# 803-09-90 (Automne 1990 -- Numéro III) 1:803 ### L'accord secret de Rome avec les dirigeants juifs par Jean Madiran #### I. -- Dans une terrifiante inattention générale C'est à Strasbourg, au cours de l'hiver 1962-1963, qu'eut lieu une partie des négociations entre le saint-siège et les dirigeants juifs, afin de préparer l'accord secret qui commande la situation présente. Avec le Kremlin, les négociations secrètes avaient eu lieu à Metz quelque temps auparavant : elles s'étaient dérou­lées au cours de l'année 1962 entre le cardinal Tisse­rant et l'agent du KGB Nikodim, chez Mgr Paul-Joseph Schmitt, porte-parole historique de l'hérésie du XX^e^ siècle, dite « religion de Saint-Avold ». 2:803 A l'époque la presse communiste puis, plus discrètement, *La Croix* elle-même (15 février 1963) révélèrent l'existence de ces négociations avec Moscou. Leur conclusion apparut satisfaisante aux deux parties : Rome s'abs­tiendrait désormais de toute attaque contre le commu­nisme, en échange Moscou autoriserait des observa­teurs de l'Église orthodoxe russe à venir assister au concile. La révélation de cet accord Rome-Moscou rencontra une inattention publique et privée absolu­ment générale. Le silence fut obligatoire même chez les commentateurs tenus pour les mieux informés. La réalité, le contenu de cet accord, la revue ITINÉRAIRES, de 1963 à 1989, en a plus d'une fois analysé les conséquences ([^1]), en ne rencontrant que l'incrédulité d'un univers intellectuel sans mémoire, sans esprit critique et d'abord sans courage. L'hypertrophie d'une vie psychologique à la fois passive et imaginaire, provoquée par plusieurs heures quotidiennes de télévi­sion, y contribue beaucoup. La révélation d'une négociation secrète du saint-siège avec « les dirigeants juifs » fut plus tardive, elle n'intervint qu'en 1986-1987, soit trois à cinq années après coup. Si j'emploie l'expression assez vague : « les dirigeants juifs », c'est qu'on ne nous en a pas révélé davantage jusqu'ici. On nous a fait connaître le nom du pape qui a négocié, le nom de son négociateur, celui d'un de ses émissaires secrets, le lieu d'une des négociations, mais ni la qualité hiérarchique ou repré­sentative ni l'identité des « dirigeants juifs » concernés. 3:803 Précisons : je ne parle pas de la rencontre, bien connue, entre Jules Isaac et Jean XXIII, le 13 juin 1960 : le récit en a été fait par Jules Isaac lui-même et a été rendu public par le « service international de documentation judéo-chrétienne » ([^2]). Je parle d'autre chose. Je parle des négociations secrètes de l'hiver 1962-1963, révélées en 1986-1987. La même inattention générale que pour l'accord Rome-Moscou, une inat­tention faite d'artifice et de complicité soumise chez les uns, mais aussi d'inintelligence paresseuse et d'igno­rance chez beaucoup d'autres, a depuis lors tenu com­me n'existant pas la révélation de l'accord secret pré­paré à Strasbourg par le P. Congar au nom du pape. Cet accord, comme l'accord avec Moscou, a été respecté par le concile et par tous les successeurs de Jean XXIII. #### II. -- La révélation du secret en 1986-1987 C'est dans le numéro 903 de *Tribune juive* ([^3]), daté du 17 au 23 janvier 1986, que l'écrivain Lazare Landau fit une première allusion précise à une négociation secrète du saint-siège avec les communautés juives. 4:803 La négociation avait été confiée par Jean XXIII au cardinal Béa : « Il envoya des émissaires secrets dans les commu­nautés juives pour connaître leurs vœux. Ainsi celle de Strasbourg reçut le R.P. Congar, o.p. qui vint, enveloppé de mystère, à la synagogue où il écouta deux heures durant les chefs de communauté lui expliquer leurs doléances. » Telle est l'origine de la « perspective nouvelle » qui sera imposée à la doctrine catholique : « il ne faut plus parler de l'infidélité d'Israël, mais de sa fidélité ». Lazare Landau fut beaucoup plus longuement explicite dans le numéro 1001 de *Tribune juive,* daté du 25 au 31 décembre 1987. Relisons : « Par une soirée brumeuse et glaciale de l'hiver 1962-1963, je me suis rendu à une invitation extraor­dinaire au Centre communautaire de la Paix à Stras­bourg. Les dirigeants juifs recevaient en secret, au sous-sol, un envoyé du pape. A l'issue du chabath, nous nous comptions une dizaine pour accueillir un dominicain de blanc vêtu, le R.P. Yves Congar, chargé par le cardinal Béa, au nom de Jean XXIII, de nous demander, au seuil du concile, ce que nous attendions, de l'Église catholique (...). Les juifs, tenus depuis près de vingt siècles en marge de la société chrétienne, souvent traités en subalternes, ennemis et déicides, demandaient leur complète réhabilitation. 5:803 Issus en droite ligne de la souche monothéiste abrahamique, d'où est sorti le christianisme, ils demandaient à être considérés comme des frères, partenaires d'égale dignité, de l'Église chrétienne (...). Le blanc messager -- dépouillé de tout symbole ou ornement -- s'en revint à Rome porteur d'innom­brables requêtes qui confortaient les nôtres. Après de difficiles débats (...) le concile fit droit à nos vœux. La déclaration *Nostra Ætate* n° 4 constitua -- le P. Congar et les trois rédacteurs du texte me le confir­mèrent -- une véritable révolution dans la doctrine de l'Église sur les juifs (...) Homélies et catéchismes changèrent en peu d'an­nées. En France, le fleuron de cette doctrine rénovée fut offert par les Éditions du Centurion sous le nom *La foi des catholiques* L'épiscopat français -- en la personne de L.-A. Elchinger, évêque de Strasbourg -- avait joué un rôle décisif dans la présentation au concile de la « question juive » contemporaine. Le clergé adopta avec empressement les décisions conci­liaires. Cette attitude rencontra un guide précieux dans les *Orientations pastorales* du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, publiées par la conférence épiscopale française le 16 avril 1973. « Au Vatican même, ce courant d'idées connut une exceptionnelle consécration. Devant le pape Jean-Paul II et le synode mondial des évêques, le 4 octobre 1983, le cardinal Etchegaray, ministre du saint-siège, prononça une déclaration retentissante qui regroupe tous les « problèmes » juifs en deux points : « 1. Réconciliation totale et définitive avec le judaïsme et les juifs. « 2. -- Repentir et pardon demandés pour les maux causés dans le passé. Depuis la visite secrète du P. Congar en un lieu caché de la synagogue, par une froide nuit d'hiver, la doctrine de l'Église avait bien connu une totale mutation. » 6:803 Lazare Landau faisait ces révélations à titre, semble-t-il, d'avertissement. Il craignait que Rome ne revienne à son ancienne doctrine. Il en voyait un symptôme inquiétant dans une déclaration du cardinal Ratzinger à l'hebdomadaire *Il Secolo.* Il en citait les deux points menaçants. Premièrement, le Cardinal avait dit, en soulignant que c'était aussi la pensée du pape : « *En Jésus-Christ la foi d'Abraham trouve son achèvement.* » Secondement, il avait cité sans la condamner, bien au contraire, une phrase d'Édith Stein après sa conversion « *Maintenant je sais que je suis totalement juive.* » De telles pensées manifestent, aux yeux du judaïsme moderne, un anti-sémitisme que l'on croyait répudié et qui doit être moralement et juridiquement interdit. #### III. -- Premières observations A ma connaissance, ni le P. Congar ni personne d'autre, du côté catholique ou du côté juif, n'a jus­qu'ici ni complété ni démenti les révélations de Lazare Landau. On peut se demander si le P. Congar à Strasbourg, et plus tard, avec lui, les « trois rédac­teurs » de *Nostra Ætate* ont bien parlé aux « diri­geants juifs » de *véritable révolution dans la doctrine de l'Église* et s'ils leur ont effectivement garanti que *la doctrine de l'Église avait bien connu une totale muta­tion...* 7:803 Si ce n'est pas exactement cela qu'ont dit les représentants du saint-siège, c'est en tout cas ce qu'ils ont laissé comprendre à leurs interlocuteurs juifs. Au demeurant, nous avons en effet vécu une telle muta­tion, nous avons vu *homélies et catéchismes changer en peu d'années.* En le notant, Lazare Landau ne se trompe pas. Il ne se trompe pas non plus quand il comprend que ce sont les chrétiens et l'Église qui demandent pardon aux juifs, et jamais l'inverse : cette demande de pardon est unilatérale et sans réciprocité. Les torts historiques, depuis deux mille ans, sont absolument d'un seul côté. C'est bien ce que nous avons vécu, c'est bien ce que nous avons vu et entendu, notamment dans la solennelle déclaration du cardinal Etchegaray. #### IV. L'état de la question était beaucoup plus avancé Par discrétion sans doute, Lazare Landau s'en tient à la déclaration conciliaire *Nostra Ætate.* Les choses néanmoins étaient beaucoup plus avancées quand il écrivait son article de décembre 1987. Il y avait eu le discours pontifical du 6 mars 1982, et le document du saint-siège de mai-juin 1985, loué et repris à son compte par Jean-Paul II dans son allocu­tion du 28 octobre 1985. 8:803 Pour résumer cette progression que j'ai naguère analysée en détail ([^4]), rappelons que la déclaration conciliaire *Nostra Ætate,* en son quatrième chapitre, recommandait « la connaissance et l'estime mu­tuelles » entre chrétiens et juifs, ceux-ci ne devant pas « être présentés comme réprouvés par Dieu et mau­dits » ; et prononçait, non pour la première fois, que « l'Église déplore toutes les manifestations d'anti­sémitisme ». Mais Jean-Paul II, le 6 mars 1982, y ajoutait deux idées nouvelles, dont on peut éventuelle­ment supposer, si l'on veut, qu'elles sont dans la ligne logique de la déclaration conciliaire, ou dans l'inten­tion de ses auteurs : toutefois elles n'y figurent pas explicitement. Jean-Paul II assurait d'une part que les chrétiens ont le même Dieu que les juifs ; d'autre part il invitait les chrétiens à une étroite collaboration avec les juifs. Trois ans plus tard, la commission pontificale pour les rapports avec le judaïsme, que présidait le tristement célèbre cardinal Willebrands, traduisait pra­tiquement ces deux idées nouvelles en lançant aux catholiques le mot d'ordre d'œuvrer ensemble avec les juifs pour préparer le monde à la venue du Messie. A ce moment la pastorale catholique ainsi définie s'ali­gnait manifestement sur une idée traditionnelle de la théologie juive dans son interprétation du rôle attribué aux « religions issues du judaïsme » : elles ont « pour mission de préparer l'humanité à l'avènement de l'ère messianique annoncée par la Bible » (déclaration du Grand Rabbinat de France, le 16 avril 1973). 9:803 Le judaïsme pouvait espérer à cette époque qu'il avait enfin réussi à faire abandonner par l'Église sa prétention à être le nouvel Israël de la Nouvelle Alliance, fondé par Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, rédempteur crucifié, ressuscité, monté au ciel, régnant éternellement en ce monde et en l'autre. Effec­tivement, cette prétention s'estompait de plus en plus dans des catéchismes eux-mêmes en voie de dispari­tion. Et, à la suite de la déclaration de Jean-Paul II lors de sa visite à la synagogue de Rome, le président du Consistoire israélite de Paris, Émile Touati, croyait pouvoir s'écrier : « La nouvelle doctrine de l'Église, inaugurée par Jean XXIII et le concile à l'égard du judaïsme et des juifs, a été réaffirmée avec force et de façon spectaculaire. » ([^5]) #### V. -- La foi en Jésus-Christ passée au crible du rejet de l' « anti-sémitisme Déclarer attendre « la venue » du Messie, sans préciser qu'il s'agit plus exactement de son retour, et qu'il est déjà venu, cela fait inévitablement penser à la notion, au diagnostic, aux termes d' « apostasie imma­nente », déjà utilisés en d'autres domaines, à la suite de Maritain qui en est l'inventeur. 10:803 Car l'expression employée par le document pontifical de 1985 est bien « préparer le monde à la venue du Messie en œuvrant ensemble » avec les juifs. Ce document pontifical nous recommande explicitement « que nous prenions notre responsabilité de préparer le monde à la venue du Messie en œuvrant ensemble pour la justice sociale, le respect des droits de la personne humaine, etc. ». Comment se fait-il que des hommes d'Église aient pu ainsi, dans cette mesure, sous ce rapport, abandon­ner la foi en Jésus-Christ sans que le peuple chrétien s'en aperçoive, et sans qu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes ? A vrai dire ils s'en apercevaient. Du moins quelques-uns ; parfois ; plus ou moins isolément. Cependant l'on ne relève aucun avertissement officiel en la matière, aucun avertissement solennel de l'auto­rité ecclésiastique. Les mots eux-mêmes de Paul VI, souvent cités, l'*autodémolition* et la *fumée de Satan,* ont été des confidences à mi-voix, des parenthèses exceptionnelles, qui ne furent suivies d'aucun acte de gouvernement, d'aucune insistance permanente sur la seule chose qui compte pourtant, la perte de la foi et, comme dit très exactement Malachi Martin, l' « abolition du christianisme » dans le monde et dans l'Église. C'est que la foi s'était vidée de l'intérieur, par contagion idéologique. Et aussi, sous l'effet de la menace. Car la menace était omniprésente dans l'opi­nion, dans les médias, dans l'enseignement, et tout autant au sommet et dans les négociations, la menace d'être réputé « anti-sémite » et d'être condamné (moralement, en attendant de l'être juridi­quement) pour « anti-sémitisme ». 11:803 Il fallait que l'Église, si elle voulait survivre dans le nouvel univers de la démocratie moderne et des droits de l'homme, si elle voulait y être tolérée et peut-être estimée, donne des preuves manifestes qu'elle avait purgé sa liturgie et sa doctrine de toute trace de ce que le judaïsme désigne comme son anti-sémitisme traditionnel. En faisant prévaloir dans les esprits une notion illimitée, une notion indéfiniment extensible de l' « anti­sémitisme », le judaïsme contemporain a peu à peu éliminé de l'idéologie dominante, des institutions et des lois, y compris des institutions et des lois ecclésias­tiques, tout ce qui le contrariait, ou du moins ce qui le contrariait le plus ; à savoir : *l'affirmation dogmatique d'un dogme chrétien contraire à sa propre négation dogmatique.* Une foi chrétienne passée au crible du rejet de tout anti-sémitisme peut rester attachée à la divinité de Jésus-Christ si ce n'est plus un dogme affirmé dogma­tiquement : c'est-à-dire non plus une vérité universelle, mais une conviction personnelle. Le judaïsme moderne admet, le judaïsme moderne cajole les chrétiens à condition qu'ils soient des chré­tiens non-antisémites au sens où il l'entend : pour lui l'anti-sémitisme commence avec l'insolente, avec l'in­supportable affirmation que la divinité de Jésus-Christ est une vérité objective, surnaturellement certaine, qu'il faut annoncer à toute créature, et que l'Église de Jésus-Christ est le nouvel Israël de la Nouvelle Alliance. 12:803 Et quand je dis que pour le judaïsme moderne l'anti­sémitisme *commence* là, je me demande si je ne devrais pas plutôt dire qu'il *consiste* surtout en cela. La foi chrétienne nouvelle manière, passée au cri­ble du rejet de l'anti-sémitisme, on la voyait en effet *changer en peu d'années le contenu des homélies et des catéchismes,* Lazare Landau l'a parfaitement observé. Parlant des dogmes chrétiens, les catéchismes disaient de moins en moins : -- *Cela est.* Ils disaient de plus en plus : *Les chrétiens croient que cela est.* Chacun peut croire ce qu'il veut si c'est une croyance individuelle qui laisse tranquilles les voisins et n'intervient pas dans la vie sociale. Les catéchismes (ou ce qui en tient lieu) peuvent annoncer la divinité et les miracles du Christ comme étant l'opinion des chrétiens, et les chrétiens peuvent y croire à titre d' « opinion religieuse ». La liberté des « opinions reli­gieuses » est promise par l'article 10 de la Déclaration des droits de 1789. On peut exprimer cette opinion religieuse comme une conviction que l'on s'est person­nellement formée à la lecture de l'Évangile ou comme le résultat d'une expérience mystique. Dans cette pers­pective idéologique, les chrétiens de la seconde moitié du XX^e^ siècle ont été insidieusement incités à rester chrétiens, mais à l'être comme on est kantien, natu­riste, végétarien ou socialiste. De fait ils le sont ainsi ; ils se savent et se disent toujours chrétiens ; mais dans la mesure ou ils le sont ainsi ils ne le sont plus. 13:803 Le chrétien croit à la divinité de Jésus-Christ non point parce que, après étude et réflexion, ou par inclination spirituelle, ou par élan poétique, il lui attribue une nature divine. Tout cela peut avoir sa place dans les préambules de la foi mais n'est pas la foi. Le chrétien croit à la divinité de Jésus-Christ parce que Jésus-Christ lui-même s'est déclaré fils de Dieu, seconde personne de la Sainte Trinité, et parce que nous le savons par son Église qui nous l'enseigne. Tel est l' « objet formel », c'est-à-dire le motif, de la foi surnaturelle. C'est une offense insupportable au judaïsme moderne, au judaïsme du refus : le refus de la divinité du Christ, le refus de la Sainte Trinité. Il peut supporter que des chrétiens, sous leur propre responsabilité, attribuent la nature divine au person­nage historique de Jésus : il peut le supporter comme un mythe poétique, comme une hyperbole symboli­que, comme une superstition. Il peut admettre encore mieux des chrétiens qui vénèrent Jésus et suivent son enseignement moral sans le tenir pour Dieu. Il ne peut admettre que la divinité du Christ soit enseignée comme un *dogme,* destructeur de la *négation dogma­tique* dont il est lui-même porteur, et qui est son fondement vital en tant que judaïsme moderne. La prédication du dogme est reçue par lui comme une agression anti-sémite. La doctrine selon laquelle, en ne reconnaissant, pas le Messie, la plus grande partie du peuple juif a été infidèle à sa vocation, est ressentie comme « l'enseignement du mépris ». 14:803 #### VI. Le test de la conversion Les négociateurs juifs de l'accord secret de Stras­bourg avaient cru comprendre qu'ils pouvaient espérer que l'Église allait progressivement renoncer à prêcher son Credo comme un dogme et donc, pratiquement, qu'elle *renonçait à convertir *: à tout le moins, à convertir les juifs. Dans l'article cité, Lazare Landau considérait luci­dement l'existence de l'obstacle : « le problème lanci­nant de la mission chrétienne au sein de la commu­nauté juive », Car il n'ignore pas que « la recom­mandation de faire des conversions se trouve sous une forme impérative dans les textes sacrés de l'Église », il aligne en ce sens dix références de Matthieu, de Marc et de Luc. Mais il croyait à un « *changement d'orien­tation radical* » de la part de l'Église. Le P. Congar lui avait garanti que les déclarations des évêques français et celle du cardinal Etchegaray étaient « *inspirées par le Saint-Esprit* »*.* La nature essentiellement doctrinale, théologique, religieuse de la réclamation du judaïsme à l'égard du christianisme est sous-estimée ou passe inaperçue parce que le plus souvent, le plus visible de la pression juive sur l'Église exprime des récriminations historico-politiques portant sur les persécutions. En substance : 15:803 -- Les chrétiens, principalement les catholiques, ont toujours persécuté les juifs, jusqu'à provoquer leur tentative d'extermination totale par le nazisme, dernier fruit de l'Europe chrétienne ([^6]). C'est dans une telle perspective qu'il faut compren­dre par exemple la déclaration du nouveau grand rabbin de France Joseph Sitruk à la veille d'entrer en fonctions : « Les relations judéo-chrétiennes sont plus impor­tantes pour les goyim » \[c'est-à-dire les non juifs\] « car c'est eux qui ont une culpabilité envers nous et non l'inverse. » ([^7]) -- Pour que le christianisme ne soit plus sous le coup de l'accusation d'être responsable de toutes les persé­cutions anti-sémites et particulièrement du génocide nazi, il faut qu'il *renonce à sa théologie,* c'est-à-dire à ses dogmes. Sinon son enseignement est un *danger pour l'humanité,* avec ses *affirmations absurdes* sur la rédemption, la résurrection de Jésus, etc. Armand Abecassis l'a expliqué dans *Tribune juive* du 13 au 19 octobre 1989 : « On ne peut enseigner sans danger grave pour l'humanité et pour les juifs que Dieu a sciemment envoyé son fils mourir pour les hommes sous prétexte que la mort était métaphysiquement l'unique moyen de salut pour eux. » (...) 16:803 « Le carmel à Auschwitz est l'ultime étape d'une théologie de l'Église élaborée à seule fin de prouver au monde que le véritable Israël est le peuple chrétien (nouvel Israël !) ; que la « nouvelle alliance » déposée dans le « Nouveau Testament » est l'épanouissement historique et spirituel de l' « ancienne alliance » ; que le peuple juif a fini son histoire avec Jésus, le juif mort sur la croix, parce que le Jésus ressuscité trois jours après fut le premier chrétien autour duquel se rassemble désormais le « nouveau peuple » de Dieu. Depuis deux mille ans la vitalité du peuple juif, sourd à ces affirmations absurdes et souffrant de l'anti-judaïsme théologique de l'Église instituée, paraît comme une excellente illustration de la vanité et de l'inanité de l'entreprise de récupération et de détourne­ment du message biblique par les chrétiens. Le rabbin Jacquot Grunewald, directeur de *Tribune juive,* a donné dans le numéro du 11 au 17 septembre 1987 une version nuancée, modérée (à ses yeux) et fermement intrépide de l'exigence juive. Dans les siècles passés, « qu'ils aient été cruels, miséricordieux ou courageux, la conduite et la réflexion des papes n'ont cessé d'être inspirées par un anti-judaïsme théologique ». Sans doute « il leur arrivait de condam­ner l'anti-sémitisme » et Pie XI a eu « des paroles courageuses en 1938, alors que triomphait l'anti­sémitisme nazi ». Mais c'est seulement « après que Jules Isaac, mieux que d'autres, eut montré à la fois la responsabilité chrétienne dans les persécutions juives, et l'inanité de l'accusation de déicide prononcée contre les juifs, que l'Église, progressivement mais fondamen­talement, a modifié son approche théologique à l'égard du peuple juif ». Et bravo aux évêques français qui « ont eu une attitude d'avant-garde par rapport aux lenteurs vaticanes ». 17:803 Après la Seconde Guerre mondiale, quand les juifs eurent fait apparaître « la responsabilité de l'Église » dans la Shoah, on ne pou­vait plus « admettre que l'Église maintienne le juge­ment théologique qu'elle a prononcé depuis le Moyen Age contre les juifs et le judaïsme ». Que l'Église ait alors changé de théologie ne suffit cependant point au rabbin Grunewald. Il n'accepte pas que « le Vatican refuse d'admettre la légitimité de l'État juif » : ce refus « ne s'explique que par des considérations théologi­ques » : il s'explique « par les vieilles considérations sur le *vrai* Israël ». « Et, conclut-il, c'est là précisément la preuve que l'anti-judaïsme de l'Église n'a pas cessé. Dernier bastion d'un combat d'arrière-garde, le non possumus à l'égard d'Israël restera le stigmate qui déshonore l'Église. » Si vous avez bien suivi la pensée du rabbin Grune­wald, et si d'autre part vous n'ignorez pas à quel point ce qu'il appelle « les vieilles considérations sur le vrai Israël » est inséparable de la foi en Jésus-Christ, vous saisirez que ce qui « déshonore l'Église », aux yeux du judaïsme moderne, c'est de croire en la divinité de Jésus. Cela n'est pas vraiment une découverte. Mais personne, dans les sphères dirigeantes, ne paraît plus s'en souvenir. D'ailleurs Jésus-Christ, ne le saviez-vous pas ? n'est nullement le fondateur du christianisme. Un sain révi­sionnisme historique fait justice de cette légende, et professe que le prétendu « christianisme » n'est en réalité qu'un « paulinisme » : 18:803 « Dire que Jésus est le fondateur du christianisme aurait surpris Jésus lui-même, ce docteur juif qui a prêché la doctrine juive. Le christianisme a été fondé par Saül de Tarse, qui prit le nom de saint Paul. » (Paul Giniewski dans *Tribune juive* du 14 au 20 no­vembre 1986.) #### VII -- L'Église en attente Je crains fort que dans la recherche des moyens de vivre en paix les uns avec les autres, les uns et les autres n'aient, dans la seconde moitié du XX^e^ siècle, pris le mauvais chemin. Au lieu d'essayer un impossi­ble accord religieux entre représentants de la religion chrétienne et représentants de la religion talmudique, on aurait dû, on devrait s'orienter vers le possible et le nécessaire : les conditions pratiques d'une cohabitation sans persécutions ni injustices, dans une même cité temporelle, des juifs et des chrétiens. Ces conditions ne sont pas aussi acquises qu'on le suppose, elles ne sont probablement pas réalisées, puisque s'expriment dans la presse juive tant d'appréhensions et d'angoisses, puisque grondent tant de colères, et puisqu'on a cru devoir en venir aux restrictions draconiennes que la loi du 13 juillet 1990 apporte à une liberté d'expres­sion que l'on continue pourtant à célébrer d'autre part comme une valeur sacrée. La situation n'est stable et paisible qu'en apparence, et cette apparence n'est due, une fois de plus, qu'à cette terrifiante inattention générale aux réalités qui frappe, comme une malédiction, les catégories et les idéologies socialement dominantes. 19:803 Mais puisque le cours de ces choses nous échappe, n'essayons pas d'imaginer comment nous pourrions en être les organisateurs. Je propose à cet égard une réflexion et une action beaucoup plus discrètes. La grande vulnérabilité actuelle de l'Église catholi­que, dont ses adversaires usent et abusent, a de multi­ples aspects. Celui auquel nous pouvons directement quelque chose n'est pas le moins important : l'Église n'est plus en possession mais en attente d'un caté­chisme universel. Depuis vingt ans l'Église vit en état de *vacatio catechismi.* Elle en « aura » un, bientôt ; un jour ; l'épiscopat, le saint-siège y travaillent. Le précédent catéchisme n'est plus en vigueur. Il est méprisé. Il est aboli. Il est introuvable. Il a fallu que ce soit la revue ITINÉRAIRES qui le réédite en 1967 et en 1969 : et depuis lors cette modeste réédition privée est la seule que l'on puisse trouver en librairie. Ou plutôt on ne l'y trouve même pas, la plupart des libraires s'étant laissé persuader qu'il ne faut pas qu'on l'y trouve ([^8]). L'utilité de rajeunir la facture littéraire des caté­chismes, en fonction de l'évolution des langues vivantes, n'est pas en cause. Mais on aurait pu rappe­ler que le catéchisme romain existe et qu'il restait en vigueur, norme toujours obligatoire, jusqu'au moment où paraîtrait le nouveau, verbalement rajeuni. 20:803 On aurait évité la *vacatio.* On ne l'a visiblement pas voulu. On a retiré de la circulation et même frappé d'interdit moral, puis administratif, tous les caté­chismes catholiques préexistants : il n'est pas possible qu'une telle désertification ait été innocente. Que l'Église doive être *en attente,* assurément. En attente du retour de Jésus-Christ. Mais point en attente du dépôt révélé, qu'elle doit en tout temps enseigner à toutes les nations : elle le possède déjà, elle en est dépositaire et à tout instant elle doit le livrer au genre humain. Et il en est ainsi. Et cela a lieu. Partout *où* deux *ou* trois baptisés sont réunis au nom de Jésus, c'est d'eux qu'il dépend de demander en son nom et d'ac­cueillir la grâce de garder fidèlement, de fidèlement transmettre, quoi qu'il arrive, le catéchisme catholique. Jean Madiran. 21:803 ANNEXE #### Vingt années de « vacatio catechisimi » *Chronologie* On appelle *vacatio legis,* ou vide juridique, la situation où il n'existe aucun texte *législatif* en vigueur auquel se référer. Nous appelons *vacatio catechismi* la situation analogue créée par la disqualification de fait, puis *souvent* de droit (par abus de droit) de tous les catéchismes catholiques existants, y compris leur référence commune, qui est le *catéchisme romain,* ou Catéchisme du concile de Trente, sans qu'ils aient été remplacés par une *nouvelle* référence uni­verselle et sûre. 22:803 **1967** *Octobre.* Première apparition du Fonds obligatoire qui va servir à disqualifier, en prétendant les remplacer obligatoirement, tous les catéchismes catholiques préexistants. Titre : Fonds obligatoire à l'usage des auteurs d'adapta­tion. Catéchisme français du cours moyen. Auteur : « Assemblée plénière de l'épiscopat de France ». Les précédents catéchismes « nationaux » de l'épiscopat français (1937, 1947) avaient diverses faiblesses, même graves, mais on n'en pouvait pas dire qu'ils n'étaient plus catholiques. Le Fonds obligatoire est le premier catéchisme officiel (et obligatoire) qui n'enseigne plus la foi catholique. Ce Fonds obligatoire est édité sous forme de « supplé­ment au n° 29 », daté d' « octobre 1967 », de la revue Catéchèse publiée « sous le patronage de la commission nationale de l'enseignement religieux ». Parution discrète, qui passe à peu près inaperçue jusqu'aux environs de Noël ([^9]). 23:803 *En ce même mois d'octobre.* Parution de l'antidote : le Catéchisme de saint Pie X. La revue ITINÉRAIRES publie en un seul volume de 400 pages l'édition complète comprenant : premières notions, petit catéchisme, grand catéchisme, instruction sur les fêtes, petite histoire de la religion. Ce Catéchisme de saint Pie X est une adaptation à l'usage des enfants du Catéchisme du concile de Trente. C'est le numéro 116 d'ITINÉRAIRES (septembre-octobre 1967) envoyé à tous les abonnés. **1968** *20 février.* Tribune libre de Louis Salleron dans *Le Monde* contre le *Fonds obligatoire :* « Nulle part nous n'y sommes assu­rés que Jésus est *vrai Dieu et vrai homme...* Le climat du nouveau catéchisme est typiquement moderniste. *7 mars.* Article dans *Rivarol* de Mgr Lefebvre, qui alors est encore supérieur général des Pères du Saint-Esprit. L'article est sur « la crise de l'Église » et il déclare notamment « *tout le catéchisme est bouleversé* »*.* *Mars et mai.* Argumentations détaillées d'ITINÉRAIRES contre le nou­veau veau catéchisme. 24:803 *Novembre.* Parution aux Nouvelles Editions Latines de l'ouvrage de Jean Madiran : L'Hérésie du XX^e^ siècle. **1969** Le Catéchisme du concile de Trente est publié par ITINÉRAIRES en un seul volume de 582 pages. C'est le numéro 136 de la revue, envoyé à tous les abonnés. De 1969 à nos jours, il n'existe du Catéchisme du concile de Trente aucune autre édition française que cette édition d'ITINÉRAIRES et ses rééditions et reprints. Les Editions Dominique Martin Morin ([^10]) publient le Catéchisme de la famille chrétienne du P. Emmanuel. **1970** La revue ITINÉRAIRES réédite le Catéchisme de saint Pie X, édition complète de 400 pages. 25:803 **1972** Lettre à Paul VI de Jean Madiran : « Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe » : « ...*Rendez-nous le catéchisme romain : celui qui, selon la pratique millénaire de l'Église, canonisée dans le catéchisme du concile de Trente, enseigne les trois connaissances nécessaires au salut* (*et la doctrine des sacrements sans lesquels ces trois connaissances restent ordinairement inefficaces*)*. Les nouveaux catéchismes officiels n'enseignent plus les trois connaissances néces­saires au salut ; prêtres et évêques en viennent, comme on le constate en les interrogeant, à ne même plus savoir quelles sont donc ces trois-là. Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de l'enseignement ecclésiastique des trois connaissances nécessaires au salut, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous rendre le catéchisme romain, nous le rendiez. Nous vous le réclamons.* (...) « *Et puis, laissez venir jusqu'à vous la détresse spiri­tuelle des petits enfants.* « *Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis, par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément...* » 26:803 **1973** Édition séparée et illustrée, chez DMM, du Petit caté­chisme de saint Pie X, 92 pages en gros caractères et deux couleurs. **1974** Réitération commentée, et appuyée par les instances et explications de vingt-cinq écrivains ([^11]), de la Lettre à Paul VI, avec sa parution en volume sous le titre : *Réclamation au Saint-Père* (Nouvelles Éditions Latines). **1977** DMM réédite le Catéchisme de la famille chrétienne du P. Emmanuel. 27:803 Le synode des évêques remet à Paul VI 34 propositions confidentielles pour servir de base à un document pastoral sur la « catéchèse ». Mais il n'est pas question d'un caté­chisme universel, l'ensemble de la hiérarchie catholique semble parfaitement accoutumé à cette *vacatio catechismi.* **1978** *Reprint* par DMM du Catéchisme du concile de Trente, édition d'ITINÉRAIRES. **1980** Le *Bulletin officiel de la conférence épiscopale fran­çaise,* numéro du 20 janvier, publie sous le titre de *Texte de référence,* les « normes » nouvelles désormais obliga­toires pour la catéchèse des enfants. Dans un « avant-propos », le *Bulletin officiel* assure que le saint-siège a donné à ces normes nouvelles l'appro­bation indispensable par une « *lettre du cardinal Oddi, préfet de la congrégation pour le clergé, en date du 22 novembre 1979* »*.* Néanmoins cette lettre n'est pas rendue publique. On saura seulement en juillet 1982 que ce n'était pas une approbation, et qu'en le prétendant la conférence épisco­pale a commis une forfaiture. 28:803 **1981** Parution en avril de *Pierres vivantes,* cadeau empoi­sonné de l'épiscopat aux enfants de France ; bientôt suivies d'une floraison vénéneuse de *Parcours catéchétiques.* C'est l'esprit du *Fonds obligatoire* de 1967 allant jusqu'au bout de son caporalisme et de sa nocivité. L'épiscopat rend de plus en plus explicite son *interdic­tion de tous les catéchismes qui ne sont pas les siens.* Sont ainsi interdits, dans les catéchismes des paroisses, le Caté­chisme du concile de Trente et le Catéchisme de saint Pie X ; et tous autres catéchismes catholiques préexistants. De cette manière sont retirés de la circulation -- sauf chez les réfractaires -- les témoignages sûrs de la foi catholique de toujours. **1982** Dans le quotidien PRÉSENT du 23 juillet, Jean Madiran et Rémi Fontaine rendent publique la lettre du cardinal Oddi du 22 novembre 1979, alléguée (sans la publier) par le *Bulletin officiel* de l'épiscopat du 20 janvier 1980 comme étant une approbation du saint-siège pour ses « normes » nouvelles. Ce n'était pas une approbation ; il y a eu là une forfaiture officielle ; le scandale est public. Mais les coupables ne désarment pas. Ils continuent. 29:803 **1983** *Janvier.* Le cardinal Ratzinger, dans une conférence à Lyon (le 15) puis à Paris (le 16) vient déclarer qu'il faut en revenir au Catéchisme du concile de Trente avec ses quatre par­ties : les trois connaissances nécessaires au salut et la doctrine des sacrements. Texte intégral de la conférence du Cardinal dans ITINÉRAIRES, numéro 271 de mars 1983. Il était tellement connu (même par ceux qui faisaient semblant de l'ignorer et n'en disaient rien) que cette récla­mation en faveur du Catéchisme du concile de Trente, « *seul catéchisme romain* »*,* était la singulière originalité militante de Jean Madiran et d'ITINÉRAIRES, -- qu'à la lecture de la conférence du cardinal Ratzinger, l'abbé Sulmont put écrire dans le bulletin paroissial de Domqueur : « *On jurerait que Mgr Ratzinger fait sa lecture spiri­tuelle dans ITINÉRAIRES de M. Madiran.* » *Mars.* Le 19, *La Croix* publie la rétractation imposée au cardinal Ratzinger par l'épiscopat français : la conférence du Cardinal « n'avait pas livré le fond de sa pensée » (!), lequel fond est un accord plein d'admiration pour l'œuvre catéchétique des évêques de France. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 272 d'avril 1983, p. 1 à 7, et numéro 273 de mai, p. 1 à 15. 30:803 *Juillet.* Réponses du 7 juillet (rendues publiques en octobre) du saint-siège, tendant à redresser la situation catéchétique en France, notamment en demandant aux évêques de *ne plus interdire* les catéchismes catholiques préexistants. Ce qui fait qu'en théorie le Catéchisme du concile de Trente devrait passer de sa condition de livre *certainement interdit* à celle de livre *peut-être toléré.* Mais en pratique rien n'est changé, il demeure partout écarté ; les catéchistes des diocèses et paroisses qui veulent s'en inspirer doivent le consulter clandestinement et ne pas l'avouer. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 279 de janvier 1984, p. 103-118. **1984** *Mars.* DMM entreprend en souscription une nouvelle réédi­tion du Catéchisme du concile de Trente. *Juillet.* Le 13, communiqué de Mgr Decourtray assurant cava­lièrement que *Pierres vivantes* et les *Parcours* sont approu­vés par le saint-siège. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 286 de septembre-octobre 1984, p. 1 à 6. **1985** Le synode épiscopal extraordinaire, réuni à Rome pour célébrer le vingtième anniversaire de Vatican II, émet la recommandation que soit « préparé un catéchisme univer­sel ou condensé de la doctrine catholique » : *comme s'il n'en existait point.* Cf. ITINÉRAIRES, numéro 299 de janvier 1986, p. 159-165. 31:803 (En octobre 1989, une déclaration rétrospective de Mgr Honoré, membre de la commission de rédaction du nou­veau catéchisme universel, assurera que « le souhait exprimé par l'assemblée synodale » était celui d'un « *caté­chisme pour l'Église universelle intégrant les enseignements majeurs de Vatican II dans une présentation renouvelée de la foi catholique* »*...* Cf. *Documentation catholique* du 17 décembre 1989, p. 1096). **1986** Le 10 juin, Jean-Paul II nomme une commission, présidée par le cardinal Ratzinger, chargée de préparer un Catéchisme pour l'Église universelle. Cette commission nomme un comité de rédaction de sept évêques (dont Mgr Jean Honoré, archevêque de Tours). **1987** Au synode des évêques, le cardinal Ratzinger présente un rapport sur l'état de préparation du catéchisme destiné à l'Église universelle. Il prévoit que le texte sera présenté à l'approbation pontificale lors du synode épiscopal de 1990, 32:803 pour que l'on puisse « procéder à sa publication de sorte qu'elle coïncide avec le 25^e^ anniversaire de la conclusion du concile Vatican II ». **1988** Lettre à Jean-Paul II de Jean Madiran : « *Je réitère auprès de votre suprême autorité ma réclamation à votre prédécesseur :* Rendez-nous l'Écri­ture, le catéchisme et la messe. *Aux motifs toujours aussi impérieux présentés en 1972 au pape Paul VI, j'ajoute les considérations que voici.* « *La plupart des chrétiens, tout au long de leur vie, n'ont au mieux que trois livres de religion : le missel, le catéchisme et la Bible. Ces trois livres ont été ravagés* (...) : *le catéchisme et le missel par l'interdiction qui les frappe. Le peuple chrétien a perdu ses points fixes*. «* L'interdiction de tous les catéchismes catholiques préexistants a provoqué une suspicion légitime à l'en­contre des pensées qui ont inspiré et des personnes qui ont exécuté une proscription aussi insolite, aussi tyranni­que, aussi générale... *» **1989** *Février.* Les membres de la commission et du comité de rédac­tion du Catéchisme pour l'Église universelle qui ont tenu à Rome leur quatrième session collégiale sont reçus le 7 février par Jean-Paul II qui leur déclare notamment : 33:803 « L'Église ressent le besoin et l'urgence d'un exposé synthétique et clair du contenu essentiel de la foi et de la morale catholiques ; un exposé réalisé dans la ligne du concile Vatican II qui, selon Paul VI, a été *le grand catéchisme de notre temps* (...). Cet exposé organique et complet de la vérité chrétienne pourra ainsi constituer un « point de référence » pour les catéchismes nationaux et diocésains (...). Il ne remplacera pas mais suscitera et encouragera l'indispensable travail ultérieur de médiation et d'inculturation qui appartient aux Églises locales et aux conférences épiscopales. » *Novembre.* Un premier schéma de catéchisme universel, d'environ 400 pages, est envoyé *sub secreto* aux évêques du monde entier qui doivent adresser leurs observations avant le 31 mai 1990. La promulgation est prévue par le saint-siège pour novembre 1990, selon la déclaration d'un évêque américain membre du comité de rédaction (*Documentation catholique* du 1^er^ avril 1990, p. 378). Selon une déclaration antérieure de Mgr Honoré, en octobre 1990 devrait avoir lieu la présentation au synode et au printemps 1991 la promulgation. (Cf. *Documentation catholique* du 17 décembre 1989, p. 1096,) **1990** *Juin.* Réunis à Paris le 11 et le 12 en assemblée extraordi­naire, les évêques de France approuvent un *Catéchisme pour adultes* qu'ils avaient « en chantier depuis 1985 » et qui a été « refondu à quatre reprises ». 34:803 Le texte en est soumis à l'approbation préalable du saint-siège, ce qui l'empêchera (peut-être) d'être diffusé avant le *Catéchisme universel.* L'épiscopat prévoit que son catéchisme français sera « publié sous forme d'un livre destiné en priorité aux 200.000 catéchistes qui enseignent la religion aux enfants ». (*Cf. Documentation catholique* du 15 juillet 1990, p. 727.) *Juillet.* Dans un communiqué à la presse, le cardinal Ratzinger précise que le *Catéchisme universel* aura pour destinataires non point les conférences épiscopales, mais chaque évêque en particulier. L'incertitude et la *vacatio* ne sont toujours point levées. 35:803 ### Actualité de Bernard Lazare par Danièle Masson LA réédition récente du livre que Bernard Lazare écrivit en 1892 -- *L'Antisémitisme, son histoire et ses causes* (Éditions 1900) -- est-elle une bévue, une provocation, une divine surprise ? Un brusque carambolage de l'histoire et de l'actualité analogue à celui que Jean-François Kahn se plaisait à voir dans la profanation de Carpentras ? En tout cas, aimablement guidé, sur fond de Radio-Shalom, on le trouve aisément dans les bonnes librairies de la rue des Rosiers, et le mensuel *L'information juive* lui consacre presque une page de publicité, insistant sur la « superbe préface » de Jean-Denis Bredin. 36:803 Ce qui retient surtout l'attention de Jean-Denis Bredin, c'est que Bernard Lazare fut le premier intellectuel à s'engager au service du « Juif martyrisé » Dreyfus, et que, fidèle à sa conviction révo­lutionnaire, il tenta de concilier le nationalisme juif et l'internationalisme anarchiste. J'ai lu le livre de Bernard Lazare dans une autre perspective, avec d'auges souvenirs que ceux de Jean-Denis Bredin. J'ai côtoyé les Juifs pendant dix-huit ans, et je les ai aimés. Bernard Lazare m'a fait comprendre pourquoi beaucoup marient harmonieusement l'athéisme et le respect de la loi juive, la passion identitaire et la certitude que l'éthique juive est le levain idéologique de l'humanité. Les « néo-identitaires » veulent « judaïser les Juifs ». Mais les goym aussi se judaïsent. Bernard Lazare, comme souvent les Juifs, est l'homme des contradictions. Il faut, selon lui, « judaïser les Juifs ». Mais, à la fin de son livre, il prévoit, et espère, un affaiblissement de toute religion -- dont le judaïsme -- la synagogue, débarrassée des liens rabba­nites, ne professant plus qu'un déisme cérémonial, condi­tion pour que meure l'antisémitisme, balayé par « l'évo­lution révolutionnaire ». Mais qu'est donc l'antisémitisme, mot devenu magi­que, tant il exclut toute étude rationnelle et même toute définition précise ? Ce que Bernard Lazare appelle l'antijudaïsme, celui du XIII^e^ siècle, c'est au fond l'effort de conversion de l'Église, qui a reçu mission de convertir les nations, y compris la nation juive : « Chez les savants, chez les érudits, chez les théologiens, l'antijudaïsme devenait dog­matique et théologique. On voulait bien ramener les Juifs, mais par la douceur. » (p. 150) Mais, tout en affirmant que « l'antisémitisme contemporain ne diffère pas de l'antijudaïsme d'antan », il trouve, à la base de l'antisémitisme, « l'horreur et la haine de l'étranger » (p. 394). 37:803 Pourtant, selon Bernard Lazare, les causes de l'antisémitisme tiennent à l'exclusivisme juif : « Partout, jusqu'à nos jours, le Juif fut un être insociable. Pourquoi était-il insociable ? Parce qu'il était exclusif, et son exclu­sivisme était à la fois politique et religieux, ou, pour mieux dire, il tenait à son culte politico-religieux, à sa loi. » (p. 3) Affirmation scandaleuse -- si elle ne venait d'un Juif -- et qui relève évidemment de la loi Gayssot, en son premier article : « Toute discrimination fondée sur l'ap­partenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion est interdite. » Mais, puisque l'on vient de rééditer Bernard Lazare, et non de l'interdire, usons d'une liberté à l'ombre de la sienne. Que les causes de l'antisémitisme ne se trouvent pas chez les antisémites mais chez les sémites, c'est un paradoxe que les événements récents éclairent d'une manière singulière. Les événements récents Auschwitz, Carpentras. Comme il y a un avant Jésus-Christ et un après Jésus-Christ, il y a un avant Carpentras et un après Carpen­tras : c'est plus qu'une boutade. Les Juifs pieds-noirs de Carpentras sont nombreux, et ils savent ce que veulent dire saccage des cimetières, viol des sépultures. L'an dernier, sans que nul autre que les Carpentrassiens ne l'aient su, le cimetière chrétien de Carpentras a été profané ! Mais, seule la profanation du cimetière juif de Carpentras a été médiatiquement connue. Cette discrimination a plusieurs raisons dont une nous intéresse ici : « l'exclusivisme politico-religieux juif », selon l'expression de Bernard Lazare. 38:803 Jean Daniel ([^12]) gravait le saccage de Carpentras « dans l'imagerie de l'horreur entre Jérôme Bosch et Bunuel ». Comme le Swann de Proust métamorphosait Odette en Zéphora de Botticelli avant de voir en elle la banale petite bourgeoise qu'elle n'avait jamais cessé d'être, Carpentras était pérennisé par l'art : à jamais gravé. Quand on sut que l'empalement était imaginaire, la profanation de Carpentras n'en fut pas banalisée pour autant. Parce que ce cimetière était juif. Et la presse de gauche opérait un savant mélange de pensée magique à la manière antique, et d'Ancien Testament. Unanime­ment, elle innocentait Jean-Marie Le Pen du crime. Tout en l'en déclarant responsable. Jean-François Kahn éclai­rait ainsi son paradoxe ([^13]) : « Le Pen est coupable de l'avant et de l'après Carpentras : sans doute pas de Carpentras. » L'avant Carpentras, c'était la résurgence de l'imaginaire antisémite, que la presse de gauche, depuis plus d'un an, s'efforçait de revivifier, avec des moments paroxystiques : l'affaire du carmel d'Auschwitz, les enquêtes sur les antisémites de l'Est, la profanation du cimetière juif de Carpentras. L'après Carpentras, c'était « le non de la France », la manifestation parisienne du 14 mai, où la France, devenue étrangère à elle-même, excluait les nationaux, défilait sous les drapeaux israé­liens, prémices d'un hexagone cosmopolite, qui incitait Jean Daniel à réclamer, dans la lancée, « un 14 mai de l'immigration ». Kahn et Daniel retrouvaient l'antique pratique du bouc émissaire en l'occurrence la France française défini par Bernard Lazare comme « victime expiatoire », « chargé de tous les péchés d'une société », dont Jean-Marie Le Pen est la mauvaise conscience, comme Socrate se voulait la mauvaise conscience, le taon des Athéniens. Jean Daniel se vantait, comme d'une conquête morale du XX^e^ siècle, de la régression vers l'antique barbarie qui ignorait la notion de responsabilité indivi­duelle. 39:803 Avec une circonstance aggravante : lui ne l'igno­rait pas, il la refusait sciemment : « Ce jour-là, écrivait-il, évoquant le 14 mai, les manifestants n'ont pas voulu distinguer entre l'antisémitisme soft et la violence maca­bre ; ils ne se sont pas souciés de savoir qui étaient les vrais auteurs de la barbarie de Carpentras. » Dans ce flou artistique où l'on ne voulait pas « distinguer » les responsables, on retrouvait cependant les vertus de la distinction : car la seule distinction, la seule discrimina­tion était pratiquée à l'égard du Front national. Et cette discrimination prenait tout son sens, toutes ses nuances discrimination vient du grec *krino,* qui signifie distin­guer, différencier, mais aussi accuser et condamner. Conformément à tout comportement barbare, l'es­sentiel n'était pas l'appréciation rationnelle de la faute, mais la stigmatisation du coupable, fût-il imaginaire. Il ne restait plus qu'à envoyer au désert le bouc émissaire, chargé de toutes les souillures d'un peuple qu'il purifiait ainsi. On vit d'ailleurs que les interdits ne concernaient pas la matière, mais l'homme qui les transgressait. Ainsi, dans *Le Figaro,* Georges Suffert s'indignait : « Com­ment un homme politique a-t-il pu, en direct, prononcer un tel discours (sur le pouvoir juif dans la presse), sans provoquer immédiatement le départ des journalistes ? » Cependant, Jacques Attali, lui, avait tranquillement affirmé ([^14]) : « Il n'y a jamais eu, au cours de l'histoire de France, autant de Juifs qu'aujourd'hui dans les sphères du pouvoir. » Jacques Attali avait-il été inquiété pour antisémitisme ? Non. Mais ce qui était permis à Jacques Attali est interdit à Jean-Marie Le Pen. A vrai dire, on avait mesuré les limites nécessaires de la discrimination : « Il ne faut pas faire de Jean-Marie Le Pen un martyr », disait Jean Pierre-Bloch. 40:803 Jean Pierre-Bloch doit être un lecteur d'Orwell. La fiction de son roman, *1984,* écrit en 1948, rejoint la réalité d'aujourd'hui. O'Brien, personnage-clef du livre, grand maître de la police de la pensée, posait les jalons de la cité totalitaire à venir, dont la portée déborde l'actualité étroitement contemporaine : « La première chose que vous devez comprendre, c'est qu'il n'y a pas de martyr... Anciennement, l'hérétique qui marchait au bûcher était encore un hérétique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La victime des épurations russes elle-même pouvait porter la rébellion enfermée dans son cerveau tandis qu'il descendait l'escalier, dans l'attente de la balle... Le commandement des anciens despotismes était « tu dois ». Notre commandement est « tu es ». Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. » Par cette injonction « tu es », le goulag doux et généralisé remplace avanta­geusement le goulag brutal du communisme. Le premier est meurtrier des âmes. La nouvelle Révolution peut et doit s'accomplir sans guillotine. Complémentaire de la discrimination négative, venait la discrimination positive à l'égard des Juifs. Toute souffrance, toute violence sont relatives. Et pourtant, alors que les autres profanations étaient, « partout le contrepoint rituel du sacré » (Jean Daniel), Carpentras était « l'indicible » (Jean-François Kahn). « L'indicible souffrance », c'était déjà, pour Théo Klein ([^15]), celle des Juifs à Auschwitz. Il y opérait une discrimination entre « les autres » (les chrétiens, les tziganes...) qui assuré­ment avaient « été meurtris par le nazisme », et « le martyre incommensurable des Juifs ». Cette discrimination demande à être méditée. Elie Wiesel proclamait ([^16]) : « Il y a un État et il est différent de tous les autres. Il est juif, et pour cela il est plus humain que n'importe quel autre. » 41:803 La majuscule elle-même est discriminatoire. Alors que pour Raymond Aron, il y a deux façons d'être juif : l'une de se déclarer citoyen d'Israël ; l'autre de rester citoyen français parce qu'on se sent citoyen français, un lecteur de *L'information juive* exige « une majuscule à Juif », « pour ne pas faire oublier aux Juifs qu'ils ne sont pas seulement des Français de confession mosaï­que... mais appartiennent à un peuple ». Un peuple qui n'est pas le peuple français. Le grand rabbin Sitruk apporte à cette exigence sa caution de « plus haute autorité morale » : « Chaque Juif français est un repré­sentant d'Israël. Selon les définitions récentes, pourtant, toute discri­mination est suspecte de racisme. Daniel Sibony ([^17]) en donne une approche -- on ne peut parler de définition -- fort extensible : « Le racisme, c'est vouloir définir l'autre de peur que, différent, il tourne au semblable. Si nous nous en tenons à l'approche de Daniel Sibony, nous, sommes tous racistes, comme monsieur Jourdain était prosateur. Mais les Juifs vont plus loin que mon­sieur Jourdain. Beaucoup d'entre eux, actuellement, cherchent passionnément la distinction, et relèvent donc de l'approche de Daniel Sibony. Il y avait par exemple, en 1950, trois écoles juives ; il y en a quatre-vingts aujourd'hui. Dans les années 70, s'est développé, autour de quelques intellectuels séfarades, un mouvement quali­fié de « néo-identitaire », qui recrutait souvent parmi les déçus du gauchisme. Le père d'une ancienne maoïste confiait : « Je la préférais gauchiste ; au moins alors, je pouvais dîner avec elle. » 42:803 Cette distinction passionnée, cet « exclusivisme » dont parlait Bernard Lazare, sont ambigus : ils sont à la fois l'expression de la réserve d'Israël, et tendent à l'universel. Selon Bernard Lazare, le monde entier doit être soumis à la Loi, tout en étant exclu de la guérison que Dieu réserve à Israël : « Le monde ne connaîtra le bonheur que lorsqu'il sera soumis à l'empire universel de cette loi, c'est-à-dire à l'empire des Juifs. Par conséquent, le peuple juif est le peuple choisi par Dieu comme dépositaire de ses volontés et de ses désirs, il est le seul avec qui la Divinité ait fait un pacte, il est l'élu du Seigneur. Au moment où le serpent tenta Ève, dit le Talmud, il la corrompit de son venin. Israël, en recevant la révélation du Sinaï, se délivra du mal ; les autres nations n'en purent guérir. » (p. 8-9) La religion juive est paradoxale ; Bernard Lazare et Bernard-Henri Lévy la cernent pareillement. A la fin du *Testament de Dieu,* Bernard-Henri Lévy, qui a exalté la Loi dans un « Heptalogue » perpétuellement majuscu­laire, proclame son athéisme, « l'absence du Ciel sur la terre et de la terre au Ciel ; l'inexistence radicale de celui que l'homme hébreu appelle son Seigneur ». Bernard Lazare remarque aussi que « le Juif avait mieux que son Dieu : il avait sa Thora ». (p. 282) Il remarque que la religion juive est la seule « qui n'ait absolument aucune trace d'immortalité » (p. 306), et que cette indifférence poussait les Juifs à « tout attendre de la vie »*,* et à exiger le paradis sur terre. C'est ainsi qu'il explique Marx : « Ce descendant d'une lignée de rabbins et de docteurs hérita de toute la force logique de ses ancêtres ; il fut un talmudiste lucide et clair... Il fut animé de ce vieux matérialisme hébraïque qui rêva perpétuellement d'un paradis réalisé sur la terre. » (p. 346) Par là s'éclaire la nouvelle identité que « les plus hautes autorités morales » substituent progressivement, en France, à l'identité chrétienne. Si la Shoah est incom­mensurable et indicible, c'est parce qu'elle relève de l'absolu. Et si elle relève de l'absolu, c'est parce qu'elle est d'essence religieuse. 