# 804-12-90
(Hiver 90-91 -- Numéro IV)
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### Le temps des martyrs
*ou : le Siècle de l'Enfer*
par Jean Madiran
*Le grand livre de Gustave Corçâo : *« *O Século do nada* » (*dont la revue ITINÉRAIRES* *avait publié les premiers chapitres en 1987 et 1988*) *arrive prochainement en librairie sous le titre :* « *Le Siècle de l'Enfer* »*.*
*Voici deux extraits de la préface de Jean Madiran pour cette première édition française intégrale en volume.*
CE LIVRE raconte une histoire : la nôtre. Notre histoire intellectuelle. L'histoire de la désorientation croissante des esprits, des doctrines, des comportements dans le catholicisme français, et par suite dans l'Église universelle :
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comment les choses se sont passées durant ce XX^e^ siècle, comment elles se sont passées chez nous, par quels engrenages nous avons été acheminés à « de si formidables calamités », tout cela relu au scanner depuis Rio, par un Brésilien qui est un des grands esprits de notre temps, et qui nous parle de nous. Il a vécu lui-même, par la pensée et par le cœur, ces événements, ces mouvements de l'esprit, ces déferlements idéologiques, il les parcourt à nouveau, cette fois avec une vue critique de l'ensemble : comment et pourquoi ce siècle a été un siècle de retour au néant, comment et pourquoi il est progressivement devenu le Siècle de l'Enfer.
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Siècle des martyrs. -- Comme tous les autres ? -- Non pas : plus que tous les autres, le grand siècle des martyrs, infiniment plus que les précédents.
Plusieurs dizaines de millions dans le monde entier, de l'Europe à l'Asie, de l'Afrique aux Amériques. Jamais il n'y avait eu autant de martyrs en l'espace de cent ans. Ni même en l'espace de mille ans. Ce n'est pas que les autres siècles aient manqué de cœur à la besogne. Mais jamais auparavant les techniques matérielles et sociologiques de persécution de masse n'avaient connu des progrès aussi intenses, permettant un tel rendement.
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Dans les cinq parties du monde le communisme, avec ou sans la maçonnerie selon les cas, a emprisonné, torturé et tué, en haine de la foi, incommensurablement davantage de chrétiens que ne l'avaient fait, additionnés tous ensemble, tous les autres siècles. Formidable record. Et cependant l'infinité de la différence avec les autres siècles n'est pas principalement quantitative. Le XX^e^ siècle est celui où l'Église visible s'est mise à ne plus honorer ses martyrs. Elle les ignore. Elle se tait. Église du silence...
Cette dénomination d'Église du silence avait été employée par Pie XII non point comme un reproche, mais comme une parole de compassion pour l'Église sous la domination communiste ; comme une parole, aussi, de protestation contre un silence imposé de l'extérieur par le tyran. Depuis la mort de Pie XII, ce n'est plus le silence contraint de la persécution. C'est le silence, volontaire et honteux, d'une connivence tacite.
La pratique d'une connivence par le silence (indice et condition d'une non-résistance) avait commencé en France et par la France, par les docteurs catholiques français, clercs et laïcs, aux années trente : quand Pie XI désignait les martyrs et que nos docteurs prenaient le parti des bourreaux. Ce fut le tournant de la guerre d'Espagne. Quelques-unes des pages les plus saisissantes de Corçâo, dans le présent ouvrage, nous parlent de ce silence qui préfigure la suite, une occultation qui va s'étendre. Maritain pourra écrire en 1965-1966 les quatre cents pages du *Paysan de la Garonne* et y déplorer les causes et les conséquences du malheur des temps sans tracer une seule fois le mot *communisme.*
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Corçâo qui fait cette observation s'aperçoit du même coup que lui-même, dans son œuvre, n'a pas honoré les martyrs dont il était le contemporain, il les a ignorés comme les ignorait l'idéologie de plus en plus dominante chez les docteurs catholiques dans le vent, c'est-à-dire ceux qui monopolisaient dans l'Église les postes d'autorité, d'influence, d'enseignement. Les martyrs espagnols étaient comme n'existant pas. L'encyclique de Pie XI sur le communisme, en 1937, demeura en France lettre morte, comme si elle n'y était jamais arrivée. Ainsi se préparait la seconde moitié du siècle, où Église à partir de 1958 devient tout entière et tout à fait l'Église du silence.
