hongrie, c'est l'hymne national « Dieu bénisse la Hongrie » qui scelle l'unité de la nation. En Ukraine, c'est sous l'inspiration des Uniates, dont l'Église n'a pas d'existence légale, que les habitants marquent le cinquantième anniver­saire de l'invasion de leur pays par l'Armée rouge. La politique religieuse en Russie est plus élaborée. L'Église orthodoxe y est une collaboratrice efficace du pouvoir. Ceux qui entrent au séminaire sont recrutés par le KGB. Elle correspond ainsi, collectivement, à la conception marxiste de l'homme, selon laquelle il se réduit à l'ensemble des rapports sociaux. L'Église contre l'Église : elle prouve ainsi elle-même, selon la *Pravda,* l'inexistence de Dieu : 42:801 « ainsi se trouva réfutée la thèse principale de la théologie, selon laquelle l'Église orthodoxe a un fondement divin ». ([^17]) Mais la nature humaine regimbe : les dirigeants soviétiques reconnaissent que l'Église collaboratrice du régime perd prise sur le pays réel. Et ils ne peuvent empêcher, hors des circuits étatiques, le regain de la foi millénaire. #### Soljénitsyne et Valéry. Il n'y a pas de sens de l'histoire. L'histoire échappe au schéma marxiste, parce que Dieu n'abandonne pas sa créa­tion, parce que la résistance des hommes n'est jamais anéan­tie. L'héroïsme des peuples de l'Est soumis au joug étranger ne peut avoir été stérile. Lorsque le printemps des peuples est écrasé dans le sang, ce sang forcément devient semence. Reste que l'Europe de l'Est, qui veut être une Europe des nations, a besoin, à l'Ouest aussi, d'une Europe des nations. Or, de la seconde guerre mondiale à nos jours, l'Europe libre manque à l'Europe asservie. Soljénitsyne fait remarquer que, pendant la guerre, Staline a « enfourché la monture du nationalisme » pour galvaniser son peuple contre l'Allemagne. Pris « entre le marteau et l'enclume », le peuple russe, « des deux féroces ennemis », a finalement « choisi celui qui parlait sa langue » ([^18]) Soljénitsyne constate, à l'Ouest, l'affaiblissement du carac­tère de l'homme ; à l'Est, son affermissement. La gauche occidentale se fait ouvertement complice de celui que Jean Daniel appelle « le grand ordonnateur d'émancipations en cascade ». La droite nationale elle-même est parfois déce­vante, lorsqu'elle semble croire au dépérissement du commu­nisme à l'Est pour mieux mettre en valeur le péril venu du Sud. Pourtant le réveil des nations, à l'Est, est aussi notre victoire, et la gauche s'en fait l'écho, qui fustige, dans le Caucase, le « lepénisme d'Asie centrale ». 43:801 L'aveuglement occidental est l'alibi du manque de cou­rage. La lecture comparée de Paul Valéry et d'Alexandre Soljénitsyne est éclairante. Le Slave orthodoxe exalte la maîtrise de soi, le courage, la force de caractère, l'acceptation du risque nécessaire. L'Occidental athée, méditant dans *La crise de l'esprit* sur l'Europe de 1914, constate que nous sommes comme chez nous dans la Rome de Trajan et l'Alexandrie des Ptolémées, carrefours cosmopolites de races et de pensées. Il définit la spécificité européenne : « le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absor­bant ». Cette capacité d'imprégnation est la force et la fai­blesse de l'Europe : elle conquiert pour être conquise. Bataille inégale : « L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? » Pour Valéry, le temps du « monde fini » commence. Au puzzle des nations succède l'édification progressive du village planétaire. Regard lucide, peut-être. La révolution d'en haut prévoit la maison européenne commune, moins marquée par le soft-communisme mondial que par la coexistence pacifique du capitalisme et du socialisme. Car il faut bien un Occident riche, et donc capitaliste, pour que l'URSS le parasite écono­miquement. Mais, sur cette maison commune, dominent l'étendard des deux Révolutions, et le mot d'ordre de l'inter­nationalisme, comme en témoigne la présence, à Moscou, du B'naï Brith. Seulement, la révolution d'en bas ne veut pas du village planétaire. Elle refuse le communisme, en bloc. Or, pas plus qu'aucun autre régime au monde, le communisme n'est immortel. Il faudra bien qu'il meure, quelles que soient les violences qu'il entraîne en sa mort. Les pays soumis à son joug devront-ils, pourront-ils, se libérer seuls ? Dépendra-t-il d'eux seulement que l'ouragan de liberté devienne printemps des nations, scellées par le sol et le sang ? 44:801 Pourtant, notre destin est lié au leur, et jamais l'avertissement final de *L'erreur de l'Occident,* lancé par Soljénitsyne en 1980, n'a été d'une aussi brûlante actualité : « On a tant cédé, tant renoncé, tant bradé qu'aujourd'hui, même l'union de tous les États occidentaux ne leur permettrait pas de tenir, à moins qu'aux peuples asservis des pays communistes l'Occident ne s'allie. » ([^19]) Dix ans plus tard, en 1990, voici arrivé ce que les Grecs anciens appelaient le Kaïros, le temps favorable, l'occasion offerte aux hommes comme une grâce fugitive. A l'Occident de le saisir, pour son honneur retrouvé ; ou de le laisser échapper, pour sa honte. Danièle Masson. 45:801 La France face à l'islam ### L'alliance d'un judaïsme athée et d'une laïcité sacrée par Danièle Masson JETÉE sur le devant de la scène tant qu'elle pouvait passer pour un alibi, une diversion, un détournement d'attention, l'affaire du tchador en a provisoirement disparu quand les media ne purent plus éviter qu'on vît en elle l'abcès de fixation révélateur du mal profond qui ronge la France. Fallait-il accueillir les adolescentes voilées ? C'était ne pas comprendre que les imams testaient, par enfants interposés, notre système de défense, et préparaient la deuxième étape, dite d'acclimatation religieuse, d'un plan général d'islamisation de la France. 46:801 Fallait-il les exclure ? C'était courir le risque de voir se multiplier les écoles coraniques, et subventionner notre propre subversion. Bref, « l'affaire » ne pouvait se régler que si l'on osait poser, et résoudre, la question-tabou de l'immigration-invasion. Elle ne pouvait se régler que si l'on répondait à cette autre : la France veut-elle rester française, ou accepte-t-elle la greffe culturelle en cours, et que l'islam habite notre avenir ? Comme il n'était pas question de braver sérieusement ces interdits, il valait mieux, sous prétexte d'évi­ter une médiatisation excessive et provocatrice, revenir à la conspiration du silence. Franc-maçon, apôtre des droits de l'homme, champion de l'anti-apartheid, adepte des arts martiaux, Ernest Chenière, principal du collège Gabriel-Havez de Creil, est au demeurant fort sympathique. Trois de ses réactions éclairent les contra­dictions, la force et la faiblesse, l'ignorance et la lucidité d'un homme qui sait la nécessité du combat, en a la volonté, mais en ignore les armes appropriées. Homme de terrain, il connaît l'islam. Avant que la Fédé­ration musulmane de France eût annoncé : « Il ne peut y avoir de compromis avec l'islam. Si les pères ont cédé, l'islam ne cédera pas ; nous ordonnons aux jeunes filles de garder leur voile islamique en classe », Chenière avait eu affaire à deux de ses représentants. « Ils m'ont expliqué que leur programme n'était pas négociable. J'ai eu droit à un cours de catéchèse islamique. Ils prétendent modifier les lois avec patience pour islamiser progressivement la France. » Chenière ne craint pas de se montrer patriote -- et l'on pouvait croire, à tort, que ses origines antillaises lui donneraient un brevet d'innocence : « à travers ma personne, c'est la France qui est attaquée ». Mais quelles armes propose-t-il pour défendre la France contre l'islamisation ? Les vertus conjuguées de l'explication et de la laïcité : « Ne devrait-on pas d'abord leur expliquer ce qu'est la laïcité ? » Il ignore apparemment que l'explication est inefficace contre la surdité volontaire, et que la laïcité a d'abord été une arme de guerre contre le christianisme, parfaitement adaptée à ce combat, mais tout à fait inadaptée contre l'islam. 47:801 La cacophonie des voix de droite et de gauche, lors du débat sur la laïcité, peut avoir un moment fait illusion. S'y opposaient le respect des différences et le droit à l'indiffé­rence, le droit à la différence ou la différence de droits et le devoir d'être différent de sa différence... Les uns fustigeaient « la gauche libanaise pluriculturelle », d'autres « l'intégrisme laïque ». De la laïcité, Jospin et Danielle Mitterrand présentaient la version soft, accueillante à toutes les traditions. Il est peu probable qu'ils en aient été les instigateurs. François Mitter­rand semble plutôt avoir laissé son épouse et première dame de France faire le trottoir politique. Elle avait l'air convaincu ? Les femmes sont spontanément plus comédiennes que les hommes. En revanche, Jospin, développant laborieu­sement, en vieux potache, ses quatre points -- en substance : 1) je crois à la laïcité ; 2) la laïcité est mon credo ; 3) la laïcité est l'alpha et l'oméga de mon credo ; conclusion : laissez entrer, en cas de blocage, les petites filles au foulard -- était visiblement mal à l'aise dans un costume qui n'avait pas été taillé pour lui. Le chef d'orchestre, c'était François Mitterrand. De la laïcité, les intellectuels de gauche, et Poperen, donnaient la version hard : « La laïcité a toujours été un rapport de forces » ; « les droits de l'homme ne seront pas toujours cool » ; « l'école n'est pas neutre, mais laïque ». En cela fidèles à Viviani, déclarant en 1906 : « La neutralité de l'école fut toujours un mensonge ; nous n'avons jamais eu d'autre dessein que de faire une université anti-religieuse, de façon active, militante, belliqueuse. » Derrière ces discordances un peu trop voyantes, l'unité était faite autour d'une France déracinée, privée de sa sève, de son identité, de sa foi commune. Rocard en donnait le secret : il voulait bien une société pluriethnique et pluricultu­relle, il ne voulait pas une société multiconfessionnelle. 48:801 Une France multicolore, oui. Mais surtout pas une France reli­gieuse (quelle qu'en soit la religion). Or, la distinction n'existe pas pour les musulmans. L'oumma, la communauté des croyants, prime l'appartenance à une nation. Le Coran s'op­pose à l'intégration ; ce qui compte, c'est la conquête. En affirmant leur foi, les musulmans marquent en même temps leur territoire. Et donc, la distinction de Rocard ne pouvait être efficace que contre le christianisme, à l'abri du slogan « ni croix, ni kippa, ni tchador ». Soft ou hard, la laïcité retrouvait ses vieux démons, et sa première volonté de déraciner la France catholique et natio­nale. On pouvait y parvenir, à l'ancienne, par la laïcité belliqueuse, interdisant tout signe extérieur religieux. Mais on pouvait y parvenir aussi par la laïcité ouverte, favorisant l'intrusion de coutumes étrangères destructrices du tissu français. Le mot *laïcité* n'existe ni en arabe, ni en hébreu, ni en japonais. Dans les autres langues, il n'a pas l'acception politique qu'il comporte en France. A l'exception de la France, aucun État d'Europe n'a connu une application systématique du laïcisme. Peut-être parce que, dans le dernier quart du XIX^e^ siècle, les autres États, sauf la Suisse, étaient en monarchie confessionnelle. Surtout parce qu'aucun n'était né, brutalement, comme la France, au forceps de la Révolution. L'historien François Furet le reconnaît : « En France, le conflit a été radical, depuis la Révolution, entre la Républi­que et la religion. Jules Ferry et Gambetta fondent la III^e^ République sur une synthèse entre les principes de 1789 et le positivisme d'Auguste Comte. » Les adeptes de la soft laïcité le savent, l'acceptent, le veulent : « La laïcité a été fondée, au début du XX^e^ siècle, dit Jospin, contre l'Église catholique qui était elle-même contre la République. » En même temps qu'ils avaient l'assurance de briser la foi catholique, en « éteignant dans le ciel des lumières qu'on ne rallumerait pas », les laïcistes avaient la volonté de briser les communautés, les coutumes, les attaches familiales, tout ce qui fait la vie d'une nation. 49:801 « La sécularisation de l'école, disait Jules Ferry, c'est à nos yeux la conséquence de la sécularisation du pouvoir civil et de toutes les institutions sociales, de la famille, par exemple. » Or, le débat sur la laïcité, qui visait normalement l'islam, s'est dilué en un flou artistique, pour renaître sur un autre terrain : celui de la nation catholique et française. Ce n'était plus le danger islamique qui était désigné, mais la réalité de la nation française. « La République survivra-t-elle à la nation ? » demandait Régis Debray, pendant que Jacques Julliard fustigeait « les communautés, ces grandes maisons d'intolérance », et glissait subrepticement des communautés au tribalisme, s'emparant au passage du Christ, Jean-Baptiste de la Révolution : « Le Christ est venu abolir le tribalisme, écrivait-il dans le *Nouvel Observateur...* La laïcité, notion d'origine chrétienne, est un progrès décisif, non seulement pour la civilisation occidentale, mais pour l'humanité tout entière. » Si la bataille contre l'islamisation n'était pas gagnée, la bataille, en revanche, contre la France catholique et natio­nale était en bonne voie. Mais on surestime parfois les forces de l'adversaire. La machine à déraciner a parfois des ratés. « L'intégration des ethnies, déclarait Poperen, impose à tous sans exception d'accepter le fonds culturel national. » La France n'était donc pas exclusivement cosmopolite. Elle avait un fonds culturel national. Poperen se mettait-il à parler comme Jean-Marie Le Pen ? Divine surprise, commentait-on ; qui permettait « de marauder sur les terres de Jean-Marie Le Pen en utilisant un vocabulaire de gauche, donc en toute innocence ». En toute innocence : cet aveu est révélateur d'une société barbare, délestée de sa charge de civilisation : elle croit, comme aux âges primitifs, non à la faute mais à la souillure ; ses critères du bien et du mal échappent à toute rationalité, et relèvent de la magie. 50:801 La divine surprise de Poperen permettait de s'interroger : quel était le « fonds culturel national » de la France ? Pierre Bernard, maire de Montfermeil, évoquait discrètement « l'his­toire judéo-chrétienne », et « les valeurs morales directement issues de cette histoire chrétienne ». Jean-Marie Domenach était plus explicite : « Le christianisme est un élément fonda­teur de la France. Il y a des croix aux carrefours, il n'y a pas de croissants. Il faut accepter l'idée que le christianisme est un élément fondateur de la France du V^e^ siècle au XVIII^e^ siècle. » Jusqu'au XVIII^e^ : jusqu'à la brisure violente de 1789, qui a rendu la France étrangère à elle-même. Et si l'affaire du tchador allait permettre à la France, par-delà la brisure de la Révolution, de se retrouver catholique et nationale ? Et de reconnaître que, croyants ou incroyants, les Français, culturellement, sont chrétiens ? La gauche médiatique a très vite senti le danger. La nation et la religion, ce sont ses craintes majeures, qui se retrouvent en tous domaines. Commentant les révoltes anti­communistes des peuples soumis au joug soviétique, Jean Daniel manifestait à la fois un prodigieux pouvoir de récupé­ration, et une espèce de terreur. Le 12 octobre, il notait « l'intérêt mêlé d'effroi avec lequel on observe le retour de la religion ». Le 16 novembre, il était saisi du même effroi « Tout ce siècle pour revenir aux nationalismes et aux reli­gions ? » Il fallait donc trouver des garde-fous. Comme il manque d'imagination, il s'est mis à imiter Robespierre. Robespierre préconisait un système de fêtes nationales pour consacrer le calendrier républicain ; Jean Daniel sentait bien aussi qu'il fallait trouver un sacré de substitution. Il proposa alors de « donner une dimension épique à la démo­cratie française ». Et, dans une envolée jacobine, il écrivait « Nous savons depuis les fêtes du Bicentenaire que la mise en scène du rituel ne nous est pas étrangère. Pourquoi la République n'opposerait-elle pas son sens du sacré à celui des autres ? L'intégration dans la communauté française pourrait être précédée d'une instruction civique accompagnée d'un cérémonial. » (*Nouvel Observateur* du 26 octobre.) 51:801 La révolution jacobine et terroriste, donc, pour ne pas succomber à la tentation de la France chrétienne. La « foi laïque », comme l'écrivait Ferdinand Buisson. Avec sa doc­trine, ses saints et ses hérétiques ; avec, comme disait Laurent Joffrin, « ses sanctuaires, où l'on est prié d'ôter son chapeau, sa kippa ou son foulard ». Mais Jean Daniel sentait bien l'artifice d'une telle entre­prise ; elle n'avait plus, comme du temps de Robespierre, ses coordonnées et son cadre, qui étaient le calendrier républi­cain. Chrétiens et non-chrétiens vivent au rythme des fêtes chrétiennes, du dimanche et non du décadi. Il fallait donc trouver des assises plus solides à cette foi laïque. Le *Nouvel Observateur* du 5 octobre les établit sous la plume de Claude Guillebaud. La partie qui se joue, écrit-il, est entre « deux visions du monde irréductiblement rivales : d'une part un projet industriel, laïc et pluraliste à vocation universelle -- mais qui porte en lui l'empreinte en creux d'un besoin de croire jamais comblé, l'absence d'une transcendance ; d'autre part, toutes les tentatives intégristes visant à sauvegarder, ou refabriquer -- à partir de telle ou telle religion -- un « sacré » en décomposition ». L'étrange alternative que nous propose le *Nouvel Obser­vateur,* ce n'est pas seulement une laïcité sacrée à la manière de Robespierre. C'est une laïcité marquée du sceau d'un certain judaïsme, celui que définissait Bernard-Henri Lévy dans *Le testament de Dieu* et *L'idéologie française.* C'est le rejet des enracinements, des coutumes, tous sus­pects de fascisme, selon cet Attila de salon : « Le fascisme peut... lui aussi, parler patois, danser au rythme des bourrées, marcher au son des binious. » B.H.L. retrouvait d'ailleurs -- car il y a des connivences entre la Révolution et ce judaïsme-là -- l'inspiration d'un Barère : « Le fédéralisme et la supers­tition parlent bas-breton... le fanatisme parle basque. » 52:801 C'est une mystique sans Dieu, qui s'incarne dans la religion, obligatoire et universelle, des droits de l'homme. C'est le ciel vide, à Auschwitz et partout ailleurs, c'est « l'absence du ciel sur la terre », « l'impossible Dieu du tombeau ouvert » qu'exaltait B.H.L. ; c'est « l'inexistence radicale de celui qu'Israël appelle son Seigneur ». De mauvais esprits avaient accusé Jean Daniel de faire de son hebdomadaire « une synagogue politique ». Il sent en tout cas, aujourd'hui plus que jamais, que l'on ne supprime bien que ce que l'on remplace, et, sur les ruines de la France catholique et nationale, il veut bâtir le temple où se scellerait l'alliance d'un judaïsme athée et d'une laïcité sacrée. Société aculturelle où l'incroyance et le déracinement ne sont pas présentés comme des options parmi d'autres, mais comme la langue, la religion universelles des temps modernes. Seulement, la gauche bien en cour n'avait pas prévu que des voix contestataires s'élèveraient où l'on ne les attendait plus. Et qui manifestent que rien n'est irréversible. Et que la réalité des êtres et des choses, à l'Ouest comme à l'Est, ne peut pas se laisser indéfiniment torturer sur le lit de Procuste. Danièle Masson. 53:801 Les contradictions du laïcisme ### A l'épreuve des voiles islamiques *De la stricte observance à la laïcité ouverte* par Rémi Fontaine Au moment où beaucoup, de Mgr Decourtray à la Ligue de l'enseignement, s'attachaient à définir théoriquement une nouvelle laïcité plus « *ouverte* » *ou* « *positive* »*,* l'affaire dite du *tchador* ou du *hijab* (foulard islamique) à l'école (Épinal, Creil, Marseille, Avignon, Lille, Montpellier...) est venue pratiquement « dévoiler » les contradictions inhérentes au laï­cisme en général, déchirant ses tenants entre tolérants de l'into­lérance ou intolérants de la tolérance, 54:801 selon qu'ils conjuguent laïcité et (fausse) neutralité ou laïcité et (fausse) liberté religieuse. Contradictions et sophismes pyramidaux, car enfin : #### 1) LES LAÏCISTES CONTRE LA LAÏCITÉ De quel droit le laïcisme peut-il, au nom de la laïcité, interdire le port d'un symbole religieux ou idéologique ? Du moment qu'elle professe que l'État ne doit confesser aucune religion ni philosophie, la laïcité implique normalement la garantie pour chaque citoyen qu'aucune contrainte politique ne saurait lui en faire adopter une. Faire ôter le voile, la croix ou la kippa à un fidèle sous prétexte de neutralité, n'est-ce pas le contraindre justement à en adopter une, à « sacrifier » en quelque sorte à une philosophie étatique ? -- Mais puisque c'est au nom de la neutralité ? -- Vous vous moquez ! Le refus d'une option est encore une option. Le refus d'une confession ou d'une métaphysique, encore une confession ou une métaphysique. Les Anciens le formulaient sous forme de paradoxe -- Faut-il philosopher ? Si oui, c'est oui. Si non, c'est encore oui ! Car, pour dire non, il faut philosopher... Là réside toute la problématique du laïcisme, le rond-carré de la prétendue neutralité. L'enfant qu'on éduque dans l'indiffé­rence, on le conduit à l'irréligion qui déguise le culte de l'homme et du subjectivisme. Si rien ne doit être vrai dogmatiquement, il est au moins un dogme : que rien ne soit vrai dogmatiquement. Et c'est l'empire de l'arbitraire. Si tout se vaut, rien ne vaut que mon impiété. Pourquoi, en outre, depuis qu'on a supprimé l'uniforme -- la blouse grise traditionnelle, bouclier et « symbole idéologique » du laïcisme ! -- refuser le fichu islamique alors qu'on tolère par exemple tenues hippies, provocatrices ou dévergondées, mini­jupes, *Jeans* délavés et déchirés, insignes pacifistes, badges SOS Racisme, etc., autant de signes ostentatoires qui peuvent être à leur degré des « choix métaphysiques » ? La contradiction éclate. On a trop vu de bonnets phrygiens à l'école en cette année du Bicentenaire pour s'effaroucher de quelques fichus foulards. Et crier comme un Tartufe : -- *Cachez ce voile que je ne saurais voir !* 55:801 Les laïques eux-mêmes ont d'ailleurs reconnu publiquement le leurre de la neutralité. Depuis René Viviani, ancien ministre de l'instruction publique : « *La neutralité est, elle fut toujours un mensonge, peut-être un mensonge nécessaire... Le passage à franchir était périlleux... On forgeait au milieu des impétueuses colères de la droite la loi scolaire. C'était beaucoup déjà que de faire établir une instruc­tion laïque et obligatoire. On promit cette chimère de la neutra­lité pour rassurer quelques timides dont la coalition eût fait obstacle à la loi.* » (*L'Humanité,* 4 octobre 1904) Jusqu'à Bouchareissas, ancien président du Comité national d'action laïque (CNAL) : « *Pour ses fondations, l'école laïque n'est pas neutre sur le plan politique général. C'est l'école des principes de 1789, c'est l'école de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, c'est l'école de la démocratie et de la République... La laïcité est un comportement individuel qui nous amène à rejeter les vérités révélées, à pratiquer un esprit de libre examen*. (En octobre 1981 dans un article publié dans CASDEN, journal de l'Éduca­tion nationale.) Il a bonne mine le principal antillais du collège Gabriel-Havez de Creil lorsqu'il déclare qu'il est « *un ancien militant d'Amnesty international imprégné de l'idéologie* (*sic*) *des droits de l'homme* »*.* De quel droit l'idéologie qu'il invoque confessionnellement -- à savoir la liberté laïque -- prétend-elle interdire une autre liberté religieuse (le port du voile), sinon au nom d'une dictature idéologique ? Et *France plus* ferait mieux de se taire lorsqu'elle déclare religieusement que « *l'école publique doit rester le lieu sacré* (*sic*) *du savoir et de l'émancipation de l'homme* »*.* Les enfants ne devant « *en aucun cas servir d'otages aux égoïsmes fanatiques des adultes* »*.* Mais que fait donc précisément leur laïcisme, sinon prendre effectivement les enfants en otages, s'attribuant par puissance d'État une paternité spirituelle qui revient d'abord naturellement aux parents et surnaturellement à l'Église pour les baptisés ? 56:801 L' « *émancipation de l'homme* » et donc des enfants (à l'égard des autorités naturelles et surnaturelles) est bien un choix métaphysique : au nom prétendument de la liberté de l'enfant, on repousse la responsabilité des parents et la liberté de l'école. Par ce biais, c'est la paternité naturelle elle-même qui est visée et son devoir et son droit de choisir l'éducation filiale : « *Votre enfant m'intéresse !* » Puisqu'il faut de toute façon orienter l'enfant, choisir pour lui son climat spirituel, une formation de l'esprit, un apprentis­sage moral, une culture intellectuelle, une instruction religieuse... nous préférons que ce soit les familles (sauf exception) qui fassent cette option et non un État qui n'est ni compétent ni désintéressé. Pour un être encore incertain, fragile et vulnérable comme l'enfant, la liberté consiste à n'être dirigé dans la vie que par ceux qui l'aiment. Cela s'appelle politiquement la liberté de l'enseignement. La laïcité mieux comprise n'est-elle pas, au demeurant, la promesse de l'autonomie du spirituel à l'égard du pouvoir temporel et réciproquement : une défense de l'État contre les ingérences éventuelles de la religion certes (cléricalisme), mais aussi de la religion centre les ingérences éventuelles de l'État (étatisme) ? Un État n'est plus à proprement parler laïque dès qu'il empiète sur le spirituel, dès qu'il propose, sinon impose, « sa » philosophie, bref dès qu'il tient enseigne et école en professant le laïcisme. Le laïcisme d'État est contraire à la laïcité de l'État, au même titre que l'islamisme d'État dans certains pays théocratiques... Dans un État authentiquement laïque, chacun ne peut, au bout du compte, réclamer autre chose du pouvoir que les garanties nécessaires à l'exercice de son propre culte, qu'il soit de Dieu ou de l'homme. Survient alors la contradiction spécifique de ceux qui pen­saient ainsi échapper aux contradictions trop visibles d'un laïcisme primaire et dogmatique, par la redéfinition d'une laïcité dite « *ouverte* » ou « *positive* »*,* conciliable avec la (fausse) liberté religieuse. Car enfin : #### 2) LES LIBÉRAUX CONTRE LA LIBERTÉ De quel droit l'État empêchera-t-il un « bon sauvage » de pratiquer la polygamie, l'excision, la sorcellerie, voire l'anthropo­phagie ou l'homicide rituels, si toutes les religions se valent et qu'il n'a pas précisément à en préférer, ni en favoriser ni en brimer... au nom de la nouvelle laïcité ? 57:801 « *L'heure semblait venue de travailler avec d'autres à redéfi­nir le cadre institutionnel de la laïcité* »*,* déclarait Mgr Vilnet, président de la conférence épiscopale de France, dans son discours à l'Assemblée plénière des évêques en novembre 1987. Lors de la conférence épiscopale de 1988, son successeur, Mgr Decourtray, renchérissait en préconisant une « *redéfinition de la laïcité* » pour notamment la « *libérer des carcans hexago­naux qui l'enserrent* »*,* c'est-à-dire lever le « *soupçon anticlérical ou clérical* » qui pèse sur elle. En avril 1989 ; la Fédération protestante de France et la Ligue française de l'enseignement et de l'éducation permanente publiaient un dossier de réflexion, le premier du genre entre un organisme religieux et un organisme laïque, intitulé « *Vers un nouveau pacte laïque ?* »*.* Selon les deux partenaires, un tel pacte permettrait de répondre aux questions posées par la coexistence de différentes communautés en France « *Un des problèmes les plus urgents du pluralisme laïque aujourd'hui est l'accueil et l'intégration, au sein de notre pays, de nouvelles minorités culturelles et religieuses... Un nouveau pacte laïque apparaît nécessaire pour le tournant du 20^e^ et du 21^e^ siècle, tenant compte à la fois des changements intervenus depuis un siècle et de la présence de nouvelles minorités.* » Le même mois, *La Croix* organisait à Paris un colloque sur le thème « *Laïcité et débats d'aujourd'hui* »*.* Y participaient des représentants de ce que la classe médiatico-politique appelle aujourd'hui « *familles spirituelles* »*,* ainsi que des représentants du monde scolaire et politique. Citons notamment Roger Leray, ancien grand-maître du Grand Orient, le pasteur Stewart, prési­dent de la Fédération protestante de France, Mgr Vilnet, évêque de Lille, Mgr Plateau, président de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux, Yannick Simbron, secrétaire général de la Fédération de l'Éducation nationale (FEN), Alain Cérisola, président de l'Union nationale des Associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL), Pierre Joxe, minis­tre de l'Intérieur (et, à ce titre, chargé des cultes), Raymond Barre, etc. Le consensus apparent aussi bien qu'étonnant auquel don­nent lieu ces différentes interventions sur le thème d'une *nou­velle laïcité* peut se résumer par une déclaration (antérieure) de Mgr Etchegaray : 58:801 « *L'État neutre, c'est bien ; mais ce n'est pas encore l'idéal... Après l'État chrétien, dont la Déclaration conciliaire sonne le glas, après l'État athée qui en est l'exacte et aussi intolérable antithèse, l'État laïque, neutre, passif et inengagé, a été certes un progrès, mais il reste lui-même marqué d'un certain fixisme et révèle une conception étriquée de la fonction étatique. Ne risque-t-il pas de devenir puissance de frein, si sa tâche essen­tielle consiste à rogner les ailes des projets des parties prenantes de la nation pour aboutir à la grisaille d'un résidu ou du plus petit dénominateur commun ?* » (Intervention devant la Com­mission pour l'éducation de l'Assemblée nationale, texte repro­duit dans le n° 36 d'*Enseignement catholique -- documents,* page 33.) On comprend mieux pourquoi nos évêques n'ont pas vu, dans l'affaire des *tchadors,* péril en la demeure. La laïcité *active,* qu'ils préconisent avec d'autres, s'oppose à ce qui vient freiner l'expression légitime des diverses familles spirituelles qui compo­sent une société positivement et irréversiblement (selon eux) *pluriculturelle.* Air connu du droit à la différence, des richesses de la diversité, bref des avantages de la « polyculture »... La conception de l'État sous-jacente à la Déclaration conci­liaire (sur la liberté religieuse) suppose, à leurs yeux, qu'il garantisse le pluralisme, c'est-à-dire une diversité systématique et quasi obligatoire en matière de religions et de philosophies. Après l'État chrétien et l'État athée, également condamnables et scandaleux (!), après l'État laïque au sens ancien et passif du terme, voici l'État pluraliste d'une laïcité moderne et active « *Seul peut exister, finalement, un État qui essaye de faire vivre*, *dans une grande concertation nationale, un pluralisme véritable* »*,* explique le jésuite Henri Madelin, intervenant au colloque de *La Croix.* Mais la convivialité entre religions et cultures a tout de même ses limites que nous suggérions plus haut dans notre interrogation : qui décidera alors que le cannibalisme par exem­ple ou le prosélytisme et l'expansionnisme des uns est nuisible aux autres et qu'il faut lui « *rogner les ailes* »* ?* Quelle « *puis­sance de frein* »* ?* *-- *L'État bien sûr ! -- Mais de quel droit placez-vous l'État en position d'arbitre suprême entre les religions puisqu'il est soi-disant incompétent ou indifférent en religion ? « *Si laïcité il y a* s'illusionne le P. Gaston Pietri dans le bulletin du secrétariat de la conférence des évêques de France (*Documents Épiscopat* datés de janvier 1989 et intitulés « *Vers une expression nouvelle de la laïcité* »)*, elle désigne avant tout une règle du jeu : aucune* « *des familles de pensée, spirituelles, morales et religieuses* » *ne doit s'arroger une autorité sur l'ensemble.* » 59:801 Et pourtant si : celle qui fait profession d'indifférence reli­gieuse ou d'œcuménisme absolu ! Celle qui rêve d'une morale, voire d'une religion de l'homme, qui transcende les autres morales et les autres religions, qui les relativise toutes par rapport à elle. Celle qui rêve d'un catholicisme plus catholique (universel) que le catholicisme de Jésus-Christ et de l'Église. Celle qui incite ce dernier à renoncer à sa mission pour descen­dre dans le super-marché des religions, le parlement égalitaire des religions, pour placer Jésus-Christ dans le Panthéon moderne. J'ai nommé la religion nouvelle des droits de l'homme ou la *démocratie religieuse,* pour reprendre l'expression de Maurras. Car c'est bien d'une « *conversion* » à la démocratie, à la religion démocratique, qu'il s'agit, avec soit culte de la *volonté générale* qui est un culte de l'homme. Marcel Gauchet dans *Le désenchantement du monde* (Gallimard) explique ce phénomène à sa façon : « *Cette grande bataille* \[entre la foi et le laïcisme\] *se termine aujourd'hui faute de combattants : la cause est jugée. L'Église a perdu mais elle est toujours là. L'esprit moderne a triomphé, mais sans faire disparaître l'esprit de foi. Les combattants d'hier, du coup, sont à la recherche de leur identité : et l'histoire que tous ont vécue apparaît peu à peu sous un autre jour.* (*...*) « *Pourquoi exclure au demeurant un aggiornamento en règle des Églises exténuées de notre vieux monde qui les délierait de leurs vieux démons d'autorité, une conversion à l'âge démocrati­que qui leur rendrait souffle et force en leur permettant de refaire fond sur la connivence première entre l'esprit du christia­nisme et le destin occidental ?* » Le P. Pietri entend cette dernière question tout en se deman­dant pour l'Église si Gauchet ne confond *pas* « *conversion à l'âge démocratique* » et « *abandon plus ou moins direct d'une conviction capitale : celle de détenir, par Révélation de Dieu, un message sur la vérité ultime de l'homme* »*.* Mais il traduit tout de même pour sa part : « *Une chose est d'occuper dans la société une place centrale et d'user d'un pouvoir d'imposition, et autre chose de témoigner, en respectant le jeu d'un sain plura­lisme, de la vérité et de la pertinence sociale du message qui est pour l'Église sa raison d'être.* » Et d'ajouter : « *Il ne s'agit pas de se refuser au principe démocratique mais, au sein d'une démo­cratie pluraliste, d'être pleinement soi-même.* » 60:801 Impossible déontologiquement de rester soi-même quand, se donner à ce principe supérieur de la démocratie moderne, c'est reconnaître implicitement l'autorité d'une morale d'origine pure­ment humaine, prépotente, et dont l'État est le garant. Sous couvert de séparation, c'est une confusion du temporel et du spirituel contraire au christianisme, une sorte de théocratie à l'envers qui aboutit à soumettre le spirituel au temporel : « *Divus Caesar, imperator et summus pontifex.* » César se fait pape : « *Il faut rendre à César ce qui est à César... et tout est à César* »*,* selon le mot révélateur de Clemenceau. Se donner ainsi, c'est bien s'aliéner, c'est-à-dire se convertir à un principe (le césaro-papisme attribué à l'État) qui dépossède l'Église du pou­voir spirituel, pour n'être plus qu' « *interlocutrice et non régente* »*,* selon les mots de Mgr Vilnet. Là se situe la contradiction de ceux qui, évêques en tête, prônent ce « *catholicisme ouvert* » ou -- cela revient au même -- cette « *laïcité ouverte* » trop suspecte pour réunir à la fois francs-maçons et catholiques, communistes et catholiques, voire juifs et catholiques... Entrer dans cette laïcité, c'est bien entrer dans une certaine religion, une religion dissolvante et coagulante à la fois, comme l'explique Jean Madiran « *La religion nouvelle des droits de l'homme, à mesure qu'elle était de moins en moins contredite par un christianisme militant, devenait de plus en plus la référence morale indiscutée, commune à toutes les grandeurs d'établissement dans le monde entier. Elle ne supprimait pas les religions et idéologies anté­rieures, et c'est pourquoi je parle d'un Panthéon moderne, elle réussissait à les imprégner, à coloniser leur langage, à influencer leur comportement. La sorte d'unité du monde connu, toujours imparfaite, et trébuchante, mais profondément réelle, que l'Église avait établie au Moyen Age, la religion nouvelle, ardemment animée par le judaïsme contemporain, est en train de l'établir à son tour, à sa manière, aujourd'hui. Le malheur, c'est qu'une religion qui n'est pas vraie est une religion de mort.* » (ITINÉRAIRES de septembre-octobre 1989.) Mendier ou discuter sa place dans le monopole étatique du Panthéon démocratique et laïque, comme le font aujourd'hui les évêques, c'est offenser Notre-Seigneur, sacrifier en quelque sorte aux idoles bien maquillées et abstraites du temps présent -- qui ont nom Liberté, Égalité, Fraternité, Volonté générale, Souverai­neté du Peuple... --, entrer dans leur temple et leur offrir l'encens. 61:801 Les païens classiques comme les modernes laïques étaient aussi libéraux. « *Ils ont beaucoup voulu s'arranger avec l'Église,* note Louis Veuillot dans *L'illusion libérale. Ils ne lui deman­daient que d'avilir un peu son Christ et de le faire descendre au rang de particulier divin. Alors, le culte aurait été libre ; Jésus aurait eu des temples comme Orphée et comme Esculape, et les païens eux-mêmes, reconnaissant sa philosophie supérieure, l'au­raient adoré.* » Les nouveaux laïcs, comme les anciens païens, n'empêchent pas de croire en Jésus-Christ mais à la condition d'y croire seulement comme à une opinion, subjective, aussi respectable et aussi contestable que les opinions différentes ou contraires. A condition de transférer au principe démocratique la foi autrefois appliquée au dogme chrétien implicitement déchu. « *Du côté de l'Église, l'important est d'admettre que la liberté religieuse fait corps avec l'esprit démocratique et la conception des libertés qui le caractérise,* écrit le P Pietri, qui demande par ailleurs aux « *représentants de la tradition laïque* » de bien vouloir « *cesser d'identifier la religion, et notamment le catholicisme, à un rigide dogmatisme* » (*sic*)*.* C'est la condition paradoxalement dogmatique du plura­lisme, à laquelle se plie aujourd'hui l'épiscopat, ne conservant publiquement du catholicisme que ce qu'en tolère l'anti-dogmatisme laïque. J'exagère ? Je cite Mgr Gaillot, l'évêque d'Évreux : « *L'Évangile n'est qu'une parole parmi d'autres. Une parole contestable* (sic) *et nous ne devons pas chercher à l'imposer.* » Je prends le mauvais exemple ? Je cite Mgr Panafieu, archevêque d'Aix-en-Provence et président de la Commission épiscopale du monde scolaire et universitaire, réputé plus modéré : « *L'éducateur chrétien n'est pas un croisé.* » Et le cardinal Lustiger : « *La richesse de notre culture française, c'est que si Voltaire continue de dire :* « *Écrasons l'infâme !* »*, nous puissions proclamer avec force la devise de Jeanne d'Arc* « *Dieu premier servi !* »*.* » « *Il y a 2.000 ans,* observe pour sa part Chesterton dans *L'homme éternel, on avait déjà entrepris sur les rivages de la Méditerranée l'édification d'une sorte de Panthéon. Les chrétiens étaient cordialement invités à y faire entrer une statue de Jésus qui aurait côtoyé celle de Jupiter, de Mithra, d'Osiris, d'Attis ou d'Ammon. Le refus des chrétiens est le pivot de l'histoire...* 62:801 *Nul ne peut comprendre le mystère de l'Église, nul n'est au diapason de la foi des premiers âges, qui ne mesure que le monde fut alors bien près de périr dans la fraternisation et la compréhen­sion mutuelle de toutes les religions...* » Des paroles qui inquiètent légitimement si l'on pense à aujourd'hui et si l'on relit celles de Veuillot qui semblent déjà loin, trop loin : « *Comme Satan proposait jadis l'absorption, dans le même but, par des moyens analogues, par les mêmes organes ennemis et trompeurs, tantôt menaçant, tantôt séduisant, il propose maintenant la séparation. Il disait aux premiers chrétiens : abdi­quez la liberté, entrez dans l'empire. Il nous dit aujourd'hui* \[c'était hier\] : *sortez de l'empire, entrez dans la liberté. Jadis une union qui eût avili l'Église ; aujourd'hui, une séparation qui avilirait la société. Ni cette union ne convenait alors, parce qu'elle eût été l'absorption, ni cette séparation ne serait bonne aujourd'hui, parce qu'elle serait la répudiation. L'Église ne répu­die pas la société humaine et ne veut pas en être répudiée. Elle n'a pas abaissé sa dignité, elle n'abdiquera pas son droit, c'est-à-dire, au fond, sa liberté royale. Il est de l'intérêt de l'Adversaire, non de l'intérêt de l'Église et de la société chrétienne, d'ôter la croix à la couronne et d'ôter la couronne à la croix.* » Abandonner l' « empire » au laïcisme, doter Marianne de son bonnet phrygien, c'était lui concéder une nouvelle confession. Car il n'y a pas, à proprement parler, d'État a-confessionnel. Il y a les États chrétiens qui distinguent le temporel du spirituel (pour mieux les unir) et les autres qui mélangent les deux ordres : -- soit en une théocratie classique, soumettant le temporel au spirituel comme dans les pays islamiques, -- soit en une théocratie nouvelle, soumettant le spirituel au temporel comme dans les pays laïques. C'est toujours (vraie) religion contre (fausse) religion pour le meilleur ou le pire de la vie publique. On est ou on n'est pas « *Est est, non non.* » Pas de compromis, pas de juste milieu. La laïcité ouverte est un leurre, même comme moyen soi-disant de défense de la vraie religion. C'est un piège de guerre, monté exprès pour qu'on y tombe. Le catholicisme « ouvert » devra cesser d'être libéral ou d'être catholique. Car on ne peut nier indéfiniment le « principe d'identité chrétienne » : *Qui n'est pas pour moi est contre moi* » (Matt. XII, 30). Jésus-Christ ne nous a pas donné la consigne d'être neutre (dans la société civile et politique) ou tout du moins assez caméléon pour vivre en paix avec tout le monde : « *N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive* » (Matt. X, 34). 63:801 Entre fausses religions -- qu'elles pratiquent le culte de l'homme ou le culte de faux dieux -- et la vraie religion, c'est un tournoi à outrance dont l'enjeu est le sort de l'homme. Dans ce combat, l'Église a depuis longtemps délivré sa doctrine sociale et ses lois, chevaleresques il s'entend, mais lois de guerre tout de même. Dont l'État responsable et soucieux du bien commun ne peut ignorer la valeur. Ainsi la vraie liberté religieuse consiste en ce que personne ne soit empêché et qu'aucun adulte ne soit contraint de prati­quer la vraie religion. Et non en ce que nul ne soit empêché de pratiquer n'importe quelle religion, fût-elle homicide, ensorce­lante, anthropophage, suicidaire, vampirique, etc. Raisonnablement, une mère qui laisse dissimuler le visage de son enfant, ou qui laisse faire sur lui une excision rituelle, ou encore qui le laisse sacrifier à un Moloch quelconque, n'est pas libre. Elle est esclave de sa fausse religion. Idem pour celle qui se fait avorter en invoquant son droit « sacré » à disposer de son corps, au nom de la libération de la femme et donc de la fausse religion des droits de l'homme. La loi de l'homme et du monde ne dépend visiblement pas de l'homme seul, résumait Maurras. Il existe une loi naturelle, une vérité, une morale, un droit naturels, objectifs, universels et permanents, bref un bien commun naturel du genre humain -- le Décalogue -- contre lequel se heurtent, raisonnablement, aussi bien le laïcisme de stricte observance que la laïcité ouverte. Il existe une incarnation plus ou moins parfaite (ou impar­faite) de ce bien commun à travers les civilisations, les nations et leurs traditions, contre laquelle se heurte, naturellement, la « polyculture » du laïcisme. Qui se dégrade toujours dans l'étio­lement ou dans l'affrontement d'un bouillon de culture. « *Oui à la diversité, ce sont les couleurs de la vie, nous avons soif d'elles, nous n'imaginons pas la vie sans elles,* écrit Soljénitsyne dans *Les pluralistes. Mais si la diversité devient principe suprême, on ne peut plus parler de valeurs univer­selles.* » Or : « *Sans fondements universels, il n'est pas de morale possible. Le pluralisme en tant que principe se dégrade en indifférence, perd toute profondeur et se dilue dans le relati­visme, dans le non-sens, dans le pluralisme des errements et des mensonges.* » S'il y a plusieurs demeures dans la Maison du Père, il n'y a qu'une seule Maison... 64:801 Les adeptes d'autres civilisations que la civilisation chrétienne où ils demeurent ne sauraient faire prévaloir publiquement leurs habitudes culturelles et cultuelles dans la maison. La France, par exemple, n'est pas un terrain vague où chaque culture pourrait venir camper et se frotter les unes aux autres sans souci du propriétaire et des us et coutumes en vigueur. L'hospitalité (a fortiori politique) a ses lois et ses limites notamment dans la durée comme dans le nombre et le comportement des « hôtes ». L'accueil dans ce domaine suit l'être, comme on le dit de l'agir en philosophie. A quoi sert de gagner le « divers » si l'on en vient à perdre l'âme ? C'est affaire de prudence. Il n'était pas plus injuste, en tout cas, de limiter en France le port du voile à l'école que de faire maigre le vendredi dans les cantines ou d'imposer le dimanche comme jour du repos. Par des lois conséquentes et notamment un contrôle idoine de l'immigration, la tâche du politique est de garantir l'être et limité de la nation, son identité, confirmer, maintenir et développer l'héritage natio­nal, contre les risques d'une décomposition à l'intérieur. Enfin, il existe une religion, révélée par Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, la seule à respecter totalement et à parfaire le bien commun naturel du genre humain, contre laquelle se heurte, naturellement et surnaturellement, l'œcuménisme du laïcisme qui prétend traiter à égalité toutes les religions, s'érigeant lui-même en Église ou en religion supérieure. Il existe une alliance du christianisme et du temporel qui s'appelle la chré­tienté devant laquelle les autres civilisations ne peuvent que s'incliner... En résumé, il existe une vérité naturelle et une vérité surna­turelle, non contradictoires, qui, émancipant bon gré mal gré l'homme de lui-même -- de ses erreurs, de ses passions et de ses idoles qui sont la conséquence du péché originel -- et non de Dieu, le libère véritablement. « *Veritas liberavit vos !* » Puisse ce qu'on a nommé « l'affaire des tchadors », avec ses implications évidentes, lever le voile idéologique qui prive tous les laïcistes des lumières de cette vérité... Rémi Fontaine. 65:801 ### L'islam au Liban par Annie Laurent LES DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS de la crise libanaise, no­tamment la conférence des députés à Taëf (Arabie séoudite) où, pendant trois semaines d'octobre, l'on a débattu des réformes du système politique, ont remis en exergue la dimension interne du conflit. Au cours des discussions, les musulmans libanais, appuyés par la Syrie, ont ressorti leurs vieilles revendications : l'appli­cation de la « démocratie du nombre » et la « déconfession­nalisation politique ». Deux exigences auxquelles leurs conci­toyens chrétiens s'opposent farouchement, bravant de la sorte les accusations de « conservatisme » qui leur sont lancées un peu partout. Les maronites « minoritaires » s'accrochent à des « privilèges » désuets au mépris des droits des musulmans « majoritaires » et « déshérités », lit-on en effet depuis quinze ans sous la plume des bien-pensants de toute la planète. 66:801 On ne soulignera jamais assez le mal que l'usage de ces mots a fait et continue de faire à la cause du Liban, victime aussi de ce que l'on pourrait appeler « terrorisme intellectuel ». Car cette thèse, non contente de désinformer l'opinion, inspire les gouvernements et autres chancelleries qui y puisent un argu­ment commode pour justifier leur inertie. Ainsi, lors d'une réunion récente des ambassadeurs accré­dités à Damas, le représentant des États-Unis, Edward Djé­redjian, déclarait en substance devant ses collègues : les chré­tiens sont devenus minoritaires ; ils doivent donc abandonner une large partie de leurs prérogatives afin de permettre l'instauration d'un nouvel équilibre et la pacification du Liban. Le diplomate étayait sa sentence en évoquant des « études récentes » (non référencées) selon lesquelles les musulmans constitueraient aujourd'hui 70 à 80 % de la population au pays du Cèdre. Ce disant, mais sans doute pour se conformer aux directives venues de Washington, l'ambassadeur témoignait d'une ignorance profonde des réali­tés libanaises. Passe encore pour un Américain, -- Djéredjian a pourtant des racines arméniennes -- qui n'est pas a priori censé posséder comme les Français la science intime des choses libanaises. Mais c'est un haut responsable de l'Élysée qui nous tenait en ce début d'automne de semblables propos. A première ouïe, les souhaits du chiite Nabih Berri, également claironnés par le druze Walid Joumblatt, sont dé­fendables. La démocratie moderne, à l'occidentale, doit son épanouissement au respect de deux principes : le gouverne­ment par la majorité d'un État déconfessionnalisé. Cepen­dant, vouloir appliquer ce schéma au Liban c'est méconnaître les réalités locales. L'apparence est trompeuse. C'est pourquoi, avant de juger, de condamner, il faut instruire, il faut connaî­tre. En l'occurrence, il importe de savoir que pour l'Occiden­tal et pour l'Oriental ces options n'enrobent pas le même contenu. Démocratiques, légitimes, naturelles, modernes, pour le citoyen européen ou américain, ces exigences sont, pour le chrétien de Beyrouth, piégées. Les leur imposer équivaut à les inviter au suicide. On va le comprendre. 67:801 Il convient donc avant tout de donner aux mots une définition juste et adaptée. C'est ici que l'analyste manque parfois à son devoir élémentaire qui est d'expliquer avec clarté. Une telle démarche ne répond à aucun autre souci que le respect du lecteur. Malheureusement, de nos jours, croyant se mettre à la portée du non-initié, le spécialiste a une trop grande propension à simplifier les données d'un problème. De la sorte, il néglige le fait que la généralisation hâtive n'offre pas forcément la clé du savoir. Au contraire, son usage excessif entretient la confusion, maintient l'esprit curieux dans l'obscurité. Il ne sert à rien de vouloir simplifier un problème complexe tel que celui du Liban. Mieux vaut, à notre sens, le clarifier pour le rendre intelligible. Nous allons nous y efforcer en ce qui concerne les réformes envisagées. La première idée postule donc que les chrétiens étant devenus minoritaires, ils doivent accepter un « rééquilibrage » du pouvoir en faveur des musulmans. Ici, avant toute argumentation au fond, une observation liminaire s'impose. Absolument rien n'indique que la popula­tion chrétienne est devenue minoritaire. Les chrétiens repré­sentent peut-être maintenant moins de 50 % des quelque trois millions d'habitants -- par suite d'un déclin de la natalité et de l'exode qui les frappe plus que les musulmans -- mais la majorité des résidents outremer, surtout les émigrés de fraîche date, possèdent leur passeport libanais, vont et viennent, contribuent à la vie économique de leur pays ; sans eux le Liban se serait depuis longtemps effondré ; ils devront pou­voir participer à de futures élections au même titre que leurs compatriotes restés sur place. En vertu de quel principe devraient-ils être exclus d'un éventuel recensement ? Or au moins 80 % des 6 ou 7 millions de Libanais de la diaspora sont de confession chrétienne. On oublie trop aisément que s'ils s'expatrient ce n'est pas par désamour de leur terre natale 68:801 mais le plus souvent pour fuir la terreur, les massacres ou les bombardements, pour échapper au statut humiliant de « réfu­giés » dans leur propre patrie. Faut-il donc punir les victimes et récompenser les bourreaux au nom d'une soi-disant jus­tice ? Que diraient les Français émigrés si on les privait de leur droit de vote ? Cela dit, puisque le cheikh Mohamed Mehdi Chamsed­dine, vice-président du Conseil supérieur chiite, a su convain­cre ses interlocuteurs étrangers du bien-fondé de ses chiffres, on ne saurait écarter l'examen de la théorie qu'il a habilement baptisée « démocratie du nombre ». Qu'est-ce que le « nombre » ainsi prôné ? Il faut d'abord rappeler qu'en Orient les concepts de majorité et de minorité n'ont pas la même signification qu'en Occident. A Londres comme à Paris, il est normal que la direction de l'État incombe au parti politique ayant recueilli le plus grand nombre de suffrages de l'électorat. Le pouvoir est ainsi exercé par un groupe d'hommes soumis à la censure du peuple qui, périodiquement, peut décider de confier la gestion de la chose publique à une autre majorité sur un programme radicalement différent. C'est l'alternance. Mais au Proche-Orient, majorité et minorité s'entendent au sens confessionnel, étant donné que l'État et la société ne sont pas laïcisés. Dès lors, donner le pouvoir à l'islam sous prétexte qu'il est majoritaire reviendrait à imposer aux non-musulmans la loi coranique qui réserve aux « gens du Livre » (chrétiens et juifs) le statut discriminatoire de dhimmi (« pro­tégé » de l'islam), comme c'est le cas dans les autres pays de la Ligue arabe, notamment l'Égypte. Sans parler de leur incapacité à participer au pouvoir politique ([^20]), les coptes égyptiens (environ 7 millions) n'ont même pas le droit d'ensei­gner leur propre langue. 69:801 Quant à la liberté du culte, bien que « garantie » par la Constitution, elle souffre de mille et une entraves quotidiennes rendant sa jouissance de plus en plus périlleuse et aléatoire. La Syrie, qui soutient officiellement la thèse de la décon­fessionnalisation politique, est particulièrement mal placée pour le faire car, derrière un visage laïque, elle perpétue chez elle le système confessionnel qu'elle prétend vouloir abolir au Liban. Le pouvoir syrien est tout entier monopolisé par les alaouites -- secte issue du chiisme représentant 10 à 12 % de la population --, n'octroyant aux musulmans et aux chré­tiens que des fonctions honorifiques ou de façade, favorisant outrageusement le développement de leur berceau (Lattaquié et alentours) au mépris des autres régions. Tellement inquiets pour l'avenir de leurs enfants, les chrétiens de Syrie, qui n'ont plus comme jadis le recours de partir pour le Liban, s'expa­trient massivement en Amérique. Mais appuyer les revendications musulmanes au Liban permet à Hafez El-Assad de légitimer son pouvoir aux yeux de la majorité sunnite ; il lui sert aussi à obtenir des subsides vitaux de la part des riches monarchies arabes (et sunnites), Arabie séoudite en tête. Le « document d'entente nationale » élaboré à Taëf illustre parfaitement cette tactique. Au sein de l'islam libanais, seuls les sunnites ont vu leurs prérogatives accrues, au détriment des chiites et des druzes qui s'en trouvent fort marris et s'emploieront à empêcher la mise en œuvre de ces réformes. Ils jouiront d'ailleurs pour ce faire de la bénédiction tacite d'une Syrie qui, au fond, n'a aucune envie ni aucun intérêt à voir renforcé le pouvoir sunnite à Beyrouth. Rappelons ici que de tous les textes de réformes préparés depuis le début de la guerre au Liban pas un n'a été appliqué, l'essentiel pour Damas n'étant pas la recherche du bien-être de ses alliés libanais mais la consolidation de sa domination sur le pays voisin. Pour citer un dernier exemple régional, notons que l'État d'Israël est tellement conscient du risque d'islamisation qu'il limite la pratique démocratique à ses seuls citoyens juifs. 