43:803 L'holocauste est assimilé à un déicide. Daniel Sibony l'assimile au « meurtre du Nom » : « Le projet nazi est à penser comme Rituel Cé­rémonie hallucinée : tous les corps concentrés en un seul lieu, et la voix allemande refermant sur eux leur nom unique, leur nom commun avec la porte de la chambre à gaz. » ([^18]) Le peuple élu de Dieu finit par se déifer. Le Messie qui jamais ne vient finit par se confondre avec le peuple messianique ; le culte du Dieu unique avec le culte du peuple uniquement élu. Bernard Lazare traduit ainsi cette dérive : « Le sentiment de continuité chez le Juif remplace le sentiment de l'immortalité. » Comment comprendre autrement la crainte de la banalisation des mots, c'est-à-dire la crainte que l'on ne conçoive plus le Juif comme à jamais irréductiblement différent ? « Lorsque l'extrême-gauche, disait Jacques Tarnero, proclame C.R.S. = S.S., à sa manière elle amnistie les S.S. » ([^19]) De même, Michel Winock désap­prouvait l'emploi du mot génocide à propos des Ven­déens, ou des Roumains : « Si le génocide est partout, on se trouve autorisé à relativiser un vrai génocide. » ([^20]) Or, on l'a compris, le seul vrai génocide est juif, et ne peut être relativisé puisqu'il relève de l'absolu : la Shoah est une religion, et toute étude profane que l'on fait d'elle est une profanation, un blasphème ; elle relève non de l'histoire, mais de la théologie ; elle se heurte donc non à la raison, mais aux interdits et aux tabous. Selon Bernard Lazare, le peuple juif, particulière­ment avec le triomphe des Rabbanites, a le goût des ghettos : « Les Juifs veulent vivre à part : on se sépare d'eux. » (p. 14) Mais le peuple élu a aussi pour mission d'imposer sa loi à l'univers. 44:803 Ainsi, l'exigence de Théo Klein à propos du carmel d'Auschwitz retrouve « l'ab­sence du Ciel sur la terre », non comme une profession toute personnelle d'athéisme, mais comme une univer­selle obligation : « Il est trop tard, Excellence, pour le repentir sur les lieux du crime : le ciel alors était vide, il doit le rester. » Au nom de quoi imposer au cardinal Macharski, archevêque catholique de Cracovie, l'adhé­sion juive au « silence de Dieu » ? Au nom de « l'empire universel de la Loi », selon les termes mêmes de Bernard Lazare. Lorsqu'il interdisait la prière à Auschwitz, l'ex-grand rabbin de France, René-Samuel Sirat, le faisait au nom de l'Ancien Testament : « Prier aujourd'hui à Auschwitz reviendrait à banaliser le mal absolu... Ces prières risqueraient d'être, selon l'expression biblique, une abomination. » C'était clairement interdire aux catholiques, d'être eux-mêmes, au nom du judaïsme. Cette dérive vers « l'empire universel » du judaïsme, selon l'expression de Bernard Lazare, se traduit dans le domaine profane. La nation israélite « a élaboré quelques-unes des idées éthiques et sociales qui sont le ferment de l'humanité », écrit Bernard Lazare. Les droits de l'homme sont ainsi d'inspiration judaïque. Alain Fin­kielkraut s'en félicitait : « Les israélites français ne se trompaient pas tout à fait lorsqu'ils croyaient entendre dans les valeurs de la République l'écho de la voix des prophètes. Les droits de l'homme ont des fondements bibliques. » ([^21]) Mais Carpentras fut le révélateur d'un dérapage, le témoignage d'une entorse aux droits de l'homme aux couleurs d'Israël. La presse de gauche ou assimilée remarqua une contradiction entre les droits de l'homme, écho de la voix des prophètes précédemment entendue, et le gauchisme de mai 68. D'un côté, le principe de 89 « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » 45:803 De l'autre, le principe de mai 68 : « Il est interdit d'inter­dire. » Intolérable tolérance, puisque la fièvre libertaire de mai 68 risquait de faire éclater le monopole du cœur et de la loi que « les plus hautes autorités morales » se réservaient. Dans cette poussée libertaire, Denis Jeambar et Christian Makarian voyaient un « nouveau dogme », fruit de « l'ultra-gauchisme pervers » : étrange langage aujourd'hui, où seules d'irréelles « valeurs » ont survécu au naufrage des dogmes. Si le mot d'ordre de mai 68 -- « Il est interdit d'interdire » -- est l'expression d'un « nouveau dogme », c'est évidemment parce qu'il contre­dit le dogme des droits de l'homme « dont les fonde­ments sont bibliques ». Ainsi s'opère la sacralisation du profane, l'obligation d'une Loi sacrée -- faute de Dieu -- universelle et obligatoire, expression d' « une religion puissante et terrible, comme toutes les religions rituelles qui remplacent la métaphysique par une Somme législa­tive » (*L'Antisémitisme,* p. 399). Ce carambolage de l'histoire et de l'actualité que constitue la réédition du livre de Bernard Lazare éclaire ce qu'il est convenu d'appeler « le racisme et l'antisémi­tisme ». L'article premier de la loi Gayssot fait évidem­ment de Bernard Lazare un antisémite. Mais la petite anthologie d'histoires juives récemment publiées par Danielle Bloem (*L'Humour juif,* coll. Marabout) est aussi passible des foudres de la loi, depuis « Pourquoi les Juifs ont-ils un grand nez ? Parce que l'air ne coûte rien », jusqu'à l'histoire fort discriminatoire qui recense les cadeaux choisis par un catholique, un athée, un juif, à l'occasion du mariage de la fille de leur ami Isaac. Le catholique : « J'ai envoyé un service à dessert pour douze personnes. » L'athée : « J'ai envoyé un service à café pour vingt-cinq personnes. » Le Juif : « J'ai envoyé une pince à sucre pour deux cents personnes. » En passant par le retour de l'enfant prodigue juif : 46:803 « Isaac joue au loto mais ne gagne rien malgré toutes ses dévotions. Alors, il décide de s'adresser à un autre Dieu. Il entre dans une église et dit : -- Dieu des impies, si tu me fais gagner, je donnerai la moitié de ce que je gagne aux pauvres. Et le lende­main, il gagne au loto. Alors, il retourne à la synagogue et dit. -- Mon Dieu, tu es le plus grand, toi au moins tu savais que je ne donnerais rien aux pauvres. » En revanche, Denis Jeambar et Christian Makarian font une approche plus nuancée du « racisme » et de « l'antisémitisme » que celle de la loi Gayssot. Tous deux relèveraient de « deux pathologies différen­tes ». ([^22]) « Le racisme est social ; l'antisémitisme est culturel. » Si le racisme est social, l'autochtone qui a du mal à supporter son voisin de palier pendant les nuits du ramadan est forcément raciste. Si l'antisémitisme est culturel, c'est sans doute parce que « l'antisémite » n'a pas accepté le rôle que Bernard Lazare attribue au Juif « Le Juif a-t-il participé à cette éclosion de l'esprit moderne ? Certes oui... Le Juif a été certainement anti­clérical ; il a poussé au Kulturkampf en Allemagne, il a approuvé les lois Ferry en France. » (p. 360) On remar­quera qu'aucun des critères invoqués du racisme et de l'antisémitisme -- social et culturel -- ne relève de la race. Car il faut se rendre à cette évidence : « La race est une fiction. » (*L'Antisémitisme,* p. 248.) Le nombre des Marranes, le prosélytisme juif -- entre autres -- expli­que que « le sang sémite s'est mélangé au sang aryen et le sang aryen au sang sémite ». (p. 271) Les divagations dangereuses de Fichte ne peuvent rien contre les évidences. 47:803 En revanche, il y a une âme juive, un esprit juif, un humour juif. Certains le définissent négativement. Dans des *Réflexions sur la question juive --* qui relèvent parfois de l'antisémitisme selon la loi Gayssot -- Sartre affirme que c'est l'antisémitisme qui fait le Juif ; sans lui, il disparaît. Définition négative d'une non-communauté. Pour Bernard Lazare, c'est la religion qui fait la communauté juive. « Nulle religion autant que la reli­gion juive ne fut aussi pétrisseuse d'âme et d'esprit. » (p. 281) Mais une religion particulière, marquée de cou­rants contradictoires. D'une part le courant prophéti­que : « le spiritualisme des prophètes dont Jésus conti­nua la tradition ». (p. 282) D'autre part « la loi mi­nutieuse et tatillonne » commentée par le Talmud « antisocial » selon Bernard Lazare (p. 288), parce que son esprit était rebelle aux lois auxquelles tout membre d'une société doit s'assujettir. C'est le Talmud qui « avait été le moule de l'âme juive, le créateur de la race ». (p. 294). C'est la Loi qui nourrit son « chauvinisme » (p. 287) ; par elle le peuple juif se considère « comme le peuple élu, celui qui était supérieur à tous les peuples, ce qui est la caractéristique de tous les peuples chauvins » (p. 287). A ces deux courants correspondent deux types de Juifs : « Au Juif draineur d'or, produit de l'exil, du Talmudisme, des législations et des persécutions, s'op­pose le Juif révolutionnaire, fils de la tradition biblique et prophétique. » (p. 393) Mais une analyse plus fine montre que les deux courants se retrouvent dans le même homme : le Juif est conservateur vis-à-vis de lui-même et révolutionnaire chez les autres. Selon Bernard Lazare, « la subjectivité fut le trait fondamental du caractère sémitique » (p. 321). C'est par là qu'il explique son incapacité dans les arts plastiques et ses aptitudes pour la musique. « Le Juif est conservateur vis-à-vis de lui-même, conservateur de ses traditions, de ses rites, de ses coutumes, à tel point conservateur qu'il s'est immobi­lisé. » (p. 330) Mais le mot de Malraux : « La Révolu­tion joue aujourd'hui le rôle que joua jadis la vie éternelle », lui correspond parfaitement. 48:803 Selon Bernard Lazare, les Juifs « furent des ferments de révolution... parce qu'ils furent toujours des mécontents » (p. 304-305). Tout doit se jouer sur terre : « Aux fléaux qui l'atteignaient, le Juif ne répondait ni par le fatalisme du musulman ni par la résignation du chrétien : il répondait par la révolte. » (p. 307) C'est pourquoi les Juifs ont été « aux deux pôles de la société contemporaine » : « A Rothschild correspondent Marx et Lassalle ; au combat pour l'argent, le combat contre l'argent, et le cosmopoli­tisme de l'agioteur devient l'internationalisme prolétarien et révolutionnaire. » (p. 343) Bernard Lazare est mort en 1903, à trente-huit ans. Mais aujourd'hui son analyse prend une pertinence sin­gulière. Le témoignage d'un jeune intellectuel juif, rap­porté par Éric Conan, s'inscrit dans le sillage de sa pensée. La vocation juive est l'exil et la transformation des sociétés dans lesquelles ils se trouvent : « L'État juif, comme le ghetto -- c'est-à-dire la vie entre Juifs -- ne constitue peut-être pas le milieu idéal pour nous. L'his­toire montre finalement que les Juifs n'ont jamais été aussi inventifs et créateurs qu'en diaspora, que mêlés aux non-Juifs. » ([^23]) Ainsi les déclarations du grand rabbin Sitruk et celles de Jean Kahn ne sont-elles pas contradictoires. Chaque Juif peut se considérer comme « un représentant d'Israël » (Joseph Sitruk) et « heureux et fier d'être français, se reconnaissant dans les valeurs de la Républi­que qui sont la démocratie, la générosité et la tolé­rance » (Jean Kahn). Car, si la vocation juive est l'exil et la transformation des sociétés, Israël est moins un État précis, incarné sur une terre précise, que le règne des valeurs profanes sacralisées qui s'appellent en France « les valeurs de la République » C'est à elles, plus qu'à la France, que sont attachés Joseph Sitruk et Jean Kahn. 49:803 Car -- la manifestation du 14 mai l'a symbolique­ment montré -- nous vivons sous le signe de ces valeurs profanes sacralisées, élaborées par ceux que Bernard Lazare appelait « les docteurs de l'incrédule ». C'est à ces valeurs que la loi française se plie, à leurs interdits et à leurs tabous. Jacques Julliard a senti, pour en jouir, ce mélange de profane et de sacré, qui ne vient ni de notre histoire ni de notre volonté, mais qui nous est donné d'ailleurs : « Je participais lundi à l'émouvante et pieuse cohue de la place de la République, en réparation de l'attentat antisémite... cette immense pagaille... avait valeur de symbole. » ([^24]) Ce vocabulaire étrangement religieux témoigne d'un vide qu'il faut combler. Le besoin d'identité, l'exigence spirituelle, c'était plutôt la France catholique et nationale qui les revendiquait. L'es­prit de sacrifice préféré à l'esprit de jouissance, c'était le maréchal Pétain qui le demandait. Mais maintenant, la gauche elle-même, intellectuellement et spirituellement vide, annexe ces valeurs. Car Jacques Julliard continue : « Ni la famille, ni l'école, ni les Églises ne sont désor­mais en état d'assurer le minimum de cohésion et d'iden­tité... Devant cette situation... il n'y a de résistance que spirituelle. Une société désormais incapable d'un prélève­ment sur les jouissances individuelles au profit des valeurs collectives est, à terme, menacée de désa­grégation. » La résistance n'est pas seulement spirituelle. Mais elle est forcément spirituelle. Simplement, « ce minimum de cohésion et d'identité ne pourra se forger dans une mosaïque de communautés » qui est, selon les manuels d'éducation civique, la définition de la nation, mais dans « une unité historique, intellectuelle et morale », une unité de « sentiments, de pensée, d'éthique », par quoi Bernard Lazare définit, lui, la nation. 50:803 Cette unité, nous n'avons pas à la demander aux « docteurs de l'incré­dule », mais bien à la restaurer malgré le constat préci­pité de faillite de Jacques Julliard, dans nos familles, nos écoles, nos églises. Après tout, c'est peut-être à cet appel, qui sourd des profondeurs de chacun d'entre nous, que répond cette réédition du livre de Bernard Lazare. Danièle Masson. 51:803 ### La loi du 13 juillet par Georges-Paul Wagner LA loi Marchais-Gayssot a été publiée au *Journal Officiel* du 14 juillet 1990. Elle marque à cette date, en fanfare et feux d'artifice, la fin de la liberté de la presse, telle qu'elle avait été instituée cent dix ans plus tôt, par la loi du 29 juillet 1881. Alors qu'elle venait d'être adoptée, en première lecture, à l'Assemblée nationale, dans la nuit du 2 au 3 mai 1990, un homme, Louis Pauwels, qui passe pour tourner sa plume dans l'encre avant d'aller loin et surtout trop loin, la qualifiait de « scélérate et imbécile ». Il était rejoint, sur cette appréciation négative, par Jean-François Kahn, dans *l'Événement du jeudi,* et par Jacques Julliard, dans *Le Nouvel Observateur.* 52:803 Ces termes de « loi scélérate » ou « liberticide », ou encore de « loi d'exception » ont été utilisés au Sénat et à l'Assemblée au cours de l'examen du texte, en première, deuxième et troisième lecture, non seulement -- cela va sans dire -- par Marie-France Stirbois, mais par d'autres députés de l'opposition. Cependant, comme l'observait Jean-Yves Le Gallou, dans *Présent* du 9 juillet, il n'y a pas eu, autour de cette proposition de loi, la véritable bataille parlementaire qu'on pouvait attendre. L'opposition libérale se sera contentée de quelques discours, prudents, sans véhémence : elle aura laissé à Marie-France Stirbois, seule, le soin de tirer les dernières cartouches pour la défense de la liberté de penser et d'écrire. Il faudra ne pas l'oublier. \*\*\* Il faudra ne pas oublier non plus cette circonstance plus étonnante encore et qui montre le poids de certains lobbies sur la représentation nationale : l'opposition n'a pas même osé soumettre la loi au Conseil constitutionnel, alors qu'on en avait les moyens juridiques et numériques. On saura qu'il ne faut pas attendre de l'UDC, du RPR, de l'UDF qu'ils montent sur des barricades, même de papier, pour la défense d'une liberté essentielle. Au mois de mai, au cours d'une « Promenade dominicale » dans *Présent, *je prévoyais que cette liberté allait être « étranglée entre deux portes, en présence des muets du sérail ». Je ne m'étais pas trompé de beaucoup. \*\*\* L'article premier de la loi marque pourtant une innova­tion considérable qui aurait dû arrêter le regard des juristes. A elle seule, cette innovation justifiait le recours devant le Conseil constitutionnel. Cet article premier dis­pose que « *toute discrimination fondée sur l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion est interdite* »*.* 53:803 De deux choses l'une en effet : ou bien cet article est anticonstitutionnel, ou bien la Constitution de la Républi­que française, en son article 3, tombe sous le coup de la loi, puisqu'elle ose encore établir une discrimination entre les électeurs, selon qu'ils sont français ou ne le sont pas. Jusque là, en vertu de la loi du 1^er^ juillet 1972, les discriminations interdites et punissables étaient prévues et définies par les articles 187-1 et 187-2, 416 et 416-1 du code pénal. Il s'agissait de punir ceux qui avaient refusé des services ou des ventes, et plus généralement des droits, à une personne en raison de son origine. La provocation à la discrimination que la jurisprudence punissait -- en théorie -- c'était l'incitation à ce genre de refus de ventes ou de services. La loi socialo-communiste du 13 juillet 1990 ne s'em­barrasse plus de ces distinctions entre les formes de discri­minations. C'est toute « discrimination », *c'est-à-dire toute distinction* faite entre les hommes en raison de l'origine, de la nation et de la religion qui est interdite. On peut donc dire qu'en même temps que la mort de toute discussion sur un des sujets essentiels de notre vie publique, c'est la mort de la nation qui est programmée en un article de loi. Restera-t-il permis de parler ou d'écrire d'un homme qu'il est français, d'un auteur qu'il est français ou qu'il ne l'est pas ? L'avenir, et les juges politisés que nous avons, nous l'apprendront à coup de peines et d'amendes. \*\*\* Cela dit, la loi Marchais-Gayssot n'est que le dévelop­pement logique de ce que la loi Pleven du 1^er^ juillet 1972 contenait en germe. Elle est la mise au point, perfection­née, de cette « technique d'assassinat juridique et moral » dont parlait Jean Madiran, à propos de la loi précédente. 54:803 Déjà en effet, la loi du 1^er^ juillet 1972, comme nous l'avons montré en deux précédents commentaires, donnait *une extension indéfinie* au mot « racisme » et permettait de faire entrer la référence à la nation dans le champ de celui-ci, par le biais d'une poursuite pour diffamation ou provo­cation raciale. Désormais, il est permis de dire que c'est le fait national lui-même qui devient raciste, et que l'État français a la charge de réprimer. Pour sanctionner cette faute, la loi crée une nouvelle peine d'inéligibilité, qui ressemble à ce qu'on nommait autrefois, dans nos anciens codes, la mort civile, ou à la dégradation nationale qui illustra tristement l'épuration de 1945. Les juges -- tels qu'ils sont -- obtiennent donc du législateur le pouvoir inouï et, en fait, arbitraire d'éliminer, à son gré, d'une course présidentielle ou législative, un candidat qui n'aura pas utilisé la langue de bois sur le sujet public qui préoccupe le plus les Français. Tout le monde sait, tout le monde convient, dans le monde politique -- soit pour s'en féliciter, soit sans s'en indigner -- que cette peine a été spécialement conçue pour l'élimination d'un seul homme, Jean-Marie Le Pen. Des amis trouvaient, il y a quelques mois, que j'exagérais, que nous exagérions à *Présent* quand nous décrivions ainsi la stratégie du pouvoir socialiste : donner le droit de vote aux étrangers et exclure du vote les Français, pour qu'enfin la France cesse d'être française. Le mécanisme est en place, la machine est en route. C'est le parti communiste qui a donné le mouvement. \*\*\* La loi Marchais-Gayssot développe encore la loi du 1^er^ juillet 1972, et la jurisprudence née de cette loi, en créant le délit nouveau de « révisionnisme ». Sur ce sujet, il est intéressant de lire le commentaire de Jacques Julliard, dans *Le Nouvel Observateur :* « Instituer une vérité scientifique sanctionnée par l'État, au moment où le marxisme s'écroule, c'est un exploit dont je ne croyais pas le Parle­ment français capable. » 55:803 Le Parlement français a réalisé cet exploit. Finalement, les grandes consciences, après avoir protesté un peu, paraissent devoir s'accommoder aisément du nouveau texte. Elles continueront de s'indigner qu'il puisse y avoir des dogmes dans l'ordre de la foi, et que des catholiques puissent être allergiques aux blasphèmes de ce qui est sacré pour eux. L'exploit du Parlement français consiste en ceci que le dogme se trouve transféré dans l'ordre de la science et de la recherche ; que le blasphème consiste à émettre un doute, léger ou systématique, sur des conclusions histori­ques, par définition toujours provisoires. Qu'une loi d'ori­gine communiste adopte une telle conception stalinienne de la vérité ne devrait pas étonner tellement Jacques Julliard. Que les socialistes aient suivi, que les media n'aient pas protesté -- ou si peu -- marque le degré d'asservissement du gouvernement Rocard et de l'État Mitterrand aux dogmes qui s'écroulent à l'Est. Le totalitarisme communiste n'est pas mort, car il légifère encore. Georges-Paul Wagner. 57:803 ## CHRONIQUES 59:803 ### Le Programme Intégré Méditerranéen par Francis Sambrès *Le* « *PIM* » *est arrivé. Comme les autres initia­tives agricoles de la Communauté européenne, c'est un désastre. En Europe occidentale, la bureaucratie socialiste est en train de détruire l'agriculture aussi sûrement que l'a fait le communisme en URSS. Prenons l'exemple de la Région Languedoc-Rous­sillon.* LE 17 juillet 1987 ont été signés entre la Communauté européenne, la République française et le Conseil régional Languedoc-Roussillon deux documents : -- le Programme Intégré Méditerranéen pour la Région Languedoc-Roussillon (267 pages) et -- le contrat liant les parties prenantes dans leurs droits et obligations réciproques en vue de la réalisation de ce programme. 60:803 La lecture de ce contrat quasi léonin nous montre la toute-puissance de la C.E.E. qui impose ses idées et ses méthodes avec une méfiance injurieuse à l'égard des bénéficiaires placés sous haute surveillance. Il fait sans cesse réfé­rence aux décisions communautaires (en particulier l'impor­tante 2088/85). Si elle n'a eu que peu de part dans l'élaboration du Programme, laissée à l'initiative de la région et de ses fonc­tionnaires, elle a veillé à sa conformité de principe avec la politique d'orientation, qu'elle détermine malgré la faiblesse de ses apports (30 % environ). Chaque « mesure » de « son programme » a dû entrer dans la filière contraignante et le carcan de ses utopies. Pour cela, il est prévu dans le contrat qu'un « Comité du suivi » comprenant 20 membres dans sa forme « restreinte », 70 et 1 secrétaire dans sa forme élargie, surveillera la bonne marche de la machine, et informera Bruxelles de tout ce qui se passe et surtout (article 20) de ce que la publicité qu'elle impose pour toutes ses actions est bien faite par « panneaux permanents » à mettre « en place sur les sites des dits projets » ! Mais les rapports à date fixe, chaque « semestre calen­daire » du « Comité du suivi », informé par le système de « monitorage » ([^25]) mis en place, ne suffisent pas à calmer les méfiances de Bruxelles. Dans l'article 7 les parties prenantes conviennent de la nomination d'une « instance indépendante de l'évaluation », rémunérée sur les crédits « suivi et apprécia­tion » du sous-programme, « mise en œuvre du PIM » qui peut « se rendre compte de l'état des réalisations en cause » et fera (art. 15) un rapport confidentiel. 61:803 « Le fonctionnement du système de coordination et de suivi du PIM, dit l'art. 11, d'une manière non conforme aux dispositions du présent contrat peut conduire à l'application de *l'art. 17 paragraphe 4 du règlement* (*C.E.E.*) *n° 2088/85* » (*suppression des crédits*)*.* Tel est l'état-major de l'Invincible Armada qui appareille vers l'île au trésor des lendemains qui chantent et de l'agricul­ture convertie. Si l'on ajoute quelques quartiers-maîtres et boscos, res­ponsables de chaque mesure de chaque sous-programme, et quelques subrécargues retors qui veillent aux intérêts de la C.E.E., on a l'équipage. Revenons au programme de 267 pages qui sera suivi en juillet 1988 d'un autre document de 302 pages. La langue en est toujours codée selon les mots magiques de la mode administrative ; et les contradictions impavides (ex. : le PIM concerne tout le territoire de la Région dans le chapitre I ; chaque mesure de sous-programme, en localisant géographi­quement les zones d'intervention, dément, par définition l'af­firmation du chapitre I. Si le PIM concerne en effet toute la Région, il ne concerne pas tout le territoire de la Région puisque ses interventions spécifiques sont réservées à des « zones de concentration » que l'on trouve sur la carte de la page 298 et dont les faibles étendues surprennent). Le raisonnement suivi est pourtant « simple » ([^26]). Voici l'analyse : telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, la Région s'en­fonce dans le sous-emploi et le marasme malgré une sur­population disponible et une crise économique due aux sur­productions sectorielles et aux sous-productions structurelles ; le tout accompagné d'un déficit d'information, de formation, de commercialisation et de promotion publicitaire des pro­ductions. 62:803 Le rôle du PIM sera donc de faire de l'emploi, avec la sur-population en supprimant les sur-productions, en favo­risant les sous-productions prometteuses d'avenir, en assurant la formation des producteurs et en privilégiant les actions de commercialisation par la promotion publicitaire des biens produits. Ce qui -- avouons-le -- est tout simplement génial. Énoncé de cette façon, il est bien difficile de critiquer le PIM. Seuls les esprits chagrins des hypocondriaques chroni­ques peuvent s'y employer et ce sera en vain. Et pourtant ! Nous pouvons constater que le volet financier global du PIM est *ridicule par son total, douteux par l'origine des deniers, critiquable par sa composition* (État, Région, C.E.E.), *contestable dans ses points d'application et insupportable dans sa gestion.* Pour une période qui s'étend du 6 février 1986 au 5 février 1990, soit pour 4 ans, le montant global des sommes consacrées au PIM par l'Europe est de 90 millions d'écus ([^27]). C'est, au premier regard, une somme énorme (630 mil­lions de F) qui fascine le particulier. En réalité, divisée par le nombre d'années, puis par les surfaces de 5 départements ou le nombre de ses habitants ou par tout autre chiffre, elle diminue comme peau de chagrin et n'apparaît plus que comme un coup de pouce, une aumône, un RMI régional. Pour qu'une action visible puisse être entreprise avec quelque chance de succès et soutenue dans ses premiers pas, il a fallu concentrer ces sommes sur des points limités par un zonage géographique sévère dont les mauvaises langues disent qu'il dépend plus de considérations politiques que de critères objectifs, et selon des choix sectoriels qui sont faits du prince de Région avec ses ministres, ses courtisans et ses techniciens. Mais encore on sait peu, on ne veut rien savoir de l'origine des deniers. Le prince veut nous faire accroire que l'Europe est une vache à lait, c'est bien au contraire du lait de nos vaches, de la laine tondue sur le dos de nos moutons, du vin de nos vignes qu'il s'agit. 63:803 L'Europe à Bruxelles est bien incapable avec ses bureaux, ses palais et ses commissions de créer la moindre richesse. Elle impose à ses sujets par le biais de manœuvres louches, de quotas arbitraires, les amendes fiscales qui lui permettent de fonctionner et de jouer le rôle de caisse de péréquation dont elle prétend détenir la mission sacrée et qu'elle exerce impunément depuis quarante ans avec pour seul résultat la réduction des libertés individuelles et le saccage progressif de la création, sous prétexte de la discipli­ner et de la courber au joug des « lois économiques » sim­plistes du credo païen des temps d'aujourd'hui. Lorsqu'on pense que le financement de chaque mesure de chaque sous-programme est assuré en moyenne par des deniers C.E.E. (entre 30 et 50 %), des deniers d'État (10 et 30 % -- en provenance des prélèvements nationaux obligatoires) et 30 à 50 % de fonds régionaux alimentés eux aussi par les contribuables, lorsqu'on sait le faible rendement de tous les organismes de redistribution de capitaux tant à la collecte qu'à la gestion et à l'application, on est tenté d'estimer la valeur de l'apport « PIM » en chiffres négatifs, alors qu'elle est présentée comme une manne céleste obtenue par l'inter­cession du prince de Région et distribuée aux manants lors de promenades libérales dans les fiefs de ses feudataires. Effets négatifs certes et pas seulement pour les raisons financières politiques ou de gestion, mais pour d'autres, bien plus graves encore. Le problème n'est pas nouveau. Toute redistribution, quand il y consent, de subsides provenant de l'impôt (hors les sommes nécessaires à l'exercice prudent des tâches régaliennes) est le fait du prince. Il a le choix, après avoir prélevé les frais de ses fastueuses ripailles et de la célébration de ses immenses mérites, entre le *saupoudrage* et le *zonage,* entre l'aumône aux malheureux et l'appui aux puissants pour devenir plus puissants encore. S'il choisit le saupoudrage, comme ce fut le cas long­temps, il s'expose aux critiques acerbes des rivaux malheu­reux. Il cultive, d'après eux, la démagogie, le copinage et l'inefficacité. 64:803 S'il est contraint, du fait de la faiblesse de ses moyens en regard des tâches à accomplir, de choisir le zonage, il est accusé d'injustice, de choix arbitraire, de tyran­nie, de technocratie néfaste. Et s'il est vrai que tout saupoudrage s'apparente à l'au­mône du seigneur fastueux, le zonage impose, par l'exclusion de ceux qui sont laissés à l'extérieur de zone, une fracture arbitraire dans le tissu économique et social en place dont les conséquences sont graves. En effet, toute aide limitée à un lieu donné pour une production donnée entraîne toujours, et plus rapidement encore qu'en laissant agir ; les lois de la vie, la double ruine de qui en a profité, a cru aux sirènes et s'est chargé du poids insupportable du solde des investissements à crédit, des soins et des entretiens, des déboires *enfin* devant des récoltes incertaines et des prix fluctuants, et de celui qui hors la zone de concentration pratiquait déjà, à ses risques et périls, le difficile exercice d'une production soumise aux dures lois des productions agricoles et des aléas de toute entreprise humaine et se trouve maintenant en lutte avec une concur­rence brutale dont les cartes sont biseautées au départ et les dés pipés. Qu'ils soient semés à tous vents ou concentrés sur des points, des zones ou des productions, ces fonds ne profitent en fait qu'à ceux qui prélèvent au passage des honoraires d'experts, aux entremetteurs de tout poil, aux gros installés dans leurs monopoles et leurs privilèges, aux soute­neurs du système. Si l'on pense maintenant aux conditions d'attribution des aides consenties aux seuls groupes agréés, (groupement de producteurs, groupements sanitaires, organisations profession­nelles, coopératives etc.), on voit clairement que *le résultat de l'entreprise est bien la socialisation de l'agriculture,* la suppres­sion des libertés privées au profit des entraves collectives, la mise en place sournoise de véritables kolkhozes, où s'installe à la manière de l'article 6 de la Constitution soviétique, le rôle dirigeant du parti. 65:803 L'Est peut bien craquer de toute part et renier ses dogmes, décréter la mort du communisme, parler désarme­ment, *les pays dits libres ont pris le relais du socialisme,* l'ont imposé et maintenant ce sont les derniers remparts de la chrétienté qui s'écroulent, laissant à la merci de l'idéologie des droits de l'homme sans Dieu, avec un pays rural détruit, une population, décervelée, hagarde, déjà groupée en troupeaux immenses se pressant aux portes des abattoirs de l'Enfer, comme le sont aussi ceux qui appellent dans les rues de Leipzig, de Berlin ou d'ailleurs plus de démocratie pour plus de liberté et s'imaginent qu'ils la trouveront avec nous ! #### Le kiwi sauvera le monde rural ! « Dans le cadre » de la diversification entreprise, désor­mais on s'occupera, dans le PIM, du kiwi ! Ça, c'est du sérieux, du raisonnable. C'est l'opinion com­mune et l'on a même pu entendre des ministres grecs, la Grèce est la principale bénéficiaire du PIM -- venus chez nous en « voyage d'étude » déclarer qu'avec le kiwi on allait sauver du désastre l'agriculture grecque par la « reconver­sion » des espèces non rentables -- comme l'olivier, mais il en est d'autres comme le figuier particulièrement rétif aux normes et d'autres encore, les jujubiers par exemple ou les arbousiers qui, sombrent dans l'oubli, soit que leur ramassage ne puisse pas être effectué par des machines, soit que leur transport en produit frais s'avère impossible. Que des responsables politiques de si haut niveau puissent proférer des âneries de ce calibre ne nous surprendra pas, elles sont dans les normes. Ce qui est plus grave est bien que cette foi dans le kiwi sauveur est largement partagée par les décideurs, les intellectuels de la politique agricole, les fonc­tionnaires de Bruxelles, les tyrans de la création, ces boni­menteurs de foires qui font rêver les badauds. 66:803 Le kiwi a le « profil » du fruit d'avenir, c'est vrai : sans noyau, ni pépins, de longue conservation, sans goût trop prononcé, il est, coupé en deux, d'une extraordinaire beauté (comme la grenade ou le chou rouge, mais on ne met pas de chou rouge sur les gâteaux !). D'invention récente en France -- des pionniers plantèrent les premiers kiwis dans les années 1975 -- ce fruit connaît une belle réussite et sa consommation en frais croît assez régulièrement, avec des prix qui deviennent abordables et une promotion publicitaire permanente. Voici, alors que tous les voyants sont au rouge, que le PIM va recommander, aider, conseiller, subventionner la création des vergers-kiwi à forte production, dans des zones privilégiées, les « zones de concentration », où les équipe­ments lourds de l'hydraulique seront pris en charge par les collectivités, au profit d'agriculteurs réunis en « groupement de producteurs ». Le « Comité économique fruits et légumes », chargé du « suivi », affinera la mesure sans que le montant de l'aide puisse dépasser 30.000 F par hectare dont 55 % par la C.E.E. ! et sous condition expresse de l'engagement par chaque groupement de producteurs d'un programme de plan­tation de 10 ha/an. #### Que va-t-il se passer ? Vaticinons gaîment ! *A l'intérieur des* « *zones de concentration* »*, les malheureux, réunis en groupement de producteurs, vont engager des investis­sements considérables, avec le secours d'un crédit qu'ils obtien­dront de droit puisque* « *subventionnés* » *et* « *groupés* »*, en plantant, soignant et attendant 5 ans, des variétés nouvelles, plus grosses, plus gourmandes en eau, en façons et traitements, plus fragiles peut-être.* 67:803 *Toutes ces années, ils subiront le poids finan­cier de l'emprunt, le coût des soins et des façons et les pertes d'exploitation de la surface ainsi immobilisée au détriment d'une culture annuelle, sans parler du travail -- toujours gratuit en agriculture.* *A l'extérieur du périmètre choisi, les anciens producteurs de kiwis -- qui ont déjà financé leurs investissements avec des variétés moins perfectionnées* (*les savants chercheurs auront depuis travaillé aux filières amélioratrices !*) *-- seront condam­nés à abandonner cette culture qu'ils avaient crue rentable, tant le coût d'exploitation par rapport aux quantités produites va monter par rapport à celui des nouveaux jardins subventionnés, tant les règlements de Bruxelles vont imposer des normes, des standards, des calibres obligés et tant le prix du fruit va connaître la dure loi de King et les fièvres des marchés. On va abandonner ou arracher la première génération de kiwis en pleine production.* *Certes, on fera, à grands frais, la promotion qui s'impose et la publicité télévisuelle qui double la consommation* (*comme un coup de fouet emballe d'attelage*)*.* *On aura envoyé des* « *missions* » *chez les Esquimaux pour assurer une progression de l'exportation* (*mais on aura rencontré un marché déjà occupé par des Sud-Coréens offrant une montre avec chaque barquette de fruits*)*.* *Sur de plan local on apportera les solutions classiques en mettant en place, à grands frais, des structures spécifiques sous la houlette d'un monsieur Kiwi : étalement de la récolte par stockages au froid qu'on mettra en construction, confitures de kiwis, kiwis confits, vin de kiwi, champagne de kiwi, alcool de kiwi après distillation, kiwis en conserve, en surgelés, et enfin dénaturation et destruction après en avoir donné à quelques pauvres sous les feux des caméras.* *Des années vont passer et ces nouvelles plantations seront tout à fait obsolètes, tout autant que l'étaient celles qu'elles avaient ruinées, d'autant que les limites arbitraires que l'on avait fixées aux* « *zones de concentration* » *seules bénéficiaires des aides PIM -- d'où l'on croyait que viendraient le salut et la richesse -- avaient profondément blessé le tissu rural par ses erreurs inévitables et ses injustices de fait.* 68:803 *Tous ceux qui, pour quelques mètres, avaient été exclus du banquet des subventions, avaient réuni leurs grognes dans des associations de défense fort tapageuses. La guerre n'épargnait ni les familles ni les parentèles devenues ennemies. Les notaires, pourtant rompus aux arcanes des successions, s'épuisaient en partages impossibles où la conversion des hectares agricoles en hectares de concentration d'une valeur plus grande ou en mètres carrés de P.O.S. construc­tibles, sous condition* (*on en était sûr*) *d'une modification lors de prochaines élections qui inverserait la couleur de la municipalité, s'avérait source de discorde puis de brouilles implacables. Un nouveau pseudo-cadastre se plaquait sur l'ancien, y traçait des taches mouvantes aux destins aléatoires transformant le calme marché foncier en jeu de hasard et en frénésie de spéculation. Lorsque venait s'ajouter un zonage déterminé par une directive européenne, il pouvait arriver qu'une estimation prenne en compte les primes d'arrachage et celles de replantation avant que le terrain ne finisse, par une heureuse modification ou une extension du P.O.S., en parcelles constructibles !* *Ces luttes, ces fracas, ces manifestations d'autoroutes et de préfecture occupaient les temps libres d'agriculteurs qui cher­chaient par tous les moyens d'une mécanisation totale à travail­ler le moins possible aux champs et avec un outil -- besogne passéiste qu'on laissait volontiers, pour le peu qu'il en restait, à des façonniers de saison, voire à des immigrés clandestins présentés par des négriers de toute confiance. A quelques jours d'intervalle, on voyait défiler ceux qui voulaient rentrer, par une modification de frontière, dans la zone géographique des sub­ventions, et ceux qui voulaient en sortir ; si on ne soutenait pas avec plus de vigueur les cours des productions effondrés à la faveur, d'une surproduction chronique. En désespoir de cause et certaines années où la récolte sera particulièrement catastrophi­que d'abondance, on défilera pour demander des subventions pour l'arrachage des surfaces plantées naguère avec des subven­tions de plantation !.* 69:803 *Pendant qu'à grands frais, soins et soucis on attendait la lente croissance des arbustes sauveurs, on voyait arriver sur le marché, à des prix ajustés d'abord, puis à des prix de dumping, de tous les pays du monde et, même des antipodes, une masse de kiwis toujours supérieure -- quelque effort qu'on fît pour l'aug­menter -- à la consommation dont on peut bien raisonnable­ment admettre qu'elle n'est pas indéfiniment croissante sauf à vouloir occuper la totalité du* « *créneau fruit* » *et condamner à l'oubli et ruiner certaines espèces en prenant une* « *part de marché* » *visant au monopole. Quant aux exportations, nous avions le choix entre nous aligner sur les cours mondiaux fort bas et toujours en dessous de nos coûts d'exploitation et subir la concurrence dévastatrice des pays encore en : tradition rurale de main-d'œuvre gratuite ou nous tourner vers les acheteurs insol­vables et leurs règlements en monnaie de singe garantie par la COFACE.* *Bruxelles était, bien sûr, tenu au courant de ces désordres têtus, par le* « *comité de suivi* » *et s'efforçait, par le jeu des quotas, d'en maîtriser les menaces financières. Dans un premier temps on avait décidé de soutenir les cours d'une production dont on avait prétendu qu'elle permettrait une reconversion efficace des précédentes productions excédentaires. Lorsque le bilan de cette politique de soutien fut tiré, on s'aperçut à Bruxelles qu'on risquait de se ruiner pour les kiwis. On prit dès lors des mesures drastiques de désengagement financier, mais on obtint que la CEE, en même temps, prît des mesures impor­tantes pour assurer la reconversion du secteur déjà converti une première fois, mais qui ne présentait pas les succès attendus.* *On avait eu quelques lueurs d'espoir lorsqu'un savant cher­cheur du CNRS avait trouvé que le kiwi, traité par un procédé où la physique et la biologie faisaient bon ménage avec la chimie, constituait le meilleur engrais organique qu'on pût trou­ver pour assurer la prospérité des jeunes plantations de kiwis.* 70:803 *On commença à construire une usine avant de penser au ridicule qu'il y aurait à industrialiser un procédé aussi étrange* (*on fit de ce hangar, avec quelques fioritures, une maison des jeunes et de la culture, dont le besoin se faisait aussi cruellement sentir, on but du champagne de kiwi lors de la solennelle passation de pouvoirs entre M. Kiwi, un peu vieilli, et le tout jeune directeur de la M.J.C. Le conseiller général prononça un beau discours qui fit pleurer plusieurs grand-mères*)*.* *A la suite d'une réunion assez secrète, où pourtant tout ce qui compte dans la Région était présent, on décida que l'infidèle kiwi ne répondait pas aux aides considérables qu'on lui avait consenties. On le rayait de la carte verte pour l'inscrire dans le carnet rouge des plantes à proscrire, avec la vigne, les pommiers, les oliviers et d'autres. On se consacrerait désormais à l'aide en faveur d'un fruit découvert par un autre brillant chercheur du C.N.R. S., expérimenté dans le plus grand secret sous les serres modèles et les pleins-vents abrités des Agropolis. Il s'agirait d'un hybride de pomme et de poire, avec un goût exquis de banane très mûre, conçu par un ordinateur qui avait* « *pris en compte* » *les vœux d'une enquête sur plus d'un million de consommateurs. Avec de pareils atouts ce n'était plus rien de lancer ce fruit à la conquête des marchés et l'on se fit fort d'obtenir dans le PIM n° 3 l'argent nécessaire, pour encourager sa production, grouper ses producteurs, construire, ses locaux, former ses productions, assu­rer sa commercialisation en définissant ses normes, etc. Le salut viendrait de là !* *Quelques grincheux qui craignaient l'échec de cette manœuvre et le dirent furent vite réduits au silence, écartés du clan des* « *décideurs* »*, renvoyés à la morosité de passéistes incorrigibles. Ils ne furent plus invités aux conciles politiques, aux synodes corporatifs ni aux assemblées générales d'aucun organisme ; ils ne firent plus partie des commissions, ni des sous-commissions ni des groupes de travail.* 71:803 #### Le vieil olivier oublié Peut-on être surpris de ne pas trouver trace d'olivier dans ce PIM ? Cet arbre d'histoire, de légende, de symbole est jeté aux oubliettes par les planificateurs et personne à la Région ne pensa à présenter une timide mesure de sous-programme le concernant. Parallèlement on apprend que nous importons d'Espagne ou d'Italie presque toute notre consommation d'huile d'olive, et l'essentiel de nos olives -- fruits -- vertes ou noires, préparées et conservées. Que penser d'un pays qui, dans l'établissement de ses plans d'aménagement, ses soucis de diversification agricole, ses volontés d'exportation agro-alimentaire oublie l'arbre symbole du Midi méditerranéen, le modeste arbre de coteaux, l'économe peuplement des cailloux pour peu qu'on le soigne bien, sans hâte et sans oubli, comme un ami ? Quand on en parle à un fonctionnaire de la toute-puissante D.D.A., il vous explique que l'État a déjà donné, qu'il s'est trompé et qu'il n'est plus question de s'aventurer à donner un sou pour cet arbre maudit. En février 1956, il gela à pierre fendre et longtemps. Fendirent aussi les arbres et surtout les oliviers, dont les squelettes, lorsque le printemps vint, que la nouvelle feuille ne sortit point et que l'ancienne -- gelée -- finit par tomber, donnèrent à nos coteaux l'aspect tragique d'un champ de bataille. Dès lors, bien que la culture de l'olivier fût depuis longtemps en crise et que nombre de ces squelettes ne fussent plus exploités, ou peu, ou mal, on s'aperçut que l'arbre manquait à notre civilisation traditionnelle et l'État mit en place ses batteries : subventions importantes aux plantations, aides aux soins par des techniciens, encouragements et primes aux récoltes, soutien aux cours et aux coopératives oléicoles. 72:803 Nombreux furent ceux qui plantèrent dans les cailloux des oliviers qu'ils oublièrent après avoir touché la prime, tant leur parut lente la croissance du bois, fragiles ses rameaux, aléa­toire une récolte qui ne venait pas. Pendant ce temps les vieux oliviers gelés repartaient d'une branche ou d'un surgeon et produisaient à nouveau en faible quantité des produits pour lesquels on s'aperçut tout d'un coup que l'État avait profité de l'aide qu'il avait apportée pour imposer son appareil habituel de contraintes sanitaires, de calibres imposés, de normes à respecter, d'inspecteurs à payer. Ceux qui s'étalent lancés dans la culture de l'olivier à cause de la subvention, sans aucune tradition, furent vite surpris de ces premiers fruits si difficiles à cueillir -- puis­qu'on les cueille plus ou moins verts, selon l'usage qu'on veut en faire -- si peu souvent aux normes et au calibre, si délicats à manipuler pour qui n'a pas le tour de main, rétifs aux machines, grevés de contraintes sanitaires si lourdes qu'un tel poids pour si peu de rendement parut vite insuppor­table à ceux qui avaient oublié la saveur d'une subvention déjà dépensée. D'autant qu'il apparut bien vite à ces néo-oléiculteurs que l'olivier réclamait, une main-d'œuvre nombreuse, disponible et surtout gratuite. *Sans le secours des vieux* chassés par l'I.V.D. ([^28]) *et celui des enfants* scolarisés dès que possible, ramasser ce fruit difficile devint impossible sinon avec des contrats de partage de récolte, et même de symboliques redevances. Si l'on ne coupa point les nouveaux oliviers, c'est bien parce qu'ils étaient plantés sur des espaces si pauvres qu'aucune autre culture n'était en mesure de prendre le relais. Même pour le feu, couper ces troncs n'était pas rentable. 73:803 L'olivier de France est donc en péril, victime des sollici­tudes de l'État qui voulait bien faire sans savoir, et des contraintes de ce même État qui prétend protéger les indivi­dus contre « l'injustice sociale » et parvient à les chasser des espaces ruraux de liberté qu'ils avaient conquis, pour les river aux chaînes de la dépendance économique des concentrations urbaines. Au lieu de tirer les leçons de ses échecs et de comprendre le pourquoi des constants résultats inverses -- de ses interven­tions, voici l'État qui accuse l'olivier, ce vicieux, ce tordu, ce rebelle et le voue à l'oubli, lui, le plus vieil arbre du monde, le premier qui émergea des eaux du Déluge, lui qui était un maillon de la civilisation rurale, celle qui accueillait trois ou quatre générations dans les structures d'une terre bénie. Pen­dant qu'on publiait dans les journaux les chiffres du déficit en olives vertes (lucques) nationales, soit 20.000 T, on pouvait cueillir, dans nos olivettes abandonnées, toutes les olives qu'on voulait avant qu'elles ne tombent et pourrissent ; les fabriquer, en manger et en faire présent aux amis, délicieuses bien qu'elles fussent hors calibre, hors norme et circulant hors la vue du fisc. #### Le jeune olivier de l'économie mixte Pendant que je pleurais sur le sort misérable des oliviers, voilà que le journal m'apprend que le problème est résolu ; et avec quelle élégance ; il suffisait d'y penser. Le Conseil général de l'Hérault, la municipalité de Béziers ont acheté un important domaine viticole un de ceux qui ne peuvent survivre aux crises agricoles et aux partages obligés à chaque génération. Ils ont monté diverses sociétés qui réunissent, sous la présidence d'élus locaux ou d'élus professionnels, tout ce que le département compte de conseil­leurs non payeurs et de parasites patentés. Dans ce haut lieu des agapes fraternelles et des franches ripailles, les élites sociologiquement installées se réunissent pour aider l'avenir à naître. 74:803 Pendant qu'une société d'économie mixte arrête le schéma directeur, prévoit un centre de loisir qui serait un « pôle de développement », une SICA prétend répondre aux besoins des temps modernes avec « un savoir-faire adapté, une assistance technique spécialisée s'appuyant sur une expé­rimentation fine en station ». Les résultats heureux ne se font pas attendre et l'on apprend qu'un verger pilote de 835 oliviers de variétés diffé­rentes vient d'être inauguré sur deux hectares du domaine. On ne saura jamais le coût exact de ces recherches, de ces « expérimentations fines en station ». Désignées par des poli­tiques élus, effectuées par des techniciens choisis par eux en fonction des liens idéologiques ou familiaux, financées par des collectivités locales d'une richesse facile, alimentée par l'impôt qu'elles lèvent, dégagées de toutes contraintes du marché par un statut proche de celui de la fonction publique, elles aménagent des îlots artificiels d'opulence, réservés aux copains, dans le désert qu'elles fabriquent partout ailleurs, jusqu'à ce qu'un énorme scandale financier vienne, par la mise à jour des comptes, renverser les roitelets en place pour en installer d'autres. #### Une prune à haut risque Si chacun peut comprendre, du moins le croit-il, sa ruine par l'exclusion qui lui fut imposée, par un zonage arbitraire des pays de cocagne, des primes et des subventions indirectes (d'aménagement hydraulique par exemple), il lui est plus difficile d'admettre la fatalité de la ruine du bénéficiaire des largesses de l'Europe. L'injection de fonds, surtout comme ils le sont, d'origine douteuse, dans l'économie d'une région, d'une production, d'une catégorie de personnes n'est en rien une panacée. 