# 802-06-90
(Été 1990 -- Numéro II)
1:802
### Malachi Martin et l'abolition du christianisme
par Jean Madiran
I
Voici un livre de 300 pages qui se met à nous parler à partir de sa page 295.
Il était temps.
Mais quand il s'y met, il y va fort, il y va juste. « En guise de conclusion », dit l'auteur. Cette conclusion n'avait besoin d'aucun préalable et d'ailleurs ne sort pas forcément des pages précédentes :
2:802
elle nous jette au visage, en formules frappantes, des évidences qu'il suffit d'énoncer pour découvrir leur évidence. Seulement personne, d'ordinaire, ne les énonce, et l'évidence était restée plus ou moins voilée.
Le livre s'intitule : *Les Jésuites,* par Malachi Martin, Éditions du Rochet. Ce ne sont pas les jésuites qui m'intéressent dans ce livre ; ou ce ne sont pas eux d'abord ; mais le ramassé, la densité, l'exactitude abrupte de la conclusion.
« La réalité dominante » du monde d'aujourd'hui, dit Malachi Martin, c'est « l'abolition presque complète de ce qui rendit possible l'existence de l'Europe et des Amériques : la foi chrétienne » ; « dans tous les pays formant la chrétienté se propage la conviction que l'existence de populations entières est indépendante du sacrifice du Christ et des enseignements du christianisme relatifs à cette rédemption » ; « le christianisme a été aboli en tant que mode de vie ».
La plupart de nos contemporains occidentaux ont oublié (ou toujours ignoré) que c'est « le christianisme qui a rendu possibles leur existence, leur langage, leur législation civile, leur culture, leur littérature et jusqu'à leurs vêtements et leur manière d'être ; il a rendu possible l'ensemble de l'ordre humain dont ils procèdent : ils ne conservent de cela aucun souvenir ».
Sous ce rapport ils sont, ils redeviennent des sauvages. « Pourtant cet ordre fait à ce point partie intégrante d'eux-mêmes qu'ils ne pourraient imaginer ce que signifie vivre dans un monde qui n'a pas connu la rédemption du Christ. » Malachi Martin distingue d'une part « les pays qui constituent la chrétienté », « essentiellement l'Europe et les Amériques », et d'autre part les autres, qu'il appelle « l'Étranger », les pays « situés pour la plupart en Afrique et en Asie ».
3:802
Corollaire de la distinction : le marxisme-léninisme est « un cancer au cœur de la chrétienté » ; l'islam est « une hérésie chrétienne de l'Étranger » ; tandis que le bouddhisme, l'hindouisme et le shintoïsme sont des « aberrations païennes de l'Étranger ». C'est dans une telle perspective qu'il convient de « songer aux huit cent milliards de dollars que la chrétienté alloue chaque année à l'Étranger » et aussi de « noter la tendance croissante des nations et des peuples de l'Étranger à adopter l'habillement, la nourriture, les divertissements et les modes de vie de la chrétienté » : mais point le christianisme. Ils adoptent en même temps son « abolition ».
Il y a là, en effet, de quoi « noter » et « songer ».
En cinq pages, Malachi Martin n'avait pas le temps de nous en dire beaucoup plus. Il ne lui en reste qu'une pour proposer à notre méditation trois questions :
1\. -- « L'abolition du christianisme au sein de la chrétienté a en réalité des causes spirituelles » : mais lesquelles ? Malachi Martin entend que cette « abolition du christianisme » a eu lieu jusqu'à l'intérieur de l'Église, dans l'étendue géographique et administrative presque entière de l'Église catholique. Péguy déjà l'entendait ainsi dès avant 1914 ; et il assurait lui aussi que cette « déchristianisation », comme on disait alors, avait des causes spirituelles ; des causes « mystiques » proportionnées. Voir, entre autres, *Véronique, dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle.*
2\. -- « Il convient de se demander jusqu'où est allée l'abolition du christianisme. » Oui, il convient de se le demander. La question a plusieurs sens. Elle peut signifier : à quelle profondeur.
4:802
Elle peut signifier aussi : avec quelles complicités ; par quelles tromperies ; par quelles trahisons. Les 294 pages antérieures du livre sont pour nous donner à penser que ce sont surtout les jésuites qui ont trahi ; sans prétendre que ce soient les seuls.
3\. -- Dernière question : « trouver les meilleurs moyens de préserver, dans cette nuit que traverse le christianisme, tous les éléments essentiels de la rédemption du Christ tels qu'ils ressortent des enseignements de son Église ».
II
Le christianisme a survécu sous la domination communiste ; réduit souvent au Notre Père, au Je vous salue, au Je crois en Dieu et aux Commandements mais qui contiennent le tout de la foi, de l'espérance, de la charité surnaturelles.
En Occident, c'est-à-dire dans toute la partie de l'ancienne chrétienté demeurée *libre,* en ce sens d'échapper à la domination communiste directe (mais non pas à son influence masquée !), les chrétiens de plus en plus minoritaires, de moins en moins instruits de leur religion, vivent le siècle de l'*abolition du christianisme.* Nous parlions ici depuis vingt et trente ans de *relégation sociologique* et de *catacombes spirituelles.* Malachi Martin, en disant carrément : « abolition du christianisme », n'exagère pas. Le christianisme a été aboli en Occident à tous les postes d'autorité, d'influence, d'enseignement de la société civile. Et à presque tous ceux du catholicisme.
5:802
La lecture de Malachi Martin sera peut-être capable d'éclairer les esprits qui s'attardent à supposer encore que la crise religieuse et morale n'est que de quelques abus accidentels, malentendus ou malfaçons.
III
Pourtant j'hésite à recommander cette lecture. Je me méfie de ce livre, et d'ailleurs des autres. Je m'en méfie, en tout cas, dans leur version française, la seule que je connaisse ; à l'exception de l'opuscule sur le peuple juif que présentent et commentent plus loin Judith Cabaud et Guy Rouvrais : il est traduit et publié par Dominique Martin Morin, ce qui est moralement une garantie. Nous pouvons faire pleine confiance aux Éditions Dominique Martin Morin. En revanche l'ouvrage sur *les Jésuites* nous met en alerte, avant même que nous l'ayons commencé, par sa mention : « traduit *et adapté* de l'américain ». Pourquoi donc *adapté ?* On « adapte » une pièce de théâtre ; le scénario d'un film ; une œuvre de fiction, pour la mettre mieux à la portée d'autres mœurs intellectuelles, en d'autres pays ou à d'autres époques. Mais un ouvrage de critique historique, concernant l'Église, la Compagnie de Jésus et la papauté, en quoi faut-il l'*adapter* à la mentalité française ? On ne peut ici adapter sans trahir, ou du moins sans édulcorer ou exagérer. On m'assure que l'*adaptation* a consisté surtout en coupures (et ce serait notamment pour ménager le cardinal jésuite de Lubac) autrement dit, le livre a été censuré à l'intention du public français,
6:802
la liberté d'expression dont jouit un auteur en Amérique n'ayant pas cours dans la France démocratique, socialiste et œcuméniquement pluraliste. Entendez qu'il s'agit ici d'une censure non point policière, mais éditrice. Le cas n'est pas unique.
*Vatican,* qui est un roman et non pas un essai, n'annonce qu'une « traduction » sans « adaptation ». Traduits ou adaptés, les deux ouvrages ont en commun de l'avoir été par des incompétents (ou par des saboteurs). Je ne parle point de la correspondance avec l'original, que je ne puis apprécier, je parle de la langue prétendument française dans laquelle ces deux livres nous sont offerts. Le traducteur de l'un n'est cependant point l'adaptateur de l'autre. L'un et l'autre pourtant ignorent pareillement non point la syntaxe française, mais le vocabulaire catholique français, et plus généralement le langage religieux et moral. Ce sont peut-être des traducteurs professionnels d'informations financières ou de réclames pharmaceutiques. Quand, en français, nous citons en abrégé le nom du P. Teilhard de Chardin, nous disons, *Teilhard,* et jamais : « *de Chardin* »* *; encore moins, si possible, l'œuvre « *de de* Chardin » (p. 184 ; voir aussi, p. 182). Nous disons saint Robert Bellarmin et non pas *Bellarmine* (répété trois fois p. 273). A plusieurs reprises (notamment p. 149) l'adaptateur emploie « jésuitisme » sans apparemment se douter que c'est en français, un terme péjoratif utilisé seulement en mauvaise part. Etc., etc.,
Dans le roman *Vatican,* l'autre traducteur, qui est une traductrice, écrit *schéma* en italiques comme s'il ne s'agissait pas d'un mot usuel en français ; et un nombre incalculable de fois elle l'emploie au féminin ; et même au féminin pluriel en l'écrivant *schemata.* Je vois bien qu'elle a tiré ce pluriel du latin ou du grec, mais d'où a-t-elle tiré son féminin ?
7:802
Le mot est neutre en grec et en latin, il est masculin et courant en français et en italien, même en dehors de ce que fut le langage conciliaire. Au moment du concile, tout le monde parlait de tel « schéma » et de plusieurs « schémas ». On n'a entendu personne dire :
-- Il y a de *nombreuses schemata* à étudier...
-- Dans ce même *Vatican,* on trouve l'*Esquiline* (p. 43) pour l'Esquilin, et de nombreuses autres impropriétés ou incongruités, comme « largesse » d'esprit pour largeur d'esprit et constamment « *homme d'église* » pour homme d'Église ; l'humanisme intégral de Maritain devient un « humanisme intégré » ; mais je n'ai pas noté au passage toutes les incorrections et anomalies de ce genre ([^1]).
IV
Parlons un peu des 662 pages de ce roman : *Vatican* \[*le Trésor de Saint Pierre*\]. C'est un beau roman. C'est un grand roman. De vrais personnages, avec leur caractère et leur destinée. Et dans un monde réel : c'est la plus grande qualité de cette fiction. Elle se déploie dans univers exact, et non pas dans l'imaginaire médiatique, cosmopolite, déraciné, pourri où se situe habituellement ce que nous racontent nos romanciers même supposés « de droite ».
8:802
On voit chez Malachi Martin des catholiques qui ne soient pas tous uniquement des tartufes, des pharisiens, des opportunistes, des imbéciles bornés ou d'hypocrites incroyants secrets, comme c'est la règle chez Déon, Laurent, Raspail, Mohrt et ceteri ([^2]). Et d'autre part, la vérité de l'époque, la réalité de son drame le plus profond est présente à tout le récit : une Église qui « s'acharne à son auto-destruction » en voulant « se rendre aussi semblable que possible au monde qui l'entoure » ; l'horreur mortelle qu'est « l'acceptation de l'avortement, de la contraception, de l'homosexualité par la majeure partie de l'Église et par le monde en général » ; et ces générations actuelles de catholiques, ces millions de catholiques qui « ignorent leur religion et sa pratique », « leur éducation religieuse a été nulle », « personne ne leur a enseigné la religion ». C'est-à-dire l'univers occidental tel qu'il est : cet univers issu de la chrétienté, dont aujourd'hui la caractéristique la plus grave, la plus décisive, quoique la plus méconnue, est l'évanouissement du catéchisme d'un bout à l'autre de l'Église, -- évanouissement qui est arrivé à son stade ultime, au néant, depuis les années soixante. C'est bien la « réalité dominante » si justement résumée par les cinq dernières pages du livre sur *Les Jésuites.*
Le récit de *Vatican* se déroule donc dans cet univers mental et social reconnu pour ce qu'il est, c'est en quoi nous avons avec l'auteur une immédiate et profonde communion du regard, Comme l'annonce son titre, l'histoire est principalement celle du saint-siège et de ses plus hauts dignitaires ; elle va de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à l'élection du successeur de Jean-Paul II.
9:802
Les papes contemporains y figurent, y parlent et y agissent à leur place, à leur date, tels qu'ils furent ou à peu près, mais affublés d'un pseudonyme : « Profumi », mort en 1958, c'est Pacelli (Pie XII) ; « Angelica », 1958-1963, c'est Roncalli (Jean XXIII) ; « Da Brescia », 1963-1978, c'est Montini (Paul VI), puis « Serena » (Jean-Paul I^er^) ; et enfin, de 1978 jusqu'à la fin du livre, « Valeska » : Jean-Paul II. Et c'est là déjà que le « roman historique » dérape et accroche, patine et grippe tout à la fois.
Il y a en effet, en tête du roman, page 4, une « note de l'éditeur » ainsi conçue :
« Ceci est une œuvre de fiction. Afin de rendre l'atmosphère plus vivante, l'auteur a utilisé les dénominations de certaines fonctions de la hiérarchie catholique et d'autres organes. Cependant il n'est pas dans l'intention de l'auteur de suggérer que l'une ou l'autre des personnes occupant les emplois cités, vivante ou décédée, a pris part aux faits racontés ou suggérés dans cet ouvrage. »
C'est sans doute trop peu dire. On imagine mal qu'un savant ecclésiastique, exégète et théologien distingué, ancien professeur à l'Institut biblique pontifical de Rome, puisse mettre en scène dans un roman de six cents pages les souverains pontifes et les hauts fonctionnaires du Vat' simplement pour s'amuser, par divertissement littéraire, et sans avoir l' « intention » de « suggérer » quoi que ce soit.
En revanche, au dos du volume, le même « éditeur » va beaucoup trop loin en sens opposé, recherchant le scandale le plus vulgaire en ces termes aussi déplacés que menteurs :
10:802
« Pour la première fois un jésuite révèle comment le Vatican a bâti son empire financier au risque de se détruire lui-même.
« ...C'est une monstrueuse machination politique et financière que découvre le lecteur (...). Un pouvoir souterrain et tentaculaire bâti lentement grâce au commerce avec les nazis, au contrat passé avec la loge maçonnique Le Marché... »
L'éditeur qui promet ces révélations scandaleuses n'a même pas véritablement lu l'ouvrage. Le « Marché » y tient une place centrale, mais ce « marché » est un marché et non point une loge, « la loge maçonnique Le Marché » ! Il y a bien « un contrat passé » en 1880 (p. 224 et p. 334) et fidèlement gardé depuis le pape Léon XIII jusqu'à la mort du pape « Valeska » (Jean-Paul II), mais passé avec qui, c'est ce qui demeure assez obscur : avec une loge sans doute, mais qui est beaucoup plus qu'une simple loge particulière, c'est « la Loge italienne » dans son ensemble (p. 259), et ensuite c'est beaucoup plus encore, c'est la mystérieuse « Assemblée universelle » (p. 419) qui apparemment ne fait qu'un avec le groupe responsable de l'attentat du 13 mai contre Jean-Paul II, j'y reviendrai plus loin. A mesure que le récit avance, l'énigmatique « Assemblée » devient un concept de plus en plus vaste, se confondant avec la « nouvelle espèce de princes du pouvoir temporel » apparue en 1870 (c'est-à-dire au moment où le saint-siège perd lui-même son pouvoir temporel d'ancien régime), ce sont alors « les hommes de l'argent international », ce sont « les gestionnaires internationaux de l'argent qui existent aujourd'hui où tout, absolument tout (*sic*) est décidé pour nous par les quelques-uns qui se réunissent autour des tables de conférence du système monétaire international »,
11:802
exagération un peu simpliste qui aboutit à dire finalement que « le Marché » a été conclu par le saint-siège « avec la grande assemblée des nouveaux surhommes internationaux » (p. 659). Nouveaux surhommes, pas moins. Comment ce « Marché » conclu en 1880 peut-il être « gardé » de pape en pape et de génération en génération ? Temporellement il faut que ce soit par une, par des *dynasties *: je transpose ici l'observation décisive faite par Maurras à la page 203 de son livre *Mes idées politiques.* Du côté catholique, le « Gardien du Marché » est effectivement une famille, celle du Maestro Guido de la Valle. Mais de l'autre côté, pour l'autre partie, quelle famille, quelles familles ? Le roman de Malachi Martin demeure parfaitement obscur sur ce point. Faut-il chercher la réponse dans les non-dits de son opuscule sur *Le peuple que Dieu s'est choisi ?*
Quoi qu'il en soit, la « loge maçonnique Le Marché » n'existe pas dans le roman, c'est prendre Le Pirée pour un homme ; l'éditeur scandaleux s'est très mal conduit, et mérite une réprobation publique. Il n'y a pas non plus de « commerce avec les nazis » dans le roman, mais une tractation unique et beaucoup plus subtile. On a rarement vu un livre de cette qualité être aussi desservi par la publicité mensongère d'un éditeur sans scrupule.
Quant au romancier Malachi Martin, je crains que ses fictions n'égarent les esprits plus qu'elles ne les éclairent. Inventer que le Vatican dispose d'un service secret de renseignements capable de rivaliser avec la CIA et le KGB, voilà qui est amusant, et même consolant si l'on veut, mais qui fausse les perspectives. Les tentatives d'assassinat du pape deviennent courantes et sont plusieurs fois couronnées de succès : Serena-Jean-Paul I^er^ bien sûr, mais déjà Ambrosiano-Pie XI, et Jean XXIII, et Valeska-Jean-Paul II qui a survécu à l'attentat d'Ali Agça,
12:802
cependant le voici victime d' « un poison débilitant qui s'insinue lentement mais inexorablement dans ses veines » et le fait mourir à petit feu (p. 639). On notera qu'une fois sur deux la tentative d'attentat n'est pas d'origine soviétique, elle est au contraire déjouée par l'intervention gracieuse du KGB. Cette forêt nombreuse d'attentats en tous sens paraît inventée au profit d'un seul arbre dont la crédibilité serait trop fragile si on le voyait tout seul : l'attentat bien réel, celui-là, du 13 mai, perpétré par Mehmet Ali Agça sur la place Saint-Pierre, a été organisé (dans le roman) non point par le KGB mais par « un des hommes les plus éminents et les plus respectés de l'establishment américain » et par cette « assemblée d'hommes puissants qui se dresse au-dessus des États-Unis et de l'Union soviétique » (p. 608-609). Et cette assemblée serait l' « Assemblée universelle » avec laquelle a été passé « le Marché »...
Mais tout cela n'est peut-être en définitive qu'un symbole ; un mythe philosophique, -- et non pas une intoxication. Il faudrait comprendre alors que la fiction représente, en la transposant, la compromission de l'Église avec le monde moderne.
Le personnage le plus sympathique dans l'intention du romancier, son porte-parole en somme, est ce Richard Lansing, cardinal américain inventé pour succéder à Valeska-Jean-Paul II. Quand il fait l'éloge solennel, dans un discours au conclave, du pape Valeska qui vient de mourir, il s'exprime ainsi :
« Valeska, la figure la plus étincelante à occuper le siège de Pierre depuis Benoît XIV au XVIII^e^ siècle ou Innocent IX au XVII^e^... »
13:802
En cet endroit comme en tous autres ou presque (il y a une quasi-exception en page 452, mais peu satisfaisante), il semble que pour Malachi Martin saint Pie X n'ait jamais existé. Ce n'est pas là une observation secondaire.
V
Trois ouvrages traduits en français (dont deux éventuellement trahis tout autant que traduits, il nous faudrait sur cette éventuelle trahison l'étude érudite et pénétrante que pourrait nous faire le plus récent traducteur de Chesterton) : le Malachi Martin que j'aperçois à travers ces trois traductions m'apparaît génial et dangereusement divaguant. Attention toutefois, ce n'est pas quand il est génial qu'il délire, comme vont facilement le croire les lansoniens et autres pancaliers. Ce n'est pas en même temps et sous le même rapport qu'il est délirant et génial, même si parfois cela se mélange un peu. *Vatican* est un roman magnifique et abominable, criant de vérité et faux à hurler. En plusieurs épisodes il met en scène un vrai sens du péché, un sentiment ou un pressentiment de l'effroyable abîme du Mal, « le mal absolu, source de la puanteur qui se répand sur toute la société ». Quant au Bien, il semble par moments en avoir une conception un peu désincarnée, celle d'un *surnaturel* qui serait adéquatement distinct du *naturel *: qui aurait des mains pures disait Péguy, mais qui n'aurait pas de mains. Toutefois des nuances plus exactes sont peut-être précisées dans le texte original. Réclamer que le pape décide enfin de « s'appuyer uniquement sur le pouvoir spirituel et sur l'autorité morale » qu'il détient (p. 658 et *passim*) n'est pas exactement conforme à la condition historique, temporelle, militante de l'Église en ce monde.
14:802
C'est cet « uniquement » qui fait difficulté ; une de plus. Je me méfie donc. Peut-être ma méfiance n'est-elle pas justifiée très au-delà de la traduction française : celle-ci en tout cas n'est pas à mettre sans précautions entre toutes les mains.
Jean Madiran.
15:802
### Le peuple juif selon Malachi Martin
par Judith Cabaud
LE livre du Père Malachi Martin concernant les rapports entre juifs et chrétiens ([^3]) est surtout une précieuse mise au point sur un certain nombre de faits d'actualité et sur l'attitude des juifs envers l'Église catholique aujourd'hui, comme par exemple dans l'affaire du Carmel d'Auschwitz.
16:802
Dans le début de cet ouvrage, cependant, on a l'impression que le Père Martin ne sait pas tout de suite à qui s'adresser. Un exposé « clair » sur le *mystère* d'Israël est antinomique. Néanmoins, la première partie nous fait remonter en arrière dans l'Écriture sainte pour expliquer, plutôt aux lecteurs chrétiens, le « pourquoi » du lien existant entre Jésus et l'ancienne Alliance. Et comme ce lien n'apparaît pas du tout évident pour un lecteur juif, c'est au peuple juif précisément que la dernière partie du livre semble destinée. C'est donc dans le début de cet exposé que l'auteur semble hésiter quelque peu sur la nature de son lecteur et qu'il s'égare parfois dans une certaine ambiguïté envers le judaïsme ancien.
Dans l'introduction de cette traduction française publiée par DMM, le Père Malachi Martin commence par faire l'inventaire des « fausses » explications qui courent au sujet du lien entre Jésus et l'ancienne Alliance, explications, me semble-t-il, qu'il aurait mieux fait de qualifier simplement d' « insuffisantes », mais non pas toujours d' « erronées » car, dans toutes les hypothèses avancées, le vrai se mêle au faux et l'ensemble des données de ce rapport complexe reste plutôt incomplet. L'auteur avance cinq « explications », nous devrions-nous dire, « tentatives » d'explications :
**1** D'abord, écrit-il, mais de façon peu claire, « ce n'est pas un lien racial qui donne plus de force au rapport entre le Christ et les juifs ». Certes, nous savons qu'il s'agit avant tout de la croyance au monothéisme qui a rassemblé ce peuple parmi les peuples, en l'occurrence, le peuple hébreu sorti de la multiplicité des peuples sémites.
17:802
En effet, d'après les travaux d'un éminent linguiste et exégète biblique ([^4]), tous ceux qui sont venus en Palestine depuis l'est du Jourdain, ayant donc « traversé » ce fleuve, furent appelés *Ibhrim* par les Égyptiens (*Ibhri,* d'où le mot *Hébreu,* qui veut dire « passager »). Ce qui unit ce peuple hébreu n'est donc pas le sang, mais le rôle que joua dans leur histoire la foi en un Dieu unique. Si le mot « race » ne convient pas pour définir l'existence du peuple juif, une destinée commune unit ceux qui vivaient au même endroit et qui croyaient au même Dieu, un et éternel. Que Jésus soit sorti des flancs d'Israël est donc capital, mais le mot « race » est naturellement inexact et inadéquat pour mesurer le degré d'un tel privilège de voir naître le Messie d'une mère juive dans sa propre maison...
**2** Ensuite, écrit le Père Malachi Martin, le lien de Jésus, avec l'ancienne Alliance « n'est pas non plus un simple lien historique qui dépendrait de la force ou de la fragilité de la mémoire des hommes... » Cela est évident ; mais fi ne convient pas non plus de négliger l'importance historique de la venue du Christ pour les juifs. Ce fait historique était indispensable dans l'établissement de la nouvelle Alliance ; il a évité d'assimiler le jeune christianisme à une mythologie polythéiste. Les chroniques romaines, les évangélistes, sans parler du Saint Suaire sont autant d'éléments historiques qui séparent clairement le christianisme de certaines fabulations païennes.
**3** « La notion de judéo-christianisme est hybride », remarque encore l'auteur ; il semble prendre l'expression « judéo-chrétienne » pour de la rhétorique un peu réductrice.
18:802
Faut-il donc être né dans le judaïsme (comme moi-même) et être arrivé au baptême chrétien à l'âge adulte pour s'apercevoir de l' « identification » : vraie des deux religions en une ? Par ailleurs, le Père Martin considère cette appellation « judéo-chrétienne » seulement comme un « adoucisseur des relations entre juifs et chrétiens dans les rencontres œcuméniques ». Elle l'est, sans aucun doute, mais elle l'est *parce qu'elle est vraie !* Le jour où un juif reçoit le baptême du Christ, il réalise à quel point son judaïsme avait eu un sens *en vue de* son accomplissement dans le Christ.
**4** Malachi Martin dénonce l'idée selon laquelle l'ancienne Alliance, celle d'Abraham, a été *remplacée* par la nouvelle Alliance lors de l'institution de l'Eucharistie. « S'il en était ainsi, écrit-il, le lien de Jésus avec l'ancienne Alliance serait illusoire. Jésus serait entré dans cette Alliance seulement pour en sortir et en commencer une autre qui lui fût propre (...) pour rejeter les juifs en tant que peuple choisi et en choisir un autre qui aurait sa préférence. » -- Après avoir rejeté l'idée de *continuité* entre les ancienne et nouvelle Alliances, le Père Martin écarte également celle de la *discontinuité.* Il se base sur saint Paul : « Dieu n'a pas rejeté son peuple (...). Les dons et l'appel que Dieu a faits ne peuvent être abrogés ». (Rom., 11). Le même saint Paul, cependant, affirma en d'autres circonstances (Heb., 10) que la venue du Christ « abroge le premier régime pour instituer le second ».
19:802
**5** Mais l'ambiguïté dans l'exposé du Père Malachi Martin ne s'arrête pas là. Il met en avant, pour finir, l'explication (qu'il considère aussi fausse que les quatre autres) selon laquelle « le judaïsme et la chrétienté sont deux étapes de l'unique révélation divine ». Les objections qu'il oppose sont : 1) Le fait que l'Église appelle et invite tous les êtres humains au salut du Christ. Mais je ne vois pas en quoi les deux étapes successives d'une unique révélation empêcheraient l'Église, comme semble le prétendre l'auteur, de continuer son apostolat universel ; 2) ni en quoi cette explication « par étapes » se heurterait à « l'obligation grave faite à l'Église d'évangéliser tous les peuples, le peuple juif compris ». Au contraire, saint Paul nous avait expliqué aussi pourquoi Dieu ne se révéla que *progressivement* aux hommes : dans l'ancienne Alliance, nous étions sous le régime d'un « pédagogue », avait-il déclaré. Avec la venue du Christ, nous avons passé notre « diplôme » et nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Même dans l'Évangile, interrogé par les Pharisiens, Notre-Seigneur considéra certaines prescriptions de la loi comme étant faites pour les anciens, « à cause de la dureté de leur cœur ».
Enfin, le Père Malachi Martin dénonce le courant subtil sous-jacent à l'antisémitisme religieux selon lequel « les juifs en tant que race ont rejeté Jésus comme Sauveur (...). Leur faute collective a condamné la collectivité (des juifs) à une incroyance et un aveuglement perpétuels ». Selon lui, il s'agit d'une erreur grossière car la morale catholique romaine n'a jamais reconnu le péché collectif. Et, en effet, le péché est bien toujours individuel. Même la somme des péchés individuels ne constitue pas réellement un péché collectif. C'est un point de vue de législateur ou de juriste. Effectivement, selon les lois érigées par les êtres humains, il a raison. Cependant, si le péché collectif n'existe pas juridiquement, les conséquences du péché sur la collectivité n'en demeurent pas moins vraies.
20:802
Tous les Français n'ont pas été régicides, mais toute la France a souffert de la mort du roi ; tous les Allemands n'ont pas été nazis, mais l'Allemagne moderne vit dans le complexe de la dernière guerre ; de même, seulement quelques juifs avaient tramé la mort du Christ exécutée par les Romains, mais tout le peuple juif en a subi les conséquences.
#### ***Retour au réel***
Fort heureusement, dans la deuxième partie du livre, le P. Malachi Martin entreprend de dissiper le trouble qu'avaient provoqué quelques-uns de ses raisonnements un peu ambigus. Il conçoit alors le rapport du Christ avec l'ancienne Alliance sous son jour purement surnaturel, centré sur la personne même de Jésus.
En une description résumée du déroulement des événements de l'ancienne Alliance, il introduit Jésus venant du plan divin et constituant l'élément de « transformation » de l'ancienne Alliance en la nouvelle. Il présente d'abord le peuple juif comme le bénéficiaire de l'acte de foi d'Abraham, peuple-agent du salut devant propager le message de Dieu à toute la terre. Cette notion du salut a été prolongée malheureusement dans l'histoire du peuple juif surtout par le « souvenir » et le « rêve » : Le *souvenir* est perpétué au moment du repas liturgique du *Seder,* commémoration de la sortie d'Égypte et de la « protection salvatrice de Dieu dans le passé. Le *rêve,* sans cesse ranimé, que la promesse millénaire de Dieu à Abraham s'accomplira un jour ou l'autre, d'une manière ou de l'autre ». Avec une parfaite lucidité, le Père Malachi Martin analyse le phénomène de « mémoire » qui joue le rôle de substituer le *souvenir* de la sortie d'Égypte à la *réalité* de la présence de Dieu parmi les hommes.
21:802
L'auteur met en évidence la façon dont le peuple juif, au temps de Jésus, attendait que s'accomplissent les promesses de l'ancienne Alliance : l'espoir d'un Messie charnel, le « substitut socio-culturel et politique de l'histoire véritable ». Mais, pour décrire le contexte de cet espoir, il donne un aperçu sur les richesses de l'ancienne Alliance à son apogée qui expliquent les réticences des juifs à accepter un Messie spirituel et souffrant. Le Père Martin dresse alors un tableau idyllique et un peu idéalisé du judaïsme ancien. C'est même à tel point qu'un lecteur non averti peut avoir l'impression qu'il s'agit d'un peuple quasiment à l'abri du péché originel qui les entoure, et dont toutes les actions sont empreintes de sainteté : « Ces adorateurs \[du vrai Dieu\] soumis aux lois de leur Alliance brûlaient d'une lumière très pure au sein d'un monde ténébreux et angoissant... » Ne parlons pas du mécontentement divin relaté dans la Bible à l'occasion du veau d'or, ni des rois rebelles ou hellénistes ni du qualificatif biblique de « nuque raide » appliqué aux enfants d'Israël. Pour Malachi Martin, le judaïsme ancien était presque parfait. C'est comme si, en parlant du catholicisme moderne, on disait que tous les catholiques vivaient comme saint François d'Assise...
Dans ce tableau, d'ailleurs, le serviteur souffrant d'Isaïe et les admonitions des prophètes sont un peu noyés. Le « serviteur souffrant (...) était-ce le Messie ? ou Israël personnifié » ?
Pour Malachi Martin, la réponse chrétienne est évidente parce qu'il a sincèrement la foi en Jésus-Christ Fils de Dieu fait homme :
22:802
« Par sa naissance et sa circoncision, sa vie et sa passion, sa mort et sa résurrection triomphale d'entre les morts pour l'éternité, Jésus manifesta qu'il était le Maître de l'Alliance ; il la renouvela et l'éleva jusqu'à un nouvel ordre de réalité, la nouvelle Alliance, où les traits essentiels de l'ancienne devinrent finalement la réalité définitive du salut. » Il n'y a jamais eu donc qu'une seule et même Alliance, appelée successivement, par nous, l'ancienne et la nouvelle, ce qui revient au même que de parler d'une seule révélation en deux temps. Les juifs l'entendraient-ils mieux de cette oreille-là ?
#### ***L'accomplissement***
L'accomplissement des promesses de l'Alliance fut donc opéré par la passion et la mort de Jésus. Ce sacrifice, à nul autre pareil, donna à toute souffrance humaine un statut et un rôle nouveaux. L'auteur est parfaitement clair et orthodoxe sur ce point : toute souffrance personnelle rejoint l'expiation suprême de Jésus sur la croix.
Cependant, le Père Martin note que cette idée du rôle rédempteur de la souffrance « est toujours étrangère à ceux qui demeurent encore attachés à l'ancienne Alliance, telle qu'elle était avant la mort de Jésus » ; *sauf,* pouvons-nous ajouter, s'ils ont lu les livres de Job et des prophètes. Car, dans l'Ancien Testament, au livre de Job précisément, on assiste à un véritable débat sur la justice divine. Un esprit non mystique qui lirait les versets plaintifs de Job pourrait croire que cette justice n'est qu'illusoire, arbitraire, voire cruelle !
23:802
Job, le juste, est-il affligé de tous les maux possibles et imaginables par un simple caprice de la divinité ? On se croirait alors en pleine mythologie grecque où Zeus envoie ses foudres sur des mortels pour des bagatelles ! Non, il vaudrait la peine de dire ce que Malachi Martin ne dit pas, à savoir que, dans le livre de Job, *la valeur rédemptrice de la souffrance est sous-entendue* et qu'un juif pieux de l'ancienne Alliance pouvait y trouver à méditer sur sa propre participation à cette rédemption. Le même juif pieux et sincère vivant aujourd'hui, par contre, devrait penser irrésistiblement à l'homme au gibet et à la Rédemption accomplie dans le Christ.
\*\*\*
Ainsi, après le premier tiers du livre de Malachi Martin est-on de retour en pleine réalité chrétienne et l'auteur défend admirablement le point de vue catholique. Toute transformation de « la Sagesse et du Saint Esprit en réalités et composants actifs du salut des hommes » vient de la nouvelle Alliance en Jésus-Christ par l'opération du Saint-Esprit.
On retrouve ce courant de « transformation » implicite dans le judaïsme ancien ; non pas dans le judaïsme des législateurs, des juges et des scribes, mais en celui des prophètes et mystiques qui s'adonnaient à la prière, au jeûne, à la méditation, à la vie intérieure et à la communication avec Dieu. Mais leur conclusion, comme la nôtre, est l'accomplissement en Jésus car, en toute logique, « pour que l'homme soit libéré des chaînes du péché originel, pour que la profonde blessure faite à la création par la première révolte contre Dieu soit pansée, pour que les juifs soient libérés du carcan dont leur passé entoure leur présent et qu'ils ne soient plus tourmentés par un rêve toujours renaissant, il fallait que l'homme soit transformé, que son souffle vital devienne un esprit vivant... » Seul « Jésus, vainqueur de la mort et du péché, installa le divin dans la vie humaine ».
24:802
#### ***L'incompréhension et le monde traître à la vie de l'esprit***
Dans la dernière partie de cet ouvrage, on a envie de se mettre debout et d'applaudir de toutes ses forces les déclarations claires et lucides à propos du *faux œcuménisme.* L'auteur dénonce le dialogue unilatéral entre juifs et chrétiens, ainsi que le manque de réciprocité concernant les paroles blessantes qui ont été effacées par l'Église mais pas du tout par la Synagogue. Le Père Martin propose que nous informions nos interlocuteurs juifs (à condition naturellement qu'ils acceptent d'être informés) sur la réalité chrétienne. Mais il ne se fait pas d'illusions :
« *La fermeture des esprits formés par la mentalité de l'Alliance à la pensée et à la sensibilité chrétienne est totale* (*...*) : *La capacité d'accepter la transformation de l'ancienne Alliance dépend de la grâce surnaturelle. Et cette grâce est donnée par Dieu seul. Le judaïsme, le judaïsme croyant, pieux, fervent et pur ne peut rien par lui-même pour produire cette grâce.* »
Il applique ensuite la mentalité de non-acceptation du Christ par les juifs et le dialogue unilatéral aux problèmes d'actualité, tels que le Carmel d'Auschwitz. Là, il éclaire le débat sur la shoah hitlérienne en distinguant entre les attitudes des juifs et des chrétiens envers la persécution et la souffrance.
25:802
Nous ne connaissons que trop bien les paroles vengeresses, dures et amères prononcées par des autorités juives à l'égard des chrétiens, comme si elles les rendaient responsables de la shoah. Mais, dit-il en s'adressant directement aux juifs d'aujourd'hui : « Nous ne pouvons pas garder la seule shoah \[hitlérienne\] en mémoire » ; ne serait-ce que pour une raison d'abord quantitative : en calculant le nombre de chrétiens de par le monde qui furent exterminés à cause de leur foi : Ukrainiens, Chinois, Japonais, Arméniens, Grecs catholiques, Lituaniens, Polonais, Estoniens, Lettons..., et ensuite, par la valeur rédemptrice de ces morts. « (...) Nous n'avons pas l'intention de nous venger de leurs auteurs, continue Malachi Martin, (...) ni de poursuivre qui que ce soit de notre haine. Nous prions pour eux. Nous espérons qu'il leur sera pardonné à cause des souffrances du Christ, comme nous espérons que nos péchés nous seront pardonnés (...). Certes, ce n'est pas là l'attitude des juifs envers la souffrance. Et nous savons que, trop souvent, ce n'est pas non plus celle des chrétiens. Mais c'est notre idéal de chrétien, parfois merveilleusement incarné, parfois misérablement manqué, mais toujours poursuivi. »
Le Père Malachi Martin tire la conclusion de son livre en indiquant quel est pour lui le moyen d'un vrai œcuménisme entre juifs et chrétiens : « Un dialogue sincère suppose que chacun ait l'intelligence de permettre à l'autre de se définir lui-même \[et selon les paroles du pape Jean-Paul II\] "à la lumière de sa propre expérience religieuse". »
Serait-ce possible ? Malachi Martin répond encore une fois en s'adressant aux juifs : « Méfiez-vous des chrétiens qui se présentent devant vous, agissent et parlent comme s'ils n'étaient pas chrétiens, comme si la dissimulation de nos divergences leur permettait de prétendre vous rendre heureux.
26:802
Quelle expéditive injustice envers vous ! Ceux qui vous traitent ainsi, qu'ils soient cardinaux, évêques, prêtres, religieuses ou laïcs, ne le font pas à la lumière de la vérité. Or, seule la vérité délivrera juifs et chrétiens de la douleur et des contradictions. »
Judith Cabaud.
27:802
### Malachi Martin et le refus juif
par Guy Rouvrais
IL y a, dans l'Écriture Sainte, deux grandes affirmations à propos du peuple juif dans son rapport avec le christianisme. D'une part, il est clairement exposé que l'Église constitue désormais « l'Israël de Dieu » -- ou nouvel Israël --, d'autre part, saint Paul atteste que les dons de Dieu et son appel sont sans repentance, d'où son propos au chapitre onzième de l'Épître aux Romains « Je dis donc : est-ce que Dieu a rejeté son peuple ? Loin de là (...). Non, Dieu n'a pas rejeté son peuple qu'il a connu d'avance. » (Romains, 11, 1-3.)
Ces deux affirmations pourraient paraître contradictoires à un lecteur superficiel. L'Église, elle, a su fort bien les concilier, et la façon dont elle l'a fait n'a guère suscité de controverse jusqu'à ces dernières années. Or de nos jours, un mouvement se développe qui entend à nier la première vérité au profit de la dernière.
28:802
Dans cette perspective, la première Alliance subsiste, intacte, à côté de la seconde. Pour être sauvés, les juifs devraient continuer à suivre les observances de l'une, les chrétiens de l'autre.
Pourquoi ? Les considérations théologiques qui essaient de justifier cette nouveauté doctrinale ne sont que des oripeaux hâtivement jetés sur un argumentaire essentiellement politique, ou, si l'on veut être indulgent, humaniste.
La *Shoah* aurait changé le statut théologique du peuple juif. La souffrance des juifs disparus dans les camps de la mort serait rédemptrice, continuant celle de Jésus, même si, délibérément, les juifs se refusent toujours à reconnaître en lui le Messie. Ajoutons à cela que, dans cette vision-là, vouloir la conversion des juifs serait une agression « antisémite » puisqu'elle tendrait à leur arracher leur identité.
On trouve de telles idées sous la plume du cardinal Lustiger ou d'André Frossard, entre autres. Louis Pauwels en a tiré l'ultime conséquence, comme en incidente, dans un éditorial consacré à Jean-Marie Le Pen : « Il est inadmissible de qualifier de "détail", écrit-il, la méthode d'un génocide qui fut, après les temps antiques, la première tentative de déicide (par suppression d'un peuple-témoin) dans l'histoire du monde... » (*Le Figaro-Magazine* du 10 mars 1990.) « Déicide » ! Le peuple juif est ainsi divinisé ! Les catholiques ont accepté de purger leur vocabulaire de cet adjectif, pour ne point froisser les juifs, au risque de minimiser la divinité de Notre-Seigneur, et voilà l'épithète honnie resurgie pour exalter la divinité du peuple juif ! Un antisémite, vrai ou supposé, est donc un « déicide ». CQFD.
29:802
On voit à quelles coupables extrémités peut conduire une fausse appréciation du statut des juifs sous la nouvelle Alliance.
\*\*\*
C'est dire que, face à de telles confusions intellectuelles et religieuses, le livre de Malachi Martin, *Le peuple que Dieu s'est choisi,* vient à son heure.
C'est un ouvrage modeste par son volume mais riche de substance, de simplicité et de clarté. La modération du ton, la bienveillance à l'égard des juifs, loin d'énerver sa pensée soulignent sa fermeté intellectuelle et sa rigueur doctrinale.
Pour bien apprécier la problématique catholique face au judaïsme, il convenait de définir ce que fut la première Alliance. Après avoir écarté les fausses explications « du lien entre Jésus et l'ancienne Alliance », il nous livre la vraie : « L'objet de l'Alliance divine avec Abraham était la protection et la propagation des enfants d'Abraham par la puissance du Très-Haut. Elle devait leur permettre d'atteindre, après abolition du temps, la récompense du peuple choisi par Dieu sur cette terre et pour toute l'éternité, par l'intermédiaire de Jésus, Dieu et Sauveur. »
Ce dessein, Dieu n'y a nullement renoncé. Il l'a accompli en Jésus-Christ. Le principe de cet accomplissement ce fut « la passion et la mort de Jésus ». Le moyen, ce furent les souffrances infinies du Sauveur : « Mais ce sacrifice de Jésus n'était comparable à aucun autre sacrifice. Ce n'était pas un de ces sacrifices d'autrefois, terminé aussitôt qu'accompli, à renouveler sans cesse (...). Jésus a donné à toute souffrance humaine un statut et un rôle nouveaux. » Ainsi, « Jésus était l'accomplissement de ce qui était garanti par l'Alliance car il était le salut. Il était l'achèvement des promesses de l'Alliance -- car il était le Christ ressuscité, habitant désormais parmi les hommes ».
30:802
Quelle est la racine du refus juif de recevoir la nouvelle Alliance comme accomplissement de l'ancienne ? « Accepter Jésus, explique le Père Malachi Martin, c'est accepter un moyen de salut qui ne fait pas de quartier à l'orgueil humain. C'est accepter ce qui est absurdité aux yeux des hommes -- Jésus crucifié. "Scandale pour les juifs" : où est le triomphateur terrestre ? "Folie pour les gentils" : la pauvreté et l'obscurité, la souffrance et le supplice, le déshonneur et la mort, le silence du tombeau enfin, seraient les signes de la déification de l'homme par Dieu ? » Et de noter : « Lorsque Nicodème eut compris dans la foi, il crut. Mais, imprégné de la mentalité de l'Alliance, qui liait à la race le privilège d'entrer dans le royaume, il était hors d'état de comprendre du premier coup la vérité déconcertante du salut par la foi en Jésus. »
Mais l'appel reste irrévocable, malgré ce rejet. « La doctrine catholique en ces matières est invariable : le fait que les juifs ont refusé d'accepter les conséquences de l'appel qui leur était adressé n'implique pas que Dieu ait cessé de les appeler. Au contraire, comme saint Paul l'enseigne : Dieu a maintenu son appel à cause de leurs pères. »
L'Église est bien le nouvel Israël. Et Malachi Martin d'ajouter, lui-même, ce que « le Saint Père aurait pu ajouter » -- lors de sa visite à la synagogue de Rome -- « ...et cet appel irrévocable, refusé par les juifs qui refusèrent d'accepter le Christ, fut transmis à ceux qui l'acceptèrent. Cependant, Sa Sainteté aurait pu expliquer encore que les juifs, saint Paul l'a dit, sont toujours appelés à la plénitude de l'Alliance telle qu'elle est accomplie dans le Christ, comme Édith Stein l'a constaté lorsqu'elle s'est convertie ».
31:802
Tel est ce que le pape *aurait pu expliquer.* En revanche, il a bien dit que les juifs étaient nos « frères aînés ». Ce qui entraîne cette explication -- ou cette rectification ? -- de notre auteur : « Il est possible de considérer les juifs comme des frères aînés, mais des frères éloignés de Jésus et de son Père du ciel ainsi que de l'Alliance avec le patriarche Abraham. »
Le livre s'achève sur une « simple demande » particulièrement émouvante et bienvenue.
Le Père Malachi Martin demande seulement « la réciprocité » dans l'effort de compréhension entre juifs et chrétiens : « Vous savez quels ont été nos efforts pour réviser nos catéchismes catholiques, nos manuels et même nos prières liturgiques, afin d'en enlever ce que vous considériez comme une marque de haine ou d'insensibilité (...). Nous vous demandons maintenant une certaine réciprocité : ôtez de vos livres et de vos manuels, supprimez des cours donnés aux jeunes, toutes ces références à Marie et à Jésus que nous ressentons comme blasphématoires, sacrilèges, irrespectueuses et indélicates. »
Et encore : « Nous ne croyons pas à la responsabilité collective du peuple juif, pas plus que nous ne croyons que tous les Allemands sont coupables des atrocités nazies, ni tous les Russes coupables des crimes contre l'humanité du communisme. Et nous attendons des juifs qu'ils ne croient pas à la culpabilité collective des chrétiens (des catholiques) dans la liquidation des juifs par Hitler. Il n'y a pas deux poids deux mesures. »
\*\*\*
32:802
*Le peuple que Dieu s'est choisi* est un acte d'œcuménisme authentique pour un dialogue vrai. C'est-à-dire fondé sur la vérité. Vérité de ce que nous sommes, de ce que nous professons, liés par une révélation qui nous dépasse et que nous avons reçue dans la foi. Nous ne pouvons transiger avec elle. Il n'y a là aucune haine de la « différence » juive, il y a seulement l'affirmation sereine de la nôtre.
La vérité, nous la devons à tous les hommes, aux juifs comme aux autres, et c'est là l'expression d'une charité sincère. D'où l'ultime appel du Père Malachi Martin aux juifs : « Méfiez-vous des chrétiens, qui se présentent devant vous, agissent et parlent comme s'ils n'étaient pas chrétiens, comme si la dissimulation de nos divergences leur permettait de prétendre vous rendre heureux. Quelle expéditive injustice envers vous ! Ceux qui vous traitent ainsi, qu'ils soient cardinaux, évêques, prêtres, religieuses ou laïcs, ne le font pas à la lumière de la vérité. Or, seule la vérité délivrera juifs et chrétiens de la douleur et des contradictions. » Amen !
Guy Rouvrais.
33:802
### L'attentat contre Jean-Paul II selon Malachi Martin
par Alain Sanders
DANS le roman à clefs -- à clefs du Vatican, bien sûr, -- de Malachi Martin, *Vatican* ([^5]), le pape polonais Jean-Paul II est appelé « Valeska ». A l'originalité (pour un pape) d'être polonais, Valeska-Jean-Paul II ajoute celle d'avoir une véritable « politique » à l'égard de l'Union soviétique et des pays de l'Est.
34:802
Une « politique » qui, à la différence de celles de Jean XXIII et de Paul VI (pour ne rien dire de la parenthèse Jean-Paul I^er^) qui avaient passé un véritable accord de non-agression avec Moscou et le communisme (si l'on en croit Malachi Martin), a le mérite de se vouloir conquérante.
Entré en fonction, Valeska-Jean-Paul II explique à sa « camarilla » que le monde entier est pris à la gorge par deux superpuissances, les USA et l'URSS, mais que ces deux superpuissances ont également leur talon d'Achille. Il précise même, renvoyant en quelque sorte dos à dos Washington et Moscou :
Nous savons tous, bien évidemment, que le marxisme soviétique est « sans Dieu ». Officiellement et politiquement. Et, bien que cela ne soit pas « officiel » -- en ce sens que cela ne répond pas aux consignes d'un quelconque Politburo -- que le capitalisme est également « sans Dieu ».
D'où l'idée exprimée par Jean-Paul II d'inspirer, de fomenter, d'encourager une « troisième force » capable de faire pièce aux deux superpuissances. Question : d'où faire jaillir cette « troisième force » ? Ni d'Asie -- et surtout pas de Chine d'où sont venues les pires invasions ; ni d'Amérique latine rongée par les dictatures et la misère ; ni d'Afrique, atteinte par les mêmes maux. Alors ? Alors d'Europe. « Mais, précise le pape, quand je parle d'Europe, je ne veux pas dire ce bloc géographique d'inertie, rabougri et ratatiné, qu'est devenue l'Europe. Non, quand je parle d'Europe, je me réfère à la zone qui va de l'Oural à Calais. Et je parle de 290 millions de gens, reconvertis de l'état végétal où ils se vautrent en ce moment en cette force religieuse et morale qui *bâtit* l'Europe quand elle était *réellement* l'Europe. »
35:802
Cette profession de... foi n'emporte pas l'adhésion immédiate de la « camarilla ». Pas celle, en tous les cas, d' « Arnulfo » qui s'inquiète notamment de la volonté du pape de se transformer en une sorte de voyageur de commerce quand sa dignité papale lui commande plutôt de rester à Rome pour y recevoir des délégations. Ce qui lui vaut cette réplique de Valeska-Jean-Paul II :
-- Je suis slave, Éminence. Je comprends les dirigeants soviétiques. Ils savent que je peux tenir la Pologne pour eux ou que je peux la faire éclater à leur nez. Ils savent que je ne suis ni marxiste ni capitaliste. Ils craignent déjà mon pouvoir spirituel. Ils l'ont vu à Nova Huta. Nous partirons de cette base-là.
Le modèle polonais
Un autre personnage-clef de l'entourage du pape, « Giulio Brandolini », spécialiste des Loges P-1 et P-2, fera encore remarquer que la « politique » papale risque de gêner les « supercapitalistes » pour qui le monde communiste, où la main-d'œuvre est bon marché et les grèves interdites, est un formidable marché d'exploitation économique. Jean-Paul II prend en compte cette remarque -- en forme d'avertissement -- mais l'écarte : « Je pense que nous avons de très bons appuis dans les cercles capitalistes de haut niveau les plus influents de l'Ouest. »
La première expérience de mise en place d'une « troisième force » sera donc la Pologne. Avec les soubresauts divers que l'on sait. Mais aussi une visite de Gromyko au saint-siège, visite dont nous avons les détails -- au moins supposés -- grâce à Malachi Martin. La grande inquiétude de Gromyko est de savoir si Valeska-Jean-Paul II va honorer le « pacte » signé avec Moscou par Jean XXIII et respecté par Paul VI.
36:802
Jean-Paul II explique à Gromyko qu'il n'a pas l'intention de briser le « pacte ». Qu'il souhaite même rester ami avec l'URSS. Mais pas aux seules conditions soviétiques. Supposons, dit le pape, que nous puissions arriver à une situation où l'Europe ne serait pas une menace politique ou militaire à l'égard de l'URSS. Et supposons, continue le souverain pontife, qu'elle devienne encore plus intéressante sur le plan économique, ne serait-ce pas l'idéal ?
Gromyko veut bien admettre que ce serait l'idéal. Et les deux hommes se quittent, sûrs de s'être bien compris. Et d'autant mieux que l'entretien a eu lieu en russe et sans interprète. En juin 1979, Jean-Paul II se rend en Pologne et consacre Solidarité comme le mouvement désormais incontournable en Pologne.
En février 1980, une délégation soviétique, conduite par Anatoly Adamshin est reçue secrètement à Rome pour faire le point sur les différents contacts établis entre les « économistes » soviétiques et les responsables occidentaux. De leur côté, les Soviétiques donnent le « feu vert », à la poursuite de l' « expérience polonaise » qui, dans l'esprit du pape, pourrait devenir le « modèle polonais », aisément applicable à tous les pays du rideau de fer.
La loi martiale
En septembre de la même année, Jacek Kuron et les militants du KOR seront à deux doigts de faire capoter le bel arrangement.
37:802
Leur irruption brutale dans la vie politique polonaise, leur manière de vouloir forcer la main aux Soviétiques, risquant de pousser ces derniers à l'invasion -- au risque, sinon, de perdre la face et d'encourager des mouvements similaires dans les pays satellites --, accord va être passé entre le gouvernement polonais, Moscou et le saint-siège pour éviter les dérapages.
Le 12 décembre, le général Jaruzelski décrète la loi martiale. Le « modèle polonais » est remis à plus tard.
Ce relatif recul de la « troisième force » souhaitée par Valeska Jean-Paul II ne rassure pas pour autant les gens de la « Trilatérale » : « Au moins l'expérience est arrêtée. Mais ces Polonais sont comme des lapins. Ils s'enterrent et se font oublier jusqu'à ce qu'ils resurgissent pour créer encore plus de problèmes », dit le leader de ce club très fermé (appelé le Lotos Club par Malachi Martin), Wren Reading.
Une inquiétude exprimée encore plus crûment par l'un des membres anglais du groupe :
-- Vous imaginez ce qui serait arrivé si l'expérience polonaise avait été menée à bien ? N'oubliez pas que, quand ce pape polonais parle de socialisme chrétien, il veut dire socialisme authentique. Pas un de ces trucs sans queue ni tête, que vous avez en Suède, en. Grande-Bretagne ou au Danemark. Mais vraiment du socialisme, avec une amélioration du niveau de vie et pas de profits... S'il avait réussi en Pologne, le phénomène se serait répandu dans les pays satellites et probablement dans les pays d'Amérique latine. Et pfuitt ! Adieu notre main-d'œuvre à bon marché. Et tous nos très juteux profits !
38:802
Vider l'abcès
Et tous de tomber d'accord pour dire que Valeska-Jean-Paul II menace dangereusement, « avec ses idées puériles sur la justice », les profits capitalistes, l'industrialisation et tout un système mis en place pour le plus grand bénéfice de capitalistes de l'Ouest mais aussi celui des Soviets ravis de cet arrangement post-yaltesque qui leur garantit le statu quo politique.
Intervention d'un autre membre du Lotos Club :
-- En fait, nous ne l'avons pas vraiment stoppé. Vous me verriez beaucoup plus optimiste, aujourd'hui, si les Soviétiques étaient intervenus, comme nous l'espérions. Ce qui nous aurait été plus que profitable. Cela aurait affaibli les Soviétiques et en aurait fait des cibles plus faciles pour nous. Cela aurait fait de la Pologne un exemple public pour le reste du monde. Cela aurait surtout verrouillé la zone de façon plus sûre à notre avantage. Mais, pour l'heure, le dingue de Rome a passé de nouveaux accords -- et avec Jaruzelski cette fois.
Arrivés à ce point de la conversation, les membres du Lotos Club tombent d'accord pour vider l'abcès... Comprenez : pour frapper les imaginations et envoyer un message direct à ceux qui seraient tentés de poursuivre l'expérience papale, en tuant Jean-Paul II.
Le plan de ce crime « méticuleux et clinique » est vite dressé. Un tueur. Recruté par les Bulgares (vu leurs implications dans le trafic de drogue, ils n'ont rien à refuser à leurs employeurs) chez les Loups gris turcs, militants classés à l'extrême-droite et connus pour leur zèle islamiste. Un bouc émissaire.
39:802
En l'occurrence les Soviétiques, tellement mouillés dans la mort du pape « Serena » (Jean-Paul I^er^) que leur culpabilité ne fera de doute pour personne. Un bouc émissaire d'autant plus crédible que Brejnev avait, par le passé, largement utilisé la filière bulgare pour mener à bien de nombreuses opérations terroristes.
Reste à déterminer la date. C'est un Français qui va suggérer celle du 13 mai \[1981\]. Il a en effet appris par l'un de ses amis, le représentant du pape à Téhéran, un Monsignore « Annibale Sugnini », que le pape doit s'exprimer urbi et orbi ce jour-là :
-- C'est une déclaration en rapport avec cette stupidité de Fatima, m'a dit mon ami. L'intérêt, c'est que ça drainera une foule importante et que notre opération aura un caractère très public. Il doit descendre sur la place avant de faire son discours, de telle sorte qu'il sera accessible sans qu'il soit besoin de mettre au point un plan très élaboré.
Six coups de feu
Le reste est connu. La place Saint-Pierre. Le 13 mai 1981 : Une foule énorme. La jeep sur laquelle est monté le pape qui force péniblement les rangs serrés des fidèles. Des cris. Des prières. Des mains qui se tendent. Et les coups de feu. Six balles seront tirées en tout. Les deux premières, destinées à le frapper en pleine tête, ont manqué leur but : le pape s'est penché -- miraculeusement -- pour embrasser une petite fille. Deux balles le toucheront de plein fouet. Deux autres se perdront dans la foule, touchant une femme et un jeune homme...
40:802
Encore conscient, le pape ne cessera de répéter jusqu'à son arrivée à l'hôpital (sans que l'on sache pourquoi il sera conduit à l'hôpital Gemelli alors que consigne était donnée de le transporter, en cas d'urgence, à la Misericordia) :
-- Comment ont-ils pu, me faire ça ? Ils auraient dû savoir. Comment ont-ils pu me faire ça ?
Après l'annonce inévitable -- un militant d'extrême-droite a tenté d'assassiner le pape -- l'attentat sera attribué, comme prévu par les comploteurs du Lotos Club de Malachi Martin, au KGB.
En quelques pages assez fortes, Malachi Martin nous fait assister à une entrevue entre un haut responsable du KGB, Pantelleimon Lysenko et l'un des proches du pape, Rico Lansing, lui-même présenté comme honorable correspondant de la CIA. Avec une force de conviction qui va ébranler Lansing -- et le lecteur ! -- Lysenko, l'homme du tout puissant Komitet Gosudarstvennoi Bezopasnosti (KGB), explique pourquoi l'URSS n'est en rien impliquée dans l'attentat.
Ce n'est pas nous
Au passage, Lysenko admet sur interpellation, comme on dit dans la gendarmerie, que Moscou a fait tuer le pape « Serena » (Jean-Paul I^er^) parce qu'il s'apprêtait à dénoncer le marxisme-léninisme et l'Union soviétique. Puis il précise :
-- Croyez-moi : le pape Bogdan Valeska \[*Jean-Paul II*\] est à l'heure actuelle l'un des hommes les plus importants dans le monde en ce qui nous concerne. Il est très important que lui et le saint-siège sachent que nous n'avons pas essayé de le tuer. Si nous avions été informés de ce complot à l'avance, comme nous l'avions été pour le complot contre Angelica, nous vous aurions prévenus comme nous l'avions fait à l'époque.
41:802
Pour prouver sa bonne foi, Lysenko balance quelques informations à Lansing sur le Conseil mondial des Églises, truffé d'agents soviétiques et de nombreux prêtres œuvrant -- par conviction politique ou tenus par le chantage -- pour l'Union soviétique...
Lansing pose alors la question suivante : « Y a-t-il eu de notre côté \[*par* « *notre côté* »*, il entend la CIA*\] la moindre coopération dans cette tentative d'assassinat de Valeska ? »
Réponse :
-- Une coopération, pas exactement. Votre illustre Wren Reading \[*le leader du Lotos Club*\] et quelques-uns de ses amis sont en rapport avec les services secrets. Dans cette affaire, ils n'ont pas agi en quoi que ce soit pour le gouvernement américain (...). Mais, d'une certaine manière, on peut parler d'une permissivité de la part de certains services secrets occidentaux. Peut-être que le mot « connivence » serait meilleur. Parce que, quel que soit le mot employé, il n'en reste pas moins qu'Ali Agça était un homme recherché qui traversait les frontières internationales et rencontrait des terroristes connus. Les services secrets américains et ceux des autres pays occidentaux auraient dû être immédiatement informés par Interpol et par leurs propres réseaux de surveillance. Quelqu'un l'a protégé, quelqu'un a jeté une amicale couverture sur l'information, peut-on dire. Reading est dans le coup.
Les explications données par Lysenko -- qui est tout de même, il ne faut jamais l'oublier, un homme du KGB -- et « rapportées » par Malachi Martin (dont on finit par se demander pour qui il roule) sont intellectuellement satisfaisantes.
42:802
Elles viennent, en tous les cas, totalement à l'encontre des très sérieuses études anglaises qui démontrent -- de façon tout aussi satisfaisante intellectuellement -- que le KGB et ses amis bulgares sont dans le coup jusqu'au cou. « Normal, vous diraient Lysenko et Malachi Martin : le but du Lotos Club était de mouiller Moscou. C'est réussi. » N'ayant guère plus de sympathie pour les capitalistes cosmopolites que pour les communistes, nous sommes prêt à croire la thèse « malachiste ». Mais il nous faudrait autre chose qu'un roman.
Alain Sanders.
43:802
## CHRONIQUES
44:802
### Les problèmes de l'eau
par Francis Sambrès
*Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant.\
Où ils font le désert, ils l'appellent paix.\
*(*Tacite.*)
DEPUIS que le monstre du Loch Ness a perdu de son mystère, les médias de l'été parlent du temps qu'il fait. L'anticyclone des Açores sert de basse continue à cette science incantatoire qu'est la météorologie. Cette année, on a parlé de la sécheresse. On en parle en termes simples selon une séquence linéaire : la cause de la sécheresse étant un déficit pluvial, c'est une catastrophe qu'il importe à l'État de réparer, avec les mesures habituelles -- il y a un fonds pour les calamités agricoles -- d'indemnisations financières, au besoin par un « impôt sécheresse ».
45:802
L'été va passer, quelques violents orages éclater, des tempêtes d'équinoxe vont remplir les cuves et les barrages et on attendra que reviennent les temps de sécheresse en parlant de la pluie, des inondations, des indemnisations pour zones sinistrées affectées par ces nouvelles catastrophes naturelles, des travaux qu'il conviendrait de mettre en œuvre pour arranger tout cela. On parlera aussi des incendies, d'été rouge, de forêt détruite, on trouvera des incendiaires à plaindre plus qu'à juger, on mettra en route un nouveau processus d'indemnisation où les experts se montreront fort grigous tant la valeur de ce qu'on perd acquiert soudain un prix élevé pour un nombre considérable ([^6]).
Quelques scandales éclateront à point -- de sommes envolées, de sommes retenues -- ; démentis indignés et procès alimenteront la page régionale des quotidiens.
Les problèmes de l'eau sont pourtant assez complexes pour qu'on les étudie en d'autres termes, pour que soit élaborée une véritable politique de l'eau, ce qui devient peut-être la plus urgente des tâches à mener par un gouvernement pour préserver la survie de ses enfants.
\*\*\*
Jadis l'eau était gratuite, pour peu que la force des bras le fût aussi.
Tout était fait pour ralentir et répartir les eaux de ruissellement sur toute la surface du sol, les forcer à s'infiltrer, à se rejoindre dans les nappes phréatiques, à rester, partout où cela était possible, proches des terres arables pour alimenter les racines des végétaux, les sources ou les puits.
46:802
Les rivières étaient calibrées et construites suivant un profil en long régulier, compensant par des levées et des digues les mouvements du relief, organisant des reprises d'eau presque horizontales, reprenant sans cesse les travaux de retardement pour peu que les inondations les aient blessés ou détruits.
Dans les pays d'eau il fallait drainer ; et on pouvait faire des cultures à grande soif ; dans les pays de sécheresse on savait celles des plantes qui souffriraient le moins des rigueurs brûlantes du climat. C'était le blé dur, la vigne et l'olivier, les arbres ou les plantes à kératine dure, à aiguille et à épine. Les troupeaux, brebis et chèvres, parcouraient de vastes espaces presque déserts, sur de longues jambes, l'âne et le mulet remplaçaient le cheval. On était prêt à souffrir d'une sécheresse plus grande encore, avec le moins de dommages possibles, on avait fait des provisions, caché nos sous, réduit nos besoins, calibré nos cheptels avec prudence, garanti nos droits d'accès aux sources et aux maigres rivières, rempli nos citernes, étanché nos mares.
On se mettait à l'ombre en attendant des jours meilleurs.
Cette civilisation, sortie du fond des âges, si proche de l'Ancien Testament, si fidèle au Nouveau, parut, dans les années 1950, insupportable aux fils du siècle des lumières. Le modernisme qui avait exercé ses ravages dans les beaux esprits des bourgeois fit irruption, comme un torrent furieux, dans les sages mesures de notre vie rurale, n'épargnant personne ou presque. Certes les prétextes ne manquèrent pas qui assurèrent aux meilleurs qu'ils œuvraient pour le bien commun.
47:802
On parla d'esclavage pour la condition paysanne, on fit de la condition féminine en milieu rural un tableau insupportable, on la montra sous le joug, attachée à un bœuf ([^7]), on décrivit l'injustice des conditions, l'isolement, l'hygiène inconnue, l'enseignement scolaire impossible. En dernière analyse on ne put supporter une masse aussi énorme de travailleurs arriérés dont le rendement paraissait faible tant il échappait aux yeux du fisc, aux abaques des statisticiens, aux manœuvres de subversion politiques et syndicales. Il fallait y mettre bon ordre et mener les survivants de ce peuple rétrograde, aux patronymes inscrits sur les monuments aux morts des guerres du siècle par les sanglantes moissons des guerres, vers la lumière et le progrès.
Avec les chemins et l'électricité, l'eau fut au programme des adductions, non pas l'eau d'arrosage ou d'irrigation dont on n'imaginait pas encore qu'elle pût être fournie partout, mais l'eau du simple robinet pour les hommes et pour les bêtes. Le financement de ces travaux n'allait pas sans mal, bien qu'on eût commencé à drainer l'épargne rurale pour assurer l'équipement collectif par le biais des collectes du Crédit Agricole.
Certains refusèrent obstinément les facilités qui leur étaient offertes dès lors qu'il fallait en payer le prix, d'autres s'inquiétaient confusément que fussent troublés les cours des rivières, organisées des retenues, des prises d'eau par l'action impérieuse des syndicats intercommunaux où le poids de la politique et de l'administration pesait plus que les leçons de l'expérience, nos habitudes d'économie et nos techniques d'autarcie.
48:802
Ils croyaient savoir qu'il en est de l'eau comme du bas de laine, qu'il fallait la cacher, l'enterrer si l'on veut la garder. Sitôt qu'elle voit le jour, elle est dépensée, elle coule vers sa perte ; comme l'argent qui circule est d'abord, et pour sa plus grande part, la proie du fisc et de ses sbires, l'eau qui sourd est déjà partagée entre les feux du soleil et les projets des marchands.
Peu à peu cependant l'eau du temps jadis cessa d'appartenir au maître du fonds, qui devait en user en bon père de famille. Faute d'entretien, les puits et les sources déclinèrent peu à peu. L'allègement des tâches quotidiennes, dont on avait espéré qu'il profiterait aux paysans, permit de faire plus avec moins de bras, mais en payant la différence aux marchands. Il n'y eut plus de travail directement productif pour ces tribus, ces familles nombreuses qui devaient construire chaque jour le rempart des libertés autarciques en échange de la nourriture, la vêture, la paillasse et trois fois l'an la pièce donnée ou le sou du franc.
Dès lors qu'il n'y eut plus de travail pour tous ces bras dont chacun avait la tâche de ses forces, il n'y eut bientôt plus de bras pour ce travail.
\*\*\*
D'autre part, dans les bureaux, les ministères, les gouvernements, on cherchait à assurer un développement industriel du Tissu Urbain, à lui fournir à profusion les espèces sacrées de la communion moderniste, dont l'eau. Il fallait en amont la capter, la stocker, la distribuer, l'épurer après usage, l'évacuer et la rendre après traitement à l'aval lointain, puis à la mer.
49:802
Il fallut, pour mener à bien de tels équipements fragiles, exposés aux aléas des progrès techniques autant qu'à l'usure du temps, inverser la méthode ancestrale de retenue des eaux par infiltration et favoriser les ruissellements vers les aires de stockage qui en assureraient la maîtrise, en permettraient la distribution et avec les trop-pleins feraient de l'énergie électrique.
Cette inversion, appliquée comme technique unique, est la cause majeure non pas des inondations ou de la sécheresse, mais de l'essentiel des conséquences économiques de ces données climatiques qui, pour exceptionnelles qu'elles soient, sont depuis toujours inscrites dans la mémoire des peuples. Elle est la cause aussi de l'aggravation des désordres constatés.
C'est elle qui explique le gaspillage que l'on fait avec l'eau facile, même si elle est chère, et une bonne part de la pollution qui est l'irrespect envers une eau qui n'a plus besoin des bras et des soins de tous -- des norias et des cruches -- des sources et des puits pour étancher la soif des hommes et des bêtes.
Cette inversion, avec sa politique de grands barrages, de grandes retenues, dont on prétend, faussement, qu'elle assure la sécurité des personnes et des biens en écrêtant les crues, encourage les néo-agriculteurs à abandonner la prudence des paysans de jadis et à fonder l'équilibre financier de leur exploitation sur des cultures à meilleur rendement, sur des variétés plus productives que celles que le système climatique ancien permettait. Pour cela, il faut arroser sans cesse, sous peine de voir ces plantes inadaptées flétrir et périr en quelques jours, arroser sans cesse et à n'importe quel prix. Nous avons pu mesurer, avec la sécheresse de l'été 1989, que l'arrosage n'est pas tout. Fruits et récoltes, en quantité et qualité (sauf pour les espèces sèches comme la vigne) en ont montré les limites.
50:802
Il a essentiellement manqué la « saison », ensemble de températures raisonnables, de pluies sages, de rosées en perles, de brises alternées, qui fait la récolte bonne et belle. Seules les espèces de sécheresse aux fruits petits et nombreux donnèrent une récolte savoureuse.
Toutes les variétés plus productives, plus gourmandes, sont « rentrées » sous terre malgré les arrosages, et leurs fruits, ratatinés, ne sont pas parvenus à maturité, ils sont tombés. On a pu mesurer aussi l'importance des micro-climats minuscules et innombrables.
\*\*\*
Ceux qui, écoutant les sirènes des marchands et des technocrates mondialistes de l'Europe, ont choisi pour l'élevage, non plus d'aller cueillir la manne des fleurs d'été dans les estives, avec des bêtes rustiques au pied sûr, mais de continuer à produire à grands frais du lait stérile ou des viandes molles avec des races culturistes, sont obligés de donner en été les provisions, les granges et les silos qu'ils avaient au printemps préparés pour l'hiver. Pour survivre il ne leur reste qu'à « faire la manche » à la merci de la prétendue « solidarité » nationale.
Des mesures seront prises pour un impôt sécheresse, pour des reports d'annuités des prêts antérieurs et pour que soient consentis des taux allégés pour les emprunts futurs, c'est-à-dire juste de quoi river de nouvelles chaînes aux forçats des galères bancaires.
Ces pratiques modernistes ont aussi des effets secondaires qui sont plus difficiles à cerner dans l'état actuel de la recherche telle qu'elle est orientée, par les forces malignes des fossoyeurs du monde rural. Il apparaît toutefois que le patrimoine génétique de la Création s'appauvrit. Des races, des espèces, des variétés de plantes, d'insectes, d'animaux, d'arbres disparaissent chaque jour sous les coups des sicaires de l'Europe.
51:802
Déjà les montagnes retournent aux halliers, les campagnes, bien qu'elles paraissent mieux travaillées qu'elles ne le furent jamais, sont vides d'animaux ; dans le ciel, les oiseaux sont rares et ce sont des prédateurs puissants et organisés qui peu à peu gagnent vers les charognes des villes (mouettes, étourneaux). Déjà ont disparu les arbres de nos vergers domestiques qui étalaient les fruits jusqu'aux premiers frimas. Déjà les unités agricoles bâties, si elles ne menacent pas ruine, sont devenues des résidences temporaires. Il n'y a plus de volailles dans les cours, de chiens à l'attache.
Disparaissent dès lors des peuples entiers d'êtres vivants, « les monstres marins et ceux qui rampent, les volatiles ailés, le bétail et les bêtes sauvages qui croissaient et se multipliaient chacun selon son espèce ». Ils avaient pourtant échappé au Déluge, les purs et les impurs, traversé de longs tumultes millénaires, survécu aux temps païens, connu l'obscurantisme de l'ordre ancien, la superstition qui tentait d'exterminer quelques espèces maudites ; pourtant ils étaient tous là, ou presque, un peu vieillis, un peu changés, même s'il avait fallu payer un lourd tribut aux cycles climatiques, aux convulsions des sols, au poids des millénaires.
Et voici qu'*en cinquante ans plus d'espèces s'éteignent que depuis l'origine des temps.* Non pas de fatigue, ou d'inadéquation au milieu naturel, ou des prédations humaines, mais surtout des ruptures des maillons de la chaîne alimentaire produites par les manipulations physiques, chimiques, génétiques que l'homme impose, à des fins « économiques », aux fourmillements de la Création.
52:802
L'érosion progressive, çà et là, des maillons d'une chaîne alimentaire dont le fonctionnement exact reste encore mystérieux, est bien plus grave que les conséquences spectaculaires de la sécheresse d'un seul été. Elle en annonce la rupture brutale.
\*\*\*
Selon ses habitudes, le gouvernement demandera un rapport à une commission d'experts qu'il aura nommée. Elle comptera dans son sein de sages fonctionnaires, de sages professeurs, de sages ingénieurs dont les prudences s'ajoutent. Comme les groupes de pression, les lobbies, les plans carrés veillent au grain ; la copie qu'au bout du compte on rendra au ministre sera conforme aux désirs de l'idéologie dominante, avec la pointe d'ail ou le zeste de citron qui donne du goût à la lecture et l'apparence d'objectivité qui permet de prétendre au consensus.
Les délais considérables qui s'écoulent entre la mise en place d'une commission et le fruit de ses travaux permettent aux feux de s'éteindre, aux points chauds de l'actualité de se refroidir, aux eaux de couler sous les ponts qu'elles faillirent emporter. Quand, sous les frimas des grandes eaux d'hiver, sortira le rapport de la commission sécheresse ou celui de la commission incendie des forêts, le problème paraîtra à tous beaucoup moins grave, d'autant qu'on sera confronté à l'actualité des inondations qui méritent, elles aussi, après qu'un processus d'indemnisation eut été amorcé, leur commission d'experts et de personnes qualifiées.
Comment devient-on, expert ou personne qualifiée, susceptible d'être nommé membre d'une commission nationale ou régionale ?
53:802
Il y faut des titres universitaires, une carrière brillante dans le sens du vent, une docilité sans défaut. C'est pourquoi on retrouve dans ces assemblées ceux-là même qui ont assisté sans rien dire à la mise en action des causes, ceux qui ont accepté, voire imposé, la politique dont on mesure les fruits amers, ceux qui, en tout cas, sont incapables d'écouter, ne fût-ce qu'un instant, ceux qui depuis toujours parlent dans le désert. Il s'est ajouté à ce processus le talent médiatique qui remplace tout, et qui est maintenant nécessaire aux experts.
Dans la commission sécheresse, on retrouvera tous ceux qui, de près ou de loin, ont imposé au pays sa politique de l'eau, de l'EDF qui prétend en avoir la propriété, jusqu'à la vendre fort cher, et chaque goutte plusieurs fois, aux sociétés de distribution (Lyonnaise des Eaux par exemple), aux sociétés d'étude qui détiennent le monopole des projets dits d'aménagement, aux agences de bassin, aux ministères (industrie, agriculture), tous les acteurs responsables du drame retrouveront quelques marionnettes universitaires avec l'unique souci de justifier leurs actions passées pour garder les monopoles et les privilèges qui y sont attachés.
S'il venait à y avoir une voix, une seule, qui ne chante pas avec l'orchestre, tous les moyens seraient bons, tous, pour la faire taire.
\*\*\*
Il faut donc que nous abordions le problème d'une autre façon, sans attendre les conclusions de nos experts, qui risquent d'accuser la bonne nature d'avoir quelques accès de mauvaise humeur, qu'on pourra toutefois guérir par des plans et des travaux immenses, des inversions de bassins, des réserves grandes comme des mers et le pompage des icebergs, des systèmes d'épuration gigantesques et, in fine,
54:802
par le dessalement de l'eau de mer qui, triomphe de l'homme, inverserait le cours des phénomènes naturels et ferait remonter l'eau qui jusqu'alors peu ou prou descendait. En tout cas le prix de l'eau doublerait !
Quel de ces savants du ouï-lire pourrait s'intéresser au Paysan du Danube ou à Jacques Bonhomme ? Les laisserait-on parler ? J'en doute. Et pourtant !