Les comportements intellectuels ont engendré les actes de gouvernement. L'accord négocié par Jean XXIII en 1962 interdisait désormais à l'Église toute parole publique que le communisme pût ressentir comme une offense. Le concile, les papes, les évêques n'ont depuis lors jamais cessé de respecter cet accord : ils ont gardé un religieux silence sur les martyrs.
Depuis les premiers chrétiens jusqu'au XX^e^ siècle, l'Église avait temporellement vécu par les martyrs, par le culte des martyrs, par la transmission de leur témoignage. La foi s'était propagée en Europe et dans le monde par les martyrs. En mémoire des martyrs s'était constituée la liturgie catholique. A leur exemple avait grandi la spiritualité chrétienne.
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Le christianisme est une religion du témoignage. Le sang des martyrs, en chaque siècle, a été la semence de la vie chrétienne : *semen christianorum.*
Le sang des martyrs du XX^e^ siècle aura la même mystérieuse vertu. Plus mystérieuse encore que jadis, puisque cachée : l'Église humainement visible ne les connaît pas. Ils sont en notre temps incommensurablement plus nombreux que dans toute l'histoire depuis le Calvaire ; et pour la première fois dans l'histoire ils sont tout à fait ignorés des chroniqueurs comme des prédicateurs. C'est bien l'*abolition du christianisme* dans le monde et dans l'Église, c'est une abolition temporelle du christianisme à laquelle pourtant le christianisme, même temporellement, survivra. Chesterton a recensé les cinq morts de la foi survenues au cours de dix-neuf siècles : celle-ci est la sixième, encore plus ténébreuse à vivre que les précédentes, mais avec la certitude inchangée d'une sixième résurrection.
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Il y a quelque chose d'artificiel dans l'idée que chaque siècle serait une entité individuelle, comme si le fait purement numérique d'arriver au chiffre 100 dans le compte des années devait marquer, dans le cours de l'histoire humaine, une fin suivie d'un commencement. Et encore plus avec le chiffre 1.000. Nous sommes le dernier siècle du second millénaire de l'ère chrétienne : quelle incitation à un millénarisme.
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Mais quelle illusion : il n'y a pas obligatoirement, à chaque centaine, une frontière historique à franchir dans la crainte et le tremblement. Toutefois un siècle est un espace de temps, une mesure de la durée qui est à l'échelle humaine : trois générations ; la vie d'un homme, en lui faisant bonne mesure. Né en 1896, Corçâo est mort en 1978, à l'âge de 81 ans ; il a écrit *O Século do nada* de sa 70^e^ à sa 77^e^ année. Henri Charlier est né en 1883, mort en 1975 : à 73 ans il fut l'un des « quatre » de la fondation d'ITINÉRAIRES. Le rapprochement entre eux n'est pas seulement chronologique ou circonstanciel. L'un et l'autre ont rebroussé chemin *du monde moderne à la foi chrétienne* au moment où l'univers catholique entreprenait le cheminement inverse qui le menait *de la foi chrétienne au monde moderne.* Ce qui s'est passé *en l'espace d'une vie d'homme,* c'est ce double cheminement, celui d'une massive apostasie immanente et en sens inverse celui d'un petit nombre de convertis, des convertis aussi différents les uns des autres par leurs origines que peuvent l'être André Frossard, Henri Barbé, Judith Cabaud, ou Guy Rouvrais : venus du protestantisme, du judaïsme, du communisme, de la maçonnerie.
Corçâo venait, lui, de l'univers des chiffres, des techniques, de l'électronique, bref du deuxième degré d'abstraction, celui qui multiplie les machines et les commodités (et aussi les périls) mais qui ne débouche sur rien, nulle part :
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quand on y est établi, il faut revenir en arrière jusqu'à l'univers du bon sens et du sens commun, terre à terre mais ouvert sur le ciel, à partir duquel on peut alors philosopher et (ou) s'enquérir d'un salut.
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En 1973 déjà, les œuvres de Corçâo avaient été traduites dans la plupart des grandes langues européennes. Seule, l'édition française ne le connaissait pas, ce qui, sans nous surprendre, nous confirme ce que nous pensons d'elle depuis trente et quarante ans. Ce sont les moines bénédictins de l'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux qui ont édité en librairie sa *Découverte de l'autre* (1987) ; et ce sont eux encore qui maintenant éditent ce *Século do nada,* ce qui nous confirme aussi ce que nous pensons de l'irremplaçable bénédiction bénédictine.