70:801 Et si un jour les musulmans israéliens devenaient majoritaires, comme l'évolution démographique le laisse entrevoir, surtout si l'État hébreu annexait la Cisjordanie et Gaza, l'Occident demandera-t-il au gouvernement juif de Tel-Aviv de céder le pouvoir à l'islam ? On a du mal à imaginer une telle démarche. Alors pourquoi exiger aujourd'hui des chrétiens libanais ce que l'on ne songera jamais à obtenir des juifs d'Israël et que l'on ne songe pas plus à obtenir des alaouites de Syrie ? Ce serait d'autant plus injuste qu'à la différence de ces deux derniers les chrétiens au Liban n'ont jamais exclu les musulmans de la décision politique. Comme le rappelait récemment l'ancien président Charles Hélou, « depuis près de 50 ans, sous l'égide de notre Constitution, il n'y a pas eu au Liban un seul décret qui n'ait été soumis à l'approbation et à la signature du président du Conseil des ministres (sunnite). Il n'y a pas eu une seule loi promulguée sans qu'elle ait été au préalable étudiée, discutée, amendée, approuvée par le prési­dent du Conseil et défendue par lui à la Chambre des députés. Il n'y a pas eu un seul décret-loi qui n'ait porté sa signature ». \*\*\* Ces remarques mettent en évidence les dangers inhérents à la deuxième idée, la « déconfessionnalisation politique ». Au Liban, si l'État seul était déconfessionnalisé, c'est-à-dire si les principaux postes cessaient d'être attribués en fonction de l'appartenance communautaire, il suffirait un jour d'une majorité parlementaire ou d'une décision gouvernemen­tale -- comme c'est le cas dans le Soudan actuel -- pour que la charia (la loi islamique) soit appliquée aussi aux chrétiens. En fonction de quoi ces derniers seraient non seulement exclus de toute participation à la décision politique mais aussi contraints de vivre selon les préceptes de Mahomet. Adieu alors liberté individuelle, droits de l'homme, pluralisme, tous concepts inconnus en islam. Un exemple très simple permet­tra de saisir la portée de cette affirmation. 71:801 Au cours d'une réception offerte à Beyrouth-Ouest le 13 novembre en l'hon­neur du corps diplomatique par le nouveau président de la République René Moawad (chrétien maronite), son premier ministre Sélim Hoss (musulman sunnite) et le président du parlement Hussein Husseini (musulman chiite), on ne laissa pas aux invités -- non-musulmans pour la plupart -- la liberté de choisir entre plusieurs types de boissons, alcoolisées ou non ; on imposa à tous un verre de jus d'orange. Ce qui inspira à un des diplomates présents cette réflexion : l'islam exige un comportement préétabli non seulement de ses adeptes mais aussi des autres, tandis que le christianisme laisse à chacun la liberté de vivre dans l'austérité ou la licence, selon sa conscience. Cette différence est fondamen­tale ; elle est à la base du malentendu qui affecte tout dialogue islamo-chrétien. Inutile de préciser en outre que, sous un régime islamique, l'alternance n'a évidemment pas sa place. L'idéal serait alors d'opter pour la laïcité complète telle qu'on la pratique -- encore tant bien que mal -- en France où elle a vu le jour. Les chrétiens, les juifs, les athées et tous les groupes minoritaires vivant au Liban seraient ainsi à l'abri de tout danger d'islamisation ? Ne nous leurrons pas toutefois : l'option laïque en Orient relève du domaine de l'utopie, aujourd'hui plus que jamais car le monde entier se confessionnalise. Souvent présentée comme une conquête de la modernité, la laïcité occidentale (et l'athéisme communiste) est désormais menacée dans sa survie. Voici pourquoi. La laïcité a pu germer en Europe parce que semée dans une terre chrétienne apte à la recevoir, conformément à la doctrine élaborée par Jésus lui-même lorsqu'il priait ses disciples de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ainsi façonné, l'esprit européen eut pendant longtemps du mal à saisir la confusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, inhérente à la religion mahométane. Il oubliait même que sa laïcité était d'origine religieuse, chrétienne précisément. 72:801 L'émergence du phénomène musulman au sein de sa propre société devrait lui faire prendre conscience de cette réalité à laquelle il n'est manifestement pas préparé, mais qu'il lui faudra un jour affronter comme les chrétiens d'Orient. Les débats sur le « foulard islamique » à l'école, sur la construction de mos­quées, ne sont que les prémices de prochains graves défis confessionnels qui auront au moins un mérite pédagogique. \*\*\* On le voit, la « démocratie du nombre » et la « déconfes­sionnalisation politique », proposées par les musulmans comme panacée à la crise libanaise, ne seraient pas l'applica­tion du choix politique d'une majorité de Libanais nonobs­tant leur religion, mais entraîneraient au contraire l'expression hégémonique d'une communauté sur les autres. Et sur toutes les autres d'ailleurs. Car les musulmans libanais sont eux-mêmes profondément divisés sur la question du pouvoir. En effet, si les sunnites aspirent à l'extension de la loi coranique au Liban, comme l'exige le dogme islamique, ils n'accepteraient pas une république chiite à l'iranienne. Au début de la guerre, les sunnites formaient le fer de lance de la lutte pour la « déconfessionnalisation politique ». Effrayés par l'émergence sociale et politique de la communauté chiite susceptible d'ébranler le rôle prééminent qui était le leur sur l'ensemble de l'islam libanais, les sunnites sont aujourd'hui tacitement solidaires des chrétiens. Si bien qu'à Taëf pas un député sunnite -- et pas un diplomate arabe (sunnite) -- n'a remis en cause le choix du président de la République au sein de la communauté maronite. Quant aux druzes, s'ils récla­ment eux aussi à cor et à cri la déconfessionnalisation politique c'est par pure tactique. Il suffit de décoder les discours de Joumblatt pour comprendre que, plus que qui­conque, il désire la laïcisation intégrale. 73:801 Considérés comme hérétiques par l'islam sunnite, les druzes, redoutant le traite­ment plus défavorable que celui réservé aux chrétiens qui leur serait appliqué par un régime islamique, ont besoin d'un système protégeant leur particularisme et leur situation d'ultra-minoritaires. Il serait erroné de vouloir résoudre la crise libanaise sur une base démographique. Une telle solution serait périodique­ment remise en cause par les inévitables fluctuations dans ce domaine. Tour à tour, chaque communauté se sentirait frustrée, lésée, injustement traitée. Le Liban est et doit demeurer une patrie-refuge pour tous les groupes opprimés ailleurs en Orient. Pour lui conserver cette vocation, il faut imaginer un système assurant la participation au pouvoir de toutes les communautés, respectant leurs différences et garantissant leur liberté de culte et de mode de vie. Eu égard à l'évolution actuelle de la conjoncture internationale, ce nouveau système ne pourra être bâti que sur des fondations confessionnelles. Aménagé avec intelligence, le confessionnalisme n'apparaîtra plus comme une tare mais comme une richesse ; il servira de modèle à l'organisation des relations futures des groupes ethniques ou religieux coexistant dans les autres pays du monde. Annie Laurent. 74:801 ### Coup d'œil sur 1989 par Georges Laffly *L'été dernier, dans la revue* National interest (*revue américaine qu'on dit conservatrice*)*, Francis Fukuyama annonçait* « *la fin de l'histoire* »*. Il n'est pas le premier. Sa thèse : nous voyons mourir le marxisme-léninisme ; le défi fasciste a été éliminé en 45 ; la religion et le nationalisme n'ont pas une vitalité du même ordre ; le triomphe de la démocratie est donc assuré. Nous n'avons à craindre que l'ennui des musées et de l'érudition. Ce Fukuyama, présenté comme* « *chercheur* » *de la Rand Corporation, et conseiller du Département d'État, est un homme dont l'avis compte.* 75:801 INUTILE de dire qu'il a ravi. Puis on s'est repris, en France au moins, en pensant aux événements de l'Est. Peut-on dire que l'histoire est finie quand surviennent tant de faits si importants et si imprévus ? Cette objection est facile à réfuter. Les pays de l'Est se libérant du communisme ([^21]) vérifient justement la mort de la révolution marxiste. Ils achèvent le tableau, confir­ment l'optimisme de la thèse. Cet optimisme est une pente irrésistible de la pensée démocratique (progressiste). La droite redoute toujours qu'il arrive quelque chose. La gauche est sûre qu'il n'arrivera rien. Elle est rationnelle. Elle calcule, ce qui d'ailleurs la rend incapable de prévoir, de pressentir, les *surgissements* de l'histoire. Elle attend bien la Révolu­tion, mais cette nouveauté doit venir d'elle, elle en sera la première avertie. Et la gauche voit en cette Révolution (*la lutte finale*) un événement heureux, un avènement, un couronnement. Le contraire d'une catastrophe. Il est contraire à l'esprit de gauche de concevoir des catas­trophes. Avant 1914 (Jaurès), elle niait qu'une guerre fût possible au XX^e^ siècle. En 1932, elle estimait (Blum) qu'Hitler était écarté « de l'espérance même du pou­voir ». Aujourd'hui, elle nous affirme (l'État, la presse) qu'il n'y a plus de conflit possible. C'est ce qui fait son succès. Les petits cochons n'aiment pas penser au grand méchant loup. \*\*\* 76:801 Bien avant Fukuyama, et cela explique l'écho flatteur qu'il a reçu, nos dirigeants appliquaient cette doctrine. Je précise : nos dirigeants politiques et médiatiques, car le pays est soumis aux deux. Depuis la réélection de Mitterrand, la classe informante, en France, est satis­faite. Elle peut vivre en harmonie avec les politiques, qui sont de sa famille. Tandis qu'il y avait frottement et conflit sous le gouvernement de Chirac. L'image donnée alors de l'actualité était effrayante. Elle indiquait nette­ment qu'il fallait sortir de là. Cette image est redevenue bonne, *tranquillisante*. Il est tout simple que l'harmonie se communique de proche en proche à toute la terre. Déjà, au début de 1989, Alain Peyrefitte et Georges Suffert, dans le *Figaro,* avaient résumé l'année précé­dente par la formule : progrès de la démocratie. Ils citaient l'URSS, le Chili (il était bien utile, celui-là), de bons signes en Afrique du Sud. Nous nous sommes installés dans cette euphorie. Il n'arrivera plus rien que d'heureux. Tout doit s'arranger, tout doit se négocier. S'il y a encore des éruptions, qui d'ailleurs viennent heureusement satisfaire notre goût du sensationnel, ces éruptions vont dans le bon sens. Exem­ple : la Roumanie. A la rigueur, on peut supposer des exceptions, comme en Chine où, indéniablement, la démocratie a subi un échec. C'est la preuve que survit un esprit *archaïque.* On l'a répété à Deng : tirer dans une foule démocratique, c'est dépassé. En même temps on nous expliquait la vraie cause de cette aberration, qui est l'âge des dirigeants. Ce sont des vieillards, ils ne vivent pas avec leur temps. Le jeu auquel nous sommes conviés, c'est : faisons comme si l'âge d'or était là (il est si facile de donner un coup de pouce à la réalité). Quels sont les traits de l'âge d'or ? Eh bien : l'abondance -- et jamais nos pays n'en ont connu une semblable. 77:801 L'innocence, également : nous faisons donc semblant d'être étrangers au péché, baignés dans une candeur paradisiaque, en pratiquant la nudité, la liberté sexuelle. Nous sommes parfaits, si bien qu'il n'y a nul besoin d'éduquer ou de corriger. La seule difficulté, c'est de savoir si l'on peut reprocher quoi que ce soit, même au détrousseur de vieille dame, à l'étran­gleur. Est-ce encore licite ? on se le demande. L'âge d'or, bien sûr, c'est la paix : et il est clair qu'il n'y a plus de fauves, aucun danger ne vient de la nature, on se promène dans les parcs entre les tigres et les éléphants, encore une ressemblance avec le paradis ; quant aux autres hommes, la règle c'est : plus de frontières, per­sonne n'est étranger. Un dernier trait : la jeunesse. Elle triomphe, son culte triomphe. Et les vieux se déguisent en jeunes. On leur serine d'ailleurs qu'ils ont reculé les limites de l'âge. Il n'y a plus de vieillards qu'en Chine. Cette illusion est évidemment contredite à chaque instant par la réalité qui ne sait pas, elle, que nous sommes *arrivés.* ([^22]) Mais la réalité, c'est : a\) Ce que nous vivons, nous voyons. Qui peut être un cas particulier, ne répondant pas à l'expérience géné­rale. Ce peut être aussi une réalité déformée par un esprit rétrograde et râleur, donc non probante. b\) L'ensemble des informations reçues par l'intermé­diaire des journaux, des radios, des télés. Or ces médias atténuent ou suppriment tous les signes contraires à l'illusion. S'ils ne peuvent les escamoter, ils les montrent comme exceptions, *survivances* insupportables. 78:801 L'écran de télé, en particulier, offre à nos regards des décors plus truqués que les villages de Potemkine, en nous les donnant comme actualités. \*\*\* Grâce à ce jeu, l'État universel tend à se former pour le bonheur de nos dirigeants. Mitterrand, dans ses vœux de nouvel an, se réjouit de diluer la France jusque dans la steppe. Les vieilles flammes qui ont animé tant de cœurs (la foi en Dieu, la fierté de faire partie d'un peuple) n'ont plus assez de force, dit Fukuyama, pour mettre en danger la démocratie. Cependant, voici un petit tableau de ce qu'on a pu apprendre en 1989. Il est certainement incomplet. Les Palestiniens ne supportent pas les Israéliens : la guerre des pierres continue. Le Liban est toujours labouré par la guerre, qui vise à éliminer les chrétiens (c'est le nouveau flux de l'islam vers l'Occident et le Nord). Au début de l'année, les étudiants chinois (dans quelques mois ils seront les héros de la démocratie) sont si hostiles aux étudiants noirs qu'ils les font expulser. En février, pour protester contre « les Versets satani­ques » (œuvre d'un Indou installé en Grande-Bretagne ; il vise au scandale en tournant Mahomet en dérision), grandes manifestations musulmanes, à New York, à Copenhague. A Paris, ils sont quinze mille de Barbès à République. A Londres, en mai, pour la même cause, ils seront trente mille. Ils demandent des lois contre le blasphème. En avril, à Nouakchott, les Mauritaniens massacrent les Sénégalais. La semaine suivante, à Dakar, les Séné­galais massacrent les Mauritaniens. Les choses vont si bien qu'un pont aérien est créé entre les deux pays pour rapatrier chacun chez soi. 79:801 En mai, on signale au Soudan des affrontements entre les tribus arabes et des Noirs, les Fours ; on signale 453 morts. En juin, le chef du P.C. bulgare, Jivkov, déclare que son pays n'a que faire des 900.0000 Turcs qui y sont installés. Et il commence à les expulser. A Pékin, depuis le mois de mai, les étudiants occu­pent la place Tien An Men. L'armée tire. On parle de 1.400 morts. La veillée précédant les funérailles de Khomeiny est suivie avec une telle passion qu'elle fait 8 morts et 500 blessés. « L'Ouzbékistan aux Ouzbeks », « Étranglons Turcs et Russes », « Vive le drapeau islamique », tels sont les slogans à succès dans cette république soviétique. Les troubles y font des dizaines de morts. Autres troubles au Kazakhstan. Et la tension ne cesse pas entre Géorgiens et Abkhazes, comme entre Arméniens et Azerbaïdjanais musulmans. Dans tous ces cas, la presse française insiste sur le nationalisme, assimilé à un besoin d'autonomie bien naturel pour des régions soumises au centralisme soviétique. Il y a du vrai. Mais on occulte la tension religieuse entre chrétiens et musulmans. On n'en parle jamais. Le 28 juin, à Kosovo, pour le 600^e^ anniversaire de la bataille où les chrétiens furent défaits par les Turcs, immense manifestation de Serbes qui se sentent menacés par les musulmans du Monténégro et d'Albanie. Pendant tout ce temps, l'insurrection tamoule à Cey­lan, la lutte entre catholiques et protestants à Belfast (entre Irlandais et Britanniques, si l'on préfère), les luttes tribales en Erythrée et en Somalie continuent d'aller bon train. 80:801 A partir de l'été, l'attention va être attirée par les pays baltes, qui n'acceptent toujours pas l'occupation soviétique subie depuis 1939 (pacte Molotov-Ribbentrop). Puis c'est le grand mouvement de sécession de la Pologne, de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de l'Allemagne de l'Est, de la Roumanie. Tous ces pays rejettent le communisme et la vassalité envers Moscou. Présentation officielle de la chose, en France : ils rejet­tent Staline et Brejnev (considérés comme des accidents du système). Dans un registre beaucoup moins sanglant -- mais où ai-je lu que chaque semaine un Blanc est lynché à Harlem -- il faut noter, à l'automne, l'élection du maire de New York. Deux candidats : M. Dikkins (démo­crate), M. Giuliani (républicain). Voilà la présentation *convenable* de l'affaire. En fait, et assez curieusement, tant il s'agit d'un sujet défendu, notre presse, de *Paris-Match* au *Monde* décrit la tension raciale de la ville, beaucoup plus aiguë qu'il y a vingt ans paraît-il, et évalue les chances des candidats en fonction de leur naissance, et de la composition de la population (Noirs, Juifs, Porto-Ricains, Italiens, Irlandais, Chinois, etc..). Dikkins est noir, il représente la communauté la plus nombreuse. Giuliani, comme son nom l'indique, est Italien d'origine. La majorité des votes juifs (traditionnel­lement démocrates) n'ira pas vers lui. Voilà, quoi qu'on dise, une décision électorale où les critères raciaux domi­nent. Giuliani est intègre et compétent. Dikkins a eu des ennuis avec le fisc. Mais, Noir, il a plus de chance d'imposer des mesures qui, visiblement, venant d'un autre, blesseraient la susceptibilité de Harlem. C'est Dikkins qui est élu. 81:801 Dernier trait de ce petit tableau. Montée « islami­que » (c'est-à-dire du parti politique qui se réclame de l'islam, et veut imposer la charia comme loi civile) en Tunisie. En Algérie aussi : le 21 décembre, 100.000 femmes « islamistes » défilent à Alger. Et au moins deux fois autant d'hommes. *Traditionnellement,* la presse fran­çaise refuse ce phénomène, et affirme que les Algériens ne rêvent que d'Occident. Telle est la lucidité de nos journalistes. \*\*\* Ce qui a bougé, en 1989, ce qui s'est montré vivant, et même virulent, ce sont les nations et les forces religieuses. A l'Est, et pas seulement en Pologne, la foi a permis aux peuples de tenir, avant de pouvoir ressortir du cachot. Cette foi étant la foi chrétienne, si affaiblie à l'Ouest (et par la faute des évêques) on en parle peu. On ne la voit même pas. Tous ces faits, les uns heureux, les autres inquiétants, sont une réaction (sans être pour autant une entreprise consciente et concertée) contre l'État universel. Évidemment, cette réaction est méprisée. A. Fontaine, du *Monde,* parle de « fanatismes tribaux ». Il se trouve que *la nature des choses,* même honnie, même occultée, se révèle coriace. Et ceux qui s'imaginent que « le réveil » des nations de l'Est est un ralliement à leurs rêveries mondialistes se trompent, je crois, complètement. \*\*\* Les deux réactions les plus importantes sont celles de la Chine et de l'islam. On peut comprendre les faits en les minorant : en Chine, répression d'un élan de liberté par un pouvoir usé (*vieilli, archaïque*) ; pour l'islam, élans désordonnés, et sans lien entre eux, de peuples misérables. 82:801 Il serait peut-être plus raisonnable de considérer ces faits comme deux manifestations du rejet de l'Occident, et du refus de l'État universel. Le monde entier veut la technique de l'Occident, ses machines, ses spectacles, ses biens de consommation. Mais l'homme ne vit pas de coca-cola, et en même temps que cette uniformisation technicienne, où Jünger verrait le triomphe du *Travailleur,* on perçoit dans de vastes zones de la terre le besoin de se retrouver, de retrouver une âme, une différence. Rejet de l'Occident qui s'accompagne de mépris et de haine (et qui existe chez beaucoup de ceux qui viennent chercher refuge en Europe -- et je pense aussi chez les « chicanos » qui s'implantent aux États-Unis). Le drame de la Chine a ému, et encore plus ceux qui, détestant le communisme, ont vu dans la révolte étudiante une tentative pour sortir de cet esclavage. Mais il faut comme toujours se méfier de l'interprétation des faits que nous impose l'information officielle. Notre télévision a très bien relayé la révolte des étudiants de Pékin. Ces révoltés s'adressaient à elle, comme à tous les télévoyeurs du monde libre, beaucoup plus qu'aux autres Chinois. Les slogans étaient criés en anglais, et en anglais les inscriptions des banderoles. Ces étudiants dansaient le rock, citaient Bob Dylan. Ils construisaient une statue de la Liberté. Ils exhibaient tous les mots de passe du monde marchand. Ils por­taient l'uniforme du mondialisme. Pas étonnant si en retour la vieille garde des diri­geants s'est posée en gardienne de la culture nationale, et a gagné. Ces jeunes gens se coupaient de leur peuple, qui n'est pas américanisé comme le peuple français, et vouaient leur révolte à l'échec. 83:801 D'autant qu'aussitôt l'Occident vola au secours du nationalisme et de la xénophobie chinoise en se livrant à diverses démarches humiliantes. La commission des droits de l'homme de l'ONU mit la Chine « sous surveillance ». Elle aurait bien pu y penser au moment de la révolution culturelle. Et quand on a choisi comme l'ONU d'abominer tout *colonialisme,* on ne se pose pas ainsi, en sage, en supérieur, en infligeant un blâme à un peuple très fier de sa vieille civilisation. A noter, d'ailleurs, que les porte-parole des étudiants continuent à se dire marxistes (les uns maoïstes, les autres, non). Chai Ling, une étudiante, s'échappe, et de Hong-Kong promet pour bientôt « une véritable républi­que populaire ». Elle termine en criant « à bas les fascistes ». C'est-à-dire que son esprit reste esclave. Elle n'est pas une exception. (On vient de voir le même genre de phénomène à l'Est, en particulier en Roumanie.) Nous oublions l'orgueil chinois. Nous oublions aussi la fragilité du pays. La Chine arrive difficilement à l'équilibre alimentaire. Elle se souvient des guerres civiles de 1920 à 1949. Le désordre dans l'État, cela veut dire des dizaines de millions de Chinois mourant de faim, faute de riz. Il y a de quoi rendre prudent. « La guerre civile est le plus grand des maux », dit Pascal. Un mal plus grand que le despotisme, pense le Chinois, contrai­rement à nos médias qui appelaient de leurs vœux les pires troubles : « On s'attend de plus en plus à des combats entre armées rivales » (*Le Monde,* 8 juin). \*\*\* 84:801 Le rejet de l'Occident se manifeste, avec l'islam, de l'Ouzbékistan à l'Algérie. Et par là, en Europe même. Sur ce sujet, il vaudrait mieux ouvrir les yeux, mais on tend à le classer dans les sujets interdits. En fait d'histoire, ce qui nous guette, ce n'est pas « la fin » ; c'est d'immenses affrontements pour une remise en ordre où l'Europe, continent vaincu du XX^e^ siècle, risque de disparaître comme lieu de civilisation. Des batailles imprévisibles opposeront les masses produites par l'explosion démographique, cette explosion n'étant pas suivie, sauf sur la frange Pacifique de l'Asie (et, avec de la chance, en Amérique du Sud), d'un développement de l'économie. Et il faut compter avec les passions « idéologiques » et religieuses, avec la drogue etc. L'en­nui, vraiment, ne menace personne. « Nous avons vu des jours plus sereins que les vôtres D'orages imprévus sinistres précurseurs. » écrivait Jean-Baptiste Rousseau, bon poète. Georges Laffly. #### Annexes I. *-- L'illusion de l'âge d'or*. Ce monde rêvé, inventé, connaît bien qu'il est fragile. Il y a des réalités, des idées, dont il ne supporte pas le contact. Sa grande préoccupa­tion est donc de les écarter, d'empêcher qu'elles appa­raissent dans les esprits. C'est relativement facile avec un système d'information puissant, articulé sur une mytho­logie des bons et des méchants. (Elle fonctionne bien : la mettre en doute, c'est se classer parmi les méchants, donc la renforcer.) 85:801 Ce monde d'illusion ne peut vivre que dans le flou, l'indéfini. Toute affirmation nette est un signe de rébel­lion, la marque du *fanatisme* d'un esprit *dogmatique.* Alors, tout est dit. On ne compte plus. On n'a pas à vous répondre. En même temps, il n'est question que d'œcuménisme, d'accueil et de tolérance, et c'est vrai, tant que la lumière est maintenue entre chien et loup. Ce flou est favorisé par l'ignorance. Il convient d'arriver à la formule : cela revient au même. On ne voit pas bien la différence entre christianisme et bouddhisme ? Tant mieux, cela permettra de les cultiver conjointement. Il n'y a de précision que pour la technique, seul domaine, au reste, auquel on attache de l'importance. Là, il n'est pas permis de confondre et de se tromper. Et on essaye de rattacher toute activité à ce domaine supérieur. Ce qui fait le prestige du yoga (ou de ce qu'on nomme ainsi) c'est qu'on y voit généralement une techni­que corporelle, excellente pour la ligne, en même temps que spirituelle -- au sens large : il s'agit plus de chasser la migraine que d'atteindre l'extase. De même, l'Occident est persuadé qu'on envie sa supériorité technique en fait d'économie : une réussite que chacun veut imiter. Ce faisant, on se rallie à la démocratie, donc au règne du Bien. Je ne me charge pas de montrer les liaisons de l'une à l'autre, je constate. Le monde de l'âge d'or ou presque suppose la paix, que l'on ramène à l'existence d'un gouvernement mon­dial. L'écroulement du réseau des pays satellites de l'Est semble nous rapprocher du grand but. Un État mondial serait fondé sur la tolérance, non sur la liberté. La liberté a des soubresauts, des inven­tions imprévisibles, qui peuvent être périlleuses pour l'équilibre social. 86:801 Une cité, une nation, sûres de leur cohésion (volonté de vivre ensemble, sens très vif de ce qu'on a en commun), peuvent attendre sans peur de tels chocs. Un empire est plus vulnérable, étant fait de races et de peuples disparates. Si disparates qu'il faut bien qu'il *tolère* des différences considérables dans les croyances et les comportements. Sa règle est qu'il est nécessaire et suffisant de respecter la loi fondatrice. Disons, en pensant à l'histoire romaine, le culte de l'empereur. Hors cela, l'empire est tolérant : il est ouvert à tous les dieux. Mais viennent les chrétiens, disant qu'il ne leur est pas permis d'adorer l'empereur, et c'est la guerre. Aujourd'hui, l'empire soviétique permet bien des écarts dans la pratique, à condition de respecter le marxisme-léninisme. On pourra même contester Staline, et Brejnev. Quand on s'en prend à Lénine lui-même, la formule est atteinte au cœur. Il y aura des réactions. La foi, les particularités des peuples sont les ennemis de l'État universel. Une nation incluse dans un empire et gardant conscience d'elle-même serait pour lui un dan­ger. Il faut donc dissoudre ce sentiment : faire oublier le passé commun (ou mieux : le rendre *honteux*) ; modifier les mœurs ; dissoudre le langage. Cela se voit tous les jours. On trouvera aussi tout naturel, comme c'est le cas en France, particulièrement avec les Algériens, d'encourager la double nationalité. On peut être citoyen français et avoir fait son service sous le drapeau du F.L.N. Une telle permission signifie que la France est gommée comme nation ; elle favorise, inversement, l'esprit mon­dialiste. La formule de l'empire est plus fréquente en Asie, au cours de l'histoire ; c'est au moment où elle prend pied sur ce continent que Rome devient impériale. 87:801 A nou­veau, de nos jours, la nation pâlit, est méconnue. ([^23]) On loue aujourd'hui la *tolérance* des Perses, dont la formule politique semble par là supérieure à celle d'Athènes et des autres cités grecques. De même, on vante l'islam des Abbassides ou des Turcs. C'est oublier que cette tolérance va avec un despotisme facilement cruel. Ce qui est toléré l'est par dédain -- peu importe pratiques et croyances d'hommes qu'on tient sous le joug. Quand il s'agit de ce qui compte (la loi fondatrice), aucun écart n'est permis. Et le châtiment est rude. Pour l'État universel de demain, il est un peu tôt, peut-être, pour savoir ce qu'y serait l'équivalent du « culte de l'empereur », la réalité qu'il n'est pas plus permis de regarder qu'il n'était permis de regarder en face le Fils du Ciel. Il faudrait regarder, dans les législa­tions de divers pays, quels sont les crimes pour lesquels la peine devient plus lourde. Renan a évoqué sans bienveillance l'État mondial que fut l'empire romain : « César et Auguste, en établissant le principat, avaient vu avec une parfaite sagesse les besoins de leur temps... Antioche, au bout de trois siècles et demi d'existence, se trouva un des points du monde où la race était le plus mêlée. L'avilissement des âmes y était effroyable... Tour à tour serviles et ingrats, lâches et insolents, les Antiochéens étaient le modèle accompli de ces foules vouées au césarisme, sans patrie, sans nationa­lité, sans honneur de famille, sans nom à garder... » (*Les Apôtres*) Il est vrai que nous n'avons rien à craindre, ayant la démocratie. 88:801 II\. *-- La réalité mal supportée.* L'illusion de l'âge d'or ressemble beaucoup à une fuite devant le réel. En fait, les contraintes augmentent. Les vieux, dont on exige qu'ils soient jeunes, ne le sont pas. Les jeunes, que l'on n'éduque pas, font des barbares. « L'innocence » sexuelle multiplie viols et incestes (cette augmentation est niée par le biais du « aujourd'hui, on ose en parler ». Mon œil.). Cette société est fuie de diverses manières. Par l'illu­sion qu'on a dite. Par les tranquillisants : les Français emploient 5 fois plus de psychotropes que les Améri­cains, record sinistre. Par la drogue : 500.000 en France ? Six millions aux États-Unis. Par le suicide, enfin : 22 pour 100.000 en France, autre record sinistre (21 pour 100.000 en RFA, 19 pour 100.000 en URSS). III\. *-- L'effet du Bicentenaire.* Les Français sont extrêmement ignorants de leur histoire, et même de la partie qu'ils passent pour connaître, qu'on leur serine tout au long de leurs études, et qui est la Révolution. Les festivités du Bicentenaire ont été ratées en particulier à cause de cela : l'ignorance entraînant l'indifférence. Il y a eu cependant, à la longue, un effet de propa­gande. J'espère qu'il est faible ; quand je lis ceci, je le trouve déjà désastreux : « A bien des égards, 1989 répète 1789 : de Pékin à Santiago, un même amour de la liberté a jeté dans les rues des millions d'hommes et de femmes dont on avait trop vite admis qu'ils avaient pris à jamais le parti de leur servitude. » (A. Fontaine, dans *Le Monde* du 3 janvier 1990). Riche phrase. 89:801 a\) Pékin et Santiago. A Pékin, trois cent mille personnes occupent la place centrale pendant un mois, puis se font mitrailler. Rentrée dans l'ordre dictatorial. A Santiago, le « dictateur » organise des élections, où le candidat proche de lui est vaincu. La campagne a été si libre que le « dictateur » a été abreuvé d'injures, ses partisans matraqués etc. Le gagnant, Aylwin, candi­dat démocrate et socialiste, représente une coalition de 17 partis. Tout le monde fait semblant de croire que ça va marcher. Le culte de la démocratie interdit d'en douter. b\) « ...qu'ils avaient pris le parti de leur servitude ». Quand on est opprimé par un parti de gangsters et par une armée d'occupation, on est évidemment lâche et vil. Fontaine, lui, ne se serait pas laissé faire. C'est pourquoi Staline a laissé la France tranquille. Il avait peur. c\) 1989 = 1789, cela veut dire que la monarchie, en France, était un régime aussi oppressif, aussi inhumain que le communisme. On ne compte plus ses meurtres, et ses camps de concentration, faut-il croire. J'ai entendu aussi un certain Guillaume Durand, sur la 5, faire un parallèle entre la fuite de Ceaucescu et la fuite à Varennes. Encore un qui sait l'histoire de son pays. Et qui l'aime. IV\. *-- Les peuples ont parlé.* Intoxiqués intoxicants, nos médias ne parlent que du soulèvement des peuples de l'Est. A les entendre, spontanément, ces gens se sont dressés contre les régimes qu'ils ne supportaient plus. Mais alors, auparavant, ils s'en accommodaient ? Qui n'ignore pas totalement l'histoire sait qu'il n'y a pas de soulèvement spontané. La révolution des satellites a été organisée, comme toutes les révolutions. Le Front de salut roumain vient de le dire : il était constitué depuis plusieurs mois. 90:801 Pierre Juquin, ex-communiste, toujours communiste, revient de ces pays. Il dit à la *Lettre de l'expansion* (n° du 1^er^ janvier) que c'est Gorbatchev qui a tout monté, avec le KGB, pour négocier une transition en douceur (pour présenter un nouveau communisme). L'opération est allée plus loin que prévu. En Roumanie, Iliescu, choisi par Gorbatchev, a quand même réussi son coup. Ailleurs, restent des partis organisés. Ils accueilleront les déçus de la liberté, qui s'imaginent qu'en quelques mois on peut rattraper quarante-cinq ans de retard marxiste-léniniste. G. L. (5 janvier 1990) 91:801 ### L'abominable « Théo » *Une pseudo-encyclopédie catholique* par Jean Dumont Trois hommes d'appareil cléricaux, marqués par l'au­mônerie de l'enseignement public et la coordination de la catéchèse, c'est-à-dire par deux des secteurs souvent les plus dévoyés de l'Église d'aujourd'hui en France, viennent de commettre une « Nouvelle encyclopédie catholique », nommée *Théo.* Et ils ont reçu pour cela -- probablement entre compères et sans que l'archevêque de Paris ait vu les choses lui-même -- le *nihil obstat* et l'*imprimatur.* Car l'auteur principal, Michel Dubost, et ses deux prêtres adjoints, Stanislas Lalanne (celui de la catéchèse) et Vincent Rouillard, sont de toute évidence des subversifs, orientés nettement à l'Est. Dès la première page de leur pseudo-encyclopédie catholique ils citent comme « points de rendez-vous pour l'humanité entière » à notre époque, non les martyrs des Églises du silence qui hélas ne manquent pas, 92:801 mais, à côté de mère Teresa et de l'abbé Pierre, trois progres­sistes utilisés au maximum par la propagande soviétique : Martin Luther King que Pierre de Villemarest, entre autres, a montré typique compagnon de route des communistes améri­cains ; Helder Camara, vibrion-figure de proue de toute la presse d'extrême-gauche, notamment catholique, et contre qui Rome vient de mener à bien la normalisation de son Nord-Est brésilien ; Oscar Romero qui a malheureusement payé de sa vie une collaboration avec la subversion salvadorienne qui l'avait fait rejeter par le reste de l'épiscopat de son pays et les religieux de celui-ci les plus enracinés dans le peuple, tels les salésiens venus d'Andalousie, que nous avons personnellement connus. Ce Romero dont partout les municipalités commu­nistes se sont -- comme par hasard -- empressées de prendre le nom pour le donner à leurs rues principales. Nos apparatchiks cléricaux ne risquent pas, ce faisant, d'annoncer l'Évangile à contretemps, comme ils le devraient. Car ces choix sont exactement ceux des médias progressistes dominants et de l'enseignement public également dominant, à partir desquels les auteurs de *Théo* évangélisent, nous appor­tant en quelque sorte leur Mauvaise Nouvelle. Ils sont très courageux : ils hurlent avec les loups. Non seulement en nous présentant leurs « points de rendez-vous (progressistes) pour l'humanité entière », mais, ce qui est tout à fait scandaleux, en prétendant nous présenter ainsi des modèles de sainteté. Car le chapitre que les trois noms cités introduisent a pour titre « Les saints disent par leur vie l'essentiel de la vie chrétienne ». Des saints parmi lesquels ne sauraient se comp­ter ni le cardinal Mindszenty, payant du Goulag hongrois sa fidélité, ni le cardinal Slipy témoin du martyre multitudinaire et étouffé des Ukrainiens catholiques, ni le cardinal Wys­zynski, indomptable défenseur de la Pologne pendant un demi-siècle de nuit communiste, ni l'archevêque Obando, même indomptable défenseur du Nicaragua catholique contre les communistes ayant à leur côté d'autres prêtres à la Helder Camara et à la Romero, ni les innombrables martyrs chré­tiens de l'atroce Chine maoïste, 93:801 ni les martyrs chrétiens, si proches de nous, de la foi catholique vietnamienne, ni leurs pathétiques *boat people,* ni les défenseurs harassés du Liban catholique barrant encore la route au triomphe final de la *djihad* islamique en Orient. On le voit le ménage est bien fait et la route bien aplanie. Rien ni personne ne peut plus s'opposer à l'avancée des « lendemains qui chantent ». Luther King, Helder Camara et Romero exclusivement canonisés, « l'humanité entière » n'a, par exemple, plus rien à faire de saint Pie X. Cet individu qui avait osé déceler et traiter vigoureusement le virus dont procèdent nos apparatchiks et leurs maîtres : le virus moder­niste. Pour la « Nouvelle encyclopédie catholique », saint Pie X est donc bon pour la décanonisation. Quoique pape et saint, et d'ailleurs vrai homme du peuple, il n'a de toute évidence pas « dit par sa vie l'essentiel de la vie chrétienne ». Contre lui *Théo* enfonce le clou avec insistance : « Son action à la tête de l'Église, nous dit-elle, a été diversement jugée » ; puis : « Sur le fond et la forme de ses interventions, les esprits resteront sans doute longtemps partagés. » Guidons-nous donc plutôt sur le dessin bien parlant de ce que *Théo* appelle « l'unité et la diversité du catholicisme ». Du grand art ! Les Églises du silence ne sont représentées dans ce dessin que par une Tchécoslovaquie montrée tout au plus bien tatillonne dans son contrôle de la vie chrétienne. A côté brillent de mille feux les trois phares. Le Brésil, parce que l'Église y a pris la tête, nous dit-on, des adversaires « de la dictature militaire » : en fait, pour beaucoup, la tête de la subversion. Les États-Unis, parce que l'Église y va, au contraire, nous dit-on, « à contre-courant de l'opinion majori­taire », c'est-à-dire en fait des fidélités morales, sociales et nationales. Enfin, bien sûr, la Hollande, parce que l'Église (qui au vrai y est mourante) s'y montre « un laboratoire où s'expriment de nouvelles façons de vivre sa foi », c'est-à-dire de liquider les derniers résidus de la tradition catholique. 94:801 Mais pour donner toute leur valeur d'animation à ces glorieux exemples, il faut laisser au lecteur quelque échappée de possible optimisme. Donc lui cacher l'évidence du désastre, celui de la mort presque immédiate qui attend l'Église des modernisme et progressisme post-conciliaires. Par exemple en truquant les statistiques de l'évolution du nombre des prêtres. Pour les ordinations, afin que l'effondrement post-conciliaire soit moins évident, on prend pour point de com­paraison, face aux 100 ordinations annuelles depuis quinze ans en France ; les 300 ordinations de 1970, alors qu'il aurait fallu prendre les 800 de 1960, voire les 1282 de 1949. Pour le nombre des prêtres on ne fera apparaître qu'à la page 1046 les statistiques d'âge qui rendent illusoires les prévisions avancées p. 199. Car en 1995 -- c'est-à-dire demain -- il n'y aurait pas en France encore 20 à 21.000 prêtres mais tout au plus 12.000 pouvant exercer une véritable activité, parce que les autres auront plus de 70 ans. En 2005 -- après-demain puisque dans seulement 15 ans -- il n'y aurait plus que la moitié de ce chiffre : 6.000 prêtres pouvant exercer une véritable activité. Il n'y aurait, écrivons-nous au conditionnel. Car ces chif­fres misérables de 12.000 et surtout 6.000 prêtres, amenant à supprimer plus des 3/4 des messes actuellement existantes, sont des trompe-l'œil, faits pour laisser au lecteur naïf, parce que non informé, l'échappée d'optimisme dont nous parlions. En fait ces chiffres sont faux. Car nos apparatchiks ne font apparaître nulle part, face aux statistiques des ordinations, celles des défections, réalité ecclésiale pourtant on ne peut plus typique de l'époque post-conciliaire. Le mot *défection* lui-même ne figure pas à l'index final de la prétendue ency­clopédie. Or, certaines années récentes le nombre de défec­tions était égal à celui des ordinations. Et il continue à être élevé. De telle manière qu'en réalité le nombre des prêtres français en 2005 -- après-demain -- ne sera pas de 6.000 pouvant exercer une véritable activité, mais de 3.000 seule­ment. Chiffre tout à fait misérable, frisant l'extinction accélé­rée du culte, puisque les 9/10^e^ des messes actuelles (avec 26.000 prêtres) se verront supprimées dans 15 ans. 95:801 A noter qu'en 2005, si toutes choses restent proportion­nellement égales à ce que l'on peut constater aujourd'hui, face à cette quasi-extinction du clergé conciliaire le clergé traditio­naliste (liturgie de saint Pie V) comprendra quelque 600 prêtres en âge d'exercer une véritable activité. Et même probablement plus, les séminaires officiels recelant d'assez nombreux candidats à la prêtrise d'esprit traditionaliste sur lesquels des responsables, notamment évêques, ferment les yeux. En tout cas le traditionalisme représentera alors 20 % au moins du culte catholique en France. Mais pour être bien sûr de détruire le présent et l'avenir de l'Église, de déshonorer son Espérance, il fallait détruire aussi son passé, déshonorer son Témoignage, sa Fidélité. Nos apparatchiks de *Théo* n'y ont pas manqué. Sous leur plume, rien de plus constamment ignoble et minable que l'Église et les catholiques au long des siècles. Les exposés historiques sont bourrés d'erreurs, tissés d'ignorance. Et agités de parti pris. Les rédacteurs ont appris tout cela dans les plus mauvais manuels de leur enseignement public. Ces manuels utilisés souvent aussi, par masochisme moderniste, dans nombre de maisons cléricales de l'enseignement dit catholique. Le dévoie­ment est total. Prenons-en quelques exemples. Au XII^e^ siècle, l'Église n'est évidemment, nous dit *Théo,* ni pure ni pauvre, puisque « l'aspiration à une Église pure et pauvre » va « engendrer notamment le catharisme ». Lequel sera favorisé par « l'ignorance religieuse de la population et par la médiocrité intellectuelle et morale du clergé ». Or les historiens spécialisés récents -- même non catholiques -- n'ont cessé de démontrer la fausseté de pareilles imputations. Emmanuel Le Roy-Ladurie, professeur au Collège de France, a montré en détail, dans son *Montaillou, village occitan* (Paris 1975), combien était fausse la présentation faite des ruraux, à l'époque et dans la région cathare, comme « de demi-brutes, imbus d'un christianisme essentiellement utili­taire ». 96:801 Tous les témoignages que cite ce maître-historien, tirés de procès inquisitoriaux divulgués seulement en 1965, (pages 467 à 483 de son ouvrage), nous font voir que l'adhésion occitane au catholicisme est alors profonde et générale, la connaissance des vérités du salut souvent claire, la foi vive, la pratique solide. « Il y a note-t-il, un immense appétit de salut. » Quant au clergé, les spécialistes, Henri Vidal, dans son *Épiscopatus et pouvoir épiscopal à Béziers à la veille de la Croisade albigeoise* (Montpellier 1951), et André Castaldo dans son *Église d'Agde X^e^-XIII^e^ siècle* (Paris 1970), ont montré qu'il « était sain ». Et que le pouvoir épiscopal s'y manifestait « affermi sur le plan spirituel comme sur le plan temporel » (Castaldo p. 85). Le dernier auteur cité ne l'envoie même pas dire, par avance, à nos apparatchiks ignorants et maso­chistes : « Il faut, écrit-il, savoir gré à M. Vidal d'avoir fait table rase des affirmations péremptoires selon lesquelles le catharisme aurait proliféré, dans l'ancienne Septimanie, sur les décombres d'une vie religieuse effondrée. Tout le renou­veau des *episcopatus* méridionaux à la fin du XII^e^ siècle est là pour témoigner des efforts de l'Église dans cette région » (Castaldo, pp. 80-81). On se demande, dans ces conditions, à quoi joue *Théo,* prétendue nouvelle encyclopédie catholique. D'autant qu'elle ne manque pas d'ajouter la précision qu'elle croit vraiment abominable pour la mémoire de l'Église : « En 1209, la population de Béziers est passée au fil de l'épée » par les croisés qu'a envoyés le pape contre les cathares. L'ignorance et le masochisme étroitement enlacés atteignent là leur som­met. Car depuis près d'un demi-siècle, il a été démontré que ce massacre n'avait rien à voir avec la croisade. Henri Vidal le note, dans l'ouvrage cité consacré précisément à Béziers. « Le siège de Béziers fut une opération politique au service de la maison de Saint-Gilles » et « l'épisode le plus dramatique du duel qui, durant tout le XII^e^ siècle, opposa les Trancavel aux Saint-Gilles ». 97:801 Vidal s'inscrit ainsi en faux contre l'affir­mation traditionnelle selon laquelle le massacre serait dû, notamment, « au triomphe de l'hérésie », qu'il montre inexis­tante à Béziers. Tout cela les archivistes de la région le savent bien, maintenant, comme nous l'a récemment confirmé Jean Blanc, des archives de l'Aude. Pas *Théo*. Sur l'Inquisition, nos auteurs s'en remettent expressément au livre du prêtre lillois Christophe, également ignorant et masochiste, *L'Église dans l'histoire des hommes,* que nous connaissons bien pour l'avoir lu en manuscrit, et déconseillé. Ils expliquent bien entendu l'inquisition par un sentiment bas, intéressé et obscur, « le sentiment de grande fragilité qu'éprouvait une société en pleine évolution (?)... L'hérétique était ressenti comme menaçant l'ordre social ». Alors que l'Inquisition, même si c'était sous une forme erronée et inadmissible, avait d'abord pour objet, en une visée élevée, désintéressée et parfaitement claire (« eschatologique » m'écri­vait le grand historien de l'Espagne Marcel Bataillon), de défendre la foi. Spécialement en Languedoc où l'inquisition fut créée, au contraire même de ce qu'on nous dit, pour combattre « l'ordre social » représenté là par les pouvoirs nobles locaux et régionaux complices du catharisme qui leur permettait de s'approprier les biens d'Église. Ainsi le note le plus grand spécialiste récent de l'inquisition médiévale, Mgr Élie Griffe : « Ce qui a fait la fortune du catharisme dans les pays de Languedoc \[...\], c'est l'appui que lui a apporté une noblesse anti-cléricale » (*Le Languedoc cathare et l'Inquisi­tion,* Paris 1980, p. 3). A souligner ici que nos auteurs, tout à leur sous-marxisme d'explication « sociale », n'ont même pas l'élégance de noter, à l'honneur de l'Église, ce que relèvent les historiens agnostiques comme Le Roy-Ladurie et Georges Duby. C'est-à-dire le fait que la prédication attentive des nouveaux ordres mendiants et du clergé a été, plus que l'inquisition, le facteur fondamental de la défaite du catharisme. Le « clergé prédi­cailleur », note Le Roy-Ladurie, « embrase les consciences ». Il fait lever « l'habitude de prières intenses, fréquentes et ferventes ». 98:801 Duby note de son côté : « En réhabilitant la matière \[qu'abhorraient les cathares\], la théologie catholique détruisait le fondement du catharisme, et ce fut peut-être le cantique franciscain des créatures qui remporta sur l'hérésie les victoires décisives. » (*Le Temps des cathédrales,* Paris 1976, p. 178.) Mais pour nos auteurs, simplificateurs parce que mépri­sants à l'égard du peuple chrétien qu'ils ne comprennent pas, c'est un réflexe de peur « sociale », semblable à celui mou­vant selon eux l'Inquisition, qui se fit jour à l'égard des juifs : « Tout ce qui n'était pas conforme aux normes régissant la société apparaissait un défi et une menace. » Encore non ! Pas plus à l'égard des juifs que des cathares, les chrétiens ne sont un troupeau de brutes au front bas défendant obscuré­ment leur territoire social. Leur défense à l'égard des juifs est, comme à l'égard des cathares, désintéressée, parfaitement claire, eschatologique. Elle est fruit, non de quelque ténèbre médiévale, mais de la plus originelle tradition apostolique. Car les mesures de défense chrétienne contre le danger de prosélytisme juif -- qui sont là encore strictement des défenses religieuses, de la foi -- se lisent dans les canons des conciles des temps apostoliques ou post-apostoliques. Dans le canon X4IX ([^24]) du premier concile régional d'Occi­dent, le concile d'Elvire (Grenade) où, en 300-305, siégea notamment l'évêque de Cordoue Ossius, futur président du concile de Nicée, on lit : « Que l'on admoneste ceux qui cultivent les terres : qu'ils ne permettent pas que leurs fruits, reçus de Dieu en action de grâce, soient bénis par les juifs, afin que n'apparaisse pas vaine et ridiculisée notre bénédic­tion. Si quelqu'un, après avoir eu connaissance de cette prohibition, continuait à accepter ces bénédictions juives, qu'il soit totalement exclu de l'Église. » Quant au canon 4, suivant, il stipule : « Si quelque clerc ou chrétien mangeait avec des juifs, il devrait, décidons-nous, s'abstenir de la communion afin qu'il s'amende. » 99:801 Trois cents ans plus tard, il y a cette année quatorze siècles exactement, en 589, participaient au III^e^ concile de Tolède des évêques de ce qui est aujourd'hui la France, les évêques d'Elne (Perpignan) et de Carcassonne. Or ce concile stipula de nouveau, en son canon XIV, intitulé *Des juifs,* une série de défenses, de séparations, à visée religieuse encore (pour éviter les judaïsations) : « Qu'il ne soit pas permis aux juifs de posséder des épouses ou des concubines chrétiennes, ni d'acheter des esclaves chrétiens pour leurs usages propres. Et si de telles unions naissaient des enfants, qu'on les conduise au baptême. Qu'aux juifs on ne concède pas de charges publiques en vertu desquelles ils auraient l'occasion d'imposer des peines aux chrétiens. Si quelques chrétiens ont été déshonorés par eux par les rites juifs, et circoncis, qu'ils reviennent à la religion chrétienne et \[s'ils sont esclaves\] qu'on leur concède la liberté sans qu'ils aient à en payer le prix. » Il ne s'agissait nullement là de mesures propres à l'Es­pagne et au Languedoc : partout les conciles interdisaient aux juifs, par exemple, d'employer des serviteurs chrétiens. Par crainte qu'ils ne soient poussés à la conversion au judaïsme, comme dans le cas où les juifs auraient joui de pouvoirs de juridiction sur les chrétiens (crainte non vaine, comme il se verra à Cordoue dans les chroniques de l'ex juif Alonso de Palencia). Notre saint Louis, roi de France, parce qu'il « était totalement intolérant à ce qu'il considérait comme une erreur, ordonna la confiscation du Talmud et d'autres livres juifs et encouragea leur destruction, ordre qui fut renforcé par l'auto­rité de Grégoire IX », comme l'écrit Margaret Wade Labarge dans *Le Siècle de saint Louis,* ouvrage collectif dirigé par Régine Pernoud (Paris 1970). En revanche, sur le plan temporel, social, saint Louis ne persécutait en rien les juifs : il cherchait à leur garantir une justice impartiale comme aux autres habitants du royaume. Et de fait, ajoute la même historienne : « Les juifs se sen­taient libres de plaider en justice devant les juges royaux, avec l'espoir d'être écoutés équitablement. » 100:801 Nous ne reviendrons pas ici sur l'action à l'égard des juifs, toujours intrinsèquement religieuse, de l'Inquisition espagnole, à partir de 1480, cette action à laquelle nous avons consacré tout un chapitre de notre *Église au risque de l'histoire* (Paris*-*Limoges 1981) et même une histoire complète, *Procès contra­dictoire de l'Inquisition espagnole,* dans un Club du livre. Qu'il nous suffise de noter que ce qu'en dit *Théo* n'est que *pataquès,* où même un inquisiteur ne retrouverait pas son hérétique. Il n'est pas exact notamment que les juifs, en Espagne, « aient été contraints à des conversions massives ». Puisque, précisément, comme le constate aussi *Théo,* il fallut recourir à l'expulsion des juifs non convertis, qui restaient donc la masse. Quant à cette expulsion, décidée par les Rois catholiques, elle n'a eu aucun rapport, comme *Théo* le pré­tend, avec la *limpieza de sangre,* la propreté du sang chrétien, qui, mais plus tard, deviendra théoriquement institutionnelle. La raison fondamentale de l'expulsion fut encore l'inassimilabilité *religieuse* et l'influence *prosélytique* d'un très puissant corps juif non converti (quelque 300.000 juifs en Espagne sur seulement 4 millions d'habitants). La preuve éclatante du fondement religieux de cette expulsion fut qu'elle se doubla d'une « vaste campagne de conversion » préalable, qui donna quelques résultats tout à fait contradictoires avec la future *limpieza de sangre* des intéressés. Et les Rois catholiques, par exemple, se référèrent si peu à cette future *limpieza* qu'ils voulurent être les parrains de baptême du financier juif Abraham Seneor et de son gendre l'ex-rabbin Mayr, auxquels ils confièrent immédiate­ment d'importantes charges dans leur royaume. Malheureuse­ment pour les auteurs de *Théo,* on ne voit donc rien d'igno­ble dans tout cela ; bien au contraire tout se passe sur le plan le plus élevé, celui de la foi. Une autre notation n'est jamais faite : l'incompatibilité était jugée si strictement et gravement religieuse entre juifs et chrétiens, exactement à la même époque de la fin du XV^e^ siècle, début du monde moderne, qu'elle justifiait des mesures de prudence religieuse à l'égard même des prélats chrétiens d'origine juive. 101:801 Ainsi, par la bulle *Ut officium Inquisitionis,* du 25 mai 1483, le pape Sixte IV enjoignait à l'archevêque de Saint-Jacques-de-Compostelle, Fonseca, qu'au cas où il y aurait parmi ses suffragants, même exempts, quelque prélat de lignage juif, ce prélat ne puisse exercer les fonctions d'inquisiteur, à moins qu'il ne le fasse par le moyen d'un délégué qui soit vieux-chrétien. Et le pape suivant, Innocent VIII, en 1488, adressait une injonction identique à Gonzalez de Mendoza, archevêque de Tolède. Si l'on arrive à une époque plus récente, nos auteurs continuent à imputer à l'Église et à la monarchie catholique française une persécution *sociale* des juifs. Ainsi écrivent-ils par deux fois, pages 140 et 177, en un retour acharné à la même basse imputation sous-marxiste : l'émancipation des juifs ne fut réalisée en France que par la Révolution. C'est bien sûr ce que ne cessent de prétendre les manuels de l'enseignement public, zélateur inconditionnel de la Révo­lution. Mais on pourrait espérer que les auteurs d'une ency­clopédie catholique auraient d'autres sources d'information. Notamment, après nos ouvrages personnels sur la Révolu­tion, la confirmation qu'en apporte l'œuvre toute récente d'un historien juif, Patrick Girard : *La Révolution française et les juifs* (Paris 1989). Nos auteurs y pourront lire le contraire de leur ignoble imputation : l'émancipation des juifs, qui votè­rent tous pour l'élection des députés aux États-généraux, était déjà réalisée sous l'ancien régime monarchique et catholique, la révolution laïque n'ayant fait -- non sans hésitations -- que la confirmer. Mais nous n'en finirions pas de chercher à racheter toute l'histoire de l'Église déshonorée par *Théo.* Ainsi *Théo,* comme hélas d'autres publications d'Église, telle *Résurrection* du Sacré-Cœur de Montmartre, se désho­nore en ne parlant des guerres de Vendée, sous la Révolution, que comme d'une « guerre très cruelle de part et d'autre ». 