Voici à peu près ce que dirait cet homme rude vêtu d'un sayon de poil de chèvre :
« *Je vis dans le delta de ce fleuve puissant qui roule vers la mer les morceaux de montagne qu'il dévore avec l'inlassable appétit de ses eaux. Il construit même, dans la mer qu'il rencontre, la colline renversée qui prolonge son cours. Sa rencontre avec le sel de la mer et son mélange ne sont pas paisibles et les limites du partage des eaux fluctuent au gré des tempêtes et des inondations.*
« *Chaque année, en réponse aux coups de mer furieux qui poussent, par les brèches ouvertes dans le cordon dunaire, des masses d'eaux salées, la fonte des neiges, les pluies de la saison donnent au fleuve une force qui le jette, surtout dans sa plaine deltaïque, hors de son lit, déchaussant ses berges, doublant ses bras de courants sauvages, se chargeant de limon, tachant la mer d'ocre trouble jusqu'au large. Ce champ de batailles gigantesques est, à l'état naturel, inhospitalier et stérile : bien qu'il apparaisse plat, il ne l'est pas vraiment et l'eau -- douce ou salée -- nous le prouve en creusant des ravines. Le sol sableux, mais parcouru de veines de galets enfouis, bien que facile à travailler ne répond pas à nos efforts ; il laisse infiltrer l'eau trop vite et remonter des fleurs de sel qui étouffent ; aucune vie ne l'anime pour la donner en retour aux végétaux.*
55:802
*D'ailleurs le fumier qu'on pourrait y enfouir ne se décompose pas. Seuls quelques rares végétaux s'en accommodent, quelques oyats, quelques salicornes, la canne, le tamaris, qui n'ont pas assez d'activité pour fabriquer l'humus d'un sol puissant.*
« *Bien que l'eau roule en abondance des flots précieux, ses colères ravageuses sont plus grandes que les bienfaits qu'on pouvait en attendre.*
« Tel était le delta aux premiers jours de l'homme qui entreprit et poursuivit au fil des siècles partout où « était possible et même là où cela paraissait impossible et avec les mêmes moyens les travaux d'aménagement et de mise en valeur qui firent de ces espaces chaotiques les plus beaux greniers du monde, qui accompagnèrent les civilisations les plus opulentes et, avec la faim vaincue, son sage bonheur toujours recommencé.
« S'il fallait Hercule en personne pour arracher une corne au fleuve Acheloüs et la remplir en abondance de fleurs et de fruits, pensez à ce que furent nos travaux, à ce qu'ils sont encore avant que ces espaces désolés toujours menacés n'entrent sagement dans le plan de Dieu, et y restent en paix.
« Peut-on un instant penser que les premiers qui affrontèrent ces forces démesurées eurent un plan, un descriptif, une étude d'impact, une maquette, des essais en laboratoire et tout cet attirail de savants en tout genre, réunis en votre commission ? Non, bien sûr ?
« Nous n'avions pas besoin, connaissant le Décalogue, d'inventer mille règlements qui le mutilent et proposent aux esprits agiles mille et un moyens de le tourner ; regardant les choses devenir, nous n'avions pas besoin de nous perdre en arguties et palabres sans fin.
56:802
« *Nous avions vu que dans les creux où l'eau douce de crue, chargée de limon, déposait sur le sable une couche de boue, naissait très vite une végétation puissante et riche qui fixait le sol, l'enrichissait de vies minuscules, alors qu'à coté sur les arènes sableuses le désert continuait à régner, avec ses froides fleurs de sel, sans un lombric, notre frère laboureur, sans l'ombre d'un ciron.*
« *Les premières semences se firent dans ces creux naturels que l'on civilisa par le travail ; on en protégea les limites par des fascines de roseaux, armant des levées de terre et réglant des rigoles d'admission pour les eaux boueuses ; on en aplanit le fond au mieux pour que se répartisse naturellement le limon et l'on consacra à ce premier jardin le temps et les bras des semences, des façons, des récoltes sous la menace d'une crue trop forte qui détruirait, et elles le firent souvent, les fragiles ouvrages ; ou d'une année sèche, sans crue, sans limon, sans récolte.*
« *Cette structure foncière, il fallut, après ou en même temps, la protéger des folies de la mer, des biseaux salés qui rendent l'eau saumâtre et les terres stériles, par un cordon dunaire fixé avec gabions de roseaux avant que les oyats ne s'y implantent à leur tour et n'assagissent les sables vagabonds. Comme on avait vu que, les années où le fleuve ne débordait pas, les efflorescences de sel gagnaient en surface, on se mit à penser que l'eau limoneuse dessalait les terres, on en concluait que les crues étaient un bienfait dont il fallait payer le prix qui fût partout l'obéissance à la Loi et au moins le respect de la Création. Lorsque de longues années de prospérité limoneuse faisaient déborder les greniers et les silos, il arrivait qu'on oubliât d'entretenir ces fascines de cannes et de joncs et ces fossés, qu'on dansât pendant qu'il aurait fallu manœuvrer les martelières,*
57:802
*qu'on palabrât sans fin pendant que grondaient les flots d'une crue centennale au lieu de la gérer au mieux, parce qu'on avait rompu la chaîne du savoir de cette lutte et qu'on ne savait plus ce qu'on devait faire pour obliger ces eaux de déluge à calmer un peu leur fureur. Après on parlait de colère de Dieu* (*et maintenant de catastrophe naturelle*) *et on pansait les plaies de ces blessures* (*maintenant on parle de protection des hommes et des biens et d'aménagement et on attend l'indemnisation sans rien modifier de son comportement*)*.*
« *Nous n'étions pas restés inactifs au fil des siècles et nous savions que, pour ralentir la vitesse d'un fleuve, il faut à l'amont en régulariser le profil* ([^8]) *et en calibrer le lit. Nous l'avons toujours fait et refait, après chaque centennale, et chaque année entretenu en colmatant la brèche, curant le fossé, perfectionnant encore le réseau de retardement et de distribution de ce précieux limon, sans lequel la famine et son cortège de spéculations horribles et de drames affreux s'installaient dans nos murs.*
« J'entends que vous parlez, Messieurs les savants de la commission, d'un mien cousin, d'un petit fleuve ([^9]) qui n'a pas, et de loin, l'importance d'un Nil, d'un Rhin, d'une Vistule.
« Vous parlez d'un aménagement hydraulique qui protégerait les personnes et les biens de ses caprices, sans, bien sûr, qu'il soit question de maîtriser de quelque façon que ce soit ce que vous appelez les crues centennales qui échappent à vos prévisions de savants.
58:802
« *Vous avez remarqué, bien sûr, que sur toute sa partie de plaine, ce fleuve est, comme tous, construit, profilé et calibré, sur des berges fixées.*
« A chaque pas, des ouvrages ingénieux assurent la maîtrise des débords limoneux qu'ils répartissent dans des parcelles conçues (bien qu'il n'y ait pas de delta à proprement parler) pour cela comme des immenses bacs de décantation. Robines et canaux règlent les débits au mieux du relief aménagé.
« Malgré tous ces témoignages encore lisibles, nos ingénieurs d'aujourd'hui s'étonnent et ricanent lorsqu'ils constatent qu'entre Narbonne et Coursan le lit de l'Aude est calibré pour laisser couler 1.200 m^3^/s mais qu'après Coursan et jusqu'à la mer, sans trop déborder, il ne peut plus contenir que 600 m^3^/s. Ces anciens étaient bien rustauds, disent-ils, de laisser au passage d'une plaine à l'autre, en aval, un tel goulot d'étranglement. Fallait-il qu'ils manquassent de sciences ou de conseils ou de moyens techniques pour envoyer tant d'eau dans un tel entonnoir.
« Nous allons faire mieux et grâce au financement des collectivités locales, de l'État, de l'Europe, poursuivre le calibrage 1.200 m^3^/s jusqu'à la mer, ce qui protégera (sauf si ça va très mal avec les 3.600 m^3^/s de 1930) des crues annuelles à 1.200 m^3^/s.
« Permettez-moi de vous dire que ce raisonnement par lequel vous venez de convaincre les pouvoirs publics d'imposer ces travaux onéreux et qui blessent le terroir et ses derniers hommes, est un raisonnement de barbare (ou de prédateur financier) qui cache ses appétits de spéculation sous le vernis du « bien commun ».
59:802
« *En réalité cette curieuse disposition était conçue pour déverser gratuitement, mais avec des bras, sur les plaines, l'eau limoneuse qui roule à chaque crue ses flots boueux, et ainsi assurer la richesse de toute la plaine par la constitution de nappes phréatiques puissantes, des sols dont le sel est repoussé vers les profondeurs, et une qualité humique meilleure. Elle est, cette eau, par la vertu de ce goulot d'étranglement, justement distribuée entre la plaine d'amont et celle d'aval, sur la rive droite comme sur la gauche, sans qu'on ait eu besoin de faire un lourd ouvrage d'art, quelque néfaste barrage qui ralentisse l'eau au point que le limon se dépose avant le pré, la vigne ou le champ. Voulez-vous répéter dans l'Étang de Vendres la funeste histoire du barrage d'Assouan qui mine l'Égypte tout entière, au point qu'on envisage qu'une noria coûteuse de camions énormes, de pelleteuses, d'engins monstrueux ira puiser* le limon qui se dépose en masse dans le barrage, *au point de le remplir, pour le porter sur les berges d'aval qui montrent déjà des signes avant-coureurs de désertification et que les nomades charognards et leurs troupeaux avides, qui ne connaissent aucun frein à leurs recherches de dépaissances erratiques, n'apportent dans ces pays de sage agriculture les folies extrêmes du désert, les chevauchées sauvages, les destructions, les abandons, sans oublier l'avidité des modernes prédateurs de la spéculation foncière !*
« *Voulez-vous enrichir ces sociétés, ces associations, ces collectivités en assurant leurs monopoles ? En êtes-vous les complices, les stipendiés ?*
« *Allez-vous continuer à déposséder les derniers ruraux de leurs droits d'eaux centenaires, à ruiner la fertilité d'un sol qu'il faudra amender par des moyens chimiques, gorger d'engrais onéreux,*
60:802
*forcer à la récolte pour assurer le règlement des dettes que vous nous imposez pour mieux nous courber la tête et nous chasser du monde libre vers vos goulags des logements sociaux ?* »
\*\*\*
On se prend à rêver au Sénat de Rome qui écouta le Paysan du Danube. Les assemblées de notre temps n'ont pas la même attention pour les cris d'alarme qui s'élèvent çà et là. Il semble que, malgré tous les signes inquiétants que certains déchiffrent, la néfaste politique actuelle de l'eau soit poursuivie sous les pressions énormes des privilégiés qui vivent de son exploitation. Devenu objet de commerce, ce liquide doit obéir aux lois des marchés. Il y a partage du profit, dès lors que l'État et les collectivités locales assurent l'essentiel des dépenses d'investissement entre ceux qui le font travailler et vendent son produit (EDF) et ceux qui le vendent directement (Lyonnaise des Eaux et autres sociétés comme Perrier et autres) ([^10]).
La construction de ces empires passe évidemment par l'obtention des concessions, des monopoles et des privilèges légaux qui y sont attachés au nom d'un bien commun qui serait ainsi poursuivi. L'État se trouve engagé dans une politique de grands barrages, de grands réseaux, de travaux herculéens qui massacrent l'économie traditionnelle des eaux, qui était de les ralentir partout comme on le pouvait, comme on le savait, pour qu'elles s'infiltrent, rejoignent les nappes phréatiques, alimentent les sources, remplissent les puits, et les citernes minuscules et assurent ainsi la meilleure protection possible contre les fléaux qui menacent depuis toujours :
61:802
la sécheresse faute de pluies dont on pouvait un peu atténuer les ravages par l'entretien au plus haut niveau possible de ces eaux profondes qui sont notre vie, l'inondation par excès et ses périls en gérant le chevelu d'ouvrages d'art conçus pour retarder les courants et contraindre l'eau à monter lentement et verticalement, sans ces torrents de boue, ravageurs qui détruisent et qui tuent ([^11]).
Aujourd'hui tous les projets qui concernent l'eau sont conçus pour la récolte, en en perdant le moins possible, pour la stocker, la distribuer et là vendre. Il faut donc accélérer les circuits, colmater les brèches, étancher les fonds et passer le plus vite possible des eaux mortes des barrages aux compteurs des usagers et enfin à la mer qui s'évapore et remplit à nouveau les barrages. Chaque fois qu'on accélère le circuit, on gagne de l'argent par une eau qu'on revendra plus vite. Aveugles, pour se protéger des crues dès lors qu'on a cassé les systèmes anciens, les villes et les villages s'efforcent, à coups de grands travaux, de faire couler l'eau plus vite qui, ainsi, inonde ceux de l'aval qui reçoivent ces nouveaux torrents !
« *Mais ce n'est pas le plus menaçant,* dirait encore à la commission notre Paysan du Danube. *Vous encouragez et développez les pratiques générales d'arrosage des cultures jusque là réservées à la pomme d'arrosoir des jardins ou aux minuscules canaux des plats pays ;*
62:802
*voici que vous puisez, par pompage, dans les nappes profondes des réserves, l'eau achetée à chers deniers que vous jetez en pluie sur tous les terrains, sur toutes les pentes, sur toutes les cultures, activant les évapotranspirations au détriment des infiltrations dont on espère que naturellement et comme par enchantement elles reprendront leur cours et reconstitueront les réserves à vendre. Vous avez abandonné les lois de vos parents et vous en avez inventé d'autres, laissant en friche vos jardins et vos champs où l'eau maintenant ruisselle et ravine sans s'infiltrer, vous avez planté des arbres résineux qui assèchent les ruisseaux et rendent l'eau corrosive, vous avez abandonné puis détruit le chevelu des ruisseaux qui réglait de façon presque parfaite l'équilibre fragile de l'eau : dans nos deltas vous ne savez plus gérer les crues comme nous le faisions ; vous les subissez en supputant les indemnités que vous pourrez soutirer à l'État.*
« *Quel spectacle étonnant que ces crues de jadis ! Tout un peuple réuni, chacun à sa place, un homme à chaque martelière, avec sa houe, les barques armées, tout cela pour faire monter, dans un ordre précis, avec le fleuve qui coule rapidement, s'enfle et menace de déborder, les eaux limoneuses lentement, sagement, en quantités prévues,* verticalement, *dans ces bacs de décantation qu'étaient nos champs construits, par nos canaux, nos fossés, nos écluses. Lorsque les champs étaient noyés, le fleuve s'endormait un peu, cherchait dans ses lits anciens* (*que nous avions préservés dans nos travaux d'aménagement*) *les chemins de la mer.* »
63:802
Vous avez pris, pour la recherche scientifique, les chemins les plus périlleux, vous poursuivez le vieux rêve d'être des dieux. Vous créez, comme Courtial des Percire ([^12]), des radis géants et des poireaux arborescents qui présagent les plantes anthropophages des B.D. qui nous dévoreront, respireront notre air, boiront notre eau, détruiront notre civilisation paysanne, avec ces immenses champignons hallucinogènes « mous et blanchissimes » que Dali trouvait en Haute-Mongolie.
Vos savants pourraient se demander, étudier selon leurs méthodes propres, le poids de ce pillage des eaux profondes sur les grandes mutations qui nous menacent, et les limites à ne pas dépasser dans le commerce de l'eau -- qui n'est plus un élément naturel, mais une marchandise emballée, stockée, débitée, vendue à la pompe -- à quoi on confie désormais, pour l'essentiel les tâches herculéennes de nettoyer nos écuries. Ils pourraient se demander si cet irrespect de la Création au matin d'Eden -- qui est comme un sourire de Dieu -- ne conduit pas les hommes à leur perte.
Déjà l'Europe agricole entreprend des programmes (PIM) ([^13]) dont les contraintes socialisantes annoncent, avec la mort des libertés, les désastres des kolkhozes et les menaces des goulags. L'URSS n'a plus besoin d'imposer par la force le communisme ; l'Europe s'en charge par des voies détournées et des actions obliques, des agents masqués. En attendant ce désastre qui s'annonce par chaque décision prise à Bruxelles, les grands prédateurs s'affairent et profitent des lenteurs, des lourdeurs du système pour organiser le pillage.
Les mormons, polygames et féconds, ont bien réussi, avec leur main-d'œuvre gratuite de femmes et d'enfants nombreux, à faire d'un désert salé un paradis qui fait l'émerveillement de tous comme prouesse technique.
64:802
On observe maintenant les signes avant-coureurs du désert qui reviendra demain, les vents fous, les érosions sournoises, les sels qui remontent malgré tout, la fertilité qu'on ne peut plus comparer à celle qui fut naguère et que la chimiothérapie massive ne parvient pas à faire renaître, les désertions humaines et surtout l'abaissement sournois de la nappe phréatique du fait des pompages excessifs pour des irrigations obligées. Ce phénomène nouveau semble être à l'origine de ces troubles qui annoncent la vieillesse et la mort à cette civilisation de l'eau pompée. On craint de nouveaux séismes.
Les exemples sont nombreux qu'on s'efforce de cacher ([^14]). On préfère annoncer les travaux de la folie libyenne qui vont créer quarante ans d'oasis dans le désert, par un fleuve artificiel qu'on va alimenter par ce qu'on a baptisé des eaux fossiles qu'on va extraire et pomper dans le désert comme le pétrole, jusqu'à épuisement.
Ce qui se passera, pendant et après, sur et sous la terre, dans la tête des hommes et dans leur corps, a fait certainement l'objet de multiples « études d'impact » qui « prendront en compte » tous les « paramètres », connus et même quelques autres, ce qui n'est guère rassurant. Une seule chose qu'on n'explique pas, c'est l'obligatoire relation entre cette eau fossile et les nappes phréatiques classiques ; elle paraît assez étroite pour qu'on puisse tout craindre de cet Eden de quarante ans et prévoir une brutale apparition des phénomènes inquiétants qu'on observe ailleurs lorsque baissent les niveaux des nappes phréatiques avec les pompages modestes d'hier.
65:802
Les périls que nous voyons aujourd'hui : augmentation de la température, montée des océans, extension, des masses désertiques, brutalité des phénomènes météorologiques, taux de CO~2~, couche d'ozone trouée, fonte des banquises, ne sont-ils pas liés aux niveaux de l'eau dans la terre ? Dès lors que ce continent éphémère de verdure sera retourné au désert, sans même qu'une oasis puisse survivre, millénaire, à ces délires de démiurge, qu'adviendra-t-il, à l'échelle du monde, de ces menaces ?
Pourtant, vos savants généticiens pourraient explorer des pistes nouvelles, dire et améliorer les plantes qui, mieux que d'autres, élimineraient les produits polluants et le néfaste CO~2~, les animaux ou les insectes sobres dont l'emploi, aux marges, des déserts, mettrait un frein aux vents et aux sables.
Vos savants hydrauliciens pourraient étudier de nouvelles façons de restaurer les niveaux des eaux profondes et d'en respecter le secret, de nouvelles façons d'arroser, qui n'assèchent pas les sols, mais conservent le patrimoine-eau géré en bon père de famille.
Vos savants professeurs pourraient dire à leurs élèves le respect que l'on doit à l'eau, les soins qu'elle exige (comme élément et non comme symbole chimique), son comportement devant les agressions et les infidélités. Il y a un code pour tout, on défend les animaux, les végétaux, mais rarement sont appliquées les mesures qui protègent vraiment l'eau de nos vandales aménageurs, vendeurs sordides de terrains à bâtir et d'eau transformée en force domestique, en esclave enchaînée, détournée de son glorieux pouvoir d'étancher d'abord la soif de la Création.
\*\*\*
66:802
Dans le livre où j'ai appris à lire (Deutéronome 28.38) voici ce qui est promis aux infidèles :
« *Tu porteras beaucoup de semence dans ton champ, mais tu n'en récolteras pas grand chose, car les sauterelles la dévoreront. Tu planteras des vignes et tu les cultiveras, mais tu n'en boiras pas le vin et ne récolteras rien, car les vers les mangeront. Tu auras des oliviers sur tout ton territoire, mais tu ne pourras pas t'oindre d'huile, car tes olives tomberont* (*...*)*. L'étranger qui vit au milieu de toi s'élèvera toujours de plus en plus au-dessus de toi, tandis que toi, tu descendras toujours plus bas. Il pourra te prêter tandis que toi, tu ne le pourras pas, il sera à la tête et toi à la queue.*
Le barbare d'aujourd'hui ricane et se moque, il voit pourtant que tout s'accomplit, concrètement, inexorablement selon le plan de Dieu.
Francis Sambrès.
Été 1989.
Les articles précédents de Francis Sambrès ont paru dans nos numéros :
- 24 (juin 1958) : Lettre sur le métier de menuisier.
- 29 (janvier 1959) : Seconde lettre géorgique.
- 32 (avril 1959) : Troisième lettre géorgique.
- 39 (janvier 1960) : Plaidoyer pour la géographie.
- 43 (mai 1960) : La dépopulation rurale.
67:802
- 330 (février 1989) : L'Europe agricole : celle des grands prédateurs.
- 334 (juin 1989) : Les filières du progrès agricole : direction désert, famine obligée.
- 335 (juillet-août 1989) : L'Europe agricole des grands prédateurs.
- 337 (novembre 1989) : L'école buissonnière de l'enfant jadis les forêts et les eaux.
- 338 (décembre 1989) : Histoire simple de la vigne et du vin dans le Languedoc méditerranéen.
- et dans le numéro I (mars 1990) de la « nouvelle série » : Le jardin d'Eden : l'aménagement de l'espace rural réclame la main-d'œuvre gratuite.
68:802
### Racisme et identité nationale
par Jules Monnerot
SUPPOSONS que le mot « racisme » soit employé de bonne foi, ce qui n'est pas en général le cas, quelles sont les situations respectives de celui qui lance l'épithète et de celui qui la subit ?
Chacun des deux, celui qui lance l'épithète et celui qui la subit, a conscience d'appartenir à un groupe historique ou ethnographique différent de celui de l'autre. Cette épithète ne peut être *sincèrement* lancée qu'au nom d'un groupe ethnohistorique qui se trouve -- prenons ce mot au sens fort qu'il avait au XVII^e^ siècle -- « *gêné* » par l'autre. C'est ce qui se passe lors d'une conquête où les deux groupes en contact, le vainqueur et le vaincu, restent distincts, c'est ce qui se passe dans les phénomènes dits de colonisation, cas particulier des phénomènes de conquête, phénomènes où les deux parties n'ont pas le même statut et où les particularités des uns gênent les autres, où les participants du groupe le plus fort vulnèrent psychologiquement les plus faibles.
69:802
Chez ceux qui ont le dessous : conscience d'être frustrés ; chez les vainqueurs : conscience de leur supériorité et volonté d'user de cette supériorité, de la convertir en avantages de divers ordre. C'est ce qui se passe également dans une autre occurrence historique que les grands observateurs de l'histoire universelle, tel Arnold Toynbee, tiennent pour une sorte de catégorie historique, pour un type de situation inhérent à la structure de l'histoire, qui se rencontre quand certains paramètres historiques se situent d'une manière analogue les uns par rapport aux autres, et constituent la « figure » : *invasion.* Ces cas d'application de la catégorie historique d'*invasion* sont loin d'être semblables entre eux et ils peuvent différer grandement. Bref, on peut tenir l'invasion pour un *genre* dont on connaît des *espèces* très diverses. Les invasions barbares qu'ont subies les grands empires civilisés de Rome et de la Chine, pour ne parler que d'eux, ne sont pas le modèle unique d'invasion. Une invasion se reconnaît à coup sûr au rapport de la *quantité* d'intrus qui sont sur place, au *temps* qu'ils ont mis pour y être. Une quantité relativement grande de nouveaux venus dans un temps relativement bref, ces paramètres, dans le cas de la France de 1988, indiquent le mot *invasion* comme le terme juste. Le XX^e^ siècle étant un siècle idéologique et pseudo-moral, l'invasion trouve les plus majestueuses justifications idéologiques et morales. L'ensemble des dispositifs de communication et d'enseignement pousse les Français autrefois en possession d'état, c'est-à-dire en possession de la France, à se laisser faire, et -- hardiment ! -- à perdre les caractères qui pourraient déplaire aux envahisseurs.
70:802
Qu'il nous suffise, pour le moment, de remarquer que la confrontation en général conflictuelle de groupes ethnohistoriques différents caractérise les deux types de situation, la *colonisation* et l'*invasion,* qui sont deux cas d'avancée rapide et efficace de gens dans des contrées qui jusque là se passaient d'eux. Ces deux types de situation connaissent des affinités sur lesquelles nous aurons à revenir.
Soit deux groupes ethnohistoriques, qui se disputent un même espace. Ils se gênent réciproquement. En ne considérant que l'aspect de psychologie formelle des choses, que se passe-t-il ? Chacun des deux groupes en présence s'inquiète des comportements de l'autre, et chacun sélectionne un certain nombre de caractéristiques de l'autre, très différentes de ses caractéristiques à lui, et qu'il ressent comme choquantes voire vulnérantes. Chacune des deux « espèces » ne se reconnaît pas dans l'image qu'en a formée l'autre. On peut parler de subjectivité collective. Les images collectives ainsi produites ne sont possibles que par l'*optique* d'un groupe ou d'une espèce sur une autre. On peut parler de *phénomène de perspective d'un groupe humain sur un autre.* S'il n'existait au monde qu'un seul groupe humain homogène, ce groupe humain n'aurait ni forme ni contours. Nous avons une identité parce qu'il existe d'autres identités. *Ce ne sont pas les primitifs qui se sont appelés eux-mêmes primitifs.* Nous ne pouvons rien en principe sur la perspective prise par d'autres, et du dehors, sur nous. Cela est vrai en termes de temps comme en termes d'espace. Un chevalier du Moyen Age ne pouvait se définir à son époque comme chevalier du Moyen Age. Conséquence, il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de substitution de perspectives.
71:802
Dans une invasion, les points de vue de l'envahisseur et de l'envahi ne sont pas permutables. La communication entre ces deux groupes donne lieu à des phénomènes conflictuels. Ceux que la situation historique révèle les plus faibles en termes de simple puissance déprécient de manière tenace les particularités des plus « forts », ces « faibles » compensent psychologiquement leur sentiment d'infériorité en formant une image péjorative de leurs vainqueurs. Chacun des deux groupes en présence s'inquiète des comportements de l'autre, chacun prend des mesures de protection contre ce trouble, cette image potentiellement menaçante. Chez les hommes, individuellement et collectivement, la constatation de différences ne peut pas ne pas donner lieu à des jugements de valeur. *L'homme, animal perspectiviste, est un animal qui valorise -- en bien et en mal --, un animal qui hiérarchise*. Les différences ne sont pas indifférentes. Chez l'homme, animal porte-valeurs, nous ne pouvons faire qu'elles ne soient portées sur une échelle hiérarchique. On ne peut contraindre l'homme à ne pas hiérarchiser.
Tel groupe réagit mal à tel autre groupe. L'un des groupes en question, ou les deux, nomme l'autre *raciste,* ce qui signifie qu'il perçoit que l'autre groupe réagit aux particularités qu'il présente de manière négative ou très négative. Un spectateur impartial de cette situation pourrait nommer l'un et l'autre groupe « raciste ». Ils le sont en gros tous deux l'un par rapport à l'autre, et aucun n'est enclin à reconnaître les faits sous cette forme. Chacun criera qu'il ne fait que noter des vérités. La réalité qu'il y a derrière le terme « raciste » est qu'un groupe humain gêné par un autre groupe humain réagit.
72:802
Une telle situation est une constante à la fois diachronique, c'est-à-dire qu'elle se produit dans l'histoire à la verticale du temps, et synchronique, c'est-à-dire qu'elle se produit de façon plus ou moins simultanée dans maint pays de la planète. Il y a si l'on admet la définition qui précède, des racistes *relatifs,* du fait de circonstances historiques : c'est une occurrence qui peut se présenter ici ou là.
*L'antiracisme :\
une supercherie de masse*
Si l'on s'en tient à une description formelle de comportements, il n'y a aucune différence entre *racisme* et *antiracisme.* L'antiracisme serait la conduite de groupe que j'ai décrite sous le nom de racisme, mais appliquée à ceux qui ont été préalablement *désignés* sous le nom de racistes. *L'antiracisme est un racisme contre les racistes.* Le groupe détesté est construit par le groupe détestateur qui sélectionne des traits réels et même, en plus, des traits imaginaires, traits qui sont l'objet de rites d'exécration et de malédictions collectives à la mode du XX^e^ siècle réputé civilisé, surtout de malédictions médiatiques. Ce sont techniquement les plus parfaites excitations à la haine qu'on ait connues dans l'histoire de l'humanité. Le caractère simultané, ubiquitaire et indéfiniment répétitif sous des formes, sans cesse variées du message de haine, semble lui donner des chances d'irrésistibilité. Les élites critiques, qui seraient parfaitement en état d'y résister, sont impitoyablement écartées du dispositif médiatique. « Voyez, voyez la machine tourner »... comme disait l'immortel M. Ubu.
73:802
Comme je viens de l'expliquer le terme raciste est un terme *relatif.* Le tour de passe-passe à vous couper le souffle dont retentit actuellement la politique française est de le faire prendre pour un terme *absolu.* De faire d'une épithète ambulatoire, c'est-à-dire pouvant s'appliquer tantôt aux uns, tantôt aux autres, un terme fixé et fixiste. L'objectif de cette supercherie de masse est de nous conduire au résultat toujours cherché en matière de terrorisme intellectuel : mettre en face d'*une catégorie de suspects,* de coupables présumés qui peuvent s'appeler légion, *une catégorie accusatrice *: les « antiracistes » qui décréteront de « racisme » tous ceux à qui ils en ont. Il y a donc des groupes et des personnes qui seront toujours partout et quoi qu'ils fassent antiracistes, et à l'inverse, les groupes et les personnes qu'ils désignent seront réputés racistes.
Derrière l'emploi de termes comme « raciste » et « antiraciste », nous ne trouvons pas une doctrine susceptible d'être réfutée. Il s'agit d'une pure logomachie, jusqu'ici d'une surprenante efficacité, bref d'une réussite dans une de ces opérations de guerre sémantique qui caractérise notre époque. Le but de cette opération de diversion est d'*interdire d'examiner avec le sang froid nécessaire le type d'invasion que subit la France sous le nom d'immigration,* d'évaluer les dommages déjà faits à l'identité française et de décider de la forme que doit prendre la résistance. Le but de cette grosse diversion, l'opération « antiracisme », est de *faire en sorte que la situation ne soit pas examinée.*
74:802
Le terme « raciste » est un terme péjoratif global. Dans le cas historique de la colonisation, ce mot a été utilisé du point de vue des colonisés. Dans le cas de l'invasion (c'est dans cette catégorie qu'entre le reflux de l'activité colonisatrice que les grandes puissances coloniales subissent après la « décolonisation »), c'est du point de vue des envahisseurs que l'anathème « raciste » est jeté sur les nationaux de l'ancienne métropole à son tour envahie. C'est une réaction négative et dépréciative en général en face des particularités d'un groupe que l'autre groupe ne possède pas. C'est à cette réaction négative et dépréciative que renvoie le terme « raciste ». Tel est le phénomène auquel nous avons affaire. L'épithète « raciste » n'est pas jetée *hic et nunc* à des personnes qui seraient les tenants d'une idéologie qui comporte une classification des races et qui se targueraient d'une supériorité de race. Elle est jetée au nom d'envahisseurs à des envahis dont une partie au moins est soupçonnée de ne pas vouloir se laisser faire. Les Français partisans et *collaborateurs* d'une invasion de la France, invasion d'un certain type (nous reviendrons là-dessus), nomment les Français récalcitrants ou virtuellement récalcitrants *racistes,* et se nomment eux-mêmes *antiracistes.*
L'antiracisme des *insecure invaders,* des immigrés, pourrait aussi bien se dire racisme. C'est un jugement négatif porté par eux sur ceux qui ne leur font pas toute la place qu'ils désirent, et qui se prévalent d'une antériorité dans l'occupation des lieux, comme on dit en droit.
*La liquidation française*
L'antiracisme des idéologues français et assimilés désireux de contraindre leurs compatriotes français à faire place aux nouveaux occupants, et à faire que ces nouveaux occupants jouissent de tous les droits et prérogatives dont jouissent les Français, n'est pas la simple réaction de groupe, cas typique se retrouvant dans l'histoire dans le cas d'invasion,
75:802
il s'agit chez les plus conscients, chez ceux qui ont réellement un projet, d'une volonté politique, *la volonté de modifier la teneur de la population française,* de telle sorte que le terme « France », en cas de réussite de cette opération grandiose d'invasion acceptée, *change tout à fait de sens.* Supposons cette opération réussie, l'idée de la France comme œuvre historique de lignées successives où le regard rétrospectif de l'observateur peut discerner quelque chose comme une volonté, comme une collectivité ayant une mémoire, *étant* un passé et se concevant elle-même comme le présent de ce passé, cette idée est effacée. Il n'y a plus de France.
Nous avons commencé par supposer un antiraciste de bonne foi afin de faire voir les phénomènes réels dont l' « idéologie » qu'on lui a inculquée est une traduction illusoire. L'analyse doit faire le chemin inverse. Prenons maintenant l'antiraciste médiatique, la mauvaise foi en personne qui nous assourdit et qui fait jouer les *techniques d'obsession.* Quelle est la signification de cette magistrale orchestration ? D'abord une application « *hard* » du terrorisme intellectuel, un escamotage pyramidal. A la question :
-- *Si nous examinions les problèmes de divers ordres que nous pose ce flot démesuré de visiteurs sans retour,*
à la place d'une réponse, les mille voix tonitruantes du conformisme sinistre clament :
-- *Nous sommes menacés par un grave danger : le racisme.*
76:802
Et vient la méga-diversion : souvenez-vous de Hitler. Il revient. Il est prioritaire que les Français se mobilisent contre le fantôme. *Le siècle est hanté !*
Avec les media, une diversion aussi grossière, un tour de bonneteau aussi primitif, indigne des plus humbles foires de village des époques sans media, réussit par une convergence à haut bruit de la manipulation politicienne, de la désinformation médiatique, de la désinstruction publique, ou de la maléducation nationale si l'on préfère. Dans la même ligne d'escroquerie intellectuelle, on fait donner les droits de l'homme, l'égalité, l'universel. Au nom de l'universel, on invoque, contre la particularité française, les droits de l'homme en général. Les droits de l'homme exigent, entendons-nous, que la France avale sans filtrer. Il semble que la France soit un contenant universel où l'on puisse encore et toujours verser de l'homme... en toute sécurité... sociale. En même temps il est fait de grands efforts, d'organisation. Les trotskistes en disponibilité d'idéal marxiste, mais étant devenus en plusieurs générations les meilleurs techniciens de l'agitation, s'emploient à faire lever la pâte immigrée et la pâte étudiante, tandis que les politiciens, croyant à ce concert entendre les trompettes de la renommée, rallient en cavalcade le cortège. L'opération racisme-antiracisme débouche sur une très remarquable performance du terrorisme intellectuel qui, à travers des gouvernements censément de couleurs différentes, et en dépit des malheurs doctrinaux du marxisme-léninisme, n'a fait que croître et embellir. L'idéologie mécanisée et détaillée par les media n'a plus besoin d'idéologues. En fait l'opération racisme-antiracisme a pour objet de briser la résistance française à une invasion allogène par la seule action psychologique. Les opérateurs songent même, si l'on en croit le rapport Hannoun, à déchaîner, en partant des mots anathèmes, des foudres judiciaires et policières.
77:802
Ils semblent souhaiter que mal penser soit passible de sanctions. Ils n'ont, semble-t-il, jamais entendu dire que selon un augure de la première moitié de ce siècle, « la liberté d'errer est la contingence du Bien ». A noter que cette tendance totalitaire s'exprime naïvement au sein d'un de ces partis que les gens qui se disent « de gauche » appellent « de droite ».
*Le multiculturel\
et le multiracial*
Il convenait ici -- nous n'avons pas le temps de faire plus -- que nous nous élevions contre deux impostures, liées entre elles et que les tonnerres médiatiques du terrorisme intellectuel tentent d'imposer à la France et aux Français. La première était l'antiracisme. Nous en venons à la seconde : la réduction de la France en France des communautés, en société multiculturelle.
Multiculturel, ce terme tristement d'époque est mal pensé et, quant à l'usage de la langue, à peine français. Il signifie que les cultures peuvent se cumuler, ce qu'ils veulent prouver par l'exemple de la France qu'ils sont en train de nous préparer.
Les plus déterminés, et les plus confus à la fois, parlent d'une France multiraciale et multiculturelle.
En fait, le qualificatif de multiracial est applicable à la France si l'on donne dans ce genre de terminologie. Mais l'histoire nous montre qu'il y a toujours un groupe dominant, ce qu'il a été d'usage de nommer jusqu'ici les Français ; sans plus. Dominant culturellement, puisque nous ne traitons que de culture. Multiracial, oui, multiculturel, non.
78:802
Revenons à multiracial. En fait, c'est le groupe dominant, les Français, qui, dans le temps, par un grand nombre de lignées, est devenu en quelque sorte le sujet dont toute la culture est l'attribut. Des individus et des petits groupes d'origine différente peuvent s'agréger à cette culture. C'est une question de quantité et de mesure. Mais nous devons éclairer ce qui se cache derrière le terme plus qu'équivoque de multiculturel.
Qu'est-ce qu'une culture ? L'ethnographie, la protohistoire, l'histoire nous révèlent une pluralité de cultures. Si nous considérons la somme des acquis humains, c'est une abstraction, passionnante certes, mais une abstraction. Des utilitaristes bornés peuvent concevoir une pan-culture. Il n'est pas besoin d'insister. Des utopistes peuvent rêver qu'une seule espèce d'arbres porte tous les fruits, mais ni *l'Iliade,* ni *la Divine Comédie,* ni *les Illuminations* n'ont été écrits en espéranto mondialiste.
Le panculturel est chimérique. Mais, bien qu'il symbolise une menace redoutable, le multiculturel n'est pas plus valable.
*Qu'est-ce qu'une culture*
Une culture est un groupe dont les membres sont unis par l'acceptation de symboles communs, de normes de comportement culturellement ritualisées, dit un ethnologue. Comment une culture se constate-t elle ? Pour ainsi dire physiologiquement. Elle se constate par ce que l'ethnologue américain. Kroeber nomme le « *handing through from one generation to another* », c'est-à-dire dans une transmission pour ainsi dire de main en main.
79:802
Les générations changent ce qu'elles transmettent. Mais il y a un sujet de ce changement. Ce que nous appelons culture et identité. Il y a *une mémoire.* Il y a des permanences et c'est sur le fond de cette constante qu'il y a des variables.
La culture consiste aussi à filtrer les éléments transmis et à les accommoder à une réalité historique en devenir -- ce qui ne va pas sans déchets, mais aussi sans créations ; ce qui est conservé ne peut souvent l'être sous la forme transmise, et la tradition ne s'accommode à la réalité que par des créations. Ce système délicat peut être bloqué.
Il y a donc participation, implication réciproques entre société et culture. La dissociation stricte de la culture et de la société est une idée d'intellectuel, une idée qui ne tient pas compte des faits. Si on travaille à les séparer, ces tentatives de mutilation, procédant d'une ignorance qui se prend pour une omniscience, peuvent provoquer des dégâts sans limites assignables d'avance. Culture est culture *d'une* société.
La transmission, le caractère cumulatif, la contagion jouent avant tout sur des *valeurs* et des *normes.* Ce sont ces valeurs et ces normes qui, caractérisant une culture et non une autre, font des termes *culture* et *identité* des termes synonymes en sociologie. Un individu peut être identifié du dehors par un ethnographe à sa culture, dont font partie aussi bien sa façon de s'habiller que sa façon de manger et sa façon d'invoquer son Dieu, ou ses dieux.
L'ethnographie et l'histoire nous apprennent aussi qu'une culture est le moyen d'accès à des valeurs supérieures au centre desquelles il y a les valeurs religieuses.
80:802
Lorsqu'on parle de France multiculturelle, que veut-on dire ? On veut dire que sur ce territoire relativement restreint, plusieurs de ces systèmes qui sont exclusifs vont cohabiter. C'est tout à fait pensable, mais il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit pas d'un espace vide, mais d'un espace qui contenait une partie de ce qu'on nommait autrefois *la chrétienté.* Je ne pense pas que ce soit faire une révélation que de dire que même déchristianisée -- et la France ne l'est pas tout entière, tant s'en faut -- notre religion originelle a laissé derrière elle quelque chose qui porte sa marque. Il ne faut pas croire que l'obsolescence des dogmes signifie nécessairement la disparition de la religion. Ce qui n'est plus perceptible comme chrétienté peut être perçu comme culture. Du fait de toute son histoire, de ce passé, de cette civilisation où la religion a un caractère constituant, l'installation massive de religionnaires de l'islam, même en mettant entre parenthèses la possibilité de contagions fanatiques, pose à la limite le problème de l'identité.
*Barbarisation de l'Occident*
Notre époque ressemble à la période hellénistique. En un sens, le monde entier s'occidentalise par la technique et l'imitation, mais en même temps, comme par un effet de vases communicants, l'Occident se barbarise. Les résistances qu'opposent à nos disciplines les parties de peuples étrangers qui nous envahissent éveillent la barbarie latente qui sommeille en nous. Ce que Toynbee appelait dans sa terminologie le déferlement du « *prolétariat externe* »*,* est en train de prendre tous les caractères d'une *contre-colonisation,* et peut-être d'une *contre-civilisation.* La cité, le citoyen ne sont-ils pas déjà derrière nous ?
81:802
Pour certains la France « multiculturelle » n'est qu'une étape vers l'unité mondiale. Le mondialisme est intellectuellement débile et semble fondé sur une solide méconnaissance du passé humain. Qu'est-ce qui fait penser à ces personnes qu'à défaut de la persistance des anciens, qui d'ailleurs est plus que possible, de nouveaux particularismes ne se reformeraient pas, de nouveaux groupes ne se stratifieraient pas en tendant à s'exclure réciproquement et à constituer de nouveaux isolats endogames ?
Nous savons que le monde des pensées et le monde des événements pour ainsi dire ne procèdent pas de la même manière. En travaillant activement et passivement à cette France multiculturelle, à cette France des communautés, il n'est pas interdit de penser que les politiques et les manipulateurs provoqueront la venue d'événements tout autres. C'est pourquoi personnellement je suis de ceux qui prennent le parti d'arrêter la France au milieu de la pente. Ce ne sera pas sans difficultés. Mais quelle est la voie sans obstacles ?
*Les deux conditions\
du maintien de l'identité française*
Une culture est donc l'œuvre d'un groupe de lignées, d'un groupe ethnohistorique et du temps. Le facteur temps n'est pas évitable.
82:802
Il y a changement. Il n'y aurait pas histoire s'il n'y avait pas changement. Il y a aussi absorption d'éléments ethnohistoriques différents. Là, le maintien de l'identité française, dans le cours de l'histoire qui vient, n'est possible qu'à deux conditions :
*Première condition *: une culture au sens ethnographique et historique ne peut absorber sans dommage pour son identité que des individus ou des familles au sens restreint : un couple, ses enfants et s'il y a lieu ses parents. En témoigne le cas de l'Empire romain, dont la culture et l'identité furent non seulement menacées, mais condamnées à terme, lorsqu'il absorba des collectivités entières : tribus barbares ou au moins groupes tribaux formant des totalités autonomes avec leurs familles, qui étaient d'un autre modèle que la famille romaine, avec leurs pratiques spécifiques et différentes, avec leurs coutumes de toutes sortes, et leurs dieux, leur type propre de paganisme. Il n'y avait plus de *proportion* entre la *capacité* romaine *d'acculturer* des étrangers et le *nombre* des allogènes, leur densité d'occupation.
Avec les musulmans en France, *mutatis mutandis* nous risquons, si nous ne nous redressons pas à temps, d'avoir une variante de ce *modèle polyhistorique,* et une variante sévère ([^15]). Ces musulmans ont un système familial différent, des pratiques alimentaires et rituelles qui les retranchent par avance de la culture occidentale, dont seule la partie matérielle ce n'est pas un secret -- semble être pour eux un objet de tentation.
83:802
*La deuxième condition* d'identité est parente de la première. C'est une question de quantité. Tant qu'il y a une certaine proportion numérique entre les citoyens du pays qui accueille et les étrangers que ce pays accueille, nous restons dans les limites du changement, qui est l'histoire même. Mais si les deux conditions, invasion par des groupes ethnohistoriques allogènes et ressortissants d'une autre culture, et de plus invasion massive, sont simultanément remplies, ce n'est plus de changement qu'il faut parler, ou plutôt il s'agit de changement irréversible. La culture atteinte telle qu'elle avait été définie n'existe plus.
C'est la menace qui plane sur nous de manière de plus en plus précise. Elle consiste en l'invasion par des groupes ethnohistoriques allogènes de culture différente, et rien n'est plus signalétique d'une culture que la religion (Toynbee ici magistral), en quantité massive.
L'installation de tels groupes en France est en cours -- il serait trop long de revenir sur l'histoire de cette installation, qui est fortement appuyée par des organisations internes à la France, comme le parti communiste, le parti socialiste et les organisations créées à cette fin, dont les possibilités médiatiques sont connues de nous tous ; appuyée aussi par des puissances étrangères. Ces puissances ont des interprètes idéologues qui ne manquent pas d'aplomb, ils proposent une France des communautés.
Je me demande si la classe politique parmi quoi se recrutent nos gouvernants d'aujourd'hui et de demain ne souffrirait pas de certaines lacunes de formation. Toutes les réalités impératives ne sont pas d'ordre économique. Du fait de notre régime politique avec ses échéances courtes et répétées, il n'y a personne pour penser la longue durée, la Constitution ne le prévoit pas.
84:802
Tels ne sont pas gênés par le manque d'idées : ils ont celles de l'adversaire. Tels, après avoir été complaisants pour le communisme, favorisent l'accumulation d'éléments potentiellement inflammables par un fanatisme religieux, et personne ne peut l'ignorer, et les sages entre guillemets semblent soucieux à tout va de conférer la carte d'identité française aussi tôt que possible. L'Angleterre de la Guerre des Deux Roses avait ses *Kingmakers,* nous avons au gouvernement des *wisemakers,* des faiseurs de sages.
La France doit être voulue à chaque génération. Vous qui me lisez c'est votre tour.
Jules Monnerot.
C'EST le premier article -- mais certainement pas le dernier, nous a-t-il promis -- que Monnerot donne à ITINÉRAIRES. Au cours d'une séance du Conseil scientifique du Front national, dont Monnerot est le président, Jean Madiran, qui y faisait en sa présence une communication sur « La presse et l'argent », le 2 décembre 1989, lui a déclaré :
« ...En considération de votre œuvre, je ne vous appellerai plus *Monsieur :* Je vous appellerai, nous vous dirons désormais *Monnerot* tout court, comme nous disons Montaigne ou Maurras. »
Sur la pensée de Monnerot, on se reportera aux deux études de Georges Laffly parues dans ITINÉRAIRES :
- La sociologie de Monnero, numéro 282 d'avril 1984.
- Salut à Jules Monnerot, numéro 338 (et dernier de la revue mensuelle) de décembre 1989.
ŒUVRES DE MONNEROT,
- *La poésie moderne et le sacré* (Gallimard 1945).
- *On meurt les yeux ouverts*, récit (Gallimard 1945).
- *Les faits sociaux ne sont pas des choses* (Gallimard 1946).
85:802
- *La guerre en question* (Gallimard 1951).
- *Les lois du tragique* (PUF 1969), recensé dans ITINÉRAIRES, numéro 178 de décembre 1973, p. 168.
- *Sociologie de la révolution* (Fayard 1969).
- *Démarxiser l'Université* (La Table ronde 1970).
- *Inquisitions* (José Corti 1974), recensé dans ITINÉRAIRES, numéro 191 de mars 1975, p. 97-99.
- *Intelligence de la politique* (Gauthier-Villars, tome I : 1977 ; tome II : 1978), recensé dans ITINÉRAIRES, numéro 229 de janvier 1979, p. 137-140.
- *Sociologie du communisme* (Hallier-Albin Michel, nouvelle édition 1979 ; précédemment chez Gallimard, éditions de 1949 et de 1963), recensé dans ITINÉRAIRES, numéro 248 de décembre 1980, p. 137-138.
86:802
### L'article 6 ou en quoi consiste le communisme
par Jean Madiran
BRUSQUEMENT, au cours de l'année 1989, l'Occident démocratique s'est avisé qu'en régime communiste il existait un certain article de la Constitution annulant pratiquement, sans les abolir en théorie, l'ensemble des libertés et garanties constitutionnelles énumérées par les autres articles : il s'agit de l'article sur le rôle dirigeant du parti communiste. La suppression de cet article devint alors, dans l'univers médiatique occidental, la revendication principale de la conscience démocratique et la pierre de touche d'une démocratisation réelle au moins commencée. C'était l'article 6 :
« Le Parti communiste de l'Union soviétique est la force qui *dirige et oriente* la société soviétique, c'est *le noyau de son système politique, des organismes d'État et des organisations sociales.* Le PCUS existe pour le peuple et il est au service du peuple.
87:802
« Se fondant sur la doctrine marxiste-léniniste, le Parti communiste *définit* les perspectives générales du développement de la société, les orientations de la politique intérieure et étrangère de l'URSS, il *dirige* la grande œuvre créatrice du peuple soviétique, confère un caractère organisé et scientifiquement fondé à sa lutte pour la victoire du communisme. »
Les autres Constitutions de l'Europe de l'Est contiennent ou contenaient un article analogue, transcription ou reflet de l'article 6 soviétique.
Dans la Constitution polonaise, par exemple, c'était le paragraphe 1 de l'article 3 (maintenant supprimé, comme le POUP lui-même, qui, notons-le, ne portait pas le titre de « communiste »)
« Le Parti Ouvrier Unifié Polonais (POUP) est la *force politique dirigeante* de la société dans l'édification du socialisme. »
Avant l'année 1989, il n'y avait eu dans l'univers médiatique occidental aucune protestation ou revendication générale contre l'article 6. Il était comme n'existant pas. En 1989 il est devenu d'un coup la tare essentielle et caractéristique du communisme, le symptôme décisif de sa tyrannie. Au début de l'année 1990 il a été, dit-on, supprimé par Gorbatchev : depuis lors on n'en parle plus.
\*\*\*
Pourtant l'article 6 n'était pas une récente nouveauté. « Politologues » et « soviétologues » de l'univers médiatique, sans oublier les « kremlinologues », avaient eu tout le temps de remarquer son existence, et ils ne l'avaient point remarquée.
88:802
La Constitution soviétique actuellement en vigueur est la Constitution Brejnev, qui fut promulguée en 1977. Les commentateurs occidentaux avaient repris à cette occasion leur vieux refrain sur « le décalage entre le droit et le fait » en URSS, sur « l'abîme entre la lettre de la Constitution et la réalité soviétique ». Ils continuaient à supposer que la Constitution soviétique « n'est pas appliquée », n'ayant pas compris qu'au contraire elle l'a toujours été strictement, selon sa lettre et selon son esprit : selon la lettre et selon l'esprit de son article 6.
\*\*\*
L'article 6 de la Constitution Brejnev n'était au demeurant qu'une transcription (substantiellement identique mais littéralement moins explicite) de l'article 126 de la Constitution Staline, « la Constitution la plus démocratique du monde », promulguée en 1936 : la pensée occidentale a donc mis plus d'un demi-siècle pour découvrir dans la Constitution soviétique une singularité digne d'attention. Et cette découverte tardive, il n'est pas sûr qu'en 1990 il en reste quelque chose : l'article 6 supposé « abrogé », on est en train d'oublier le mécanisme sociologique qu'il révélait.
C'est au début des années cinquante que j'avais rencontré cet article 126, ancêtre de l'actuel article 6. Tout au long de ces années-là j'étudiais dans les livres l'état de la question communiste. L'article 126 n'avait retenu l'attention de personne, du moins dans la littérature, de langue française ou traduite en français. Tout ce que simultanément, à la même époque, je recueillais de la bouche de Pierre Célor, de Lucien Laurat, quelquefois de Boris Souvarine, et surtout d'Henri Barbé sur le fonctionnement concret de l'appareil communiste tel qu'ils l'avaient connu et pratiqué,
89:802
tout cela se trouvait résumé, synthétisé, expliqué par l'article 126, principe et mode d'emploi de ce que j'ai nommé *la technique communiste de l'esclavage,* unique méthode de commandement à tous les niveaux, que le parti soit au pouvoir ou qu'il n'y soit pas, méthode du *noyau dirigeant,* clandestine par essence, mais avouée sans risque en un langage constitutionnel à peine codé, -- sans risque puisque les Occidentaux ne surent point en lire l'aveu et encore aujourd'hui n'en comprennent guère la portée.
Que l'article 126 soit resté incompris et même inconnu, il en existe un témoignage qui n'a pas été contesté. Il est en première page du *Figaro,* il est signé André Frossard, il date de 1975 :
« *La Constitution soviétique* (*...*) *comporte un certain article 126 que personne n'a lu, excepté M. Jean Madiran qui le cite dans son essai* La Vieillesse du monde *et qui dispose que tous les droits et libertés* (*les mêmes que les nôtres*) *reconnus au citoyen soviétique s'exercent sous le contrôle du Parti,* noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, aussi bien des organisations sociales que des organisations d'État... » (Le Figaro, *29 décembre 1975*.)
En décembre 1975 donc, sans soulever aucune contradiction, rectification, ou protestation, André Frossard, pouvait écrire en première page du *Figaro* que personne (en Occident) n'avait lu l'article 126 d'une Constitution soviétique qui pourtant avait déjà trente-neuf années d'existence publique, et qui allait en avoir encore presque deux sans éveiller davantage l'attention. C'est l'occasion de vérifier une fois encore le mélancolique et cruel adage de Jacques Bainville : « *Mais qui lit ? qui comprend ce qu'il lit ? qui retient ce qu'il a compris ?* »
90:802
André Frossard faisait référence, en 1975, à la seconde édition de *La Vieillesse* du monde qui avait paru cette année-là. Mais la première édition de cet « essai sur le communisme » avait paru neuf ans auparavant, en 1966. Et la première partie de cet essai, sur « la technique de l'esclavage », était reprise d'une étude antérieurement parue dans ITINÉRAIRES (numéro 46 d'octobre 1960) et amplement diffusée en tirés à part. Ce que savaient parfaitement dès cette époque, sur le communisme, les étudiants de tous âges qui suivaient nos cours et conférences et ceux de Marcel Clément, ce que connaissaient à fond les cercles d'études de la Cité catholique (le club du livre de la rue Des Renaudes avait beaucoup recommandé et répandu ma Vieillesse du monde), les classes dirigeantes du monde intellectuel, politique et religieux l'ignoraient tout à fait. André Frossard y fut une exception : mais il n'y fut pas écouté.
L'article 126, ancêtre de l'article 6, la technique qu'il avoue du noyau dirigeant, est cela même que la terminologie communiste appelle le « centralisme démocratique ». Or voici ce que, un mois et demi après l'article d'André Frossard dans le Figaro, pouvait écrire sur le « centralisme démocratique » le directeur du Monde (qui se nommait alors Jacques Fauvet) :
« Le centralisme démocratique est le moyen le plus sûr, non d'empêcher la discussion, au moins dans certaines limites, mais d'interdire la création de « tendances organisées » qui sont un facteur permanent de division et donc de faiblesse de tous les partis français. Ceux qui, sans se donner la peine de le définir, font reproche aux communistes du centralisme démocratique *seraient bien venus de s'en inspirer,* ils y gagneraient en unité et en efficacité.
91:802
On discute et une fois la décision prise, on s'incline. C'est la loi de la majorité. » (C'est moi qui souligne. *Le Monde* du 18 février 1976.)
Le *centralisme démocratique,* ou système du noyau dirigeant, est toute l'originalité constitutive du parti communiste, toute son identité, il est sa nature propre et son intrinsèque perversité. Le directeur du *Monde* Jacques Fauvet, qui recommandait aux Français de s'en inspirer, était pourtant un supposé spécialiste du communisme, il avait écrit un livre sur le parti communiste : on comprend qu'il fut difficile de croire à un innocent aveuglement de sa part ; plusieurs l'ont tenu pour un agent d'influence parfaitement conscient. Mais on sous-estime souvent, en ces matières comme en d'autres, l'immense étendue potentielle de la simple infirmité mentale.
\*\*\*
L'article 126 à lui seul constituait une véritable leçon de choses. J'ai dit qu'il est en substance identique à l'article 6 qui lui a succédé, mais plus explicite. Une fois de plus depuis trente ans et davantage, je demande qu'on veuille bien en (re)lire posément et mot à mot le texte intégral. Pour apporter une contribution pédagogique à cette (re)lecture, j'en divise le texte en trois parties numérotées de 1 à 3, les deux premières étant en elles-mêmes rassurantes et même alléchantes (si du moins on a le courage de lire cette langue de béton), la troisième venant, sans les abolir, en inverser la portée pratique :
92:802
« (1) Conformément aux intérêts des travailleurs et afin de développer l'initiative (*sic*) des masses populaires en matière d'organisation, ainsi que leur activité politique, le droit (*sic*) est assuré aux citoyens de l'URSS de se grouper au sein d'organisations sociales : syndicats professionnels, unions coopératives, organisations de la jeunesse, organisations de sport et de défense, sociétés culturelles, techniques et scientifiques ;
« (2) les citoyens les plus actifs et les plus conscients appartenant à la classe ouvrière, aux paysans travailleurs et aux travailleurs intellectuels s'unissent librement (*sic*) au sein du Parti communiste de l'Union soviétique, avant-garde des travailleurs dans leur lutte pour la construction de la société communiste
\[Peut-être faut-il comprendre qu'aucun lecteur occidental n'avait eu la force stoïque de poursuivre jusqu'ici ; ou bien que son attention était endormie par l'apparent ronron d'une terminologie convenue et trop connue. Continuons cependant, et nous allons trouver *in cauda venenum.*\]
« (3) et *noyau dirigeant* de *toutes* les organisations de travailleurs, *aussi bien* des organisations sociales que des organisations d'État. »
Ainsi l'on avait tout avec cet excellent article 126 : la terminologie et la manière de s'en servir ; le fin mot de la tromperie ; le mécanisme diabolique. L'article 6 en vigueur à sa place depuis 1977 n'était pas aussi détaillé, il était aussi impérieux. Les deux articles pourraient être réunis en une seule mention, en écrivant : *l'article* (*12*)*6.* On n'a rien dit, ou presque rien, on n'a rien compris, ou pas grand chose, à la *nature spécifique* du communisme quand on n'aperçoit, comme Jean Daniel, que « le rôle prééminent du parti communiste dans tous les domaines », « unique appareil d'initiative, de contrôle, de frein, de répression » ([^16]).
93:802
Cela est vrai de tout système totalitaire de « parti unique », cela est vrai du fascisme, cela est vrai du nazisme. Le parti communiste n'est pas n'importe quel parti unique tenant un « rôle prééminent dans tous les domaines » ; et ce rôle prééminent, ce *n'est pas* « l'article 6 de la Constitution soviétique » qui le lui *confère,* il ne fait que *l'enregistrer.* La spécificité du communisme et de son pouvoir tient à la nature même de ce parti, constitué et fonctionnant selon les « principes d'organisation » définis par Lénine. C'est par l'invention et la mise en œuvre de ces principes d'organisation que Lénine est l'inventeur du communisme. C'est en eux que l'on trouve le sens plein des termes utilisés par l'article (12)6 : le parti est « le détachement d'avant-garde, le détachement conscient » ; il est le « détachement organisé » ; il est « la forme suprême d'organisation, appelée à diriger toutes les autres organisations », qui sont, elles, les « organisations de masse » ou « courroies de transmission » d'apparence autonome, mais dont le « noyau dirigeant » est obligatoirement communiste, *c'est-à-dire* installé clandestinement par l'appareil du parti. Boris Souvarine, dès la première édition de son *Staline, aperçu historique du bolchevisme,* avait mis en lumière le fait que le parti créé par Lénine est « *aux ordres d'un cercle clandestin de dirigeants* »*.* Cette clandestinité dirigeante s'exerce à tous les niveaux. A l'intérieur du parti : en apparence, l'apparence « démocratique », les militants envoient leurs délégués au congrès national qui élit les membres du comité central, celui-ci élit le bureau politique qui à son tour désigne en son sein le secrétariat ;
94:802
mais le « centralisme » démocratique inverse ce fonctionnement théorique : au lieu que chaque organe hiérarchiquement supérieur soit élu par les assemblées dont il procède, c'est lui qui est leur noyau dirigeant, jusque dans la mise en œuvre et le contrôle des élections dont il semble être issu. A l'extérieur du parti : et c'est la direction clandestine des courroies de transmission. Cette clandestinité, son fonctionnement spécifique, le fait qu'il s'agit là du caractère constitutif essentiel de l'identité communiste, ont été depuis trente années percés à jour pour les simples citoyens qui entendaient là-dessus les leçons de la Cité catholique, d'ITINÉRAIRES, puis du Centre Charlier. Mais point, pour Jean Daniel, pour le cardinal Decourtray ni pour les successifs directeurs du *Monde.*
\*\*\*
Le pouvoir qu'exerce le parti communiste en URSS, il ne l'a pas reçu d'un article constitutionnel, il ne lui a pas été octroyé par un texte juridique : il le détenait auparavant, il se l'était déjà attribué à lui-même : en l'exerçant par le système léniniste du noyau dirigeant. A elle seule, l'abolition de l'article 6 n'est donc pas l'abolition du pouvoir communiste. Pas plus que la suppression théorique de l'Internationale communiste, ou « Komintern », n'a supprimé le contrôle par Moscou de tous les partis communistes, avec ou sans « Kominform » selon les époques. De Tito à Mao, des partis locaux se sont affranchis du système, mais le système est bien tel, il demeure lui-même, avec ses défaillances, ses accidents, ses échecs. Quand un prisonnier réussit son évasion, c'est une faille du système carcéral, cela ne signifie pas que la prison n'existe plus.
95:802
La suppression de l'article 6 supprime la mention officielle du noyau dirigeant, elle ne supprime pas le noyau dirigeant lui-même et son système. Cette mention officielle était au demeurant paradoxale, elle proclamait une clandestinité, ou du moins, elle ouvrait la porte en direction de sa découverte. Il en existe des expressions plus codées. Par exemple celle de l'article 3 : « L'organisation et l'activité de l'État soviétique se conforment au principe du centralisme démocratique. » Or le « centralisme démocratique » n'est rien d'autre que le nom synthétique donné à ce qu'énonce l'article 6 (et qu'expliquait mieux l'article 126). Supprimer l'article 6 sans supprimer l'article 3 ne change même pas le contenu réel de la Constitution.
D'ailleurs Gorbatchev n'a pas supprimé l'article 6. Il l'a modifié. Aucune traduction française officielle de la nouvelle version n'est encore disponible dans les librairies communistes. Nous avons seulement le texte de l'Agence France-Presse, pour le moment je n'en connais aucun autre que ce charabia :
« *Article 6. -- Le parti communiste de l'Union soviétique ou d'autres partis* \[sic ?\], *syndicats, organisations de jeunesse, autres organisations sociales et mouvements de masse participeront* \[*au futur,* sic\], *par leurs représentants élus aux Soviets des députés du peuple et par d'autres moyens* \[sic\] *à l'élaboration de la politique de l'État soviétique, à la direction des affaires de l'État et de la société.* »
Ce « ou d'autres » partis, ce « participeront » au futur, ces « autres moyens » non précisés ont l'allure d'une esquive dans le flou plutôt que de l'abolition d'un pouvoir. Georges Marchais, qui est du sérail, ne s'émeut pas :
96:802
« On a supprimé en URSS la mention du « rôle dirigeant » du parti communiste dans la Constitution ? Nous avons toujours défendu l'idée que l'autorité de notre parti ne se décrétait pas mais se méritait sur le terrain. » ([^17])
Oui : « ne se décrétait pas mais se méritait sur le terrain », *c'est-à-dire* que cette autorité s'établit en fait par la mise en œuvre de cette technique de domination dont le nom codé est le *centralisme démocratique.* C'est Lénine qui inventa la chose et le mot. Il n'apparaît pas que Moscou ait abjuré le mot ni la chose.
A Rome, Gorbatchev a (semble-t-il) promis au pape la promulgation prochaine d'une « loi établissant la liberté religieuse ». C'est se moquer. La loi existe depuis toujours, elle est même une loi constitutionnelle, c'était l'article 124 de la Constitution Staline assurant « la liberté de conscience » et « la liberté de pratiquer les cultes religieux » ; c'est aujourd'hui l'article 52 de la Constitution Brejnev, qui « garantit la liberté de conscience, c'est-à-dire le droit de professer n'importe quelle religion ou de n'en professer aucune ». Ce droit comme les autres est reconnu à tous les citoyens de l'URSS, mais il ne peut être exercé qu'au sein d'organisations ayant un noyau dirigeant aux ordres du parti communiste.
On mentionne aussi beaucoup, dans le langage péremptoire des médias audio-visuels, le droit de sécession que l'on voudrait voir juridiquement reconnu à chacune des républiques socialistes dont la fédération constitue l'URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) : l'Ukraine, la Géorgie, la Lituanie etc. Mais ce droit existe, il est déjà reconnu, il est constitutionnel.
97:802
C'est l'article 72 de la Constitution en vigueur « Chaque république fédérée conserve le droit de se séparer librement de l'URSS. » C'était l'article 17 de la Constitution Staline : « A chaque république fédérée est réservé le droit de sortir librement de l'URSS. » Ce droit, bien entendu, ne saurait être exercé que par des autorités représentant valablement la république en question, et cette représentation n'est valable que si ces autorités ont pour noyau dirigeant un noyau communiste aux ordres du Politburo de Moscou. Depuis trente ans j'explique que la Constitution soviétique, avec tous ses droits et toutes ses libertés, n'est pas violée mais appliquée. Ce n'est point de ma part un caprice ou un paradoxe. C'est que, aussi longtemps qu'on croit que la Constitution soviétique n'est pas appliquée mais violée, on passe à côté de l'essence du communisme : une praxis qui apparaît, justement, dans la manière dont la Constitution a toujours été appliquée et non pas violée.
\*\*\*
Que le système soviétique subisse aujourd'hui une crise qui est sans doute la plus grave de son histoire, ne signifie pas qu'il ait renoncé à être communiste ou que Gorbatchev ne le soit plus. Notons au passage que l'Occident se laisse volontiers abuser sur le pouvoir personnel en URSS. Staline faisait croire à Churchill qu'il ne pouvait passer outre aux volontés de son bureau politique. Aujourd'hui Gorbatchev nous donne à croire qu'il est le seul maître, éventuellement contesté ou menacé, mais qu'il définit et décide lui-même sa politique : c'est improbable, le contraire est plus vraisemblable, à savoir que Gorbatchev a été choisi par la direction collective pour incarner la politique qu'on lui voit mener.
98:802
Je parle ici de probabilité, car en ce qui concerne l'autorité personnelle du numéro 1 soviétique, sur le moment on ne sait généralement rien de science certaine. Churchill était bien excusable de s'être laissé tromper là-dessus par Staline. La direction collective est plus conforme au système marxiste-léniniste que le « culte de la personnalité » et la dictature d'un seul, mais les deux peuvent se combiner, s'utiliser ou même se feindre selon les circonstances et péripéties. Les vrais repères d'une évolution ou d'une décomposition du communisme ne sont pas dans les initiatives supposées personnelles d'un Khrouchtchev ou d'un Gorbatchev, Le rapport Khrouchtchev lui aussi, lui déjà, avait suscité en Pologne et surtout en Hongrie des mouvements non prévus. Ces imprévus ont aujourd'hui une beaucoup plus grande amplitude. A Budapest en 1956, c'était le chef du parti communiste qui avait pris la tête de la rébellion contre le pouvoir soviétique : ce n'était déjà pas mal.
\*\*\*
La spécificité du communisme est tout entière dans son système universel et unique de commandement, la technique du noyau dirigeant, et dans son système universel et unique de combat, la pratique de la dialectique. Ces deux systèmes utilisent aussi, selon l'opportunité, toutes les méthodes classiques de combat et de commandement employées par les dominations antérieures : cet éclectisme a beaucoup contribué à dissimuler ce qui appartient en propre au communisme et qui constitue son intrinsèque perversité. On y a vu un impérialisme militaire, un colonialisme russe, et il est vrai que le communisme soviétique *s'est servi aussi* des moyens et des tactiques du colonialisme, du militarisme, de l'impérialisme, mais il n'*est* rien de tout cela.
99:802
La technique du noyau dirigeant est davantage essentielle à la réalité communiste que la pratique de la dialectique. En effet, une fois au pouvoir, les dirigeants communistes limitent ou arrêtent le fonctionnement de la dialectique : si elle continuait à fonctionner sans limite, elle finirait par fonctionner contre leur nomenklatura. Cet arrêt de la dialectique a pu être farouchement dénoncé par des révolutionnaires amateurs comme une trahison du marxisme-léninisme. Les révolutionnaires professionnels de Lénine savent que la pratique de la dialectique fait exploser toutes les communautés naturelles ou artificielles : on ne dépose pas de bombes à l'intérieur de sa propre maison. La dialectique ne se pratique pas à l'intérieur de l'appareil communiste. Et quand, étant parvenu au pouvoir, l'appareil communiste occupe tout l'espace social, la dialectique n'est plus nulle part.
La pratique de la dialectique est un diabolique explosif, d'une intrinsèque perversité. Mais non point spontané ; non point autonome. La dialectique est pratiquée, orientée, accélérée ou arrêtée selon les impulsions du noyau dirigeant. C'est donc bien le repère du noyau dirigeant qui est finalement décisif. Là où fonctionne cette technique esclavagiste, là est le communisme. Là où réside la direction de cette technique, là se situe le cœur de l'intrinsèque perversité.
Jean Madiran.
Présenté comme un grand spécialiste des sciences sociales en général et du communisme en particulier, récemment devenu rédacteur en chef des *Études,* important personnage dans la Compagnie de Jésus, le jésuite Jean-Yves Calvez écrit dans *la Croix* du 15 mars :
100:802
« *Le rôle dirigeant du Parti n'a été inscrit que récemment dans les Constitutions, d'où on le retire progressivement aujourd'hui. En URSS, seule la Constitution brejnévienne* (*1977*) *a été parfaitement explicite sur un rôle dirigeant du Parti, bien qu'il ait existé depuis les origines du régime...* »
Bref, la Constitution Staline de 1936 n'en disait rien d' « explicite » ?
Le P. Calvez en aura peut-être consulté l'article 6 ; sans avoir l'idée de lire jusqu'au cent vingt-sixième.
Ceux qui ont la réputation d'être les plus doctes en usent et en abusent jusqu'à s'attribuer le droit de parler de tout sans savoir. Ce n'est pas nouveau ? Dans la Compagnie de Jésus, si. -- J. M.
101:802
### L'abjuration du Cardinal
par Guy Rouvrais
IL fut un temps, dans l'Église, où l'autorité hiérarchique exigeait de tel ou tel fidèle, le plus souvent clerc, une rétractation, suivie d'une pénitence, fondée sur un ferme propos, lorsqu'il professait et propageait une erreur théologique ou morale.
On nous a changé cela aussi.
De plusieurs façons.
La plus bénigne -- relativement -- se manifeste par l'avènement d'un catholicisme sans obligation ni sanction pour ceux, bien entendu, qui ont la prudence, ou l'astuce, de se réclamer du concile. On peut librement professer n'importe quelle erreur offensant la foi ou la morale catholique, sans que nos évêques songent à protéger la foi des humbles fidèles contre des thèses pernicieuses.
102:802
Rome le fait parfois, l'épiscopat français jamais. Quand Mgr Gaillot propage sur l'homosexualité, entre autres, une opinion scandaleuse, le primat des Gaules, le cardinal Decourtray, s'efforce de « dialoguer » afin d'arriver à un compromis mi-chèvre mi-chou entre la « liberté d'expression » de l'évêque et la cohésion du noyau dirigeant de l'épiscopat.
Un nouveau pas vient d'être franchi.
Désormais, ce sont les militants catholiques progressistes qui exigent une abjuration d'un cardinal de la Sainte Église romaine. Ce cardinal, c'est Albert Decourtray.
Non seulement ils l'exigent, mais en plus ils l'obtiennent.
Et pour renier non pas une erreur, mais une vérité.
Il s'agit de sa fameuse déclaration que nous avons commentée dans ces colonnes ([^18]) : « Le reproche qu'on peut faire aux pasteurs qui se situaient dans une perspective essentiellement missionnaire, c'est qu'ils n'ont pas été suffisamment sensibles à certains dangers du matérialisme dialectique. Dans un souci de maintenir la communion avec les plus engagés, on s'est laissé entraîner à une certaine connivence. » (*Le Figaro* du 5 janvier 1990.)
A la suite d'une rencontre, le 13 février, avec des membres de l'ACO (Action catholique ouvrière) le cardinal a abjuré dans les formes ([^19]).
Confession : « J'ai reconnu mon erreur. »
103:802
Réparation : « Nous nous sommes efforcés de préciser comment *réparer* les effets de mon intervention. » Suivie des actes concrets de réparation, explicitement énumérés à la fin du communiqué public : « Envoi à tous les évêques de cette information rapide sur cette réunion », et « une déclaration de la Commission épiscopale du monde ouvrier dans des conditions à préciser ».
Ferme propos : « A plus long terme, il sera judicieux d'envisager une réflexion sur les questions qui sont en cause. »
Les experts ès psychologies épiscopales ne s'y trompent pas : *La Croix* évoque le « *mea culpa* » cardinalice et parle de « battre sa coulpe ». *La Vie* est à l'unisson qui loue un « *mea culpa* courageux ».
L'espace d'un instant, ces journaux ont retrouvé un langage religieux qu'ils n'employaient plus guère, au motif qu'il trahissait une spiritualité antéconciliaire...
On trouvera sous la plume de Jean Madiran un commentaire détaillé de ce texte épiscopal ([^20]).
Nous voudrions, quant à nous, insister sur la façon dont cette abjuration a été obtenue.
\*\*\*
Le commentaire autorisé le plus éclairant, on le trouve sous la plume du directeur de la rédaction de *La Vie* ([^21]) qui écrit que le premier avantage de l'abjuration de Mgr Decourtray « *c'est la pleine reconnaissance, dans les faits, d'une opinion publique dans l'Église. Au cours de cet épisode difficile, celle-ci s'est exprimée de diverses manières, mais toujours avec respect et dignité. Et elle a été entendue. En acceptant le débat, le cardinal, une nouvelle fois et par le fait même, le légitime.*
104:802
*Une telle attitude, ici, ne nous étonne pas et elle nous réjouit. C'est sur elle que nous avons misé. Souhaitons qu'elle ramène à plus de raison et de modestie les pourfendeurs d'une parole libre à l'intérieur de l'Église, sempiternels donneurs de leçons qui, toutes ces dernières années, se sont pris pour l'autorité et se sont arrogé un droit qu'ils n'ont pas, de juger de la qualité du catholicisme des autres. L'Église est* « *dialogue* » *disait le grand Paul VI. Merci, Père Decourtray, de nous l'avoir manifesté de nouveau.* »
Ainsi, pour le directeur de cet hebdomadaire qui se veut catholique, la rétractation du cardinal n'est pas une victoire de la vérité (la sienne) sur l'erreur, de la justice sur l'injustice, du bien sur le mal, mais une victoire de « l'opinion publique » sur la liberté épiscopale et, accessoirement, une défaite des « sempiternels donneurs de leçons ». Le souci de la vérité n'entre pas dans cet univers moral-là. Car, enfin, la seule vraie question posée par le propos du cardinal est celle-ci : y a-t-il eu ou non « connivence » et pourquoi ? M. Petit voit petitement. Ce qu'il considère, ce n'est pas le rapport du propos épiscopal à la réalité, mais le rapport de force entre « l'opinion publique » et l'Église de France.
Quelle est donc cette opinion publique-là qui n'a pas permis au cardinal Decourtray de maintenir plus de trois semaines l'affirmation d'une connivence entre certains pasteurs et les communistes ? Faut-il qu'elle soit puissante !
Dans le même numéro de *La Vie*, pages 67 et 68, le contour de cette opinion publique nous est livré à travers les rencontres du cardinal : « les prêtres engagés dans la mission ouvrière... », « un article de Mgr Deroubaix dans *La Croix *» et « des dirigeants nationaux de l'Action catholique ouvrière ».
105:802
Cela ne fait pas grand monde et ça en fait encore moins quand on sait que ce sont les mêmes qui appartiennent aux mêmes instances : la mission ouvrière comprend l'ACO et ses dirigeants, entre autres.
C'est tout ?
C'est tout.
Telle est l'opinion publique entre les mains de laquelle le cardinal a remis son abjuration.
Le communiqué de Mgr Decourtray n'évoque que la séance avec le conseil national de l'ACO. C'était suffisant à ses yeux comme caution morale.