75:803 Tout d'abord ils sont réservés, une fois prélevée la grosse dîme des experts et celle non moins grosse des princes et de leurs courtisans, aux investissements. Sont généralement pré­vues des participations -- souvent importantes -- aux tra­vaux immenses qui sont nécessaires à toute mutation autori­taire d'un équilibre existant. Certes, sur le plan local, on mesure sur l'emploi et l'activité économique quelques retom­bées favorables, encore que l'essentiel du profit légitime laissé par de telles opérations soit confisqué par les maîtres d'œuvre installés et les entreprises puissantes qui ne laissent, au mieux, aux sous-traitants indigènes que les rogatons du festin, des S.M.I.C. de manœuvre et des agios bancaires ruineux aux grenouilles qui voulurent se faire bœufs. Admettons cepen­dant que soit mis gratuitement -- ce qui n'est jamais le cas -- à la disposition d'un « groupement de producteurs » tout l'appareil nécessaire à la mise en place d'une production agricole de conversion, celle par exemple de la prune d'ente (qui est prévue au PIM avec celle du kiwi). La prune d'ente sert à faire, après divers traitements dessicatifs, le pruneau dont Agen tire une partie de sa gloire. Il paraît qu'on en manque, qu'on en importe et qu'une saine gestion de notre agriculture et de nos actions agro­alimentaires réclamerait qu'on en produisît davantage. Ce qu'on a dit du kiwi ou de l'olivier, on peut le dire de la prune d'ente, qui est, elle aussi, prévue comme « élément de diversification », soumise aux mêmes contraintes, grevée des mêmes charges, exposée aux mêmes inquisitions, menacée des mêmes risques, aggravés encore du fait qu'il faut entre 8 et 10 ans pour qu'un prunier parvienne à une production « rentable » et que la moindre gelée de plaine anéantit la récolte. Si, comme on peut le craindre, des mesures drastiques d'économie d'eau doivent être prises cette année, comme toutes ces cultures de diversification, à haut rendement, mais à haute gourmandise, les prunes d'ente seront menacées de mort absolue. 76:803 Pour produire ces prunes violettes, oblongues, grasses, il faut beaucoup de temps et d'argent. La pleine production de l'arbre se fait attendre fort longtemps. Il faut supporter le poids financier que, dans l'euphorie des subventions à l'inves­tissement, l'on avait oublié de chiffrer à sa valeur. Le manque à gagner des cultures d'hier sur la surface concernée, le travail rendu plus important et plus dur par l'inexpérience gestuelle de nos bras et l'inadéquation de nos outils, les factures d'arrosage, de produits sanitaires, d'engrais là où les années ou la production ne répond pas à ce qui nous avait été promis. Jusqu'aux arbres eux-mêmes, inexpérimentés, étran­gers au terroir, au climat, qui s'en mêlent et en profitent comme cette année, alors qu'on avait cru sage de construire un hangar, d'acheter un four de séchage, d'occasion certes, mais de 150.000 F, pour fleurir en plein hiver, former les fruits juste à temps pour qu'une simple gelée de -4° vienne les détruire en totalité et ce bien avant les redoutables saints de glace -- Mamert, Pancrace et Gervais -- que la sagesse chrétienne respectait avant qu'ils ne disparussent des néo­calendriers. La récolte de l'an prochain sera-t-elle compromise tant les bois sont touchés et les arbres épuisés de devoir pousser une deuxième, fois -- désespérément -- de nouvelles fleurs, tardives celles-là, et qu'un soleil précoce risque de brûler ? Du temps où les règles de la sagesse paysanne étaient en vigueur -- *pas d'emprunts, des bras gratuits, un bas de laine, un grenier plein --* lorsqu'on était frappé par une catastrophe naturelle, on se disait que l'an prochain cela irait mieux, qu'on pourrait « se refaire ». La faible récolte entraînerait une hausse des prix dont on profiterait un peu pour la bonne qu'on attendait de l'an prochain. D'ailleurs, dans la gamme étendue de nos stocks, il était bien rare que ne se trouvassent point des produits qu'on pouvait vendre au prix fort, compensant ainsi quelque peu les pruneaux gelés. 77:803 Depuis qu'on a laissé à des organismes collectifs le soin, sous les regards (inquisitoriaux) de l'État, de gérer la fabrica­tion et le stockage, on a perdu toute possibilité d'intervention personnelle sur la conduite des affaires, les cours étant mon­dialisés, arbitrés par des affairistes rapaces, qui se gardent bien de laisser « se refaire » l'agriculteur sinistré. Il reste aux politiques à promettre des plans et des sous, soutirés à tous (et donc aux agriculteurs eux-mêmes) au nom de la solidarité -- à l'origine terme juridique et financier -- qui permet à l'État, ses agents et ses valets de s'assurer le monopole de la calamiteuse répartition entre les pauvres et les misérables des miettes du festin permanent des nantis. Ces organisations « caritatives » d'État ou subventionnées par lui, dans la mesure où elles vont dans le sens du désastre, sont là pour paraître corriger les effets néfastes de l'économie mixte, sys­tème qui a fort habilement remplacé dans le discours les utopies socialistes. Le mot de solidarité ainsi employé garantit le monopole du cœur à ces inventeurs de chimères et leur permet de poursuivre dans l'or des palais leur sinistre œuvre de mort. Francis Sambrès. 78:803 ### Un signe des temps : la JOC en mai par Guy Rouvrais Au mois de mai dernier s'est tenu à La Cour­neuve un grand rassemblement organisé par la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) sous le nom de « Mani-formation ». Ce fut une fête que Michel Rocard honora de sa présence. Il y était invité. Parmi d'autres : le PS, le parti communiste, la CFDT, la CGT. La CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) en fut exclue. Pourquoi ? C'est ce que les dirigeants de la CFTC ont demandé, par écrit, à ceux de la JOC qui leur ont répondu ceci : 79:803 « Nous avons invité les organisations avec qui, loca­lement, régionalement, nous avons des liens. Au niveau syndical, nous avons invité la CFDT et la CGT, comme organisations du Mouvement Ouvrier. » Et de préciser que les responsables de la JOC sont tenus, dans ce domaine, par le mandat qui leur a été confié « lors du vote de nos orientations de 1987 ». Quelles sont ces orientations ? Elles se manifestent par une liste exclusive des organisations, partis, associa­tions, mouvements, syndicats, avec lesquels la JOC collabore. Cette liste exhaustive, la voici : *Logement :* -- Confédération Nationale du Logement (CNL) ; -- Confédération Générale du Logement (CGL) ; -- Union des Foyers de Jeunes travailleurs (UFJT) ; *Santé :* -- Fédération des Mutuelles de France (FMF) ; -- Fédération Nationale de la Mutualité Fran­çaise (FNMF) ; -- Mouvement pour le planning familial ; *Loisirs :* -- Fédération Française des Maisons des Jeu­nes et de la Culture (FFMJC) ; -- Fédération Centres Socio-Culturels (FCSC) ; -- Fédération Sportive et Gymnique du Tra­vail (FSGT) ; *Éducation :* -- Fédération Conseils Parents d'Élèves (FCPE) ; 80:803 -- Syndicat National Enseignement Secondaire (SNES) -- Syndicat Général Éducation Nationale (SGEN) ; -- Union Nationale des Étudiants de France (UNEF) ; -- Union Nationale des Étudiants de France Indépendante et Démocratique (UNEF-ID) ; -- Mouvements lycéens ; *Racisme, Immigration, Droits de l'homme :* -- Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples (MRAP) ; -- SOS-Racisme ; -- Ligue des Droits de l'Homme (LDH) ; -- Fédération Association Soutien aux Tra­vailleurs Immigrés (FASTI) ; *Handicapés :* -- Fédération Nationale Malades Infirmes et Paralysés (FNMIP) *Paix, désarmement :* -- Appel des Cent ; -- Mouvement de la Paix ; -- Codene ; *Femmes :* -- Union des Femmes Françaises. Cette liste est suivie du commentaire suivant : « Ces organisations sont des partenaires pour des actions précises ou des prises de position lors d'événe­ments. Le travail avec elles varie parfois localement et nationalement en fonction de ce que sont, de ce que font vivre ces organisations, associations au niveau local. Elles peuvent être sources d'un engagement militant des JOC qui accrochent à des aspects ponctuels, découvrent la force d'un collectif et de l'action collective. » 81:803 Qu'est-ce que toutes ces organisations ont en com­mun qui les distingue de la CFTC ? Certaines sont marxistes, mais pas toutes. D'autres sont des « compa­gnons de route » notoires du parti communiste. D'autres encore sont simplement de gauche. *Ce qui les réunit, c'est le refus de la* doctrine sociale de l'Église *dont se réclame la CFTC dans ses statuts.* C'est ce qui lui vaut cette exclusion. Pour justifier sa collaboration avec les syndicats socialo-communistes, la JOC expose ceci : « Aujourd'hui, dans leur action, elles s'opposent à la politique économique libérale qui profite à une minorité de la population et conforte la construction d'une, société à plusieurs vitesses : "Les gagneurs, ceux qui peuvent réussir, ceux qui ont le pouvoir financier et les autres, sans parole et sans droits qui n'ont pas droit à un travail stable, à un revenu pour vivre." Elles s'opposent au système capitaliste et sont porteuses dans leur projet et action des valeurs de justice, de solidarité. » Il n'y a rien là à quoi la CFTC ne pourrait souscrire, au nom de la doctrine sociale de l'Église qui refuse le libéralisme capitaliste et exige pour chacun des acteurs économiques un égal respect. Toutefois, *ce refus du capitalisme libéral ne conduit pas la CFTC à adopter le socialisme.* C'est là le point de rupture. Et c'est la raison du refus de la JOC de considérer la centrale syndicale chrétienne comme faisant partie des « organisations du mouvement ouvrier ». Un mot sur la CFTC : nous ne sommes pas des thuriféraires de ce syndicat dont toutes les prises de position ne sauraient avoir notre agrément. Nous consta­tons simplement qu'*elle est la seule centrale syndicale dont, statutairement, la doctrine sociale de l'Église est le fondement.* Elle peut se tromper sur l'application des principes qu'elle professe ou ne pas saisir pleinement ce qu'implique cette doctrine. 82:803 Il n'empêche : elle s'en réclame et, en ces temps de négation de la loi naturelle en pleine Église, nous aurions mauvaise grâce de ne pas nous en féliciter. \*\*\* Donc, ce qui vaut à la CFTC sa mise à l'écart, c'est la doctrine sociale de l'Église. Constatons donc qu'un mouvement d'Action catholique, soutenu par l'épiscopat, se reconnaît plus proche de ceux qui combattent l'Église, sa doctrine, sa morale, son action que de ceux qui la défendent. On aura sans doute noté que, parmi les mouvements avec lesquels la JOC travaille, il y a le *Planning familial* qui a toujours été, en parole et en acte, à la pointe du combat pour ce crime abominable qu'est l'avortement. Les représentants du lobby des avorteurs étaient bienvenus à La Courneuve, pas ceux qui le combattent. Tout le monde d'ailleurs, ou presque, était bienvenu : « Bienvenue à toi, Sylvie, s'est exclamé le président de la JOC, tu te bats avec tes copains pour une journée d'orientation dans le bahut. Bienvenue à toi, Mohamed, pour bâtir ton avenir, tu as envie d'une formation en cours d'emploi. Bienvenue à vous, Lee, Christine. Le chômage, les petits boulots, c'est la galère. » La bienvenue ne s'étend pas aux jeunes de la CFTC qui sans doute ont aussi leurs problèmes... Le plus scandaleux n'est cependant pas dans cet ostracisme : on n'attendait pas autre chose de la JOC, mouvement crypto-marxiste. Le scandale croît et pros­père mais notre puissance d'indignation est érodée par l'habitude. 83:803 *Le plus scandaleux, c'est la caution épiscopale qui a été donnée à ce rassemblement*. Pas une approbation dite de « profil bas », pas un communiqué alambiqué ou un silence qui se veut prudent, non. Mais la caution manifestée par *la présence des plus éminents représen­tants de l'épiscopat : les cardinaux Lustiger et Decour­tray.* Ce dernier y a célébré la messe et prononcé l'homélie. On aurait pu espérer que cette présence cardinalice avait pour objet de rappeler la doctrine de l'Église aux congressistes. Cela eût justifié le déplacement. Ce ne fut pas le cas... Le cardinal Decourtray, pas plus que le cardinal Lustiger n'ont déploré l'absence de la CFTC ni fustigé la présence des communistes Jean-Claude Gays­sot, Francette Lazard et Marcel Zaidner. Cela n'est pas nouveau non plus ? Certes, mais ce qui est nouveau c'est la campagne épiscopale stigmatisant la *politique d'exclu­sion,* « l'intolérance », le refus de la différence, qui seraient indignes d'un Français et d'un chrétien. Or, ceux qui pratiquent à l'égard de la CFTC cette politique d'exclusion, ce sont ceux qu'ils chérissent. Qu'ils chéris­sent avec, d'ailleurs, beaucoup de mérite, si l'on ose dire, puisque le cardinal Decourtray s'est vu sévèrement tancé par ceux qui l'ont invité : tancé pour avoir dénoncé la « connivence » entre certains hommes de l'Église et les communistes. Sa prompte rétractation n'a servi à rien. La JOC a publié un communiqué visant le Cardinal coupable d'avoir « condamné une idéologie sans parler des hommes, des femmes engagés dans des combats quotidiens au service de la dignité de tous, des hommes, des femmes refusant un système où le fric est premier ». 84:803 La JOC se disait « blessée par cette parole parce qu'elle ne prend pas en compte ces combats au jour le jour vécus ensemble (...), les aspirations à mieux vivre des oubliés, des *écrasés,* jeunes et adultes, laissés-pour-compte d'un système : le capitalisme ». Dans son homélie, le primat des Gaules n'a pas cru devoir répondre à l'insultante volée de bois vert de ces trublions crypto-communistes. Il a fait comme s'il n'avait rien entendu. Il a souligné que « Jésus-Christ est celui qui redonne l'espoir », « celui qui nous appelle à prendre notre place », « la source de vie qui libère et fait de nous des hommes nouveaux ». Des « hommes nouveaux » ? Certes, l'expression est de saint Paul mais elle est reven­diquée aussi par les communistes qui y voient l'accom­plissement ultime de la société communiste. Que voulait dire le Cardinal ? Qu'en ont compris les militants de la JOC ? Ce qui est certain, c'est que ni le cardinal Lustiger ni le cardinal Decourtray n'ont eu de répugnance à cohabi­ter, dans le même rassemblement, avec les dirigeants staliniens du parti communiste. On peut y voir, au moins, une « *connivence* » passive. Guy Rouvrais. 85:803 ### Les opinions permises par Jacques Ploncard d'Assac LE numéro 189 d'*Humanisme,* la revue des francs-maçons du Grand Orient, donne le compte rendu intégral de la conférence de presse du nouveau grand maître, Jean-Robert Ragache, à l'issue du convent du Grand Orient, le 11 septembre 1989. Ce document est précédé d'un intéressant commentaire : « Le convent 1989 du Grand Orient de France vient de s'achever. II s'est déroulé dans une atmosphère un peu parti­culière faite d'inquiétude, de craintes devant la résurgence de certaines idéologies, que nous pouvions croire à jamais enfouies dans la mauvaise conscience de l'homme. Ce qui paraissait accident de langage est devenu habitude de langage. Des hommes n'hésitent plus à professer les idées en cours entre 1940 et 1945, c'est-à-dire la période la plus indigne de notre histoire. 86:803 En une année où ont été constamment réacti­vés les principes universels des droits de l'homme qui empor­tent l'adhésion de la quasi-totalité des citoyens, nous ne pouvons qu'être indignés par ces prises de position ouvertes des tenants de l'exclusion. » Arrêtons-nous un instant sur ces propos révélateurs. D'abord, « les idées en cours entre 1940 et 1945 » étaient des idées anciennes. Elles ne sont pas apparues brusquement dans le paysage politique. « Travail, Famille, Patrie » sont des mots d'ordre constitutifs de toute société naturelle. Ils n'ont jamais cessé, depuis 1789, d'être réaffirmés par l'école contre-révolutionnaire contre les tenants de l'idée cosmopolite véhi­culée par les loges maçonniques depuis le XVIII^e^ siècle. Si on les retrouve devenues « habitude de langage » aujourd'hui, c'est un effet du choc en retour de la célébration du Bicente­naire qui a provoqué ce rejet dans l'opinion des « valeurs fondamentales de notre démocratie » qui ne sont pas des valeurs françaises, mais cosmopolites. Quant au mensonge de « l'adhésion de la quasi-totalité des citoyens » à l'idéologie révolutionnaire, il n'est que de rappeler que plus de la moitié des citoyens refuse de jouer le jeu de dupes du « suffrage universel » dont il n'est que trop évident qu'il est manipulé par des lobbies ploutocratiques, affairistes, cosmopolites qui n'ont rien à voir avec l'intérêt national. Devant ce rejet nationaliste des conceptions mondialistes, les francs-maçons ne trouvent rien de mieux à faire que de parler des « tenants de l'exclusion », pratiquant eux-mêmes cette « exclusion » contre tout ce qui entrave ou contrarie leur idéologie. On n'assiste pas à un *débat d'idées,* mais à un *combat* d'idées. \*\*\* Voyons maintenant les termes de la déclaration du convent du Grand Orient : 87:803 « Considérant la multiplication des agressions intégristes ou cléricales qu'illustrent, parmi d'autres, les affaires Scorcese, Rushdie ou celle du Carmel d'Auschwitz ; « considérant le retour en force de l'influence sur notre société des pouvoirs religieux à tous les niveaux, école, censure, recherche scientifique, mœurs, sexualité, création culturelle et même au niveau politique ; « considérant le recul de la laïcité et de l'égalité dans les idéologies dominantes tant dans l'ensemble des organisations culturelles, syndicales que politiques, alors que l'intolérance, la ségrégation raciale, le racisme, l'antisémitisme et l'antimaçonnisme se découvrent une nouvelle virulence ; « considérant que cette irruption des valeurs issues d'un monde qu'on espérait condamné à jamais est indirectement favorisée par l'extrême discrétion des défenseurs de la laïcité ; « considérant que l'idéal républicain n'a pas d'avenir si ses valeurs fondamentales, la liberté, l'égalité et la laïcité conti­nuent à être combattues de front par les plus extrémistes, vidées de leur substance par d'autres sous le couvert, par exemple, d'une prétendue « nouvelle laïcité » ; « considérant que, fidèle à lui-même, le Grand Orient de France se donne toujours pour mission de défendre ces valeurs républicaines, ce qu'il n'a jamais manqué de faire ces dernières années, mais que confronté à la gravité de cette situation nouvelle, il conviendrait d'adopter une attitude réso­lument offensive... » Arrêtons là ces propos maçonniques quelque peu curieux. Car enfin, les gens de la rue Cadet ne peuvent pas prétendre dans une même page que « *les principes universels des droits de l'homme... emportent l'adhésion de la quasi-totalité des citoyens* » et que « *l'intolérance, la ségrégation raciale, le racisme, l'antisémitisme et l'antimaçonnisme se découvrent une nouvelle virulence* »*,* à tel point que le convent « s'est déroulé dans une atmosphère un peu particulière faite d'in­quiétude, de crainte ». 88:803 De fait, le grand maître Ragache, tel que nous le montre *Humanisme,* avec ses cheveux longs et plats, les lèvres pin­cées, le regard soucieux derrière ses lunettes cerclées d'or et un pli d'inquiétude au-dessus du nez, n'a pas l'air réjoui, malgré le nœud papillon qui semble être la commune coquet­terie des derniers grands maîtres. Le plus curieux dans ce document du convent de 1989, c'est la peur affichée des « agressions cléricales » ! A quoi ont donc servi les courbettes de l'épiscopat fran­çais devant la Déclaration des Droits de l'homme ? L' « homme noir », même habillé en pékin, fait encore peur au fond des loges. Mais le convent force un peu la note quand il parle « de l'influence sur notre société des pouvoirs religieux ». On pourrait plus utilement parler de l'influence de la société maçonnique sur les pouvoirs religieux. Mais, pour la maçonnerie, ce n'est jamais assez. \*\*\* En conclusion, la Révolution continue. Elle n'acceptera jamais que les citoyens remettent en cause ses principes. La « démocratie » n'est pour elle qu'un moyen de s'emparer du pouvoir et d'y rester par tous les moyens. Il y a des opinions permises : celles de la Révolution, et d'autres interdites : celles des citoyens qui les contestent. C'est cela, « la liberté » et « la démocratie », Jacques Ploncard d'Assac. 89:803 ### Monnerot philosophe de l'hétérotélie par Françoise Huet « On meurt les yeux ouverts », tel est le titre d'un recueil de nouvelles de Jules Monnerot. Si l'on voulait illustrer le sens de sa recherche philoso­phique, on pourrait écrire : « Le héros tragique vit les yeux ouverts. » La tragédie révèle aux spectateurs un homme exemplaire en qui culmine le trait marquant de la condition humaine, si on la considère d'un point de vue historique. Ce trait, c'est l' « hétérotélie » sur laquelle va porter notre réflexion. Avant de la définir, disons que l'hétérotélie pourrait être le concept central autour duquel s'organise la pensée, pourtant très diversifiée, de Monnerot. Disons aussi que, comme le soleil ou la mort, il faut un singulier courage pour regarder en face l'hétérotélie. 90:803 Celui qui a eu cette audace a accepté de payer le prix de la lucidité : la censure frappe celui qui dévoile les vérités qu'il faudrait taire. Notre honneur sera de ne pas laisser sa voix sans écho. Une exception dans ce silence universel : le numéro de décembre 1989 de la revue ITINÉRAIRES ; Georges Laffly nous y offre une remarquable présentation d'ensemble de l'œuvre de Monnerot sous le titre : « Salut à Jules Monnerot ». No­tre étude, limitée à l'hétérotélie, se référera à : INTELLIGENCE DE LA POLITIQUE tome I (Gauthier-Villars 1977) et LES LOIS DU TRAGIQUE (PUF 1969). Définition de l'hétérotélie L'hétérotélie, nous allons le voir, est un fait objectif. Mais, pour le saisir, il faut, comme condition préalable, une disposi­tion de l'observateur qui adopte un certain point de vue donnant « figure » et lisibilité à une suite de séquences historiques. En effet, il y a au moins deux lectures possibles de l'histoire : la lecture événementielle correspondant à la vue « au sol » et « une vue ou lecture *aérienne* de l'histoire où nous faisons pour le temps ce qu'une vue aérienne fait pour l'espace, simplifie le paysage, ne retient que les masses, les valeurs, les rapports principaux, tout ce qui, devant nous, dégage dans le divers comme des voies royales, ces chemins du sens par lesquels de tels paysages deviennent objets d'aper­ception intellectuelle, et de mémoire » (I.P. page 54). Sous cette perspective, le sens du terme correspond bien à l'étymologie : l'hétérotélie est le fait que les hommes, poursui­vant une fin, en atteignent malgré eux une autre, parfois contraire à la fin poursuivie. Ce n'est pas un accident, mais une nécessité inhérente à la condition humaine. Nul, n'y échappe, pas plus l'homme privé dans sa vie personnelle et familiale, que l'homme public qui conduit une nation : l'édu­cation d'un enfant ne donne jamais le résultat prévu, la déclaration d'une guerre non plus. 91:803 Pourquoi l'hétérotélie est-elle inséparable de l'action humaine ? Démontons le mécanisme de ce que nous pouvons appeler un principe de la nature humaine. L'homme n'est pas un animal qui vit dans l'instant et ne fait qu'un avec l'envi­ronnement : l'instinct adapte l'animal au milieu « comme la clé à la serrure », sans changement pendant des millénaires ; l'homme, lui, a une histoire. A chaque génération, les hommes doivent réinventer les moyens de vivre dans un monde changeant. Pour ce faire, L'HOMME PENSE. Mais la pensée ne reflète pas le monde comme un miroir « sinon déformant ». Il y a toujours un hiatus entre le monde réel et le monde conçu par la pensée, d'abord parce que notre intelligence limitée ne peut épuiser l'infinie diversité du réel. Nous ne saisissons jamais, dans la perception, qu'une perspec­tive à la fois. Ensuite, l'homme ne pense pas d'abord pour connaître de façon désintéressée et intemporelle des réalités immuables. L'homme pense pour agir et modifier un monde en devenir. La pensée, unie au désir, précède, accompagne, suit l'action, et c'est là qu'apparaît inévitablement l'hétérotélie. Toute réalité (mécanique, historique ou mentale) est une configuration qui résulte de l'interaction d'un certain nombre de facteurs. Quand les paramètres sont en nombre limité et la technique parfaitement connue, le résultat de l'action peut être conforme au projet (construction d'un navire, par exem­ple). Mais si l'action s'exerce sur des hommes, les facteurs sont si nombreux qu'il est impossible de les connaître tous. L'homme se représente la fin qu'il veut atteindre et les moyens qu'il juge nécessaires. Ces facteurs, ainsi que ses motivations conscientes (mais il y en a aussi d'inconscientes), constituent un univers de pensée qui n'est pas identique à l'univers des faits. Aucun de ces univers n'est totalement maîtrisable et ils évoluent en se modifiant mutuellement. Les moyens, empruntés au monde réel, dénaturent la fin telle qu'elle était pensée au départ. L'imprévu caractérise l'action historique comme l'œuvre d'art : 92:803 « Parce qu'il ne connaît pas toutes les liaisons en dehors de lui et parce qu'il ne connaît pas toutes ses propres motivations, l'homme ne peut pas faire tout ce qu'il veut et ne peut pas savoir tout ce qu'il fait »... « Dans ces conditions, plus l'homme agit et plus il a de chances de faire ce qu'il ne veut pas et de ne pas vouloir ce qu'il fait, de faire ce qu'il ne sait pas, de ne pas savoir ce qu'il fait » (I.P. pages 8 et 9). Survol diachronique D'Hérodote et saint Augustin à Vico et Hegel, comment apparaît le concept d'hétérotélie ? Il se heurte à une fréquente erreur de perspective : les intentions des hommes étant inac­cessibles, la tentation est grande de les retrouver à partir des actes, de « projeter les actes dans les intentions » ; l'intention réelle échappe et est remplacée par « l'ombre », « le fantôme de l'acte ». Les actes des hommes sont comparables à des lignes qui formeraient une figure et « cette figure ne pourra être déchif­frée que par d'autres qui viendront après ». De multiples lectures sont possibles : « Ce qui peut être gênant pour notre intellect n'est pas que l'histoire n'ait pas de signification, *c'est qu'elle en ait trop* » (I.P. page 18). Hegel a voulu éclairer le mécanisme de formation des figures. Son analyse concernant la polysignification, la poly­valence, des actes humains peut être reprise sans que l'on adopte pour autant le cortège d'abstractions qui l'accompagne. L'histoire, comme récit, ne pouvant tout retenir, suppose le choix, la préférence des actions et des hommes dignes de mémoire. Les critères qui président au choix peuvent varier, le fait même du choix est « une constante anthropologique ». On peut donc se demander quelles sont « les conditions d'admission au club des grands hommes » qui font l'histoire ? Hegel répond que « les motivations de ces hommes "histo­riques" ne sont pas spécifiquement différentes de celles des autres hommes ». Il s'agit toujours de « s'affirmer », d'épa­nouir ses possibilités et de réussir. Simplement, pour le grand homme, il y a « rencontre singulière et unique d'une courbe subjective et d'une courbe objective ». 93:803 Il faut être « né à temps pour », c'est-à-dire ni trop tôt ni trop tard, pour que la destinée individuelle et l'histoire universelle coïncident. Comme César ou Napoléon, « le grand homme est un rendez-vous du temps et de l'espace. L'histoire ne tient pas registre des rendez-vous manqués » (I.P. pages 25 et 26). Mais la rencontre est temporaire ; pour Napoléon, elle s'arrête à Waterloo. Le grand homme n'échappe pas au lot de l'homme moyen, de l'homme « statistique » La finalité que l'observateur peut induire objectivement de ses actes est autre que celle visée par son intention consciente. L'hétérotélie ne comporte pas d'exception. Implication réciproque\ de l'hétérotélie et de l'histoire Le rapport de l'intention à la fin peut être comparé au rapport de l'archer et de la cible : dans tous les cas, la flèche atteint, en même temps, des fins que le tireur n'avait ni prévues ni voulues (à la limite, tout se passe comme si l'archer tuait une ou plusieurs personnes cachées par la cible). Si l'action dure un certain temps, l'homme change pen­dant qu'il réalise, le terminus change en cours de trajet. L'action historique se déploie et déroule ses conséquences au fil des générations successives, « les entreprises et les institu­tions changent d'hommes. Les hommes changent d'entreprises et d'institutions » (I.P. page 40). Toute décision calculée entraîne des résultats non calculés. Certes, l'écart entre le but vers lequel l'agent historique croit se diriger et diriger les autres, et le but vers lequel il se dirige et les dirige en fait, est plus ou moins grand, mais il est irréductible. Car il y a toujours une part de conscience erronée, de « méconscient », comme l'appelle Monnerot. La part d'illusion hétérotélique peut être évaluée par un observa­teur compétent et impartial. Celui-ci compare « le style des pensées » et « le style des événements » et juge la dérive des seconds par rapport aux premières. 94:803 L'illusion hétérotélique culmine avec, par exemple, « le paralogisme assassin » dans l'esprit du démocrate totalitaire : « On part du principe qu'il n'y a pas de maux sans auteurs. Il s'agit alors de trouver les auteurs pour les tuer. » Et, pour tuer en toute bonne conscience, que l'on s'appelle Robes­pierre, Staline ou Hitler, il faut attribuer au coupable pré­sumé les intentions qui justifient pleinement la sanction. Pourtant, soupçonnée depuis Euripide, l'hétérotélie est toujours aussi censurée : « La constance de l'hétérotélie n'a d'égale que la constance des hommes à ne s'en point aviser. » Cela tient-il à la frivolité métaphysique des hommes ? à la difficulté d'observer l'histoire de très haut ? Il y a pourtant immanence réciproque de l'hétérotélie et de l'histoire. Disons même que « l'hétérotélie caractérise la "région du temps" tout entière, comme la savane, les llanos, la steppe, la sylve ou le massif montagneux caractérisent les régions de l'es­pace » (I.P. pages 48 et 49). Le jeu des quatre paramètres L'illusion du spectateur qui s'attend à reconnaître l'inten­tion dans la réalisation vient de la confusion de deux ordres hétérogènes régis par deux systèmes de règles différents : l'ordre des pensées et l'ordre des événements. Mais les choses sont plus compliquées encore : quand nous analysons le projet, nous n'avons pas affaire à des idées pures, mais à un couple de facteurs hétérogènes, les pensées et les mots. Or, les lois de la pensée et les lois du langage sont hétérogènes. « La logique n'est pas la linguistique » (I.P. page 59). Nous avons affaire à deux couples : -- un couple pensée langage -- un couple pensée (ou idées) événements. 95:803 « Les résistances sui generis du langage à la pensée augmentent les risques de confusion et d'erreur : des pensées erronées exprimées de manière erronée, les deux erreurs ne se corrigent pas mais s'aggravent suivant des *effets de malen­tendu* propres à l'histoire humaine » (I.P. pages 61 et 62). Le tragique Le tragique et l'hétérotélie sont une seule et même chose présentée de deux points de vue différents, celui de l'observa­teur désintéressé et celui du personnage engagé dans l'action. Le principe hétérotélique énonce de façon abstraite et objec­tive la limitation des possibilités de connaissance et des possibilités d'action de tout être humain. Le tragique est la face subjective de l'hétérotélie, vécue de l'intérieur par une personnalité exemplaire, dans une « situation limite » qui porte à son paroxysme l'inadéquation entre la fin visée et la fin atteinte. A la limite, le personnage tragique fait le contraire de ce qu'il veut et offre l'image vivante de « l'homme en défaut », illustrant l'affirmation de Jaspers : « Toute action entraîne dans le monde des conséquences dont l'agent ne s'était pas douté. » « Inachèvement, imperfection, insuffisance s'attachent comme l'attribut le plus fréquent à nos actes et à notre être » (L. du T. page 15). Ce défaut, cette faute originelle, nous ne pouvons en rejeter la responsabilité sur une cause extérieure. Il y a une liberté tragique qui éclôt sur fond d'abîme, une lucidité sur fond de nuit, à partir de l'irrémissible. « L'homme tragique est l'artisan de sa propre perte » et il le sait... quand il est trop tard. Œdipe, et non un autre, ordonne de recher­cher le meurtrier de Laïos. A mesure qu'Œdipe découvre qui il est, il n'a de cesse qu'il n'aille jusqu'au bout de la révélation qui le perd. C'est lui, enfin, qui s'inflige la cécité pour payer le prix de la vérité. 96:803 La tragédie nous éveille, dissipe l'oubli de notre condition historique et passagère. Nous nous identifions au héros, nous acceptons que le temps nous soit mesuré, que notre action dispose de l'intervalle compris entre la naissance et la mort et que nous n'y puissions jamais faire tout ce que nous voulons. « On peut dire que l'homme historique est inscrit dans un quadrilatère, deux des côtés figurant ses limites de vie, les deux autres ses limites de savoir et de pouvoir... ce que peut évoquer la disposition de nos cercueils et de nos tombeaux, qui sont des quadrilatères » (I.P. page 68). Logique de l'action L'homme est toujours en interaction avec le milieu et, de façon privilégiée, avec les autres hommes. Si l'historien a l'ambition de nous dire ce que furent ces relations entre les hommes, « *la politique est l'histoire au présent,* vécue avant d'être connue, l'histoire "en avant". *La politique* n'étant autre que l'histoire, quand nous en sommes, nous, immédiate­ment et en personne, sujets ou objets » (I.P. p. 86). Ce qui nous importe au plus haut point dans les actions humaines, c'est le succès ou l'échec. La logique de l'action a pour rôle de déterminer les normes auxquelles l'action doit se conformer pour être réussie, c'est-à-dire pour qu'il y ait passage de l'idée à la réalité. La logique de l'action exige que la situation soit « mise en problème ». Cela suppose un « calcul opérationnel » qui se donne des finalités et pose une série de médiations pour les atteindre. Elle implique un va-et-vient entre la pensée et le réel pour les faire coïncider, chaque objectif atteint devenant une étape pour atteindre les suivants jusqu'au résultat final. Celui-ci ressemblera à la fin choisie « autant qu'une réalité peut ressembler à une pensée ». Il importe de prendre conscience de la multiplicité et complexité des moyens à réunir en vue de l'action réussie. « L'événement est une somme. » Les facteurs qui intervien­nent sont en nombre pratiquement illimité (facteurs psycholo­giques, propres à un grand nombre d'individus dans leurs relations réciproques, facteurs objectifs, d'ordre physique, géographique, biologique...). 97:803 Il faut déterminer les *liaisons* par lesquelles « on entend en mécanique ce qui rattache un phénomène à un autre, de telle sorte que le ou les facteurs qui fait ou qui font varier une des variables conventionnelle­ment nommées "forces" fait aussi varier les autres ». Connaître n'est pas autre chose que saisir ou établir des liaisons. (I.P. page 90) « Pour se conformer absolument aux normes de la logi­que de l'action il faudrait tout savoir. » Or l'homme ne peut prendre qu'une perspective à la fois sur un objet de percep­tion. Toute connaissance est une reconstitution, une synthèse de vues partielles et successives. Mais toutes les synthèses ne se valent pas. Il peut y avoir réussite quand l'homme n'a pas négligé un facteur trop important. La connaissance des liai­sons permet de discerner le *possible* et l'*impossible* dans l'évolution d'une réalité changeante. Le discernement de l'homme d'État responsable lui montre « quelles lignes réelles, quels mouvements réels peuvent être prolongés en lignes virtuelles, en mouvements virtuels ». « Si le discernement est suffisant et s'il est soutenu par des moyens d'action adéquats, un fait nouveau, absolument homogène au réel, peut venir in fine augmenter ou modifier à la fois ce réel, le changer et le constituer » (I.P. page 92). L'hétérotélie n'est pas une fatalité, mais « la difficulté spécifique de la politique, jusqu'à présent non résolue, réside dans l'absence d'une connaissance intégrale des liaisons ». La première tâche est de prendre conscience de l'hétérotélie comme « structure psychologique », comme « espèce du genre inconnaissance ». Il ne s'agit pas d'une ignorance naïve et invincible, « c'est une ignorance de fait qui ne se doute pas qu'elle est ignorance, qui ne voit pas qu'il y a quelque chose à savoir, une sorte d'ignorance "suffisante" et quelquefois dogmatique ». « L'hétérotélie a jusqu'ici témoigné d'une inconnaissance propre à l'homme *l'inconnaissance chez un animal qui connaît* » (I.P. pages 93 et 94). 98:803 Dispositifs anti-hétérotéliques Le principe d'hétérotélie étant reconnu, il est permis de chercher des dispositifs anti-hétérotéliques. Outre la non-coïncidence de la pensée et de l'action, l'hétérotélie est due aux changements du réel déterminés par l'action même. Par exemple, toute loi sur le logement et la construction influe sur l'investissement et entraîne augmenta­tion ou diminution du parc immobilier. « La logique de l'action en tire cette conséquence que toute action bien conduite doit contenir ou prévoir une action pour diminuer ou neutraliser les effets non prévus qu'elle détermine » (p. 100). Ce sera le rôle des *idées opérationnelles.* Leur sphère privilégiée est la prévision à court et à moyen terme. En matière économique, par exemple, le plan et le budget constituent des dispositifs anti-hétérotéliques efficaces. Cependant, les idées opérationnelles rencontrent deux sortes de limite : 1) A mesure qu'on se déplace du court terme au long terme, les mesures contre l'hétérotélie deviennent de plus en plus aléatoires. 2) Plus on quitte le domaine clos des systèmes techniques pour aller vers le monde ouvert des réactions humaines, plus la prévision est difficile. « La question est : peut-on fabriquer des faits historiques comme on fabrique des produits industriels ? »... « Peut-on faire de la politique une usine à événements ? » (p. 103 et 104) Il est légitime de distinguer les objets fabriqués par l'homme et les autres. On peut concevoir « une division comparable des faits : en *faits sauvages,* qui correspondent aux "choses naturelles", et en faits, disons "politiques", qui correspondent aux objets fabriqués ». Mais la distinction est relative : les objets fabriqués continuent à faire partie de la nature à laquelle l'homme ne commande qu'en lui obéissant. Comme l'agriculteur ou l'éleveur, le savant sélectionne et élève des « idées sauvages » pour en faire des idées scientifiques. L'artiste lui-même trouve dans la nature les matériaux de ses créations. 99:803 « Le politique est un jardinier dans la forêt des faits sauvages. » Guidé par l'idée de l'objectif à atteindre, il sélec­tionne les moyens diplomatiques, psychologiques ou militaires qui l'amèneront progressivement au but. Il s'agit toujours de faire coïncider, d'une part une figure appartenant à « la classe des idées », une maquette représentant le monde tel qu'il est souhaité, et, d'autre part, une configuration appartenant à « la classe des événements », la situation historique telle qu'elle est donnée. L'idée opérationnelle est semblable à un dispositif expéri­mental qui anime la réalisation ; elle vise la convergence entre l'idée et le réel, mais l'objectif finalisé n'est pas réalisé à 100 % et surtout pas sous la forme imaginée : au cours de l'action le monde et les hommes changent. Il y a renouvelle­ment des finalités, car « le changement lui-même est généra­teur de changement » (p. 111). Entre autres choses, il n'est pas possible de prévoir les changements de goûts, les inventions et les mythes, insépara­bles de l'affectivité et des rêves des hommes. « Des hommes de l'avenir, les préférences ne peuvent pas être prévues » (p. 112). Ainsi personne, au début du siècle, ne pouvait prévoir la « valeur opérationnelle » des mythes marxistes, valeur inversement proportionnelle à leur valeur de vérité, et qui se sont imposés en se faisant passer pour la science qu'ils n'étaient pas. La prévision nécessaire à la décision ne peut être une prédiction ou une prophétie qui verrait d'avance un avenir unique et inéluctable. Le prévisionniste indique un certain nombre d'événements possibles à partir d'une situation don­née, et, en les mettant en lumière, avec leurs conséquences, il contribue à les faire advenir ou non. Car les idées ne sont pas inertes et tendent à se prolonger en actes. Comme anticipation, la prévision est d'autant plus agis­sante que sa publicité est plus grande. Dès 1970, dans une étude intitulée « Télévision, naissance d'un pouvoir », Monne­rot montrait que nous sommes « les humains les plus condi­tionnés de l'histoire ». Le caractère contagieux de l'idée divul­guée est souvent au départ d'une prolifération d'actes qui n'auraient pas lieu autrement. 100:803 On peut ajouter que nous ne sommes pas égaux en matière de prévision. L'homme privé ne dispose pas des conclusions des travaux des instituts de recherches spécialisés, des données statistiques et autres que fournit un État forte­ment bureaucratique aux experts à qui il demande des prévi­sions. Même s'il y a accroissement de moyens par rapport aux époques précédentes, la condition hétérotélique de l'hom­me privé n'a pas changé. Les gouvernants maîtrisent-ils mieux que les gouvernés les moyens fournis par le progrès des sciences et des techniques ? Il n'y a pas, à l'échelon collectif, de sujet conscient pour dominer ce nouveau pouvoir. Les hommes qui conçoivent ou exécutent participent au système, mais dire que l'un est responsable de tout, c'est une fiction juridique. On peut dire qu'au fur et à mesure que le pouvoir s'accroît, le sujet auquel ce pouvoir hypertrophié est attribuable, devient de plus en plus illusoire. Les hommes qui sont à la tête des gouvernements des unités politiques les plus puissantes tendent à ramener les finalités spécifiques à un dénominateur commun : le bien-être de la société homogène. A la population des hommes réels qui, en fait, sont tous différents, est substituée une population d'unités fictives, identiques et interchangeables. L'unité de base est « l'homme homogène » ou « statistique », le consom­mateur moyen dont il importe de satisfaire les besoins physiques. Monnerot constate que les postulats « matérialistes » sont communs aux trois types de pays existant : les pays dits d'Occident, les pays dits communistes et les pays en voie de développement. Cette primauté de l'économie entraîne la disparition du politique au sens noble du terme : la délibéra­tion sur les finalités de la vie politique fait place à la seule recherche des moyens propres à satisfaire le consommateur aux yeux fermés et même « aux paupières cousues ». L'idée d'un retour du refoulé est censurée. Mais ce retour fait partie des possibles. Il est même inéluctable, comme le montre la deuxième partie d'*Intelligence de la Politique* consacrée à la complémentarité des contraires : ou « énan­tiodromie ». 101:803 Monnerot y décrit le jeu dynamique des contraires : ils sont toujours présents, bien que l'un d'eux soit refoulé et censuré. Mais, selon un mécanisme que Freud a bien décrit, le refoulé revient avec d'autant plus de force qu'il a été davantage censuré. Il y a donc alternance des contraires, chacun suscitant l'autre : « Les extrêmes se touchent », « Qui veut faire l'ange, fait la bête », et, au besoin, bestialisera sous le travesti de l'ange. De multiples signes révèlent l'insatisfaction spirituelle des hommes d'aujourd'hui. Quelle forme dominante prendra-t-elle ? Quand se produira le renversement ? Voilà ce qu'il est impossible de prévoir. La part d'hétérotélie est irréductible. \*\*\* Nous pourrions conclure en disant que la mise en lumière de l'hétérotélie par Jules Monnerot relève d'une logique implacable. Pour mener ainsi l'analyse à son terme, il fallait une intelligence exceptionnelle, mais aussi le courage intellec­tuel et la vertu de force. Cependant, la vérité que nous propose Monnerot sur la condition humaine n'est pas celle d'un système fermé. Au contraire, elle appelle d'autres perspectives et pose la question du sens de la vie : pourquoi, les hommes se sachant mortels, vivent-ils comme s'ils étaient immortels, et comme si les valeurs auxquelles ils consacrent leur vie étaient éternelles ? « Pourquoi, sachant tout ce que je sais, je vais si loin ? » L'interrogation reste sans réponse scientifique, mais elle laisse la porte ouverte au mystère. On ne pourra refouler indéfiniment le sens du sacré. La pseudo religion de l'antiracisme et du melting pot mondialiste s'effondrera plus vite encore que le communisme marxiste. Il faut aux hommes une grande religion pour « frapper la mort de doute ». A condi­tion de ne pas confondre les genres, l'esthétique et le religieux peuvent retrouver dans nos vies la place qu'ils avaient pour les contemporains de Sophocle. Il est permis d'espérer. Françoise Huet. 102:803 ### Les « Poèmes » de Brasillach (1929-1937) par Georges Laffly « Et ce ne sera pas si triste, chère Mort... ». *Poèmes,* un petit volume (72 pages) de Robert Brasillach, paraît aux éditions Balzac en 1944. Au printemps, je suppose. Le texte en a été repris dans l'édition des *Œuvres complètes,* au Club de l'honnête homme, mais jamais réédité seul, à ma connaissance. En fait, ce volume est à peu près oublié, alors que les *Poèmes de Fresnes* restent très connus, et passent le plus souvent pour la seule œuvre poétique de leur auteur. 103:803 Ce n'est pas le cas. On se tromperait beaucoup en imaginant Brasillach devenu poète sous le coup de la prison, et de l'approche de la mort. Il a toujours écrit des poèmes. Il y a les *Cantiques,* œuvre très ambitieuse dont nous n'avons que des fragments. Il y a le petit livre de 1944, qui rassemble des poèmes de jeunesse, écrits entre 1929 et 1937 (un poème pour chacune de ces années extrêmes, sept, soit la moitié du total, pour l'année 1933). Le thème principal est la mort : dix poèmes sur les quatorze. Évidemment, on peut voir là un jeu rhétori­que, les exercices d'un brillant élève : la mort prête à de beaux effets. Mais d'autres thèmes (l'amour, la jeunesse, la nature) tout autant. Je ne crois pas que nous nous trouvions devant un jeu, devant des « gammes » Je ne dirai pas non plus qu'il y a là un pressentiment, chez un homme qui fut tué à moins de 36 ans. C'est une hypothèse trop facile. En lisant le volume, il y a bien longtemps (l'Univer­sité d'Alger avait une bonne bibliothèque), j'ai pensé à Supervielle, pour qui la mort fut un thème familier, et que Brasillach aimait beaucoup. Sans doute avant d'écrire les textes réunis ici a-t-il pu lire *Gravitations* (qui porte en épigraphe ce vers de Tristan L'Hermite : *Lors­que nous serons morts nous parlerons de vie*) et *le Forçat innocent.* Mais je ne sais pas en quelle année il a découvert la poésie de Supervielle, et surtout, je ne peux croire à une influence aussi directe, aussi immédiate. *L'invasion* d'un poète par l'œuvre d'un aîné admiré peut évidemment se produire ; on ne parlera pas alors d'in­fluence, mais de pastiche. Ce n'est pas le cas ici. En retrouvant cette œuvre de Brasillach, je constate qu'il a en commun avec le modèle que je supposais une cer­taine manière d'apprivoiser la mort, de la rendre fami­lière, mais la ressemblance s'arrête là. 104:803 Chez Supervielle, on trouve un monde où les fan­tômes sont sans cesse mêlés aux vivants, où il n'y a guère de frontière entre l'un et l'autre état. *Vivante ou morte, ô toi qui me connais si bien* *Laisse-moi t'approcher à la façon des hommes* lit-on dans *Oloron-Sainte-Marie.* Chez Brasillach, le monde de la mort est nettement distinct, la frontière est aussi indéniable que celle qui sépare un élément d'un autre, l'eau de l'air ou de la terne. La mort s'oppose à la vie comme le moule d'un objet à cet objet. Elle est la vie *en creux.* Ainsi, dans *Bien mal acquis* parle-t-on du « *creux empire fait pour le repos* » du « *jour écrit sur la page creuse* »*,* et le poète y oppose les biens de la vie, de la Terre bien-aimée. *Quelques formes bien résistantes* *Dont le souvenir même est encore dur et chaud.* C'est le même mot de *creux* qui revient dans *l'Au­berge des morts :* *... où vont boire les morts avec leurs lèvres creuses.* Ce qui sépare la mort de la vie, dans ce poème, c'est « *un miroir sans tain, un miroir qui parle* »*.* Les morts, avec les jeunes mortes viennent à cette auberge et regar­dent le miroir par quoi leur parvient la rumeur de la Terre : *C'est ici qu'on entend la terre et les vivants* *Ici qu'on se souvient et que l'on sait encore.* 105:803 Et il est question aussi des « *corps résistants* » : *A la guinguette de la Fin du Monde,* *Les morts ne reviennent jamais deux fois,* *Car la glace sans tain, car le miroir sans ombre,* *Leur rappelle le temps des corps résistants et des voix.* Comme on voit, dans ces images dominent une tristesse paisible et une sorte de sourire. Rien de mor­bide. Cette mort n'est pas celle de Baudelaire, effrayante, répugnante. Pas d'allusion aux affreuses transformations de la chair. A suivre ces poèmes, on conçoit l'idée d'un monde affaibli, atténué, où les corps sont proches de la fumée, transparents. En somme, une vision assez païenne ; il y a survie, mais survie d'une ombre. Et je ne crois pas abuser en disant que cette imagination porte un optimisme invincible : plus ou moins, la vie continue d'être, elle empiète sur le royaume de la mort, qui n'est pas un néant, s'il ne dépasse pas le stade du reflet et de l'écho. Voilà qui justifie que Brasillach parle de la « *chère Mort* »*.* C'est dès le deuxième vers du premier poème, *Tu viendras...* écrit à 23 ans : *Tu viendras, comme un soir sur les bassins obliques* *Et ce ne sera pas si triste, chère Mort.* Le ton est donné. Suivant une analogie classique, la mort est assimilée à un départ pour un voyage lointain. Elle se mêle ici aux images des ports de l'enfance, dans le Roussillon. Alors, dit le poète, nous rêvions de grandes aventures : 106:803 *Et nos cœurs, chère Mort, oublieux des rivages,* *Emplis des chants rugueux faits pour les matelots,* *Étaient prêts à partir pour de vastes voyages,* *Étaient prêts pour le rock, la fille et le couteau.* Demain, quand la dernière heure viendra, il faudra retrouver cet appétit de l'inconnu. On voit ce qu'il y a de défi et d'impatience juvéniles dans cette curiosité à l'égard de la mort. La frontière entre les deux mondes, que je viens de dire aussi nette que celle qui sépare l'air de l'océan, on la retrouve dans le poème sur *Icare.* Le noyé a trouvé un empire sous-marin, où il oublie la terre et le ciel : *Et le vieux Prudent aux plumes sagaces* (Dédale, évidemment). Il a épousé une fille de la mer, et Brasillach évoque leurs amours avec une sensualité forte et candide. *Ils se mêlaient l'un à l'autre comme les amants de la terre* *Ne pourront jamais se mêler.* *Ils se fondaient comme deux courants fraternels* *Comme deux fleuves se fondraient dans l'estuaire* *Comme deux pluies coulent dans le même ciel* *Comme deux sables se fondent en verre.* Cela continue pendant quelques strophes chaudes et heureuses ; amours d'un autre monde, entre une ombre et une néréide. \*\*\* 107:803 S'il y a une frontière nette entre la vie et la mort, il faut quand même compter avec une zone intermédiaire, que l'homme parcourt dans le rêve. C'est le lieu des échanges clandestins, ou des illusions d'échanges, comme on préfère. Rêver, c'est faire l'apprentissage de l'état futur : *Des maîtres transparents, vêtus de nuages,* *S'efforcent d'enseigner à quelques vivants* *La grammaire et les plus communs usages* *D'un pays où ne servira plus notre science de vivants.* (*La classe du sommeil*) Brasillach, qui fut toujours un écolier studieux, suit les cours du rêve, sachant qu'ils lui seront utiles plus tard : *Il ne faut pas manquer les classes de la nuit* *Si l'on veut se lier avec les indigènes.* Car là encore, la mort est assimilée à un voyage vers des terres inconnues, et toute exploration doit se prépa­rer avec soin. S'il veut apprendre cette langue étrangère (les nôtres n'ont pas cours là-bas) c'est pour être encore poète dans ce monde nouveau. Mais un poète fidèle au souvenir de la Terre, et qui s'engage à célébrer dans l'exil la chaleur du soleil et les corps résistants : *... jure* *Que devant ces palais faits de pierres mouvantes,* *Tu voudras bien traduire à la foule future* *La beauté de la terre et des choses vivantes.* 108:803 Dans le rêve éveillé aussi, il peut y avoir contact entre les deux règnes, mais le résultat est incertain : *Parfois, un mort arrive et s'assied près de moi* *Il m'adresse un gracieux signe avec sa main invisible...* Mais ce mort ne sait plus très bien reconnaître la réalité perdue : *Peut-être est-ce qu'il ne croit pas en moi,* *Peut-être est-ce qu'il pense que je n'existe pas,* *Et que je ne suis qu'un rêve de son imagination.* (*La visite*) Car l'humour a sa part dans ces poèmes souriants. Et Brasillach imagine des morts doutant jusqu'au bout, avec toute l'épaisseur du bon sens, en cela bien pareils aux vivants. Il y a le général qui s'interroge : *On se demande parfois ce qu'on fait sous la terre,* *Bien que de telles pensées soient interdites par le règlement et la religion.* Il y a aussi l'intellectuel qui débite avec assurance les bourdes convenues et bien reçues : *Y a-t-il, d'ailleurs une naissance ? Je ne crois pas à l'autre vie.* *Et ce qui précède la mort est comme ce qui la suit.