102:801 Alors que les documents jusqu'alors occultés et mis au jour par Reynald Secher sous la caution tant des maîtres-historiens Chaunu et Meyer que du jacobin Babeuf, montrent qu'il y eut véritable et systématique génocide du peuple chrétien de la Vendée, aux centaines de milliers de victimes. Un *populicide,* tout à fait unilatéral, comme l'écrivait à l'époque le père de Babeuf. Mais on sait qu'il a fallu faire venir en Vendée le primat de Pologne, Mgr Glemp, pour célébrer dignement cet immense martyre. Contre la conspira­tion du silence, voire le sabotage délibéré, de tout le moder­nisme post-conciliaire français, fils de la Révolution plus que de l'Église. Ainsi encore *Théo* présente Lamennais, le prêtre infidèle par fanatisme libéral, comme « conduit progressivement à la solitude ». Alors qu'il s'agit d'une grosse apostasie, celle qui le fit, sur son lit de mort, se retourner contre le mur, pour être sûr de ne pas voir de prêtre. C'est dans cet apostat que *Théo* voit l'origine des « intuitions qui prendront corps plus tard dans la démocratie chrétienne ». Non sans encore couvrir d'ignominie l'Église en prétendant que le pape Grégoire XVI ne condamna Lamennais que parce qu'il en était « pressé par les monarques européens ». Toujours les réflexes de foi tra­vestis en turpitudes sociales ou politiques... Ainsi, de même, *Théo* nous présente ceux qu'elle appelle les « Grands penseurs du christianisme », soigneusement sélectionnés, arrangés et censurés par ses soins. Tel Emma­nuel Mounier promu dans cette phalange voulue prestigieuse sans noter que lui et sa revue *Esprit* ont réalisé cet exploit unique, d'être successivement confiants en l'hitlérisme avant 1939, par naïveté pacifiste, et confiants envers le Vietcong après 1945, par naïveté progressiste, c'est-à-dire complices objectifs de deux des plus affreux totalitarismes antichrétiens de notre époque. Tel encore Jacques Maritain retenu dans cette phalange des « Grands penseurs du christianisme » sans noter d'un seul mot que sa dernière lucidité a été la dénoncia­tion des erreurs de l'entraînement conciliaire dans son célèbre *Paysan de la Garonne,* dont le titre même est passé sous silence. 103:801 Tel encore Jean Guitton, témoin particulièrement important comme ami personnel de Paul VI et premier orateur laïque admis au concile, dont rien n'indique non plus dans *Théo* qu'en 1987 il en était arrivé à écrire : « La crise \[de l'Église après le concile\] met en jeu, je le pense, l'essence du catholicisme. » Pensée qu'il développa dans un livre-testament portant ce titre terrible pour un ex-orateur conci­liaire : *Le silence sur l'essentiel,* que *Théo* censure aussi. La même dissimulation est patente dans la présentation de Paul Claudel parmi les écrivains chrétiens, où rien n'indi­que que ses derniers écrits exprimèrent une ferme opposition à la pré-réforme liturgique de « *La messe à l'envers* » (article du *Figaro littéraire* sous ce titre). Dissimulation encore dans la présentation de Teilhard de Chardin, dès le début de l'ouvrage, parmi les « Témoins pour aujourd'hui ». Il est prétendu là que ce progressiste cosmique, dont l'influence fut considérable sur le plus aventuré du concile, acheva sa vie « dans le silence et la souffrance mais non dans l'amertume : quelle que fût la sévérité de l'Église à son égard, elle restait sa mère » : Ceux qui ont eu en main les ultimes correspondances de Teilhard, et recueilli soit ses confidences soit les témoi­gnages directs de ses supérieurs, ce qui fut notre cas, savent qu'il n'en fut rien. Teilhard est mort dans l'amertume violente à l'égard de l'Église, pour ne pas dire dans la haine contre le catholicisme et ceux qui, selon sa formule, le « détenaient », dont la seule sévérité consista en refuser de canoniser ses visions toutes personnelles, aujourd'hui heureusement assez démonétisées. Mais, comme pour Lamennais, il n'est pas bon, pour Teilhard, de dire sa vérité de prophète infidèle. Leurs deux postérités, où *Théo* a une si belle place, y perdent en effet un prestige usurpé. Terminons en relevant quelques professions de foi de *Théo,* très particulières et souvent d'affreuse vulgarité. Le catholicisme, selon *Théo,* serait refus de la peine de mort. « La mort du criminel étant la pire des violences, car pratiquée de sang-froid », prétend-elle. « L'abolition de la peine de mort révèle ainsi la qualité d'une société. » 104:801 Ici, ajouterons-nous, celle du rédacteur de ces affirmations. Car le Christ lui-même condamne celui qui scandalise un enfant à être précipité dans la mer une meule au cou (Lc XIII l). Un peu plus loin, on lit : « Il n'est pas sûr que les rédacteurs de la Bible aient cru davantage au Paradis terrestre que les concepteurs des affiches du Club Méditerranée. » Quels bon goût et hauteur de référence ! Mais il faut nous arrêter. A poursuivre sur les abomina­tions innombrables de *Théo,* nous ne pourrions que réanimer ce qu'elle appelle, dans sa si délicate charité chrétienne, « les effluves geignards de la piété des générations précédentes » (p. 684). Et l'empêcher, en conséquence, de faire prendre, sous *imprimatur* abusif, les nouveaux « tournants décisifs » qu'on ne peut qu'attendre désormais si l'on veut être lucide. Jean Dumont. 105:801 Carnet de voyage ### L'éducation américaine par Judith Cabaud JE ME SUIS TOUJOURS demandé pourquoi la tra­versée de l'Atlantique produisait sur moi, cha­que fois, le même choc en mon for intérieur. Cette année, c'est dans le domaine de l'éducation que je l'ai particulièrement ressenti. Dès les années cinquante, les Américains avaient amorcé une réforme de l'enseignement, assez ressem­blante à celle qui sévit en France depuis mai 68, et qui devait bouleverser la société. 106:801 Ils commencèrent par remettre en valeur les écrits d'un très mauvais éducateur français qui passe pour philosophe, un certain Jean-Jacques Rousseau. Grâce à son *Émile* et à son principe d'éducation « naturelle » allié à celui du célèbre Docteur Spock qui soutenait la thèse selon laquelle la santé psychique de l'enfant vaut bien qu'on lui permette de tout casser autour de lui, on créa l'enfant « nouveau », le bébé Fran­kenstein, qui terrorisa les siens par ses exploits. A l'heure actuelle, les psychologues d'enfant se conten­tent d'apposer une étiquette sur ce phénomène ; quant aux Américains, ils font l'inventaire, tels des assureurs en responsabilité civile, des dégâts du *Spoiled child syndrome* (syndrome de l'enfant gâté). En fait, ces bambins des années cinquante sont devenus des hommes et des femmes après avoir bourlingué toute leur jeunesse dans cette atmosphère libertaire. Comme les filles du père Goriot, ils ont tiré le maximum d'avantages matériels de leurs aînés, considérant chaque bienfait comme un dû. Et lorsqu'ils ont bien voulu céder à la nature en se mariant et en procréant, ils ont tout naturellement élevé leur progéniture en la confiant au psychologue, quand ce n'est pas au psychiatre, de leur propre enfance. Quoi d'étonnant alors de voir aujourd'hui mon­ter l'insatisfaction, la frustration et la colère des jeunes générations élevées au coca-pepsi dès le bibe­ron, entre deux séances chez le « psy » ? On connaît leurs réactions de ras-le-bol et leur fuite dans la drogue ou dans les sectes. 107:801 Simple vice d'éducation ? Certes. Mais si le fond était d'ordre moral, politique et philosophique ? Le principe d'égalité, par exemple, si profondément ancré dans l'éducation américaine, est une des rai­sons principales de la décrépitude du système. En France, on connaît bien ce problème par l'élimina­tion des élites, l'égalisation par le bas. En Amérique, le procédé est plus subtil : ici on dit, on redit, on répète à longueur de journée et à qui veut l'enten­dre : « N'importe qui peut faire n'importe quoi ! » Vive illustration de cette maxime, j'ai vu moi-même, dans une revue musicale aux USA, cette publicité pour un piano de grande marque : « Achetez-lui un piano XXX ; tous les enfants peuvent devenir un grand concertiste. » Sous entendu, c'est uniquement une affaire d'éducation. J'en ai ri, pensant à mes propres enfants pour qui les leçons de musique sont une partie de plaisir pour les uns ou un supplice pour les autres... L'égalité sous cette forme illusoire consiste à fouler aux pieds la nature profonde d'un enfant pour lui en imposer une autre, celle de la mode des maths ou de la mode du grec. C'est au nom de l'égalité que l'on fabrique des amers, des indécis et des malheureux : « Il n'est pas bon en *ceci *; le ciel va lui tomber sur la tête. Pourtant, il est bon en *cela*, mais ce n'en est pas la mode. » Puisque n'importe qui doit pouvoir devenir n'im­porte, quoi, les défenseurs de l'éducation égalitariste s'étaient toujours acharnés à démontrer la faible influence de la composition génétique de l'être humain par rapport au conditionnement de son milieu. 108:801 Et voici que des « hérétiques » du système, dans le prestigieux magazine du dimanche du *New York Times*, publièrent, en septembre 1989, les résultats de leurs derniers travaux personnels selon lesquels il faut bien admettre aujourd'hui que le comportement de l'individu est davantage déterminé par l'hérédité (de l'ordre de 80 %) que par l'environ­nement éducatif (seulement 20 %). Patatras ! Ces chiffres sont à l'exact inverse de ceux qui furent publiés il y a trente ans, avec le même dogmatisme ! Dans le cas d'un déterminisme biologique démontré, par exemple dans de nombreux cas de jumeaux identiques élevés différemment loin l'un de l'autre et aboutissant tout de même à un résultat analogue, comment appliquer la notion d'égalité à l'école ? Question à poser, entre autres, aux socia­listes français. Les Américains, eux, sont des gens pragmatiques qui ne craignent pas d'avoir eu tort et de tout recommencer. D'ici là, s'ils ne meurent pas d'inanition spirituelle et morale comme le pauvre Goriot qui se laissa dépouiller par ses enfants jus­qu'à la mort, ils devront faire une gigantesque volte-face dans le domaine de l'éducation. Après tout, la chose est peut-être encore possible : même le vénéré Docteur Spock, en 1974, peu de temps avant sa mort, en voyant les résultats hallucinants découlant des enfants-rois devenus adultes, n'hésita pas à s'ex­clamer publiquement : «* Je me suis trompé. Brûlez mon livre ! *» Sera-t-il écouté ? 109:801 #### Où va la femme ? Lorsqu'on franchit l'Atlantique en direction des USA, on a toujours l'impression de pénétrer dans une espèce de machine à la Jules Verne qui fait avancer ou reculer le temps. Bien sûr, il ne s'agit pas seulement d'une impression, car le décalage horaire y est bien pour quelque chose. Néanmoins en Fran­ce, l'habitude de dire qu'on est « en retard sur l'Amérique de X années » peut faire croire, à tort ou à raison, que « l'avance » des Américains est inéluc­table et permanente. Il y a quelques années, on faisait beaucoup de bruit, dans le Nouveau Monde, au sujet de la femme ; on avait créé de vastes mouvements là-bas, en vue de la « libérer », de l'émanciper et de déposer les armes à ses pieds. Elle avait de quoi se plaindre, d'ailleurs, maltraitée qu'elle était, d'abord par la nature qui l'a privée de force physique, puis par les hommes, ces éternels phallocrates, mesurant toute valeur à l'aune de leurs muscles. Il faut reconnaître cependant que, depuis l'homme des cavernes, sa situation s'était tout de même améliorée. Mais dans l'histoire de la civilisation, nul autre que le Christ ne lui parla d' « égal à égal » en lui pardonnant ses péchés avec autant de bienveillance que si elle était un homme. (Faut-il rappeler qu'en Israël, la femme ne jouait aucun rôle religieux en dehors d'assurer la survie de l'espèce ?) 110:801 Aujourd'hui aux USA, je fus intriguée de décou­vrir le sort de la femme nouvelle, car on en parle moins et ce silence est significatif. Quel étonnement ! Si les pionniers du Far West, les chercheurs d'or et d'aventure, les immigrants des années 1900 fuyant tyrannie et famine, pouvaient revenir en 1989, ils seraient abasourdis de connaître les résultats de leurs efforts pour faciliter la vie de tous et en voir les conséquences chez la femme américaine de nos jours, en attendant l'Européenne de demain. Curieusement, une image d'Épinal de notre Ève moderne me fut montrée à la télévision, sous forme d'un clip publicitaire au bénéfice d'une marque de voiture : on la voit d'abord en train de descendre d'un avion (elle voyage en première classe, bien entendu), d'un pas décidé, les cheveux au vent, élégante dans son tailleur strict, deux pièces (jupe mini obligée), attaché-case et cravate de cuir noir. *Seule*, elle emprunte les couloirs de l'aéroport, puis elle retrouve, au parking, la voiture en question, peinture gris-métallisé, dans laquelle elle se glisse silencieusement (et toujours *seule*), tourne la clé magique de ses doigts de fée au vernis noir, puis file sur une route sans encombrements jusqu'à son logis... une garçonnière, comme par hasard. Seule au départ, seule à l'arrivée. Après « ses affaires », le repos de la guerrière... On se demande si les hommes existent encore, car on voit tout au long de ce clip qu'ils ne sont plus nécessaires. 111:801 Vingt ans auparavant, on aurait vu la même femme arriver au même aéroport, attendue par un garçon charmant, porteur d'un bouquet de fleurs. Il l'aurait invitée tout naturellement au res­taurant pour un dîner aux chandelles en tête à tête, puis il l'aurait conduite (dans une voiture modèle 69, aux teintes peut-être un peu plus gaies) jusqu'à sa penthouse dont il paie consciencieusement le loyer et où il espère que viendra bientôt s'installer, dans un maximum de confort, la femme de ses rêves. Fi de tout cela ! La femme moderne, même si elle s'habille en couleurs de deuil, est « libre » maintenant car elle est *seule*. Mais à la longue, la question se pose : où va-t-elle donc, si solitaire et sobrement vêtue ? Il nous manque sans doute un Aristophane ou un Molière pour tirer parti d'une situation aussi cocasse. Car à force de réclamer l'égalité, elle a fini par l'obtenir. Elle s'est complètement affranchie du mâle, de l'a­moureux, du patron, du mari et des enfants. Elle maintient jalousement sa liberté de choix -- « choix » de son boulot, de sa voiture, de ses amis et même de la vie ou de la mort de sa progéniture. Cette Américaine idéale, talonnée par la Fran­çaise, l'Allemande et l'Occidentale en général, peut nous faire songer à cette race légendaire des Ama­zones qui, arrivée à l'apogée de son règne, périclita et disparut, faute de combattants. Dans sa voiture impeccable aux tons imperson­nels, la femme moderne poursuit donc sa route en direction du progrès perpétuel. 112:801 Arrêtée à un feu rouge, il lui arrivera peut-être un jour de se prendre à méditer sur ses fins dernières (les mêmes, à égalité depuis toujours, pour les hommes et pour les femmes), surtout si elle aperçoit, empruntant, pour traverser la rue, le passage pour piétons, deux ou trois femmes musulmanes (avec ou sans tchador) suivies d'une ribambelle de gamins. A cette vue pourrait alors lui revenir en mémoire la célèbre interrogation finale du roman de Sienkiewicz, s'appliquant ici à son propre cas : *Quo Vadis *? Judith Cabaud. 113:801 ### L'école catholique n'est plus confessionnelle par Rémi Fontaine DEUX documents officiels sont venus l'an dernier confirmer, s'il en était besoin, la sécularisation, pour ne pas dire la laïcisation, de l'Enseignement catholique. L'un fait l'objet du numéro 146 de mars-avril 1989 des *Documents* de l'Enseignement catholique. Il reprend sous forme de dossier synthétique un cours du Père François Coudreau (donné depuis plus de quinze ans aux étudiants de l'Institut supérieur pour la promotion des responsables péda­gogiques et administratifs dans l'Enseignement catholique) et s'intitule *Le projet éducatif de l'Enseignement catholique, réflexions et questions sur le caractère propre.* L'autre émane de la Commission épiscopale du monde scolaire et universitaire. Il se présente sous la forme d'un dossier de presse daté du 9 juin 1989 et s'intitule significative­ment *Éduquer n'est pas contraindre.* 114:801 Moins développé que le « cours Coudreau », ce deuxième dossier donne les principes généraux et le point de vue qui motivent aujourd'hui les évêques et les responsables de l'En­seignement catholique. On peut résumer ce point de vue dans une phrase du premier paragraphe qui place ce document dans le contexte de la nouvelle loi d'orientation pour apporter sa contribution au débat sur « éducation, laïcité et liberté » : « Les interventions concernant la culture religieuse et la catéchèse ont montré que l'opinion est toujours aussi sensible à tout ce qui peut apparaître comme un risque de pression sur la conscience des jeunes. » Ce qui préoccupe nos auteurs ce n'est pas tant, semble-t-il, de savoir si leur action est conforme à la mission qu'ils ont reçue du Christ que de vérifier si elle est conforme à ce que « l'opinion » -- évidemment fabriquée par le pouvoir média­tique et qu'ils assimilent naïvement (?) à la *vox populi --* attend d'eux. D'où leur dilemme explicite : « Comment peut-on conci­lier respect du pluralisme \[c'est « l'opinion » qui parle !\] et conscience de pouvoir toujours trouver dans la Révélation la vérité dernière sur l'homme et sur le monde ? » Question difficile, disent-ils, du rapport entre pluralisme et proposition de la vérité. Ils pensent pourtant y répondre en acceptant carrément de subordonner leur foi catholique à ce que Michel Rocard a nommé la « foi laïque », autrement dit en la faisant entrer dans le Panthéon moderne de la nouvelle religion démocrati­que des droits de l'homme : « Une société démocratique n'est pas une société bâtie sur des principes qui s'imposeraient à tous mais une société de débat où les différences sont appelées à composer en vue d'objectifs communs. L'Église catholique peut sans doute réaffirmer là sa prétention à paraître sur la place publique et à apporter sa contribution au débat démocratique. Les croyants ne peuvent pas prétendre imposer à tous les manières de voir ou d'organiser la vie sociale. Mais leurs convictions constituent des contributions utiles à la recherche des moyens d'une vie commune fraternelle. » 115:801 Conséquence pratique pour l'école et l'enseignement catholiques de cette adhésion à la foi démocratique : « Par l'Enseignement catholique, l'Église s'inscrit dans la réalité institutionnelle d'une société pluraliste qui apprécie la liberté comme valeur première... « Refusant tout endoctrinement (*sic*)*,* l'école catholique sait bien que sa mission consiste à servir l'homme et qu'elle n'a pas sa fin en elle-même. Proposant certes aux jeunes chrétiens qu'elle accueille les moyens de grandir dans la foi, c'est d'abord un chemin de croissance en humanité qu'elle veut ouvrir à tous ses élèves, dans une inlassable recherche de vérité et d'amour. » Comprenez : comme l'Église dans la société démocratique française, l'école catholique elle-même entend jouer le jeu de ce pluralisme, affirmer le primat de cette nouvelle foi, ouvrant ses portes à tous sans discrimination et proposant son projet sans régence, sans pression, sans imposer : « Édu­quer n'est pas contraindre. » Un projet où la proposition de la foi, pour ne pas choquer ou offenser personne et surtout pas les élèves non catholiques, ne saurait être « explicite » selon l'aveu d'Alain Cérisola, président de l'Union nationale des Associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL) dépendant de l'Enseignement catholique « Il ne s'agit pas d'introduire la culture religieuse "au nom de l'identité catholique", mais au nom de la culture générale. La France plonge ses racines dans la culture judéo-chrétienne, et je ne vois pas pourquoi on en refuserait l'accès aux jeunes, qu'ils soient à l'école privée ou publique. L'ensei­gnement catholique ne cherche pas à faire du prosélytisme ; il ne s'agit pas, selon l'expression d'un de nos détracteurs, de "faire des petits chrétiens à la chaîne". A côté de cette approche strictement culturelle, la catéchèse, comme proposi­tion explicite de la foi, doit rester facultative. » (*La Croix* du 6 octobre 1988). 116:801 Les écoles catholiques « ne sont pas faites pour engendrer des chrétiens ni pour préparer à des baptêmes », avait dit parallèlement le Père Max Cloupet, secrétaire général de l'Enseignement catholique, qui s'est félicité il y a peu que certains de ses établissements (en zone de forte immigration à Marseille, Lille, Roubaix, Paris...) scolarisent « jusqu'à 70 % voire 88 % d'élèves de nationalités autres que française et de religions autres que catholique, en majorité des musulmans ». En somme, pas moins ouverte que l'école laïque aux religions et cultures extérieures, l'école catholique ne cherche plus d'abord à « proposer explicitement » la foi aux élèves qu'on lui confie, au nom de la liberté religieuse et pour respecter (notamment) la conscience des musulmans. Au nom de cette liberté, le « prosélytisme » devient, dans la bouche des évêques, comme une tentation, voire un péché capital, qu'il faut honnir absolument jusque dans ses propres murs. « L'éducateur chrétien n'est pas un croisé », résume Mgr Bernard Panafieu, archevêque d'Aix-en-Provence et président de la Commission épiscopale du monde scolaire et universi­taire (CEMSU). Il doit témoigner sans aller enseigner, contrairement à l'impératif de Notre-Seigneur. Véritable poli­tique de Gribouille à l'envers : on prétend se mouiller en évitant de se mettre à l'eau ! On prétend évangéliser les enfants sans leur enseigner obligatoirement le christianisme. Car on entend malgré tout conserver un « caractère pro­pre », un projet spécifique, lié sans doute au caractère implicite et subtil d'une proposition de la foi : « Un établissement d'Enseignement catholique est caractérisé à la fois par un projet d'éducation qui veut prendre appui sur un sens chré­tien de l'homme et par une communauté éducative qui cherche à inscrire dans une perspective évangélique la mise en œuvre de ce projet » (*Éduquer n'est pas contraindre*)*.* Tout cela est ridiculement développé par le menu dans le (second) dossier du Père François Coudreau, qui a du moins le mérite d'une certaine franchise. « L'école catholique n'est plus confessionnelle », y lit-on d'emblée, et ce changement s'est opéré au choc de deux événements, la loi Debré et Vatican II : 1\) « Il faut avoir le courage de dire que la loi Debré a mis un terme à l'Enseignement catholique confessionnel. Pour­quoi ? Pour deux raisons : la première raison, c'est que les enseignants sont payés par l'État. 117:801 Ainsi l'École catholique liée par contrat avec l'État est entrée dans le service public : quand on est payé par l'État, on n'est plus une école confessionnelle puisque qui a l'argent a le pouvoir. Deuxième­ment, la loi Debré a demandé à l'École catholique d'être ouverte à tous ; si l'on est ouvert à tous, on peut recevoir et on doit recevoir tous ceux qui demandent : catholiques, non catholiques ; il n'y a plus de certificat de baptême pour y entrer, ni comme enfant, ni même parfois comme enseignant... » 2\) « Le concile Vatican II, dans la décade suivante, donnait aussi un nouveau statut à l'École catholique. Vous avez peut-être lu la Constitution conciliaire sur l'Enseigne­ment catholique qui dit : "*L'école catholique n'est plus une école repliée sur elle-même, mais ouverte sur le monde.*" C'est tout le concile qui a appelé l'Église à ne plus être un ghetto où l'on s'enferme pour se défendre mais à être un accueil de dialogue et de communion avec les hommes de bonne volonté... » La franchise de ces lignes reste tout de même relative, car, comme le constate Louis d'Anselme dans *l'Action familiale et scolaire* (numéro d'octobre 1989) : a\) il n'y a pas de « Constitution conciliaire sur l'enseigne­ment catholique », mais une « Déclaration sur l'éducation chrétienne » (*Gravissimum educationis momentum*) ; b\) la citation invoquée entre guillemets ne figure pas dans ce document ni dans un quelconque texte de ce concile... C'est néanmoins la première fois que l'Enseignement catholique reconnaît publiquement et de façon aussi nette la mutation substantielle de l'école catholique opérée par la loi Debré, cause essentielle de sa déconfessionnalisation. Et ce n'est pas bien sûr pour s'en désoler mais pour le constater comme un fait irréversible contre lequel on ne peut rien et qu'il faut accepter positivement, un fait finalement opportun sur lequel se greffe à merveille l'esprit du concile. Tout le reste de l'étude s'évertue à montrer comment, en dépit de cette déconfessionnalisation, l'école privée catholique -- car on tient quand même encore à l'enseigne -- est porteuse d'une proposition spécifique qu'on définit d'abord par la négative : 118:801 « -- Cette proposition n'est pas l'enseignement de la religion chrétienne (*sic*). D'une part, l'enseignement religieux s'adresse à des baptisés catholiques, explicitement candidats à l'initiation chrétienne, or ce n'est pas le cas d'une école ouverte à tous. D'autre part, cet enseignement religieux sup­pose résolue l'adhésion des jeunes à la religion, mieux encore leur appartenance à cette religion, alors que l'École catholique veut promouvoir ce libre débat et le libre choix d'un Sauveur. « -- Cette proposition n'est pas l'enseignement de la foi chrétienne (*resic*). En effet, la foi ne s'enseigne pas (seule la doctrine s'enseigne). La foi est une vie nouvelle et, comme toute vie, elle jaillit de deux semences : la Parole de Dieu qui se révèle et la liberté humaine qui se décide. L'École catholi­que veut conduire au seuil de ce choix qui est une décision libre de chacun : elle ne donne pas la foi. » Alors, positivement ? Alors, inutile de continuer plus loin. Des mots. On mesure à ces lignes l'inanité et l'absurdité d'un tel projet qui entend « éduquer sans contraindre », faire aimer sans faire connaître, conduire à la religion en la taisant, « quitter -- comme il est dit monstrueusement -- la référence idéologique pour rejoindre la référence existentielle », assimi­lant ainsi la Parole de Dieu à une idéologie et se moquant scandaleusement de tous ceux qui ont fait jadis l'école chré­tienne : « Il ne s'agit plus de mettre les enfants dans un moule pour les faire sortir bien catholiques, mais il s'agit de libérer en eux l'esprit pour leur permettre de devenir, baptisés et non baptisés, pleinement hommes. » Au-delà du jargon dialectique et offensant de ce profes­seur tentant par cette maladroite apologétique de justifier son utopie (c'est-à-dire la liberté religieuse dans le domaine de l'éducation catholique), il y a la réalité que nous connais­sons : l'étiolement progressif des écoles catholiques depuis, justement, la loi Debré et Vatican II. Réalité crûment décrite en 1984 par l'ancien secrétaire général adjoint de l'Enseignement catholique (de 1964 à 1970) alors que des millions de personnes descendaient dans la rue pour défendre ce qu'ils pensaient être encore l'école catholi­que. Voici donc ce que disait alors le père Edmond Vander­meersch, jésuite, spécialiste « reconnu » des questions d'édu­cation et peu suspect de traditionalisme 119:801 « L'institution n'a pas d'action christianisante. Bien des aumôniers du privé le sentent. Leur influence pastorale s'exer­cerait de la même manière dans l'enseignement public. Seule­ment l'Église s'accroche à ses écoles. Ça lui donne un statut social : les églises sont vides, les mouvements d'action catholi­que désertés ; dans les écoles, au moins, on accueille encore du monde. L'Église espère aussi conserver de cette manière un lien ténu avec des familles étrangères à la religion, mais qui scolarisent tout de même leurs enfants dans le privé. » Bref, il n'y a aucune différence de nature entre l'école publique et la nouvelle école catholique non confessionnelle. Si l'Enseignement catholique ne « fabrique » pas plus de chrétiens que le service public, dès lors il perd de l'intérieur sa raison d'être. Vandermeersch prônait du reste l'intégration totale de l'Enseignement catholique dans un grand service public, laïque et unifié, conformément au plan Savary et à la logique de la loi Debré. Il faut être cohérent... Voici la baudruche chimérique du Père Coudreau cruelle­ment dégonflée par plus progressiste que lui ! On se demande bien ce qui pourrait inciter les jeunes à approfondir une vie religieuse dans des écoles privées où on s'applique à n'en rien enseigner qui puisse heurter la sacro-sainte liberté religieuse de chacun et surtout celle des élèves d'autres confessions. Vandermeersch a malheureusement raison : les « curés » s'accrochent surtout à leurs écoles et à leur institution pour le « statut social ». Ils mendient leur existence face à un État qui les tient, prêts à toutes les concessions pour survivre. Ou ils s'accrochent à des chimères grossières devant lesquelles les laïcistes doivent sans doute se retenir pour ne pas éclater de rire. Convertis pour la plupart à la « foi laïque » à laquelle ils subordonnent ce qui reste de leur foi catholique, ils n'ont plus de raison suffisante pour tenir boutique. Face à la nouvelle laïcité (positive) à laquelle s'ouvre aujourd'hui l'école publi­que, leur école-privée-catholique-aconfessionnelle ne sert plus a rien... Au rond-carré de leur argumentation et de leur déclara­tion d'intention et à la stérilité de leur œuvre, saint Paul avait déjà en quelque sorte répondu dans son épître aux Romains « Quiconque invoquera le Nom du Seigneur sera sauvé. 120:801 Mais comment l'invoquer sans d'abord croire en Lui ? Et comment croire en Lui sans d'abord être instruit ? Et comment être instruit s'il n'y a pas de prédicateurs ? » « Allez par le monde entier a dit Jésus-Christ à ses apôtres, allez enseigner toutes les nations. » Rémi Fontaine. 121:801 ### L'efficacité finalité du monde moderne par Christophe Geffroy « Ce qui fait l'unité de la civi­lisation\ capitaliste, c'est l'esprit qui l'anime,\ c'est l'homme qu'elle a formé. » ([^25]) Georges Bernanos. TRAVAILLANT depuis peu dans une grande entreprise fran­çaise, j'ai trouvé remarquable que le premier stage de formation qu'on m'ait proposé ait eu pour thème la Qualité. Quoi de plus normal somme toute qu'une entreprise soucieuse de sa pérennité cherche à améliorer la qualité de ses produits ? 122:801 Dans l'impitoyable univers commercial qui est devenu le nôtre, seules les entreprises les plus performantes ont l'assu­rance de perdurer. Dans ce contexte, qualité est synonyme d'efficacité. Car si le but recherché est le profit pour l'entreprise, le moyen de le réaliser ne peut passer que par la satisfaction du client, deux objectifs que la qualité permet d'atteindre : satisfac­tion du client dont le produit gagne en fiabilité et baisse des coûts par la diminution des dépenses induites par la non-qualité (rebuts, contrôles, après-vente, etc.). L'application de la qualité n'est cependant pas encore aussi généralisée dans les entreprises françaises que chez nos meilleurs concurrents, japonais notamment. Cette action étant devenue une nécessité pour toute entreprise désireuse de rester compéti­tive, il est donc encourageant pour l'industrie française de constater que les dirigeants d'une des premières sociétés natio­nales aient la volonté d'imposer le concept de la qualité à l'ensemble de son personnel. Pourtant, comment ne pas dire que cette démarche m'a quelque peu irrité. Je pensais à cette phrase de Bernanos : « Le monde moderne ne reconnaît d'autre règle que l'efficience ([^26]) ». Je sais bien qu'il est légitime de vanter l'efficacité lorsqu'on parle d'une entreprise. Je ne la remets pas en question. Qu'on me comprenne bien : il est sain et nécessaire que des entreprises libres en concurrence cherchent à améliorer leurs produits ou leurs prestations pour mieux satisfaire leurs clients. Mais ce système, qui est bon comme un moyen de régulation tant qu'il demeure à taille humaine et contrôlable par la cité, est dange­reux dès lors qu'il devient une fin et que les hommes abdiquent toute volonté à orienter l'évolution délétère née d'une concur­rence sans frein. J'exagère ? Il faut être aveugle pour ne pas voir que le monde moderne s'est engagé dans une course poursuite effrénée à l'efficacité dont personne ne peut savoir aujourd'hui où elle mènera l'humanité. L'image qu'elle offre aujourd'hui est celle d'un tapis roulant menant dans le vide à une vitesse toujours croissante et dont chaque nation s'acharnerait à remonter le sens pour ne pas être précipitée dans le néant. 123:801 La difficulté de notre époque est que ce système s'est généralisé à l'ensemble de la planète. Les gouvernements sem­blent considérer comme une étape inéluctable et nécessairement bienfaisante l'instauration d'une concurrence totale entre les entreprises de toutes les nations. Ils ne semblent guère s'intéres­ser aux conséquences catastrophiques qui peuvent en découler pour certaines d'entre elles. Car s'il est évident que des pays aussi efficaces commercialement que le Japon ou la Corée en retireront un bénéfice réel, cela l'est beaucoup moins pour les pays européens. L'un perd nécessairement les marchés que l'au­tre gagne. Mais quoi, est-il quelque loi non écrite qui pousserait inévitablement l'Europe à ouvrir ses frontières ? Serions-nous à ce point idiots ou masochistes pour accepter ce que le Japon refuse ? (Car enfin, le protectionnisme, déguisé peut-être, est bien réel au Japon.) Nos gouvernements ont en charge l'intérêt de nos pays, non pas celui de l'humanité. Qu'importe que la théorie économique démontre un hypothétique optimum par l'ouverture des frontières si nous devons être les seuls à y perdre ! La France elle-même est-elle seulement prête à affronter le grand marché européen de 1993 ? En vérité, cet immense marché mondial, nous en avons déjà un avant-goût. En deux générations, les économies se sont tellement ouvertes qu'elles sont déjà largement imbriquées les unes dans les autres. En même temps s'est opérée une concentra­tion des entreprises qui a donné naissance à des monstres impressionnants ([^27]). Quel gouvernement contrôle encore ces immenses multinationales qui s'étendent sur les cinq continents ? Songez que beaucoup d'entre elles sont plus puissantes que bien des États (et pèsent sur le politique d'un poids qui pour en être peu ou prou occulte n'en est pas moins réel) : des sociétés comme IBM ou Général Motors réalisent des chiffres d'affaires de plus de mille milliards de francs, soit approximativement le cinquième du budget de l'État français ! En quoi diantre le bien commun d'une telle entreprise, supranationale par définition, peut-il coïncider avec celui d'une nation ? \*\*\* 124:801 Mon propos n'est point de critiquer l'efficacité en soi, encore moins de jeter la pierre aux entreprises florissantes en raison de leur efficacité supérieure. Ce faisant, elles remplissent un rôle social bienfaisant en procurant et en garantissant du travail à leurs salariés. Il n'en demeure pas moins que cette pensée de Bernanos doit plus que jamais nous faire réfléchir dans une perspective plus large que celle de l'entreprise : « Le monde moderne ne reconnaît d'autre règle que l'efficience. » On juge une civilisation avant tout par la vision de l'homme qu'elle offre. « Toute politique implique (et généralement ignore qu'elle implique), écrit Paul Valéry, une certaine idée de l'homme, et même une opinion sur le destin de l'espèce, toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu'à la mystique la plus osée. » ([^28]) Qui, parmi nos penseurs patentés, s'interroge sur l'image de l'homme qu'offre notre civilisation et sur le destin qu'elle lui réserve ? Tout se passe comme si l'homme avait abandonné le destin de la civilisation au détermi­nisme des lois économiques et avait abdiqué toute tentative d'orienter le fleuve de l'histoire dans une direction choisie et plus ou moins maîtrisée par lui. De quels grands enjeux, en effet, les media font dépendre notre avenir ? Des parts de marché à gagner, du commerce extérieur ou de l'inflation à améliorer, du pouvoir d'achat à augmenter, du prochain défi dans telle compé­tition sportive, etc. Les moyens de communication de grande diffusion, nos hommes politiques et même une partie de nos intellectuels ne nous entretiennent que de préoccupations tri­viales qui ne peuvent conduire l'homme qu'à son asservissement par la matière et par sa partie animale. Bernanos avait raison de dire que, malgré la pléthore de discours ronflants sur la liberté, nous avons désappris de l'aimer parce que nous ne savons tout simplement plus ce qu'elle est réellement. Ce dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée n'est qu'un mirage de la liberté et c'est malheureusement ce mirage que nos contemporains idolâtrent. Un homme soumis à tout ce qui est le plus bas en lui ne peut pas être libre. 125:801 L'exercice de la liberté suppose un minimum de détachement des choses inférieures, ce que le monde moderne tout empêtré dans son matérialisme ne favorise guère. Une civilisation ainsi déspiritualisée conduit tôt ou tard au totalitarisme, fût-il démocratique. Quelle vision de l'homme, donc, laissera derrière lui notre XX^e^ siècle vieillissant, sinon celle du consommateur-citoyen ? Qu'importe alors finalement les plus beaux succès de la science et de la technique s'ils ne nous servent pas à nous élever en nous dégageant davantage de la matière. A quoi bon aller sur la lune si c'est pour y perdre son âme ? Alors que le progrès technique aurait pu permettre une vie plus dégagée de la matière, celle-ci étant de mieux en mieux maîtrisée par l'homme, il tend par la faute de ce dernier à opprimer la spiritualité. « Le passage de l'humanité sous le régime de l'Argent et de la Technique, avait justement remarqué Maritain, marque une matérialisation pro­gressive de l'intelligence du monde. » ([^29]) Cette matérialisation de l'intelligence, en amputant celle-ci de sa partie la plus haute, ne pouvait conduire qu'à sa dégénéres­cence. Plus le monde moderne encense et divinise la Raison humaine, moins il s'adresse à elle. La vie moderne, se déroulant dans ces immenses et inhumaines mégalopoles au rythme abru­tissant de « métro-boulot-dodo », ne laisse guère de temps ni de recul pour élaborer une quelconque réflexion sur les mille sujets que chaque individu voit défiler chaque jour devant lui. Tout est au contraire soigneusement pensé pour éliminer toute réflexion afin d'obtenir un homme qui n'agit plus que par réflexe condi­tionné. Entre la radio, les affiches qui s'étalent sur les murs et la télévision, un homme moyen reçoit un nombre de messages qu'aucun esprit au monde n'est capable d'assimiler. De plus, la rapidité de l'information, la vitesse à laquelle les sujets changent, tout cela concourt à rester toujours à un degré de superficialité qui est bien une des caractéristiques du monde moderne. Ce fonctionnement de notre civilisation est assez récent et l'intrusion de la télévision dans tous les foyers n'y est évidem­ment pas étrangère. Car la télévision est certainement l'outil le plus efficace pour parvenir à inculquer des réflexes conditionnés au plus grand nombre. Cet outil est d'autant plus efficace et dangereux qu'il est dans les mains d'une catégorie unique -- la classe médiatique -- qui, sur la plupart des grands sujets, dispense un seul et même message. 126:801 Ce travail qui consiste à façonner des réflexes conditionnés pour l'achat de certains produits, les publicitaires ne le cachent nullement. Personne, au demeurant, ne semble s'en scandaliser. Mais les Français se rendent-ils compte que ce qui est vrai de la publicité commerciale l'est également de la politique ? Là comme ailleurs, le débat médiatique est fait de telle façon qu'aucune réflexion individuelle profonde n'est possible. Le jeu des partis et la médiocrité du personnel politique poussent également dans ce sens. Les élections se gagnent maintenant à coup de slogans et d'affiches : il est de notoriété publique que les vedettes politiques sont conseillées et suivies par les grands maîtres de la publicité qui ne font qu'appliquer à leur poulain les règles du marketing publicitaire. On « vend » aujourd'hui un parti politique comme on vend une lessive ou du saucisson. Il serait faux de croire qu'on façonne moins facilement les esprits lorsqu'il s'agit de politique que lorsqu'il s'agit de la vente de tel ou tel produit. Dans la civilisation de masse qui est la nôtre et dans laquelle ne compte que l'avis du plus grand nombre, rien n'est aussi important que l'opinion publique, dont semble émaner inéluctablement la vérité des temps modernes. Pourtant, une masse soumise à l'abrutissement quotidien des media, éduquée à réagir passionnellement, sans esprit critique, soumise à la mode ambiante, est totalement ouverte à toutes les manipulations. On prétend représenter et suivre l'opinion, en réalité elle a été fabriquée préalablement par les media. Au demeurant, l'opinion n'existe qu'à travers eux, elle en est l'éma­nation et n'est que ce que les media veulent bien en montrer. Il faut des cas exceptionnels pour que l'opinion publique prenne une ampleur telle qu'elle s'impose naturellement aux media ([^30]). Certes, il reste encore les élections qui permettent à la « volonté populaire » de s'exprimer, mais que vaut cette volonté si elle est mal éclairée par une information tronquée ou manipulée ? Et sur des questions complexes qui dépassent sa compétence, le peuple qui vote est-il le plus à même de prendre les bonnes décisions ? 127:801 Le comportement médiatique à l'égard du Front national est un exemple significatif du condition­nement des esprits. Depuis l'émergence de ce mouvement, toutes les grandes chaînes de radio et de télévision n'ont cessé d'essayer d'accréditer auprès de leur public l'amalgame « Front national = racisme ». Il ne s'agit plus ici d'informations à caractère peu ou prou objectif, mais bel et bien d'une volonté délibérée d'inculquer un réflexe condi­tionné dans l'intention évidente de nuire. Comme on apprend à conjuguer des verbes à l'école, on apprend aux Français à décliner des concepts en leur répétant toujours et toujours les mêmes idées, ce qu'ils doivent aimer et ce qu'ils doivent haïr j'adorerai toute ma vie la Démocratie universelle et les Droits de l'Homme, je maudirai éternellement Le Pen et le racisme, etc. Ces méthodes de conditionnement médiatique vont à rebours de l'idée de Démocratie tolérante dans laquelle nos concitoyens croient sincèrement vivre. La pratique montre com­bien la Démocratie peut à son tour tomber dans un sectarisme particulièrement perfide à l'encontre de ceux qui divergent de l'accord général (ou plutôt prétendu tel) sur des points essentiels. Pour ceux-là, la liberté d'opinion est juridiquement limitée par les lois promulguées par les puissants du jour habilités à dicter le bien et le mal ([^31]). Cet acharnement contre les opposants au système n'est cependant pas ce qui menace le plus la liberté de l'esprit. Ce qui, me semble-t-il, la menace le plus -- on y revient -- c'est l'indigence de la nourriture qu'on lui sert. « C'est très joli d'avoir la liberté de penser, écrivait Paul Valéry, mais encore faut-il penser à quelque chose ! » ([^32]) Tel est bien aujourd'hui le drame de notre civilisation. L'homme se meurt faute de nourriture spirituelle, car il ne suffit pas de nourrir le corps, l'esprit aussi demande sa part. On a beau prétendre que la culture s'est « démocratisée » en devenant accessible à tous, jamais les jeunes n'ont été aussi incultes qu'à notre époque si éclairée, celle de la télévision, des ordinateurs et des mathématiques. L'essentiel des connaissances acquises par nos contemporains vient de la télévi­sion et on a vu ce qu'on pouvait en penser. Combien par ailleurs l'homme moyen lit-il de livres par an ? Un nombre ridicule. 128:801 Il y a pourtant chaque année une invraisemblable production de nouveaux livres dont on se demande bien qui peut les lire. Le niveau moyen de ces publications est cependant bien médiocre et les gros tirages sont trop rarement le fait de livres capables de nourrir l'esprit. « L'homme qui a un emploi, l'homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu'il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries inco­hérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pêle-mêle et l'abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossière­ment les esprits. Notre homme est perdu pour le livre... Ceci est fatal et nous n'y pouvons rien. Tout ceci a pour conséquence une diminution réelle de la culture ; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l'esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant. » ([^33]) \*\*\* Les civilisations se sont toutes caractérisées par une place plus ou moins grande réservée au sacré. Certes, le sens du sacré a beaucoup varié avec les civilisations, des peuplades primitives païennes aux civilisations égyptienne ou gréco-romaine, toutes cependant ont rendu à leur manière un culte aux divinités auxquelles elles croyaient. Ce n'est assurément pas un hasard si les traces des premiers groupes humains montrent déjà une activité spirituelle, aussi rudimentaire soit-elle. Car l'homme possède en lui un besoin d'absolu et d'infini qu'il ne peut exprimer que par la religion. La croyance en une entité supé­rieure à l'homme est chez lui un besoin naturel. C'est précisé­ment ce besoin que le monde moderne tend à occulter. En effet, le monde moderne est à cet égard véritablement révolutionnaire en ce qu'il est le premier à avoir évacué, le sacré de la sphère publique. Il ne s'oppose certes pas à la pratique de telle ou telle religion. Il n'y a pas de persécution physique. 129:801 Mais une persécution morale peut-être plus dommageable parce que plus sournoise. Persécution morale par une indifférence officielle totale de la société civile aux choses de la religion conduisant inévitablement à des lois qui s'opposent formellement aux ensei­gnements moraux de celle-ci. C'est la première fois dans l'his­toire qu'une civilisation se désintéresse ainsi totalement du sacré en réduisant toute croyance à la seule responsabilité individuelle. C'est déjà ce qu'observait Péguy quand il écrivait : « Le monde moderne ne s'oppose pas seulement à l'ancien régime français, il s'oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C'est en effet la première fois dans l'histoire du monde que tout un monde vit et prospère, *paraît* prospérer *contre toute cul­ture.* » ([^34]) L'histoire française depuis la Révolution montre bien qu'il n'existe pas de neutralité de l'État à l'égard de la religion. D'une façon ou d'une autre ou il la combat ou il la favorise. Or, le laïcisme proclamé de nos Républiques successives n'a pas cessé d'être une machine de guerre dirigée contre l'Église catholique. Aujourd'hui, le laïcisme militant est dépassé dans ce combat contre l'Église par la formidable poussée matérialiste et hédo­niste favorisée par la puissance des media modernes ; il n'en continue pas moins ce combat. Le monde moderne, avec son outil médiatique et son laïcisme, exerce une formidable pression qui tend à éliminer toute vie spirituelle chez l'homme. Qui, aujourd'hui, parle encore des besoins de l'âme ? Si l'homme est fait pour le bonheur, les bonheurs qu'on lui promet ne sont que des mirages, plaisirs mis bout à bout pour simuler l'éternité mais qui ne suffisent jamais assez et qui mènent donc un jour ou l'autre au désespoir. L'homme aspire à l'éternité par la part d'infini qui est en lui et qu'il ne peut trouver qu'en Dieu. Encore faut-il le lui expliquer et lui montrer le chemin. A ce stade, on est obligé de constater la défaillance de l'Église pour répondre à ce besoin plus pressant qu'il n'y paraît. Certes, l'Église est plongée dans un milieu hostile et la faute ne lui incombe pas d'avoir été jetée hors de la sphère publique, mais tout se passe comme si elle avait malgré tout abandonné toute prétention à exercer son pouvoir culturel. 130:801 Dans nos pays chrétiens, l'Église exerçait une hégémonie culturelle qui contrebalançait bon an mal an la montée en puissance du matérialisme moderne. Depuis que l'Église à la suite de Jean XXIII a réalisé son « aggiornamento » avec les méthodes de la pensée moderne, elle s'est condamnée à perdre le combat culturel. D'abord parce que l'Église ne peut pas se fondre à une culture qui lui est fondamentalement hostile, ensuite parce qu'elle ne peut plus s'imposer si elle ne croit plus à son pouvoir culturel et à sa légitimité. S'adapter est certes nécessaire et l'Église avait su le faire tout au long de son histoire, mais sans renier son identité culturelle pour autant ([^35]). \*\*\* Quel enseignement tirer d'une analyse sur une situation aussi peu encourageante ? Certes, le chrétien garde toujours au fond de lui une joie secrète alimentée par l'Espérance. Il sait que l'Église seule détient les clefs de la vie éternelle. Mais sauf à entrer dans un monastère, chaque chrétien, à la place qui est la sienne et selon ses talents, a le devoir d'œuvrer pour favoriser l'instauration d'une cité plus chrétienne. La conscience et la connaissance des méfaits du monde moderne permettent de nous en protéger. Mais cette réaction de défense et de conserva­tion de la culture qui fait notre identité n'est pas suffisante. Il nous faut aussi avoir une mentalité de gagnant dans le combat culturel qui se joue aujourd'hui. Car même si rien de fondamen­tal ne se fera tant que l'Église n'aura pas d'abord elle-même retrouvé cette confiance et cette sûreté qui lui font tant défaut, il incombe aux chrétiens de montrer à nos adversaires que nous ne sommes pas prêts à accepter n'importe quoi. Plus que de réformes politiques ou sociales, c'est bien d'une réforme intellectuelle et morale que notre civilisation a besoin. Mais une telle réforme ne nous impose-t-elle pas d'abord de nous réformer nous-mêmes. Car enfin, toute crise de l'Église n'est-elle pas toujours avant tout une crise de *sainteté *? Autre­ment dit, l'Église ne souffre-t-elle pas primordialement d'un manque de saints ? 131:801 Les chrétiens attachés à la culture tradition­nelle de l'Église ne sont pas assez nombreux pour se permettre le luxe d'un déchirement. Quel orgueil, au demeurant, à préten­dre convertir le monde quand on commence par excommunier son voisin ! Est-ce là l'exemple de charité montré par notre famille religieuse ?... *Novembre-décembre 1989.* Christophe Geffroy. 132:801 Le jardin à l'Est d'Éden ### L'aménagement de l'espace rural réclame la main-d'œuvre gratuite par Francis Sambrès Nous avons quelque peine, aujourd'hui, à comprendre que l'esclavage n'ait été juridiquement aboli que vers le milieu du siècle dernier, dans les nations dites civilisées et ne le soit pas encore, aujourd'hui, dans une grande partie du monde. Nous ressentons une sorte d'inquié­tude à nous dire que nos grands-parents (ou leurs parents) pouvaient accepter de vivre dans un monde où une partie de l'humanité était privée par l'autre de certains droits naturels. Le rôle de l'Église catholique, dans cette histoire, ne nous apparaît pas très clairement, tant sa victoire -- si on peut dire -- fut difficile, tardive et remplie de convulsions. 133:801 Nous voici prêts à croire sur parole les thèses officielles, savoir que seule la Révolution française fit passer le monde de l'ombre à la lumière, de l'esclavage à la liberté, de la tyrannie à la démocratie. C'est pourquoi il y a quelque danger à aborder le sujet on risque de prendre pour un plaidoyer ce qui n'est qu'une analyse et pour un éloge coupable, une simple observation. Dans le langage courant, le mot *esclave* représente un homme presque nu, enchaîné, courbé sous le fouet ou en fuite, poursuivi par des chiens, ou, au mieux, vivant dans la case de l'Oncle Tom. La littérature -- malgré l'iconographie -- et les médias ont fait leur travail de désinformation et réduit le problème au seul statut juridique : avant ou après l'abolition : avant, la honte ; après, la dignité. Tout n'est pas si simple et le statut d'esclave, s'il a toujours connu l'arbitraire des maîtres, était bien différent selon les temps des civilisations. Selon les nécessités qu'on croyait discerner, et le poids des jours, on modifiait la condition pratique des esclaves, soit par des rigueurs extrêmes visant à les priver d'humanité, soit par l'octroi d'un statut se rapprochant peu à peu du statut d'homme libre sans que, toutefois, il parvînt à celui de citoyen. Le remarquable est bien qu'il ait existé, de tout temps et aussi longtemps partout, et encore maintenant, dans toutes les civilisations et sous tous les régimes politiques, une forme d'esclavage. C'est bien parce que « l'esclavage » est lié à l'existence d'une société rurale. \*\*\* Pour faire, de la nature naturelle et de l'espace vierge, le jardin à l'Est d'Éden, qui ressemble à celui d'Eden, il faut de la main-d'œuvre, beaucoup de bras habiles à manier les outils, et cette main-d'œuvre *doit être gratuite.* 134:801 En effet la civilisation rurale, avant de s'épanouir en épis et en fruits, doit résoudre les vastes problèmes d'aménagement et d'entre­tien de l'espace pour assurer chaque année la survie de ses habitants et le stockage de ses semences ; telle est la loi. Si l'on pouvait compter la part de génie civil qui modèle le paysage rural d'aujourd'hui et si on savait qu'en raison des érosions naturelles, des aléas, des modes, voire des caprices, ces aménagements qui ont déjà coûté une part importante du travail quotidien de chacun -- investissement et entretien annuel -- sont *à refaire chaque demi-siècle à peu près,* on comprendrait que la production agricole n'est pas la seule fonction de l'agriculture ni la plus importante, mais qu'*elle est liée de façon indissoluble à l'aménagement, à l'entretien et à la conservation des espaces et des espèces.* Il devient dès lors évident qu'accepter une politique agri­cole (qu'elle soit commune ou non) fondée uniquement sur les coûts d'exploitation et les cours de marché des produc­tions annuelles, entraîne par définition la destruction de l'espace construit ([^36]), faute de pouvoir l'entretenir, voire le rénover pour le mettre à niveau. A plus ou moins long terme, les grands équilibres de l'eau, de l'humus, et des écosystèmes en place n'étant plus respectés, il s'amorce une régression, lente au début, puis d'une rapidité vertigineuse qui entraîne, par la déprise et le départ des hommes, la destruction irréversible du paysage rural et son retour à un état naturel hostile à l'homme que seul un nouveau défrichement avec de nouveaux bras gra­tuits rendra peut-être habitable et, aménagé, productif plus tard. Admirer Versailles et le pont du Gard, le parcellaire d'Ensérune et les jardins de Murcie, ceux de Grenade et ceux du Frascati, les villas de Palladio, s'extasier sur les perfections techniques de toutes ces œuvres sans prix, nous fait trop souvent oublier le nombre, l'importance et la qualité des ouvrages qui ont été nécessaires pour sculpter la Création et lui donner le visage qu'on lui connaît. 