René Rémond, démocrate-chrétien progressiste -- si l'on peut se permettre cette tautologie -- explique quel titre avait ce mouvement à recevoir l'abjuration épiscopale :
« *Les évêques ont fait preuve à l'égard de l'ACO ou de la jeunesse ouvrière chrétienne* (*JOC*) *d'une tolérance exceptionnelle alors qu'ils ont condamné nombre de mouvements d'Action catholique parce qu'ils trouvaient qu'ils s'engageaient trop dans l'action temporelle. La JOC en faisait tout autant mais... il ne fallait pas toucher à la classe ouvrière ! L'épiscopat a toléré que l'ACO prenne des positions politiques qui outrepassaient le droit qu'elle avait. A l'occasion de l'état de guerre en Pologne, toutes les organisations syndicales -- à l'exception de la CGT -- ont été solidaires de la classe ouvrière polonaise. L'ACO n'a pas bougé. Parce qu'elle était plus attachée à la solidarité avec la CGT communiste qu'avec les ouvriers polonais* » ([^22])*.*
C'est à la lumière de cette réalité qu'il convient de relire un paragraphe du texte de Mgr Decourtray :
106:802
« *Plutôt que de s'interroger sur les lacunes ou les erreurs du passé, comment conforter les militants chrétiens dans le dialogue avec ceux qui ne partagent pas leur foi ? Ils ont besoin non pas d'un démenti de l'interview mais d'un signe de communion véritable avec les évêques.* »
Or, l'ACO ne se borne pas à un dialogue académique « avec ceux qui ne partagent pas leur foi », l'essentiel de sa mission consiste en *un alignement politique pratique* avec les communistes dans le mépris de ceux qui partagent leur foi, les syndicalistes chrétiens de Solidarnosc. Que propose Mgr Decourtray à l'ACO ? De la « conforter » dans cette attitude et même de lui donner « un signe de communion véritable avec les évêques ». La « souffrance » des amis de Lech Walesa étant passée aux pertes et profits d'un dialogue unilatéral.
La voix de l'opinion publique dans l'Église, c'était celle de l'ACO et de ses appendices caudaux. Et pourtant Jean-Claude Petit note que l'opinion « s'est exprimée de diverses manières ». Une seule a été entendue. Une autre manière fut celle de Bernard Antony qui s'est manifesté au nom de CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ, dans une « lettre ouverte au cardinal Lustiger ». Lui aussi déversait sa souffrance et ses blessures dans un cœur épiscopal qu'il croyait paternel pour tous ses fils. «* Mais nous, écrivait-il, jusqu'à ce jour, vous n'avez jamais daigné nous connaître, nous rencontrer, nous écouter. *» Il est vrai que cette souffrance avait d'autres motifs que celle de l'ACO. Toutes les souffrances des chrétiens ne sont pas dignes de la même compassion pour nos évêques.
Que Mgr Decourtray ne fût attentif qu'à une opinion publique sectairement comprise n'émeut pas l'éditorialiste de *La Vie*, au contraire : « Une telle attitude, ici, ne nous étonne pas et elle nous réjouit », et cette phrase, dont il faut bien mesurer le poids : « C'est sur elle que nous avons *misé.* »
107:802
Qu'est-ce à dire ? Que, dans cette affaire, *La Vie* ne fut point un observateur passif, attendant que le cardinal se soumît à « l'opinion publique », mais qu'elle fut un acteur de cette mise en condition. Si l'opinion s'est exprimée de « diverses manières », y compris parmi les lecteurs de *La Vie*, il n'y en eut qu'une qui s'exprima dans ses colonnes -- contre la dénonciation de la connivence -- jusqu'à la rétractation cardinalice. Après, mais après seulement, on laissa aux autres la possibilité de dire ce qu'ils pensaient. Nous lisons dans le numéro de *La Vie* d'où est extrait l'éditorial que nous évoquons « Jean-Claude Petit s'était fait l'écho de cette émotion -- que nous avons aussi partagée à *La Vie* -- dans son éditorial du 18 janvier et de nombreux lecteurs nous ont ensuite écrit à ce propos (*nous ferons écho à leurs lettres dans un prochain forum*). » \[C'est nous qui soulignons.\]
Et, en effet, dans le numéro suivant, un certain nombre de lecteurs approuvent l'attitude première de Mgr Decourtray. Il ne fallait pas qu'ils s'expriment avant. Il fallait que l'épiscopat eût une impression d'unanimité dans le désaveu.
Mais *La Vie* ne fut pas la seule à se livrer à une telle manipulation... *La Croix* l'avait accompagnée, si ce n'est précédée.
Dans le précédent numéro d'ITINÉRAIRES, nous avions déjà souligné que les 9/10 des « tribunes libres » et des « lettres de lecteurs » prenaient position contre le propos cardinalice. Cela a continué -- dans les mêmes proportions, au point que nous nous interrogions le 17 février dans les colonnes de PRÉSENT : « N'y en a-t-il vraiment pas d'autres \[lettres de lecteurs\] ? A moins que la direction du quotidien progressiste ne refuse de les publier.
108:802
Mais s'il n'y a pas d'autres lecteurs pour faire entendre un autre son de cloche, c'est terrifiant ! Quoi ! Il n'existerait plus un seul lecteur de *La Croix* qui se souvienne de l'enseignement de Pie XI et de Pie XII sur le communisme, ou, s'en souvenant, n'y croirait plus ? Or les lecteurs de ce quotidien ne sont pas, pour la plupart, des catholiques sociologiques mais des gens motivés religieusement. »
Depuis, nous avons eu la réponse à notre question : il y avait d'autres lettres de lecteurs, d'autres auteurs de tribunes libres, d'autres hommes, d'autres femmes, qui n'étaient point amnésiques ni naïfs et qui dénonçaient, eux aussi, la connivence. Ces textes, nous avons pu les lire, dans *La Croix,* mais *après* le « mea culpa » cardinalice. Comme dans *La Vie ?* Comme dans *La Vie.*
Que « l'opinion publique » dans l'Église -- entre autres -- fût une fabrication des media et des journalistes progressistes, appuyés sur l'appareil bureaucratique du noyau dirigeant de l'épiscopat, n'étonnera que nos plus jeunes lecteurs.
Les autres se souviennent qu'il n'y a là aucune nouveauté. C'est avec de tels procédés que les schémas initiaux du concile furent changés, que le communisme n'y fut point condamné ou que le latin fut abandonné. Aujourd'hui, les tincq ont remplacé les fesquet et les petit les hourdin. Mais c'est le même esprit qui est à l'œuvre, les mêmes méthodes qui sont employées, le même terrorisme médiatique. Et le même aveuglement épiscopal ou la même complicité ou la même trouille, et probablement les trois à la fois.
L'opinion publique dans l'Église est identifiée à ce qu'on appelle son « aile marchante », c'est-à-dire moderniste et philo-marxiste. L'opinion publique, ainsi comprise, n'est pas quantitative mais qualitative. Ceux qui se réclament du dialogue et du concile à tort ou à raison -- ont, par essence, une légitimité que les autres n'ont pas.
109:802
Les autres peuvent s'exprimer avec parcimonie et modestie, ainsi qu'il convient à des croyants de seconde zone. Mais pas partout et pas à n'importe quel moment. On ne leur concède la liberté de s'exprimer qu'au moment jugé opportun par ceux qui fabriquent l'opinion catholique. Toutefois, comme ces derniers doivent, aussi, sacrifier à la loi du nombre, on concentrera dans un espace de temps restreint un maximum de prises de position allant dans le même sens. Tel est le scénario que nous avons vu se développer sous nos yeux à propos de la « connivence ».
C'est en fonction de ce que nous venons d'exposer qu'il faut apprécier, l'impudent propos de Jean-Claude Petit :
« Souhaitons qu'elle ramène à plus de raison et de modestie les pourfendeurs d'une parole libre à l'intérieur de l'Église, sempiternels donneurs de leçons qui, toutes ces dernières années, se sont pris pour l'autorité et se sont arrogé un droit qu'ils n'ont pas, de juger de la qualité du catholicisme des autres. »
Mais qui donc a voulu pourfendre et interdire « la parole libre » de Mgr Decourtray sur la connivence ? Qui entend lui donner, des « leçons de modestie » ? Et qui donc, depuis des décennies maintenant, met en cause l'authenticité catholique des croyants dits « traditionnels » ? Qui les a déclarés hors de la communion de l'Église, avant même « l'excommunication » de Mgr Lefebvre ? Qui s'arrogeait le droit de juger de la qualité du catholicisme des autres ? Et qui les traitait de « chiens » ?
110:802
Soyons persuadés que ce qu'écrit notre homme, il l'écrit en toute bonne foi, hélas ! Par un curieux phénomène d'auto-intoxication il est persuadé, alors même que lui et les siens tiennent le haut du pavé dans la presse catholique et que l'épiscopat observe à leur égard une soumission craintive, -- il est persuadé, dis-je, que ce sont les autres, nous, qui « se sont pris pour l'autorité » en s'érigeant en magistère parallèle ou en autorité de substitution dans l'Église. *Moralement,* nous n'existons pas, mais nous serions *pratiquement* un redoutable danger pour l'Église de France !
On l'a bien vu dans l'affaire dite du CCFD. Un certain nombre de journaux, sans liens organiques ou juridiques, ont dénoncé le scandale permanent que constituait la façon dont cet organisme répartissait les crédits que lui allouaient les fidèles. L'émotion fut grande parmi les catholiques. On a pu la mesurer objectivement à l'aune des recettes de la quête de Carême. Loin d'y voir une manifestation légitime de l'émotion de l'opinion publique catholique, ils dénoncèrent un « complot »... contre l'Église de France tout entière et l'épiscopat tout entier. Bien entendu, loin de presser l'épiscopat d'admettre « la pleine reconnaissance, dans les faits, d'une opinion publique dans l'Église », ils le sommèrent -- Petit en tête -- de résister là-contre. Ils réussirent.
Pourquoi ? Parce que, quoique nous eussions une puissance de feu médiatique phénoménale, nous n'étions rien. Rien dont il faille tenir compte. Nous n'avions rien à dire de vrai, de juste, de catholique. Ils sont tout. Ils ont tout. En eux s'incarne la vérité du catholicisme français. Ils se veulent novateurs, et pourtant ils appartiennent à une secte bimillénaire dont Notre-Seigneur parlait déjà en nous exhortant à ne point leur ressembler, c'étaient, je crois, les Pharisiens.
Guy Rouvrais.
111:802
### D'une droite, l'autre
*Quel compromis nationaliste ?*
par Danièle Masson
DES représentants éminents de la droite nationale travaillent à « rassembler sur un même projet politique ambitieux toutes les familles de la droite » (*Présent* du 7 avril). Nouveau visage du compromis nationaliste cher à Maurras. Noble tâche. Difficile aussi. Car l'exemple aussitôt donné est le rapprochement entre la « conception » d'une Europe qui « a été chrétienne » (elle ne l'est donc plus ?) et « celle longtemps développée par la Nouvelle Droite qui privilégie l'aspect ethnique ».
112:802
La « droite » ne risque-t elle pas de ressembler à ces petits objets que l'on porte sur soi comme un porte-bonheur et un signe de reconnaissance : une amulette ? Son pouvoir est nul ou relève de la magie. Jean Madiran le rappelait : « Sémantiquement, historiquement, politiquement, la droite est une notion quasiment vide. »
Une notion sans enracinement puisqu'elle vit le jour le 28 août 1789, lorsque les membres de la première Assemblée Constituante se regroupèrent à droite ou à gauche du président de séance, suivant qu'ils étaient d'avis ou non d'accorder le droit de veto à Louis XVI.
Si la gauche, qui n'a pas besoin d'enracinement, et qui naît en 1789 comme de la cuisse de Jupiter, se désigne elle-même, c'est elle qui désigne la droite, et cette désignation est une marque d'infamie. C'est pourquoi la droite sociologique se défend souvent de l'être : c'est la droite honteuse. En revanche, la droite nationale relève le défi ; elle est fière de l'être, et revendique ses propres valeurs.
Beau défi, mais que la beauté seule ne justifie pas. Quelles sont les valeurs de la droite ?
La grande révolte des pays soumis au joug étranger du communisme permet d'en cerner un aspect majeur. A gauche, on s'effare. François Schlosser, dans le *Nouvel Observateur* du 29 mars, constate : « Partout où l'armée soviétique se retire, les États-nations s'affirment, et renaissent, et parfois s'exacerbent des nationalismes réclamant vengeance pour d'anciennes frustrations. » Ce constat est déjà un mépris des peuples et une nostalgie de l'ordre de Yalta. En sourdine, c'est un appel : « Gorbatchev, au secours, ils sont devenus fous ! »
113:802
A droite, on se réjouit : Dans *Identité,* organe intellectuel du FN, Pierre de Meuse salue « le réveil des nations » (janvier-février 90). Dans *Éléments,* revue de la Nouvelle Droite, Pierre Vial (qui est aussi élu FN) célèbre « la revanche des peuples » (hiver 89). Dans la Lettre, d'information du Club de l'Horloge, Michel Leroy fête « les nations asservies » qui retrouvent « le chemin de la liberté, mais aussi de la fierté et de l'identité nationales » (4^e^ trimestre 89). On retrouve chez les trois rédacteurs le même mouvement. Au-delà du constat, c'est l'espérance d'une Europe enfin libre : « Le rejet du communisme pourrait bien être la première étape de la construction de l'Europe des patries » (Pierre de Meuse).
« La réalité nationale -- têtue comme toutes les réalités -- va jouer un rôle déterminant dans le proche avenir de l'Europe de l'Est » ; et de l'Ouest, puisqu'elle apporte « un message idéologique cohérent » capable de « remplacer un marxisme obsolète et de contrer les sirènes néo-libérales » (Pierre Vial). Et c'est l'appel généreux à la résistance commune des nationaux de l'Est et de l'Ouest : « Nous devons soutenir les mouvements nationalistes de l'Est... les forces identitaires doivent être encouragées » (Pierre de Meuse). Patrie, nation, identité toutes les familles réputées de droite doivent assurément se rassembler sur ces réalités, ou ces valeurs.
Seulement, dans *Identité,* comme dans *Éléments,* comme dans la Lettre du Club de l'Horloge, on constate un étrange silence. Oubli, négligence, occultation ? aucune mention n'est faite du réveil religieux. Si, pourtant. Pierre Vial souligne, pour mémoire, « la revendication religieuse » des uniates d'Ukraine. Mais pour commenter : « S'ils refusent de dépendre de l'Église orthodoxe, c'est en fait parce qu'ils reprochent à celle-ci d'être russe. L'antagonisme religieux couvre un antagonisme beaucoup plus fondamental, puisqu'il est national. » Pour Pierre Vial, donc, ce qui est fondamental, essentiel, c'est le fait national ; le fait religieux, c'est l'accessoire, l'accidentel.
114:802
Sans mauvaise intention, remarquons que dans le premier numéro d'*Éléments,* l'éditorial « Crosse en l'air » opposait patrie et religion, et que cette opposition est une constante de l'histoire révolutionnaire et un vieux piège maçonnique.
Bien sûr, le combat politique de la droite nationale a besoin de toutes les énergies. Bien sûr, le militant chrétien ne demande pas à son compagnon militant un certificat de baptême ou un billet de confession. Mais, plutôt que de s'initier aux arcanes des « valeurs de droite », il faudrait s'entendre sur la réalité de la nation qui seule fonde ces valeurs.
C'est au maître Maurras qu'il faut en revenir -- ou, pour moi, en venir enfin.
En 1944, dans sa lettre-préface à *la Philosophie politique de saint Thomas,* de Jean-Louis Lagor, Maurras écrivait : « L'empirisme organisateur est né dans une France labourée par d'immenses divisions de pensée... Pour essayer de regagner un peu de cette unité rendant possible la conversation, il ne fallait pas procéder comme si elle eût été faite... Dans une nation d'intellectuels où se mêlaient protestants, catholiques, kantiens, spinozistes, hégéliens, positivistes, spiritualistes... il fallait que l'on pût préconiser, fût-ce avec un accent de fable et de défi, des conjonctions d'esprits fort éloignés les uns des autres, pour les coaliser contre l'anarchisme de l'entre-deux. C'était, sur le plan intellectuel, l'équivalent de ce que doit être le compromis nationaliste, sur le plan politique et social. » Il précisait : « L'empirisme organisateur n'est pas une théorie ; c'est la mise a profit des bonheurs du passé en vue de l'avenir que tout esprit bien né souhaite à son pays ».
115:802
Cette mise à profit ne peut se réaliser si l'on oublie, si l'on néglige, si l'on occulte une part essentielle de ce passé. « L'esprit révolutionnaire ne sait ni ne veut regarder : du passé faisons table rase, dit sa chanson. Je hais ce programme de l'amnésie. »
Ce qui frappe, chez Maurras, c'est l'accent, non sur les valeurs, mais sur la réalité. La pensée divise, la réalité unit. La pensée peut aisément faire table rase. La réalité, elle, est chargée du poids d'un passé, d'un patrimoine qu'on ne peut ni oublier, ni négliger, ni occulter. D'autre part, Maurras met l'accent sur la « coalition contre ». Or, pour que la coalition, contre l'étranger de l'extérieur et de l'intérieur -- soit victorieuse, il faut que l'on connaisse et que l'on aime ce que l'on défend : la coalition contre l'étranger puise sa force dans la coalition pour une nation connue et aimée. Ce fut le secret, jadis, de la victoire des Grecs sur les Perses, pourtant bien supérieurs en nombre : ils avaient des raisons de vaincre ; les Perses n'en avaient guère.
\*\*\*
Alors, qu'est-ce qui forge une nation ? Pour Pierre Vial, c'est la guerre et la lutte. Aujourd'hui, c'est la lutte contre l'incendie allumé par des allogènes. Jadis, ce fut la guerre de Cent ans : « La guerre de Cent ans a joué un rôle décisif pour ancrer un sentiment national français... C'est la désignation d'un ennemi commun qui soude les Français... La guerre est la grande accoucheuse d'une communauté nationale naissant dans le sang et les larmes. » (*Éléments,* printemps 81.)
Bref, la nation se forge dans et par la guerre, « accoucheuse », comme pour Marx « la violence est l'accoucheuse de toute société grosse d'une société nouvelle ».
116:802
La pensée d'Henry de Lesquen, actuel président du Club de l'Horloge, est similaire. La nation, pour lui, s'est forgée dans la violence et dans la guerre. Lesquelles ? Celles de la Révolution française. Nous pouvions croire que le baptême de Clovis était l'acte de naissance de la nation française. Pas du tout. Henry de Lesquen écrit : « La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 est l'acte de baptême de la nation française. » (Lettre d'information du Club de l'Horloge n° 40.) Tous les hommes de gauche ratifieraient une telle déclaration, Yvan Blot, aujourd'hui élu FN, naguère président du Club de l'Horloge, après avoir été directeur, sous le pseudonyme de Michel Norey, du Secrétariat d'études et de recherches du GRECE, laboratoire d'idées de la Nouvelle Droite, dit de même : « Nous pouvons nous référer à une longue tradition dont la Déclaration de 1789 représente une étape, certes importante, puisqu'elle fonde notre démocratie moderne autour des notions essentielles que sont le citoyen et la nation. » (Lettre d'information n° 33.) Mais Lesquen va plus loin que beaucoup d'intellectuels de gauche, aujourd'hui soucieux de désolidariser 89 de 92 : « Les événements révolutionnaires, écrit-il, vont vite prouver que la nation est une force et que son sort est lié à la guerre, pour le meilleur et pour le pire... Pendant cette période, à travers la succession des régimes : Constituante, Législative, Convention montagnarde, Convention thermidorienne, Directoire, Consulat, Empire, la France aura définitivement forgé son identité nationale. Elle aura essaimé l'idée nationale à travers l'Europe. »
On comprend que pour ces penseurs la droite ne soit pas une notion sémantiquement vide, et qu'elle ait pris naissance, comme la gauche, le 28 août 1789. Mais ces « valeurs » sont-elles les nôtres ?
117:802
Acceptons-nous que la nation française soit née en 89 aux forceps d'une Révolution qui a fait table rase du passé, pratiqué le génocide (ou si l'on préfère le « populicide »), et que ses tyrans ont prétendu exporter, clés en main, dans le sang et dans les larmes, en Europe ?
C'est précisément quand faiblit le sens de l'identité que la guerre est nécessaire pour restaurer l'unité perdue. Mais accepter cette faiblesse comme un principe, ce serait accepter que la nation soit une idée -- et une idée souvent meurtrière -- alors qu'elle est, comme disait Maurras, « la représentation en termes abstraits d'une forte réalité... Le plus vaste des cercles communautaires qui soient (au temporel) solides et complets. Brisez-le, et vous dénudez l'individu » : Or, la Révolution française a brisé ces cercles communautaires pour dénuder l'individu.
La nation suppose un passé, un héritage, un patrimoine que l'on aime et que l'on fait fructifier, et non la table rase de ce passé, comme la Révolution l'a voulu faire de l'Ancien Régime. Dans la nation, se joue le jeu subtil de la nécessité et de la liberté.
La nécessité : comme le dit Maurras, « on se met d'un parti*,* on naît d'une nation ». S'il est vrai que « l'idée de nation ne se laisse pas capturer aisément », il est vrai aussi que les éléments qui la constituent nous enveloppent, nous soutiennent, et presque nous prédestinent : « Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts instituent diversement l'unité nationale. » (Paul Valéry)
Cependant, la distinction établie par Maurras entre le patriotisme et le nationalisme fait jaillir la liberté dans la nécessité « Patriotisme s'est toujours dit de la piété envers le sol national, la terre des ancêtres...
118:802
Nationalisme s'applique, plutôt qu'à la Terre des Pères, aux Pères eux-mêmes, à leur sang et à leurs œuvres, à leur héritage moral et spirituel. » Dans l'héritage moral et spirituel intervient le choix, la liberté, alors que la terre, elle, ne se choisit pas. Mais, si cette liberté peut être révolte, elle est essentiellement consentement à l'être : « Avec une certaine liberté, nous adhérons... à notre nation mais on adhère comme on consent. » Cette adhésion libre à la nation, qui est aussi un consentement à nous-mêmes, fait que « notre histoire bien analysée peut égaler le plus émouvant des poèmes ». Toutes les valeurs léguées par notre histoire ; tout notre patrimoine ; sans en rien oublier, négliger, occulter.
C'est dire que le patrimoine chrétien est indissociable du patrimoine national ; les pays de l'Est en sont la vivante illustration ; l'entrelacs de ces patrimoines, national et religieux, fait la vigueur de leur résistance. Si l'Ouest les dissocie, il mutile la nation et affaiblit sa propre résistance.
Or, l'antichristianisme virulent de la Nouvelle Droite n'est un secret pour personne. Dans le christianisme, elle voit à la fois une religion étrangère à l'Europe, parce qu'orientale ; le bolchevisme de l'antiquité gréco-romaine ; l'inspirateur du communisme qui est pour elle « l'égalitarisme chrétien ramené sur terre ». Pas moins. Elle conclut : « Nous avons décidé de nous reconnaître dans le passé européen, non dans le mirage oriental » ; et encore : « il faut fermer la parenthèse chrétienne ».
Amputer la civilisation occidentale de vingt siècles d'histoire réelle pour la remplacer par une mythologie indo-européenne qui trouve sa source dans « la Germanie, vraie parole païenne au cœur de l'Europe chrétienne », est-ce à cette tâche que nous sommes conviés, au nom de la nation française et de l'Europe des patries ?
119:802
Ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n'y croyaient pas peuvent bien travailler ensemble. Encore faut-il qu'ils se respectent les uns les autres ; et qu'ils assument et aiment le patrimoine réel de la France, qui est chrétien, et ne lui substituent pas « les mythes fondateurs de l'Occident », qui sont décret de l'esprit, et s'élaborent de préférence dans les brumes du Nord.
Dans un numéro récent d'*Éléments* (septembre-octobre 89), la Nouvelle Droite, prenant la relève de Jean-François Kahn et de son *Événement du Jeudi,* revendique « le droit au blasphème », et compare ostensiblement les intégristes iraniens et les chrétiens : voilà pour le respect. Pierre Gripari, très en cour chez les néodroitistes, y affirme doctement : « Je suis blasphémateur, bien que je sois athée... Étant donné que le fantôme collectif de Dieu perdure,... il faut maintenir et perpétuer le blasphème... Le blasphème devient presque un devoir philosophique. » Or, en février 90, lors du grand rassemblement « culturel » de la « droite intelligente » organisé par *National Hebdo,* une pièce de Pierre Gripari était présentée ; l'abbé Laguérie était également convié à ces journées. Il y a des rencontres inattendues ([^23]).
La Nouvelle Droite sait qu'il n'y a pas de cohésion nationale forte sans patrimoine religieux. Elle sait le rôle de la religion dans l'identité d'une nation. « La croyance est la clé de voûte de toute l'organisation sociale », dit Alain de Benoist, pape de la Nouvelle Droite. L'identité est à la fois le sens de la singularité, d'être soi et non pas un autre, et le sens de la permanence, de la similitude, de la reconnaissance mutuelle de ceux qu'unit non pas une communauté de rêve, mais une communauté de destin.
120:802
La religion est le ciment de cette unité. Les chrétiens ont la nostalgie des nuits de Noël et des matins de Pâques ? Ce sont, dit Alain de Benoist, des « païens qui s'ignorent ». Alors, à la place de Noël, il les invite à célébrer le solstice d'hiver ; à la place de la Saint-Jean, le solstice d'été ; à la place de la Purification, les Lupercales (qui ont été fêtées à Aix-en-Provence en février dernier). Mythe ou réalité ? *Éléments* nous montre « les guerriers reçus dans l'autre monde par Ossian et les héros celtiques », (printemps 81). Aujourd'hui, la Nouvelle Droite voit dans le mouvement écologiste allemand « le dernier avatar du vieux culte germanique des forêts ».
Folklore ? gadgets inoffensifs ? paganisme de pacotille ? Oui bien sûr ; Mais, dans *Éléments* (hiver 85), Pierre Vial enracine ce folklore en saluant « la vraie religion de l'Europe ». La vraie religion de l'Europe, c'est pour lui « le message de Faust : il faut accomplir la divinité intérieurement, en tant que réalisation de soi, et extérieurement comme action créatrice par laquelle l'homme revêt la forme vivante de la divinité » mouture intellectualisée de l'antique promesse : « vous serez comme des dieux »*. Nihil novi...*
\*\*\*
« Rassembler toutes les familles de la droite » ? Assurément,
« Quand les blés sont sous la grêle,
Fou qui fait le délicat. »
Mais il nous faut bien, pour constituer une famille, avoir entre nous quelque parenté. La droite n'y suffit pas. Il faut bien reconnaître un patrimoine commun. Il y a des croix aux carrefours, il n'y a pas de croissants.
121:802
Il n'y a pas non plus le vieux motif d'entrelacs qui sert d'emblème au GRECE. Le compromis nationaliste exige de prendre en compte -- indépendamment de l'adhésion toute personnelle de la foi -- cette réalité collective ; sans oubli, sans négligence, sans occultation.
Les arbres les plus élevés sont ceux qui poussent au plus profond leurs racines. Parce qu'elle est une réalité charnelle qui s'enracine dans un passé, la nation est une âme aussi, « un plébiscite de tous les jours », une volonté ; la volonté des « citoyens vivant dans un même pays et qui de leur propre consentement désirent continuer de vivre ensemble », selon la belle expression de Renan. La nation comme préfiguration de l'avenir, comme volonté, comme vocation collective, puise sa sève dans les richesses du passé. Le nationalisme à la française ne va pas sans la piété naturelle.
Ce qui est susceptible de « rassembler toutes les familles de la droite », ce n'est pas la droite, c'est la famille. Cela suppose que, face aux laboratoires de pensée d'une droite plus ou moins nouvelle, intellectuellement active, et qui puise souvent son inspiration dans le gramscisme, nous, chrétiens, conjuguions le courage de ceux qui ne s'agenouillent pas devant les pouvoirs et l'intelligence, le savoir, le savoir-faire, le faire-savoir, l'amour aussi, pour déployer les inépuisables trésors de la chrétienté. Alors, le compromis nationaliste sera autre chose qu'une imposture il sera autre chose que l'équilibre instable de forces contradictoires ; il deviendra l'harmonie de forces complémentaires.
Danièle Masson.
122:802
### Blignières 1914-1989
par Hugues Kéraly
Cette chronique d'une vie, en forme de mémorial, écrite l'année dernière au mois de février ([^24]), je l'avais mise de côté afin de la publier dans notre numéro de janvier 1990, pour le premier anniversaire de la mort du Colonel.
Mais les circonstances que l'on connaît ont fait que la revue ITINÉRAIRES n'a pas eu de numéro de janvier 1990. -- J. M.
HERVÉ DE BLIGNIÈRES naît le 15 avril 1914 au château du Bot, Hennebont, Morbihan. Il porte le numéro cinq d'une fratrie étonnante, et d'abord par le nombre, puisqu'elle comptera sept filles et neuf garçons : seize enfants. C'est une famille chrétienne, très unie, très gaie, dont les générations précédentes avaient donné à la France beaucoup d'officiers, plusieurs savants et quelques grands serviteurs de l'État...
123:802
On dit que l'évêque de Vannes présentait cette fabuleuse nichée du Bot comme une des principales curiosités du diocèse, à égalité avec les alignements mégalithiques de Carnac, au nord de Quiberon.
Une autre légende familiale veut que le petit Hervé se soit dressé d'un bloc au premier tocsin de la Grande Guerre (3 août 1914), mais le simple examen des dates exclut toute possibilité d'engagement, même prématuré ! Toujours est-il qu'Hervé de Blignières enfant ne craignait pas grand'chose et se démenait comme un diable, à tort ou à raison, pour parvenir à ses fins. Sa mère, née Kéraly, l'attachait solidement avec des cordes lorsqu'elle aspirait à autre chose que de le surveiller.
De remuant, Hervé canalisera bientôt cette exceptionnelle énergie pour devenir sportif, studieux, « brillant ». Il passe successivement les deux bacs de l'époque (mathématiques et philosophie) afin d'augmenter ses chances au concours d'admission de l'École Spéciale Militaire de Saint-Cyr. La promotion qu'il rejoint le 1^er^ octobre 1935, à l'aube du Front Populaire, et de la montée en force de l'Allemagne nazie, porte un nom éclatant, plein de sens aussi pour son propre destin : « *Maréchal Lyautey* »*...* Son rang de sortie lui permet de choisir l'Arme d'élite qui, avec la Légion Étrangère, marquera toute sa vie d'officier : la Cavalerie.
#### La nuit du 4 août
A l'École d'Application de Saumur (1937-1938), le sous-lieutenant de Blignières brûle les deux années les plus sportives de sa vie.
124:802
Au grand bonheur de ses chefs, qui ne lésinent pas sur la dépense physique quand il s'agit d'autrui, Hervé est excellent cavalier dans toutes les disciplines de compétition ; redoutablement tenace à l'épée (plus lourde que le fleuret) ; nageur très convenable ; enfin, à la carabine, tireur prodigieux : on l'a vu découper en dix coups et en rond le petit *centre noir* d'une cible, à la foire d'Hennebont... Les camarades du Premier Étranger, qui ont testé cette aptitude face à des situations moins gratuites, le verront foudroyer à bonne distance, en pleine nuit, trois démons noirs surgis en trombe d'une cache souterraine dans la rizière indochinoise, pour semer la mort parmi ses légionnaires au repos !
Dès Saint-Cyr, ces performances tous azimuts le désignent ipso facto comme volontaire idéal pour de multiples rencontres, olympiques ou militaires, en fonction des dernières marottes du premier plus-ancien-dans-le-grade venu à l'entraînement. Elles le conduisent aussi, pour sacrifier au « Pentathlon moderne » du baron de Coubertin, à cultiver l'exercice qui lui paraît alors incarner tous les vices de la démocratie : la course à pied.
Mais les jeunes cyrards de la promotion Lyautey n'ont pas lieu de se plaindre. C'est le capitaine instructeur Philippe de Hauteclocque, futur maréchal de France sous le nom de Leclerc, qui se charge de la formation militaire des cavaliers. Chef de guerre déjà chevronné, il s'attache davantage aux vertus morales qu'aux techniques d'armement. Hervé de Blignières n'oubliera jamais le jour où son capitaine s'était cassé la jambe tout seul sur la route, en chutant de cheval dans une mauvaise rencontre avec un gros camion. Hauteclocque serra les dents, se fit remettre en selle par un cultivateur témoin de la chute, ramena sa monture à l'École au pas réglementaire, héla le soldat en faction devant la porte et se fit conduire à son bureau pour rédiger le rapport indiquant aux élèves la faute qu'il se supposait :
125:802
une rêne contraire d'opposition, là où une simple rêne directe dite « d'ouverture » eût contraint l'animal à éviter l'engin ; le capitaine de Hauteclocque, rendu indisponible par cette contravention au manuel de dressage, était donc provisoirement remplacé par son lieutenant... Repos ! -- L'ambulance ne fut autorisée à pénétrer dans la cour qu'après remise et lecture du rapport complet.
C'est à cette énergie faite homme qu'Hervé de Blignières vint demander, en juillet 1937, l'autorisation de se marier. Le capitaine n'entrait pas dans les affaires de cœur de ses subordonnés. Il prévint simplement : « *Pas besoin de vous faire la liste des inconvénients d'un mariage jeune dans l'armée. J'espère que la future madame de Blignières n'est pas de ces bourgeoises qui démolissent les belles vocations... Autorisation accordée.* »
Aliette de la Casinière, née le 7 novembre 1915 à Tanger, n'était pas de celles-là. Ses oncles avaient servi dans la Coloniale. Son père Henry avait tué plusieurs taureaux dans l'arène avant la naissance de Luis Miguel Dominguin et les romans d'Hemingway ; il avait suivi Lyautey au Maroc, comme ingénieur des Mines, pour faire surgir du désert des villes entières, avec leurs arbres et leurs fontaines, villes dont il prépara lui-même les premiers codes municipaux. Son frère aîné Henry (de père en fils) avait embrassé la carrière des armes, c'était un camarade d'Hervé, et le cadet Hubert donnera sa vie pour la France le 28 novembre 1944 dans une forêt d'Alsace, au sein des légionnaires du 1^er^ Régiment Étranger de Cavalerie (REC)... Aliette vraiment n'a point de prévention contre le courage militaire, de tradition familiale depuis des siècles dans toute la foi partagée, tout le sang reçu des la Casinière et des Sénailhac, qui descendaient de saint Louis.
126:802
Il lui en faudra d'ailleurs, et d'une belle trempe mystique, pour épouser les combats et aussi les absences d'un homme dont les véritables états de service totaliseront bientôt trois guerres ouvertes, une clandestine, deux blessures graves et dix ans de détention... L'argent manquera souvent au foyer. L'amour et le courage, jamais. Même en cas de disparition subite du maître de maison, prévenant par télégramme qu'il s'embarquait pour « le coup du siècle » à dix mille kilomètres de chez lui.
Dans les années soixante, quand le dernier de ses sept enfants aura l'âge de raison, Hervé commencera de se tenir tranquille et de revoir les siens plus souvent. C'est qu'on l'avait remis en prison. A quatorze stations de métro du domicile familial, avec un permis en règle, chacun était bien sûr de pouvoir lui parler ! Aliette organisait les tours, en fonction des urgences et des carnets de notes. Elle pleurait souvent face aux plus durs. Plaidait toujours pour les plus faibles. Elle avait tous ses « canards » sous la main, et d'une certaine façon, le patron était plus disponible qu'à l'accoutumée. Malgré la peine, l'inquiétude, et la grande pénurie, elle rayonnait.
Aliette avait un autre atout que l'amour, pour élever sa grande famille et protéger Hervé : elle priait tout le temps ; elle priait la Sainte Vierge, modèle de toute maternité, patronne principale de tout combat chrétien. Il n'y eut pas de billet gagnant à la loterie nationale. Mais des intercessions spéciales, multiples, dans le malheur des camps, le feu des bleds et des rizières, sans compter les enveloppes glissées sous la porte, qui lui sauvaient sa barque au dernier moment...
(...)
Les noces furent célébrées le 4 août 1937 -- anniversaire de l'abolition des privilèges de la noblesse -- en l'église de Saint-Karadec qui domine Hennebont. La date n'avait pas été choisie par provocation, on peut le croire, mais elle en rappelle aujourd'hui deux autres dans la carrière de l'officier :
127:802
le 21 janvier 1950 (blessure en Indochine) et le 15 août 1958 (prise de commandement du 1^er^ REC en Algérie). En épousant Aliette de la Casinière, on croirait bien qu'Hervé a épousé aussi quelque chose des grandes dates mariales et des grands deuils de la monarchie. Le courage des temps difficiles sème parfois des symboles étonnants.
#### Mai 40 : à contre-courant
« *Contre-courant* »* *: c'est le titre qu'il entendait donner à ses mémoires, hélas interrompus par la maladie. Les plus belles pages du manuscrit, qui racontent son baptême du feu et ses premiers faits d'armes, illustrent en effet avec éclat le *sens* principal de sa destinée. Lorsque le lieutenant de Blignières entre dans l'histoire militaire de son pays, en mai 1940, c'est déjà pour en remonter le courant.
Notre armée fait retraite en Belgique dans le plus grand désordre et les pires conditions. De nombreux officiers ont péri au contact d'un ennemi supérieur en tout, ou sous les coups de cette « Cinquième Colonne » en civil qui prolongeait les sabotages de la drôle de guerre et assurait la collaboration communiste aux alliés du moment. D'autres, nombreux aussi, se sont lâchement mélangés au flot des civils, abandonnant leurs unités sur place, leurs armes, leurs munitions.
Pour ceux qui continuent de se battre, comme les deux pelotons à cheval du 31^e^ Régiment de Dragons regroupés sous les ordres du lieutenant de Blignières, la disproportion des forces en présence semble assez fabuleuse avec le recul du temps :
128:802
dans cette guerre de mouvement que l'état-major avait exclue de ses prévisions, elle oppose en effet les mousquetons et les sabres de la cavalerie française aux mitrailleuses et canons sous tourelles des Panzer-Divisions, sans parler du feu tombé du ciel, où règnent les Stukas de la Luftwaffe... Comment faire malgré tout son métier de soldat ? défendre les frontières du pays, au galop d'une monture ancestrale, contre un tel assaillant ? La réponse du jeune lieutenant de Blignières, et celle de plusieurs de ses camarades, fut de ramasser les canons, les armes et d'encadrer tous ceux qui méritaient encore le nom de soldats pour foncer de l'avant.
Le maréchal Rommel les reçut de plein fouet, à plein feu, et mit fin à l'épopée du 31^e^ Dragons sans dommage pour ses colonnes blindées ; mais le seigneur de guerre qu'il était n'en fut pas moins dans l'admiration : le 17 mai 1940, il se fit présenter -- sur une civière -- l'officier qui avait commandé la charge de ses cavaliers dans les plaines de Belgique, droit devant, et le sabre au poing ! ([^25])
Le lieutenant de Blignières sortait vivant du massacre avec sa première blessure, qui lui vaudra aussi sa première citation ([^26]). Il n'avait pas fini cependant de se battre contre l'ennemi intérieur, la tentation du défaitisme et le sens du vent. Il était prisonnier.
#### 1940-1945 : sept « tentatives », deux évasions
Transféré à l'Oflag XB de Nienbourg-sur-Wesser, en Allemagne, Hervé de Blignières poursuit sa guerre de la seule façon possible en captivité :
129:802
il mobilise aussitôt tous les moyens qui lui restent -- l'énergie, l'intelligence, le courage -- pour sortir du camp. Contrairement à ce qu'on imagine aujourd'hui, car toute une littérature, tout un cinéma le fait croire, au service des légendes de la Libération, l'idée de s'évader pour reprendre la lutte ne déclenchait pas l'enthousiasme du moindre prisonnier. Hervé de Blignières découvre donc assez tôt dans sa vie les lois de la résistance et de la clandestinité.
Avec les camarades qui partageaient sa foi, il se met à guetter jour et nuit les moindres failles du dispositif concentrationnaire de l'ennemi : saut ou coupure brutale des barbelés, percement d'un tunnel, manipulation des corvées à l'extérieur du camp, mise à profit du brouillard, confection complète d'uniformes allemands, sortie en véhicule à moteur -- tous les scénarios sont longuement étudiés, mûris, minutés et tentés en grandeur réelle, dans des conditions de plus en plus risquées au fil des inspections et des découvertes du commandement.
Hervé de Blignières accumule pour sa part cinq années d'obstination complète et sept « *tentatives d'évasion* »*.* L'expression, relevée dans ses états de service, reste très en dessous de la performance physique et morale d'un homme qui trouve en lui-même le courage solitaire d'affronter sept fois la mort (après l'avoir imaginée soixante-dix-sept fois sept fois) pour sortir du camp. Deux de ces « tentatives » le mèneront d'ailleurs assez loin : près de la frontière française au Luxembourg et en Belgique, à plus de 500 kilomètres de son point de départ, où il sera chaque fois repris !
Cette ténacité incroyable, qui passerait pour invention épique pure et simple sous la plume du romancier, lui vaudra quatre-vingts jours de cellule punitive, un « interrogatoire » musclé par la Gestapo d'Aix-la-Chapelle, et une traduction en Conseil de Guerre allemand.
130:802
Elle lui vaudra aussi de finir sa captivité au camp de représailles de Lübeck (Oflag XC) -- aidant ses camarades à n'y point périr comme des mouches sous le coup du désespoir, du froid, de la faim... De la honte aussi. Cette mort lente de l'âme, qui précipite la déchéance du corps, était voulue par les nazis.
Dans les derniers mois de la guerre, Blignières est le seul à réunir les forces qui lui restent pour se traîner hors de la baraque, y ramener de l'eau, ou les maigres bidons de soupe prévus par le règlement. Le seul aussi, sur l'arrivée des Britanniques, à former un commando de volontaires pour s'emparer des armes du poste de garde et maintenir un minimum d'ordre dans le camp. Il en reviendra ainsi bon dernier.
Aucun des compagnons de captivité d'Hervé de Blignières n'oubliera par la suite les éclatantes leçons reçues de cet homme dans le décor tragique des camps. Ni surtout la façon peu croyable dont il avait réussi sa première évasion : en plein jour, le 6 août 1942, entre deux miradors armés de mitrailleuses, Blignières rampait jusqu'aux barbelés, une cisaille à la main ; les sentinelles tiraient alors sans sommation, sitôt le « fil de garde » atteint ! -- « *Il n'est pas possible d'organiser et de réaliser une plus belle évasion de ce genre. Le lieutenant de Blignières a fait preuve, en la circonstance, d'un sang-froid vraiment exceptionnel et d'une rare élégance. Il n'est pas douteux que, normalement, il ne devait pas en sortir vivant.* (*...*) *Je ne l'aurais personnellement pas cru possible si je ne l'avais vu de mes yeux.* » ([^27])
Les amitiés nouées à l'Oflag XB, puis au camp de représailles de Lübeck, ont su résister à l'épreuve du temps et même à celle des idéologies... Max Lejeune, député socialiste, ministre des Anciens Combattants, secrétaire d'État aux Forces Armées, entretient de nombreuses correspondances (et dans l'affaire d'Algérie plus que des correspondances) avec ce compagnon des heures noires qui l'avait subjugué...
131:802
Georges Gosnat, député de Charente-Maritime et trésorier à vie du P.C., organise à la Libération un somptueux déjeuner parisien avec ses bons amis « Hervé et Aliette » ; mais la dépense n'est pas totalement désintéressée : il veut convaincre le lieutenant de Blignières d'accepter séance tenante la direction des jeunesses communistes de France, où il lui prédit un beaucoup plus grand avenir qu'au sein de l'armée ! Les fortes convictions chrétiennes et monarchistes de son cher... « camarade » ne lui semblaient pas faire obstacle à cette destinée.
La proposition de Gosnat fut écartée au champagne, cela va sans dire, et (du côté des hôtes) dans la plus grande gaieté.
#### 1948-1956 : Indochine, deux fois volontaire, trois fois cité
Après la guerre, Hervé de Blignières retrouve une vie « normale » à Saumur comme capitaine instructeur de l'École d'Application de l'Arme Blindée. Le répit sera de courte durée pour lui-même (et les siens)... L'insurrection du Vietminh en Indochine, premier conflit révolutionnaire déclenché par les amis de Gosnat dans l'Empire français, constitue le plus beau défi dont un officier de cette trempe puisse rêver. Blignières a d'ailleurs une revanche à prendre sur certains « *héros géographiques* » des armées de la Libération -- l'expression vient de lui --, ces camarades qui le regardent encore d'un peu haut, parce qu'ils ont eu la chance de ne pas se trouver à cheval avec un sabre sur la route de Rommel, s'évitant ainsi de passer cinq ans derrière les barbelés !
132:802
En juin 1948, justement, l'état-major cherche des officiers volontaires pour encadrer la Légion. Le capitaine de Blignières reçoit le commandement prestigieux du 2^e^ Escadron au sein du 1^er^ Régiment Étranger de Cavalerie, en charge de tous les coups difficiles dans le delta du Mékong et la Plaine des Joncs : une zone marécageuse, entrecoupée de fleuves et de canaux, où les opérations d'infanterie pataugeaient dans la glaise face à un ennemi entièrement mobile et très bien implanté.
Pour ouvrir la route et foncer dans le sanctuaire adverse, selon sa vocation, le 1^er^ REC vient de s'équiper de véhicules amphibies, les « *Crabes* »* *: 5 m de long, 1 m 65 de large, 2 tonnes et demie, monté sur chenilles et non blindé, l'engin se révèle extrêmement maniable sur terre et dans l'eau, grâce à ses six vitesses dans les deux sens (avant et arrière) : « *Il franchit pratiquement tous les obstacles, dispose d'une autonomie de deux jours de combat, et surtout, grâce à l'imagination des commandants d'unités et des spécialistes du matériel, il est à même de recevoir un armement très diversifié.* » ([^28])
Les unités de légionnaires s'étant familiarisées avec ces drôles de bêtes, restait à mettre au point en grandeur réelle une « doctrine d'emploi ». Le capitaine de Blignières s'y attache aussitôt selon son réalisme propre, qui consiste à démontrer la marche en écrasant l'accélérateur, pour « décrasser les bougies », et à tester son matériel sur des obstacles de plus en plus gros. Le palmarès qui suit est tiré de ses propres citations :
*Décembre 1948 :* libération du colonel Gribius, héros de la 2^e^ D B., encerclé par les Viets dans le delta du Mékong et tout près d'y rester...(« *Quelle revanche, Blignières !* »*,* dira Gribius avec un bon sourire au nouvel arrivant...)
133:802
*6 février 1949 :* encerclement au sud-ouest de Go-Cong d'une grande masse de rebelles qui fuyaient devant la Légion. (« *Les a tenus dans le piège, malgré leurs réactions violentes,* dit la citation à l'Ordre de l'armée, *permettant à l'action combinée de l'artillerie et de l'infanterie de les anéantir.* »)
*29 mars 1949 :* incursion de 40 km à l'ouest de Tanan en territoire ennemi ; capture d'un stock et d'un atelier d'armement.
*3 mai 1949 :* incursion de 60 km en direction du Canal Commercial dans la Plaine des Joncs ; 58 adversaires tués ; destruction d'une usine d'armement.
*2-8 juin 1949 :* raid de plus de 200 km en territoire ennemi ; 88 adversaires tués ; destruction de 22 obus, 150 kg d'explosifs, 1.200 litres de carburant et 500 kg de produits chimiques.
*21 janvier 1950 :* le capitaine de Blignières est grièvement blessé aux jambes et aux reins après avoir ordonné le combat à pied et s'être porté lui-même à la tête de l'assaut, pour « déterrer » une position ennemie dans un village du sous-secteur de Travinh. Un fort contingent de Viets s'y était retranché derrière la population civile, selon leurs habitudes, avec des mitrailleuses lourdes et des bazookas.
Le combat de l'escadron Blignières avait duré plus de quatre heures, depuis le premier accrochage et les premiers morts du peloton Boutot. Hervé de Blignières ne devra de rester en vie qu'à la force et au courage exceptionnels d'un maréchal des logis : le futur lieutenant Degueldre, fusillé au Fort d'Ivry le 6 juillet 1962, après avoir réclamé comme seul témoignage celui de son ancien capitaine de Légion, lui-même détenu à la prison de la Santé.
134:802
Mais la redoutable efficacité des « Crabes », servis par le courage et l'imagination des légionnaires cavaliers, n'avait plus besoin d'être démontrée « *Blignières a fait de son unité un outil dont plus personne ne veut se passer dès qu'il s'agit de monter une relève de poste délicate ou de nettoyer un secteur pourri.* » ([^29])
Le premier séjour d'Hervé de Blignières en Indochine aurait pu prendre fin sur les faits d'armes et la blessure du 21 janvier si, dès le mois de février 1950, son escadron de « Crabes » ne s'était trouvé à nouveau très salement accroché. Blignières, auquel on venait d'infliger sans réfléchir *quarante jours* de repos complet, attendit le départ des médecins militaires pour terroriser l'infirmière de garde et rejoindre en jeep le secteur des opérations. On le ramena à l'hôpital 415 de Cholon sur une civière, peu de temps après, et, avant même d'être en état de retrouver la sortie, il finit par recevoir un ordre incompatible avec les raids nocturnes dans le delta du Mékong ; le colonel l'informait de son affectation à l'état-major de Paris.
Le capitaine de Blignières quittait Saïgon avec un palmarès personnel peu commun : *trois* citations à l'Ordre de l'armée, cueillies sur les terrains les plus chauds de la guerre indochinoise -- là où le Vietminh coupait les têtes des légionnaires blessés et pris --, au cours de ses douze derniers mois d'opérations... Il reviendra animer l'École d'état-major vietnamienne entre 1954 et 1956, toujours volontaire, et comme chef d'escadrons. Les officiers du Sud ne pouvaient trouver plus bel instructeur que lui, ni plus forte expérience que la sienne, pour se préparer hélas à notre abandon.
135:802
#### 1958-1960. la pacification du Constantinois
Le 15 août 1958 est sans doute le plus beau jour de sa vie. Lieutenant-colonel, 45 ans, Hervé de Blignières prend le commandement du régiment qu'il avait laissé à Tanan, le 1^er^ REC, celui dont rêve au moins une fois dans son existence tout officier de Légion. « Royal Étranger de Cavalerie », disent simplement la flamme et le papier du régiment. Cette revendication de noblesse est d'autant moins discutée qu'elle permet à n'importe quel état-major général de confier au 1^er^ REC ses secteurs « délicats » (entendez : impossibles), en sachant que la mission sera accomplie jusqu'au bout, sans regarder au prix.
Autour du Constantinois, où vient stationner le Royal Étranger, les missions de cet ordre ne manquent pas. Il y a la frontière avec la Tunisie, dangereuse « passoire » pour le matériel et les hommes du FLN algérien. Il y a le sanctuaire des Aurès, ces montagnes où les terroristes ont trouvé refuge pour former leurs commandos d'égorgeurs professionnels en populations civiles et refaire leurs forces entre deux bombes, deux boucheries pour l'exemple dans le camp des Français.
Pendant plus de deux ans, les légionnaires du REC vont sillonner le Constantinois, de jour comme de nuit, intervenant très loin de leurs bases, grâce aux E.B.R. ultra-rapides ([^30]) dont ils sont équipés. De Bône aux fins fonds des Aurès, ils vont frapper sur tous les points sensibles des 500 km du barrage tunisien ;
136:802
et aussi de La Calle à Négrine, bien en avant du barrage, toutes radios éteintes, pour prouver aux terroristes algéro-tunisiens que cette zone appartient elle aussi à la paix française, protégée par la Légion. Ils vont même détruire le mythe « d'impénétrabilité » des Béni Melloul, et transformer ce vieux bastion rebelle en véritable champ de manœuvre du 1^er^ Étranger.
Cette œuvre de *pacification,* si vitale pour les populations chrétiennes et musulmanes que protégeait alors le drapeau français, se payait au prix tacitement convenu par tous, celui du sang de la Légion. Le colonel de Blignières prenait parfois le temps de rappeler la dette à ses hommes, et par là même aux autres unités : « *Le 10 mars 1960, pendant dix heures consécutives, sous le feu meurtrier d'un adversaire particulièrement bien retranché et organisé, vous avez répondu totalement à ce qu'on attendait de vous. Votre mordant vous a portés, en pointe, jusqu'à l'objectif ; votre ténacité vous a permis de fixer l'ennemi toute une journée... Pour ceux qui vous regardaient du haut des crêtes, il n'y avait ni cavalier ni fantassin au fond du ravin. A leurs pieds était la Légion. C'étaient des légionnaires qui tombaient en attaquant, tandis que partout ailleurs la progression de nos troupes avait été arrêtée.* » ([^31])
Pour saluer la « paix Blignières » qui régnait en 1960 dans la ville et la région de Constantine, et que le 1^er^ REC maintiendra jusqu'aux accords d'Évian, Pierre Messmer, alors ministre des Armées, devait signer cette magnifique citation : « Officier supérieur de classe exceptionnelle, a fait de son régiment une unité de choc au cours de toutes les affaires importantes du Constantinois, où elle a souvent été un élément déterminant de la décision. Par son dynamisme, son courage personnel,
137:802
*ses qualités d'entraîneur d'hommes, son panache, s'est montré un chef de guerre exceptionnel capable d'imprimer sa marque à tous ses subordonnés.* » (Ses hommes pour lui se seraient faits « couper en morceaux », disaient-ils, et dans des circonstances qui donnent à cette *image* une certaine gravité.)
Le texte de la citation Messmer, qui s'y connaissait en courage militaire, paraîtra au *Journal Officiel* du 29 août 1961, moins de quinze jours avant l'arrestation de l'intéressé.
#### Le « chef d'état-major » de l'OAS passe...
Paris, 12 septembre 1961. Le Palais de Justice est en état de siège. Sur les boulevards qui mènent de la prison de la Santé au Quai des Orfèvres, la police a bloqué toute circulation. Un imposant cortège de voitures noires s'avance, sirènes hurlantes, hérissé de mitraillettes aux portières et encadré par les motards de la Gendarmerie. Le colonel de Blignières vient de passer en trombe, selon ses habitudes, mais cette fois ce n'est pas lui qui choisit la direction.
Sur la rive gauche, et dans l'île de la Cité, personne ne s'étonne du déploiement de forces. L'arrestation du colonel de Blignières au soir du 9 septembre avait fait du bruit. Aux premières heures ouvrables du 10, Roger Frey, ministre de l'Intérieur, convoquait les représentants de la presse française et étrangère pour leur annoncer un grand coup « *On a arrêté hier le colonel de Blignières. Les documents saisis sur lui, ainsi que ses aveux, permettent d'affirmer qu'il était le chef d'état-major de l'OAS en France et la plaque tournante de toute l'organisation.* » ([^32]) *--* Naturellement, les journaux du lendemain avaient titré là-dessus.
138:802
-- *Blignières ? passé aux aveux ? !* La nouvelle faillit bien étrangler de rire le général de Crèvecœur, promptement convoqué dans les bureaux de la DST et informé de la chose par les policiers.
*-- Soyons sérieux. Blignières est un ami. Je l'ai eu sous mes ordres en Indochine et en Algérie. Il est têtu comme un cochon, et n'a jamais fait toute sa vie que ce qu'il avait décidé. Vous l'avez peut-être arrêté, mais la Légion vous offre trois caisses de champagne quand vous aurez réussi à le faire parler.*
Plus sidéré encore que le général de Crèvecœur, et même passablement furieux, le colonel de Blignières rumine l'offense en prison : sur la foi des déclarations ministérielles, toutes les radios du 10 septembre, relayées par les journaux du 11, font la « une » sur sa *trahison *; on le présente au public comme ayant « donné » le réseau métropolitain de l'OAS, celui dont il aurait été la clé de voûte, offrant lui-même aux polices françaises de décapiter l'organisation ! -- Hervé de Blignières n'attend pas une semaine pour porter plainte, en diffamation, contre le ministre de l'intérieur. Il attaque avec d'autant plus d'assurance que *son premier interrogatoire remonte au 12 septembre,* ce qui exclut des « aveux » le 9 au soir ou le 10 au matin. Sa plainte est classée. Il lance alors une citation directe en correctionnelle ; malgré l'opposition du ministère public, le tribunal se déclare compétent, obligeant le pouvoir à contre-attaquer. D'appel en cassation, de Chambre Criminelle en Haute Cour de justice, l'affaire tiendra des mois et même des années... Blignières ne lâchait pas le morceau. Le mensonge indigne des « aveux » lui aura fait plus de mal que son arrestation.
139:802
Roger Frey avait chargé d'instinct le colonel de Blignières parce qu'il le supposait important, dans les milieux militaires de résistance à l'abandon de l'Algérie. C'est un point sur lequel force est bien de reconnaître aujourd'hui que le ministre de l'Intérieur ne se trompait pas.
Avant même son retour en métropole, pendant l'été 1960, les responsables du maintien de l'ordre à Constantine, désemparés par l'affaire des barricades, s'étaient tournés spontanément vers le chef du 1^er^ Étranger de Cavalerie. Le commandant de la gendarmerie mobile, forte de cinq ou six escadrons, était venu lui dire : *Mon colonel, nous ferons ce que fera la Légion.* Sa démarche précédait de peu celle du lieutenant-colonel des CRS avec ses cinq compagnies... « *Ils étaient livrés à eux-mêmes* -- dit Blignières --, *sans ordres de Paris, sans ordres d'Alger, sans ordres de Constantine. J'aurais pu en faire ce que je voulais.* » ([^33])
Le colonel de Blignières, prenant son poste à l'état-major de Paris, savait mieux que personne sur quelles forces l'insurrection militaire aurait pu compter : Saint-Marc*,* La Chapelle, Puga, Masselot, Coëtgorden... les chefs de corps de tous les régiments d'élite étaient de ses amis. Il savait aussi qu'une insurrection se prépare dans l'ombre, en silence, comme une campagne, qu'elle a besoin d'intendance, de soutiens extérieurs de toutes sortes, d'un chef et d'une organisation. Sur l'ensemble de ces points, et d'abord celui du secret, les premières réunions improvisées à l'École Militaire ne lui donnent guère satisfaction : « *Ce fut une vraie foire, et j'en suis sorti atterré. Aucune précaution, aucune mesure élémentaire de prudence... Tout le monde était au courant de tout. En fait de complot, l'événement se préparait sur la place publique.* » (**10**)
140:802
Hervé de Blignières n'était pas homme à reculer devant le « coup d'État » pour garder l'Algérie à la France ou y trouver une solution conforme aux engagements du pays, et d'une façon plus générale aux intérêts occidentaux. Ce pronunciamiento, il l'a même activement préparé : avec Sergent et Degueldre ; avec Georges Bidault, Jacques Soustelle, Max Lejeune, Pascal Arrighi, Lacoste-Lareymondie, bien d'autres ; avec des organisations patriotiques et des fédérations d'exploitants agricoles ; avec des sénateurs, des financiers, des responsables patronaux. Il s'est assuré aussi de la bienveillance de l'Allemagne au lendemain du jour « J » ; de la neutralité des Britanniques ; de la collaboration des franquistes espagnols ; du soutien intégral, enthousiaste, du gouvernement sud-africain... « Le colonel de Blignières se dépense sans compter. Il se livre à un long, délicat, patient travail d'unification des divers groupes prêts au clash. Il n'est pas de jour qu'il ne s'entretienne avec des industriels. Pas de jour qu'il ne gagne à ses vues des représentants des milieux économiques, des politiciens. » (**10**) -- Le récit d'Yves Coursière, dans *les Feux du désespoir* (Fayard, 1971), donne une idée précise de la formidable activité déployée par cet homme entre octobre 1960 et septembre 1961 pour empêcher que l'Algérie ne soit brutalement coupée de l'Europe, livrée au totalitarisme du FLN et à la manipulation de l'Islam par Moscou.
Mais cette solution dans son esprit doit être politique et non pas militaire, sinon comme instrument. Il ne croit pas à la possibilité d'une aventure franquiste dans son propre pays. Une « Note d'état-major », rédigée à la mi-août 1961 dans la sérénité provisoire du château du Bot, l'indique clairement. Elle sera citée au procès :
141:802
«* Tout le monde est contacté par tout le monde. Personne ne souhaite une dictature militaire, personne n'accepterait un pouvoir émanant d'Alger ; mais tous veulent des références dans l'Armée... Pas de démissions ; accepter les postes d'attente, s'accrocher là où l'on est, agir, près des camarades, en aucun cas ne se laisser accrocher par des mouvements extra-militaires ou clandestins. L'Armée est une chose publique. *» ([^34])
Hervé de Blignières reste profondément réaliste, c'est-à-dire à cette époque profondément pessimiste, sur les chances de succès des opérations clandestines de la métropole, surtout en ordre dispersé : « L'action directe, qui est admise par 95 % de la population européenne en Algérie, doit être considérée en France comme une opération boomerang. » (**11**) -- Il ne croit pas davantage au « baroud d'honneur » des unités d'Algérie sans le relais d'un véritable projet politique servi par une organisation. Si bien que tous les officiers qui viennent le voir repartent avec le même conseil : rester dans l'armée. Le jour « J », chacun sera plus efficace à la tête de ses hommes que dans la clandestinité.
Roger Degueldre était plus pessimiste encore que son ancien capitaine, lorsqu'il prophétisera, dans le salon de la rue de la Pompe, après une longue discussion : -- Mon colonel, tout ça finira dans les fossés de Vincennes, avec douze balles dans la peau, ! Le colonel et le lieutenant servaient tous deux la même cause par des moyens différents. Ils se devaient « d'en être », parce que la France avait donné sa parole, sur place, aux chrétiens et aux musulmans ; parce qu'ils étaient conscients de l'enjeu géopolitique en Afrique du Nord, pour le monde entier. Mais ils savaient qu'ils se battaient sans chef, sans troupes et sans organisation politique digne de ce nom sur le territoire français. Ils savaient l'extraordinaire fragilité de l'espoir pour lequel ils acceptaient ensemble de risquer leur peau...
142:802
Lorsque le colonel de Blignières est condamné à six ans de détention criminelle par la Cour de sûreté de l'État, le 7 septembre 1963, puis rayé des cadres de l'armée, privé de sa solde, déchu de ses droits civiques, de sa Légion d'honneur et de toutes les autres décorations, objectivement, c'est trop ou trop peu. -- *Trop,* d'un point de vue juridique, parce que les chefs d'accusation du ministère public ne sont pas établis : Blignières ne pouvait jouer aucun rôle dans un « état-major » secret qui n'existait pas, faute de général en France pour le commander, ni la qualité spécifique « d'OAS » s'appliquer à un homme qui condamnait (sans les trahir !) les commandos « d'action directe » et qui avait tant fait pour empêcher ses camarades d'entrer dans la clandestinité... -- *Trop peu,* du point de vue de la politique gaullienne, car le chef de l'État et le gouvernement de l'époque n'ont pas eu d'adversaire plus rigoureux ni plus acharné que lui, pour plaider la cause d'une solution française en Afrique du Nord dans tous les milieux, donner à ceux qui s'engageaient la garantie des élites militaires, et préparer le coup d'État politique dont il mesurait à la fois l'urgence nationale et les redoutables difficultés. Si un homme a voulu soulever *la France* et même l'Europe entière contre la trahison du général De Gaulle dans l'affaire d'Algérie, c'est lui.
Il fut « *le colonel historique de l'Algérie française* »*,* témoignera un jour Pierre Sergent, le capitaine historique de l'OAS-Métropole, qu'on ne soupçonnera pas de manquer d'informations directes sur ce point... Un témoignage confirmé par l'enquête des journalistes et l'analyse des historiens : « *Le travail de contact et d'unification des divers groupes prêts au* clash *accompli par Blignières a été considérable* »*,* conclut Philippe Masson ([^35]).
143:802
« *L'atmosphère était favorable à un putsch. Blignières pouvait être satisfait. Si le pouvoir militaire insurrectionnel tenait quinze jours, ses arrières seraient assurés* »*,* précise Yves Coursière. « *Mais en même temps le colonel se méfiait de ces multiples contacts. Il n'avait pas tort.* » ([^36]) *--* Tels sont, dans l'état actuel de nos connaissances, les véritables états de service de l'intéressé entre 1960 et 1961... Le reste appartient à l'histoire : l'histoire encore si chaude, toujours saignante, du drame franco-algérien. Un drame ou le monde libre a laissé passer ses chances dans le bassin méditerranéen, pour le plus grand profit des égorgeurs du FLN et des stratèges de la Révolution. Le colonel de Blignières voyait clairement cette conclusion. Il a lutté contre elle avec l'énergie du désespoir. C'est l'Occident qui a perdu.
#### Une formidable énergie
Si son courage l'a rendu célèbre, au fil de toutes les campagnes et de toutes les prisons d'une carrière particulièrement mouvementée, si son nom est entré chez les historiens comme celui d'un acteur de première importance dans l'affaire du drame algérien, -- il faut savoir que cet homme d'action fut aussi un homme d'étude, pénétrant, acharné. Un homme *ouvert,* aux écoutes, qui ne laissait jamais passer une occasion d'apprendre, pour servir et progresser.
144:802
Prisonnier du Reich (1940-1945), le lieutenant de Blignières apprend l'allemand pour déceler la part du vrai dans les journaux autorisés ; il perfectionne son anglais pour suivre sur un appareil clandestin les communiqués de la BBC, et afficher à l'intention de ses compagnons de camp un journal quotidien des mouvements du front ; il y découvre aussi aux meilleures sources les techniques du cambriolage et celle de la couture masculine pour préparer les évasions des autres ou mettre plus de chances de son propre côté...
Au début des années cinquante, il se passionne pour la mise en place du Pacte Atlantique au sein de l'état-major de l'armée, étudie les problèmes de réponse à la menace soviétique dans le théâtre européen et commence un énorme travail de recherche opérationnelle sur l'utilisation des blindés à travers les nouvelles formes de conflit. Pas question de laisser dormir les leçons (et les lauriers) de l'expérience indochinoise, comme plus tard de celle de l'Algérie.
En octobre 1952, il réussit le concours d'entrée à l'École Supérieure de Guerre, et sort major de sa promotion (1952-1954). Les milieux militaires le considèrent dès cette époque comme un spécialiste en matière d'analyse des menaces globales et surtout d'organisation : celle des techniques nouvelles et des ressources humaines conjuguées...
Volontaire pour un second séjour indochinois en août 1954, nous l'avons vu, le chef d'escadrons de Blignières se voit confier la direction des études à l'École vietnamienne d'état-major : « *Nommé à ce poste où l'appelaient ses brillantes qualités de chef et d'organisateur --* écrit le général Le Van Ty --, *il n'a eu de cesse que la qualité de l'enseignement ne soit améliorée : il s'est chargé lui-même de nombreuses conférences auxquelles il a apporté sa connaissance des conditions de combat en Extrême-Orient... Cheville ouvrière de l'École, il a contribué efficacement à la réalisation méthodique de la vietnamisation des cadres.* » ([^37])
145:802
-- Les officiers supérieurs vietnamiens qui tiendront tête à l'offensive communiste jusqu'en avril 1975 sont tous passés par cet enseignement. Certains d'entre eux se souvenaient longtemps après d'une théorie, très « Blignières », sur la psychologie du commandement, où le conférencier les a tenus une semaine de suite pour fixer la notion centrale qu'il incarnait lui-même si visiblement, sans besoin d'ouvrir la bouche : la notion de volonté.
En 1956, le général Lecomte, commandant l'École de Guerre de Paris, le choisit pour diriger le bureau d'études chargé de refondre l'enseignement supérieur militaire en fonction des données contemporaines : le fait atomique et la guerre révolutionnaire. Il en tirera une matière première importante, pour ses deux livres écrits en prison.
En octobre 1960, colonel « à titre exceptionnel » à l'âge de quarante-sept ans, il crée au sein de l'état-major de l'armée le *Groupe d'Études Tactiques* chargé de définir les matériels et les conditions de l'engagement de nos armes dans la bataille nucléaire. C'est lui encore qui introduit à l'état-major, pour s'acquitter de cette mission, les ressources de l'informatique et de la recherche opérationnelle... Le général De Gaulle (mais oui), qui respectait son caractère et admirait la rigueur de ses analyses, en retiendra dans ses *Mémoires* les meilleurs éléments -- les éléments chrétiennement acceptables -- de sa propre doctrine en matière de dissuasion.
De 1961 à 1965, « prisonnier d'État » pendant cinquante-deux mois à la Division des politiques de la Maison de la Santé, il se met aussitôt à l'ouvrage sur la rédaction de deux livres qui expriment l'expérience « professionnelle » et les principes de sa vie :
146:802
*Demain... l'Armée française* (*La réponse du centurion*)*,* signé d'abord -- « \*\*\* », une somme pour la défense civique et militaire, que des générations de cyrards se repasseront sous le manteau à la barbe des autorités ; et *le Patriotisme, principe d'action* (*La foi du centurion*)*,* auquel l'abbé Berto rend un vibrant hommage dans une « lecture » de *La Pensée Catholique* ([^38])*.* Parallèlement, pour se préparer aux responsabilités futures d'une carrière civile désormais inévitable, et où aucun de ses collaborateurs ne pourra l'oublier, il suit par correspondance les cours de l'École du Chef d'Entreprise de la rue Hamelin, dont il « sort » en 1964 second sur deux cent cinquante diplômés, avec la mention *très bien.* Enfin, comme l'amnistie présidentielle se faisait sérieusement désirer, il consigne à la 6^e^ Division tous les vieux papiers du Bot sur la famille des La Haichois, parents des Blignières, pour mettre en route un roman sur la chouannerie bretonne qui le passionnait... Sa libération, au matin du 24 décembre 1965, lui a évité de passer un dixième Noël en prison. Mais elle nous prive aussi d'une belle histoire de résistance française, qui commençait bien ([^39]) le colonel de Blignières a préféré s'inscrire au Centre français du management de la Chambre de commerce (1966-1967), pour ajouter un diplôme, et cherche du boulot.
Ce serait vraiment trop peu dire que de souligner ici au passage comme l'adversité redressait toutes ses forces et combien elle lui donnait d'énergie. Hervé de Blignières était *une énergie faite homme,* sur le modèle de son instructeur de Saint-Cyr, Philippe de Hauteclocque, dont nous avons parlé. -- Énergie physique et surtout spirituelle qui reste le privilège des cœurs purs, animés d'une forte volonté :
147:802
le fruit aussi d'une discipline de fer que la tête impose aux membres, aux mœurs et au désir lui-même, pour sa propre libération...
#### 1972. les chercheurs d'or du Wissous
Quatorze avril 1972, 15 heures 35. Sur le bureau du directeur des chaînes de vente par correspondance du Bon Marché, au *Wissous,* le téléphone vient de sonner -- *Un appel de chez vous, Monsieur. C'est urgent.* Hervé de Blignières écoute. La voix d'Yvonne de Sénailhac, sa belle-mère, à l'autre bout du fil, est complètement démontée : -- *On voulait vous prévenir. Ça venait de Madrid. Je suis seule rue de la Pompe, vous comprenez... Votre fille Chantal, sur la route de Séville... un horrible accident. Ils ont parlé de fracture du crâne. Il faudrait venir tout de suite... Hervé ?*
Mais le colonel de Blignières fonce déjà vers la porte, ses clés de voiture à la main. Puis se ravise aussitôt : pour sauter ce soir dans l'avion, louer une voiture à Madrid, il faut de l'argent. Le comptable de « l'usine » peut avancer la somme, il n'en a pas pour longtemps...
La petite voie étroite et très encaissée qui rejoint l'autoroute du Sud est supposée déserte à cette heure, et le colonel qui la connaît par cœur pousse la mécanique au maximum de ses possibilités. A l'entrée du virage, il n'a que le temps d'écraser la pédale du frein : une grosse camionnette jaune barre la route, avec un homme sur le côté qui semble examiner le pneu, son cric à la main...
Merde ! Blignières jette un coup d'œil au rétro : un second véhicule surgit en trombe derrière lui, pressé de refermer le piège, comme si quelque chose dans le dispositif, en léger décalage, menaçait de lâcher.
148:802
Le colonel n'a pas le temps de se dire que les trois minutes perdues au coffre de « l'usine » viennent sans doute de lui sauver la vie. L'image de Chantal ensanglantée sur une route d'Espagne domine encore chacun des détails de la scène d'enlèvement qui se prépare sous ses yeux. Comme un automate, il « arrache » sa Ford en première et passe la camionnette à 45°, en faisant hurler le moteur sur la pente abrupte du bas-côté. De grosses mottes d'herbe ont giclé sur le pare-brise de la voiture des poursuivants, qui bloque ses roues en tentant une manœuvre identique, sans partir de l'arrêt.
... Il fallut de longues heures, rue de la Pompe, pour joindre l'hôtelier de Chantal à la joyeuse *feria* de Séville, et apprendre qu'elle se portait comme un charme, d'autant plus que les taureaux cette année-là lui offraient le plaisir de se surpasser. Hervé de Blignières mesura pour de bon à quoi il venait d'échapper. Il se souvint de son ami l'intendant Gorel, enlevé et torturé à mort par d'anciennes barbouzes qui croyaient remonter grâce à lui jusqu'au « trésor de l'OAS », dix ans après les faits ! (L'une des deux crapules, arrêtée, finira par livrer à la police un détail émouvant : « *Il a claqué en récitant le Notre Père. C'est tout ce que nous en avons tiré.* »)
Gorel était venu rendre visite au colonel de Blignières quelques jours avant sa disparition. Les âmes basses qui l'ont assassiné avaient fini par l'apprendre, et l'imaginaient sans doute remettant à son chef des paquets de millions. Ils voulaient le « trésor », incapables de concevoir que les résistants de l'Algérie française soient sortis de l'aventure beaucoup plus pauvres encore qu'ils n'y étaient entrés...
En fait de trésor, le colonel de Blignières n'aura pu livrer toute *sa* vie que celui d'une étonnante *générosité.* Étonnante surtout pour les lâches, qui traversent tous les événements de l'époque en cherchant la bonne place ou le gros magot,
149:802
et les gourous du siècle, qui prêtent un cœur sec aux hommes de sa famille d'esprit, faute de vouloir regarder dans les faits comment ils ont vécu. -- Quand on lui demandait quelque chose pour empêcher ou soulager le malheur des autres, le colonel de Blignières répondait toujours présent... Il a prouvé la constance de cette qualité peu commune dans des conditions extrêmes, face à un conseil de guerre allemand, en prenant la défense de sous-officiers et soldats de la Wehrmacht qu'on accusait de l'avoir aidé à réussir sa dernière évasion... Il l'a prouvé aussi juste après son arrestation, en septembre 1961, en rejetant le plan d'évasion que ses amis de l'extérieur lui avaient fait passer : un hélicoptère de combat devait survoler la cour de la prison de la Santé, au moment de la promenade, envoyer une échelle de corde, et éliminer au passage les trois gardiens en faction sur les mitrailleuses des toits ([^40])... Il l'a prouvé encore dans la fin de sa vie en acceptant la présidence active de l'A.S.F.E.D. (*Association pour la sauvegarde des familles et enfants de disparus*)*,* dont personne ne voulait : le dossier le plus tragique de l'affaire algérienne, pour laquelle il s'était déjà tant battu, à laquelle il avait sacrifié une formidable carrière, lui retombait dans les mains ! -- Qui dit mieux ?
#### Requiem pour un centaure de Dieu
Lorsque le colonel de Blignières est mort, le 5 janvier 1989, au château de La Haichois, il avait combattu presque trois ans de suite un cancer de l'intestin et deux cancers du poumon :
150:802
il ne les avait pas terrassés ni « blanchis », le mal était trop fort pour n'importe qui, mais il les avait *dominés* longtemps de toute sa hauteur, de toute sa force physique et morale, au point de reprendre ses promenades à cheval comme si de rien n'était et quelque temps qu'il fasse -- sitôt relevé de sa première opération... Quand les progrès de la maladie, la morphine et la cortisone lui auront détruit les muscles, il continuera de se rendre aux écuries à 9 heures du matin pour seller lui-même l'animal, lui pousser un tabouret côté montoir, s'arracher lentement du sol, saisir les quatre rênes, passer le pied gauche dans l'étrier ; plus difficilement encore la jambe droite au-dessus de la croupe, et partir dans les allées de La Haichois selon l'itinéraire (immuable) qu'il avait arrêté.
Gazelle, qui n'était pas un pur-sang bien facile -- « *J'ai horreur des veaux* » *--,* bougeait doucement les oreilles et lui léchait les mains lorsqu'il se présentait. S'il lui arrivait de vider le patron, par inadvertance, sur une rencontre avec les veaux dont elle avait horreur elle aussi, ou pour quelque papier gras et blanc abandonné au soleil par la horde des estivants, on ne la voyait pas non plus revenir au galop : le colonel à bout de muscles ne lâchait point la bride pour si peu ; sans un mot, il tirait la belle insolente dans les fossés du bord de route, quitte à lui mettre de l'eau jusqu'au ventre, reprenait lui-même suffisamment de hauteur, montait ou plutôt tombait dessus, et piquait des deux !
\*\*\*
Mgr l'archevêque de Rennes, ordinaire du lieu, a commencé par refuser, aux deux fils prêtres du colonel de Blignières l'accès à l'église paroissiale de Mordelles pour enterrer ce preux. C'était son requiem à lui.
151:802
Sa façon d'honorer la mémoire d'un grand soldat chrétien qui avait offert pour l'unité de la sainte Église les dernières souffrances de sa vie ; d'un fidèle qui incarnait sans doute tout ce qu'on déteste dans son propre parti...
Quand l'homme a fini par céder, moins de vingt-quatre heures avant la cérémonie, c'était sur intervention directe, conjointe, de deux autres évêques de France et d'un cardinal romain ; et c'était *duritia cordis,* « la mort dans l'âme », selon ce qu'il prit soin de répondre cinq jours plus tard à Mme de Blignières, qui venait de lui écrire elle-même pour le remercier d'avoir autorisé une cérémonie catholique dans une église du même nom !