* *Il faut jouir de la mort pendant que nous la tenons* *Et ne pas se monter la tête avec des imaginations.* (*Rencontre*) \*\*\* 109:803 Le poète garde l'espoir tenace de *coloniser* le royaume de la mort, et d'y poursuivre, comme on a vu, l'éloge de la terre et de la vie. Il a aussi l'ambition d'emporter dans l'au-delà un peu du bagage des vivants. Il sait bien que jusqu'à présent, personne n'y a réussi. Mais il veut tenter le coup à son tour. *Et qui sait si je ne réussirai pas* *Ce que les morts ont de tout temps manqué,* *Acclimater chez eux la tortue et le chat* *Nourrir de l'air des morts une plante volée.* C'est parce qu'ils pensent à ce passage de marchan­dises interdites que les morts ont l'air si attentifs, si préoccupés, au moment où ils vont opérer le saut périlleux (image qui pourrait être de Cocteau) : *Si chacun d'eux à l'heure abstraite* *Crispe ses doigts sur la toile et regarde* *C'est qu'il calcule son saut par la fenêtre* *Encombré de si lourds et si vivants bagages.* (*Bien mal acquis*) \*\*\* Encore une fois, il n'y a pas à se tromper à ce ton léger. C'est un amour éperdu de la terre que traduit cette obsession de la mort. Amour qui nous a valu tant de pages éblouies sur la jeunesse, l'amitié, les vacances. Pour Brasillach, tout passé devient âge d'or, pourrait-on croire. Non pas. Mais le poète sait ce qu'il doit aux beaux jours. Les étés catalans de son adolescence fixent pour lui l'image de la vie, et de l'Eden. 110:803 Et « *la fin des beaux jours* », justement, dans *Tu viendras...* signifie à la fois la rentrée, l'automne et la mort. Brasillach sait qu'il a été comblé (non parce qu'il aurait reçu des chances exceptionnelles, mais parce qu'il a su recevoir). Il sait aussi que chacun a son tour. C'est le sens de *l'Été.* *Et ce sera l'été qui reviendra* *Les disques d'airs anciens* *Dans le jardin* *Des acacias* *Et le jet d'eau serré comme un bouquet mal fait...* L'été reviendra, oui, mais, dit la suite du poème, sans nous : *Sans nous, sans les amis sur la pelouse courte* *Sans la vitre inclinée où sombre un peu de jour...* *Pour d'autres que pour nous, sur la ville déserte* *L'Orient nouveau-né verdira ses rayons.* Il y a là un *jamais plus* qui est sinistre (chacun a pu se le dire un jour, se le dit chaque jour), pourtant la tonalité du poème n'est nullement sombre. Elle n'est même pas mélancolique. *... Le jardin oubliera nos prénoms ignorés* *Et l'eau vive.* *Mais peut-être qu'un jour, sous l'arbre blanc du mois de mai* *Un Archange, debout parmi les branches basses,* *Rendra le jour fuyant à la vitre inclinée* *Et dira nos prénoms aux enfants qui passent.* 111:803 Non, rien de mélancolique. C'est l'espérance qui l'emporte, la conviction que l'essentiel subsiste, et que rien n'est terminé, même quand on peut se croire oublié (anéanti). Le poème se termine sur une sorte de résurrec­tion, dont le mouvement fait penser à la fin de *La mort des amants :* *Et plus tard un ange, entrouvrant les portes* *Viendra ranimer, fidèle et joyeux* *Les miroirs ternis et les flammes mortes.* Cela sonne triomphalement, chez Baudelaire, comme un éveil à l'immortalité. Chez Brasillach, le ton est plus feutré, plus intime (peut-être moins assuré). A cause du mot *peut-être,* on penserait plutôt à Fargue, à la fin de *Postface :* *Et peut-être qu'un jour, pour de nouveaux amis* *Dieu tiendra ce bonheur qu'il nous avait promis.* \*\*\* La présence du passé (expression bizarre mais néces­saire) est un trait fondamental de l'œuvre tout entière. Brasillach est très conscient des chances échues, des trésors accumulés, et il se garde de les négliger. « *Il ne faut rien oublier.* » C'est un impératif : l'oubli serait non seulement négligence, mais ingratitude. Il a écrit des souvenirs à trente ans (*Notre avant-guerre*) et un *Testament* alors qu'il avait deux ans de moins que Villon. Car le poème *Encore en l'an vingt et huitième,* le dernier et le plus long du recueil, est bien un *Testament,* genre où les dons ne sont pas l'essentiel, qui est bien plutôt la récapitulation des dons reçus, des dettes contractées. 112:803 On a reproché quelquefois à Brasillach ce souci de la veille, cette façon de se retourner à chaque pas. C'est oublier que le passé n'est pas pour lui un refuge confor­table, où l'on oublierait de continuer à vivre. Au contraire, il détermine une ligne à laquelle il faut rester fidèle, il signifie une exigence supplémentaire. Ce n'est pas parce qu'on a des souvenirs à livrer qu'on est à la retraite, et qu'on a juré que plus rien n'arriverait. Autre point qu'il faut préciser. Ce passé fut bien tel qu'il est dit. Il n'est nullement embelli, transfiguré. Certes, on peut avoir un doute à ce sujet, et c'est même l'objet du poème *Les deux voix.* Oui, il y a eu vraiment *Le miracle d'anciennes années d'homme* *Dont l'Archange t'a chassé* Et l'autre voix, la sceptique, a beau répondre qu'il faut sortir du rêve, revenir au réel : (*Oublie l'ombre où tu inventes* *La merveille de l'été*) ce qui l'emporte, c'est la voix de la confiance assurée dans ce qui fut, et qui dure, et reste inaliénable : *-- Oublie si tu veux et casse la vitre perdue.* *Mais ton vieux visage en surgit* *Sa lèvre est fendue* *Et sourit.* 113:803 (C'est un des plus émouvants poèmes que je connaisse.) \*\*\* Nous voyons Brasillach étendre son amour de la vie à tout ce qui a été (faire vivre le passé) et à la mort même (où l'on pourrait greffer des fragments de vie). C'est qu'il a eu un appétit insatiable des biens que propose la Terre -- je ne pense pas à l'or, bien sûr, mais à l'air, au soleil, aux feuillages, à tout ce qui nous est donné sans qu'on pense à le goûter (lui savait) -- ; il l'a dit, il faut aimer : « *L'eau qui se froisse sous le vent / La grappe rose...* » et aussi bien « *La peur dans les couloirs / Les albums avec le singe et l'ours* » (*Le bonheur*)*,* ou dans un autre poème : « *La mer et le soleil, le chant salé / Le pain gonflé de sève et de levain / Et la terre où l'on s'est couché.* » Son œuvre est un chant de reconnaissance à ce qui est. Il a eu l'amour de la Création à un degré éminent. Il a savouré les sensations les plus simples. Il aimait chez Colette son art de les exprimer (et chez Anna de Noailles, pourquoi ne pas le dire, et jouer les dédai­gneux, comme font les ignorants). Il a su lui aussi dire ces choses -- voir les citations qui précèdent -- évoqué, rendu présent *Le gonflement épais et calme de la mer* ou *Le Maroc de laine et de feu ;* il a fixé l'instant fugitif : *Le soleil sur l'eau glisse et sur la feuille fuit* *Encore un instant pour toi seul* *En attendant la nuit.* 114:803 Il y a chez lui une sensibilité, une sensualité, subtiles, précises et délicieuses. Il ne serait pas poète sans cela. Si pudique qu'il ait été par nature, il savait bien que le poème, par sa forme crée une distance (au contraire de la prose), ce qui en fait un moyen privilégié de confi­dences. Il en a usé. On l'a vu dans le poème sur les amours sous-marines d'Icare, où la forme poétique et l'existence dans un autre élément font intervenir un éloignement double (l'effet Bajazet -- la distance gomme tout ce qui serait trop vif -- joue deux fois). On trouve d'autres confidences dans *L'an vingt-huitième :* *... Mais pour moi sur les eaux verdies* *Passe un visage que je sais.* *L'avenir fût-il interdit* *Qu'importe si j'ai le passé* *Et si quelque ombre ensevelie* *Dit mon nom à voix étouffée.* Parle-t-il d'une morte ? Il semble. Et l'on sait peut-être aujourd'hui le nom de cette ombre, mais qu'im­porte. Un peu plus loin, on trouve un autre aveu chiffré : *Surgit ma rêverie secrète* *-- Cœur nocturne plutôt que corps --* *Vers elle je penche la tête* *Comme, auprès d'elle, quand je dors.* *Qu'on se taise sur cette fête.* On n'a aucune envie de décrypter et de forcer les serrures, et après tout, chacun a ses secrets qui n'intéres­sent que lui. Le poète a dit ce qu'il voulait dire, et qui suffit pour le comprendre. 115:803 Je voulais seulement attirer l'attention sur des moments assez rares dans une œuvre où Brasillach a pourtant beaucoup parlé de lui-même. Mais en sachant laisser certaines portes fermées. \*\*\* On aura remarqué le ton *parlé* de ces poèmes. Non pas prosaïque -- cela n'arrive que dans quelques endroits plus faibles -- mais proche du vocabulaire et de la syntaxe des échanges quotidiens. Il y a là une poésie qui loin de viser à se détacher du langage courant (comme Mallarmé, ou Saint-John Perse) s'appuie sur lui et joue de ses ressources. C'est un courant que je crois essentiel dans notre siècle. On le trouvera chez Péguy comme chez le meilleur Apollinaire (celui des chansons), et chez Supervielle comme chez Henri Thomas. Cela est à noter surtout parce qu'on croit que l'essentiel de la poésie du XX^e^ siècle a pour caractères l'hermétisme, la préciosité et la condensation. Ce courant existe, mais l'autre tout autant, et ses réussites sont peut-être plus subtiles. Des *Poèmes* de Brasillach, les deux que je préfère sont *l'Été* et *Les deux voix* où justement le mystère, le fait poétique naît des mots les plus simples et des images les plus naturelles. C'est là que l'on trouve le mieux l'accent propre du poète : un émerveillement d'enfant devant « le doux royaume de la terre », aussi neuf et beau qu'au premier matin. Georges Laffly. 116:803 ### Entretiens avec Gustave Thibon (II) *recueillis par Danièle Masson* « *Il se fait tard, et c'est la nuit :\ reste avec nous.* » -- Êtes-vous un maître à penser, Gustave Thibon ? Dans *L'Échelle de Jacob,* vous aviez parfois des accents nietzschéens : « Suis-moi, disiez-vous au disciple. Tu me dépasseras si tu me suis bien. » Et puis c'est plutôt à Socrate que vous avez voulu ressembler : « Ce qu'on peut donner de meilleur aux autres, c'est de les révéler à eux-mêmes. » Et maintenant, vous dites que vous n'êtes plus que le témoin de vous-même. Que répondez-vous aux jeunes qui attendent la parole lumineuse du maître ? *G.T. --* Je me sens déjà hors du temps. *L'Échelle de Jacob* était une œuvre de jeunesse. Je n'ai nullement l'impres­sion d'être un maître, mais, s'il faut guider, je guide vers ces maîtres qui sont si divers et qui en définitive se rejoignent tous pour dire que l'invisible est plus important que le visible. 117:803 Sans tomber dans un œcuménisme ridicule, je suis sensible aux invariants, aux convergences d'esprits qui, de part et d'autre de la Révélation, témoignent pour une lumière univer­sellement répandue. Considérez le stoïcisme, la seule philosophie ou les Romains aient dépassé les Grecs. -- Le stoïque grec heureux jusque dans le taureau de Phalaris, c'était un intenable défi. C'est pourquoi les Grecs demandaient : existe-t-il un stoïcien ? Et ils répondaient : non. *G.T. --* Bien sûr ! Alors qu'il y a chez Marc-Aurèle par exemple, une douceur, une tendresse... Et Sénèque est digne des grands théologiens et des grands mystiques : « Dieu nous aime d'un amour de père » ; il a des réflexions profondes sur le mystère de Dieu : « Il ne faut jamais cesser d'apprendre ce qu'on ne peut jamais vérifier si on le sait ou non. » Et, en même temps, c'était un étonnant psychologue. Témoin cette apostrophe si actuelle à l'homme atteint de la boulimie des voyages : « C'est d'âme qu'il faut changer, pas de lieu. » Ou cette réponse à un champion de la course à pied : « Bravo mais vous serez toujours vaincu par un lièvre ! » Parlant aussi des esclaves avec lesquels il prenait volontiers ses repas : « Nos esclaves, non ; mais plutôt nos compagnons d'escla­vage, car ils sont les esclaves d'un maître, et nous, nous le sommes de nos passions. » Oui, je suis sensible aux convergences des esprits, par-delà les temps et les classes sociales. Quand on voit Épictète et Marc-Aurèle, l'esclave et l'empereur, dire la même chose, on saisit l'inanité du marxisme, pour qui la culture est affaire de classe sociale. -- Que pensez-vous de la nouvelle droite, qui se réfère à l'héritage gréco-romain, et, par-delà le christia­nisme, au paganisme ? et de ses tentatives d'entrisme au Front national ? 118:803 *G.T. --* J'ai eu l'occasion d'avoir un débat avec Alain de Benoist. Je me sentais plus païen que lui, en un sens. Lui est intellectuel, idéologue. La nouvelle droite revendique le concept de noblesse, sur lequel on peut se retrouver, car il est vrai que la revanche des faibles, dans le christianisme, com­porte une part de compensation. Mais le concept de noblesse est lié à la chevalerie, qui est liée au christianisme. Or, Alain de Benoist, qui refuse l'héritage chrétien, m'a dit péremptoire­ment : « Les chevaliers étaient des gens qui possédaient un cheval. » J'ai rétorqué : « Avec un cheval on fait un cavalier, on ne fait pas un chevalier. » Quant aux accords électoraux, peut-être sont-ils tactiquement possibles, mais je trouve sus­pects le germanisme, le fanatisme, la passion idéologique de la nouvelle droite. -- Et votre liberté personnelle, aujourd'hui ? A quoi vous attachez-vous ? De quoi vous détachez-vous ? *G.T. --* Ma marge de liberté est bien étroite. L'âge pro­voque une montée de l'apathie, de l'indifférence ; le contraire de la passion ; et aussi l'accroissement de la sensibilité sous la forme de la compassion, au sens étymologique du mot « pâtir avec ». « La maturité de l'amour, disait Camus, c'est de passer de la passion à la compassion. » S'il est permis d'envier ceux qui s'en vont, je les envie avec le meilleur de moi-même. On désire mourir et on a peur de mourir, tout à la fois. « Assez ! » et puis « encore un moment, Monsieur le bourreau ! » On désire mourir pour échapper à ses limites, qui deviennent de plus en plus étroites, et on a peur de mourir parce que ces limites constituent en partie notre identité. -- On peut aussi penser à ce qu'était la mort pour Socrate : un beau risque à courir ; et quitter la vie comme Ulysse quitte Nausicaa : « en la bénissant mais non amoureux d'elle ». Mais pour un chrétien la mort est un commencement. Comment pense-t-on à l'au-delà ? 119:803 *G.T. --* L'au-delà m'apparaît, selon le mot très juste de Gabriel Marcel, comme le dépaysement absolu. La mort nous enlève deux peaux. La peau biologique qui permet de nous faire illusion, de mentir aux autres, et de nous mentir à nous-mêmes. « L'âme ne sera pas seulement délivrée du corps, elle en sera désarmée », disait le père Hugo. Et nous perdons la peau sociale qui compte aussi beaucoup. Nous redoutons tous ce rendez-vous avec la vérité nue. -- La « peau », ou le masque si vous préférez, vous n'en avez pas toujours dit du mal. Car souvent « le masque fait corps avec le visage », si bien que l'on risque d' « arracher la chair avec le masque » ; et vous citez le mot du curé d'Ars : « Si on se voyait sans masque, on mourrait. » La pureté absolue n'est-elle pas impossible ici-bas ; et dangereuse ? *G.T. --* Il faut peu à peu que le visage mange le masque ou si le masque est beau qu'il pénètre le visage à tel point qu'il parvienne à le transformer. -- A la mort « le masque tombera du visage de l'homme et le voile du visage de Dieu ». Ce mot de Victor Hugo est la pensée dominante de votre dernier livre. La poésie liturgique n'est-elle pas un voile de Dieu ; mais un voile transparent, pudeur nécessaire, qui rend Dieu respirable aux hommes *G.T. --* La poésie c'est le sentiment des choses humaines uni au pressentiment des choses divines. Dans la poésie le voile ne se déchire jamais complètement : on entrevoit. Ce que Dieu a révélé de plus secret est irrévélable : voyez le livre de Tobie que j'évoquais la dernière fois. Alors qu'il est possible d'arracher les masques. C'est l'œuvre de nos ennemis, qui nous disent parfois des vérités dures et nécessaires. « Mes amis me font plaisir, mes ennemis m'instruisent », disait Schiller. Les grands de ce monde ont bien du mal à connaître leur vérité. Je me rappelle le maréchal Pétain : « Vous Thibon, qui êtes philosophe, qu'est-ce que c'est que bien vieillir ? » Je n'ai pas eu le temps de chercher longtemps. Un haut fonctionnaire s'est écrié « Monsieur le Maréchal, quelle question ! Vous en êtes l'exemple même. Regardez-vous vous-même. » Le maréchal au miroir : je n'avais plus qu'à me taire. 120:803 Les grands peuvent être lucides mais contre leur entou­rage. Je songe à Napoléon. Il reconnaissait qu'il n'avait guère été aimé pour lui-même, ni par ses épouses légitimes ni par les quelques autres qu'il y avait ajoutées : « Je suis condamné par ma nature à ne remporter que des victoires extérieures » c'est un mot sublime. Il est difficile de se bien juger. Nous avons mille excuses pour nous-mêmes, et nous en avons aussi pour ceux qui se confient à nous. « On est toujours prêt à excuser les défauts qu'on nous confie », disait un moraliste. Lorsque quelqu'un est confiant à notre égard, ses défauts nous paraissent beau­coup plus pardonnables. -- C'est peut-être une façon de s'aimer soi-même. Mais c'est peut-être aussi une façon d'imiter les qualités divines. Quand on imite les qualités divines on en hérite aussi les bienfaits. Dieu lave du péché celui qui lui demande pardon. *G.T. --* Ce qui est bien mystérieux c'est le péché des anges. Il paraît impensable que l'ange ait fixé son péché dans l'éternité. Sans retour, sans pardon. Un apologue oriental raconte une conversation entre le diable et Dieu : « Les hommes pèchent toujours et tu leur pardonnes toujours. Moi je n'ai péché qu'une fois et tu ne me pardonnes pas. -- Mais combien de fois m'as-tu demandé pardon, toi ? » Je n'ai pas de relation, du moins sentie, avec le diable. Je me sens très insuffisant dans le bien : j'ai besoin de la grâce ; mais je n'ai pas besoin du diable pour mal faire ; je me sens parfaitement cause suffisante dans le mal. Un des avantages de la vieillesse c'est de devenir indul­gent. Quand on est jeune on est trop exigeant ; quand on est vieux on est trop indulgent. -- N'y a-t-il pas, dans cette excessive indulgence, un fond de mépris, alors que l'exigence, elle, parie pour la grandeur de l'homme ? 121:803 *G.T. --* La réponse est en Dieu. Dieu est à la fois l'exigence infinie (soyez parfaits) et l'indulgence infinie. La marquise de Brinvilliers avait empoisonné père, mère, mari... Elle leur faisait prendre du poison comme s'il s'agissait de remèdes, les entourant des soins les plus tendres. Quand on l'arrêta, on découvrit, sur un papier qu'elle portait sur elle, la confession de tous ses empoisonnements. « La justice n'a rien à voir là-dedans, dit-elle ; j'ai écrit cela pour me confesser c'est le secret de la confession. » On lui fit remarquer qu'un papier n'était pas un confesseur. Mais lorsqu'un jésuite vint la voir, elle eut un mouvement de révolte : « Je ne crois pas en Dieu. Et puis j'ai commis de tels péchés que, si Dieu existe, je serai damnée. » « Madame, lui répondit-il, le seul péché irrémissible, c'est de croire qu'il y a des péchés irrémissibles. » Ce mot l'a convertie. Que savons-nous du mal ? Simone Weil disait que tous les crimes se commettent en rêve. Quand nous étions gamins, nous faisions beaucoup de niches, mais sans voir ce qu'elles pouvaient causer de souffrances. Nous faisions le mal en rêve ; mais celui qui en souffrait ne rêvait pas, lui. Le péché mortel : *aversio a Deo conversio ad creaturam.* Mais le pécheur sait-il ce qu'est l'*aversio a Deo ?* D'un autre côté il faut bien faire peur aux gens pour éviter les déborde­ments. Je pense à mon voisin qui, après avoir entendu le sermon d'un rédemptoriste sur l'enfer, m'a confié : « Je vais aller me confesser, parce que si par hasard c'était vrai... » J'ai eu l'impression qu'il contractait une assurance contre l'incen­die éternel. -- Le mystère du mal vous hante, mais à la manière d'une méditation qui aiguise et rend plus fort. On est loin de la foi du charbonnier, qui risque de devenir l'athéisme du charbonnier quand le charbonnier rencontre sur son chemin le scandale du mal et ne peut le surmonter. C'est dans cette perspective que vous craignez de scandaliser les faibles ? *G.T. --* Il est difficile d'éviter ce scandale. Dieu n'est jamais « juste » au sens où nous l'entendons. Il fait tomber des épreuves sur les innocents et dans l'éternité sa miséricorde va au-delà de la justice. 122:803 Et puis, nous connaissons mal nos propres péchés. On avoue facilement des péchés comme la colère, la luxure, la gourmandise ; il arrive même qu'on s'en vante. Vous connais­sez l'histoire du Marseillais il ne s'était pas confessé depuis trente ans : « Interrogez-moi, Monsieur le curé. » Après des questions diverses : « Avez-vous trompé votre femme ? -- Ah ! Monsieur le curé, je suis venu ici pour m'accuser, pas pour me vanter. » En revanche, qui se reconnaît envieux, mesquin ? Ce serait reconnaître qu'on est inférieur. Et pour­tant, disait Abel Bonnard, « appartient à l'élite tout homme, de quelque milieu qu'il soit, qui est capable d'admirer ce qui est au-dessus de lui ». -- En ce sens, vous appartenez à l'élite ? *G.T. --* C'est si bon d'admirer. Le seul moyen de ne pas devenir gaga, c'est de rester baba... -- Vous insistez maintenant sur le mal plutôt comme nécessité que comme pierre d'achoppement. Et en un sens c'est une paraphrase de l'Écriture : Dieu a créé l'homme admirablement, et l'a racheté, restauré plus admirablement encore... grâce au nécessaire péché d'Adam. Et au tout aussi nécessaire péché de Judas ? *G.T. --* Que savons-nous des desseins de Dieu ? Il était nécessaire que le Fils de l'Homme fût trahi. Négativement ou positivement, Dieu se sert du mal. Positivement Il ne veut pas le mal ; mais Il s'en sert. Cela rejoint ce que disait Lanza del Vasto. Il était chez Gandhi dans les années 39-40. Tout le monde vouait Hitler aux gémonies. Gandhi intervint : « Que direz-vous quand vous verrez le Tout-Puissant l'accueillir en lui disant : "Mon fils, tu as bien réalisé l'œuvre de destruc­tion qui était nécessaire". » Qu'est donc ce contresens que nous appelons mal ? Au ciel, nous aurons des surprises bien curieuses ; tout sera à l'envers. Nous serons stupéfaits quand nous verrons les lignes courbes par lesquelles Dieu a écrit. Ces lignes courbes ne sont pas les chemins raboteux qu'il nous est demandé d'aplanir sur terre -- et qui, d'ailleurs, s'accordent étrangement avec la voie étroite. 123:803 Saint Jean de la Croix, tellement innocent, disait de l'âme dépouillée, exempte du mal, que lorsqu'elle voyait devant elle les pires actions, elle ne pouvait les attribuer à des causes mauvaises parce qu'elle n'avait pas l'habitude du mal pour en juger. A plus forte raison Dieu... -- Le saint qui vous est le plus cher, c'est saint Jean de la Croix, n'est-ce pas, « le plus extrémiste de tous les saints », comme vous l'appelez ? Quand on vous demande pourquoi vous êtes chrétien, vous répon­dez : « Parce que je suis à la fois réaliste et excessif. » Réaliste en ce que vous êtes le défenseur des milieux de soutien : « Un Dieu sans Église, c'est le commencement des Églises sans Dieu. » Excessif par votre attrait pour la théologie négative, par votre parenté avec saint Jean de la Croix, qui cherchait un « Dieu sans fond ni appui » ? G.T. -- Oui, je suis réaliste par mon côté humain, psy­chologue, enraciné, qui tend à l'équilibre. Mais par mon côté mystique, si j'en ai un, je me rapprocherais de saint Jean de la Croix ; mais lui c'était la nuit innocente et moi, peut-être, la nuit pécheresse. C'est là que mon tempérament me porte ; pas ma vertu, Seigneur ! C'est une parenté d'aspiration. Mais je suis très loin du détachement de saint Jean de la Croix : je suis attaché aux créatures. -- Dieu ne prive-t-il pas de ses dons ceux qu'Il préfère ? Alors reste ce Dieu qui est tout et qui n'a rien ; celui qu'Amanda invoquait dans votre pièce *Vous serez comme des dieux :* « Dieu qui vous êtes tout laissé prendre, Dieu qui n'avez plus rien à donner, Dieu qui n'êtes plus que vous-même. » A quoi correspond la tension du sage : « Aie peu ; sois beaucoup. » Jouir des dons de Dieu, c'est peut-être rester dans l'adolescence spirituelle ? 124:803 *G.T. --* Je suis peut-être un peu trop sorti de l'adoles­cence spirituelle... Ma foi, c'est du désespoir surmonté. Il faut peut-être aller jusqu'au bout de l'humain pour aller jusqu'au fond de Dieu. La théologie négative est au-delà des défini­tions, qui sont pourtant nécessaires. Le théologal va infini­ment au-delà du théologique, et ce n'est pas une raison pour répudier le théologique : le chemin reste le chemin. -- La tentation contre la foi est une épreuve de Dieu : Thérèse la sentait comme un mur. *G.T. --* Sainte Thérèse était jeune ; mais la vieillesse rend cette épreuve presque immanquable. Il suffit de la maladie, de la vieillesse, où toutes les complicités humaines de la foi disparaissent. Il faut se référer à un texte inédit de Marie Noël. Elle voyait dans l'Évangile le don de la jeunesse. Le Christ est mort jeune. S'il était mort à soixante-dix ans, disait-elle, il n'aurait pu fonder une religion. Et puis il dit à saint Pierre, en train de pêcher avec son père : « Quitte tout, et suis-moi. » Quand on lui demande la chose la plus légi­time, la plus pieuse du monde -- ensevelir son père -- il réplique : « Laisse les morts ensevelir leurs morts. » Et puis on ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres... Si on lit l'Évangile pour trouver la consolation d'une âme où toutes les sources de la vie sont taries, on ne trouve rien. Reste la prière du soir : « Seigneur, il se fait tard, et c'est la nuit reste avec nous... » L'immortalité de l'âme, il faut y croire. Mais quand on voit dans la vieillesse le parallélisme entre le déclin de l'âme et le déclin du corps, on est tenté de penser que la mort est la fin de tout. Quand on est jeune, même si l'on meurt, on sent un capital de vie devant soi ; on le projette dans l'au-delà. Le corps est pesanteur pour l'âme ; mais, comme disait Bossuet, l'âme est liée au corps par des liens si tendres et si violents... C'est pourquoi un des vœux les plus profonds de mon âme est que toutes les choses du temps soient sauvées. Ce qui est aussi un vœu maurrassien. Mon expérience est ambiguë : il y a un autre monde qu'on entrevoit, une espèce de transparence ; un déchirement inconnu à la jeunesse. 125:803 -- Il y a la théologie négative ; et puis il y a la théologie de l'image, la voie d'analogie, pour laquelle la beauté du monde est comme le sceau, la signature de Dieu ; les arrhes de l'éternité. Le silence éternel des espaces infinis pascaliens ; et la gloire de Dieu racontée par les cieux ; et par la terre : « Vous avez visité la terre et vous l'avez enivrée. » Pour vous, la beauté du mon­de, c'est l'empreinte de Dieu ? ou le silence de Dieu ? *G.T. --* Je suis sensible à la beauté du monde comme image de Dieu ; splendeur du vrai -- tellement splendide qu'elle éblouit. Simone Weil disait que ne pas voir la beauté du monde, c'était un péché aussi grave que d'offenser la morale. Mais je fais mien le mot de Valéry : « Le beau est ce qui désespère. » Dieu se montre dans la beauté ; mais Il n'y montre à aucun degré sa bonté. C'est en cela que le beau est ce qui désespère. La nature est impassible. Rien n'est plus beau qu'un orage sur la mer, mais l'orage n'a pas pitié des bateaux. C'est pour cela qu'il faut que les hommes viennent au secours de Dieu. Un de mes thèmes essentiels c'est la faiblesse de Dieu ; c'est de voir à quel point Dieu est désarmé. Hugo chantait cela dans *Le phare d'Alexandrie.* Les étoiles servent de guides aux bateaux, « pauvres esquifs partis croyant aux providences ». Mais quand l'orage fait disparaître les étoiles, il fait « rire aux dépens de Dieu les monstres de la mer ». Alors, le phare d'Alexandrie, « voulant sauver l'honneur des Jupiter sublimes », vient suppléer « Sur les flots dont la nuit est féconde en désastres, / A l'inutilité magnifique des astres ». Le phare est d'un matériau beaucoup plus élémentaire que les étoiles, mais il est sur terre, et vient au secours de Dieu sur terre. Les Églises servent à cela aussi. La dernière fois que j'ai vu Jean Rostand, il m'a dit : « L'harmonie du monde me prouve d'une façon quasi cer­taine une intelligence ordonnatrice, mais rien ne me prouve que cette intelligence est amour. » La nature n'est ni bonne ni mauvaise, elle est indifférente ; aux espèces comme aux indi­vidus. Que Dieu soit amour, il faut le croire, et c'est un saut dans l'inconnu. Comme Marie Noël, « je crois très bas à la bonté haute, inhumaine, terrible, qu'on ne comprend pas ». -- Ou surhumaine ? 126:803 *G.T. --* Le surhumain a toutes les apparences de l'inhu­main, vous savez. Tout dépend de l'accueil qu'on fait aux événements. L'analogie est plus sensible chez les saints que dans la nature. Saint François de Sales était coléreux par nature. Un protestant, à Genève, est venu lui cracher à la figure. « Monsieur, vous aurez beau faire, lui dit-il, vous ne m'empêcherez pas de vous aimer de tout mon cœur. » En écho, la prière à Dieu du protestant converti : « Mon Dieu, mon Seigneur, que vous devez être bon, puisque Monsieur de Genève qui n'est qu'un homme est si bon ! » Propos recueillis par Danièle Masson. 127:803 Dans la tourmente conciliaire ### Du protestantisme au catholicisme (II) par Guy Rouvrais EN ce temps-là, je fis connaissance du libéralisme protestant. Moment décisif de ma marche vers Rome puisque cette découverte agit sur moi à la façon d'un répulsif. Mais avant de m'orienter vers le catholicisme, le protestantisme libéral me plongea dans un trouble extrême. A la vérité, ce ne fut pas tant le libéralisme réformé qui me troubla que sa coexistence avec l'orthodoxie au sein d'un même ensemble appelé « protestantisme ». J'y reviendrai. 128:803 Bien sûr, je n'ignorais pas totalement cette réalité. Mon pasteur nous mettait régulièrement en garde contre le libéralisme, mais il en parlait comme d'une maladie honteuse que l'on n'évoque qu'avec force euphémismes, litotes, expressions pudiques qui voulaient ménager notre fragile jeunesse. Nous savions là que ces « choses-là » existaient : les femmes perdues de mœurs et les pasteurs libéraux déchus, les péchés de la chair honteux et les théologiens corrompus qui ne croyaient pas à l'inspiration de la Bible. Pour lui, c'était tout un. Et, d'ailleurs, il se demandait parfois si l'un ne conduisait pas l'autre et vice versa... Les libéraux, j'en fis la découverte expérimentale à la Faculté de théologie protestante. Il y avait des étudiants -- des futurs pasteurs ! -- mais aussi des professeurs de cette obédience. Pour me rassurer, mon inspecteur ecclé­siastique -- c'est ainsi qu'on appelait ce qui tenait lieu d'évêque -- m'affirma que c'était là une espèce en voie de disparition. Ceux qui dominaient, à cette époque, étant les barthiens, du nom du théologien réformé alle­mand Karl Barth. Cela ne me rassura qu'à moitié, le barthisme étant considéré par certains comme une néo-orthodoxie, et par d'autres comme un néo-libéralisme. Et moi je n'étais en aucune manière un « néo ». Je frissonnais de peur et d'orgueil. Je m'imaginais dans la peau de Daniel jeté dans la fosse aux lions. Je soupçonnai d'abord le professeur d'hébreu « d'en être », à cause de digressions que je suivais à peine sur le Deutéro-Isaïe, d'où il résultait que le livre du prophète n'était sans doute pas entièrement de la main du prophète, en tout cas pas de celui-là mais d'un autre qui, peut-être, se nommait aussi Isaïe. « Taratata », pensais-je, « je ne vais pas gober cette grossière attaque contre la Parole de Dieu ». Las ! Il « n'en était » pas. Il était même, je l'appris par la suite, un chaud défenseur de l'orthodoxie protestante ! Le libéralisme serait-il encore plus abominable que je ne le redoutais ? Si « ça » c'est de l'orthodoxie, qu'est-ce donc que le modernisme ? 129:803 J'entrepris de me documenter avant de recourir à l'excommunication majeure. J'avisai donc le « pape » du libéralisme parisien, un pasteur qui donnait un cours -- fort heureusement libre -- à la Faculté, le professeur Georges M. Il me donna ses œuvres complètes que je découvris avec un sentiment où l'horreur le disputait à la conster­nation. Voici ce que je lus. En le relisant, j'en frémis encore : « S'il est un fait historiquement certain, c'est que Jésus, dans ses prédications, n'a jamais parlé de sa naissance virginale ; que, par conséquent, la doctrine de la naissance virginale ne formait pas une partie inté­grante de son Évangile. On est libre de croire ou de ne pas croire à ce miracle (...). La même observation s'applique au dogme de l'expiation substitutive (...). Jésus n'a pas non plus parlé au peuple de sa résurrection ou de son ascension. Que l'on admette ou que l'on repousse ces deux données, ce qui est historiquement certain, c'est qu'elles ne se trouvaient pas dans l'Évangile tel que Jésus-Christ l'a annoncé au monde. » Et de continuer sur la divinité du Christ : « L'étude des épîtres pauliniennes conduisent à la certitude que saint Paul n'a pas enseigné la divinité essentielle du Christ. » Même traitement pour la Trinité. De la foi chré­tienne, telle que je l'avais reçue, il ne restait rien. Rien que des ruines. Interrogeant mon pasteur sur le point de savoir si ces « gens-là » croyaient en Dieu, il me répondit : « Ce n'est pas impossible... » 130:803 Je n'étais pas au bout de mes étonnements. Je sommai, non sans hardiesse, le pasteur Georges M. d'avouer tout crûment qu'il était incroyant. Il s'indigna. Il prétendit qu'il était aussi croyant, aussi chrétien, aussi protestant que moi. Il me considéra avec commisération. Il croyait à tout... mais autrement. La divinité du Christ ? Il cita un de ses écrits : « Est-ce à dire que nous réduisons le Christ à n'être qu'un homme comme nous ? Comme nous ! pauvres nains, créatures avortées ! Non, nous nous prosternons avec adoration devant la figure du Fils de l'Homme. Nous pressentons en elle une grandeur qui échappe à toute définition. Nous pensons, avec des âmes éblouies, qu'à travers ses yeux, c'est Dieu lui-même qui nous a regardés, qu'à travers ses mains, c'est Dieu qui nous a touchés et qu'à travers sa voix, c'est Dieu qui nous a parlé. Jésus nous a rendu un Dieu sensible... » Ainsi « croyait-il » à la divinité du Christ. Il ajoutait : « Pour le croyant, Jésus est Fils de Dieu. Qu'on ait exprimé cette réalité fondamentale par l'image de la naissance miraculeuse, d'ailleurs populaire dans le milieu païen de l'époque, n'a rien d'étonnant. Mais il y aurait plus qu'une faute de goût à transformer ce grand et beau symbole en termes d'obstétrique. » J'eus le malheur de lui dire que je trouvais dans les œuvres du pasteur Wagner une haute spiritualité dont je me nourrissais. (Il était pasteur de l'église où officiait le pasteur Charles Wagner, au début du siècle.) Il m'expliqua, en souriant, que le pasteur Wagner fut son maître et qu'il professait sa théologie dite « sym­bolo-fidéiste ». 131:803 Un jour, les anticléricaux de la III^e^ République sommèrent le pasteur Wagner de reconnaître qu'il ne croyait pas aux doctrines fondamentales du christianisme et que le libéralisme protestant était « la forme religieuse de la libre pensée ». Le pasteur Wagner leur répondit par un texte célèbre et magnifique à propos du dogme de l'expiation : « Qui donc souffre le plus dans ce monde ? N'est-ce pas que ce sont les meilleurs ? Et pourquoi ? Parce qu'ils sont justes et parce que les méchants sont injustes... Les fautes des coupables, par une loi que nous subissons tous les jours, retombent sur les innocents et les innocents réparent et rachètent le mal fait par les autres. Doctrine profonde, immense et douloureuse, écrite avec du sang. Je la trouve douloureuse, choquante, effrayante parfois. Mais qui niera cette doctrine ? Pour moi elle m'a vaincu depuis longtemps. La terre entière m'est un Golgotha, où je tombe à genoux devant la Douleur libératrice. » Cela avait de l'allure. Et mon interlocuteur prolongea sa pensée : « Ainsi, me dit-il, nous les libéraux, nous avons, certes, rompu avec la lettre du dogme, mais nous en avons conservé l'essentiel : l'esprit. » Poussant son avantage, il prétendit être plus protes­tant que moi ! -- Voyez-vous, moi, je crois au salut par la foi, le *sola fide* de la Réforme. Vous, vous croyez au salut par les dogmes. Je suis partisan du salut par la foi, indépen­damment des croyances. Dans son livre, il explicitait sa pensée : « Autrement dit, celui qui consacre son âme à Dieu est sauvé indépendamment de ses croyances. Voilà l'Évangile, la bonne nouvelle, qu'il faut annoncer à ces masses ébranlées dans la foi de leur enfance, (...) qu'on leur prêche le *sola fide* -- le fidéisme si on veut l'appeler ainsi -- dans sa divine ampleur, et l'on verra que cette doctrine trouvera un écho dans leur âme. Je fus troublé. 132:803 Je ne pensais pas que, quelques années plus tard, je trouverais des raisonnements analogues sous la plume de théologiens catholiques qui diraient (moins bien) les mêmes choses. \*\*\* Est-ce que le protestantisme libéral est le protestan­tisme authentique, c'est-à-dire la Réforme poussée jus­qu'à ses ultimes conséquences théologiques, ou bien n'est-il qu'une forme aberrante et du protestantisme et du christianisme ? Mais si la dernière hypothèse est la bonne, comment pouvons-nous, nous luthériens, coexis­ter avec lui au sein d'une même structure para-ecclésiastique, en l'occurrence la Fédération protestante de France ? Si j'en crois saint Paul, ces libéraux sont des hérétiques, des faux frères, des « loups déguisés en bre­bis », qu'il faut fuir et dénoncer. Et même, selon saint Jean, des antichrists puisqu'ils nient « le Père et le Fils ». Telles étaient les questions qui m'agitaient. Ce qui est certain, opinais-je, c'est que le libéralisme n'est pas le protestantisme historique. Ni Luther ni Calvin ne recevaient le dogme de l'expiation, celui de la Résurrection ou de la divinité du Christ dans un sens purement symbolique qui les vidait de leur substance. Mais se pourrait-il, néanmoins, qu'ils aient imprimé à la Réforme une dynamique qui devait aboutir au libéra­lisme ? En récusant le principe d'autorité qu'est l'Église n'ont-ils pas, du même coup, sapé l'autorité de l'Écriture sainte, et, par là, les fondements de la foi chrétienne ? Nos libéraux d'aujourd'hui ne seraient-ils pas, comme ils le prétendent, les véritables héritiers de la Réforme selon l'esprit, les orthodoxes l'étant selon une lettre dont saint Paul enseigne qu'elle « tue » ? 133:803 Je m'ouvris de toutes ces questions à mon pasteur qui eut l'air quelque peu embarrassé. Il m'expliqua, en substance, que le libéralisme était inconnu au sein de l'Église luthérienne en France, quoi­que le plus grand exégète libéral allemand, Bultmann, fût luthérien... Quant à la coexistence avec des calvinistes libéraux, au sein de la Fédération protestante de France, elle n'avait aucune importance puisque cette Fédération n'avait nulle consistance théologique, étant un simple organe administratif destiné à nous représenter devant les pouvoirs publics. Théologiquement, pour Luther, l'Église, c'est le lieu où la parole de Dieu et les sacre­ments sont « droitement administrés ». Ce qui est le cas de l'Église évangélique luthérienne, assura-t-il. Cette réponse m'apaisa sur le moment ; mais elle m'apparut, à l'usage, bien courte. En outre, une inci­dente dans son discours m'ouvrit d'autres perspectives et provoquèrent en moi d'autres interrogations : « Vous savez, nous sommes certainement plus proches des catholiques qui croient au Symbole de Nicée que des prétendus protestants qui n'y croient pas. » Il ajouta : « Et puis, entre libéraux et orthodoxes les frontières ne sont pas infranchissables. Dans ma jeu­nesse, la plupart des pasteurs étaient libéraux, mainte­nant ils sont devenus orthodoxes. J'ai connu des monu­ments d'orthodoxie qui, peu à peu, ont discrètement glissé vers le libéralisme. Ne jugeons rien avant le temps, dit Paul. » Mais cela n'empêchait pas mon pasteur de tempêter contre son collègue le pasteur Louis B. devenu prêtre catholique ! Ce jour-là, j'ai cru comprendre que même mon bien-aimé pasteur estimait moins grave de devenir libéral que de devenir catholique. Il est vrai que, mainte­nant, l'un n'empêche pas l'autre... 134:803 Momentanément, je parvins à une solution plus pratique que théologique : ce n'est pas parce que cer­tains protestants ne croient pas à la divinité du Christ que je vais croire à l'infaillibilité du pape ou à l'Immacu­lée Conception. Les erreurs des uns ne justifient pas celles des autres. Le lecteur pourrait croire, au fil de cet itinéraire, qu'en ce temps-là je n'avais de préoccupations que reli­gieuses. Ce n'était pas le cas. J'étais -- déjà -- passionné par la politique. J'étais nationaliste, partisan d'un régime fort, parfois royaliste. Et, en tant que protestant, cela me posait quelque problème. Comment communier avec le génie français en refu­sant un catholicisme qui en était constitutif ? Comment admirer la cathédrale de Chartres, ou celle de Paris, en considérant comme une aberration religieuse la piété mariale sans laquelle elles ne seraient pas ? Comment accepter Luther dans l'ordre spirituel et récuser Rous­seau dans l'ordre temporel ? Intellectuellement, le « com­promis nationaliste » de Maurras me satisfaisait. Je lus, sur ce thème, une intéressante brochure du protestant qui signait « Francus » : *Le Roi, mais...* Je ne pouvais nier que l'Église catholique fût un élément civilisateur et, à ce titre, lui rendre hommage. Mais il m'était difficile d'admettre que ce que je considérais comme contraire à l'Évangile eût néanmoins une action bienfaisante sur la Cité. Pratiquement, ce qui me permettait de gérer cette contradiction, c'était la lecture hebdomadaire des « Pro­pos du Chouan », de Jean Pleyber, dans *Rivarol.* Pley­ber, qui nous a quittés, était protestant et profondément, authentiquement, réactionnaire. Ses chroniques commen­çaient toujours par « J'ai commémoré cette semaine... ». Et de faire mémoire de tous ceux, catholiques et protes­tants, qui étaient morts pour le même idéal. 135:803 Il m'ancrait dans l'idée que les protestants devaient être plus réactionnaires que les catholiques. Pourquoi ? Parce que les Réformateurs -- et là plus Calvin que Luther -- avaient une conception radicale­ment pessimiste de la nature humaine. Pour eux, le péché originel l'avait totalement corrompue ; pour les catholiques, celle-ci n'était que « blessée » par ce péché d'origine : elle était donc capable de quelque bien. En conséquence, il ne pouvait pas y avoir plus antidémocrate qu'un protestant : comment la « volonté générale » d'hommes corrompus pouvait-elle aboutir au bien ? Il fallait, ici-bas, attendre l'avènement du Royaume de Dieu et, dans l'intervalle, contenir les débordements de la nature pécheresse par la force, le fer et le feu. C'est bien ce que fit Calvin à Genève. C'est ainsi qu'on devait interpréter saint Paul : « Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal » (Romains 13 : 4). Pour moi, un roi ou un dictateur pouvait faire l'affaire. Je crus reconnaître l'écho de cette pensée chez Jean Pleyber. C'est dire si l'idée d'un « ordre naturel » ou d'une « loi naturelle » m'était totalement étrangère, je ne son­geais donc pas à une quelconque restauration de cet ordre-là. C'est dire aussi que ma conversion théologique a dû s'accompagner d'une conversion philosophique dif­ficile. Dans un premier temps, je n'ai accepté la notion de « loi naturelle » que par une foi implicite : 136:803 j'y croyais parce que l'Église l'enseignait, sans en avoir, pour moi-même, la claire évidence. Aujourd'hui, hélas, c'est contre des catholiques que je dois la défendre. \*\*\* C'est à ce moment-là que je me mis à creuser sérieusement quelques ouvrages de théologie et d'apolo­gétique catholiques. Des ouvrages nettement antéconci­liaires -- ils étaient encore très répandus en ce temps-là -- que je trouvai soit à la bibliothèque de la Faculté de Théologie, soit, le plus souvent, chez un bouquiniste de la rue Bonaparte, près de la place St-Sulpice. Ma décep­tion fut grande. Je ne retrouvai dans ces ouvrages rien de ce que je croyais, rien de ce dont je vivais. La vision du protestantisme m'y apparut à la fois sommaire et caricaturale. On expliquait que les turpitudes des papes de la Renaissance, loin d'accabler l'Église, étaient une magnifi­que preuve de l'assistance du Saint-Esprit : malgré leurs péchés, ils n'altérèrent en rien le dépôt de la foi. Mais, quelques pages plus loin, il était exposé, avec autant d'assurance, que la dépravation morale de Martin Luther prouvait, à l'évidence, la fausseté de sa doctrine ! J'appris que le fondement de la Réforme, c'était le libre examen. Je dis « j'appris » car on ne m'avait jamais enseigné une telle doctrine. Et, de fait, aucun Réforma­teur ne l'a professée. Il faudra attendre le protestantisme libéral du XIX^e^ siècle pour trouver une expression analo­gue sous la plume de quelques exégètes qui d'ailleurs la reprirent de controversistes catholiques. Parler de libre examen à propos du protestantisme orthodoxe est une vraie-fausse vérité. Ce qui signifie qu'elle est théoriquement fausse et pratiquement vraie. 137:803 Je m'explique. Les Réformateurs n'ont jamais ensei­gné que la raison humaine était juge de la Révélation. Ils professaient que c'est l'Esprit Saint qui éclaire le lecteur croyant sur le sens des Saintes Écritures. Mais, de fait, les protestants n'interprètent pas tous l'Écriture de la même manière. Ce ne peut être Dieu qui enseigne au baptiste que le baptême des enfants est contraire à la Bible et au luthérien qu'il y est conforme. Le même Esprit ne peut pas davantage révéler au calviniste que la présence eucharistique est spirituelle et au luthérien qu'elle est substantielle. C'est donc, en réalité, l'homme qui projette dans les pages du Saint Livre ses propres idées. C'est en ce sens, mais en ce sens seulement, que l'on peut dire que le libre examen est le principe hermé­neutique protestant. C'est ce que je crois aujourd'hui. Mais, à l'époque, je ne voyais dans cet argument apolo­gétique catholique qu'une volonté de dénigrement de la Réforme, appuyée sur une ignorance abyssale. Je fus conforté dans cette perspective par ce qui y était dit de la spiritualité protestante. D'ailleurs elle n'était évoquée que pour dire qu'elle était inexistante, ou peu s'en faut. Or, moi, je savais tout ce que j'avais reçu de la Réforme pour ma vie chrétienne. Ce n'était pas rien. Sans doute étaient-ce les miettes du festin des noces de l'Agneau, mais une seule miette de la Sainte Table est riche d'une nourriture éternelle. Je ne savais pas encore que ce n'étaient que des miettes, et que, plus tard, je découvrirais la plénitude du Pain de vie. \*\*\* Pourtant, je ne me serais pas mis en marche vers autre chose, vers l'Église, si, sur le plan de la vie chrétienne, je n'avais ressenti quelque frustration. Celle-ci, en effet, n'était pas que théologique. 138:803 Il est difficile de définir ce qu'est la piété protestante, tant elle est diverse. Mais, ce qui me frappe, avec le recul, c'est l'extrême solitude du croyant. Le protestant est un solitaire. Il est toujours seul face à son Dieu. Si les définitions théologiques de l'Église sont riches, sous la plume des Réformateurs, la réalité vécue est infini­ment plus pauvre. L'Église, concrètement, n'est jamais qu'une amicale de croyants juxtaposés. La vie commu­nautaire y est réduite à l'assistance dominicale au culte, lequel n'est ni obligatoire ni nécessaire pour le protes­tant. L'essentiel se passe entre lui et Dieu. Le cardinal Newman disait : « Moi et mon Créateur. » Tout le problème du salut est dans ce tête à tête. La Communion des saints est une coquille vide. De là le dépouillement du culte. Aucune manifestation sensible ne doit troubler le dialogue du croyant avec son Sau­veur. La liturgie, le chant des cantiques, la prière collec­tive n'ont pas pour objet premier de manifester la dimension collective de l'Église, mais de servir à l'édifica­tion du croyant. L'Église, finalement, n'a pas de consis­tance ontologique ou théologique propre, elle n'est que la somme des chrétiens. Les « avantages » sont à la mesure des inconvé­nients. On confesse ses péchés directement à Dieu, certes, mais sans certitude objective du pardon. D'où une certaine angoisse dont l'écrivain luthérien Kierke­gaard a été le témoin le plus éloquent et le plus inquié­tant. Je crois que la doctrine de la prédestination fut le moyen de répondre à cette inquiétude fondamentale. La certitude d'être élu de toute éternité m'apporte la paix, malgré mes péchés et l'oppressant silence de Dieu. Je reviendrai plus loin sur cette doctrine protestante essentielle. 139:803 Cette solitude était, humainement, compensée par une grande solidarité confessionnelle. Une minorité reli­gieuse a spontanément le réflexe de se serrer les coudes pour faire face à l'impérialisme de la religion et de la culture dominantes. N'étant pas très fortuné, mes études étaient payées par des bienfaiteurs de la haute banque protestante qui étaient aussi de ma paroisse. Mon pasteur tenait une comptabilité précise des ministres du général de Gaulle qui étaient protestants, la figure de proue étant Couve de Murville et, là, mon pasteur ne cherchait pas à savoir s'ils étaient libéraux ou non : ils étaient protestants et cela suffisait à son bon­heur. Parfois, il se trompait : il m'a toujours soutenu que le directeur du *Monde* Hubert Beuve-Méry était protes­tant. Il achetait donc *le Monde,* quoique ses convictions politiques en fussent très éloignées. J'avais beau lui citer saint Jean : « N'aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde, car l'amour du Père n'est point en lui » (I Jean 2 : 7), il souriait, mais il continuait à l'acheter, et, peut-être, à le lire. Je me sentais attiré par le culte des saints, par ce peuple immense de rachetés qui, parvenus, à la perfection éternelle, continuaient à nous entourer, à intercéder pour nous, à être attentifs à nos cheminements sur la terre des hommes. Et je soupirais : « Si c'était vrai, si c'était conforme à la Bible, ce serait formidable ! » J'étais comme ces gamins déçus d'apprendre que, finalement, le père Noël n'existait pas. Et puis, dès que s'était manifestée en moi l'aspiration diffuse à la compagnie des saints, je songeai aux foules de Lourdes, aux prières murmurées devant un cierge, aux dévotions « idolâtres » que je voyais dans les églises. « Je ne ferai jamais ça », me disais-je avec dégoût et colère. 140:803 Et c'en était fini pour un temps de ces « douteuses » nostalgies probablement « excitées par le Malin... » \*\*\* A quelque temps de là, j'eus une longue controverse avec l'un de mes condisciples qui était baptiste. C'est-à-dire un protestant fondamentaliste dont l'Église ne bapti­sait que les adultes convertis au motif que le baptême des enfants (le pédobaptisme) était non biblique. Je me faisais fort de lui démontrer l'inanité de sa position. Pour moi, le baptême des enfants était une évidence à la fois biblique et logique. Il entreprit de me prouver le contraire, Bible à la main, la seule autorité que nous reconnaissions l'un et l'autre. Je dus convenir qu'aucun texte du Nouveau Testa­ment n'enseigne explicitement le baptême des nouveau-nés. Il me montra que tous les baptêmes des Actes des Apôtres étaient précédés d'une profession de foi explicite du candidat et que rien ne prouve que, lorsque des familles entières furent baptisées, il y avait des bébés. Ainsi, selon lui, *la lettre* du Nouveau Testament n'auto­rise pas le baptême des enfants. Pour le justifier, les Réformateurs, Luther et Calvin, établirent un parallèle entre la circoncision de l'ancienne Alliance -- adminis­trée aux nouveau-nés mâles -- et le baptême de la nouvelle Alliance. Il s'agissait là d'une *interprétation théologique* des Écritures et non des Écritures elles-mêmes, objecta mon interlocuteur. A bout d'arguments, je dis ceci : « Je suis partisan du baptême des enfants parce que l'Église depuis toujours l'a enseigné et pratiqué. » 141:803 « Bien, me répondit-il alors, dans ce cas, tu invoques, non pas l'autorité de l'Écriture mais, celle de l'Église et de la Tradition. » Je dus l'admettre. L'argument fit chez moi des ravages. Il n'était donc pas tout à fait vrai que je ne croyais qu'à la Bible seule. D'autant que je mis cet argument en rapport avec ceux développés par le professeur libéral, contestant la divinité du Christ. Relisant, à cette lumière, tous les éléments du débat qui déchira l'Église au moment de l'arianisme, je fus forcé d'admettre que les arguments des ariens n'étaient pas sans poids. Ils se voulaient bibliques, eux aussi. Finalement, c'était l'autorité de l'Église qui garantis­sait la juste interprétation des Écritures Et l'orthodoxie christologique que je croyais être une simple formulation de la Parole de Dieu était *déjà* une élaboration du donné révélé, opérée par l'Église. Dès lors, j'entrai dans la problématique qui est au cœur du débat entre protestants et catholiques : Écriture ou Tradition ? Ce fut un tournant crucial dans ma conversion. Pour moi, jusqu'à ce moment-là, la tradition, ce n'était que ce que l'Église avait ajouté à l'Écriture. Le catholicisme, étant impuissant à prouver le fondement biblique de ses dogmes spécifiques, avait trouvé l'habile argument de la tradition. Cette fois, j'abordai la question avec moins de myo­pie : qu'est-ce qui fonde l'autorité de l'Écriture elle-même ? La réponse protestante avait l'apparence du bon sens : si le Saint-Esprit a jugé nécessaire de mettre par écrit l'essentiel de la foi chrétienne, c'est bien la preuve que la tradition orale était impuissante à préserver son intégrité. En conséquence, c'est à la Révélation écrite de juger la tradition orale... 