135:801 Et ces ouvrages-là ne sont pas nés du caprice ou de la volonté de puissance d'un Prince (comme on peut le repro­cher bêtement à certains travaux opulents). Ils sont nés de la nécessité technique d'une lutte pour la vie d'un peuple fidèle -- par nécessité -- qui en assurait la charge. On oublie trop souvent que toute parcelle doit avoir un accès pour la vidange d'une récolte, au pire par une servitude de passage mais le plus souvent par un chemin d'accès. Qui sait encore, ce que tout le monde savait, que tout chemin demande, avec un tracé compatible au mode de charroi, un nivellement du profil en travers avec un revêtement, des ouvrages de génie civil comme ponts, gués, fossés, des protec­tions comme murettes ou haies d'arbres et un entretien annuel, tels qu'on pouvait juger de l'état d'un pays, s'il était en équilibre ou non, par celui de ses routes et ses chemins ruraux ([^37]). On oublie trop souvent que toute source, toute rivière, tout point d'eau a dû être aménagé en harmonie et en *mariage* avec le parcellaire afin que fonctionnent ensemble d'infinis jeux d'eaux, moins somptuaires certes que ceux des jardins royaux mais indispensables à l'équilibre qui condi­tionne notre survie entre les eaux profondes et celles qui coulent. Il n'y avait pas d'eaux libres sur notre territoire, sauf, peut-être, quelques torrents de montagne qu'on n'approchait qu'avec prudence. Il faut aussi profiter de l'occasion pour dénoncer quelques idées fausses, qu'il est pourtant de bon ton d'avancer pour expliquer le nombre et la valeur de ces travaux quand on consent à les prendre en compte. On dit qu'ils ne furent possibles que par le nombre des malheureux qui y participèrent et la durée du temps quotidien qu'ils étaient contraints d'y consacrer, du fait de leur statut d'es­clave, de serf, ou de main-d'œuvre gratuite. 136:801 C'est une vue très courte. S'il est vrai que la population rurale fut, au cours des temps, la quasi-totalité de la popula­tion des pays (de tous les pays, et, aujourd'hui encore, en Asie et ailleurs), -- et ce jusqu'au début de l'ère industrielle qui peu à peu concentra dans les villes un peuple d'ouvriers salariés obligés de tout acheter pour survivre, avant d'y entasser les misérables troupeaux d'enfants perdus d'aujour­d'hui, -- il est vrai aussi que le nombre absolu des habitants varia de façon considérable par le jeu des aléas climatiques, des épidémies et de la volonté politique qui gouvernait jadis l'économie, et que certaines époques (la fin du XIX^e^ siècle en France) connurent de telles pressions démographiques, un tel immobilisme foncier que jamais, chez nous, on ne monta si haut, aménager si péniblement de si pauvres espaces, où la récolte misérable, si abondante qu'elle fût, n'amortissait jamais au sens économique du terme les travaux d'aménage­ment et d'entretien qu'on avait dû y consacrer pour une survie frugale. En d'autres temps de guerres interminables, de pestes, d'insécurité, de caprices météorologiques, ajoutés à ceux du Prince, on connut de telles dépressions qu'il se fit des reflux tels qu'on dut modifier les structures d'exploitation pour garantir du mieux qu'on pouvait la civilisation de l'espace conquis, et laisser aux troupeaux, gouvernés avec science, le soin de conserver ce qu'on ne pouvait plus exploiter. \*\*\* C'est dire que le nombre, la densité à l'hectare ne fut jamais qu'une explication de la forme plus ou moins parfaite de l'aménagement. Sur un lieu où se rencontrent des éléments particulièrement favorables, il y a toujours une densité impor­tante, sur des parcelles de faible surface, avec une valeur foncière très élevée. 137:801 On y rencontre les aménagements les plus ingénieux qui visent à la perfection -- pour les eaux, les vents, les accès -- et y parviennent souvent. Ces lieux sont des jardins retrouvés. La part d'entretien, -- sur des aména­gements hérités, du moins pour l'essentiel, des générations passées, -- y est très élevée mais, en regard des fruits de la récolte, en même proportion que sur des lieux de dimensions plus vastes, de terres de moindre valeur, où le parcellaire reste encore fruste, les efforts consentis étant à la mesure des faibles rendements attendus. *Il y avait donc pour la population rurale,* et celle des villages ou des petites villes n'y échappait pas, *obligation de consentir une part importante de travail annuel non productif de récolte mais sans lequel, de récoltes, il n'y aurait point.* L'obligation de labourer -- ou bêcher -- de façonner la terre, d'y coltiner le fumier, de semer, de récolter, de conserver, allait de soi, était prioritaire puisqu'elle assurait la provende quotidienne des hommes et des bêtes, mais ces charges -- en aucun cas -- ne diminuaient celles des actions permanentes d'aménagement et d'entretien sans lesquelles tout le monde savait qu'il y aurait une dégradation des fonds et des risques mortels de pénurie, -- déjà bien assez importants du fait des aléas sur lesquels nous ne pouvions rien : les climats et le poids de l'État dans ses interventions foncières, fiscales ou militaires. Si l'on ajoute le bois du feu, la construction du logis, des étables et des granges qu'on assurait soi-même pour l'essen­tiel, on mesure le plan de charge annuel d'une exploitation, quels que soient sa dimension, son mode de culture, ou d'appropriation. Dans la journée, il restait fort peu de temps pour ne rien faire, ce qui permit de dire que les paysans travaillaient comme des bêtes, autant que des serfs, des esclaves ou des convicts, qu'ils travaillaient tout l'an, sans relâche, jour et nuit, et toute la vie ! \*\*\* 138:801 Il est vrai qu'ils travaillaient comme des bêtes, c'est-à-dire avec mesure et lenteur. Quand ils en avaient, ce qui ne vint que tard, il fallait bien, sous peine de les perdre, marcher à leur pas, veiller à leur manger et à leur boire, ne jamais dépasser des temps d'effort raisonnables -- sauf à risquer la fourbure -- ménager des temps de repos (on appelait cela « souffler »), et ne pas demander les tâches impossibles qui rebutent l'attelage et le rendent rétif. Dans les biens de village par exemple, construits par les brassiers, la dispersion des parcelles, leur éloignement des maisons et des étables imposaient une « perte de temps » très importante aux tenanciers. Pour partir à l'aube il fallait se lever tôt, donner la ration, attendre qu'elle fût mangée en faisant la toilette des bêtes et les litières. On avait, la veille au soir, réparé la couture du harnais, le rivet de nos guides, aiguisé au feu le tranchant des carrelets, mis une pièce ici, redressé un ardillon là, remis tout en ordre et en sécurité. On pouvait maintenant faire boire, vérifier les ferrures et atteler. Pour tout ce rituel, il fallait bien compter une heure et plus. Était-ce du travail ? Nous n'en avions pas conscience. Au pas du cheval (4 km/h), à celui, plus lent encore, des bœufs (2,5 km/h), on gagnait le lieu de travail. On avait bien le temps de penser, de regarder. On se mettait enfin au labour ou aux charrois jusqu'au prochain repos, jusqu'au prochain repas des bêtes, leur retour obligé à heure précise, ménageant ainsi des moments de pause pour les hommes. Les hommes travaillaient donc comme des bêtes, ils vivaient avec les bêtes, dans la mesure et la sagesse obligées. \*\*\* Le temps de travail était aussi limité par le rythme des jours. Quand on ajoute aux 12 heures (moyenne annuelle) l'heure de l'aube et celle du crépuscule, on trouve une cadence moyenne de travail qui ne peut excéder 14 heures de jour, si nous n'oublions pas qu'au début de ce siècle encore 139:801 on s'éclairait à la dangereuse torche de résine (il n'était pas question de brûler dans les lampes le gras qu'on pouvait manger, ou le pétrole qu'on aurait dû acheter). Travailler dedans une torche à la main est un exploit ! On raconte souvent que certains allaient travailler la nuit leurs tenures, leur journée étant louée à d'autres. Ma foi, c'est peut-être vrai, bien que difficile soit, sauf pleine lune, de manier un outil dans le noir. Ce n'était -- au mieux -- qu'un excès qu'on ne pouvait répéter souvent, d'autant que l'on disait avec quelque vérité que ceux qui sortaient la nuit préparaient plus de sottises, voire de coquineries, que de jardins ou de champs. On risquait d'être accusé de braconnage, de rapinage ou d'avoir -- et c'était le plus souvent -- organisé charivari et jonchée. Pendant les jours de pluie, la vie aux champs s'inter­rompt, -- on reste à l'étable, au hangar. Certes, on ne baye pas aux corneilles, calfeutré dedans, assis, mais on attend l'éclaircie en bricolant. Les jours de grand froid, le travail au champ ou au bois est aussi impossible : l'outil ne rentre pas dans le sol gelé et le bois glacé fait éclater le fil des haches. Tous ces jours où le travail est techniquement impossible dehors sont, sous certains climats, à certaines altitudes, assez nombreux, toutes ces heures noires de l'hiver assez longues pour que l'on songe à en meubler l'ennui. La vie rurale s'enrichit alors d'une ébauche de vie industrieuse, création domestique ou simple plaisir de *faire,* à l'origine, puis acceptée comme complément de ressource. On marchait aussi beaucoup, que ce fût pour aller au champ et au bois, et pour en revenir, pour aller au marché, à la foire de la ville ou sur les lieux du travail loué, pour suivre, sillon après sillon, le pas des bêtes et même pour aller voir sa belle ! On marchait le plus souvent chargé de paniers, de besaces, de hottes, de sacs, de fagots, de seaux, tant étaient nombreuses les manutentions obligées. Ainsi du fumier -- considéré aujourd'hui comme anti-hygiénique et justiciable des foudres de l'ADSS -- qu'il fallait sortir à la brouette de l'étable, 140:801 monter au carré d'un beau tas peigné pour qu'il ne prenne ni le trop de soleil ni la pluie, porter aux champs avant les labours, soit à coup de hotte, soit par charroi qu'il fallait charger et décharger, éparpiller en couche régulière, à la fourche, en secouant les bras pour l'effriter au mieux. Ainsi du bois de feu dont on disait en riant, lorsqu'on le coupait, qu'on l'ébranchait, qu'on le débitait, qu'on l'empi­lait, qu'on le débardait, qu'on l'empilait à nouveau près du foyer après l'avoir refendu, qu'il réchauffait aussi en brûlant, alors qu'en fait il ne servait qu'à cuire les aliments et chauffer le four. Ainsi des récoltes, dont chacune demandait de nom­breuses opérations, des parcours sans fin, des charges sous le soleil du tantôt. Il s'ajoutait pour elles le souci de la conserva­tion. On dit aujourd'hui « stockage » et on en a dérobé le soin au paysan pour le confier à un presque fonctionnaire de coopérative, pour le résultat que l'on sait, d'un surcoût exorbitant financé par l'agriculteur qui n'a plus son mot à dire et par l'État qui prétend en porter le poids et s'en assure la maîtrise. Or, la conservation des produits, soit qu'on voulut en répartir l'abondance sur l'année entière, soit qu'on songeât à des ventes meilleures au temps où les imprudents seraient démunis, soit qu'on tremblât pour les semences de demain, faisait au même titre que l'aménagement permanent du fonds et son entretien, et que les façons annuelles, partie de la conduite « en bon père de famille » que réclamaient les contrats de locations de terre, fermage et métayage. Quels que fussent son statut et sa position sur l'échelle sociale, qu'il fût brassier ou bordier, vendant son travail pour payer la location précaire d'un abri, d'un jardin ou d'un champ, qu'il eût les titres de fermier ou qu'en fin de générations économes il accédât à la propriété d'un bien, chacun savait qu'il était imprudent de vouloir s'affranchir d'une seule de ces trois règles d'or : travail, épargne, patience... et prendre le risque insensé de voir remis en question l'équilibre auquel on était parvenu. \*\*\* 141:801 C'est ainsi que les jours passaient et, s'ils étaient pleins pour tous, des enfants aux vieillards, rares étaient ceux qui épuisaient les corps, dont les maladies voulaient peu, sauf imprudence de boire trop de froid de la source -- c'était un sang glacé -- ou de goûter pour la sieste l'ombre du noyer. Le reste était sortilège et mauvais œil. D'ailleurs on n'avait pas le temps d'être malade ; on prenait à peine, quand il était venu, celui de mourir. De ces journées pleines, rares étaient celles qu'on accepterait aujourd'hui de payer (en y ajoutant les charges sociales) tant une grande partie était consacrée à des tâches « non rentables ». Lorsque Sully disait : « labou­rage et pâturage » sont les deux mamelles de la France, il savait bien que les mamelles font partie d'un corps vivant et n'assurent leurs fonctions spécifiques que dans l'équilibre de l'organisme tout entier. Seules, les mamelles ne font pas de lait ! Nous avons aujourd'hui tendance à penser que champs et bêtes ne sont que des machines à produire, soumises aux simples lois économiques des marchés dont naïvement nous croyons pouvoir nous affranchir par des règlements et des quotas, comme nous avons cru nous affranchir des contraintes de l'esclavage par une déclaration d'intention et la construction d'un édifice réglementaire d'État dont nous refu­sons de voir justement qu'il nous est imposé par la loi d'airain des marchands d'argent. Si nous voulions bien y consacrer quelque temps de réflexion, nous serions bien obligés de constater qu'entre le sort concret de l'esclave ou du serf, corvéable à merci, nourri maigrement mais tous les jours, mal logé mais abrité, quelque peu vêtu, et celui de qui est contraint, pour obtenir ce peu, de quémander à un employeur un fragile emploi soumis aux lois économiques (travail non rentable, pas de travail) qui décideront, avec l'arbitraire que l'on sait, des horaires, des salaires et des cadences, on ne voit pas trop de différence, le recours à l'État dans le cas d'une trop flagrante inhumanité aboutissant tou­jours concrètement à une situation pire pour le demandeur. 142:801 On nous répondra que les « conquêtes sociales » arra­chées au « patronat » par la lutte des classes ont fait des acquis sociaux, et bien des gens, qui ne se réfèrent qu'au passé récent, oublient que ces luttes ont été livrées non pas contre un ordre rural ancien qui, malgré les défauts souvent graves des hommes, restait conforme dans ses finalités aux desseins de la Création, et -- en fait -- assez respectueux des hommes -- mais justement contre l'ordre nouveau des idéolo­gues qui voulurent le détruire et les avatars de leurs folies toujours en action. Jamais, dans l'âge de l'ordre ancien, le monde n'a connu de pires conditions de vie, des différences aussi scandaleuses, qu'au cours du XIX^e^ siècle qui fut le premier siècle d'argent et du XX^e^ qui introduisit le racket d'État comme appareil de justice, et la spéculation entre initiés comme moyen de créa­tion des richesses individuelles. Il paraît qu'on a rendu ainsi aux hommes une dignité qu'ils avaient perdue et que ceci vaut le prix qu'ils payent. J'avoue ne pas voir très bien dans ces hordes de barbares qui campent, grandes compagnies, aux marches de nos villes, les modèles de la dignité humaine retrouvée ni, dans la redistribution des biens par l'État et ses appendices tentaculaires, un modèle de justice et d'efficacité. Toutefois, et c'est vrai, la condition ouvrière paraît s'être matériellement améliorée par rapport au XIX^e^ où le désordre révolutionnaire avait imposé le temps des destructions convul­sionnaires qui assuraient ses œuvres. Il est bien difficile de dire si les conditions de vie de l'ordre ancien étaient meilleures ou pires que celles d'aujour­d'hui ; elles étaient en tous les cas différentes et ne peuvent pas être mesurées à la même aune. Dans une société privée de numéraire, aux échanges réduits, fixée au sol en fait autant qu'en droit, les finalités étaient simples si les autres causes ne l'étaient guère ; il fallait vivre au mieux le quotidien des jours dans le respect commun de la Création mise sous nos lois à l'horizon de nos jardins. 143:801 Nulle communauté n'est à l'abri des violences climatiques, du despotisme des Princes ou des privilèges détournés ; mais, les années d'abondance, les Princes chrétiens et les privilèges mesurés aux besoins du bien commun existaient aussi, plus souvent qu'on ne le dit et plus nombreux qu'on ne veut le croire, le tout traversé par les fulgurants éclairs de sainteté qui inondaient de grâce nos humanités misérables. Battre monnaie est devenu un privilège d'État. Ce ne fut pas sans mal qu'il obtint de ses sujets, de gré ou de force, le monopole de l'émission et de la manipulation qui lui permet de se conduire, en matière financière, comme n'oserait pas le faire un bandit de grand chemin. Le dépouillement des sujets par le biais des manipulations monétaires est la plus claire des actions d'un gouvernement -- quel qu'il soit -- de notre siècle et de l'idéologie dominante. C'est dire que l'État n'est jamais prêt à abolir ce privilège même s'il consent à le partager avec quelques-uns sous haute surveillance. C'est pourquoi « battre monnaie » est bien ce qu'il y a -- comme beaucoup de choses -- de meilleur ou de pire selon l'usage que l'on en fait. A ceux qui, dans nos anciennes colonies, instauraient sur leurs domaines une mon­naie locale, on fait un procès (qu'on oublie de faire aux colliers de pacotille des Clubs-Med de Monsieur Trigano) d'avidité extrême et de colonialisme. Et il y a certes deux façons extrêmes de battre monnaie -- et mille façons inter­médiaires -- qui justifient la louange ou le procès. Imaginons un lieu en cours d'aménagement, aux confins du bout du monde, affamé de main-d'œuvre, gratuite si possible ou presque, où les personnes et les biens ne circulent pas libre­ment et où le tissu social n'est pas normal -- soit en voie de destruction de ses structures traditionnelles, soit en cours de construction. Dans ce lieu, le maître, le chef détient les pouvoirs régaliens. Il peut, à son gré, comme l'État lui-même prétend qu'il le fait, exercer ses pouvoirs selon le bien com­mun 144:801 et (considérant que la monnaie libre, apparaissant en des lieux et des temps inopportuns, encourage le jeu plus que le travail, le vice du gaspillage plus que la vertu de l'épargne) vouloir en mesurer l'émission, en contrôler l'usage, assurer à tous au meilleur prix la satisfaction des besoins élémentaires et mesurés de ceux qui œuvrent avec lui... Il peut aussi, de la même façon, et comme l'État le fait trop souvent et presque toujours, utiliser la monnaie pour fixer en esclavage la main-d'œuvre prise dans ses filets, encourager un crédit à la consommation tel qu'il soit impossible à quiconque de s'en libérer, organiser le jeu et les mauvaises pulsions pour en tirer profit, et enfin exploiter une main-d'œuvre devenue gratuite par l'artifice de la monnaie et par le double profit du bien qui s'enrichit et des commerces, tous, qui ajoutent, par le mono­pole, les fruits scandaleux de la spéculation aux légitimes bénéfices de la revente. C'est dire que le système employé a moins d'importance que l'homme -- ou l'institution qui l'emploie. Nous voyons bien que l'utilisation de main-d'œuvre gra­tuite libérée des contraintes et des risques de l'argent, sage­ment réservé aux riches, est une absolue nécessité pour tout aménagement de la planète ; le seul problème étant l'état sanitaire du « troupeau » dont on a besoin, la sagesse voulant qu'il fût bon. Les maquignons le savent bien et le font mieux que les États qui se sont libérés des concrètes obligations de leurs charges par la monnaie de singe des grands mots, des grands principes et s'avèrent tous incapables de faire mieux, avec plus de mépris encore ! \*\*\* Si l'on veut bien regarder ce qui s'est passé, ce qui se passe encore, partout où l'homme s'efforce de conquérir la surface de la terre, on aura une claire vision du vrai sens de l'histoire. C'est toujours par grandes unités que commence l'histoire de l'appropriation des terres « vierges ». 145:801 On raconte bien les récents exploits de ces êtres qui reçurent (et encore en fin du XIX^e^ siècle !) le droit -- souvent en raison des services rendus -- de se tailler des empires qu'on ne pouvait entourer que du galop des chevaux. Il s'agissait là -- et tout le monde le savait -- d'une zone sans valeur abandonnée aux pauvretés de la nature. Il fallait donc être homme de grande mesure pour accepter un tel présent, ou solliciter la concession d'un semblable espace -- dont l'expérience montrait que la pro­priété n'était consentie qu'en raison de sa non-valeur et de son improductivité ([^38]). Il fallait aussi la première richesse pour amorcer à cette échelle l'exploitation extensive du bétail, pour qu'on bâtisse le premier château qui n'était encore qu'une masure, pour qu'on s'efforce d'attirer et de fixer les bras sans lesquels il n'y a pas de civilisation rurale. Si les Indiens ont été massacrés au Far West, c'est avant tout parce que, tribus de chasseurs nomades, les hommes ne savaient ni ne voulaient cultiver la terre. Le conflit était sans issue -- ce fut l'extermination. On ne put que s'adresser ailleurs pour l'achat des nécessaires esclaves, alors qu'au Brésil, par exemple, depuis le XVI^e^ siècle, l'honorable profes­sion de « bandéirante » pouvait approvisionner les besoins locaux -- du moins dans une fort grande proportion -- du fait que la population autochtone était fixée depuis longtemps dans ses jardins et ses champs vivriers. Il était donc un non­sens économique de la massacrer -- il suffisait de la déporter -- plus ou moins habilement ! Et par la force s'il fallait -- pour entreprendre et poursuivre la mise en valeur de l'exploi­tation de cet immense espace -- où chaque centiare réclame un aménagement spécifique, des bras pour le faire, des soins annuels, avec des bras pour les donner, sous l'œil du maître se conduisant en bon *père de famille.* \*\*\* 146:801 C'est ainsi que tous les moyens sont bons pour avoir ces bras sans lesquels les grands desseins sont impossibles, pour les avoir le moins cher possible, pour les fixer de gré ou de force au lopin de sol qu'il fallait conquérir, puis maintenir si l'on voulait qu'il produisît. D'abord il fallait des familles nombreuses avec des enfants accueillis comme une richesse et une bénédiction. Les bâtards du maître étaient aussi promis à de beaux avenirs ! En regard de l'immensité des tâches, la « famille » ne suffisait pas : on avait beau accueillir de pau­vres hères, des fugitifs qu'on installait d'une cabane, d'un jardin et d'un champ, pourvu qu'ils respectassent la règle générale, et qu'on verrait s'attacher peu à peu au sol qu'ils défricheraient, aux paysages qu'ils construiraient, cela ne suffisait pas. Il fallait donc avoir recours -- comme encore aujourd'hui en France et dans le monde entier -- à des importations massives de main-d'œuvre gratuite ou presque, du fait des faibles salaires consentis et de la fréquente clan­destinité de l'opération. Que le métier de négrier subsiste aujourd'hui ne peut surprendre que les ânes qui récitent bêtement les DHSD. On découvre de temps en temps des lieux et des pays où le commerce des bras reste florissant et « scandaleux » parce qu'il s'exerce sans fards ; on s'indigne sans pouvoir faire grand chose, puisque tout le monde est d'accord pour que cela existe, mais on refuse d'admettre que cette nécessité de bras gratuits -- ou plus exactement en échange du vivre et du couvert, après qu'on ait consenti à l'investissement de l'achat -- est imposée partout, depuis toujours, si l'on veut vivre sur terre, que ce soit aux particuliers, aux États, quels que soient les systèmes politiques appliqués, par les lois de la Création à l'Est de l'Éden. En étant invités à se battre pour que soit institué un salaire minimum de famine ([^39]), indéfini­ment ajusté aux aléas de la conjoncture, les pauvres ne savent pas qu'ils rivent à leurs chevilles les chaînes de l'esclavage. 147:801 Croyant échapper à la dépendance d'un homme qui pouvait être leur ami et leur frère (et peut-être le prochain à l'image de Dieu), ils se sont rués dans celle d'un système qui chaque jour perfectionne l'usage de sa tyrannie et l'efficacité de ses méthodes. On ne s'affranchit pas de la condition ouvrière. Le coût économique du transfert qu'on crut bon faire des néces­sités de l'esclavage du secteur privé au secteur public est tel que les chefs d'État qui tentent de l'imposer ont le choix entre laisser croupir dans la misère des masses décervelées, ou consommer peu à peu le capital qu'on avait pu, avec l'ancien système, mettre de côté -- investi, caché dans le « fonds » du bien comme disait le laboureur à ses enfants, et non confié à l'appareil financier qui rôde cherchant à le dévorer. Ces grandes unités foncières, ces latifundia de l'origine, ces duchés, ces concessions d'espace vierge conquises au galop d'un cheval évoluent peu à peu de l'élevage extensif qui se contente de points d'eau et de provende naturelle -- avec tous les risques que cela comporte -- vers une polyculture associée à un élevage plus intensif qui assure, avec la sécurité du quotidien des hommes et des bêtes, une marge plus importante de productions commercialisables. C'est au long de cette voie de passage que se construit le paysage rural, par la maîtrise des terres et des eaux, exigeant toujours plus de bras et une part de plus en plus grande de besogne obscure qu'on croit pouvoir -- du moins le croit-on aujourd'hui -- sacrifier sans péril, dès lors qu'on pense que la nature est bonne. Au cours des temps, ces grandes unités entraient, quelles que fussent leurs dimensions, dans un processus d'éclatement, d'abord d'exploitation et sans que l'unité foncière de propriété fût atteinte gravement ; puis, soit que l'État introduisît ses grosses pattes d'ignorant dans une réforme agraire idéologique, ou dans des manipulations monétaires douteuses, soit que les propriétaires de bien, devenus plus nombreux ou de sang plus pâle se montrassent incapables, dans le partage des productions, d'équilibrer la part revenant à l'entretien, entraînant aussi la chute de leurs Maisons. 148:801 Il fallait vendre une à une les unités d'exploitations, les anciennes masures des brassiers avec leurs lopins minuscules, les dernières forêts, jusqu'à la ferme du château et le château lui-même. Sauf pour les forêts dont le cycle de gestion dépasse notre entendement particulier et qui sont menacées par ce proces­sus, ce fut une bonne chose que cette production éclatée à la mesure d'unités familiales gérées selon les principes de la prospérité absolue qui sont de règle, pour peu que les Princes de l'État ne viennent pas peser sans mesure sur leur applica­tion, pour en prendre une part d'ogre, qui rogne le capital foncier. La richesse véritable, en milieu rural, s'obtient par la suppression des dépenses, les recettes dès lors venant -- ou ne venant pas -- des excédents de récoltes, si maigres soient-ils, qu'on ne pouvait consommer. De là, la nécessité de la main-d'œuvre gratuite (main-d'œuvre familiale, enfants ou collatéraux célibataires) ou presque gratuite (les ordres monastiques firent de grandes choses) et le refus d'acheter avec le crédit (*horresco referens !*) quoi que ce soit et même cette terre ou ce champ qui fait pièce, arrondit le bien et que l'on convoite depuis si longtemps. Lorsqu'on abandonne ces principes rigides tout à fait conformes à ce qui nous a été dit de notre statut à l'Est d'Éden, on commence à manger le fonds, on entre dans le temps des inversions du jusant et du reflux. Les mouvements de la civilisation rurale ressemblent en effet à ceux des marées -- la mer ne monte pas tout droit à l'équerre et lisse, pendant le flux se produisent d'infinies turbulences, des tourbillons, des vagues, des mascarets qui explosent parfois en raz-de-marée. Ces accidents qui évoluent lentement sur terre nous font croire que nous sommes dans le sens de l'histoire alors que, entraînés par les forces inversées d'une vague mourante, nous régressons à contre-courant de l'ordre naturel et regagnons le camp chaotique des barbares infidèles. 149:801 Mais avant que n'intervienne la vente du bien supplicié ou son abandon aux forces du désert, pour construire et maintenir le domaine, on avait fait flèche de tout bois. Pour peupler de bras habiles et de cervelles bien faites ces immenses espaces, tous les moyens avaient été employés, même ceux qui furent d'une terrifiante cruauté -- à peine moins grande que celle montrée aujourd'hui. Puis on avait mis en place un système simple où l'exploitation directe cédait peu à peu la place à des formes plus complexes, des métayages, des fermages, des baux à cheptel de fer, plus aptes à construire le bien éclaté et le gérer en prospérité. L'esclave rêvait d'affranchissement, le brassier de métayage, le colon partiaire de fermage. Le fermier attendait, lui, que fût possi­ble l'achat d'une terre où entreprendre à nouveau l'aventure. Sous l'autorité d'un « bon père de famille », tous savaient garder au bien foncier une part à la mesure de ses besoins et pouvaient réaliser avec patience leurs rêves difficiles. Mais si le maître se voulait Prince et investi de l'autorité douteuse de la raison d'État, s'il ne respectait plus l'ordre naturel et par force ou par ruse détournait des affectations vitales une part de lion, il détruisait son bien parce qu'il prenait en plus de la sienne la part de la Création, la part de Dieu, la rançon de la Faute originelle. \*\*\* *En milieu rural,* qu'il soit de Chine, du Brésil ou d'ail­leurs, tout le monde le sait, *l'argent qui circule conduit le riche à l'opulence et le pauvre à la misère.* Pour que ces mouvements restent lents et mesurés, le seul moyen est d'en limiter l'émission et l'usage et c'est bien ce qu'on fit partout et grâce à quoi se constituait, à chaque niveau social, un bas de laine de valeur refuge qui assurait une puissante stabilité de la richesse nationale, assise sur l'épargne particulière. On avait même réussi à conserver dans le dialogue fiscal, sous le nom de « prestations », l'usage de la corvée, pourtant abolie par l'Assemblée constituante ! C'est bien dire que l'argent, réservé aux « messieurs » comme on les appelait, circulait peu et qu'on n'en voyait pas, enfoui qu'il était dans des caches mystérieuses. 150:801 Le premier qu'on vit circuler chez nous dans les mon­tagnes fut la pension des Veuves de la guerre 1914/1918. Aux yeux de nos familles économes, où l'on ne dépensait rien tant les rentrées étaient aléatoires et les besoins limités, ce pactole minuscule, mais qui tombait à terme fixe, pouvait être dépensé sans enfreindre la règle d'or, mais on pouvait aussi et on le fit souvent, fidèles que nous étions aux principes intangibles d'économie domestique, thésauriser lentement. Cet argent dormant suscitait, comme toujours, bien des convoi­tises et nous oublions facilement aujourd'hui, dans le tinta­marre de l'histoire confisquée, tous les moyens qui furent bons pour le reprendre et le rendre à son cours forcé, domaine réservé de l'autorité qui frappe la monnaie et des riches qui veulent en garder le monopole, en gouverner les circuits, en retirer les intérêts, en prendre les commissions. Tout ce monde avide ne fut pas « chauffeur » comme Jean l'Écorcheur qui, pendant les troubles de la période révolutionnaire, grillait les pieds des gens pour leur faire dire où était caché le trésor. Ce brigandage, qui fut très à la mode -- et dont la mode revient à chaque période troublée où l'État n'est plus en mesure d'exercer ses véritables fonctions -- pour révoltant qu'il soit, est pourtant moins efficace que d'autres dont les formes plus subtiles sont saluées par tous comme de l'habileté, voire du génie ; aussi fut-il quelque peu abandonné et condamné par la « morale » bourgeoise et la loi pénale. Il fallut donc trouver mieux et l'État découvrit peu à peu avec délices tous les procédés et saisit toutes les occasions qui visent à dépouiller l'individu au profit d'une « classe » repré­sentée par quelques-uns qui prétendent avoir le devoir de le faire. Pour que la France généreuse fût fidèle à son destin, on invitait les croquants à financer les Eldorados de la planète, les mines sans or, les forêts sans arbres, les voies d'accès pour en assurer la vidange théorique, les usines pour en transfor­mer déjà les produits incertains. 151:801 Pour que la France défendît un sol menacé, l'État, qu'une politique néfaste avait laissé prendre au dépourvu, appelait au patriotisme et à racler les fonds dorés des bas de laine. En même temps il se lançait, toujours au nom du bien commun, dans une inflation perma­nente, une folie de monnaies de singe, de façon à ne rien rendre de ce qu'il empruntait. Ayant de ce fait organisé le paupérisme général en transgressant les règles d'or de l'écono­mie domestique, il s'installe maintenant en justicier. C'est lui qui, bien qu'il n'ait montré que des talents de faussaire, se vote les pouvoirs exorbitants du monopole de la répartition des richesses et se veut le gestionnaire de la pénurie, volant cinq sous aux pauvres pour en distribuer deux à ses clients et en gaspiller trois dans des circuits douteux. Et pendant ce temps, les nouvelles élites de la nation, les vendeurs de vent habillés de beurre frais, installent au détour de chaque loi, de chaque décret qu'ils font prendre s'il le faut par des complices ou des incapables -- un piège à sous, où, comme avec la pêche au guideau, rien ne peut échapper à la nasse. Et il convient, bien sûr, de ne pas parler, sous peine d'amende, des gros charognards, lavés de temps en temps à l'eau lustrale des amnisties, pour qui tous les moyens sont bons -- même le crime -- pour édifier des empires financiers sur la faim des pauvres gens. C'est cela le socialisme, c'est cela le capitalisme ! concrète­ment semblables quand ils sont libéraux dans leur soif de pouvoir et leur mépris des hommes. La pauvreté du débat politique d'aujourd'hui vient de ce qu'aucun projet de société ne souhaite se libérer des filets prétendument économiques qui l'étouffent, des contradictions et des inversions financières qui l'emprisonnent. La seule question qui se pose est le dosage des poisons dans la potion amère qu'on fera boire aux miséreux pour qu'ils restent esclaves sans voix. 152:801 Il faut maintenant songer à honorer la patience, vertu rurale, sage, concrète, qui, avec le travail et l'épargne, refont l'âge d'or du jardin perdu. La patience sait attendre neuf mois un veau, onze un poulain, et l'an complet les fruits de ses jardins soignés. Confiance et espérance l'accompagnent malgré tout, malgré la sécheresse, la maladie ou l'accident, et aussi la prudence qui reste notre seul recours pour atténuer les risques qui dépassent nos tailles d'hommes. Cet équipage fait bien ricaner aujourd'hui les impatients, les jeunes loups, les « golden boys » qui confondent, comme le fait aussi M. Larousse, patience et résignation. Il est vrai qu'on voudrait bien que la résignation, qui est abandon d'espérance, rem­place la solide patience dans le dialogue social, après que l'endettement forcé et le jeu aient remplacé l'épargne, et les besoins d'assistance permanents les libertés du travail ! Si l'on considère la déportation massive des populations rurales vers les villes sans *lois* que les États d'aujourd'hui tolèrent ou organisent comme une fatalité économique du Progrès, alors qu'elle n'est qu'invention de marchand qui ne veut plus ni autarcie ni épargne ; si on pense aux transferts de peuples entiers, hagards, arrachés par la guerre idéologique et la terreur à leur vie quotidienne de toujours -- pour misérable qu'elle fût -- on comprend que la résignation soit bien la seule patience de ces malheureux ! Ce n'était pas la nôtre. Le peuple rural, si pauvre qu'il paraissait, si injuste que fût son statut, si difficiles ses condi­tions de vie, était un peuple heureux. C'est lui qui chante, qui raconte, qui s'amuse, qui crée, qui transmet le bien et le savoir. Certes, il y avait les défricheurs voués aux travaux d'Hercule qui aiment l'épopée, les éleveurs de grands espaces légendaires, les jardiniers minutieux des comptines, tatillons hortillonneurs, chacun avec sa forme de patience, mais tous, si divers, attendaient les fruits du jardin retrouvé en acceptant d'en payer le prix*,* si élevé quel fût. C'était l'âge d'or presque retrouvé ! Francis Sambrès. 153:801 ### Edmund Burke par François Leger *Conférence prononcée en 1989 à l'Institut de formation nationale sous la présidence de Georges-Paul Wagner.* CE GRAND HOMME naquit à Dublin en janvier 1729 et mourut en Angleterre en juillet 1797. Il était le fils d'un modeste solicitor catholique qui s'était converti au protestantisme et d'une Irlandaise catholique qui plus tard en fit autant. Edmund Burke lui-même ne contesta jamais son appartenance à l'anglicanisme et loua à diverses reprises l'Église d'Angleterre, mais conserva toujours sympathie et respect pour le catholicisme. Il fit une partie de ses études secondaires sous la direction d'un Quaker ami de ses parents puis, devenu jeune homme, entra à Trinity College, Dublin, où il poursuivit des études de Droit en même temps qu'il complétait sa culture classique, se plongeant notamment dans l'œuvre de Cicéron qui, toute sa vie, demeura l'un de ses modèles et dont il parvint à égaler le grand style par sa propre éloquence. 154:801 Au sortir de Trinity College, il se rendit en Angleterre et se destina à la profession d'avocat, mais ne persévéra pas longtemps dans cette voie et débuta bientôt dans le journa­lisme, dans la littérature, se faisant des amis parmi les écrivains et artistes les plus arrivés de son temps, notamment le critique Samuel Johnson et le peintre Reynolds, tous deux fascinés par l'incomparable brio de sa conversation. Il publia en 1756 un premier Essai remarqué sur l'esthéti­que, essai qui n'est pas encore complètement oublié et a figuré en France, il y a quelques années, au programme de l'agrégation de philosophie : *Philosophical inquiry into the origin of our ideas of the Sublime and the Beautiful.* 1758 le vit fonder l'*Annual Register,* publication qui chaque année, comme son nom l'indique, résume les événements de l'année précédente. Elle est encore publiée de nos jours et Burke en rédigea de sa main les trois ou quatre premiers volumes. S'étant ainsi fait connaître, il décida de se ranger dans le camp des Whigs, adversaires de la prérogative royale, parti dans lequel divers grands seigneurs le prirent sous leur pro­tection et le firent entrer au Parlement en 1766 comme représentant d'une des circonscriptions qui pratiquement leur appartenaient, avaient fort peu d'électeurs et étaient appelées des « bourgs pourris ». Burke jugeait cette formule excellente. Un si petit nombre d'électeurs laissait à l'élu une liberté d'action infiniment plus large que s'il avait dû rendre compte de sa conduite à un électorat étendu. Il lui arriva de faire à Bristol l'essai d'une circonscription plus vaste. Il y entra bientôt en conflit avec ses électeurs dont il ne ménageait pas suffisamment les intérêts mercantiles et qui le soupçonnaient aussi de papisme. Défait aux élections suivantes, il retourna alors à un bourg pourri et s'y tint. 155:801 Dès son entrée à la Chambre des Communes, la rare éloquence et l'étendue du savoir de Burke lui firent une place de choix. Il n'avait pas une voix très agréable et j'ai cru comprendre qu'il gesticulait un peu trop en parlant, mais ce qu'il disait était toujours plein de pensées. Hobbes avait défini l'éloquence, une apparente sagesse, « *a seeming wisdom* ». Avec Burke on avait affaire à une réelle « *wisdom* ». Il fut ainsi pendant une quinzaine d'années l'animateur et l'interprète écouté du parti whig aux Communes. C'était l'époque où ce parti était entré en lutte avec George III. Le souverain était coupable à ses yeux de vouloir, à la différence des deux premiers George, exercer lui-même personnellement le pouvoir et, pour y parvenir, de s'être constitué au Parlement une clientèle d'inconditionnels, les « King's friends », dont il assurait l'élection par des subsides de la cassette royale. George III fut alors, entre autres attaques, en butte à celles des célèbres « *Lettres de Junius* »*,* pamphlets acerbes auxquels Burke a peut-être collaboré. Lorsque les colonies américaines commencèrent à s'agiter, Burke qui était à Londres le représentant de la colonie de New York, prit nettement dans cette grave affaire le parti des Américains. Il estimait qu'on les provoquait imprudemment par le droit de timbre dont on frappait leurs importations. C'est à cette occasion qu'il prononça, en 1775, un discours célèbre sur la *conciliation.* Il y reprochait au gouvernement royal son étroitesse de vue : « *A great empire and little men go ill together* », un grand empire et des hommes médiocres vont mal ensemble. Il lui reprochait de ne pas comprendre que les Américains qui vivaient si loin de la métropole avaient pris l'habitude de faire eux-mêmes leurs affaires et supportaient mal les intrusions et innovations de Londres. A supposer même -- ce qui n'était pas certain -- que celles-ci fussent fondées et répondissent à de réels besoins financiers de la métropole, « *Politics ought to be adjusted not to human reasoning but to human nature* »*,* plus que de tout motif raisonné, la politique doit tenir compte des réactions de la nature humaine. 156:801 Le gouvernement britannique n'avait pas compris que la sagesse est souvent de laisser les choses en état, aussi longtemps qu'elles tiennent, tant bien que mal, dans un équilibre qui risque de s'effondrer si on décide de le modifier à la légère... Burke ne se borna pas à prendre cette position en flèche dans les affaires américaines, il intervint à plusieurs reprises en faveur des catholiques irlandais et des catholiques tout court dont il connaissait *de visu* le sort peu enviable. Alors que la victoire des insurgés américains, grâce à l'aide qu'ils avaient reçue de la France, justifiait la clair­voyance dont il avait fait preuve devant leur insurrection, alors que ses efforts en faveur de l'Irlande catholique obte­naient quelques résultats partiels, Burke, qui n'était plus très populaire au Parlement, se mit bientôt sur les bras une troisième et terrible tâche en dénonçant les exactions com­mises dans l'Inde par le gouverneur général Warren Hastings. Il poursuivit contre Hastings une lutte sans merci et réussit à le faire traduire en 1786 devant la Chambre des Lords. Les mérites de Hastings étaient cependant à peu près aussi évi­dents que ses pillages ou cruautés, et le procès traîna en longueur jusqu'à l'acquittement de l'inculpé en 95. Tel était en tout cas le passé politique de Burke, lorsqu'il vit, à quelques encablures de la côte anglaise, naître et croître la Révolution française. Il examinera ce nouveau phénomène avec une attention passionnée et bientôt le jugera, mais le moins qu'on puisse dire est qu'étant ce qu'il était, il n'a pas pu le juger en absolutiste professionnel, en autoritariste à tout crin, en partisan de la raison d'État. Ses jugements émaneront au contraire d'un homme qui est fier d'avoir associé son nom à des causes de liberté. Au terme de son premier et magistral ouvrage sur la Révolution : *Réflexions sur la Révolution en France,* il dira que les conclusions auxquelles il est parvenu émanent « from one almost the whole of whose public exertions has been a struggle for the liberty of others », de quelqu'un dont presque tous les efforts publics ont été une lutte pour la liberté des autres. On ne peut que souscrire à l'exactitude de cette déclaration. 157:801 Un autre point important qu'il conviendra de garder présent à l'esprit est la date de ses *Reflections on the Revolution in France.* Elles ont été écrites dans le courant de l'année 1790 et publiées en novembre de la même année. Les jugements de Burke dans ce livre ne porteront donc pas sur les fameux excès de la Révolution, mais sur la Révolution naissante, sur l'œuvre si vantée de la Consti­tuante, pas sur les folies et les horreurs de la Législative, les horreurs et les folies de la Convention. C'est de la Révolution naissante qu'il va dire l'erreur, flétrir les crimes, discerner quels germes de mort sociale elle contient. Et maintenant écoutons-le. \*\*\* Il ne suit pas un plan très logique, mais se débonde sous forme d'une longue lettre adressée à un ami français qui lui demande ses conseils, lettre également provoquée par les manifestations d'un petit groupe d'Anglais qui admirent la Révolution française et viennent d'adresser à la Constituante une adresse de félicitations. En ce qui concerne le Français, c'était un bon jeune homme dénommé Depont qui était le fils de l'ancien Intendant de Metz, un bon jeune homme de vingt-trois ans devenu Conseiller au Parlement de Paris qui s'était beaucoup agité dans ce milieu pour ennuyer le gouver­nement royal, et attendait maintenant monts et merveilles de la Révolution. Il reçut de Burke sur ses illusions une sérieuse douche. Quant aux Anglais, qu'il veut aussi remettre à leur place, ces Anglais, et notamment un certain Dr Price, professaient que la Révolution française était la suite de la Révolution anglaise de 1688 contre les Stuart catholiques et qu'elle reprenait à son compte les principes au nom desquels ceux-ci avaient été chassés au cours de ce que les Anglais nomment leur « *Glorious Revolution* »*.* C'est contre cette assertion que Burke s'inscrit d'abord en faux. 158:801 Il explique en effet combien l'analogie que l'on prétend établir entre l'événement anglais et l'événement français est trompeuse. Les législateurs britanniques de 1688, pour se débarrasser de la branche catholique des Stuart, n'ont nullement invoqué le principe de la souveraineté populaire ni essayé d'attenter au droit monarchique. Ils ont au contraire pris toutes les précau­tions imaginables pour ne rien remettre en question, pour ne pas briser la chaîne des temps, pour ne donner aux lois essentielles du royaume que la plus légère torsion possible. Ce n'est même pas alors un changement dynastique qui se produit. On prend d'abord, comme reine, Mary, la fille aînée de Jacques II puis, après son décès, une autre de ses filles, la reine Ann, et ensuite, comme elle n'a pas d'enfant, on va rechercher l'arrière-arrière-petit-fils de Jacques I^er^ Stuart. On ne sort pas des Stuart. Les législateurs français, qui viennent de réduire Louis XVI à l'état de prisonnier et fabriquent une constitution dans laquelle il n'aura plus que le rôle de domestique suspect, ont adopté une conduite totalement différente. Ils ont follement décidé de faire table rase de toutes les institutions anciennes de leur pays. Ils ont refusé de voir ce qu'elles avaient encore de valable et qu'elles n'attendaient que réparation, aligne­ments et remises à neuf, alors qu'ils les détruisaient de fond en comble. « *You might* » dit-il à ces législateurs, « *you might have repaired the walls, you might have built on the old foundation* », vous pourriez avoir réparé les murs, vous pourriez avoir bâti sur les anciennes fondations. Vous vous êtes déshonorés en prétendant que jusqu'à votre intervention, votre vieux peuple qui était le plus civilisé de l'Europe n'était qu'une horde de miséreux et d'esclaves que vous avez libé­rés ! Vous vous êtes ainsi engagés dans une opération insen­sée. « *You began ill, because you began by despising every­thing which belongs to you* », vous êtes mal partis, car vous êtes partis en méprisant tout ce qui vous appartient. 159:801 Cette erreur fatale tient notamment à la composition de l'Assemblée Constituante. Elle manquait d'hommes de gou­vernement et d'expérience. Avec son « tiers doublé », elle est tombée sous la coupe de petits robins qui n'ont que l'habi­tude de la chicane et ne cultivent que l'envie. Les quelques médecins et commerçants qu'elle comprend sont du même niveau et possédés du même esprit. La majorité des membres du clergé (dont les prêtres réguliers sont largement exclus) n'est en fait qu'un ramassis de curés de campagne trop souvent revendicateurs et jaloux de leurs supérieurs. Enfin, parmi les nobles, nombreux sont alors ceux qui renient leur statut, partagent les illusions ambiantes, et tentent de survivre à titre d'individus, en gagnant les sympathies populaires à force de démagogie. Tout ce monde n'a à la bouche que les mots de *Liberté,* d'*Égalité,* et de *Droits de l'homme,* alors que cette *Liberté* et cette *Égalité* des citoyens, portées à l'absolu, sont des notions bien confuses et dangereuses. La liberté humaine, pour commencer par elle, ne peut s'exercer qu'au sein d'une société qui par nature est un tissu d'obligations, d'attachements, de devoirs et de contraintes. Alors, d'une part, l'irruption dans ce tissu délicat de la liberté inconditionnelle de chaque individu est une occasion, un risque permanent de conflits et de blessures du corps social. D'autre part, la prétendue inaliénable liberté de chacun est bien souvent contrainte de composer avec des nécessités plus fortes qu'elle. Nous savons tous ce qu'il en est et nous demandons ce qui nous en reste. La pensée de Burke est que le *Droit des Anglais,* tel qu'il existait de son temps, et fait, comme l'était le Droit de l'ancienne France, de traditions respectées, d'habitudes, de franchises, de privilèges, de libertés historiques dûment héri­tées, a réussi à harmoniser entre eux ces héritages divers et donné aux droits particuliers qui les composent une réalité humaine infiniment plus vraie et plus tangible que les Droits universels de l'Homme maintenant proclamés par les Français avec tant de tapage. 160:801 De toutes façons, il n'y a d'ailleurs aucun lien entre le droit à la liberté des individus et leur accession à la souverai­neté politique. Ils ont plus encore le droit d'être bien gouver­nés que de se gouverner eux-mêmes, et être bien gouvernés implique de l'être par un pouvoir indépendant de leurs passions et de leurs ignorances. La Liberté, dont l'Assemblée a la manie et qu'elle veut faire régner à tous les échelons des institutions, aboutira enfin sur le terrain à l'éclosion d'une multitude de petites républi­ques départementales ou municipales dont la rivalité, l'agita­tion et les surenchères seront des plus anarchiques. La France nouvelle que fabrique l'Assemblée Constituante sera ingouver­nable. Elle en fera bientôt l'expérience et son anarchie ne pourra être jugulée que par l'implacable reprise en main exercée par la capitale, de telle sorte que la province en restera vouée à subir pour des décennies la tutelle de l'auto­rité parisienne... Quant à l'égalité, Burke ne professe aucune vénération spéciale pour la haute aristocratie anglaise. Il s'est fait lui-même, et on l'a surnommé à ses débuts *l'Aventurier irlandais.* Il ne l'oublie pas. Qui ne voit cependant ce qu'il y a de mensonger et d'hypocrite dans la proclamation de l'égalité entre les citoyens alors que chacun de nous est différent des autres, que nos talents et nos moyens intellectuels ne sont pas égaux ! S'imaginer, comme le prétend la théorie démocratique, que, du fait de la prétendue égalité qui existe entre nous, chacun de nous est en droit d'aspirer à n'importe quelle responsabilité sociale et politique, en droit de remplir n'im­porte quel poste, est absurde. En donnant à la masse des médiocres le droit de gouverner les élites, « *c'est avec la nature que vous croisez le fer* »*.* 161:801 A la fois par la Déclaration des droits et par ses efforts pour mettre ceux-ci en œuvre, l'Assemblée méconnaît toutes ces vérités de bon sens. Son entreprise est vouée à l'échec et elle le connaîtra : « *When the national Assembly will have accomplished its works, it will have accomplished its ruin* »*,* quand l'Assemblée nationale aura achevé son œuvre, elle aura achevé sa ruine. \*\*\* Sans attendre cette inévitable échéance, le spectacle qu'of­fre la France est sinistre. Le roi est prisonnier à Paris depuis les journées d'octobre. L'ignoble haine dont est poursuivie la reine annonce son supplice final et sonne le glas des temps chevaleresques, l'extinction de tout ce qui fit la dignité, la poésie, la grandeur de notre civilisation. Burke avait aperçu en 1773 Marie-Antoinette alors dau­phine à Versailles et il ne peut se consoler ni du sort présent de la reine ni de l'avenir qui l'attend. Écoutez ce superbe passage qui est un des sommets de la langue anglaise : « *It is now sixteen or seventeen years since I saw the Queen of France, then the Dauphiness, at Versailles, and surely never lighted on this orb which she hardly seemed to touch a more delightful vision. I saw her just above the horizon, decora­ting and cheering the elevated sphere she just began to move in, glittering like the morning star, full of life, splendour and joy. Oh ! what a revolution what a heart must I have to contemplate without emotion that elevation and that fall !* » J'essaie de traduire : « Il y a maintenant seize ou dix-sept ans depuis que j'ai vu la reine de France alors dauphine, à Versailles, et sûrement jamais n'a brillé sur ce globe qu'elle semblait à peine toucher une plus délicieuse vision. Je l'ai vue apparaître juste au-dessus de l'horizon, décorant et égayant la sphère élevée où elle commençait à peine de se mouvoir, brillante comme l'étoile du matin, pleine de vie, de splendeur et de joie. Oh ! Quelle révolution, quel cœur devrais-je avoir pour contempler sans émotion cette élévation et cette chute ! » 162:801 Ne nous leurrons pas. Le respect est mort et la voie est libre devant tous les crimes. « *Dans le nouveau système un roi n'est qu'un homme, une reine n'est qu'une femme, une femme n'est qu'un animal et pas un animal d'une espèce particulièrement relevée. Tout hommage rendu au sexe féminin n'est que romance et niaise­rie. Régicide, parricide, sacrilège ne sont que des inventions superstitieuses qui corrompent le droit en altérant sa simplicité. Le meurtre d'un roi, d'une reine, d'un évêque, d'un père, ne sont qu'un homicide très banal et si les peuples se trouvent, de quelque façon que ce soit, en bénéficier, c'est un homicide on ne peut plus pardonnable et qui ne doit pas être examiné avec trop de sévérité.* » Oui, toutes les valeurs qui embellissaient la vie de nos pères et faisaient la beauté de l'Europe sont menacées de subversion par le comportement présent des Français. Et quelle tristesse de songer que cette contagion de mort et de barbarie a précisément sa source en France, dans cette France qui fut le berceau de notre civilisation, « *gentis incunabulae nostrae* » -- « *the cradle of our race* ». On en vient devant cette marée d'horreurs à douter de la différence entre le bien et le mal. « *One is about forced to apologize for harboring the common feeling of men* »*,* on est presque forcé de s'ex­cuser de nourrir dans son cœur les sentiments normaux de l'humanité. Burke revient alors à son propre pays et s'attarde à donner sur lui quelques explications que les Français auraient eu intérêt à méditer. 1\) Qu'ils ne se fassent pas d'illusions. Les révolutionnaires à la française ne sont en Angleterre qu'une infime poignée d'individus obscurs. Les Français ne doivent pas s'imaginer qu'ils peuvent compter sur leur influence. 