Même par son histoire posthume, ce livre est donc bien encore et toujours notre histoire ; celle que nous avons subie, celle que nous subissons, et dont nous nous efforçons de réchapper, il le faut l'histoire d'un siècle qui, sous le poids croissant d'une domination mauvaise, fait retour à un néant négateur de la Rédemption, un retour à ce *nada* qu'en langue française et en catéchisme romain nous appelons l'Enfer.
Jean Madiran.
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### Remarques élémentaires sur l'Algérie et la France
par Georges Laffly
LE MONDE de l'islam s'impose à l'attention, à commencer par le Maghreb et, à l'intérieur du Maghreb, plus encore, l'Algérie : même la crise du Golfe, si importante, nous toucherait de moins près, s'il n'y avait l'Algérie et ses voisins.
Le sujet est difficile. Par exemple, cette Afrique du Nord, qui est fondamentalement berbère, se croit arabe, et ce qu'elle croit être pèse plus que ce qu'elle est en réalité. Il faut en tenir compte.
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Il est peut-être utile de rappeler certaines données élémentaires avant d'évoquer l'actualité.
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Le foyer de la civilisation s'allume tour à tour en Égypte, en Phénicie, en Crète, en Ionie et en Grèce, puis à Rome, en Espagne, en France, rayonnant de ces centres sur tout le bassin et de là sur le monde. On a fait pratiquement le tour du cadran, depuis cinq mille ans. Chaque pays a eu son heure, au moins une fois.
Sauf l'Afrique du Nord. Jamais on n'a vu surgir une nouvelle forme de la civilisation, avec ses dieux et ses œuvres d'art, des villes établies entre Tunis et Tanger. Si ces terres ont brillé quelquefois, ce fut toujours d'un éclat emprunté. Pays-planètes, pays reflets. S'ils ne manquent pas de souvenirs à montrer, il s'agit de monuments, de statues, venus d'ailleurs..
Les Phéniciens ont laissé en Tunisie et en Algérie les quais de leurs comptoirs, leurs burnous, leurs amulettes. Les Romains, des routes, des villes avec leurs amphithéâtres, des villas pavées de mosaïques : Les Grecs y ont envoyé leurs amphores, leurs statues. Les Arabes ont laissé des mosquées, et surtout leur langue -- et le Coran. Les Turcs, les Espagnols, des forts. Et la France, à partir de Louis-Philippe, n'a pas arrêté de construire routes, barrages, chemins de fer et villes, d'assécher les marais, d'ouvrir des écoles.
Autant de conquêtes, autant d'alluvions. Les plus grands esprits nés dans cette Afrique n'enrichissent le patrimoine de l'humanité qu'à travers la langue et la civilisation d'un de ces conquérants.
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C'est par Rome et le christianisme que saint Augustin accède à l'universalité, Berbère qui écrit, pense et prie en latin. Et pour Ibn Khaldoun, de famille andalouse, c'est à travers l'islam et l'arabe. De nos jours, ce n'est pas seulement Camus ou Edmond Brua qui écrivent en français, c'est la plupart des écrivains de sang arabe ou berbère, même quand ils renient la France, comme Kateb Yacine ou Mohamed Dib.
Ce défaut, cette voix qui manque dans le chœur méditerranéen, ne tiennent évidemment pas à une moindre qualité humaine des gens du Maghreb. Ils tiennent à un double et remarquable refus. Refus de l'écriture et refus de l'État. On cite quelquefois, pour l'écriture, les caractères *tifinar,* qu'on trouve jusqu'au Sahara. Mais quelle œuvre a été conservée par cet alphabet ? Même pas les *canoun,* les règles, des assemblées villageoises de Kabylie ; alors qu'on en connaît qui sont fixées en berbère, mais avec des caractères latins.
Le Maghreb est une plante sauvage, qui donne de bons fruits seulement à partir d'une greffe. Et par une fatalité curieuse, la greffe finit toujours par être rejetée, depuis les donatistes du III^e^ siècle, moins hérétiques qu'anarchistes.
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On entend dire couramment que l'Algérie a *retrouvé* son indépendance en 1962. Façon de parler. L'Algérie est une entité inventée par la France : le mot apparaît pour la première fois en 1839, dans une ordonnance de Louis-Philippe.