142:803 D'un autre côté, l'argument catholique n'était pas aisément réfutable non plus : l'Écriture, livrée à des interprétations particulières, abou­tissait au n'importe quoi doctrinal. Dieu n'a pas pu vouloir que quelques décennies après l'Ascension de son Fils, il n'ait plus été possible d'appréhender la saine doctrine qu'il avait laissée à ses apôtres. En outre, un autre argument me tourmentait : qui donc avait déterminé le canon des Écritures ? D'évi­dence, c'était l'Église. Appuyée sur quoi ? Sur la tradi­tion vécue à l'intérieur des premières communautés chré­tiennes qui, éclairées par l'Esprit Saint, recevaient comme apostolique tel ou tel écrit. Luther lui-même n'a pu aller là-contre. Il a qualifié l'épître de saint Jacques « d'épître de paille », parce qu'elle évoquait la nécessité des œuvres pour être sauvé. Néanmoins, les bibles pro­testantes l'ont toujours conservée dans le canon des Écritures, la tenant pour inspirée. Je commençai à me documenter sérieusement sur la question. J'appris d'abord que la position catholique n'était pas tout à fait celle que je pensais. Il n'y avait pas, à proprement parler, deux sources de la Révélation, mais une seule qui avait son origine en Dieu, et qu'*opposer* la Bible à la tradition n'avait guère de sens puisque la première avait son fondement dans la seconde. Néanmoins, je butai longtemps sur une objection qui me paraissait difficilement surmontable : si l'immaculée Conception, l'Assomption, l'infaillibilité pontificale étaient des vérités nécessaires au salut -- puisque défi­nies -- comment se fait-il que les apôtres et les évangé­listes ne les aient pas *explicitement* consignées dans la Parole écrite qui, selon saint Jean, résumait ce qu'il fallait savoir pour avoir la vie éternelle : « Jésus a fait encore en présence de ses disciples bien d'autres signes qui ne se trouvent pas relatés dans ce livre. 143:803 *Ceux-là l'ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie par son nom* » (St Jean 20 : 30,31) ? Cela m'aurait bien arrangé que l'Église acceptât une certaine hiérarchie des vérités ; autour d'un noyau cen­tral, œcuménique en quelque sorte, chacun aurait pu y ajouter ses croyances personnelles. Mais non, selon l'Église toutes les vérités définies doivent être également crues puisque figurant déjà dans le dépôt apostolique. N'oublions pas que ma connaissance du catholicisme était essentiellement livresque. Je ne m'inquiétais nulle­ment du Concile et des débats âpres dont il était le théâtre. Car Vatican II, tout en réaffirmant la nécessité d'adhérer à tous les dogmes de foi, a admis une certaine hiérarchisation des vérités selon leur rapport avec « l'his­toire du salut ». A la réflexion il n'est pas sûr que cela m'eût aidé ni que cela puisse, aujourd'hui, aider les protestants ; il me semble que le « oui » et le « non » contenus dans la même phrase eussent ajouté à ma confusion en cette matière. Je décidai de laisser « reposer » cette question. Mais je me mis à m'interroger sur le fondement de ma propre foi. Sur quelle base est-ce que je croyais ce que je croyais ? L'Écriture ? certes. Mais l'Écriture interprétée par ma propre Église et, plus précisément, mon pasteur. La foi de mon pasteur étant tributaire des mêmes conditionnements ecclésiastiques. Je me rappelai cette discussion avec mon condisciple baptiste : ma foi n'était pas totalement fondée sur la Bible, mais, également, sur une autorité extérieure. D'une certaine façon je subissais, moi aussi, l'autorité d'un « Magistère », comme les catholiques. 144:803 La lecture d'un petit ouvrage du père Bouyer, de l'Oratoire, *Parole, Église et Sacrements dans le protes­tantisme et le catholicisme,* m'aida grandement à ce stade de ma réflexion. Il y était notamment écrit : « Très tôt, les Réforma­teurs protestants eux-mêmes se sont plus ou moins rendu compte de ce que leurs affirmations les plus positives étaient immédiatement menacées par l'anarchie doctrinale que leur rébellion contre l'autorité de l'Église avait en fait favorisée. En s'efforçant d'y pallier ils ont voulu sincèrement réaffirmer simplement l'autorité de l'Écriture, de la Parole de Dieu en elle, contre un individualisme destructeur. Mais, d'une part, pour cela, ce qu'ils ont dû maintenir, ce n'est pas simplement l'autorité abstraite de la lettre de l'Écriture, mais bien, en fait, l'autorité des vérités que leurs intuitions religieuses fondamentales avaient fait retrouver en elle. Et, d'autre part, ils n'ont pu trouver d'autre moyen de maintenir cela même, sinon restaurer en fait, plus ou moins ouver­tement, dans les Églises qu'ils organisaient, quelque ersatz de l'autorité traditionnelle dans l'Église catho­lique. » Il m'apparut de plus en plus clairement que les vérités chrétiennes que je croyais m'avaient été trans­mises non par la Bible seule, mais par l'Église, et que ces vérités ne pouvaient être maintenues, défendues, illus­trées par le protestantisme orthodoxe que par un mode d'autorité reçu de l'Église catholique. Si bien que le choix se résumait dans ce qui était pour moi un dilemme : ou bien le catholicisme ou bien le protestan­tisme libéral. Le dernier terme de l'alternative provoqua en moi un haut-le-cœur : je ne pouvais me résoudre à ne plus croire les doctrines chrétiennes qui étaient au cœur de ma foi depuis toujours. 145:803 Le catholicisme ? pourquoi pas, mais je me répétai, à part moi, ce mot d'Ernest Renan « La vérité peut être triste. » Je décidai alors de prendre contact avec un prêtre catholique afin de lui exposer l'état de ma réflexion. Une autre aventure commençait... (*A suivre.*) Guy Rouvrais. 146:803 ### Mémoire de saint Grégoire le Grand par Jean Crété *L'année 1990 marque le quatorzième cen­tenaire de l'accession de saint Grégoire le Grand au souverain pontificat.* NÉ vers 540 à Rome, fils du sénateur Gordien, saint Grégoire étudia les lettres et la philosophie. Il fut pendant un an préteur de Rome et, à la mort de son père, résolut de se faire moine. Saint Benoît était mort vers 547 ; sa renommée était grande ; sa règle, si sage, si équilibrée, se répandait partout. Saint Grégoire devait plus tard écrire la vie de saint Benoît au second livre de ses *Dialogues.* 147:803 S'inspirant de l'exemple du patriarche des moines, saint Grégoire fonda six monastères en Sicile et un à Rome, dans sa maison, proche de la basilique des Saints-Jean-et-Paul. Il y entra comme simple moine, puis en devint abbé. Le pape Pélage le créa cardinal-diacre et l'envoya à Constantinople comme apocrisiaire auprès de l'empereur Tibère Constantin. Grégoire convertit le patriarche Eutychius qui avait nié la résur­rection de la chair. Il se rendit compte de la dangereuse tendance des Orientaux à s'éloigner de Rome. Pélage le rappela à Rome et mourut peu après de la peste. Saint Grégoire avait pour principe de ne jamais refuser l'aumône. Un naufragé la lui ayant demandée, il lui donna la seule chose qui lui restait : une écuelle d'argent, qui était un souvenir de sa mère. A la mort de Pélage, en 590, Grégoire fut acclamé pape par le clergé et par le peuple. Il essaya de se dérober et de se cacher. Rapidement retrouvé, il fut ordonné prêtre, sacré évêque et couronné pape à Saint-Pierre. Il en était tout désolé. Jésus lui apparut en songe en lui disant : « Parce que tu m'as donné ton écuelle d'argent, moi, je te donne le souverain pontificat. » Saint Grégoire en fut tout réconforté : « Si, pour une si petite aumône, se dit-il, le Seigneur me donne le souverain pontificat, que ne m'accordera-t-il pas si je m'acquitte bien de ma charge ! » \*\*\* Il s'occupa d'abord des besoins matériels et spirituels du peuple romain. Chaque jour il recevait des pauvres à sa table. Plusieurs fois, certains de ses hôtes se révélèrent à lui comme étant des anges ou le Seigneur lui-même. Apprenant qu'un pauvre avait été trouvé mort de faim et de froid dans la rue, Grégoire, tout désolé, s'abstint pendant plusieurs jours de dire la messe. 148:803 A la nouvelle qu'on avait trouvé quelques pièces d'argent sur un moine de Saint-André qui venait de mourir, Grégoire célébra la messe trente jours de suite pour lui et, le trentième jour, il vit l'âme du défunt monter au ciel. C'est l'origine du trentain grégorien pour les défunts. \*\*\* Il eut le souci de défendre la foi contre les hérésies ; il réprima les Donatistes, les Ariens et d'autres. S'il ne réussit pas à les convertir, du moins empêcha-t-il la propagation de l'hérésie. Se promenant un jour dans Rome, il vit des jeunes gens qu'on vendait comme esclaves. Il leur demanda qui ils étaient. « Des Angles » répondirent-ils. « Non pas des Angles, mais des anges », répliqua Grégoire. Il eut, dès lors, le souci d'évangéliser l'Angleterre : il y envoya saint Augustin qui devint, par la suite, archevêque de Cantorbéry, et d'autres moines qui firent de nombreuses conversions en ce pays. Aussi est-il appelé apôtre de l'Angleterre. Il réprima l'audace du patriarche Jean de Constanti­nople qui se déclarait évêque universel. Grégoire adopta le titre de « serviteur des serviteurs de Dieu », que ses successeurs ont gardé. Cet épisode le confirmait dans les craintes qu'il avait conçues lors de sa mission à Constan­tinople. Aussi introduisit-il, dans la messe romaine, le *Kyrie eleison,* neuf fois répété, en signe d'union entre l'Orient et Rome. Il établit qu'on dirait l'*Alleluia* en dehors du temps qui va de la Septuagésime à Pâques. Il ajouta au *Hanc igitur* la finale : *diesque nostros in tua pace disponas.* C'est la dernière addition faite au Canon de la messe. Il plaça aussitôt après le Canon le *Pater* qui, jusque là, se disait avant la communion. Il régla définitivement les stations, fixa les messes des féries de carême et d'autres. 149:803 Son rôle exact dans le chant liturgique est difficile à déterminer, mais il dut être important car son nom est resté attaché à ce chant. On lui attribue quelques hymnes, notamment le *Audi, benigne conditor.* Prédica­teur infatigable, saint Grégoire nous a laissé des homé­lies sur les évangiles, de nombreux sermons, des livres de morale sur Job, des expositions sur les livres des Rois, sur Ézéchiel, les livres des *Dialogues.* Une soixantaine de passages de ces livres sont utilisés dans la liturgie. Il fit preuve, dans le gouvernement de l'Église, d'une fermeté alliée à beaucoup de souplesse. Il mourut à Rome le 12 mars 604, et il est honoré à cette date tant en Orient qu'en Occident. Il fut inhumé dans la basilique Saint-Pierre. \*\*\* Saint Grégoire le Grand fut l'un des premiers à être honoré comme docteur de l'Église. Son office est celui du commun des docteurs ; sa messe est, depuis 1942, celle du commun des saints papes, introduit par Pie XII, avec les oraisons propres de son ancienne messe. Son office bénédictin comporte des répons propres, relatant les épisodes les plus importants de sa vie, et des hymnes propres, composées par saint Pierre Damien. Honorons ce très grand pape et prions-le pour l'Église, si éprouvée aujourd'hui, à laquelle il se dévoua de tout son cœur. Jean Crété. 150:803 ### Saint Grégoire le Grand Un pape pour aujourd'hui par Henri Hervé *Le monde civilisé de l'Occident achevait de s'effondrer. C'était comme aujourd'hui un monde en décomposition. Parce que saint Grégoire le Grand refusa de* « *s'ouvrir au monde* »*, il fut par surcroît le fondateur d'un monde nouveau, celui de la chrétienté mé­diévale.* PAPE de 590 à 604, premier moine à être pape, saint Grégoire I^er^ le Grand « *donna au monde,* dit Bossuet, *un parfait modèle du gouvernement ecclésiastique* »*.* Il est l'un des « quatre grands » parmi les Pères de l'Église latine, avec saint Ambroise, saint Jérôme et saint Augustin. 151:803 Il devient pape au moment où le monde civilisé d'Occident achève de s'effondrer. L'Italie est ravagée par les inondations, par les épidémies, par les Lombards qui mettent tout à feu et à sang ; l'empereur de Byzance est trop loin quand il s'agirait de défendre et de pacifier la chrétienté occidentale. L'Église est en pleine autodémoli­tion : selon l'expression de saint Grégoire, elle n'est plus qu' « une vieille barque vermoulue, suspendue sur l'abîme, craquant comme à l'heure du naufrage ». La désintégration intellectuelle, politique et morale est uni­verselle : au point que saint Grégoire suppose que la fin du monde n'est plus très éloignée. Mais il n'a point la fausse piété de « laisser au Christ le soin d'apaiser la tempête ». Au contraire, il prend tout en main et il fait face sur tous les fronts. Parce qu'il refusa de « s'ouvrir au monde » (c'était comme aujourd'hui un monde en décomposition), il fut par surcroît le fondateur d'un monde nouveau, celui de la chrétienté médiévale. \*\*\* Romain de vieille race et de tradition patricienne, saint Grégoire le Grand est né vers 540. Deux sœurs de son père étaient entrées en religion ; elles étaient hono­rées comme saintes ainsi que sa mère Silvia. En un temps où la culture intellectuelle en arrive partout aux derniers degrés du déclin, Grégoire sera l'un des hommes les plus instruits de Rome. Pourtant il ne saura jamais le grec, qu'il négligea d'apprendre même pendant son sé­jour de six années à Constantinople : 152:803 c'est qu'il n'est pas un spéculatif, il n'est pas attiré par le trésor philosophi­que et théologique de la pensée grecque. En revanche, sa culture scripturaire et patristique (latine) est vraiment étendue et profonde, fruit des studieuses années de sa vie monastique. Il avait commencé une carrière politique et il fut préteur urbain à Rome ; il eut ainsi la formation aux affaires qui était encore, malgré la décadence, celle des grands magistrats romains. Mais il se sentait déjà appelé à la vie religieuse. A la mort de son père, il vendit une partie de ses biens au profit des pauvres, il en consacra l'autre partie à des fondations : il installa six monastères sur ses propriétés de Sicile ; à Rome, il transforma la maison paternelle en monastère bénédictin, le monastère Saint-André, retraite silencieuse au milieu du bruit de la grande ville. Ce monastère était au *Clivus Scauri,* rue qui mettait en communication la Via Appia avec le haut du Monte Cœlio ; sur l'emplacement actuel de l'église San Gregorio (église dite Saint-Grégoire-le-Grand, ou Saint-Grégoire-au-Cœlius, où l'on monte par un escalier prenant au bas de l'actuelle rue *clivo di Scauro*)*.* Gré­goire ne fut pas l'abbé du monastère Saint-André, il voulut pratiquer l'obéissance sous la conduite de l'abbé Valentio. Le jeûne lui était très pénible et le sera toute sa vie, en raison de sa faible santé et de ses maux d'estomac. En 579, le pape Pélage II l'envoie à Constantinople en qualité d'apocrisiaire (nonce) auprès de l'empereur Tibère II Constantin : il y reste jusqu'en 585, s'efforçant, avec quelques moines venus de Rome, d'y mener la vie monastique dans toute la mesure compatible avec ses obligations diplomatiques ; c'est alors qu'il commence son grand commentaire du livre de Job. Puis il rentre au monastère Saint-André du *Clivus Scauri,* et cette fois il ne peut éviter d'en être élu abbé. 153:803 A la mort de Pélage II, le 15 janvier 590, au milieu des catastrophes de toutes sortes, Grégoire est appelé au pontificat suprême par la voix unanime du sénat, du peuple et du clergé romains. Mais il se dérobe autant qu'il le peut. L'empereur est alors Maurice (Flavius Mauricius Tiberius, empereur depuis 582 : Tibère II Constantin l'avait en mourant choisi pour gendre et successeur ; il sera assassiné en 602) ; Grégoire avait connu Maurice pendant son séjour à Constantinople : il lui écrit, l'implorant au nom de leur amitié de ne pas ratifier son élection. (Depuis Justinien, l'élection pontifi­cale était soumise à la ratification de l'empereur ; néan­moins on n'avait pas attendu cette ratification pour le sacre de Pélage II.) Mais sa lettre est interceptée par le préfet de Rome qui transmet à l'empereur seulement les vœux du peuple romain réclamant Grégoire comme pape. Maurice ratifie aussitôt l'élection. Grégoire tente encore autre chose, il se cache ainsi qu'il est raconté dans sa notice liturgique. Il est finalement sacré le 3 septembre 590. \*\*\* Pape, Grégoire inaugure le visage médiéval de la papauté. Il est surtout un homme de gouvernement. Et juste­ment, il dispose d'importants moyens matériels. A la fin du VI^e^ siècle, l'évêque de Rome est le plus grand proprié­taire de l'Italie, avec des domaines dans toute la pénin­sule, et en Sicile, en Sardaigne, en Corse, en Dalmatie, en Illyrie, en Gaule et en Afrique. 154:803 Ce patrimoine lui procure des revenus considérables qui lui permettent de secourir les pauvres, d'aider les faibles, et qui lui confè­rent une autorité sans rivale au milieu de l'universelle désintégration politique. C'est en l'exerçant en tous domaines que Grégoire affirme et établit l'autorité pontificale. Il maintient et développe le droit d'appel au saint-siège contre toutes les sentences épiscopales ; il intervient dans la discipline de tous les évêchés. Il est le principal organisateur de la liturgie romaine : il recueille, met en ordre et canonise les prières, les cérémonies et les antiques mélodies de l'Église qui, distribuées par ses soins selon les besoins du service divin, porteront désormais son nom et s'appelleront *grégoriennes.* Son œuvre écrite est importante. Outre son *Antipho­naire* et son *Sacramentaire,* son ouvrage le plus popu­laire est celui des *Dialogues,* où il raconte au diacre Pierre la vie et les miracles des saints d'Italie (quatre livres ; c'est le second qui contient la vie de saint Benoît de Nursie) ; ces *Dialogues* furent traduits en grec, en arabe et en anglo-saxon. Son *Pastoral,* presque aussi populaire (*Regulae pastoralis Liber*)*,* fut lui aussi traduit en anglo-saxon et en grec. Sa théologie est fidèlement celle de saint Augustin. Son exégèse recherche principa­lement le sens spirituel et l'application morale. Il n'a jamais pensé que l'autorité hiérarchique devait consister à donner systématiquement raison aux évêques, quels que soient leurs crimes : au contraire, il dénonce publi­quement, avec une extrême vigueur, leurs violences injustes au temporel, leur tiédeur au spirituel, leur empressement servile auprès des puissants de ce monde, leur odieux trafic des choses saintes (voir notamment la 17^e^ homélie du premier livre de ses *Homeliae in Evangelia*)*.* 155:803 Homme de chrétienté, il réclame que les pouvoirs temporels défendent l'Église contre les attaques des héré­tiques et des schismatiques : dans *toute* la mesure et dans la *seule* mesure de la nécessaire et légitime *défense.* Car, homme de chrétienté en cela aussi, il interdit les sévices injustes contre les personnes ; il garantit aux juifs la jouissance paisible de leurs synagogues. Dans sa lettre à l'évêque Pierre de Terracina, il enseigne : « Ceux qui sont en désaccord avec la religion chré­tienne, c'est par la mansuétude, la bonté, les sages remontrances, la persuasion qu'il faut les rattacher à l'unité de la foi. Un enseignement de douceur, joint à la crainte des jugements d'outre-tombe, peut les amener à la foi, tandis que les menaces et la terreur les rejettent loin d'elle. » \*\*\* Voici ce qu'en a écrit Bossuet, en la onzième époque de la première partie du *Discours sur l'histoire universelle *: « Au milieu des malheurs de l'Italie, et pendant que Rome était affligée d'une peste épouvantable, saint Gré­goire le Grand fut élevé malgré lui sur le siège de saint Pierre. Ce grand pape apaise la peste par ses prières ; instruit les empereurs, et tout ensemble leur fait rendre l'obéissance qui leur est due ; console l'Afrique, et la fortifie ; confirme en Espagne les Visigoths convertis de l'arianisme, et Recarède le Catholique, qui venait de rentrer au sein de l'Église ; convertit l'Angleterre ; réforme la discipline dans la France, dont il exalte les rois, toujours orthodoxes, au-dessus de tous les rois de la terre ; 156:803 fléchit les Lombards ; sauve Rome et l'Italie, que les empereurs ne pouvaient aider ; réprime l'orgueil naissant des patriarches de Constantinople ; éclaire toute l'Église par sa doctrine ; gouverne l'Orient et l'Occident avec autant de vigueur que d'humilité ; et donne au monde un parfait modèle du gouvernement ecclésiastique. » Henri Hervé. 157:803 ### Le saint Rosaire et l'Islam par Jean-Baptiste Castetis *Le dimanche 7 octobre 1990, l'impiété officielle à célébrer la solennité du saint Rosaire* (*instituée en action de grâces et mémoire perpé­tuelle de la victoire de Lépante sur l'Islam escla­vagiste*) *revêtira cette année une portée dramati­que face au péril islamique qui à nouveau menace les nations* (*ci-devant*) *chrétiennes d'Europe.* EN action de grâces pour la victoire de Lépante, saint Pie V institua la fête de *Notre-Dame des Victoires,* à célébrer le jour anniversaire 7 octo­bre. Grégoire XIII la transféra au premier dimanche d'octobre sous le vocable de *Notre-Dame du Rosaire.* 158:803 Par la suite, la fête fut ramenée au 7 octobre, avec solennité le premier dimanche du mois. \*\*\* Depuis la chute de Constantinople en 1453 jusqu'à la fin du XVIII^e^ siècle, l'Église a constamment vécu sous la menace du Croissant musulman ([^29]. En face de cette menace, le plus souvent « *la chré­tienté était divisée jusqu'à l'inconscience* »*.* Après la chute de Saint-Jean d'Acre, les chevaliers de l'Ordre hospitalier et militaire de Saint-Jean de Jérusa­lem s'étaient installés à Rhodes, position stratégique capitale et fer de lance de la chrétienté en Méditerranée orientale. En 1522, Rhodes est tombée aux mains des Turcs après un siège mémorable : le front maritime chrétien reculait alors jusqu'en Méditerranée centrale. Lorsque le cardinal dominicain Michel Ghislieri devient en janvier 1566 le pape Pie V, la puissance turque est à son apogée ; durant les six années de son pontificat, il s'emploiera sans cesse à coaliser les forces chrétiennes contre les musulmans ([^30]). Au cours de l'année 1566, une flotte ottomane de 140 voiles fait une longue croisière dans l'Adriatique, semant partout la terreur, pillant les villages côtiers, massacrant les popula­tions, emmenant les femmes et les enfants en un escla­vage sexuel immonde. 159:803 Les Turcs tiennent alors les trois quarts des côtes méditerranéennes ; la plus grande partie de la Hongrie, la Grèce et la totalité des Balkans ; ils ont sur le pied de guerre, en Europe orientale, une armée de 300.000 hommes. En cette même année 1566, l'empereur germanique Maximilien II avait essayé de reprendre aux musulmans une partie de la Hongrie. Son expédition n'aboutit, comme il le reconnut, qu'à augmenter « la grande joie de l'ennemi et l'humiliation du nom chrétien ». « N'est-il pas désolant, écrivait un contemporain, que les princes, sans paraître se douter de l'approche de l'ennemi, passent leur temps dans les plaisirs, et que l'on trompe leurs sujets sur l'emploi des impôts de guerre ? » L'Électrice Palatine écrivait à son gendre : « On ne ferraille contre les Turcs que dans les banquets, au bruit des verres, alors que pour le prélèvement des taxes ottomanes le peuple est sucé jusqu'à la moelle des os. » \*\*\* Pie V, au contraire, pensait au danger turc depuis son avènement. Le 9 mars 1566, parmi les premières intentions du jubilé, il avait indiqué la défaite des armées ottomanes. Il avait même écrit à ce sujet aux princes protestants d'Allemagne : « Oublions toutes nos que­relles en présence du péril commun. » Il ordonnait des prières solennelles et des processions de pénitence qu'il présidait lui-même malgré les fatigues de la maladie. Avant de mourir en cette même année 1566, Soliman le Magnifique avait dit de lui : « *Je crains plus les prières de ce pape que toutes les troupes de l'empereur.* » L'avènement de Sélim II l'ivrogne comme successeur de Soliman amena un répit de quelques années. Mais au début de 1570, les Turcs attaquent Chypre qui apparte­nait à Venise. Pie V équipe douze galères de combat et obtient l'appui de Philippe II d'Espagne malgré la riva­lité entre l'Espagne et Venise. 160:803 Mais il y eut des dissen­sions entre le Romain Marc-Antoine Colonna, nommé amiral en chef à la demande du pape, le Génois Jean-André Doria (petit-neveu du fameux André Doria) qui commandait la flotte espagnole et le provéditeur Zane qui commandait les Vénitiens. Pendant que la flotte chrétienne demeurait inactive, les Turcs s'emparaient de Nicosie et assiégeaient Famagouste, en multipliant mas­sacres, pillages et viols. Les effroyables cruautés subies par les chrétiens de Chypre et la résistance prolongée de Famagouste assiégée ([^31]) ne réussirent pas à tirer les amiraux de leurs rivalités. Doria, assurant avant tout combat que la campagne était manquée, regagna son port d'attache. La défection espagnole rendait impuis­santes les galères pontificales et vénitiennes : Colonna et Zane durent se replier eux aussi. *La chrétienté de Chy­pre, ainsi abandonnée à la domination turque, y demeura pendant trois siècles :* jusqu'en 1878, date à laquelle la Turquie céda l'île à l'Angleterre. \*\*\* Devant cette débandade, Pie V multiplie les prières, les processions et les jeûnes. Il envoie des nonces à tous les princes chrétiens pour former une Sainte Ligue où vont entrer l'Espagne, Venise, les chevaliers de Malte et plusieurs principautés italiennes. 161:803 La Russie, la Pologne, le Portugal et l'Empire refusèrent. Et aussi la France de Catherine de Médicis et de Charles IX, retranchée sur son alliance avec la Turquie, vieille de plus de quarante ans : « Le soir même de Pavie (1525), François I^er^, en secret, avait envoyé sa bague à Soliman. Le sultan et son ministre Ibrahim comprirent ce signe. Les relations entre la France et la Turquie étaient anciennes. Elles dataient de Jacques Cœur et de Charles VII. Mais c'étaient des relations d'affaires. Devenir l'allié des Turcs : pour que le roi franchît un tel pas, il fallait la nécessité (...). Cette alliance avec l'infidèle, *c'était la fin de l'idée de chrétienté.* Dans la mesure où elle avait existé, où elle avait pu survivre à tant de guerres entre les nations d'Europe, la conception de la République chrétienne était abolie » ([^32]). Mais *on ne doit jamais faire le mal pour* (*obtenir*) *un bien,* répond Pie V dans sa sévère lettre au roi de France ([^33]) : « ...*Ce que Votre Majesté nous dit de la douleur qui l'affecte, tant à l'égard de l'Église en général que de la république de Venise en particulier, nous le croyons aisément. Parmi les rois catholiques, en effet, à qui donc appartient de s'affliger davantage d'un malheur qui frappe toute la chrétienté, sinon à celui qui a reçu par tradition, comme de main en main, ce surnom de "roi très chrétien", conquis et mérité par ses prédécesseurs pour leurs glorieux exploits contre les Infidèles ? Or, dans la lettre de Votre Majesté, une phrase nous étonne et nous chagrine, et notre devoir est de nous en plain­dre, avec toute la liberté convenable à notre caractère.* 162:803 *Votre Majesté ne recule point à désigner sous le nom d' "empereur des Turcs" un tyran inhumain et l'en­nemi le plus acharné de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme si celui qui méconnaît le vrai Dieu n'usurpait pas la dignité impériale !...* « *Quant à cette alliance contractée par les rois, vos illustres ancêtres, et que Votre Majesté, suivant ses propres expressions, veut maintenir dans l'intérêt même de la chrétienté, l'étrange illusion et la grave erreur ! C'est oublier qu'on ne doit jamais faire le mal pour le bien. Votre Majesté ne s'exemptera donc pas de reproche si, en vue d'un avantage personnel ou de tout autre qu'elle imagine, elle persiste à conserver des rela­tions amicales avec les Infidèles... Le tort de vos aïeux ne justifie pas le vôtre. Dieu châtie parfois sur les fils les fautes des parents. Combien plus exercera-t*-*il sa justice sur ceux qui prétendent perpétuer les erreurs de leurs pères !* » Concernant cette mauvaise tradition française et royale qui remonte à François I^er^*,* l'amiral Auphan remarque ([^34]) : « Sur une quinzaine d'historiens dont nous avons recherché l'opinion, la plupart minimisent l'affaire, la noient dans le récit de manière à la rendre incompréhen­sible ou même n'en parlent pas du tout. Quelques-uns approuvent ou excusent en disant, comme Maurice Petit, qu' « il n'y avait pas de meilleur auxiliaire en Méditerranée que les Turcs ». Personne ne signale le risque, à échéance, d'un soutien apporté à l'Islam. Il faut en arriver à des auteurs ayant eu des contacts personnels avec l'islamisme, comme l'amiral Jurien de la Gravière, pour entendre enfin parler d' « *alliance impie* »*.* 163:803 Pour nous, nous partageons volontiers ce jugement formulé par Étienne Lamy dans son livre *La France dans le Levant :* « *François I^er^ invoqua le Turc un peu comme dans les légendes le vaincu se donne au diable... Sa cervelle légère ne comprenait pas l'importance de cet acte. Le principe, consacré par la tradition française, que tous les peuples d'Europe formaient une même famille et que l'accord des croyances religieuses, source et garantie de cette civilisation fraternelle, était le premier intérêt de cette société, succomba, ruiné par la France elle-même.* » En juillet 1543, la France avait accueilli à Marseille la grande flotte turque. Puis Français et Musulmans avaient pillé ensemble la ville de Nice qui appartenait à la Savoie, alliée de l'Espagne. Ensuite la flotte avait passé l'hiver à Toulon. L'amiral de Soliman, Kheir el-Din, vice-roi d'Al­ger, commanda en chef la place pendant six mois ; il y fit transformer une grande maison en mosquée. En 1571, la France de Charles IX, de Catherine de Médicis et de l'amiral huguenot Gaspard de Coligny invoque donc cette tradition pour s'opposer aux efforts de Pie V. C'est précisément, d'autre part, le moment où, « *par un brusque revirement, la politique de la France deve­nait protestante* » ([^35])*.* 164:803 La diplomatie française va jusqu'à prétendre que la politique pontificale, « sous couvert d'une croisade religieuse, essaie surtout d'asservir l'Eu­rope ». \*\*\* En revanche, Philippe II d'Espagne adhère à la Sainte Ligue contre les Turcs. Mais il fallut surmonter les rivalités sans cesse renaissantes*,* rivalités de prestige et d'intérêt, entre Venise, et l'Espagne. Finalement les alliés confièrent à Pie V la désignation du commandant en chef, à condition qu'il ne fût ni espagnol ni vénitien. Le pape choisit le duc d'Anjou, futur Henri III de France, dont les victoires de Moncontour et Jarnac avaient montré le courage et la valeur : mais le prince « s'excusa sur les affaires du roi son frère ». Ainsi la France et les Français seront tout à fait absents de Lépante. « Une croisade sans la France ! » s'exclame l'amiral Auphan. Alors Pie V nomma Don Juan, fils naturel de Charles Quint, prince de vingt-quatre ans qui venait de se révéler dans une expédition contre les Barbaresques. Sous ses ordres, Marc-Antoine Colonna commandera, les galères pontificales, Louis de Requesem et Jean-André Doria les soldats et les marins espagnols, et le provéditeur Sébas­tien Veniero, surnommé « second Ulysse », la flotte vénitienne. L'alliance offensive et défensive contre les Turcs est signée le 25 mai 1571. Elle comporte notamment les stipulations suivantes : « Les différends qui surgiraient entre les contractants seront tranchés par le pape. Aucune des parties ne pourra conclure de paix ou de trêve, par soi ou par intermédiaires, sans l'assentiment ou la participation des autres. » 165:803 La flotte rassemblée à Messine lève l'ancre le 15 septembre 1571. Auparavant, Don Juan d'Autriche avait remporté un premier succès de commandement, en fai­sant accepter aux Vénitiens, qui étaient des marins plus que des soldats, d'embarquer à bord de leurs galères des détachements de la « redoutable infanterie espagnole », armés d'arquebuses. La flotte chrétienne, qui s'avance prudemment par Otrante et Corfou, comprend 208 galères et six « ga léasses », énormes navires de haut bord qu'il faut sou­vent remorquer, véritables citadelles flottantes disposant au total de 180 bouches à feu. Les chrétiens sont mieux équipés que les Turcs : ainsi se manifeste la supériorité technique de l'Occident ; mais leur flotte est disparate tandis que les Turcs, habitués à naviguer ensemble, ont l'avantage de l'homogénéité. Sur la foi de mauvais ren­seignements, chacune des deux flottes croit avoir la supériorité numérique (alors qu'en réalité elles s'équili­brent numériquement) ; des deux côtés on recherche le combat. Tous les chefs de l'Islam méditerranéen sont là. Ali-Mouezzin-Pacha, commandant en chef, a fait venir de La Mecque l'étendard vert du Prophète. En face, les meilleurs capitaines de Venise, d'Espagne, de Naples, de Sicile, de Gênes, de Savoie, de Malte. Tous les monas­tères de la chrétienté sont en prière. Pie V a accordé une indulgence plénière à chaque combattant. \*\*\* Le 7 octobre, aux environs du golfe de Patras, en face de la pointe Scropha, que les Turcs appelèrent ensuite la Pointe sanglante, les deux flottes s'aperçurent : les Turcs sortaient du havre de Lépante. A la vue des Infidèles, Don Juan, crucifix en main, inspecte ses vais­seaux et harangue les équipages. 166:803 Sur tous les navires, soldats et marins se mettent en prière, demandant au Christ d'humilier ses ennemis : *ut inimicos sanctae Ecclesiae humiliare digneris, te rogamus audi nos.* L'ac­tion s'engagea vers midi. Elle dura jusqu'à cinq heures du soir, en un corps à corps acharné, longtemps indécis : jusqu'à ce que, par une brusque inspiration, Don Juan ait libéré les galériens et les ait envoyés au combat pour prix de leur liberté. Les Turcs en réponse déchaî­nent eux aussi leurs captifs et leur donnent des armes mais ceux-ci sont en majorité des chrétiens (15.000 environ), ils se retournent contre eux pour leur faire expier les sévices de leur servitude. Les Musulmans ont finalement 30.000 tués, dont leur commandant en chef, et 5.000 prisonniers ; les chrétiens 8.000 morts et 10.000 blessés. Tous les navires musulmans sont coulés ou pris, à l'exception de l'escadre d'Alger, supérieurement com­mandée par Euldj-Ali, qui réussit à se dégager avec treize vaisseaux, après avoir plusieurs fois failli renverser le cours de la bataille par ses manœuvres rapides et audacieuses. La victoire a coûté cher : Barberigo, Orsini, Caraffa, Cardona, Gratiani, Cornaro et l'élite de la noblesse italienne illustraient par une mort glorieuse leur nom déjà fameux. Dix-sept capitaines vénitiens, soixante chevaliers de Malte avaient péri ; parmi les blessés, Michel de Cervantès, qui, plus tard, écrira Don Qui­chotte de la Manche. \*\*\* Ce même 7 octobre, à cinq heures du soir, Pie V examinait, en présence de quelques prélats, les comptes de son trésorier Bussotti. Tout à coup, mû par une subite inspiration, il se lève, ouvre une fenêtre, regarde vers l'Orient, demeure un instant en contemplation, puis déclare à ses visiteurs : 167:803 « *Ne nous occupons plus d'af­faires, mais allons remercier Dieu. L'armée chrétienne vient de remporter la victoire.* » Il se rend aussitôt dans son oratoire où un cardinal, accouru à la nouvelle, le trouve pleurant de joie. Bussotti et ses collègues, surpris de cette brusque et solennelle révélation, en notent le jour et l'heure. Ils la confient à plusieurs cardinaux et à diverses personnes qui en consignent elles aussi la date. Mais quinze jours se passèrent sans aucune confirma­tion, des vents contraires ayant retardé les courriers envoyés par Don Juan. Enfin une estafette parvint à Rome dans la nuit du 21 au 22 octobre. Le cardinal Rusticucci, secrétaire d'État, fit réveiller le pape qui prononça les paroles du vieillard Siméon : *Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace.* Pie V appliqua à Don Juan le mot de l'Évangile : *Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Joannes.* En action de grâces, il institua la fête de *Notre-Dame des Victoires,* à célébrer le jour anniversaire de Lépante. Son succes­seur Grégoire XIII la transféra au premier dimanche d'octobre sous le vocable de *Notre-Dame du Rosaire.* Par la suite, la fête fut ramenée au 7 octobre, avec solennité le premier dimanche du mois. Don Juan, au lendemain de Lépante, voulait mettre le cap sur les Dardanelles pour exploiter son succès. La flotte turque détruite, il était possible de forcer le Bos­phore et de prendre Constantinople. Mais les amiraux se disputaient et ne s'accordèrent que sur la dislocation des escadres. Ils invoquaient l'équinoxe, le mauvais temps, le nombre des blessés, les avaries des vaisseaux, le manque de vivres et de munitions. 168:803 Ils se donnèrent rendez-vous au printemps, en vue d'une autre campagne, et sacrifiè­rent (sauf Don Juan) à la gloriole d'aller jouir des compliments et des honneurs qui les attendaient à Rome et dans leur pays. \*\*\* L'importance historique de la victoire de Lépante est ainsi résumée par l'amiral Auphan ([^36]) : « Moralement, c'en était fini avec le complexe d'infé­riorité qui paralysait depuis cinquante ans les marins chrétiens en face de l'islam, et inversement les Turcs commençaient à sentir que leurs razzias maritimes vers l'Occident chrétien risquaient de ne pas rester impunies. Pour mesurer vraiment l'importance historique de la victoire de Lépante, il faut imaginer ce qu'aurait été une défaite avec, comme conséquence probable, l'implanta­tion de l'Islam sur la rive européenne de la Méditerranée occidentale, en Sicile, en Italie du Sud ou dans les maquis d'Andalousie... Mais l'occasion était manquée de porter aux Turcs un coup décisif. Désolé d'apprendre que les vainqueurs de Lépante renonçaient à exploiter immédiatement leur avantage, Pie V préparait une autre expédition pour l'année suivante : il écrivit dans ce sens au doge de Venise, au roi de Pologne, au duc de Bavière, à la Savoie, à Mantoue, Lucques, Ferrare, Gênes, Parme, et Urbino, et même à « l'illustre shah Tahamase, très puis­sant roi de Perse ». Il réitéra en termes véhéments, le 15 février 1572, ses reproches au roi de France Charles IX. Le 16 février, il ordonnait au grand-maître des chevaliers de Saint-Jean d'armer ses galères pour le début de mars. Mais il allait mourir le 1^er^ mai de la même année. 169:803 D'ailleurs Euldj-Ali était rentré à Constantinople en triomphateur. En récompense de ses exploits à Lépante, son nom d'Euldj (le maraudeur) avait été changé en Kilidj (le glaive) ; et à son titre de vice-roi d'Alger s'ajoutait maintenant celui de capitan-pacha, c'est-à-dire d'amiralissime. Pendant l'hiver 1571-1572, il reconstitua la flotte détruite, faisant construire 150 galères et 8 galéasses. Cette nouvelle flotte turque fut au cours de l'année 1572 refoulée au-delà du cap Matapan par la flotte chrétienne ; mais il n'était plus question d'attaquer Constantinople, ni même de susciter, et de soutenir, comme on l'avait escompté un moment, une révolte des Grecs. D'ailleurs, après la mort de Pie V, Venise se lasse ; elle était entrée dans la guerre surtout à cause de Chypre, et elle commençait à comprendre que l'île ne lui reviendrait jamais. Commercer était pour elle une néces­sité ; Marseille, seul grand port resté neutre en Méditer­ranée, lui prenait tous les marchés du Levant ; et la diplomatie du roi de France Charles IX s'entremettait pour une paix séparée de Venise avec les Turcs ; cette paix séparée, violant le traité d'alliance du 25 mai 1571, Venise la conclut en 1573, et à de rudes conditions : elle reconnaît la perte de Chypre et de tous les territoires conquis par les Ottomans, elle verse une indemnité de guerre de 300.000 ducats, elle consent à payer un tribut annuel pour l'occupation de Céphalonie et de Zante, elle accepte de limiter à 60 le nombre de ses galères. « Tout valait mieux aux yeux des armateurs vénitiens qu'une guerre sans issue » ([^37]). 170:803 La marine espagnole demeure assez forte pour proté­ger à peu près la navigation et les côtes en Méditerranée occidentale. Les deux grands de la Méditerranée, Espagne et Turquie, négocièrent finalement une trêve qui, périodiquement reconduite, assura dix ans de paix 1581-1591. Ainsi, au lendemain de Lépante, face au long ruban des côtes musulmanes, la chrétienté n'a en Méditerranée que des fenêtres relativement étroites : les côtes d'Anda­lousie et de Catalogne en Espagne, celles du Languedoc et de Provence en France, et celles des divers États italiens. Et surtout, entre la France et l'Espagne, c'est toujours l'hostilité et souvent la guerre. Du moins, par la bataille de Lépante mais sans la France, saint Pie V a évité un désastre à la chrétienté. \*\*\* Dans l'hebdomadaire *Témoignage chrétien* en date du 12 janvier 1967, le Père Chenu écrivait qu'à la bataille de Lépante, « Don Juan d'Autriche détruisit par surprise (*sic !*) la flotte des Turcs ». Il flétrissait l'Église d'avoir voulu, à Lépante comme dans toutes les croi­sades, *imposer l'Évangile par la force des armes.* A quoi l'amiral Auphan répondit ([^38]) que les expéditions mili­taires des croisades *n'avaient pas pour but de convertir les Musulmans, mais de contre-attaquer pour défendre la chrétienté injustement attaquée.* Sans les combattants de Lépante, ajoutait-il, le P. Chenu s'appellerait peut-être aujourd'hui Mohamed ou Abdallah. 171:803 Une incompréhension analogue (ou identique) à celle du P. Chenu a été manifestée par le Bref apostolique accompagnant la remise aux Turcs d'un drapeau pris à Lépante : « *Le souverain pontife a décidé de restituer aux autorités de cette République* (*turque*) *le drapeau turc qui a été pris autrefois lors du combat naval qui s'est déroulé près des îles Echinades et qui, jusqu'à maintenant, était conservé dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure. C'est ainsi que cet ancien trophée guerre sert aujourd'hui à favoriser l'amitié et la paix* » ([^39]). C'était autrefois un trophée de guerre... Il sert aujourd'hui à favoriser la paix... C'est pour la favoriser encore davantage, sans doute, que la nouvelle liturgie a supprimé la solennité du Rosaire au premier dimanche d'octobre. A tant d'impiétés, c'est surtout par un redoublement de piété naturelle et surnaturelle, de piété filiale, de piété nationale, de piété chrétienne que doivent répondre la foi, l'espérance et la charité. Jean-Baptiste Castetis. 172:803 ### Saint Bernard et la mystique occidentale ON A PEU MENTIONNÉ, cette année, le neuvième centenaire de la naissance de celui qui vit le jour en 1090, et qui fut la conscience de son temps : Bernard de Clairvaux. Le rayonnement de sa pensée et de son œuvre a illuminé tout le XII^e^ siècle, et les exposés d'histoire qui ont marqué le programme des festivités du centenaire se sont taillé la part du lion. Mais dans cet amoncellement de science, les aperçus d'ordre spirituel ou mystique semblent être restés dans l'ombre. 173:803 Or ce qui nous intéresse chez saint Bernard, c'est le privilège des très grands, qui est précisément de sortir de l'histoire, d'échapper aux griffes du temps : la marque du génie n'est pas de briller mais d'illuminer, de s'élever plus haut que les autres hommes et d'être capable d'éclairer la marche interminable du troupeau humain tout au long des siècles. Si l'histoire contient un enseignement, n'est-ce pas dans la mesure où elle nous hausse au-dessus d'elle-même, au plan de l'éter­nité où se décident les choses du temps ? Lorsque Bernard frappe à la porte de l'abbaye de Cîteaux avec vingt-neuf compagnons pour demander son admission comme simple moine, lorsqu'il est envoyé, trois ans après, pour fonder Clairvaux avec douze jeunes profès, ce qui commence alors, ce n'est pas seulement l'essor des monastères d'observance cis­tercienne -- on en dénombrera près de trois cent cinquante à la mort du fondateur -- c'est la résur­gence d'une grande tradition mystique en continuité avec la spiritualité des Pères grecs du IV^e^ siècle. Cette spiritualité fondée sur la ressemblance, sur l'illumina­tion spirituelle, sur la beauté divine de l'image impri­mée dans l'âme, a donné naissance à un grand cou­rant qui part des Pères de l'Église, depuis Origène jusqu'à saint Grégoire le Grand, pour aboutir à saint Bernard, se continuer avec saint Bonaventure au XIII­^e^ siècle, et se perdre, hélas ! à une époque plus tardive dans les sables de la psychologie. Interrogeons celui qu'on a appelé le dernier des Pères de l'Église sur les grands principes de la vie mystique, et l'on verra aussitôt se dessiner les grands courants de la spiritua­lité occidentale. 174:803 Saint Bernard ne part pas, comme le feront les modernes, des avatars de notre déchéance et des mécanismes psychologiques, dont on a aujourd'hui la sotte idée de faire des remèdes, pour s'élever ensuite vers la Cause première de tout. Il part de la sainte Écriture qui nous dit que Dieu a fait l'homme à son image et à sa ressemblance. Puis, son expérience rejoignant les grandes affirmations des Pères sur l'œu­vre de la présence divine -- *mon Père et moi nous agissons toujours* -- viendra, mais en second lieu, le tragique inventaire des misères d'une nature pécheresse. « Je suis monté vers la partie supérieure de moi-même, et plus haut encore où règne le Verbe. Explorateur curieux, je suis descendu au fond de moi-même, et je l'ai trouvé plus bas encore. J'ai regardé au-dedans : il m'est bien plus intime que moi-même. » On croit entendre saint Augustin. Le langage mys­tique des grands âges est le même partout, mais Bernard a une manière bien à lui de toucher terre : « Quand il entre en moi, le Verbe ne trahit sa présence par aucun mouvement, par aucune sen­sation : c'est seulement le secret tremblement de mon cœur qui le décèle. Mes vices s'enfuient, mes affections charnelles sont maîtrisées, mon âme se transforme : l'homme intérieur se renouvelle et c'est en moi comme l'ombre de sa splendeur. » (*Commentaire sur le Cantique*) Quand il parle de son expérience personnelle, notre moine s'exprime sans rhétorique, sur un ton simple qui le rend proche de nous ; mais qu'on ne s'y trompe pas : 175:803 son expérience de la présence du Verbe en son âme correspond à une doctrine précise dont il faut dire quelques mots. \*\*\* *L'âme, image de Dieu --* Qu'est-ce que l'âme ? se sont demandé les grands docteurs depuis saint Augustin jusqu'à saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure. L'abbé de Clairvaux répond avec la sainte Écriture, mais dans le langage de Platon et de saint Augustin, parce qu'il lui trouve un vocabulaire plus apte à exprimer les données, à la fois précises et impondérables, des rapports de l'âme avec Dieu. Saint Bernard montre que l'essence de l'âme est d'être créée à l'image (*ad imaginem*) du Verbe qui est, lui, Image substantielle de Dieu (*Imago Dei*)*,* et que cette relation de ressemblance implique une communauté totale des biens, exprimée par l'union nuptiale, l'âme étant épouse du Verbe -- *anima sponsa Verbi.* La tradition monastique lui fournit une notion tirée de Évangile qui exprimera avec bonheur la restauration de l'image ternie, par le péché, grâce à un retournement total vers son glorieux modèle : c'est la notion bien connue, mais peu comprise, de *conversion :* L'âme contemplative se voit donc affrontée à une exigence de conversion vers la ressemblance complète. Porteuse de ressemblance, l'âme doit, pour être parfaitement elle-même, chasser les éléments de « dissemblance ». Créature élevée, capable de participer à la majesté divine (*celsa creatura in capacitate majestatis*)*,* elle cherche douloureusement à restaurer en elle l'image ternie par la faute originelle : c'est la tendance vers la *rectitudo ;* rectitude non pas d'abord morale mais ontologique, c'est-à-dire fondée dans la structure même de l'être créé. 176:803 Veut-on apercevoir un témoignage cistercien de la théologie de l'image, il suffit de lire Isaac de l'Étoile, ce moine anglais de vingt ans plus jeune que saint Bernard : « Le cœur du contemplatif doit être translu­mineux comme un miroir ou comme une eau parfaitement limpide et tranquille, afin qu'en lui et par lui, comme en un miroir et par lui, à puisse voir l'image de son âme faite à l'image de Dieu. » Et ce reflet par « miroitement » est une œuvre d'amour, un amour qui, à la fois, suppose et entraîne un état de ressemblance à Dieu. C'est de là que s'élance la courageuse ascèse de combat contre la *volonté propre,* ver rongeur de la vie surnaturelle, et seule cause de tous nos malheurs. Il s'agit bien sûr de la volonté dépravée en état d'aver­sion à Dieu, Saint Bernard dira que la volonté propre, c'est déjà l'enfer : ôtez la volonté propre, et il n'y aura plus d'enfer -- *Tolle voluntatem propriam et non erit infernum.* Mais c'est un combat d'amour où ascèse et mysti­que ne cessent de s'interpénétrer. Plus tard saint Jean de la Croix expliquera que c'est le même feu qui chasse l'humidité de la bûche et l'enflamme peu après, ainsi, dit-il, le même feu de l'Amour divin chassant la volonté propre (amour déréglé) transforme l'âme par le même mouvement et l'embrase. Quand Luther décrétera l'ignominie d'une nature humaine irrémédiablement détériorée par la blessure originelle, il ne lui restera plus qu'à décrire le mystère du salut comme le cri d'une âme désespérée, attendant d'être *recouverte,* comme de l'extérieur, par les mérites du Christ. 177:803 Il ignore que Dieu a laissé à l'âme l'usage du libre arbitre de sorte qu'elle puisse *désirer* la vue de son Créateur, même si elle a perdu la faculté de *choisir* efficacement les moyens de s'orienter vers Lui. Sans doute est-elle comme le paralysé de la piscine de Bethsaïde, privé de l'homme qui le plongerait dans l'eau : *-- Non habeo hominem !* Mais l'âme peut dire encore, comme la Samaritaine « Seigneur, donne moi de cette eau -- *Domine, da mihi hanc aquam.* » La liberté, ose dire saint Bernard, est dans le plan de Dieu aussi complète dans la créature que dans le Créateur, puisque cette liberté de l'âme s'identifie avec le décret initial qui l'a voulue image du Verbe. Ce qu'elle a perdu, c'est la parfaite ressemblance avec l'image ; elle ne peut la recouvrer que par l'amour qui chasse les zones de dissemblance et permet l'union. Admirons une si ancienne et toujours neuve doctrine, si optimiste, si encourageante, dont les soubassements métaphysiques mis à nu comportent d'eux-mêmes, et par leur simple énoncé, une splendide spiritualité. Combien de prédicateurs ou d'aumôniers expliquent aux âmes le sens de leur surnaturelle dignité ? Sous-informés de ce qui fait leur vraie richesse, combien de fidèles jadis partis d'un bon pas se laissent aller au découragement et à la médiocrité ! Ce n'est pas d'un pari aveugle sur un Dieu ignoré dont ils ont besoin, mais d'une claire certitude que Celui qui les habite a imprimé en eux l'image de sa Bonté, d'une Bonté infinie qui attire l'amour. \*\*\* 178:803 *La charité qui transforme --* C'est alors que l'amour entre en jeu : lui seul, parce qu'il a le pouvoir divin de *transformer,* fera passer l'âme du règne de la dissemblance (*regio dissimilitudinis*) dans la sphère de la ressemblance à l'Image, qui est l'épanouissement de la quête spirituelle. Cette doctrine vient de très haut dans l'enseigne­ment du grand Docteur de Clairvaux. Les mots *amor ardens, amare ardenter* signifient que l'amour est par­venu à une telle intensité qu'il efface ponctuelle­ment, et dans les seules phases extatiques -- la dis­tance entre la Majesté infinie et le néant de la créature. En un moment d'intensité que Dieu seul connaît, il y a identification de l'âme à l'image divine imprimée en elle. Bernard compare cette ardeur à la « sobre ébriété de l'Esprit » dont parle saint Ambroise, ivresse toute spirituelle, parce qu'alors l'âme ne s'appartient plus. C'est la marque de l'état d'épouse, à la différence de l'amour du disciple (marqué par la docilité) ou de l'amour filial (marqué par la révérence). Il y a place au centre de cette doctrine pour ce qu'on pourrait appeler la *folie* de l'amour. Un mystère de grâce qui échappe aux catégories. Chez saint Ber­nard, comme chez saint Augustin, on trouve une sorte d'alternance entre saint Paul et saint Jean, entre le thème de la lumière : *Le visage découvert nous réflé­chissons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de clarté en clarté* (*2 Cor. 3, 18*)*,* et celui de l'amour *Dieu est Amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui* (*1 Jo 4,16*)*.* On remarquera que ces deux grands docteurs d'Occident accomplissent sans le détruire le courant de la philosophie grecque fondé sur l'image divine impri­mée comme un sceau dans l'âme, et le complètent par une tendance affective qui marquera toute la spiritualité occidentale (*L'Imitation,* saint François de Sales, les mystiques rhénans et ceux du Carmel). 