163:801 2\) Ce qui est vivant en Angleterre est le respect des traditions nationales. Ces traditions ne peuvent prendre la forme de préjugés. Personne ne s'en inquiète ni ne s'en scandalise. Bien au contraire les hommes de pensée s'efforcent-ils dans ce pays de déceler la sagesse latente que contiennent les préjugés et rendent-ils à ceux-ci l'hommage qu'ils font insensiblement passer leur sagesse latente dans le comportement quotidien des individus. Il illustre alors ces affirmations en faisant l'éloge -- un peu bien long pour le lecteur français -- de l'Église établie d'Angleterre telle qu'elle est, et en précisant que nul ne songe à la dépouiller de ses biens, ce qui forme un assez saisissant contraste avec le sort actuel de l'Église de France à laquelle ses biens sont arrachés avec une désinvolture qui le stupéfie. Il entre dès lors dans un certain détail en ce qui concerne cette saisie et cette vente des biens du clergé français. Le motif originel de ladite saisie est l'impécuniosité de l'État. Celui-ci menacé de banqueroute n'est plus en mesure de rembourser ses propres créanciers et les biens du clergé seront utilisés à cette fin. Burke estime le procédé fort étrange. L'Assemblée détrousse Pierre afin de payer les dettes de Paul. C'est là un comportement bizarre et scandaleux. Il est d'autant plus bizarre que cette même Assemblée a dénoncé et renié tout le passif de l'ancienne monarchie. Pourquoi excepte-t-elle de cette dénonciation générale les dettes contractées par ce régime abhorré ? Les individus qui ont prêté de l'argent au roi l'ont fait à leurs risques et périls, pourquoi ruiner l'Église pour qu'eux-mêmes ne le soient point ? Il n'est pas difficile de répondre à ce « pourquoi ». En fait, l'explication est à la fois très évidente et triple. En premier lieu, les gens de finance ont lié depuis long­temps une alliance étroite avec l'intelligentsia progressiste. Le nom de Turgot a illustré cette alliance. Ils exercent mainte­nant une influence déterminante sur la nouvelle Assemblée, aussi sert-elle leurs intérêts en dépouillant l'Église à leur profit. 164:801 Dépouiller l'Église aboutira d'ailleurs -- et c'est le second aspect de l'opération -- à transférer ses biens à une nouvelle classe d'acquéreurs qui, du fait de cette acquisition -- dont ils ne pourront se dissimuler le caractère immoral et risqué -- seront tout attachés au nouveau régime. On créera ainsi une vaste catégorie de « *landed interests connected with the new republic* », d'intérêts immobiliers liés à la nouvelle république. Qu'était la France avant tous ces chambardements ? Sa noblesse était éclairée, philanthropique, très bien dis­posée en faveur de sages réformes et toute prête à y sacrifier ses privilèges. Son clergé était largement une pépinière d'hommes sages et saints. Burke se souvenait en avoir rencontré bon nombre lors de ses voyages sur le continent, et rend hommage à leurs évidentes vertus. Pour tenter de déshonorer cette Église bien­faisante et pieuse, on en est réduit à remettre en scène les horreurs de « la Saint-Barthélemy » avec la mauvaise pièce de Marie-Joseph Chénier, son *Charles IX.* Mais quel rapport ont avec les moines ligueurs du XVI^e^ siècle les prêtres humains et généreux du siècle présent ? En vérité -- et c'est un troisième mauvais motif qui vient s'ajouter à ceux que nous avons déjà cités comme militant en faveur de la nationalisa­tion des biens du clergé -- : en détruisant l'indépendance de l'Église, en lui retirant les moyens d'assurer les fonctions d'hospitalisation et aussi d'éducation dont elle avait la charge, on prépare la laïcisation de la société et notamment la substitution d'une éducation dite civique à l'ancienne éduca­tion chrétienne. Celle-ci sera remplacée par l'éducation laïque dont Helvétius a donné la formule. Tout cela est évidemment on ne peut plus inquiétant et semble bien traduire l'existence d'un plan affreux de destruc­tion générale du christianisme. On en trouve l'annonce dans les projets ténébreux des « illuminés de Bavière » et la conta­gion s'étend. 165:801 Burke en arrive maintenant aux derniers chapitres de son exposé et examine tour à tour les principales absurdités qui vicient l'édifice nouveau que l'Assemblée prétend élever sur les ruines de l'ancienne France. -- Sa division du territoire en départements ne tient aucun compte des diversités locales. \[Ceci qui eût été vrai du projet de Sieyès l'était moins de celui que la Constituante adoptera finalement.\] -- Son intention que ses propres membres ne soient pas rééligibles à l'Assemblée nouvelle qui la remplacera permet d'ores et déjà de prévoir que celle-ci, sera composée d'indivi­dus encore moins expérimentés que les députés actuels qui avaient commencé tant bien que mal à faire leurs classes. -- Les tribunaux électifs à tous les degrés qu'elle institue n'offriront aucune garantie d'impartialité aux justiciables. -- Le pouvoir royal enfin est par elle réduit au rôle d'exécuteur des décisions de l'Assemblée sans disposer d'au­cun moyen réel pour les faire appliquer. Il est chargé d'effec­tuer toutes les corvées impopulaires et se fera haïr de ce fait, en même temps qu'il se ridiculisera en ne pouvant les mener à bien. Reste l'armée. Elle est complètement désorganisée et l'Assemblée ne donne au roi qui en est le chef théorique aucun pouvoir pour y rétablir la discipline. La vie des officiers y est intenable et le moral des soldats constamment corrompu par la fraternisa­tion que leur conseille l'Assemblée avec les clubs et les rassemblements populaires qui font peser sur tout le pays le poids de leurs menaces et de leurs assassinats. Cette situation cependant très probablement n'aura qu'un temps. Un jour en effet, surgira des rangs de l'armée un chef qui saura la reprendre en main, la galvaniser et par elle devenir le maître de la nation : « ...*Some popular general who understands the art of conciliating the soldiers and who possesses the true spirit of command, shall draw the eyes of all men upon himself. Army will obey him on his own account... The moment in which that event shall happen, the person who really com­mands the army is your master... The master of your republic.* » 166:801 « Quelque général populaire qui sait l'art de se concilier les soldats et qui possède le véritable esprit du commande­ment attirera sur lui tous les regards. L'armée n'obéira qu'à lui et pour lui... Lorsque cet événement se produira, la personne qui sera le chef réel de l'armée sera votre maître... le maître de votre république. » Ainsi, dès 1790, sont annoncés Bonaparte et le 18 Brumaire. Quelques mots encore sur l'incapacité financière de la Révolution, la non-rentrée des impôts, l'inévitable dévaluation des assignats qu'il prévoit alors que leur création est toute récente et qu'on s'illusionne encore sur leur valeur, la montée dès lors inévitable de l'inflation avec toutes ses conséquences et notamment les difficultés de ravitaillement, et Burke a maintenant achevé son réquisitoire. \*\*\* Si l'on voulait dégager l'idée de fond de ce texte superbe, mais d'une lecture parfois laborieuse, cette idée serait que la société française n'avait pu grandir et survivre pendant des siècles sans avoir su réaliser un suffisant équilibre entre ses composantes. Elle n'avait pu subsister que dans la mesure où elle s'était conformée aux lois éternelles de la création et de la vie, si bien que lorsqu'on entendait la réformer sur tel ou tel point, il convenait de n'y toucher, comme le disait Montes­quieu, que d'une « main tremblante ». Il fallait corriger et non détruire. La folie d'innovations qui emporta les Français ne pouvait en aucun cas leur réussir. Les critiques du XIX^e^ siècle présentaient l'homme qui avait su proférer ces vérités comme un ennemi de notre pays, trop heureux de l'insulter. On trouve cette accusation dans un article que M. de Rémusat donna à la *Revue des Deux Mondes* en 1853. C'était une calomnie. 167:801 Les sympathies de Burke pour le catholicisme le prédisposaient à comprendre l'épreuve d'un peuple catholique. Il avait séjourné en France à deux ou trois reprises, y avait été très bien accueilli, y avait contracté des amitiés durables. Les mots d'estime qu'il aura pour certains de nos émigrés, ses relations avec eux, ne traduisent aucune francophobie. Au XIX^e^ siècle, dans l'optique libérale et démocratique de nos arrière-grands-parents, l'émi­gré de la Révolution était un traître. Les bouleversements du monde auxquels nous avons assisté nous ont fait réviser ce jugement. Les émigrés français n'étaient pas plus des traîtres à leur pays que ne le furent, après 1918, les émigrés russes ou, de nos jours après l'installation de Khomeiny, les émigrés iraniens. Sympathiser de notre part avec ces hommes malheu­reux ne traduit aucune haine de la Russie ou de l'Iran, pas plus que la pitié pour les *Boat people* n'exprime aucune haine pour les peuples d'Indochine. C'est même exactement le contraire ! \*\*\* La Révolution ne s'est cependant pas arrêtée en 1790. Elle n'a fait que croître et embellir tandis que Burke continuait de l'observer. De là, en 1796, un an avant qu'il ne meure et alors qu'il était retiré de la politique active, une nouvelle œuvre de circonstance : « Lettres sur les propositions de paix avec le Directoire régicide de France »*. Letters to a member of the present Parliament on the Proposals for Peace with the Regicide Directory of France.* Depuis trois ans que se poursuivait la guerre qu'elle avait déclarée à la France après l'exécution de Louis XVI, l'Angle­terre commençait à s'en lasser. Ses alliés continentaux avaient déjà pour la plupart traité avec la France révolutionnaire. Faute d'avoir pu la vaincre, les Puissances essayaient de se résigner à son existence et le gouvernement britannique paraissait désireux de suivre leur exemple. Des diplomates anglais étaient venus à Paris proposer des négociations. C'est alors que Burke intervint contre cette tentation d'apaisement. 168:801 Ses réflexions de 90 avaient porté sur l'état de la France à cette date. Ses lettres de 96 se réfèrent à ce qu'elle est maintenant devenue. Il avait en 90 décrit une démolition et jugé les principes qui devaient présider à la reconstruction en cours. Maintenant il constate les résultats atteints et définit les caractères fondamentaux de la Révolution institutionnalisée. C'est une chose horrible à voir, une chose complètement inédite, « *un appareil mille fois plus terrible que ce qui jamais effraya l'imagination ou subjugua le courage de l'homme* »*.* C'est l'apparition de l'État totalitaire moderne, et son exis­tence met alors l'Europe entière en péril. La France révolu­tionnaire constitue en 1796 pour les pays civilisés la même menace qu'a fait de nos jours peser sur la planète la Russie soviétique. Le système révolutionnaire français est en effet à la fois dangereusement contagieux et intrinsèquement pervers. *Primo,* il est ce que Burke nomme *régicide* par nature et Burke entend par là que la Révolution française est par définition foncièrement ennemie de tout peuple qui n'a pas accepté ses principes et ses institutions. Aux yeux des révolu­tionnaires français, « *tout gouvernement non démocratique est une usurpation* », qu'ils doivent abolir (Les pâles héritiers de nos grands ancêtres en sont encore là.). La France ne s'est pas en 89 libérée pour elle seule. Elle a une mission à remplir. Elle n'a pas proclamé les *Droits des Français,* elle a proclamé les *Droits de l'Homme* valables pour l'humanité entière, et elle entend imposer à toute l'humanité le Coran de ce nouvel islam. *Secundo,* le système révolutionnaire français est ce que Burke nomme *jacobin* par nature et il entend par là que la Révolution française est essentiellement un transfert de pro­priétés. Elle attribue à une partie de la population les biens dont elle spolie une autre partie. Elle confisque les propriétés de ses adversaires et leur invente des crimes pour pouvoir les confisquer. 169:801 La violation des propriétés est la source principale de sa force car c'est ainsi qu'elle s'attache des partisans en les rétribuant. Elle poursuit cette violation et ce transfert non seulement sur son propre territoire mais sur ceux qu'elle occupe par les conquêtes de ses armées. *Tertio,* le système révolutionnaire français est enfin *athée par institution,* « *ce qui est le cas, dit-il, lorsqu'un État ne reconnaît point l'existence de la divinité ; lorsqu'il ne lui accorde aucune espèce de culte religieux ou moral ; lorsqu'il abolit la religion chrétienne par un décret formel ; lorsqu'il la persécute avec une froide, persévérante, implacable cruauté, par des confiscations, des emprisonnements, l'exil et la mort de ses ministres, lorsqu'il ferme et démolit les temples, lorsque le peu d'édifices de ce genre qu'il épargne ne sont destinés qu'à recevoir les mausolées des monstres les plus hideux dont l'espèce humaine ait à rougir* »*.* (Vous avez reconnu notre Panthéon !) Ce triple programme de la Révolution ne peut prendre racine dans un peuple qu'au prix de la complète subversion des mœurs de l'Occident chrétien, et la Révolution se consa­cre à cette subversion. Tout est par elle calculé à cet effet et elle n'a négligé aucun des moyens propres à y parvenir. L'un des moyens les plus employés est la délation Délation de la part des pères et mères qui viennent dénoncer leurs enfants comme contre-révolutionnaires. Délation symétrique de la part d'enfants qui dénoncent leurs parents pour le même motif. Parallèlement se poursuit une entreprise de destruction systématique de la famille, tandis que sont supprimés tous rites décents au moment des sépultures. On jette les cadavres au trou et on s'en va. Burke enfin signale diverses formes de ce qu'il nomme « *cannibalisme* »* :* on boit le sang des gens qu'on a tués, on insulte et on frappe, on gifle les cadavres des condamnés. Le pire peut-être est cependant, au milieu de ces turpitudes, le déroulement de fêtes obligatoires, de grandes cérémonies fastueuses et guindées, destinées à feindre une joie et une sérénité également mensongères. 170:801 Dans un tel climat de crimes, au milieu de ces mises en scène théâtrales, Paris est devenu une poubelle, « *un antre infesté de vagabonds, de tueurs, d'embuscades, de contreban­diers embrassant des prostituées, mêlés à une troupe d'histrions, écume et rebut des tréteaux, qui braillent et écorchent des tirades sur la vertu, tandis que d'autres chantent des chansons obscènes et blasphématoires* »*.* On dirait en vérité une soirée sur nos chaînes de télévision. On dirait le spectacle qu'à nouveau une certaine pègre offre à la France et de la France. \*\*\* Je crois en avoir dit maintenant assez pour donner à ceux d'entre vous qui ne le connaissaient pas encore une idée suffisante de ce que fut Burke et de ses vues sur la Révolution. Je crois aussi ne pas m'être trop avancé en vous annon­çant que nous avions avec lui affaire à un puissant esprit. On ne peut pas, me semble-t-il, ne pas admirer, avec un sentiment proche de la stupeur, son don de voir l'ensemble des choses comme leur détail et le sens dans lequel elles se dirigent, la spontanéité et la sincérité de ses réactions, l'am­pleur de son éloquence, sa fermeté dans la distinction du bien et du mal, l'irrésistible élan avec lequel il rassemble toutes ses forces et nous entraîne avec lui contre ce qu'il estime être le vice et l'erreur. Taine qui, un siècle plus tard, sera son émule, a dit que Burke, parmi tous ses dons, avait « *l'intempérante et infatiga­ble ardeur d'un moraliste et d'un chevalier* ». Nous resterons sur ce jugement. François Leger. 171:801 L'origine de la franc-maçonnerie ### Le mystère dans le mystère par Jacques Ploncard d'Assac CE qu'il y a de plus curieux dans la franc-maçonnerie, c'est que les francs-maçons eux-mêmes ignorent d'où elle vient ! Au début du siècle, le F**.·.** Bernardin, un haut initié, établissait que, sur deux cents ouvrages publiés avant 1909 et consacrés à la franc-maçonnerie, 28 auteurs en faisaient remonter l'origine aux bâtisseurs du Moyen Age, 5 aux Croi­sés, 12 aux Templiers, 9 à la Rome antique, 7 à la Genèse, 6 aux Juifs, 18 à l'Égypte, 3 au Déluge, 15 à la Création du monde ! 172:801 Le F**.·.** Bernardin affirmait même avoir lu, sous la plume d'un F**.·.** Olivier, ces lignes : « L'ancienne tradition maçonni­que affirme -- et je suis entièrement de cet avis -- que notre Société existait *avant la création du globe terrestre,* à travers les différents systèmes solaires. » (H. de Thier. *L'Église et le Temple,* p. 13.) La question n'est toujours pas éclaircie, même si, comme le fait le F**.·.** Edmond Mazet dans la revue de la Grande Loge Nationale Française, *Travaux de la loge nationale de recherches Villard de Honnecourt,* (n° 16 de 1988), on s'en tient au problème du passage de la maçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative, on bute sur « une obscure période de transition ». Les documents sont rares et peu probants. « Le témoi­gnage le plus remarquable est celui d'Elias Ashmole, le fameux érudit (1617-1692). Celui-ci a noté dans son journal, à la date du 16 octobre 1646, sa propre réception dans la société : « 16 oct. 1646, 4 h 30 après-midi. J'ai été fait franc-maçon à Warrington, dans le Lancashire, avec le colonel Henry Mainwaring, de Karincham dans le Cheshire. » Ash­mole a noté les noms de ceux qui étaient présents à cette réception, et les recherches qui ont été faites pour identifier ces personnes ont montré que c'étaient des non opératifs. L'existence d'une maçonnerie non opérative est donc ainsi attestée un peu avant le milieu du XVII^e^ siècle. Quant aux « allusions extérieures à la maçonnerie », elles donnent « quelques indications sur l'idée qu'on se faisait, du dehors, de la maçonnerie, et il faut bien avouer que cette idée est plutôt défavorable. Au mieux, les maçons spéculatifs sont considérés comme des farfelus, au pire comme des hommes pervers qui se livrent dans les ténèbres à des activités démo­niaques. Quelques textes, d'origine écossaise, attestent qu'il existait parmi le peuple une réelle crainte de ceux qui ont le « mot du maçon » auxquels on attribue un commerce avec le diable ». \*\*\* 173:801 Cette crainte était encore vivace au début du XIX^e^ siècle dans le Yorkshire lorsqu'il fut question de l'initiation de Branwell Brontë, le frère des fameuses sœurs Charlotte, Émily et Anne. Daphné Du Maurier, dans sa biographie : *Le Monde infernal de Branwell Brontë,* raconte comment le Vénérable Grand Maître de la loge des Trois Grâces de Haworth s'efforçait de persuader Branwell Brontë d'entrer dans la confrérie des francs-maçons : « C'était, lui assurait John, une société des plus secrètes, aux rites étranges, aux solennelles cérémonies d'initiation, un Frère montant la garde devant la porte afin que nul ne pénètre dans le sanctuaire ; et si jamais vous brisiez votre serment et révéliez à un étranger ce qui se passait dans la loge... et là-dessus, d'un geste expressif, John faisait mine de se trancher la gorge. » Branwell Brontë était un esprit déjà suffisamment détra­qué -- comme ses géniales sœurs -- pour se laisser entraîner. « Le 1^er^ février 1836, raconte Daphné Du Maurier, Branwell fut proposé et accepté et le 29 février -- l'année bissextile donnant à ce jour une double signification -- il reçut l'initiation et devint membre de la loge des Trois Grâces. Il n'avait pas encore dix-neuf ans -- l'âge étant de vingt et un ans -- et la cérémonie de l'initiation, impression­nante, dut le frapper plus que quiconque. On prépara d'abord Branwell dans une première chambre. Là, un des Frères, jouant le rôle de servant, lui retira tout ce qu'il avait d'argent ou de métal, puis lui dénuda le sein gauche, le bras, le genou et le talon droit. On lui banda alors les yeux, on lui passa une corde autour du cou et l'on pointa une épée vers son sein nu. On le fit passer devant le Frère Tuileur ou gardien de la porte de la loge qui annonça son entrée par trois coups. Le gardien se trouvant à l'extérieur de la loge demanda : « Qui va là ? » et le Frère Tuileur répondit : « Un pauvre néophyte, plongé dans l'obscurité, venu de son propre accord et libre volonté, et dûment préparé, sollicite humble­ment d'être admis à partager les mystères et les privilèges de la franc-maçonnerie. » 174:801 « On autorisa alors Branwell à entrer et on le fit s'age­nouiller devant le Grand Maître -- John Brown -- tandis que l'on invoquait, sur la cérémonie qui allait suivre, la bénédiction du ciel. On lui fit faire le tour de la loge sous le regard des Frères et il fut enfin présenté par le Premier Surveillant au Vénérable Grand Maître qui l'initia à un catéchisme infiniment plus attirant que celui qu'il ânonnait, enfant, sur les genoux de sa tante. On lui ordonna de s'agenouiller, de poser sa main droite sur la Bible, tandis que de la gauche il appuyait la pointe d'un compas sur son sein nu. Puis suivit le serment solennel d'observer le secret « *Je m'engage solennellement à ne pas mettre ces secrets par écrit, à ne pas les imprimer, tailler, graver ou représenter de quelque façon que ce soit... afin que nos secrets, nos rites et nos mystères ne soient point malheureusement révélés de par mon indignité.* « *Je jure solennellement de ne transgresser en rien mon serment sous peine, si je le violais, d'avoir la gorge tranchée, la langue arrachée à la racine, mon corps enterré dans le sable à marée basse ou à une encablure de la rive où le flot flue et reflue deux fois en vingt-quatre heures, ou, punition plus terrible encore, d'être marqué au fer comme un infâme parjure, dénué de tout sens moral et indigne d'être reçu dans cette... ou dans toute autre vénérable loge...* » « Branwell reçut alors l'ordre de baiser la Bible puis le Vénérable lui demanda quel était son plus profond désir : « Recevoir la lumière », répondit le postulant, sur quoi le plus jeune des initiés dénoua le bandeau qui lui couvrait les yeux. « Branwell put enfin voir les visages graves des hommes qu'il rencontrait chaque jour dans Haworth, mais revêtus du costume des Frères et John, son ami, à peine reconnaissable et imposant ainsi investi de la dignité de Vénérable Grand Maître... pareil au Grand Inquisiteur lui-même sortant tout droit du Moyen Age. « On lui expliqua alors le sens des différents rites et on lui enseigna les divers « signes de reconnaissance » des apprentis. Enfin, on lui fit don du compas, du maillet et du ciseau, et ayant reçu l'autorisation de se couvrir, Branwell exprima sa reconnaissance d'avoir été initié, puis se tourna vers l'Orient, face au Vénérable. 175:801 « On lui lut ensuite la règle, puis un catéchisme en trois points et enfin, la cérémonie terminée, la loge fut déclarée close « en parfaite harmonie » par le Prévôt, « au nom du Grand Architecte de l'Univers et sous le commandement du Vénérable Grand Maître ». « (...) Quand il redescendit de la pièce située tout en haut de la maison de Newel Hill, son esprit bouillonnait de toutes les images reçues. Il sentait encore, sur son sein nu, la pointe de l'épée ; la corde nouée autour de son cou ; le bandeau lui aveuglant les yeux ; et si jamais il laissait échapper un mot devant Charlotte ou Émily, quel sort terrible l'attendait ! « (...) D'Apprenti, Branwell monta rapidement en grade ; le 25 avril, il fut élevé au rang de Maître maçon, on lui enseigna les signes de la joie et de l'exultation, ainsi que les cinq degrés de la Fraternité. Que ce dut être enivrant pour lui d'être frappé au front par John, le Vénérable, de s'étendre sur le sol en simulant la mort ; puis d'être relevé par ce même John, pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine. Il en éprouvait un sentiment de camaraderie parta­gée, mais cependant secrète. John, en Vénérable, brillait à ses yeux de l'éclat de la puissance et de la gloire ; il n'était plus seulement le sacristain de papa, mais un personnage infini­ment plus important et plus impressionnant... une sorte de demi-dieu... *ou de démon, peut-être.* » \*\*\* On aura remarqué que si Daphné Du Maurier s'étend avec complaisance sur la cérémonie de l'initiation, elle ne dit rien de ce qui se passait après, en loge, ce dont on discutait. C'est visiblement qu'elle n'en sait rien. Branwell, terrifié par son serment de conserver le secret sur les activités de la loge, n'a rien écrit, rien divulgué. Il semble que Branwell s'éloigna peu à peu de la loge. Sa vie se compliquait, sa santé mentale était ébranlée. « Peut-être, note Daphné Du Maurier, se souvenait-il parfois des serments prononcés par lui lors de son initiation, des diverses cérémonies, de la menace, s'il trahissait son serment, de terribles représailles. Il était aisé d'en rire, rétrospectivement, et pourtant, si tous les malheurs qui s'abattaient sur lui étaient dus à une sorte de trahison ?... 176:801 Il ne parvenait pas à se rappeler s'il avait révélé à qui que ce soit les mystères de la franc-maçonnerie. Mais l'éventualité que, pris de boisson, il eût laissé échapper d'imprudentes paroles et qu'un jour Satan lui-même lui demanderait des comptes le hantait dans ses moments d'angoisse. » Daphné Du Maurier, dans sa biographie de Branwell Brontë, revient, une troisième fois, sur l'odeur sulfureuse des pratiques maçonniques qui ont achevé de détraquer la cer­velle de Branwell. Elle fait état d'une lettre de ce dernier, ornée de deux dessins : « Le premier le représente de profil, portant des lunettes noires et la corde au cou. Francis Leyland, le frère du sculpteur, qui conserva cette lettre, pense que le dessin représentait Branwell sous les traits d'un martyr des anciens temps. Il est plus vraisemblable qu'il ait pensé, en crayonnant cette esquisse, à son initiation maçonnique. « Le second dessin, placé directement au-dessous du premier, montre cinq compagnons faisant bombance autour d'une table ; et qui portent respectivement les noms de Sugdeniensis ; Darco, le gibier d'Enfer ; Saint-Jean dans le Désert (nanti d'une queue fourchue du diable) ; Phidias et enfin Saint-Patrick, alias Lord Peter. » Pour Daphné Du Maurier, il est possible que les cinq compagnons qui se dissimulent derrière ces personnages sym­boliques « aient formé un *Club de l'Enfer,* à l'imitation de Sir John Dashwood dans ses Moines fous de High Wycombe... -- il devait se trouver, à la Société de lecture de Luddenden qui tenait ses assises à l'auberge Lord-Nelson, un ouvrage consacrant plusieurs chapitres à ce sujet -- et Lord Peter était peut-être le titre que portait Branwell à cette occasion. « Qu'il ait craint que ces dessins ne tombent sous des yeux indiscrets ressort clairement de ce passage de sa lettre « Quant aux dessins que j'ai esquissés à la page précédente, ne manquez pas de la brûler aussitôt vus. » Ces croquis, qui pour un profane paraissent amusants et inoffensifs, devaient avoir une tout autre signification pour les initiés. » Le F**.·.** Branwell Brontë mourut un dimanche matin, le 24 septembre 1848. 177:801 Outre qu'elles apportent une curieuse contribution à la biographie de la famille Brontë, ces pages de Daphné Du Maurier se relient curieusement à cette remarque du F**.·.** Mazet de la Grande Loge Nationale Française que je citais plus haut : « Il existait parmi le peuple une réelle crainte de ceux qui ont le « mot du maçon » auxquels on attribue un commerce avec le diable. » Jacques Ploncard d'Assac. 178:801 ### L'expédition de Sardaigne en 1793 par Robert Pietrantoni *En hommage à André Guès* LE 14 février 1793, la flotte de l'amiral Truguet débar­quait dans la baie des Salines, près de Cagliari, un contingent de 4.000 volontaires provençaux sous les ordres du général Raphaël Casabianca. C'était le gros d'une expédition chargée de conquérir la Sardaigne tandis qu'une opération de diversion, commandée par le colonel Pierre-Paul Colonna Cesari, était montée, à partir de Bonifacio, avec pour objectif l'occupation de l'île voisine de la Maddalena. 179:801 Pour quels motifs le conseil exécutif de la Convention avait-il résolu de porter la guerre en Sardaigne ? Sans doute, le roi du Piémont s'était-il rangé, l'année précédente, au nombre des ennemis de la République. Il y avait, d'ailleurs, déjà perdu Nice et la Savoie, et l'on pouvait supposer que la Sardaigne, qui ne lui appartenait que depuis une cinquan­taine d'années, ne devait pas être très attachée à la monarchie de Turin. D'autre part, la proximité de la Corse semblait offrir une excellente base de départ pour la conquête de son île-sœur. Les difficultés ne manquaient pas, non plus : excen­tricité du théâtre des opérations par rapport au littoral du Midi où stationnaient les armées de la République ; trans­ports maritimes précaires ; peu de ressources de la Corse destinée à servir de plate-forme à l'invasion ; mauvaise qualité des bataillons de volontaires nationaux, continentaux ou corses, appelés à constituer les forces terrestres de cette expédition. C'étaient ces objections que le général d'Anselme, commandant l'armée de Nice, avait fait valoir en proposant de consacrer les moyens prévus pour la Sardaigne au renfor­cement de ses propres troupes qui pourraient alors entrepren­dre une offensive efficace contre le Piémont. Cet avis d'un militaire compétent fut néanmoins rejeté par le Conseil qui préféra s'en tenir aux rapports enflammés des députés jaco­bins Constantini, Peraldi et Saliceti, qui faisaient état de l'enthousiasme de leurs compatriotes pour chasser le tyran de Sardaigne et de l'appui que les envahisseurs ne manqueraient pas de trouver chez le peuple sarde qu'ils décrivaient comme avide de se libérer du joug de sa féodalité. Quant au jacobini­sant amiral Truguet qui allait commander la flotte, encouragé par ses amis du clan des Bonaparte auxquels il s'était intime­ment lié, il se voyait déjà, conquérant de Cagliari, cingler jusqu'aux rives de la Mer Noire pour y combattre l'ambition des Czars. Il est cependant vraisemblable que la décision du Conseil fut motivée par des raisons plus réalistes car les boutefeux insulaires avaient fait miroiter des avantages plus substan­tiels : richesse de l'île en bétail et en grains, trésors en numéraire détenus dans les caisses du roi sarde, toutes prises de guerre qui viendraient à point pour pallier le dénuement de l'armée du Midi, perspectives alléchantes qui purent être déterminantes. 180:801 La prudence du vieux général Paoli lui fit décliner l'offre d'être le commandant en chef de l'expédition. Cet honneur n'était qu'un cadeau empoisonné et il se borna à proposer Colonna Cesari, dont il était sûr, pour diriger l'opération subsidiaire de la Maddalena. Quant à l'opération principale sur Cagliari, elle fut confiée à Casabianca, médiocre général mais zélé révolutionnaire, qu'on lui avait imposé comme adjoint dans son commandement de la 23^e^ Division militaire. Partant des îles San Pietro et Sant'Antioco occupées sans grand mal au mois de janvier, Truguet mit à terre devant Cagliari, dans la journée du 14 février, les libérateurs de la Sardaigne chargés de chasser son tyran et, par la même occasion, d'y rafler les richesses convoitées dont on avait si grand besoin. Un bombardement préliminaire de la ville par l'escadre républicaine ne réussit pas à intimider ses défenseurs et il fallut procéder à une attaque en règle. L'avant-garde de Casabianca ayant progressé de deux ou trois lieues par une marche pénible dans les sables du littoral ne rencontra guère d'opposition, tout juste une escarmouche au cours de laquelle une église fut profanée et pillée et un capitaine de Dragons sardes tué. Sa tête fut promenée triomphalement au bout d'une pique conformément au rituel jacobin inventé en 1789. Ce fut d'ailleurs le seul fait d'armes notable de cette brève campagne. Casabianca avait pris les précautions voulues pour se garder militairement, mais, dans la nuit du 15 au 16 février, un coup de canon intempestif, causé par l'erreur d'une patrouille égarée, provoquait dans le camp des Républicains la plus effroyable des paniques. Jetant fusils et gibernes, les volontaires provençaux prenaient la fuite à travers champs sans avoir vu l'ombre d'un ennemi et ils ne s'arrêtaient que sur le rivage de la mer. Dans leur terreur, lorsque, au matin, Truguet leur envoya une chaloupe chargée de vivres, ils refusèrent de la recevoir, exigeant leur rembarquement immé­diat. Truguet et Casabianca furent obligés de le leur accorder et de retourner, honteux et confus, vers les côtes françaises. 181:801 La lâcheté de ce rebut de la population provençale que l'on avait prétendu convertir en soldats de la liberté et qui s'était déjà illustré par les carnavalades sanglantes de Bastia et d'Ajaccio, démontrait le bien-fondé des réticences de Paoli envers le projet aventureux du Conseil Exécutif dont la première phase s'achevait dans la plus honteuse des déban­dades. Nous allons voir que son deuxième épisode, l'attaque de la Maddalena, n'eut pas une fin plus heureuse. Pour cette opération, Colonna Cesari ne disposait que d'effectifs restreints : 2 compagnies du 4^e^ bataillon de volon­taires corses ; 1^re^ compagnie de grenadiers du 52^e^ régiment, ex-Limousin, et le 2^e^ bataillon de volontaires d'Ajaccio-Tallano aux ordres du lieutenant-colonel Jean-Baptiste Quenza qui avait le commandement de l'ensemble. Quenza était secondé par le jeune officier d'artillerie Napoléon Bonaparte avec lequel il avait fait équipe lors de l'élection par les volontaires de leurs officiers, en avril 1792. Quenza élu lieutenant-colonel en premier à l'unanimité des votants avait patronné Bonaparte comme lieutenant-colonel en second. Les deux hommes, mal­gré leur différence d'âge, avaient des relations amicales et, en outre, un lien de parenté, le fils de Quenza, Rocco, ayant épousé une cousine de Letizia Ramolino. Le total des troupes ne représentait que 6 ou 700 hommes avec, il est vrai, l'appui de la corvette *La Fauvette* sur l'artillerie de laquelle on comptait pour réduire les défenses non négligeables du fort de la Maddalena, celle de Bonaparte ne comptant qu'un obusier et quelques pièces légères du calibre 4. Débarqués le 23 février dans l'îlot de San Stefano, les républicains en furent bientôt maîtres et Colonna Cesari prépara l'action décisive sur la Maddalena qui lui était conti­guë. Les défenseurs de la place, une compagnie du régiment suisse de Courten et quelques centaines de miliciens sardes, étaient cependant disposés à se défendre énergiquement. Le 24 février, la petite batterie aux ordres de Bonaparte ouvrit le feu sur la Maddalena. Plus tard, dans un rapport au minis­tre, Bonaparte se vanta des grands résultats obtenus et de l'incendie de la ville. On peut être sceptique, car d'autres sources attestent le peu d'efficacité de ce bombardement. Le fait est que le moral de la garnison sarde n'en fut pas affecté. 182:801 Quoi qu'il en soit, Colonna Cesari décida le débarquement pour le matin du 25 février mais, dans la nuit, il eut à faire face à une mutinerie des matelots marseillais de *La Fauvette.* Recrutés dans la lie des ports, ces pseudo-marins, qui s'étaient distingués par leurs excès à Bonifacio où le jeune Bonaparte fut en danger de mort, ne s'en ressentaient pas pour s'exposer au feu de la forteresse et à celui des deux demi-galères qui la protégeaient et ils contraignirent leurs officiers à lever l'ancre pour rejoindre l'abri de Bonifacio. Les exhortations comme les menaces de Colonna Cesari se heur­tèrent à leur détermination de ne pas affronter le danger. Sans l'appui de la corvette, toute tentative sur la Maddalena devenait impossible et, en dépit des protestations de Quenza et de Bonaparte, Colonna Cesari se résigna à ordonner la retraite. A leur tour, redoutant d'être abandonnés sur le rivage ennemi par la défection de *La Fauvette,* les volontaires se précipitèrent pour regagner au plus vite son bord. Un coup de main audacieux des Sardes à la tête desquels se trouvait un Pietro Millelire (par la suite anobli pour cette action) accéléra leur fuite. Dans cette échauffourée Bonaparte man­qua d'être pris et dut abandonner son artillerie qui, au début du siècle, figurait encore dans un musée d'Alghero. Ainsi se termina cette « honteuse expédition » comme la qualifia Bonaparte dans son rapport. Du bétail, des grains, de l'argent dont le Comité jacobin escomptait la fructueuse razzia, fi ne restait que le souvenir d'une équipée qui avait sombré dans le ridicule et dans la honte. Robert Pietrantoni. 183:801 ### Un prêtre en Gâtinais sous la Révolution par Jean Crété JEAN-FRANÇOIS RAGONNET naquit à Meurcourt, au dio­cèse de Besançon, le 8 mars 1758. Tout jeune il entra dans le tiers-ordre de Saint-François de la réformation et congrégation gallicane, sous le nom de Frère Vincent, et il y devint prêtre. Il appartint d'abord au couvent de Courbe­voie, puis à celui de Picpus. Ce dernier, situé en plein faubourg Saint-Antoine, était particulièrement exposé dès 1789. Il dut se disperser et la congrégation entière se dissou­dre en 1790 ou 1791. Dès la fin de 1790, le Frère Vincent Ragonnet est donc réfugié à Gy-les-Nonains, petit bourg situé à l'écart de la grand route, à une quinzaine de kilomètres à l'est de Montargis. 184:801 En Gâtinais la Révolution fut très calme. Le docteur Gastellier, maire de Montargis, s'appliqua à éviter tout excès dans la région et il y réussit parfaitement. Par contre, le Gâtinais subit un véritable drame religieux. Le cardinal Loménie de Brienne, archevêque de Sens, prêta le serment constitutionnel, puis apostasia. Son exemple ne fut que trop suivi. Plus de la moitié des prêtres prêtèrent le serment constitutionnel ; les prêtres jureurs du Gâtinais tom­baient sous l'autorité de l'évêque d'Orléans, Jarente d'Orgeval, qui, lui aussi, avait prêté ce serment, puis apostasié, allant jusqu'à se marier. Le Gâtinais est la région de France qui compta le plus grand nombre de prêtres jureurs ; tous n'apos­tasièrent pas, mais il y eut tout de même un nombre élevé d'abandons. Le Frère Vincent Ragonnet habitait au château du Buis­son, chez la citoyenne d'Argence. Il y mena d'abord une vie très retirée car M. Fontenoy, curé de Gy, était resté en fonction. Il est à remarquer que, pour le Frère Vincent Ragonnet, la question du serment constitutionnel ne s'était pas posée, car ce serment n'était exigé que des prêtres fonctionnaires. Religieux sécularisé, M. Ragonnet n'entrait pas dans cette catégorie. Entre les prêtres réfractaires qui avaient refusé le serment et les prêtres constitutionnels qui l'avaient prêté, il y avait des milliers de prêtres non astreints au serment et qui purent exercer leur ministère, au moins jusqu'en 1792, bien plus facilement que les prêtres réfractaires. A partir de septembre 1792, M. Fontenoy est atteint d'une curieuse maladie : on constate que son état de santé s'aggrave ou s'améliore suivant la conjoncture politique. Pen­dant la Terreur il est évidemment au plus mal. M. Ragonnet n'est pas dupe de cette comédie mais, puisque les paroissiens de Gy se trouvent privés de ministère, il sort de sa réserve et supplée à peu près complètement le curé de Gy, avec l'appui bienveillant de la municipalité. M. Fontenoy garde encore la force, ou l'audace, de célébrer la première messe dominicale mais, pour tout le reste, il s'en remet à M. Ragonnet. 185:801 Après la chute de la royauté, le serment constitutionnel est remplacé par le serment de Liberté-Égalité, imposé à tous les citoyens par la loi du 3 septembre 1792. S'il n'a pas le caractère schismatique du serment constitutionnel, le nouveau serment est toutefois bien équivoque. Convoqué le 5 octobre 1792 pour prêter ce serment, M. Ragonnet s'excuse d'une fièvre putride qui le retient au château du Buisson ; la municipalité, très modérée, n'insiste pas et laisse celui-ci exercer son ministère. Le 8 novembre 1792 il se présente à la mairie pour déclarer que la disparition de sa congrégation le réduit à l'état de prêtre séculier. Pendant un an et demi, en pleine Terreur, il exerce le ministère à Gy, avec l'appui de la municipalité. Le 14 novembre 1793, cette dernière décide « de recevoir et agréer, pour dire à notre paroisse, fêtes et dimanches, une basse messe à onze heures précises, qui sera la seconde, le citoyen Jean-François Ragonnet ci-devant religieux. Il s'offre en outre, de son plein gré, à se rendre utile à la paroisse en exerçant les fonctions de son ministère de prêtre, d'accord avec le citoyen curé, ce que nous agréons. Ledit citoyen Ragonnet aura 120 livres par an pour rétribution de sa messe, payées par le citoyen Mithon Genouilly d'une fonda­tion qu'il doit acquitter... « Nous n'avons fait aucune enquête pour connaître la vie et les mœurs dudit citoyen, vu qu'il habite dans notre paroisse depuis près de trois ans. Il a été, pour la paroisse et le pays, un exemple de vertus chrétiennes et civiles, et il a payé, vu les quittances qu'il a représentées, exactement toutes les impositions et a contribué largement aux frais des troupes volontaires et n'a cessé de donner que des marques d'un vrai civisme... De plus, nous avons reconnu que ledit citoyen Ragonnet était utile à notre paroisse, vu les maladies et infirmités du citoyen Fontenoy, notre curé. » On trouverait peu d'exemples d'une municipalité donnant, en pleine Terreur, une situation officielle et une rétribution à un prêtre. On peut se demander pourquoi la municipalité de Gy a avalisé ainsi une situation qui durait depuis plus d'un an. 186:801 C'est que cette situation ne plaisait pas à tout le monde ; il y avait quelques jacobins à Gy. Alors la municipalité prit courageusement M. Ragonnet sous sa protection et, de son côté, celui-ci accomplit les actes civiques compatibles avec sa conscience. Il continua son ministère pendant environ six mois. Au printemps de 1794, M. Ragonnet et Mithon Genouilly sont arrêtés et incarcérés à la prison de Montargis, probable­ment sur dénonciation des jacobins de Gy. Le docteur Gastel­lier ayant été contraint de s'effacer, l'affaire aurait pu tourner au tragique si les détenus avaient été envoyés à Paris. Heu­reusement le 9 thermidor arrive. Le 1^er^ vendémiaire (22 septembre 1794), M. Ragonnet et Mithon Genouilly sont libérés. Le 8 brumaire (30 octobre) seulement, ils se présen­tent à la mairie de Gy pour y déposer leurs actes de mise en liberté. Pendant leur captivité les jacobins de Gy s'étaient emparés de l'église et, un peu en retard sur les événements, l'avaient transformée en temple de la Raison, plusieurs mois après l'exécution de Chaumette, instigateur de ce culte ; l'intérieur en avait été badigeonné de rouge. Mais, avec la réaction thermidorienne, M. Fontenoy a retrouvé la santé. M. Ragon­net prend le parti de lui abandonner Gy et demande l'usage de l'église de Saint-Germain-des-Prés, gros bourg situé sur la grand route, à un kilomètre de Gy. La municipalité s'em­presse de la lui accorder et, pendant trois ans, M. Ragonnet y exerce son ministère. Les lois du 3 ventôse et du 2 prairial an III (21 février et 30 mai 1795) proclament la liberté des cultes et accordent aux citoyens le libre usage des églises non aliénées. Mais le coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797) ramène les jacobins au pouvoir. Les lois persécutrices sont remises en vigueur ; il y a des arrestations, des exécutions, des déportations de prêtres fidèles. En 1798, la municipalité de Saint-Germain demande à M. Ragonnet de lire en chaire les lois et règlements publics. 187:801 Mais celui-ci refuse de faire de son prône un cours d'instruction civique. L'incident est très vif : le prêtre met les municipaux à la porte de l'église. C'est la rupture : M. Ragonnet est contraint de quitter la région. A partir du 1^er^ février 1798 nous avons les carnets sur lesquels M. Ragonnet notait les actes de baptêmes, mariages et enterrements. Ces actes concernent des personnes de Grandchamp, Loisne et Champignelles, trois petits villages situés dans l'Yonne, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Gy. Pour des raisons de sécurité M. Ragonnet a dû choisir un nouveau champ d'apostolat. Mais du 22 août 1798 au 29 septembre 1799, il n'y a plus aucun acte dans les carnets ; nous ignorons ce qu'était devenu l'intéressé durant cette période. Le 29 septembre 1799, M. Ragonnet inaugure son minis­tère à Douchy, ma paroisse d'origine, dont il importe de dire quelques mots. Gros bourg d'un millier d'habitants en Orléa­nais, Douchy confinait à l'est à la pointe de l'Ile-de-France qui s'insérait entre la Champagne et la Bourgogne. En 1790, la même limite est adoptée entre le Loiret et l'Yonne. A Douchy la Révolution avait été très calme. Mais le curé et le vicaire, nommés tous deux Duchesne, avaient prêté le ser­ment constitutionnel, puis apostasié et s'étaient mariés. Reste à Douchy un prêtre âgé, M. Hérisseau, ancien curé de cette paroisse de 1741 à 1780. Son neveu, Louis-Edmé Hérisseau, avait été élu en 1790 premier maire de Douchy. Sa présence à la mairie favorise bien l'apostolat de son vieil oncle, mais le neveu se lasse d'une fonction qui devient de plus en plus périlleuse ; il démissionne et, le 1^er^ janvier 1793, est remplacé par Louis-Pierre Gastellier, dernier fils, avec son frère jumeau Claude, d'un riche marchand de bois. Comme son cousin de Montargis, Louis-Pierre a pour unique souci de préserver Douchy des excès de la Révolution, et il y réussira. Ses collègues du conseil municipal : le médecin Simon Mouchon, l'épicier Pierre Gendrot, le notaire Michel Roblet, l'aubergiste Louis Daudin, le cultivateur Louis Bénard, sont pleinement d'accord avec lui. Il y a deux jacobins à Douchy : le boucher Collon et le charron Habert, mais que le maire surveille. 188:801 La conscription y soulève comme ailleurs l'hostilité géné­rale ; il y a de nombreux réfractaires dont mon trisaïeul, Hubert Lottier. Ils n'ont même pas besoin de se cacher ; la municipalité veille au grain. Certes, il faut parfois céder sur certains points : lors d'une incursion dans le bourg, les agents du district confisquent les vases sacrés de l'église. Lorsque la Convention réclame les cloches pour les envoyer à la fonte, la municipalité sacrifie les deux plus petites pour sauver les deux plus grosses. On y trouve aussi de nombreux réfugiés : au début du XIX^e^ siècle, la population aura augmenté de deux cents habitants. L'abbé Hérisseau meurt le 21 mars 1794. Pendant un peu plus d'un an Douchy est privé de prêtre. Les mariages contractés pendant cette période restent purement civils et seront validés plus tard par M. Ragonnet. C'est au milieu de 1795 que le village retrouve un prêtre ; plusieurs se succèdent de 1795 à 1799, dont deux nous sont connus : César Leriche, prêtre constitutionnel qui apparaît en 1797, Jacques Le Roy, ancien carme du couvent de Fontainebleau, qui meurt à Douchy le 13 septembre 1799. Quinze jours plus tard, M. Ragonnet y inaugure son ministère. Il n'y est pas venu de son propre chef ; les prêtres de la région n'agissaient pas en francs-tireurs. Lors du consistoire du 26 mars 1791, Pie VI, après avoir constaté la défaillance du cardinal Loménie de Brienne, avait nommé administrateur apostolique du diocèse de Sens l'évêque d'Auxerre, Jean-Baptiste Marie Champion de Cicé. Réfugié en Allemagne, celui-ci délègue ses pouvoirs pour le Gâtinais à M. Tonnelier, doyen de Châtillon-sur-Loing, qui utilise de son mieux les prêtres dont il dispose. En 1800, il envoie à Montcorbon un prêtre âgé, M. Antoine Millet. 189:801 M. Ragonnet continue à noter dans ses carnets les actes de son ministère. La comparaison avec les registres d'état-civil montre que tous les enfants sont baptisés le jour même ou le lendemain de leur naissance, que les mariages religieux ont lieu le même jour que les mariages civils, que les enterrements sont faits le lendemain ou le surlendemain du décès. Il n'y a qu'un petit nombre de mariages et d'enterrements civils. Le 14 septembre 1802, M. Ragonnet bénit le mariage de mes trisaïeuls Hubert Lottier et Marie-Madeleine Lancelin. A cette date, son ministère est encore semi-clandestin. Le nou­veau maire, Pierre Gendrot, est bienveillant et M. Ragonnet a l'usage de l'église. La mise en vigueur du concordat de 1801 demande du temps. Le diocèse de Sens est supprimé. Douchy fait partie du diocèse d'Orléans ; les paroisses voisines de l'Yonne sont rattachées au diocèse de Troyes. Nommé évêque d'Orléans le 9 avril 1802, institué le 10 et sacré le 11 avril par le cardinal Caprara, Mgr Bernier arrive à Orléans le 4 juillet. Pour le Gâtinais il demande un rapport à M. Tonnelier. Le rapport sur Douchy est aussi précis que concis : « Duchesne, curé marié ; desservi par Ragonnet, prêtre ayant les pouvoirs, estimé et qui se conduit bien. » En avril 1803, M. Ragonnet est nommé desservant ([^40]) de Douchy. Son ministère semi-clandestin est couronné par un pastorat de plus de trente ans en ce lieu. Le 30 avril 1803, il inaugure son premier registre ; il note encore sur ses carnets des actes relatifs aux paroisses voisines de l'Yonne, qui n'avaient pas de prêtre. Mais il n'est pas un esprit très précis il y a dans ses actes, de nombreuses erreurs d'âges et de prénoms ; il n'a laissé aucune liste de premiers communiants. La moitié des enfants meurent tout petits et le nombre des enfants naturels indique une chute très grave de la moralité. Le 10 brumaire an XII (2 novembre 1803), Mgr Bernier constitue le « conseil de fabrique » ([^41]) de l'église de Douchy. 190:801 Louis-Pierre Gastellier en est élu trésorier et, jusqu'à sa mort en 1830, il tient minutieusement les comptes. La principale ressource était la location des stalles et bancs d'église. On sait aussi que M. Ragonnet avait à Douchy un neveu, nommé comme lui Jean-François. Le 7 octobre 1805, M. Collignon, curé de Montargis et archidiacre du Gâtinais, vient procéder à la visite canonique. Il demande que le ciboire en cuivre soit remplacé par un ciboire à coupe d'argent. La fabrique achète cette pièce en 1806 au prix de 65 francs. Par la suite, elle achètera un calice à coupe d'argent. M. Ragonnet a d'excellentes relations avec la municipalité. Les hommes qui avaient fait leurs preuves sous la Révolution se succèdent à la mairie : de 1803 à 1806, c'est le notaire Michel Roblet ; de 1806 à 1815 et de 1825 à 1831, l'aubergiste Louis Daudin, cousin germain de ma tri­saïeule. De 1815 à 1825, le maire est un bourgeois de Melun, Alexandre Delcourt. Le presbytère ayant été vendu en 1794, M. Ragonnet se contente d'une indemnité de logement, ce qui créera un grave problème à son successeur. Comme la pénurie des prêtres se fait cruellement sentir, à la mort de M. Millet le 25 juillet 1809, Mgr Rousseau est contraint de demander à M. Ragonnet de desservir Montcor­bon, et ce service, qui se prolongera pendant dix ans, est une charge très lourde pour lui. En 1822, les diocèses de Sens et de Blois sont rétablis. Évêque d'Orléans en 1823, Mgr de Beauregard remet à l'honneur les conférences cantonales et les retraites pastorales ; mais les prêtres âgés sont dispensés de la retraite. En 1824, l'évêque nomme un jeune curé, M. Vassort, à Montcorbon ; c'est, pour M. Ragonnet, un grand soulagement. En 1834, il a atteint les limites de ses forces : il démissionne mais continue naturellement à occuper son loge­ment qu'il partage avec son neveu. M. Vassort dessert Dou­chy pendant deux ans. 191:801 En 1836, la municipalité s'étant engagée à construire un presbytère, Mgr de Beauregard nomme à Douchy un curé de 23 ans, M. Sérain. Nous savons par lui que la paroisse avait eu beaucoup à souffrir du déclin de son vieux curé. M. Sérain doit donc réorganiser les catéchismes et, en 1838, il fera faire leur première communion à soixante et un enfants de 11 à 15 ans. Dans cette paroisse de 1.200 habitants il n'y a plus que deux vieilles femmes qui font leurs pâques. En 1870, grâce au zèle de trois jeunes curés, le chiffre des pascalisants sera remonté à 164, dont quelques hommes. En 1840, le presbytère n'est toujours qu'un projet. Mgr Morlot, évêque d'Orléans en 1839 ([^42]), juge cette situation inadmissible. Et, en janvier, il nomme M. Sérain curé de Sainte-Geneviève des Bois et confie de nouveau Douchy à M. Vassort. Ce dernier, déjà atteint du mal qui l'emportera le 2 août, se décharge de sa paroisse sur son voisin de l'Yonne, M. Pillé, curé de Dicy. Son état s'aggrave en juillet et Mgr Morlot envoie à Douchy un prêtre de 31 ans, M. Le Réculleÿ, mais ne le nommera curé qu'en 1841, quand la construction du presbytère sera commencée. M. Ragonnet ne connaîtra pas son second successeur. Le 19 juin 1840, à 82 ans, il meurt, muni de tous les sacrements. Il est inhumé le lendemain. Son acte de sépulture est signé par six prêtres, par son neveu et par Victor Fromentot, ami du défunt. Géomètre de son état, M. Fromentot avait fait fonction d'instituteur à Montcorbon, puis à Douchy, et avait été secrétaire, puis trésorier de la fabrique. Le 10 décembre 1835, M. Ragonnet avait dicté un testa­ment authentique par lequel il léguait à la fabrique de Douchy une prairie de 26 ares estimée 995 francs, en deman­dant la célébration d'une messe pour lui le premier vendredi de chaque mois. Et il avait ajouté à ce legs une clause de sauvegarde bien significative : dans le cas où Douchy serait desservi par un prêtre qui ne serait pas catholique romain, les revenus de son legs (environ 30 francs par an) devraient être distribués aux pauvres. 192:801 Ainsi, M. Ragonnet avait gardé un tel souvenir du schisme constitutionnel qu'il avait pris ses précau­tions, dans l'hypothèse d'un nouveau schisme. Il n'y aura pas de nouveau schisme mais, en 1906, toutes les fondations seront confisquées. En 1886, lors d'un transfert du cimetière, M. Gauthier, curé de Douchy, demande que la tombe de M. Ragonnet soit placée près de la grand croix du nouveau cimetière. L'affaire traîne en longueur. A la mort de M. Gauthier, en juillet 1892, on décide d'inhumer les deux prêtres dans le même tombeau. Ce tombeau est placé à droite de la grand croix, en sens inverse des autres tombes. De là les deux vénérés pasteurs semblent veiller encore sur leur troupeau. Jean Crété. 193:801 ### Le signe de l'impiété par Guy Rouvrais QUEL est le moment le plus important que vous avez vécu durant ce quart de siècle ? Telle est la question qui fut posée à Mgr Lustiger par *Le Pèlerin,* à la fin du mois de décembre dernier. Réponse du Cardinal-Archevêque de Paris : « Je pourrais citer pêle-mêle : l'ouverture et la clô­ture du concile Vatican II, l'accueil que nous a réservé Jean XXIII à la chapelle Sixtine le Samedi Saint 1963 et les relations, pour moi, extraordinaires, que j'avais eues avec lui comme aumônier d'étudiants, les pas décisifs de l'œcuménisme dont l'un des premiers fut la rencontre entre Athénagoras et Paul VI, la mort du cardinal Veuillot, les événements de 68, la mort du général de Gaulle, le prodigieux enchaînement des pontificats de Jean-Paul I^er^, et Jean-Paul II, 194:801 l'apostolat littéralement sans précédent du pape parcourant toutes les Églises du monde, la nouvelle ère de l'histoire humaine que son action inaugure, le changement d'équilibre du monde entre l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud, la revendication de la liberté dans les pays de l'Est... Je pourrais remplir tout le *Pèlerin* si je laissais courir ma mémoire. » Jusqu'ici, nous n'avons qu'une revue de détail des événements de l'histoire contemporaine, profane et reli­gieuse avec, entre ces événements, la hiérarchie, ou l'absence de hiérarchie qui est propre au cardinal Lustiger. Ce qui change la perspective, c'est sa conclusion : « Pour ressaisir ce flot de souvenirs, je dirais que nous sommes dans les commencements de la véritable ère chrétienne. Jusqu'alors, nous étions encore dans l'enfance du christianisme. » Ce « flots de souvenirs » qui l'ont marqué, ce ne sont pas des faits notables de l'histoire religieuse contem­poraine seulement, *ils sont le christianisme enfin arrivé à maturité*. Ils sont les éléments constitutifs d'une Église qui a atteint l'âge adulte. Le cardinal égrène ces événements sans nous expli­quer en quoi ils témoignent de ce que « nous sommes dans les commencements de la véritable ère chrétienne ». L'explication la plus probable de cette absence d'explica­tion, c'est qu'il lui semble énoncer des évidences aux lecteurs du *Pèlerin,* lesquels, depuis près de trois décen­nies, peuvent lire dans leur hebdomadaire que le concile Vatican II est une nouvelle Pentecôte pour le monde. « Jusqu'alors nous étions encore dans l'enfance du christianisme » ajoute-t-il. En somme, tout ce qui a précédé les années 60 n'était que les vagissements de nouveau-né d'une Église infantile. La seule fonction de deux mille ans de l'histoire de l'Église était de préparer l'avènement d'un christianisme authentique. 