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Elle se définit à peu près : ce qui se trouve entre le Maroc et la Tunisie (dont les limites ne sont d'ailleurs pas toujours précises).
Avant que la France débarque, en 1830, on ne connaît qu'une régence d'Alger, et des beyliks à Oran, Médéa, Constantine. L'autorité réelle ne dépasse guère les limites de la ville. Cette organisation dépend de l'empire turc. Les deys sont nommés par le sultan. Ils sont souvent choisis parmi les corsaires (Barberousse, par exemple, Grec renégat). Avant les Ottomans, on se trouve devant une succession de royaumes éphémères, dont les plus importants furent ceux de Bougie et de Tlemcen.
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Ben Bella, en 1963, hurle sur le Forum d'Alger : « Nous sommes arabes, arabes ! » De fait, c'est un Berbère islamisé, comme la majorité des Maghrébins. Sans doute des invasions arabes ont eu lieu, en particulier (la plus nombreuse) celle des Hillaliens, au XI^e^ siècle. Il faut compter avec d'autres apports : Turcs ou sujets de l'empire ottoman (Slaves, Grecs) convertis à l'islam dès l'enfance, juifs, esclaves importés d'Afrique noire. Il est bien naturel que le type berbère (et la langue) se soient conservés plutôt dans les montagnes que dans les plaines et les villes.
Après tout, il arrive à tout le monde de confondre un peu facilement *arabe* et *musulman* (on l'a bien vu avec l'Institut du monde arabe). Sur un milliard à peu près de musulmans, il n'y a guère aujourd'hui que deux cents millions d'Arabes, ou se prétendant tels. Les autres sont turcs, persans, indous, sénégalais, nigériens, malais etc.
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D'où vient le prestige du nom arabe ? De la langue du Coran, livre « incréé », réceptacle de la vraie foi, dont chaque syllabe, chaque lettre même, est pleine de sens. Il est impie de traduire le Coran, et de prier dans une autre langue que l'arabe, langue sacrée. Cela donne à ceux pour qui c'est l'idiome maternel une sorte de supériorité évidente, un droit d'aînesse dans la communauté islamique. Il est tout simple que ceux qui peuvent s'y rattacher affirment faire partie de la souche fondamentale, du peuple où naquit Mahomet.
L'*oummah,* la communauté des croyants, est ressentie comme une unité vivante. A l'intérieur de cette communauté, le « peuple arabe » est une entité encore plus présente, plus exigeante, pour ceux qui en participent. La « nation » au. sens que nous connaissons est secondaire. C'est pour cela que des liens, d'ailleurs fragiles, peuvent se créer, comme l'a plusieurs fois tenté Khadafi, entre des pays bien distincts : union Libye-Syrie, Libye-Tunisie etc. Et l'union des États du Maghreb paraît toujours à portée de la main ; elle ne serait en fait réalisable qu'autour d'un homme, d'un prophète.
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« Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. » Distinction que l'islam ne connaît pas. Le spirituel et le temporel n'y font qu'un.
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La loi religieuse règle aussi la vie « civile », non pas à travers des sacrements donnant le sceau du sacré aux instants capitaux de l'existence, mais en fixant comportements et usages. Rien ne lui échappe. Nous risquerions de tomber dans une société de ce type si, comme on le voit de plus en plus, nous laissions à quelques bonimenteurs le soin de fixer ce qui est permis et *ce* qui ne l'est pas, dans la vie politique et dans la vie quotidienne.
La confusion du spirituel et du temporel, c'est fatalement la dégradation du mystique en politique, dont parlait Péguy. Les guerres du XX^e^ siècle (faites au nom du Droit, de la Démocratie) nous en donnent une idée : pour mobiliser un peuple, on lui inculque qu'il défend des principes sacrés, que l'adversaire veut détruire ; cela fait de cet ennemi un monstre indigne de vivre. Il faut en faire un autre homme, régénéré, ou un mort. Convertir ou tuer. C'est le sens des guerres saintes.
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La *tolérance* de l'islam est un lieu commun accepté partout. On vante souvent celle des Turcs, oubliant que le service du sultan n'était confié qu'à des musulmans. Janissaires ou fonctionnaires étaient recrutés chez les enfants doués qu'on enlevait à leurs familles chrétiennes et qu'on élevait dans la religion du Prophète. Le statut de « protégé » accordé aux juifs et aux chrétiens était pesant, humiliant et d'ailleurs fragile. La *tolérance* musulmane a fait disparaître en trois siècles le christianisme dans une région, l'Afrique du Nord, où il était enraciné depuis un demi-millénaire. Et encore aujourd'hui, allez demander leur avis aux Coptes, en Égypte.