La messe de funérailles fut donc célébrée le samedi 7 janvier 1989 selon la liturgie traditionnelle de l'Église, en présence de plusieurs délégations de moines, d'une forêt de drapeaux, d'uniformes militaires, et d'un détachement du 1^er^ REC arrivé d'Orange dans la nuit... Les légionnaires en grand uniforme montaient la garde autour du chef prestigieux. L'un d'eux, au premier rang, répondait la messe en latin. L'autre pleurait en silence au pied du caveau. Avant de le porter eux-mêmes au cimetière sur leurs épaules et de le descendre au tombeau, selon la grande tradition des honneurs militaires rendus par la Légion, ils ont chanté dans l'église la marche du Premier Étranger. Les deux fils célébrants et la corolle des moines, derrière l'autel, chantaient avec eux. Tous les hommes de l'assistance, d'instinct, s'étaient mis au garde-à-vous.
« *La* colonne *se chante debout et au garde-à-vous pour les cérémonies de joie ou de deuil du 1^er^ REC* »*,* écrit le colonel de Blignières dans son dernier texte publié ([^41]). En lui le catholique avait la religion des rites, aussi bien que l'officier parce que l'homme s'y grandit, qu'il y trouve le courage de se dépasser.
152:802
« *L'habit fait le moine,* disait-il, *comme la discipline le soldat...* » Les adieux du 7 janvier sont restés à la hauteur de tout ce qu'il croyait ; tout ce qui lui aura permis de tenir ; tout ce qui l'avait conduit à donner.
Son âme galope enfin dans la patrie céleste. Aucun de ses amis n'aura lieu d'en rougir avec les puissances du monde, tant qu'il restera dans son cœur une once de bravoure chevaleresque et d'honneur chrétien. Mon père s'est battu jusqu'au bout. Il a donné l'exemple. Il a gardé la foi.
Hugues Kéraly.
153:802
### L'automate et le trompe-l'œil
par Georges Laffly
MAGIE et technique se sont longtemps mal distinguées l'une de l'autre. Aux débuts de la métallurgie, la fusion du métal est comprise comme l'accélération d'un processus régulier, anticipant simplement sur l'action de la nature. On compense cette violation de l'ordre par des sacrifices humains. Et le temps n'est pas si lointain ou l'on pensait améliorer la trempe d'une épée en la plongeant dans le corps d'un esclave ou d'un prisonnier. Les exemples sont infinis.
Une technique incomprise passe pour une opération magique, comme on le voit avec le culte du cargo, en Mélanésie :
154:802
« ...pour les indigènes, l'arrivée des bateaux de marchandises dans les ports des Blancs est un fait qui tient du miracle. Il est remarqué que les Blancs reçoivent des provisions et d'innombrables objets manufacturés à la fabrication desquels ils n'ont pas travaillé. Les indigènes n'ont vu que les produits, ils ont ignoré le long processus de fabrication qui se déroulait loin de leurs îles. D'où leur conclusion dans leurs perspectives, parfaitement logiques -- que ces marchandises sont fabriquées soit par la magie, soit par les morts. » (M. Eliade, *Méphistophélès et l'androgyne.*)
Jünger pense que la technique tendra de plus en plus vers la magie, entendant par là des moyens invisibles et des résultats instantanés. Une, action semblable à la pensée, et qui pourrait passer pour surnaturelle. Les choses se feront *comme par magie.* D'ailleurs, bien des effets techniques semblent déjà tels aux ignorants que nous sommes, et cela contribue sans doute à une méfiance grandissante, autre point de rencontre avec l'art magique. Car celui-ci est suspect. Ses opérations aiment la clandestinité. La magie est un *abus de pouvoir.* Elle détourne, elle utilise à des fins matérielles, et souvent mauvaises, des forces spirituelles. L'exemple classique est l'épisode des *Actes* où Simon le mage veut acheter à Pierre le pouvoir de communiquer l'Esprit Saint par l'imposition des mains. Ce qui intéresse le thaumaturge, c'est d'accroître son pouvoir sur les esprits célestes, peu importe le moyen. Les *Actes* ne disent pas d'ailleurs que cette transmission était impossible, mais qu'elle est indigne (c'est la simonie). Pierre se refuse à vendre ce qu'il tient de Dieu. Le magicien peut transmettre (et vendre) son pouvoir à des disciples, mais il ne tient pas école, tant par intérêt -- vulgariser, ses capacités, c'est les déprécier -- que par prudence : on touche là à des choses dangereuses. Il est vrai que la technique a aussi ses filières discrètes. La défense nationale, une formule exclusive qui fait la richesse d'une firme, amènent aussi à restreindre la diffusion du savoir.
155:802
*Secret,* le mot revient dès que l'on approche de certaines zones, et tout ce qui relève des rêves fondamentaux en fait partie. La magie, qui passe aujourd'hui pour un leurre, a longtemps été prise pour le moyen le plus efficace d'outrepasser les limites humaines. Les textes anciens sont pleins de récits qui étonnent. Qu'on pense seulement au combat entre Moïse et les mages égyptiens, dans des temps qui nous semblent fabuleusement éloignés, et somme toute assez proches. Aujourd'hui la magie est ramenée au domaine du spectacle et du jeu. On emploie le mot pour parler de tours d'adresse. C'est à la technique que nous confions le soin de réaliser les vœux les mieux ancrés dans nos cœurs : jeunesse, vie sans fin, ubiquité, et aussi le pouvoir de créer la vie, comme font les dieux.
Créations de la magie ou de la technique, des traditions de toutes sortes évoquent de tels êtres. De nos jours encore, des rumeurs ne courent-elles pas sur les « zombies », cadavres animés par la volonté d'un sorcier et qui lui obéissent ? Pure fantaisie, sans doute, mais signe d'un rêve persistant. La magie nous offre des images moins macabres avec l'homoncule que Paracelse se vantait de faire naître et croître, ou le *golem* de Prague à qui un nom sacré donnait vie. Le jour du sabbat, on lui ôtait ce nom, et il se reposait. John Cohen, qui rapporte ces choses (*les Robots humains,* éd. Vrin), nous apprend aussi que la littérature médiévale fait état d'un golem féminin, fabriqué en Espagne par Salomon Ibn Gabirol. Accusé de sorcellerie « il démantela l'effigie et fut acquitté ». Le fait est intéressant parce qu'on passe de l'être vivant à l'automate. Mais ces derniers peuvent être d'origine magique, ou avoir été considérés comme tels. Sans parler des statues animées forgées par Héphaïstos, l'antiquité nous a laissé le souvenir de têtes parlantes, oraculaires, comme celle d'Orphée.
156:802
Le Moyen-Age crut que le pape Sylvestre II et Roger Bacon possédaient des têtes de métal capables des mêmes exploits (encore que, selon la légende, la tête appartenant à Bacon n'ait parlé qu'une fois, et pour dire qu'il était trop tard).
Il est plus certain qu'Héron d'Alexandrie savait fabriquer toutes sortes d'automates. Il fit un groupe de bacchantes dansant. Rome a aimé ces machines compliquées où, à heures fixes, des animaux et des hommes de métal se mouvaient en musique. On sait aussi que dans les temples égyptiens, les statues remuaient bras et tête, afin de mieux émouvoir le peuple. L'horloge qu'Haroun el Rachid offrit cinq ou six siècles plus tard à Charlemagne doit sans doute tout aux inventions de ces Grecs alexandrins ou antiochains. Elles faisaient partie du somptueux butin que les califes trouvèrent dans le filet de leurs conquêtes.
Les automates ne cessèrent pas de faire partie de l'équipement des savants et du luxe des cours. Léonard de Vinci, pour les noces de Jean Galéas Sforza et d'Isabelle d'Aragon, construisit une demi-sphère représentant le séjour céleste. Elle était dominée par les signes du zodiaque. Les sept planètes faisaient entendre leur musique. Apollon paraissait. Et aux fêtes d'Argenton, en 1517, données en l'honneur de Marguerite de Valois, Léonard, toujours inventif, construisit un lion à la crinière hérissée, conduit par un ermite. Le roi François toucha le lion d'une baguette tendue par l'ermite de métal. La bête s'ouvrit en déversant des fleurs de lys.
On sent le goût de l'émerveillement, et même avec le sentiment que l'on joue, que l'on est hors de la réalité, le plaisir d'être transporté un moment dans un monde supérieur, semi-divin. A la même époque, Jean Müller, que l'on nomme Regiomontanus, construisit, dit-on, un aigle de métal qui vola au-devant de l'empereur Maximilien, lors de son entrée solennelle à Nuremberg, le 4 juin 1470.
157:802
On murmurait que Regiomontanus avait obtenu une création encore plus étonnante, celle d'une mouche en fer qui s'envolait, faisait le tour de la chambre et revenait se poser sur la main de son inventeur. N'oublions pas qu'à cette époque forger de très petites pièces était la difficulté suprême. Mais ce n'est pas seulement la miniaturisation qui mêle un peu d'effroi à l'admiration de nos informateurs, c'est le choix de l'insecte reproduit.
Deux siècles auparavant, le grand Albert avait fabriqué pour son service un androïde. Il ouvrait la porte aux visiteurs, et il prononçait quelques mots. Il n'est pas étonnant qu'Albert, comme Regiomontanus et Sylvestre II, ait eu la réputation de sorcier. La légende veut même que l'androïde du premier ait été détruit par saint Thomas d'Aquin, qui vit en lui une créature diabolique.
Ce qui étonnera plus, c'est que Descartes relève de cette rubrique. Il avait paraît-il réalisé un automate à forme humaine, qu'il appelait sa fille Francine. Pour appuyer, on suppose, sa thèse de l'animal-machine (mais alors pourquoi pas plutôt un lapin ou un rossignol ?). Un jour, dans une navigation où le philosophe avait emmené Francine avec ses bagages, le capitaine du bateau découvrit l'appareil, et le fit détruire aussitôt, de crainte de la foudre.
Il suffit comme on voit que l'écart soit assez grand entre la technique, le savoir dont disposent certains hommes, et l'état moyen de la société, pour que l'avance des premiers paraisse inquiétante, et que l'hostilité éclate, ce qui dépasse les performances habituelles ne pouvant être dû qu'à une assistance non humaine.
Nous voyons changer si vite notre environnement technique que nous oublions la stabilité quasi totale de ce paysage pendant de longs siècles. Des hommes ont pu, ayant vécu leur enfance au temps des premiers vols de Blériot et de Farman, regarder à la télévision Armstrong en train de marcher sur la lune. Après un bond si grand, rien n'étonne plus.
158:802
Nous regardons avec indifférence le transistor, le laser, les minitels. Mais les grands-parents des témoins de l'aviation ont vécu et sont morts entourés des mêmes charrettes qui portaient les bagages de Mérovée, d'Alexandre. Tout fiers quand même d'avoir vu les trains à vapeur. Trouver tout simple ce qui est inattendu, et que l'on a même peine à concevoir, ricaner avec supériorité en pensant à ceux que bouleversaient les premiers chemins de fer, le téléphone, c'est un signe de lassitude. Il y avait du sens à voir dans Francine, ou dans l'obligeant serviteur d'Albert, des offenses au Créateur. Tout se passe comme si le rêve de défi, de rivalité au moins (vous serez comme des dieux) nous hantait au point que la moindre allusion est comprise aussitôt, sauf au moment où l'absence de curiosité étouffe toute réaction. Et c'est peut-être à ce moment que le défi est le plus réel.
\*\*\*
Au XVIII^e^ siècle, tournant, et ce tournant est dû pour une bonne part à la pensée cartésienne. Elle avait eu d'autres enfants que Francine. Les hommes envisagent avec plaisir de construire des automates qui n'auront rien à envier aux créatures existantes. Avec du mécanique, on va reconstituer du vivant. L'homme est alors très conscient de se poser en rival d'une Nature dont il est le maître. Il veut en égaler les produits. Sa raison doit suffire à tout. S'il pense de moins en moins à un Créateur qu'il a relégué dans un ciel lointain, il reste encore assuré d'être le roi d'un monde tout entier soumis à sa supériorité.
La théorie de l'animal-machine chère à Descartes est poussée logiquement à son terme qui est l'homme-machine, tel que le décrit et l'analyse La Mettrie : « L'homme n'est qu'un animal, ou un assemblage de ressorts, qui tous se montent les uns par les autres. »
159:802
Et aussi : « Le corps n'est qu'une horloge. » Nos scientifiques, s'ils sont tout aussi tranchants et réducteurs, entremêleraient ici des métaphores empruntées à la chimie, à la physique des radiations. Cela donnerait du moelleux au tableau. La Mettrie n'use que d'expressions tenant à la mécanique, science capitale de son temps. Le ciel est une mécanique, l'homme en est une autre.
C'est au moment où ces idées séduisent que Vaucanson crée des automates, toujours célèbres aujourd'hui. Un certain canard, non seulement ressemblait à s'y méprendre à un oiseau véritable, mais en accomplissait tous les mouvements (vol excepté). Il émettait les mêmes sons. Mieux, il mangeait et digérait sa nourriture. Cela enthousiasma. L'homme ne pouvait-il se flatter d'avoir créé un être, égalant la Nature (et Dieu). Vaucanson construisit de même un joueur de flûte, un tambourineur, une danseuse. Ces androïdes avaient taille humaine (1 m 65 pour le flûtiste). Ils accomplissaient avec habileté les mouvements de leur profession. Le joueur de flûte soufflait dans son instrument, et ses lèvres avaient les froncements qu'il faut, la danseuse faisait des pointes et ses mains ondulaient avec grâce. L'illusion qu'ils donnaient était si parfaite qu'il semblait à tous qu'un seuil était franchi ; l'homme arrachait à la vie ses secrets. Le succès de Vaucanson tient à ce qu'il confirme la pensée de son temps, et réalise les rêves qu'elle inspire. Cependant, ni le volatile ni les androïdes ne vivaient. Chacun pouvait faire la réflexion que ces mécaniques étaient bien incapables de se reproduire. Et le canard ne digérait même pas. Robert Houdin, célèbre prestidigitateur du siècle suivant, le démontra. C'était un grand amateur d'automates, et, disons-le au passage, il indique le déplacement d'intérêt de merveilles de la science, le flûtiste et les danseuses de métal sont passés au rang de curiosités.
160:802
Pour le canard, Vaucanson faisait croire à la digestion en mêlant aux aliments broyés un produit qui les décomposait. Il y avait donc tricherie. Comme il y avait tricherie avec le fameux joueur d'échecs dit de Maelzel, construit par le baron Kempelen. Il fut célèbre dans toutes les cours d'Europe. Napoléon lui-même joua contre lui ; soupçonnant une supercherie, il fit exprès de transgresser les règles en déplaçant ses pièces ; patiemment, l'automate les remettait à leur place. Puis il finit par balayer l'échiquier. L'empereur se félicita d'avoir fait perdre patience à une machine. Il n'était pas dupe, C'était bien un homme, dissimulé dans la grosse table, qui manipulait les pièces. Edgar Poe l'a prouvé dans un essai célèbre.
Vaucanson comme Kempelen donnent sans façon le coup de pouce qui accentue le caractère spectaculaire, « magique », de leurs appareils. Ils jouent l'imposture. Ils savent bien que leurs contemporains, qui ne passent pas pour avoir été très crédules, avaient envie d'être trompés de cette façon-là. Au reste, on n'aurait pas réussi à leur faire accepter le miracle le plus évident. Devant des mécaniques qui confortaient leurs chers préjugés (la vie est réductible à un jeu de rouages et de leviers, que nous sommes capables de réaliser), ils étaient si satisfaits qu'ils mettaient de côté persiflage et esprit critique. Ils se plaisaient à prendre un mécanicien pour un démiurge.
L'émerveillement devant l'automate est d'ailleurs bien naturel. Nous l'avons tous connu, enfants, au moins devant le *coucou,* attendant avec fièvre que l'oiseau de bois jaillisse de sa cage en poussant son cri autant de fois que l'heure l'exigeait. Les combinaisons plus savantes ne font qu'aiguiser un plaisir qui reste le même celui que l'on éprouve, avec trouble, devant une mécanique qui ressemble à un vivant.
161:802
L'ignorance des procédé et des principes qui sont utilisés nous donne l'impression du *magique,* mais nous sommes raisonnables, nous savons bien que la magie n'y est pour rien, et c'est finalement la science qui bénéficie de notre admiration éperdue. Puis vient la déception, moins sans doute à cause des tricheries (il n'y en a pas toujours) qu'à la découverte des très étroites limites d'action de nos merveilles. Elles ne peuvent que répéter, de façon monotone, les mêmes tours. Et pour parler d'une autre espèce d'automates, qui avait bien plus d'avenir que les canards, Pascal résume tout quand il note : « La machine, arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux, mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu'elle a de la volonté comme les animaux. »
Notre déception même révèle, sous-jacent, un espoir assez fou. On s'est laissé aller un instant à croire que l'homme venait de reproduire la vie...
Entre l'automate et le golem, des romanciers ont rêvé. Dans l'*Ève future,* Villiers attribue à Edison la construction d'un automate féminin parfait, Hadaly. La chair en est artificielle, reconstituée par un miracle de la chimie (mais elle ne change pas, ne vieillit pas), la chevelure est empruntée, bref il ne s'agit que d'un appareil animé, d'une « entité magnéto-électrique ». Et cependant, elle va devenir un être, Mme Anderson, vieille amie d'Edison, venant à mourir, quelque chose d'elle, un « fluide », est capté par l'automate La machine Hadaly, se comporte comme un piège à âme... Dès lors elle ressent des émotions, elle combine des pensées. Les disques enregistrés, chargés de donner au mannequin une apparence de conversation (avec une voix ravissante) deviennent inutiles. Je ne sais si Gabriel Véraldi avait lu Villiers quand il écrivit *la Machine humaine.* On y voit un ingénieur, Hanson, littéralement happé par un ordinateur géant qui veut s'enrichir de son esprit.
162:802
Quelques jours plus tard, la machine émettra le 3^e^ concerto brandebourgeois, comme si Hanson voulait se faire reconnaître.
\*\*\*
Une autre illusion a joué un rôle considérable dans les siècles classiques. Elle était au service de deux rêves : la création d'une image de la vie aussi vraie que la vie, et le désir d'ubiquité. De là naquit la vogue du trompe-l'œil.
Donner l'illusion de la réalité est un des soucis de la peinture, surtout pour certaines œuvres qui ont un but pratique. Sur le Palatin, les fresques de la maison de Livie nous rappellent encore que les Romains, entassés dans leur ville, aimaient peindre leurs murs de jardins ou de ciels pleins d'oiseaux, pour se donner de l'air. Un souci de virtuosité s'en mêlait.
La découverte des principes géométriques de la perspective permit de renchérir sur l'illusion, et de la construire avec une sûreté scientifique. La possession de ces secrets se dissimulait soigneusement comme s'ils étaient des recettes de sorcellerie. La peinture découvrait aussi l'art d'imiter les différentes matières, velours, verre ou peau de fruits, si bien qu'on ait envie de toucher la toile pour vérifier qu'on n'avait pas devant soi la chose même.
On peut penser qu'il n'y a là qu'un jeu, une forme de taquinerie. C'est ce que dit Vasari : « On raconte que Giotto, encore jeune et dans l'atelier de Cimabue, peignit un jour sur le nez d'une figure faite par Cimabue une mouche si vraie que le maître, se remettant au travail, tenta à plusieurs reprises de la chasser de la main ; il la crut vraie, jusqu'au moment où il comprit son illusion. »
163:802
Voilà une mouche bien obsédante. Elle est chargée d'inquiéter Cimabue, comme l'autre, celle qui volait dans la chambre de Regiomontanus, et qui était en fer, devait troubler ses visiteurs. Le seigneur des mouches doit bien rire de ce petit tourment qu'il ajoute à la vie des hommes, de sa signature qu'il ajoute à leurs œuvres. C'est pourtant vrai que cet insecte si vif, bourdonnant, absurdement affairé, nous fait plus penser à la mort qu'à la vie -- nous savons bien qu'il a partie liée avec les charognes et toutes les décompositions -- et son rôle dans ces jeux d'illusions n'est pas rassurant.
Dans la mouche que peint Giotto, il y a plus qu'une farce d'atelier, il y a un défi, celui de la représentation parfaite d'un élément naturel. Ce défi va vite s'étendre à la toile entière. Des peintres placeront exprès, au milieu d'un paysage, une mouche disproportionnée, pour faire croire qu'elle est véritable, et prouver doublement leur habileté : dans la reproduction minutieuse de la bestiole, et dans l'imitation exacte du paysage (pour éviter, la surprise passée, une comparaison désobligeante).
Il y a une leçon à tirer du *Chef-d'œuvre inconnu,* de Balzac. Son peintre fou, Frenhofer, dit sagement : « La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer. » Et il reproche à Mabuse de se satisfaire d'avoir observé un modèle : « Vous croyez avoir copié la nature... et avoir dérobé le secret de Dieu. » Comme on le verra, dérober ce secret est bien l'ambition du trompe-l'œil. Mais ce principe même de l'imitation n'est-il pas vain, comme on vient de le dire. Ce n'est pas exactement ce que dit Balzac. On apprendra un peu plus loin que Frenhofer, à force d'élaborer son œuvre l'a détruite. Lui qui est capable, en quelques touches, de donner vie aux figures de Mabuse, il n'a pas vu qu'il enfouissait le beau corps qu'il avait peint sous des touches nouvelles qui l'ont anéanti. « En s'approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d'un pied qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! »
164:802
Balzac reste fidèle à la peinture figurative. Il sait seulement qu'il ne faut pas copier certains effets, mais les transposer. Si l'on sait se garder des excès, on obtient la vie même. On a dérobé « le secret de Dieu ».
L'homme capable de représenter les trois dimensions de l'espace sur une surface se sent véritablement créateur. Il fait surgir sur deux dimensions un monde inanimé, mais qui a relief et couleurs, à s'y méprendre. L'Italie en particulier va raffoler du trompe-l'œil. On va en orner, en piéger, les murs des palais et des villes. Ces gentilshommes, ces dames accoudées à un balcon, sont peints, comme le balcon est peint. Cette porte qu'un garde entrouvre, la main sur son épée, est une fausse porte, et le garde non plus n'a pas d'épaisseur. Mais l'illusion joue pour qui entre dans la salle, on parle à sa voisine et ne regarde que de biais. On compte sur la surprise, sur la distraction, pour renforcer l'effet de réalité.
Ici reparaît le vieux rêve de l'ubiquité. Pour le satisfaire, la magie, comme on sait, n'a besoin que d'une flaque d'encre au creux d'une paume. Le sorcier vous invite alors à fixer sans faiblir la tache noire, et bientôt, le spectacle qu'on désire voir apparaît, si lointain soit-il. L'amoureux voit celle qu'il aime, le roi voit ses armées remporter la victoire (ou recevoir la pile). L'avenir lui-même peut être manifesté par ce moyen, tant les pouvoirs magiques sont vastes.
De cette souplesse extrême, qui permet sans bouger tous les déplacements, à nos trompe-l'œil, la marge est grande. Cependant, le procédé n'a pas été dédaigné, et de même que Livie s'offrait un jardin sur le mur de sa chambre, les princes purent se promener entre des scènes de chasse, des fêtes où des guerres sous des plafonds où les dieux de l'Olympe veillaient sur leur destin. Dune pièce à l'autre on changeait de saison, ou l'on passait de plaisir en plaisir. Simple illustration, ou aide-mémoire commode, rien de plus ?
165:802
Cependant une mouche bourdonne toujours derrière ces inventions. Au-delà du jeu qui consiste à évoquer de façon convaincante une réalité absente, le défi n'est pas loin... Cette réalité, d'une façon ou d'une autre, est quand même prise au piège.
\*\*\*
Le piège monté par le peintre-géomètre peut prendre des proportions monumentales... Un exemple curieux en est l'église Saint-Ignace, à Rome. Un jésuite savant et excellent peintre, André Pozzo, eut à résoudre au XVII^e^ siècle un problème délicat. L'église jésuite devait être, couronnée par un dôme, dont le volume aurait offusqué la lumière à des voisins dominicains. On renonça au dôme, et Pozzo en peignit un au plafond, pour le remplacer. L'illusion est parfaite. On croit à ce dôme, on en voit la concavité alors qu'il n'existe qu'un plafond aussi plat que son nom l'indique. Voilà les miracles de la géométrie.
Dans la même église, le même Pozzo a peint une fresque immense à la gloire de saint Ignace. Des murs et des colonnes en peinture s'élèvent en prolongement des colonnes véritables de l'église. Dans cette architecture feinte, on voit siéger des personnages colossaux, portant un sceptre. Ils symbolisent les quatre continents. Des hommes, des femmes se pressent autour d'eux, et déjà, alentour, des anges paraissent. Car ce quadrilatère monumental est sans toit, et s'ouvre sur le ciel. Dans les nuages étagés, on voit des élus, et, d'autres anges, toujours messagers, assurant la liaison entre la terre et le séjour divin. L'ensemble converge vers la figure du fondateur de la Compagnie de Jésus. Il est placé au centre exact où se croisent les diagonales de la fresque. Mais le saint n'est pas la figure culminante. Lui qui reçoit des rayons lumineux (des prières, je suppose) des quatre coins du monde, il les renvoie vers le Christ qui, portant sa croix, semble descendre à sa rencontre d'une sphère supérieure où trônent l'Esprit, sous forme de colombe, et le Père.
166:802
Il y a dans ces colonnes, ces nuées, ces cieux superposés, une sorte de vertige de perspective. On se sent attiré vers ce gouffre d'en haut, aspiré par le ciel, tout étourdi que l'on est du spectacle de tant de draperies, de trompettes, d'ailes et de talons d'anges, et de graves saints vêtus de noir. Ce cône immense résume la vision chrétienne du monde des élus. Le paradis est là tout près. On communique avec lui, puisque la voûte est ôtée, et que des colonnes de pierre aux colonnes peintes, et de là aux nuages, aux saints, on monte, comme Ignace, jusqu'à Dieu lui-même.
Faiblesse du trompe-l'œil. Pour que l'illusion soit totale il faut se placer en un point médian, indiqué sur le pavé par un cercle et qui est situé exactement au-dessous de la figure de saint Ignace. C'est la rançon d'une maîtrise de l'espace qui n'est qu'illusoire. Comme pour les automates, il faut y mettre du sien, vouloir donner raison au spectacle où l'on est convié. Si l'on se soumet à cette condition, à cette règle du jeu, le paradis est aussi vrai que le dôme qu'on aperçoit un peu plus loin dans la nef d'une apparence aussi précise, aussi indéniable. Aussi vrai, c'est-à-dire aussi faux. Car si l'on s'écarte, l'illusion se défait un peu. D'ailleurs, les guides vous ont averti, et, pour vanter le tour de force, en détruisent l'effet d'avance.
Il y a quelque chose de gênant pour notre goût dans cette peinture qui veut trop en montrer. La part de tricherie qu'implique le trompe-l'œil peut être acceptée comme un jeu. Nous sourions d'avoir cru aux cavaliers, aux jeunes femmes masquées. Lorsque le système s'applique à représenter le monde surnaturel, l'imposture pointe, soit dit sans aucune prévention à l'égard des images -- sans iconoclasme.
167:802
Un art hiératique et symbolique, justement parce qu'il refuse l'illusion, peut servir la prière. A Saint-Ignace, le *comme si vous y étiez* en promet trop. Le trompe-l'œil n'est pas crédible, montrant ce que nul œil humain ne peut voir. Et non seulement il n'est pas crédible, mais il semble qu'il engage avec ostentation à ne pas le croire. Ce qui, au-delà de l'image, peut compromettre ce qu'elle représente. Le comble de l'échec.
Justement parce qu'on a ici le sentiment d'une usurpation, cette fresque permet de mesurer la capacité de défi du trompe-l'œil. Il est autre chose qu'un jeu. Il est une tentation d'ordre magique d'appropriation de l'espace. Et c'est bien ainsi qu'il fut pris par ses initiateurs.
\*\*\*
L'automate et le trompe-l'œil, d'une belle ingéniosité, mais cependant d'une efficacité limitée, portent tous deux l'empreinte d'un souci fondamental. L'espoir qu'ils traduisent, et que nous avons reporté sur d'autres machines, était immense. Ce n'est pas un hasard si, dans les deux cas, on rencontre un air de mystère. On a cru toucher avec ces constructions à des pouvoirs fabuleux.
Il est vrai que la magie promettait plus. Le *golem* ressemble plus à un homme que le flûtiste de Vaucanson. La flaque d'encre transmet les spectacles les plus lointains dans l'espace ou dans le temps, et nous procure ainsi une ubiquité du regard qui est une libération non négligeable par rapport à notre condition. La technique fait pâle figure, avec ses automates qui répètent indéfiniment les deux ou trois mêmes actions, et ses trompe-l'œil qui procurent une image immuable et figée. L'avantage est que l'on peut construire autant d'automates qu'on voudra, et les perfectionner. Pour les peintures, il faut leur accorder qu'elles peuvent être vues en même temps par des spectateurs nombreux.
\*\*\*
168:802
Deux siècles plus tard, s'il existe encore un intérêt pour ces procédés, toute trace de défi en a disparu...L'automate le plus commun, aujourd'hui, est la poupée. Elle parle, marche, elle prononce des mots en remuant les lèvres. Et cela n'émerveille plus que les enfants. La technique, cessant de rêver la puissance, a retrouvé le goût du jeu qui animait Héron et les ingénieurs de la civilisation hellénistique.
De même le trompe-l'œil fleurit à nouveau sur les murs des villes. Il plaît, amuse, il n'est pas sûr qu'on y voie une œuvre d'art. Du moins les œuvres d'art les plus sûrement appréciées ont quelque chose d'agressif, de violent, dont les trompe-l'œil se gardent généralement. On ne leur donne pas d'autre but que d'alléger la nudité des murs. Eux aussi, ils relèvent définitivement du jeu.
\*\*\*
Cependant, le rêve de puissance qui se faisait jour, à travers les automates ou à travers des peintures illusionnistes est toujours actif.
Ce ne sont plus les automates qui sont chargés aujourd'hui de soutenir le vieux défi, mais les machines à calculer. Les ordinateurs ne se contentent pas de jouer aux échecs, et sans qu'il y ait besoin d'un homme caché pour les guider, ils servent à des calculs qui épuiseraient des troupeaux de mathématiciens ; ils conduisent les fusées lancées dans l'espace ; ils dessinent les courbes des engins nouveaux et ce sont eux encore qui évaluent les aléas d'une stratégie militaire ou économique en fonction de diverses variables. On s'y fie plus qu'aux hommes. Il n'est pas étonnant donc, qu'émerveillés, nous leur prêtions la capacité de nous surpasser bientôt. On voit à nouveau pointer la flamme babélienne. Encore une fois, on s'imagine sur le bord du grand secret.
169:802
Si un profane peut considérer de telles questions, que peut-on entendre par une machine qui dépasserait l'intelligence humaine ? Aux problèmes que nous ne savons pas résoudre et que nous proposons à la machine, admettons que celle-ci réponde. Ou bien cette solution nous est tout à fait accessible. La machine a simplement montré sa qualité habituelle : elle est allée plus vite. Un jour ou l'autre, un homme aurait trouvé. Ou, bien faut-il supposer le cas d'une solution, donnée par la machine, et vérifiée par l'expérience, mais qui, nous resterait, incompréhensible ? Elle paraîtrait alors contraire à notre raison ? Nous serions obligé d'admettre ce mystère sans le comprendre. Mais qui nous prouverait que la machine n'a pas répondu *au hasard ?*
On ne sait pas comment une idée vient, remarque naïve. Entre toutes les combinaisons possibles des notions présentes dans un esprit, une relation nouvelle, peu probable, s'impose. Elle éclaire, elle résout un problème. L'instant d'avant, on tâtonnait. Pour se guider, qu'on excuse cette autre naïveté, chacun de nous a ses schémas en pointillé, des représentations qui exigent certaines symétries, une courbe qui « veut » être prolongée. Cela ressemble assez, de fait, au mécanisme de la prosodie : un mot fait défaut, qui tout à la fois vaudrait pour le sens et le son, qui répondrait à ce qu'a préparé le poème. Et le mot trouvé couronne ou relance l'œuvre. Ces constructions secrètes, ces « creux » qui attendent d'être comblés, ils varient selon les personnes, et sont véritablement le style. Le style de l'écriture ou de la peinture n'est que l'empreinte extérieure correspondant à l'exigence d'une sensibilité. Si tout cela n'est pas trop faux, une machine peut-elle manifester une telle sensibilité, une telle exigence ? Qui l'y mettrait ?
170:802
Une autre considération est plus sûre, celle que résume une note de Jünger : « ...par des séries innombrables de chiffres et par leur combinaison, ou par le calcul automatique, il serait possible de former les noms saints, ou le Notre Père, ou des passages de la Sainte Bible. Les textes ainsi obtenus ne posséderaient certes que la lettre et n'auraient rien de commun avec l'esprit et les vertus salvatrices des autres »*.* (*Journal parisien,* 9 août 1942)
Là est la véritable frontière, et la supériorité de l'esprit. Il se sert du langage, et traduit par lui, richement sans doute, on veut dire sans trop perdre de sa force, de son éclat, la pensée qui est au-delà du temps et de l'espace. L'esprit descend et s'incarne dans le langage. Cela vaut pour le poème et pour l'équation. Mais le poème ou la prière laissent toujours échapper quelque chose de l'éclair dont ils naissent. Et l'équation elle-même, quand elle est neuve, naît d'un éclair de ce genre, dont on ne voit pas la machine capable.
\*\*\*
Le rêve d'une image parfaite et de l'ubiquité du regard, une autre machine, d'un usage beaucoup plus quotidien que les machines à calculer, le satisfait aujourd'hui. C'est la télévision bien sûr. Elle vaut presque la tache d'encre, bien qu'elle ne sache pas plonger dans l'avenir. Autrement, elle peut tout nous faire voir sur la terre, tous les spectacles possibles. Tous ceux du moins qui auront été captés par une caméra, et ils seront montrés du seul point de vue de cette caméra, restriction importante.
Les grands événements sont secrets : on ne sait le plus souvent leur grandeur qu'après. Même si la télévision avait existé sous Auguste, il n'y aurait eu personne pour envoyer une caméra à la crèche de Bethléem. La télévision sent si bien ce défaut qu'elle triche.
171:802
En Italie, récemment, on l'accuse d'avoir fait exhumer une deuxième fois (quand les caméras avaient eu le temps d'être convoquées) une statue antique. Fausse découverte, fausse émotion de l'instant où le chef-d'œuvre sort de terre.
L'autre restriction est aussi importante. Le trompe-l'œil n'était parfait que vu d'un certain point. On le sait, on se déplace pour s'y fixer, le défaut nous est très présent. La télévision aussi n'enregistre que d'un point à la fois. Elle ne nous fait pas voir le spectacle que l'on aurait si l'on était en face. Mais nous avons l'impression que cet œil de la caméra est le nôtre, que c'est nous qui voyons directement, ce qui permet bien des impostures.
La machine en réalité ne nous donne pas même l'ubiquité du regard. Nous sommes soumis à son point de vue (et nous oublions le plus souvent cette dépendance). Le résultat est pourtant assez remarquable pour que les naïfs -- nous tous, à l'occasion -- soient convaincus que ce qu'ils voient est tout ce qu'il y avait à voir.
Deux exemples, l'ordinateur et la télévision, nous montrent assez proches des performances que l'on prêtait à la magie.
Il est d'autant plus désagréable, après ce satisfecit, de constater que le fossé demeure, un fossé impossible à combler : les exigences du rêve restent inaccessibles.
Georges Laffly.
172:802
### Entretiens avec Gustave Thibon
*A quatre-vingt-sept ans, Gustave Thibon n'a rien oublié de la saveur de la vie terrestre qu'il a aimée avec la passion d'un amant. Quand, du mas d'une de ses filles, il vient au-devant de nous, en cette terre austère proche de Nîmes, que marqua le protestantisme, il veut nous en faire sentir le foisonnement, la beauté, dans l'irrésistible poussée du printemps qui blanchit les arbres. Il n'est pas esthète ; il communie, comme Maurras qu'il a bien connu, à l'âme plaintive des cyprès, mais il est aussi sensible aux choses les plus communes, et sent la mystérieuse parenté qui relie la pierre, la vigne, ses animaux familiers... et nous-mêmes. Fifi le jars, bêtement snob, qui ne se laissait caresser que par les gens de la* « *haute* »* ; le chien bâtard et qui* « *manque vraiment de manières* »* ; le chat siamois qui va bientôt peupler d'yeux bleus la compagne ; tout lui est leçon et hante un univers familier auquel on est tenté de se laisser prendre.*
*Mais Thibon n'est jamais où on l'attend. Oui, sans doute, il est fils de ses pères. Fils d'un père paysan-poète qui lui a appris l'activité accordée aux rythmes primordiaux de la vie.*
173:802
*Petit-fils d'une grand-mère qui ne savait que le provençal, il est né bilingue, et peut-être fut-ce l'amorce de ce don des langues, de cette mémoire prodigieuse qu'il craignait que l'âge n'estompât, et qu'il garde intacte, ouverte, mobilisable à volonté. Il y a pourtant quelque chose de libertaire en lui ; de non domestiqué, de sauvage. Dans son extrême jeunesse, il fut marqué par le thomisme. Puis il fit très vite son miel chez les poètes les plus divers, les plus contradictoires. On serait tenté de dire qu'il aime parfois faire son miel sur les fleurs vénéneuses.*
*Ce méridional aime passionnément l'Allemagne. Ce marcheur infatigable aspire à l'au-delà de tous les chemins. Cet homme d'une bonté que rien ne désarme est un solitaire. Ce volubile qui sait aiguiser les mots, qui vit dans la compagnie de Hugo, de Nietzsche, de Maurras, dont il égrène inlassablement les vers et les mots -- d'une voix parfois monocorde, comme pour lui-même -- sait aussi que sur l'essentiel on ne peut que balbutier. Conscient de la nécessité de la morale, il se moque aussi du moralisme.*
*Catholique, il a gardé quelque chose de païen, de ce paganus qui, lors de l'évangélisation des campagnes, restait fidèle au culte des sources et des arbres. Connaissant la théologie, il éreinte souvent la théologie : provocation, qui est en même temps une invocation ? Peut-être, mais aussi, mais surtout, prescience que tous les noms de Dieu sont menteurs, que l'esprit fini ne saurait définir l'infini, ni se hausser jusqu'au* « *Très Haut* » *que s'Il condescend Lui-même à combler l'âme qui se fait pauvre.*
*Dans sa* « *Confession d'un vieillard* »*, Thibon demandait qu'on l'aimât comme s'il était mort, et savait en même temps son vœu impossible :* « *Tant qu'un homme est vivant, on attend de lui des dons extérieurs : gestes, paroles, actions.* » *C'est cela que nous attendions de lui, il le savait. Il sait aussi -- il l'a écrit -- qu'il n'a plus désormais* « *de lumières à recevoir ni à donner* »*. Il les donne cependant, avec une profusion généreuse, presque gaspilleuse.*
Danièle Masson.
174:802
-- Vous évoquez diversement la vieillesse. Temps douloureux parce que s'y côtoient l'attachement et le détachement : heure du doute et du scepticisme, mais heure aussi où, sentant mieux le prix des choses de la vie, on souffre davantage d'avoir à les perdre, ; heure où le cœur se bronze pour ne pas se briser, mais heure aussi où l'amour des autres est à la fois plus tendre et plus détaché, parce qu'on les aime pour eux-mêmes et non pour les annexer. Qu'est-ce que quatre-vingt-sept ans, pour Gustave Thibon ?
G.T. -- L'apologie de la vieillesse me paraît complètement ridicule. La vieillesse est une bien triste chose, dont il faut tirer parti comme il faut tirer parti du mal sous toutes ses formes. Une pensée de Jünger est très belle : « S'il y a de l'indestructible, toute destruction ne peut être que purification. » Ces mots prennent leur sens quand on vieillit.
Il y a ambivalence : destruction d'un côté, purification de l'autre. Il faut que la destruction devienne purification. Mais ça n'est pas facile. Un beau poème d'Eliot sur la vieillesse dit « l'amère insipidité du fruit fantôme ». Cela paraît contradictoire, mais c'est bien ainsi l'âme est amère de l'insipidité des sens.
-- Vous êtes père et grand-père. La vie continuée par les enfants, la relation, cela ne permet pas un changement de perspective ?
G.T. -- Malheureusement, cette relation, on risque de ne plus la vivre. Tout dépend de l'optique qu'on a. Dom Gérard, Abbé du Barroux, dit, à propos des anges, que Dieu a confié la conduite des choses inférieures aux supérieures. C'est très vrai. Mais dans l'ordre d'ici-bas c'est plutôt la dépendance rigoureuse, scandaleuse des choses supérieures à l'égard des inférieures. Autrement dit, il suffit d'une artère qui craque pour qu'un génie devienne un gâteux.
175:802
Mais enfin oui, la vieillesse apporte une sorte de tendresse : je me sens de plus en plus miséricordieux. A mesure que l'on vieillit, on se sent tellement plus indulgent pour les autres. On les voit tellement manœuvrés par leurs pauvres mécanismes psychologiques, et, par là-même, innocents !
La liberté est si mesurée ! Qui pourrait défendre la vieille théologie morale ? Saint Thomas justifie l'astrologie en disant que la plupart des hommes subissent l'influence des astres parce qu'ils sont manœuvrés par les sens. Mais il dit aussi que la majorité des hommes est damnée. Il faudrait tout de même s'entendre. Pour être damné, il faut avoir été libre.
Il y a donc, selon saint Thomas, un très grand nombre de damnés et peu d'élus. Par ailleurs, pour lui, on pèche si, dans le mariage, on ne fait pas les actes voulus en vue de la procréation ; et donc, vous serez damné pour avoir refusé de fabriquer des damnés !
Que savons-nous de celui qui veut offenser Dieu ? Simone Weil définissait ainsi le péché mortel : « voir le bien pur tel quel et le haïr tel quel ».
-- C'est presque le péché des anges ?
G.T. -- Les anges, je me demande ce qui leur a pris, vraiment. Reste que Dieu a pitié des hommes plantés là sur cette terre dans l'obscurité, avec le péché originel qu'ils n'ont pas choisi.
-- Est-ce ce mélange de tendresse et de provocation qui attire en vous ? Car on vous voit partout : à la télévision, dans l'émission *Avis de recherche* ; avec Jacques Chancel ; mais aussi au Val d'Enfer, aux journées royalistes des Baux de Provence... Qu'est-ce qui attire en vous, hors des coteries et des écoles, hors des étiquetages politiques et religieux ? Le fait de prendre votre époque à rebrousse-poil ? Le paysan, en un temps d'urbanisme déracinant ? L'autodidacte, en un temps d'inflation des diplômes passeports pour nulle part ?
176:802
G.T. -- Le paysan ? les gens ne savent pas toujours. Il est vrai qu'il y a quarante ans, une journaliste de *France-Soir* est venue interviewer « le grand homme ».
Elle m'a présenté ainsi : « Un grand valet de ferme aux mains rugueuses se présente. » Elle aurait pu dire aussi que je dictais mes livres : être analphabète, c'eût été plus pittoresque.
Je ne suis pas autodidacte, car les livres sont des maîtres. J'ai appris le latin ; le grec par Simone Weil, assez pour en avoir le parfum. L'anglais : quand j'étais gamin, j'ai vécu en Angleterre, et j'en ai de très mauvais souvenirs ; la langue anglaise a été perdue du même coup. Je connais l'allemand littéraire, beaucoup moins l'allemand de tous les jours...
-- Comme Hippolyte, qui traduisait Hegel, mais ne savait pas commander un café dans un bistrot ?
G.T. -- Tout de même pas ! L'italien, je le connais par l'Italie où j'ai vécu, l'espagnol parce que je vois tous les jours une famille espagnole. J'avais peur, avec l'âge, de perdre la mémoire. Mais non : je me souviens des langues étrangères. Je mobilise surtout pour la poésie. J'ai l'oreille poétique comme d'autres ont l'oreille musicale. Mais, vous savez, la mémoire, c'est un ordinateur.
-- N'est-ce pas ce qui attire, ce pouvoir d'imprégnation, d'être tout à tous ?
G.T. -- J'ai beaucoup d'amis, mais je vis très solitaire. Je ne sollicite pas... Je considère les événements comme des maîtres que Dieu nous donne de sa main, comme Pascal. Quand on me veut, on m'a. J'ai une clientèle au sens latin du mot, dans tous les milieux humbles, ouvriers, grands seigneurs, intellectuels.
177:802
-- Peut-être, dans une France coupée en deux, divisée contre elle-même, « l'anarchiste conservateur » que vous êtes permet-il la réconciliation des contraires ?
G.T. -- Oui, je me sens très « anarchiste conservateur » c'est un mot que j'ai pris à Gobineau. Et puis, je n'ai pas conscience d'avoir le moindre génie. Mais c'est d'une Américaine que j'ai reçu le plus beau compliment : « Vous n'en avez peut-être pas. Mais vous avez le génie du génie. » Je me sens une capacité d'admiration infinie, et qui grandit avec le temps. Ceux que j'attire, ce ne sont pas les catholiques orthodoxes et rigides ; ce sont les gens branlants dans leur foi. Quelqu'un m'a dit : « Cette pensée m'a sauvé. » Un autre m'engueule à propos de la même pensée : ce qui incite à l'humilité.
-- Vous n'avez pas le sentiment d' « être arrivé » ?
G.T.-- On m'a demandé un jour : « Comment avez-vous fait pour arriver ? » Je n'ai pas l'impression d'être arrivé n'importe où. On s'est occupé de moi.
Mon premier livre, en 1933, ce fut *la Science du caractère *: Maritain m'avait demandé cela. Ensuite, dans une petite revue dirigée par Fabrègues et Thierry Maulnier, j'avais écrit un article sur l'économie : Gabriel Marcel a été enthousiasmé, et m'a demandé un livre. Je lui ai envoyé ce que j'avais ; il a classé et fait une préface : ainsi parut *Diagnostics*. Le troisième, ce fut *L'échelle de Jacob *: un de mes amis avait parlé de moi à Massis. Il s'est passé ce qui s'était passé avec Gabriel Marcel : Massis a demandé, j'ai donné, il a classé. Je n'ai rien fait pour arriver.
-- Vous êtes tenté par les honneurs ?
G.T. -- Il faut croire que les honneurs rassurent. Je ne les recherche pas et je n'y ai aucun mérite. Un écrivain célèbre me disait qu'être applaudi par une foule donnait la volupté, les ivresses de l'amour. Je ne suis pas doué.
178:802
Une fois, si : j'avais douze ans ; à l'école primaire supérieure de Bourg-Saint-Andéol, ce fut le couronnement ; j'étais premier sur vingt et un. Je suis revenu pour dire cela à ma mère, en pleine ivresse : je volais sur le chemin. J'ai dû épuiser ce jour-là mes facultés d'enchantement. L'amour, l'amitié, oui ; les honneurs, non.
-- C'est pour cela que vous aimez les marginaux ?
G.T. -- Je vais vous raconter deux anecdotes, qui comptent parmi les grands plaisirs de ma vie... A Paris, je dînais dans une crêperie. Il y avait une petite servante antillaise : voulant me défaire de la monnaie qui encombrait ma poche, je l'ai comptée devant elle ; j'avais juste de quoi ajouter le pourboire. « Non, Monsieur ; vous en aurez bientôt besoin pour autre chose. » Ce qui m'a ravi... elle croyait peut-être que c'était la quête que je venais de faire dans le métro...
Un autre jour, à Avignon, je revenais de Paris poussiéreux, pas rasé. Je traverse le parc près de la gare à six heures du matin. Un clochard commençait à s'ébrouer sur son banc : « Dis, toi... t'as pas un franc ? » Il m'a regardé : « Mais dis, t'es chic de me les donner, parce que t'es bien capable de les boire aussi bien que moi : t'es de la cloche toi aussi. »
-- Et puis, la marginalité, cela permet d'être hors camp. C'est une zone de liberté, de manœuvre où l'on peut se diriger vers le mal ou vers le bien.
G.T. -- Graphologiquement, on a remarqué que j'avais des marges grandissantes. C'est, paraît-il, l'insatisfaction, le bond vers l'avenir, vers les profondeurs, quand c'est positif. Quand c'est négatif, c'est la fuite de la réalité.
-- Votre écriture traduit aussi l'intuition de l'essentiel. Est-ce pour cela que vous aimez les aphorismes ?
179:802
Et même, au fur et à mesure que vous avancez en âge, l'aphorisme est devenu le moule, l'écrin quasi unique de votre pensée. Est-ce parce que l'aphorisme, en sa concision nerveuse, permet le dépouillement auquel vous tendez au fond de vous-même, comme Simone Weil ? Est-ce la volonté de marquer du sceau de l'esprit réducteur le foisonnement du réel ? Vous aimez Nietzsche, et Nietzsche, adepte de la volonté de puissance, était aussi amateur d'aphorismes. Et puis, l'aphorisme, c'est comme un mur de pierres sèches, cela tient mais sans lien, par cohésion interne.
G.T. -- Oui, je me sens de plus en plus sec ; à force de réfléchir peut-être. Évidemment, l'aphorisme fait appel à l'intelligence du lecteur. Mais à la base, il y a je crois, le rejet de tout esprit de système.
-- Simone Weil aussi aimait les aphorismes. Il semble que vous vous sentiez de plus en plus proche d'elle. Et pourtant, il y a vingt ans, vous disiez qu'elle avait été la révélation de vos propres antipodes.
G.T. -- De mes antipodes superficiels. Le premier jour, quand elle est arrivée chez moi fagotée comme l'as de pique, avec cette voix monotone insensible à notre fatigue, j'ai pensé que j'allais faire une partie de mon purgatoire sur terre. Mes antipodes c'était son antisémitisme par exemple, ou son aversion pour les Romains. Mais sur le plan mystique, j'ai très vite senti une fraternité d'âme, comme chez Marie Noël ; comme chez Maurras. Évidemment, elle avait une grande capacité d'utopie : elle disait de ma femme qu'elle semblait dispensée du péché originel. Je me rappelle la seule gifle qu'elle m'ait donnée -- une gifle amicale. Elle était en train de faire la vaisselle...Elle tenait les assiettes comme on tient un ostensoir. On a parlé du paradis. On a dit qu'au ciel -- s'il y a un ciel -- on aura ce qui nous manque ici-bas. Alors je lui ai lancé : « Vous saurez laver la vaisselle et ma femme aura du génie. »
180:802
-- Simone Weil semblait bien vous connaître. Elle vous écrivait qu'il vous restait encore à traverser beaucoup de nuit obscure avant de donner votre vraie mesure. Si vous êtes très proche d'elle aujourd'hui, c'est peut-être parce que vous êtes allé au bout de la nuit ?
G.T. -- Oh ! elle n'en finit pas cette nuit obscure. Il en reste beaucoup à traverser. Et dans l'au-delà aussi sans doute -- on appelle cela le purgatoire. Dès le début, j'ai senti une grande parenté avec Simone Weil. Et peut-être même avant de la connaître. Un jeune agrégé fait une thèse sur mes relations avec Simone Weil. Il a épluché mes textes mieux que moi, évidemment. Il voit des parentés entre nos deux pensées bien avant ma rencontre avec elle.
-- Mais enfin, n'y a-t-il pas, chez elle, dans sa quête de la souffrance, du dolorisme, une volonté propre ?
G.T. -- Non ; elle souffrait par communion avec les humbles. Elle considérait la souffrance comme sa vocation. Elle disait : « La souffrance choisie est toujours de la fausse souffrance. La vraie souffrance est celle qui vous tombe dessus malgré vous. » Cela rejoint Nietzsche « *Crux, nux, lux.* » L'essentiel est là : au centre, la lumière.
-- Vous faites votre miel partout : chez Simone Weil, chez Nietzsche... ou sur les cadrans solaires. Vous vous dites solitaire. J'ai retrouvé à Château-Queyras l'inscription d'un cadran solaire que vous aimiez « Soli soli soli. » Quel sens lui donniez-vous ?
G.T. -- « Au soleil solitaire les solitaires. » Dieu est seul. Et nous sommes tous très seuls.
181:802
-- Mais cette solitude ne vous empêche pas d'être présent à votre époque ? « Comment, loin du fleuve, pourrait-on ramer à contre-courant ? » C'est vous qui l'avez dit.
G.T. -- J'épouse de plus en plus les misères de mon temps, pour y lutter. Ce qui me blesse dans mon époque, c'est l'émiettement et le déracinement. La vie est décolorée alors qu'on la veut haute en couleur par compensation. « Autrefois on s'aimait ou on se détestait », me disait une pauvre vieille. Aujourd'hui il y a une espèce d'indifférence. La multiplication des seuls dont parle Valéry. Ça glisse, ça manque d'épaisseur, de densité !
-- *Diagnostics* paraît en avril 1940. Vous y faisiez, entre autres, la biologie de la révolution. Vous y disiez que les tyrannies anciennes étaient uniquement physiques : les corps étaient esclaves, mais non pas l'âme. Alors que dans les tyrannies totalitaires, les chaînes extérieures sont devenues des ficelles, qui meuvent de l'intérieur les marionnettes humaines. Pour vous, Gorbatchev est-il un marionnettiste très habile ?
G.T. -- Je ne crois pas à une duplicité, à un calcul pour endormir l'Occident et après lui tomber dessus. Au nom de quoi ? Il y a évidemment le calcul économique Gorbatchev a besoin de nous. Mais il est obligé de faire de telles entorses aux principes que ceux-ci en restent blessés à mort. On ne peut pas continuer à se réclamer de Marx quand on applique le contraire de l'enseignement de Marx. C'est comme si l'Église voulait se sauver en ignorant l'Évangile !
-- Mais le marxisme n'est pas une théorie dont le communisme serait la pratique ; il n'y a pas entre eux le même rapport qu'entre le principe et son application. Le marxisme est une praxis, et le communisme lui est forcément fidèle.
G.T. -- Une praxis ne peut jamais être totalement indépendante d'une théorie. Les communistes s'autochâtient. Ils ont promis la rédemption dans le temps.
182:802
Or le temps les a réfutés. En fait la misère épouvantable de l'URSS oblige Gorbatchev à assumer l'imprévisible. Seulement, revenir à l'économie libérale, cela n'est pas facile. Ils ne sont pas habitués. Un ami revenu de là-bas me disait : « Un Français travaille comme quatre Russes. »
-- Revenons à *Diagnostics*. Vous y disiez que les mythes révolutionnaires sont « simultanément épuisants et toxiques. Ils sucent le sang des nations, et, en même temps, ils sécrètent un poison qui pourrit le sang qui reste ». Les peuples de l'Est semblent pourtant moins empoisonnés, moins épuisés que nous. Le réveil religieux et national y est plus vigoureux que chez nous. Cela veut-il dire que la persécution est moins nocive que le pourrissement consenti ? que le communisme a fonctionné comme un gel, qui a conservé intactes les forces vives de la nation, alors que chez nous, le libéral-socialisme a vampirisé et empoisonné ces forces ?
G.T. -- Pendant l'occupation on a retrouvé un peu de ces vertus élémentaires. Plus on a d'avoir, plus il faut de l'être. Avoir de moins en moins pour être de plus en plus : c'est la loi des saints.
On songe aussi au peuple romain : l'effondrement de l'empire a purifié la « romanité » et lui a permis, grâce à l'influence du christianisme, d'aboutir à la civilisation du Moyen Age.
Et puis, sans doute, il y a la vitalité slave. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », disait Nietzsche. « Ce qui est poison pour les faibles est nourriture pour les forts. »
Il est vrai que dans l'Occident épuisé on ne sait pas où sont les forces d'énergie. Il est loin, le temps où Trajan s'enivrait chaque soir et le matin redevenait un excellent empereur. On ne peut plus faire cela aujourd'hui.
-- Ce n'était peut-être pas très moral ?
183:802
G.T. -- La morale ! Je ne conteste pas sa nécessité, à son niveau. Ce que je conteste, c'est le moralisme qui fait de la morale la valeur suprême et le guide unique de l'action humaine. La morale résistait au Moyen Age : aucune société ne peut s'en passer. Mais elle n'occupait pas la première place. Témoin la béatification de Charlemagne dans le diocèse d'Aix-la-Chapelle ; tenait-on compte des innombrables bâtards de ce monarque ? Ou encore, à la Renaissance, la légitimation des enfants naturels, tel Jean d'Autriche adopté par Charles Quint et sur la tombe duquel l'Église a fait graver ces paroles empruntées à l'Évangile : « Il y eut un homme de Dieu qui s'appelait Jean.
C'est à partir du XVII^e^ siècle et sous l'influence du jansénisme que l'étau moral s'est resserré. Louis XIV a fait scandale en légitimant se bâtards, Louis XV n'a jamais osé !
Écoutez ce passage de l'oraison funèbre d'Henri IV prononcée sur ses reliques : « Ce grand roi ne pouvait souffrir qu'une femme fût portée d'inclination vers lui sans l'aimer aussitôt d'amour, signe de la générosité immense de ce grand prince. » Quel langage ! On n'a toutefois pas l'impression que la générosité lui coûtait beaucoup, à Henri IV...
-- Les maris trompés n'appréciaient peut-être pas cette générosité !...
G.T. -- Certes, et ils le faisaient souvent payer cher aux amants.
Un proverbe espagnol dit : « Fais ce que tu veux, paie le prix, et Dieu sera content. » Aujourd'hui on ne veut pas payer le prix. Autrefois le péché pouvait avoir sa grandeur. Tristan et Iseut, c'est l'histoire et presque l'apologie d'un adultère, mais ils payaient cher. On est loin de l'érotisme banalisé d'aujourd'hui !
184:802
Les morales sont nécessaires, mais il ne faut pas confondre cet alliage avec l'or du Bien pur. « Parce que ces choses sont nécessaires, disait Platon, ils croient qu'elles sont bonnes ; ne connaissant pas par expérience l'immense abîme qui sépare le nécessaire du Bien. » Le code de la route est indispensable, mais il ne remplace pas le but du voyage...
-- Cette méfiance à l'égard des morales vous rapproche encore de Nietzsche. Qu'est-ce qui vous attire en lui ?
G.T. -- Tout sauf le côté systématique... Pour, lui tout est régi par la volonté de puissance. Or la volonté de puissance ne concerne que l'homme et c'est un défaut de l'homme.
D'une aberration il fait le fondement de l'univers. Cela mis à part, c'est un démasqueur des faux idéaux.
-- Il a pourtant dit : « Tout ce qui est profond aime à se masquer. »
G.T. -- C'est vrai : *larvatus prodeo :* je m'avance masqué. Nietzsche est contradictoire. A la fin de sa vie, ne pouvant unir en Dieu les contradictoires, il a explosé. Mais c'était un psychologue étonnant, un grand mystique à son insu. Élevé dans le protestantisme, il a passé sa vie à pourfendre la morale, alors que nous Latins, nous mettons la morale à sa place. Son rappel du christianisme de son enfance est déchirant : « Visions de mon enfance : nous étions nés pour rester ensemble et pour de tendres éternités. » ;
Maurras poète a une espèce de mysticisme qui l'apparente aux romantiques allemands. Naturellement, il aurait refusé cette parenté. Il avait horreur de tout ce qui était allemand ; en cela je ne pouvais m'entendre avec lui. A la fin de sa vie, il m'a redit son horreur de la « justice divine ». Sa vision du salut universel était le contraire de celles du salut de la Cité.
185:802
Le salut de la Cité repose sur la justice. Mais celui de la Cité divine ? Le symbole de la justice c'est la balance. Mais la balance n'a d'emploi que pour les choses finies et soumises aux lois de la pesanteur. Alors, si vous supposez un Dieu infini et éternel, il ne peut être qu'immense accueil, immense miséricorde.
-- C'est une vision d'au-delà du voile ?
G.T. -- Oui c'est vu de Dieu, peut-être. Écoutez Maurras :
« *Chère âme, croyez-vous aux célestes balances*
*Cet instrument d'airain n'est rêvé que d'en bas,*
*Du Très Grand, du Très Haut, du Très Pur ne s'élance*
*Que l'or du Bien parfait qu'il ne mesure pas.* »
Et encore :
« *Et vous, plateaux de vaine justice,*
*Sous l'astrale faveur détraquez-vous enfin ;*
*Tes vils métaux fondent au solstice,*
*Balance, le plus faux des symboles divins !* »
-- Cette vision n'est-elle pas périlleuse pour le catholique du rang ?
G T. -- Vous me rappelez la parole d'un vieux capucin, quand je m'indignais de certaines pratiques : « N'oubliez pas que le catholicisme est un râtelier où il y a du foin à la hauteur de tous les museaux. » Et il ne faut pas vouloir faire brouter les girafes au même niveau que les lapins. Ce qu'on fait trop souvent. Et je dis cela sans une ombre de mépris pour les lapins dont beaucoup, dans leur foi d'enfant, précéderont les girafes dans le royaume de Dieu !
Voyez-vous, je crois que le christianisme officiel, historique, a beaucoup souffert de l'absence d'ésotérisme.
-- Mais le christianisme n'est pas une religion d'initiés.
186:802
G.T. -- Ce n'est pas ce que je veux dire. L'ésotérisme croit avoir des clés pour le mystère. Or, il n'y a qu'une clé : la mort à soi-même ; et cela n'est pas facile.
Je veux parler des secrets qu'on entrevoit, des profondeurs qu'il n'est pas permis de révéler. On lit dans le livre de Tobie : « Bonum est opera Dei revelare, et mysterium Regis abscondere (il est bon de publier les œuvres de Dieu, et de cacher le secret du Roi). » Une grande mystique du Moyen Age disait au cours d'une extase : « Video arcana Dei (je vois les secrets de Dieu). » « Qu'avez-vous vu ? » lui demanda son confesseur. -- « Je ne vous le dirai jamais, vous croiriez que je blasphème. »
Nous sommes dans une situation très paradoxale et contradictoire. D'une part Dieu est caché, d'autre part il faut en parler. Saint Thomas dit au début de la *Somme *: « Quod est Deus nobis penitus incognitum (ce qu'est Dieu nous est profondément (ou entièrement) inconnu). » Après cela il écrit mille pages *De Deo *: il faudrait quand même s'entendre. C'est pour cela qu'il voulait qu'on brûlât la *Somme théologique.*
-- Vous aimeriez le mot de Clavel : « Le langage est le cadeau de rupture que Dieu a fait à l'homme. »
G.T. -- Oui, c'est très beau. La contemplation commence où cesse le langage. Maître Eckhart disait : « La main qui dit la vérité c'est la main qui efface ce qu'elle vient d'écrire. » Remarquez qu'il ne l'a pas effacé, cela. Il faut que Dieu reste vierge après qu'on en a parlé.
-- Et si ce qui est contradiction, en bas, était relation, en haut ?
G.T. -- Oui. Une relation très profonde nous apparaît sous la forme d'une contradiction. L'absolu élimine la contradiction ; mais la contradiction demeure au niveau humain : c'est pourquoi l'Évangile est un tissu de contradictions. En haut il n'y a que des complémentaires.
187:802
La relation implique les complémentaires. Pour Platon, le lien qui unit deux êtres est différent de ces êtres et le troisième être tient des deux autres et en même temps est différent. C'est pourquoi notre amour est plus vrai que nous-mêmes ; c'est pourquoi l'amour est plus fort que la mort.
-- Le bien et le mal, pour vous, sont aussi des complémentaires ?
G.T. -- Le mal sans doute s'effacera, quand on aura vu sa nécessité ; quand on aura vu la finalité des épreuves. Le mal reste le mal, mais il a servi au bien : rien ne peut aller en dehors du tout. Lorsque les animaux s'entre-tuent est-ce un mal ?
-- Et la guerre ?
G.T. -- N'y a-t-il pas analogie ? Il y a une finalité de la guerre aussi. Le mal du bistouri guérit.
Il faut tirer le bien du mal : mon grand-père était alcoolique. Le spectacle qu'il donnait ne réjouissait pas mon père : le mauvais exemple servait à corriger les effets de la mauvaise hérédité !
Le mal et le bien : il faut l'un et l'autre. La parabole de l'ivraie et du bon grain est inépuisable. Mais il ne faut pas trop le dire, cela peut scandaliser ; et on peut en abuser de façon épouvantable.
-- Pour vous, le mal et le bien sont analogues à l'ombre et à la lumière ?
« Umbram praebet lux mysteria autem veritas. » C'est un autre cadran solaire de Château-Queyras qui dit cela : « La lumière offre l'ombre ; la vérité offre les mystères. »
188:802
G.T. -- Les romantiques allemands disent la même chose que les cadrans solaires. Novalis :
« Quand les formes et les figures ne seront plus la clé de toute créature,
Quand par les chansons et les baisers nous en saurons plus loin que tous les docteurs,
Quand l'ombre et la lumière se marieront à nouveau dans la pure clarté... »
-- Mais l'ombre est belle. Le mal n'est pas beau.
G.T. -- L'ombre c'est aussi le refus de la lumière. Bérulle disait de la Vierge : « En elle, le soleil de Dieu ne fait pas d'ombre. » Car elle était transparence. Mais ce qui n'est pas transparent, ce qui résiste à la lumière, la rend plus précieuse par contraste. Mais en ce domaine, on ne peut que balbutier.
-- Il y en a qui ne balbutient pas. Et qui prétendent séparer eux-mêmes l'ivraie du bon grain. Ce sont les fanatiques.
G.T. -- Ils savent où est le bien et où est le mal, ceux-là. Se considérant comme la source, ils ne cherchent pas la transparence. Possédant la vérité, ils ne se demandent pas si la vérité les possède. Ils la tiennent sous clé. Ils en ont le monopole. Et méfiez-vous des contrefaçons. Au fond, Dieu trop souvent a été tué par ses représentants.
Savez-vous qu'un laïc -- sans mandat il est vrai -- m'a demandé de retirer ma préface du livre de Dom Gérard, *Demain la chrétienté ?* Notre ennemi, c'est l'ami d'hier qui ne pense plus exactement comme nous.
-- Vous avez des relations avec eux ?
G.T. -- Je ne fais pas de bien aux intégristes, mais je ne leur fais pas de mal non plus. Ils sont tellement sûrs de leur affaire qu'ils ne risquent pas de se laisser atteindre.
189:802
-- Dans *Diagnostics,* vous écriviez : « Les hommes impuissants ne redoutent pas de détruire. La parabole de l'ivraie et du bon grain n'est jamais rentrée dans des oreilles révolutionnaires. » Alors, le fanatique est-il révolutionnaire de tempérament ?
G.T. -- Il a un tempérament complètement révolutionnaire en ce sens qu'il ne tolère pas ce qui n'est pas strictement lui. Nous vivons dans une drôle d'époque : il y a les fossiles intégristes et les invertébrés progressistes.
-- Remarquez qu'on ne peut même pas faire des fossiles avec des invertébrés. Vous disiez aussi, dans *le Voile et le masque,* que le fanatisme répond à la fois au besoin de sécurité et à la tendance agressive de l'homme. « Il rassure la faiblesse et justifie la violence. » Comme la faiblesse et la violence sont plus courantes que la force et la douceur, comment lutter contre le fanatisme ?
G.T. -- En ayant, en donnant le sens du mystère. Il ne faut pas confondre le contenu d'un dogme avec sa définition. Voyez Marie Noël : « *La religion : Dieu infini. La théologie : Dieu défini.* » Les dogmes, en tant qu'ils sont formulés, sont des flèches indicatrices : ils ne contiennent pas ce qu'ils indiquent.
-- Selon vous, le mal se fait par vous, mais le bien passe à travers vous. Que voulez-vous dire ?
G.T. -- Nous sommes des canaux. J'ai connu une carmélite, mère Marie-Thérèse. C'est la seule personne, avec Simone Weil, à qui j'attribue la sainteté.
-- C'est pour cela que vous avez appelé, votre fille Marie-Thérèse ?
G.T. -- Oui. Ma carmélite était la transparence même. Élevée dans le petit milieu sulpicien du XIX^e^ siècle, elle ignorait tout de la haute littérature. Je lui lisais des textes mystiques de Victor Hugo, et elle y retrouvait sa propre expérience.
190:802
« Mon Dieu, mais ayant écrit cela, comment faisait-il pour n'être pas un saint ? » -- « Ma mère, il s'en tirait sans peine. » Sa dernière parole fut très belle : « Ce n'est pas la vertu que Dieu demande. Il faut être trouvé pauvre. » Le messager transmet le message. Au maréchal de Bellefond, converti grâce à lui, Bossuet écrivait : « Je m'en réjouis mais priez pour moi pauvre canal par qui passent les eaux du ciel, et qui ai peine à en retenir quelques gouttes. » Remarquez qu'on ne transmet pas si l'on ressemble trop à l'éponge qui absorberait tout le liquide. Il faut peut-être que le canal soit relativement imperméable au liquide.
-- Quand on parle de vous, c'est pour évoquer le sens de la terre, l'enracinement. Pourtant, vous semblez plutôt fasciné par l'invisible.
G.T. -- Il y a un double enracinement, l'un sur terre, l'autre dans le ciel : Platon dit cela. L'enracinement divin arrive parfois à suppléer l'enracinement terrestre, à la façon d'une plante qui ne se nourrirait que de lumière. En latin un seul mot désigne la profondeur et la hauteur : *altitudo*.
Oui, le pire des malheurs, c'est de perdre de vue l'invisible. Une femme de génie disait : « La lucidité est le pire des aveuglements quand on ne voit rien au-delà de ce qu'on voit. »
-- Et votre foi, elle, est enracinée ?
G.T. -- Ce qui la traduit le mieux, c'est le mot de saint Paul : «* contra spem in spe *». Dans l'espérance contre toute espérance. Il paraît que c'est la citation qui revient le plus souvent sous ma plume. L'espérance suprême, mais à travers des nuits et le passage par le néant.
191:802
Dieu est pudeur, respect, tendresse. Il nous pardonnera ce que nous n'oserons pas nous pardonner à nous-mêmes. Vous connaissez l'histoire de ce meurtrier ? Pris de remords, il va se confier à un pasteur protestant. « J'ai tué », dit-il. Émotion, indignation du pasteur. « Vous serez damné. » Désorienté, il va se confesser à un prêtre catholique. « J'ai tué, mon Père. » -- « Combien de fois, mon fils ? » répond calmement l'homme de Dieu. Du coup, il s'est vraiment converti.
Propos recueillis par Danièle Masson.
192:802
Dans la tourmente conciliaire
### Du protestantisme au catholicisme
par Guy Rouvrais
RACONTER l'histoire d'une conversion, c'est se heurter d'emblée à la question du commencement. De quand faut-il dater le début de la longue marche ? Avant de se traduire en actes, le travail de la grâce est obscur, lent et silencieux. Sa découverte est rétrospective. Le Seigneur était déjà là et nous croyions être livrés à nous-mêmes. Ainsi en était-il déjà des disciples d'Emmaüs qui ne découvrent sa présence que dans l'absence.
Le converti relit donc son commencement à la lumière de sa fin. Il ne reconnaît le début du voyage que lorsqu'il est déjà à son terme.
193:802
Le risque, c'est de reconstruire une histoire à partir de là. Quand le Prodigue a retrouvé le Père, il ne se souvient plus des ronces du chemin, de ses réticences et de sa honte. Il lui semble qu'il n'existait alors qu'une seule route et qu'elle menait à la demeure paternelle. Il a oublié le temps où il aspirait à se nourrir des carouges destinés aux pourceaux. Ainsi s'estompent la dureté du chemin, les cahots de la route, l'angoisse des carrefours où la volonté défaille tandis que le destin hésite.
Il semble alors que l'itinéraire fut continu et l'évolution linéaire. Ainsi sont sans doute faussées les perspectives.
A cela, il convient d'ajouter que les raisons pour lesquelles on reste dans l'Église sont rarement identiques à celles qui poussent à y entrer. L'Église est une maison à mille portes. On peut y entrer de mille façons. Tous ces chemins mènent à son cœur. Dieu, parfois, nous attire dans son Église par des « gourmandises » spirituelles ou théologiques, des « attrape foi » qui sont à la vie surnaturelle ce que sont les « amuse-gueule » à un banquet gastronomique.
Bientôt, ce stade-là est dépassé et nous sourions des motifs qui nous ont conduits vers l'Église, tant ils nous paraissent superficiels au regard de ce dont nous vivons *hic et nunc.* Mais il y aurait de l'injustice, et quelque pharisaïsme, à sourire du chercheur que nous fûmes au nom du croyant que nous sommes. Dieu était déjà là dans nos tourments et notre foi balbutiante. Voilà qui nous interdit de regarder de haut les pauvres raisons qui nous mirent en marche vers l'Église, une, sainte, catholique, apostolique et romaine.
\*\*\*
194:802
S'il est impossible de dire « voici l'instant, tel fut le moment » où je quittai intellectuellement et spirituellement le protestantisme pour le catholicisme, il est possible de discerner le « déclic », la fêlure, qui ébranlèrent mes certitudes.
Là encore, toutefois, il s'agit d'un événement qui n'a de consistance que par rapport à ma conversion finale au catholicisme. Dans le cas contraire, il est probable qu'il aurait été à jamais effacé de ma mémoire ; c'eût été une lecture parmi tant d'autres dont il ne me serait resté qu'une impression éphémère sans lendemain ni conséquence. D'ailleurs, sur le moment, j'oubliai la question sans me soucier de trouver la réponse.
A cette époque-là -- ce devait être en 1965 -- je commençai mes études de théologie à la Faculté de théologie protestante de Paris. Par « hasard », un livre du chanoine Christiani me tomba entre les mains. Son titre : *Présence de Satan dans le monde moderne.* Il ne traitait nullement du protestantisme. Mais je m'intéressais aux phénomènes préternaturels qu'il décrivait. Le livre du chanoine m'apparut comme un modèle de rigueur, à la fois scientifique et théologique, dans un domaine où les imaginations enfiévrées se laissent aller. On dirait aujourd'hui que c'est un livre « crédible », c'est-à-dire digne de crédit. Je lui accordai donc un grand crédit.
Le chapitre sur les différents modes de présence de Satan aujourd'hui (infestation, domination, séduction) ne me posèrent guère de problèmes. En revanche, lorsque j'arrivai aux derniers chapitres, sur la possession et l'exorcisme, je fus troublé. Il apparaissait en effet que les démons étaient effrayés, au point de quitter le corps du malheureux possédé, lorsque la Vierge Marie était invoquée sous le nom de l'Immaculée.
195:802
Voilà qui était étrange ! Si cela est vrai, me dis-je, alors tout le catholicisme est vrai. Si c'est faux, ce Christiani est un imposteur, mais l'honnêteté de son travail m'interdisait de formuler un tel jugement. Restait la troisième hypothèse : il s'agissait d'une ruse de Satan pour enfoncer davantage ces pauvres catholiques dans le culte de la Vierge Marie, ce que j'appelais alors « mariolâtrie ». A cette « explication », j'objectai moi-même, en m'appuyant sur l'Écriture Sainte : Satan peut-il être divisé contre lui-même ? Peut-on chasser les démons par le pouvoir du Démon ?
Puis, quoique n'ayant pas résolu la question posée par ce livre, je décidai de l'enfouir au plus profond de moi, en même temps que j'en minimisais la portée : seule compte la Bible, me répétais-je, et elle condamne le culte de la Vierge. Point à la ligne. Exit Christiani. Et je m'empressai d'oublier tout cela.
Il n'empêche : le germe du doute avait été semé dans mon intelligence et ma conscience. Cette graine, étouffée, ne demandait qu'à surgir à la faveur d'autres circonstances.
A quelque temps de là, je fis une découverte qui, sur le moment, me parut anodine.
J'avais trouvé un petit « job » d'été dans une importante paroisse luthérienne : déblayer, puis classer des piles de livres, de revues, d'articles, laissés à l'abandon depuis plusieurs années. Je me mis à l'ouvrage sans enthousiasme, j'aimais les livres mais pas la poussière dont ils étaient revêtus. Je décidai de feuilleter, à défaut de lire, tous les livres ou les revues que je classerais. Sans connaissance précise de ce que je classe, pas de classement sérieux, me dis-je. En fait, il s'agissait surtout de ne pas trop m'embêter durant ce mois d'août...
196:802
Je me mis à la tâche. C'est ainsi que je dus lire un vieux numéro de *Positions luthériennes* -- la revue théologique de l'Église luthérienne -- traitant de la justification. J'appris avec étonnement qu'en 1954, le congrès de la fédération luthérienne mondiale avait émis quelques doutes quant à la doctrine... luthérienne de la justification ! Je me dis *in petto* que ce n'était vraiment pas la peine de quitter Rome au nom du *sola fide,* sans être vraiment sûr de cette doctrine.
Ensuite, je retrouvai un livre, que l'on m'avait jadis recommandé, d'un nommé Thomas Lackermann : *L'Église luthérienne et la commémoration des saints.* Je dis « retrouver » car je l'avais eu brièvement entre les mains au cours d'une rencontre œcuménique sur ce thème.
Au cours de ce colloque, le doyen Marc Lods, représentant la partie luthérienne, avait conclu ainsi son propos :
« Donc, en règle générale, d'une part, la prière des saints au ciel pour les hommes, et d'autre part, celle de l'Écriture pour les défunts, sont acceptées : elles ne sont pas « prescrites » par l'Écriture ; elles ne sont pas non plus « interdites ». La question pour les évangéliques est la suivante : ces sortes de prières sont-elles dans la ligne véritable de la révélation biblique ? Pour répondre à cette question, un point ferme : les premiers chrétiens ont répondu affirmativement.