195:801 L'Église des apôtres et des martyrs, l'Église des Pères de l'Église, l'Église de Nicée et d'Éphèse, de Chalcé­doine : l'esquisse de l'esquisse de l'Église des années 60. L'Église des croisades, l'Église de saint Thomas d'Aquin, l'Église du concile de Trente, l'Église des saints et des missionnaires au XIX^e^ siècle, l'Église de saint Pie X et Pie XI, l'Église de Pie XII : enfantillages qui ne nous avaient pas encore permis d'entrer « dans la véritable ère chrétienne ». L'impiété des hommes d'Église aujourd'hui, c'est cela : le mépris de nos Pères dans la foi dont, pourtant, ils ont reçu la foi, du moins l'espérons-nous. Que cette impiété soit professée, ès qualités, par le Cardinal-Archevêque de Paris est un signe accablant de la décom­position de l'Église. Guy Rouvrais. 196:801 ### L'Imitation de Jésus-Christ > Ce que recherche l'homme, ce n'est\ > pas tant le bonheur qu'une raison\ > d'être heureux. (Frankl) > > Le Dieu des chrétiens est un Dieu\ > qui fait sentir à l'âme qu'il est son\ > unique bien ; que tout est repos en\ > lui, quelle n'aura de joie qu'à\ > l'aimer. (Pascal) LES LIVRES, comme les hommes, suivent une destinée mystérieuse dont nul ne prévoit le terme, à commencer par ceux qui leur ont donné naissance. Écrit au XV^e^ siècle par le prieur d'un obscur couvent des Pays-Bas, le *De Imitatione Christi* n'était, au départ qu'un petit traité de vie spirituelle, destiné aux religieux d'un ordre aujour­d'hui éteint, les Frères de la Vie Commune. 197:801 Mais le petit traité leur a survécu et l'on peut affirmer qu'il continuera d'être lu et traduit dans toutes les lan­gues, jusqu'à la fin des temps. On sait peu de choses de l'auteur né vers 1380, Thomas a Kempis, natif de Kempen, près de Düsseldorf. A quoi faut-il attribuer cette longévité qui est l'apanage des grandes œuvres ? On touche ici à l'un des caractères les plus mystérieux de l'expression humaine ; quelque chose d'extrêmement difficile à définir, un je ne sais quoi de plus profond que la beauté, un certain langage direct qui va droit au cœur et emporte l'adhésion. Le trait de génie ne s'invente pas. L'homme n'est vraiment touché que par cette flèche mystérieuse qui, sans détour, va de l'âme à l'âme par-dessus les temps. Si des générations de chrétiens vont inlassable­ment puiser leur nourriture dans *l'Imitation,* c'est parce que son auteur, resté longtemps méconnu, était un vrai mystique, qui a compris le néant des choses de la terre, qui a regardé Jésus-Christ comme le tout de sa vie, et l'amitié avec l'Homme-Dieu comme un trésor. Les hommes ont besoin de très peu de choses pour vivre : il suffit qu'une parole frappe à la porte de leur cœur, en cette partie secrète où se forgent les grandes pensées. La *culture,* mot inconnu jadis et dont on fait si grand cas aujourd'hui en ayant bien soin de ne pas le définir, c'est peut-être cela : une parole, un appel, un cri dans la nuit qui est parvenu jusqu'à moi. 198:801 Et à mesure que je lis ou que j'écoute la voix de ces grands naufragés, je perçois mieux le drame de la vie humaine. Depuis Sophocle jusqu'à Bernanos, pour ne parler que des écrivains, des paroles essentielles me sont adressées : ces cris et ces signaux, ces appels venus de très loin, qui indiquent ma position et, joints les uns aux autres, composent un message, c'est probablement ça que les hommes appellent la culture. Mais cette clameur essentielle n'est pas donnée à tout le monde. Au cri il faut une voix, à la voix un accent, et il faut que cet accent touche le cœur et l'esprit plus suavement, avec une force d'affirmation plus haute que les basses séduc­tions de la chair et du monde. C'est en quoi réside la secrète influence de *l'Imi­tation.* L'auteur n'y fait guère preuve de littérature. Le ton y est terne et dénué d'images. Les versets se suivent sans crainte des redites, avec la morne obsti­nation d'un maître qui inculque quelques évidences à des intelligences rebelles. Mais il inculque ce qu'il sait être la vérité de l'homme : la brièveté de la vie, l'absurdité de nos vains désirs, l'humilité, le détache­ment du monde et des créatures. A quoi il ajoute, avec une force et une onction pénétrante, le prix de l'amitié avec Jésus-Christ -- une amitié fidèle et délicate où percent des accents qui touchent et qui attendrissent -- la paix de l'âme, le primat de la vie intérieure, la douceur des consolations divines, le prix inestimable de l'Eucharistie. \*\*\* 199:801 *Une doctrine du détachement. --* Dès le tout premier chapitre apparaît le thème de l'ouvrage : ... il arrive que plusieurs, à force d'entendre l'Évangile, n'en sont que peu touchés, parce qu'ils n'ont point l'esprit de Jésus-Christ. Voulez-vous comprendre parfaitement et goûter les paroles de Jésus-Christ ? Appliquez-vous à conformer toute votre vie à la sienne. ([^43]) (...) Vanité des vanités, tout n'est que vanité, hors aimer Dieu et le servir lui seul. La souveraine sagesse est de tendre au royaume du ciel par le mépris du monde. Vanité donc, d'amasser des richesses périssables et d'espérer en elles. Vanité, d'aspirer aux honneurs et de s'élever à ce qu'il y a de plus haut. Vanité, de suivre les désirs de la chair et de rechercher ce dont il faudra être bientôt rigoureu­sement puni. ([^44]) Il y a dans *l'Imitation de Jésus-Christ* une auto­rité, un entêtement qui fait pénétrer la doctrine, un accent qui ne trompe pas : le cri du naufragé. Une fois que ce cri est entré en soi, on le reconnaît chaque fois qu'il retentit, fût-il proféré par le pire des criminels, sous forme d'imprécation ou de déses­poir. Et chacun de nous se sent solidaire de cette grande clameur, parce qu'on ne rompt ses amarres, on ne dit soi-même adieu à ce monde de vanité, qu'avec un grand effort, sans cesse repris, et qui dure toute la vie. Alors comment ne pas aimer la vérité de ce combat qui est fait de notre substance ? 200:801 Comment ne pas aimer relire ces titres de chapitre auxquels l'écrivain inspiré a donné, sans doute pour les mieux marteler, un air de ressemblance : Qu'il faut imiter Jésus-Christ et mépriser toutes les vanités du monde. Qu'il faut fuir l'orgueil et les vaines espérances. Qu'il faut rapporter tout à Dieu comme à notre dernière fin. Qu'il est doux de servir Dieu et de mépriser le monde. Qu'il faut établir son repos en Dieu plutôt que dans tous les autres biens. ([^45]) Dans le même esprit, prenons maintenant les sentences du chapitre 31 du livre III intitulé : *Qu'il faut oublier toutes les créatures pour trouver le Créateur.* LE FIDÈLE : Seigneur, j'ai besoin d'une grâce plus grande, s'il me faut parvenir à cet état où nulle créature ne sera un lien pour moi. Car, tant que quelque chose m'arrête, je ne puis librement voler vers vous. Il aspirait à cette liberté, celui qui disait : « Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? et je volerai et je me reposerai. » Quel repos plus profond que le repos de l'homme qui n'a que vous en vue ? Et quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre ? Il faut donc s'élever au-dessus de toutes les créatures, se détacher parfaitement de soi-même, sortir de son esprit, monter plus haut, et là recon­naître que c'est vous qui avez tout fait, et que rien n'est semblable à vous. ([^46]) 201:801 On remarquera l'autorité de ces phrases brèves et insistantes, elles indiquent une expérience person­nelle et de grandes lumières intérieures. Seul l'évêque d'Hippone avait donné le même son de voix, dans les *Confessions,* n'ayant de cesse, lui aussi, de remonter au-dessus, ou plutôt au-delà de tout le créé, afin de rejoindre Celui qui en est le principe et la source. Et l'auteur de *l'Imitation* poursuit : Tandis qu'on tient encore à quelque créature, on ne saurait s'occuper librement des choses de Dieu. Et c'est pourquoi l'on trouve peu de contem­platifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables. Il faut pour cela une grâce puissante qui sou­lève l'âme et la ravisse au-dessus d'elle-même. ([^47]) Les sentences de ce chapitre dont le titre évoque ce qu'il y a de plus rude et de plus abrupt dans le combat spirituel -- le détachement -- annoncent saint Jean de la Croix. La seule différence est que saint Jean de la Croix ne sera lu que par des initiés, tandis que les premières communiantes des temps jadis -- qui feront plus tard de solides mères de famille -- recevaient en cadeau un minuscule volume relié de cuir, rempli des maximes de la vie chrétienne, dont plus tard elles seraient à même de goûter l'amère vérité. 202:801 Comment l'âme peut-elle résister à larguer ses amarres, après avoir entendu les derniers mots de ce chapitre où s'efface le faux brillant des réussites humaines : Je ne sais ce que c'est, ni quel esprit nous conduit, ni ce que nous prétendons, nous qu'on regarde comme des hommes tout spirituels, de poursuivre avec tant de travail et de souci des choses viles et passagères, lorsque si rarement nous nous recueillons pour penser sans aucune distrac­tion à notre état intérieur. Hélas ! à peine sommes-nous rentrés en nous-mêmes, que nous nous hâtons d'en sortir, sans jamais sérieusement examiner nos œuvres. ([^48]) (...) Le grand obstacle est qu'on s'arrête à ce qu'il y a d'extérieur et de sensible, et que l'on s'occupe peu de se mortifier véritablement. ([^49]) (...) Nous ne considérons point jusqu'où descendent nos affections, et nous ne gémissons point de ce que tout en nous est impur. ([^50]) (...) La nature \[le regard non éclairé par la foi\] ne considère que le dehors de l'homme ; la grâce pénètre au-dedans. Celle-là se trompe souvent ; celle-ci espère en Dieu pour n'être pas trompée. ([^51]) Qui ne se reconnaît à ce triste spectacle ? Et pourtant je ne médirai pas des âmes lentes à se lancer dans la voie du renoncement. Qui d'entre nous n'a jamais hésité sur les difficultés de la route, supputé le prix de la récompense ? Le bon saint Pierre, un jour où son âme avait la couleur du ciel, s'est fait généreusement notre porte-parole : « Sei­gneur, voici que nous avons tout quitté, et mainte­nant que recevrons-nous en échange ? » 203:801 Et Jésus répond : « Le centuple et la vie éter­nelle. » Ce qui signifie : le ciel dans l'autre monde, et ici-bas une récompense *inestimable.* Ah ! si nous pouvions en avoir, ne serait-ce qu'un avant-goût, comme nous aurions vite fait de nous mettre en chemin ! Mais Pascal, faisant parler les libertins, nous rétorque : « *J'aurais bientôt quitté les plai­sirs,* disent-ils, *si j'avais la Foi*. Et moi je vous dis : *Vous auriez bientôt la Foi, si vous aviez quitté les plaisirs*. » Nous sommes donc tous pareils ! Aussi bien est-ce pour nous autres qui balan­çons, et qui calculons le prix, que Thomas a Kempis a écrit *l'Imitation de Jésus-Christ.* Un siècle plus tard, saint Jean de la Croix conduira les âmes en haut de la falaise abrupte qui surplombe la mer, et il leur dira avec des paroles de feu que le Bien-Aimé les appelle à se jeter en Lui. C'est la même loi qui préside, le même principe qui joue inéluctablement. Cependant chez Thomas le ton est différent. Ses exhortations n'ont d'autre but, elles aussi, que de balayer et rebalayer le fond de l'âme afin de la débarrasser de ses scories. Un siècle plus tard, sainte Thérèse dira plaisamment : « Nous n'en finissons pas de nous donner à Dieu ! » Mais ici le Bien-Aimé parle, converse avec son disciple, on lui répond ; il rappelle ses promesses, ses faveurs, il donne des conseils, et l'âme s'écrie : 204:801 Que vous rendrai-je pour tant de bien ? Ah ! si je pouvais vous servir tous les jours de ma vie ! si je pouvais même vous servir un seul jour digne­ment ! ([^52]) (...) C'est un grand honneur, une grande gloire de vous servir, et de mépriser tout à cause de vous. Car ils recevront des grâces abondantes, ceux qui se courbent volontairement sous votre joug très saint. Ils seront abreuvés de la délectable consolation de l'Esprit Saint, ceux qui, pour votre amour, auront rejeté tous les plaisirs des sens. Ils jouiront d'une grande liberté d'esprit, ceux qui, pour la gloire de votre nom, seront entrés dans la voie étroite, et auront renoncé à toutes les sollicitudes du monde. ([^53]) Et l'auteur poursuit avec la fraîcheur d'enthou­siasme et les transports que connaissent les saints : Ô aimable et douce servitude de Dieu, dans laquelle l'homme retrouve la vraie liberté et la sainteté ! Ô saint assujettissement de la vie religieuse, qui rend l'homme agréable à Dieu, égal aux anges, terrible aux démons, respectable à tous les fidèles ! Ô esclavage digne d'être à jamais désiré, embrassé, puisqu'il nous mérite le souverain bien, et nous assure une joie éternelle. ([^54]) S'il fallait encore monter d'un degré dans la rigueur du renoncement, il faudrait reproduire ce terrible verset qui a tant frappé sainte Thérèse de Lisieux : 205:801 Ô mon Dieu ! douceur ineffable, changez pour moi en amertume toute consolation de la chair, qui me détourne de l'amour des biens éternels, et m'attire et me fascine par le charme funeste du plaisir présent. ([^55]) Faut-il vraiment pousser si loin l'exigence du renoncement ? Est-ce encore à la portée des forces humaines ? Oui, répondent les mystiques, à condi­tion de se savoir aimé. \*\*\* *Une doctrine de l'amour. --* Si *l'Imitation* n'avait été qu'un rappel de la grande exigence du renoncement aux biens de la terre, rien ne l'aurait distinguée de la doctrine des stoïciens ou même des religions de l'Inde. Ce qu'il y a de tragique chez les Orientaux, c'est la sombre obstination avec laquelle ils inclinent l'homme à se perdre -- ne disons pas dans l'inconnu, ce qui est la voie normale de tout mystique -- mais dans l'*inconnaissable.* Il n'y a dans la spiritualité indoue aucune amitié pour une Per­sonne, aucun amour, aucune tendresse, aucune ren­contre de l'aimant avec l'Aimé. L'amour n'y a pas de figure, il ne diffuse pas de lumière, m'instaure pas de dialogue. Le terme de cette recherche mystique est une sorte de vide infini qui fascine les êtres, les immobilise. Et les happe. La vérité de l'être est dans sa disparition. 206:801 A l'extrême opposé d'une passivité totale vouée à sa propre résorption, il y a l'activisme pélagien qui est, hélas ! la plaie d'un Occident tout entier tourné vers l'agir et le paraître. Attitude qui engendre un univers de constructeurs de ponts, de routes, d'avions... mais pour aller où ? Le drame est que cette confiance naïve dans les possibilités de l'action humaine transpire dans la spiritualité : on cherchera à s'élever par un effort qui vient d'en bas. L'oubli de l'absolue transcendance de Dieu -- *sans moi vous ne pouvez rien faire* --, cette tenta­tion sans cesse renaissante d'aller à Dieu par l'homme, se voient dénoncés, au fur et à mesure qu'ils se présentent, par la tradition des mystiques catholiques de tous les temps. Simone Weil, restée encore sur le seuil, a livré ses impressions sur un ton familier dans une œuvre posthume qu'elle avait intitulée *Pensées sans ordre sur l'amour de Dieu :* Il y a des gens qui cherchent Dieu à la manière de quelqu'un qui sauterait à pieds joints dans l'espoir qu'à force de sauter toujours un peu plus haut il finira un jour par ne plus retomber, par monter jusqu'au ciel. Dans le conte de Grimm intitulé *Le vaillant petit tailleur,* il y a un concours de force entre le petit tailleur et un géant. Le géant lance une pierre en haut, si haut qu'elle met très très longtemps avant de retomber. Le petit tailleur, qui a un oiseau dans sa poche, dit qu'il peut faire beaucoup mieux, que les pierres qu'il lance ne retombent pas ; et il lâche son oiseau. Ce qui n'a pas d'ailes finit toujours par retomber. La contemplation de Dieu *qui opère en nous le vouloir et le faire* invite l'âme à consentir à la gratuité des initiatives divines ; elle lance un appel à la confiance et ouvre le champ à une spiritualité fondée sur l'amour. 207:801 C'est parce que Dieu nous aime infiniment, et qu'il permet à la créature de partir à la rencontre de cet amour, que les vraies transforma­tions sont possibles. La fin du siècle dernier, mar­quée par le message exceptionnel de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, avait connu dans la plupart des milieux religieux des éveils et des redécouvertes ana­logues au message de Lisieux. Voici ce qu'écrivait, à la même époque, à une de ses filles spirituelles le Père Vallée, o.p., qui fut le confesseur de la bienheu­reuse Élisabeth de la Trinité : Tant qu'on ne m'a pas dit que Dieu m'aime, à quel degré il m'aime, je suis dans les ténèbres. Dès que je l'ai compris, ma dépendance vis-à-vis de lui devient une dépendance confiante et joyeuse, puis­que toutes ses volontés sont des volontés d'a­mour. (...) On a tellement déshabitué les âmes de se croire aimées de Dieu comme Dieu les a aimées que lorsqu'on vient à leur ouvrir des horizons vrais, il semble que le vertige les prend : les âmes sont plus souvent sincères qu'on ne le croit, mais il y a tant d'inconstance, d'ignorance, et le vrai battement du cœur de Dieu a été si peu connu, si peu raconté... Et voilà pourquoi les hauteurs divines qui sont nôtres pourtant, qui sont notre lieu, sont trop souvent inhabitées. Mais cette grande aspiration s'est toujours mani­festée dans l'Église. *L'Imitation,* qui témoigne d'une spiritualité communément répandue, est un livre d'amour, constamment traversé par des effusions mystiques d'une incroyable liberté d'expression. Citons d'abord les versets du chapitre 3 au Livre I qui sont brûlants de désir, et donnent le ton à tout le reste de l'ouvrage : 208:801 Ô Vérité, qui êtes Dieu, faites que je sois un avec vous dans un amour éternel ! Souvent j'éprouve un grand ennui à force de lire et d'entendre ; en vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux. Que tous les docteurs se taisent, que toutes les créatures soient dans le silence devant vous parlez-moi vous seul. ([^56]) Au chapitre 7 du Livre II, la voix prend le ton d'une objurgation pressante : L'amour de la créature est trompeur et passe bientôt ; l'amour de Jésus est stable et fidèle. Celui qui s'attache à la créature tombera avec elle ; celui qui s'attache à Jésus sera pour jamais affermi. Aimez et conservez pour ami Celui qui ne vous quittera point alors que tous vous abandonneront, et qui, quand viendra votre fin, ne vous laissera point périr. (...) Tel est votre bien-aimé, qu'il ne veut point de partage ; il veut posséder seul votre cœur, et y régner comme un roi sur le trône qui est à lui. ([^57]) Le chapitre suivant est parmi les plus beaux pour son accent d'intimité et de douceur. Il s'intitule *De la familiarité que l'amour établit entre Jésus et l'âme fidèle :* Que peut vous donner le monde sans Jésus ? Être sans Jésus, c'est un insupportable enfer ; être avec Jésus, c'est un paradis de délices. 209:801 Si Jésus est avec vous, nul ennemi ne pourra vous nuire. Qui trouve Jésus trouve un trésor immense, ou plutôt un bien au-dessus de tout bien. Qui perd Jésus perd plus et beaucoup plus que s'il perdait le monde entier. Vivre sans Jésus, c'est le comble de l'indigence ; être uni à Jésus, c'est posséder des richesses infinies. C'est un grand art que de savoir converser avec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir près de soi. Soyez humble et pacifique, et Jésus sera avec vous. Que votre vie soit pieuse et calme, et Jésus demeurera près de vous. Vous éloignerez bientôt Jésus, et vous perdrez sa grâce, si vous voulez vous répandre au dehors. Et si vous l'éloignez et le perdez, qui sera votre refuge, et quel autre ami chercherez-vous ? Vous ne sauriez vivre heureux sans ami ; et si Jésus n'est pas pour vous un ami au-dessus de tous les autres, n'attendez que tristesse et désolation. ([^58]) Saint François de Sales portait sans cesse sur lui un exemplaire de *l'Imitation* et avait coutume de l'ouvrir au hasard pour y trouver l'inspiration du moment. Nul doute qu'il n'y ait puisé avant toute chose cet esprit de confiance et d'abandon envers le *Maître intérieur.* Par-dessus tout il aura été marqué par le fameux chapitre 5 du Livre III qui est un sommet : *Des merveilleux effets de l'amour divin :* Ô Seigneur mon Dieu, saint objet de mon amour ! quand vous descendrez dans mon cœur, toutes mes entrailles tressailliront de joie. Vous êtes la gloire et la joie de mon cœur. 210:801 Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation. ([^59]) Puis vient une demande pressante : Mais parce que mon amour est encore faible, et ma vertu chancelante, j'ai besoin d'être fortifié et consolé par vous ; visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions. Délivrez-moi des passions mauvaises, et retran­chez de mon cœur toutes ces affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je de­vienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer. ([^60]) Cet appel direct à l'amour divin pour être délivré des autres affections est dans la pure tradition mysti­que. Saint François déjà priait ainsi : « Seigneur, que votre amour, pour l'amour de mon amour, détache mon amour de toutes les créatures qui sont sous le ciel ! » Puis soudain s'élance, comme une fusée, un éloge extraordinaire : C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul il rend léger ce qui est pesant, et fait qu'on supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie. Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu'il y a de plus amer. L'amour de Jésus est généreux ; il fait entre­prendre de grandes choses, il excite toujours à ce qu'il y a de plus parfait. L'amour aspire à s'élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre. L'amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu'à Dieu sans obstacle, afin qu'il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps. 211:801 Rien n'est plus doux que l'amour ; rien n'est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux ; il n'est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu, et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu, au-dessus de toutes les créatures. Celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre, et rien ne l'arrête. Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu'au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle. Il ne regarde pas aux dons, mais il s'élève au-dessus de tous les biens, jusqu'à Celui qui donne. L'amour souvent ne connaît point de mesure, mais, comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts. Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte, il tente plus qu'il ne peut, jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis. Et à cause de cela, il peut tout, et il accomplit beaucoup de choses qui fatiguent et qui épuisent vainement celui qui n'aime point. L'amour veille sans cesse ; dans le sommeil même il ne dort point. Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l'appesantissent, aucunes frayeurs ne le troublent ; mais, tel qu'une flamme vive et pénétrante, il s'élance vers le ciel, et s'ouvre un sûr passage à travers tous les obstacles. Si quelqu'un aime, il entend ce que dit cette voix. ([^61]) Saint Augustin, à bout d'arguments, disait lui aussi : *Da me amantem et intelliget ! --* Donnez-moi quelqu'un qui aime, et il comprendra ! 212:801 Les mystiques disent finalement tous la même chose, et souvent sous la forme des « élévations ». Mais on dirait ici un geyser brûlant dressé vers le ciel : L'ardeur même d'une âme embrasée s'élève jus­qu'à Dieu comme un grand cri : Mon Dieu ! mon amour ! vous êtes tout à moi, et je suis tout à vous. Dilatez-moi dans l'amour, afin que j'apprenne à goûter au fond de mon cœur combien il est doux d'aimer, et de se fondre et de se perdre dans l'a­mour. Que l'amour me ravisse et m'élève au-dessus de moi-même, par la vivacité de ses transports. Que je chante le cantique de l'amour, que je vous suive, ô mon bien-aimé, jusque dans les hauteurs de votre gloire, que toutes les forces de mon âme s'épuisent à vous louer, et qu'elle défaille de joie et d'amour. ([^62]) Chose curieuse, quand Jésus-Christ parle, le ton est sévère, presque solennel : JÉSUS-CHRIST : Mon fils, votre amour n'est encore ni assez fort, ni assez éclairé. ([^63]) ... remettez-moi toujours vos intérêts ; j'en dis­poserai selon ce qui sera le mieux, au temps convenable. ([^64]) ... Mon fils, ma grâce est d'un grand prix, et ne souffre point le mélange des choses étrangères, ni des consolations terrestres. ([^65]) C'est moi qui vous ai tout donné, et je veux que vous vous donniez à moi tout entier, j'exige avec une extrême rigueur les actions de grâces qui me sont dues. ([^66]) 213:801 Au contraire, c'est dans les reparties du disciple que se trouvent les expressions les plus douces. La sagesse du moine consiste à nous permettre de répondre avec une confiance affectueuse aux exi­gences du Maître. Ainsi la doctrine du saint amour nous est-elle enseignée non tant par voie d'autorité, si l'on peut dire, que par l'imitation d'un mouve­ment de l'âme communiqué au lecteur. Chacun d'entre nous peut s'exercer à prier ainsi : Ô bon Jésus ! quand me sera-t-il donné de vous voir, de contempler la gloire de votre règne ? Quand me serez-vous tout en toutes choses ? (...) Consolez mon exil, adoucissez l'angoisse de mon cœur : car il soupire après vous de toute l'ardeur de ses désirs. ([^67]) C'est un des charmes de l'ouvrage et comme une ingénieuse pédagogie, que cette continuelle alter­nance de rigueur et de tendresse. Il est visible que l'ouvrage tout entier repose sur ces deux piliers : l'amour de Dieu, d'une part et, d'autre part, le *contemptus mundi,* ce fameux mépris du monde, si parfaitement évangélique, et si mal compris de nos jours. Car, ne nous lassons pas de le redire, le mépris du monde ne s'applique ni à la création de Dieu comme telle, ni à l'ensemble des âmes à sauver, mais au monde qui refuse la lumière et pour lequel Jésus n'a pas prié. \*\*\* 214:801 *Une doctrine de vie intérieure. --* Autour de ces deux piliers, l'auteur donne une série de conseils pratiques gravitant tous autour de la vie intérieure. Les Pères cisterciens du XII^e^ siècle auraient parlé de vie contemplative, mais celle-ci a fini par désigner un état de vie contre-distinguée de la vie active. Or *l'Imitation* apparaît à une heure où l'influence de la vie recluse pratiquée par les moines a débordé hors des cloîtres. C'est ce que les historiens ont appelé la *devotio moderna,* dont plus tard un saint François de Sales ou un saint Vincent de Paul se feront les apôtres : répandre le goût de l'oraison parmi le peuple, dans les occupations de la vie quotidienne, chez les marchands, les magistrats, à la cour des princes. Le XVII^e^ siècle français en fournira un exem­ple éclatant. L'appellation de vie intérieure acquiert de ce fait un sens chargé de plénitude mystique *accessible.* Qu'on nous permette de préciser : accessible aux âmes engagées dans la voie commune -- non aux médiocres -- et représentant une forme très haute, très exigeante du christianisme. Il s'agit de quelque chose de si profondément accordé à la volonté du Christ Jésus, que le monde et son prince n'auront de cesse de l'entraver. Qui ne se souvient de l'avertis­sement de Georges Bernanos : « On ne comprend rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » 215:801 On pourrait renverser la formule, et dire qu'on ne comprendra rien au mystère de la vie intérieure si l'on n'admet d'abord qu'elle fut la source féconde de toute une civilisation. C'est elle qui jadis inspirait la liturgie, la musique, l'architecture, les hospices, les universités, les lois sociales. S'il n'existe pas dans le livre de *l'Imitation* un chapitre spécial qui lui soit consacré, c'est que la vie intérieure est l'âme qui domine l'œuvre entière, le principe qui lui a donné naissance, le terme qui en achève la méditation. Le plus simple est de citer au fil des chapitres quelques passages qui sollicitent plus instamment le lecteur par une douce invitation à se recueillir, à se pacifier : L'homme intérieur préfère le soin de soi-même à tout autre soin : et, lorsqu'on est attentif à soi, on se tait aisément sur les autres. Vous ne serez jamais un homme intérieur et vraiment pieux, si vous ne gardez le silence sur ce qui vous est étranger, et si vous ne vous occupez principalement de vous-même. Si vous n'avez que Dieu et vous-même en vue, vous serez peu touché de ce que vous apercevrez au dehors. ([^68]) (...) Dieu seul, éternel, immense et remplissant tout est la consolation de l'âme et la vraie joie du cœur. ([^69]) Cette dernière phrase est d'une importance capi­tale pour faire saisir comment la vie intérieure com­porte en elle-même sa propre récompense qui est joie et dilatation du cœur. 216:801 Le Livre III marque un progrès en profondeur vers l'union divine. On lit en guise de sous-titre : *Incipit liber de interna consolatione* -- Ici com­mence le livre de la consolation intérieure. Les titres des trois premiers chapitres sont suggestifs : 1 -- *Des entretiens intérieurs de Jésus-Christ avec l'âme fidèle ;* 2 -- *La vérité parle au-dedans de nous sans aucun bruit de parole ;* 3 -- *Qu'il faut écouter la parole de Dieu avec humilité, et que plusieurs ne la reçoivent pas comme ils le devraient.* On remar­quera l'insistance de l'auteur sur l'idée de parole à écouter. On échappe ainsi au penchant délétère d'analyser, de discourir, de *psychologiser,* qui conduit à des notions abstraites. *L'Imitation* com­porte un enseignement réaliste : écouter avec son âme est une action concrète, que nous pouvons réaliser tout de suite. Lisons le texte : J'écouterai ce que le Seigneur dit en moi. Heureuse l'âme qui entend le Seigneur lui par­ler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation ! Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes au bruit du monde ! Heureuses, encore une fois, les oreilles qui écoutent non la voix qui retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au-dedans ! Heureux les yeux qui, fermés aux choses exté­rieures, ne contemplent que les intérieures ! (...) Heureux ceux dont la joie est de s'occuper de Dieu, et qui se dégagent de tous les embarras du siècle Considère ces choses, ô mon âme, et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi. ([^70]) 217:801 Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes, mais vous plutôt, parlez, Seigneur mon Dieu, vous la lumière de tous les prophètes et l'esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité ; et sans vous ils ne pourraient rien. Ils peuvent prononcer des paroles, mais non les rendre efficaces. Leur langage est sublime ; mais, si vous vous taisez, il n'échauffe point le cœur. Ils exposent la lettre, mais vous en découvrez le sens. (...) Ils montrent la voie, mais vous donnez des forces pour marcher. Ils n'agissent qu'au dehors, mais vous éclairez et instruisez les cœurs. ([^71]) C'est à cette vie intérieure que le Christ exhorte le fidèle en lui disant : Gravez mes paroles dans votre cœur, et méditez-les profondément : car, à l'heure de la tentation, elles vous seront très nécessaires. Ce que vous n'entendez pas en le lisant, vous le comprendrez au jour de ma visite. ([^72]) Et cette vie intérieure a pour effet la paix, le repos de l'âme, l' « union ineffable » qui est au-dessus des sens. C'est même la lecture de ces textes, considérés comme des témoins de la piété commune, non réservés aux professionnels de la contemplation, qui permit au P. Garrigou-Lagrange d'établir sa thèse de la vie mystique comme épanouissement normal de la grâce sanctifiante. 218:801 LE FIDÈLE : En tout et par-dessus tout, repose-toi en Dieu, ô mon âme, parce qu'il est le repos éternel des saints. ([^73]) (...) Tendre époux de mon âme, pur objet de son amour, ô mon Jésus, Roi de toutes les créatures ! qui me délivrera de mes liens, qui me donnera des ailes pour voler vers vous et me reposer en vous ? Oh ! quand serai-je assez dégagé de la terre pour voir, Seigneur mon Dieu, et pour goûter combien vous êtes doux ? Quand serai-je tellement absorbé en vous, telle­ment pénétré de votre amour, que je ne me sente plus moi-même, et que je ne vive plus que de vous, dans cette union ineffable et au-dessus des sens, que tous ne connaissent pas ? ([^74]) Et encore ceci qui est à la fois extase, admira­tion, gratitude : LE FIDÈLE : Voilà mon Dieu et mon tout ! Que voudrais-je de plus ? et quelle plus grande félicité puis-je désirer ? Ô ravissante parole ! mais pour celui qui aime Jésus, et non pas le monde, ni rien de ce qui est du monde. Mon Dieu et mon tout, c'est assez dire à qui l'entend, et le redire sans cesse est doux à celui qui aime. ([^75]) Que la vie intérieure, qui réclame tant de renon­cement, puisse donner naissance à une tendresse si librement et constamment exprimée, cela est conforme aux promesses de Jésus dans l'Évangile. Saint Bernard l'a dit sous une forme concise : *Quanto interius, tanto dulcius* -- plus il y a d'intériorité, plus il y a de douceur. 219:801 Parmi les effets les plus visibles de cette vie intérieure, il faut noter *la paix de l'âme, la confiance,* et *la consolation.* Ce sont là les thèmes sur lesquels l'auteur revient le plus souvent LE FIDÈLE : Seigneur, quelle est ma confiance en cette vie, (...) N'est-ce pas vous, Seigneur mon Dieu, dont la miséricorde est infinie ? Où ai-je été bien sans vous ? et avec vous où ai-je pu être mal ? ([^76]) Comment ne pas citer également cette plainte que tant d'hommes murmurent au fond de leur cœur Quand, dégagé de toute entrave, jouirai-je d'une vraie liberté, désormais exempte de toute peine et du corps et de l'esprit Quand posséderai-je une paix solide, assurée, inaltérable, paix au-dedans et au dehors, paix affermie de toutes parts ? ([^77]) S'il est permis d'ouvrir une parenthèse, j'avouerai le plaisir qu'il y a à citer des textes dans une langue si pure. La traduction de Lamennais qui a été adoptée ici est la plus répandue. En bien des endroits elle ne fait pas regretter le latin. Les Éditions du Seuil ont eu la bonne idée de la mettre à la position du grand public. 220:801 Il faudrait, au sujet de la paix intérieure, citer du Livre III le chapitre 25 : *En quoi consiste la vrai paix et le véritable progrès de l'âme,* et le stoïque chapitre 19 : *De la souffrance des injures, et de la véritable patience* qui fait penser au *Premier cercle* de Soljénitsyne où le sceptique Nerjine prononce ce mot extraordinaire : « Il est impossible de triompher de la supériorité de certains hommes, parce qu'à ces hommes-là le camp offre une forme de bonheur, la vraie, celle qui ne peut être enlevée. » Faisant suite à la paix, on trouve de nombreuse maximes concernant la patience, l'amour de la croix, la pensée de la mort. Au sujet de la mort, on peut lire ceci : Heureux celui à qui l'heure de la mort est toujours présente, et qui se prépare chaque jour à mourir ! Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que vous aussi vous passerez par cette voie. Le matin, pensez que vous n'atteindrez pas le soir ; le soir, n'osez pas vous promettre de voir le matin. Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous surprenne jamais. Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine et imprévue : car le Fils de l'homme viendra à l'heure qu'on n'y pense pas. Quand viendra cette dernière heure, vous com­mencerez à juger tout autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d'avoir été si négligent et si lâche. ([^78]) 221:801 Au sujet de la croix, deux chapitres sont resté célèbres pour la fermeté de l'écriture et de la pensée : *Du petit nombre de ceux qui aiment la Croix de Jésus-Christ* ([^79]) et le chapitre suivant : *De la voie royale de la Croix.* Ces chapitres peuvent paraître redoutables à une nature assoiffée des jouissances que propose le monde, mais la majorité des chrétiens modernes oublient sans cesse qu'ils sont par définition les disciples d'un Maître crucifié : la croix dressée à tous les carrefours de l'existence humaine invite les âmes à se dépouiller volontiers de tout ce qui n'est pas essentiel. Paul Valéry a prononcé un jour cette parole abrupte qui rejoint l'auteur de *l'Imitation :* « Si je croyais au dogme chrétien, à l'amour de Dieu pour moi, à la béatitude éternelle après ce bref passage terrestre, tout ce qui concerne la culture me serait fort indifférent : Dieu me tiendrait lieu de tout. » L'ouvrage s'achève sur ce Livre IV qui traite de l'Eucharistie ; les chapitres qui y sont contenus peu­vent servir utilement à se préparer à la sainte com­munion. Les derniers mots y sont saisissants, et font appel, au-delà des sens et de la raison, à des senti­ments de foi et de crainte révérencielle : (...) la foi et l'amour s'élèvent par-dessus tout, et opèrent d'une manière inconnue dans le très saint et très auguste Sacrement. Dieu, éternel, immense, infiniment puissant, fait dans le ciel et sur la terre des choses grandes, incompréhensibles, et nul ne saurait pénétrer ses merveilles. Si les œuvres de Dieu étaient telles que la raison de l'homme pût aisément les comprendre, elles cesseraient d'être merveilleuses et ne pourraient être appelées ineffables. ([^80]) 222:801 *L'Imitation de Jésus-Christ* est un grand livre suave et austère comme la Sainte-Espérance, où les générations se pencheront jusqu'à la fin des temps afin d'apprendre le détachement des biens terrestres le désenchantement des créatures, la douceur d'aimer, et les solides vertus d'un soldat du Christ. Livre éternel où l'homme se retrouve tout entier avec ses luttes, ses aspirations et l'exigence quotidienne d'une conversion laborieuse, mais où l'épreuve est toujours tempérée par l'espérance du ciel et la tendresse des consolations divines. \*\*\* Faut-il invoquer les limites d'une spiritualité ? Dans les années 50 il était de mise de stigmatiser un esprit marqué, disait-on, par une défiance excessive des valeurs terrestres. Horreur ! on parla de pessimisme, péché capital. Mais comment taxer de pessimisme un livre pénétré d'une si douce confiance, d'une si continuelle suavité dans les rapports avec Dieu ? Aucun relent de manichéisme dans le mépris chrétien du monde. Les cathares pensaient que le monde était mauvais et d'origine diabolique. Mais voici ce que dit *l'Imitation :* Si votre cœur était droit, alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions. 223:801 Il n'est point de créature si petite et si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu. Si vous aviez en vous assez d'innocence et de pureté, vous verriez tout sans obstacle. Un cœur pur pénètre le ciel et l'enfer. ([^81]) Pourtant il est hors de doute que l'épuisement de la grande sève liturgique qui a marqué la fin du Moyen-Age se fait sentir chez Thomas a Kempis. Le déclin des ordres monastiques est pour une part dans cet effacement progressif. Le monachisme exprime la vocation de l'Église qui est de passer à la gloire. Il est la proclamation publique de l'attente de Dieu. On pourrait dire que ce qui manque à *l'Imita­tion* c'est d'être davantage illuminé par la lumière du mystère pascal. La lumière de Pâques apporte avec elle le rayon­nement transfigurateur de la Résurrection, une allé­gresse qui est moins le fruit d'une bonne conscience qu'une participation à la victoire du Christ, disons-le même : on rencontre sans cesse dans l'Écriture, la liturgie et les Pères, une véritable joie cosmique qui anticipe sur les derniers temps. Quand les Psaumes nous disent que les fleuves applaudissent, que la terre jubile et que les arbres frémissent en présence de Dieu, quand le livre de Job évoque le *chœur des étoiles matinales* et les *cris de joie des constellations,* la Sainte Écriture établit alors une véritable commu­nion entre l'homme racheté et l'univers auquel désormais il unira sa voix. L'action liturgique sollicite l'homme dans sa totalité : 224:801 *os, lingua, mens, sensus, vigor confessionem personnant --* la bouche, la langue, l'âme, l'intelligence, les forces humaines font office de louange (Office de Tierce). Et le théâtre de cet office de louange, c'est la course du soleil dans le ciel, l'alternance des saisons, le chant des premiers âges du monde. Ici en revanche, l'âme reste seule en jeu, comme pour être mieux mise à nu devant son Créateur. Cet aspect doit-il être mis au compte d'une carence grave ? N'est-il pas préférable, en lisant un auteur, de chercher ce qu'il a voulu dire, plutôt que ce qu'il n'a pas dit ? Il est d'ailleurs piquant de remarquer que c'est la faillite des tendances à l'ou­verture au monde qui contribue, de nos jours, à rendre au livre de *l'Imitation* sa vocation de conduire les âmes à la vie intérieure personnelle. C'est ce que rappelle le cardinal Ratzinger dans son *Entretien sur la Foi *: Certes, dans *l'Imitation,* l'accent est mis unilaté­ralement sur la relation privée du chrétien avec son Seigneur. Mais dans une trop grande part de la production théologique contemporaine, on rencon­tre une compréhension insuffisante de l'intériorité spirituelle. En condamnant en bloc et sans appel la *fuga saeculi* (la fuite du monde) qui est au centre de la spiritualité classique, on n'a pas compris qu'il y avait également dans cette fuite un aspect social. On fuyait le monde non pour l'abandonner à lui-même, mais pour recréer en certains lieux de spiritualité une nouvelle possibilité de vie chrétienne et, donc humaine. On prenait acte de l'aliénation de la société et -- dans l'ermitage ou le monastère -- on reconstruisait sur de nouveaux fondements, on essayait de nouveaux modèles sociaux : au désert, on aménageait des oasis viables, des espérances de salut pour tous. 225:801 Il y a là de quoi réfléchir : voici vingt ans, on nous clamait sur tous les tons que le problème le plus urgent du catholique était de trouver une spiritualité « nouvelle », « communautaire », « ouverte », « non sacrale », « séculière », « solidaire du monde ». Aujourd'hui, après avoir tant erré, on découvre que le devoir le plus urgent est de se rattacher à l'ancienne spiritualité, celle de la « fuite du monde » ! Faut-il souligner d'autres limites ? On remarque que la charité fraternelle est davantage signifiée sous le rapport de la patience et du support mutuel que sous celui plus ontologique de l'union des membres entre eux dans le Corps Mystique, qui est le fonde­ment de la morale chez saint Paul. De même le silence sur l'enfance de Jésus, sur la Vierge Marie, sur l'onction du Saint-Esprit dans une vie nouvelle inaugurée au baptême. On dira alors, avec Louis Cognet, que le livre de *l'Imitation,* axé exclusivement sur l'intimité avec le Christ, sur la vie intérieure, la Croix et le néant des choses du monde, représente une spiritualité *indispensable et incom­plète.* Mais nous nous garderons de stigmatiser cette incomplétude : depuis quand faut-il qu'une chose soit parfaite sous peine de cesser d'être bonne ? Ne vaut-il pas mieux montrer que les griefs dont on accable une spiritualité qui, sous prétexte d'inspi­ration monastique, ne conviendrait pas aux gens du monde, sont précisément la raison de ce qui en a fait la fortune ? 226:801 Car enfin, de quoi l'homme a-t-il besoin essen­tiellement, sinon de Dieu, et des nourritures divines révélées dans le mystère de l'Homme-Dieu ? Et comment s'introduire dans la voie de l'union divine, sinon par la vie intérieure ? Et quel obstacle trou­verons-nous à cela sinon un attrait désordonné des biens terrestres ? Nous voilà de nouveau confrontés aux devoirs d'une vie disciplinée par l'obéissance, par la soumis­sion à une règle, par un effort persévérant vers le silence, le recueillement et la vie intérieure, attentive aux vraies consolations dont l'auteur de *l'Imitation* parle avec une douceur persuasive. On trouvera ici moins de charme que chez saint François de Sales, moins de génie que chez Pascal, moins d'ampleur que chez Bossuet. Grand classique de notre littérature religieuse, le livre de *l'Imitation* a pour lui la sagesse. Il faut le lire chaque jour, comme un abécédaire de l'essentiel où le simple et le savant, le soldat, le moine ou le laboureur décou­vrent à portée de la main cette manne du désert, toujours savoureuse, suffisante pour la journée et adaptée au goût de chacun. Le lecteur, que nul ornement littéraire ne dis­trait, suit calmement, au rythme régulier des sen­tences, une pensée simple et forte, toute pénétrée de l'Évangile. Pourquoi ferions-nous grief au moine Thomas d'avoir laissé dans l'ombre certains aspects nécessaires de la spiritualité ? S'est-il proposé de faire œuvre exhaustive ? Devra-t-on reprocher au graveur en eaux-fortes d'avoir sacrifié la couleur ? 227:801 On saura gré plutôt à l'auteur de *l'Imitation,* saisi par l'urgence des rapports entre Jésus-Christ et l'âme fidèle, d'avoir resserré son œuvre dans les limites d'un discours étroit et sobre qui contribue à sa grandeur. Fr. Gérard OSB. 228:801 ### Les Anges au Ciel et parmi nous par Dom Gérard OSB Il faudrait convenir d'abord que notre humanité n'est que la frange chétive et imparfaite d'un autre univers, l'immense, le somptueux univers des Anges ou, comme disent les Pères, l'ordre des *Hiérarchies célestes.* Je souligne l'importance de ce vocable qui écarte de notre esprit la fausse idée de poussière, de fourmillement informe, ce magma indifférencié des grains de sable sur le bord de la mer. Au contraire, on doit admettre avec saint Tho­mas d'Aquin que chaque Esprit pur est à lui-même un monde de beauté original, parfaitement différencié des autres esprits, parce que chacun en son essence exprime et reflète une pensée de Dieu. 229:801 L'inépuisable, l'infinie richesse de l'essence divine suppose un nombre d'Anges quasi infini dont cha­cun est lui-même comme un astre dépendant et illuminé par un autre de ces grands soleils, dont la vision fera notre bonheur dans l'éternité. Voilà ce que nous ignorons, nous les prétentieux pygmées de la terre, éblouis que nous sommes par nos brico­lages techniques. Nous croyons nous soutenir par nous-mêmes, et nous pensons que notre univers est vide. Mais saint Hilaire de Poitiers nous répond « Tout ce qui paraît vide est rempli des Anges de Dieu, et il n'est rien qui ne soit habité par la circulation de leur ministère. » John Henry Newman, le grand converti anglais du XIX^e^ siècle, faisait écho à saint Hilaire et à toute la tradition lorsqu'il déclarait au cours d'un ser­mon : « Il y a des Anges tout autour de nous » (*Angels are among us*). #### I. -- L'existence des Anges dans la Révélation Un auteur a fait remarquer que si l'on voulait effacer la présence des Anges de la Bible, il faudrait arracher une page sur deux ! Depuis le premier chapitre de la Genèse jusqu'aux dernières pages de l'Apocalypse, la Bible est toute remplie, toute bruis­sante de la présence des Anges. 230:801 D'un bout à l'autre de l'histoire humaine, les Anges sont mêlés aux péripéties de notre aventure terrestre. Ils prennent part à nos tristesses et à nos joies, à notre combat, à notre marche vers la lumière, à nos découvertes intérieures. Habitants naturels de la patrie céleste, ils ont l'intelligence de la fin. Ce qui est pour nous le terme du voyage est pour eux objet incessant de contemplation ; ils voient ce que nous croyons. C'est pourquoi ils sont préposés à la garde du Paradis. Voyez le récit de la Genèse, après la chute de nos premiers parents. Que voit-on ? Deux Chérubins tiennent en main l'épée tournoyante, à la flamme de feu. Les voilà postés sur l'horizon de l'histoire, à l'aube de la grande aventure humaine, comme des sentinelles interdisant l'accès au Paradis terrestre. Et à la fin des temps, c'est encore un Ange, au chapitre XII de l'Apocalypse, qui annonce solennel­lement la réouverture du sanctuaire céleste. La Bible nous révèle que la mission des Anges est de monter la garde aux portes du Paradis : ils sont désormais préposés au maintien d'un ordre nouveau dans lequel l'attirance du paradis perdu va constituer pour l'homme la grande tentation. Singer l'innocence originelle est l'imposture essentielle à laquelle se ramènent toutes les autres. Depuis le communisme athée, qui propose une « fausse rédemption des humbles » (Pie XI), jusqu'aux éva­sions vers les « paradis artificiels », l'homme est sans cesse trompé par le serpent qui lui susurre : « vous serez comme des dieux », et cède à la tentation d'entrer au Paradis sans passer par la pénitence. C'est l'office des Anges de rétablir l'équilibre en s'exclamant : « Qui est comme Dieu ? » et de nous fermer miséricordieusement les voies sans issue. 231:801 Parce que l'Ange est un habitant du ciel, c'est lui qui est chargé de rappeler charitablement aux hommes ce dont ils sont le plus oublieux, à savoir que le ciel est leur véritable patrie. Souvent, dans l'Exode ou dans l'Apocalypse, on voit les Anges déclencher des catastrophes, car une seule voie conduit à Dieu, mille autres retardent ou trompent le voyageur. C'est pourquoi les Anges ferment plus de portes qu'ils n'en ouvrent. Les portes que nos frères invisibles nous interdisent avec le plus d'obsti­nation, ce sont celles qui ouvrent sur le bonheur sans fissure, ce faux bonheur étant le plus grand artifice du démon. Ainsi donc les Anges qui cheminent ici-bas avec nous, un doigt pointé vers le ciel, nous montrent sans cesse le terme de notre pèlerinage, c'est leur office propre. Ils sont les gardiens et les compa­gnons de marche de la Sainte-Espérance. Mais quand, à Noël, le Verbe de Dieu descend sur la terre, c'est toute la cour céleste qui se déplace et s'assemble autour de la crèche. Le Mystère de l'In­carnation, qui fait de nous des membres de Jésus-Christ, rend les Anges plus affectueux et plus frater­nels encore à leurs frères de la terre. Pouvons-nous définir les Anges ? Le catéchisme du cardinal Gasparri nous dit que ce sont de purs esprits doués d'intelligence et de volonté, créés dans un état de justice et de sainteté, afin de mériter la gloire en correspondant à la grâce qui leur a été donnée. Définition sèche et nette que viennent compléter à leur manière Bible et liturgie non par mode de définition, mais par manière descriptive. La Bible abonde en descriptions sur le rôle et la mission des Anges. 232:801 #### II. -- Les recteurs du cosmos L'univers, de soi, tend vers la dégradation. La matière s'effrite, se dégrade. Saint Thomas dit que chaque astre a un gardien qui le maintient dans son statut, dans son orbite particulière, à l'abri d'une défaillance. Cette protection intelligente, cette vigi­lance des purs Esprits à l'égard du cosmos suscitent quelque étonnement. Il semble qu'à première vue on puisse trouver ce gardiennage indigne des purs Esprits. C'est là une erreur de perspective. Bien que les Anges, créatures spirituelles libres, intelligentes et saintes, soient situés infiniment au-dessus de l'uni­vers matériel, ils n'éprouvent aucune humiliation dans leur rôle de protection du cosmos, parce qu'ils voient en celui-ci une image et un reflet splendide des perfections de Dieu. Origène, le grand penseur chrétien du III^e^ siècle, écrit que les Anges « sont les serviteurs du Verbe dans l'administration des animaux, des plantes, des astres et aussi du ciel » (Hom. Jer. X, 6). Pour saint Augustin, « chaque chose visible en ce monde est placée sous le pouvoir d'un Ange » (Livre des 83 questions, qu. 79) ; et il renchérit dans son Com­mentaire de la Genèse : « Les Anges font faire aux natures ce que demande l'ordre de la nature. » 233:801 Enfin, question essentielle : faut-il attacher une signification profonde à cette fonction des Anges gardiens du cosmos ? Oui, il est permis de voir dans ce gardiennage cosmique des Anges une fonction plus profonde : cultuelle et quasi liturgique. Les Pères de l'Église ont comparé l'univers matériel à un temple immense où se déroule une admirable liturgie. Un temple où la révolution des astres, la fuite des galaxies, le rythme des saisons et des jours sont non seulement confiés à la garde fidèle des purs Esprits, mais encore soumis au nombre et à la mesure d'une harmonie divine, offrande muette à laquelle les saints Anges ajoutent la note essentielle de l'intelligence et de l'amour. De soi, le gouvernement divin n'a besoin de personne pour s'exercer. Mais l'univers apparaît plus beau, plus digne de la pensée de Dieu, si des créatures spirituelles participent et coopèrent à sa conservation. Il est manifeste que le retour de la création à Dieu, à la fin des temps, y trouvera un surcroît de dignité et de grandeur. Certes, la pensée moderne a du mal a intégrer la théologie des nouveaux cieux et de la nouvelle terre. Cette transfiguration du cosmos à la fin des temps, dont parle saint Pierre (II Petr. 3/13), explique pourquoi les Anges sont non seulement les gardiens de la gravitation des astres, mais encore les témoins et les contemplateurs du plan de Dieu sur la création, les témoins de la beauté de cet univers qui reçoit sa dignité à la fois de son originalité divine et sans doute plus encore de son mouvement de retour à Dieu. 234:801 #### III. -- Les Anges gardiens des nations Il existe dans le missel, au propre du Portugal, une fête célébrée le 10 juin, en l'honneur de l'Ange gardien du Portugal et dont voici la collecte : « *Dieu éternel et tout-puissant qui, par une indicible Providence, avez député à la garde de chaque nation un Ange particulier, accordez-nous, nous vous en prions, que par les prières et le patronage de l'Ange Gardien de notre nation, nous soyons toujours délivrés de l'adversité. Par Notre-Seigneur...* » Voici comment on peut développer l'argument liturgique : la liturgie, étant règle de foi, ne peut énoncer une erreur dans les prières qu'elle formule. Or, la collecte du 10 juin nous dit que Dieu délègue un Ange protecteur à chaque nation et elle invoque spécialement l'Ange gardien du Portugal : donc cet Ange existe. Il faut voir dans cette doctrine la sollicitude dont Dieu entoure les communautés nationales en les confiant à la garde d'un Ange particulier. La Provi­dence divine montre ainsi la haute idée que nous devons nous faire de l'ordre temporel eu égard à tout le spirituel dont il est porteur : valeur religieuse des cultures et des civilisations qui intéresse le salut des âmes. Ensuite, plus profondément encore, on touche, avec la doctrine de l'Ange gardien des nations, à l'ordre même du gouvernement divin. Dieu n'abandonne pas les créatures à elles-mêmes après les avoir lancées dans l'existence. 