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Nous vivons sur l'idée que les peuples évoluent tous de la même façon, la nôtre, c'est-à-dire vers les « libérations » : libération des mœurs, indifférence à l'égard de la foi, comme d'ailleurs à l'égard de la patrie et de sa langue. A nos yeux, nous continuons, étant les premiers sur ce chemin, de proposer un modèle.
Or, s'il est vrai qu'on nous envie notre richesse (qui n'est pas due, dit-on, à nos capacités, mais à nos vols), le temps est passé où le modèle occidental était incontesté. C'est d'ailleurs, comme toujours, l'Occident qui a tout fait : il s'est chargé de dégonfler le modèle qu'il avait construit, il en a longuement décrit les tares ; à la fin, il a réussi à en dégoûter le monde.
Il y a un rejet de l'Occident. Non seulement un rejet politique, par la décolonisation, et par l'établissement un peu partout de dictatures et de régimes à « parti unique » où nous nous obstinons hypocritement à percevoir des démocraties. Mais rejet de notre idéologie, de notre laïcité, de notre idée du progrès. Certainement, la liberté sexuelle compte des amateurs : assez souvent, ils font la distinction entre la conduite qu'ils attendent des femmes qu'ils abordent, et la conduite qu'ils attendent de leurs sœurs et de leurs cousines. Certainement aussi, l'abondance d'objets que proposent nos magasins est enviée dans le Tiers-Monde. Mais ça ne suffit pas pour être modèle, contrairement à ce que nous voulons croire.
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Le succès de « l'islamisme » vient de là. Il constitue un retour aux sources : les peuples du Maghreb se sont nourris de l'islam pendant des siècles. Il constitue aussi une réponse aux questions du siècle ; le capitalisme ne satisfait que le ventre et le bas-ventre ; le communisme a échoué. L' « islamisme » comblera les cœurs. Et comme il fait partie de l'héritage, voilà un motif de fierté pour des peuples qui en manquent, s'ils ne manquent pas de superbe, et de présomption. Quelle revanche d'apporter au monde la solution à ses maux, d'être celui qui sait guérir..
Islamisme, ou fondamentalisme musulman, les mots montrent bien qu'il ne s'agit pas exactement de la *foi* religieuse. Il s'agit d'une idéologie. Elle se manifeste par la multiplication de tribuns et de chefs politiques, plutôt que par une multiplication de saints hommes, ou au moins d'hommes de prière.
En Algérie, une référence à la foi ancestrale n'a jamais été oubliée. Elle a été un moteur de combativité et, disons-le, de haine. Le « colonisateur », c'était le roumi, l'idolâtre, le chrétien. Je trouve dans un roman algérien (publié au Seuil) ce petit dialogue :
-- *Nous sommes des étrangers, répondit Rabah Ouali.*
*-- Comment, des étrangers ! On* \[ne ?\] *peut encore être un étranger dans le pays revenu à la religion de Dieu et aux mains des croyants.*
(T. Djaout. *Les chercheurs d'os*)
Le FLN a toujours su qu'il fallait compter avec ce sentiment. En 1980, Benyahia, ministre des affaires étrangères de l'Algérie, déclarait à Europe 1 :
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« ...Une révolution authentique, qui ne veut pas importer une idéologie de l'extérieur, doit tirer l'essence philosophique de sa propre personnalité. L'une des composantes essentielles de la personnalité algérienne, c'est l'islam. »
Propos qui confirme ce qu'on vient de dire sur la nécessité de se distinguer de l'Occident, et même de s'opposer à lui. En Algérie, où tout (les villes, les ponts, les routes et jusqu'aux réverbères) rappelle l'empreinte française, il fallait un effort énergique pour retrouver une personnalité distincte. Cet effort nous paraît une régression. C'est pourtant nous qui l'avons rendu nécessaire. Les Français qui ont poussé à l'indépendance devraient être les derniers à se plaindre.