« Nous aussi nous ne nous refuserons pas a priori de répondre de la même manière.
« En tout cas, la prière de l'Église pour les morts doit être considérée comme tout à fait légitime, s'il demeure bien entendu qu'elle rentre dans le cadre de la prière d'intercession au culte (...). Si les trépassés ne sont pas séparés de nous par un fossé spirituel, si nous sommes unis à eux dans la foi, s'ils font toujours partie intégrante de l'Église des rachetés de Jésus-Christ, ils ont leur place dans notre intercession et nous pouvons les nommer dans notre prière comme nous le faisons des vivants. »
197:802
Comme je m'étonnai de cette position -- on m'avait toujours enseigné que la prière pour les morts était une abomination papiste -- il me tendit le livre de Thomas Lackermann, en m'assurant qu'il exprimait l'orthodoxie luthérienne sur ce sujet.
J'appris dans ce livre que les luthériens, sur ce terrain, furent influencés par les calvinistes, mais que la position luthérienne était moins anti-catholique qu'on ne le supposait.
Je relus donc ce livre et j'en restai perplexe. Si les catholiques n'ont pas totalement tort, les protestants n'ont peut-être pas totalement raison...
Ce que j'expose en détail ne fut, en son temps, que pensées fugaces, conversations décousues, impressions sans lendemain. Il n'en demeure pas moins qu'elles sont restées gravées en moi et qu'elles provoquèrent un ébranlement, une déstabilisation, dont toute l'importance ne se révéla que plus tard.
\*\*\*
Quel est le protestantisme d'où je viens ? La question pourra paraître secondaire, si ce n'est superflue, au lecteur catholique pour qui le protestantisme est une hérésie indistincte. C'est théologiquement exact. Mais, pour ce qui est d'un itinéraire personnel, la distinction à opérer entre les diverses formes du protestantisme est pertinente. Il est plus difficile de se convertir au catholicisme lorsque l'on vient du libéralisme protestant que du luthéranisme.
198:802
Les divisions des fils de la Réforme sont une réalité. Elles sont, à la fois, plus et moins importantes que l'apologétique catholique ne le pense généralement.
La plupart des protestants admettent les trois principes de la Réforme : *sola fide, sola gratia, sola scriptura,* même si l'accentuation est différente selon les confessions.
A partir de là, il y a de considérables différences ecclésiologiques, christologiques ou liturgiques. Ces divergences-là en entraînent d'autres sur les sacrements ou les rapports de l'Église et du monde. Sans compter que, pour ce qui est du protestantisme contemporain, il est d'autres oppositions qui transcendent les frontières confessionnelles, entre modernistes et « orthodoxes », conservateurs et progressistes, charismatiques et non-charismatiques. C'est aussi le fait du catholicisme aujourd'hui.
Ma « paroisse », c'est le luthéranisme confessionnel. Historiquement, il s'oppose au calvinisme dont l'expression ecclésiastique est, en France, l'Église réformée de France. Le luthéranisme, c'est l'Église évangélique luthérienne de France.
Ce luthéranisme-là est un bastion d'orthodoxie ([^42]) au sein du protestantisme français. Il reconnaît les cinq premiers conciles. Sa confession de foi se réfère aux Livres dits « symboliques » (qui comprennent le Petit et le Grand Catéchisme de Luther, les articles de Smalkade, la Confession d'Augsbourg, la formule de Concorde). C'est dans ces textes que s'exprime la foi luthérienne. Tout pasteur est tenu d'en professer le contenu. Bien entendu, le texte principal c'est la Bible, dont les Livres symboliques sont censés n'être qu'une simple explication.
199:802
Les confessions de foi réformées sont autres. Mais, pour être pasteur dans l'Église réformée de France, on peut y croire ou n'y point adhérer. D'ailleurs, en préambule, il est précisé que ces confessions de foi doivent être reçues selon l'esprit et non selon la lettre, ce qui permet aux libéraux et aux orthodoxes de cohabiter dans une même structure ecclésiastique sans partager la même foi. Ceux qui croient à la divinité du Christ et ceux qui n'y croient pas peuvent se référer au même credo compris différemment.
Rien de tel dans l'Église luthérienne. C'est la raison pour laquelle, malgré de nombreuses tentatives, une « Église protestante unie » n'a jamais pu voir le jour en France, les luthériens, dont j'étais, s'y opposant avec vigueur. Chaque fois que la question venait à l'ordre du jour, un certain nombre de pasteurs menaçaient de quitter l'Église évangélique luthérienne de France pour rejoindre l'Église luthérienne libre, dite du « Synode du Missouri » (pour des raisons historiques compliquées dont je fais grâce au lecteur). Cette Église luthérienne libre regroupait ce que, dans le catholicisme, l'épiscopat, appellerait des « intégristes ». A Paris, ils doivent être une centaine d'ultra luthériens appartenant à cette Église.
C'est dire si les membres de l'Église qui était la mienne n'étaient pas modérément luthériens. Mon pasteur considérait que les Réformés (c'est-à-dire les calvinistes) n'étaient que des hérétiques.
Je me souviens de ses dernières recommandations alors que j'allais entrer à la Faculté de théologie protestante, boulevard Arago, à Paris. Avec moi, un autre jeune de la paroisse *effectuait* la même démarche. Notre pasteur nous tint ce langage :
200:802
-- *Tous les jours, il y a un culte matinal à la Faculté. Vous pouvez y assister. Mais attention les jours de Sainte Cène ! Si le service est présidé par un pasteur ou un étudiant luthérien, vous pouvez communier. Mais si c'est un calviniste, il vaut mieux que vous vous absteniez, il est très probable qu'il ne croit pas, comme nous, à la présence réelle.*
Le lecteur sera peut-être surpris d'entendre de la bouche d'un pasteur protestant cette profession de foi en la présence réelle.
C'est là, en effet, une des différences essentielles entre calvinistes et luthériens. D'ordinaire on attribue aux protestants en général la position théologique spécifique des calvinistes sur la présence réelle.
Luther a continué à croire en cette présence, quoique selon des modalités différentes. Les luthériens enseignent que, dans la Cène, « avec, dans et sous le pain » -- Luther dixit -- il y a réellement le corps et le sang du Christ. Ce n'est pas une présence symbolique ou spirituelle : elle est substantielle. La différence d'avec le catholicisme est celle-ci : le pain subsiste en tant que pain mais, avec lui, il y a aussi le corps du Christ. La théologie catholique appelle cela l'impanation. Les théologiens luthériens préfèrent parler « d'union sacramentelle ».
Pour « expliquer » cela, ces luthériens se réfèrent à l'union des deux natures dans le Christ. Ce n'est que plus tard que je devais découvrir la difficulté philosophique d'une telle position : comment, sous les espèces du pain et du vin, peuvent coexister deux *substances *?
201:802
Cette digression théologique permet de comprendre comment, sur le plan sacramentel, la différence entre le catholicisme et le luthéranisme est moins importante qu'on ne le pense. Les luthériens sont plus proches des catholiques que des calvinistes. Car ce qui est vrai de l'eucharistie l'est aussi du baptême. Lequel, pour les luthériens, n'est pas un acte symbolique puisqu'il opère ce qu'il signifie, à savoir la « nouvelle naissance » d'eau et d'esprit.
Comment considérais-je alors l'Église catholique ?
Paradoxalement, quoique ayant une certaine proximité théologique, l'Église luthérienne est plus anti-catholique que l'Église réformée. Cela tient à l'indifférentisme doctrinal de cette dernière : n'ayant plus le goût de la vérité elle accepte les vérités les plus contradictoires, pourquoi pas le catholicisme ?
Le luthéranisme historique continue de considérer comme crucial ce qui sépare protestants et catholiques.
A l'égard des catholiques j'avais un double sentiment : méfiance, et commisération.
Les catholiques sont d'abord nos persécuteurs. *Galériens pour la foi* était un livre de chevet de la jeunesse luthérienne : il racontait l'histoire d'hommes et de femmes que leur fidélité à la foi protestante conduisit aux galères, à la persécution et à la mort. Bien sûr, les catholiques ne nous persécutaient plus, mais ils n'avaient point renoncé à user de toutes les habiletés, tous les pièges, toutes les astuces pour nous arracher du cœur la foi de nos pères.
Rien ne peut mieux résumer ce que je pensais qu'un article de mon pasteur, paru dans la revue *Positions luthériennes* en 1955. Il y rendait compte du livre du R.P. Bouyer -- que je devais rencontrer plus tard -- *Du protestantisme à l'Église *:
« *Nul n'ignore,* écrivait mon pasteur, *que l'Église romaine souffre de voir une partie de la chrétienté échapper à son autorité. Lorsqu'elle le peut encore, elle n'hésite pas à employer de diverses façons la force pour contraindre les hérétiques à confesser leurs erreurs.*
202:802
*Or, dans la plus grande partie du monde, le catholicisme ne dispose plus du glaive contre l'hérésie ; il lui faut donc utiliser d'autres armes. Si la critique acerbe touchant à la calomnie a été employée ouvertement dans un passé qui n'est pas tellement éloigné de nous, si cette façon a encore des fidèles à l'heure présente, en particulier dans les territoires où le protestantisme forme une minorité plus ou moins méconnue, il est indéniable que, depuis quelques années, une politique différente est tentée par l'Église romaine à l'égard du protestantisme. Faut-il en conclure que cette Église abandonne le désir, sinon l'espoir, de ramener au bercail les brebis perdues, en acceptant ce qu'on appelle dans le domaine politique la coexistence ? Nous ne le croyons pas. Changement de méthode peut-être ; changement de but, certainement pas... De telle façon qu'en voyant publier, sous la plume d'un écrivain catholique, un ouvrage qui peut paraître, à certains lecteurs naïfs ou peu éclairés, comme une espèce de reconnaissance de l'existence du protestantisme, nous ne pouvons faire autrement que de nous tenir sur nos gardes.* »
Et encore, la conclusion de cet article :
« ...*Pour montrer ce que la tradition peut donner et ce qu'elle donnera sans doute à brève échéance, nous signalons, un ensemble d'articles parus dans le numéro de novembre 1954 de la très catholique revue* Paroisse et Liturgie (*...*) *sous le titre général* « *Marie dans la liturgie paroissiale* »*. C'est là le compte rendu du récent Congrès marial tenu à Bruxelles. Voici, d'après* Paroisse et Liturgie*, les principaux thèmes étudiés au Congrès, en vue du développement, au sein des paroisses, de l'adoration de Marie :*
203:802
*Marie, accomplissement des Écritures, -- Marie, figure pascale de l'Église, -- Marie, épouse de Dieu, -- Marie, la victorieuse, -- Marie, nouvelle Sion, -- Marie, type de l'Église, -- et enfin Marie, épouse du Christ.*
« *Devant tant d'infidélités qui, sans doute, en préparent d'autres, nous ne pouvons, avec une réelle douleur mais aussi sans aucune hésitation, que répondre, à tous les appels que Rome nous adresse :* Non possumus *!* »
Tel fut le lait que je suçai, grâce... à la Providence divine. En effet, cet enseignement me permit de n'être point dérouté lorsque, en chemin vers l'Église, je rencontrai les turbulences conciliaires. Je ne fus point ébranlé, continuant à croire ce que m'avait expliqué mon pasteur pendant des années : Rome ne change point, elle reste identique à elle-même, elle modifie sa stratégie mais ni son but ni son dogme.
A ces mises en garde théoriques, mon pasteur ajoutait des considérations pratiques. Il ne fallait point prendre langue avec des jésuites : c'étaient les pires. Notamment le R.P. Daniélou qui, selon lui, s'était, spécialisé dans la conversion des protestants. Il avait, paraît-il, un tableau de chasse particulièrement impressionnant. Toute la formation des jésuites était orientée à cette fin : ramener les fils perdus de la Réforme dans le bercail romain. Il ajoutait aussi, on ne sait pourquoi, le R.P. Carré qui, pour n'être point de la Compagnie de Jésus, n'en était pas moins redoutable.
Cela ne nous empêchait pas de participer à des réunions œcuméniques avec de suaves propos pour nos « frères » catholiques. C'était là que se manifestaient pour eux notre commisération condescendante.
204:802
Nous pensions qu'ils devaient être bien benêts ou terriblement aveugles pour ne pas saisir d'emblée « la vérité de l'Évangile » et lui préférer de médiocres superstitions païennes. Il suffisait d'ouvrir une Bible -- même catholique ! -- pour se rendre compte que les « mômeries papistes » n'avaient aucun fondement.
Ce qui nous réjouissait, et nous atterrait à la fois, c'était leur ignorance de l'Écriture Sainte. Entre nous nous en faisions des gorges chaudes. Cela nous confortait dans notre « supériorité » protestante.
C'est ainsi que, lorsque nous nous rendions à notre rencontre œcuménique mensuelle avec de jeunes catholiques et leur aumônier, nous avions un scénario qui nous amusait fort quoique nettement dépourvu de charité chrétienne.
Lorsque c'était notre tour de lire et de méditer l'Écriture, nous décidions invariablement de puiser notre méditation dans le livre d'un petit prophète totalement méconnu : Abdias, Nahum, Habacuc, étaient nos préférés.
L'un de nous annonçait :
-- *Ce soir, nous lirons quelques versets d'un prophète particulièrement attachant, quoique peu lu, Abdias, versets 12 et 13.*
Aussitôt les protestants ouvraient leur Bible au livre d'Abdias tandis que nous voyions nos malheureux frères catholiques retourner leur Bible dans tous les sens à la recherche de cet Abdias. Les plus malins plongeaient d'emblée à la table des matières et ne le trouvaient, malgré ça, qu'avec peine puisque le message de ce prophète peu bavard tenait en une demi-page. Les catholiques qui voulaient avoir l'air d'y connaître quelque chose demandaient : « *Versets 12 et, 13, mais quel chapitre ?* » Les pauvres s'enfonçaient : « *Mais, vous le savez sans doute, il n'y a qu'un seul chapitre dans Abdias !* » répliquions-nous avec une feinte indulgence.
205:802
Parfois, nous raffinions dans la cruauté... œcuménique. Lorsque, enfin, ils avaient déniché Abdias ou Sophonie, nous refermions aussitôt notre Bible en disant : « *C'est très court, ce n'est peut-être pas la peine de lire ensemble ce verset, je vais le citer de mémoire.* »
De temps en temps, l'aumônier était notre cible : -- « Habacuc fait partie, si je me souviens bien, monsieur l'abbé, des prophètes pré-exiliques... », l'abbé ainsi interpellé opinait du chef au moment même où je me reprenais : « Mais non, suis-je bête, ça ne peut pas être un prophète pré-exilique puisqu'il évoque la reconstruction du Temple -- pas de Salomon, mais celui de Zorobabel, après l'exil, par définition » ; et l'ecclésiastique d'opiner derechef.
Ainsi allait notre ferveur œcuménique...
Entre toutes les doctrines catholiques, celle qui me paraissait la plus scandaleuse, c'était la messe, pas à cause de la présence réelle, mais de l'idée qu'il pût y avoir un « renouvellement non sanglant » du sacrifice de la Croix. Je partageais le jugement de Luther qui voyait là une « abomination » ; ce fut le dogme que j'acceptai en dernier, non sans mal.
La position protestante m'apparaissait irréfutable, elle s'appuyait essentiellement sur l'épître aux Hébreux. Il y est dit que « sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » (9,22) ; si donc la messe est un sacrifice non sanglant il ne peut pardonner les péchés, ce qu'enseigne la théologie catholique. Mais s'il pardonne les péchés, alors il doit être sanglant, or il ne l'est pas. Cette aporie me poursuivit longtemps. La liturgie luthérienne, calquée sur celle de la messe, était dépouillée de toute notion de sacrifice, sauf une allusion au « sacrifice de louange » que « nos lèvres proclament ».
206:802
A cause de l'influence calviniste -- l'Église réformée est majoritaire en France -- nous disions que nous célébrions la Sainte Cène mais, dans les premiers temps du luthéranisme, on l'appelait « la messe évangélique », expression qui a été conservée dans les pays où le luthéranisme est majoritaire.
Il existait, au sein de l'Église évangélique luthérienne une tendance dite « catholicisante » ou « Haute Église », comme dans l'anglicanisme. Cette tendance n'était catholicisante, que dans les formes liturgiques mais non point sur le dogme. Mais elle était plus respectueuse de l'ordre liturgique que certaines liturgies catholiques. C'est ainsi que, dans ces églises luthériennes-là, on communiait à genoux et le pasteur déposait l'hostie -- car c'était une hostie -- sur les lèvres des fidèles alors que, déjà, dans certaines paroisses catholiques on communiait debout et dans la main !
Inutile de dire que mon pasteur était hostile à ces confrères-là qu'il soupçonnait d'apostasie !
Toutefois, même dans ma paroisse, le crucifix trônait au-dessus de l'autel et mon pasteur le saluait d'une inclinaison prolongée au début du culte.
C'est là une autre différence entre réformés et luthériens. Pour Calvin, tout ce qui n'est pas, dans le culte, explicitement autorisé par l'Écriture, est implicitement interdit. De là le dépouillement des temples réformés. En revanche, pour Luther, tout ce qui n'était pas interdit par l'Écriture était autorisé, d'où le crucifix, les habits liturgiques -- surtout en Suède -- et, éventuellement, les signes de croix et les génuflexions.
Pour ce qui est de la Vierge Marie, mes sentiments étaient moins tranchés qu'à l'égard de la messe. Il convient de souligner qu'il s'agit là d'une controverse catholitico-protestante tardive.
207:802
Au moment de la Réforme, les principaux dogmes mariaux n'étaient point définis. Luther acceptait la virginité perpétuelle de Marie et son titre de Mère de Dieu, selon le dogme d'Éphèse. Ce n'est qu'à travers la coopération de l'humanité à son salut que les Réformateurs traitèrent de la Sainte Vierge.
Sur le plan dogmatique, je comprenais très bien que la définition d'Éphèse était christologique avant d'être mariale : il s'agissait, contre les Nestoriens, de proclamer la divinité du Christ. En outre, pour ce qui est de l'Immaculée Conception, que, certes, je récusais, j'étais prêt à discuter le point de savoir si on ne pouvait pas y voir une illustration de la doctrine de la *sola gratia* poussée jusqu'à son extrême limite.
Ce qui m'irritait et nourrissait mon hostilité, c'était la *spiritualité* mariale. La discrétion avec laquelle les évangélistes présentent la Vierge Marie m'apparaissait contredire violemment l'inflation de prières, de dévotions, de pèlerinages consacrés à la Sainte Vierge dans le catholicisme. Un protestant, nourri de la Bible, lorsqu'il songe au Ciel où il espère aller un jour, ne pense jamais qu'il y rencontrera Marie, mais il s'attend à converser avec Pierre, Jean, Paul ou Matthieu et les autres, Abraham, Jacob, Moïse.
En somme, je pensais que, sur le plan de la piété, le culte de la Vierge Marie était une concurrence déloyale faite à celui de Notre-Seigneur.
Pour ce qui est du pape, je voyais en lui l'inévitable couronnement du système catholique. Ce qui n'était pas faux en soi. Mais je pensais qu'il symbolisait la substitution de l'autorité de l'homme à celle de l'Écriture. Certains exégètes luthériens -- notamment Oscar Cullmann -- étaient d'accord pour admettre que, dans le Nouveau Testament, on pouvait voir une certaine primauté de Pierre sur les Douze. Une primauté, pas une infaillibilité.
208:802
Et en tout cas, cette primauté n'était pas transmissible. Tel était mon sentiment, Lequel était corroboré par la définition de dogmes « antibibliques » : Immaculée-Conception, infaillibilité pontificale, Assomption. Cela ne pouvait venir de Dieu.
J'avais lu quelques livres d'apologétique catholique qui, entendaient démontrer que l'Église catholique était l'unique Église fondée par Jésus-Christ. Le principal argument portait les notes grâce auxquelles on pouvait reconnaître la vraie Église : unité, sainteté, apostolicité, universalité.
Je dois dire que cet argumentaire-là me laissait de marbre. Pour une raison simple : c'est l'Église catholique qui définissait elle-même les critères de la véritable Église, elle n'avait donc aucune peine à établir qu'elle seule y correspondait dans le sens par elle défini.
Mais même en admettant ces critères-là, mon pasteur argumentait ainsi :
-- Unité ? Mais nous aussi nous sommes unis autour de trois principes : *sola fide, sola gratin sola scriptura.* Sainteté ? Mais selon le Nouveau Testament, tous les chrétiens sont appelés saints. Apostolicité ? Mais nous sommes, nous aussi, apostoliques, puisque nous sommes fidèles à la doctrine des Apôtres, contrairement à Rome. Universalité ? Notre foi est universelle dans le temps : c'est celle des premiers chrétiens et de tous les chrétiens fidèles à la Bible au long des siècles car il y en a toujours eu ; elle est universelle dans l'espace : tous les protestants, où qu'ils soient, professent les trois principes évoqués plus haut.
Cela me satisfaisait pleinement...
(*A suivre*)
Guy Rouvrais.
209:802
### Grandeur de notre univers liturgique
*C'est un travail de Communauté que nous présentons aujourd'hui aux lecteurs d'ITINÉRAIRES. Les frères qui y ont mis la main n'ont pas fait œuvre d'érudition. La sainte Église fait d'eux les chantres de sa prière officielle, aussi vous parleront-ils, avec bonheur, je pense, de ce qu'ils vivent chaque jour... Dans la mesure où elle n'a pas été touchée par des mains impies, et à condition d'être restée fidèle à son propre charisme, la prière liturgique attire et enchante les âmes.*
210:802
*C'est de cela qu'ont voulu témoigner nos jeunes moines, heureux seulement d'avoir pu donner à leurs lecteurs quelque chose, de ce goût de Dieu qui est la plus haute consolation de notre vie sur la terre.*
Fr. Gérard.
**†** Abbé
LORSQUE le prince Vladimir de Kiev, après avoir écouté Musulmans, Juifs, Allemands et Grecs, venus lui exposer chacun leur religion, voulut fixer son choix, il envoya, nous rapporte la savoureuse Chronique de Nestor, une ambassade de dix hommes pour aller voir de leurs propres yeux comment chacun des solliciteurs pratiquait sa liturgie. Après avoir visité les mosquées chez les Bulgares, ils arrivèrent à Constantinople.
« L'empereur, raconte Nestor, envoya un message au patriarche disant : "Il est venu des Russes pour étudier notre foi ; prépare l'église et ton clergé, revêts ton costume pontifical afin qu'ils voient la gloire de notre Dieu." Alors le patriarche appela le clergé ; on célébra les solennités suivant l'usage, on brûla de l'encens, et on chanta des chœurs. Et l'empereur alla avec les Russes à l'église, et on les fit placer dans un endroit d'où l'on pouvait bien voir puis on leur montra les beautés de l'église, les chants et le service de l'évêque, le ministère des diacres, en leur expliquant le service divin... Revenus au pays, ils dirent aux princes et aux boiars : "Nous avons été d'abord chez les Bulgares et nous avons observé comment ils adorent dans leurs temples ; ils se tiennent debout sans ceinture ; ils s'inclinent, s'assoient, regardent çà et là comme des possédés, et il n'y a pas de joie parmi eux, mais une tristesse et une puanteur affreuses. Leur religion n'est pas bonne... Et nous sommes allés en Grèce, et on nous a conduits là où ils adorent leur Dieu, et nous ne savions plus si nous étions dans le ciel ou sur la terre ; car il n'y a pas de tel spectacle sur la terre, ni de telle beauté.
211:802
Nous ne sommes pas capables de le raconter ; mais *nous savons seulement que c'est là que Dieu habite au milieu des hommes* *;* et leur office est plus merveilleux que dans les autres pays... " »
Est-il besoin de poursuivre ? La leçon se dégage d'elle-même. La liturgie fait plus que nous décrire les merveilles de la Patrie céleste, comme pourrait le faire, non sans mérite, le plus brillant apologiste. Elle nous entrouvre les portes du Royaume. L'homme y pénètre corps et âme : la vue, l'ouïe, l'odorat, tout lui parle de Dieu. Mais combien de nos contemporains et même, hélas ! combien de fils de l'Église savent qu'ils ont là la clef d'or du paradis ?
Les pages qui vont suivre n'ont pas la prétention d'être exhaustives. Essayons simplement d'explorer les splendeurs de notre *univers* liturgique, et nous verrons que sa valeur essentielle tient en premier lieu au fait qu'elle est proprement la prière de l'Église, Épouse virginale du Christ, capable de transcender l'ordre individuel, dans l'immensité de l'espace et du temps.
#### I. -- LA PRIÈRE DE L'ÉGLISE
Quelque chose nous dit que nous n'appartenons pas à cette terre, que nous sommes les citoyens d'une cité céleste, la Jérusalem d'En-haut, « vision de paix », par-delà le voile où s'est accrochée l'ancre de l'espérance. La liturgie nous dit tout cela ; elle nous renseigne sur notre origine et sur la sienne propre. Écoutons-la.
*Ex corde scisso Ecclesia Christo jugata nascitur* chante l'hymne des vêpres de la fête du Sacré-Cœur : l'Église naît du Cœur transpercé. Et cette nouvelle Ève, sortie mystérieusement du côté du Sauveur, est élevée aussitôt au rang de Vierge et d'Épouse sainte et immaculée.
212:802
Rétablissant l'harmonie brisée par le péché originel, cette Épouse fidèle s'unit à la prière de son Époux : la liturgie est *vox sponsi et sponsae,* la voix de l'Époux et de l'Épouse, chant par lequel le Christ s'offre à son Père et intercède pour nous.
L'Église, nous le chantons dans le *Credo* de la messe, est *Une, Sainte, Catholique et Apostolique *; voyons comment ces caractères se retrouvent dans la liturgie et lui donnent sa valeur véritable.
*Une seule voix. --* L'Église se manifeste en premier lieu par son unité, *una est columba mea.* Cette parole du Cantique des Cantiques, saint Augustin l'applique à l'Église pour l'opposer aux Donatistes, qui formaient une Église dans l'Église. Or il faut que cette unité de foi et de sacrements soit manifestée plus qu'un dogme, elle doit être un signe visible par lequel je puis identifier l'Église. Depuis sa fondation, l'Église chante, célèbre, bénit et sacrifie, c'est-à-dire rend un culte à Dieu. Et ce culte d'adoration respire l'unité ; non pas l'uniformité matérielle, mais l'unité divine née de Dieu, passant par le Cœur du Christ et retournant à Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. Et du courant d'amour du Père vers le Fils et du Fils vers le Père s'élève un chant ineffable : la louange divine, « hymne qui, de tout temps, se chante dans les demeures célestes », dira Pie XII ([^43]), chant unique de l'Unité divine. Quand le Verbe Incarné s'unit à l'Église, Il lui accorde ce privilège de louer le Père *par Lui, avec Lui et en Lui.* Telle est l'occupation des élus entrés dans la gloire, « cette foule immense, impossible à dénombrer... Debout devant le trône et devant l'Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main, ils chantent d'une seule voix ».
Lorsque saint Benoît parle de la liturgie, il lui donne un nom « l'œuvre de Dieu » *Opus Dei* c'est-à-dire non pas seulement l'œuvre réservée à Dieu seul, mais l'œuvre qui a Dieu pour auteur.
213:802
Dom Romain Banquet était pénétré de cette pensée :
« La génération du Verbe, dit-il, tel est le cantique par excellence de l'œuvre de Dieu. L'*Opus Dei,* c'est Dieu célébrant Lui-même sa louange par le ministère de son Verbe Incarné et de l'Église, son Épouse... : L'Œuvre de Dieu, c'est la compénétration mutuelle de l'Époux et de l'Épouse (*Vox sponsi et sponsae*) pour dire à Dieu toujours, partout, ici-bas comme au ciel, l'hymne de la gloire : *Sanctus, sanctus, sanctus...* »
Les fidèles unis au Christ par le baptême ne peuvent donc exprimer sa louange qu'en prêtant leurs lèvres à ce chant unique qui est le sien : « Reconnaissons donc nos voix en Lui et sa voix en nous ; de nous avec Lui il fait un homme : la Tête et le Corps » dira saint Augustin. Aussi la sainte liturgie, nous invite-t elle, à la préface de la messe, à chanter d'*une seule voix* avec les chœurs angéliques. Chanter d'une seule voix ? Mais, nous ne le savons que trop, le péché a brisé l'harmonie de la création : à l'unité a succédé la division, à la paix la discorde. La liturgie s'affirme alors non seulement comme un chant céleste, mais comme le moyen unique de retrouver dès ici-bas l'harmonie perdue : « Répandez en nous, Seigneur, votre Esprit de charité, afin que votre bonté paternelle rassemble d'un même cœur ceux que vous avez nourris d'un unique Pain céleste. » C'est l'esprit de la liturgie : le Pain céleste nourrit ceux que l'autel rassemble et que, la louange fait chanter d'une, seule voix.
Mais, plus encore, n'est-ce pas d'unité intérieure que chacun d'entre nous a le plus besoin ? L'homme, affronté à l'exigence essentielle de faire triompher son unité intérieure, de ramasser ses puissances et de maîtriser les mouvements d'une nature désordonnée, trouve chaque jour dans la prière de l'Église, dans ses sacrements et ses sacramentaux, des lignes de force qui canalisent son imagination, calment sa sensibilité et stabilisent sa volonté. Comment ?
214:802
Par la répétition, par la recherche constante du Royaume de Dieu, loin des caprices d'une piété subjective, et par un sens communautaire qui affleure sans cesse : le chant liturgique est avant tout celui d'une famille unie, comme le corps est uni à la tête. Une oraison nous le dit très bien : « Ô Dieu, qui réalisez l'unité de volonté dans le cœur de vos fidèles, donnez à votre peuple d'aimer vos commandements, de désirer ce que vous promettez, afin que, malgré la diversité des préoccupations terrestres, là soient fixés nos cœurs, où sont les vraies joies. » ([^44])
*La sainteté. --* La deuxième propriété de la liturgie doit ensuite irriguer notre âme des eaux de la grâce : « L'Église, fidèle au mandat reçu de son fondateur, continue donc la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, principalement par la sainte liturgie », nous dit Pie XII dans l'encyclique *Mediator Dei.* C'est tout d'abord la liturgie des sacrements, qui accompagne l'homme tout au long de sa vie : baptême, pénitence, eucharistie ; confirmation, mariage (ordre) et extrême-onction, menant à bien, si l'âme est fidèle, cette configuration au Christ qui est le tout de la vie chrétienne. Mais la liturgie est sainte avant d'être sanctifiante. Il apparaît clairement aux yeux de « tous que la prière de l'Église est, belle, qu'elle est pleine d'onction et de suavité, toute imprégnée de la pensée de Dieu, riche de la Sainte Écriture qui l'éclaire et l'inspire constamment. Mais fût-elle pauvre jusqu'à l'indigence, elle serait quand même sainte. Il arrive que ce caractère de sainteté nous apparaisse parfois, et qu'il saisisse les assistants les moins préparés, par la hauteur de son inspiration et la majesté de ses rites... : « J'ai vu l'Église ! » disait ce pasteur protestant à l'issue d'une messe pontificale célébrée dans toute sa splendeur. Mais quand cela ne serait pas, quand bien même la liturgie serait pâle, mal vêtue, sans saveur et sans expression, elle ne laisserait pas d'être sainte. Pourquoi ?
215:802
Mais parce que la sainteté ne lui vient pas du dehors. On peut affirmer d'elle ce qui est dit de l'épouse du psaume 44 : *Toute la gloire de cette fille de Roi est à l'intérieur.* Sa sainteté vient de son origine : pure prière de l'Épouse, elle est aussi sainte que l'âme qui lui donne naissance à chaque pulsion du temps. Cette sainteté est un privilège de transcendance, non une conquête morale ; quelque chose de mystérieux et d'incommunicable qui ne vient pas de l'homme. L'Église n'est pas seulement, comme on tend à nous le faire croire, un peuple en marche, qui a ses faux pas et ses tâtonnements ; elle est l'*Épouse glorieuse sans tache ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée,* selon la grande affirmation de saint Paul aux Éphésiens. Comment la sainteté de l'Épouse n'offrirait-elle pas aux hommes l'aspect visible, social, d'une prière contemplative toute tournée vers Dieu, et déjà illuminée d'un reflet de la gloire céleste ?
Nous disons la « sainte liturgie » non par hyperbole, mais dans le même sens et avec la même gravité que nous disons la sainte Église. Le reste, ce qui paraît à nos yeux de chair -- ou ce qui ne paraît pas, à cause des malheurs du temps, car la liturgie, comme l'Église, se développe dans le temps -- n'est que l'éclat terrestre d'une sainteté invisible à laquelle nos âmes mendient des gouttes d'éternité. Cette parure, décrivons-la quand même, pour le plaisir et pour l'honneur un chant unique au monde, une eau pure où transparaît la lumière, la beauté de la langue latine, qui a la pureté inaltérable du diamant un pouvoir de transfigurer la création et d'en faire un instrument magique de la grâce ; la poésie des psaumes ; un lyrisme qui n'appartient qu'à elle ; l'art d'évoquer notre drame humain et notre fin surnaturelle, non pas avec démesure, mais à la manière des Grecs, sur le ton de la retenue, cette *sophorosure,* « sens exquis de ce qui convient » ; la gravité romaine, mariée depuis ses origines à la gaieté celtique ; un caractère de gratuité enfin, qui est la marque de l'esprit d'enfance. Que dirai-je encore de toi, ô sainte liturgie ? Tu nous fais gravir avec douceur la montagne de la myrrhe et de l'encens. Tu as fait pour nous une provision des parfums du Ciel. De toi émane une vertu qui guérit et qui pacifie.
216:802
Pie XII, en effet, n'hésitera pas à parler de l'efficacité sacramentelle particulière de la prière liturgique ([^45]). Parce qu'elle est un acte du Christ, elle sera toujours infiniment plus efficace que n'importe quelle prière privée, fût-elle composée par le plus grand saint. Ainsi, disait Dom Gajard, « ce sont les actes mêmes par lesquels nous louons Dieu qui nous sanctifient ».
*Catholicité. --* Cette propriété de la liturgie de l'Église demande une précision de vocabulaire. Bien souvent, on entend par liturgie catholique une liturgie fidèle à l'expression de la foi catholique. Or la catholicité de l'Église signifie d'abord son universalité : de par la volonté de son divin fondateur, la voilà répandue à travers tout l'univers. Est-ce à dire que pour être, catholique, un rite unique devra être uniformément utilisé par le monde entier ? Bien au contraire, Léon XIII, dans la lettre *Orientalium dignitas* (30, novembre 1894), tire de la diversité légitime des rites un argument en faveur de la catholicité de l'Église : « Rien, en effet, ne manifeste mieux la note de catholicité de l'Église de Dieu, que l'hommage singulier de ces cérémonies de formes différentes, célébrées en des langues déjà vénérables par leur antiquité, consacrées davantage encore par l'usage qu'en ont fait les Apôtres et les Pères. C'est presque le renouvellement du culte choisi rendu au Christ par les mages des différentes contrées de l'Orient qui vinrent pour L'adorer.
On comprendra dès lors le zèle avec lequel le saint-siège a toujours encouragé le maintien et la conservation des rites liturgiques traditionnels d'Orient et d'Occident : « Les rites sont comme des parties harmonieuses d'un unique chant qui monte de la terre vers le Ciel. » ([^46])
217:802
Mais, dans les temps troublés que nous vivons, peut-on encore parler de « parties harmonieuses » ? A l'heure où la plus sauvage anarchie règne dans le domaine liturgique, à l'heure où, d'une église à l'autre, on ne reconnaît plus le même *Credo,* n'est-on pas aux prises avec un esprit individualiste, qui engendre la confusion, la discorde et l'erreur ? Rien n'est plus éloigné de cela que la saine diversité des rites vénérables enracinés dans la tradition. En se développant organiquement, en restant identiques à eux-mêmes, ils concourent merveilleusement à l'unité. De cette unité dans la diversité, nous ne connaissons pas d'illustration plus frappante que le rite de la messe papale, tel qu'il était encore en usage jusque dans les années 1970 : le diacre et le sous-diacre y sont doublés d'un diacre et d'un sous-diacre grecs, qui ont, parmi d'autres fonctions, celle de chanter en grec l'épître et l'évangile après qu'ils ont été proclamés en latin. Ainsi apparaît véritablement l'Église romaine, Mère et Maîtresse de toutes les églises, au cœur assez vaste pour embrasser tous ses enfants, et préfigurer le Royaume qui vient.
Selon un autre point de vue, la prière de l'Église, surtout en sa tradition latine, sera dite catholique, non seulement extensivement mais intensivement, de par le pouvoir quasi miraculeux qu'elle a reçu de répondre aux nécessités et aux aspirations les plus universelles de l'esprit, humain. Richesse de la poésie et de la pensée, rigueur des formules qui deviennent source théologique et règle de foi, caractère prophétique d'une prière qui surmonte les accidents de l'histoire, capable d'embrasser les plus larges horizons, depuis l'âge de la création et de l'innocence jusqu'à la parousie. Ce que doit l'art poétique de Péguy, de Claudel ou de Marie Noël à la liturgie trouve là son explication. L'Ève de Péguy contient des pages sur le jugement dernier qui sont inspirées du bréviaire, et Claudel contemplant « l'immense octave, de la création » s'écrie :
« Ô *Credo* entier des choses visibles et invisibles,
Je vous accepte avec un cœur catholique ! » ([^47])
218:802
Le mouvement même de l'inspiration l'entraîne dans une montée qui s'achève au pied de l'autel :
« Mais vous, prêtres, vous n'êtes pas à nous pour un seul moment.
Votre prière n'est pas comme la nôtre cette fumée qui se dissipe à tous les vents,
Vous n'êtes que prière vous-mêmes, vous êtes la jointure et le ciment,
Vous ne faites qu'un avec Dieu, vous ne faites qu'un avec nous aussi,
Vous commandez à Dieu, vous Le faites et Le tenez à votre merci,
Nous vous tenons, vous Le tenez, et tout tient dans une seule Église,
Vous êtes l'Ordre par excellence en qui tout le corps s'organise.
Tout ne fait qu'une seule obsécration, tout ne fait qu'un seul malheur et tout ne fait qu'un seul sacrifice,
Quand vêtus d'or et de lin à l'autel vous vous retournez vers vos frères,
Prenant le peuple obscur avec vous et l'offrant entre vos bras ouverts ! » ([^48])
Ces exemples pris entre tant d'autres soulignent tous l'universalisme de la liturgie et nous conduisent à la quatrième propriété, racine de toutes les autres : l'apostolicité.
*La liturgie apostolique. --* « Ils ont coutume de se réunir pour prier avant l'aube et de chanter en chœurs alternés des hymnes en l'honneur du Christ. » (Pline le Jeune) L'Église est divine parce qu'elle est apostolique. Le Seigneur a choisi les Apôtres pour fonder et maintenir l'Église dans le monde jusqu'à son retour glorieux : ils sont les « colonnes » de l'Église. Ce choix, ce fondement permet à l'Épouse du Christ d'être toujours identique à elle-même, hier, aujourd'hui, demain. Même origine : le Christ ; même doctrine : l'Évangile ; même fondement : la succession ininterrompue de la hiérarchie apostolique. Or il appartient à la liturgie de révéler ce caractère d'apostolicité et elle s'en acquitte avec une magnificence qui faisait dire à Dom Guéranger qu'elle est « la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité ».
219:802
Ce sont les Apôtres qui transmirent la tradition orale. Lorsqu'ils furent envoyés évangéliser et baptiser toutes les nations, ils héritèrent de Jésus un enseignement, une pratique relatifs au culte divin, à la prière. Ce fait est constatable dans les Évangiles : culte social (« là où deux ou trois sont réunis en mon nom » ; les Apôtres réunis au Cénacle avec Marie) ; qui s'adresse au Père (« lorsque vous voulez prier, dites notre Père... ») ; qui utilise le psautier (Jésus priait sur les psaumes) ; culte sacramentel : institution du baptême, de l'eucharistie... Pourtant l'Écriture Sainte ne peut à elle seule rendre compte de l'apostolicité de la liturgie :, il faut ajouter la tradition orale et la pratique universelle de l'Église dès ses origines. Et la liturgie est un des principaux témoins de cette tradition.
Car nous savons par les Actes des Apôtres que, bien avant la rédaction complète des Évangiles, l'Église priait selon des formes précises, à des heures déterminées (« Ils étaient assidus à la prière et à la fraction du pain »), identiques en tout lieu. Saint Augustin conclut : « II y a beaucoup de choses universellement, acceptées par l'Église, et à cause de cela, elles sont à bon droit tenues comme de précepte apostolique. » (*De baptismo,* 5, 23.) Ainsi lorsque nous suivons dans nos missels le saint sacrifice de la messe, nous savons que les grandes divisions (messe des catéchumènes, canon, communion) viennent de la tradition liturgique apostolique.
Beaucoup constatent le déclin de l'élan missionnaire sans se rendre compte qu'il est étroitement lié à l'affaiblissement du caractère apostolique de la prière de l'Église au profit des « liturgies fabriquées » (cardinal Ratzinger). Car à quoi bon donner aux autres ce qui ne nous a pas été transmis ?
220:802
Sans doute, le fait d'une société remontant comme une grande chaîne historique aux premiers Apôtres est à la portée de la raison naturelle. Cette reproduction successive des pouvoirs dans la suite des temps, appelée précisément la *chaîne d'apostolicité,* est l'élément extérieur constatable par lequel on voit que l'Église dure. Mais ce n'est que le signe d'une réalité spirituelle plus profonde, mystérieuse et invisible, qu'on appelle la *vertu d'apostolicité,* c'est-à-dire la force surnaturelle immanente qui soutient l'Église dans le cours de sa durée. L'Église, qui porte dans ses flancs la plénitude du sacerdoce, capable de sécréter tout l'ordre liturgique et sacramentel, représente une sorte de miracle permanent, qui réclame notre adhésion de foi. C'est le deuxième sens, plus profond, du concept d'apostolicité.
On dira analogiquement que la liturgie participe de cette note d'apostolicité dans la mesure où elle enferme, sous l'écorce des rites, la sève invisible mais vivante qui les rend efficaces. En d'autres termes, la liturgie sera -- comme l'Église dont elle procède -- à la fois mystérieuse et visible, charnelle et divine, incarnée et surnaturelle. Il faut dépasser ce qu'on voit d'elle pour la saisir en son essence. Ce qui doit nous ravir dans l'ordre liturgique, ce n'est pas essentiellement la beauté des cérémonies ; leur expressivité est nécessaire au plus haut point, nous l'avons dit, mais à condition de nous amener à contempler la force supérieure que les rites renferment, et le plan rédempteur qui s'accomplit à travers eux. La même sève circule dans la messe d'une pauvre paroisse et dans le rite somptueux d'une cathédrale. Dans les deux cas, il s'agit de la messe des Apôtres, il s'agit de la messe dont le Seigneur Jésus est l'agent principal, il s'agit d'une liturgie qui a pris naissance il y a deux mille ans.
Comment dès lors situer l'étonnante requête du Beau dans la moindre de nos cérémonies ? Il sera facile, pour répondre, de montrer à l'aide d'un exemple tiré du mystère pascal, que le Beau a pour destination essentielle de nous élever au plan du sacré.
221:802
Quand saint Paul veut parler de l'essence du mystère pascal, il emploie deux mots sobres : la *puissance de la Résurrection,* c'est-à-dire cette puissance surnaturelle, invisible, qui est à l'œuvre dans notre humanité rachetée. En revanche, -- lorsque l'événement doit manifester cette mystérieuse puissance aux yeux des hommes, il s'entoure d'une « forêt de symboles » : le tremblement de terre, l'ange qui descend du ciel, éclatant de blancheur, son visage qui est comme l'éclair et sa tunique comme la neige. Et le voilà assis sur la pierre du tombeau, qui parle avec autorité aux saintes femmes. Ainsi en est-il de la *sacralité.* La sacralité n'est pas l'élément surnaturel du mystère ; elle en est le corps extérieur visible. Elle est, comme l'ange, une sorte d'apparition merveilleuse, qui contient en elle le noyau surnaturel du mystère célébré. Il faut que la sacralité des rites descende d'en haut, dans tout l'éclat de sa puissante beauté, et qu'elle parle avec autorité de la transcendance de Dieu ; il faut qu'elle soit comme l'ange assis sur la pierre du tombeau, qu'elle domine ce qui est caduc et mortel, et parle du Christ ressuscité avec de l'or, avec de la gloire, avec une certaine ivresse mystique. « Il vous précédera en Galilée », c'est-à-dire dans la vie éternelle. « C'est là, déclare l'ange, que vous Le verrez comme Il vous l'a dit. »
Si le rite sacré s'entoure de dignité et de splendeur, c'est parce qu'il désigne une réalité infiniment plus haute et plus mystérieuse que lui-même il est un signe d'espérance, il donne rendez-vous, il pointe la flèche du désir par-dessus notre ignorance vers les rivages de l'éternité. Nous voyons que l'Église est vraiment d'origine apostolique parce que, à travers ses rites, ce sont les Apôtres qui nous parlent du Ciel. Combien de protestants convertis ont fait là leur première découverte !
Ainsi les quatre grandes propriétés de l'Église peuvent-ils s'appliquer à sa liturgie comme l'effet d'une action secrète qui descend de la Trinité pour atteindre ensuite, mais alors visiblement, jusqu'au plus petit d'entre nous. Mais cette action sacrée n'est efficace que parce qu'elle passe par le Cour du Christ, qui est le véritable centre de la religion.
222:802
#### II. -- LE CHRIST DANS LA LITURGIE
La liturgie de l'Église ne serait rien si elle n'était avant tout une prédication de l'Évangile et, plus profondément encore, un acte sacramentel par quoi le Christ vient toucher le monde.
La Bonne Nouvelle est si difficile à faire accepter par les hommes que ceux-ci devront la recevoir du berceau jusqu'à la tombe, non seulement selon le mode catéchétique, qui est à la fois indispensable et insuffisant, mais sous forme d'impression et d'osmose, par le chant, par la marque et le mime. Le cycle de l'année liturgique devient alors semblable au jardin d'Éden, où Dieu, par mille industries, vient converser avec l'homme à la brise du jour. Il lui parle par son Fils, qui est son Image consubstantielle, et par l'infinie diversité des sons, des paroles et des rites forgés par l'Église comme autant d'images de l'Image, jusqu'à ce que l'humanité, prise tout entière dans les mailles du filet sacramentel, soit amenée à connaître la gloire du *Pantocrator.*
Saint Paul n'avait de cesse d'exhorter ses fidèles à acquérir cette connaissance du Christ, à la fois imitation et ressemblance, qui est la fin même de l'œuvre rédemptrice. Mais comment et par quel moyen ? Quelle force va véhiculer jusqu'à nous le rayonnement de la Bonne Nouvelle ?
*Une prédication de l'Évangile.* -- L'Évangile n'est pas d'abord une écriture, quelque chose qu'on lit dans un livre comme une série de paraboles ou de préceptes nécessaires à la conduite morale d'un disciple. Il est essentiellement l'annonce d'une vie mystérieuse qui s'épanche de la Trinité Sainte, traverse le Cœur du Christ, atteint les fidèles dans leur âme et leur corps, puis remonte vers le Ciel dans -- un cantique de louange.
223:802
Cette vie mystérieuse, Notre-Seigneur en parle au chapitre X de saint Jean : « Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance. » Et ailleurs : « Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive jailliront de son sein jusqu'à la vie éternelle. »
La Bonne Nouvelle est donc cela : le paradis rouvert, la communication rétablie avec les habitants du Royaume. « Vous avez accès à la montagne de Sion, à la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste et des myriades d'anges », perspective grandiose qu'on aura garde d'enfermer dans une méditation ou une homélie, comme l'ont fait les Réformateurs du XVI^e^ siècle, mais qui va se transmettre au cours des siècles dans ce monde de signes que sont la messe, l'office divin, les sacrements et les sacramentaux, prédication vivante et ininterrompue du mystère du Christ.
La prédication du Royaume s'est toujours accompagnée d'une action visible : chez le Précurseur, il y avait l'immersion dans les eaux du Jourdain, chez les Apôtres le baptême, les onctions, l'eucharistie, l'imposition des mains et les hymnes. Et c'est à travers cette composante sociale, liturgique, que les Pères de l'Église ont annoncé la nouvelle de notre régénération, témoins ces nombreuses catéchèses antébaptismales de saint Cyrille, saint Ambroise ou saint Augustin. Ils puisaient leur science pédagogique dans ce grand sacramental formé de gestes et d'images, qui enchantait les fidèles et prolongeait en eux-mêmes l'action du Sauveur par mode de contact : « Tu as là ce qu'il faut à ta faiblesse, dit saint Augustin dans un sermon, et tu as là aussi ce qu'il faut à ta perfection. Que le Christ te relève par sa nature d'homme. Qu'Il te guide par sa nature d'Homme-Dieu ! Qu'Il te conduise jusqu'à sa nature de Dieu. » Ainsi, au fil des jours de l'année liturgique, le fidèle se laissera diviniser par une imitation du Christ attendu et désiré (Avent), du Christ enfant, grandissant en âge et en grâce (Noël), du Christ crucifié et ressuscité (Pâques), du Christ remonté vers le Père et régnant dans la gloire en répandant ses dons (Ascension et Pentecôte).
224:802
Ce drame liturgique qui repasse la vie de l'Homme-Dieu sans cesse devant nos yeux et nos oreilles sera toujours la grande méthode d'oraison de l'Église, jusqu'à ce que la frappe du balancier liturgique, comme disait Dom Delatte, finisse par imprimer en nous la ressemblance du Fils bien-aimé.
Plus que par une méditation solitaire et abstraite, c'est par un procédé proche de l'art dramatique que les fidèles ont accès au mystère du Christ. Pour le chrétien savant, initié au langage des symboles, comme pour celui qu'une vie tiède est venue appauvrir peu à peu, le grand recours, le grand moyen de connaissance du Christ reste la liturgie. Lorsqu'un homme ne prie plus, lorsque son âme se dessèche et s'éloigne de Dieu, qu'est-ce qui réoriente inlassablement son âme vers les perspectives du salut, sinon ces sortes de mimodrames sans cesse à sa portée : l'enterrement d'un ami, le baptême d'un enfant, la bénédiction d'un malade, et peut-être, au cours d'une messe de Noël ou de Pâques, l'élévation de l'hostie entre les doigts du prêtre, geste majestueux accompagné de silence, ou même le sermon du curé -- acte liturgique -- soulignant la grâce du mystère célébré ?
Adressons-nous maintenant aux chrétiens fervents, décidés à progresser dans la science du Christ ; une oraison du missel les guidera dans leur recherche : « *Da quaesumus, Domine, populis christianis : et quae profitentur agnoscere, et caeleste munus diligere quod frequentant.* » ([^49]) -- Donnez, Seigneur, aux peuples chrétiens, et de connaître ce qu'ils professent, et d'aimer le don céleste qu'ils fréquentent. Combien d'entre nous cherchent à progresser dans la connaissance de ce qu'ils professent ? C'est pourtant cela que recherchaient les chrétiens des âges patristiques. « Il est impossible, disait saint Grégoire de Nazianze, de présenter à Dieu un don qui lui soit plus agréable que de nous offrir nous-mêmes avec une parfaite intelligence du mystère. »
225:802
C'est pourquoi les premiers chrétiens donnaient à la grande liturgie du baptême le nom sublime d'illumination (*phôtismos*) : par le rite initiatique réservé aux catéchumènes dûment préparés, le fidèle entrait dans la lumière. Et dans cette lumière, l'Église, ardente contemplative, n'avait de cesse de faire contempler à ses enfants le visage de son Christ bien-aimé.
Cette lumière offerte aux âmes les rendait aptes, après une longue probation, à regarder l'hostie avec les yeux du corps et avec les yeux de la foi, ce qui était interdit aux catéchumènes. Par la suite, on laissa dans l'ombre toute une théologie de la lumière, qui orientait la vie chrétienne vers la contemplation. Or la grandeur des perspectives offertes par la liturgie reste, elle seule, capable de maintenir les âmes dans une religion théocentrique. La raison en est que le secret de notre sanctification n'est pas d'abord de considérer nos misères passées et la bassesse de notre néant ; le plus efficace, le plus élevant, le plus triomphant, c'est de regarder en haut, c'est de baigner notre âme dans la lumière incréée dont la *lumen fidei,* la lumière de la foi, est une participation et un commencement de vie éternelle.
Jésus est le grand soleil sans ombre de l'année liturgique. Le contempler et Le connaître pour ce qu'Il est n'est pas une simple condition de l'effort moral, mais la fin de toute vie humaine. C'est pourquoi les rites de la messe s'accompagnent de lyrisme, et ce lyrisme prouve par son propre déploiement que la recherche a atteint son but : le chant du *Gloria,* les encensements de l'hostie, les baisers à l'autel, la beauté des ornements et des processions, tout cela est orienté vers la connaissance du Christ, une connaissance savoureuse, contemplative, qui annonce le Ciel et correspond au désir le plus ardent de l'Église.
Connaître Jésus-Christ suppose un regard long et persévérant, afin de Lui être assimilé jusqu'à pouvoir dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. »
226:802
C'est ramener toute la vie à une imitation du Christ qui aille jusqu'à la ressemblance, et une ressemblance qui soit une entrée dans la lumière ; ce n'est pas seulement saisir une frange de son manteau, comme souhaitait le faire la femme de l'Évangile, mais s'exposer aux rayons de grâce de son humanité, et entrer tout entier dans la puissance de sa gloire. Or ceci est une entreprise qui dépasserait les forces humaines laissées à elles-mêmes, si l'Église comme une bonne mère ne faisait pas pour nous ce que fit Rachel pour Jacob. Celui-ci, n'étant pas le fils aîné, ne devait pas recevoir la bénédiction du vieil Isaac, réservée à Esaü. On connaît le subterfuge de Rachel revêtant Jacob d'une peau de bête afin qu'il pût ressembler à Esaü, lequel était velu. Et le père aveugle s'écria : « La *voix* est de Jacob, mais les mains sont d'Esaü. » Ainsi l'action liturgique, par un revêtement intérieur et une vraie transformation de tout l'être, nous permet-elle de recevoir la bénédiction du Père destinée au Fils bien-aimé. Comment s'opère cette métamorphose ? Serait-ce par une simple imputation morale des mérites du Christ, comme si Celui-ci se bornait à n'être qu'un modèle séparé, auquel l'image chercherait à ressembler par un effort, de vertu ? Mais ce mode d'explication peut difficilement rendre compte du réalisme tel qu'il apparaît dans les formules du rituel. Une autre explication s'impose.
*Le Christ présent et* « *intérieur* » *aux mystères. --* Comme les fleurs s'orientent vers le soleil, c'est vers le Christ-Roi, Messie souffrant et triomphant, Image du Père, que convergent tous les rites de la sainte liturgie, depuis l'eucharistie jusqu'au plus infime sacramental. Or il existe un autre aspect plus mystérieux sous lequel on peut considérer cette présence sacrée : non seulement le Seigneur Jésus sera l'objet de nos louanges et de nos adorations, non seulement nous chanterons, nous veillerons et nous marcherons pour Lui, mais Lui-même vient à nous au sein de l'action sacrée, au point de constituer une puissance active de sanctification, à l'intérieur du sacrement qui lui servira d'enveloppe rituelle. Alors Il revivra, pour ainsi dire, *in sacramento* les phases de sa vie voyagère, que le temps liturgique réactualise pour nous sous le nom de *mystères.*
227:802
La notion même de mystère nous déconcerte, parce que l'usure des mots les a depuis longtemps vidés de leur signification. « Mystère » dans le lexique de la tradition ne signifie pas obscurité. Le mot mystère, chez saint Paul et les Pères de l'Église, loin de connoter l'idée d'une réalité obscure, veut signifier au contraire la lumière éblouissante d'un événement révélé, pour qu'il y ait mystère, il faut qu'il y ait révélation. Écoutons saint Paul :
« C'est un grand Mystère que celui de la piété
\[c'est-à-dire de l'amour divin\].
Il a été manifesté dans la chair,
justifié dans l'Esprit,
contemplé par les anges,
prêché aux nations,
cru dans le monde,
emporté dans la gloire.
Il y a dans cette phrase -- probablement un morceau d'hymne liturgique -- un résumé de l'incarnation rédemptrice. Le mystère est d'abord cela : l'acte rédempteur en sa totalité. Le mot signifiera ensuite le signe sacré, l'action rituelle qui va véhiculer cet acte rédempteur lui-même (Incarnation, Passion et gloire) dont parle saint Paul. Une phrase de saint Léon achèvera de nous mettre sur la voie. Au cours d'un sermon sur l'Ascension, il déclare : « Ce qui était visible dans notre rédemption est passé dans les mystères. » ([^50]) Cela veut dire que l'Ascension du Seigneur, loin de signifier une disparition, exprime au contraire le passage de l'être du Christ à un mode d'exister nouveau : le mode sacramentel. C'est au plan liturgique, exprimée à l'aide d'un rite, que s'introduit l'action -- jadis visible -- du Sauveur. C'est là, en ce point de rencontre, que nous pouvons Le rejoindre. « C'est dans tes mystères que je Te trouve », dit saint Ambroise -- *in tuis te invenio sacramentis.*
228:802
Célébrer la fête de Pâques ne signifie donc pas seulement louer Dieu pour la Résurrection de son Fils, mais encore passer, dans le mystère du Ressuscité, « *ut in mysterii faciat transire consortium* », comme le dit une oraison du missel, afin que ce sacrifice « nous fasse passer dans la participation au mystère ». Et c'est ce *transitus,* ce « passage » dans le mystère du. Christ, qui nous, permettra de passer (*transire*) dans l'Au-delà du Royaume, à Dieu le Père, définition même de la Pâque. On découvre donc deux aspects du mystère qui s'enchaînent : 1) le Christ, Ressuscité, passé une fois pour toutes dans la gloire du Père, 2) le drame liturgique et sacramentel dans lequel l'œuvre rédemptrice du passé est rendue présente. On comprend dès lors ce que désigne la phrase de saint Léon : « Ce qui était visible dans notre rédemption est passé dans les mystères. » La liturgie devient pour ainsi dire le réceptacle dans lequel sont passées les phases de la vie du Sauveur. Le concile de Trente dira que dans l'eucharistie « la victoire et le triomphe de la mort du Christ sont rendus présents ». -- *Mortis ejus victoria et triumphus repraesentantur*. Et on comprendra mieux sous cette lumière certaines expressions comme celle de la collecte du mardi de la semaine sainte, qui commence ainsi : « *Omnipotens sempiterne Deus, da nobis ita Dominicae, passionis sacramenta peragere* » Ô Dieu tout-puissant et éternel, donnez-nous d'accomplir les mystères de la Passion du Seigneur. On serait plus près de la vérité en traduisant « *sacrementa peragere* » par « jouer le drame » que par « pratiquer les sacrements ».
C'est la doctrine qu'enseigne Pie XII dans Mediator Dei :
« Le cycle annuel, avec ses diverses fêtes (...), n'est pas une représentation froide et inerte d'événements appartenant au passé. Ce n'est pas un simple et pur rappel de choses révolues, mais bien plutôt le Christ Lui-même qui persévère dans l'Église et qui continue à parcourir la carrière de son immense miséricorde... en sorte que les hommes puissent toujours L'atteindre dans ses mystères et obtenir ainsi la vie. »
229:802
On imagine difficilement quelle consolation profonde éprouvèrent les moines vivant au sein de leur monastère de la vie même des mystères liturgiques comme d'une source toujours neuve et inépuisable, lorsqu'ils reçurent de la propre autorité du souverain pontife comme, la caution de leur spiritualité on pouvait donc en toute rigueur retrouver le Christ, ses humiliations ; ses souffrances et sa gloire, en entrant dans le drame liturgique.
Lorsque saint Paul déclare sous une forme abrupte qu'il meurt tous les jours : *quotidie morior,* et que pour lui, « vivre c'est le Christ » : *mihi, vivere Christus est,* il y aurait, croyons-nous, un grand détriment à entendre ces mots dans un sens purement moral. Disons plus exactement que le sens moral ne peut que reposer lui-même sur un socle de vérité objective plus profond, qui est le mystère du Christ, réactualisé dans les rites, dans les sacrements et les sacramentaux. Les anciens, qui n'avaient pas peur des mots, disaient « Le Seigneur meurt de nouveau en mystère. » La précision « en mystère », signifie qu'il s'agit non d'une deuxième mort, mais d'un mode d'exister nouveau, qui est sacramentel. Il y aurait là un point d'appui pour une reprise du dialogue avec les protestants. Ceux-ci bloqués par l'affirmation de saint Paul : « Le Christ ressuscité ne meurt plus », refusent la théologie catholique du sacrifice eucharistique, comme si le sauveur mourait « encore une fois » ; cependant ils devraient admettre que la messe catholique n'est pas une réitération du sacrifice accompli une fois pour toutes, mais qu'elle en est la réactualisation. Un acte une fois accompli ne peut-il faire durer son effet, comme la lumière d'une étoile déjà éteinte qui continue de briller dans la nuit ? Il en est ainsi de l'acte sacrificiel : consommé historiquement, une fois dans le temps, l'œuvre rédemptrice s'exerce à nouveau chaque fois que se célèbrent les saints mystères. ([^51])
230:802
Or c'est toute l'Église des anciens âges qui a reçu et vécu cet enseignement. Aujourd'hui encore, le Seigneur Jésus « *sacramentado* » (vivant dans le sacrement), pour parler comme en Amérique latine, sera non seulement l'objet de l'office de la louange mais le sujet qui en anime de l'intérieur toutes les parties. La liturgie apparaît ainsi comme le plus grand et le plus puissant des sacramentaux de l'Église, capable non seulement d'enseigner ou de mimer son discours, mais de réaliser efficacement ce qu'il signifie.
#### III. -- LE VISAGE DES SAINTS
On ne peut parler de l'Église catholique, ni de la liturgie, ni du Ciel, ni même de la civilisation chrétienne sans évoquer, non pas « après Dieu », mais autour de Lui et en Lui, la nombreuse famille des anges et des saints. Ils sont l'honneur de l'Église, la fleur de l'humanité, le sommet de la création. Tout en haut il y a encore la Vierge Marie, plus puissante et plus belle que tous. Sainte et immaculée. Aux saints du Ciel nous devons un culte de *dulie,* mot calqué sur le grec, dont peu de chrétiens connaissent la signification, mais le bon peuple -- nous en sommes -- aime les saints, les vénère, les invoque, les reconnaît au passage comme leurs proches parents : « ils sont le visage humain de Dieu », dit saint Grégoire de Nazianze. Jadis on vivait comme naturellement dans une chaude atmosphère, faite de confiance et de douce familiarité avec les saints du Ciel. Voudrait-on connaître le secret qui a permis d'en conserver la mémoire, deux sources apparaissent principalement : l'art et la liturgie -- mais la liturgie n'est-elle pas elle-même un grand livre d'art ?
Ce sont les imagiers, peintres ou sculpteurs, qui font vivre le visage des saints, et l'Église tient tellement à la maintenance de cette tradition, qu'elle a honoré du titre de martyrs ceux qui sont morts « pour les saintes images », en particulier pendant la persécution iconoclaste de Léon l'Isaurien, au VIII^e^ siècle.
231:802
L'autre élément qui dévoile aux fidèles la physionomie des saints, c'est le calendrier liturgique.
Grâce aux textes du missel et de l'office divin, hymnes, antiennes, leçons du bréviaire, réapparaît chaque année, à jour fixe, le visage de saint André, qui chante son amour de la croix ; de saint Jean-Baptiste, que l'Église fête le 24 juin, au solstice d'été, au moment où la lumière du soleil est au plus fort de son éclat, parce que le Précurseur annonce Celui qui est la lumière du monde ; de sainte Cécile, dont un ange protège la virginité ; de sainte Agnès, qui subit le martyre encore enfant, aux poignets si petits que les bourreaux, nous disent les leçons de matines, ne savaient comment l'enchaîner ; de saint Laurent, diacre, ou de saint Sébastien, officier de la gare impériale. Ainsi, jour après jour, défilent devant nos yeux les visages de ces grands modèles, et le 1^er^ novembre, l'Église les rassemble tous pour faire apparaître en transparence le visage du Christ dont chacun d'eux reflète un rayon de gloire. On connaît la genèse du *Sanctoral,* ce cycle liturgique qui s'entrecroise avec les fêtes du *Temporal,* centré sur le mystère du Christ. Aux tout premiers siècles il n'avait que le dimanche, *dies Domini,* rappel du saint jour de Pâques, qui fit l'objet diane célébration. Puis on commença très tôt à célébrer les mystères sur les tombeaux des martyrs, dont les reliques orientaient la piété vers la Passion et la Résurrection du Christ : en vénérant leur mémoire, on voulait honorer Celui dont ils avaient été les parfaits imitateurs. Enfin le *dies natalis* des martyrs, jour de leur naissance au Ciel, fut célébré lui-même comme une Pâque très sainte, « *transitus sacer* », unie à la Pâque du Christ et prolongeant sa victoire, témoignage suprême que l'Église offre à ses enfants comme un exemple digne d'être imité dans la suite des temps. On voit déjà comment le culte des saints, consubstantiel au christianisme, tire son origine du mystère pascal.
232:802
Aussi saint Ignace, évêque d'Antioche, qui a connu les Apôtres, parle-t-il de sa mort comme d'un acte sacrificiel :
« Ne me procurez rien de plus que d'être offert en libation à Dieu, tandis que l'autel est encore prêt. »
Le martyre, aux yeux des premiers chrétiens, était donc un acte sacramentel, lié intimement au sacrifice eucharistique, dont il prolongeait l'offrande. En célébrant les mystères sur le tombeau d'un supplicié, la communauté chrétienne anticipait sur le « Jour du Seigneur », où le martyr avait déjà pénétré ; elle affirmait ainsi la réalité de la victoire remportée, et communiait dès lors, dans la pleine acception du terme, à la charité héroïque de celui que Jésus avait choisi pour le suivre dans le témoignage suprême. C'est ainsi que, par la liturgie de la terre, les premiers chrétiens tenaient leurs regards fixés vers le Ciel et accordaient leurs, âmes, au triomphe de l'Église.
On voit comment la liturgie des martyrs, et plus tard celle des confesseurs, lançait, aux baptisés un appel à la joie et à l'amour héroïque ; qui pouvaient, changer leur vie. Puis l'instinct de la foi a conduit les chrétiens à ; considérer les martyrs comme les habitants du Ciel et donc de puissants intercesseurs.
Sur les murs d'une salle d'agape au-dessus de laquelle on construisit plus tard la basilique Saint-Pierre à Rome, on a découvert quelque deux cent cinquante graffiti, où la mémoire des saints Apôtres se mue en prière d'intercession :
Paul et Pierre, priez pour Victor.
Paul et Pierre, priez pour Nativus dans l'éternité.
Paul et Pierre, priez pour mes parents.
Paul et Pierre, priez pour Eratus.
Voici comment le pape Damase († 386) compose l'épitaphe de saint Xyste et de ses diacres, morts martyrs avec lui :
233:802
« Regardez : ce tombeau garde les célestes membres des saints que ravit tout à coup la cour du Ciel. Partageant le mérite et la foi de leur chef, ils ont gagné les demeures d'En-haut et le royaume des élus. Le peuple de Rome est heureux et fer parce qu'ils ont triomphé avec le Christ, sous la conduite de Xyste. »
Quant à l'objection des protestants, hélas ! reprise par les modernistes post-conciliaires des années 70, alléguant que la piété des fidèles envers Notre-Seigneur Jésus-Christ se serait laissé décentrer par le culte des saints, il n'est que de lui opposer la lettre admirable dans laquelle l'Église de Smyrne annonça la mort de son évêque Polycarpe :
« Jamais nous ne pourrons ni abandonner le Christ, qui a souffert pour le salut de ceux qui sont sauvés dans le monde entier... ni rendre un culte à un autre. Car Lui, nous l'adorons, parce qu'il est le Fils de Dieu ; quant aux martyrs, c'est en qualité de disciples et d'imitateurs du Seigneur que nous les aimons ; et ils en sont bien dignes par leur attachement sans bornes à leur Roi et Maître. »,
Tout au long de l'année, le Sanctoral, comme un miroitement innombrable, fait revivre avec bonheur le visage si attrayant et varié de ces grands imitateurs de Dieu, et leur rayonnement, selon la grâce propre à chacun, coopère à l'œuvre de notre transformation intérieure, et cela de trois manières distinctes par l'intercession, par le mimétisme et par la communion des saints.
Par l'intercession, car la victoire du Christ ne serait pas complète si elle n'allait jusqu'à faire de ses meilleurs amis des instruments subordonnés de son œuvre de grâce. On trouvera souvent dans les collectes de la messe une aimable correspondance entre les mérites des saints et les besoins de l'âme qui les prie. En la fête, de saint François de Sales, nous demandons la grâce d'être, pénétrés de la douceur de sa charité le jour de la Saint-Jean-Baptiste, la grâce, des joies spirituelles, parce que lui-même s'est réjoui de la présence du Messie ; et le 30 mai, la collecte nous rappelle que sainte Jeanne d'Arc a été suscitée par Dieu pour défendre sa patrie, tandis que la postcommunion demande que « le pain du Ciel, qui a si souvent conduit Jeanne à la victoire, nous rende nous-mêmes victorieux de nos ennemis ».
234:802
Ajoutons en outre que la liturgie du Sanctoral consacrait avec bonheur l'antique patronage des saints, si apprécié par la piété populaire ; les cités, les paroisses et les métiers restent, aujourd'hui encore, placés sous la tutelle d'un saint protecteur, dont le pouvoir d'intercession envers un groupe humain particulier aiguise en eux un des sens les plus profonds de l'homme, celui de la communauté de destin.
Par le mimétisme, qui règle à tous les niveaux le comportement humain, et induit l'âme contemplative à s'identifier à l'objet contemplé. Toute connaissance, du moins toute connaissance amoureuse, est douée d'un pouvoir d'assimilation : les êtres qui s'aiment finissent par se ressembler ; les membres d'un ordre religieux seront amenés naturellement à imiter les vertus de leur fondateur.
Mais c'est surtout par la communion des saints que l'invisible influence de nos frères du Ciel se fait sentir à chacun d'entre nous. Guidés par la répétition régulière fêtes, qui se reproduit chaque année, non seulement les fidèles se retrouvent placés en prière sous le regard du « saint du jour » et influencés par ses exemples, mais ils se savent déjà introduits mystérieusement dans la mutuelle union d'amour que le Christ réalise entre les membres de son Corps mystique. Que de lumières alors seront dévoilées au dernier jour sur cette présence de l'âme des saints à notre âme !
Depuis les origines, les hommes se sont sentis entourés d'une nuée d'êtres divins habitant dans des régions invisibles, intelligents et suprêmement actifs. Tout se passe comme si, grâce à la Révélation chrétienne, le visage de l'Homme-Dieu, venant se réfracter dans une multitude infinie de facettes, répondait aux aspirations confuses de l'ancienne mythologie. Mais alors ce ne sont plus les éons émanés de l'être suprême qui exercent une action sur le monde, comme le pensaient les platoniciens, ce sont les anges et les saints qui coopèrent à la naissance d'une nouvelle création, celle des âmes baptisées en marche vers le salut.
235:802
Et le dévoilement de ce mystère, jour après jour, au rythme de l'année liturgique, qui enchante déjà les âmes fidèles par la tendre affection qui les unit à leurs amis du Ciel, sera une des raisons de leur joie contemplative dans l'éternité.
#### IV. -- LE SACRIFICE DE LOUANGE
A qui nous demanderait raison de la place prépondérante du chant dans la sainte liturgie, on pourrait donner de nombreuses réponses en montrant que le chant est un ornement du culte, un facteur d'unité, un entraînement à la piété communautaire, une façon d'inculquer dans la mémoire les vérités de foi... Toutes ces raisons sont vraies, aucune n'est fondamentale. La raison fondamentale du chant d'Église tient à la nature de notre relation à Dieu.
Dans la Bible, chaque fois que Dieu révèle sa présence, l'homme se tourne vers son Bien et il chante. Que l'on se souvienne de Moïse : dès que les Hébreux eurent passé la mer Rouge, Moïse et les enfants d'Israël chantèrent ce cantique à Yahvé :
« Je chanterai à Yahvé, car Il a fait éclater sa gloire,
Il a précipité dans la mer chevaux et cavaliers... »
« Et Marie la prophétesse, sœur d'Aaron, prit un tambourin, et toutes les femmes vinrent à sa suite avec des tambours en dansant. »
Ainsi en est-il des cantiques de David, de Tobie, de Judith, d'Habacuc ou de Jérémie. Pour les anciens, le cantique est l'expression naturelle de l'homme en présence de la puissance et de la majesté divines. Quant au psautier, c'est un recueil de chants accompagnés d'instruments de musique pour célébrer une victoire due à un secours venu d'En-haut.
236:802
Au chapitre VI d'Isaïe, la vision inaugurale du prophète commence par l'évocation des Séraphins qui forment un chœur, à voix alternées. Dans le Nouveau Testament, Marie de Nazareth répond à la venue du Verbe dans le monde par le *Magnificat,* et Zacharie par le *Benedictus.* Les bergers entendent chanter les anges au-dessus de la crèche ; Siméon entonne le *Nunc dimittis* parce que ses yeux ont vu la rédemption d'Israël ; au Cénacle, Jésus et les Apôtres chantent le *Hallel* pascal, et dans l'Apocalypse, qui est le livre de la Révélation finale, retentissent les hymnes célestes.
Et parce qu'elle est le nouvel Israël et l'anticipation du Royaume, parce qu'elle est l'Épouse mystique du Verbe et la contemplative des secrets mystères de Dieu, l'Église chante et chantera jusqu'à la fin des temps. C'est même un signe qui permet de reconnaître son origine divine. Une vieille chronique rapporte qu'un rabbin s'était converti au christianisme parce qu'il avait remarqué que le chant lyrique de la synagogue était passé dans l'Église.,'idée d'une prière non chantée était absente chez les anciens. Il a fallu attendre le XVI^e^ siècle, lorsque a été fondée la Compagnie de Jésus, pour qu'il fût permis à des religieux, grande nouveauté, de réciter le bréviaire *privatim*. Jusqu'à la Révolution française, les chanoines de la cathédrale de Paris n'ont cessé de célébrer à minuit l'office des matines. « Dans toutes les paroisses de la ville, dit Dom Gréa, cet office se célébrait à la même heure, jusqu'au jour où les désordres des guerres civiles eurent fait disparaître la sécurité des rues, et où, sur la requête des clercs de ces paroisses, qui avaient quitté la vie commune, et que ce manque de sécurité exposait à des attaques nocturnes, le souverain pontife autorisa l'évêque de Paris à transférer au point du jour l'office dans ces paroisses. »
237:802
Les veilles sacrées des clercs étaient entrées dans les mœurs publiques, tellement qu'on lit dans d'anciens textes : *s'étant levé pendant la nuit à la façon des prêtres* ([^52])*,* et que le Pontifical fait dire à l'évêque, aux prêtres assemblés au synode : *chaque nuit, levez-vous pour les vigiles* ([^53])*.* La piété des fidèles s'associait fréquemment à cette sainte pratique ; et, sans recourir à l'Orient où saint Jean Chrysostome, pendant le carême, exhorte les fidèles trop éloignés des basiliques à s'unir chez eux par leurs prières aux veilles qui s'y célébraient, nous lisons que saint Edmond, étudiant à Paris, se rendait chaque nuit aux matines de sa paroisse de Saint-Merry, et il y avait dans cette ville une pieuse confrérie de ceux qui se lèvent pour matines.
Cette ardeur au chant liturgique était autrefois partagée par un concours de peuple, et saint Augustin y exhortait déjà les fidèles :
« Vous marchez sur la route avec tous les peuples... ô fils de la paix, ô fils de l'Église catholique, vous marchez sur la route et vous marchez en chantant ! Les voyageurs chantent ainsi pour alléger la fatigue. Chantez, vous aussi, sur cette route, chantez un cantique nouveau, que personne ici ne chante de vieilles choses. Chantez les chants d'amour de votre patrie... Comme les voyageurs chantent, et la plupart du temps, ils chantent pendant la nuit. » ([^54])
Depuis les origines, l'Église s'est faite la gardienne de ce chant qui, beaucoup plus qu'un ornement, rend présente d'une façon sensible aux oreilles des fidèles la voix de l'Épouse. Il n'est que d'apercevoir avec quelle gravité les Pères ont pris la défense du chant ecclésiastique. Voici un texte frappant, émané d'un ancien concile :
« Qui peut douter que vous ne soyez possédés de l'esprit immonde, puisque vous rejetez comme une superstition l'usage de la psalmodie établi dans l'Église, par l'Esprit Saint. Ce n'est pas des jeux et des spectacles profanes, mais des Pères de l'Ancien et du Nouveau Testament, que le clergé a emprunté ce mode de chanter... Aussi ceux qui prétendent que cette manière de psalmodier est étrangère au culte divin doivent être bannis (*exterminandos*) de l'Église...