235:801 Il leur four­nit ce qui leur est nécessaire pour leur accomplisse­ment naturel et surnaturel : ces masses d'hommes en mouvement et en devenir que sont les communautés sont trop instables, laissées à elles-mêmes. Les lois sont des règles de vie trop abstraites pour suffire à l'obtention de la fin poursuivie : il faut une règle vivante, un être supérieur qui ait l'intelligence de la fin. Sans doute Dieu n'a besoin d'aucun intermé­diaire pour gouverner le monde, mais il a voulu, par un surcroît de générosité, associer certaines créatures à l'administration de la création des cités tempo­relles. Il a trouvé plus beau et plus harmonieux de faire participer les créatures à son propre gouverne­ment en les élevant à la dignité de causes. Cette sage disposition n'est pas incompatible avec la transcendance de Dieu. Permettre aux créa­tures de participer au gouvernement de la Provi­dence, non seulement ne porte pas ombrage à la transcendance, mais suppose une telle puissance d'amour que le chant des créatures, à la vue de la générosité infinie du dessein de Dieu, y trouvera un motif plus profond de louange et d'action de grâces. #### IV. -- Les Anges gardiens des hommes A la fin de sa vie, Mgr Jean Calvet, ancien recteur de l'institut catholique de Paris, raconte qu'il avait longtemps négligé son Ange gardien. C'est une rencontre fortuite qui le remit un jour au premier rang de sa pensée et de sa prière : 236:801 « Je me promenais dans un chemin creux et ombreux de ma campagne, quand j'ai rencontré, derrière un fourré, trois brebis et une vieille pliée en deux sur son bâton. Comme je dois connaître tout le monde, je lui ai dit : « Bonjour, Catinelle. » Elle s'est redressée à moitié et m'a répondu : « Bonjour, monsieur le Curé et la compagnie. -- Comment, grand-mère ? Je suis tout seul, où voyez-vous la compagnie ? » Elle s'est redressée entièrement, et j'ai vu son visage creusé de rides et ses yeux clairs et encore beaux. Elle m'a dit gravement : « Et l'Ange gardien, qu'en faites-vous ? -- Mère, pardon. J'allais oublier l'Ange gardien ; je vous remercie de me l'avoir rappelé. » « J'avais reçu une fière leçon. Le peuple chrétien garde les traditions que les intellectuels abandon­nent. Les sources ne se perdent pas, comme on le croit parfois ; elles descendent d'un étage dans le sous-sol. Rentré chez moi, je me suis mis à réfléchir sur ma négligence et sur mon orgueil, qui n'est que sottise. Pour réparer le passé, j'ai voulu écrire une prière toute neuve, une prière pour moi seul, natu­rellement en latin, la langue des Anges, la langue de l'Église catholique au ciel et sur la terre. « *Angele sancte Dei, -- Frater et amice, -- Custos corporis mei et animae meae, -- Oro te pius et supplex, -- Averte a me omnia pericula et omnes tentationes, -- Refove in me amorem Sanctissimae Trinitatis -- Quae me tibi commisit -- Et deduc in via salutis -- Ad vitam aeternam.* » L'Ange gardien est-il l'objet d'une pieuse croyance entachée de naïveté ou un dogme de foi ? 237:801 L'existence et la fonction propre des Anges gar­diens doivent être fermement tenues comme un dogme de foi. L'Évangile l'affirme avec netteté lors­que, parlant des enfants, Jésus déclare « qu'il ne faut pas scandaliser les petits enfants, car leurs Anges qui sont dans le ciel voient sans cesse la face de mon Père ». De plus, une fête liturgique fixée au 2 octobre consacre ce dogme et le recommande à la piété des fidèles. La collecte de la fête est une claire indication de ce que nous devons croire : « Ô Dieu, qui par une ineffable providence daignez envoyer vos saints Anges pour être nos gardiens... » Ainsi la dévotion aux saints Anges entre-t-elle dans le champ de la piété objective. On remarque que Dieu, en son gouvernement, régit les créatures inférieures par l'intermédiaire de celles qui leur sont supérieures. La création baigne dans un univers de hiérarchies et de médiations (les astres et leur gravitation, le monde hiérarchisé des esprits célestes, les familles et les sociétés sont hiérar­chisées dans leur essence). Il est conforme à ce que nous savons de la Sagesse divine que les Anges, supérieurs aux hommes par leur nature, soient pré­posés à leur garde et protection. C'est l'admirable livre de Tobie qui a popularisé l'image de l'Ange gardien des exilés et des voya­geurs. Ce que nous aimons dans les Anges, c'est qu'ils sont les ambassadeurs du ciel. Nous sommes naturellement attirés par cette région céleste qui est leur bien propre et le nôtre en espérance, un peu comme des enfants nés en exil qui écoutent avide­ment le récit des voyageurs venant à eux d'au-delà des mers. Ce qu'il faudrait apercevoir dans l'Ange gardien, ce n'est pas seulement la charité du frère secourable, c'est aussi et surtout le voisinage d'un être céleste qui voit ce que nous croyons. 238:801 Non seulement les Anges nous gardent, mais il leur arrive de nous corriger. Ainsi en fut-il pour Héliodore : ayant profané le temple de Jérusalem et s'apprêtant à le piller, il fut flagellé sans relâche par des êtres célestes vêtus de tuniques éblouissantes qui le dissuadèrent à jamais de profaner les choses saintes (II Mac 3, 24-28). Parfois, c'est avant la faute que l'Ange nous détourne, nous prévient, lorsque les moyens mis en œuvre claquent mystérieusement dans nos mains (l'auto qui tombe en panne, le rendez-vous manqué, etc.). Ou bien c'est après la faute, quand la honte d'avoir failli vient au secours d'une contrition impar­faite ; enfin, dans le moment même où le pécheur commet son forfait (le gourmand surpris, le voleur dérangé dans son opération). Combien de fois n'a-t-on pas vu des personnes, mal intentionnées au départ, finir par se féliciter d'un accident qui les a ramenées à la seule affaire importante : le salut de leur âme. Pensent-elles alors à remercier leur bon Ange ? #### V. -- Notre amitié avec les Anges Ce sont les moines qui ont illustré les premiers ce donné incontestable de notre amitié avec les Anges. Les premiers solitaires et les moines de la Thébaïde, ceux qu'on a appelés les Pères du Désert, ont vu dans leur état de renoncement au créé une imitation de la vie angélique : 239:801 la littérature monastique abonde en traits et en anecdotes où l'on voit les Anges se mêler à la vie des moines, devenir leurs amis et leurs confidents ; d'où chez les moines une familiarité avec les habitants du ciel. Cela se comprend aisément. Les esprits célestes, à qui Dieu confie le soin de protéger les hommes, n'auront-ils pas une inclination particulière pour ceux qui font profession d'imiter leurs mœurs ? « Vous militez comme des Anges, dit saint Ambroise aux vierges consacrées, est-ce que celles qui se sont rendues dignes d'une vie angélique ne méritent pas d'être escortées par les Anges ? » (de Virginibus I, VIII, 51). Évagre le Pontique, théoricien fameux du monachisme, est intarissable sur ce sujet. Selon lui, la contemplation, aliment des Anges, nous est communiquée par les Anges qui pacifient l'âme contemplative, l'inclinent à l'oraison, se tiennent à ses côtés, heureux et priants. De nombreux traits illustrent le commerce doux et incessant entre les Anges et les Pères du désert. Ils consolent les moines par leurs visites, veillent sur leur sommeil, les entourent de soins maternels. Pendant une chaude nuit d'été, un solitaire, étant allé visiter Abba Kologos, le trouva endormi et vit à ses côtés un Ange qui l'éventait doucement. Les historiens monastiques abondent en faits semblables. Il est arrivé plus d'une fois que les Anges fassent entendre leurs voix mélodieuses, en psalmodiant avec les moines, quand ceux-ci avaient besoin d'un réconfort au cours d'une pénible veillée d'hiver. Saint Bernard écrit sur les Anges avec suavité : 240:801 « *Il a commandé à ses Anges qu'ils te gardent en toutes tes voies.* Pense au respect, à l'affection, à la confiance que cette parole doit t'inspirer : respect pour leur présence, affection pour leur bonté, confiance pour qu'ils te gardent. Veille sur ta démarche : tu dois marcher comme quelqu'un qui a des Anges près de lui, puisqu'ils ont reçu l'ordre de te garder en toutes tes voies. N'importe où, même à l'auberge, respecte ton Ange : oserais-tu, devant lui, ce que tu n'oserais pas devant moi ? Nous avons si grand besoin qu'ils soient nos familiers ? Gardons-nous de les offenser, efforçons-nous de leur faire plaisir. Ce que les Anges exigent surtout de nous, c'est l'unité, la paix. N'en soyons pas surpris : ils aiment trouver chez nous une image de leur cité, et contempler sur terre la Jérusalem du ciel. » (Sermon sur le psaume 90). L'amitié entre les moines et leurs compagnons célestes a donné des signes touchants de cette sorte de parenté spirituelle ; ainsi la *Laus perennis,* institution due à Cluny, voulait que les moines imitent la louange incessante des Anges dans le ciel. Cela a contribué à donner à l'ordre monastique un caractère quasi prophétique, de signe et d'annonce de l'éternité. On a vu, en effet, des communautés monastiques nourrir la sainte ambition de ne jamais faire taire la psalmodie dans leur église. Cela n'était possible que dans des abbayes nombreuses, comme à Cluny : divisés en plusieurs chœurs, les moines se relayaient sans interruption, offrant à Dieu l'hommage d'une louange continuelle, à l'image des hiérarchies célestes. On mesure, à l'intensité et à l'ampleur du signe, l'effet que pouvaient produire sur la société ces grands monastères, pointe avancée de l'Église pérégrinante, en marche vers le ciel. 241:801 La familiarité entre les anciens moines et les Anges provient moins de la fuite du monde et des sollicitations de la chair que de leur commune vocation d'adorateurs occupés à contempler et à chanter la beauté infinie de la gloire divine. C'est, secondairement, parce que le moine se veut, comme les Anges, tout entier livré à la contemplation et à l'amour, qu'il s'entraînera au détachement des biens terrestres, l'abstinence, aux exercices spirituels. Dire que la vie du moine est une vie « angélique », ne signifie donc pas d'abord qu'elle est une vie moralement ure ; cela signifie qu'elle est une vie céleste, en tant que le ciel est le lieu de la contemplation. C'est pourquoi la vie menée par les moines sera appelée chez les anciens *vita angelica.* Un apophtegme des Pères du désert dit : « *Le moine, comme Séraphin et Chérubin, est tout regard.* » Saint Cyprien dit aux vierges : « *Vous jouissez en ce siècle de la gloire de la Résurrection. La vie monastique n'est rien d'autre qu'un glorieux essai de la vie future.* » #### VI. -- Présence des Anges dans la liturgie La liturgie n'est pas seulement la loi de la prière, elle est aussi la règle de foi. (*Lex orandi, lex credendi.* Elle est, dira Dom Guéranger, « la Tradition de l'Église à son plus haut degré de puissance et de solennité ». 242:801 Or, la sainte liturgie atteste la présence des Anges dans le culte chrétien, spécialement dans la messe et l'office. La Messe Le culte de l'ancienne Alliance était une liturgie de l'attente, toute immergée dans les signes ; tandis que la prière de l'Église, et spécialement la messe, nous fait pénétrer directement à travers le voile et participer aux splendeurs de la liturgie du ciel. Dès le début du Saint Sacrifice, au Confiteor, c'est en présence de toute la cour céleste et devant le prince de la milice angélique, l'Archange Michel, que cha­cun ici-bas s'accuse de ses fautes. Au Gloria, qui est l'hymne angélique par excel­lence, la communauté terrestre s'associe à la liturgie du ciel et redit les paroles mêmes du cantique que les Anges faisaient entendre dans la nuit de Noël. La prière du canon, *Supplices,* évoque un Ange mystérieux portant les offrandes sur l'autel sublime, « *in sublime altare tuum, in conspectu Majestatis tuae* ». La bénédiction de l'encens à la messe solen­nelle se fait « par l'intercession du bienheureux Archange Michel, debout à droite de l'autel de l'encens ». Enfin, le chant de la Préface suggère qu'un grand miracle va s'opérer lorsqu'il associe nos voix à celles des hiérarchies angéliques. On sait la conclusion de la Préface : « *Et avec toute la milice de l'armée céleste nous chantons l'hymne de votre gloire en disant sans fin...* » Tels sont les mots sur lesquels s'ouvre notre triple *Sanctus* (ou *Trisagion*), véritable face voilée, ainsi que le rapporte Isaïe dans sa vision inaugurale (Is. ch. VI). 243:801 C'est essentiellement par la formule consécratoire que s'opèrent à la fois le miracle de la présence réelle et, par voie de conséquence, celui de la présence angélique. A ce moment-là, se fait une véritable « trouée » dans le ciel, car les Anges constituent la cour de Dieu ; ils sont donc des nôtres, très particulièrement lorsque l'Homme-Dieu se rend présent sur l'autel par le miracle de la transsubstantiation. On peut affirmer, sans risque d'erreur, qu'à partir des paroles de la consécration, l'église est toute remplie de la présence des Anges. On connaît, dans la liturgie orientale, l'admirable *Cherouvicon* ou « grande entrée » qui appartient à la tradition byzantine. Cette hymne se chante au moment où les oblats sont portés solennellement à l'autel : « *Nous, qui mystiquement représentons les Chérubins, et qui, en l'honneur de la vivifiante Trinité, chantons l'hymne trois fois sainte, déposons toute sollicitude mondaine, pour recevoir le Roi de toutes choses, escorté invisiblement des milices angéliques. Alleluia !* » Dès le IV^e^ siècle, les Pères grecs enseigneront que les Anges sont présents au Saint Sacrifice de la messe. « Les Anges entourent le prêtre, écrit saint Jean Chrysostome ; tout le sanctuaire et l'espace autour de l'autel sont remplis des puissances célestes pour honorer Celui qui est présent sur l'autel. » Dans la traduction grecque de la liturgie cyrienne de saint Jacques, le Cherouvicon devient : « Que toute créature humaine se taise et se tienne avec crainte et tremblement sans aucune pensée terrestre ; 244:801 car le Roi des rois, le Christ notre Dieu, s'avance pour être immolé et se donner en nourriture aux fidèles. Devant Lui viennent les Chœurs des Anges avec les Puissances et les Dominations ; les Chérubins aux yeux multiples et les Séraphins aux six ailes se couvrent le visage et chantent l'Hymne dans une clameur : Alleluia ! » Dans une liturgie égyptienne datant environ du VI^e^ siècle, le rite du baiser de paix s'accompagne d'un avertissement donné par le diacre : « *Ayez vos cœurs dans le ciel. Si quelqu'un est en désaccord avec son prochain, qu'il se réconcilie... Car le Père des hommes, son Unique et l'Esprit sont présents, ils regardent vos actions et sondent vos cœurs ; et les Anges circulent parmi nous et se mêlent à nous.* » Le Baptême Depuis la naissance jusqu'à la mort, la vie humaine est comme enveloppée par la présence des Anges. Au cours de l'initiation baptismale d'abord, l'in­tervention des Esprits célestes provoque chez les Pères des accents enthousiastes. Voici ce que dit saint Cyrille de Jérusalem aux néophytes remontant de la cuve baptismale : « *Les Anges, autour de vous, dansent en chœur et demandent : Qui est celle-ci qui monte en vêtement blanc appuyée sur son Bien-aimé ?* » (Catéchèse pour ceux qui doivent être illuminés.) Et saint Ambroise insiste sur ce thème de l'admiration des Anges en présence des nouveaux baptisés : 245:801 « *Les Anges vous ont regardé, vous ont vu approcher et ils ont vu soudain resplendir votre condition humaine jadis souillée par la noirceur du péché* (*...*)*. Les Anges sont donc dans l'admiration. Veux-tu savoir pourquoi ils admirent ? Écoute donc l'Apôtre Pierre dire que les choses qui sont conférées sont celles que les Anges dési­rent contempler* » (de Sacramentis IV-2, 5). Ces nombreux témoignages ne doivent pas nous surprendre ; la doctrine de l'Ange du baptême s'har­monise parfaitement avec ce que nous dit la foi au sujet de notre entrée dans le monde surnaturel. Introduits dans la famille de Dieu, nous devenons du même coup les frères des Anges, leurs commen­saux, leurs concitoyens, et tant que nous pérégri­nons dans la vallée de larmes, leurs protégés. Com­ment donc seraient-ils absents de l'acte qui nous fait naître à une vie dont ils savent mieux que nous le prix infini. Les Funérailles Dans la liturgie des défunts, lorsque l'agonisant a rendu le dernier soupir, ceux qui l'entourent et qui viennent de l'aider à prononcer une dernière fois le nom de Jésus chantent : « *Saints de Dieu, venez à lui ; Anges du Seigneur, accourez au-devant de lui. Soyez là pour recevoir son âme, et la porter devant Très-Haut. Que vous accueille le Christ qui vous appelle parmi les siens ! Que jusqu'au sein d'Abra­ham vous escortent les Anges ! Donnez-lui, Sei­gneur, le repos éternel et que votre lumière luise à jamais sur lui. Portez son âme devant le Très-Haut.* » 246:801 Puis on chantera l'*In Paradisum* en accompa­gnant le corps au cimetière : un des plus beaux exemples de joie surnaturelle que l'Église inspire à ses enfants devant l'image inéluctable de la mort. En voici la teneur : « *Que les Anges vous conduisent dans le Paradis ; qu'à votre arrivée, les Martyrs vous reçoivent et qu'ils vous mènent dans la cité sainte de Jérusalem. Que le chœur des Anges vous accueille, et qu'en compagnie du pauvre Lazare, vous jouissiez du repos éternel.* » On voit comment, tout au long de l'admirable liturgie des défunts, depuis la prière de la recom­mandation de l'âme à Dieu jusqu'à la messe des funérailles, les Anges occupent une place et remplis­sent un rôle particulier. On peut trouver deux rai­sons à cela. D'abord, la mort chrétienne n'est qu'un retour au Paradis ; or, les Anges qui ferment les portes du paradis terrestre, désormais interdit à l'homme pécheur, sont les mêmes qui lui ouvrent toutes grandes les portes de la cité céleste dont ils sont les gardes d'honneur. Il est donc naturel qu'ils y préparent notre entrée, non pas tellement comme des huissiers épris d'étiquette que comme des sauve­teurs hissant des naufragés échappés à la tempête. Disons pour terminer que la présence des Anges, « au ciel et parmi nous », comporte un message d'une actualité brûlante. Trois traits se détachent. D'abord, les Anges réveillent en nous le sens de l'Adoration et de la Transcendance de Dieu. La clameur de l'Archange Michel « *Quis ut Deus ?* » retentira jusqu'à la fin des temps. Aujourd'hui où l'humanité, ivre de ses conquêtes techniques, en arrive à une phase dramatique et blasphématoire au point de s'autofinaliser, la vocation des Anges tour­nés vers Dieu, chantres et adorateurs de la Gloire divine, est un témoignage essentiel. 247:801 En un temps où la mort est escamotée, où la négation de l'au-delà apparaît comme une victoire du rationalisme, la présence parmi nous de ces ambassadeurs du ciel peut servir de réfutation vivante (et combien aimable) en faveur de la réalité du monde céleste qui seul donne un sens à la vie. Enfin, la disparition des communautés naturelles laissant l'homme seul avec lui-même, la communion des saints lui rappellera la chaude atmosphère faite de tendresse et de charité qui établit sur la terre une communication incessante avec le ciel. La dévotion aux Anges joue alors un rôle de premier plan « Souvent je les ai vus entre les chrétiens, disait Jeanne d'Arc, et il y avait avec eux plus de cin­quante chevaliers avec des torches. » Et dans sa prison : « Ce matin mes Frères du Paradis ne m'ont pas encore visitée... » Nous savons que nous ne combattons pas seuls : les Saints Anges sont là pour nous garder, nous guider, nous réconforter, écarter les pierres du che­min, suggérer les voies de lumière qui conduisent au Royaume. Fasse le Ciel que revivent bientôt foi et confiance dans le secours de ces frères invisibles, de ces grands oubliés de la piété moderne vers lesquels monte l'hommage de notre affectueuse reconnais­sance. Fr. Gérard OSB. 248:801 ## NOTES CRITIQUES ### Le « Jean Madiran » de Danièle Masson Je m'apprêtais à écrire cette note quand j'ai lu l'interview du cardinal Decourtray au *Figaro* (5 janvier) : « *On s'est laissé entraî­ner à une certaine connivence* » avec le communisme, dit-il, présen­tant la chose comme récente, éphémère, localisée. Dès le lendemain, son collègue Lustiger colmatait la brèche en affirmant que tout l'Occident avait été complice. Or, il faut au moins exclure Pie XI et Pie XII. Et un certain nombre d'hommes politiques, de soldats (mais souvent perdus), d'écrivains, tous injuriés, méprisés, bâillon­nés depuis un demi-siècle parce qu'ils alertaient sur le danger communiste. Constater cette duplicité, cette mauvaise foi, cette absence de cœur, chez les deux prélats français les plus éminents, cela ravive la mémoire, rappelle des souvenirs endormis. Jamais je crois, je n'ai mieux mesuré ce qu'a été le combat de Jean Madiran depuis un demi-siècle. Ce qu'il a fallu pour le soutenir, de *vertu,* et sans doute en particulier d'espérance surnaturelle. Il faut lire le livre de Danièle Masson, qui est un exposé complet, clair, nuancé de l'œuvre de Madiran ([^82]). Elle le prend à Maslacq, en 1945, où Madiran devient professeur d'une école dirigée par André Charlier. Mais avant Maslacq, il y eut la rencontre de Maurras, les premiers articles, l'étude sur saint Tho­mas. Comment Madiran, de professeur, redevient journaliste, ou le devient pleinement, on aimerait le savoir. Il écrit dans *l'Indépen­dance française,* un de ces petits journaux qui essayaient de ranimer la liberté d'expression au temps des épurateurs (voilà un beau sujet pour un étudiant, mais quel prof en place l'acceptera ?). 249:801 Madiran dénonce la connivence -- eh oui, déjà, Decourtray devrait le savoir -- entre communistes et catholiques, à travers *Témoignage chrétien, la Vie catholique,* et la J.O.C. et l'A.C.O. Puis ce sera en 1956 la fondation d'*Itinéraires,* la lutte pour l'Algérie française. Et aussitôt après, pas le temps de respirer, le concile, l'exclusion (de J. M. par nos bons évêques), la réclamation « de l'Écriture, du catéchisme et de la messe ». Et *Présent* depuis 1982. Une vie bien remplie. Une vingtaine de livres (dommage que le livre de Mme Masson ne comporte pas de bibliographie, même simplifiée). Et, au cours de ce combat rectiligne, bien des ruptures, qui firent mal. Qui font toujours mal, je pense, à qui les a vécues. J'ai découvert l'œuvre avec *Rappelle-toi Barbara,* un petit livre signé Lagor, et qui empruntait, comme on voit, son titre à une chanson de Prévert, ce qui alors ne me surprit pas du tout. Une œuvre de jeunesse, comme on dit, et qui me retint par l'accent propre à la jeunesse, un ton abandonné (rare chez cet écrivain), l'attention au temps qui passe et aux nuances des jours, quelque chose d'heureux malgré la tristesse et la gravité des thèmes, et qui pourrait bien évoquer une influence de Brasillach, mais surtout, très certainement, une sensibilité d'avant la trentaine. C'est un livre très sérieux, où je trouve deux thèmes fondamen­taux de la pensée de Madiran (et par le second, le troisième). a\) La corruption des esprits par l'information et la mauvaise qualité des informateurs. Écoutez : « C'est que notre civilisation entière, et pas seulement la direc­tion de l'opinion politique, est devenue essentiellement journalisti­que et radiophonique. » D'où l'importance pour le peuple entier « du propre avilissement de la plus jeune génération des profession­nels de la presse et de la radio »*.* (*Rappelle-toi Barbara*) Thème capital, clé de l'évolution des esprits (de leur dégrada­tion), et plus que jamais actuel et pressant aujourd'hui. b\) Nous assistons à la création d'un monde nouveau, où le Bien est défini par les quelques-uns qui manipulent la majorité ; où tout un système religieux est mis en place : « La démocratie moderne est religieuse : elle remplace les religions par la religion de l'homme. Elle s'est exprimée dans la révolution jacobine, dans la philosophie du laïcisme, elle aboutit logiquement au marxisme. Toutes les valeurs passent dans la dépendance de la loi du nombre et sont progressivement éliminées par elle. Son épanouissement est l'État totalitaire démocratique et les soviets partout. » (*Rappelle-toi Barbara*) 250:801 c\) Il est clair qu'à partir de ce point irréfutable, on touche au troisième thème fondamental de Madiran : la critique de *l'Hérésie du XX^e^ siècle,* celle où « la foi écoute le monde », celle où « la religion du dieu fait homme devient la religion de l'homme fait dieu ». Cela était peu concevable au début des années cinquante, et cependant les rongeurs étaient à l'œuvre. A la mort de Pie XII, « l'identité même du catholicisme allait commencer à s'effacer ». Voilà ce qu'on pouvait découvrir dans ce petit livre (entre autres choses) et que des analyses de plus en plus précises, de plus en plus profondes, allaient faire découvrir à bien d'autres, avec les années. Encore une fois, le livre de Danièle Masson expose cela bien mieux que je ne le fais ici, avec une grande pertinence et une grande clarté, rapprochant notamment, à juste titre, les refus de Madiran des colères de Maurice Clavel. Encore deux mots. Il y a aujourd'hui une cassure entre des catholiques qui se veulent également fidèles à la messe et à l'ensei­gnement de l'Église tel qu'il est transmis depuis vingt siècles. Cette cassure est désastreuse, et elle s'aggrave d'une guerre scandaleuse d'injures, de calomnies, de malédictions. On pouvait le redouter dès le jour des sacres d'Écône. On aurait difficilement imaginé que le ton devînt si féroce. Ne pourrait-on pas instaurer une trêve. Six mois de silence, pour commencer. Mon autre mot touche à un sujet moins grave. Je trouve Mme Masson bien injuste pour Sainte-Beuve. Il était trop fin, trop sensible aux particularités pour donner son accord aux hypothèses de Taine sur la race, le milieu et le moment. Maurras le louait de ne désirer que le vrai, « le vrai seul ». A vrai dire, un vieux fonds libéral et girondin, une susceptibilité de rouquin, et peut-être le goût de la popularité ont écarté Sainte-Beuve, quelquefois, du souci unique de la vérité. Il l'a eu cependant, on peut se fier à Maurras, à Bainville aussi, qui voyait en lui un de nos grands historiens. Sainte-Beuve est laissé à l'écart, aujourd'hui, méconnu autant que Boileau. Ne nous unissons pas à ceux qui délaissent ces hauts et subtils esprits. Georges Laffly. *Voir d'autre part, dans la rubrique* « *Documents* » *du présent numéro, une interview de Danièle Masson par Jean Cochet et Alain Sanders.* 251:801 ### Une histoire de l'intelligence Ce n'est pas tâche aisée que d'écrire une histoire de la philoso­phie. Il y faut autant de connaissances philosophiques et historiques que de dons pédagogiques. Marcel Clément qui nous offre cette belle « Histoire de l'intelligence » est amplement pourvu et des unes et des autres, auxquels il ajoute la beauté et la clarté du style. Qu'est-ce qu'écrire une histoire de la philosophie ? C'est d'abord mettre de l'ordre dans ce qui apparaît au profane comme un chaos. L'ordre peut être entendu en deux sens : historique et intellectuel. La plupart des manuels contemporains d'histoire de la philoso­phie sont en fait des compilations de textes -- assorties de notices biographiques -- classés par ordre d'apparition. Mais on ne peut découvrir le sens, la signification, du mouvement de l'intelligence humaine. D'autres manuels -- souvent d'inspiration marxiste -- posent d'abord le sens et vont ensuite puiser dans les textes sa justification. Ni les uns ni les autres ne font justice au réel. Le grand mérite de Marcel Clément est d'avoir donné un sens intelligible à l'histoire de la pensée occidentale ; ainsi est effacé le chaos premier par le mariage harmonieux de l'ordre intellectuel et de l'ordre historique. \*\*\* Bien entendu, le directeur de *L'Homme Nouveau* n'est pas un extra-terrestre débarqué sur la planète Philosophie. C'est un chré­tien dont l'intelligence et la culture sont imprégnées de la foi catholique. Le regard qu'il pose sur les philosophes est donc celui de l'intelligence croyante. Les incroyants y verront là une contradic­tion qui limite la liberté du chercheur, ou, à tout le moins, un obstacle à une pleine compréhension de l'histoire de la philosophie. C'est oublier que, si la foi et l'intelligence appartiennent à des ordres différents, elles rendent toutes les deux compte du réel. Si le croyant et l'incroyant peuvent s'entendre sur une définition simple -- puisque étymologique -- de la philosophie, l'amour de la sagesse, le chrétien n'oublie jamais que la Sagesse suprême, c'est Jésus-Christ. 252:801 On ne s'étonnera donc pas que les deux tomes parus de l'œuvre de Marcel Clément soient organisés autour de cette notion. Le premier tome, c'est « La soif de la sagesse », le deuxième « La révélation de la sagesse ». Le premier volume commence par une introduction qui traite précisément des rapports entre la sagesse naturelle et la sagesse révélée. Nécessaire préambule pour comprendre que Marcel Clé­ment ouvre son histoire de la philosophie par... la Genèse, comprise comme une « annonciation de la sagesse ». Les historiens profanes, eux, tiennent que l'origine de l'intelligence philosophique est de beaucoup postérieure puisqu'elle serait née en Grèce. Or, note Clément, « nul doute que cette soif de sagesse ne soit en lui \[l'homme\] et depuis les origines ». Et d'ajouter : « On pourrait dire que la sagesse grecque, fondée sur la raison, parvient à l'Être à travers la contemplation de la nature, tandis que la sagesse juive, fondée sur ce que Dieu révèle à l'homme, reçoit de l'Être au fur et à mesure du développement d'une histoire. » Ainsi saisie, l'histoire de sagesse peut être légitimement lue soit comme l'affrontement de ces deux sagesses, soit comme leur conci­liation, ou encore leur ignorance réciproque. La « tentation de la sagesse païenne » -- c'est par exemple la lecture platonicienne de l'Écriture d'un Philon d'Alexandrie -- et la « tentation » -- si l'on ose dire -- d'Aristote sera d'arriver à une sagesse divine authentique. Le deuxième volume sera plus familier aux usagers des manuels d'histoire de la philosophie ; on y trouve un brillant survol de l'évolution de la philosophie grecque, des présocratiques aux stoïciens. Le lecteur pressé pourra se contenter de ce second tome, mais il perdra beaucoup en se privant du précédent qui est la clef de celui-ci, et des autres qui suivront. Dans un souci pédagogique, Marcel Clément a cru devoir comparer les différentes étapes de la philosophie grecque à l'évolu­tion de l'être humain. C'est ainsi que les présocratiques seraient « l'enfance de l'intelligence » ; les sophistes « l'âge ingrat » ; Socrate « l'adolescence » ; « la maturité et la sagesse » Platon et Aristote ; « la vieillesse », les épicuriens, les stoïciens et les sceptiques. 253:801 Ce schéma apparaît toutefois quelque peu réducteur et ne rend pas justice aux derniers, les stoïciens et les épicuriens, qu'on ne saurait analyser comme une simple dégénérescence de l'âge d'or de la philosophie grecque, même au regard de la Sagesse incarnée. C'est pourtant de là que Marcel Clément date « le déclin de l'intelligence ». Ce qu'on peut dire, toutefois, c'est qu'étant des philosophes et des moralistes post-chrétiens ils eurent à leur disposi­tion la plénitude de la Révélation -- contrairement à Platon et Aristote -- et qu'ils n'y exposèrent pas leur intelligence. Ce en quoi ils furent davantage coupables des erreurs qu'ils propagèrent. Cela étant dit, ce sont deux précieux volumes que nous donne Marcel Clément. Si les étudiants et les lycéens, las des miasmes de la philosophie contemporaine, peuvent -- et doivent -- s'y plonger pour se purger l'âme et l'intelligence, tout honnête homme se fera un devoir de les posséder également. Deux autres tomes sont annoncés : « L'amour de la sagesse » et « La nostalgie de la sagesse ». On les attend avec impatience. Guy Rouvrais. *Une histoire de l'intelligence,* par Marcel Clément : I. -- La révélation de la sagesse. II. -- La soif de la sagesse. Éditions de l'Escalade. ### Lectures et recensions #### Thierry Maulnier Les matins que tu ne verras pas (Gallimard) Il y a une dizaine d'années, T. Maulnier publia un ensemble de notes sur l'homme, le monde, la foi, sous le titre *Les Vaches sacrées.* Œuvre de moraliste, suivant la ligne de cœur de notre littérature. Deux autres volumes ont paru ensuite (j'avoue que je ne les ai pas lus). Et voici celui-ci, posthume. 254:801 Ce sont toujours les mêmes interrogations, essentielles. Celles que tout homme est censé se poser, ou, pour mieux dire, auxquelles tout homme sait répondre, quand il participe d'une civilisation (les civilisa­tions sont le temps des réponses). Pour la première fois, sans doute, notre époque est, plus encore qu'une époque de questions -- cela est déjà arrivé, le monde a plus d'une fois changé de peau -- une époque qui tourne le dos au questionnaire. Je me demande si les philosophes et les théologiens (ceux-ci encore plus) sont arrêtés par cette situation. Une civilisation qui n'est pas ordonnée à partir du divin, cela semblait non viable. Or, il est vrai que nous devenons barbares, que nous nous pressons dans toutes sortes de filières d'évasion, mais enfin, ce monde ne s'écroule pas. Il est vrai qu'il reste encore une foi vivante (même chez les évêques ?), et que d'autres détournent leur appétit religieux vers l'art, la révolution. Thierry Maulnier a passé sa vie à dire que, pour sa part, il n'avait pas trouvé de réponses aux questions essentielles à commencer par celle-ci : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » (Question philo­sophique par excellence, disait Étienne Gilson, heureux de la retrouver à l'origine de la réflexion de Heidegger. Mais André Frossard, le célèbre billettiste, ne voit là que billevesée.) La question se pose aussi sous cette forme vertigineuse : « Le passage du non-être à l'être, le passage de la matière inerte à la vie, le passage de la vie à la pensée semblent impliquer la présence dans chacun des états premiers d'un projet hétérogène. » Cet homme extrêmement intelligent a l'honnêteté (et la malice) de s'en tenir aux *pourquoi* élémentaires : « Je ne m'interroge que sur ce qui est évident. Je laisse le reste aux spécialistes. » C'est la racine, c'est le début, qui est étonnant. Si on saute la question première, on peut disputer à l'infini, mais sans base. Maulnier ne se dérobe pas. Il ne s'en sort pas non plus, il faut dire. Je ne dirai pas que je vois pourquoi il reste en panne. Mais enfin, je suis intrigué par son commentaire de la phrase célèbre de Dostoïevski sur le Christ et la vérité. Dostoïevski écrit à Natalia Von Vizine : « Mon credo est très simple, le voici : croire qu'il n'y a rien de plus beau, de plus profond, de plus digne d'amour, de plus raisonna­ble, de plus viril et de plus parfait que le Christ, et non seulement qu'il n'y a pas, mais -- je me le dis souvent avec un amour jaloux -- qu'il ne peut rien y avoir. Bien plus, si l'on me prouvait que le Christ est hors de la vérité et s'il était réel que la vérité est hors du Christ, j'aimerais mieux rester avec le Christ qu'avec la vérité. » 255:801 Thierry Maulnier conclut : il préfère une foi à la vérité. Là, son erreur. Relisons. Pour le romancier, le Christ est l'image la plus complète et la plus aimable que les hommes puissent avoir de la vérité. Sa supposition, ensuite, qu'il pourrait y avoir contradiction entre les deux devient absurde. Elle n'est qu'une façon rhétorique de surenchérir sur l'affirmation première et définitive. Dostoïevski ne conçoit pas qu'il pourrait accorder foi à autre chose qu'à celui qui dit : Je suis la Voie, la Vérité, la Vie. Ce que Maulnier, il me semble, ne peut accepter, c'est non seulement la flamme qu'on sent dans cette phrase et son élan amoureux, c'est, plus encore, que la vérité se présente comme une personne. Sur le même sujet, Abellio, en bon gnostique, se montre carrément dédaigneux : pour lui, il ne s'agit que d'une poussée sentimentale, indigne d'un *pneumatique* qui a connu *la seconde naissance.* Plaisanterie à part, c'est la même gêne, chez l'un et l'autre devant cette audace catholique qui incarne la vérité en un homme, deuxième personne divine. Qu'est-ce qui manque à T. Maulnier pour accepter la déclaration de Dostoïevski ? Sûrement pas la raison, bien sûr, dont il était si largement pourvu, mais peut-être ce cœur dont parle Pascal, ce cœur qui ne régit pas les sentiments, mais qui est le siège de l'intuition intellectuelle, l'organe qui met l'homme en rapport avec ce qui dépasse l'homme. Cet organe, de nos jours, semble atrophié, au moins faussé, plus ou moins selon les peuples, certainement beaucoup en France. Comme si nous étions atteints d'un dessèchement. Une remarque étrange, dans ce livre : « La plupart des hommes sont morts. Mais ils ne le savent pas. » Cette note s'éclaire-t-elle par ce qu'on vient de dire ? Peut-être pas. Mais au moins, T. Maulnier désigne-t-il comme *morts* ceux qui ne s'interrogent pas, qui jamais ne demandent *pourquoi,* qui ne sont jamais alertés par le mystère. Ils sont bien morts, en effet. Et Maulnier restait lui très vivant. A la fin, il arrive, au sujet de Dieu, à ceci : « Dieu est impensable. Il est l'Impensable. A ce titre, il est peut-être. Mais nous ne pouvons rien en dire de plus. » Échec ? Mais échec où l'on reconnaît un accent de piété. Il y a d'autres questions. Et par exemple au sujet de notre mythologie sur la naissance de la vie -- un accident -- et son développement grâce à une « évolution » dont nous suivons gravement les degrés ascendants, jusqu'à nous. Si l'on trouve cette réponse satisfaisante, c'est qu'on n'est pas difficile. Maulnier se demandait, on l'a vu, comment la vie put bien sortir de la matière, et l'esprit de la vie. Il doute aussi de certaines affirmations « scientifiques » reçues les yeux fermés. La station verticale, dit-on, a fait l'homme. Les pattes de devant, libérées, ont pu créer des outils, allumer le feu. Moins de travail pour les mâchoires, qui en conséquence deviennent moins puissantes. Ce qui permet à la boîte crânienne de grossir. La pensée naît. C.Q.F.D. Seulement, dit Maulnier : et les kangourous ? Eux aussi ont libéré leurs pattes de devant. Ils ne s'en servent que pour boxer. Et leur boîte crânienne ne s'est pas développée. 256:801 Il y a aussi dans ce livre d'intéressantes remarques politiques. C'est un domaine où l'auteur, après la guerre, a cessé d'être audacieux et inventif, assez lucide pour savoir qu'il vivait dans un monde de liberté surveillée. Il y a quand même ceci : « La moins mauvaise des démocraties est encore un champ clos où les plus féroces des citoyens s'affrontent pour le pouvoir à coup d'analyses fausses, d'impostures éhontées, de prévi­sions téméraires, de programmes irréalisables, d'opinions invérifiables, de surenchère dans le mensonge et la vulgarité. » On n'est pas plus dur, ni plus vrai. J'admire en particulier « les plus féroces des citoyens ». Autre remarque : « Il est paradoxal que la métaphysique marxiste de l'histoire, selon laquelle le progrès naît de l'affrontement des contraires, engendre des régimes où l'opposition est punie de mort. » Et enfin, celle-ci : « Il est plus facile de détruire l'objecteur que de détruire l'objection. Ce pourquoi l'histoire est pleine de massacres. » On trouvera ces réflexions assez noires. Mais sur ces sujets, prendre le ton des bergeries et des chansonnettes, c'est mentir. (« Voir clair, c'est voir noir », Valéry.) Il faut aussi remarquer plusieurs notes très lucides sur la démogra­phie, et son importance dans l'histoire. Maulnier se réfère aux grandes invasions. Il savait très bien lire l'heure, même s'il ne criait pas toujours ce qu'il savait. Un dernier mot. Il est triste qu'un livre comme celui-ci compte tant de coquilles, et même des phrases boiteuses. T. Maulnier ne devait pas se relire, sans doute, ou n'a pas eu le temps de revoir ces carnets-ci. Il était facile de corriger des erreurs évidentes, en enlevant ou ajoutant, ici et là, un *que,* un *et,* pour rétablir la syntaxe. Et de mieux relire les épreuves. Exemples : p. 101, il faut lire : « une république de quelques dizaines de *milliers...* » et non pas : *millions ;* • 105, lire : *Mendel,* et pas *Wendel ;* • 118, lire : une *voie d'opposition,* pas une *voix ;* • 130, après « Gengis-Khan », remplacer *et* par *c'est *; ou bien supprimer *et* puis*,* deux mots plus loin, *que ;* • 132, lire, à la dernière ligne, *démographique* et pas *démocratique.* (Ces exemples sont choisis entre bien d'autres.) Georges Laffly. 257:801 Note conjointe. -- Georges Laffly a grandement raison d'attirer l'attention (et s'il se peut la colère) sur ce *mal imprimer* qui se répand. La cause ? Des auteurs incapables de relire eux-mêmes leurs épreuves ; des éditeurs qui n'ont plus de correcteurs ou les prennent quasiment analphabètes, et n'y attachent aucune importance. Lisant *Les années 50* de Jacques Laurent, j'y ai trouvé tellement de fautes qu'à partir de la page 32, qui en contient trois (dont les deux premières font contresens, ligne 6 et ligne 7), j'ai commencé à en griffonner quelques-unes dans les marges. Entre autres : Page 38 : *et* au lieu de *il*. Page 46 : *son* au lieu de *sont.* Page 80 : *acceptation* pour *acception.* Page 81 : *petite* au lieu de *petit* (« petit nombre »). Page 87 : *on* pour *ont.* Page 93 : *de* pour *le.* Page 97 : *des* pour *de*. J'ai sauté au moins deux chapitres, celui qui commence page 129 et celui qui commence page 139, Jacques Laurent y traitant de « la droite » et des « droites » je ne demande pas à un aveugle ce qu'il pense des couleurs. Page 161, je suis tombé sur *Mille* pour *Miller.* Page 182 : *le* au lieu de *les.* Page 188 : deux fautes, ligne 13 et ligne 17. Page 208 : ligne 4. Au bas de la page 221, des réserves que je suppose *courtoises,* mais qui s'impriment *croutoises.* Autre chose. La réplique : « Qu'allait-il faire dans cette galère ? », Jacques Laurent l'attribue deux fois, page 187, à « l'Avare », et page 191, il en fait derechef « l'invariable réponse d'Harpagon ». Un bon correcteur peut, aussi, avertir l'auteur de ses bévues. -- J.M. #### Jacques Guillermaz *Une vie pour la Chine *(Robert Laffont) De 1937, où il est affecté comme attaché militaire adjoint à Pékin, à 1966, l'auteur fera plusieurs séjours prolongés en Chine. Il deviendra au fil des ans un de nos sinologues les plus pertinents. Et si le général Guillermaz a fait une grande part de sa carrière dans la diplomatie, s'il a participé à la libération de la France dans les rangs de l'armée de Lattre, et à la guerre d'Algérie (secteur de Bordj Menaïel), il fut aussi le directeur du Centre de recherche sur la Chine contemporaine à l'École des hautes études en sciences sociales. Ses travaux sur le P.C. chinois font autorité. 258:801 On rappelle tout cela pour montrer l'attention que mérite cet auteur, parlant d'un sujet qu'il connaît bien, cette Chine dont il aime l'histoire, la culture, les pay­sages, les hommes aussi (il définit dans la race trois traits caractéris­tiques : « le matérialisme, l'opti­misme, la sensibilité au concept de face »). Il a connu, dit-il, une Chine de transition, entre l'ancienne qui mourait au moment de sa naissance, et la future qui aura trouvé le nécessaire accord entre son passé et la modernité. Transi­tion chaotique. Après les guerres civiles et l'émiettement de l'empire livré à divers seigneurs de la guerre, après l'échec de Tchang Kaï-Chek, ce fut la victoire de Mao, en 1949. Jacques Guiller­maz, sans nier l'avantage du retour à l'unité, et la volonté de modernisation, en montre le prix : dès 1951, la loi sur « la suppression des contre-révolu­tionnaires » entraîne des millions de meurtres ; il y aura la décision insensée du « grand bond en avant », avec pour conséquences la famine et d'autres millions de morts ; puis les dix ans de « révo­lution culturelle », encore des morts par millions, et une des­truction systématique des œuvres du passé. L'auteur, s'interrogeant sur l'a­venir, a toute la prudence des gens qui parlent de ce qu'ils connaissent. C'est la différence avec ce qu'il appelle « les sinolo­gues d'un jour ». Il estime proba­ble « une résurgence de la sinicité et d'abord de la culture tradition­nelle et la persistance d'un natio­nalisme, passablement xénopho­be, malgré un certain engouement pour les modes occidentales ». Avec l'Américain Fairbank, il se demande si l'on ne s'oriente pas vers « un communisme confu­céen », la culture chinoise mettant son sceau sur l'apport occidental. Des périls sont aussi à redou­ter : la croissance démographique, mal contrôlée comme elle l'est, peut avoir pour effets soit le chaos et la division du pays (la Chine a connu bien des émiette­ments, au cours de son histoire) soit au contraire un débordement conquérant, vers la Sibérie, par exemple. G. L. #### Dominique de Roux *Maison jaune *(Christian Bourgois) Étrange roman, où paraissent à peine, fugitivement, deux ou trois silhouettes énigmatiques, Wilhel­mine, le romancier (pas l'auteur, un autre) ou François Truffaut. Nulle fiction, bien sûr. 259:801 Seulement un monologue éclaté, émietté. Il traduit mieux qu'on ne le croirait le monde qui a poussé sur la terre depuis la guerre, quelque chose d'empoisonné, d'incohérent, can­cer en prolifération ou cadavre qui bafouille. Étrange écrivain, tendu, crispé à l'extrême, avec un style pa­roxystique, et sibyllin, où s'expri­ment une intelligence et une sensi­bilité également aiguës. Ce livre a vingt ans : il a été édité pour la première fois en 1969. L'épreuve du temps est supportée vaillam­ment, et l'œuvre est toujours pré­sente. La description du monde que fait Dominique de Roux garde sa validité. Un exemple « Méprise de la Chine actuelle, quand elle prétend se faire l'évangéliste de la Révolution. Son seul destin est national. Faisant éter­nellement retour sur soi-même, la Chine exerce sur elle-même une action traditionnellement centri­pète. » Et, pour changer de domaine d'intérêt, l'allusion à Catherine Pozzi prouve que l'auteur gardait un sens précis de l'échelle des valeurs. Il parle des poèmes. Il cite une lettre de Paulhan (*Mai­son jaune* comprend aussi ce qu'en peinture on appelle des *col­lages,* fragments de matières étrangères au tableau) qui se ré­fère à *Peau d'âme.* On a publié depuis (en 1987) le *Journal* de Catherine Pozzi, qui est une des plus belles œuvres qu'on ait pu lire ces dernières années. G. L. #### Yves-Marie Salem-Carrière *Saint Vincent de Paul et la Révolution française *(DMM) Ce livre s'ouvre sur ce texte impressionnant du saint lui-même (écrit en août 1646) : « Je crains fort que Dieu ne permette l'ané­antissement de l'Église en Europe à cause de nos mœurs corrom­pues, de tant de diverses opinions étranges que nous voyons s'élever de tous côtés et du peu de pro­grès que font ceux qui s'em­ploient pour tâcher de remédier à tous ces maux-là. » Pour n'être pas tenté de redire, trop facilement, « tout a toujours très mal marché », il faut se rap­peler que ces phrases sont écrites en pleine Fronde. Le royaume courut alors un grand danger, celui auquel il devait succomber un siècle et demi plus tard. Retz aurait pu être Mirabeau, et, sans Mazarin, on aurait vu sortir de l'ombre l'analogue de Danton, de Marat, de Robespierre. Le nouveau livre d'Yves-Marie Salem-Carrière comprend trois parties également intéressantes. La première est doctrinale. Saint Vincent ne fut pas seulement l'homme de la charité, il s'ap­puyait sur une pensée solide, nourrie de l'Écriture et des Pères. Elle s'oppose en tous points à la doctrine rousseauiste et libérale. 260:801 L'auteur montre ensuite com­ment la Révolution s'en prend, dès 1789, à l'œuvre de M. Vin­cent, pillant et détruisant ses hôpitaux et ses asiles, au détri­ment des pauvres, des malades, des enfants abandonnés. La troisième partie, extrême­ment émouvante, et d'une docu­mentation précise, accablante, est le martyrologe des Prêtres de la Mission et des Filles de la Charité au cours de la Révolution, dans toute la France. Deux siècles après, quand on voit que l'Église, en France au moins, se range majoritairement du côté de cette Révolution qui assassinait les siens, on se dit que ces « diverses opinions étranges » (voyez ci-dessus) appellent en effet l'anéantissement, et même le manifestent déjà. G. L. #### Philippe Barthelet *Lectures au serpent de mer *(La Guivre [^83]) C'est un recueil d'articles -- remaniés -- où un jeune homme traite de politique et de morale. Et tout de suite, on reconnaît une voix juste, un souci de hauteur qui est devenu rarissime, l'exacte antithèse des produits *médiatiques* qui ont imposé le ton de veulerie et de vachardise que l'on entend partout, qui nous assiège dès qu'on est à portée d'un transistor ou d'une *télé.* « J'ai grandi en un pays, en un temps où tout un peuple, ou plu­tôt tout ce qui jadis avait été un peuple, avait pour seule ambition l'achat d'une automobile, l'achat d'une télévision, les vacances au bord de la mer et une petite « maison individuelle » pour y terminer sa vie. » Une phrase comme celle-ci suf­fit. On sait à qui on a affaire. Les références de Ph. Barthelet à Ber­nanos, à Thibon (on connaît son volume d'*Entretiens* avec celui-ci), à Nimier aussi, le recommandent à l'attention. C'est un peu le ton du *Grand d'Espagne* -- la gra­vité, le mépris des facilités, des conservatismes et particulièrement du conservatisme révolutionnaire -- avec cette différence que Bar­thelet est plus appliqué, plus réservé. Il faudrait qu'il se laisse aller un peu, qu'il ne se surveille pas de si près. Ce serait très bon pour son style. Pourquoi se faire annoncer par une préface de Michel Jobert ? Mystère. G. L. 261:801 ### Un automne au théâtre par Jacques Cardier LE premier spectacle que j'aie vu à l'automne reste à mes yeux le meilleur. Ce n'est pas une petite affaire que de monter le *Port-Royal* de Montherlant, comme le font Jean Desailly et Simone Valère. C'est un défi aux modes, au langage, au mauvais goût, à l'ignorance qui s'éta­lent partout. Aux modes, en particulier à celle qui débine l'auteur de *Service inutile* et l'envoie à la trappe. Il serait intéressant d'étudier les raisons de ce lâchage, mais ce n'est pas notre rôle. Restons-en au défi qu'est ce spectacle. Une pièce austère, d'une langue si pleine, si sûre, si classique et familière qu'elle doit paraître du chinois aux nouveaux Français. Les pro­blèmes de la grâce et du jansénisme, que dis-je, le langage du catéchisme, ignorés aujourd'hui même dans les églises, cela fait des obstacles en apparence insurmontables. Eh bien ces obstacles sont franchis grâce à une troupe qui se donne entièrement et qui emporte le public. 262:801 Oh, sans doute, cette pièce, la seule pièce chrétienne de Montherlant, où l'on entend des choses qui vont loin, sur­prend des esprits déshabitués de cette hauteur, et tout simple­ment déshabitués de la vie intérieure (sent-on tout ce que l'examen de conscience, la confession, ont apporté comme enrichissement et approfondissement à la psychologie ?). La salle -- celle que j'ai vue et entendue -- est quelquefois en retrait, incompréhensive. Par exemple quand la mère Agnès dit : « *Dans notre religion, tout est tellement simple. Vous êtes heureuse ? Vous en rendez grâces. Vous êtes malheu­reuse ? Vous en rendez grâces.* » Et aussi à cette remarque si grave de sœur Hélène : « *Il devrait y avoir un monastère où l'on ne fit que prier pour les faiblesses des religieux et des prêtres.* » Mais je ne voudrais pas exagérer : subjugué ou conquis, le public suit, il vibre. La pièce ne comporte pratiquement pas d'action. L'arche­vêque de Paris, Péréfixe, vient le 26 août 1664 annoncer à douze religieuses de Port-Royal qu'elles vont être dispersées dans divers couvents, et isolées, et obsédées, jusqu'à ce qu'elles signent le fameux formulaire, en obéissance au pape et à l'Assemblée des évêques de France. Au milieu des religieuses, nous assistons surtout au dialogue entre sœur Angélique de Saint-Jean, une petite nièce du grand Arnaud, et sœur Françoise, qui a vingt-deux ans, et pour qui sœur Angélique est un modèle. Or, celle-ci, qu'on croirait si bien armée contre la persécu­tion, traverse une crise de *sécheresse,* pour employer le langage mystique. Une crise d'angoisse et même de doute. La jeune religieuse, au contraire, est confirmée dans son adora­tion et sa proximité de Dieu par le coup qui frappe le couvent. Si bien même qu'involontairement elle portera les coups les plus durs à cette aînée qu'elle admire et qu'elle aime. Je pense à la fin de la pièce, quand sœur Françoise dit qu'un religieux qui douterait devrait aussitôt dépouiller son habit. 263:801 « *Car Dieu punit quelquefois toute une communauté pour le péché d'une seule.* » Sœur Angélique, qui vient de voir la dispersion de Port-Royal s'applique évidemment cette remarque. Elle souffre d'autant plus qu'elle se sent en quelque sorte trahie (en tout cas : incomprise, méconnue) par une cadette dont elle connaît le dévouement à son égard. Cela est tout à fait de Montherlant (la trahison par l'être sur qui on compte). Mais le contraste entre la faiblesse et la force fait qu'on pense, bien sûr, au *Dialogue des Carmélites.* Je crois bien que Montherlant affirme avoir écrit sa pièce avant que Bernanos ait écrit la sienne. Je suis persuadé, pour ma part, qu'il y a là une vaine coquetterie d'auteur, que *Port-Royal* a été écrit par quelqu'un qui connaissait le *Dialogue,* et que cela n'enlève rien à l'auteur ni à la pièce. Si l'on est tout le temps ou presque sur les sommets, dans cette tragédie, Montherlant a très habilement ménagé des pauses. Il y a des instants de puérilité monacale. Et le personnage de l'archevêque lui-même, truculent, bonhomme, rusé, odieux, suffirait à détendre l'atmosphère. Il y a du Falstaff dans ce prêtre chamarré. On rit de lui. On voit ses limites, ses tricheries. Et cependant, à certains moments, on s'avoue qu'il a raison et que la cause sublime des religieuses n'est pas si innocente qu'elles l'imaginent. Mais elles meurent pour cette cause, et lui serait incapable de mettre en jeu son petit doigt. Péréfixe a des traits éternels. Jean Desailly qui le joue à merveille, avec une verve, un sens comique étonnants, met très bien en valeur cette réplique ingénue, et qu'on croirait de ce matin : « *Ce n'est pas tout que d'avoir la conduite et les sentiments que veut l'Église, il faut aussi parler comme l'Église parle aujourd'hui.* » La sœur Françoise ne laisse pas passer le mot. Elle lui fait rendre tout son jus. J'ai trouvé à quelques moments un air de confusion à la mise en scène de Raymond Gérôme. Quand l'archevêque, sa suite, les sbires, se retrouvent face aux religieuses, la scène est trop visiblement encombrée. Mais l'ensemble *fonctionne,* il n'y a pas d'ornements surajoutés, de galipettes etc. ce qui, aujourd'hui, vaut d'être noté. Le texte a toujours la priorité. 264:801 Jean Desailly, je l'ai dit, est remarquable de bonhomie, de fatuité, de santé débordante, dans le personnage de l'archevê­que, réussissant à en montrer le comique sans lui ôter une dignité réelle. Sœur Françoise (Nathalie Juvet) donne très bien la réplique à sœur Angélique de Saint-Jean, jouée par Simone Valère. Le rôle est accablant. Elle le soutient à merveille, à la limite peut-être de ses forces. Sœur Flavie (Catherine Rethi), la mère Agnès (Louise Conte), toutes et tous contribuent à créer cette atmosphère d'angoisse, d'exalta­tion et de familiarité qui est celle même de la pièce, et fut, sans doute, celle du monastère. \*\*\* Après cela, venons-en aux spectacles classiques. J'en ai vu quatre, et le seul qui m'ait paru digne du texte, c'était le *Britannicus* joué par une troupe peu connue, il me semble la compagnie « l'Équipe », qui doit dépendre plus ou moins de la SNCF. et joue salle Valhubert, dans l'enceinte de la gare d'Austerlitz. Ce n'était pas parfait évidemment, mais la tragédie de Racine était traitée avec ferveur. On aurait aimé voir les acteurs menés plus rigoureusement, la représentation y aurait gagné. Et certains rôles étaient insuffisamment assurés. Mais l'ensemble tenait. Surtout, il est rare de voir jouer Racine avec tant d'élan, de conviction, de respect du poème, sans chercher à se servir de lui pour montrer de l'invention, de l'originalité, mais en cherchant seulement à montrer un texte sublime. Dans cette salle décorée de fresques des années 40 (le style bon compagnon de ces années-là), des acteurs vivaient la terrible partie où Néron, Agrippine, Junie se déchirent. Claude Dassonville (Agrippine) était peut-être parfois plus bourgeoise que princesse. 