Avec le temps, l'islamisme a grandi en ambition, et le monde arabe, fort de ses victoires anticolonialistes et de ses pétrodollars, s'est imaginé en guide de la planète. « Notre slogan, « ni Est ni Ouest », est le slogan fondamental de la révolution islamique dans le monde des affamés et des opprimés. » (Khomeiny, 28 juillet 1987.) Si l'on préfère le propos d'un voisin (d'un ancien *concitoyen*)*,* voici Hamza Boubakeur, ancien recteur de la mosquée de Paris « L'islam ne basculera dans aucun des modèles dominants : ni socialisme ni capitalisme. Une révolution est amorcée \[...\] Elle aboutira à une troisième force, islamique, qui pourra se permettre un rapport d'égalité avec les deux blocs. » (*Le Matin,* 23 novembre 1979.)
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Sans doute l'Algérie, assez profondément occidentalisée, ne semblait pas devoir être au premier rang dans cette voie. Mais l'impéritie, les excès, la corruption et les crimes du FLN ont dégoûté le peuple algérien de ce parti -- et du socialisme aussi, peut-on espérer.
Khomeiny, Khadafi, avant eux Nasser, ont su enflammer les masses musulmanes d'Afrique du Nord et du Proche-Orient. Khomeiny avait le désavantage d'être persan, et chiite. Mais musulman solide, tenant la dragée haute aux Américains (dans l'esprit du peuple, qui dit *Américain* dit *sioniste,* docile aux juifs, c'est ainsi). Nasser n'était pas particulièrement religieux et sa vie fut une suite de défaites. Son prestige resta quand même immense jusqu'au bout : il avait *libéré* l'Égypte (on a oublié Neguib) et il allait libérer la Palestine.
Aujourd'hui, Saddam Hussein est le chef d'un parti laïque et socialiste, le Baas. Cela n'empêche pas que, depuis le coup du Koweit et la mobilisation occidentale, les mosquées vibrent pour lui.
Redisons-le : nos distinctions ne tiennent pas devant ce besoin de gloire et de prééminence arabe. Ces peuples attendent de l'histoire une revanche, revanche de leur misère, de leurs échecs, de leur retard. Qu'elle vienne d'un chef religieux ou d'un chef laïque, peu importe. Le chef laïque a très bien su faire vibrer la corde religieuse.
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Quelqu'un qui a très bien compris cela, c'est Ben Bella. Encore un bel exemple de notre faculté d'illusion face à ce monde si proche et si étrange :
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l'article « Ben Bella et les barbus » publié dans *le Monde* du 2 octobre, sous les signatures conjointes d'Alain Carignon, Gisèle Halimi et Dominique Jarret. L'idée mirifique qui inspirait l'article étant celle-ci : le FIS (Front islamique de salut), c'est bien dangereux, le FLN, c'est bien usé. Mais Ben Bella, qui est à la fois religieux et occidental, de surcroît chef historique, peut capter des voix des deux côtés, et faire le bonheur de l'Algérie. Par un hasard malheureux, l'article parut quatre jours après le retour raté de Ben Bella à Alger. Si nos élites socialisantes parient sur lui, qui n'a guère de chances, c'est qu'elles l'imaginent accommodant, modéré, très proche de leurs préjugés. La stupeur fut d'autant plus grande de l'entendre clamer que l'Algérie allait envoyer des centaines de milliers de volontaires soutenir Saddam. Notre presse avait à peu près caché que huit jours avant, Ben Bella était à Bagdad ; soutenant son chef, et obtenant d'ailleurs la libération de quatre otages français. Un pourboire pour ses amis, ou l'achat de leur complicité. Aucun journal, aucune télé n'a dénoncé cette collaboration avec l'Irak.
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Ben Bella a peu de chances d'aller loin. Le FIS, n'a aucune raison de lui laisser la place. Le FLN, qui l'a trahi autrefois, l'entend aujourd'hui réclamer une épuration de ses dirigeants, qui ont fait tirer sur le peuple (500 tués en octobre 88, dont la presse française a bien moins parlé que de la tuerie de Pékin, six mois plus tard).
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Cependant, l'ancien président de la République algérienne a des qualités de tribun. Il sent son peuple. Il sait ce qu'il faut lui dire, ce qui le séduira. D'où son appui à Saddam Hussein. Avec un peuple nombreux, jeune, belliqueux, il est utile de sonner du clairon. Saddam, étant un Arabe, est un frère. N'oublions pas : le sentiment d'appartenance à l'Algérie est subordonné au sentiment d'appartenance à la communauté arabe. Dans notre langage : l'Algérie n'est pas une *nation.*
L'opinion française -- coupée de la réalité par ses médias -- ignore, veut ignorer, que le Maghreb ; s'est enflammé pour la cause de Saddam Hussein, l'homme qui tient tête aux États-Unis (et à Israël). Quand on dit : le Maghreb, cela veut dire ceux qui y vivent, mais aussi les importantes métastases projetées sur le territoire de la France y compris certains de ceux qui jouissent de la nationalité française.