179:803 Faut-il attribuer à saint Bernard la doctrine de ce qu'on a appelé le *pur amour,* c'est-à-dire l'amour totalement désintéressé d'où se trouve exclue toute pensée de récompense ? Oui, à condition de ne pas en faire une théorie systématique et surtout de ne pas perdre de vue les distinctions que Bossuet sera contraint de rappeler sévèrement à Fénelon et à madame Guyon. Mais l'abbé de Clairvaux, que les terribles austérités de la règle ne feront jamais soupçonner de quiétisme, a bien vu que la charité est *par essence* désintéressée et qu'elle peut *par moment* chasser tout espoir de récompense. Il dit clairement que l'amour est à lui-même sa propre récompense, que, dans les phases de haute expérience (*excessus*)*,* l'âme est dans une certitude tranquille de son salut (*fiducia*) et se désintéresse de toute autre occupation que d'aimer : « Cette vision n'excite pas la curiosité, elle met l'âme dans le repos ; elle ne fatigue pas les sens mais les tranquillise. *Tranquillus Deus tranquillat omnia --* Dieu qui est tranquille tranquillise toutes choses (*in Cant. XXIII, 11-16*)*.* Comment l'abbé de Clairvaux enseigne-t-il à passer du thème de la lumière à celui de l'amour ? Par l'idée toute simple que *seul le semblable connaît le semblable :* je ne peux connaître l'image imprimée en moi qu'en l'aimant, car l'acte d'aimer imprime dans l'aimant une certaine ressemblance de l'être aimé. L'amour devient ainsi principe de connaissance. Voici comment s'exprime Guillaume de Saint-Thierry, disciple et contemporain de saint Bernard *:* 180:803 « Approche-toi de ta forme formatrice afin d'en exprimer les traits avec plus de fidélité, et de pouvoir à tout jamais lui demeurer attaché. Son empreinte se marquera d'autant plus sur ta subs­tance qu'un plus grand poids de charité t'aura serré et pressé contre elle. Tu obtiendras d'elle en effet la stabilisation parfaite de cette image qui a présidé à l'aurore de ton existence. » Ce *grand poids de charité* indique le rôle de l'amour dans la vie contemplative. On reconnaît là cet accent très particulier de tendresse affectueuse, si fré­quent chez les spirituels cisterciens, qui annonce le franciscanisme. Le monastère sera appelé « Paradis claustral » (*Paradisi claustralis*)*,* « École d'amour » (*Schola amoris*)*.* On y apprend la douceur d'aimer le Christ Jésus dans son humanité. Voici comment s'ex­prime l'abbé de Clairvaux en parlant à ses moines de son Seigneur : « Ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous le savez bien, ce que j'ai toujours dans le cœur, comme Dieu le sait, ce que sans *cesse* j'écris, comme il apparaît assez dans mes œuvres, ce qui fait ma philosophie la plus profonde, c'est Jésus et Jésus crucifié. Je ne demande pas, com­me l'Épouse du Cantique, où Il repose à l'heure de midi, puisque j'ai la joie de Le tenir sur ma poitrine. Je ne demande pas où Il fait paître ses troupeaux, puisque je Le contemple comme Sau­veur sur la Croix. » Au cours d'un commentaire sur le *Cantique des Can­tiques,* il tire argument de ce mystérieux chant d'amour pour s'adresser directement à l'un de ses auditeurs : 181:803 « Apprends du Christ Lui-même comment tu dois aimer le Christ. Aime-Le avec tendresse, aime-Le avec prudence, aime-Le avec force : avec tendresse pour ne point subir d'autres charmes ; avec prudence, de peur de te laisser séduire ; avec force, de peur que la tribulation ne vienne à te détourner de cet amour. » (*Sermon 20 in Cant.*) Veut-on maintenant saisir comment cet amour s'épanchait du Christ sur la communauté monastique, il suffit de lire le bienheureux Aelred, abbé de Rie­vaux et disciple de saint Bernard : « Avant-hier, tandis que je faisais le tour du cloître, les frères étant assis comme une couronne très aimante, et que j'admirais, comme si j'avais été au milieu du paradis et de ses charmes, le feuillage, les fleurs et les fruits de chaque arbre, je ne trouvais personne dans cette multitude que je n'aimasse point et dont je n'eusse confiance d'être aimé en retour ; je fus alors envahi d'une joie telle qu'elle surpassait toutes les délices de ce monde. Je sentais, en effet, mon esprit passé en eux tous et leur affection à tous passée en moi, au point de m'écrier avec le Prophète : *Ecce quam bonum...* » Comment ne pas aimer cette atmosphère de dou­ceur tranquille, heureuse, des premières fondations cisterciennes ? On a souvent parlé de l'humanisme des Pères de Cîteaux, parce qu'on décelait chez eux un art de bien écrire (la seule chose à laquelle ils n'avaient pas renoncé, a-t-on dit) et de fréquentes références aux auteurs latins : Virgile, Ovide, Cicéron, Lucain... Mais leur véritable humanisme, ce par quoi ils étaient si proches de leurs contemporains, et demeu­rent si proches de nous, c'est celui de la sensibilité du cœur et de la bonté. 182:803 On touche là le lien mystérieux qui unissait la sainteté de l'abbé de Clairvaux à l'acti­vité incroyable qu'il déploya au cours de son exis­tence. Les contemporains ne se sont pas trompés, ni la voix populaire qui réclama, très tôt après sa mort, la canonisation du saint. L'atmosphère de charité qu'il fit régner autour de lui, la sollicitude qu'il montrait pour les besoins de la chrétienté, les sanglots qu'il ne pouvait réprimer en présence de ses moines à la nouvelle de la mort de son frère, militent en faveur d'une sainteté *vraie.* Simone Weil, avant de mourir héroïquement au milieu des plus pauvres, avait donné le critère par lequel on reconnaît l'authenticité des grâces mysti­ques : « Ce n'est pas à la façon dont quelqu'un me parle de Dieu, disait-elle, que je vois s'il a connu le feu de l'Amour, c'est à la manière dont il me parle des réalités humaines. » Il n'y a là aucun paradoxe. Beau­coup d'illusions peuvent se mêler au discours enflam­mé de qui se laisse emporter par la ferveur religieuse ; tandis que l'expression habituelle d'une âme aux prises avec les choses du temps, le ton de respect dont elle use pour aborder les valeurs de civilisation, valeurs fragiles, parfois ambiguës, même cet accent de noblesse capable de hausser ce qui par nature serait trivial, voilà qui décèle mieux qu'autre chose la pré­sence de Dieu à un degré exceptionnel dans une vie d'homme. On se souvient au reste des remarques d'Henri Bergson touchant les mystiques catholiques : 183:803 « Une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle se manifeste par le goût de l'action, la faculté de s'adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l'impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complica­tions, enfin un bon sens supérieur. » (*Les deux sources de la morale et de la religion*) Tel fut l'apanage de Bernard de Clairvaux, grand mystique, grand homme d'action, mêlé à tous les événements majeurs de son temps, auxquels il imprima sa marque et dont l'histoire a gardé la trace. Mais cet ensemble de justesse et d'équilibre, de rapi­dité et d'audace chez un mystique restera mystérieux pour beaucoup. Ne cherchons pas très loin la source : la vie contemplative tend normalement vers la charité fraternelle, et cette alliance entre la contemplation et la charité a établi les fondements de notre civilisation occidentale : il serait bon que s'en souviennent ceux qui ont reçu la tâche redoutable de travailler aujour­d'hui à la nouvelle évangélisation de l'Europe. Dom Gérard OSB. 184:803 ## NOTES CRITIQUES ### Le déjeuner du 22 mars 1955 PUISQU'ON en reparle, je vais en reparler moi aussi ; cette fois en détail, et avec de l'inédit. L'affaire est ancienne, mais toujours présente par ses suites et conséquences. C'est celle de mon déjeuner, qu'ils avaient voulu secret, avec Beuve-Méry, Georges Hourdin, le P. Bois­selot et Mme Sauvageot. Dans sa récente biographie du fondateur du *Monde* ([^40])*,* le journaliste Laurent Greilsamer en fait un récit que je conteste absolument. Je lui ai donc écrit une lettre qui, en résumé, rétablit l'un des deux points essentiels. La voici je n'aurai ensuite qu'à l'étayer, l'expli­quer, -- et la compléter par l'autre point essentiel qui a lui aussi été tenu secret depuis trente-cinq ans. > *Monsieur Laurent GREILSAMER 7 mai 90* > > *Journal* « *Le Monde* » > > *7, r. des Italiens* > > *75427 Paris Cedex 09* *Monsieur,* *Je vous écris au sujet du récit que vous faites, pages 408-410 de votre BEUVE-MÉRY du déjeuner de 1955.* 185:803 *Vos sources, dites-vous en votre note 33, sont les* « *témoignages de Hubert Beuve-Méry, Georges Hourdin et André Voisin à l'auteur* »*.* *Vous semblez ignorer qu'il existe deux versions publiques de cet épisode :* *-- celle de Georges Hourdin, dans son ouvrage DIEU EN LIBERTÉ, Stock 1973, p. 359-362 ;* *-- la mienne, dans mon livre LA RÉPUBLIQUE DU PANTHÉON, DMM 1982 ; p. 145-147* (*en note*)*, repre­nant ce que j'avais publié dans ITINÉRAIRES, numéro 237 de novembre 1979, p. 30-32.* *La version que vous faites vôtre est entièrement unilatérale. A vos yeux mes rectifications sont comme si elles n'existaient pas : vous n'en tenez aucun compte, fût-ce pour dire que vous les récusez, et pour quel motif.* *Je rappelle, donc une fois de plus -- par cette lettre que je me réserve de verser aux archives de cette histoire -- que la version Hourdin, et la vôtre aujourd'hui, passent sous silence ce qui fut la raison et l'essentiel de la rencontre de 1955.* *A la suite de mon livre les critiquant, Beuve-Méry et ses amis m'avaient invité à un dialogue.* *Je suis venu leur donner mon accord pour un dialogue public.* *Ils m'ont répondu qu'ils me consentaient seule­ment un dialogue privé.* *Tout l'entretien du déjeuner et du post-déjeuner de 1955 a tourné autour de ce point ; les considéra­tions invoquées de part et d'autre* (*et qui abordèrent quantité de sujets*) *avaient toutes pour objet de mon­trer que* (*selon moi*) *la nature du débat imposait que le dialogue soit public, ou bien que* (*selon eux*) *j'étais trop insignifiant ou trop indigne ou que sais-je pour qu'on aille plus loin avec moi que l'aumône d'un dialogue non seulement privé, mais strictement caché : engagement réciproque étant pris, à leur demande, que ni eux ni moi n'en ferions état.* 186:803 *Les propos des uns et des autres rapportés par Hourdin -- et maintenant par vous -- d'une manière plus ou moins contestable* (*voir l'ensemble de mes recti­­­fications publiques*) *sont surtout profondément déformés par le fait d'être isolés de leur contexte et de leur finalité, qui était la nature du dialogue proposé : seule­ment privé, disaient-ils ; obligatoirement public, ré­clamais-je.* *Libre à vous, bien entendu, de rejeter partiellement ou totalement mon témoignage : de préférence en disant pourquoi. Mais il n'y avait aucune raison de ne pas mentionner son existence : cela fait partie de l'état de la question.* *L'intérêt de cette affaire n'est pas seulement anecdo­tique et rétrospectif. Car il se trouve que dans toute la suite de ces contestations, la question du dialogue, et celle de sa nature privée ou publique, a constamment tenu -- dans l'histoire du catholicisme en France et dans le débat politique lui-même -- une place détermi­nante, exactement dans la perspective qui fut celle de la discussion de 1955. En l'occultant on occulte un élément essentiel.* *Je forme l'hypothèse que votre silence sur ma ver­sion de cette rencontre a pour seule cause le fait qu'elle vous avait échappé,* *et dans cette hypothèse je vous prie d'agréer, Mon­­­sieur, mes salutations attentives,* *Jean Madiran.* Laurent Greilsamer m'a courtoisement répondu qu'il igno­rait en effet « les références » que je lui signalais, et qu'il « le regrettait rétrospectivement ». Il n'a esquissé aucune allusion à l'éventualité de faire état de mes démentis dans une pro­chaine édition. S'il le faisait, il se distinguerait énormément des mœurs habituelles de la classe politico-médiatique à laquelle il appartient. 187:803 L'invitation Le 3 mars 1955 sort des presses et le 10 mars paraît en librairie un petit volume de 184 pages que j'ai intitulé : *Ils ne savent pas, ce qu'ils font,* parole d'indulgence et de pardon, mais qui ne peut être reçue comme telle que par ceux qui ont l'Évangile présent à l'esprit, et ce fut fort rarement le cas, même parmi les évêques. Il s'agit de la non-résistance au communisme dans la presse catholique. Mes douze premières pages s'amusent mais aussi prennent acte du déjeuner hebdo­madaire que président Beuve-Méry et Mme Sauvageot dans une salle réservée du restaurant Au Petit Riche. Ella-Blanche Sauvageot est alors le Maître Jacques administratif et financier d'un gros groupe de presse catholique de réputation centriste mais de tendance extrémiste : moderniste clandestin en religion, progressiste à demi avoué en politique. Beuve-Méry est bien connu du public comme fondateur et directeur du *Monde*, mais on ignore généralement ses liens avec la presse Sauvageot et l'influence politique et morale qu'il y exerce. Le déjeuner hebdomadaire du Petit Riche en est une occasion ; un symptôme ; et aussi un symbole ; et dans mon livre, une entrée en matière. J'avais envoyé mon livre à Beuve-Méry avec une dédicace dont j'ai oublié les termes, mais qui parlait de « salut de l'adversaire ». Il me répondit : *Monsieur Jean Madiran Paris, le 16 mars 1955* *Les Nouvelles Éditions Latines* *1, rue Palatine* *Paris* (*6^e^*) *Monsieur,* *Je vous, remercie de m'avoir envoyé un livre où je suis pris à partie avec autant d'acharnement et moins d'excès de langage que dans* Rivarol*.* 188:803 *Mais comment rendre* « *le salut de l'adversaire* » *à un homme dont on ignore tout, et semble-t-il jusqu'au vrai nom ? Le plus simple ne serait-il pas que nous nous rencontrions ? Mes amis et moi vous accueillerions très volontiers mardi prochain 23 mars ou le mardi suivant si cela vous convient mieux pour déjeuner vers 13 heures 15 au* « *Petit Riche* » (*naturellement*) *que vous connaissez si bien. Nous pourrions ainsi échanger questions et réponses, vous signaler quelques sérieuses erreurs de fait et -- qui sait ? -- peut-être même vous convaincre que des faits matériellement exacts peuvent être facilement dénaturés quand ils sont présentés sous un faux jour. Vous auriez là, en tout cas, une occasion de compléter vos enquêtes de toute première main.* *Je souhaite que cette proposition ait votre agrément et qui me soit ainsi possible de vous saluer.* *Hubert Beuve-Méry*. Sa lettre est du 16 mars. Il n'avait pas perdu de temps. Dans sa hâte il fit une confusion de jour : en 1955, le 23 mars tombait un mercredi et non un mardi. Or il s'agissait bien du déjeuner du mardi. Ce fut donc le mardi 22 mars. Mes deux conditions Je lui répondis, par téléphone, que s'il ne voyait d'autre possibilité de rencontre qu'un déjeuner du mardi au Petit Riche, je ne le refuserais point, à la condition de payer mon repas. Laurent Greilsamer imagine dans son récit que « Madiran paye son écot de peur d'avoir été nourri par les suppôts du communisme international » ([^41]). 189:803 Je suppose que Beuve-Méry n'aurait pas accepté un motif constituant un tel affront. Et ce n'était point ma pensée. Je demandais seule­ment à ne pas être son invité, afin que la rencontre ait lieu sur un pied d'égalité. Nuance et scrupule qu'un directeur du *Monde* comprenait en 1955, mais qui échappent à un journa­liste du *Monde* en 1990. Ma seconde condition était de ne pas venir seul. Mais je fis, dans le choix de mon témoin, une erreur sur la personne que je ne compris que beaucoup plus tard. J'avais une vive admiration et une grande amitié intellectuelle pour les livres, les articles, l'écriture, la personne d'André Léquès ([^42]). Sa grande et juste notoriété complétait son caractère de témoin idéal. Je ne savais pas que ses liens avec le clan Beuve-Méry-Sauvageot étaient anciens et toujours réels. Quand je lui demandai son témoignage, une vingtaine d'années plus tard, en lui expliquant que j'en avais besoin pour l'opposer au récit tendancieux et faux de Georges Hourdin, il avait, me dit-il, complètement oublié ce déjeuner ; il le tenait pour imaginaire et assurait que je le confondais avec un déjeuner qui eut véritablement lieu à la même époque, le déjeuner avec Joseph Folliet dont il se souvenait très bien, pourtant ce fut un déjeuner à beaucoup moins grand spectacle, nous n'étions que trois. Je m'étais donc trompé en 1955 sur ce que serait la mémoire d'André Léquès. Je remarque que son nom, c'est bizarre, ne figure pas au nombre des convives que mentionne le récit Greilsamer ([^43]). Quelques mois plus tard, fondant la revue ITINÉRAIRES, je proposai à André Léquès d'en être le directeur et de me ranger moi-même sous sa direction. Après une acceptation de principe, il se récusa. Aujourd'hui je comprends combien je dois l'en remercier, et m'en féliciter. 190:803 Le premier secret D'emblée mes interlocuteurs, le mardi 22 mars, stipulèrent que notre rencontre devait rester secrète. Je n'acceptai cette condition que pour la contester. Entre nous le débat, la controverse, le dialogue étaient et ne pouvaient être que publics. Non pas, répondaient-ils, nous voulons bien d'un dialogue, mais strictement privé. Ce fut l'unique sujet de notre longue conversation : toutes sortes de considérations et de disputes vinrent y trouver place, mais ce fut toujours en incidentes ou en annexes. Je gardai le secret de la rencontre, puisque j'avais accepté d'y rester. Mais je notai la substance de ce qui avait été dit de part et d'autre. Et, dans la postface de la seconde édition de mon livre, sortie des presses le 28 avril, je disais page 184 : « Mme Sauvageot, M. Beuve-Méry, le R.P. Boisselot et leurs commensaux ordinaires du mardi ont jusqu'ici refusé le dialogue et le débat publics. « Mais je sais fort bien ce qu'ils en pensent, ce qu'ils en disent et ce qu'ils me répondraient. « Ils me répondraient que... » Cette postface, fut rédigée le jour même. Elle est effective­ment datée du 22 mars 1955. On y trouve aux pages 184 à 186 le résumé exact de ce qu'avait été notre débat ; sans révéler toutefois, bien entendu, qu'il avait eu réellement lieu. La rupture Quant aux « sérieuses erreurs de fait » que m'annonçait la lettre de Beuve-Méry, c'était de sa part un pluriel poétique. Il n'y en avait qu'une dans mon livre, au demeurant étrangère au débat. Mme Sauvageot était une convertie de l'âge adul­te ; avant la guerre, elle avait été une « militante commu­niste », signalait au passage la page 10 de la première édition, sans d'ailleurs lui en faire reproche ou en tirer aucune conclusion particulière. 191:803 Avoir quitté le communisme et s'être convertie à la religion catholique n'était à mes yeux ni un handicap ni un déshonneur, bien au contraire. C'était le cas d'Henri Barbé et de Pierre Célor, qui furent mes amis et avec qui j'ai beaucoup travaillé à la connaissance du commu­nisme ; ce fut le cas de l'Anglais Douglas Hyde, auteur d'un livre admirable ([^44]). Et n'oublions pas non plus la haute mémoire d'Hamisch Fraser. Mais il n'en allait pas du tout de même au *Monde* : on n'y parlait des communistes convertis que pour insinuer à leur encontre de subtiles suspicions, ils ne pouvaient pas être impartiaux, il convenait d'être très réservé sur la valeur de leur témoignage. Prisonnier d'un tel parti pris de suspicion, Beuve-Méry avait peut-être sincèrement ressenti comme une sorte d'injure le fait d'attribuer à son amie Ella Sauvageot une origine communiste, et pour cette raison sans doute il trouvait « sérieuse » cette « erreur de fait » pourtant sans importance dans le débat. Mais enfin, de toutes façons, ce n'était rien de plus qu'une « erreur de fait », rectifiée dès la seconde édition de mon livre, la rectification étant en outre largement signalée, soulignée, commentée par les deux pre­mières pages de ma postface. Par un paradoxe qui donne à réfléchir, Beuve-Méry prit prétexte de cette rectification pour me notifier une rupture définitive : j'avais rectifié, mais je n'avais « témoigné aucun regret » de ma faute, c'était impardonnable, et cette tache irrémissible était, par un verdict définitif, étendue à tout mon livre et à ma personne elle-même, rien d'autre ne comptait plus venant de moi ou à mon sujet, il me l'écrivit le 7 mai : Paris, le 7 mai 1955 Monsieur, Je m'en tiens aux toutes premières lignes de votre « postface ». Vous aviez écrit que Madame Sauvageot avait appartenu au parti communiste. 192:803 De cette affirmation mensongère, si largement diffusée, vous ne témoi­gnez aucun regret. Mais si Madame Sauvageot n'a pas été communiste, tout s'éclaire à vos yeux : il lui manque de l'avoir été. Ce sont là des méthodes de discussion ou plutôt d'agression dont les journaux communistes ont depuis longtemps fourni le modèle. Je crois qu'en les adoptant, des chrétiens portent gravement atteinte à leurs propres principes et servent au contraire ceux qu'ils doivent réprouver. Je ne puis donc que vous en exprimer mon plus profond regret. Hubert Beuve-Méry. Ce qui n'était qu'erreur de fait dans sa lettre précédente devenait donc, après ma rectification et malgré elle, une affirmation mensongère ; il y trouvait motif à « s'en tenir aux toutes premières lignes » de la postface. Les lignes suivantes, toute la page 186 et toute la page 187, concernaient Beuve-Méry en personne et sa politique pro-communiste telle qu'elle ressortait du fameux article anonyme paru dans *Le Monde* du 10 mars 1955 ; je concluais : « *Je défie M. Beuve-Méry de s'en expliquer devant les catholiques français.* « *Le défi est public ; il ne pourra être étouffé.* » S'en expliquer contradictoirement était ce que ne vou­laient pas Beuve-Méry et ses amis. Et mon « défi » pouvait très bien être « étouffé ». Il suffisait de ne plus jamais parler de son auteur que comme d'un vil pamphlétaire, d'un ignoble calomniateur, indigne d'être accepté dans un débat honnête ; un « extré­miste enclin à la polémique virulente », dit encore aujourd'hui Greilsamer en sa page 408. J'étais donc catalogué comme un folliculaire qui n'énonce aucune idée, qui n'avance aucun argument ; il n'y a rien à discuter avec lui. 193:803 Cela dure depuis trente-cinq ans et cela continue, toute ma vie publique a été ainsi frappée d'apartheid intellectuel à la suite et dans l'esprit du verdict porté par Beuve-Méry en mai 1955. Je sais bien qu'en cela je ne suis pas un cas particulier. Cette sorte d'apartheid intellectuel, que le P. Calmel appelait, plus complètement et plus exactement, une « relégation socio­logique », frappe l'ensemble de nos familles de pensée ([^45]). Mais chacun parle de ce qu'il connaît le plus directement, de ce dont il a l'expérience et, selon l'expression cocasse qui s'est répandue, je vous raconte là « mon vécu ». La relégation sociologique De la part de Beuve-Méry, ce rejet n'était pas un mouve­ment d'humeur, mais l'expression d'une attitude concertée. Mes autres interlocuteurs du 22 mars, Hourdin et Boisselot, avec qui j'avais conversé, comme avec Beuve-Méry, ferme­ment mais paisiblement, et que j'avais quittés en termes courtois et même apparemment bienveillants, s'en vont rédi­ger et imprimer contre moi des invectives grossièrement véhémentes dans leur *Actualité religieuse* du 1^er^ mai. Ils y écrivent à mon adresse : « Les insinuations perfides de la calomnie, la figure convulsée de la haine sont insupportables à entendre et horribles à voir. » Ainsi me signifient-ils qu'ils m'ont assez entendu et assez vu. Il n'y aura pas d'autre rencontre après celle du 22 mars 1955. Mais ma figure convulsée de haine, horrible à voir, et mes calomnies, insupportables à entendre, Beuve-Méry et Hourdin n'ont plus osé en parler à Greilsamer, son récit n'y fait aucune allusion. Ils avaient en 1955 inventé là un pré­texte ; pour refuser le débat, c'étaient eux qui calomniaient. 194:803 Calomnier l'auteur au lieu de discuter ses raisons, tel est l'accueil sans fissures qui, à l'exemple et à la suite de Beuve-Méry, m'aura été fait pendant trente-cinq ans par l'ensemble de la classe dirigeante dans mon pays et dans mon Église. Et ce n'est pas fini : depuis que je dirige aussi un quotidien, cela s'aggraverait plutôt. Le second secret J'aurais cependant pu dès l'origine éviter la relégation sociologique et faire dans les milieux installés de la presse et de l'édition une carrière peut-être brillante. Je n'en ai même pas eu l'idée : j'ai laissé passer ma chance précisément lors de ce déjeuner du 22 mars 1955. Beuve-Méry m'y fit une proposition qui, tombant d'un pontife de l'établissement sur un jeune troubadour presque sans feu ni lieu, aurait dû exercer une séduction irrésistible. Devant tous les autres convives, il me tint avec leur approbation apparente ce discours sans ambages : *-- Nous avons voulu vous voir parce que, si votre livre se trompe à notre sujet, mais cela n'est pas irréparable, du moins il est manifestement d'un adversaire tout à fait sincère et plein de talent. Les* « *libres propos* » *du* « *Monde* » (c'était alors le titre d'une importante rubrique que *Le Monde* publiait régulièrement) *sont justement ouverts à nos adver­saires de talent et de bonne foi.* N'imaginez pas qu'un héroïque effort vertueux me retint de céder à la proposition du séducteur. Elle me laissa complè­tement froid. Je ne pensais qu'au débat sur le fond. J'avais affaire, mais je ne le savais pas, à des gens qui avaient de tout autres pensées opérationnelles. Il ne semble pas que Beuve-Méry ait conté à Greilsamer l'ouverture qu'il me fit alors. Était-ce une offre en l'air ? Je ne le crois pas. Il utilisait ces « Libres propos » pour y faire des captifs. Greilsamer ne fait qu'effleurer la chose en sa page 579. 195:803 Fabre-Luce, quand il était rédacteur en chef de *Rivarol*, me montra un jour la lettre qu'il venait de recevoir de Beuve-Méry. Je la cite de mémoire. Elle disait en substance : -- *Comment pouvez-vous laisser attaquer dans vos co­lonnes un journal que vous estimez suffisamment pour avoir consenti à y écrire ?* La grosse ficelle ! Un câble. Une chaîne ; ou au moins, un collier. Le comportement de Beuve-Méry et de ses commensaux de *Petit Riche* m'apparaît avoir été celui de manipulateurs beaucoup plus que celui d'hommes de doctrine, de convic­tions, d'honneur (je dis : *beaucoup plus*, je ne dis pas : *plutôt que*). Leur échec sur moi fut complet. Non que j'aie vertueusement repoussé une offre flatteuse ; ou que j'aie été plus malin qu'eux. En vérité je ne me suis aperçu de rien. Une sorte de potion magique me rendait invulnérable ; elle me rendait insensible, aveugle, sourd aux tentatives de manipula­tion : j'étais habité par une passion intellectuelle, celle de débattre, de comprendre les ressorts mentaux, d'opposer argument à argument, objections et réfutations, bref de confronter et de trier, rationnellement, expérimentalement le vrai et le faux à la lumière des raisons et des faits, de la philosophie et de l'histoire ; auprès de quoi cette mention des « Libres propos » et de leur ouverture à des gens de mon espèce ne m'était qu'une parenthèse futile et importune. Des gaillards comme Beuve-Méry, Hourdin, Boisselot, durent comprendre très vite qu'avec moi ils n'arriveraient à rien qu'à discuter. Ils ne voulaient pas discuter. Il ne leur restait qu'à m'exclure du circuit avant que je ne risque de grandir. C'est en conclusion du 22 mars 1955 qu'un apartheid a été décrété à mon sujet. Il n'a jamais été levé. Ni atténué. Pour ne parler que du *Monde*, tous les successeurs de Beuve-Méry l'ont maintenu sans faille. \*\*\* L'idéologie dominante dont relèvent les Beuve-Méry, les Hourdin et les Boisselot, enseigne volontiers jusque dans les écoles primaires que le grand bienfait de « la démocratie » est de substituer partout le débat à l'affrontement. 196:803 C'est un mensonge. Ce sont en général les esprits les moins ardemment démocratiques, et les moins à gauche, qui recherchent cette substitution pacifique. La gauche démocrati­que vit au contraire et prospère de chauffer et pousser le jeu artificiel « gauche contre droite » jusqu'à l'exclusion morale ou physique. Mon livre *Ils ne savent pas ce qu'ils font*, et le suivant *Ils ne savent pas ce qu'ils disent*, plaidaient en 1955 pour « substituer le dialogue à la polémique dans toutes les questions disputées » ce fut aussi le programme explicite de la revue ITINÉRAIRES fondée en 1956 ; c'est précisément cela que nos adversaires, et les partis qui gouvernent la nation et l'Église, ont toujours soit subtilement esquivé, soit carrément repoussé. Tel est mon témoignage. Non pas d'un instant ; non pas d'une année. De toute une vie. Jean Madiran. ### La révolte de l'eau sera terrible Petite suite aux «* problèmes de l'eau *» parus dans le numéro de juin 1990. Intarissable doit être l'éloge des sources, inépuisable celui des puits ! Il faut y revenir lorsqu'on voit tant de merveilles en de tels périls, ceux des blessures, ceux des remèdes que l'on propose. 197:803 Les vrais savants l'avouent avec quelque tristesse : ils ne savent pas trop comment ça marche vraiment ; ils ne sont pas au bout de leurs recherches, ils tâtonnent encore dans l'obscurité, ils se heurtent à des montagnes d'inconnues, reçoivent les démentis les plus cin­glants, recherchent encore. Ils laissent alors le devant de la scène à ceux qui croient savoir, qui affirment avec force, pérorent en colloques, guident les politiques, interviennent avec la brutalité des certitudes exemplaires ou le culot de la prévarication, ce ne sont pas les meilleurs. Ce sont eux qui font les plans. Réunis début juillet, les présidents des conseils généraux de la Région Languedoc-Roussillon ont « décidé une meilleure gestion de la ressource en eau existante, la protection et l'amélioration de sa qualité, une rationalisation de son utilisation. Dans ce cadre, ils ont particulièrement pris en compte la création de barrages et de lacs collinaires, le traitement des eaux de rejet, la nécessité de décloison­ner les bassins versants, l'harmonisation de la tarification des eaux agricoles, les méthodes modernes d'irrigation et de gestion et l'ache­minement vers l'Ouest des eaux du Rhône ». *Sed contra,* je voudrais aujourd'hui parler de l'écume, née du mariage de la mer et du vent, de la vie, née de l'eau, de l'air et de la terre avec le feu du soleil. La science moderne a oublié les éléments, les a séparés, disséqués, réduits en poussières de microchoses, toujours plus petites à mesure que les instruments de mesure devenaient plus gros. Elle a enfermé la réflexion dans une méthode scientifique tellement puissante qu'elle conduit au bûcher qui ne se plie à son moule. Déjà à la fin du XIX^e^ siècle on faisait taire Bechamp au nom de Pasteur et il faut cent ans au moins pour qu'on secoue quelque peu le joug pastorien qui a aveuglé les « scientifiques » et les a privés du monde mystérieux des connaissances spirituelles. Maintenant encore la rage pastorienne ne connaît pas de vaccin ! Et c'est bien ce que l'on fait pour l'eau aujourd'hui, au nom d'une approche dite technique et d'un raisonnement scientifique matérialiste qui conduit à une thérapie brutale, contraignante, laquelle n'accorde aucun respect à l'élément pourvu qu'il s'insère dans le schéma économique dont les bénéficiaires nous persuadent qu'il est irréversible. Prédire que la révolte de l'eau, traitée comme un produit de consommation, sera terrible, n'exige pas un don particulier de prophétie. 198:803 Parce qu'il n'y a pas une seule eau qui répondrait à un symbole chimique (H~2~O). Celle-là n'existe qu'en laboratoire et devient parfaitement indigeste -- presque un poison -- quand elle est dite « pure ». Cette seule observation devrait pousser les savants vers les recherches des symbioses entre les éléments pour assurer la vie. Ils s'apercevraient que l'eau pure est une eau morte, qu'il existe un processus biologique naturel qui produit une eau vivante potable, régénérée par ce qu'elle reçoit, dans son cycle, des autres éléments, eux-mêmes aussi divers dans leurs constitutions, les vies qu'ils apportent, les réponses qu'ils donnent aux questions non encore posées. Sauf à penser que le langage de Diafoirus fait avancer la science, on ne voit pas quel profit on peut tirer des études des chercheurs du CNRS qui ne sont lues que par leurs collègues. Il n'est jamais question d'une politique ni d'une éthique de l'eau, on réserve ces domaines aux élus et aux philosophes. Eux c'est de Science qu'il s'agit -- domaine réservé -- passage interdit -- impasse. *C'est pourquoi on peut tout craindre des mesures qui se préparent pour gérer la pénurie*. Bien qu'on s'accorde sur l'impor­tance du rôle de la prévention par la formation, personne n'est d'accord sur la nature de cette prévention et le contenu de cette formation. On dit pour tout potage : « économisez l'eau », -- après qu'on ait tout fait, tout agencé, tout construit pour la gaspiller. On crie en slogan vengeur, mais imbécile : « Les pollueurs seront les payeurs ! » Comme si le producteur ne devait pas répercuter ses amendes ou les surcoûts imposés sur ses prix de vente avec une marge bénéficiaire normale en plus. Dans tous les cas, elle reste un produit de consommation dont -- nous vous l'avions bien dit -- le prix va augmenter en fonction de sa rareté. \*\*\* Dans le train de mesures qu'envisagent les présidents des conseils généraux du Languedoc-Roussillon, une seule est bonne, encore que sa rédaction puisse cacher le pire : ces messieurs « ont pris en compte les méthodes modernes d'irrigation et de gestion ». 199:803 S'il s'agit des méthodes actuelles qui étaient hier encore à la pointe du progrès et le sont peut-être encore -- on peut tout craindre. S'il s'agit d'autre chose et du fameux goutte à goutte israélien, on peut avoir quelque espoir, malgré les révoltes légitimes de ceux qui auront investi -- à crédit toujours -- dans les systèmes d'arrosage actuels qui leur étaient recommandés par les fabricants et leurs conseillers et qui ne voudront pas jeter à la ferraille ce jouet tout neuf pour le remplacer par un autre tout aussi cher, tout aussi aléatoire, tout aussi dispendieux d'usage puisqu'on aura au préala­ble, ces messieurs le disent, « procédé à l'harmonisation de la tarification des eaux agricoles ». Ce qui veut dire, si l'on décrypte cette phrasibulle, qu'on aura augmenté leur prix pour que les recettes des vendeurs d'eau (EDF, Lyonnaises des Eaux, CNABRL etc.), maintenant qu'ils détiennent un monopole de fait après avoir dépouillé de leur eau les propriétaires fonciers, ne subissent pas une baisse qui leur serait préjudiciable. Les autres mesures sont néfastes ; dictées, elles, par les aména­geurs, ces rapaces géants qui cherchent à conforter un marché en faisant croire qu'ils sont au chevet du malade. Création de barrages et de lacs collinaires C'est en apparence une bonne intention puisque voici l'eau retardée dans son cours, calmée de bief en bief, stockée, prête à l'usage qu'il faudrait en faire si, par terrible calamité, l'eau potable venait à manquer. Il est certain que cette idée paraît être de la prévision prudente et apaisera l'inquiétude diffuse de ceux qui verront l'eau rationnée et hors de prix. Elle séduit les présidents-élus. En réalité, il y a là deux problèmes distincts : les lacs collinaires, de construction simple, peu onéreuse, sont généralement propriétés particulières et l'eau qu'ils retiennent est au service de qui a financé les travaux. Comme ils servent tous à l'arrosage en pluie et favorisent avec une évaporation considérable une surconsomma­tion locale qui se fait au détriment des nappes phréatiques et de l'aval réduit à la sécheresse, à moins que l'aval lui-même ne fasse chez lui un lac collinaire qui, à son tour... 200:803 Certes dans l'ancien temps des aménageurs ruraux, il existait des micro-réserves, des petits « lacs collinaires », des « pesquiers » où se gardait l'eau de la production quotidienne d'une source qu'on répartissait chaque soir de printemps par des rigoles presque horizontales sur la prairie tout entière. Là comme partout le gigantisme de l'opération pose des problèmes insolubles. Ceux par exemple du barrage pour lequel il faut penser que sa construction, outre le traumatisme écologique qu'elle comporte et les violences humaines qu'elle exerce, deman­dera un montage financier complexe qui, en échange des services rendus, des fonds avancés, des participations prises, prendra posses­­­sion de l'eau et en assurera la gestion selon ses critères économiques. Dans le sombre montage, on retrouve toujours ceux qui d'une façon ou d'une autre font commerce de l'eau, ce qui les éloigne pour toujours des prudences chrétiennes. Traitement des eaux de rejet Les choses étant ce qu'elles sont, il paraît évident que traiter les eaux usées devient une nécessité. Et pourtant ! Que fait l'eau naturellement ? Quel est son rôle d'élément ? Seules les réponses à ces questions nous donneront une politique de l'eau. Maîtresse des niveaux, l'eau coule et fait mouvement vers le point bas qu'elle peut atteindre. Ce faisant, son action prend des formes diverses, lentes ou rapides, avec les risques d'une évaporation gazeuse d'une prison glaciaire, d'un endormissement millénaire dans les eaux fossiles. Ces formes diverses du même élément lui permet­tent de répartir les bienfaits qu'elle transporte et de nettoyer les déchets de combustion qui, entassés, risqueraient de nous empoi­sonner. L'eau en effet se charge de mille choses qui ne sont pas de l'eau mais sont la vie de l'eau pourvu que la mesure préside à ces charges éternelles. L'eau vivante contient de la terre, des métaux, de l'air et quelquefois du feu, des organismes vivants, des matières en décomposition. Comme le sang dans l'organisme humain, elle a la double fonction d'alimenter et d'épurer. ([^46]) 201:803 Dès lors qu'on met un malade sous dialyse et sous perfusion, le voilà par ses appareils réuni à l'univers des tuyaux et des machines, proie des médecins, providence des hôpitaux, assisté toujours pour que la mort ne survienne pas. L'eau pourtant se régénère naturellement par son mariage avec les éléments terre et sable la filtrent (tout en la salissant), le feu du soleil et les charges du vent l'oxygènent tout en l'absorbant, ses longs passages en liquide amniotique lui redonnent le lustre des naissances sacrées. Il y faut du temps. On sait cela depuis toujours -- même si on l'a depuis peu oublié. Les moines cisterciens de Beaulieu ([^47]) dont les travaux d'hy­draulique mériteraient un livre glorieux, après avoir détourné le cours de la rivière à flanc de colline pour libérer des espaces plans, se trouvèrent confrontés aux résurgences de fonds de vallées, eaux pures, sources froides, eaux mortes nuisibles, et qu'il fallut soit drainer et évacuer au plus rapide, soit utiliser en les régénérant. Pour cela et pour que l'immense vivier fonctionne, il fallut oxygéner l'eau en la faisant glisser lentement, en couche fort mince sur une large table de pierre exposée au soleil. Dès lors régénérée, rééquilibrée, rechargée d'éléments, elle jouait le rôle qui lui est donné depuis le troisième jour de la Création : nettoyer, nourrir, répartir. Nous sommes loin, même à l'inverse, de ces programmes des élus locaux ! Quel choix feront-ils des méthodes de traitement : mécanique, chimique, biologique activé ? Quels que soient les pro­cédés choisis, ils sont brutaux, onéreux et aboutissent à un système génératif qui affecte l'eau traitée et retraitée autant qu'il le faudra selon les normes sanitaires administratives. Il faut décloisonner les bassins versants, disent-ils De même que le RMI, après les impôts sur le revenu et la fortune, est établi dans le but d'une répartition égalitaire par les soins de l'État et de ses administrations, de même cette mesure vise à une répartition de l'eau par voie autoritaire, 202:803 dans un souci de « solidarité », visant à réduire les inégalités. On voit tout de suite le tableau du Président distribuant, comme Dieu la manne, l'eau à ses brebis assoiffées (ou ses veaux comme disait feu le Général), ouvrant la vanne ici, en fermant une autre ailleurs, construisant d'interminables aqueducs, creusant des montagnes, multipliant les stations de pompage, d'exhaure, encourageant l'un, fustigeant l'au­tre, la foudre dans la dextre, la couronne dans les nuages et un corps de soldatesque vigilant à son service. La nature n'a jamais eu l'égalité comme souci primordial. Si sur un tel versant il pleuvait beaucoup, on faisait avec l'eau en excès, on construisait une civilisation agricole de l'eau avec ses plantes gourmandes, de haut rendement, ses bêtes grosses buveuses, ses bois élancés aux feuilles tendres gorgées de pluie ; si sur l'autre versant il pleuvait moins, on faisait aussi avec. On construisait une civilisation de la sécheresse ; on choisissait les arbres économes, les fruits petits et goûteux et les bêtes sobres... Cette complémentarité des productions assurait d'ailleurs voici peu le décloisonnement des bassins versants par un échange permanent de produits et de services par des hommes libres propriétaires de leurs fonds. Vouloir, en assurant une répartition égalitaire de l'eau, supprimer les spécificités naturelles des terroirs est non seulement ruineux par le coût des infrastructures qui seraient -- du moins les experts des bureaux le disent -- indispensables, mais stupide par l'inadéquation des solutions proposées aux structures en place et aux besoins du marché -- qui a besoin aussi de variété, et non d'uniformité, de diversité et non de standard pour les produits calibrés aux normes de l'Europe. Même les Russes, portés sur le gigantisme imbécile, ont renoncé à inverser -- en décloisonnant les bassins versants -- le cours des fleuves sibériens vers la pénurie des Suds désertiques. Et que dire des désordres dans les vaisseaux capillaires aqueux installés depuis des millions d'années, multipliés encore depuis des millénaires par l'action patiente des hommes ; faudra-t-il un pon­tage à chaque bouchement, un canal renforcé à chaque élargisse­ment, une structure pour chaque niveau bousculé, une poche plastique pour chaque nappe crevée, 203:803 une bulle étanche pour éviter que les eaux du ciel ne viennent bousculer les rages égalitaires de ces Nérons ([^48]) au petit pied. \*\*\* Il est enfin recommandé « d'acheminer vers l'Ouest des eaux du Rhône ». Pour cette mesure, nous avons besoin de deux mots d'explication. Certes la Méditerranée n'est pas la mer d'Aral, certes les régions où l'on se propose de faire venir des eaux du Rhône sont aussi, en fin de parcours, méditerranéennes, certes, le Rhône puissant et rapide envoie directement à la mer des masses d'eau considérables dont on peut comprendre l'usage qu'on rêverait d'en faire si l'on en réglait le cours selon des normes scientifiques. Que faudra-t-il dire aux hommes pour qu'ils entendent ? Et comment ? Le Rhône n'est pas un canal, c'est un organisme vivant, un écosystème qui vit de ses excès autant que de ses manques, de ses courants autant que de ses calmes. Il ne peut se programmer ; à peine se modérer à grands soins et grands frais. Il lui faut au cours des siècles faire et refaire la Crau et la Camargue, pousser les boues de son delta, apporter l'eau douce à son embouchure, répartir les limons, nettoyer les écuries, diluer les poisons, se charger des mille tâches d'une artère puissante. Le tout, à sa façon de torrent sauvage est de cheval fougueux. Vous songez à faire de nouvelles prothèses à ajouter à celles que le CNBRL ([^49]) a déjà mises en place pour le malheur de la région. Il n'y aura plus d'eau libre dans le pays : il faudra faire la queue aux pompes des puissants ! Et pendant que le Rhône exsangue mourra avant la mer (c'est arrivé à d'autres fleu­ves) un peuple de contrôleurs de vannes, de peseurs de gouttelettes, de rats de cave reconvertis en rats d'eau fixera les tarifs, les quotas, des amendes et les peines, appliqués à ces nouveaux assujettis. 204:803 Plus que de grands discours, de grands travaux, ou de grands appareils, l'eau a besoin de respect, du respect qui tout au long de l'histoire des hommes l'a entourée, sous les formes gracieuses des dryades et des nymphes, belles comme ces processions de porteuses d'eau, à la tête fière et la démarche noble, qui en savaient le prix. Francis Sambrès. ### Boutang traduit Chesterton G.-K. Chesterton\ *L'Auberge volante\ *(L'Age d'homme) Il existait une traduction, assez infirme, de ce roman, mais elle est depuis longtemps épuisée. Pierre Boutang nous en procure une nouvelle, alerte et heureuse, et la tâche n'était pas simple, en particulier dans les copieuses chansons qui parsèment l'ouvrage. Le livre est de 1914. A ce moment l'Angleterre règne sur le tiers des terres émergées et sur les océans. L'Europe impose sa loi au monde. Le seul État musulman qui donne quelques signes de vie est la Turquie, et on l'appelle « l'homme malade ». C'est dans cette situation, que rien alors ne laissait croire éphémère, que Chesterton imagine la Grande-Bretagne en grand danger d'être turquifiée et enturbannée. Le défaut, la faille, vient de l'aristocratie dirigeante. Ici, lord Ivywood, empreint de générosité abstraite et d'ignorance des hommes, fasciné par une sorte de prédicateur ou marchand de tapis, Mysisra Ammon, persuadé que toute civilisation vient de l'islam, religion éminemment progressiste, rappelle-t-il, au point que son signe propre est le croissant. Le lord, qui pense et parle comme nos libéraux les plus avancés (mais lui, ce n'est ni par peur ni par intérêt) déclare : 205:803 « Au siècle prochain, ou dans le suivant, il se peut que la cause de la paix, de la science et des réformes repose partout sur l'islam, comme elle repose aujourd'hui sur Israël. » Pour faire avancer le progrès et la turquification, le noble personnage fait fermer les débits de boisson. Pour Chesterton, auberges et tavernes sont autant de temples des libertés anglaises et des vertus de la race, sa gaieté, son courage : les lieux où survit la *merry England,* celle d'avant les puritains. Les fermer est absurde, et attentatoire au génie anglais, à ses traditions, à son être même. La révolte va venir d'un Irlandais, géant à cheveux roux, et d'un aubergiste dépossédé. Ils emportent avec eux l'enseigne du *Vieux navire* et partout où ils la plantent, ils font renaître l'espoir. A la fin, le géant celte et les siens donnent l'assaut au château que domine l'étendard vert du Prophète : « ...*émeute populaire et marche guerrière,* dit Boutang, *de forme plus onirique qu'historique mais essentiellement conforme à la menace et à la conspiration qui font l'objet comme la vraisemblance du roman* ». Oui, la vraisemblance, puisque trois quarts de siècle après que le livre a été écrit la menace d'une telle submersion est bien réelle. Pour la Grande-Bretagne, Anthony Burgess en a décrit le cauche­mar dans 1984-1985. Considérons seulement la France. On y voit la classe dirigeante et les agents informants méprisant les particularités nationales, mais fascinés par l'islam, par le monde arabe, en diffusant la culture, en exaltant les vertus de tolérance (tu parles). Jusqu'à la mode vestimentaire, qui est influencée. Et la contagion gagne les paumés de toute espèce, l'équivalent des « Ames simples » du roman, en quête de spiritualité pourvu qu'elle soit exotique. Notez aussi la victoire de l'abstraction dans la peinture, les progrès insidieux de la polygamie, l'alcool et le tabac mis au rang des choses honteuses etc. (Non, il ne s'agit pas de défendre tabagie et ivrognerie, mais de constater le plaisir curieux que certains prennent à culpabiliser les gens, tout en protégeant des vices bien patents.) Le roman de Chesterton se trouve doté d'une vertu visionnaire que l'auteur peut-être sous-estimait. Il croyait peut-être n'écrire qu'un divertissement. Encore qu'avec ce gaillard, il soit raisonnable de se méfier. Georges Laffly. 206:803 ### La croisade du Père Avril P. Maurice Avril\ *La douzième croisade* Le P. Maurice Avril, apôtre bien connu des harkis, vient de publier *La douzième croisade* ([^50]) d'après les notes qu'il avait rédigées de 1963 à 1967. Né en 1923 à Oran, d'un père palestinien chrétien, le P. Maurice Avril entra chez les lazaristes, y fit de solides études et, ordonné prêtre en 1948, devint professeur dans divers séminaires d'Algérie. Très vite il fut appelé à s'occuper des harkis, c'est-à-dire des Algériens engagés dans l'armée française. Voici un rappel historique des événements : Dès ses débuts, l'islam se fait conquérant et envahit d'immenses territoires. Il ne pourra être refoulé d'Europe que par la force des armes : en 732, victoire de Charles Martel à Poitiers ; en 1212, victoire de Las Navas de Tolosa en Espagne ; en 1492, les derniers Maures sont expulsés d'Espagne, mais ils continuent à dominer l'Afrique du Nord. Les Turcs envahissent l'Orient chrétien. Il faudra la victoire de Lépante en 1571 et celle de Vienne en 1683 pour commencer à les repousser. Déjà on remarque la défaillance de la France qui ne prend pas part à l'expédition navale de 1571 ; François I^er^, puis Louis XIV, iront jusqu'à s'allier aux Turcs. En 1830, l'armée française débarque à Alger. Mais, dès la capi­tulation de la ville, la France s'engage à « respecter l'islam », et cet engagement sera interprété comme une interdiction de prêcher l'évangile aux musulmans. Le maréchal Bugeaud, Louis Veuillot, le cardinal Lavigerie dénonceront le péril. Et en 1916, le Père de Foucauld écrira nettement : 207:803 « Si nous n'évangélisons pas les musulmans, si nous n'en faisons pas des chrétiens, avant cinquante ans, la France sera chassée de l'Afrique du Nord. » \*\*\* Après avoir organisé des colonies de vacances en Algérie, le P. Avril est contraint, en 1957, d'acheter le domaine de Salérans (Hautes-Alpes) pour continuer celles-ci. En 1962, c'est l'exode géné­rai des Français d'Algérie et de ceux des harkis qui en auront la possibilité. Salérans devient un refuge pour des harkis, leurs enfants et des séminaristes d'Algérie. Le P. Avril engage des négociations avec les évêques français. Malgré le soutien du cardinal Tisserant, les évêques finiront par lui signifier qu'évangéliser des musulmans est contraire au décret conciliaire sur les religions non chrétiennes. Un évêque lui dira même : « Si vous baptisez un musulman, vous vous faites le complice d'une apostasie. » Le P. Avril continuera son apostolat et baptisera environ 175 musulmans, enfants ou adultes. Il recevra l'appui du bachaga Saïd Boualem, de Jean Madiran, d'autres personnalités, ; un peu plus tard, celui de Mgr Lefebvre qui, toutefois, ne cachera pas son pessimisme. L'épiscopat français lui est franchement hostile. Ses supérieurs lazaristes lui enlèvent alors tout mandat ; les séminaristes qui l'avaient suivi seront incorporés aux séminaires officiels et abandonneront. Le P. Avril en vient à la douzième croisade. Aujourd'hui l'islam envahit l'Europe. La forte natalité chez les Maghrébins et la faiblesse des pouvoirs civils et religieux laissent prévoir que l'immi­gration prendra de plus en plus d'ampleur et que nous serons submergés. En outre, chaque année, des milliers de chrétiens, en France et en Angleterre, passent à l'islam. Ils occupent ou sont appelés à occuper des postes de commande. Le seul remède, c'est d'évangéliser les musulmans installés en Europe. Il faut reprendre conscience de notre vocation d'apôtres. Ce qu'il faut, c'est sauver les âmes. Dans une deuxième partie : *A la tribune,* le P. Avril reproduit les deux articles qu'il avait publiés dans ITINÉRAIRES, n° 145 de juillet-août 1970 et n° 164 de juin 1972, ainsi que quelques autres articles plus récents. Il insiste sur la nécessité d'évangéliser les harkis et leurs descendants ; puis, s'il se peut, les immigrés musulmans. 208:803 Si nous ne convertissons pas les musulmans, ce sont eux qui nous imposeront leur religion. Car l'islam est fanatique et totalitaire ; en lui religion et politique sont confondues. Pour cette œuvre de conversion il faut d'abord s'organiser ; puis recenser en France les chrétiens d'origine berbère et arabe, les bien former, en faire des apôtres et les soutenir. A vue humaine, tout est perdu. Mais l'espérance chrétienne ne nous permet pas d'abandonner la partie. Dieu veut le salut de toutes les âmes. Il viendra en aide à ses apôtres et, à son heure, leur accordera d'accomplir cette œuvre de conversion. Jean Crété. ### Carpentras : treize mensonges du journal *Le Monde* en une seule semaine Nous nous proposons de montrer, à travers un cas précis, à quel degré de mauvaise foi atteint la « grande presse » dans son combat contre le Front national. Aussitôt connue la profanation de tombes juives à Carpentras, une véritable avalanche de contre-vérités a déferlé dans un journal comme *Le Monde* (premier quotidien parisien). Bien entendu, il y a d'abord le mensonge énorme et vague, martelé tous les jours, selon lequel les propos de Jean-Marie Le Pen et de ses amis auraient suscité cette profanation. Comme si les graffiti dans les cimetières et autres délits nécrophages dataient de l'émergence du Front national... (On verra plus loin qu'ils étaient au contraire en régression depuis 1984.) 