238:802
de tels novateurs sont parfaitement d'accord avec leur chef, l'esprit de ténèbres, source de toutes les iniquités, et qui cherche à pervertir le sens des Saintes Écritures, quoiqu'il les comprenne très bien. » ([^55])
Il s'agit là évidemment de la psalmodie grégorienne, héritage des antiques modes grecs et de la prosodie hébraïque, en usage dans la primitive Église. Une sorte de miracle, une fleur d'humanité très ancienne, touchée par la grâce, dont la transparente beauté offre le plus haut degré d'analogie avec la vie proprement surnaturelle. Mais il se trouve à toutes les époques des contempteurs du chant ecclésiastique, et la crainte de voir s'éteindre cette lumière explique le ton véhément des Pères du concile d'Arras. Déjà Paul VI avait été obligé de hausser le ton pour convaincre les bénédictins de ne pas abandonner leur tradition latine et grégorienne. Dans la lettre *Sacrificium Laudis,* il leur disait : « Laissez-Nous, malgré votre sentiment personnel, protéger votre propre bien. -- *Sinete etiam invitis vobis nos rem vestram tueri*. »
Et le pape les avertissait prophétiquement : « Le chœur privé de sa langue sacrée et de son chant deviendrait semblable à un cierge éteint qui n'attire et n'illumine plus le regard des hommes. » Hélas !
La raison profonde de ce chant ininterrompu sur les lèvres de l'Église réside dans le mystère de son union nuptiale avec Jésus-Christ. Parce que l'Église règne dans le Ciel avec son Époux, elle connaît la joie de la présence divine, elle sait, elle chante. Et elle apprend aux enfants à chanter. Sans doute aussi, tient-elle à son enseignement conceptuel, didactique, mais parce qu'elle sait d'expérience que ce qu'on peut dire de Dieu est ineffable, ses préférences vont au silence et à la vocalise. Ce sont en effet les deux modes d'expression de ses contemplatifs.
239:802
Et parce qu'elle règne dans le Ciel, elle invite volontiers ses fils à lever leur regard vers la Patrie, en reproduisant la mélodie de ses chants célestes. Ainsi faisait saint Augustin, lorsqu'il évoquait la vie dans l'Au-delà :
« Que ferons-nous alors ? »
Il répond :
« Toute notre action sera *Amen* et *Alleluia.* Que dites-vous, mes frères ? Je vois que vous avez compris et que vous avez ri. (...) Ce n'est pas par des sons qui s'envolent que nous disons *Amen* et *Alleluia,* mais par les sentiments du cœur. Que signifie *Amen,* et que signe *Alleluia *? *Amen* signifie : c'est vrai, *Alleluia* signifie : louez Dieu. (...)
« Nous verrons alors face à face ce que nous voyons pour l'instant dans un miroir et comme en énigme. Mais alors, c'est d'une manière bien différente, et avec un mouvement d'amour incroyablement différent, que nous dirons : c'est vrai. (...)
« Puisque donc, sans aucun ennui, et avec une joie perpétuelle, nous verrons le vrai, et que nous le contemplerons avec une évidence absolue, enflammés d'amour pour la vérité, et adhérant à elle par une chaste étreinte tout incorporelle, nous la louerons d'une telle voix, et nous dirons *Alleluia.* En s'exhortant les uns les autres à cette même louange dans un très brûlant amour les uns pour les autres et pour Dieu, tous les citoyens de cette cité diront *Alleluia,* parce qu'ils diront *Amen.* » ([^56])
Cette anticipation de la joie céleste touche au mystère de l'Église militante et contemplative, luttant sur la terre et régnant dans les cieux, souffrante et glorieuse à la fois. Par l'office de louange qui entoure le saint sacrifice de la messe et se ramifie dans les heures canoniales, l'Église au milieu de ses épreuves et de ses luttes se rend témoignage à elle-même qu'elle vient de Dieu et retourne à Dieu.
240:802
Le chant liturgique commence, ici-bas, dans la nuit de la foi, le colloque mystérieux de Jésus-Christ et de son Église. Il ignore les grandeurs d'établissement et, bien que public, reste caché aux yeux du grand nombre. Cependant l'atmosphère de joie et de gratuité dans laquelle il se déroule est à lui-même le plus précieux témoignage de son origine, divine et de la fin pour laquelle nous avons été créés.
Nous ne devons pas finaliser le salut de l'homme et faire de la prière un pur instrument. C'est le contraire qui est vrai nous cherchons à sauver l'homme pour lui permettre de rendre gloire à Dieu. Le psaume 105 le dit clairement :
« Salvos nos fac, Domine, Deus poster ; et congrega nos de nationibus, ut confiteamur nomini sancto tuo et gloriemur in laude tua. »
Traduction : Sauvez-nous, Seigneur Dieu, et rassemblez-nous du milieu des nations, afin que nous fassions office de louange en l'honneur de votre nom, et que nous trouvions notre gloire dans cette louange.
L'ordre des finalités étant remis d'aplomb, c'est l'homme qui, tourné vers le sacrifice de louange, se trouve lui-même glorifié.
#### V. -- LE CANTIQUE DES CRÉATURES
Il n'y a qu'un mystère au monde, c'est celui de la présence de Dieu. Dieu présent à sa création, à son Église, à toutes les âmes ; et cette présence voilée provoque un état de désir si poignant, si profondément inscrit dans la trame de l'univers, que les textes liturgiques associent à cette tension vers la venue du Sauveur le cosmos tout entier. Citons, pêle-mêle, quelques exemples, d'une poésie admirable :
241:802
« Les montagnes et les collines entonneront devant Dieu un chant de louange. Et les arbres des forêts applaudiront car le Seigneur va venir en dominateur pour établir son règne, alleluia ! »
« Les montagnes tressailliront de joie, et les collines chanteront sa justice, car le Seigneur, lumière du monde, arrive dans toute sa puissance. »
La création matérielle aura même son rôle à jouer à la venue du Messie :
« En ces jours-là, la douceur jaillira des montagnes, et le lait et le miel couleront des collines, alleluia ! »
« Cieux, répandez votre rosée ; que des nuées descende le salut ! Que s'ouvrent les entrailles de la terre, et qu'elles engendrent le Sauveur ! »
Citons encore cette antienne aux perspectives grandioses, qui accompagne le *Magnificat* la veille du I^er^ dimanche de l'avent :
« Voici venir de loin le Nom du Seigneur, et sa gloire remplit l'orbe de la terre ! »
Y a-t-il une manière plus douce d'inviter l'homme à préparer lui aussi la venue du Messie ? Comment ne se joindrait-il pas à ce concert de toute la création, lui qui en est le roi et le prêtre ? Cette *invitation à la joie* n'est-elle pas un moyen souverainement efficace pour attirer, l'homme déchu sur les pas de son Rédempteur ?
Tout avait pourtant si bien commencé ! Rien de plus touchant, en effet, que ce tableau du Créateur à l'œuvre, que nous donne le prophète Baruch :
« Lui qui envoie la lumière, et elle part qui la rappelle, et elle obéit en tremblant. Les étoiles brillent à leur poste, joyeuses : les appelle-t-Il, elles répondent : "Nous voici !" Elles brillent avec joie pour Celui qui les a créées. »
242:802
Harmonie sublime d'une création tout entière accordée à la louange de son Créateur, harmonie détruite, hélas ! par le péché. Depuis lors, l'univers est privé de son roi, la terre est l'objet de la malédiction divine :
« Maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons, et tu mangeras l'herbe des champs ! »
L'univers attend son Rédempteur. On comprend mieux alors ce frémissement de joie qui saisit toute créature à l'approche de la venue du Messie. Une fois Celui-ci parmi nous, la liturgie ne cessera pas d'évoquer cette louange cosmique. Ainsi les textes de l'office de Noël :
« Le Ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, exultent et chantent un cantique de joie au Père, auteur de votre avènement ! »
« Le Roi pacifique a manifesté sa grandeur, lui dont tout l'univers désire contempler la face ! »
Les Pères ont aussi aimé attirer l'attention sur l'étoile de la crèche, hommage du cosmos à son auteur :
« Un astre brilla dans le ciel plus que tous les astres, et sa lumière était indicible, et sa nouveauté étonnait. Et tous les autres astres avec le soleil et la lune se formèrent en chœur autour de l'astre, et celui-ci projetait sa lumière plus que tous les autres astres. Et ils étaient troublés, se demandant d'où venait cette nouveauté. » ([^57])
Les Pères de l'Église entraient volontiers dans cette perspective. Saint Grégoire, dans un sermon que l'Église nous fait lire à l'office des matines de l'Épiphanie, nous y invite :
243:802
« Tous les éléments, dit-il, ont témoigné de l'avènement de leur auteur. Et, si je puis parler d'eux d'une manière humaine, les cieux ont su qu'il était Dieu, car ils ont aussitôt envoyé une étoile. La mer l'a su, car elle s'est offerte comme chemin sous ses pas. La terre l'a su, car elle a tremblé tandis qu'Il mourait. Le soleil l'a su, car il a voilé les rayons de sa lumière. Les rochers et les murailles l'ont su, car au moment de sa mort ils se sont fendus... »
Aussi, à l'approche des solennités pascales, l'Église chante, dans le *Crux fidelis *: « Terre, océan, cieux, univers, de quel fleuve êtes-vous lavés ! » Cette invitation pressante à toute la création de reconnaître son Rédempteur trouve son sommet dans la nuit pascale, tout d'abord dans le chant de l'*Exsultet,* bien sûr, que nous aimerions presque transcrire en entier, tellement le mystère pascal s'y trouve célébré avec éclat.
« Que la terre, irradiée des éclairs d'une telle gloire, se réjouisse ; qu'illuminée de la splendeur du Roi éternel, elle sache l'univers entier délivré des ténèbres... »
Puis vient l'éloge de la nuit. Nuit de la délivrance, qui resplendit comme le jour :
« Ô Nuit vraiment bienheureuse qui, seule, a mérité de savoir le temps et l'heure où le Christ est sorti vivant du séjour des morts. Nuit dont il a été dit : La nuit sera claire comme le jour, la nuit sera ma lumière et ma joie... »
Puis c'est la célébration de l'eau, où l'officiant, penché sur les eaux, comme un nouveau Créateur, les sanctifie par la puissance du Christ, avant d'en prendre un peu dans le creux de sa main pour la répandre sur le sol, dans la direction des quatre points cardinaux : de même que les quatre fleuves du paradis devaient irriguer toute la terre, de même les eaux du baptême sont appelées à se répandre par tout l'univers :
« Une race nouvelle sortira, comme d'un sein très pur, de cette fontaine divine, renaissant pour être une créature nouvelle... »
244:802
Avec Pâques, tout renaît. Venance Fortunat a su l'exprimer avec un rare bonheur dans les strophes du *Salve festa dies,* que l'on chante en procession dans nos monastères au matin de Pâques :
« La terre, qui reprend son éclat et sa beauté,
Annonce que toute créature aujourd'hui renaît avec son auteur.
Pour applaudir au triomphe du Christ sortant du tombeau,
Les forêts se couvrent de feuillage, les plantes étalent leur floraison.
La lumière, les cieux, les champs, les mers,
Célèbrent de concert le Dieu qui s'élève au-dessus des astres,
Vainqueur de la loi du trépas... »
Mais Pâques n'est pas la fin d'un règne : le Paraclet doit venir achever l'œuvre du Fils, lui donner en quelque sorte tout son éclat. Aussi l'*introït* de la messe de la Pentecôte marque-t-il un véritable sommet dans l'année liturgique :
« L'Esprit du Seigneur a rempli l'orbe de la terre, et celle-ci est entrée en possession de la science de la voix : alleluia ! »
Et quelle est cette voix mystérieuse que le Saint-Esprit enseigne au monde, sinon de devenir lui-même l'instrument d'une symphonie grandiose à la louange de Dieu ? Le poète a compris cela, et les images qu'il emploie sont empruntées à ce que le culte chrétien a de plus lié au sensible :
« Ô combien mon cœur est lourd de nuages, et qu'il a de peine à s'élever vers Vous,
Comme le pesant encensoir d'or tout bourré d'encens et de braise,
Qui un instant volant au bout de sa chaîne déployée
Redescend, laissant à sa place
Un grand nuage, dans le rayon de soleil,
D'épaisse fumée ! »
245:802
Si l'on voulait détailler de manière exhaustive le symbolisme cosmique mis en œuvre par la liturgie, un livre entier ne suffirait pas. Qu'il nous suffise d'évoquer l'usage constant que fait la liturgie des plus humbles réalités terrestres : l'eau du baptême, le sel mis sur les lèvres du catéchumène, le feu, la cire des cierges, l'huile du saint-chrême, la lumière, le pain et le vin de l'eucharistie, la cendre imposée aux pénitents. Et jusqu'à l'humble vêtement reçu des mains de Dieu au soir du premier péché, vêtement de pénitence qui, transfiguré, deviendra l'aube blanche de la nouvelle naissance et de l'immortalité.
Mais c'est sans aucun doute dans la construction des églises que le symbolisme cosmique est le plus parlant. Tout d'abord par l'orientation rigoureuse, qui fut de règle dès les premiers siècles : ainsi le modeste édifice de pierre, tourné vers le soleil levant, s'identifie avec l'Église de Dieu, toute tendue vers le retour du Soleil de Justice, à la fin des temps. L'architecture elle-même tend à faire de l'Église un symbole qui récapitule tout le cosmos : la nef, où se rassemblent les fidèles, évoque la terre, tandis que la coupole, que les fresques constellaient fréquemment d'une multitude d'étoiles, représente la voûte céleste. L'architecture du sanctuaire enfin, avec ses degrés qui hiérarchisent l'assemblée et font de l'autel le centre et le point culminant de l'édifice : *Introibo ad altare Dei,* je monterai à l'autel de Dieu, *in montem sanctum tuum,* jusqu'à votre montagne sainte : montagne du Calvaire et du Sacrifice, mais aussi montagne du Thabor qui découvre à nos yeux émerveillés la gloire du Fils de Dieu.
Devant tant de merveilles, que reste-t-il à faire à l'homme, sinon reconquérir patiemment sa place de grand-prêtre de la création ? La liturgie l'invite à chaque heure à louer Dieu en harmonie avec la place du soleil dans le ciel : les hymnes de l'office, chaque jour, évoquent « l'astre du jour déjà levé » (prime), puis « le Dieu de vérité qui revêt le matin de splendeur et de feux l'heure de midi » (sexte), et enfin demandent « ce soir de lumière où la vie sera sans déclin, où nous attend la gloire éternelle » (none). Comment rester insensible devant l'évocation des « montagnes qui bondissent comme des béliers, et les collines comme des agneaux ». « Que la mer, chante encore le psalmiste, frémisse, avec tout ce qu'elle renferme, que la terre et ses habitants exultent de joie ! Que les fleuves battent des mains, que toutes les montagnes tressaillent devant le Seigneur. »
246:802
Un épisode du livre de Daniel, sans doute un des plus riches en poésie biblique de toute l'Écriture, raconte le supplice des trois enfants dans la fournaise : on le lit le samedi des quatre-temps, mais le trait vaut d'être rapporté, car il offre un exemple frappant d'une liturgie accordée au chant universel des créatures. Les trois enfants d'Israël emmenés en captivité sont condamnés à périr dans une fosse au milieu des flammes :
« Mais l'Ange du Seigneur écartait de la fournaise la flamme du feu, et ce fut comme si un vent de rosée y avait soufflé, et le feu ne les toucha point. Alors les trois jeunes gens louaient, glorifiaient et bénissaient Dieu dans la fournaise, en disant \[et ici prend place le plus beau des cantiques que l'Église ait insérés dans la liturgie\] :
Vous êtes béni, Seigneur, Dieu de nos Pères,
Vous êtes béni dans le temple de votre sainte gloire...
Vous dont le regard pénètre les abîmes...
Vous qui êtes assis sur les chérubins...
Vous qui marchez sur les ailes du vent
Et sur les vagues de la mer...
Que les anges vous louent et vous exaltent à jamais ! »
Puis toutes les créatures sont appelées nommément à louer le Seigneur : *Pluie, rosée, neige, givre, collines, fontaines, oiseaux du ciel, bêtes sauvages, etc.*
La force de ce grand poème liturgique vient non seulement de son éclat incomparable, mais de sa portée métaphysique. On retrouve ici plusieurs thèmes essentiels : l'exil en terre étrangère, puis l'esprit d'enfance et la fraternisation avec les créatures ; la purification par le feu, dont l'ange apaise la rigueur, et le bonheur d'une fin heureuse où la création réconciliée retrouve son innocence première et atteint sa fin véritable, qui est de chanter la gloire de Dieu. Les Pères de l'Église voyaient dans ce retour des créatures leur plus haute noblesse, et cela ne peut être suggéré que par un moyen poétique.
247:802
Mais, si le Christ est venu restaurer toutes choses, le paradis n'est pas pour autant revenu sur terre. Chacun ne doit-il pas accomplir dans son corps ce qui manque à la Passion du Christ, selon le mot de saint Paul ? Aussi, dit l'Apôtre :
« Les créatures sont tendues dans l'attente de cette révélation promise aux enfants de Dieu... Nous le savons : la création tout entière gémit, maintenant encore, dans les douleurs de l'enfantement... »
Mais, à la fin des temps, quand toutes choses seront accomplies, l'homme qui écoutera la musique des mondes n'y percevra plus ni plainte ni lamentation, mais une merveilleuse et divine harmonie, où chaque créature fera entendre sa note propre, à la gloire du Père, et pour l'éternité.
#### VI. -- LA DIMENSION ESCHATOLOGIQUE DE LA LITURGIE
Cette éternité de bonheur, cette divine harmonie retrouvée, que nous évoquions il y a un instant, n'est-elle donc qu'un rêve lointain, une promesse future que nous sommes condamnés à attendre dans les larmes et les gémissements ? Il n'en est rien. La liturgie, prière de l'Église et célébration du mystère du Christ, est aussi épiphanie de la gloire future. Elle est une révélation, un gage, et un apprentissage des dernières choses (en grec *eschata,* d'où eschatologie) qui doivent arriver lors du retour glorieux du Christ. L'Église l'attend et l'appelle. La liturgie est ce commun soupir de l'Esprit et de l'Épouse qui crient : « Oui, venez Seigneur Jésus ! »
248:802
*Une révélation. --* Ravi au seuil d'une porte ouverte sur le Ciel, saint Jean dit dans son Apocalypse avoir vu le trône de Dieu et l'Agneau, l'autel d'or et les sept lampes de feu, les vieillards et les vivants, coryphées d'une grandiose liturgie à laquelle s'unissent des myriades d'anges et les saints, plus nombreux que le sable de la mer, et toutes les créatures qui chantent la gloire de Dieu et de l'Agneau. Nous avons déjà vu de quelle manière notre liturgie reflète celle du Ciel : nos temples imitent « la cité sainte Jérusalem (...) avec en elle la gloire de Dieu ». L'évêque qui siège à son trône puis sacrifie à l'autel devant la flamme des sept cierges de la messe pontificale, le chant du chœur, nos églises tout emplies des nuées d'encens, voilà qui ne fait qu'évoquer la liturgie du Royaume.
Mais parmi les dernières choses qui doivent arriver, la jeune Église du temps des Apôtres semble n'avoir eu d'yeux et de soupirs que pour le retour de Jésus : « Vienne la grâce et passe le monde... *Maran atha *: venez Seigneur Jésus. Amen ! » chante la *Didachè* des Apôtres. « Maran atha », s'écrie aussi saint Paul. La parousie est effectivement l'événement eschatologique essentiel : il cause tous les autres.
Or, chose admirable, cette même attente amoureuse de l'Épouse qui scrute l'Orient du regard, ce même soupir de l'Esprit et de l'Épouse inspire encore aujourd'hui toute notre liturgie. Notre année liturgique n'est-elle pas comme enchâssée entre deux évangiles de la fin des temps celui de saint Luc au premier dimanche de l'avent, et celui de saint Matthieu au dernier dimanche après la Pentecôte ? Les premiers accents du temps de l'avent donnent dès l'abord le ton :
« *Veni Domine !...* Venez Seigneur... Ne tardez pas !... Montrez-nous votre visage ! »
Si l'on n'était pas convaincu par ce qu'on entend, qu'on ouvre alors les yeux et qu'on regarde : l'Épouse, comme pour calmer l'impatience de l'attente, a peint Celui qu'elle attend au fond de ses absides à l'orient des églises : ici un Christ en majesté, là un Christ-Roi trônant sur une croix d'or (car le Fils de l'homme apparaîtra avec son signe).
249:802
Enfin aiguisons de la foi ; notre vue : nous transpercerons la nuit des temps à venir. Le retour de Jésus et le grand dîner eschatologique, c'est déjà l'eucharistie ; l'union de la nouvelle Jérusalem et de l'Époux, le mariage ; l'engloutissement de Satan et du péché, le baptême ; l'intarissable fleuve de vie, c'est encore le baptême... et l'on pourrait poursuivre ainsi pour tous les sacrements et les sacramentaux.
Soit ; mais où trouver dans la paisible liturgie de l'Église le combat eschatologique, où peut-on discerner les plaies versées par les anges de l'Apocalypse, ou bien le feu de l'autel jeté sur la terre ?
Nous répondons qu'il y a un lien très étroit entre le recul des ténèbres dans les âmes ou dans les sociétés et la pratique liturgique ; en d'autres termes, qu'il existe une proportion entre la royauté de Jésus-Christ sur les cœurs et sur les cités, et la fréquentation de l'autel par les peuples.
N'oublions pas que, pour accéder, à la table de communion eucharistique, il nous a fallu franchir le portail d'une église où nos anciens ont sculpté la scène du jugement dernier ; puis nous avons confronté notre vie aux livres saints qui nous ont été lus ; enfin le juge intérieur, notre conscience, nous a conduits au tribunal de la pénitence : là, qui peut se vanter de n'avoir jamais connu le combat de l'Évangile contre le monde, et des commandements contre la chair ? Et si la lumière a triomphé, n'est-ce pas au prix du cataclysme des passions et des péchés ? Comment ne pas penser aux combats du grand Augustin, que la crainte de la « brûlure de la chasteté » -- ce sont ses propres termes -- tint si longtemps éloigné du baptême ?
Qui ne reconnaît -- avec l'impie Voltaire lui-même -- l'influence pacificatrice de la liturgie chrétienne dans les sociétés ? Car ce qui y est d'abord requis avant d'offrir le sacrifice est de faire la paix avec tous. A-t on mesuré le prix inestimable de telles réconciliations quand elles sont le fait de chefs d'État ?
250:802
Ainsi, bien plus qu'un symbole, le feu jeté sur la terre par l'ange, dans le chapitre VIII de l'Apocalypse, exprime cette réalité : liturgie et paix des peuples sont intimement liées. La liturgie, lieu de la rencontre de l'homme avec Dieu qui est charité, c'est-à-dire amour qui transcende tous nos amours terrestres, tourne le regard de l'homme qui se déchire vers le trône de Dieu et de l'Agneau. Elle unit toutes les races et toutes les nations dans une même clameur : *Veni Domine et noli tardare !*
Un gage. -- On ne dira jamais assez que le miracle de la liturgie est de verser dans nos cœurs exilés les arrhes et les prémices de la vie éternelle. Les arrhes sont ces espèces sonnantes et trébuchantes de même nature que l'argent qu'on attend, et les prémices ces premières gerbes fauchées dans le même champ que toute la moisson qu'elles promettent.
Le gage de la liturgie n'est autre que l'Esprit Saint versé dans l'âme au jour de notre baptême, car « Dieu nous a marqués d'un sceau et nous a donné à titre d'arrhes le Saint-Esprit dans nos cœurs ».
Le fruit de sa présence est la grâce. Infusée dans notre âme, c'est-à-dire dans le principe de notre vie naturelle, la grâce y dépose un germe d'éternité. Or, merveille de l'économie sacramentelle, les sacrements sont des témoignages certains que la grâce nous est donnée. Que l'on pense à l'antienne de Magnificat de la Fête-Dieu, chef-d'œuvre dû au génie de saint Thomas d'Aquin :
« Ô Banquet sacré où le Christ est mangé, où l'on fait mémoire de sa Passion ; *l'âme y est comblée de grâces, et le gage de la gloire future nous y est donné *»*.*
Qui n'a jamais savouré la paix et la joie qu'engendre la certitude de foi après une âpre confession ou bien après une communion faite dans un moment où tout et tous semblaient nous abandonner ?
251:802
Qui n'a jamais connu au moins une fois dans sa vie la fascination d'une liturgie de semaine sainte, opérant ce miracle de détourner vers les souffrances du Sauveur et de son Corps mystique nos yeux, trop rivés sur nos petites blessures personnelles ?
Saint Augustin fait dire à Dieu « Tu ne Me chercherais pas tant si tu ne M'avais déjà-trouvé. » Pareillement, le Christ exauce l'attente suppliante de son Épouse en lui disant : « Tu ne M'attendrais pas depuis si longtemps si tu ne Me tenais déjà. »
Devant le tabernacle de la plus pauvre église de campagne ou pendant le sacrifice de la messe, nous sommes en présence de ce même Agneau, adoré dans la liturgie céleste, en présence de Dieu, pure incandescence de la charité incréée, et en présence de la si douce humanité de Jésus, que les séraphins adorent en voilant leur néant, chantant l'éternel *Trisagion : Sanctus, Sanctus, Sanctus !*
Pour que l'Église persévère sans se lasser d'attendre le retour de l'Époux, Celui-ci permet que du festin du Royaume tombent ces quelques miettes du pain des enfants que réclamait à grands cris la femme syro-phénicienne de l'Évangile, figure de l'Église en ce qu'elle brûle les étapes du temps : ce n'était pas encore le temps des nations, et elle n'était pas du peuple élu... Mais Jésus ne sait pas résister à la foi : « Ô femme, grande est ta foi, qu'il te soit fait comme tu veux ! » Tant que tout n'est pas consommé, la foi de l'Église obtient ces parcelles de la gloire eschatologique que sont les grâces. Saint Thomas n'en parle pas autrement : « La grâce n'est rien d'autre qu'un commencement de la gloire en nous. »
*Un apprentissage.* -- Nous avons montré combien la liturgie contribue puissamment à garder les hommes dans l'amitié divine et à les détourner du péché : elle porte nos regards sur l'absolue pureté du Ciel, et nous donne dès ici-bas ces « miettes » de gloire qui nous réjouissent, nous réconfortent et nous purifient. Mais elle est aussi apprentissage de l'éternité.
252:802
Une plénitude de bonheur qui ne finira jamais. Voilà ce qui nous attend dans l'Au-delà. Comment ne serions-nous pas fascinés par la promesse de cette éternité bienheureuse, perdus que nous sommes par le tumulte de nos passions, victimes de l'instabilité perpétuelle héritée, hélas ! de nos premiers parents ? Qui d'entre nous n'a jamais soupiré ici-bas après la *constance* dans le bien, qui est comme l'envers terrestre de l'inaltérabilité de la béatitude céleste ? Elle est la vertu qui mène à la persévérance finale, grâce des grâces, cause de toutes les grâces. Cette constance -- on pourrait dire aussi cette *patience --* est la vertu la plus louée dans l'Apocalypse. Après avoir décrit « la fumée du supplice qui s'élève pour les siècles des siècles » pour ceux qui ont reçu la marque de la bête sur le front ou sur la main, saint Jean poursuit : « Voilà ce qui fonde la constance des saints, ceux qui gardent les commandements de Dieu et la foi en Jésus. »
Mais de quelle manière la sainte liturgie va-t elle nous enseigner la constance des saints ? Voyons tout d'abord comment le temps -- ce qui, avec la souffrance, exerce le plus notre patience -- acquiert dans l'Église une tout autre dimension. Platon le définit comme *une image mobile de l'éternité.* Les mouvements graves et solennels des ministres sacrés, la beauté des lieux, des gestes et des ornements, qui captive tous les sens et toute l'attention, et même jusqu'à la lenteur des cérémonies, inculquent cette *science d'attendre,* ainsi que l'on a défini la patience. Car ce rapt hors du temps, même les enfants de 1990, si agités par ailleurs, savent le connaître pendant plusieurs heures quand la célébration des mystères revêt ce caractère hiératique, noble et silencieux qui devrait toujours être le sien. La définition de Platon ne trouve-t elle pas un admirable couronnement dans ce retour incessant des mêmes rites et des mêmes fêtes, qui décrivent dans la succession ce que nous contemplerons *tout entier ensemble* -- « tota simul » -- durant l'éternité ?
253:802
On ne peut en outre qu'associer à la constance une autre vertu enseignée par toutes les paraboles sur le retour du Christ : la *vigilance.* Celle-ci est l'ombre terrestre de la vision béatifique, comme la constance est le reflet de l'éternité. Elle repose sur la pureté de la foi, comme la constance se fonde sur l'espérance : elle ne consiste pas, comme l'on croit souvent, en une impossible et inquiète circonspection à chacun de nos pas ou de nos gestes. Non, elle est l'état d'un homme éveillé qui regarde la réalité en face. La liturgie fait éminemment contempler à l'homme sa fin divine, et, sous cette lumière, lui révèle son propre néant, le néant des créatures ([^58]), et aussi son péché. Elle purifie sans cesse l'orientation fondamentale de notre cœur en ouvrant nos yeux à sa *lumière déifique* ([^59])*.* Ainsi, tandis qu'elle nous fait chanter, pendant le temps de l'avent : « Montrez-nous votre face, Seigneur, et nous serons sauvés », elle nous interroge en silence Pensez-vous vraiment à ce que vous dites ? Mais alors pourquoi ces distractions, ces pensées vaines et futiles ? Voilà de quelle manière simple et douce à la fois, la liturgie nous exhorte à la vigilance.
La vivante expression de cette vigilance dans la liturgie, c'est l'office de matines, dont l'ancien nom -- comme l'atteste la Règle de saint Benoît est *Vigiliae *: les Vigiles. Tandis que le monde entier est plongé dans un profond sommeil, les moines accomplissent leur office de vigilance sur l'univers, comme s'ils en étaient les anges visibles. Debout dans la nuit, attendant l'aurore et luttant contre le sommeil, le froid ou la fatigue, le moine estime, avec saint Paul, « que la légère affliction du moment présent nous prépare, au-delà de toute proportion, un éternel poids de gloire, à nous qui ne regardons pas aux choses visibles mais aux invisibles ; car les choses visibles sont éphémères, les invisibles sont éternelles ».
Abbaye Sainte-Madeleine.
Pâques 1990.
254:802
## TEXTES
### La conscience chrétienne devant l'islam
par Joseph Hours
*En février 1962* (*je dis bien : soixante-deux*)*, Joseph Hours publiait dans ITINÉRAIRES une grande étude intitulée comme on vient de le lire ci-dessus :* « *La conscience chrétienne devant l'Islam* » ([^60])*.*
255:802
*Il n'y a rien à y changer aujourd'hui, -- sauf hélas la phrase :* « *C'est à Paris que peut se perdre l'Algérie, et nous espérons bien qu'elle ne se perdra pas.* » *L'article avait été écrit à la fin de l'année 1961, la perte n'était pas encore définitivement consommée.*
*Joseph Hours nous venait d'une autre paroisse, assez éloignée, vivement hostile. Il a terminé sa vie en écrivant et militant à ITINÉRAIRES Sur la nature et la montée de l'islam, son avertissement de 1961-1962 est, plus encore, vingt-huit ans après, un avertissement pour aujourd'hui Dans un monde qui change* (*souvent pour se décomposer et se perdre*)*, le plus important reste constitué par les points de repère qui ne changent pas, mais qui sont la partie la plus généralement méconnue de la réalité historique. -- J. M.*
L'AUTEUR de cet article avoue n'être pas qualifié pour l'écrire, n'étant pas arabisant. S'il ose pourtant entreprendre cette tâche c'est qu'il est des dangers si pressants qu'il faut les signaler dès qu'on les aperçoit, fût-on le premier venu. Je ne veux ici point d'autre titre que celui de premier -- ou si l'on veut, dernier -- venu. Mon but n'est point d'ajouter à nos connaissances mais bien d'alerter mes concitoyens et mes frères en la foi.
Le danger dont il est ici question est celui de l'islam. Il n'est pas neuf et l'on pourrait s'étonner à bon droit qu'il soit à ce point ignoré après s'être imposé si longtemps à toute la chrétienté. Tel est pourtant le fait. Pour essayer de le comprendre essayons d'aller de son aspect extérieur jusqu'à son intention plus intime, du dehors au-dedans.
256:802
#### I
Dès la mort de Mahomet en 632, l'Islam commençait des conquêtes d'une rapidité inouïe et dont il n'y a pas eu depuis d'autre exemple. Pour nous en tenir à l'Occident (laissant de côté l'Orient non chrétien, étranger à notre propos) il conquérait presque immédiatement la Syrie et l'Égypte. Vingt ans plus tard il abordait la Tunisie, en 711 il renversait en Espagne la monarchie des Wisigoths, en 718 il s'emparait de Saragosse. En 732 enfin un siècle tout juste après la mort du prophète il était arrêté à Poitiers.
Chose étrange, des résultats si rapides furent pourtant durables. Perdue en quelques années, l'Espagne coûta aux chrétiens huit siècles de « reconquête ». En Syrie comme en Égypte des populations chrétiennes passèrent dans leur ensemble à l'Islam. Des églises jadis florissantes, justement fières des noms de saint Ignace d'Antioche ou de saint Athanase d'Alexandrie, furent réduites à de petites communautés humiliées atteintes jusqu'au cœur par la perte de toute liberté de prédication et d'expansion, repliées sur elles-mêmes et sans cesse en lutte les unes avec les autres, coupées enfin, matériellement du moins, de la vie de l'Église universelle. En Afrique du Nord la disparition fut totale.
Il convient de s'arrêter sur ces faits. Ils constituent la plus grande, et presque la seule défaite subie par le christianisme dans son histoire. L'Islam seul a pu la lui infliger, et cette défaite devrait être pour nous une douleur et un scandale permanents. Les lieux où vécut et souffrit le Christ, où fut rachetée l'humanité et fondée l'Église, ces lieux sont aujourd'hui (à part le mince territoire d'Israël) aux mains de l'Islam.
257:802
On a si bien pris l'habitude de considérer cela comme normal qu'on n'en mesure pas les conséquences, pourtant prodigieuses. Par la perte de si vastes régions, l'Église chrétienne s'est trouvée rejetée vers le Nord-Ouest et pour ainsi dire « occidentalisée ». Le déséquilibre géographique ainsi établi a facilité grandement le schisme byzantin. On peut même être surpris que certains, si prompts à reprocher à l'Église cette « occidentalisation » témoignent d'une telle négligence à en étudier les causes.
Dès lors un vaste « croissant » musulman entoure le monde chrétien par le Sud et l'Est, lui interdisant presque tout contact avec le reste du monde (sauf en Russie) et mettant à l'action missionnaire, si essentielle, un obstacle quasi total.
La foi chrétienne s'était répandue jusqu'alors par « contagion » faisant pour ainsi dire tache d'huile, et gagnant de proche en proche gouvernements puis par eux sociétés entières. Ainsi en fut-il encore au X^e^ siècle en Russie, puis sur les bords de la Baltique. Mais en terre d'Islam, l'organisation politique, religieuse et sociale formait un bloc d'une telle cohésion que jamais le christianisme ne put s'y implanter. Il ne put donc s'étendre que par mer, au-delà de cet anneau musulman qui entourait la chrétienté. Les vaisseaux où prenaient passage ses missionnaires ne pouvaient être ceux de l'Église mais bien ceux d'États déterminés. C'est en compagnie de marchands et de soldats nécessaires à la protection des voyageurs que les missionnaires chrétiens commençaient leur prédication. Il n'y a certes pas à en rougir et l'indignation de ceux qui reprochent aujourd'hui à l'Église les conditions inévitables dans lesquelles elle devait agir ne va pas sans une certaine hypocrisie. C'est pourtant un fait que ces conditions ont comporté de lourds inconvénients.
258:802
La foi brusquement surgie d'au-delà des mers surprenait les populations à qui on la présentait et gardait quelque chose de plus étrange que si on avait pu la connaître par voisinage. Les missionnaires, de leur côté, au contact de mœurs totalement inconnues avaient besoin d'une longue adaptation au cours de laquelle bien des faux pas étaient possibles. Soumise aux nécessités de l'expansion européenne outre-mer, l'évangélisation restait elle aussi œuvre de quelques individus isolés, et, pour ainsi dire, « coloniale ».
C'est l'Islam qui est à l'origine de cet état de choses. L'histoire de l'évangélisation du monde, c'est-à-dire en grande partie d'histoire de l'Église, est aujourd'hui encore commandée par le problème central qu'est le problème musulman et l'on peut s'étonner que, parmi les chrétiens, on n'y ait pas prêté plus attention.
Menacée d'étouffement, la chrétienté chercha à se donner de l'air. Consciente de sa jeunesse inexpérimentée et rude, elle aspirait au contact avec cet Orient chargé de souvenirs et de traditions où avait grandi l'Église. Ce fut l'origine du grand mouvement des Croisades.
On est parvenu à rendre odieux aux catholiques d'aujourd'hui le nom même de Croisade. Force est bien pourtant de constater que, des siècles durant, l'Église a non seulement toléré mais encore approuvé et encouragé ces expéditions. Faut-il penser qu'elle ait été tout ce temps privée de l'assistance de l'Esprit Saint ? Et si elle avait si longtemps guidé vers l'erreur ceux qui écoutaient sa parole, pourrait-on encore l'entendre avec confiance ? Dans quelle mesure une société chrétienne peut-elle donc recourir à la force contre un adversaire qui attaque par la force la vie même de l'Église ou les droits essentiels de l'homme ? Il y a là des questions, longtemps laissées dans l'ombre, et que les événements forcent à se poser aujourd'hui. Le moins qu'on puisse dire est que les consciences chrétiennes y sont prises au dépourvu...
259:802
Quel que soit, en tout cas, le jugement porté sur elles, c'est un fait que les Croisades ont échoué. L'Orient est demeuré musulman. Alors que le monde arabe tombait dans un déclin évident et que la monarchie espagnole expulsait peu à peu les Maures qu'elle n'avait pu convertir, la relève de l'Islam était assurée à partir du XIV^e^ siècle par les Turcs. Cette nouvelle vague mahométane, après avoir détruit l'empire byzantin, vint menacer sur le Danube l'Europe occidentale elle-même. La résistance vint d'abord de la Pologne et de la Hongrie, boulevards, dès ce temps-là, de la chrétienté latine, puis de la monarchie des Habsbourg. La chrétienté jusqu'à la fin du XVIII^e^ siècle resta sur la défensive et le Turc continua jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale à dominer les chrétiens conquis.
Ainsi la nécessité de la défense militaire écartait toute idée de prédication et même toute étude doctrinale de l'Islam. En face des armées ottomanes le seul souci était de vivre et tout dessein d'évangélisation eût semblé irréel. Le péril passé, l'habitude prise resta. En Méditerranée comme sur le Danube, les chrétiens en étaient venus à penser que le musulman était inconvertissable. Sans bien se rendre compte qu'il y avait là un affaiblissement de leur foi, ils se résignaient à l'échec de la parole du Christ.
Les musulmans par contre, malgré les reculs, qu'ils avaient dû effectuer, en Sicile, en Espagne, dans les Balkans, gardaient un état d'esprit de vainqueurs. Privés du sens de l'évolution historique, peu capables de comprendre les causes qui dès ce moment menaient l'empire turc à la ruine et préparaient la conquête du globe par l'Europe, fort sensibles au souvenir glorieux du premier siècle de l'hégire, ils y voyaient l'attestation de la protection d'Allah, la justification du droit de l'Islam.
260:802
Écoutons de quelle façon en parle Nasser, maître actuel de l'Égypte, dans la préface qu'il a donnée au manuel de la « révolution égyptienne », *L'Afrique du Nord dans le passé, le présent et le futur :*
« Aux jours lointains de la lointaine histoire, les pas de nos pères se sont ordonnés dans le cortège de la conquête, depuis le cœur de l'Arabie jusqu'à la Palestine, l'Égypte, Barka, Kairouan et Fez, jusqu'aux plages où se brisent les vagues sur les rivages de l'Atlas, jusqu'à Cordoue, Séville et Lisbonne, jusqu'à Lyon en terre de France. Aucun d'eux n'est retourné plus tard en Arabie parce qu'ils ne se sentaient en rien étrangers dans les pays qu'ils avaient conquis, parce que les habitants des pays qu'ils avaient conquis ne les considéraient pas comme des étrangers parmi eux... ([^61]) »
Pour le musulman la conquête est dans l'ordre des choses ; le chrétien, par nature, est un vaincu ; le musulman, de droit, un maître. Le renversement de ces rapports, est un désordre qui ne saurait être que momentané. En 1830 encore, cette représentation du monde n'avait pas subi la contradiction des faits. Aujourd'hui-même la voix qui proclame la grandeur et la supériorité de l'Islam agite ces populations d'Afrique du Nord, islamisées en surface seulement lors de la conquête, malgré l'influence française plus que séculaire qu'elles ont subie depuis. Et c'est là encore un nouveau défi à la conscience chrétienne.
On sait comment, au cours du siècle dernier, s'écroula l'équilibre qu'on croyait établi à la fin du XVIII^e^ siècle entre les mondes chrétien et mahométan. En moins de cent ans la conquête européenne recouvrit toute la terre et il y eut entre 1919 et 1920 un instant très court où l'on put penser qu'aucune terre musulmane ne lui échapperait.
261:802
L'expansion nouvelle n'était pas la suite des Croisades. Elle ne se faisait pas au nom de la foi. Elle semblait plutôt un effet de la force des choses et l'on eût dit que le désordre économique et politique maintenu dans les pays mahométans y créait une sorte de vide, que les États européens venaient remplir parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen de garder avec des populations musulmanes des relations et un commerce réguliers.
Nulle part la situation ainsi créée ne fut plus claire qu'en Algérie et c'est pourquoi nous nous y attacherons particulièrement. On sait que de juillet 1830 à l'instauration en France du régime républicain en 1879, les divers régimes qui s'y succédèrent laissèrent en Algérie le pouvoir à l'armée qui y devint en quelque sorte une puissance permanente avec ses traditions propres.
Au premier rang, figura très tôt l'interdiction, érigée en une sorte de dogme, de travailler à la christianisation des musulmans. Les causes n'en sont pas très claires. Sans doute l'armée du temps, toute pénétrée des-traditions de la Révolution et de l'Empire, n'était-elle guère croyante et n'avait-elle aucune envie de passer pour la milice du Christ et encore moins de l'Église. On peut penser que la conduite si favorable à l'Islam suivie en Égypte par Bonaparte pendant son court séjour devait apparaître aux soldats de la Monarchie de juillet comme un modèle indiscutable. Ils n'étaient probablement pas insincères en déclarant redouter une propagande imprudente. Mais on peut se demander si, dans leur subconscient, ils ne craignaient pas, dans cette Algérie qu'ils considéraient un peu comme leur chose, de perdre de leur liberté de mouvements le jour où les « Arabes » deviendraient par leur conversion des citoyens français de plein droit pouvant requérir la protection de l'État et compter même par avance sur la protection que l'Église ne manquerait pas d'exercer sur ses néophytes.
262:802
Un calcul semblable, à peine conscient et, bien entendu, jamais avoué parce qu'inavouable, pourrait bien avoir été à l'origine de l'inertie des populations civiles à l'égard du problème de la conversion des « indigènes ».
De ce fait, bridé par l'armée, peu soutenu par les « colons », le clergé de l'Église naissante d'Algérie n'eut pas le loisir de travailler à l'évangélisation. Il en prit son parti... trop facilement peut-être ? Qui sommes-nous pour en juger aujourd'hui. ? Toujours est-il que sauf exceptions (la plus connue est celle de Mgr Lavigerie de qui les démêlés sur ce point avec le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur d'Algérie à la fin du second Empire, sont restés fameux), les évêques se résignèrent assez facilement, en fonctionnaires dociles, à faire de leurs prêtres les simples aumôniers de la population européenne. Population peu instruite dans sa foi, absorbée par un dur labeur, longtemps infructueux (la prospérité de l'Algérie en effet n'est pas antérieure à la grande guerre) et qui ne donnait de vocations que très insuffisamment.
Sans doute eût-on pu faire plus et mieux. Un musulman cultivé, agrégé d'arabe, disait un jour à un ami chrétien qui m'a rapporté le propos : « Vous avez eu tort quand vous nous avez conquis de ne pas nous imposer votre christianisme. Si vous l'aviez fait, nous ne formerions plus avec vous qu'un seul et même peuple. Mais vous n'avez pas eu la foi suffisante pour le faire et le mal est aujourd'hui sans remède. » Je ne reprends pas le propos à mon compte. Il ignore que l'acte de foi doit être libre et se trouve ainsi trop imprégné d'islamisme. (Encore est-il précieux comme indication sur l'état d'esprit musulman.) Il contient pourtant des indications utiles.
263:802
D'abord que la christianisation de l'Afrique du Nord était peut-être moins impossible que nous l'avons cru. Ses habitants, vers 1830, étaient bien moins arabisés et par suite islamisés qu'aujourd'hui. Une action librement exercée, poursuivie avec continuité et bénéficiant de la sympathie du pouvoir pouvait sans doute obtenir des résultats favorables. Et qui donc pourrait avec autorité contester ce que pense à ce sujet un musulman même ?
Un autre avertissement c'est que, pour un esprit formé par l'Islam, le respect témoigné à cette religion même n'est de la part d'un incroyant qu'aveu de faiblesse, de scepticisme ou de fourberie. « Si tu trouves bon l'Islam, pense-t-il ; pourquoi donc n'y rentres-tu pas ? Ou tu n'oses pas imposer ta foi parce que tu te sens faible, ou tu n'y crois pas vraiment, ou enfin tu cherches à me tromper à des fins obscures. » Ne trouvant nulle part dans l'enseignement coranique le sens de la dignité humaine, il ne peut s'expliquer que par des raisons défavorables le fait que le chrétien victorieux n'aille pas au bout de sa victoire. Dans la phrase que nous avons citée plus haut, perce même une certaine nostalgie, un désir étrange d'être contraint à faire ce que l'on voudrait faire sans l'oser : « Tu ne tiens donc pas à nous puisque tu ne veux pas nous avoir, même de force. »
La politique établie par l'armée, le gouvernement civil après le triomphe de la République n'y changea rien. Cela permettait à l'anticléricalisme officiel de traiter sur pied d'égalité et dans une égale indifférence, aveu un égal respect apparent, toutes les religions. Ainsi nos administrateurs multipliaient-ils envers l'Islam les témoignages de sympathie, répétant à satiété la fameuse formule : « France, grande puissance musulmane ». Ils s'obstinaient à entretenir des mosquées, à fournir des traitements aux muftis, voire à organiser officiellement des pèlerinages à la Mecque. Inutile d'ajouter que cela ne leur valait aucune considération auprès des musulmans qui se rendaient parfaitement compte que cette politique n'avait d'autre but que de désavouer le christianisme et pour qui un incroyant est bien pire et plus méprisable qu'un chrétien.
264:802
Pour des hommes rompus aux petites ruses, cette politique pouvait pourtant paraître habile. Elle permettait de former parmi les notables musulmans, chefs de tribus ou de clans, chefs de confréries religieuses, descendants de saints personnages, toute une clientèle qui encadrait la population et, croyait-on, assurait sa fidélité. C'était se faire sur la valeur de ces cadres bien des illusions. Mais quoi ? Ce fut toujours la tentation des conquérants que d'utiliser à leur profit les cadres sociaux traditionnels des conquis sans comprendre que s'ils avaient pu être soumis c'est précisément parce que les chefs qui auraient dû les défendre avaient montré leur peu de valeur et perdu ainsi leur prestige.
Ne soyons donc pas surpris de constater qu'en Afrique noire, lorsque allant de la côte à l'intérieur nos administrateurs rencontrèrent des musulmans, ils reprirent sans hésiter la politique élaborée en Algérie et affichèrent pour l'Islam au Sénégal, au Soudan, au Tchad, une sympathie bien imprudente. Là pourtant, plus encore qu'en Algérie, l'islamisation était récente et sans racines. Mais elle semblait tendre les populations plus faciles à gouverner, leur faisant faire un progrès soudain, leur donnant, par exemple, le souci du vêtement, les arrachant à leur isolement pour les mettre en contact avec une civilisation étendue sur de vastes espaces, leur donnant par là de nombreuses connaissances et permettant aussi d'user de l'influence de chefs plus puissants, intermédiaires entre le gouvernement de la colonie et les petits groupes locaux.
Erreur ; sans doute, mais que tous les peuples européens ont faite. L'Angleterre d'abord, aux Indes, en Égypte, en Afrique Orientale ou la Nigeria, la Hollande en Indonésie.
265:802
Mussolini, en Libye, n'hésita pas à brandir théâtralement « l'épée de l'Islam » et Franco, faisant de ses cavaliers marocains le corps privilégié de sa garde, ne songeait certes pas à les convertir. Partout ces espoirs ont abouti à des résultats décevants. L'Angleterre par exemple n'a rien gagné à l'action du fameux Lawrence, pourtant si admirée chez nous...
#### II
L'échec vient toujours d'une mauvaise évaluation des faits. Les peuples chrétiens se sont trompés sur l'Islam et cela sans doute dans la mesure où, malgré une sympathie apparente, ils n'aimaient pas vraiment les musulmans.
Fils se sont trompés ce n'est pas faute d'efforts, ni de dépenses. Depuis qu'au XVIII^e^ siècle, quelques savants européens ont commencé à constituer les disciplines orientalistes, leur travail a été poursuivi sans arrêt. Il a malheureusement souffert de graves inconvénients.
D'abord (et comment ici ne pas penser d'abord à la France) la carence des catholiques. Peu d'entre eux, jusqu'au lendemain de la Première Guerre mondiale, ont porté aux études islamiques un intérêt ardent, et surtout nul ne s'est soucié d'instruire des résultats de leur travail la masse du peuple chrétien.
Peut-être une formation gréco-latine un peu étroite avait-elle conduit à un dédain rapide et excessif pour tout ce qui restait étranger. Peut-être la conviction que le musulman était impossible à convertir, le sentiment qu'après tout cela était sans importance puisque l'Islam n'était plus dangereux, contribuaient-ils tous deux à cette inertie ? Le fait, en tout cas, est déplorable.
266:802
Un chrétien convaincu, catholique surtout, eût compris qu'il fallait pour étudier l'Islam s'établir au centre de son inspiration, c'est-à-dire sa notion de Dieu. Faute de cette lumière, beaucoup d'incroyants ont appliqué à cette matière nouvelle des méthodes trop anciennes. Ils se sont enfoncés dans la philologie, et la langue arabe ne s'y prêtait que trop. Ils se sont perdus dans les détails du droit musulman, qui n'en manquait pas. Trop souvent leur incroyance leur a caché ce fait primordial que l'Islam est d'abord une religion. Les israélites, nombreux parmi eux, étaient évidemment mal placés pour procéder par confrontation avec le christianisme. Ainsi perdant de vue l'essentiel pour s'attacher aux détails, partageant les scrupules de l'enseignement supérieur qui, par respect de la science, trop souvent s'interdit toute conclusion et plus encore toute action pratique, de très grands savants ont-ils pu ne pas éclairer leur peuple sur ce problème musulman auquel il avait affaire. Parfois même, isolés par leur volonté même, en face de la civilisation puissante qu'ils étudiaient, ils en ont été fascinés et ont pu donner l'impression qu'ils en subissaient l'attrait.
En face des hommes de science, les hommes d'action. L'armée surtout, depuis près de cent cinquante ans, en a compté beaucoup d'une pénétration et d'une sagacité singulières (qu'il suffise de citer ici les noms du regretté Robert Montagne et du général Rondot).
Que dire des esthètes ou dilettantes qui, séduits par tel ou tel détail, attitudes, éloquence ou poésie du langage, formes de politesse, voire élégance du vêtement ou couleur du décor, s'enthousiasmaient pour la vie orientale allant parfois jusqu'à se faire musulmans, (piètres croyants d'ailleurs). Tel fut par exemple le cas d'Isabelle Eberhardt qui éveilla si étrangement l'admiration de Lyautey (sur qui lui-même il y aurait tant à dire) ou encore du peintre Dinet. Quant à Gide, les raisons de son islamophilie étaient évidemment d'un autre ordre.
267:802
Un chrétien ne peut à ce propos éviter le triste problème des renégats. Il y en eut de tout temps. Des chrétiens, possesseurs de telle ou telle technique, pouvaient faire fortune en terre d'Islam en y portant leurs connaissances. Beaucoup n'hésitèrent pas, pour s'y établir magnifiquement, à se faire mahométans. Les « rais », chefs des entreprises de piraterie d'Alger, comptèrent à certains moments près de la moitié de renégats. L'inverse ne se produisait pas. Qu'aurait eu à gagner un musulman à venir au christianisme ?
Vers la fin du XIX^e^ siècle apparurent d'autres raisons. On vit en effet se multiplier des désaxés, privés de toute foi, ne trouvant plus dans la société où ils avaient grandi ni point d'appui ni direction. Certains subirent ici ou là l'attraction de cette force qu'ils croyaient trouver dans le bloc puissant et pour ainsi dire monolithique de l'Islam. A mépriser son pays et sa foi d'origine, on se donnait à bon compte un air de profonde expérience et de sereine largeur de vues. A mépriser les siens on s'imaginait se relever soi-même. Ainsi voyait-on se développer une islamophilie sentimentale sans base solide, qui a pourtant beaucoup contribué à faire perdre à l'Europe cette confiance en soi-même si nécessaire à la volonté de vivre et par là à la vie même.
C'est précisément en ce temps où le christianisme de tant d'Européens se révélait si friable que paradoxalement le problème de la conversion des musulmans allait être enfin formulé dans toute son ampleur. Il convient de rappeler d'abord le nom du cardinal Lavigerie. Comme nous l'avons, vu il osa le premier, malgré l'autorité militaire du temps, commencer une action missionnaire. Il obtint en Kabylie des résultats et fonda l'ordre religieux des Pères blancs.
C'était déjà beaucoup, mais dans l'ordre de l'action plus que dans celui de la pensée. Un grand pas fut fait dans cette direction avec Charles de Foucauld. On peut dire que la pensée de l'Islam à convertir est liée à sa conversion et à sa vie spirituelle. C'est du Maroc qu'il a rapporté cette inquiétude que seul Dieu pouvait apaiser.
268:802
C'est le souci missionnaire qui l'a empêché de se fixer à la Trappe et qui l'a soumis à cette instabilité apparente dont M. l'abbé Six ([^62]) a si bien montré l'implacable logique interne. C'est le désir d'évangélisation qui l'a fait avancer, toujours plus loin, du Sud Oranais au Hoggar.
Tout cela, on le sait. On sait moins que Charles de Foucauld, ce gentilhomme, officier de cavalerie, en son jeune temps si peu travailleur, fut depuis sa conversion un homme d'études et un grand savant. Sur tous les terrains, philologie arabe et berbère, géographie, sociologie musulmane, théologie dogmatique et mystique, il a travaillé sans relâche et son action missionnaire se fonde sur des bases doctrinales d'une admirable solidité. Il convient de s'arrêter un instant à cet enseignement, le seul qui, jusqu'à présent, ait donné une théologie de l'action chrétienne en milieu musulman ([^63]).
A la base une affirmation. La conversion des musulmans est possible : « Puisqu'ils doivent se convertir, ils le peuvent. Tous les peuples sont appelés à la foi du Christ et par conséquent tous peuvent y aller. » Paroles simples et qui contiennent pourtant la solution de l'immense problème. Il n'est autre que celui de notre foi. Croyons-nous que Jésus est mort pour tous les hommes et que tous doivent aller à Lui ? Désespérer de la conversion de certains peuples, des musulmans par exemple, n'est-ce pas déjà perdre la foi ? La négligence des chrétiens devant le défi permanent posé à leur foi par l'Islam ne prouve-t elle pas la parole citée plus haut « qu'ils n'ont pas une foi suffisante » ?
269:802
Possible en droit, la conversion l'est en fait, Charles de Foucauld n'en doute pas. Il écrit dès le 25 novembre 1911, dans la première lettre à son correspondant : « Peut-on envisager à une échéance plus ou moins lointaine la conversion de l'Islam au christianisme ? Oui et non. Oui, si on y travaille beaucoup et bien. Non si on y travaille peu ou mal. Si l'on ne fait pas plus que ce qu'on fait maintenant, on ne peut prévoir qu'ils se convertissent jamais... Les résultats très consolants obtenus en Kabylie prouvent surabondamment ce que le raisonnement suffirait à prouver que les musulmans se convertissent dès qu'on s'occupe d'eux beaucoup et bien. Comment se convertiraient-ils, si l'on s'en occupe peu ou mal ? »
Par quels moyens y arriver ? Le Père de Foucauld écarte la prédication directe immédiate et la controverse. Ils tient, certes, l'Islam pour « l'ombre de la mort », mais il sait aussi que les musulmans sont incapables de discuter. « L'ignorance profonde de la presque totalité de la population... lui rend impossible toute discussion religieuse ; faute de connaissance historique et de culture intellectuelle, elle ne peut ni reconnaître la fausseté de sa religion ni la vérité de la nôtre. Elle reçoit sa religion par autorité, parce que tout ce qui l'entoure la pratique. Dans son état intellectuel présent, elle ne peut changer que par autorité. Pour faire changer un musulman de religion, il faudrait qu'un chrétien lui inspirât plus de confiance que ses parents, ses amis, les représentants de sa religion, tout ce qu'il a toujours aimé, respecté, cru. Cela peut arriver et si les chrétiens répandus au milieu des musulmans font leur devoir, cela arrivera, mais ce n'est pas l'œuvre d'un jour. »
« Avant de leur parler du dogme chrétien, il faut leur parler de religion naturelle, les amener à l'Amour de Dieu, à l'acte d'amour parfait. Quand ils en seront à faire des actes d'amour parfait et à demander à Dieu la lumière de tout leur cœur, ils seront bien près d'être convertis.
270:802
Demander la lumière ; quand ils verront des hommes plus vertueux qu'eux, plus savants qu'eux, parlant de Dieu mieux qu'eux, être chrétiens, ils seront bien près de se dire que ces hommes ne sont peut-être pas dans l'erreur et bien près de demander à Dieu la lumière. »
Ainsi s'explique la conduite de Charles de Foucauld à l'égard de la France et cette collaboration avec ses représentants qui fait difficulté aujourd'hui pour nombre d'esprits tant on a réussi à rendre suspect l'amour de la patrie.
Puisqu'il est aujourd'hui nécessaire d'aborder ce sujet, disons d'abord que le P. de Foucauld a pleine conscience d'être français et de n'être pas exclu de la nation par son sacerdoce. Il entend bien aimer sa patrie et lui rendre ce qu'il lui doit. Ajoutons qu'à ses yeux l'autorité française en Afrique du Nord est sans aucun doute légitime. Sa possession d'état longue, paisible et bienfaisante est telle qu'il n'y a pas besoin de démonstration. Un tel état de choses est pour lui providentiel, non qu'il appartienne à l'État français d'évangéliser, mais parce que sa présence permet aux chrétiens d'agir, de parler, de montrer par leur exemple ce qu'est le christianisme et de le faire librement, avec une autorité morale que n'auraient pas les membres d'une minorité faible et méprisée. Celui qui enseigne doit être assuré d'un respect suffisant pour que la vérité ne soit pas bafouée du seul fait qu'elle sort de sa bouche. Et c'est ce qui risque de se produire en tout pays où l'Islam règne en maître. Et c'est pourquoi travailler à expulser la France d'Afrique du Nord c'est aussi travailler à y détruire l'Église. Et le P. de Foucauld d'écrire en conclusion : « J'appelle de tous mes désirs la venue parmi ces enfants de France que sont les musulmans d'Afrique, d'évangélisateurs ecclésiastiques et laïques, venant non pour prêcher mais montrer en eux la vie chrétienne et aimer le prochain que sont les infidèles comme eux-mêmes, en faisant de leur salut l'œuvre de leur vie, en cherchant à sauver leurs âmes, comme ils sauvent leurs propres âmes. »
271:802
Ce que Charles de Foucauld apportait à l'Église était immense. Pour la première fois la question de l'Islam était traitée dans toute son ampleur. Une méthode d'action était proposée, fondée sur des bases de valeur scientifique certaine. On ne le redira jamais assez en effet, Charles de Foucauld, non *quoique* mais *parce que mystique* était aussi un grand savant et il croit l'instruction bonne par elle-même pour les musulmans, même s'il fallait déplorer qu'elle ne fût pas officiellement chrétienne.
L'exploitation de ces trésors demeura pourtant assez décevante. Et d'abord ils ne furent qu'assez lentement connus. A sa mort, le 1^er^ décembre 1916, Charles de Foucauld était ignoré de tous sauf quelques correspondants et amis. René Bazin révéla assez soudainement cette grande figure mais il fallut bien du temps pour recueillir et publier des œuvres abondantes, dispersées et rarement accessibles ([^64]). En outre le personnage un peu romantique de l'ermite du désert touchait les imaginations plus que le savant et l'homme d'action de la réalité. La préoccupation de l'Islam, essentielle à ses yeux, fut après sa mort située au milieu de bien d'autres et perdit peu à peu de son relief.
Faut-il ajouter que la situation de l'Afrique du Nord n'était guère favorable à de telles préoccupations. Une grande prospérité y régna d'abord, celle des « folles années 20 » comme disent les Anglo-Saxons, plus sensible encore, s'il se peut, en Afrique du Nord qu'ailleurs. « Tout le monde a de l'argent, tout le monde est heureux, tout le monde s'amuse », telle était alors l'impression qu'un bon observateur me rapportait d'un séjour de plus de deux ans en Algérie.
272:802
Ces circonstances ne facilitaient évidemment pas l'intelligence du message de Charles de Foucauld. Sans doute fut-il perdu entre 1920 et 1930 un temps précieux. On pouvait peut-être dire à ce moment certaines choses dont l'occasion ne devait pas se représenter par la suite. Grande a été sans doute la responsabilité de ces chrétiens d'Afrique du Nord sur qui comptait tant Charles de Foucauld. Ceux pourtant qui seraient tentés de les accabler devraient se demander quels avertissements les milieux qu'ils représentent ont su faire entendre à cette époque. La population d'Algérie a-t-elle entendu alors ces rappels à la charité qu'elle reçoit aujourd'hui pour toute consolation, alors qu'elle est humiliée et foulée aux pieds ?
Ne pénétrant en France que peu à peu et de façon partielle, la pensée de Charles de Foucauld y fut comprise selon les préoccupations du moment et peut-être assez vite déformée. Le catholicisme français connaissait alors une grande mutation. En quelques années sentiments, opinions, doctrines changeaient du tout au tout. Au lieu d'une religion plutôt sévère, convaincue de la faiblesse humaine, insistant sur la nécessité des disciplines sociales dans l'ordre naturel de la famille et de l'État comme dans l'ordre surnaturel de l'Église, on voyait soudain apparaître une religion ouverte, d'un optimisme généreux et sensible à cet appel au surnaturel qu'elle entendait s'élever du fond même de la nature humaine. Les effets d'une telle mutation devaient se faire sentir en tous les domaines, celui de l'action missionnaire comme les autres. Ils furent surtout dans ce dernier domaine l'œuvre d'un homme dont il faut dire ici quelques mots : le Révérend Père Aupiais, des « Missions Africaines ».
273:802
C'est en 1926 que le R.P. Aupiais rentrait en France après vingt-trois ans passés au Dahomey. Dans ce grand bouillonnement d'idées qui suivait alors la condamnation de l'*Action Française,* l'instant était favorable au succès de ce religieux. Ayant eu la faveur de le connaître personnellement, je tiens à dire quel souvenir j'en garde et combien je pense que son action fut providentielle. Il y avait bien sans doute à ce moment le désir de dégager l'action missionnaire de toute préoccupation nationale excessive et surtout de promouvoir partout la formation d'un clergé autochtone produisant au plus tôt son propre épiscopat. Personne, bien entendu, ne le niait en principe mais peut-être prévoyait-on pour la réalisation de cet idéal de longs délais en s'en exagérant de bonne foi les difficultés.
Depuis quelque temps le saint-siège multipliait à ce sujet les avertissements. Benoît XV (*Maximum illud*) détournait les missionnaires de placer « dans leurs préoccupations leur patrie d'ici-bas avant celle du ciel et de témoigner d'un zèle indiscret pour le développement de la puissance de leur pays, le rayonnement et l'extension de sa gloire au-dessus de tout ». Il ajoutait que ces dispositions seraient pour l'apostolat « une peste affreuse ». Pie XI de même (*Ab ipsis pontificatus exordus,* 19 juin 1926) rappelait que les missionnaires ne sont pas « les hérauts des hommes mais les hérauts de Dieu », qu'ils ont donc le devoir « de ne point favoriser les intérêts de leur patrie mais de s'efforcer... de procurer uniquement la gloire de Dieu et le salut des âmes ».
Ce enseignements doctrinaux, ce fut l'œuvre propre du P. Aupiais de les faire passer dans la conscience et pour ainsi dire dans la sensibilité des catholiques français. Sa généreuse conviction, sa bonté souriante, son infatigable, ardeur entraînaient les sympathies et finissaient par emporter les résistances. Car, il y en eut, provoquées parfois par l'excès même de son enthousiasme. Il aimait ses chers noirs au point de les présenter, sans trop y penser, comme supérieurs en tous points à ses compatriotes
274:802
et à insister sur les « prédispositions naturelles » qui chez eux favorisaient, pensait-il, « l'acceptation de l'Évangile et l'épanouissement de la vie chrétienne ». De telles formules, pour saines qu'elles fussent dans l'esprit du maître, n'allaient pas sans dangers dans celui des disciples.
Or le P. Aupiais eut des disciples et même, hélas ! des partisans. Du fait même des contradictions qu'il subit, il fut enrôlé, bien à tort croyons-nous, dans l'un des deux camps où se rangent les catholiques français et qui pour lors, dans la crise de l'*Action Française,* s'opposaient avec plus d'ardeur que jamais. Le succès de sa campagne devait avoir en ce qui concerne l'Islam des suites considérables.
Le P. Aupiais, dans sa carrière missionnaire, n'avait pas rencontré l'Islam. Aussi n'en parlait-il pas. Il était tout entier à ses chers noirs. Transformer les vues d'un homme enthousiaste et généreux en un système rigoureux, applicable à l'évangélisation de tous les non-chrétiens était déjà audacieux. Appliquer ce système, sans effort d'adaptation, au cas particulier de l'Islam était pousser l'audace jusqu'à l'imprudence. Le démon de l'abstraction, tentateur coutumier des esprits français (des catholiques, hélas ! au moins autant que les autres), les entraîna bien vite à franchir ce pas.
C'est dans ces dispositions d'esprit que furent accueillies, comprises, interprétées les leçons de Charles de Foucauld. Sa pensée, à notre humble avis, en fut assez vite déformée.
Alors que, pour lui, la Révélation contenait le jugement de toutes choses, une bienveillance systématique amena à voir la grâce abonder dans la nature même dont elle était comme la floraison, progrès ultime de l'évolution. L'Islam, aux yeux du P. de Foucauld, « ombre de la mort », devenait à son tour une « prédestination » à l'Évangile.
275:802
La France, qu'il aimait d'un amour simple et naturel, devenait l'objet d'un soupçon quasi malveillant. Les Européens d'Afrique du Nord, qu'il appelait au contact fraternel avec les musulmans, étaient tenus presque automatiquement pour suspects. J'ai entendu moi-même une personne de vocation religieuse qui s'occupait en Algérie d'étudiantes musulmanes exposer comment elle s'interdisait à elle-même tout contact avec les Européens et comment des étudiantes européennes lui ayant demandé à entrer en relations avec ses pensionnaires elle le leur avait refusé.
Une fois de plus l'idée de pureté, poussée jusqu'à ses conséquences ultimes, produisait ses ravages accoutumés. S'il est vrai en effet que l'action du missionnaire n'ait pas pour but l'avantage de sa patrie terrestre, elle l'a le plus souvent pour effet, par surcroît. Car le christianisme n'est observable que dans des humains pourvus chacun d'une éducation première, c'est-à-dire d'une famille, d'une langue, d'une culture déterminées. Tout cela le missionnaire l'a reçu dans une patrie qu'il évoque par sa présence même et qu'il rayonne autour de lui sans le vouloir. Si c'est cela qu'on, devait lui reprocher, autant vaudrait lui reprocher son existence et rendre ainsi impossible son apostolat. Voulût-il arracher de sa mémoire et de son cœur l'amour des siens et les traces de son éducation première, il lui serait d'abord impossible d'y arriver, il lui faudrait en outre pousser jusqu'à la haine des siens, bien plus jusqu'à la haine de soi-même, considérer sa naissance comme une tache originelle et avouer enfin que son origine étrangère lui enlève tout droit de prêcher à ceux près de qui il est envoyé. C'est bien là d'ailleurs qu'on en vient en de nombreux pays d'outre-mer, à la suite d'une propagande dont les dangers n'ont peut-être pas toujours été vus assez tôt. Trop souvent elle a été accueillie avec naïveté et ceux qui se croyaient ennemis farouches du nationalisme ne s'apercevaient pas qu'ils étaient prêts à approuver tous les excès nationalistes pourvu qu'ils fussent tournés contre leur propre pays.
276:802
C'est dans l'intervalle entre les deux guerres mondiales que se précisèrent ces orientations. Déjà se dessinait le courant qui amenait en France de nombreux travailleurs algériens musulmans. Le fait avait de quoi arrêter les esprits. Il était sans précédent. Jamais encore on n'avait vu des musulmans venir en grand nombre, mais par initiative individuelle, en un pays non musulman pour y séjourner ou même s'y établir, jamais surtout on ne les avait vus y vivre dans une situation sociale nettement subordonnée. Pour la première fois se formait en pays de tradition chrétienne une minorité musulmane humble et non conquérante.
Cet aspect essentiel ne retint guère l'attention. Il semblait qu'on eût perdu en France l'habitude de considérer l'aspect religieux d'un mouvement social. On vit surtout la misère de cette population et son dénuement éveilla une pitié spontanée qui contribua au grand courant d'islamophilie dont la France fut traversée dès avant et plus encore après la Deuxième Guerre mondiale.
Il n'est guère possible ici de ne pas prononcer le nom de M. Louis Massignon. Je ne dirai rien du savant. Mon ignorance de l'arabe m'enlève jusqu'au droit de l'admirer. Je me bornerai donc à rappeler quel hommage lui rendent unanimement tous les arabisants.
Mais s'il est savant, M. Massignon est aussi chrétien. Il a même été un certain temps le seul grand islamisant qui ait été aussi chrétien et de ce fait il a exercé quant à la formation des catholiques français sur la question musulmane un véritable monopole. La question se pose de savoir en quel sens il l'a exercé.
Un monopole est une situation toujours dangereuse comme l'est toujours toute solitude. La suite devait en donner plusieurs preuves. Notons par exemple au passage l'histoire d'Al Hallaj.
277:802
M. Massignon, profondément mystique, avait étudié pour sa thèse ce mystique musulman qui avait osé dans l'Islam du XI^e^ siècle enseigner la doctrine de l'amour de Dieu et fut pour cela supplicié. Sur la foi de M. Massignon, bien des Français ont vu, voient encore peut-être en ce pieux personnage l'incarnation même de la perfection islamique, alors que l'Islam le considéra comme blasphémateur (aimer Dieu, dans une perspective musulmane, est blasphémer), se hâta bien vite de l'oublier et que si l'on en croit les islamisants il n'ouvre aucun accès à l'Islam contemporain.
C'est une disposition naturelle du chercheur que d'aimer l'objet de ses études. A force d'aimer les musulmans, M. Massignon en est venu à aimer l'Islam, ce qui présente plus de difficultés. On sait avec quel zèle il organise prières, cérémonies, pèlerinages communs aux musulmans et aux chrétiens. Il semble bien que ce soit pour lui l'occasion donnée aux uns et aux autres de prendre conscience de la proximité de leurs deux religions et peut-être même, de l'unité profonde de leur inspiration. J'ai entendu moi-même, dans une conférence donnée à un auditoire assez restreint, M. Massignon parler de « ces langues sémitiques que Dieu a choisies pour s'adresser aux hommes », ajoutant d'ailleurs avec quelque dédain : « Nos langues indo-européennes sont des langues d'idolâtres » (on demande en ce cas ce qu'est le grec du Nouveau Testament ?).
Quelles sont donc ces langues sémitiques choisies par Dieu ? L'emploi du pluriel semble indiquer qu'elles sont au moins au nombre de deux.
Que l'une soit l'hébreu de l'Ancien Testament ne fait difficulté pour personne. Mais où donc est l'autre ? Sans doute peut-on penser à l'araméen qu'employa le Christ. Mais après avoir entendu M. Massignon, il n'est guère possible de douter que sa pensée ne vise l'arabe du Coran.
278:802
Bien que notre auteur n'ait guère explicité sa pensée sur ce point on ne saurait douter qu'en ce moment même, sur la foi de ses propos, nombre de jeunes catholiques français pensent que dans le Coran c'est bien Dieu qui s'est adressé à l'homme et qu'il y a bien dans cet ouvrage une véritable révélation divine. Il est certain qu'une telle opinion si elle est vraiment admise n'est pas acceptable par la foi chrétienne.
Ainsi devait-on en venir à cette islamophilie déconcertante, irraisonnée et passionnelle qui coule aujourd'hui à pleins bords. Construite dans l'irréel, en dehors de toute observation et expérience, on comprend qu'elle ait surpris nos compatriotes d'Afrique du Nord de qui les sentiments, par malheur, présentaient trop souvent les défauts inverses. Le cas n'est pas rare de ce partisan exalté du F L.N. qui fit scandale par ses excès et qui, après plusieurs années passées en Afrique du Nord, ne s'était informé en rien de la religion, de la pensée et des mœurs de ceux dont il se déclarait farouche partisan. Il n'avait pas même songé à apprendre l'arabe. A un tel point, le raisonnement n'a plus de place.
#### III
Une pareille situation nous établit enfin au cœur de ce sujet dont nous faisons depuis si longtemps le tour et elle nous y fixe en nous interdisant de le quitter. Oui, pour un chrétien, c'est ici la foi qui est en cause et toute autre considération passe dès lors au second plan.
L'Islam se donne comme une religion fondée sur la parole de Dieu. Dès lors, pour un chrétien, ou il peut se ramener au christianisme, ou il est inacceptable. Pour choisir entre les deux termes de cette alternative, force nous est d'examiner l'Islam en lui-même, non par une de ces enquêtes exhaustives auxquelles une vie ne suffit point, mais par le rappel de certaines notions fondamentales simples dont l'Islam ne fait aucun mystère et dont tout homme cultivé peut être informé.
279:802
Nous ne nous arrêterons pas à l'ingénieuse hypothèse émise par le R.P. Théry, o.p. (aujourd'hui décédé) sous le nom de Hanna Zakarias. On sait qu'elle fait de l'Islam une simple « excroissance » du judaïsme, véritable hérésie juive, prêchée par un pieux rabbin, désireux de convertir le monde arabe et qui aurait eu pour disciple Mahomet. Ce dernier aurait par la suite séparé l'Islam du judaïsme et le Coran actuel, édition nouvelle profondément remaniée d'un original perdu, exprimerait cette séparation.
Cette hypothèse attire à juste titre l'attention sur tout ce qu'il y a de judaïque dans l'Islam actuel depuis son monothéisme intransigeant et la simplicité quasi totale de son dogme jusqu'à la rigueur casuistique de ses prescriptions d'ordre pratique. Elle nous permet aussi de mieux comprendre l'esprit polémique dont l'Islam est animé à l'égard du christianisme. Venue après ce dernier, la religion nouvelle se trouvait prise dès sa naissance dans cette lutte acharnée que le christianisme soutenait contre un judaïsme attaché à la lettre de sa loi dont il ne voulait pas reconnaître l'accomplissement. Cette lutte a tenu dans l'histoire des premiers siècles de l'Église une place immense qu'on oublie peut-être trop facilement. L'Islam, mêlé dès ses débuts à la vie juive, bien plus qu'à la vie chrétienne, héritait par là d'une orientation antichrétienne.
Mais des raisons de convenance ne peuvent suffire à imposer une opinion. Il y faut encore des preuves. On sait la réponse fameuse de Fustel de Coulanges aux chercheurs qui sollicitaient son approbation : « Avez-vous un texte ? » Jusqu'à ce que des textes aient été produits à l'appui de l'opinion du P. Théry elle ne peut rester pour nous qu'une hypothèse dont on ne peut faire usage comme d'un fait.
280:802
Rien de plus simple que l'Islam. Il tient tout entier dans la profession de foi célèbre « Il n'est d'autre Dieu que Dieu. Mahomet est l'envoyé de Dieu. » Jésus de Nazareth traité avec bienveillance, comme un grand prophète, le plus grand des prophètes (après Mahomet bien sûr, dans l'ordre de la dignité, puisque venu avant lui dans le temps), Jésus de Nazareth n'est pas Dieu.