Dès le mois d'août, nombre de mosquées deviennent les relais de la propagande irakienne. Voir les interventions du « recteur » de la mosquée de Marseille. Il refusa de recevoir les émissaires saoudiens qui venaient expliquer la position de leur pays et l'appel aux armées « infidèles » et « idolâtres », celle de la France, par exemple. Or nous sommes les alliés de l'Arabie saoudite, que cela (nous) plaise ou non.
Il est tout à fait raisonnable, à mon sens, de vouloir éviter une guerre avec l'Irak. Mais se comporter en allié de ce pays, ou en défaitiste (en appuyant ses raisons, et en cachant ses crimes), c'est se placer en position fausse. Suspecte. Tout le monde l'a senti quand les marins CGT ont voulu saboter l'embarquement du matériel de nos forces du Golfe.
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Inutile de le cacher. Les Maghrébins résidant en France sont pour la plupart en opposition avec la France, dans cette affaire. Leurs gouvernements aussi, particulièrement ceux d'Algérie et de Tunisie, trop faibles pour résister à la poussée de leur opinion. Et ce n'est pas non plus la France qui s'impose à cette opinion, qui la forme et qui la guide... Notre pays risque au contraire d'être incliné par elle dans un sens opposé à sa volonté. C'est une des leçons de la crise : la révélation de l'importance, du poids de cette minorité.
Révélation, car on a bien l'impression que cet élan pour l'Irak a été une surprise pour nos gouvernants, ignorants de cette sensibilité, dupes tout les premiers des sottises qu'ils diffusent sur l'intégration.
Le refus, la méfiance, voire l'hostilité du Maghreb (et de ses colonies en France), voilà qui n'a peut-être pas été sans influence sur les positions successives du président Mitterrand. Pure supposition ? Les mouvements aberrants de planètes ont permis aux astronomes de déceler l'existence de Neptune. Il est certainement beaucoup plus facile de poser l'existence, d'une force non reconnue quand on voit la France passer, par la voix de son Président, de la « logique de guerre » à la promesse de négocier après la seule *promesse* d'évacuer le Koweït.
On ne nous parle plus d'indépendance. Et il n'est pas suffisant d'incriminer notre *suivisme* à l'égard des États-Unis.
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Le vrai est que nous devons compter avec une présence étrangère lourde. Nous abritons des gens dont les réflexes, les sentiments, induits à partir de centres lointains et incontrôlables, sont irrémédiablement étrangers.
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L'affaire de Vaulx-en-Velin est une autre manifestation du peu de réalité de l'intégration. Officiellement, on attribue les émeutes au « mal de vivre » des banlieues, explication passe-partout. Quand on est plus savant, mais aussi décidé à ne pas voir, on parle comme Alain Touraine de « syndrome américain ». Tu parles. Le premier fait sociologique certain, dans cette affaire, c'est que la partie essentielle de l'événement, sa racine, est passée sous silence, ou évoquée en passant, comme si elle était sans importance. Ce fait, c'est que la commune comprend 75 % d'immigrés. Remarque raciste ? non, rappel d'une évidence : *25 % n'intègrent pas 75 %.*
Une question à poser : comment se fait-il que nos sociologues, si actifs, ne s'interrogent pas sur un problème d'actualité, en France comme aux États-Unis : à quelles conditions minimales de cohérence une société doit-elle satisfaire pour être viable ? Les supermarchés, la moto et la télé ne suffisent pas.
La police, évidemment attaquée *par les autorités,* déclare qu'elle n'exclut aucune hypothèse sur les causes de l'émeute. En particulier une offensive des trafiquants de drogue. C'est bien possible.