265:801 Elle humanisait un personnage qui tient en fait à la fable, semble d'une race aussi mythologique que celle des Atrides. Mais elle se montrait tout à fait convaincante en mère possessive, ivre de domination, effrayante et vaincue. Néron était joué par Marc Tessier, qui a une allure de fauve et sait très bien indiquer l'oscillation de son personnage entre l'adolescent encore entravé et le mons­tre qui, sous nos yeux, sort de cette chrysalide. Un jeu un peu plus sévère (moins de gestes, le sourire retenu) et ce serait parfait. \*\*\* Les autres grandes œuvres m'ont au contraire assommé. Je ne prétends certes pas être sûr d'avoir raison. Je peux me tromper. Mais vraiment, je n'ai pas aimé du tout *l'Avare* sinistre et égocentrique que présente Michel Bouquet. Non seulement il joue tout seul, mais il transforme la pièce. Cet acteur, ce grand acteur, a quelque chose d'inquiétant, de mystérieux. Il est bien naturel qu'il en joue et même qu'il en abuse. Il est dommage qu'il arrive à faire oublier que *l'Avare* est une comédie. Le rythme ralenti, dès la première scène, entre Valère et Élise, les répliques dont on exprime le venin avec complaisance (en y ajoutant même), tout est fait pour accentuer l'horreur de certaines situations, que Molière indi­que, il est vrai, mais dont il ne rêvait sans doute pas de voir tirer un tel parti. A la fin, par exemple, on doit rester sur l'impression que Cléante rapporte la cassette et qu'on s'ache­mine vers un dénouement heureux. Ici, pas du tout. On appuie sur le chantage. Le fils dit à son père : laissez-moi Mariane et je vous rends votre argent. Le danger de ce genre d'insistance, c'est qu'on en vient à se poser des questions sur la vraisemblance de la situation. Avec cela, il faut avouer que Michel Bouquet fait grande impression. Vêtu de noir, une calotte noire sur la tête, avançant à petits pas tremblés, comme s'il avait peur de s'user, la silhouette est parfaite. L'acteur abuse d'un rictus hébété, et de poses mécaniques, mais l'effet est assuré. 266:801 C'est un noble projet que de jouer *Torquato Tasso.* La pièce est-elle si dramatique que cela ? Deux heures et demie, pour une action assez mince en somme, cela suppose bien de la complaisance. Cette lenteur convenait sans doute à une cour allemande du XIX^e^ siècle, nous la supportons plus mal. Ajoutez à cela le jeu de Grégoire Destermann (Le Tasse), ses intonations puériles et geignardes qui à la longue portent sur les nerfs ; plus un décor particulièrement hideux, qui repré­sente un jardin, fermé par un mur nu. Cela est plus proche de Sarcelles que de Boboli ou de la villa d'Este. Seule la musique était admirable. Autre déception, *le Chandelier,* de Musset, mis en scène par Jacques Destoop. Un texte étincelant, aimable et vif, frais comme l'œil, jeune comme l'aurore, comment arriver à le détruire ? Il semble que ce soit la question posée. Le metteur en scène a utilisé deux moyens principaux. D'abord, hacher ce texte, en le coupant d'une série de petits concerts (airs romantiques, chansons à boire etc.). Ensuite, déformer systé­matiquement le sens. Ainsi Clavaroche devient un soudard, très vulgaire, qu'on est tout étonné de voir accueilli dans le salon de M^e^ André. Et celui-ci est transformé en mari complaisant : il *voit* l'amant dans la chambre de sa femme. Il l'accepte. Du coup, on ne comprend plus que Clavaroche et Jacqueline aient besoin d'un *chandelier,* et Fortunio ne sert à rien. La pièce est par terre. On sort en haussant les épaules. \*\*\* Les auteurs de la première moitié du siècle ont eu plus de chance. Non seulement Montherlant, comme on l'a vu, mais aussi Pirandello, Cocteau, Guitry et Camus (comme on voit, « la première moitié du siècle » n'est qu'une façon commode de parler). 267:801 *La vie que je t'ai donnée* a été écrite par Pirandello pour la Duse, qui ne voulut jamais tenir le rôle. C'est une pièce très forte et subtile sur le refus de la mort. Le fils de dona Anna vient de mourir. Les funérailles ont eu lieu. Mais la mère parle, agit comme si son enfant était en voyage. Quelle différence en somme : la mort de ceux qu'on aime est insupportable, mais il est tout aussi insupportable de vivre loin d'eux. Et nous l'acceptons, soutenus par l'idée que nous pourrions les rejoindre, que cela va se faire. La mère esquive ainsi l'irrémédiable, qui d'ailleurs n'existe pas vraiment, à ses yeux : puisqu'elle vit, son fils n'est pas mort. Elle explique cela à un prêtre déconcerté, qui répond platement que le mort, oui, vit, mais « *dans le souvenir* »*.* Son discours est d'une faible teneur religieuse, il faut dire, c'est peut-être pourquoi on l'a habillé en clergyman (en Sicile, au début du siècle !). C'est Maria Casarès qui joue Anna, admirable de foi, d'élan. D'un sourire elle révèle la bonté de ce personnage supérieur. Excellentes aussi Monique Chaumette (dona Fio­rina) et Virginie Demians (Lida). J'ai parlé de la Duse, la grande actrice du début du siècle. Montesquiou, qui n'était pas le pantin qu'on décrit, a eu ce mot : « *Chacun sait qu'il n'y a qu'une Sarah Bernhardt au monde, et que c'est la Duse.* » \*\*\* Cocteau aussi a été bien servi, avec les représentations de *la Machine infernale.* A l'occasion du centenaire de sa nais­sance, il y a eu plusieurs spectacles. Hasard, malchance, je les ai manqués, à l'exception de cette *machine.* A vrai dire, le théâtre n'est pas la partie que je préfère, dans l'œuvre de Cocteau. Je préfère de loin le poète, le critique (*Le rappel à l'ordre* est un grand livre), le chroniqueur (*Foyer des artistes* ou *Maalesh*)*.* Et je craignais assez que la *Machine infernale* ait pas mal vieilli. Pas du tout. Sans doute garde-t-elle son défaut d'origine : l'artifice. Mais une certaine prestesse, une légèreté propres à Cocteau sauvent l'ensemble. 268:801 On me faisait remarquer à la sortie du spectacle que ce qui passionne l'auteur c'est le 2^e^ acte : la rencontre d'Œdipe et du Sphinx. C'est très vrai. Il y expose l'image qu'il se fait du monde : une multiplicité mystérieuse, vertigineuse, terri­fiante. (Anubis dit : « *Les dieux possèdent leurs dieux. Nous avons les nôtres, ils ont les leurs. C'est ce qui s'appelle l'in­fini.* ») Elle pèse sur l'homme puni sans raison, et qui ne peut espérer nulle délivrance. C'est d'un pessimisme noir. En même temps, les rapports d'Œdipe et du Sphinx sont un mélange de tragique et de gaminerie. On pense aux *Enfants terribles.* Le rôle de Tirésias, merveilleusement joué par Francis Lemaire, qui le montre en témoin lucide, bienveillant, impuis­sant, est plein de dignité. On est étonné d'entendre Jocaste l'appeler Zizi. Pour que cette plaisanterie frivole passe, il faudrait que la reine soit vraiment extravagante. Françoise Fabian est belle, elle joue juste, mais ici, elle manque de *fo­lie.* Je la trouve même un peu absente. Et pourquoi cet accent roumain (avec quelques inflexions de pied-noir, par instants) ? Peut-être parce que le rôle, qui fut créé par Marthe Régnier, devait l'être par Elvire Popesco. Olivier Brunhes joue Œdipe. Ce rôle lui va comme un gant. On est curieux de voir s'il réussira aussi bien dans d'autres composi­tions. Caroline Sihol est très bonne dans le rôle du Sphinx. Elle donne tout son éclat au célèbre morceau de bravoure « *Mais plus adroit qu'un aveugle, plus rapide que le filet des gladiateurs...* » J'ai vu avec émotion Raymond Hermantier, dans le rôle du berger de Laïus, que tenait Jouvet à la création. En le voyant à la fin saluer avec les autres, je pensais à son ambition d'un théâtre populaire, à tout ce qu'il a fait dans cette voie, à Paris et à Nîmes, et en Algérie (en Kabylie, en 1960, 1961, il promenait Molière dans des bleds de la mon­tagne), et plus récemment à Dakar. Infatigable. La passion du théâtre au corps. \*\*\* 269:801 *La chute* est le meilleur récit de Camus (*La Peste* est franchement illisible et *l'Étranger* m'a toujours paru sans intérêt, peut-être parce que je connaissais trop bien les lieux où l'affaire se déroule pour arriver à y inscrire ce Meursault bizarrement vide). Rien de plus simple que de l'adapter pour la scène : une paire de ciseaux suffit. Le personnage de Clamence avec son double et triple fond a de quoi retenir l'intérêt. François Chaumette, plein de fougue et capable de maîtriser sa fougue, l'air sardonique, l'œil étincelant, exprime tout ce qu'il y a de troublant, de désarmant dans cet homme perdu. Je crois qu'il est clair pour tout le monde que Clamence c'est Camus lui-même. Non que Camus ait eu à se reprocher une lâcheté comme celle qui change la vie de son personnage. Cette « faute » paraît d'ailleurs assez maladroitement inven­tée. Une jeune femme se jette à l'eau. Clamence est à cinquante mètres de là. Il n'intervient pas. Il se le reprochera toujours. Mais pouvait-il être efficace ? Avait-il une chance de la sauver ? En réalité, cette « faute » avouée, en fait supposer une autre, cachée. Et dont chacun de nous pourrait trouver l'équivalent. Car il est vrai que l'homme est coupable et implore l'innocence. Quelque chose en lui appelle cette inno­cence. Il semble qu'elle soit toute proche et inaccessible. C'est ce qu'enseigne la religion, ou plutôt qu'elle enseignait quand elle n'avait pas peur de parler du péché originel, ou comme on disait aussi : de *la chute.* Cependant Clamence n'est pas religieux, à mon avis. Il ne croit qu'au péché, pas à la grâce. \*\*\* 270:801 Je devrai parler ici, après Cocteau, Camus, de Guitry. Mais je préfère traiter d'abord d'une maladie qui frappe les scènes parisiennes, cette année. François Chaumette est seul en scène pour jouer *la Chute,* mais le texte l'exige. F. Huster est seul en scène pour jouer *La Peste* et franchement cela s'explique moins bien. J. Piat fait à lui tout seul un spectacle Guitry, S. Frey un spectacle Perec (quelle idée), bref on trouverait dix exemples. Il est clair que les frais sont moin­dres. Clair aussi que l'acteur qui joue en solo concentre l'attention et les bravos. Cela n'est pas raisonnable. Le théâtre est un cérémonial qui a pour fin de sublimer ou de parodier le jeu des hommes, de leurs passions et de leur âme. Si le comédien se présente seul, le cérémonial est détourné de son sens, et devient célébration de l'acteur, de la vedette. La télévision a imposé ce système où l'image l'em­porte : ce qui compte, c'est un visage, une silhouette (et derrière, si vous voulez, une « légende » préfabriquée). Le texte est secondaire. Il n'est là que pour faire valoir le comédien. Ce système a l'inconvénient supplémentaire de mettre au placard le répertoire et de laisser piétiner en coulisses -- ou dans la rue -- des centaines d'acteurs à qui on interdit la scène. Système désastreux. Au moment où E Chaumette joue Camus au Studio des Champs-Élysées, Jacqueline Maillan est également seule en scène à la Comédie des Champs-Élysées. Deux scènes, deux comédiens. C'est maigre. Jacqueline Maillan est très popu­laire, et elle le mérite. Chaleureuse, rayonnante, c'est un émetteur de sympathie et de gaieté. Ici, il faut bien dire que son texte (dû à Jean-Pierre Delage) ne vaut pas tripette et que la soirée s'en ressent. Avant elle, j'avais vu dans le même théâtre *Les meilleurs amis,* une pièce fabriquée par Hugh Whitemore avec la correspondance de Bernard Shaw et de deux de ses amis : une nonne (une abbesse, à la fin), Dame Laurentia, et un historien de l'art, Sydney Cockerell. On découpe des lettres, on les monte en dialogue et le tour est joué. Shaw, c'est le génie cynique et paradoxal (il est même capable, entre deux blasphèmes, d'élans pieux). 271:801 Les deux autres ont surtout pour emploi de le mettre en valeur. Sir Sydney est un homme fin, convenable, ennuyeux comme la pluie. L'abbesse est vraiment catholique. Tous trois vivent très vieux, ce qui fait que leur correspondance dure longtemps. Ce qui sauvait la situation, c'est qu'il y avait là trois grands acteurs : Edwige Feuillère (l'abbesse, évidemment), Virlojeux pour Shaw, et Guy Trejean pour le collectionneur-historien d'art. \*\*\* N'oublions pas deux autres « créations ». *Le Souper,* de Jean-Claude Brisville : Talleyrand et Fouché décident en soupant du sort de la France, après Waterloo. Dialogue des morts. Il serait sans doute plus amusant de reprendre ceux de Fontenelle, mais ils ne durent que dix minutes. Là encore, ce sont les acteurs (Claude Rich et Claude Brasseur) qui sauvent une pièce très scolaire, et qui ne manque pas une idée reçue. L'autre « création » a pour titre *Visite d'un père à son fils.* Elle est de Jean-Louis Bourdon. Toute l'ingéniosité de l'au­teur consiste à ne laisser entendre qu'assez tard dans la soirée que cette visite a lieu dans une prison, où le fils est enfermé pour avoir tué un homme qui menaçait son père, une franche crapule. « *L'anarchiste hait son père ; le nihiliste le méprise.* » (Ernst Jünger). Le fils ici est nihiliste, pas de doute. Il parle à son père comme on parle à un chien -- comme personne à Paris n'oserait parler à un chien, les toutous y étant sacrés. Particularité : les rôles sont tenus par deux acteurs qui sont réellement père et fils : Étienne Bierry est le père de Sté­phane. Il rend avec une grande efficacité la platitude, l'avilis­sement du pauvre type au bout du rouleau. Stéphane Bierry montre la brutalité, la simplicité épaisse que demande son rôle. Tous deux donnent une grande intensité à ce déballage de mauvais sentiments. 272:801 Si c'était Maurice Boissard qui tienne cette rubrique (mais à 118 ans, on a droit à la retraite) au lieu de l'amateur qui signe ces pages, il y a beau temps qu'il serait question de Sacha Guitry, l'auteur le plus régulièrement joué à Paris. Boissard n'était d'ailleurs pas toujours tendre avec Guitry, mais il le savait capable du meilleur, et quand il lui faisait la leçon, c'est qu'il voyait l'auteur de *La Prise de Berg-op-Zoom* céder à la facilité, quêter des applaudissements vulgaires, en somme se sous-estimer. Et il est évident qu'il y a chez Guitry le meilleur et le mauvais. Pour mon goût, *l'Illusionniste* est dans la première de ces deux catégories. C'est preste, c'est léger, cela ressemble à un tour de passe-passe, comme l'annonce honnêtement le titre. La pièce est peut-être conçue uniquement pour les deux monologues éblouissants qui s'y succèdent. Le premier, la nuit, quand il s'agit d'enfiévrer la jeune femme qu'il veut séduire. Il évoque le tour du monde auquel il l'invite. Un rêve, une féerie. Les images les plus merveil­leuses s'allument l'une à l'autre. Puis il y a l'autre monologue, celui du matin. L'illusion­niste a obtenu ce qu'il a voulu. Il ne s'agit plus pour lui que de se détacher, de filer au plus vite. Et le tour du monde promis n'est plus, à l'entendre, qu'une course harassante d'un train à un paquebot, où l'on n'a le temps de rien voir, où l'on est ballotté d'hôtel en hôtel. Et voilà qui suffit pour faire une soirée réussie, avec une histoire qui existe à peine, une esquisse plutôt, très artificielle et très démodée. C'est peut-être cette façon de gagner le gros lot avec de petites mises que les comédiens aiment chez Guitry. Avec ses idées sur les femmes, sa vision si glorieuse­ment théâtrale de la vie, toujours en scène, toujours prêt à lancer un mot, pas vraiment profond, mais aigu et drôle, c'est une vedette irremplaçable. Il aide à garder l'illusion (encore), dans le Paris provincial d'aujourd'hui, que la ville n'a rien perdu de son charme, ni ses chefs-d'œuvre de leur éclat. C'est Jean-Claude Brialy qui jouait l'illusionniste, avec le brio et l'élégance qu'il sait avoir. Alain Feydeau (Albert Cahen) a l'air merveilleusement godiche de son rôle. Parfaite aussi Corinne Le Poulain dans le rôle de la femme entretenue. 273:801 Dans la deuxième catégorie : celle du Guitry relâché, je mettrais volontiers *Le Nouveau Testament,* y ayant perçu une certaine volonté de donner une leçon, de faire passer, j'ose à peine l'écrire, un message. Cela ne lui va pas du tout. Cette pièce n'est d'ailleurs qu'un vaudeville conçu selon les recettes les plus sacrées : cocuages et quiproquos. Le porte-parole de Guitry (eh oui, cela va jusque là), le docteur Marcelin se déclare partisan de « *la désunion libre* » : on doit pouvoir se quitter, sans drame, sans fracas, dès que le cœur n'y est plus. Et ce porte-parole affirme que les hommes y viendront certainement d'ici vingt ans. Comme la pièce doit bien en avoir une quarantaine, nous devrions y être depuis belle lurette. Et sans doute, les couples se séparent de plus en plus fréquemment. Mais de là à dire que c'est sans drames, sans désastres même, il y a un grand pas. Les choses sont un peu plus compliquées que ne l'estimait notre penseur. Jean-Laurent Cochet joue Jean Marcelin avec aisance, avec virtuo­sité, et l'équipe qui l'entoure (Jeanne Colletin, Liliane Sorval, Daniel Brémont etc.) également. Sans doute, on ne passe pas une mauvaise soirée ; mais les rires qu'on entend m'ont paru un peu gras. \*\*\* Samuel Beckett est mort, partout salué comme une des grandes figures du siècle, et cela est vrai en un sens. Il était l'un des porte-parole de notre monde inviable. Sa tâche fut de dire : il n'y a rien. L'homme est zéro, un accident, une moisissure. 274:801 *Fin de partie, En attendant Godot* le proclament. Cela dit, on ne pouvait plus que le redire. Ce que fit Beckett, dans des textes souvent très brefs, au bord du silence. Toute son œuvre est le constat de *la parole perdue.* Un symptôme, en quelque sorte. Beckett fait bien partie de notre paysage : il en est inséparable. (Ils s'effaceront ensemble.) Jacques Cardier. *-- Port-Royal,* d'H. de Montherlant, au théâtre de la Madeleine. -- *Britannicus,* de J. Racine, à la salle Valhubert. -- *L'Avare,* de Molière, au théâtre de l'Atelier. -- *Torquato Tasso,* de W. Goethe, à l'Odéon. -- *Le Chandelier,* d'A. de Musset, au nouveau théâtre Mouffetard. -- *La vie que je t'ai donnée,* de L. Pirandello, au théâtre Hébertot. -- *La Machine infernale,* de J. Cocteau, à l'Espace Pierre-Cardin. -- *La Chute,* d'A. Camus, au Studio des Champs-Élysées. -- *Deux mots à vous dire,* de J.-P. Delage, à la Comédie des Champs-Élysées. -- *Les meilleurs amis,* d'H. Whitemore, à la Comédie des Champs-Élysées. -- *Le souper,* de J.-C. Brisville, au théâtre Montparnasse. -- *Visite d'un père à son fils,* J-L. Bourdon, au théâtre de poche-Montparnasse. -- *L'Illusionniste,* de S. Guitry, aux Bouffes-Parisiens. -- *Le Nouveau Testament,* de S. Guitry, au théâtre Daunou. 275:801 ## DOCUMENTS ### Une interview de Danièle Masson Interview par Jean Cochet et Alain Sanders, parue dans PRÉSENT le 20 janvier. Comme Paul Valéry, comme André Fraigneau, Jean Madiran, à la biographie des auteurs, genre trop débraillé, trop indiscret, suspect de voyeurisme et d'exhibitionnisme, préfère la biographie des œuvres. C'est donc une biographie intellectuelle que nous livre Danièle Masson, où s'entrecroise en permanence un débat philosophique, théologique et politi­que. Mais où également, en dépit de ses réticences, transpa­raît de temps à autre, à travers le marbre noir et blanc des idées, l'homme Madiran. Avec ses souvenirs, sa sensibilité, ses joies et ses blessures. 276:801 Défenseur de l'Église catholique, de la foi catholique, défenseur de la tradition nationale (c'est-à-dire ce que les pères ont légué de positif, déduction faite du passif de leur héritage), mais aussi combattant des avant-postes les plus exposés contre le communisme international, dont il s'efforça, jour après jour, « *d'arracher le masque doctrinal* »*,* Jean Madiran est l'auteur d'une des œuvres les plus importantes de notre époque. Et l'une aussi des plus méconnues. Dressée en une suite de pics alpins empanachés, immenses et solitaires, s'opposant de toutes ses forces à la destruction d'une civilisation, cette œuvre altière, dont le souffle des grands débats d'idées balaie sans cesse les sommets, intimide. Pour parler le langage des alpinistes, en s'attaquant à ses cimes, Danièle Masson a tenté et réussi une première, avec beaucoup d'intrépidité intellectuelle, de témérité peut-être, mais aussi de connaissances et d'intelligence. Aux futurs explorateurs du monde des idées, et aux historiens, elle a ouvert une voie nouvelle. Polémiste dont la plume est, comme pour Chénier, « *dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée* »*,* chroniqueur et témoin capital de son époque, Jean Madiran dressait dans le numéro d'avril 1968 d'ITINÉRAIRES ce constat accablant « *Ni Platon, ni Maurras n'avaient imaginé une barbarie aussi lourde que la barbarie d'aujourd'hui.* » Le monde occidental, rempli d'idoles brillantes, est aujourd'hui entièrement voué au veau d'or. Ses élites chantent « Dieu est mort » et les peuples, arrachés à leurs terroirs et à toutes formes de sociétés naturelles, s'enfoncent dans une barbarie moderne, « très savante », mécanisée, informatisée, robotisée, transistorisée, télévisée à l'échelle planétaire. Le peuple français est indéniablement l'un des plus atteints par cette décadence. Euphorisé, hébété, néantisé, il semble avoir oublié son identité, le merveilleux de ses origines et tout son passé historique. Dans le premier numéro d'ITINÉRAIRES, Jean Madiran s'interrogeait déjà : « *Cela servira bien à quelque chose. Cela servira peut-être à nos prochains, les plus proches ou les plus lointains. Peut-être à la France. Peut-être à rien ; à la grâce de Dieu.* » 277:801 Chaque fois que je les lis, ces lignes me remettent en mémoire un vieux cantique inspiré de la Bible, dont les paroles disaient à peu près ceci : « Mais toi tu t'es levé, Moïse « Et tu leur as parlé... « *Alors un peuple s'est mis en chemin* « *Alors un peuple a changé de destin...* » Toute l'œuvre de Jean Madiran est marquée au sceau de l'espérance : qu'elle soit politique ou surnaturelle. « *Ainsi nous allons toujours tirant après nous cette longue chaîne traînante de notre espérance* »*,* écrit Bossuet. L'œuvre de Jean Madiran s'apparente à cette longue chaîne qu'il s'entête, contre les ténèbres grandissantes, à forger et à traîner dans les sillons de nos défaites. Elle est à la fois lueur, élan, souffle, cri d'espérance, clamant aux désespérés : « *Même sans espoir, la lutte est encore un espoir.* » Si loin que nous tombions dans la décadence et l'escla­vage, du fond de nos royaumes déchus, quelqu'un, un jour, quelqu'un qui aura lu Jean Madiran, se lèvera et parlera... La pensée et les mots de Jean Madiran possèdent la force, la clarté, et la puissance nécessaires pour changer le destin de renoncement et d'abaissement d'un peuple en un destin de renaissance nationale. Et de renaissance spirituelle. Alors, sur les ruines de la plus sophistiquée « et de la plus lourde » des barbaries, renaîtra une nouvelle chevalerie... Alors, au fond de son avachissement, retrouvant l'espérance et le goût de la vérité, un peuple se mettra en chemin... Jean Cochet. 278:801 -- Danièle Masson, selon votre propre aveu, vous ne connaissiez Jean Madiran que par ses livres et ses articles. Comment alors vous est venue l'idée d'écrire sa biographie ? *-- *En réalité l'idée ne vient pas de moi. Des éditeurs belges m'ont demandé d'écrire un ouvrage de synthèse sur Jean Madiran. Consciente de la difficulté du sujet, et du fait que je n'étais peut-être pas la mieux qualifiée pour le traiter, j'ai d'abord dit non. Puis, peut-être par goût de relever un défi, j'ai fini par dire oui. C'était sans doute déraisonnable. Mais finalement, en che­min, je me suis rendu compte que la tâche que j'entreprenais -- un livre sur Jean Madiran -- constituait en quelque sorte une dette de piété. Et puis aussi, d'une certaine manière, des retrou­vailles avec mes dix-huit ans. *-- *Expliquez-nous cela... *-- *J'ai grandi dans la plus totale liberté intellectuelle. Une liberté qui était aussi un désert spirituel, et dont la sujétion me pesait. Alors je me suis précipitée dans le giron de l'éducation nationale. Une éducation nationale idéologiquement dominée par le marxisme, capitonnée de doctrines marxisantes, grâce auxquelles on avait réponse à tout. L'enseignement entretenait avec la réalité le même rapport que la clé avec la serrure. A condition toutefois de trafiquer un peu la serrure. *-- *A quelle occasion avez-vous remis en question vos certitudes de lycéenne de gauche ? *-- *Mon professeur d'histoire m'avait chargée d'un exposé sur Robespierre, m'obligeant ainsi à dépouiller une bibliographie pantagruélique, avec l'inévitable Mathiez en tête du peloton. Plongée corps et âme dans la tourmente révolutionnaire, j'ai fait remarquer à mon professeur qu'il y avait vraiment beaucoup de morts. Elle m'a répondu : « *Oui, mais c'était un sacrifice nécessaire.* » 279:801 J'ai abondé dans son sens... Mais le premier déclic de la contestation venait de s'enclencher. Son processus me conduira, plus tard, à m'apercevoir, comme Jean Madiran, que les maîtres de l'enseignement nous mentaient. A vrai dire, je ne m'en suis pas rendu compte toute seule. En 1962, j'avais dix-huit ans. Je suis tombée sur un professeur de grec du genre catholique et français toujours. Elle m'a abonnée à ITINÉRAIRES. La vérité prend comme le feu. Elle embrase ceux qu'elle touche. Il y avait dans l'écriture de Madiran comme une transparence au vrai et tout était d'une évidence solaire. Puis j'ai épousé le fils de Jean Masson, fondateur avec Jean Ousset de la Cité catholique. J'ai trouvé là le terreau porteur de germes, la famille spirituelle qui m'avait manqué. Mais faire ce livre, c'était d'abord pour moi ces retrouvailles avec mes dix-huit ans, avec l'homme qui a marqué tout à la fois ma rupture intellectuelle et une évolution nouvelle. On est de son adolescence comme on est d'un pays. *-- *Difficile et même périlleux de s'atta­quer au monument que représente l'œuvre de Jean Madiran... Comment avez-vous procédé ? *-- *Je ne voulais évidemment pas écrire sur lui sans son accord. Mais quand je l'ai mis au courant, par téléphone, de mon projet, je l'ai d'abord trouvé très circonspect. Puis il a fini par accepter, à condition que je dresse une barrière très nette entre vie publique et vie privée. Les textes, rien que les textes ! Il y a chez Jean Madiran, une pudeur aristocratique à ne pas se livrer. L'exact contraire de l'esprit démocratique qui veut que l'œuvre soit « un aveu chiffré », dont il faut à toute force découvrir le chiffre, pour en extraire des biographies à l'infra­rouge, sans zone d'ombre. *-- *Et puis, tout de même, vous vous êtes rencontrés ? *-- *Oui, et il m'a aidée à retrouver un peu de l'écolier, de l'étudiant, du jeune écrivain néophyte de vingt-huit ans qu'il a été, publiant coup sur coup deux ouvrages la même année. Au début, j'ai tenté l'alliance d'une étude chronologique, devenue ensuite thématique, par l'entrecroisement des grands combats philosophiques, politiques, religieux. Si ça donne l'effet d'un « jardin à la française », comme l'a relevé Alain Sanders, c'est bien malgré moi et malgré le sujet. 280:801 La dernière difficulté, c'était aussi de se dire : où s'arrêter ? Dans le bouleversement politico-religieux où nous sommes, on ne peut pas écrire le mot fin. Jean Madiran se bat sans cesse. Mon livre est achevé mais lui continue d'écrire. Seule la mort transforme la vie en destin. Je n'avais pas un destin devant moi, une existence close, mais une vie en marche et en action, poursuivant son trajet. Quant à moi, j'ai écrit la dernière ligne de cet ouvrage le 11 avril 1989 et je me suis aperçue alors que c'était la fête de saint Léon le Grand, pape de la maintenance, de la conquête, de la mission : le vrai vainqueur d'Attila. Je pouvais bien y voir un clin d'œil de la providence. *-- *Après avoir rencontré à plusieurs reprises, et longuement, Jean Madiran, quelle image gardez-vous de lui ? Quel homme avez-vous découvert ? *-- *Un homme avec ses forces et ses faiblesses, qui trace son sillon droit devant lui, en négligeant ce qui n'est pas essentiel, qui marche au droit canon, quoi qu'il arrive, même s'il se montre tout de même très sensible aux revers, aux coups reçus et aux encouragements. Et qui sait évoquer ses maîtres et ses amis avec une sensibilité à fleur de peau et d'âme. J'aime beaucoup, en lui, ce qui, à la fois, me ressemble et me manque. Ressemblance : il est littéraire, il aime la Grèce, et dans la Grèce pas seulement ce qui attirait Charles Maurras : la règle, la maîtrise de soi, mais aussi le débordement grec, la part de romantisme jamais tout à fait dompté ! C'est aussi l'esprit contestataire, qui chez moi découle d'une adolescence désordon­née, mais qui, chez lui, provient du désir d'attester pour ce qui dure, ce qui demeure, et qui, pour demeurer, a besoin de témoins vivants. Ce qui me manque : c'est son allure en avant, calme et droit. Je suis plutôt du genre capricant ou godille. C'est l'enracinement dans l'héritage, non seulement à transmettre, mais à faire fructi­fier ; c'est le sens de la piété naturelle. 281:801 Et puis il y a ce qui manque à presque tout le monde : l'alliance rare de résolution sans retour et de lucidité. On ne manque pas de fonceurs, mais ils ne sont pas souvent perspi­caces. On ne manque pas de gens intelligents, mais ils manquent souvent de caractère. Certains se dégagent des grandes batailles politiques et religieuses. Par frilosité ou dilettantisme, je ne sais pas... Peut-être par crainte de n'être pas à la hauteur. Lui, il ne fait pas les choses à moitié... Il y a bien sûr, le revers de la médaille... La rigueur est parfois rugueuse et la vérité dérangeante... *--* Dans les grandes batailles qui ponc­tuent les douze premiers mois \[*sic*\] d'ITINÉ­RAIRES, vous en choisissez trois : la Hongrie, l'Algérie, Mai-68... Y a-t-il une raison à ce choix ? *-- *En lisant les chroniques et les éditoriaux de Jean Madi­ran, j'ai revécu les événements que j'avais traversés sans les comprendre, et dont, grâce à lui, j'appréhendais enfin la signifi­cation vraie, dans toute leur portée politique et historique. *La Hongrie*, j'avais douze ans, a marqué une première blessure, mon premier effroi, et m'a préservée de jamais devenir communiste. Mais ce sont les analyses de Jean Madiran qui m'ont fait comprendre que certains dirigeants du monde occi­dental, se croyant habiles, avaient joué avec cynisme le commu­nisme contre l'Occident, comme on mise au tiercé. ITINÉRAIRES naît en 1956, peu avant la révolte hongroise. J'y vois plus qu'une coïncidence : un rendez-vous de l'histoire. *L'Algérie*, c'était pour moi l'embrigadement dans la gauche anti-française, au service de l'ennemi. A la lecture de Madiran, j'ai compris que, lorsque je criais dans la rue « Paix en Algé­rie », je réclamais la paix des cimetières. Comme ceux qui, quelques années plus tard, crièrent, sous l'égide de la gauche toujours, « Paix au Vietnam », réclameront la paix des goulags. *Mai 68 *: c'était une révolte hors catégorie, sauvage, instinc­tive... Madiran a tout de suite compris que l'Église avait gaspillé là la grâce d'en faire une contestation chrétienne. Mais cette fois-ci je crois l'avoir pensé presque en même temps que lui. 282:801 A force de le lire et de m'imprégner de sa pensée, j'avais enfin acquis de bons réflexes et un meilleur jugement. *-- *De ce regard en arrière, dans l'histoire contemporaine toute proche, quelles réflexions tirez-vous ? *-- *Ces révoltes, écrasées ou amorties, marquent une généra­tion perdue : la mienne. Une génération née lors de la Seconde Guerre mondiale ou au moment de la Libération, qui a grandi sous la guerre froide et a vécu son adolescence au moment des événements d'Algérie. Une génération trois fois marquée au sceau de la guerre sans en avoir vécu aucune. De ces situations fausses, ambiguës, elle garde quelque chose d'irresponsable. Aux rescapés intellectuels de cette génération déboussolée, Jean Madiran peut donner l'occasion de se retrouver. Il leur commu­nique, s'ils veulent bien l'entendre, la conviction que chaque sentinelle est responsable du salut de l'empire. *-- *Dans l'essai sur le communisme que Jean Madiran a écrit en 1966, quels sont pour vous les éléments d'analyse les plus propres à éclairer les actuels bouleverse­ments de l'Est ? *-- *Contrairement à beaucoup d'intellectuels occidentaux, Madiran a vu le communisme tel qu'il était : *non pas une doctrine, mais une pratique.* Il a montré que les idéologies n'étaient pas maîtresses, mais servantes, instruments au service d'une formidable volonté de puissance. C'est sans doute là que se trouve la clé de l'énigme Gorbatchev. Sans doute ce dernier songe-t-il aux deux phases de la Révolution. *1*) *La comédie feinte de l'anarchie spontanée. 2*) *La reprise en main par les Soviets*. Lénine l'avait pratiqué avec la NEP : libéralisation politique et économique (un pas en arrière) pour préparer la reprise en main à venir (deux pas en avant). Gorbatchev est, en cela, servi par le projet mondialiste : réaliser une planète aux besoins planifiés, c'est-à-dire socialisée, après disparition des patries et de toutes caractéristiques natio­nales. Cet accord mondial par-dessus la tête des nations se traduit officiellement par la maison commune européenne avec, en prime, la bénédiction papale et plus concrètement par l'instal­lation, à Moscou, d'un centre culturel et d'une loge du B'nai Brith. 283:801 Les Soviétiques sont de redoutables joueurs d'échecs et Gorbatchev croit peut-être pouvoir jouer avec les peuples et leurs représentants comme avec les pions. D'où l'actualité de la pensée de Jean Madiran sur le commu­nisme : il ne suffit pas d'avoir raison pour gagner. Encore faut-il connaître la tactique et la stratégie de l'ennemi. Les communistes ne croient pas aux constantes de la nature humaine. Cela ne les empêche pourtant pas de fort bien les connaître. Leur connaissance est toutefois limitée. Et c'est là encore qu'apparaît l'actualité de l'analyse faite par Madiran, dans toute sa clairvoyance incisive. En 1966, il écrivait : « *Ne sous-estimons pas la nature humaine. Il est certain que ce système ne peut plus tenir. Ce qui chemine dans les profondeurs est susceptible de tout faire voler en éclats.* » A l'époque je trouvais que c'était le point le moins fort de son livre et je l'ai écrit. Mais c'est aujourd'hui que le jugement apparaît dans toute sa vérité prophétique. Car dans les révoltes anticommunistes de l'Est, que Gorbatchev laisse se développer en croyant les contrôler, puis les récupérer pour les exploiter, il entre une part d'impondérable : celui du réveil éclatant des nations et des religions, en contradiction totale avec le projet mondialiste. Gorbatchev a peut-être tout simplement sous-estimé leur force de résistance. Et la puissance de leur impact. C'est pour­tant cela, *le fait religieux allié au fait national*, qui porte en soi la capacité de faire éclater le communisme. *-- *Et n'est-ce pas justement cela que redoute la gauche ? *-- *Bien sûr ! La gauche préfère une soft-communisation de la planète au réveil des nations et des religions. « *Ce qui chemine dans les profondeurs* »*,* selon l'expression de Jean Madiran, éclate aujourd'hui au grand jour. L'homme a besoin à la fois d'enracinement dans une patrie, d'appartenance à une nation, et il a besoin également d'une dimension spiri­tuelle. 284:801 C'est cela que nous crient les Lituaniens, les Hongrois, les Polonais. Un cri susceptible de « *tout faire voler en éclats* »*,* comme le prévoyait déjà Jean Madiran, avec une belle lucidité, en 1966. 1989 justifie son espérance, et sa grande perspicacité de 1966. *-- *Et le combat religieux ? *-- *Deux mots caractérisent à mon avis le combat mené par Jean Madiran dans le domaine religieux. Courage et prudence. Il s'attaque sans ménagement à l'apostasie de l'épiscopat. Il sait très bien qu'aujourd'hui Monseigneur Gaillot est le fils naturel de l'Église officielle et du monde (du monde pour lequel le Christ n'a pas prié). Et il résiste de toutes les forces de sa pensée, de son intelligence, et de sa foi. En axant sa résistance exclusivement à l'intérieur de l'Église visible. Non sans turbu­lences, mais enfin, toujours à l'intérieur. Pour Jean Madiran il n'y a pas de recours hors de l'Église visible. C'est pourquoi son *Hérésie du XX^e^ siècle* était une réclamation et non pas une accusation. Les chrétiens progres­sistes disant à peu près : « La maison est à nous, c'est à vous d'en sortir », Madiran fait face. Il refuse de sortir. *-- *C'est votre position également ? *-- *Devant le désastre d'une Église qui s'est rendue au monde sans combattre, devant un pape qui reçoit Yasser Arafat et Gorbatchev, mais qui refuse de recevoir Béchir Gemayel, ma pente serait plutôt de résister de l'extérieur. Ou même de déserter. Je partage à peu près le désespoir d'un Jean-Marie Paupert (l'auteur des *Chrétiens de la déchirure*)*.* Mais vous le savez bien : les tentations sont là pour nous éprouver. Les pentes sont faites pour être remontées. Alors il faut chercher le roc où se raccrocher et contre lequel on puisse s'adosser. -- Vous êtes professeur. Parlez vous parfois de Jean Madiran à vos élèves ? *-- *Les adolescents qui me sont confiés sont, pour la plu­part, privés de tout héritage, de tout patrimoine spirituels. Si l'on se réfère aux Charlier, il y a eu une vertigineuse course à l'abîme. 285:801 Seulement, si le père des Charlier était franc-maçon, il possédait encore « les vertus chrétiennes débaptisées » qu'il transmettait à ses fils. Cette tradition, j'en ai personnellement été privée. Mais au moins j'en souffrais. Aujourd'hui les jeunes sont sans tradition, sans aucune référence spirituelle, mais ils n'en souffrent pas. Ils sont tellement coupés de ces choses, qu'ils ne peuvent même pas en avoir la nostalgie. Pour reprendre un mot de Jean Madiran : *ils sont sauvages et gentils.* Ils sont également sans espoir. Pour mes élèves, le mot d'André Charlier à ses capitaines « Vous êtes sollicités de bien des manières. Ayez toujours le souci de répondre à l'appel le plus haut », c'est le mot d'un martien, parlant une langue d'extra-terrestre totalement incom­préhensible pour eux. En revanche ils reçoivent très bien la pensée de Jean Madiran quand elle est contestatrice et s'attaque, sur le ton de la polémique, aux impostures contemporaines. J'ai donné à mes élèves des textes de Jean Madiran dénonçant les hécatombes communistes : là, ça marche très bien. -- Un mot d'espoir pour terminer ? *-- *L'espoir c'est PRÉSENT, par exemple. PRÉSENT, grâce à qui la France ne perd pas son identité politique, sa mémoire nationale, sa personnalité religieuse. Dieu ne peut pas abandon­ner sa création. Du fond de ma province je constate également des signes d'espoir. Entre les deux tours des cantonales, quand Le Pen est venu dans une salle comble, il suffisait de regarder les visages. Ils avaient l'air libéré. Cela se traduisait quelquefois par les larmes. On pensait irrésistiblement au mot de Claudel «* Délivrance aux âmes captives. *» Et puis, j'ai eu le bonheur de retrouver là deux anciennes élèves, très brillantes. L'une est agrégée, l'autre médecin. Toutes deux conquises par le Front national. Quelque chose se lève. Ce que nous semons, ce n'est pas toujours nous qui le récoltons. Il faut quand même semer... Propos recueillis par\ Jean Cochet et Alain Sanders. 286:801 ### Une lettre de Dom Gérard Dans sa lettre périodique envoyée aux «* Amis du Monastère *», le TRP Dom Gérard parle d'ITINÉRAIRES *2 février 1990*\ *Présentation de la\ Bienheureuse Vierge Marie* Chers amis, Je profite du livre que Danièle Masson vient d'écrire sur Jean Madiran, pour dire ici publiquement ce que notre fonda­tion monastique doit à l'ami, à l'oblat, au directeur de la revue *Itinéraires* et du journal *Présent.* Permettez-moi d'abord de vous conseiller vivement la lecture de cet ouvrage ([^84]) : vous y trouverez les lignes maîtresses d'une œuvre, d'une personnalité, d'un combat. 287:801 Je ne vous en fais pas le résumé. Je vous rapporte simplement ce qui m'a le plus frappé dans le portrait rapide et fouillé, d'une densité remarqua­ble, que nous en a donné l'auteur. J'aperçois trois choses en une : un combat de l'intelligence, -- sous la lumière de Dieu, -- au service de ses frères. Tout ce qu'écrit Jean Madiran est comme passé au crible d'une intelligence lucide, implacable, que ses adversaires redou­tent, mais dont ses lecteurs lui sont redevables, parce qu'ils savent qu'ils ne seront pas trompés. Dans l'épouvantable désar­roi où s'enlise l'esprit moderne, il s'attaque d'abord au mensonge des idées toutes faites, menteuses par veulerie et par paresse, autant que par ignorance. Alors il se fait enseignant. Et ce seront les articles, édito­riaux, tournées de conférences, conçus comme autant de réfuta­tions martelées du mensonge communiste. Devant 250 élèves officiers de Coëtquidan, il instruit, pendant deux heures de temps, le procès du communisme international, qu'il appelle *la vieillesse du monde* ([^85])*,* une vieillesse qui patauge dans le sang. Quelques années plus tard, l'avenir lui donne raison. Il se met à l'école de Pie XII, parce qu'il découvre dans la pensée du grand pape l'ultime point de rassemblement d'une humanité en péril : *la loi naturelle,* dernier rempart des civilisa­tions. Or, récemment, le cardinal Ratzinger rejoignant cette pensée demandait qu'on revînt à une théologie de la Création. En 1956, il fonde la revue *Itinéraires,* conçue comme une œuvre de réforme intellectuelle et morale. La revue attire immé­diatement une pléiade de rédacteurs prestigieux : Henri et André Charlier, l'amiral Auphan, Michel de Saint Pierre, Henri Rambaud, Gustave Thibon, Salleron, Kéraly, Molnar, De Corte, Jacques Perret, le Père Calmel. Prenez au hasard un ou deux numéros de la revue *Itinéraires,* emportez-les en vacances, dans le train, ou pendant un repos forcé. 288:801 Ces exemplaires peuvent dater de dix ou quinze ans. Ils n'ont pas vieilli. Vous serez aux prises avec une qualité de pensée qui ne vous quittera plus chaque numéro est un livre au ton vivant et clair, dont l'autorité s'accroît avec le temps. Et nous savons gré à Jean Madiran d'avoir placé ce faisceau de pensée sous la lumière surnaturelle de la foi et de la sainte espérance, dans une atmosphère de chrétienté, où Dieu même ne dédaigne pas de jeter un reflet de sa beauté sur ce monde qui passe, l'histoire d'une patrie bien-aimée, son langage, ses cou­tumes, les gestes de sa religion. Et cependant nous ne cessons de désirer le ciel, car *nous n'avons pas ici-bas de demeure perma­nente, mais nous cherchons celle qui est à venir.* Quoi d'éton­nant alors à ce que la défense des vérités de la foi ait pris dans les combats de nos amis une telle acuité ! Ne sont-elles pas le fondement et l'annonce des réalités suprêmes sur quoi reposent les civilisations ? Mais j'ai hâte d'en venir à ce qui nous tient tant à cœur en ce début d'année. Jean Madiran nous a annoncé la mort de la revue mensuelle *Itinéraires.* Or ce sont ses frères sans cesse attaqués dans leur conscience de catholiques et de Français par l'énorme machine médiatique à broyer les âmes, eux qui tant de fois ont vu arriver en renfort le frère secourable, ce sont ceux-là, prêtres, religieux et laïcs, hélas ! guidés par un évêque, qui ont prêté la main à cette besogne indigne d'eux. Au moins qu'il ne soit pas dit que nous soyons restés silencieux eu égard à ce que nous devons à Jean Madiran et à ceux qui travaillent à ses côtés. C'est pour nous que tant de fois il a pris la plume, c'est pour nous qu'il se dresse aujourd'hui au nom de l'identité française, dans son dur métier d'écrivain politique. Aussi bien, nous promettons-nous de lui garder notre collaboration régulière, ayant eu à honneur de mettre notre nom à côté du sien. 289:801 Nous continuerons à le faire à la place et dans l'esprit qui par vocation nous ont été départis : rappeler à nos frères le sens des vérités éternelles qui fusent, pour notre joie et notre consola­tion, à travers l'Écriture et la liturgie. Et nous vous donnons allègrement rendez-vous au numéro I de la nouvelle revue trimestrielle *Itinéraires,* qui verra le jour au 1^er^ mars de cette année. Fr. Gérard OSB, **†** Abbé 290:801 ## AVIS PRATIQUES ### ANNONCES ET RAPPELS Abonnements Ce sont seulement les abonnements arrivés *avant le 15 avril* qui entreront en vigueur avec l'envoi du numéro II de juin. Les abonnements arrivés *entre le 15 avril et le 15 juillet* entreront en vigueur seulement avec le numéro III de septembre ; et ainsi de suite. Il n'y a pas d'abonnements rétrospectifs. On peut seulement se procurer les numéros déjà parus en les demandant aux adresses ci-après. Comment vous procurer\ ce qui est édité par la revue Pour tout ce qui est publié par la revue (numéros ordinaires, numéros spéciaux, numéros hors série, sup­pléments, etc.), vous avez le choix entre la « voie ordinaire », la « voie rapide » et la « voie nouvelle ». 1 *La voie ordinaire :* en adressant vos commandes à la revue elle-même : ITINÉRAIRES, 4, rue Garancière, 75006 Paris ; chèques pos­taux : Paris 13.355.73 R. (*pas de téléphone*)*. --* Mais attention pour *toutes* les commandes adres­sées à la revue, le délai de livraison est *d'au moins* un mois, et éventuel­lement davantage. 291:801 2 *La voie rapide :* tout ce qui est édité par la revue (nous disons bien : *tout ce qui est édité par la revue*) peut être command aussi chez DMM : DOMINIQUE MAR­TIN MORIN, 53290 Bouère. Pour connaître les conditions d'expédi­tion, on a intérêt à téléphoner aux heures ouvrables : 43 70 61 78. 3 *La voie nouvelle :* DIFRALIVRE, 322, rue d'Orléans, 78580 Maule : toutes nos publications. Au téléphone un accueil aimable, com­pétent et empressé : (1) 30 90 72 89. Correspondance\ manuscrits et documents La réception de lettres, de docu­mentation ou de manuscrits n'en­traîne de notre part *aucun accusé de réception.* Il est normal, habituel, conforme à la déontologie en vigueur, qu'une publication périodique ne retourne pas les manuscrits, qu'ils soient in­sérés ou non ; et *ne réponde au courrier* (*innombrable*) *quelle reçoit que dans la mesure du possible et de l'utile.* Nos lecteurs sont donc prévenus que les manuscrits non insérés ne sont pas rendus, pas plus que la documen­tation qui nous est communiquée. Changements d'adresse Les demandes de changement d'adresse doivent nous parvenir *plus d'un mois à l'avance.* Pour toute demande de change­ment d'adresse : joindre une bande d'envoi de la revue ou à défaut le numéro figurant sur cette bande avant l'adresse. Pour les abonnés *de France* joindre trois timbres à 2,30 F Pour les abonnés *de l'étranger* les changements d'adresse sont gra­tuits. La distinction -- pour les tarifs d'abonnement et pour les change­ments d'adresse -- entre abonnés *de France* et abonnés *de l'étranger* s'éta­blit d'après le critère postal suivant : -- sont considérés comme abon­nés « de France » ceux qui, *au lieu où ils reçoivent la revue,* affranchis­sent leurs lettres avec *un timbre français à 2,30 F ;* *-- *sont considérés comme abon­nés « de l'étranger » tous les autres cas. 292:801 Publicité : néant La revue ITINÉRAIRES n'a jamais accepté et n'accepte aucune sorte de publicité payante. La « publicité » que nous pou­vons faire à certains ouvrages est entièrement gratuite, et donc entiè­rement libre. Par voie de conséquence, le juge­ment critique que nous portons sur les ouvrages est lui aussi entière­ment libre de l'influence que les éditeurs, entre autres, prennent sur les publications par le volume de la publicité commerciale qu'ils leur consentent ou qu'ils leur retirent. *On peut seulement nous envoyer, de préférence en double exemplaire, les ouvrages et les publications que l'on estime susceptibles de retenir notre attention.* ============== fin du numéro 801. [^1]:  -- (1). *Les Temps modernes,* novembre 1989. [^2]:  -- (1). Alfred ANCEL : *Dialogue en vérité.* Éditions sociales, p. 32. [^3]:  -- (2). *Op*. déjà cité p. 11, 22. [^4]:  -- (1). *Présent,* 28 décembre. [^5]:  -- (2). *Minute,* 15 novembre. [^6]:  -- (3). *Le Point,* 1^er^ janvier. [^7]:  -- (4). *Valeurs actuelles,* 2 janvier. [^8]:  -- (5). *Nouvel Observateur,* 21 décembre. [^9]:  -- (6). *Cette grande lueur à l'Est,* (Éditions Maron Sell). [^10]:  -- (7). *Le déclin du courage,* (Seuil) p. 51. [^11]:  -- (8). *L'erreur de l'Occident,* (Grasset) p. 76. [^12]:  -- (9). *Valeurs actuelles,* 2 janvier. [^13]:  -- (10). Françoise Thom : *Le moment Gorbatchev* (Hachette). [^14]:  -- (11). *Le moment Gorbatchev,* p. 184. [^15]:  -- (12). Françoise Thom. *Le moment Gorbatchev,* p. 160. [^16]:  -- (13). Cf. A. Glucksmann *: Actuel, décembre.* [^17]:  -- (14). Cité par Françoise Thom : *Le moment Gorbatchev,* p. 133. [^18]:  -- (15). *L'erreur de l'Occident,* p. 84. [^19]:  -- (16). *L'erreur de l'Occident,* p. 126. [^20]:  -- (1). Le ministre d'État aux Affaires étrangères, Boutros Boutros-Ghali, de confession chrétienne, n'a aucun pouvoir réel, la diplomatie étant entre les mains du ministre musulman Ismat Abdel Méguid. [^21]:  -- (1). Vue optimiste, mais acceptée. [^22]:  -- (2). Tout le monde descend ! [^23]:  -- (3). En Europe. Et c'est le résultat d'un long travail. [^24]: **\***  --  *sic*. [^25]:  -- (1). Georges BERNANOS : *La France contre les robots,* Éd Poche/Plon, 1970, p. 19. [^26]:  -- (2). Georges BERNANOS : *La liberté pour quoi faire ?* Éd. Idées/Gallimard, 1953, p. 113. [^27]:  -- (3). Prenons l'exemple de l'industrie automobile. Il y a peu de temps encore, il existait un remarquable tissu de petites et moyennes entreprises qui vivaient correctement de la sous traitance des grands constructeurs. Aujourd'hui, ces entreprises ont quasiment disparu ou se sont agrégées à des groupes industriels de plus grande taille. Pourquoi ? Parce que les constructeurs se sont peu à peu déchargés des études et des essais de leurs pièces sur les fournisseurs, ce que seules des grandes entreprises étaient capables de réaliser. [^28]:  -- (4). Paul VALÉRY : *Regards sur le monde actuel,* Éd. Idées/ Gallimard, 1945, p. 29. [^29]:  -- (5). Jacques MARITAIN : *Distinguer pour unir ou les degrés du savoir,* Éd. Desclée de Brouwer & Cie, 1932, p. 30. [^30]:  -- (6). Qu'on songe, par exemple, aux grandes manifestations en faveur de l'école libre au printemps 1984, qui ont connu un immense succès malgré l'hostilité médiatique ou, plus récemment, aux saines réactions d'une partie croissante de la population ayant voté à 62 % pour le FN à Dreux, malgré l' « union sacrée » de la classe politico-médiatique contre ce dernier. [^31]:  -- (7). C'est le cas, par exemple, des lois anti-racistes qui permettent de poursuivre devant les tribunaux les mal-pensants, même si leur « délit » n'a rien de raciste, puisque la loi semble assimiler au racisme toute distinction fondée sur la nationalité. [^32]:  -- (8). Paul VALÉRY : *op. cit.,* p. 230. [^33]:  -- (9). Paul VALÉRY : *op. cit.*, p. 229. -- Il est symptomatique de constater la primauté accordée par le monde moderne à l'action au détriment de la contemplation. Tout cela mène toujours dans le même sens qui consiste à éloigner l'homme de Dieu. La contemplation est cependant indispensable à une vie d'union avec Dieu qui, dans la vie chrétienne, doit primer et précéder l'action. [^34]:  -- (10). Charles PÉGUY : *Notre jeunesse,* Éd. Gallimard, 1933, p. 16. [^35]:  -- (11). Le dernier livre de Jean-Marie PAUPERT, *Les chrétiens de la déchirure* (Éd. Robert Laffont, 1989), présente une analyse intéressante à ce sujet (voir notamment les p. 221-280). [^36]:  -- (1). L'espace construit n'est pas seulement celui des superstructures que l'on voit (maisons, murettes, voire châteaux ou églises), mais aussi et surtout la recherche de l'équilibre hygrométrique des sols, les accès, les forêts, les vergers, la fertilité etc. [^37]:  -- (2). L'Anglais Young parle souvent des chemins et des routes (*Travels in France*). [^38]:  -- (3). S'il intervenait la découverte d'une valeur non agricole (or, pétrole), alors c'était la catastrophe ! Cendrars : *L'or.* [^39]:  -- (4). Il paraît que cela se dit Salaire minimum Interprofessionnel de Croissance : SMIC. [^40]:  -- (1). Le titre de curé était réservé aux paroisses de ville et aux chefs-lieux de canton. Les desservants n'étaient pas inamovibles. [^41]:  -- (2). La « fabrique » était, sous le régime concordataire, la personne morale propriétaire des biens d'Église. [^42]:  -- (3). Mgr Morlot deviendra archevêque de Tours en 1843, cardinal et sénateur de l'Empire en 1855, archevêque de Paris en 1857 et mourra en 1862. [^43]:  -- (1). *L'Imitation de Jésus-Christ,* éditions du Seuil, coll. Sagesses, L. I c. 1, p. 11. [^44]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 12. [^45]:  -- (3). *Op. cit.,* L. I, c. 1 ; L. I, c. 7 ; L. III, c. 9 ; L. III, c. 10 ; L. III, c. 21. [^46]:  -- (4). *Op. cit.,* L. III, c. 31 pp. 146-147. [^47]:  -- (5). *Id.,* p. 147. [^48]:  -- (6). *Id.,* p. 148. [^49]:  -- (7). *Id.,* pp. 147-148. [^50]:  -- (8). *Id.,* p. 148. [^51]:  -- (9). *Id.* [^52]:  -- (10). *Op. cit.,* L. III, c. 10, p. 110. [^53]:  -- (11). *Id.,* p. 111. [^54]:  -- (12). *Id.* [^55]:  -- (13). *Op. cit.,* L. III, c. 26, p. 138. [^56]:  -- (14). *Op. cit.,* L. I, c. 3, p. 15. [^57]:  -- (15). *Op. cit.,* L. II, c. 7, pp. 71-72. [^58]:  -- (16). *Op. cit.,* L. II, c. 8, p. 73. [^59]:  -- (17). *Op. cit.,* L. III, c. 5, p. 99. [^60]:  -- (18). *Id.* [^61]:  -- (19). *Id.,* pp. 99-101. [^62]:  -- (20). *Id.,* p. 101. [^63]:  -- (21). *Op. cit.,* L. III, c. 6, p. 102. [^64]:  -- (22). *Op. cit.,* L. III, c. 39, p. 158. [^65]:  -- (23). *Op. cit.,* L. III, c. 53, p. 185. [^66]:  -- (24). *Op. cit.,* L. III, c. 9, p. 109. [^67]:  -- (25). *Op. cit.,* L. III, c. 48, p. 173. [^68]:  -- (26). *Op. cit.,* L. II, c. 5, p. 68. [^69]:  -- (27). *Id*., p. 69. [^70]:  -- (28). *Op. cit.,* L. III, c. 1, p. 91. [^71]:  -- (29). *Op. cit.,* L. III, c. 2, pp. 92-93. [^72]:  -- (30). *Op. cit.,* L. III, c. 3, p. 95. [^73]:  -- (31). *Op. cit.*, L. III, c. 21, p. 127. [^74]:  -- (32). *Id.,* pp. 128-129. [^75]:  -- (33). *Op. cit.*, L. III, c. 34, p. 151. [^76]:  -- (34). *Op. cit.*, L. III, c. 59, p. 201. [^77]:  -- (35). *Op. cit.*, L. III, c. 48, p. 173. [^78]:  -- (36). *Op. cit.,* L. I, c. 23, p. 48. [^79]:  -- (37). *Op. cit.,* L. II, c. 11. [^80]:  -- (38). *Op. cit.,* L. IV, c. 18, p. 248. [^81]:  -- (39). *Op. cit.*, L. II, c. 4, p. 67. [^82]:  -- (1). Danièle Masson : *Jean Madiran,* un volume de 296 pages, aux Éditions Difralivre, 22, rue d'Orléans, 78580 Maule. [^83]: \* -- Guivre BP 52, 75661 Paris Cedex 14. [^84]:  -- (1). *Jean Madiran,* par Danièle Masson ; Éditions Difralivre, 22, rue d'Orléans, 78580 Maule. [^85]:  -- (2). *La vieillesse du monde,* par Jean Madiran ; Éditeur : *Dominique Martin Morin.*