Ainsi dès le début, pour un chrétien la question est-elle entendue. Nous sommes les disciples du Christ et plus encore les membres de Son Église, c'est-à-dire Son corps mystique, nous ne vivons que de Sa vie. Là où Il n'est pas reconnu s'étend pour nous, suivant l'expression de Charles de Foucauld, l'ombre de la mort. L'Islam est la religion qui, ayant eu connaissance du Christ, a refusé de le reconnaître pour Dieu. S'il est vrai, comme le dit Henri Rambaud, que la pire forme du mensonge est celle qui, en apparence, contredit le moins la vérité, le mensonge qui consiste à dire du Christ tout le bien possible, sauf qu'il est Dieu, est le plus redoutable de tous.
C'est certes un grand malheur que de marcher sans lumière au milieu des ténèbres. Mais combien plus grave est-il quand on vous a remis une lumière de la rejeter sur le sol et de la fouler aux pieds ? C'est ce que fait l'Islam et c'est pourquoi il est un si effroyable danger. Que cette évidence n'ait pas été perçue par tant d'esprits chrétiens cela ne serait-il pas un signe de la crise aujourd'hui traversée, par le christianisme européen ?
Il n'est de salut que par le Christ. Rejeter le Christ ne saurait se faire impunément ni sans redoutables conséquences. Il convient de s'arrêter, ne fût-ce que quelques instants, à peser ces conséquences.
281:802
Et d'abord Jésus, Dieu-Homme, par la possession de ces deux natures est essentiellement Médiateur. Entre le Créateur et sa créature, il ouvre des relations qui permettent à celle-ci d'entendre l'appel du Seigneur et de connaître sa propre vocation à l'Amour Divin. L'Islam, supprimant toute médiation, rend Dieu inaccessible à l'homme. Il fait de Dieu l'arbitraire pur et inconnaissable avec lequel tout rapport est impossible et plus que tout autre l'Amour. Ce n'est donc point par un simple hasard que dans l'Iran du XI^e^ siècle Al Hallaj fut supplicié pour avoir crié son amour de Dieu. Car cet amour dans la logique musulmane était très exactement un blasphème. De l'homme à Dieu point de société possible.
Dieu étant inconnaissable et, pour nous, arbitraire pur, l'homme n'a pas le droit de se dire créé à l'image divine. Pas de raison pour que l'univers, créé par Dieu, l'ait été sur un plan que nous puissions lire car, entre notre intelligence et celle de Dieu, il n'est pas d'analogie. Dans le monde, comme dans le cours des événements, il n'y a donc pas d'intelligible. Les affirmations que nous appelons des lois ne s'imposent à Dieu ni dans l'ordre physique ni dans l'ordre moral. C'est la négation de l'effort scientifique et de chaque science particulière autant que de « la Science » elle-même. Rien d'inexplicable dès lors dans l'inertie de l'Islam à tout effort de recherche scientifique de même qu'à toute œuvre d'application des découvertes de la science.
Même au prix de regrettables longueurs, on ne saurait aller plus loin sans répondre à une objection qui est déjà sur toutes les lèvres. Comment nier l'aptitude de l'Islam à l'activité scientifique alors que c'est lui qui au temps du haut Moyen Age pendant près de cinq siècles a reçu des Grecs le flambeau de la recherche pour le transmettre par la suite à nous-mêmes, alors qu'en tous domaines, de la philosophie aux mathématiques et à « l'algèbre », des sciences naturelles et de la médecine jusqu'à « l'alchimie », nous lui devons tant de connaissances et que notre langue elle-même conserve encore le souvenir de cette dette.
282:802
Il y a bien longtemps (et notamment dans une conférence en Sorbonne du 29 mars 1883) que Renan répondait à cette objection. Il montrait que si l'étendue des conquêtes arabes permit l'entrée en contact de civilisations diverses, de l'indienne à la grecque et à l'andalouse, en passant par l'iranienne, que si ces contacts favorisèrent sur nombre de points, l'accroissement des connaissances, ils ne furent généralement pas l'œuvre d'Arabes proprement dits et que l'élément arabe fournit seulement à cette activité une langue véhiculaire. Elle se poursuivit non par l'effet de l'Islam mais en dehors de lui et sans sa sympathie ; et la puissante réaction musulmane (à laquelle succombait déjà un Al Hallaj) allait arrêter ce mouvement pour l'éteindre bientôt tout à fait. Et Renan concluait : « Les libéraux qui défendent l'Islam ne le connaissent pas. L'Islam c'est l'union indiscernable du spirituel et du temporel, c'est le règne d'un dogme, c'est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamais portée. Dans la première moitié du Moyen Age... (il)... a supporté la philosophie parce qu'il n'a pas pu l'empêcher... Mais quand l'Islam a disposé de masses ardemment croyantes, il a tout détruit. »
Ces idées ne sont guère originales et nous pourrions nommer à leur appui bien des islamisants d'aujourd'hui. S'il nous a plu de citer Renan c'est que ses conclusions déjà anciennes n'ont pas été ruinées et surtout parce que nul ne l'accusera jamais d'avoir pris position par fanatisme national ou religieux.
Pas plus que la science, la morale ne peut prendre appui sur l'Islam. Le seul principe sur lequel se fonde la dignité humaine, c'est la création de l'homme par Dieu et à Son Image... C'est, plus encore, le message, apporté par la Révélation, que Dieu a aimé l'homme au point que le Christ-Dieu a donné Sa vie pour le racheter.
283:802
L'Islam rejetant tout cet enseignement n'a pas le sens de la dignité humaine. Devant Dieu, pour lui, l'homme n'est rien qu'esclave. Il n'est donc pas de Droits de l'Homme ; les affirmer est un blasphème. Il n'est pas de Loi naturelle, il n'est que les ordres impératifs et singuliers de Dieu. L'ordre surnaturel, autour de soi même a tout détruit.
Plus profond encore descend l'œuvre de destruction. Sans secours divin, sans point d'appui permanent tel que la notion d'ordre naturel, l'homme se retrouve seul devant lui-même en toute sa faiblesse. A peine sa personnalité, peut-elle se construire. Le Dieu despotique qui règne, au Ciel ne l'aide pas dans cette œuvre, il l'écrase plutôt... De là cette instabilité, cette impuissance à atteindre le vrai, à acquérir la notion même de vérité, à se donner une ligne de conduite et à s'y maintenir, cette inconsistance en un mot qui frappe tous ceux qui ont été en contact avec l'Islam et dont les chefs musulmans d'aujourd'hui nous donnent tant de témoignages déconcertants.
Peu d'affirmations sont, sur ce point, aussi émouvantes que celle de Mgr Mulla Zadé. Ce Turc de Crète, étudiant en philosophie à Aix-en-Provence sous Maurice Blondel, y reçut la grâce de la foi chrétienne. Devenu prêtre, appelé à Rome par le pape Pie XI et fait par lui prélat romain, il donnait à la Semaine sociale de Marseille en 1931 une leçon d'une singulière ampleur. S'arrêtant à cette inconsistance dont souffre tant le musulman, et dont il sait bien voir que l'homme de formation chrétienne ne l'a pas au même degré, Mgr Mulla Zadé n'hésitait pas à dire que le chrétien dans tout son être par l'effet de toute la civilisation où il vit, reçoit les peureux effets de la foi en l'incarnation. Ainsi apparaît en pleine lumière la richesse, la profusion même des grâces reçues avec la parole du Christ.
284:802
Ce qui est vrai de l'homme individuel ne l'est pas moins de la société. Venu après le christianisme et formé par de puissantes influences juives, l'Islam comme ses prédécesseurs a forgé lui aussi une société et un peuple, copie de l'Église chrétienne, selon la loi qui veut que l'erreur copie toujours la vérité. Les pratiques rituelles imposées par le Coran établissent déjà entre tous les musulmans un lien puissant. Mais il y a plus encore. Mahomet n'a pas seulement apporté à l'individu une philosophie et une règle de vie. Il a formé une communauté, encadrée dans ce que nous appellerions une Église et un État.
A la vérité, ces mots sont inapplicables aux réalités musulmanes précisément parce que, suivant le mot de Renan, pour l'esprit musulman, temporel et spirituel sont « indiscernables ». Il n'est pour lui qu'un Dieu, maître arbitraire et tout puissant, de qui l'homme est l'esclave. Les croyants ont donc pour maître unique Dieu lui-même et, comme il est invisible, on lui obéit par l'intermédiaire de son lieutenant ou Khalife, lui-même maître absolu. En dehors de la volonté du moment de ce maître, ni institutions ni lois.
Et si par le malheur des temps et l'insondable volonté de Dieu, les terres où règne l'Islam sont divisées entre plusieurs maîtres ou même temporairement soumises à l'infidèle, on doit toujours espérer le retour à l'ordre où un seul Khalife commandera tous les croyants et, qui sait même, s'imposera à toute la terre.
Tout chef musulman peut espérer être un jour ce glorieux vainqueur comme l'a espéré quelque temps Nasser lui-même. Il n'est pas en effet de légitimité qui s'oppose à ses ambitions. Comment une légitimité pourrait-elle enchaîner la volonté de Dieu ? Dès lors la société musulmane est-elle comme nous le montrait la Turquie de jadis « le despotisme tempéré par l'assassinat ». Les « États » musulmans nouvellement venus à l'indépendance en sont venus au même point, non par une suite de hasards malencontreux ou par inexpérience temporaire, mais bien par l'effet d'une implacable logique.
285:802
Dans une pareille vision des choses, il est clair que celui qui ne reconnaît pas la volonté de Dieu c'est-à-dire l'Islam, est de fondation l'esclave des esclaves de Dieu, c'est-à-dire des musulmans ; et s'il est vrai que le Coran témoigne de quelque, indulgence à l'égard des « hommes du livre » (chrétiens et juifs) qui ont jadis reçu une parole divine sans avoir su, depuis, reconnaître celle qui efface toutes les autres et demeure la seule vraie, encore est-il, que le statut de protégé qui leur est concédé marque fortement leur infériorité et surtout qu'il est précaire, disparaissant dès qu'à son abri les progrès des infidèles menacent la primauté des musulmans et surtout leur foi.
On ne saurait donc imaginer qu'une terre où règne l'Islam soit jamais pour le non-musulman une demeure hospitalière, une patrie où l'on vive le front haut avec des droits définis et reconnus. Sans doute des siècles durant, les restes des églises chrétiennes, jadis florissantes, ont-ils pu subsister en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Mésopotamie même, et avec moins de peine dans les pays d'Europe occupés par les Turcs. Et des hommes à l'échine souple, habiles à deviner les faiblesses du maître, ont pu trouver dans l'avilissement un certain confort, parfois même l'occasion de faire fortune en distribuant là où il fallait des pourboires opportuns. Mais ce qui ne s'est pas vu c'est que le non musulman ait trouvé sous la domination de l'Islam la possibilité de mener une vie libre et honorable.
A un homme né « chrétien et français », tout ce que nous venons de dire paraît à peine croyable. Toutes ses habitudes, de pensée sont renversées. Il lui faudrait reconstruire patiemment toute une mentalité qui lui est étrangère. L'œuvre est sans doute ardue. On préfère s'en dispenser et croire plutôt que tout ce qu'on vient d'entendre sur l'Islam est une pure construction intellectuelle dépourvue de toute réalité.
286:802
Comment et pourquoi après tout un musulman serait-il donc si différent des hommes que nous avons l'habitude de rencontrer ? Il est plus commode d'accuser de « racisme » celui qui vous donne des informations gênantes, oubliant que le terme de racisme ne saurait être employé ici puisque le musulman n'est d'aucune « race » particulière et que la mentalité qu'on trouve chez lui ne vient pas de la race mais de la religion.
Pour vider le différend, il n'est que d'observer les faits. Une étude du sort des chrétiens dans le Proche-Orient, une connaissance même limitée à ses grands traits de l'histoire des peuples musulmans, une information non pas minutieuse peut-être mais honnête sur l'Islam d'aujourd'hui, son comportement général, l'état d'esprit et les procédés de ses chefs, tout cela permettrait de vérifier ou récuser les conclusions auxquelles nous venons d'arriver. Pourquoi faut-il donc qu'on s'y refuse obstinément ?
Depuis bien des années la politique des grands États européens et d'abord de la France repose sur ce fondement que l'on peut traiter avec les musulmans comme avec des chrétiens et en partant des principes communs, qu'il n'y a pas à attendre chez les premiers d'autres réactions que chez les seconds. Les résultats parlent d'eux-mêmes. Et pourtant on continue avec l'énergie du désespoir de lutter contre l'évidence. Pourquoi une telle obstination ?
Nous sommes ici ramenés à ce point central dont on voudrait en vain s'écarter. L'Islam est une religion. Le problème des rapports avec lui est un problème religieux. Tout ce qui nous déconcerte et nous déçoit dans le comportement de ses fidèles s'explique par l'éducation qu'ils ont reçue sur Dieu, le monde, l'homme et la société et qui diffère du tout au tout de la nôtre. Et nous voilà ici bien forcés d'avouer tout ce que nous devons au Christ.
287:802
Oui tous les principes essentiels sur lesquels se fonde notre civilisation, auxquels nous croyons, même si, çà et là, un de nous les viole par entraînement passionnel, la dignité essentielle de l'homme, l'amour universel des humains (même déguisé sous le nom de fraternité), tout cela nous vient de l'Évangile et de la Révélation du Christ. Renan qui s'y connaissait et qu'on ne saurait taxer de partialité déclarait qu'en fait de morale « nous vivons du parfum d'un vase vide » et Chesterton avec non moins de vérité observait que le monde était plein aujourd'hui de « vertus chrétiennes devenues folles ». Notre désarroi devant l'Islam provient de ce que, pour la première fois, nous sommes en contact étroit (et non comme en Extrême-Orient réduit à quelques impressions de voyageurs) avec une « civilisation » qui n'a jamais reçu le message du Christ et n'en possède rien.
Il se peut que les jours de la foi mahométane soient comptés. Il se peut (qui est en droit de prédire l'avenir ?) qu'elle s'évapore au contact de la civilisation matérielle venue de l'Occident ou qu'elle s'effondre sous les coups de la propagande, voire de la domination communiste. Même dans ce cas, le problème demeurerait entier ; et l'Islam agirait encore par sa tradition, par l'ignorance du Christ où il a maintenu les musulmans. Ne pensons pas, en effet, qu'un incroyant venu de l'Islam soit le même homme qu'un chrétien devenu incroyant. Toute l'influence du christianisme reçu jadis par le premier, l'autre en demeure privé. Ainsi en est-il des civilisations. Ce m'est pas en vain que, pendant des siècles, le Christ a été reçu sur une terre, que les Églises y ont été multipliées, la Croix partout représentée, que Jésus lui-même y est chaque matin descendu sur l'autel. Et le communisme implanté en Chine où jamais ne régna le Christ a pour nous une saveur autre et plus sauvage encore que le communisme implanté dans la Sainte Russie. Que serait, que pourrait être un communisme établi en pays musulman ?
288:802
Dès aujourd'hui et avant même toute victoire communiste, l'Islam est déjà un péril assez menaçant pour attirer l'attention de tous les chrétiens. A l'instant où j'écris ces lignes, le bulletin bimestriel de l'œuvre d'Orient nous avertit que « dans tous ces pays musulmans, l'Islam a entrepris contre le christianisme une lutte qui s'amplifie et prend la forme d'une véritable croisade... Aucun effort n'est épargné ni en ressources ni en hommes pour conquérir le monde arabe et y imposer l'Islam. Être chrétien, dans plusieurs de ces pays, c'est déjà être officiellement regardé comme un étranger. Et le temps n'est peut-être pas éloigné où nos frères dans la foi se verront privés du droit qu'ils ont de gagner leur vie pour élever leurs enfants, sauf à apostasier ».
Peut-on penser que dans une Algérie livrée au F.L.N. la situation serait meilleure et que des garanties promises à nos compatriotes pourraient les protéger mieux qu'un chiffon de papier ? Les informations reçues de Tunisie et du Maroc ne pourraient-elles donc éclairer les esprits sur ce qu'il y a lieu d'attendre dans ce cas ?
Osons donc enfin ne pas nous mentir à nous-mêmes. Oui, le départ de la France d'Algérie, c'est non seulement pour un million d'Européens de souche la déportation contre tout droit, c'est encore et surtout la domination totale de l'Islam, et par suite l'interdiction à l'Église de prêcher sa foi, la violation pour tout musulman du droit qu'il a de rencontrer l'expression de la vérité, d'entendre la parole du Christ et de la suivre. C'est la disparition de la Croix d'une terre où elle a été plantée depuis plus de cent trente ans, c'est l'absence du Christ de ces églises où quotidiennement depuis si longtemps il est descendu sur l'autel. Comment des chrétiens ont-ils pu depuis des années ne pas comprendre ces choses ?
289:802
Comment ont-ils pu soit dans la presse progressisante, soit même dans des organes officiellement catholiques travailler à les réaliser, c'est-à-dire à détruire l'Église en Afrique du Nord ?
Qu'on n'imagine pas d'ailleurs pouvoir arrêter facilement les suites d'une telle catastrophe. Le retentissement dans toute l'Afrique en serait immense. L'ardeur de la propagande musulmane parmi les populations noires en serait redoublée, la pression venue du Caire et de l'Algérie à travers un Sahara désormais au pouvoir de l'Islam ne pourrait plus être contenue, l'œuvre missionnaire chrétienne deviendrait sans doute très difficile sinon impossible et l'islamisation totale de l'Afrique noire serait désormais menaçante. Nul n'a jusqu'ici contesté ces redoutables éventualités mais pourquoi dès lors se boucher les yeux devant le péril qu'elles représentent et refuser de voir les dangers évidents.
Devant eux le silence des chrétiens n'est pas le seul à provoquer quelque inquiétude. On s'étonne de voir les défenseurs habituels des Droits de l'Homme abandonner eux aussi leur tradition. Reconnaître à l'Islam le droit d'établir sur les territoires où il est le maître d'inégalité des hommes suivant leur religion, ou tout au moins de leur imposer un statut humiliant qui leur rendrait la vie intolérable, c'est en effet renier les Droits de l'Homme. Et il ne sert de rien d'objecter qu'on s'est prononcé dans des motions de Congrès contre de telles mesures si l'on travaille effectivement à remettre le pouvoir à ceux dont on sait fort bien qu'ils les prendront, qu'ils ne peuvent pas ne pas les prendre, et dont on sait aussi qu'on ne leur résistera pas.
Les Droits de l'Homme ont été proclamés comme valables en tout temps et en tous lieux. Bien des fois par la suite on a voulu voir en eux une soif de révélation, de caractère supranaturel, annonçant pour l'humanité une ère nouvelle.
290:802
Abandonner les Droits de l'Homme, bien plus prendre parti pour ceux qui veulent les détruire, avouer qu'ils ne valent que pour certaines contrées et que l'Islam est fondé à les abolir, c'est avouer aussi qu'ils peuvent l'être demain dans notre pays même. Car dès lors qu'ils n'ont plus de valeur universelle, ils n'en ont plus aucune.
Par là, la « gauche » française se renie elle-même. On n'a pas assez mis en valeur l'importance historique d'un tel suicide. Il doit être clair désormais que la « gauche » française n'existe plus, que le parti socialiste et les groupes divers formés autour de la presse progressisante n'ont plus le droit de se réclamer de sa tradition. (Au fait la Ligue des Droits de l'Homme, existe-t-elle encore ? et n'a-t elle pas son mot à dire en cette affaire ?)
Libre à eux s'ils le veulent, de se chercher un autre nom mais la plus simple pudeur devrait leur interdire d'utiliser celui de « gauche » ou de se prétendre héritiers de la Révolution française. Nous avons bien le droit de le constater, d'enregistrer le déclin d'une tradition qui fut jadis prestigieuse et de rappeler aussi que la dignité humaine est mieux défendue par le christianisme que par ceux qui ont voulu s'en détacher.
\*\*\*
ARRIVÉS au terme de cette étude où les multiples aspects du sujet n'ont guère pu être qu'effleurés, le problème central qui s'impose à nous de façon obsédante est encore celui même qui dès le début de notre examen avait surgi devant nos yeux. C'est celui de l'impuissance de la civilisation occidentale, matériellement si forte, devant un système religieux qui paraît plus médiocre à mesure qu'on le connaît mieux, qui n'a donné lieu à aucun effort philosophique ou même simplement intellectuel digne de forcer l'admiration,
291:802
dont la valeur morale ne saurait nous en imposer et dont les plus saints personnages ne supportent guère la comparaison avec un Augustin, un François d'Assise, une Thérèse d'Avila ou un Vincent de Paul, sans parler de tant d'autres.
Cette impuissance paraît s'accentuer aujourd'hui même si bien que le catholicisme français, fier à juste titre de son organisation, de sa vie intellectuelle, de sa presse, de ses efforts matériels de charité, semble assister dans une torpeur désespérée à la destruction jugée inévitable de tout ce qui a été édifié en Afrique du Nord pendant cent trente ans de vie de l'Église.
Ce n'est pas la force matérielle de l'Islam qui lui prépare cette victoire. On l'a dit, il faut le redire, c'est à Paris que peut se perdre l'Algérie (et nous espérons bien qu'elle ne se perdra pas), c'est à Paris que peut être détruite l'Église d'Afrique du Nord et il ne manque pas de chrétiens pour travailler à cette œuvre.
L'état d'esprit qui pousse à une telle action est lui-même le produit d'une habile et savante activité. On a fait croire que l'affirmation de la foi était orgueil et que la lâcheté s'appelait charité. On a systématiquement donné aux chrétiens « mauvaise conscience », on a sous prétexte d'amour fait naître chez eux une admiration de principe pour tout ce qui naissait en dehors de l'Église, réservant pour toute manifestation de vie chrétienne une sévérité inquisitoriale. Nous en sommes venus au point de ne plus croire à la surabondante richesse des dons reçus de Dieu. Bien plus on dirait que nous en avons honte. Une fausse humilité et une fausse charité nous retiennent de reconnaître tout simplement le don de la foi et tout ce qu'il nous a apporté par surcroît. Nous n'osons pas affirmer la valeur de notre civilisation parce que chrétienne. Cette vigueur et cette cohésion de la personnalité que des non-chrétiens, au dire de Mgr Mulla, reconnaissent comme un fruit du christianisme, nous croyons y avoir accédé par nos propres forces, nous pensons qu'elles sont un simple effet de la culture de la nature humaine et nous attendons qu'en dehors même du christianisme les mêmes causes produisent les mêmes effets par la seule volonté de l'homme.
292:802
Ainsi, serions-nous dispensés du devoir de rendre grâces, et surtout de rayonner dans le monde le Christ que nous avons reçu sans aucun droit, la lumière dont nous sommes les très indignes porteurs. Plutôt que de reconnaître en nous cette force qui ne vient pas de nous, nous préférons nier son existence, plutôt que de faire l'effort exigé par l'honorable dépôt de la foi dont nous avons été constitués détenteurs, nous préférons crier notre faiblesse, nous préférons dire que l'héritage du Christ, est sans valeur, que ceux à qui nous devrions le porter n'en ont pas besoin parce qu'ils sont aussi riches que nous. Et pour le prouver nous acceptons de nous agenouiller devant eux et de proclamer nous-mêmes notre défaite. La cause de cette défaite est en nous-mêmes. Elle a nom « affaiblissement de notre foi ».
Joseph Hours.
293:802
### Mémoire de Joseph Hours
Sur l'auteur de l'étude «* La conscience chrétienne devant l'islam *», qui figure aux pages précédentes, la revue ITINÉRAIRES avait publié, dans son numéro 73 de mai 1963, le mémorial que voici.,
IL venait d'ailleurs. D'une autre génération. Et d'autres batailles. Mais il venait de France, et il était du Christ. Et il est venu parmi nous si naturellement que je ne sais plus comment cela se fit. Il était avec nous et nous étions avec lui comme depuis toujours... Et pourtant ce n'était pas depuis toujours, puisque le commencement, c'est qu'il fut un peu accroché à la fin du numéro 10. Il m'écrivit, demandant à connaître la revue. Je la lui envoyai. Au bout de quelque temps, il me demanda de cesser, sans hostilité ni critique, mais trouvant *Itinéraires* en dehors de ses préoccupations. C'était en 1957. Et en 1960 il était des nôtres, tout en restant lui-même.
294:802
Son premier article est dans le numéro sur Massis, en janvier 1961, écartant par un « à quoi bon » sur lequel il n'est jamais revenu, du moins avec moi, toutes *explications* personnelles. Je ne sais s'il en a donné ailleurs, s'il en a laissé quelque part. A moi qui ne lui en demandais aucune, il n'en a pas donné. Il était là, il était avec nous, en un coude a coude familier, et définitivement. Il commençait son premier article par ces mots :
« *Des lecteurs de cette revue qui m'auraient fait l'honneur de retenir mon nom pourront être surpris de le voir figurer au sommaire de la présente livraison. Dois-je avouer que je le suis moi-même ? Des explications ? à quoi bon ? Le fait importe si peu ! Que signifient aujourd'hui les questions de personnes et les petits jeux des coteries littéraires, escarmouches, grandes polémiques, réconciliations ou ruptures ? Toute cette escrime est plus que jamais hors de saison et nous avons d'autres soucis. Tout ce à quoi, nous croyons, tout ce que nous aimons et qui donne à la vie un sens, tout cela aujourd'hui est en danger.* »
Il évoquait ainsi d'autres compagnonnages que je n'ai pas connus et sur lesquels je ne l'ai pas interrogé. De lui-même il m'en dit une fois ou l'autre quelques mots, avec l'accent de mélancolie, m'a-t-il semblé, ou de tristesse, que l'on a pour les amitiés que l'on n'a pas dénouées, mais qui se sont dénouées. Ce n'est point par lui que j'en ai connu le détail. C'est par les journaux que j'ai appris, ou qu'il m'est revenu en mémoire, qu'il avait collaboré à L'Aube et à la Vie intellectuelle ; qu'il était du Comité de la Chronique sociale ; qu'il avait participé à la fondation du M.R.P. et qu'on le considérait alors comme un gaulliste de gauche. Il m'avait seulement donné son livre Œuvre et pensée du peuple français, paru en 1945 chez Bloud et Gay, en me disant que j'y verrais moi-même ce qui était fondamental dans sa pensée, et ce qui avait été illusion circonstancielle. Il ne faisait guère de commentaires sur lui-même.
295:802
Cher Joseph Hours. Il imaginait bien que son nom au sommaire d'*Itinéraires* provoquerait quelques mouvements. Il n'en avait pas prévu la violence passionnée, la fureur extrême. Aux démarches pressantes faites auprès de lui pour l'en détourner, il ne consentit que de brèves allusions, et là non plus, je ne l'interrogeai pas. Il comprit je crois que ce n'était point par indifférence ; mais par une volonté, qui s'accordait avec son propre sentiment, de tourner la page sur les misères accessoires. Il avait dit l'important : « Tout ce à quoi nous croyons, tout ce que nous aimons et qui donne à la vie un sens, tout cela aujourd'hui est en danger.
\*\*\*
Plus de deux ans il a été des nôtres, et jusqu'au dernier jour. Il nous a donné ses deux dernières années. Il trouvait ici la liberté d'écrire selon sa conscience. Il nous apportait sa pensée et son cœur ; il m'écrivait en janvier :
« L'épreuve quotidienne que constitue la Revue représente un labeur écrasant. Je suppose que vous êtes soumis à la tentation de l'amertume. Je la connais bien et c'est pourquoi je vous propose de lutter ensemble contre elle, priant à cet effet l'un pour l'autre. »
Malgré la différence des âges il était simplement fraternel, et toujours présent, avec délicatesse, aux soucis et aux peines qu'il devinait. Il m'écrivait beaucoup de lettres et peu d'articles : ses articles dans *Itinéraires* étaient chacun une étude, une prise de position, longuement pesée, il m'en parlait des semaines et des mois à l'avance. Il était plein de projets nombreux ; je ne le pressais pas, je croyais que nous avions le temps. Il était attentif, méditatif et scrupuleux. Sensible aussi, infiniment.
296:802
Très vite étaient devenues insurmontables les difficultés qui l'empêchaient de parler, dans la presse catholique, du danger de l'islam avec une exacte précision, et il en fut durablement assombri. Il m'en parlait souvent. Cela, c'est son mot, « l'affligea beaucoup » ; il y voyait d'une manière extraordinairement aiguë et douloureuse la marque d'une déchéance des consciences. Il aura terminé sa vie dans la souffrance, à laquelle il communiait de plus en plus intensément, du martyre des communautés et des églises d'Algérie ; dans la souffrance aussi de l'anesthésie où il voyait sombrer l'honneur, la fidélité, la piété nationale, la mémoire des morts, le culte du vrai, la charité fraternelle. Il vivait passionnément la passion de la France crucifiée, de l'Église crucifiée ; et son espérance était véritablement l'espérance sur la Croix. Je relis ce qu'il m'en écrivait, et ces trois phrases où, du ton égal et doux des âmes qui dominent une indicible douleur, il résumait notre commune conviction : « Au point où nous sommes, le mal paraît très grand à l'intérieur de l'Église et il semble ne rencontrer ni résistance ni même simple surveillance. Mais, il y a l'assistance du Saint-Esprit. Le mal ne prévaudra point. »
\*\*\*
Oui, il venait d'ailleurs. Un jour, par exception, une de ses lettres parlait un peu en détail de lui-même, et c'était pour conclure :
« Je suis au fond un vieux jacobin, disciple de Richelieu, obligé de me mettre en garde contre un penchant vers Voltaire et vers Robespierre, ayant horreur de Rousseau, Chateaubriand ou Lamennais. Je suis en un mot l'homme de l'ordre naturel qui reçoit à genoux et tête baissée l'enseignement surnaturel. Je suis fils de mon père. »
297:802
Angoissé par le trouble intellectuel qui est dans l'Église et par l'abaissement moral qui est sur la France, il n'était jamais las de servir et d'espérer. Ni d'étudier. Il faisait la redécouverte du trésor perdu de la doctrine pontificale, il découvrait la profondeur des messages de Pie XII. S'il y eut changement dans sa pensée, ce changement n'est pas dû seulement au choc de l'événement : mais à la rencontre, dans une âme droite, de l'événement avec la lumière et la grâce propres de l'exacte doctrine plus studieusement et plus abondamment méditée. Il revenait aux grandes encycliques. En 1961, en 1962, il étudiait *Pascendi,* et c'était encore une découverte, il m'en parlait comme s'il ne l'avait jamais lue auparavant, ou comme s'il l'avait complètement oubliée, il m'en disait la frappante actualité... Je ne sais dans quelle mesure ce cœur chrétien et catholique avait eu autrefois une connaissance directe du corpus doctrinal des grands documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII : mais il y venait, ou revenait, avec un regard neuf, une intelligence méthodique, une joie de toute l'âme. Il recevait l'enseignement de l'Église à genoux sans doute, la tête baissée peut-être, mais les yeux et le cœur ouverts.
Des épreuves plus directement personnelles l'attendaient, pour le préparer et l'introduire *à l'heure pour laquelle nous sommes venus en ce monde.* Sa femme avait été rappelée à Dieu à la fin du mois de février. « Je suis écrasé, m'écrivait-il, et ma vie ne peut plus être que SERVIR ENCORE. » Il fit ce dernier article, paru le 6 mars dans *La Nation française,* « Le sang d'Alger », où il se tourne vers « ces générations qui grandissent en notre temps », espoir de la patrie, printemps de l'Église de France. Il parle une dernière fois au « désarroi des consciences » qui s'est abattu sur les jeunes Français. « Si nous écrivons ces lignes c'est en pensant à eux. » Telles furent, graves et douces, les dernières paroles de Joseph Hours publiées de son vivant. Il était allé jusqu'au bout, il avait achevé de SERVIR.
\*\*\*
298:802
Il n'aimerait point que l'on parlât trop longuement de sa personne. Nous devons à son affection d'être attentifs à sa voix ; de garder mémoire de son témoignage ; de relire ses articles ; et de lire les deux derniers.
C'est par un acte qui avait pour lui valeur d'engagement ultime qu'il nous a donné ces études longuement et patiemment mises au point, dont chacune est un tout achevé, un examen de conscience et un message « Massis en notre temps » (numéro 49), « Histoire et marxisme » (numéro 56), « Nation, État, civilisation » (numéro 67), et la série d'articles sur « La conscience chrétienne devant l'islam », (numéros 60, 65 et 69). De ses études sur le christianisme face à l'islam, qu'il avait dessein de continuer, nous formions le projet qu'il fît un livre ; un jour, plus tard, me disait-il. Un jour qui ne viendra plus. Il nous laisse la route à continuer sans lui, -- avec lui pourtant.
\*\*\*
Que Dieu accueille Joseph Hours dans Sa paix.
Que cet ami fraternel qui nous est enlevé nous soit rendu comme intercesseur.
Jean Madiran.
Mai 1963.
299:802
## NOTES CRITIQUES
### Un pavé anti-romain
#### François Leprieur *Quand Rome condamne *(Plon-Cerf 1989, 786 p.)
Ce gros livre à la gloire des dominicains prêtres-ouvriers condamnés en 1954 a bénéficié d'un lancement très bien orchestré dans la "grande" presse. Il fait partie de l'offensive anti-romaine menée par les dominicains et les jésuites français (avec en pointe le P. Lintanf, provincial dominicain de Lyon, et le P. Valadier, ex-directeur de la revue *Études*)*.*
François Leprieur (ce n'est pas un pseudonyme) est lui-même un dominicain, né en 1942 à Alès, assez fanatique pour avoir suggéré ou laissé passer une prière d'insérer comme celle-ci : « On ne peut qu'être surpris de l'implacable rigueur et raideur dont Rome... etc. etc. ; en regard, on songera à la compréhension paternelle envers les intégristes, sans parler d'un Touvier... » On voit le niveau auquel est situé d'emblée le débat.
Le livre est une sorte de thèse, avec des extraits de correspondances inédites, des annexes et des index, le tout très confus et très incomplet, inutilisable pour le profane. Celui-ci pourra se contenter des photographies. Elles sont éloquentes.
300:802
On y voit le P. Chenu (en soutane noire, semble-t-il) haranguant les ouvriers de Billancourt en 1952 et réclamant « du travail et du pain » ; mais les prêtres-ouvriers, curieusement, ne veulent pas du travail et du pain fournis par le plan Marshall (car l'intérêt du communisme prime celui des ouvriers...). On découvre un maître en théologie, le P. Féret, qui se fait tirer le portrait (tout à fait *play-boy*) chez Harcourt pour le dédicacer à ses disciples. Extraordinaire photo aussi des dominicains Rouzet et Bouche, en 1954, déguisés en ouvriers endimanchés, avec casquettes du plus bel effet : on croirait (et ils croient manifestement) qu'ils tournent pour un film de Prévert et Carné... Aucun document ne fait mieux sentir que le prêtre-ouvrier fut pour les dominicains un *mythe* héroïque, comparable à celui du missionnaire en Chine pour les jésuites du siècle précédent. Mais on mourait tout de même plus jeune, et avec moins de phrases, comme missionnaire en Chine ([^65]).
Bien entendu ce livre est très incomplet. Les archives du Vatican sont encore fermées pour cette période. Ne parlons pas de celles du parti communiste, dont l'auteur semble au demeurant peu curieux. Pas une statistique sur la proportion de prêtres-ouvriers rebelles qui sont effectivement restés ouvriers (et non employés, ou permanents syndicaux, ce qui n'est *pas du tout* la même chose). Pas une femme dans ce livre : inutile de chercher à savoir si le rejet du célibat a joué un rôle dans le départ de certains ([^66]) ; une telle pudeur surprend chez un dominicain de 1989...
Le livre n'est pas seulement incomplet. Il pratique des coupures dans certains documents importants. Le communiqué publié par soixante-treize prêtres-ouvriers rebelles le 2 février 1954, qui révéla combien ils étaient prisonniers de l'idéologie communiste (ils prétendaient parler pour « la classe ouvrière » et s'y « engager » ; c'est-à-dire rester militants CGT, et n'avaient pas un mot pour leur mission propre), ce communiqué n'est même pas reproduit. Du coup, on est conduit à soupçonner que les coupes pratiquées dans l'article de l'abbé Charles (aumônier des étudiants de Sorbonne) approuvant la condamnation ont fait sauter les meilleurs endroits...
301:802
François Leprieur parle deux fois des « calomnies » de Jean Madiran, sans le moindre exemple ou la moindre preuve explicite pouvant fonder une accusation aussi injurieuse. Les citations qu'il fait de Madiran, au nombre de cinq (quatre en sa page 140, et encore une autre page 530 dans le corps de la note 143), montrent au contraire combien Madiran prenait soin de critiquer les *actes* et les *idées* et non pas les *intentions.*
En revanche c'est bien François Leprieur qui suppose arbitrairement et met en cause l'intention : une prétendue « intention porteuse », bien sûr condamnable, qui disqualifierait « tout le propos de Jean Madiran » (page 140).
L'auteur s'est fait cependant décerner avant publication un brevet de « vrai historien » par le théologien Congar (dont le texte est particulièrement amphigourique) et de « parfaite honnêteté » par le professeur Chaunu, l'homme qui écrit plus vite que son ombre. A celui-ci, il sera quand même beaucoup pardonné pour avoir ajouté : « Les persécutés, d'hier sont devenus les persécuteurs d'aujourd'hui. Maîtres d'une partie de l'institution, les progressistes d'hier mettent à traquer les traditionalistes d'aujourd'hui l'ardeur et les techniques dont ils furent victimes hier. »
Robert Le Blanc.
### Notes conjointes sur François Leprieur, Chenu, Congar etc.
Deux seulement.
La première, plus personnelle.
François Leprieur mentionne avec horreur mon livre : *Ils ne savent pas ce qu'ils font* (Nouvelles Éditions Latines, 1955), mais apparemment *il ne l'a même pas eu entre les mains,* en tout cas il ne l'a pas ouvert.
302:802
Il n'en fait aucune citation. Il crie à la calomnie (p. 474), il parle d' « *une campagne insultante, comme celle menée en 1955 par Jean Madiran* »*,* mais de moi, justement, il ne cite rien de *1955,* les citations qu'il fait sont toutes de *1954,* elles ne sont pas tirées du livre allégué, mais de l'hebdomadaire *Rivarol* (et se limitent à *deux* articles, ce qui est un peu court pour une *campagne*)*.* L'explication de cette anomalie est sans doute dans sa note de la page 474. Il croit que le livre en question est un recueil d' « articles de *Rivarol* »*.* En quoi il se trompe. Il suppose alors, trouvant dans son dossier deux coupures d'articles parus en 1954 dans *Rivarol,* qu'en les citant il cite le livre de 1955.
Cette méprise resterait d'une importance minuscule si elle n'apportait un témoignage supplémentaire à une constatation de portée générale.
Dans les rangs du modernisme, les esprits les plus sérieux, les plus objectifs, les plus honnêtes intellectuellement (au nombre desquels je ne range pas forcément ce Leprieur) n'ont *aucune connaissance réelle* des idées et des personnes qu'ils condamnent avec la dernière rigueur sous le nom d' « intégristes ». Ce n'est pas la réalité qui leur importe à ce sujet, mais de disposer sous ce nom d'un repoussoir, d'un épouvantail, pour faire fonctionner une dialectique d'exclusion. Ils se repassent les uns aux autres les mêmes dossiers ne comportant que des réquisitoires. Les références aux textes et aux actes de l' « intégrisme » sont généralement absentes, ou alors sont des faux-semblants comme celles de Leprieur. L'exemple le plus éclatant en a été donné une fois pour toutes, avec une parfaite bonne conscience, d'une manière incomparable, par l'incomparable P. Congar : ce que j'ai nommé sa *bibliographie unilatérale* ([^67])*.* Quand il indique à quels ouvrages peuvent se reporter ceux qui voudraient « pousser plus loin l'étude » de l'intégrisme, il renvoie uniquement à des ouvrages hostiles, à des pamphlets, il ne mentionne pas un seul titre exposant le point de vue dit « intégriste ». Les accusateurs de l' « intégrisme » se recopient ainsi mécaniquement les uns les autres et condamnent sans entendre, rejettent sans savoir. Pour le marxisme-léninisme, pour le communisme intrinsèquement pervers, ils ont enseigné comme une vérité universelle que *toute erreur contient une part de vérité,* et comme une obligation morale que *l'on doit dialoguer au lieu de condamner.* Mais ce n'étaient là que prétextes sur mesure, fabriqués tout exprès pour l'opportunisme de leurs ouvertures à gauche.
\*\*\*
303:802
Seconde note.
Peut-être ont-ils fini par se convaincre, à force de le répéter, que la hiérarchie ecclésiastique traite les « progressistes » avec une « implacable rigueur » et les « intégristes » avec une « compréhension paternelle ». Mais c'est un mythe outrageusement contraire à la vérité la plus manifeste.
Pendant treize années, la supposée « compréhension paternelle » a tenu l'Action française excommuniée ; depuis 1988, et pour un temps indéterminé, elle a excommunié Mgr Lefebvre.
Il n'y a aucun exemple que l' « implacable rigueur » en ait fait autant à qui que ce soit d'autre en France, et notamment point à ceux que l'on nous présente comme les grands « persécutés », les Chenu et les Congar.
La dissymétrie en faveur des « intégristes » que nous présente Leprieur est une pure invention, je dirai même une complète imposture (dont il est peut-être lui-même victime de bonne foi, à force de rester intellectuellement enfermé dans les bibliographies unilatérales et les dossiers partiaux).
La symétrie qu'évoque Chaunu n'est pas réelle non plus. Il n'est pas vrai que « progressistes » et « traditionalistes » se seraient traqués et persécutés tour à tour de pareille façon. Depuis la fin du règne de saint Pie X, l'ensemble des catholiques supposés « de droite » ont été suspectés, diffamés, menacés, sanctionnés et même deux fois excommuniés d'une manière qui n'a aucun équivalent réciproque. La première excommunication, celle de l'Action française, a tenu des dizaines de milliers de catholiques français privés des sacrements pendant treize années. Quand donc les modernistes, les progressistes auraient-ils été frappés par une aussi massive persécution ecclésiastique ? Et la seconde excommunication, celle portée contre Mgr Lefebvre en 1988, on ne sait pas encore clairement si elle prétend atteindre déjà, mais déjà elle menace, encore, des dizaines de milliers de personnes. Sous le règne de Pie XII, quelques sanctions incomparablement plus légères furent infligées à un nombre incomparablement plus réduit de progressistes : mais même alors, la hiérarchie en France (et partiellement à Rome) restait favorable aux hommes et aux idées du progressisme, et d'autre part ne relevait pas vraiment les « intégristes » de l'état d'infériorité, de marginalisation, de « *relégation sociologique* » ([^68]) où ils avaient été placés une fois pour toutes.
304:802
La Cité catholique de Jean Ousset, même visiblement soutenue par le cardinal Ottaviani et le Saint-Office au temps de Pie XII, n'en a pas moins été traitée *toujours en suspecte et souvent en ennemie* par la plupart des évêques français et surtout par le noyau dirigeant qui s'était constitué à l'intérieur de l'épiscopat.
Ce n'est pas une simplification abusive de dire que la règle générale -- avec quelques exceptions, qui demeurèrent exceptionnelles -- a été, probablement depuis 1914, assurément depuis 1926, celle d'une croissante *mise à l'écart,* plus ou moins courtoise ou injurieuse, plus ou moins douce ou violente, des prêtres et des fidèles « de droite » au profit des fidèles et des prêtres « de gauche ». Bien avant cette officielle « ouverture au monde » de Jean XXIII qui fut conçue et pratiquée comme une « ouverture à gauche » -- et comme une stricte « fermeture à droite » -- les catholiques dits « de droite » ou réputés « marqués à droite » ont été systématiquement écartés des postes de responsabilité, d'enseignement, d'influence dans le catholicisme.
Cette exclusion grandissante n'est pas tombée du ciel par hasard comme une pluie d'automne. Elle demeure solidement établie. Au niveau de la « sociologie religieuse », discipline aujourd'hui fort en vogue, elle est à mon avis la cause principale -- la principale cause temporelle -- du déséquilibre interne et de la dérive générale du catholicisme au XX^e^ siècle.
Jean Madiran.
### L'autre flux migratoire à inverser vite
A l'examen, on posait jadis aux élèves caporaux la question suivante (règlement du militaire en campagne) : *Dans et sur quoi doit-on creuser les feuillées en arrivant au cantonnement ?* La bonne réponse était : *Dans le quart d'heure qui suit l'arrivée et sur l'ordre du capitaine.*
Les jeunes étudiants riaient aux éclats et se gaussaient d'une telle naïveté militaire.
305:802
Est-ce ce siècle idéaliste qui refuse les réalités naturelles et établit des hiérarchies dans la noblesse des fonctions, est-ce l'enseignement qui n'accorde de réalité qu'au sexe et cache le reste ? Je l'ignore. Pourtant si les étudiants chinois concentrés par millions sur la place Tien An Men sont devenus vingt mille, que les vieux militaires qui attendaient sagement dans un silence qui surprenait les sinologues distingués ont pu déloger sans grand peine, c'est qu'ils ont négligé le point capital de toute concentration humaine d'importance : *l'évacuation des déchets*.
Ces combattants pour la démocratie ignoraient sans doute -- ou peut-être n'étaient-ils plus capables de le savoir concrètement -- qu'un million d'humains, concentrés sur quelques hectares de meeting permanent sont saisis de besoins naturels : manger, boire et évacuer. Si nous chiffrons (un kilo en amont, un autre en aval) les quantités de matières organiques à traiter avec hygiène, nous arrivons au tonnage imposant de l'ordre de 1.500 tonnes/jour, ce qui fait très vite un tas énorme de déchets pourrissants sous le soleil et, sous le piétinement, une grande muraille d'étrons d'insupportable odeur, un air vicié à l'extrême, qui viennent à bout rapidement des ardeurs réformatrices des plus faibles. Au bout d'un mois il ne restait que le noyau dur. Les chars pouvaient tirer.
Pourtant, les Chinois sont encore avec une tradition rurale toute fraîche, savent ces choses et le soin qu'il convient d'apporter à ces humus potentiels sans l'apport desquels -- fumiers ou compost judicieusement dosés, il n'y a ni jardins ni champs. Les habitants des diverses « sections » des maisons se disputent avec violence le produit des feuillées collectives.
Il n'y a guère, en France, avant que les -- organismes d'État (DASS) n'en réglementent l'usage d'une façon si complexe que l'habitude s'en est perdue, les tas de fumier, peignés, bichonnés, fleuraient bon l'opulence, sur les trottoirs des villages, devant les maisons, à côté des tas de bois. Partout, on savait que la première usine fabriquant, des engrais (humus plus azote) était le bétail et l'homme, la matière vivante qu'il fallait respecter et répartir selon les besoins. Partout, on savait qu'un homme produit sa tonne annuelle de déjections utiles, richesses de demain. Si le terme de pollution dans le Larousse 1924 n'avait pas le sens qu'il a dans le Robert 1988, c'est sans doute parce que réparties dans l'immense espace rural, les nuisances se résorbaient d'elles-mêmes et ne parvenaient jamais au stade de pollution dangereuse, de l'agression microbienne ou virale.
306:802
Il devient alors évident que la pollution vient de la concentration qui exige, pour ne pas sombrer dans l'horreur, comme ces villes industrielles des pays de l'Est ou Mexico, des équipements d'un tel coût qu'on n'ose jamais en parler. Dès lors qu'on a déporté l'univers rural plus ou moins bien réparti, en tous les cas soigneux par nécessité de ses propres problèmes, vers l'univers concentrationnaire des villes, on s'est exposé aux tâches impossibles, aux gâchis collectifs, aux gangrènes sans fin. II n'y a ni réforme ni révolution qui puisse réparer les dégâts. Il faut inverser, et, vite, ce flux migratoire aussi dangereux que l'autre !
Francis Sambrès.
### A propos du « Cercle des poètes disparus »
Un film américain, *Le Cercle des Poètes disparus* de Peter Weir, connaît un extraordinaire succès d'affluence en France, au cours de ce premier trimestre de 1990. Faut-il en résumer le scénario ?
Un collège nord-américain, en 1959, dans le genre des *public-schools* anglaises. Keating ([^69]), un professeur de littérature, ancien de la maison, bouscule les traditions... en citant Horace (*Carpe diem !*), en déchirant l'introduction ridicule d'une anthologie de poésie. Ou encore en faisant monter ses élèves sur les tables pour prendre une autre vision du monde. Il les oblige aussi à composer eux-mêmes de petits poèmes, et à lire, en hurlant, des citations avant de shooter dans un ballon.
307:802
Ému, un élève, Neil, se passionne pour le théâtre (il joue Puck dans *Le Songe d'une Nuit d'Été*) ; son père s'oppose à ce qu'il envisage une carrière de comédien ; il se suicide. Le professeur est renvoyé. Une partie de sa classe monte sur les tables pour lui rendre hommage.
Et le cercle des poètes disparus ? Il n'a aucune importance dans l'intrigue. C'est, paraît-il, un souvenir personnel du réalisateur. Des élèves redonnent vie à ce club où, du temps que Keating était collégien, quelques initiés se réunissaient la nuit dans une grotte pour lire des vers, -- en fait, dans le film, pour débiter des niaiseries et réclamer la mixité au collège.
\*\*\*
Ce film n'a pas bénéficié du battage publicitaire organisé, par exemple, autour de *Cyrano* ou de *Tatie Danièle* quelques mois plus tard. La presse a été assez neutre. La réalisation est conventionnelle, sans qualité artistique particulière, sans acteurs prestigieux (même si les adolescents sont excellents). Les raisons du succès sont donc à chercher du côté du public, en majorité jeune, appartenant à la grande, moyenne et petite bourgeoisie (très peu aux classes populaires).
Or ce film est un excellent reflet de la *soft-idéologie,* du fameux *consensus* autour de quelques « valeurs » vagues. Ce qui est neuf, ce qui va dans le sens de l'Histoire et de la morale apprises, ce qui est « révolutionnaire » réchauffe le cœur, donne bonne conscience, *plaît* en un mot. Mais comme dans la publicité de Citroën : à condition que ça ne soit pas une vraie révolution (car on ne croit plus au « grand soir » ; y croyait-on encore en 1968 ?) ; à condition que cela procure aussi du confort et de la sécurité.
On prétend vouloir bouleverser le monde. Mais en même temps on affirme le goût (pas toujours blâmable) de ce qui est propre, ordonné, efficace, de ce qui respire la santé et l'assurance... De là l'énorme succès de ce collège anglo-saxon, contesté certes, mais admiré secrètement par le spectateur pour ses rites, ses classes bien cirées, ses éducateurs présents nuit et jour, son professeur contestataire certes, mais si bien cravaté, si bien peigné... Au fond, pour tout ce qui manque aux usines à enseigner d'aujourd'hui.
308:802
Succès ambigu donc, bien à l'image des gouvernements Fabius, Chirac, Rocard, qui rassurent à la fois en prêchant une vague idéologie « de gauche » et en revenant à une certaine rigueur ou efficacité de l'économie libérale.
\*\*\*
J'en étais là de mes réflexions quand me parvint un article de Christophe Gallaz dans *Le Matin de Lausanne* (18 mars) qui, dans une langue et avec des *a priori* sans doute contestables, pose un diagnostic plus sévère encore que le mien :
«* La perspective que Weir impose à son film* (*le* «* carpe diem *» *d'Horace,* «* *profite de l'instant présent »*, ne répond en l'occurrence qu'aux idéologies dominantes de la consommation.* Le Cercle *est une posologie du savoir prendre et du savoir jouir. Il ne nous inculque en rien les méthodes d'une connivence avec le monde. Il ne nous renseigne en rien sur la nécessité d'une écoute, d'une intuition et d'un regard déployés sur les autres et sur soi. Le comble : que rien ne soit explicité de la passion théâtrale acculant au suicide un protagoniste essentiel du film. Weir témoigne que tout regard traversant les apparences, la poésie même, est impossible en nos sociétés. Et le succès de son film atteste que nos sociétés réclament de pouvoir céder, sans leur opposer la moindre conscience, à toutes les injonctions du plaisir* (*...*)*.*
« *La notion de souffrance est exprimée dans le Cercle, mais elle n'y est éprouvée par certains protagonistes qu'en conséquence d'une contrariété passagère* (*ne pas pouvoir* «* se faire *» *une fille, ne pas pouvoir faire du théâtre*)*, n'étant elle-même que le résultat d'une interdiction passagère de prendre et de jouir, c'est-à-dire d'une interdiction passagère de consommer. Pleurer quand maman* (*la providence*) *nous refuse les bonbons de l'existence, voilà la règle.* Le Cercle *annonce le mode infantile de la souffrance. Il* (*...*) *n'indique en rien que le fait de souffrir peut signaler, non seulement telle impasse ou tel désarroi conjoncturels, maïs constituer l'exercice normal de notre intelligence. Il ne suggère en rien que la souffrance est la condition fertile de l'existence. Il ment par anesthésie*. »
309:802
Voilà ce qu'on aurait aimé lire dans une publication catholique ([^70]).
\*\*\*
Si les moralistes se sont exprimés, on n'a guère entendu en revanche les historiens du cinéma. Il y avait beaucoup à dire pourtant. Le film sur l'école est un genre éprouvé. Le collège anglo-saxon fait toujours recette. Rappelez-vous *Good bye, Mr Chips !* dans les années trente, *The Browning Version* (en français *L'Ombre d'un Homme*) d'Asquith dans les années cinquante. C'est un genre, hélas, qui requiert une certaine démagogie, surtout si l'on veut faire pleurer les foules dans le dernier quart d'heure.
Sinon, il est très difficile de faire un film sur les éducateurs de profession. Le rôle de ceux-ci est en effet beaucoup plus modeste que ne le voudrait notre société. Ils fréquentent leurs élèves pendant deux, trois ans (au mieux), alors que l'éducation se fait dans la durée (et donc essentiellement dans la famille). Ils ne connaissent pas les conséquences (bonnes ou mauvaises, presque toujours très limitées) de leur action. La solution de facilité est évidemment de traiter le sujet en conte de fées, d'en faire des magiciens aux prises avec des enfants dont la nature est, au fond, très bonne (d'où le miracle final).
Peter Weir a-t-il lu des scénarios-types ? A-t-il vu dans quelque cinémathèque d'Hollywood le film de Jean-Paul Le Chanois, *L'École buissonnière,* dont *le Cercle* semble parfois un *remake ?* Ou bien a-t-il retrouvé d'instinct le schéma, les temps forts qui font mouche ?
Jugez-en. Le Chanois, dans les années cinquante, mettait en scène un instituteur disciple de Freinet (Bernard Blier -- le choix de l'acteur principal est essentiel pour ce genre de film). Couplet sur l'enseignement-sacerdoce, dit d'un ton pénétré (Keating a même abandonné sa fiancée pour cela).
310:802
L'instituteur bouleversait sa classe en lui faisant construire un barrage sur la rivière, ce qui rendait tous les élèves intelligents, mais scandalisait les vieux grincheux, et lui valait d'être congédié ou inspecté (ou les deux, j'ai oublié). Scène finale : les élèves pleuraient leur bon maître, le cancre était reçu au certificat d'études, le message avait donc passé !
Comme en 1990 pour *le Cercle,* on vit les élèves se presser dans les salles avec leurs professeurs, pour applaudir, en troupeaux, cette leçon de « non-conformisme »...
Armand Mathieu.
### NOTULES
#### Mort d'un (faux) prophète
Il y a quelques années le décès du R.P. Marcel Chenu, en religion Frère Marie-Dominique, aurait fait un article à la une du *Monde.* Le titre était déjà trouvé : « Mort d'un Prophète ».
Mais en 1990 cela ferait ricaner. (*Sic transit gloria mundi...*) Car Chenu « prophétisait » que le marxisme était dans le sens de l'Histoire. *Le Monde* s'est donc contenté d'une discrète nécrologie en bas de la page 16 (n° du 13 février), rédigée par un disciple du révérend (J. P. Jossua), et du titre passe-partout : « Un théologien libre et engagé ».
Une lacune dans cette nécrologie : on ne nous dit rien du Père Chenu entre 1914 et 1918. Or il était de la classe 15, qui paya si chèrement cette guerre civile européenne. Était-il de santé fragile ? Peut-être que d'avoir échappé aux réalités grossières des deux guerres mondiales a permis au P. Chenu de conserver intact cet optimisme béat devant le monde moderne qu'il a fait passer dans la constitution conciliaire *Gaudium et Spes,* une de celles qui a le plus mal vieilli, même les ex-Pères conciliaires en conviennent aujourd'hui.
311:802
Il est vrai que le spectacle des massacres de Verdun n'entama en rien l'optimisme du brancardier Teilhard de Chardin. La guerre lui semblait le creuset du merveilleux monde à venir et de l'Homme de demain ; il s'en délectait littéralement, -- qu'on relise ses écrits de l'époque. Chose curieuse, ces deux optimistes, le dominicain et le jésuite, étaient l'un à l'autre étrangers. « Lire un ouvrage de Teilhard, ça me donne la chiasse », disait élégamment Chenu ([^71]).
Le Père Chenu était un éminent spécialiste du thomisme et un excellent professeur. Son efficacité dans la marxisation du clergé et des militants catholiques de ce siècle en fut d'autant plus grande. Il allait partout prêchant qu'il fallait au XX^e^ siècle intégrer Marx à la théologie chrétienne, comme saint Thomas y avait intégré Aristote au XIII^e^ siècle. Or Marx, au moment où Chenu parlait, ce n'était pas seulement une philosophie, c'était une pratique, un système, des héritiers, Lénine, Trotski, Staline, un royaume sur la terre, l'Union soviétique, avec ses colonies, ses esclaves, ses « honorables correspondants » infiltrés partout grâce aux partis communistes.
Logique avec lui-même, le Père Chenu soutint jusqu'à son dernier souffle, et malgré la protestation cinglante opposée en vain à cet étrange démocrate par les populations de l'Est, l'hebdomadaire de la collaboration avec le communisme *Témoignage chrétien* ([^72]).
Ses derniers actes publics ont consisté à cautionner deux offensives contre le (timide) redressement entrepris par Jean-Paul II. Il tint à participer (sur son fauteuil roulant muni d'un micro !) au lancement du pamphlet collectif intitulé *Le Rêve de Compostelle.* Et il a signé l'Appel des 25.000 protestataires groupés derrière le Professeur Delumeau et le jésuite Valadier qui, eux, sont des partisans de l'économie libérale, mais que leur rage anti-romaine a conduit à s'allier aux derniers staliniens français ([^73]).
Face à Chenu, le Vatican, sous un Pie XII presque aussi mal servi que le fut Pie X, a réagi avec une insigne maladresse, à coups d'épingle qui en firent un martyr (!) à bon compte. En 1942, on mit à l'Index un de ses opuscules (*Une école de théologie, le Saulchoir,* paru en 1937 et prônant une théologie historique). Et, en 1954, quand on s'aperçut que les « prêtres-ouvriers » s'étaient mis au service du communisme, on l' « exila » (!!)... à Rouen.
312:802
Il aurait fallu porter le projecteur ailleurs, opposer à Chenu d'autres théologiens, faire cardinal le jésuite Fessard qui avait pris conscience de la dérive marxiste du clergé français, encourager des publications comme la traduction commentée de *Divini Redemptoris* par Jean Madiran en 1959 (or on laissa Paris lui refuser l'imprimatur !).
Mais ceci est une autre histoire, qui dépasse largement la personnalité du Père Chenu.
Robert Le Blanc.
#### Encore le bicentenaire
Pourquoi pas, si c'est l'occasion de connaître plus précisément la réalité de l'époque révolutionnaire ?
Signalons donc d'abord une bonne surprise. Le « volume du bicentenaire » de la Société d'Émulation des Côtes-du-Nord cite largement le quotidien *Présent* pour son article du 23 juillet 1988 sur l'abbé Morelles, en épigraphe d'une communication sur Bonaventure Le Saulslier du Vauhello. La plume alerte de Régis de Saint-Jouais retrace l'évolution de ce libéral honnête devenu « l'avocat des chouans ».
Tout le volume est d'ailleurs plutôt « chouan » : nombreux renseignements sur ceux de Merdrignac, d'Yvignac, et sur les prêtres réfractaires (notamment les abbés Allain et J. E Bourel) ; un article aussi sur les chansons chouannes retrouvées, médiocres certes, mais cette médiocrité thème est garante de leur authenticité ([^74]).
\*\*\*
Autre initiative intéressante en Beauvaisis. Rural lui-même, Christian Ménard est si imprégné des archives concernant son petit village de Reilly (Oise) pendant la Révolution qu'il est devenu familier des habitants de l'époque. Au point de cerner le caractère des uns et des autres, et de pouvoir vous dire les raisons de tel mariage, de tel prénom, de telle querelle.
Il a donc choisi de faire raconter à l'un d'eux (Rémy Saintard) leur vie commune au fil des mois, de 1789 à 1806, plutôt que de transcrire telles quelles les archives. Le résultat est étonnant : un texte parfois un peu lent, mais qui donne la sensation de la durée, fait revivre véritablement au jour le jour les répercussions du drame national ([^75]).
313:802
L'auteur dans son introduction annonce que son ouvrage met particulièrement en valeur les réquisitions et contrôles, le partage des communaux, le retour des nobles, « l'éclatement du clergé en une infinité de tendances », « de nombreuses anecdotes révélatrices de la mentalité paysanne ». On n'est pas déçu en effet. Pour les anecdotes, je vous recommande celles du cochon de Madeleine Vaudrais ou du cheval de François Leclerc ; ou encore la façon dont les fêtes révolutionnaires, chères à Moisa Ozouf, tournent régulièrement à la débandade ou le mot de Marguerite Charles à son voisin.
En 1793, la cocarde étant obligatoire, le voisin zélé lui demanda un matin : « Et ta cocarde, citoyenne ? » -- « Je l'ai au cul », répondit-elle. Tout le village en rigola pendant quinze jours.
Un grand historien-démographe, Jacques Dupâquier, n'a pas dédaigné de préfacer ce journal imaginaire : « *Oui,* écrit-il, *les paysans de Reilly ont été débarrassés des droits féodaux, mais ceux-ci ne représentaient plus grand chose en 1789 ; oui, ils ont échappé au joug de la noblesse et du clergé, mois pour tomber sous celui de nouveaux maîtres beaucoup plus durs que les anciens ; oui, ils ont acheté des biens nationaux, mais ils n'en ont gardé qu'une partie ; oui, ils ont partagé le marais communal, mais on le leur a repris et la commune s'est ruinée en procès ; oui, on les a décorés du titre de citoyens, on leur a donné des droits politiques, mais de 1793 à 1799 on les a traités avec un mépris et une violence dont ils avaient perdu l'habitude depuis la guerre de Cent ans ; dès 1792 la paysannerie, dans le Vexin fiançais, cherche seulement à vivre et à survivre ; il faut être bien naïf pour parler de* « *voie paysanne* » *de la Révolution, ou pour s'imaginer que la déchristianisation a été un mouvement de masse spontané.* »
Avec le recul de deux siècles, on peut aussi conclure au génie... publicitaire de la Gauche. Dans la conscience collective majoritaire, elle est parvenue à faire prendre les vessies pour des lanternes, une période qui fut pénible et souvent atroce pour une phase de libération (même phénomène avec le bonapartisme, réhabilité par la propagande entre 1815 et 1850. La Droite, elle, se contente de réparer les dégâts, de gérer le pays, oubliant que le peuple ne se nourrit pas seulement de pain et qu'il finit toujours par préférer les bateleurs et les illusionnistes aux administrateurs (on a pu observer cela, en tout petit, entre 1986 et 1988).
Robert Le Blanc.
314:802
#### Né un 4 juillet
*Au service du mensonge*
Le film d'Oliver Stone, *Né un 4 juillet,* projeté sur tous les écrans de France, est un remarquable plaidoyer anti-militariste, anti-religieux et anti-familial ; ce qui fait que ses nombreux Oscars obtenus à Hollywood sont pleinement mérités : En effet, on a rarement vu un tel art du son et de l'image manié avec autant de talent, voire de génie, même si, hélas, il se trouve ici utilisé au service du mensonge !
Ron Kovic, le héros de l'histoire qui, nous dit-on, écrivit le livre d'où a été tiré ce film, fut un Marine américain volontaire qui participa à la guerre du Viet-Nam vers la fin des années soixante. Après nous avoir décrit ses origines par le procédé du flash-back (ses parents et amis sont des gens simples qui aiment leur patrie ; Ron appartient à une famille nombreuse catholique pratiquante qui vit bourgeoisement dans la petite ville de Massapequa, Long Island), on se trouve brutalement plongé, comme si l'on y était, dans les pires scènes d'horreur et d'épouvante de la guerre du Viet-Nam. Le Marine Kovic sera traumatisé à jamais, d'abord par certains épisodes du combat dans un village rural, son escadron a tué des civils par erreur ; Kovic tire sur un officier américain dans la confusion de la mêlée. Ici, le cinéaste déploie un rythme d'images hallucinantes et nous fait très bien ressentir la terreur qui s'insinue au fond de l'âme du pauvre soldat. Enfin, la première partie du film s'achève, pour Kovic, par une blessure à la colonne vertébrale qui va le confiner dans une chaise roulante pour le restant de ses jours.
De retour chez lui, après maints séjours dans des hôpitaux militaires sous-équipés où il est mal soigné, dans une promiscuité abominable et une indifférence totale, on voit le pauvre garçon, victime de la « compassion » de son entourage, non pas tant pour son état d'invalide, que parce que son sacrifie leur semble, quoi qu'ils en laissent paraître, en fait plutôt vain.
Ainsi débutera la deuxième partie du film qui démolit toutes les valeurs défendues héroïquement par Kovic dans la première, et personne ne sera là pour lui rappeler les vérités les plus élémentaires. Non, Oliver Stone détruit ces valeurs, les unes après les autres, avec un art et une patience extrêmes.
D'abord, l'obsession du jeune homme tourne constamment autour de sa castration, provoquée par la paralysie au-dessous de la ceinture. Cela donne lieu à des débordements d'images et de langage ordurier (que j'ai entendu en version originale) à la limite du supportable.
315:802
Mais avant tout, l'habileté du cinéaste se concentre à railler systématiquement le sacrifice du soldat et même à conclure tout naturellement qu'il ne s'est battu que pour des mensonges. Plus grave encore, Stone ne manquera pas de démontrer non seulement l'inutilité de ce sacrifice, mais en fin de compte celle de tout sacrifice en général, à commencer par celui du Christ sur la croix. Ici, on voit un Kovic désespéré, dérouté, insultant sa mère, sa famille et son Dieu.
Le film se termine sur des manifestations pacifistes dont l'apothéose a lieu en 1972, à Miami, pendant la convention républicaine pour la campagne électorale à la présidence des États-Unis. Kovic y fait une intervention houleuse au micro pour dénoncer, comme par hasard, le régime conservateur de Richard Nixon.
Si la sensibilité du spectateur est exploitée à fond pour provoquer l'émotion, voire l'indignation contre toute forme de guerre, aucun argument ne lui permet de raisonner ou de réfléchir sur les véritables problèmes posés par ce film.
En premier lieu, on apprend qu'une action militaire « juste » n'est qu'un leurre. La « juste » cause défendue par les Américains contre le communisme devient une « injuste » cause par simple transfert. Pour illustrer ce point, imaginons le bon Samaritain de l'Évangile que l'on persuade d'être dans son tort. Il aurait dû passer son chemin, comme le fit le Lévite, sans se préoccuper du pauvre malheureux gisant dans le fossé, qui n'a pas autre chose à faire que de crever. Les G.I. au Viet-Nam n'ont certes pas toujours été des modèles de vertu, mais combien d'entre eux, comme les héros français avant eux, ont versé leur sang pour sauver le peuple vietnamien des rets du communisme ? Et si l'on doute encore s'il fallait sauver ces victimes de la barbarie de Ho-Chi-Minh, que l'on interroge donc les boat people ainsi que les rescapés d'autres enfers marxistes, s'ils n'avaient pas eu l'impression, à un moment ou un autre, d'être celui qui gisait dans le fossé au bord de la route !
Le scénario de *Né un 4 juillet* est une justification pour la thèse de non-assistance à personnes en danger. Et le spectateur bouleversé par la puissance des images a l'impression qu'il n'a plus qu'une chose à faire en sortant : se joindre aux groupes pacifistes et écologistes de gauche de par le monde. C'est exactement ce que fait notre protagoniste, Ron Kovic, qui va monter ensuite l'échelle du succès politicien (de gauche, bien entendu).
Seulement voilà ! Tous les Américains, à l'heure actuelle, ne sont pas dupes. Le film, après le livre, est censé raconter une histoire vraie, de l'aveu même de Stone. Mais certains journalistes ont pris la peine de vérifier les faits et les événements. Diana West dans le *Washington Times* a révélé que ce film n'est ni plus ni moins qu' « une fraude, un paquet de mensonges frits pour tromper la jeunesse qui n'a pas connu l'Amérique pendant la guerre du Viet-Nam ». C'est ainsi qu'en parle aussi Patrick Buchanan dans le *Wanderer *; celui-ci fait état de la longue liste d'éléments fallacieux, de propos défigurés et de détails carrément faux, exploités par le cinéaste, notamment dans l'attitude prêtée aux officiers Marines pendant ou après les combats ; comme sur le déroulement des manifestations pacifistes contre lesquelles nulle répression ne fut jamais entreprise.
316:802
*Né un 4 juillet* est donc un chef-d'œuvre de la désinformation et du mensonge médiatique -- anti-Dieu, anti-Famille, anti-Patrie -- digne d'un Gœbbels chez les nazis. Et comme le fait très justement remarquer Patrick Buchanan : « L'élite artistique \[de nos nations\] est engagée dans une guerre de subversion contre la culture populaire ; et Stone \[entre autres\] est son chef de la propagande. »
Judith Cabaud.
317:802
### Au théâtre à Paris
de janvier à avril
par Jacques Cardiez
On appauvrit le théâtre classique en le réduisant au texte seul, en omettant les divertissements dans Molière ou les machines dans Corneille. Cette fausse rigueur nous paraît une forme de fidélité. Or cette fidélité à un idéal de dépouillement qui n'a existé que dans la cervelle des professeurs est en fait une trahison. Le théâtre est une fête, d'abord.
Audiberti a su parler du Molière des grands spectacles royaux, où les plumes, les panaches, les broderies, les dorures faisaient un carrousel étourdissant entre les grottes édifiées pour un soir, les feux d'artifice et les jeux d'eau. Relisez son petit livre, je m'essoufflerais vite à tenter de le suivre.
318:802
On pensait à cette générosité, à cet éclat, en voyant en mars *le Malade imaginaire* représenté au Châtelet avec les prologues et les intermèdes musicaux de Marc-Antoine Charpentier. On n'avait pas vu cela depuis trois siècles. On croyait la partition perdue. Un jeune musicologue, John S. Powell, un Américain, l'a retrouvée (à la Comédie-française !).
La pièce est, on le sait, la plus émouvante des comédies de Molière. Impossible de voir jouer Argan sans penser que l'auteur prononça ces plaisanteries contre les médecins, joua à faire le mort alors qu'il était déjà à demi moribond, et succomba au sortir d'une représentation. Le sujet est sinistre. Cette épouse qui cherche à capter un héritage, ce faux malade qui sacrifierait sa fille à sa folie (voulant la marier contre son gré à un médecin imbécile), et cette folie justement qui s'est si complètement emparée du bonhomme, on ne peut rêver d'une intrigue plus noire. Mais elle est égayée par la musique, les danses, les galipettes qui viennent en interrompre le cours, et rendent au spectacle son équilibre. Le *Malade* n'est au fond complet qu'avec cette parure de musique et de ballet. On ne devrait le jouer qu'ainsi. Il est vrai que ce luxe est coûteux (et que l'ensemble dure 4 heures).
La musique de Charpentier m'a paru tour à tour noble, cocasse et tendre. L'orchestre des « arts florissants » était dirigé par son chef William Christie (décidément les Anglo-Saxons jouent un grand rôle dans cette affaire) ; tout ce monde en costumes du XVII^e^, le chef d'orchestre avec une perruque louis-quatorzienne. J'ai beaucoup aimé le prologue. On y chante :
*Louis est le plus grand des rois*
*Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie.*
Un an après les sottises du bicentenaire, il est réconfortant d'entendre sur une scène parisienne des paroles aussi sensées. Le rideau de scène était dans le ton. Il reproduisait une gravure de Jean-Baptiste Massé : *Le roi arme sur terre et sur mer.* Cela a un peu plus d'allure que le dégoulinage rouge qui sert de rideau à la Comédie-française et qui a pour auteur Olivier Debré.
N'oublions pas les costumes de Patrice Cauchetier, d'un goût parfait. Les décors de Carlo Tommasi, pas mal. Ils jouent avec la perspective (le plancher monte, le plafond s'abaisse légèrement). Ce qui fait que les acteurs qui arrivent par le fond semblent des géants.
319:802
Les chanteurs m'ont paru de grande qualité, en particulier Bernard Deletré (Pan) à la voix sûre, puissante et souple ; Claire Brua (Daphné) très belle et très gracieuse a le chant le plus sensible. Dominique Visse, qui joue la vieille dans le premier intermède, et Alain Tretout (Polichinelle) sont merveilleux de virtuosité et de sens comique.
Pour la comédie, Christine Murillo (Toinette) et Jean Dautremay (Argan) se détachent d'une très bonne troupe où il faut signaler aussi Arthur Nauziciel (Thomas D.) et Bernard Deletré (encore lui) qui joue M. Purgon. Le metteur en scène met à chaque instant ses acteurs à plat-ventre. Mode qui dure, comme toutes les modes absurdes.
Qu'on me passe une remarque. La maladie d'Argan n'est pas du tout imaginaire. Elle consiste à ne pas vouloir se diriger seul, « comme un grand » (ainsi dit-on aux enfants). Il se remet les yeux fermés entre les mains de son médecin, comme aujourd'hui on se livre au psychanalyste, au gourou, ou au Parti. La peur d'être libre, de vivre sans tenir la main d'un guide puissant et rassurant, tel est le mal d'Argan. Ils sont des millions dans son cas.
Après, cela, j'hésite à parler d'un autre Molière, que j'ai vu au Lucernaire, où la troupe du petit théâtre de Levallois joue *la Jalousie du barbouillé* et *l'Amour médecin.* Deux pièces rapides, aisées, pleines d'esprit. Ici, elles sont défigurées par un sot. Je crois qu'il n'y a pas d'autre mot. Il faut être un sot (en trois, lettres, dit Mme Pernelle) pour remplacer Gorgibus, père d'Angélique par un frère, Dominique, que l'on invente gangster et corse. Avec l'accent adéquat, ce Dominique pourchasse le barbouillé et menace de lui « vider son barillet dans le dos ». A l'entracte, un charmant enfant amené là pour s'initier aux classiques ne cessait de répéter en imitant l'acteur et en pointant une arme imaginaire : « Je vais te vider le barillet dans le dos. » C'est tout ce qu'il aura retenu de Molière. Il n'y a pas à dire. On fait beaucoup pour la culture aujourd'hui. Nos enfants ne seront pas des sauvages. Je n'insiste pas, ne voulant pas énumérer les obscénités et les « améliorations » apportées à ces petits chefs-d'œuvre. Le responsable est je suppose le metteur en scène, dont j'ai oublié le nom.
320:802
Seules personnes à féliciter : Patrice Carré et Dominique Varène, qui jouent les médecins, et surtout amusants dans le *Barbouillé,* où ils se présentent en frères siamois.
Les farces de Molière étaient destinées au public populaire. Boileau regrettait les concessions et les facilités que cela entraînait (*Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe* etc*.*). Il reste que le public d'aujourd'hui est beaucoup plus bas, avili, puisque le Molière des farces semble trop « noble » pour lui, qu'on se croit obligé d'utiliser les pires moyens pour l'amuser -- et qu'il ne proteste pas. On peut estimer que radio et télé, avec la sorte de paillasses et de plaisantins qu'elles mettent en avant, sont des responsables de ce progrès. De la France de Tabarin à la France de Coluche, il faut être aveugle pour ne pas voir la dégringolade. Mais il est interdit de parler de décadence, mot qu'il faut laisser à ce fasciste de Drieu.
\*\*\*
Pour rester dans le grand siècle, je passerai à *la Veuve,* une des premières comédies de Corneille, jamais jouée, paraît-il. Cela m'étonne un peu. Comme toutes les premières pièces du grand homme, celle-ci est romanesque, désinvolte jusqu'au cynisme, et pleine du charme propre à la jeunesse. On la dirait romantique -- si en France ce mot n'avait pas pris quelque chose de larmoyant et d'emphatique qui est très exactement le contraire de ce qu'on aime dans *le Menteur, la Place royale,* ou cette *Veuve.* J'admets que cette pièce nous paraisse un brin longuette. Le rythme de Louis XIII et le nôtre sont différents, et la mode de l'époque voulait qu'on se complût dans de longues dissertations galantes, qui passent aujourd'hui bien au-dessus des oreilles de nos jeunes spectatrices, oreilles qu'on pourrait cependant croire assez longues.
Il est remarquable que ces temps où l'on se battait pour un oui pour un non (malgré les édits interdisant les duels) ont applaudi une littérature de bergeries et de soupirs. Les terribles mousquetaires ne lisaient que *l'Astrée* (ou *la Jérusalem délivrée*). Et le XX^e^ siècle, où le port d'armes est prohibé uniquement aux honnêtes gens, je veux bien -- ne se plaît qu'à des histoires de tueurs, à des rapts, à des vols.