209:803 « On ne laisse pas impunément s'exprimer, de façon plus ou moins voilée, les haines et les fantasmes que véhicule l'extrême droite », écrit ainsi Patrick Jarreau (*Le Monde*, 13-14 mai), avant tout résultat d'enquête. Mais l'accusation reste vague ici, « l'extrême droite » étant mal définie. Nous voulons donc relever seulement les mensonges caractéri­sés, portant sur des faits et des textes précis, facilement vérifiables. \*\*\* Dès le numéro daté 13-14 mai, c'est un festival de la calomnie. Quatre mensonges caractérisés dans l'article de tête de Patrick Jarreau : 1\) « L'indignation que M. Le Pen provoquait dans la commu­nauté juive »... C'est si faux qu'il existe une Association des Fran­çais juifs (vice-président : Robert Hemmerdinger, conseiller régional FN d'Ile-de-France) favorable à Le Pen. 2\) « Dans des journaux qui appuient M. Le Pen, comme *Présent* et *National-Hebdo*, la mise en cause des juifs est devenue monnaie courante. » Or jamais « les juifs » n'y ont été mis en cause comme un ensemble unanime. 3\) « L'intégrisme catholique (...) fait revivre les accusations de déicide et de satanisme contre les juifs : "Le problème posé par l'Israël infidèle est un mystère et, sans aucun doute, un aspect crucial du problème du mal", affirme par exemple l'annonce d'un livre proposé par *Présent*. » Outre que cette phrase n'est nullement contraire, comme le croit Jarreau, aux enseignements de Vatican II, elle est sciemment retirée de son contexte, qui indique que le petit livre de Malachi Martin vise à « éviter les incompréhensions » ; et de fait ce livre réfute (en sa page 15) l'accusation de « déicide » comme faute collective. 4\) « Les défenseurs du révisionnisme, porteurs de ce qu'ils appellent la bonne nouvelle : personne n'a été exterminé à Ausch­witz... » Or ce que Robert Faurisson a présenté comme « une bonne nouvelle pour la pauvre humanité », c'est « l'inexistence des chambres à gaz » (il suffit de consulter son texte dans *Le Monde* du 29.12.1978) ; il pense que soixante à soixante-dix mille per­sonnes sont mortes au camp d'Auschwitz et le dit à deux reprises dans une revue actuellement en kiosque. 210:803 Cinquième mensonge dans la chronique de télévision de Bruno Frappat, qui revient sur l'émission *L'Heure de Vérité* du 9 mai : « Geneviève Moll assène une question sur la gégène en Algérie. » Or Mme Moll n'a nullement posé une question à ce sujet, elle s'est contentée de transmettre une insulte d'un téléspectateur (« qui vous appelle M. Gégène d'Alger »), procédé inouï, mais qui n'a pas choqué le si scrupuleux M. Frappat, épris d'éthique... Son article est illustré d'un dessin de Pessin montrant Le Pen en train de coudre une étoile jaune au revers d'un personnage symboli­sant la presse. Comme si la « grande presse », les radios et télévi­sions n'avaient pas dès 1984 déversé des tombereaux de boue et d'ordures sur le leader du Front national aux élections européennes, l'excluant de la droite « civilisée », l'affublant d'un brassard, s'atta­quant à sa vie privée et même à celle de ses filles... (*Le Monde* fut d'ailleurs condamné pour avoir sollicité les propos délirants d'un médecin alcoolique contre Le Pen.) \*\*\* Dans *Le Monde* du 15 mai, Edwy Plenel publie un vaste article sur « L'Antisémitisme dans le texte ». C'est un amas confus d'amal­games divers (« toutes les librairies d'extrême droite... », « la solu­tion finale... », etc.). On peut tout de même y relever deux men­songes caractérisés : 1\) Une citation attribuée faussement à Jean Madiran, qui est la cible principale de cet article. 2\) Roland Gaucher n'est pas (il l'a dit assez souvent pour que Plenel le sache fort bien) le « dirigeant de la presse du Front national » (qui comporte *La Lettre de J.-M. Le Pen, Identité* et de multiples bulletins, mais non *National-Hebdo,* organe indépendant). Après la manifestation parisienne du lundi 14 mai, Jean-Marie Colombani ment triplement : 1\) Il invente un « sursaut » de la classe politique forcée de refaire son unité (démentie dès le lendemain !), un « sursaut du pays » alors qu'en province les manifestations ont été presque partout de lamentables échecs, la population se sentant peu concernée. 2\) Il prétend connaître le « degré de préparation et de provoca­tion de l'opération de Carpentras » à l'heure même où l'enquête est au point mort. 211:803 3\) Il prétend que l'identité nationale est fondée chez Maurras sur « le droit du sang » (difficile d'imaginer que l'ignorance de Colombani aille jusque là). Mensonge par omission dans les articles voisins de MM. Bog­gie et Giraudo racontant la manifestation. A aucun moment il n'est dit clairement que divers passants furent tabassés (pourtant « des gardiens de la paix obligèrent les jeunes juifs à présenter leurs excuses » -- on croirait qu'ils ont seulement eu quelques mots !) et Giraudo, qui a vu le mannequin de J.-M. Le Pen, seul emblème flottant au-dessus de la foule avec le drapeau israélien, omet de préciser qu'il était empalé, -- scandale à Carpentras, mais traite­ment normal pour un dirigeant du Front national... Dans *Le Monde* du 17 mai, ce sont MM. Henri Tincq et Jean-Michel Dumay qui signent cette formule assassine : « ...les spora­diques manifestations de nazillons, dont l'arrogance est directement proportionnelle aux scores électoraux de l'extrême-droite ». Or la courbe statistique des actes et menaces antisémites remise le 27 mars au Premier ministre démontre exactement le contraire, (comme d'ailleurs, J.-M. Le Pen l'a dit plusieurs fois à la télévision). Cette courbe a été publiée dans *Le Monde* daté des 13-14 mai ; ils pourraient au moins lire leur propre journal ! En 1980, 76 actes et 190 menaces antisémites. Après 1984, et le succès du Front national, la courbe chute brusquement et se maintient basse ; elle ne remonte sensiblement qu'en 1989, après l'exclusion du Front national du Parlement français. D'ailleurs, si Tincq et Dumay disaient vrai, c'est à Dreux, Marseille ou St-Gilles-du-Gard, non à Brest, Rouen et Lille, qu'on arrêterait lesdits « nazillons ». \*\*\* Nouvelle accusation mensongère, pourtant, sous la plume de Philippe Boucher dans *Le Monde* du 19 mai : « Les émules de Carpentras, où vont-ils, sinon au Front national ? » (sic) Point d'orgue (provisoire) dans la nouvelle chronique de télévi­sion de B. Frappat (20-21 mai). Un titre en gros caractères : « Transgressions et brigandage ». L'article est clair : les transgres­sions sont celles de Carpentras et le brigand est J.-M. Le Pen. Le lecteur est conduit à associer les deux, à juger que le « brigand » est coupable des transgressions. 212:803 On sait pourtant comme la famille politique de J.-M. Le Pen a le respect des morts, le mépris de la sodomie et des exhibitions macabres. Pour ne parler que de ces dernières, si elles font partie d'une tradition politique, c'est bien de la tradition de gauche. M. Frappat aurait-il oublié le Front popu­laire espagnol ? Aurait-il oublié déjà les grands ancêtres célébrés pendant toute l'année du Bicentenaire ? \*\*\* Treize mensonges caractérisés en une semaine, c'est beaucoup pour un seul organe de presse, et sur un même sujet. C'est criminel quand il s'agit d'un journal à réputation de sérieux, qui sert de référence aux milieux politiques et internationaux. Nous conclurons en montrant l'efficacité de cette désinforma­tion répétitive et organisée. Le jeudi 17 mai au Parlement européen, dans une intervention particulièrement calomnieuse à l'égard du Front national, Mme Nicole Fontaine ([^51]) s'en prend « à l'antisémitisme déclaré des organes de presse de ce mouvement ». Mme Fontaine ne lit pas les organes du Front national. Elle ne les connaît même pas. Elle croit qu'il s'agit de *Présent* et de *National-Hebdo*. Mais elle n'a pas lu ceux-ci non plus. Elle se fie aux mensonges du *Monde*. Elle n'hésite pas à les répercuter devant des instances internationales. Voilà ce qu'est la politique française en 1990. Et l'on s'étonne que l'opinion publique s'en dégoûte. Robert Le Blanc. 213:803 ### Copernic, déjà *Fidèle à lui-même,* «* Le Monde *» *n'a pas changé* La véhémente mauvaise foi du *Monde* n'est pas une innovation de son actuel directeur André Fontaine. C'est une tradition de ce journal, il en est le fidèle gérant. En octobre 1980 avait eu lieu l'énorme imposture attribuant à un racisme français l'attentat meurtrier de la rue Copernic. *Le Monde* était alors dirigé par Jacques Fauvet, politiquement fort suspect lui aussi, comme on le sait ([^52]). Le 8 octobre, il imprimait cette vocifération (c'est moi qui souligne) « Les gens de droite font sauter les trains et les gares en Italie ; en Allemagne, ils s'en prennent aux paisibles buveurs de bière ; en France, leur engin de la rue Copernic ayant éclaté trop tôt, ils n'ont réussi à tuer que quelques passants... » Cette affirmation insensée, publiée par Jacques Fauvet, auteur principal, était signée Jacques Madaule. Ce sont bien les gens *de droite* en tant que tels, ce sont bien tous les gens de droite sans en excepter aucune catégorie, qui dans le climat de panique et d'in­tense émotion consécutif à l'attentat, étaient désignés à la détestation publique, aux fureurs et aux représailles par un système d'invention délirante et illimitée. Les « gens de droite », destructeurs de trains et de gares, assassins de paisibles buveurs de bière, étaient donc les auteurs de Copernic, c'était leur bombe, et Fauvet, auteur principal, et Madaule, signataire, allaient en outre jusqu'à affirmer, comme une chose certaine et prouvée, que l'engin meurtrier avait « éclaté trop tôt », c'est-à-dire qu'il était programmé pour un massacre général à la sortie de la cérémonie qui se déroulait dans la synagogue. 214:803 Ah ! comme elle flambe, la haine du bon chrétien Madaule, comme elle flambe, la haine du bon chrétien Fauvet, elle ne s'éteint pas, dix ans après ils n'ont encore apporté aucune rectification à leur monstrueuse invention. *Le Monde* d'André Fontaine s'est comporté dans l'imposture de Carpentras comme s'était comporté *Le Monde* de Jacques Fauvet dans l'imposture de Copernic. Mais Fontaine est un peu plus fin que Fauvet, il affine un peu la visée : ce ne sont plus « les gens de droite », c'est plutôt l' « extrême droite » qui est obsessionnellement désignée comme criminelle ; pratiquement, la cible, est la même, l'infamie est identique. Malgré cette longue persévérance dans la haine et la démesure, *Le Monde* a été tenu par plusieurs générations des classes diri­geantes pour un journal pondéré, mais oui, sérieux et sûr : voilà qui restera pour la postérité comme le plus étonnant symptôme de l'affaiblissement des facultés de jugement et d'esprit critique en la seconde moitié du XX^e^ siècle. Henri Hervé. ### Notules #### Radioscopie des bacheliers 1990 Robert Le Blanc a rencontré un professeur de lettres qui fut en juin examinateur aux épreuves de français (écrit et oral) du baccalauréat, dans une académie de l'Ouest (ces épreuves ont lieu à la fin de la classe de Première). Comme chaque année depuis plus de vingt ans, il a donc entendu une centaine de candidats et corrigé les copies (ano­nymes) d'une centaine d'autres. 215:803 *Q. -- Quelle impression gardez-vous de cette série d'in­terrogations ?* R. -- Ce qui m'a effaré cette année, c'est l'ignorance des candidats dans le domaine religieux. Cela dans une académie où 80 à 90 % d'entre eux sont baptisés, plus de la moitié, « catéchisés », près de 50 % élèves d'une école « catholique »... Cette ignorance n'est pas un secret. Dans la région parisienne, on proposait cette année, le commentaire d'un extrait de Colette où il était question du Nouveau Testament. On a dû mettre, pour éclairer les candidats, une note en bas de page, au demeurant contestable : « Seconde partie de la Bible, qui raconte la vie du Christ. » Autre signe : l'absence totale de Claudel et Péguy (pourtant en vogue sur les scènes parisiennes) parmi les auteurs étudiés. *Q. -- Pouvez-vous donner d'autres exemples de cette ignorance ?* R. -- A foison. Et je tiens à les replacer dans leur contexte, pour vous montrer que mes questions n'étaient pas gratuites, que les candidats auraient dû se les poser devant les textes de leur programme (et peut-être les professeurs ont-ils fourni des réponses, mais cela a glissé comme sur des ailes de canard). Candide traverse le Paraguay. Qu'est-ce qu'un jésuite ? Réponse : « un musulman ». Montesquieu s'en prend au dogme de la Trinité. Qu'est-ce ? « Je crois qu'il y a le Saint-Esprit... » -- Oui, pensez au signe de croix. « Ah ! oui, au nom du père, de la mère... » Le texte parle d'un chapelet. « C'est une sorte de collier. » La Pentecôte ? C'est la mort du Christ pour les uns, sa résurrection pour les autres. A propos de la Prière à Dieu de Voltaire, je demande en quoi le Dieu des chrétiens est différent, comment on le connaît. « Par la mythologie. » Sic. Et le bouquet, à propos d'un sonnet des Regrets sur les cardinaux. Comment devient-on pape ? -- « De père en fils ». Devant mon air... étonné, le candidat se reprend : « A l'ancienneté ». 216:803 Quant aux évêques, beaucoup ignorent ce qu'est cette bête-là, même quand ils ont un texte de Bossuet ou Fénelon sur leur liste. Un scientisme affadi *Q. -- Mais vous citez là des cas limites ?* R. -- Pas du tout. Je viens de vous citer près de dix cas, plus de la moitié des candidats à qui j'ai dû poser des questions ayant trait à la religion, et à part un ou deux ils venaient d'une école « catholique ». Manifestement la majorité des bacheliers français ignore la différence entre christianisme, religion musulmane, boud­dhisme... Le mot « intégriste » est très pratique : ça désigne un croyant, animal inquiétant ; de quelle religion ? bof... elles sont toutes pareilles. *Q. Mais le* «* retour du religieux *»*, alors ?* R. -- Il ne touche actuellement qu'une infime minorité. Ce qui est répandu, c'est une sorte de scientisme affadi. A une candidate catholique qui trouvait satisfaisante la vision de l'univers qu'a Fontenelle, je disais : « Mais cette belle horlogerie des planètes, et l'homme avec sa raison, d'où sortent-ils ? » (C'est l'objection de Sganarelle à Don Juan, qui élude.) Elle me répondit candidement, comme une évidence « Ben, ça vient de la mer, de l'eau salée... » Dans un lycée public, on avait étudié une série de textes sur la religion au XVII^e^ siècle : Pascal, La Fontaine, Bossuet, Mme de Sévigné et même François de Sales (décanonisé, mais présent, dans le manuel de littérature de Nathan). L'ennui c'est que les lycéens n'avaient aucune idée de l'Espérance de ces cinq croyants. Qu'est-ce qu'ils espèrent ? Réponse : le bien-être, le plaisir, « réformer la société », etc. Alors que les textes parlaient presque tous de l'an­goisse du salut. Et ne prenaient donc aucun sens pour ces lycéens. Mais qu'importe ? Les adultes ne veulent surtout pas parler du sens des textes (il y a seulement des structures, voyons...), les inspecteurs et les jurys recommandent Gérard Genette, un « textologue » struc­turaliste, ou Paul Veyne, l'historien qui, depuis qu'il a abjuré le communisme, déclare que rien n'a de sens, qu'il est vain d'en chercher aux actions des hommes (quelles actions, d'ailleurs ?)... 217:803 *Q. -- Bien entendu, on enseigne quand même aux jeunes des religions de substitution, les* *droits de l'Homme, l'antiracisme ?* R. -- Oui, cela m'a valu quelques perles dans les dissertations, qui portaient sur la modernité d'un livre (est-elle une question de date ?). « Si Montesquieu pouvait voir les horreures (sic) de Car­pentras, je suis sûre qu'il retournerait (re-sic) dans sa tombe. » Cela dans une copie relativement correcte par ailleurs. Chez un mauvais élève ça donnait : « Quand pensez après les événements passés en Avirons ! » (mélange d'Avignon et Carpentras, je suppose). Il y a des rebelles Les élèves subissent le matraquage médiatique, le prêt-à-penser de la classe enseignante... Peut-être plus superficiellement que cer­tains adultes, pourtant. Un collègue qui venait de corriger son « cent » de dissertations d'Histoire m'écrivait : « Cette génération absorbe tout, mais sans passion. Et il y a des rebelles, heureu­sement. » *Q. -- L'orthographe est en complet déclin ?* R. -- Je préfère ne pas aborder le sujet en ce moment où l'on débite beaucoup de sottises de part et d'autre. Je suis plus sensible à la langue elle-même. Que vous dire pour cette année ? Certains tics pénibles (le fameux « au niveau de ») me semblent en régres­sion. En revanche le franglais progresse : on ne parle plus d'occasions, mais d'opportunités. Et on m'a beaucoup entretenu du stress d'Albert Samain, dont les candidats pouvaient commenter un poème (Automne). *Q. -- Samain ! Mais c'est rétro !* R. -- Dans l'Ouest, nous ne sommes vraiment pas gâtés par le choix des textes à commenter. D'une année à l'autre, on passe d'un poème inepte d'Eluard à un poème inepte de Samain, de la pauvre prose de Cavanna à la prose encore plus pauvre d'Aimé Césaire... Mais personne n'interdit aux candidats de choisir un des deux autres sujets (résumé-discussion ou dissertation), 218:803 qui sont d'ordi­naire de bonne tenue, très supérieurs aux questions de cours sur Racine et Corneille, Voltaire et Rousseau, que j'ai connues élève. *Q. -- Vous n'allez pas nous dire que le niveau monte ?* R. -- C'est une question difficile, et qu'il faut se garder de trancher sur des souvenirs. Le *laudator temporis acti* serait très surpris s'il relisait ce qu'il rédigeait à dix-huit ans. Ou s'il lisait les correspondances des titulaires du certificat ou du brevet d'avant-guerre, un peu trop idéalisés. Les compositions françaises d'aujour­d'hui demandent souvent plus de réflexion, une meilleure connais­sance des textes que celles d'autrefois. Mais il n'y a plus de programme minimum, de références communes : un élève peut avoir étudié à fond un roman difficile de Balzac, et tout ignorer de Racine ou Rousseau... *Q. Sans parler des textes antiques...* R. -- Ici vous soulevez d'autres questions. En particulier celle du latin, où la chute est indiscutable. Et voulue, puisque l'apprentis­sage commence seulement en quatrième, dans des classes pas assez sélectives. Résultat : on peut choisir une épreuve de version aux bacs littéraires seulement (A et B), et presque aucun candidat ne le fait ; il y a plus de professeurs pour choisir le texte de l'examen que de candidats à plancher. En revanche les candidats sont... légion à l'épreuve orale : on récite des traductions apprises et « ça donne des points de rab », comme les épreuves facultatives de patois, très achalandées... *Q. -- Vous ne soutiendrez pas que si le nombre de reçus augmente, c'est que le niveau monte ?* R. -- Non, bien sûr. Il y a des artifices qui permettent cette augmentation. Dans les séries scientifiques (C et D), il est notoire que les sujets de maths et sciences sont plus faciles depuis quelques années. Dans la série à option économique (B), l'écrit de français (où la majorité des candidats n'atteint pas 10/20) avait un coefficient plus fort que dans les autres séries, même littéraires. 219:803 La religion de la réussite scolaire Une circulaire de Jospin a habilement modifié ce coefficient, et dès l'an prochain le baccalauréat B va devenir presque aussi facile que les baccalauréats A. Il faut dire que Jospin a sans doute cédé à une suggestion des associations de parents. La pression des parents est extraordinaire. Ils ont obtenu dans une académie qu'un jury soit convoqué à nouveau en septembre pour réexaminer des résultats jugés trop sévères. La religion de la réussite scolaire des enfants a remplacé la religion tout court. Elle a ses bigotes, assidues à toutes les réunions, ses fanatiques violents, ses neuvaines (les stages, les cours particu­liers), ses revues pieuses (*Le Monde* de l'Éducation, etc.). C'est un phénomène des années 70, 80 et sans doute 90... #### Ce que cache la campagne contre le tabac Mourir, certes, mais les poumons propres. Mourir, mais le cœur purifié de toute nicotine. Tel est l'idéal qui nous vient d'outre-Atlantique et qui gagne chaque jour du terrain dans notre pays. Le fumeur, voilà l'ennemi ! Je n'ai rien contre une campagne visant à inciter les jeunes à ne pas commencer à fumer et à exhorter les autres à y renoncer. Respecter son corps, le ménager, en prendre soin, le conserver en bon état, comme le don de Dieu qu'il est, n'appelle aucune réserve. Ce qui me gêne, c'est cette cristallisation quasi exclusive sur l'usage du tabac, la morale du respect du corps étant entièrement résorbée dans cette abstinence tabagique. 220:803 Le contraste est frappant entre la sévérité manifestée à l'égard de celui qui fume et l'indulgence vis-à-vis de celui qui multiplie les expériences sexuelles en dehors du cadre du mariage. La liberté sexuelle ne saurait souffrir aucune limitation légale, celle du fumeur, en revanche, peut être l'objet de toutes les contraintes, les réglementations autoritaires, les mesures coercitives. Or, le vagabon­dage sexuel est, lui aussi, gros d'un danger mortel : le sida. Ce laxisme dans le domaine sexuel et cet autoritarisme anti-tabagique implique quelques paradoxes. Ainsi, s'obstiner à fumer dans un cadre collectif serait une intolérable violence faite aux autres, mais laisser déambuler des gens à moitié nus sur les plages n'agresserait la pudeur de personne, pas plus que de voir s'étaler aux kiosques des marchands de journaux des revues pornographiques. \*\*\* Revenons à l'usage du tabac. La liberté du fumeur devrait s'arrêter là où commence celle des autres, transformés en « fumeurs passifs ». Énoncé ainsi, ce propos est acceptable. A ceci près que tous nos comportements individuels ont un retentissement collectif. L'heure à laquelle je me lève le matin a une incidence sur la consommation d'énergie électrique, comme celle à laquelle j'éteins ma lampe de chevet. Le nombre d'enfants que j'ai, ou que je n'ai pas, a une implication démographique et, par là, économique et sociale. Faudrait-il accepter que l'État légifère dans ces domaines, au nom de l'intérêt collectif ? Si je vais aux sports d'hiver et que je me casse une jambe, la facture sera supportée par la Sécurité sociale, c'est-à-dire par la collectivité. Pour ne rien dire de l'usage de l'automobile. Je connais un mien ami qui peste contre la fumée qu'il est contraint d'absorber au bureau mais qui, dès qu'il le quitte, enfourche son scooter, entraînant un sillage de gaz d'échappement respiré par les populations. J'ajoute qu'à la pollution chimique il ajoute la pollution sonore, ce que mon cigare ne fait pas. Pas encore. 221:803 L'homme étant un animal social, il est vain d'espérer qu'il puisse user de sa liberté sans peser, de quelque manière, sur celle des autres. Nul n'est une île. On doit s'efforcer que la liberté des uns ne nuise pas à celle des autres, mais c'est affaire de courtoisie, d'attention, d'équilibre et non de réglementation. Mettre les fumeurs -- et eux seuls -- hors la loi n'est certainement pas la solution. On remarquera que, pour ce qui est des drogués par exemple, on mise sur la prévention, l'éducation, la médecine, la psychologie, que sais-je encore ? L'appel à la loi est mal vu. C'est un mal nécessaire. On le fait avec parcimonie et la mort dans l'âme. Pour le fumeur, en revanche, aucun scrupule : on réglemente, on interdit, on proscrit, sans délicatesse ni concertation. Du jour au lendemain, Air-Inter a décidé que tous ses vols seraient non-fumeurs. C'est comme ça, et silence dans les rangs ! Qu'Air-Inter ait le monopole du transport aérien intérieur n'a pas fait fléchir nos censeurs. Le fumeur n'a pas le choix. On s'en moque. Il paraît que dans un avenir proche la SNCF. envisage la même mesure. Et pourquoi pas aussi l'automobiliste dans son véhicule, puisque fumer distrait ? \*\*\* Cette frénésie anti-tabagique n'est qu'une nouvelle manifestation de la morale, de l'hygiène qui tend à se substituer à la morale tout court. L'hygiénisme étant au corps ce que l'ascétisme est à l'âme. Il faut, en effet, voir ce que des hommes et des femmes s'imposent comme discipline corporelle pour se rendre compte que la compa­raison n'est pas inadéquate : régimes alimentaires draconiens, « body-building », « jogging » etc. Le corps est devenu la valeur suprême autour duquel tout s'ordonne. Le mal, c'est ce qui l'abîme : Les méchants sont ceux qui le polluent : les fumeurs sont de ceux-là. Comment expliquer alors que le vagabondage sexuel ne soit pas, lui, stigmatisé par nos nouveaux ascètes ? Parce qu'il est perçu comme un épanouissement du corps qui s'insère donc dans ce culte du corps : le risque est accidentel, l'épanouissement essentiel. La maladie sexuelle n'est pas un risque inhérent à la liberté du même nom, mais une excrois­sance aberrante qui lui est hétérogène. 222:803 C'est pourquoi on ne saurait limiter la liberté sexuelle au motif qu'elle affecte gravement le corps. En revanche, on ne saurait reconnaître dans l'acte de fumer une dimension ludique, un plaisir, une détente psychologique légitime. De là sa dénonciation, le fumeur est seulement un malfaiteur qui s'autodétruit. Guy Rouvrais. ### Lectures et recensions #### Hugues Kéraly *Hervé de Blignières *(Albin Michel) Cette biographie du colonel de Blignières donne l'image d'un homme exceptionnel et repré­sente en même temps une coupe du demi-siècle le plus cruel de notre histoire. Elle aide d'ailleurs à le comprendre. Si des hommes de la qualité d'Hervé de Blignières et de ceux qui apparaissent au fil des pages -- disons Ogier de Baulny, ou André Boutot, ou Roger Degueldre, n'ont pu empêcher le pays de s'enfoncer et de se défaire, c'est que les institu­tions et les forces qui poussaient au déclin avaient une puissance plus grande. Tout le monde s'ac­corde à dire que les institutions de la V^e^ République nous donnent un État fort, ce que l'on n'avait ni avec la III^e^ ni avec la IV^e^. Eh bien, il faut penser qu'un État fort ne suffit pas à assurer le salut d'une nation. Il peut même servir à sa perte. L'histoire d'Hervé de Blignières commence en mai 1940. Avec ses dragons il charge les blindés alle­mands. « Vous êtes sportifs, dans la cavalerie française » dira le général Rommel au jeune lieute­nant blessé, couché sur une ci­vière. Pendant les quatre années qui suivent celui-ci cherche à s'évader. Il échoue. Il finit en forteresse. 223:803 Ensuite, ce sera l'Indo­chine, avec la Légion, et, les hommes étonnants dont on a cité les noms. Et après l'Indochine, l'Algérie, l'O.A.S., la prison. Je ne m'attarderai pas. Il faut lire ce livre écrit avec un talent plein de feu par H. Kéraly, excellent conteur autant que biographe exact. Les témoignages, les preu­ves sont toujours donnés avec précision, et plus le récit semble romanesque, plus il est véridique. Et sans doute l'auteur disposait de sources abondantes, et il est servi ici par une piété naturelle, mais il apparaît vraiment très doué pour ce genre difficile (difficile quand on veut être rigoureux). Le colonel de Blignières, hom­me d'action à. un degré éminent, fut aussi un homme de savoir et de réflexion. En 60 et 61, il était chargé de la mise au point de notre stratégie nucléaire, et, plus docile à la politique d'abandon de l'Algérie, il aurait fait une carrière éblouissante (c'est le cas égale­ment du colonel Argoud, soit dit en passant). Le caractère nuit à la carrière, c'est bien connu, mais il est quand même nouveau, que dans l'armée, le sens de l'honneur vous fasse exclure. Les imbéciles et les obéissants ont fait des gorges chaudes de notions comme « la guerre sub­versive », « la guerre révolution­naire ». Le colonel de Blignières fut des premiers à comprendre cette guerre qu'on nous faisait en Indochine, à en exposer les principes et à inventer les parades. Ces parades, appliquées plus ou moins en Algérie, ont fait leurs preuves. Ceux qui moquaient cette action, et en particulier « l'action psychologique », se conduisaient en alliés efficaces de l'ennemi. La guerre révolutionnaire vise à conquérir les esprits, et pour cela, elle s'acharne à détruire les struc­tures sociales en place, ainsi que les usages et traditions. D'autre part, elle ne recule devant aucune cruauté. Le terrorisme est appli­qué sans faille. Voilà donc une guerre totale, où l'information, les mots, les idées, jouent un rôle capital, et où la terreur est quoti­dienne. On ne se contente pas de tuer au hasard (bombes sur un stade, dans un dancing, trains qui déraillent, etc.), on supplicie l'en­nemi, en donnant la plus grande publicité possible au supplice (sol­dats à la tête coupée en Indochine, « sourire kabyle » ou amputation des organes sexuels en Algérie). Pour s'opposer, il faut soi-même essayer de conquérir les esprits, utiliser les divisions de l'adver­saire, faire cesser la terreur etc. On pourrait croire, ces temps-ci, qu'il s'agit là de notions péri­mées, et que cette guerre est der­rière nous. Je crains bien que non. D'abord parce que rien ne dit que le camp de la révolution a tout entier mis bas les armes. Pol Pot est en train de reconquérir le Cambodge, et les sandinistes le Nicaragua, Nelson Mandela continue de faire tuer les Noirs adverses etc. Il existe un autre champ de bataille : le monde occidental, et particulièrement l'Europe, et par­ticulièrement la France. Les mili­tants révolutionnaires n'y man­quent pas, et les plus durs d'entre eux ne se considèrent pas comme dépendants de Moscou. 224:803 Dans les énormes agglomérations où vi­vent aujourd'hui des peuples hété­roclites, en rupture avec leur tra­dition sans pour autant qu'ils soient rattachés à la tradition du pays d'accueil, rien de plus facile que d'attiser le sentiment d'injus­tice, et mieux : la haine et le goût du désordre à l'état pur. Pourquoi penser à la guerre comme à une lutte entre deux adversaires dont l'un doit sortir vainqueur et imposer sa loi à l'autre ? Il peut y avoir guerre entre deux adversaires qui ne visent qu'à se détruire, qui ne voient pas plus loin. Il peut y avoir guerre là où une minorité cherche à bouleverser et à décomposer l'ensemble où elle vit (après tout, c'est ce que font les microbes qui détruisent un organisme). Mais laissons ces divagations, pour revenir à l'histoire. Le 13 mai 1958, Alger se révolte, et l'armée suit. Jusqu'à la fin du mois. On ne sait trop comment les choses vont tourner. Trois possibilités : vic­toire de l'armée d'Algérie, victoire du gouvernement Pflimlin, vic­toire du général de Gaulle, qui n'était pas du tout fatale. Le livre d'Hugues Kéraly confirme que de Gaulle appuyait le plan « Résurrection » (les paras sur Paris). Il m'apprend autre chose. Le commandant Vitasse, envoyé par Alger comme obser­vateur et pour préparer, jus­tement, l'opération « Résurrec­tion », signale à ses chefs que Pflimlin cherche l'appui du FLN, pour vaincre le mouvement d'Alger. Vitasse note que Pflimlin télé­phone à Bourguiba, pour deman­der que le président tunisien incite le FLN à lancer des attaques vers l'Algérie. Mieux, Jules Moch, ministre de l'intérieur, entre en liaison avec des agents FLN pour susciter des attentats au cours des immenses manifestations d'Algé­rie, où pieds-noirs et musulmans fraternisent. Cela s'appelle défense républi­caine. C'est une tradition bien connue. On s'appuie sur l'étranger contre le Français opposant. On cherche à faire tuer le frère par un étranger, si le frère menace votre pouvoir. C'est un vieux réflexe. Toujours d'actualité. Le ministre de l'Intérieur et son parti, aujour­d'hui, sont pour les squatters pari­siens (presque tous étrangers, afri­cains) contre la municipalité « de droite ». Imaginez Marseille don­nant la mairie au Front national. On peut penser que les émeutes étrangères seraient suscitées, télé­guidées, de la façon la plus officielle. Ce n'est pas s'éloigner du sujet de ce beau livre que d'envisager ces hypothèses. C'est au contraire en tirer la leçon. Georges Laffly. 225:803 #### Roger Nirnier *Les Indes galandes *(Éd. Rivages) Un livre de nouvelles de Nimier, inédites en librairie, vient de paraître, en même temps qu'un recueil d'articles (*Les Écrivains sont-ils bêtes ?* Éd*.* Rivages). Avec un bel ensemble, la critique a applaudi les articles, et fait la moue devant les nouvelles. Mon sentiment est tout différent. *Les Indes galandes* grandissent encore l'idée qu'on se fait de Nimier écrivain. Leur originalité les rend mal visibles, peut-être. Il faudra s'habituer à ce ton, à cette lucidité passionnée, à ce langage neuf et vivant. Laissons aux lecteurs le temps d'accommoder, comme on dit pour le regard. La première de ces nouvelles, qui donne son titre au recueil, avait paru dans la N.R.F. en 1953. Chardonne en était ébloui « Tout y est joyaux. Les beaux joyaux sont des solitaires. » Les écrivains aussi, avant de s'être créé leur cortège. Il s'agit d'un divertissement, d'un conte de fées, le plus gracieux, le plus galant aurait-on dit au temps des mousquetaires. Pour éviter le sucré, Nimier y mêle de l'étrange, et la cruauté des contes de Michaux : ces Indes ne sont pas loin de la grande Gara­bagne. On y voit les palais habillés de brocart, et les nuits s'y fendil­lent et s'émiettent à la moindre fausse note. A vingt ans on y est vieux, et la sensibilité semble de mauvais goût. (... « pour une perte assez minime de cinq mille carabiniers, nous restâmes les maîtres du ter­rain. Par malheur, nous nous étions trompés de jour, et cette victoire ne fut point reconnue ».) Balzac aurait donné pour titre à *La Parisienne :* étude de femme. « Les hommes, depuis la guerre, ont obligé les femmes à devenir des hommes, à leur tour... ça ne leur plaît qu'à moitié. Mais cette race supérieure s'adapte à toutes les circonstances, dit-elle en riant. » Oui, il y a une amphibo­logie. Mais l'expression de race supérieure nous assure que c'est bien les hommes qui ne sont qu'à moitié heureux de leur invention, erreur fatale aux deux parties. Ce changement chez les femmes est un des traits du nouveau monde où nous sommes entrés. Nimier l'avait vu tout de suite (regardez aussi ce qu'il dit de Lamiel, dans *Un mariage,* N.R.F. de janvier 62). Romancier, sa tâche était de décrire la géographie de ce nou­veau monde, et d'en fixer les figures principales. Mais pour cela, l'intelligence ne suffit pas. Il faut avoir fait passer dans ses veines, dans ses nerfs, ce que le cerveau a compris. 226:803 L'âge du ro­man, c'est la quarantaine. Nimier savait la nécessité de cette matura­tion. Voilà l'explication principale du silence de dix ans dont on fait un mystère, l'autre raison étant la méfiance qu'inspire à un cœur noble une réussite trop facile. Daverny l'évoque, dans *Les Enfants tristes :* « Je ne suis rien, mais dix personnes qui comptent savent qui je serai et parient sur mon nom... Ce désolant départ me dégoûte. Il me manque ce grand échec qui enivre un cœur. » *Les Généraux* est un hommage aux *Enfantines* de Larbaud, qu'il admirait de tout son cœur. Les enfants éprouvent les passions avec la même violence que les grandes personnes, mais ils sont désarmés. Leur enveloppe les tra­hit. Ici, pourtant, François sabote une auto, en chevalier-servant efficace. Ses rapports avec Phi­lippe, avec Laurence, sont décrits, évoqués plutôt que décrits, avec une grande délicatesse. Ce trio est pudique. Le lecteur est prié de saisir à demi-mot. Avec *Le Moustique de Killala,* nous revenons à Balzac. C'est à *La Fille aux yeux d'or* ou mieux à *Une passion dans le désert,* qu'il faut penser, puisqu'il s'agit de l'amour d'une femelle de mousti­que pour un jeune homme. Le récit d'une telle perversion sup­pose deux qualités : l'humour et la virtuosité. Notre amoureuse, qui est une bestiole savante (elle a lu Havelock Ellis), ne se leurre pas sur son cas. Son amour n'est d'ailleurs nullement vampirique (« Je ne le piquais qu'une fois par semaine. »). Cet exercice très drô­le montre le monde des hommes de l'extérieur. Encore une fois on pourrait penser à Michaux. Les nouvelles dont on vient de parler ont été publiées par l'au­teur. Les autres sont posthumes. On peut les considérer comme les galops d'entraînement d'un écri­vain qui élabore avec *Paris,* avec *M. Jadis,* les œuvres de sa matu­rité. Un accident stupide viendra les interrompre, les rendre au néant. Récit subjectif avec *Aimes-tu Teilhard ?* Dans son monologue, le narrateur saute des faits, des sentiments, peut-être parce qu'ils lui sont insupportables, plus sûre­ment parce que ces *manques* très visibles obligent le lecteur à les reconstituer, à participer à ce qu'on lui cache, à se glisser dans la peau de celui qui parle. L'épais­seur romanesque est créée en quelques paragraphes tandis que nous faisons la planche sur des romans de huit cents pages, sans jamais y entrer vraiment. « J'ai tué la femme de mon ami parce qu'elle se tenait mal » dit le narrateur. Cet assassin par sens moral peut surprendre. Pour le faire mieux accepter, l'auteur le présente comme un candidat au suicide. Il est entré dans une zone de mort où tuer perd de son importance. Ce qui est encore plus curieux, l'assassin ramène de Paris à Namur la voiture et le cadavre, qu'il enterrera dans le jardin du veuf, son ami (c'est ce Frédéric qui a du goût pour Teil­hard). Très mauvaise et cruelle farce, on en conviendra. 227:803 Le goût du jeu se manifeste de façon plus heureuse dans *Les meilleurs beignets de ma vie.* Jeu technique, d'abord. Le récit prend la forme d'un dialogue, d'un découpage de film, et de quatrains en alexandrins. Clin d'œil à Joyce, très efficace. L'essentiel du dialogue consiste dans un jeu des portraits (si c'était un animal, ce serait ?... si c'était un peintre ? etc.) qui permet de cerner de la façon la plus vive, la plus féroce­ment drôle les six passagers (nous sommes sur un bateau). *Paméla,* récit plus classique a aussi pour décor une croisière et le moteur de l'intrigue y est un autre jeu. Goût constant chez Nimier, comme on le voit aussi aux deux contes de Noël qui terminent l'ouvrage. Goût du jeu et de l'enfance « misogynie » (avec guillemets s.v.p) gourmandise : il y a plusieurs digres­sions sur la nourriture ; voilà les thèmes les plus fréquents, avec la morale, une morale qui est d'abord la tenue et ensuite la haine des fades spiritualités à la mode (Teilhard pour Frédéric, les Indous pour Suzan etc.). Ces nouvelles ont aussi l'intérêt montrer la maturation du style de Nimier. Pour s'en apercevoir, il suffisait de comparer l'*Histoire d'un amour* (1953) à *d'Artagnan amoureux* (1962). Ces récits nous donnent de nouvelles preuves. Nimier pratique un français vivant, inventif, en liaison étroite avec le langage parlé comme avec les modèles classiques. Langage parlé ne veut pas dire vulgarité et simplification. Classique est le contraire d'embaumé. Ces préci­sions ne sont peut-être pas su­perflues. Partout on trouve des expres­sions créées qui pourraient deve­nir populaires, si les Français par­laient encore leur langue. Partout, des images fortes, qui ajoutent à la densité du texte. Ici, on part des *Indes galandes,* où Nimier joue de la préciosité archaïsante : « ...un violon dont il tira une mélodie infiniment railleuse, où l'on trou­vait le grave, le rocailleux, le mélancolique, l'extrême, dont nos modernes savent orner leurs com­positions ». (Mme de Sévigné parlant de Stéphane Grapelly.) *Le Moustique de Killala* exigeait des tours inédits, qui traduiraient une vision moustique du monde. Et l'insecte, parlant du jeune homme évoque en effet « les forêts de son front » et dit : « Il disparut dans un tourbillon d'eau froide » (douche, bien sûr). Dans *Paméla* on trouvera cette gaieté : « ...un revolver chargé de six coups, dont il n'avait servi que deux verres, comme il n'était pas homme à laisser une bouteille entamée, etc. ». Et aussi bien : « Les souve­nirs sont durs et anguleux de fabrication », expression précise, et d'une vérité indéniable, encore qu'elle comporte ses limites. Elle nous renseigne sur le caractère du personnage. Cette vérité n'est pas générale. Le mot de *fabrication* est là pour nous rappeler que chacun construit le passé à sa guise. Gatsby, qui se heurte aux angles des souvenirs doit savoir que d'autres ont la mémoire plus heureuse, et s'en font un cocon douillet. 228:803 Un mot encore. Ces nouvelles supportent -- et méritent -- plu­sieurs lectures successives. Elles y gagnent. Elles réclament l'atten­tion, le respect que l'on accorde aux chefs-d'œuvre reconnus. Mais Nimier continue de souffrir d'une réputation de légèreté, de mondanité qu'on lui a fabriquée (l'envie est inventive). En réalité, c'est un auteur plutôt difficile. Adeptes de la lecture rapide s'abstenir. Georges Laffly. #### Marcel Aymé *Du côté de chez* « *Marianne* »* *(Gallimard) « Marianne » était, dans les années 30, un hebdomadaire de gauche, dirigé par Emmanuel Berl. M. Aymé y collabora de 1933 à 1937. On a réuni ces articles. Cela servira à effacer la tare d'être un auteur de droite, qu'on lui impu­tait après la Libération. Pour être honnête, il faut noter que seuls les trois derniers articles (sur plus de cent) sont datés de 1936 et 1937. C'est qu'à la fin de 1935, M. Aymé avait signé un manifeste pacifiste, en compagnie « d'académiciens et d'archevê­ques », comme il dit lui-même. C'était le moment des sanctions contre l'Italie, et la gauche frémis­sait déjà d'impatience et du désir d'en découdre avec le fascisme. M. Aymé trahissait la cause. On le lui fit sentir. Lui notait : « Je suis stupéfait de l'empressement des intellectuels de gauche à donner leur accord aux lords de l'Ami­rauté, nous signifiant, par la voie hiérarchique dont ils disposent (et disposent absolument), d'avoir à mettre sac au dos. » A ce moment-là, la politique française se faisait à Londres. Ce n'est plus le cas. Mais elle ne se fait toujours pas à Paris. Avec tout cela, je ne ferai pas à mon tour l'erreur de classer l'auteur de *Tra­­­velingue* ici ou là. Il est même remarquable en ceci qu'il est l'homme le plus imperméable à la passion politique. Ces articles sont carrés, pleins de raison. Ils se lisent avec intérêt, même si la France a beaucoup changé depuis un demi-siècle (il y avait encore, visiblement, un peu­ple français, et non pas une mas­se modelée et triturée par les médias). Quelquefois, M. Aymé donne à son texte la forme d'un récit, d'un petit sketch. Et tout de suite on passe à un niveau supérieur. 229:803 Les personnages mis en place en quel­ques mots, leurs raisons (leurs folies), leur langage, tout sonne juste. Conteur, M. Aymé est infaillible. G. L. #### Remy de Gourmont *Des pas sur le sable *(Éd. Ubacs) Non, je ne crois pas que Léau­taud « jalousait un peu » l'auteur des *Épilogues*. Il le trouvait très supérieur à lui. Il lui reprocha seu­lement d'avoir manqué de fermeté, en 1914, Gourmont reniant son vieux pamphlet : « Le joujou patriotique » et se ralliant à l'union sacrée. Ce qui le rend sympathique, toute la république des lettres ayant opté depuis pour l'invasion (pour l'invasion en 14, pas en 40, nuance). Cette insinuation sur Léautaud se trouve dans la préface d'Henri Bordillon. Elle rappelle, renseignement utile, que Remy ne prend pas d'accent sur l'e, chez Gourmont. Pas plus que Valery, dans le prénom de Larbaud. Ce dernier cas se jus­tifie mieux. Lire l'article de F. Sentein, dans cette revue, il y a sept ou neuf ans. Dans le genre des remarques, sentences et aphorismes, gloire de notre littérature, Gourmont obtient la moyenne avec des notes comme « Un imbécile ne s'ennuie jamais : il se contemple. » Ou bien : « Il y a des pays où il est aussi fréquent de voir châtier les enfants que de voir caresser les chiens. » (Aujourd'hui, il y a plus de chiens que d'enfants -- que d'enfants français, en tout cas.) Il est proche de zéro avec « Tout croyant est l'esclave de sa croyance. » Ou : « Mettez un cochon dans un palais, il en fera une étable. » (Vraiment faible. D'ail­­­leurs, pourquoi pas : une por­­­cherie ?) De Gourmont, il faut relire *Esthétique de la langue française* et les *Promenades littéraires*. G. L. 230:803 #### Isaac Asimov *Trous noirs. Civilisations extra-terrestres *(Éd. L'Étincelle) Comme maître Jacques, Asi­mov a deux bonnets. Il est auteur de science-fiction. Il est aussi astronome. Il faut peut-être autant d'imagination dans cette science que dans le roman. Son livre est bien intéressant, pour plusieurs raisons. 1\. Son langage direct, simplet. Cyrano est présenté comme « écrivain et duelliste ». 2\. La superbe avec laquelle l'auteur écarte la tradition spiri­tuelle de l'humanité. 3\. Cette idée que, dans la lutte entre le cerveau et la fécondité (exemple : lutte entre l'homme et l'insecte), le cerveau perd à tout coup. 4\. L'opinion, qu'il approuve, de Thomas Gold, un Australien, selon laquelle l'origine de la vie est dans les déchets abandonnés par un vaisseau spatial. Vue d'un pes­simisme gnostique -- et qui ne fait que reculer le problème (d'où vient la vie qui a construit le vaisseau ?). 5\. La pluralité des mondes habités : pas moins de 500.000 dans notre seule galaxie. Il est vrai qu'en d'autres chapitres, ce chiffre tend vers zéro. 6\. Billion équivaut ici à mil­liard, c'est de l'anglais. En fran­çais, billion égale 1000 milliards. G. L. #### Jean-Paul Roux *Jésus *(Éd. Fayard) L'auteur est historien. Il a voulu écrire un livre d'historien, sans oublier qu'il est chrétien. On lui a reproché de s'appuyer sur le témoi­gnage des Évangiles, œuvre non historique. Mais comment parler de Jésus en mettant hors jeu les Évangiles, se privant donc d'une source capitale d'information ? Je trouve ce livre d'une honnêteté totale, et d'une exacte et subtile justesse de ton, ce qui n'est pas fa­­­cile. 231:803 Il fait éprouver une forte émo­­­tion, en précisant certains détails de la vie du Christ, la violence de la flagellation, par exemple (un exem­ple entre cent). Jean-Paul Roux a raison d'insister sur l'importance et la nouveauté de la foi : « Cette valorisation de la foi, on l'a enfin souligné il n'y a pas si longtemps, est totalement absente dans la litté­­­rature classique et dans le Talmud » (évidemment il en va autrement dans la Bible, il suffirait d'évoquer la foi d'Abraham). Il n'y a que sur quelques phrases qu'on pourrait chicaner l'auteur. Un lapsus : c'est Rabelais qui fait du rire le propre de l'homme. Une bizarrerie, il me semble, quand il fait la sainte famille riche des dons des rois mages. Je n'y avais jamais réfléchi beaucoup, mais je ne vois pas ces dons monnayés. C'est peut-être moi qui suis bizarre. G. L. 232:803 ### Au théâtre à Paris au printemps par Jacques Cardier Si je regarde bien, la pièce qui m'a laissé le meilleur souvenir, au cours de ce trimestre, est la *Mélite* de Corneille. Ce fut sa première pièce (il avait 23 ans), on pense bien que ce n'est pas la plus habile. C'est pourtant un très beau spectacle que nous a donné l'École supérieure d'art dramatique du Théâtre national de Strasbourg. Elle est diri­gée par Jacques Lasalle, qui vient de succéder à Antoine Vitez à la Comédie-Française. Il faut espérer qu'il nous offrira beaucoup de réussites dans le style de cette *Mélite*. J'ai d'abord aimé dans ce spectacle le souci de fidélité à l'esprit de l'œuvre. La troupe ne s'imaginait pas supérieure à Corneille, comme cela arrive si souvent. Elle ne pensait pas lui faire une grâce en l'interprétant. Elle ne cherchait pas non plus à se servir de la pièce comme d'un tremplin, qui vous propulse et qu'on oublie. 233:803 *Mélite* commence par un dialogue entre deux jeunes gens, Eraste et Ticis. Eraste est amoureux d'une beauté sans pareille (style du temps). Tircis ne croit pas qu'on puisse être ainsi esclave. Nous les voyons en train de discourir tout en se rhabillant après un bain. Le tissu épais sur la scène évoque le sable. Nous pourrions être sur le bord de la Seine, à Rouen. Tout de suite, nous voyons que ces jeunes gens sentent, réagissent comme on l'a fait de tout temps à cet âge. Nous oublions que leur langage est plus raffiné que le nôtre, leurs cerveaux mieux exercés à analyser sentiments et pensées. La baignade nous les rend fraternels. C'est une heureuse trou­vaille. D'autres idées, dans la suite, sont peut-être moins heureuses, moins nécessaires en tout cas. Jacques Lasalle s'est amusé. Les décors d'Olga Karpinsky sont bizarres. On dirait la coupe d'un hôtel de trois étages, ou une commode avec trois séries de tiroirs. Dans chacun, une chambre, un person­nage. Lorsqu'il s'agit de descendre de là, ou d'y monter, il y a des échelles, dissimulées sous des flots de tissu. L'acteur, Factrice, deviennent acrobates. (Le cirque, excellente école, on connaît le couplet, facile.) Mais aussi le spectateur oublie d'écouter le texte. Il ne fait plus attention qu'à l'exercice physique. C'est ennuyeux, non ? Avec tout cela, il y a la pièce. Le dialogue est parfois verbeux, diffus. Le dernier acte pourrait être raccourci. Et les rimes en -*tion* sont bien nombreuses. Rimes d'auteur débutant, que souligne la dic-tion (encore) de ces acteurs qui manquent eux aussi, d'expérience. Bien sûr qu'il faut faire sentir l'alexandrin, mais il ne faut pas qu'il pèse, et que l'on sente son cadre comme un carcan. Reste que cette première comédie brille du charme et de la fraîcheur d'un génie naissant. Le langage est naturel, plein de vivacité, et si vraiment quelques tournures ou quelques mots ont vieilli, c'est peu de chose. Ou bien si je me trompe ? Mais je comprends mieux cette langue que celle de la radio ou de certains journaux, *le Figaroscope* ou *l'Équipe,* que je suis obligé de me faire traduire. 234:803 Ce naturel du langage et la vérité des situations firent le succès de la pièce, en 1630. *Mélite* eut un beau succès à Paris. Comme on sait, et comme on pouvait le supposer chez un auteur si jeune, il y a là bien des traits autobiographiques. Corneille a été Tircis, se moquant de l'amour avant de tomber amoureux. Le sonnet du 2^e^ acte fut écrit pour une *Mélite* rouennaise bien réelle. La mère de cette jeune mer­veille fut plus rigide que celle de la pièce. Elle pensait que le mariage est une affaire trop sérieuse pour y mêler la passion, et le jeune poète fut évincé. Qui sait ? Elle a peut-être déterminé une vocation. La comédie garde en tout cas quelque chose de cette expérience, une sorte de chaleur, le cynisme de ces jouven­ceaux, leurs excès ; et ces désespoirs qui s'effacent en cinq minutes comme un brouillard du matin, ou peuvent aussi bien gâcher toute une vie. Les acteurs du Théâtre national de Strasbourg jouent cela avec un bel entrain. Ils y vont de bon cœur. J'ai noté en particulier la sincérité, la fougue et la justesse du jeu de Christophe Lemaître, dans le rôle de Tircis. J'ai trouvé le même respect du texte, le même amour du théâtre dans la compagnie Bouttier-Buggy, qui donnait *Le jeu de l'amour et du hasard,* de Marivaux, à l'Espace Marais. A vrai dire, la réussite est moins grande, compromise par trop de chichis, et le souci de faire moderne. Ce que je reproche­rais à ce spectacle, c'est en somme exactement ce que je reproche au nom du lieu où il était présenté : ce mot « espace » mis à toutes les sauces est agaçant. Un espace, aujourd'hui, c'est une salle, un parc, une boutique ou aussi bien un wagon (les « espaces jeux » de la SNCF., sur certaines lignes). C'est-à-dire que l'on nomme ce qui n'a pas à être nommé, boutique, wagon et le reste se situant nécessairement dans l'espace, j'attends le moment où une boutique d'horloger se nommera : espace-temps. Dans le spectacle dont je parle, il y avait à dire sur le décor. Quasiment à chaque changement de scène, l'obscurité se faisait, et les acteurs se précipitaient pour changer sans grande raison des meubles de place, et placer, ou ôter, un ruban de tulle chargé de représenter un ruisseau. Tout cela était bien inutile. Comme il était inutile de faire grimper et descendre sans cesse les acteurs dans une armature métallique. Exercices acrobatiques dont il vient d'être question au sujet de *Mélite*. C'est bien une mode. On devrait forcer ces jeunes gens à jouer devant un rideau nu. Il nous faudrait un Jacques Copeau. 