321:802
L'employé qui vit dans la peur d'être cambriolé, ou assommé dans le métro, passe son temps à regarder des films qui proposent ses bourreaux en modèles. Ce n'est pas *la Carte du Tendre* qu'on élabore aujourd'hui, c'est *la Carte du Sordide.*
Évidemment, cela ne nous aide pas à nous sentir en famille chez Corneille. Le seul personnage de la Veuve capable de rivaliser avec les voyous qui hantent nos soirées est Alcindon, le traître (le titre complet de la pièce est : *la Veuve, ou le traître trahi*). Il fait semblant d'aimer une fille qu'il trouve laide, il enlève la femme qu'aime son meilleur ami, il embrouille tout le monde. Voilà qui nous parle. Nos truands, nos agents secrets travaillent dans ce goût-là. Tandis que Philiste, le héros pour Corneille, passerait facilement pour un benêt. Pouvoir épouser une ravissante veuve, qui vous aime, et refuser de se déclarer parce qu'elle est trop riche, je vous demande un peu si c'est acceptable. Le soir où j'y étais, le public avait l'air de ne pas comprendre une attitude aussi absurde.
Ici aussi, d'ailleurs, il y avait (comme pour le Barbouillé) un metteur en scène bien décidé à embrouiller les pistes. Il s'appelle Christian Rist. Il est assisté par Gislaine Drahy. Aidons ces noms, autant que faire se peut, à rayonner comme ils le méritent. M. Rist anime « le studio classique » qui est paraît-il « dédié à une approche stylistique du répertoire de langue française ». On a bien l'impression en effet qu'il s'approche de Corneille comme on le ferait d'un objet exotique, peut-être piégé, ou vénéneux, étrange et inexplicable autant qu'un vistemboir. Dans ces cas-là, tous les coups sont permis. Exemples : le jardin nécessaire est constitué par une série d'arbres qui se déplacent sur des rails avec un bruit d'enfer, traînés par un acteur. Au 4^e^ acte, ces arbres déracinés serviront de massues. Autre trouvaille : un des personnages, Géron, prend l'accent marseillais. Aucun alexandrin n'y résiste. Même le songe d'Athalie, dit ainsi, ferait rire.
\*\*\*
322:802
Je n'ai aucun plaisir à dire du mal de ces spectacles. Ils ne s'en porteront pas plus mal, ayant quitté l'affiche depuis longtemps quand ce numéro paraîtra. Je ne vise pas à attaquer une œuvre, ou une troupe. Et j'aime mieux être content de ma soirée que de reconnaître qu'elle est gâchée. Avec tout cela, je n'ai pas non plus grand bien à dire du *Comme il vous plaira* monté à la Comédie-française. Et là, si le cœur vous en dit, vous pourrez voir le spectacle, et décider si j'ai raison ou si j'exagère. C'est désolant à dire, mais voilà encore un chef-d'œuvre défiguré. Là, la faute en est principalement à la traduction. Celle qu'on a choisi est de M. Raymond Lepoutre, dont l'Odéon a donné ces temps-ci une pièce. Ce doit être une découverte de M. Vitez. M. Lepoutre s'exprime bizarrement, c'est le moins qu'on puisse dire. Dans un entretien que publie le programme de la soirée, il tient ces propos (qu'on ne me dise pas qu'il ne les a pas relus et qu'il n'y est pour rien) : « Il y a vingt ans, je pénétrai *Hamlet* avec la jubilation frémissante et craintive d'un poignard amoureux. » Nous voilà revenus aux plus beaux jours du symbolisme et du style fin-de-siècle.
L'ennui, c'est qu'il applique le traitement à Shakespeare. Jacques de Boys dit à un moment : « Duc Frédéric sachant comme, jour après jour, hommes de valeur en cette forêt affluent, lève une force puissante qui marche à pied sous sa propre conduite aux fins de capturer ici son frère et le passer par l'épée. » Que c'est beau, n'est-ce pas ; en particulier cette force qui « marche à pied ».
Pierre Messiaen traduisait ainsi le même passage : « Le duc Frédéric, apprenant que chaque jour des hommes de haute qualité se rendaient en cette forêt, avait levé une puissante armée ; une fois équipée, il en prend le commandement afin de surprendre ici son frère et de le mettre à mort. »
Vous pouvez vérifier sur pièce le progrès de la langue depuis un demi-siècle. L'inconvénient du texte selon Lepoutre, c'est qu'il n'est pas articulable pour un gosier même très habile. Les comédiens s'essoufflent à dire leur rôle et, comme on dit, se prennent les pieds dans ces phrases.
Pour compléter, le décor (dû à Fabia Puigserver) est atroce. Un immense miroir occupe le fond de la scène, presque tout le temps. On voit s'y refléter dans l'ombre les quatre rangs de balcons, les lustres.
323:802
Ce n'est pas laid. Parfois, le miroir est oblique et donne une vue plongeante sur la bâche qui occupe le sol (nous sommes censés être dans une forêt). A d'autres moments, le miroir disparaît. Le fond de la scène est rempli par une de ces peintures qu'on voit sur les palissades : couleurs atroces, formes vulgaires, graffiti. La bâche aidant, la forêt des Ardennes devient une banlieue zonarde, quelque chose comme La Courneuve, ou ce que deviendra la Défense d'ici quelques années.
Plus c'est laid, plus c'est beau ? Eh bien, tant pis pour nous.
\*\*\*
Mais j'ai eu grand plaisir, vraiment, à écouter *la Comédie de l'amour,* d'après Goldoni. Le texte prend assez librement ses distances avec l'original, mais sans bassesse. Pantalon (Georges Becot), le meneur de jeu et le Docteur (Jacques Bourel) aussi, annoncent ce qui va arriver, commentent le jeu, feignent de critiquer un autre comédien. Marinette (Rita Nicot), qui joue le rôle d'une gargotière, en est humiliée, son emploi étant celui de tragédienne. Elle tente dès qu'elle le peut de placer une grande tirade de style héroïque, ses camarades l'en empêchent. Il y a ainsi toute une série de plaisanteries et d'effets très faciles, je n'en disconviens pas, mais que la bonne humeur et l'entrain font passer très bien. J'en dirai autant du côté parodique et des calembours.
Ce goût de la parodie est le péché mignon de ce théâtre. Il peut être lassant. Ici, il vient bien, le canevas de Goldoni ayant le côté bouffon, la liberté du théâtre de marionnettes. A un moment Pantalon -- il a la silhouette grêle et la barbiche de chèvre de Félix Fénéon -- qui interprète le rôle d'un avare, découvre qu'il est volé. Il s'en lamente en reprenant les termes mêmes de l'Harpagon de Molière. Et il ne manque pas de demander : cela vous dit quelque chose ? Bien sûr, il se trouve un jeune spectateur (un enfant) pour souffler la réponse. Tout le monde est content. Tout le monde applaudit. Parmi les acteurs, je ne veux pas oublier Jacques Pater, bondissant et plein de gaîté (Lelio).
\*\*\*
324:802
Dans *les Maxibules,* Marcel Aymé a eu une invention qui est d'un grand homme de théâtre : le personnage de Bordeur. C'est un hussard mêlé follement à cette comédie bourgeoise. Il sort de sa guérite pour mener le jeu, exposer une situation ou mimer tous les personnages secondaires qui traversent cette histoire : le père de l'industriel, puis sa maîtresse, un Mexicain, un petit garçon garagiste, une vieille baronne etc. C'est évidemment le rôle le plus lourd, le plus étourdissant, le plus attrayant je suppose pour un comédien.
C'est Raymond Acquaviva qui jouait Bordeur cet hiver, au théâtre Edouard VII. Ses oreilles retiennent tout juste un képi trop grand, et son uniforme n'est pas celui des hussards. On n'a pas dû en trouver. Il s'amuse beaucoup. Il frétille, il ondule, il minaude. J'ai trouvé que ce faux hussard faisait un peu trop cavalier seul, mais je suis peut-être trop sévère.
Dans cette comédie, Marcel Aymé a repris quelques-uns des personnages favoris de sa collection. Le bourgeois libidineux, le bon garçon naïf, qui restera dans les échelons inférieurs de la société, trop honnête pour se hisser au-dessus, la veuve enflammée etc. c'est le petit monde provincial, de la province d'hier (celle d'avant la télé). L'intrigue va un peu au hasard. On a l'impression que ce qui amusait l'auteur, c'est de montrer Bordeur. Le reste vient comme il peut, pour illustrer trois des axiomes fondamentaux du monde selon Aymé : 1. Les riches méprisent les pauvres, qui sont pour eux vraiment une autre espèce. (« Le fils du concierge était un homme », découvre Yolande.) 2. Une femme n'aime jamais quelqu'un qui lui est socialement inférieur. Si on croit trouver une exception, c'est qu'on se trompe sur le rang social. On oublie, par exemple, de compter au crédit d'un individu son caractère exotique, le prestige de la prison ou quelque autre qualité de ce type. 3. On ne peut pas surestimer l'importance du sexe.
Cela peut donner une image assez noire de la société. C'est ce qui se passe par exemple avec *les Tiroirs de l'inconnu,* roman terrifiant, en somme, terrifiant de vérité.
325:802
Avec *les Maxibules,* soit effet du théâtre, soit habileté de l'auteur, on s'amuse beaucoup, et on ne pense pas que le monde est si effrayant. Je m'aperçois que j'appelle habileté de l'auteur ce qui est une très belle invention. A Yolande, la veuve que sa solitude empêche de dormir, M. Aymé oppose le couple Florence-Ludovic et son amour complet. Après le feu, la flamme, si j'ose dire (au sens où l'on « déclarait sa flamme »). Ces deux jeunes mariés s'aiment si totalement qu'on n'imagine pas qu'ils pourraient être séparés. Un jour, ils vont découvrir le comble de l'amour : ils se rejoignent même quand ils sont loin l'un de l'autre. Aussitôt Ludovic part pour l'Amérique du Sud, pour mieux expérimenter ce don nouveau. Il est vrai qu'au bout d'un certain temps, Florence préférerait revenir à des amours plus terrestres.
\*\*\*
Jacques Duby fait mieux que Bordeur, avec « l'œuf ». Il a ramené la pièce de Félicien Marceau de trente-deux personnages à une dizaine, qu'il interprète à lui tout seul. Il est tour à tour Magis, bien sûr, mais aussi sa mère, sa sœur Justine, le fiancé de celle-ci, Hortense sa femme, et Victor Dupommier, amant d'Hortense. C'est étourdissant. C'est merveilleusement réussi. Et cependant, on regrette que la pièce ne soit pas montée dans sa version complète. Il n'est pas sain de voir une scène occupée par un seul acteur, opération de plus en plus fréquente (Piat avec Guitry, S. Frey avec Perec, Chaumette dans *la Chute,* J. Maillan etc.). Les pièces s'effacent devant la rencontre d'une vedette avec le public. Je sais bien. Il y a aussi, et peut-être il y a surtout, des raisons financières. Un spectacle à trente-deux personnages est beaucoup trop coûteux pour qu'un directeur s'y lance. Il y a là quelque chose d'inquiétant pour l'avenir.
Jacques Duby avec son visage pétillant d'esprit, la sympathie qui émane de toute sa personne (il a quelque chose de léger, de poétique et de cocasse à la fois) rend son personnage presque fraternel, très proche de nous en tout cas. Et je suppose que l'auteur tient à garder à son Magis ce rôle de victime et d'enfant perdu, puisque c'est déjà Duby qui avait créé le rôle.
326:802
Il y a pourtant chez Magis un fond noir, atroce, qu'il n'est pas possible de nier. En regardant. Jacques Duby, j'essayais d'imaginer ce que Michel Bouquet, par exemple, aurait fait de ce monologue sinistre et cynique. On sortirait du théâtre avec des frissons, en se retournant pour voir si on n'est pas suivi.
Toute la pièce part de cette constatation de Magis : personne en fait ne se réveille « frais et dispos », mais tout le monde le dit, le croit sans examen et propage le cliché, contribue au mensonge général. Un petit mensonge ? Mais s'il en est ainsi de tous les actes, de tous les sentiments, il faut bien voir que nous sommes élevés dans un monde de conventions, de lieux communs -- ce que Magis appelle le système -- qui cache le monde véritable. Cette découverte un peu simplette est le point de départ d'une pièce féroce et allègre.
Magis pourrait dire comme Léautaud : « Je crève la rhétorique. » Il se rebelle contre le monde convenu et convenable. Il est lucide. N'exagérons rien. Comme Léautaud, Magis triomphe de préjugés vieillis et affaiblis. C'est pour cela qu'on les applaudit tous les deux, qu'on est de leur côté. Et c'est encore bien plus visible en 1990 qu'en 1950, quand Marceau écrivait *Chair et cuir* (dont *l'Œuf* est la version théâtrale).
Nous sommes tous anticonformistes, évidemment. Il faut bien voir qu'on nomme ainsi quelqu'un qui s'est libéré du conformisme d'avant-hier. Et qui reste d'ailleurs féroce sur l'observation des préjugés en activité, ceux qu'il est risqué de bafouer. Regardez nos médias. Ils sont tous pleinement anticonformistes, dans le sens que je dis.
Je me rappelle avoir vu un jour, à la télévision, Félicien Marceau commenter, avec d'autres personnes, le film *Le Diable au corps.* C'est, comme on sait, l'histoire d'un adolescent qui séduit la femme d'un combattant, pendant la guerre de 14. Tout le monde montrait sa largeur d'esprit en trouvant cela encore plus charmant qu'audacieux. Certes, on ne niait pas l'audace de Radiguet, qui écrivait cela deux ou trois ans après l'armistice. Et en approuvant ce pied de nez au culte rendu alors aux soldats des tranchées (« ils ont des droits sur nous ») il est clair que les commentateurs revendiquaient une audace égale.
327:802
Mais transposons, s'il vous plaît. A la place de ce combattant de 14, de ce « poilu » sorti d'un autre monde, imaginez un maquisard, trompé par sa femme pendant qu'il se cache dans la montagne. Ou mieux encore : un déporté. Est-ce qu'on aurait trouvé l'audace, si charmante ?
Je m'égare un peu, mais « l'anticonformisme » est un sujet qui m'amuse. En réalité, je crois que nous constituons la société la plus conformiste, la plus docile, la plus soumise aux préjugés qu'on ait vue depuis les Pharaons. Et que nos techniques de communication y sont pour beaucoup. Tous alignés, pas une tête qui dépasse, c'est le mot d'ordre.
\*\*\*
Félicien Marceau a tiré de son roman une pièce. Valéry, qui pensait au théâtre. (*Mon Faust*) n'avait pas eu l'audace de considérer *l'Idée fixe* comme un dialogue jouable. Pierre Fresnay l'osa, avec Pierre Franck. Et la « pièce » a été reprise au début de l'année par Pierre Arditi (le poète) et Bernard Murat (le médecin).
Rien de plus vif, de plus piquant que ce dialogue. Valéry y reprend un certain nombre de ses tours favoris : le peu de confiance qu'on doit avoir dans les mots, la solitude intellectuelle (chaque homme est un Robinson, et doit penser avec les moyens du bord), l'imposture de l'histoire, et précisément de l'histoire « événementielle ». Depuis que j'ai lu le *Journal* de Catherine Pozzi, très grand livre, je soupçonne aussi *l'Idée fixe* de véhiculer des confidences sur l'amour qui unit un moment cette femme étonnante à Paul Valéry. Cet homme qui, sautant de rocher en rocher, « défait de l'idée fixe », qui dit que son souci aura disparu dans trois ans et voudrait bien s'y trouver déjà (« mais comment produire du temps » demande-t-il), cet homme qui s'interroge sur les relations du corps et de l'esprit et ces souvenirs qui causent un pincement au cœur, il semble bien que ce soit Valéry, amoureux vieillissant.
On retrouve, au cours de ces divagations (il n'est pas mauvais ici de rappeler Mallarmé) des mots célèbres, comme : « Il faut perdre la tête ou perdre sa race. » Déjà, en 1930, la natalité était insuffisante en France.
328:802
Ma géographie de 6^e^ (Jean Brunhes) montrait des projections démographiques : Allemagne, Russie, Italie, devenaient des bonshommes de plus en plus grands, la France rapetissait. Comme on sait, il n'en fut rien, et la tendance s'inversa, de 1938 à 1968, grâce à des mesures politiques (Daladier, le maréchal Pétain), grâce aussi, peut-on penser, à un sursaut, dans une population encore épargnée par le goût du suicide. A. Fabre-Luce a écrit que la France se laissait mourir parce qu'elle refusait le monde technique et ses embarras. Il faut penser plutôt à un fait précis. De 1914 à 1918, 1.500.000 jeunes hommes meurent, avant d'avoir été pères. Nombre de jeunes filles ne trouveront pas d'époux. On peut dire que la République aura liquidé la France en trois étapes. 1. Guerres de la Révolution et de l'Empire, pour apprendre au monde la liberté et le code civil. Deux millions de morts. 2. Guerre de 1418, pour montrer que la République sait tenir le drapeau, et pour détruire l'Autriche-Hongrie, puissance catholique (c'est ce que disait Philippe Berthelot à Léautaud). 3. Ce que nous voyons sous nos yeux, une immense transfusion de sang, qui vise à fabriquer des Français avec tous les peuples de la planète. Deux tentatives d'assassinat, suivies d'un suicide par persuasion.
Les acteurs étaient bons, mais alourdissaient un peu ce dialogue spirituel, allusif. Pierre Arditi, quand il évoque le souci qui ronge le poète, s'étale mélancoliquement sur un rocher. Valéry n'est pas Lamartine. Et il est inutile de faire entendre au loin la *Pavane pour une infante défunte.* Je n'aime pas trop non plus la mimique de l'acteur quand il « pense ». Il se met à l'écart, tourne le dos au public, se prend la tête dans les mains. Cela tournait à l'accouchement. Et le comble, c'est qu'il revenait bredouille de sa chasse aux idées. Mais peut-être faut-il ces contorsions pour que le public se mette dans la tête qu'il assiste à un spectacle intelligent ?
\*\*\*
J'ai vu aussi deux pièces de Pirandello, et non des plus connues. *Comme tu me veux,* au théâtre de la Madeleine et *l'Amie de leurs femmes* à l'Athénée-Louis Jouvet.
329:802
Le thème fondamental du grand Italien est le doute sur l'identité. Est-on réellement une personne, quelqu'un de reconnaissable, d'invariable, sinon dans les yeux d'autrui ? Et les autres, s'ils ne sont pas indifférents, se mettent-ils facilement d'accord dans leur jugement ? Peut-on connaître quelqu'un ? Ces questions sont tout le théâtre de Pirandello. C'est quelquefois génial, quelquefois un peu laborieux.
Comme on pense, l'invention ne date pas d'hier. Elle touche de près au théâtre lui-même, et à l'art du comédien. Et le thème de l'hésitation sur l'identité a été magistralement traité par Corneille dans *Héraclius,* mais on y va rarement voir.
Dans cette tragédie, le personnage de ce nom est le véritable fils de l'empereur Maurice, mais on croit qu'il est Martian, fils de Phocas. Martian à son tour est pris pour un autre (Léonce), mais à un moment, il croit être Héraclius, ce qui le mènerait à tuer son père Phocas et à rompre avec celle qu'il aime, qui serait sa sœur. Phocas, lui, croit qu'Héraclius est son fils, et lui montre une grande affection. Héraclius se lamente :
Son amitié paraît si pure
Que je ne saurais présumer
Si c'est par instinct ou nature
Ou par coutume de m'aimer.
Mais Pascal le savait : la nature n'est qu'une première habitude. La pièce de Corneille est assez compliquée, comme on voit. Il serait curieux de la voir jouer. Je crois qu'elle intéresserait. Pirandello lui aussi est compliqué. Et cette année, il n'a pas de chance. Dans *Comme tu me veux,* Fanny Ardant, qui joue le rôle principal, est incapable de dire son rôle. Elle bredouille, marmonne, puis pousse des hurlements. Elle boule les mots, se précipite. Bref, on ne la comprend pas. Dans *l'Amie de leurs femmes,* c'est toute la troupe qui est mauvaise, en particulier Claude Degliame (Marta) et Miloud Khétib (Venzi)... Dans ces cas-là, le metteur en scène a une grande responsabilité. Il s'appelle Jean-Michel Rabeux.
\*\*\*
330:802
Au contraire, Jules Renard, à la Comédie des Champs-Élysées, était parfaitement servi, par les acteurs, le décor, le cadre même de ce théâtre, son contemporain, en somme, avec ses bas-reliefs de Bourdelle et ses toiles de Vuillard. On y joue deux œuvrettes charmantes, acides, d'une perfection étroite. Comme on sait, J. Renard était un spécialiste de la condensation.
*Le pain de ménage* a ma préférence. On sent l'auteur près de s'envoler, enfin presque. Il est frôlé par une onde de ce lyrisme qu'il admirait tant chez les poètes (Hugo) et les simili (Rostand). Un homme et une femme, à la campagne. Mariés, chacun de son côté, et heureux en ménage. Pourtant, pendant quelques instants, ils vont connaître une fièvre, désirer une vie nouvelle. Ils seront sur le point de rompre leurs amarres, Et puis non, la vie quotidienne les tient solidement. Ils reviennent avant d'être partis. Enfin, Pierre revient, montre ce que leur rêve a d'insensé, redevient raisonnable après s'être tant échauffé. L'ironie bat le lyrisme. Nous sommes bien chez Jules Renard.
*Le plaisir de rompre* est plaisant, bien sûr, mais c'est une pièce typiquement 1900. Vraiment peu compréhensible pour nous, ce souci de réussir sa scène de rupture. Cela fait penser à ces lettres de condoléances que Proust, Montesquiou, fignolaient avec tant de soin qu'elles partaient six mois après le décès, le mort déjà oublié. L'histoire est simple. Maurice qui va épouser une jeune fille à dot prend congé de Blanche, qu'il a aimée, et qui d'ailleurs l'a raisonnablement poussé vers le mariage doté. La scène ne va pas sans muflerie, cette muflerie boulevardière, ce cynisme fier de ses mots, qui est un autre trait d'époque. Aujourd'hui où les mufles ne font plus contraste sur un fond de courtoisie, et se passent bien d'avoir de l'esprit, cela nous paraît beaucoup moins drôle.
Le dialogue est vif, juste, et on n'y trouve pas trop de mots d'auteur (auxquels le public fait un sort avec une joie naïve). Le domaine de Jules Renard est étroit ; assez bas de plafond, mais il le met en valeur à la perfection. Je l'ai dit, les deux acteurs s'en tirent à merveille. Ce sont Anny Duperey, avec son allure superbe et sa voix musicale, et Bernard Giraudeau, juste, savant, nuancé.
331:802
Il met peut-être un brin de veulerie dans ses rôles, au moins un excès de nonchalance, mais c'est bien tout ce qu'on peut lui reprocher. Les décors (Nicolas Sire) et les costumes (Bernadette Villard) sont 1900 avec ce qu'il faut d'encombrement et de peluche pour les meubles, et de dentelles, pour les robes. On se croirait au foyer, devant des peintures de Vuillard.
\*\*\*
Sacha Guitry, qui paraît si proche, curieusement, représente le même esprit que Renard, qu'il connut d'ailleurs très bien. Son *Nouveau Testament* n'est pas sa meilleure pièce, et on y a la surprise d'entendre une leçon, on dirait presque un message (et le titre prendrait alors une importance bouffonne). Le héros de l'histoire, le docteur Marcelin, qui est le masque de l'auteur, et parle presque sans arrêt, prend vers la fin un ton qu'on ose dire pontifiant. Sans doute, la pirouette n'est jamais loin, et nous ne sentons pas très lourdement cette pincée de pensée. Mais elle est là.
Le sens de ce message-là est que Sacha, sans vanter « l'union libre » fait l'éloge de « la désunion libre ». Car le couple n'est pas fait pour l'éternité. Vient un moment où il faut se tirer la révérence, et renouveler sa vie. Etc. Émerveillé de cette forte pensée, le Marcelin affirme que dans vingt ans, trente ans, tout le monde en conviendra. Le temps a passé. Et même un demi-siècle. Or rien n'a changé, la solution miracle ne s'est pas imposée. Parce qu'en réalité, les choses sont un peu plus compliquées.
On comprend bien qu'une fois de plus l'auteur nous fait des confidences. Probablement, Guitry était à la veille d'un de ses divorces. Sa comédie aura pour but de donner le beau rôle à l'homme : trompé, sans doute, mais trompant aussi, et cherchant l'occasion de rompre sans douleur. Présentation avantageuse d'une situation peut-être moins réjouissante pour son amour-propre.
Le cocuage et les quiproquos jouant un grand rôle dans ce vaudeville (c'est le nom exact du genre), le public se délecte, sensible à tous les clins d'œil, à chaque *vacherie* aussi (là encore, le mot exact). Ah, il ne s'agit pas de nuancer. Plus le mot est cruel, plus il vise bas -- l'âge de l'épouse, par exemple -- plus on s'esclaffe.
332:802
Jean-Laurent Cochet (Marcelin) et toute sa troupe sont très bons. Citons Jeanne Colletin (Mme Marcelin), Liliane Sorval (Mme Worms) et Daniel Bremont (Adrien Worms). Mais les autres ne déçoivent pas non plus...
\*\*\*
Dans ce genre du vaudeville, j'ai apprécié *Un œil plus bleu que l'autre,* d'Évelyne Grandjean. A part deux ou trois vulgarités inutiles, sa pièce est divertissante. Ces vulgarités font vrai ? Les crottes de chien aussi font vrai. On s'en passerait pourtant bien sur les trottoirs de Paris.
Il y a une gaieté réelle dans cette comédie. Il est bien possible que dans quelques années elle paraisse étrange, tant elle est marquée par nos modes et nos tics. En attendant, elle plaît. Jean-Pierre Cassel y est remarquable. Il compose une silhouette de « chercheur », très drôle. Il se tasse, se voûte, éteint son regard, avance des gestes gauches. Et il s'est inventé un rire caverneux, un peu dément, qui est bien le plus extraordinaire que j'aie entendu. Dominique Labourier (Yannick) est aussi très bonne.
Deux autres vaudevilles, pour être complet : *Oui, patron,* de Jean Barbier. C'est vraiment très mauvais. Patrick Préjean a beau être sympathique, cela ne suffit pas, Bernard Lajarrige compose le rôle d'un colonel en retraite, aristocrate bien sûr. La canne, le monocle, la moue. Il a l'air de s'amuser. Tant mieux. On est content de le revoir. *Le Diamant rose* de Michaël Pertwee (adapté par Pierre Laville) est tout aussi mauvais, bien que l'auteur nous soit présenté comme « le précurseur du nouveau vaudeville anglais ». Rien de nouveau pourtant, dans cette affaire, sauf que les plaisanteries roulent sur l'homosexualité, l'auto et les cambriolages, trois thèmes absents du théâtre en 1880. Ici, c'est Jacques Balutin qui est l'acteur principal et qui fait le succès de la soirée. Le public le chérit, il a raison. Cet acteur réussit à mettre du naturel jusque dans cette intrigue particulièrement vaseuse. Le métier ? ce n'est pas seulement le métier.
333:802
Il a un don de sympathie, une chaleur. Son grand sourire suffit à tout, si j'en crois les réactions de mes voisins.
\*\*\*
Voilà ce que j'ai vu depuis trois mois. J'ai l'air d'esquiver le sujet de la saison : la reprise de *Cyrano* avec Belmondo. Il est vrai que je n'y suis pas encore allé, par hésitation à louer deux mois à l'avance. La raison peut paraître mauvaise, c'est la vraie. L'événement d'ailleurs sort un peu d'une rubrique théâtrale, dont le but est d'indiquer au public : allez-y, ou : à éviter. La question ne se pose plus, quand on loue en avril pour le mois de juin. Telle est la puissance d'une grande vedette. C'est parce qu'il a conquis par ses films un immense public que Belmondo remplit la salle du Marigny avec la pièce de Rostand.
Je vais essayer d'aller voir ça, promis.
Jacques Cardier.
334:802
## DOCUMENTS
### Radioscopie d'une erreur reconnue
(par le cardinal Decourtray)
Au mois de janvier, le cardinal Decourtray, dans une interview au *Figaro,* avait déploré plutôt que condamné « *une certaine connivence* » des responsables catholiques avec le communisme (voir l'article de Guy Rouvrais : *La connivence,* dans ITINÉRAIRES numéro I de mars 1990).
Cette déclaration avait « provoqué une vive émotion dans les milieux de la pastorale du monde ouvrier », selon *La Croix* du 20 février, en raison de ces deux phrases :
« Le reproche qu'on peut faire aux pasteurs qui se situaient dans une perspective essentiellement missionnaire, c'est qu'ils n'ont pas été suffisamment sensibles à certains dangers \[du matérialisme dialectique\]. Dans un souci de maintenir la communion avec les plus engagés, on s'est laissé entraîner à une certaine connivence. »,
335:802
Une vive émotion en raison de ces deux phrases ? Sans doute. Mais tout autant, il me semble, pour avoir exhumé et réactivé la formule : *intrinsèquement pervers,* qui marque d'infamie le communisme.
Alors, « pour dissiper le malaise », explique *La Croix,* le Cardinal a envoyé une « lettre à tous les évêques de France ».
En voici le texte intégral selon *La Croix,* librement annoté par nous-même. -- J. M.
*A la demande du Conseil national de l'ACO* ([^76]) *j'ai rencontré, le mardi 13 février, six de ses membres et deux aumôniers. Ils ont commencé par me faire part, avec vigueur et sérieux, de la souffrance causée par mon interview au* Figaro.
*Ce qui leur pose question, c'est que le président de la Conférence épiscopale semble donner à un journal connu pour son conservatisme un moyen de poursuivre son dénigrement de la démarche missionnaire de l'Église en monde ouvrier* ([^77])*.*
336:802
*Cette interview est ressentie comme une condamnation des militants* ([^78]) *qui proposent à leurs camarades de travail et de quartier une recherche du Dieu de Jésus-Christ, dans le respect de leurs choix idéologiques* ([^79])*.*
*Leurs blessures sont d'autant plus fortes que la militance est aujourd'hui volontiers suspectée et socialement considérée comme dépassée. Ceux qui la pratiquent ne sont pas pris au sérieux et se sentent exclus* ([^80])*.*
*J'ai reconnu que mon erreur a été de parler de ces questions en ce moment* ([^81]) *et d'avoir été trop rapide pour être compris et constructif. D'autant que je n'ai pas vérifié le contenu de l'interview improvisée avant sa publication.*
338:802
*Le débat qui a suivi, dans une ambiance de vérité et de respect, a porté essentiellement sur des questions de forme, les questions de fond ayant été à peine abordées* ([^82])*. Nous nous sommes efforcés de préciser comment réparer les effets de mon intervention* ([^83])*. Et de quelle manière encourager et confirmer la démarche missionnaire de l'Église en monde ouvrier.*
*-- Il n'est sans doute pas heureux d'utiliser sans nuances l'expression* « *intrinsèquement pervers* » ([^84])*.*
*Il faudrait prendre en compte la complexité des marxismes, en distinguant leur philosophie et les outils d'analyse qui sont ainsi proposés* ([^85])
340:802
*-- Cette interview s'inscrit dans un contexte* (*par exemple l'absence au Panthéon*) *qui donne à penser que l'Église renierait son ouverture au monde* ([^86])*. Beaucoup ont l'impression que l'Église donne des ordres plutôt quelle ne chemine dans l'histoire des hommes en assurant un discernement patient de l'œuvre du Christ* ([^87])*.*
*-- De nombreux militants ouvriers ont redécouvert la foi au Christ et le sens de l'Église, grâce à la confiance manifestée par des pasteurs dans les années soixante-dix* ([^88])*.*
-- *N'y a-t-il pas un problème de communication de l'Église ? Comment rendre cette communication positive, alors qu'elle paraît sans cesse être enfermée dans des condamnations, des restrictions, des négations ?*
342:802
*Comment rechercher de nouveaux chemins d'évangélisation en monde ouvrier* ([^89]) *compte tenu de l'évolution de la société française, des pays de l'Est et du monde entier ?* ([^90]) *N'y aurait-il pas un débat à réinstaurer dans l'Église comme ce fut le cas au moment du programme commun, avec la déclaration aux chrétiens ayant fait l'option socialiste* (*en 1972*)*, ou les textes sur Foi et marxisme* (*en 1977*)*, ou lors des Orientations missionnaires* (*en 1983*) *?* ([^91]) *De telles questions ne peuvent être abordées sérieusement dans une courte interview.*
*-- Plutôt que de s'interroger sur les lacunes ou les erreurs du passé, comment conforter les militants chrétiens dans le dialogue avec ceux qui ne partagent pas leur foi ?* ([^92]) *Ils ont besoin non pas d'un démenti de l'interview mais d'un signe de communion véritable avec les évêques.*
*Ensemble nous avons décidé :*
*-- de l'envoi à tous les évêques de cette information rapide sur cette réunion ;*
*-- d'une déclaration de la Cémo* ([^93])* ; dans des conditions à préciser.*
*A plus long terme il sera judicieux d'envisager une réflexion sur les questions qui sont en cause.*
344:802
*Dans l'espoir que cet incident ne laissera pas trop de traces négatives* ([^94])*, je vous prie de croire, cher Père, à mon amical dévouement.*
Les attitudes et déclarations du cardinal Decourtray dans l'affaire du Carmel d'Auschwitz avaient « blessé » un grand nombre de catholiques français. Le Cardinal n'avait vraisemblablement pas pu l'ignorer. Et ce n'étaient point là des « blessures » à leur personnage, à leur rôle, à leur crédibilité, comme pour les militants de l'ACO. C'étaient des blessures « ressenties » (à tort ou à raison) comme des atteintes à la foi catholique : comme des outrages à la prière de l'Église, à sa doctrine de la communion des saints et de la Providence divine. Le cardinal Decourtray ne s'est apparemment pas demandé, dans ce cas, s'il n'avait pas commis une « erreur » dans « la forme » ou dans « le fond » ; s'il n'avait pas, d'aventure, été « trop rapide pour être compris et constructif » ; il n'a pas recherché « comment réparer les effets de son intervention ». Ces attentions, ces prévenances, ces sollicitudes, ces scrupules sont ostensiblement réservés aux chrétiens s'affirmant de gauche, se déclarant d'option socialiste, se voulant armés d'outils d'analyse marxistes. Les autres, le Cardinal les ignore, le Cardinal les méprise, et s'il s'agit du Front national, il leur réserve une condamnation privilégiée, les seuls condamnés explicitement, et condamnés sans avoir été entendus. Comme ITINÉRAIRES en 1966.
345:802
Ce mépris de quarante ans, ce mépris artificiel pour les catholiques dits « de droite », vous en avez hérité, Monseigneur le Cardinal, vous avez assumé cet héritage vous l'avez confirmé, vous l'avez aggravé car il s'y ajoute maintenant le recul et la perspective, presque un demi-siècle ! Cela ne peut plus passer pour une humeur passagère, pour un malentendu accidentel. Même si ces catholiques dits « de droite » vous paraissent soit profondément coupables, soit profondément incompréhensibles, soit les deux à la fois, vous ne deviez pas leur refuser tout dialogue, toute discussion, tout débat, vous ne deviez pas maintenir contre eux, la discrimination et la guerre dans l'Église.
Mais vous l'avez fait. Mais vous le faites. Jour après jour. D'un cœur résolument fermé.
Jean Madiran.
346:802
### Écrivains et journalistes proscrits
La condition faite en France à l'écrivain, au journaliste, à l'éditeur, quand ils ne se soumettent pas à l'idéologie dominante (laquelle est maçonnique, cosmopolite, ouvertement ou sournoisement anti-nationale et anti-catholique) est une condition de proscription et d'apartheid.
Même le public dit « de droite » ignore, ou sous-estime, ou bien oublie la réalité de cette situation, le poids de ses conséquences, et ce que lui, public, pourrait y faire.
L'éducation du public, même du nôtre, reste donc à faire sur ces questions ; et parfois même celle des jeunes journalistes et écrivains qui, à force de subir sans comprendre, finissent par se laisser décourager (ou se laisser annexer).
Ce système politico-financier qui ou bien domestique la presse et l'édition, ou bien les accule à la pauvreté, et souvent à la misère, *a été* récemment analysé, ainsi que les moyens d'y échapper, dans une communication faite par *Jean Madiran* au Conseil scientifique du Front national ([^95]).
347:802
De son côté *François Brigneau* a écrit sur ce sujet un témoignage saisissant.
Grand écrivain, comme on le sait, tout autant et sans doute davantage (comme on ne le sait pas) que journaliste, François Brigneau a publié dans *Nalional Hebdo* du 1^er^ février un article dont voici les principaux extraits :
Il y d'abord ce silence qui entoure chacun de nous durant toute sa vie et se prolonge, on le voit, après sa mort. Prenons un exemple : Robert Poulet était un grand écrivain, l'un des meilleurs critiques littéraires de l'après-guerre avec, me semble-t-il, Georges Laffly. Il a laissé une œuvre importante : des romans (*Handji, les Ténèbres*)*,* des récits, des souvenirs (*Journal d'un condamné à mort, Ce n'est pas une vie*)*,* des pamphlets (*la Révolution est à droite, Contre l'amour*)*,* de superbes *Entretiens avec L-F Céline,* des ouvrages de critiques (*le Caleidoscope*)*,* des poèmes, des pièces de théâtre, etc. Les chroniques qu'il donnait à *Rivarol* et à *Présent* (qui ne sont peut-être pas de « grands » journaux, mais qui sont de bons journaux, ce qui n'est pas si mal) étaient parmi les meilleures de la presse française. Il est mort, il y a quelques semaines, dans l'indifférence totale des « grands » journaux culturels. Son épouse n'a pas supporté que son vieux compagnon la quittât. Elle l'a suivi aussitôt dans la tombe. Cela n'a pas plus ému la presse du cœur. Esprit supérieur, élitiste rigoureux et exigeant, Robert Poulet n'existait pas.
Je parlais de Georges Laffly. Les critiques littéraires qu'il signe aux *Écrits de Paris* et à *Itinéraires* sont remarquables, tant par la pertinence et l'acuité du jugement que par la qualité de l'écriture, naturelle, et simple, sans éloquence ni feston.
348:802
Celle qu'il a consacrée à Robert Poulet est particulièrement réussie. Toutes révèlent une vaste culture, vivante et mobilisée sans effort. Qui s'en aperçoit dans la « grande » presse ? Personne. Quel écho trouvent-elles ? Aucun -- les nôtres exceptés, bien sûr. M. Laffly n'existe pas...
Être journaliste de droite, je veux dire : de notre droite, nationaliste et française, c'est accepter le silence, le silence autour de sa personne, ce qui n'a aucune espèce d'importance, car il n'ombrage que la vanité, mais aussi le silence autour de ses écrits où l'on a mis parfois le meilleur de soi-même et l'essentiel de sa vie, le silence orchestré qui transforme le journal en journal intime et le prive de la caisse de résonance indispensable, ce qui est beaucoup plus grave et gênant.
Il faut être lucide. Tout ce qui vient de notre droite est occulté, ignoré ou censuré par les radios, les télévisions, la librairie, la « grande » presse. Je l'ai découvert par expérience personnelle. Je continue à le vérifier. Journaliste à *Semaine du Monde, Paris-Presse* et *L'Aurore,* je n'ai jamais manqué d'éditeurs. Les plus « grands » ont accepté ou demandé mes livres : Gallimard, Albin Michel. J'étais dans le circuit. J'écrivais un feuilleton qui paraissait dans un quotidien. Une maison d'édition normale le publiait. Puis un club de livres relançait un nouveau tirage. Les droits d'auteur se prenaient pour les droits de l'homme : ils gonflaient.
J'ai eu un prix : celui de la *Littérature policière.* Dans la foulée, j'ai failli en obtenir un second : le prix Albert Londres. Mais M. Martin-Chauffer, moraliste résistant et chroniqueur au *Figaro,* intervint. Il fit un foin du diable. Si un salaud de pétainiste comme moi était primé, il disait qu'il flanquerait sa démission, claquerait la porte et dirait pourquoi. Le scandale serait énorme. Lazareff, qui me soutenait (le livre était paru dans sa collection *L'Air du Temps*) n'insista pas. Après un baroud d'honneur, mes derniers supporters, que leur propre audace effrayait, m'abandonnèrent à mon triste sort. Ma femme fut privée du manteau en lapin d'Alaska que je lui avais promis. Elle eut la gentillesse de me consoler. Ça n'avait pas d'importance. Elle n'aimait que la zibeline et le chinchilla. Pour ça il eût fallu le Goncourt au moins. Mieux valait ne pas rêver.
349:802
Malgré ce contretemps, je recevais plus d'offres de collaborations extérieures que je ne pouvais en satisfaire. Mes chroniques et reportages étaient revendus par les agences. Ce n'était pas la fortune, mais comme nous sommes de goûts simples (nonobstant la zibeline et le chinchilla), sans train de vie ni gros besoins et que nos vices ne dépassent pas nos moyens, je roulais sur l'or. Je pus m'acheter un bateau : le paradis.
Puis j'entrai à *Minute* et tout changea. Du jour au lendemain, les agences trouvèrent mes papiers sans intérêt. Mes collaborations diminuèrent. Bientôt je n'en eus pas plus que d'éditeurs. Aujourd'hui je n'écris plus que dans « la presse confidentielle », comme écrit M. Pauwels à l'un de ses lecteurs. Pour être publié, je suis réduit à m'éditer moi-même. Mes livres paraissent -- quand ils paraissent -- dans un profond silence. Il n'est pas seulement d'admiration...
Certes, pour arriver à cet état, j'y ai mis du mien. Je ne m'en suis pris qu'aux puissants, à ceux qui détiennent l'argent, la force, la justice et la loi. Quand on n'est ni franc-maçon, ni juif, ni pédéraste, et qu'on ne sort ni d'une grande école ni de la cuisse de Jupiter, il faut s'attendre à des retours de bâton. Ajoutez que je ne suis pas très « social ». Je ne cours pas les dîners en ville. Je suis peu répandu, et pas doué pour la réclame. Bref, j'offre toutes les conditions requises à l'excommunication majeure...
On se tromperait néanmoins en faisant de mon cas un cas particulier. C'était *Minute,* dans son ensemble, qui était à l'index et frappé d'interdit. Les révélation du *Canard Enchaîné* (exemple : la feuille d'impôts de Chaban) déclenchaient des campagnes de presse et de radio-télévision qui lui faisaient une publicité du tonnerre. Les nôtres (exemple la feuille d'engagement en Allemagne de Georges Marchais et l'enquête capitale sur ce sujet de Roland *Gaucher*) étaient tues, ou exploitées du bout des lèvres souvent en dissimulant la source.
350:802
Quand on nous citait, c'était : un « hebdomadaire d'extrême-droite ». En conséquence, les retombées étaient nulles, ou médiocres. L'audience ne s'en trouvait pas élargie ; ni la vente.
Les quotidiens de province refusaient pour la plupart nos placards publicitaires. Les radios modifiaient toujours, ou presque, les messages que nous voulions diffuser, sans en diminuer le prix. Nous n'étions jamais invités aux débats et tribunes, jamais cités dans les revues de presse et aucune de nos initiatives n'était commentée.
......
Car tout s'enchaîne. On ne se contente pas de refuser votre publicité. On se refuse également à en faire chez vous. Je vais vous raconter une histoire révélatrice. Avant la mort du Caudillo, nous étions le seul hebdomadaire de moyen tirage (180 000, 200 000) à ne pas insulter chaque semaine l'Espagne franquiste. Or nous n'arrivions pas à décrocher un contrat avec les lignes aériennes et les organisations touristiques espagnoles. J'allai à Madrid. J'y avais quelques introductions. Je fis entendre notre requête auprès de gens qui n'étaient pas sans influence :
-- Faudrait-il que nous traînions le général Franco dans la boue, comme le faisaient *L'Express* ou *Le Nouvel Observateur,* pour obtenir la publicité d'*Ibéria ?*
On se récria. Non ! c'était une erreur. Un oubli. Il allait être réparé sur-le-champ. Réchauffé par les promesses, l'hospitalité et le cognac castillan, je revins à Paris, fier comme un matador. L'affaire était dans le sac. Ce n'était plus qu'une question de jours. Les pesetas allaient ruisseler. Tendez vos tabliers, amigos ! Les reins cambrés, le menton au plafond, un poing sur la hanche et l'autre gracieusement arrondi autour du front, j'improvisais des flamenco-talonnettes, qui laissaient pantois les boit-sans-soif du *Belmont.*
351:802
Le naïf que j'étais ! Le Caudillo s'en alla vers la Vallée de Los Caïdos, sans que nous eussions vu rien arriver. Les agences de Paris, tenues par des cosmopolites qui avaient *Minute* dans le collimateur, avaient dit : *No ! No passaran !*
Aucune publicité d'État (Tabac, SNCF., Bons du Trésor, etc.) réservée aux amis et frangins, très peu ou pas du tout de publicité privée, le problème est simple et vite réglé. Financièrement, la presse actuelle ne peut pas tenir sans la publicité. Celle-ci nous étant interdite, comment pourrions-nous assurer notre croissance et notre expansion, enrichir nos équipes, trouver des talents nouveaux pour conquérir des publics plus larges ?
Sans l'apport publicitaire, l'existence de la presse de droite commence par la recherche de l'équilibre financier en réduisant toutes les dépenses. On rogne sur les salaires ; sur la pagination ; sur la qualité du papier ; sur l'illustration. On renonce à cette enquête, à ce reportage parce qu'ils sont trop coûteux ; à ce document parce qu'il est trop cher. On essaye de camoufler sa misère par des trouvailles, de l'entrain, la foi du militant, quelques petites fleurs de talent. On y arrive quelquefois. Pas toujours. C'est un pléonasme de dire que la pauvreté appauvrit, mais c'est une vérité à laquelle on ne prête pas toujours assez d'attention.
J'écris cela sans amertume, ni mélancolie. (...) Arrivé presque au bout de la route, quand je me retourne et distingue dans la brume des souvenirs le long chapelet des années disparues, c'est vrai, je ne regrette rien. Si c'était à refaire, je referais ce chemin. Pour qui voulait être fidèle à sa jeunesse, à ses morts et aux vivants, à la vérité politique et à son avenir, au travail, à la famille, à la patrie, au destin français, il n'y en avait pas d'autres.
......
\[*Fin des extraits de l'article de François Brigneau paru dans l'hebdomadaire* National Hebdo *du 1^er^ février 1990.*\]
352:802
Nous disions en commençant la présentation du texte que l'on vient de lire :
« La condition faite en France, à l'écrivain, au journaliste, *à l'éditeur,* quand ils ne se soumettent pas à l'idéologie dominante... »
Oui : *à l'éditeur* lui aussi.
Dans *Mémo,* « bulletin du Cices » publié par les Éditions Dominique Martin Morin, l'éditeur, saluant la « nouvelle série » d'ITINÉRAIRES, fait à cette occasion de graves remarques sur la situation actuelle de l'édition :
La triste nouvelle de l'arrêt de la publication mensuelle d'*Itinéraires* était arrivée pendant l'Avent. Ce Carême apporte le premier numéro de la nouvelle série, celle des quatre saisons.
Cet *Itinéraires* du printemps 90 est vigoureux (...)
Ce numéro I est précédé d'un avant-propos du maître des lieux. Jean Madiran y explique qu'en proposant au public cette nouvelle série, il a supposé qu'il existait encore un public capable de s'intéresser à une revue comme celle qu'il a fondée en 1956 et assez déterminé pour lui apporter le soutien dont elle a besoin.
Cette question de savoir s'il y a encore un public pour un certain type d'ouvrages ou de revues se pose de façon assez générale. Il y a déjà quelque temps, Jean Auguy a prévenu que les éditions de Chiré ne publieraient plus de nouveautés qu'à titre exceptionnel. Pierre Lemaire a fait savoir l'an dernier que la situation des éditions Téqui était plus difficile qu'elle ne l'avait jamais été. DMM n'a pris aucun nouvel engagement pendant près d'un an. La reprise de production sera prudente -- l'expérience dira si elle est possible.
Les raisons de ces difficultés communes à plusieurs éditeurs sont sans doute diverses. Il me semble cependant que certaines sont générales. Il y a la lente mais constante dislocation de notre pays et de l'Église visible, et l'effondrement intellectuel et moral de ce qu'il et convenu d'appeler le « grand public cultivé ».
353:802
Il y a aussi, pour chacun de nous, la nécessité de choisir entre des œuvres et des entreprises qui ont besoin d'aide. (...)
\[*Fin de la reproduction d'un extrait de* Mémo*, numéro d'avril 1990. Ce* «* bulletin du Cices *»*, qui n'est pas vendu au numéro, est publié par les Éditions Dominique Martin Morin, 932 Bouère ; tél. : 43 70 6178.*\]
« L'effondrement intellectuel et moral de ce qu'il est convenu d'appeler le grand public cultivé » : assurément.
Ce qui demeure, ce qui survit, ce qui tient bon au milieu de cet effondrement général porte la responsabilité de ne se laisser ni désorienter ni décourager.
354:802
### Beaucoup comme moi sont sans église
*Dans la crise affreuse, spirituellement fratricide, qui est pour les catholiques l'épreuve de ce temps, je remercie tous ceux qui m'ont apporté le renfort* (*et le réconfort*) *de m'écrire plus ou moins dans le sens et dans le ton de la Lettre que l'on va lire.*
*Je ne puis citer toutes ces lettres ni leur répondre personnellement. J'en cite donc une seule qui représente en quelque sorte toutes les autres dans l'expression de ma gratitude : lettres diverses dans leur appréciation des circonstances, mais semblables, au-delà des fragilités des réactions individuelles par leur témoignage d'une vraie, d'une solide, d'une profonde communion catholique. -- J. M.*
« ...Quelle joie de recevoir ce numéro I d'ITINÉRAIRES, un volume si dense, si passionnant, qui vient me conforter dans ma foi, mes craintes, mes espérances...
355:802
« Oui la revue est chère, avec 350 F. on peut s'offrir un livre d'art, plusieurs livres brochés : mais ce qu'apporte la revue, on ne peut le trouver nulle part ailleurs. Merci de poursuivre votre œuvre envers et contre tout et malgré les chagrins que cela vous apporte. J'aime votre équilibre, votre esprit de justice, et j'apprécie dans vos écrits l'absence d'acrimonie méchante et inutile.
« J'avais lu en son temps dans *Fideliter* le passage \[cité p. 11 du numéro I\] *...* mais voyez-vous, peut-être parce que je suis sensible à la détresse morale des hommes, je n'ai pas interprété ce texte comme un vrai trait de colère, j'y ai vu plutôt un cri de détresse (...).
« ...Seulement, depuis, il y a eu un déferlement de haine. J'ai pu constater cette haine dans une réunion à laquelle j'ai assisté. Je dois dire que l'on s'en prenait surtout à Bernard Antony qui semblait cristalliser sur sa personne toutes les rancunes. La haine surgit toujours ! là même où l'on ne croirait pas la trouver ! Quand une décision difficile a été prise, trop souvent on veut la justifier à tout prix : et l'autre, considéré comme un adversaire, puis comme un ennemi, doit devenir tout noir pour qu'on paraisse moins gris !
« ...Je pense que l'on a le plus grand besoin des prêtres d'Écône, tout le monde ne peut pas aller prier au Barroux, et beaucoup comme moi sont sans église. Il faut bien reconnaître aussi que malgré les promesses, on ne voit pas beaucoup de paroisses proposer la messe traditionnelle. Quand cela se produit, c'est avec tant de réticences et, de l'aveu même de nos évêques, dans l'espoir que rapidement ce ne sera plus nécessaire, les traditionalistes étant venus à résipiscence.
356:802
« Ni Mgr L. ni Dom G. ni vous-même n'êtes des hommes de pouvoir et d'argent. Je lis *Fideliter* pour suivre le développement du « schisme » (?), je lis *Itinéraires* pour l'enrichissement intellectuel et spirituel, je lis *Présent* pour une actualité qui me désespère. »
357:802
AVIS PRATIQUES
ANNONCES ET RAPPELS
\[...\]
============== fin du numéro 802.
[^1]: -- (1). Le sous-titre incongru, et mal orthographié, est une invention des Éditions du Rocher, il ne figure pas dans l'édition anglaise : « *Le Trésor de Saint Pierre* » (écrit ainsi, on ne sait pas s'il faut comprendre « de saint Pierre » ou bien « de Saint-Pierre »). Il semble que par l'invention de ce sous-titre l'éditeur français ait voulu faire croire que le sujet principal du livre réside dans les scandales financiers qu'il est supposé révéler.
[^2]: -- (2). Voir à ce sujet : *La même carence* dans ITINÉRAIRES, numéro 307 de novembre 1986.
[^3]: -- (1). Malachi Martin : *Le peuple que Dieu s'est choisi,* « Les rapports entre chrétiens et juifs », traduction française, Éditions Dominique Martin Morin 1989.
[^4]: -- (2). Eugenio Zolli, *The Nazarene,* Herder Books, 1950.
[^5]: -- (1). Ayant travaillé sur l'édition anglaise du livre (Harper and Row, Publishers, New York, 1986), nos traductions peuvent différer de celles proposées dans l'édition française de *Vatican* (Éditions du Rocher).
[^6]: -- (1). Lors de la crue centennale de l'Aude, en 1930, la déclaration des hectares de vigne « détruits par l'inondation fut largement supérieure au total des surfaces plantées. On récolta quand même une bonne demi-récolte et l'année suivante une récolte normale !
[^7]: -- (2). Dans une série télévisée sur les Paysans et la Terre, le savant Duby n'a pas manqué de montrer une séquence de ce type. Il a oublié de dire qu'il s'agissait non d'une charrue, mais d'un léger semoir, qu'il fallait aller droit et que la bête ne piétine pas le labour hersé où la graine devait être semée. Pour déporter une traction et aller droit il faut soit deux bêtes soit une main d'homme ou de femme qui, grâce au système ancestral du palonnier, n'a que de faibles efforts à fournir pour équilibrer un couple de forces en même temps qu'elle conduit la bête. Dans cette même série, de sa belle voix de violoncelle, M. Duby a proféré un nombre considérable d'âneries à la mode -- mais quelles photos et quelle musique !
[^8]: -- (3). Quand cela était possible. Le fleuve était dès lors « navigable et flottable » sur toute sa longueur de plaine, même s'il y avait quelques « rapides » qu'on corrigeait au mieux. Le trop de pente devait être coupé par des ouvrages lourds qui ne permettaient plus que la navigation de bief en bief avec transbordement.
[^9]: -- (4). L'Aude.
[^10]: -- (5). Est-il curieux de constater (Sciences et Vie Économique, janvier 1989) que les cadres des entreprises barbotant dans les commerces des eaux sont, en salaire moyen, les mieux payés de France : Compagnie Générale des Eaux (34.006,00), Lyonnaise des Eaux (34.064,00), alors que la BNP paye les siens (14.160,50) fort chichement ?
[^11]: -- (6). Lors de la crue centennale de l'Aude de 1930, il n'y eut pas de pertes humaines, ses seuls dégâts spectaculaires ayant été causés par les torrents de boue coulant dans les « Rieussec », ces thalwegs sans eau, et les vagues provenant de ruptures de barrages, (la voie de chemin de fer surélevée entre Narbonne et Coursan par exemple) qui donnent de la vitesse, donc de la puissance de ravinement aux eaux accumulées et soudain libérées.
[^12]: -- (7). Céline, *Mort à crédit.*
[^13]: -- (8). PIM : Programme Intégré Méditerranéen.
[^14]: -- (9). Un rapport officiel de 1982, resté secret, attribue au pompage du gaz de Lacq le nombre et la fréquence inhabituels des séismes qui, puis 20 ans, secouent la région (*Le Figaro* du lundi 15 janvier 1990). On en aurait compté plus de 800 de 1 à 5 sur l'échelle de Richter.
[^15]: -- (1). *Modèle polyhistorique *: l'expression a sur celle dont use Max Weber « Type idéal » l'avantage d'une plus grande précision. Le modèle polyhistorique est définissable.
[^16]: -- (1). *Nouvel Observateur* du 18 au 24 janvier 1990.
[^17]: -- (2). Dans son livre *Démocratie,* Éditions Messidor 1990, passage cité par *Le Monde* du 10 avril.
[^18]: -- (1). Voir dans notre précédent numéro (numéro I de mars) : *La connivence.*
[^19]: -- (2). Texte intégral de l'abjuration reproduit et commenté dans la rubrique DOCUMENTS du présent numéro : *Radioscopie d'une erreur reconnue.*
[^20]: -- (3). Voir note 2.
[^21]: -- (4). *La Vie* du 1^er^ mars 1990.
[^22]: -- (5). *La Vie,* n° déjà cité, p. 69.
[^23]: -- (1). Il y eut aussi des absences explicables : celle d'ITINÉRAIRES, celle du CENTRE CHARLIER et celle du quotidien PRÉSENT.
[^24]: -- (1). Le Colonel mourut en janvier. Voir dans ITINÉRAIRES, numéro 331 de mars 1989 : *Pour le tombeau d'un colonel,* par Alain Sanders ; *Lettre à un colonel en prison,* par l'abbé V. A. Berto.
[^25]: -- (2). « *Vous êtes sportifs, dans la Cavalerie française... .* » dira Rommel, avant de promettre que tous les survivants allaient être ramassés par ses hommes, et soignés.
[^26]: -- (3). Citation du 10 août 1942 à l'Ordre de la Brigade : « *A tenu tête héroïquement, à Clerfayes, à un ennemi supérieur. Son peloton ayant été décimé, a lutté jusqu'à épuisement de ses munitions.* »
[^27]: -- (4). Général Arlabosse, *Déclarations au Ministère des Armées* datées du 7 janvier et du 23 février 1946. (*Archives personnelles.*)
[^28]: -- (5). Hubert Ivanoff : *Le Premier Régiment Étranger de Cavalerie en Indochine, 1947-1956,* mémoire à l'Université Paul Valéry, 1982.
[^29]: -- (6). Alain Gandy : *Royal Étranger. Légionnaires cavaliers au combat 1921-1984,* Presses de la Cité, 1985, Paris.
[^30]: -- (7). Engins blindés de reconnaissance (sur pneus).
[^31]: -- (8). Le 14 mars 1960, pour l'enterrement des légionnaires Garnatz, Milesi, Szkudiarek et Lenz, de l'escadron Boutot. (*Archives personnelles.*)
[^32]: -- (9). Jean Cauvin : *Le procès Vanuxem,* p. 194, Éd. Saint-Just, Paris, 1963. (OAS : Organisation de l'Armée Secrète.)
[^33]: -- (10). Pierre-Albert Lambert : « Les colonels mènent le jeu », *Historia-magazine,* n° 331, année 1977.
[^34]: -- (11). Jean Gauvin : *Le procès Vanuxem,* p. 64-65, Éd. Saint-Just, Paris, 1963.
[^35]: -- (12). « On recherche un général », *Historia-magazine,* n° 331, année 1977.
[^36]: -- (13). *La guerre d'Algérie* (*IV*). *Les feux du désespoir* Fayard, Paris, 1971.
[^37]: -- (14). Le Van Ty, chef d'état-major de l'A.R.V.N., lettre du 25 juin 1956. (*Archives personnelles.*)
[^38]: -- (15). Numéro 11, année 1967. (Les deux ouvrages furent rapidement épuisés, et n'ont pas connu de réédition.)
[^39]: -- (16). *Les derniers Chouans du Morbihan,* trois chapitres, inédit. (*Archives personnelles.*)
[^40]: -- (17). Ce scénario a servi depuis dans un film de Melville, et il a été repris en grandeur réelle (les mitrailleuses en moins) dans une célèbre et récente évasion.
[^41]: -- (18). *Le chant du 1^er^ REC,* in *Chants de France et de Chrétienté,* Centre Charlier, Paris, 1988.
[^42]: -- (1). Par « orthodoxie », j'entends « orthodoxie protestante », laquelle s'oppose au libéralisme protestant.
[^43]: -- (1). Pie XII : encyclique *Mediator Dei.*
[^44]: -- (2). Collecte du IV^e^ dimanche après Pâques.
[^45]: -- (3). Pie XII décret *Maxima redemptionis nostrae mysteria,* du 16 nov. 1955.
[^46]: -- (4). Pie XI : *motu proprio Quam sollicita, du 21* décembre 1934.
[^47]: -- (5). Paul Claudel : *Cinq grandes odes.*
[^48]: -- (6). Paul Claudel : *La messe là-bas.*
[^49]: -- (7). Oraison « super populum » du jeudi des quatre-temps de carême.
[^50]: -- (8). Saint Léon : sermon 74,2.
[^51]: -- (9). Secrète du IX^e^ dimanche après la Pentecôte.
[^52]: -- (10). *Singulis noctibus ad vigilias surgite.*
[^53]: -- (11). *Cum de nocte surrexisset more sacerdotum*.
[^54]: -- (12). Saint Augustin : commentaire du psaume 66,6.
[^55]: -- (13). Concile d'Arras (1205) : *Contre les ennemis du chant ecclésiastique.*
[^56]: -- (14). Saint Augustin : sermon 363.
[^57]: -- (15). Saint Ignace d'Antioche († 107) : *Lettre aux Éphésiens *XVIII, 2.
[^58]: -- (16). Voir par exemple la postcommunion du second dimanche de l'avent (reprise dans la messe du Sacré-Cœur) : on y demande d'apprendre à *terrena despicere -- *regarder de haut les réalités terrestres. C'est le langage de tous les mystiques. Mais le nouveau Missel Romain a changé cela, et parle de *sapienter perpendere -- *apprécier avec sagesse les choses de la terre.
[^59]: -- (17). L'expression vient du prologue de la Règle de saint Benoît.
[^60]: -- (1). *Islam s'écrit normalement sans majuscule initiale, comme catholicisme, protestantisme, judaïsme, etc. Joseph Hours l'écrivait majusculairement : Islam, ainsi que l'on peut le faire non pas dans la* « *composition courante* » *mais dans les* « *ouvrages spéciaux* »*. Cf.* Code typographique, « *choix de règles à l'usage des auteurs et des professionnels du livre* »*, rédigé par l'équipe des correcteurs de l'imprimerie Crété, onzième édition, Paris 1973, pages 57 et suiv. sur la* « *majuscule initiale* »*, et spécialement pages 64-65.*
[^61]: -- (2). Traduction Norbert Lejeune -- in *Études*, avril 1955, pp. 33-44, article *Point de vue arabe sur l'Afrique du Nord.*
[^62]: -- (3). Abbé Jean-François Six : *Itinéraire spirituel de Charles de Foucauld.* Le Seuil, Paris 1958.
[^63]: -- (4). L'auteur de l'article ayant le privilège de disposer des lettres écrites à son propre père par Charles de Foucauld entre 1911 et 1916, s'y réfère dans les pages suivantes, sans pour autant ignorer l'abondante production de Charles de Foucauld sur ces questions. M. l'abbé Six estime pourtant que les lettres à M. Joseph Hours sont parmi les plus importantes.
[^64]: -- (5). Comment ne pas signaler ici l'action du R P. Gorrec qui consacra sa vie à l'étude de Charles de Foucauld et de son activité.
[^65]: -- (1). Voir les *Échos de la Rue du Bac,* par exemple la biographie du Mosellan Augustin Schoeffler (1822-1851) dans le no 226 de mars 1988.
[^66]: -- (2). Voir l'un des cas les plus connus, celui d'Henri Barreau, dans *Les Prêtres* de Pierre Duclos (Seuil, 1983). A noter qu'Henri Barreau était passé par les Missions étrangères de la rue du Bac (le rêve d'héroïsme)... et non par les Jeunesses communistes comme le crut Henri Barbé rapporté par Roland Gaucher dans son *Histoire secrète du PCF.*), trompé par une homonymie. Il faut rester prudent sur la question des communistes qui auraient été infiltrés dans les séminaires. Aucun cas n'a jusqu'à présent été démontré. Et la biographie de Barreau, comme d'ailleurs celle, très classique, de Gaillot (qui fut même officier de réserve en Algérie), est parfaitement connue et vérifiable.
[^67]: -- (3). Dans mon volume : *Le concile en question,* DMM, 1985, p. 95 et suiv.
[^68]: -- (4). Cette expression si exacte est du P. Calmel.
[^69]: -- (1). Keating, c'est aussi le nom du dauphin de l'actuel premier ministre (travailliste) d'Australie. Or Peter Weir est australien. Je ne sais s'il y a là un clin d'œil. Keating est incarné par Robin Williams : « Il a l'agilité d'un faune (...), ignore la pesanteur, flotte dans un espace irréel. On songe à cet immense acteur que fut Le Vigan dans les films français d'avant-guerre » (Jean Collet dans *Études,* avril 1990)...
[^70]: -- (2). Voici au contraire les deux phrases consacrées au film dans *La Nouvelle Famille éducatrice* (février 1990), organe des Associations de parents de l'Enseignement libre, qui renie constamment la foi chrétienne pour se rallier au monde : « En 1959, dans un prestigieux collège américain, un professeur de littérature tente, contre l'administration et les habitudes de l'établissement, d'insuffler à ses lèves son amour de la vie et de la liberté. *Sensible, émouvant et, à bien des égards, exemplaire, ce grand et beau film à caractère humaniste force assurément la réflexion en ce qu'il interroge tout un chacun au plus profond sur la vocation et l'épanouissement, étant bien entendu qu'on ne se réalise vraiment qu'en s'assumant pleinement* » (cette phrase d'anthologie est signée François Moulin).
[^71]: -- (1). Voir le témoignage irremplaçable, nuancé mais implacable, de Jean-Marie Paupert sur ses maîtres dominicains, dans son livre *Péril en la Demeure* (1979), toujours disponible chez DPF, Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé (tél. 4951 8304).
[^72]: -- (2). *T.C.* a conservé des positions anté-gorbatchéviennes. Dans son éditorial du 8 janvier, Georges Montaron résume ainsi les décennies 1945-1985 : « Étroitement liée aux États-Unis, l'Europe était pour eux un glacis, une position avancée dans leur plan d'encerclement de l'empire soviétique. » Même *L'Huma* n'ose plus propager cette version stalinienne de l'Histoire. Ajoutons que *T C.* organise sans complexes, pour ses lecteurs, *sur un paquebot soviétique,* ce printemps même, une croisière « Connaissance de l'Islam ». Parmi les conférenciers : Arnaud Spire, journaliste à *l'Humanité,* et l'abbé Christian Delorme, celui-là même qui a révélé dans un livre autobiographique les liens pédérastiques qui l'unissaient au monde arabe. Coût minimum de cette courte croisière pour damnés de la terre : cinq mille francs à partir de Marseille.
[^73]: -- (3). Paupert ne croyait pas si bien dire en 1986 (dans *France, tu veux crever ?*) : « Chenu toujours prêt, depuis l'Appel de Stockholm, à signer n'importe quoi. »
[^74]: -- (1). La cotisation (120 F) à la Société d'Émulation des Côtes-du-Nord donne droit au « volume du bicentenaire » (280 p.)
[^75]: -- (2). On peut se procurer le livre de C. Ménard, *Paysans de l'Oise sous la Révolution* (115 F + 20F de port) auprès du Groupe d'Études des Monuments et Œuvres du Beauvaisis (La Mie au Roy, 611000 Beauvais, CCP La Source 33 153 80 p). Ce G.E.M.O.B. diffuse aussi le catalogue de l'exposition qui eut lieu à Senlis sur la Révolution dans l'Oise et qui, outre de nombreux portraits et objets, propose six pages sur le Carmel de Compiègne : images et broderies qu'on y fabriquait, déclarations signées des Carmélites en 1790, et portrait de la plus âgée des martyres, Sœur Charlotte de la Résurrection (Anne-Marie Thouret, 1715-1794), celle qui, poussée hors de la charrette, tomba et fut guillotinée la face déjà ensanglantée.
[^76]: -- (1). Organisme dénommé « Action catholique ouvrière », dont le comportement politico-social est analogue à celui d'une courroie de transmission du parti communiste.
[^77]: -- (2). *Conservatisme* et *dénigrement* sont des termes volontairement péjoratifs ; *démarche missionnaire de l'Église en monde ouvrier* est une expression emphatique. Les « militants » de l'ACO, bien que se disant « catholiques », ne se reconnaissent pas *en communion* avec les catholiques du *Figaro *: ces derniers ne sont mentionnés que pour leur « conservatisme » et leur « dénigrement ». Quant aux militants de l'ACO, même communistes déclarés, ils ne sont mentionnés que pour leur catholicisme (supposé). D'un côté les bons chrétiens, de l'autre les méchants conservateurs. Entre eux, une opposition dialectique, la dialectique communiste. Le cardinal Decourtray en accepte apparemment les termes ; il ne les rectifie ni maintenant, ni plus loin, ni ailleurs.
[^78]: -- (3). Les « militants » n'étaient pas en cause. Le Cardinal avait dit : « Le reproche qu'on peut faire aux pasteurs... ». Cette intervention des militants est donc incongrue ; mais calculée pour amener le Cardinal à se démentir lui-même.
[^79]: -- (4). Gardons la suite des idées. Critiquer la connivence avec le communisme est ressenti comme une condamnation par ces militants : parce que cette connivence est précisément ce qu'ils vivent et pratiquent très consciemment. Et c'est généralement cette connivence qu'ils désignent par les expressions codées de leur langue de bois : « proposer à leurs camarades de travail », « dans le respect de leurs choix idéologiques ».
Ils ont pourtant d'autres voisins aussi, ces militants de l'ACO, des voisins de travail et de quartier qui sont des sympathisants, des électeurs, des militants du Front national : pas question pour ceux-là de « respecter leurs choix idéologiques » ni même de les considérer comme des « camarades ».
[^80]: -- (5). Cela est vrai en gros de la militance en connivence avec le communisme : cette militance est dévaluée en raison du discrédit frappant le parti communiste.
[^81]: -- (6). Ce n'est jamais le moment. Depuis quarante ou cinquante ans, ce n'est plus jamais le moment de déclarer le communisme intrinsèquement pervers et de condamner toute connivence avec lui. D'ailleurs le cardinal Decourtray ne le faisait jamais. Il l'a fait une fois, par étourderie : ce fut son erreur. Il reconnaît son erreur. Et le commentateur autorisé de La Croix proclame qu' « il est courageux de reconnaître que l'on a commis une erreur ».
[^82]: -- (7). On ne voit pas bien où se situe ici la distinction entre « le fond » et « la forme ». -- Le fond est la doctrine selon laquelle le communisme est intrinsèquement pervers et aucune connivence avec lui n'est acceptable. Cette doctrine jamais rappelée depuis quarante ans venait de l'être une fois, exceptionnellement, par le cardinal Decourtray. Sa lettre aux évêques est « ressentie » comme annulant pratiquement ce rappel au fond. Les « militants » de l'ACO ont bien manœuvré.
[^83]: -- (8). Oui, le Cardinal « répare » : je répète qu'il annule pratiquement son rappel que le communisme est intrinsèquement pervers et que toute connivence avec lui est moralement interdite. Je répète que les « militants » de l'ACO visaient cette annulation pratique, et qu'ils l'ont obtenue.
[^84]: -- (9). Cette expression est celle de l'encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme (1937). L'encyclique l'utilise... sans nuances inutiles : « *Le communisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc collaborer en rien* (nulla in re) *avec lui quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne et l'ordre social*. » Mais le Cardinal et l'ACO veulent-ils les sauver ? Savent-ils seulement ce que c'est ? L'ordre social, la civilisation chrétienne, ils n'en parlent pas souvent, ils n'en paraissent ni amoureux ni préoccupés.
[^85]: -- (10). Comme si les « militants » de l'ACO et des syndicats communistes constituaient des clubs d'analystes et des académies de philosophes. Et comme si, d'autre part, la qualification d' « intrinsèquement pervers » avait été donnée à une philosophie ou à une analyse. Depuis cinquante trois ans, depuis 1937, le noyau dirigeant de l'épiscopat français refuse de voir que c'est le communisme qui a été ainsi qualifié et condamné, c'est-à-dire son système social comme le précisait Pie XII. Il faut donc le redire une fois encore pour tous ceux qui ont la paresse d'étudier *Divini Redemptoris* ou l'infirmité de n'y rien comprendre : Pie XII a résumé cette encyclique en une formule foudroyante :
« Nous rejetons le communisme en tant que système social, en vertu de la doctrine chrétienne. »
Nous rejetons *le communisme *: Pie XII ne disait pas seulement « le marxisme ».
Nous le rejetons *en tant que système social* : il ne disait pas seulement en tant que « philosophie athée ».
Nous le rejetons *en vertu de la doctrine chrétienne *: il ne disait point « par option pastorale » passagère et révisable.
[^86]: -- (11). Le refus de participer à l'entrée de l'abbé Grégoire au Panthéon ne mettait point en cause l' « ouverture au monde », mais seulement l'ouverture au monde maçonnique. Mais voilà : la dénommée ouverture au monde n'a pas été une ouverture au monde. Elle a été une ouverture à gauche, et souvent à l'extrême gauche. Une ouverture au monde contemporain, si elle avait été vraie, aurait été (au moins autant) une ouverture au monde libéral, au monde capitaliste, au monde nationaliste, au monde traditionnel. Ces mondes là, fort distincts au demeurant les uns des autres, ont été ignorés de la soi-disant ouverture au monde.
[^87]: -- (12). J'ignore ce que peut vouloir dire « assurer un discernement patient de l'œuvre du Christ », surtout quand on l'oppose à « donner des ordres ». -- La morale naturelle donne des ordres et des défenses. Le Décalogue révélé donne des ordres. L'Évangile de Jésus-Christ, la parole de Dieu comportent des commandements et des interdits, et l'avertissement : « Si vous ne faites pénitence vous périrez tous. » Celui qui rejette les commandements de Dieu n'a point la charité. Une Église qui biaiserait ou se tairait là-dessus serait une Église qui trahit.
[^88]: -- (13). Affirmation parfaitement ésotérique. Où sont-ils donc, ces « nombreux militants » ? A l'ACO ? -- Et c'est cette ACO -- en perdition depuis plus de trente ans -- qui serait exemplaire comme « sens de l'Église »
[^89]: -- (14). Jean-Paul II a parlé d'une « nouvelle évangélisation de l'Europe » et non pas du seul « monde ouvrier ». D'ailleurs cette discrimination sociale est devenue absurde à force d'irréalisme, le développement économique *embourgeoise* progressivement le monde ouvrier, en commençant naturellement par son élite la plus qualifiée et la plus travailleuse. Et cet « embourgeoisement » en cours correspond aux aspirations de l'ex-monde ouvrier. -- Mais on sait bien, d'autre part, que la terminologie de l'ACO est sur ce point conforme à la terminologie communiste, et que « mouvement ouvrier » et « monde ouvrier » désignent alors l'univers clos, et limité, du syndicalisme CGT. La plus grande partie de la population ouvrière n'est syndiquée ni à la CGT ni ailleurs, elle est indifférente ou hostile aux nomenklaturas syndicales du soi-disant « mouvement ouvrier ».
[^90]: -- (15). *Compte tenu de l'évolution* : de l'évolution orientée et menée par les autres. L'ouverture au monde (de gauche) a répandu dans l'Église une mentalité de suiveurs, toujours préoccupés de tenir compte des modes idéologiques et de s'y adapter. Avec une telle attitude des premiers chrétiens face au monde païen, on ne serait jamais sorti du paganisme.
[^91]: -- (16). La sollicitude toujours d'un seul côté, toujours à gauche : toujours en direction de minorités, et non pas de la population dans son ensemble. L'option socialiste, le marxisme et tutti quanti ne sont majoritaires que, dans l'univers frelaté du chobiz et des médias. A ne considérer qu'eux, on y gagne d'être gratifié d'un grand « impact médiatique » que cet univers frelaté vous fabrique sur mesure. Quant aux catholiques du *Figaro* (je n'en suis pas) on leur crache à la figure leur « conservatisme » et leur « dénigrement ».
Où est la sollicitude, où sont les déclarations aux chrétiens ayant fait l'option nationaliste ? Ceux-là, on les calomnie et on les combat, en assimilant odieusement le nationalisme à un racisme.
[^92]: -- (17). Remarquez-le bien : il s'agit en fait du dialogue des chrétiens d'extrême gauche avec les incroyants d'extrême gauche. Et ce dialogue là, très orienté, très circonscrit, est pensé, est énoncé comme constituant le tout du dialogue « des militants chrétiens avec ceux qui ne partagent pas leur foi ». Le dialogue des autres chrétiens avec les autres incroyants, on n'en a cure dans la « pastorale » en vigueur. L'incroyant de droite et le croyant de droite, depuis bientôt un demi-siècle, sont soit systématiquement traités en ennemis, soit systématiquement ignorés (ce qui est une autre manière, de les traiter en ennemis).
[^93]: -- (18). Cémo : commission épiscopale du monde ouvrier.
[^94]: -- (19). Et les autres « incidents », ceux qui ne concernent pas la gauche et l'extrême gauche, s'est-on jamais employé à ce qu'ils ne « laissent pas des traces trop négatives » ?
[^95]: -- (1). Elle est éditée en brochure : JEAN MADIRAN*, La presse et l'argent, la publicité, le syndicat,* en vente à Difralivre (22 r. d'Orléans, 78580 Maule ; tél : (1) 30.90 : 7289) ; l'exemplaire 8 F franco.