235:803 Cependant, cela n'entamait pas vraiment le plaisir d'enten­dre un Marivaux tout frais, et joué franchement, pour lui-même (je veux dire sans lui prêter des intentions anachroni­ques). On écoutait cette langue qui dit si délicatement les nuances des sentiments, et en particulier des sentiments à leur naissance, et la découverte de leur propre cœur par des jeunes gens. On regardait ce ballet où les maîtres et les valets feignent d'échanger leurs rôles. Mais les conditions (sociales) sont bien marquées, et la frontière n'est pas franchie. On joue seulement à la franchir. Car Sylvia ne peut être confondue avec Lisette, ni Dorante avec Arlequin. Les serviteurs ne font que parodier leurs maîtres. N'exagérons pas : nous ne sommes pas ici dans *les Précieuses ridicules*. Chez Molière, Mascarille et son camarade sont franchement grotesques. Dans la pièce de Marivaux, un pas est fait : si le jeu est possible, si le stratagème peut être imaginé sans invraisem­blance, c'est que Lisette et Arlequin ont assez d'apparence, de « vernis » comme on disait, pour tromper un moment sur leur condition réelle. Le jeu des acteurs doit en tenir compte, et éviter d'outrer les ridicules des deux serviteurs. Évidemment, le comique sera moins gros. Mais Marivaux doit faire sourire plutôt que s'esclaffer. Michel Bouttier (Arlequin) en remettait un peu, excessif dans son jeu comme il est excessif dans sa mise en scène. Il oblige aussi ses acteurs à remuer sans cesse. C'est vrai qu'il est plus difficile de donner ses répliques presque immobile. Sylvia était jouée par Christine Gold, qui est très gracieuse, piquante, coquette, comme il convient. Elle devrait se méfier : ses expressions ont un côté un peu mécanique, un peu monotone. Sissia Buggy était très drôle dans le rôle de Lisette. Sa voix est un peu faible. On sort bien moins satisfait du Molière de la Comédie-Française. La maison de Molière, pourtant. Eh bien, en voyant le spectacle mis en scène par Dario Fo, on se dit que Molière n'est plus chez lui, dans sa propre maison. Il est de trop. On n'a que faire de son comique, de son génie. On recouvre cela par tous les moyens, on le cache sous les décors, les costumes, sous une agitation insensée. 236:803 *Le Médecin malgré lui* commence dans les arbres. Parfai­tement. On voit Catherine Hiegel (Martine) et Richard Fon­tana (Sganarelle) grimper dans les troncs desséchés, s'y pour­suivre, comme pour nous rappeler Tarzan et Jane, dans les films de notre enfance. Dans *le Médecin volant*, Sganarelle (c'est alors Christian Blanc) passe d'une maison à l'autre -- et du côté cour au côté jardin -- suspendu à une corde. C'est encore Tarzan avec sa liane. On voit que le metteur en scène a laissé déborder un génie effervescent. Le cirque, le café-théâtre, les films burles­ques, la commedia dell'arte sont mis à contribution. Probable­ment parce que Molière tout seul ne suffirait pas à occuper la scène. Les acteurs ne cessent de grimper, de plonger (retenus par un filin), d'escalader des tables, de cabrioler. On croirait qu'ils ont la danse de Saint-Gui. Entre deux scènes, des valets viennent renouveler le décor, remplacer les arbres par une fontaine, changer les meubles de place. Comme à l'Espace Marais. On voit qu'il y a des tics, des contagions, dans le monde du théâtre. L'important n'est pas de servir une pièce et de la présenter. C'est de faire comme le voisin. *Comme il faut faire*. A côté de cette agitation, notez les chansons en italien, les monologues volubiles débités à toute vitesse, et bien sûr, le goût pour la scatologie appuyée, et pour l'obscénité toute crue. Sganarelle place la bouteille qu'il vient de vider droit entre ses cuisses. Cela devient un sexe, n'est-ce pas. Que c'est drôle, que c'est gaulois. Sous ces plaisanteries de garçon de bain, sous l'agitation, sous l'accumulation d'ornements, sous l'exagération des effets les plus gros, que devient Molière ? Il disparaît. Il a dû aller prendre l'air sur la place. Le mieux serait d'aller le rejoindre. Tout cela au fond est bête. La robe du médecin, par exemple, représente bien dix à douze mètres de voile noir, qu'on ne cesse d'étaler, de replier, de rouler en turban, ou en ceinture de zouave. L'œil est tellement occupé qu'on en oublie d'écou­ter. La plaisanterie sur l'urine goûtée par Sganarelle pour analyser la maladie se prolonge sans fin. Etc. 237:803 La troupe de la Comédie-Française a été constituée pour interpréter les classiques, et particulièrement Molière, dans la fidélité à la tradition. Je sais bien que c'est difficile. Cela fait penser à ce jeu de société où une phrase chuchotée à l'oreille de son voisin est répercutée ainsi d'une personne à l'autre. Le dernier prononce à haute voix ce qu'il vient d'entendre. C'est en général assez loin de la phrase choisie au départ. Sans doute. Mais si on y met un peu de rigueur, si on a le souci de servir un texte, le résultat doit être meilleur. Il y a eu des civilisations où le savoir était transmis oralement. Il ne se perdait pas, même s'il risquait quelques déformations, quel­ques ajouts. Mais aujourd'hui, sous prétexte qu'il ne faut pas s'encroû­ter, n'importe quelle pitrerie nous paraît éblouissante. Cela ne montre pas beaucoup de goût, ni même de sens commun. Pour ce Molière, il doit y avoir une grande responsabilité de M. Vitez -- paix à ses cendres -- mais est-ce à dire que les comédiens du Français n'ont pas leur mot à dire, et qu'ils n'ont qu'à obéir, disciplinés comme des légionnaires ? Je crains bien qu'ils n'aient au fond aucun avis sur la question, n'étant obsédés que d'un souci : approuver la mode, « être dans le coup ». Autre spectacle classique de cette saison, autre erreur : *Bajazet,* de Racine, joué par la troupe de l'Élan, dans une mise en scène de Jean-Luc Jeener. Celui-ci a choisi un parti pris de lenteur. Le spectacle dure trois heures et demie. La tragédie en est tout aplatie -- allongée comme une anamor­phose. Autre décision du metteur en scène : Roxane et Bajazet sont des amants passionnés. On commence par les voir couchés sur des tapis, échangeant des baisers frénétiques. Or dans la pièce, on s'en souvient, Roxane, au début, se plaint à Atalide de la froideur de Bajazet. Il faut donc supposer qu'elle ment. Mais c'est absurde. Elle est la maî­tresse. Elle n'a nul besoin de ménager une suivante. A partir de cette erreur, toute la pièce est faussée. Elle est faussée aussi par le choix des acteurs. Marie Plateau qui joue Roxane est impérieuse, impétueuse, lascive, avec une rare violence. C'est dans la ligne de l'interprétation choisie. Il est quand même surprenant de la voir prendre Bajazet au collet, et le secouer comme un prunier. 238:803 On n'imaginait pas les princes turcs si soumis. Pour tenir tête à cette tornade, dont l'ardeur évoque le «* ciel brûlant des plus noirs Africains *», il faudrait un acteur qui ait quelque rudesse, et capable à l'occasion de férocité. Mais Jean-Marie Voeltzel en est tout à fait dépourvu. Il est souriant, il est séduisant, mais il est mou. On le verrait jouer l'Alain du *Feu follet* (de Drieu), plutôt que Bajazet. Et il murmure plutôt qu'il ne dit son texte. \*\*\* Au même endroit (la crypte Sainte-Agnès, sous l'église Saint-Eustache), et mis en scène par le même Jeener, j'ai vu un spectacle beaucoup plus réussi : *le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc*, de Péguy. Ou pour être précis : des extraits. On joue rarement ce mystère dans son texte intégral, ou peut-être même n'est-ce jamais arrivé. Je pense bien que cela paraîtrait long. Péguy va son chemin tout droit, toujours du même pas, comme il marchait vers Chartres, «* des champs les plus présents vers les champs les plus proches *». Il n'a pas les cabrioles et les coups de force de Claudel. Il est donc bien compréhensible qu'on coupe dans ce texte. Je regrette pourtant, de n'avoir pas entendu la longue évocation de la Terre sainte, et des paroisses françaises. Jeanne nomme Chartres, Orléans, Reims. C'est une préparation à la phrase qui termine ce mystère : «* Orléans, qui êtes au pays de Loire... *» Et une préparation à la vie publique de Jeanne. Je regrette aussi le passage où elle s'indigne que les apôtres aient abandonné le Christ. «* Ce n'étaient pas des Français. Ce n'étaient pas des chevaliers français. *» Puis : «* Jamais des Français ne l'au­raient abandonné. *» Et enfin : «* Je suis comme tout le monde, mais je sais que je ne l'aurais pas abandonné. *» Cela me fait penser à Clovis : si j'avais été là avec mes Francs, cela ne se serait pas passé ainsi. Malraux note « Clovis croyait qu'il eût délivré Jésus : pour lui, le Calvaire était une erreur judiciaire. » Pas exactement une erreur, mais sans doute un procès truqué, et une condamnation scanda­leuse. 239:803 Malraux ajoute : « On imagine ce qu'en eût pensé n'importe quel Byzantin -- ce qu'en eût pensé saint Augus­tin. » Sans doute, il a raison. Mais cette naïveté de Clovis, ce besoin désespéré de refaire l'histoire (et de compromettre du coup, avec le sacrifice du Christ, le schéma de la Rédemp­tion), on les retrouve intacts, au XX^e^ siècle, chez un normalien formé par la III^e^ République. Et comme nous comprenons, comme nous sommes remués jusqu'au fond par cette naïveté et ce besoin, il faut bien croire qu'il y a là un sentiment éternel. Dans le spectacle de la crypte Sainte-Agnès, l'accent était mis sur la détresse de Jeanne devant le règne du mal, la victoire universelle du mal -- de Satan. On en oublierait le caractère combatif de la jeune bergère, et, qu'elle ne pense qu'à lutter : l'inflexible fierté fait aussi partie de cette sainte histoire. Le *Mystère,* du coup, devient tendu, plus pathétique sans doute, mais d'un pathétique abstrait. Je ne pense pas, disant cela, à la première partie, où le personnage d'Hauviette, plein de santé et de malice, nous rappelle au ton juste. Mais à la seconde, qui prend un air de joute théologique. Hauviette, n'en doutons pas, est une bonne chrétienne. Nous devons souhaiter d'être aussi fidèle. Mme Gervaise aussi est une bonne, une sainte chrétienne. Une sainte raisonnable, qui sait que rien n'est facile. Elle a raison, en somme, contre Jeanne, si extrême, si outrée, qui irait jusqu'à sacrifier son âme, à accepter la damnation pour sauver les autres damnés. Quelle exaltée. Elle en fait plus qu'on ne doit. Elle aime au-delà du possible. Gervaise a raison de la freiner. Mais il fallait bien être excessive pour décider d'aller voir le dauphin, pour le faire sacrer -- et réussir ce projet insensé. Cocteau aimait à citer ce mot d'un chef indien : « Un tout petit peu trop, c'est juste assez pour moi. » Voilà une définition de la sainteté, de celle de Jeanne, au moins. Évelyne Nouaille a joué Jeanne avec conviction, avec simplicité. Elle avait le ton juste. Elle sait aussi très bien regarder et écouter. Sylvie Grégoire (Hauviette) n'est peut-être pas exactement le personnage. Elle le mime, et reste un peu extérieure. Un détail : sa coiffure, très bonne pour une Parisienne de 1990, n'est pas celle d'Hauviette. 240:803 Élisabeth Morat (Mme Gervaise), excellente actrice, fait un peu trop de son personnage une savante dialecticienne, une donneuse de leçon. Il faudrait un peu plus de bonhomie, il me semble. Avec cela, l'ensemble était beau, émouvant. Et ce texte bien à sa place dans cette crypte aux lourds piliers, aux dalles et aux murs de pierre. Mon système m'amène à parler de Feydeau juste après, et cela me donne un choc. Tant pis. Admettons qu'il y a eu un entracte. *Un fil à la patte* a été créé en 1894, une vingtaine d'années avant que Péguy écrive son *Mystère*. Ce qui prouve que la « belle époque » était plus compliquée qu'on ne croit, compliquée comme une ville, comme cette ville où l'on trouve Maxim's et la cathédrale. Et cela donne de l'espoir ; le théâtre qui triomphait dans cette belle époque, c'était celui de Bataille, de Porto-Riche, de Feydeau (qui vaut largement mieux que les deux précédents, mais qui ne vole pas très haut, on peut le dire) ; le théâtre qui se préparait dans l'ombre, c'était celui de Claudel. Espérons une surprise semblable. Il y a quelque chose de curieux, dans Feydeau, c'est qu'on y rie, alors que le monde qu'il nous montre nous est totale­ment étranger. Des aristos décavés et séduisants, comme Bois d'Enghien, des généraux sud-américains richissimes et irasci­bles, des cocottes, voilà autant d'espèces disparues. De même que le clerc de notaire parolier. Si l'on essaye de transposer, on tombe sur des types très différents. Aujourd'hui, à la place du général Irrigua, on aurait un de ces chefs d'État du tiers-monde débarqués par les peuples qu'ils ont pillés. Nous sommes remplis de respect pour de tels héros, et on n'oserait certainement pas s'en moquer sur une scène. Bois d'Enghien, c'est la noblesse d'Empire. -- L'équivalent, aujourd'hui, c'est le petit-fils d'un compagnon de la Libération. Le montrer en coureur de dots ? Cela doit tomber sous le coup des lois. Quant à Bouzin, il doit être militant de la CFDT, et la police viendrait à son secours au lieu de l'embarquer. *Libé* publierait les paroles de ses chansons. Il serait diffusé par NRJ. On lui voterait le prix René Char. Vous voyez que tout le scénario s'écroule. 241:803 Pourquoi donc rions-nous au *Fil à la patte ?* Parce qu'il est rassurant, confortable de rire des ridicules et des vices qui ne menacent plus personne. On rit parce que personne ne se sent visé. Et puis aussi, sans doute, parce qu'il y a une part durable et mécanique de l'homme. Il y a toujours des imbéciles comme Bouzin, des terreurs comme le général, des hommes à la vie compliquée comme Bois d'Enghien. Une remarque. Le programme écrit Bois d'Enghein. Avec e, i, n. Ce n'est pas une coquille. C'est parce qu'on explique par cette orthographe la prononciation *An-guin*. Tandis que pour la plupart des utilisateurs de français i, e, n, cela se prononce comme dans chien. Et plus personne ne sait qu'En­ghien (casino connu, et titre de l'aîné des Condé : c'est un duc d'Enghien qui gagne à Rocroi) se prononce An-guin. Revenons à la pièce. La mise en scène de Pierre Mondy est utile, efficace, précise, exactement ce qu'elle doit être. Pour les acteurs, le palmarès, selon moi, est le suivant Jacques Fontanel (Chenevette), Martin Lamotte (Irrigua), Françoise Fleury (la baronne Duverger) et Sabine, Haudepin (Lucette Gautier). Je trouve que Christian Clavier, bon acteur, manque un peu de la prestance nécessaire à son rôle : n'oublions pas que la bête de l'espèce Bois d'Enghien se vendait sur pied. Jacques Villeret imite beaucoup Robert Hirsch, qui fut un vertigineux Bouzin. \*\*\* Arrivons aux pièces contemporaines. Aux créations. Dans deux cas sur trois j'ai été déçu. Mettons que je n'aie pas eu de chance. J'ai mis longtemps, à aller voir *les Palmes de M. Schutz*. Cette comédie sur Pierre et Marie Curie -- curieux sujet -- ne me tentait pas. Et puis il y eut les Molière. Et puis Gérard Caillaud est sympathique. Sympathique sa volonté de défendre le théâtre français, la création française... On est pour, bien sûr. L'ennui, c'est que la pièce est une ineptie. Je suis éberlué de la voir si bien reçue. L'auteur est M. Fenwick. Son texte est sans doute de ceux qu'on trouve géniaux dans les cafés-théâtres : 242:803 mélange d'amateurisme, de dérision et de bêtise. Le sujet, c'est la découverte de la radio-activité par Pierre et Marie Curie. Avez-vous lu, autrefois, dans *Spirou*, les his­toires de l'oncle Paul ? Cette page de bande dessinée racontait la vie d'un grand homme ou un événement célèbre. Travail de vulgarisation très bien fait pour des gamins de dix ans, ce qui n'est pas facile. Maintenant, supposez les histoires de l'oncle Paul racontées dans le style de Gaston Lagaffe (célèbre personnage de Franquin). Vous avez exactement la pièce de M. Fenwick. On y entend Marie Curie dire : « S'il entrave que pouic, il vaut mieux qu'il gicle un peu plus loin » un universitaire distingué y hurle des obscénités ; et M. Schutz qui rêve d'entrer à l'Académie des sciences (grâce aux travaux des Curie, bien sûr) parle de ses futurs confrères en les appelant « les pépés ». Pour quiconque a encore une idée du sérieux, de l'austérité de l'université française avant 14, le décalage paraît vraiment absurde, et si l'on rit, c'est de l'auteur. C'est le style du burlesque, le *Virgile travesti* de Scarron. Le contraire du bon comique. Évidemment, tous les poncifs en vigueur sont présents. Marie Curie est présentée comme faisant partie de « la résistance » en Pologne. Elle y envoie de la dynamite. Le colis détourné vers le *Moulin rouge* sert à un attentat anar­chiste en France. Et on s'arrange à un moment pour pronon­cer : *Solidarnosc*. La salle s'émeut et applaudit : les gogos sont toujours là. Comme toujours, Pierre Curie passe pour une sorte d'as­sistant, un garçon de laboratoire bien brave. Le génie, c'est la Polonaise. Elle avait comme on sait un fort sens de la publicité. Quant à son mari, Barrès note dans ses *Cahiers*, cette remarque bien intéressante : « M. Curie était un esprit singulier, un peu triste, méditatif. Il n'a jamais voulu signer seul ses travaux. Il les signait avec son père, puis avec son frère, puis avec sa femme quand il s'est marié (me dit Philippe Berthelot). Je vois ses raisons : faire la part des autres. » Cela remet les choses au point, il me semble. Il faut ajouter, pour être juste, que les acteurs sont excellents, au point de faire passer, par moments, ces sottises. 243:803 Sonia Vollereaux est toujours pétillante d'esprit et de vie. Elle donnerait de la flamme à un livre de mathématiques modernes. Stéphane Hillel, qui joue Pierre Curie, Patrick Zard (Bémont) et Gérard Caillaud lui-même (Schutz) sont étonnants de drôlerie. Et Christiane Muller, qui joue Geor­gette, nous vaut peut-être les meilleurs moments de la soirée avec son personnage de servante bougonne au cœur d'or, une marionnette qu'elle sait animer. Cela fait beaucoup de talent autour d'un prétexte nul. Pas de quoi s'emballer non plus avec *Un homme assis,* de M. Bauer, que Laurent Terzieff joue, à l'Atelier, avec P. de Boysson. Le seul avantage de cette pièce est qu'elle ne dure qu'un peu plus d'une heure ; malgré quoi on lui trouve des longueurs. Il s'agit d'un homme riche et solitaire, écrivain qui a fait ses succès, si on comprend bien, avec des drames familiaux, la mort de son fils, en particulier. C'est un désespéré. Il lui semble que son corps (ses mains, ses yeux) refuse de lui obéir. Il supplie en vain sa main droite de prendre un mouchoir. Elle s'y refuse. Scène qui devrait être pathétique et fait plutôt rigoler le public. Arrive une vieille amie, qu'il traite odieusement. Elle veut l'aider, à toute force. Elle finit par se jeter par la fenêtre, se sacrifiant, si l'on comprend bien, pour le sauver. Et en effet, elle y réussira. D'abord, elle n'est pas morte. Elle revient des portes de la mort (c'est très à la mode, les journaux sont pleins de ce genre de choses), et le voyage est tout à fait rassurant. Et puis, dit Jeanne (c'est le prénom de l'amie), nous respirons, à chaque seconde, et c'est merveilleux. Il n'en faut pas plus pour convaincre le désespéré. Il respire. Il découvre que cela sent mauvais, et que c'est lui qui pue ainsi. Il décide d'aller se laver. Décision hautement significative. Tout cela est à la fois sinistre et puéril. Pour éviter de terminer sur cette mauvaise note, j'ai gardé pour la fin *Une répétition au théâtre du crime,* pièce de Jacques Mauclair. On s'y amuse de bon cœur. Le prétexte est d'une grande simplicité. Un auteur vient chercher au théâtre le manuscrit qu'il a envoyé quatre ans plus tôt. Il tombe sur la femme de ménage, Mme Gazul, qu'il appelle Clara parce que lui (et M. Mauclair) connaissent Mérimée. Le public ne rit pas, faut-il le préciser ? 244:803 Arrive ensuite le directeur, agité par les affres de la création et par les tourments de la jalousie. Il met en scène *Othello*. Il y joue le rôle du Maure, et, coïncidence, il a de bonnes raisons de soupçonner que sa Desdémone le trompe. Tant la nature imite l'art. Cette Desdémone qui le mène par le bout du nez est une gamine, dont il a fait pour commencer une figurante, et qui en quelques semaines a pris assez d'importance dans la vie de notre Othello-directeur pour lui faire renvoyer la vedette et prendre le rôle à son compte. Il y a là des moments bien drôles, où J. Mauclair reprend les prodigieuses vacheries « confraternelles ». Évidemment, dès qu'elle a réussi son affaire, la petite rusée en prend à son aise, néglige les répétitions, et d'ailleurs cherche mieux ailleurs. Les choses tournent mal et le direc­teur, habité par son rôle et rendu furieux par les trahisons de sa chère Desdémone, l'étrangle sous nos yeux avant de se percer la bedaine. Son sang coule à flots. Le théâtre est bien le théâtre d'un crime. Mais l'homme au manuscrit, jusqu'ici silencieux, et pas si bête pour un auteur, nous le rappelle : ici, le plancher, ce sont les planches. Tout est feint. Tout est vrai et tout est faux à la fois, peut-être même les sentiments qu'éprouvent les gens du métier. Le directeur, plutôt que vraiment amoureux et jaloux, est un homme qui s'est inoculé ces passions pour mieux les repré­senter. De même, Sainte-Beuve disait s'être inoculé une dose d'ambition quand il fut candidat à l'Académie : pour réussir à être élu, et pour pouvoir mieux comprendre chez les autres un trait de caractère qui lui était étranger : « J'en éprouve assez pour la comprendre et la sentir en abrégé. Je ne l'ai pas à l'état de petite vérole, je l'ai à l'état de vaccine. » Cet aimable divertissement est un hommage au théâtre en même temps qu'une satire sans méchanceté des comédiens. Les quatre acteurs qui sont en scène sont très bien. Robert Ohnignian, qui joue le directeur, pastiche Pierre Brasseur qui, on s'en souvient, apparaît en Othello dans *Les enfants du paradis*. Les voix, les postures avantageuses et de terribles roulements d'yeux, tout y est. On s'amuse bien, je le répète. Jacques Cardier. 245:803 ## CALENDRIER LITURGIQUE ### L'année liturgique 1991 247:803 SOMMAIRE -- Avertissement *Un calendrier traditionnel* 249 -- Préface > *Lex orandi, lex credendi* 253 -- Les règles de préséances 261 -- Le régime de Jean XXIII 263 -- L'année liturgique 1991 267 -- Le calendrier 269 249:803 #### Avertissement Un calendrier traditionnel *LA publication régulière, dans ITINÉRAIRES, d'un calendrier liturgique de l'année à venir a été l'une de nos répon­ses au bouleversement révolutionnaire qui s'est installé en maître de la liturgie sous le règne du pape Paul VI.* La revue ITINÉRAIRES fut en effet la pre­mière à prendre l'initiative de publier un « ordo » établi selon les règles traditionnelles. Mais pour établir chaque année un ordo selon les règles traditionnelles, il existait trois possibilités : -- conserver les règles qui étaient en vigueur à la mort de Pie XII en 1958 ; 250:803 -- *revenir au régime de saint Pie X qui fut en vigueur de 1913 à 1955 et qui gardait de saint Pie V le bréviaire presque entièrement et le missel dans sa totalité ;* -- suivre le régime adopté par Jean XXIII, régime dit de 1962. Chacune de ces possibilités comportait des avantages et des inconvénients. La revue ITINÉRAIRES avait choisi la pre­mière des trois à un moment où personne n'avait suggéré un choix plutôt qu'un autre. Cette première possibilité fut d'abord peu suivie : le régime liturgique en vigueur à la mort de Pie XII était un régime transitoire et il n'existe pas de livres liturgiques entièrement conformes à ce régime. En plusieurs lieux on a préféré et on préfère encore aujourd'hui conser­ver le régime de saint Pie X. Mais c'est le régime de Jean XXIII, celui des « livres liturgiques de 1962 », qui a obtenu en fait la faveur de la plupart des célébrations traditionnelles. Il a été adopté par la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et par les communautés qui suivent la même ligne ; il a été adopté par l'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux et par ceux qui suivent son exemple ; c'est le régime qui, d'autre part, est indiqué par les « indults » et « concessions » du saint-siège. 251:803 *Tenant compte de cet état de fait, le calen­drier liturgique d'ITINÉRAIRES suit, depuis l'an­née 1990, le régime de Jean XXIII avec toute­fois, entre parenthèses, des emprunts aux régimes antérieurs lorsqu'il nous a paru souhai­table d'en conserver une mention. La tendance actuelle est de revenir plus ou moins à ces régimes antérieurs, celui de Pie XII, celui de saint Pie X. Les cas augmentent de prêtres et de communautés qui suivent les indications que nous mentionnons entre parenthèses. Le régime de saint Pie X, semble-t-il, regagne chaque jour du terrain : avec bien entendu les compléments nécessaires, puisqu'à s'en tenir à lui il n'y aurait, par exemple, ni de solennité de sainte Jeanne d'Arc ni de fête de... saint Pie X.* Souvent le choix se trouve déterminé par les livres disponibles. Si l'on n'a qu'un bréviaire de Jean XXIII, il est impossible de reprendre le régime de Pie XII ou celui de saint Pie X., Rappelons qu'il n'existe pas de bréviaire de Pie XII : son décret du 23 mars 1955 ayant un caractère provisoire, il avait interdit toute modi­fication aux livres liturgiques. Si l'on possède un bréviaire de saint Pie X on peut, au prix de transpositions fatigantes, y retrouver le régime de Pie XII ou celui de Jean XXIII. Il est plus simple de réciter l'office tel qu'on l'a sous les yeux. 252:803 *Pie XII n'avait pas modifié le calendrier dans son ensemble ; il avait seulement réduit au rang de* simples *les fêtes* semi-doubles *et au rang de mémoires les fêtes* simples. *L'augmentation continuelle du nombre des saints canonisés rend évidemment nécessaire de procéder périodique­ment à des réductions de cette sorte. Jean XXIII a supprimé quelques fêtes et en a institué quelques-unes. A la hiérarchie traditionnelle des fêtes, il a substitué une répartition en quatre classes : la première demeure sans changement ; les fêtes de 2^e^ classe sont très dévaluées, elles perdent les premières vêpres, le droit d'être célé­brées le dimanche et celui d'être transférées ; la troisième englobe les anciens doubles majeurs, doubles et semi-doubles, avec des matines de trois leçons ; la quatrième correspond au rite simple. Il y a peu de différences entre le missel de saint Pie V et celui de Jean XXIII. Mais on reprochera au calendrier de Jean XXIII d'avoir introduit une rupture dans le langage : en modi­fiant complètement la* dénomination *des fêtes, il tend à rendre désormais inintelligibles, si on le suit, les monuments et témoignages que nous avons hérités de nos ancêtres dans la foi.* Jean Madiran.\ Jean Crété. 253:803 #### Préface Lex orandi, lex credendi I. -- Tous les jours\ sont des jours de fête Quasi tristes, semper\ autem gaudentes (*II. Cor., VI, 10*)*.* L'antiquité païenne -- païenne mais formée aux vertus naturelles de piété et de religion -- disait déjà *: Pour le sage tous les jours sont des jours de fête.* A cette piété naturelle, à cette vertu naturelle de religion, la religion chrétienne ajoute le saint sacri­fice de la messe de chaque jour (et tout l'office du jour) : 254:803 par quoi il devient infiniment plus vrai que tous les jours sont des jours de fête pour l'homme racheté. \*\*\* La joie quotidienne puisée dans la participation au saint sacrifice de la messe est une joie liée à l'acceptation de la croix : *ecce enim propter lignum venit gaudium in universo mundo,* ainsi qu'on le chante le vendredi-saint : c'est par la croix qu'est venue la joie dans le monde entier. Dans l'organisation de la vie moderne, et dans l'organisation moderne de l'apostasie, il n'est pas donné facilement à tout le monde d'avoir chaque jour à sa disposition une messe catholique, et la possibilité matérielle d'y assister. *Mais il est toujours à la portée de tout le monde* de lire et méditer chaque jour la messe du jour. \*\*\* Le propre de la messe du jour, ce sont sans doute les « lectures » : l'épître et l'évangile. Mais attention : *il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Écriture sainte sans connaître le catéchisme.* Il n'est pas vrai que nous puissions lire l'Évangile sans l'Église : sans le guide de l'interprétation tradition­nelle, de l'enseignement permanent de l'Église, résu­més dans le catéchisme romain. *L'Écriture n'est pas livrée à l'interprétation de chacun selon son humeur ou ses lumières personnelles.* C'est pourquoi, dans le propre de la messe du jour, il convient de recevoir et de méditer avec un soin particulier l'enseignement contenu dans les *oraisons :* 255:803 selon leur texte véritable, bien entendu, et non point selon les éditions trafi­quées, atténuées, gauchies qu'en donnent les nou­veaux livres liturgiques. Le P Emmanuel disait que la doctrine « *non de telle ou telle école, mais la doctrine de l'Église, se trouve renfermée surtout dans les oraisons du Missel et du Bréviaire* »*.* Il se réclamait de « *l'ensei­gnement traditionnel de l'Église consigné dans ses oraisons* » (15 mars 1898). « Les oraisons, ajoutait-il, sont une mine inépuisable de doctrine. N'imitez point ceux qui récitent toute leur vie ces oraisons sans les comprendre. Au siècle dernier, on vit même des ecclésiastiques corriger, supprimer les oraisons de l'Église romaine ; ils y voyaient sans doute des erreurs. Hélas ! Quelle vanité ! Leur réforme a passé ; il n'y en a plus trace. » Il ne restera pas trace davantage des fabrications de ceux qui recommen­cent aujourd'hui à vouloir « perfectionner » en la mutilant, *la prière* traditionnelle de l'Église, qui est *règle de foi,* selon la parole : «* Legem credendi statuat lex supplicandi. *» II\. -- Legem credendi\ statuat lex supplicandi Nous avons recherché l'origine et la portée exactes de cet adage. 256:803 Il est souvent cité sous la forme lapidaire, et abrégée : *lex orandi, lex credendi,* la loi de la prière est la loi de la croyance. Une interprétation erronée en avait été repoussée par Pie XII dans l'encyclique *Mediator Dei* (20 novembre 1947) « ...L'erreur de ceux qui ont considéré la liturgie comme une sorte d'expérience des vérités à retenir comme de foi ; de façon que si une doctrine avait produit, par le moyen des rites liturgiques, des fruits de piété et de sanctification, l'Église l'approuverait, et qu'elle la réprouverait dans le cas contraire... Mais ce n'est point cela qu'enseigne, ce n'est point cela que prescrit l'Église. » Au contraire, disait la même encyclique : « Dans la liturgie sacrée nous professons la foi catholique expressément et ouvertement... Toute la liturgie donc contient la foi catholique, en tant qu'elle atteste publiquement la foi de l'Église. « C'est pourquoi, chaque fois qu'il s'est agi de définir une vérité divinement révélée, les Souverains Pontifes et les conciles, lorsqu'ils puisaient aux "sources théologiques", tirèrent maint argument de cette discipline sacrée ; tel, par exemple, Notre prédé­cesseur d'immortelle mémoire Pie IX, lorsqu'il décréta l'Immaculée Conception de la Vierge Marie. Et de même l'Église et les Saints Pères, lorsqu'ils discutaient de quelque vérité douteuse et controversée, ne négli­geaient pas de demander des éclaircissements aux vénérables rites transmis depuis l'antiquité. De là vient l'axiome connu et respectable : "*Legem credendi lex statuas supplicandi.* Que la règle de la prière fixe la règle de la croyance." 257:803 Ainsi, la sainte liturgie ne désigne et n'établit point la foi catholique absolument et par sa propre autorité, mais plutôt, étant une profession des vérités célestes soumise au suprême magistère de l'Église, elle peut fournir des arguments et des témoignages de grande valeur pour décider d'un point particulier de la doctrine chrétienne. Que si l'on veut discerner et déterminer d'une façon absolue et générale les rapports entre la foi et la liturgie, on peut dire à juste titre : *Lex credendi legem statuas supplicandi.* Que la règle de la croyance fixe la règle de la prière. » Le texte exact et originel de l' « axiome connu et respectable » est : *ut legem credendi statuat lex supplicandi.* Il figure, dans un contexte que nous citerons plus loin, au chapitre VIII des *Capitula* joints à la Lettre de saint Célestin 1^er^ ([^53]) aux évêques de Gaule (431). Il a été plusieurs fois cité ou invoqué par les papes, plus ou moins littéralement, plus ou moins explicitement, mais dans un sens toujours substan­tiellement identique. Par exemple Benoît XIV dans l'encyclique *Quemadmodum preces* du 23 mars 1743 : « La loi de la foi et celle de la prière s'accordent parfaitement entre elles. Et nous lisons dans les très célèbres additions de la Lettre de saint Célestin aux évêques de Gaule : *Faisons aussi attention aux mys­tères des prières sacerdotales, afin que la loi de la prière établisse la loi de la foi.* » 258:803 Léon XIII, lettre *Apostolicae curae* du 13 sep­tembre 1896 : « Une relation nécessaire existe entre la foi et le culte, entre la loi de la croyance et la loi de la prière. » Pie XI, constitution apostolique *Divini cultus* du 20 décembre 1928 : « Le pape Célestin 1^er^ estimait que la règle de la foi est exprimée dans les vénérables formules de la liturgie ; a disait en effet que la loi de la prière détermine la loi de la croyance. » Il s'agit de la lettre de semonce que saint Céles­tin I^er^ avait adressée en 431 aux évêques de Gaule, à la demande du laïc Prosper d'Aquitaine, pour rejeter la doctrine des semi-pélagiens et faire l'éloge de saint Augustin (mort l'année précédente). Cette lettre est suivie sans séparation, dans les manuscrits anciens et dans les collections de documents officiels, par un recueil de décrets conciliaires et pontificaux, long­temps nommé : *capitula Caelestini.* C'est dans ce recueil annexé à la lettre que figure la formule : *ut legem credendi statuat lex supplicandi.* Depuis le VI^e^ siècle jusqu'au XVI^e^ les Capitula furent fréquemment cités comme étant de la main de saint Célestin. On suppose maintenant qu'ils auraient été écrits après sa mort (survenue en. 432), soit par saint Léon le Grand encore diacre, soit plus probablement par ce Gaulois sympathique et militant, déjà nommé plus haut, 259:803 saint Prosper d'Aqui­taine, théologien laïc du V^e^ siècle (dates incertaines de sa naissance et de sa mort), qui soutint les doctrines de saint Augustin sur la grâce. Quoi qu'il en soit de l'auteur, ces *Capitula* ont toujours été regardés comme exprimant authenti­quement la foi de l'Église. On les trouve, sous le nom d'*Indiculus,* en traduction française, dans le nouveau Dumeige, p. 333, et dans l'ancien, p. 327 (mais attention au Dumeige ; voir la mise en garde du P. Calmel : « Le nouveau Dumeige », dans ITI­NÉRAIRES, numéro 149 de janvier 1971, pages 133 et suiv.). Après sept chapitres de décisions pontificales et conciliaires, le chapitre VIII déclare : « *Praeter has autem beatissimae et apostolicae sedis inviolabiles sanctiones* (*...*)*, obsecrationum quo­que sacerdotalium sacramenta respiciamus, quae ab apostolis tradita, in toto mundo atque in omni Eccle­sia catholica uniformiter celebrantur, ut legem cre­dendi statuat lex supplicandi :* après ces décisions inviolables du très saint-siège apostolique (...), exami­nons aussi les paroles sacrées des prières sacerdotales (que les apôtres nous transmirent et qui sont célébrées uniformément dans le monde entier et dans toute l'Église catholique), afin que la loi de la prière éta­blisse la loi de la foi. » Dans notre traduction, nous ajoutons des pa­renthèses pour éviter une équivoque et montrer à quoi se rattache *afin que :* « examinons afin que », et non pas « célébrées uniformément afin que ». 260:803 Dumeige fait carrément le choix inverse, en coupant indûment la phrase par un point, et il nous semble que c'est un contresens : « ...considérons aussi les mystères des prières dites par les prêtres. Transmis par les apôtres, ils sont célébrés uniformément dans le monde entier et dans toute l'Église catholique, pour que la loi de la prière constitue la loi de la foi. » C'est méconnaître, croyons-nous, le mouvement du texte et la suite des idées. Après avoir recueilli le témoignage des documents pontificaux et conci­liaires, on recueille celui de la liturgie. Donc : « examinons aussi les paroles sacrées afin d'y trou­ver (là aussi) une règle de foi ». Il s'agit de fonder, de justifier la démarche qui, à la suite des textes du magistère, va maintenant attester la pratique liturgi­que ; celle-ci est, elle aussi, témoin de la tradition et règle de foi. En marge de ces textes vénérables, on peut rappeler l'opinion de Bossuet (parfois trouvée exagé­rée, mais qui ne l'est qu'en apparence) le principal instrument de la tradition de l'Église est renfermé dans ses prières. (*Instruction sur les états d'oraison,* traité I, 1. VI, n. 1.) Jean Madiran. 261:803 #### Les règles de préséances dans le régime de saint Pie X CES règles de préséances n'ont pas été modifiées par Pie XII en 1955. Elles demeurent donc valables aussi bien pour ceux qui suivent le régime de Pie XII en 1958 que pour ceux qui suivent le régime de saint Pie X. *a*) *Rite plus élevé :* double de 1^re^ classe ; de 2^e^ classe ; majeur ; mineur ; semi-double (supprimé en 1955) ; simple ; à moins d'occurrence d'un dimanche ou d'une férie ou vigile privilégiée. (Les simples dimanches l'emportent sur les dou­bles majeurs qui ne sont pas du Seigneur ; les dimanches de seconde classe l'emportent sur les doubles de 2^e^ classe ; 262:803 les dimanches de 1^re^ classe, le mercredi des Cendres, la Semaine sainte entière et les vigiles de Noël et de Pentecôte l'empor­tent sur toute fête.) *b*) *Solennité plus grande :* une fête fériée (même si la fériation est supprimée) ou ayant une octave l'emporte sur une autre fête du même rang. Ainsi la Toussaint l'emporte sur le Christ-Roi. *c*) *Raison de primaire ou de secondaire :* cette distinction très tardive (de Léon XIII, me semble-t-il) tend à sauvegarder les *dies natales* à l'égard des fêtes de pure dévotion. (Ne sont secondaires que les fêtes de dévotion double de 1^re^ classe secondaire \[unique\] : le Précieux-Sang. Doubles de 2^e^ classe secondaires : Saint Nom de Jésus, Invention de la Sainte Croix, Sept-Douleurs, Saint Rosaire, Cœur Immaculé de Marie, Maternité de Marie, Marie-Reine. Doubles majeurs secondaires : Exaltation de la Sainte Croix, Notre-Dame du Mont-Carmel, Saint Nom de Marie, Notre-Dame de Lourdes, Notre-Dame de la Merci, Chaire de saint Pierre, Conversion et Commémoration \[30 juin\] de saint Paul, saint Jean devant la Porte-Latine, et fêtes de pure dévotion des calendriers particuliers. Double mineur secondaire : Impres­sion des Sacrés Stigmates de saint François d'Assise. Semi-double secondaire : Invention de saint Étienne, premier mar­tyr.) Toutes les autres fêtes sont primaires et, à égalité de rite, l'emportent donc sur ces fêtes de dévotion. *d*) *Dignité de la personne* fêtes : du Seigneur ; de Marie ; des Anges ; de saint Jean-Baptiste ; de saint Joseph ; des Apôtres ; des Évangélistes. Cette règle ne joue pas plus loin : ainsi la fête d'un martyr ne l'emporte pas sur celle d'un confesseur. *e*) *Propriété de la fête :* cette règle ne joue que de simple à double majeur inclusivement : la fête propre à un diocèse ou à un ordre religieux l'emporte, toute chose égale d'ailleurs, sur une fête de l'Église universelle. Dans le Code des Rubriques, de Jean XXIII, toutes ces règles de préséances sont abolies et remplacées par un tableau de préséances annexé au dit Code. -- J.C. 263:803 #### Le régime de Jean XXIII 1° *Le missel :* il y a très peu de différences entre le missel de Jean XXIII et le missel de saint Pie V. Même les messes supprimées dans le calendrier de Jean XXIII figurent dans le missel de 1962 au supplément *pro aliquibus locis* (en certains lieux). 2° *Le bréviaire :* le psautier reste celui de saint Pie X, encore que son usage soit modifié. Subsistent également les leçons de l'Écriture occurrente. En revanche, un grand nom­bre de leçons des Pères de l'Église disparaissent. 3° *La classification des jours liturgiques :* c'est là qu'inter­viennent des modifications radicales. L'ancienne classification était : « double de 1^re^ classe », « double de 2^e^ classe », « double majeur », « double », « semi-double » et « simple ». La distinction entre « double » et « simple » consistait en deux particularités : 1° les offices doubles avaient des 1^re^ et des 2^e^ vêpres ; 2° à matines, laudes et vêpres, les antiennes étaient doublées, c'est-à-dire récitées ou chantées en entier avant et après le psaume. Le Code des Rubriques a posé le principe que les an­tiennes seraient toujours doublées. Pie XII avait déjà sup­primé les premières vêpres des fêtes inférieures à double de 2^e^ classe. 264:803 Jean XXIII supprimait les premières vêpres des fêtes de 2^e^ classe. De ce fait, la distinction entre « double » et « simple » perdait toute signification. Une nouvelle répartition en quatre classes était adoptée : 1° *Les fêtes de 1^re^ classe* ne subissent aucun changement. De même, les dimanches et féries de Ire classe restent les mêmes que dans le régime de Pie XII. 2° *Les fêtes de 2^e^ classe* sont très dévaluées : elles perdent leurs premières vêpres, le droit d'être célébrées le dimanche et celui d'être transférées. Il y a quelques *féries de 2^e^ classe :* quatre-temps, vigiles. 3° *La troisième classe* englobe les doubles majeurs, dou­bles et semi-doubles, avec des matines de trois leçons. On remarquera que les semi-doubles, dévalués dans le régime de Pie XII, sont réévalués dans le régime de Jean XXIII. La réduction des matines à un seul nocturne (9 psaumes et 3 leçons) fait disparaître la plupart des leçons des Pères de l'Église. Aux fêtes de saints, la 3^e^ leçon est empruntée aux leçons contractées, approuvées par saint Pie X le 24 juillet 1914 et introduites dans le bréviaire romain par le décret général du 28 novembre 1914 de Benoît XV. Les *féries de 3^e^ classe* sont celles de l'Avent et du carême, avec entre les unes et les autres une grande différence : les féries de l'Avent admettent les fêtes de *3^e^* classe, alors que les féries de carême les excluent ; on a donc l'office férial pendant tout le carême, à l'exception des fêtes de 1^re^ et 2^e^ classes., 4° *La 4^e^ classe* est l'équivalent du rite simple ; mais il n'y a pas de fêtes de 4^e^ classe : ce rite est réservé aux féries ordinaires et à l'office de la Sainte Vierge le samedi. Toutes *les solennités* sont conservées, à la seule exception de la solennité de l'Immaculée-Conception, car les dimanches de l'Avent sont de 1^re^ classe. La France et la Belgique conservent les solennités obligatoires de *l'Épiphanie,* de la *fête-Dieu,* des *saints Pierre et Paul,* et du *saint patron du lieu ;* ce qui est confirmé par le décret du 21 mars 1962. 265:803 *1^er^ vendredi du mois :* sont désormais permises pour le bien des fidèles *deux* messes votives du Sacré-Cœur, avec Gloria, mémoire des offices occurrents et sans Credo. Il n'est plus exigé que ces messes soient précédées ou suivies d'un exercice en l'honneur du Sacré Cœur. *1^er^ samedi du mois :* une messe votive du Cœur Imma­culé de Marie est permise aux mêmes conditions : messe *Adeamus* du 22 août, Gloria, mémoires, sans Credo. Dans l'oraison et la postcommunion, les mots *festivitatem, solem­nia* sont remplacés par *memoriam.* Les solennités extérieures\ dans le Code des Rubriques de Jean XXIII Le Code des Rubriques, publié par Jean XXIII en 1960 et entré en vigueur le 1^er^ janvier 1961, institue pour les solennités extérieures un régime simple et uniforme : ces solennités sont assimilées aux messes votives de 2^e^ classe, instituées par le même Code des Rubriques. Restent permises, outre les solennités des patrons, titu­laires et dédicace, toutes les solennités précédemment concédées. Ces solennités peuvent être célébrées les dimanches ordi­naires « de 2^e^ classe », dans le Code des Rubriques. Elles sont donc interdites, comme précédemment, les dimanches de 1^e^ classe : Avent, Carême, Quasimodo. Une dérogation à cette règle (mais est-ce une réponse officielle ou une simple interprétation ?) a laissé subsister la solennité de l'Immaculée-Conception le 2^e^ ou le 3^e^ dimanche de l'Avent. Il est à remarquer qu'une dérogation, inscrite expressément dans le Code des Rubriques, permet de célébrer la fête même de l'Immaculée-Conception le dimanche 8 décembre, alors que le décret du 23 mars 1955 obligeait à la déplacer. \[...\] 267:803 L'année liturgique 1990-1991 \[...\] 302:803 AVIS PRATIQUES \[...\] ============== fin du numéro 803. [^1]:  -- (1). Récapitulation dans ITINÉRAIRES, numéro 280 de février 1984, pages 1 à 14 : *L'accord Rome-Moscou,* suivi de : *Notes techniques.* [^2]:  -- (2). Récit partiellement reproduit dans la *Documentation catholique* du 17 novembre 1968, col. 2015 et suiv. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 306 de septembre-octobre 1986, p. 71-74. Selon Lazare Landau dans *Tribune juive* du 17 au 23 janvier 1986, Jules Isaac avait été précédemment reçu par Pie XII en 1949, audience obtenue « avec l'aide du B'nai Brith, de Vincent Auriol et de Cletta Mayer ». [^3]:  -- (3). Hebdomadaire publié en langue française à Strasbourg et à Paris sous la direction du rabbin Jacquot Grunewald. [^4]:  -- (4). Voir : *La question juive dans l'Église,* ITINÉRAIRES numéro 301 de mars 1986, spécialement pp. 60-66. [^5]:  -- (5). *Information juive,* numéro 56 de juin 1986. -- Sur la question en elle-même d'une « nouvelle doctrine de l'Église », voir : Jean Madiran, *Une nouvelle dynastie,* ITINÉRAIRES numéro 304 de juin 1986. [^6]:  -- (6). cf. par exemple : « Les juifs ont été massacrés avec une haine gratuite dans une Europe à qui fut prodigué pendant des millénaires, et par qui l'on sait, un enseignement du mépris. » (Henri Smolarski, *Tribune juive* du 1^er^ au 7 septembre 1989.) [^7]:  -- (7). *Actualité juive*, numéro 173 du 13 septembre 1989. [^8]:  -- (8). La réédition du *Catéchisme du concile de Trente* par ITINÉRAIRES, et celle, également par ITINÉRAIRES, de son adaptation à l'usage des enfants *Catéchisme de saint Pie X,* se trouvent actuellement en *reprint* chez DMM, qui est également (ré)éditeur du *Petit catéchisme de saint Pie X*. (Éditions Dominique Martin Morin, 53290 Bouère ; tél. : 43.70.61.78.) [^9]:  -- (1). Mais on savait ou subodorait ce qui se préparait. Il y avait eu l'article d'Henri Fesquet dans *Le Monde* du 8 décembre 1966 qui annon­çait (à la suite d'indiscrétions) quelles seraient « quelques-unes des caracté­ristiques fondamentales » du futur *Fonds obligatoire.* L'abbé Georges de Nantes avait vivement réagi dans la *Contre-Réforme catholique.* La revue ITINÉRAIRES (n° 110 de février 1967) en avait fait état en déclarant : « C'est incroyable... S'il en était ainsi, on se trouverait en présence d'une situation insurrectionnelle. » -- Il y avait eu une première tentative dix ans aupara­vant, dans le même esprit : celle du « catéchisme progressif ». Mais Pie XII était encore là, et il avait donné un coup d'arrêt : voir les « docu­ments » de notre numéro 17 de novembre 1957. [^10]:  -- (2). DMM, éditeurs à 53290 Bouère ; tél.: 43.70.61.78. [^11]:  -- (3). Ces vingt-cinq écrivains sont : Marcel De Corte, Maurice de Charette, Louis Salleron, Élisabeth Gerstner, Thomas Molnar, Paul Bous­caren, Bernard Faÿ, Jacques Vier, Eric M. de Saventhem, abbé J.-E. des Graviers, Édith Delamare, Luce, Quenette, Alexis Curvers, P. Maurice Avril, Georges Laffly, Jacques Trémolet de Villers, Henri Rambaud, abbé Louis Coache, Jean Crété, Bruno Durand, Roger Berrou, Jean-Bertrand Barrère, Hugues Kéraly, Gustave Corçâo, Antoine Barrois. [^12]:  -- (1). *Nouvel Observateur,* 17 mai 90. [^13]:  -- (2). *L'Evénement du Jeudi,* 17 mai 90. [^14]:  -- (3). *Express,* 20 janvier 89. [^15]:  -- (4). *Le Monde,* 20 mars 86. [^16]:  -- (5). *Express,* 20 janvier 89. [^17]:  -- (6). *Écrits sur le racisme,* p. 13 (éd. Christian Bourgois). [^18]:  -- (7). *Écrits sur le racisme,* p. 127. [^19]:  -- (8). *Le Point,* 21 mai 90. [^20]:  -- (9). *Événement du Jeudi,* 17 mai 90. [^21]:  -- (10). *Express,* 20 janvier 89. [^22]:  -- (11). *Le Point,* 21 mai 90. [^23]:  -- (12). *Express,* 20 janvier 89. [^24]:  -- (13). *Nouvel Observateur,* 17 mai 90. [^25]:  -- (1). Selon le Robert, monitorage est la forme recommandée pour monitoring qui est une technique de surveillance électronique, appliquée principalement en médecine. [^26]:  -- (2). Pour épargner le lecteur nous ne parlerons que d'agriculture. Le champ d'action du PIM s'étend à tous les secteurs d'activité de la Région (industrie -- services et tertiaire avancé, bois, pêche, tourisme, etc.) et procède de la même façon. [^27]:  -- (3). L'ecu vaut à peu près 7 F. [^28]:  -- (4). I.V.D. : Indemnité Viagère de Départ. Somme destinée paraît-il à favoriser l'installation de jeunes agriculteurs par la retraite des anciens ! [^29]: **\*** -- Reproduction It. 156, pp. 281-289. [^30]:  -- (1). Pour cet article nous utilisons principalement : le chapitre VII de l'ouvrage du cardinal GRENTE : *Saint Pie V, le pape des grands combats* (Fayard, 1956) ; et le chapitre XII de l'ouvrage de l'amiral Paul AUPHAN *Histoire de la Méditerranée* (Paris, 1962). Voir aussi, entre autres : Paul CHACK, *Deux batailles navales* (Paris*,* 1935) ; *Journal de la bataille de Lépante* présenté et commenté par François GARNIER (Paris, 1956). [^31]:  -- (2). La garnison de Famagouste, forte de 4 000 hommes et commandée par le général Marc-Antoine Bragadino, se défendra jusqu'au milieu de l'année 1571. Ayant épuisé toutes les munitions, Bragadino rendit la citadelle contre la promesse de la vie sauve pour la population et des honneurs de la guerre pour les défenseurs. Les Turcs parjures égorgèrent tant qu'ils purent ; Bragadino lui-même fut soumis à de longues tortures et finalement écorché vif. [^32]:  -- (3). J. BAINVILLE, *Histoire de France,* chap. VIII. [^33]:  -- (4). Citée par le cardinal GRENTE, *op. cit.*, p. 160. [^34]:  -- (5). *Op. cit.*, p. 172. [^35]:  -- (6). J. BAINVILLE, *Histoire de France,* chap. IX. -- Cf. LATREILLE, etc., *Histoire du catholicisme en France,* t. II, Spes 1960, p. 239 : Coligny entreprend une politique de « réconciliation des Français » catholiques et protestants : « Il imagine de refaire l'union contre l'ennemi extérieur, c'est contre l'Espagnol. Il élabore un plan d'action double : sur les océans, où des groupes huguenots résolus iront jusqu'en Amérique menacer le monopole de la colonisation espagnole, sur le continent, où l'armée royale entre en action pour soutenir les révoltés des Pays-Bas. » Ce plan rangeait « la France, sur l'échiquier européen et mondial, aux côtés des protestants contre Philippe II ». Le pape Pie V blâme sévèrement les concessions faites par Charles IX aux huguenots « Cette paix n'est pas la paix. Elle changera une guerre ouverte en secrètes embûches. Dieu lui-même, le Dieu qui brise les royaumes et les transfère d'un maître à l'autre, ne laissera pas impuni le mépris de la religion catholique. » [^36]:  -- (7). *Op. cit.*, p. 185. [^37]:  -- (8). AUPHAN, *op. cit.*, p. 187. [^38]:  -- (9). P. AUPHAN, « Pour les marins de Lépante », dans *Itinéraires,* numéro 112, avril 1967. [^39]:  -- (10). *Documentation catholique,* 4 avril 1965, col. 589. [^40]:  -- (1). Laurent Greilsamer : *Hubert Beuve-Méry,* un vol. de 696 p., Fayard 1990. [^41]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 410. [^42]: **\*** -- En fait, André Frossard (Voir It 909-06-95, p. 64, note 2). [^43]:  -- (3). Aux pages 409-410 de son livre, Greilsamer mentionne Beuve-Méry, Mme Sauvageot, Georges Hourdin, Stanislas Fumet, le P. Boisselot, ce qui est exact. Il mentionne aussi Joseph Fouet, il me semble qu'il n'y était pas. Et c'est tout. Mais à sa note 33 apparaît un autre nom quand il indique ses sources : « Témoignages de Hubert Beuve-Méry, Georges Hourdin et André Voisin à l'auteur. » Je n'ai aucun souvenir de la présence d'un André Voisin au déjeuner du 22 mars 1955. Mais peut-être est-ce un lapsus (ou, à sa demande, une désignation codée ?) qui a fait écrire à Greilsamer : André Voisin au lieu de... André Léquès. [^44]:  -- (4). Traduit en français seulement en 1962 : Douglas Hyde, *J'ai été communiste,* Éditions du Centurion. (En anglais : *I believed.*) [^45]:  -- (5). Voir notamment dans le précédent numéro d'ITINÉRAIRES : Écrivains et journalistes proscrits, un texte important de François Brigneau, et un autre de *Memo*, l'excellent « bulletin du CICES ». [^46]:  -- (1). On retrouve les écuries d'Augias où il fallut les forces d'un torrent pour répartir une pollution qui dès lors devint engrais. [^47]:  -- (2). Abbaye près de Caylus -- où un centre d'art contemporain assez extraordinaire a été recommandé par « Présent ». Demandez à voir le vivier. [^48]:  -- (3). Néron -- empereur romain qui, paraît-il, se réjouissait de voir Rome, sa ville, brûler. En vérité, ce fut le premier et le plus grand des aménageurs radicaux qui, après les incendies, reconstruisait une ville plus « fonctionnelle ». Le baron Haussmann, à Paris, s'inspirera d'une même démarche à la fin du siècle dernier et lorsque M. Roland Castro prétend bâtir un « caravansérail » dans les vignes du Bas-Languedoc, il fait aussi bien que Néron. [^49]:  -- (4). Compagnie Nationale du Bas-Rhône Languedoc. [^50]:  -- (1). A commander à l'*Œuvre Notre-Dame,* 05300 Salérans. CCP 14463-23 T Marseille. 120 F + 20 F de port. [^51]: -- (1). Mme Nicole Fontaine est un professeur de morale sans aucun complexe. En 1984, elle échangea son étiquette catholique (qu'elle venait d'acquérir dans le combat pour l'école libre) contre une place sur la liste de Mme Veil, promotrice de la libéralisation de l'avortement, qui redorait ainsi son blason à droite. Échange (peu reluisant) de bons procédés... [^52]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro II de juin 1990, p. 90-91. [^53]:  -- (1). Saint Célestin I^er^ est le pape du concile d'Éphèse, célébré en cette même année 431.