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Mais personne, personne, ne fait la liaison avec la crise du Golfe, ne rappelle que Saddam Hussein se pose en champion des Arabes, et que notre télévision, nos radios (les journaux, peu lus dans ces cités, ont moins de responsabilité) ont depuis août une attitude belliciste, passionnelle. Ils accablent le camp des « mauvais ». Ils jettent de l'huile sur le feu, pour tout dire. Cela n'a-t-il joué aucun rôle à Vaulx-en-Velin ? Le simple goût de détruire et de voler n'explique pas tout. Certains de ces révoltés n'ont-ils pas voulu *faire la guerre* (le mot a été prononcé) contre le pays qui a choisi le camp américain et sioniste, puisqu'à leurs yeux, c'est ainsi que les choses se présentent ? Il est possible que je me trompe. Ce qui est ennuyeux, inquiétant même, c'est que le silence sur cette hypothèse ne vient pas de son absurdité, mais d'une fausse prudence, et de la peur. Peur de voir la réalité.
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La question dont il s'agit ici n'est pas le conflit du Golfe (il y aurait bien d'autres choses à en dire), mais les rapports entre l'Algérie et la France. Encore un mot, donc, sur ce sujet. Il est question plus haut de certains Maghrébins qui ont la nationalité française et ne la respectent pas. Je ne fais pas une généralité. Trop d'entre eux ont prouvé leur loyauté jusqu'à la mort. Mais le fait est bien réel, et sans doute plus fréquent encore dans les jeunes générations, celles qui n'ont pas connu l'Algérie française. Les journaux ont donné la parole, au sujet de Vaulx-en-Velin, à des éducateurs, professeurs, sociologues d'origine algérienne. Aucun d'eux n'a eu un mot de condamnation pour les désordres, les hommes blessés, les vols. Tous exigent que la France et les Français fassent des efforts supplémentaires. C'en est même comique.
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On reparle de l'assassinat de M^e^ Ali Mecili, et on évoque à ce sujet, sans s'étonner, la collaboration des polices française et algérienne (FLN). Sujet honteux pourtant, preuve de notre abaissement.
La presse a souvent souligné que M^e^ Mecili était citoyen français. Notre police aurait donc accepté que la police algérienne assassine un Français. C'est scandaleux, mais je suis plus sensible à un autre scandale, plus grand à mes yeux : la seule pensée de M^e^ Mecili, citoyen français, était l'avenir du pouvoir en Algérie. Sa grande œuvre, la réconciliation d'Aït Ahmed et de Ben Bella. C'est là, je veux bien, le fait d'un bon patriote algérien, plutôt que d'un patriote français. Pour lui, la nationalité française n'était qu'une couverture. Elle lui permettait d'exercer sa profession d'avocat à Paris, et le mettait à l'abri, devait-il penser, de certains attentats.
Ce que je reproche aux journalistes, c'est de trouver cette tricherie toute naturelle. Et de cacher que le cas n'est pas unique. D'être, en fait, complices de l'imposture.
C'est la question de l'intégration qui est posée là. Si cette intégration est possible, elle est plus difficile que jamais et sera une œuvre de longue haleine. Elle ne pourrait réussir que si la France inspirait, à nouveau, le respect ; si la qualité de Français redevenait désirable, le but difficile d'une ambition ; si elle était exclusive de toute autre allégeance politique.
*16 octobre 1990*
Georges Laffly.
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### L'arrêt Frydmann
*Bruxelles, voilà l'ennemi*
par Francis Sambrès
LE 20 octobre 1989 fut un grand jour, un jour de victoire pour l'Europe des fonctionnaires mondialistes. C'est une date plus importante dans l'histoire de notre pays que celles de nombreuses batailles qui ne changèrent rien, de nombreux traités qui furent déchirés, de nombreuses constitutions qui périrent très vite tant leurs racines naturelles étaient pourries.
Ce 20 octobre 1989 le Conseil d'État a rendu un arrêt qui devrait être célèbre sous le nom de son rapporteur : Frydmann.
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Jusqu'alors et bien que le pouvoir ait peu à peu réduit au profit des instances internationales le champ des compétences du Parlement en matière de législation, une jurisprudence constante du Conseil d'État accordait aux lois nationales la priorité sur les traités internationaux (pays étrangers et C.E.E.).
Bien sûr il pouvait en résulter quelques désordres, quelques difficultés, mais l'essentiel était maintenu : nos élus, chargés par la Constitution de faire ou d'approuver nos lois, restaient bien les défenseurs de la patrie, quelle que fût leur scandaleuse médiocrité : charbonnier restait maître chez lui, il lisait l'heure à son clocher et voyait midi à sa porte.
Et voici que ce 20 octobre 1989 renverse le cours des choses, à l'occasion d'une affaire de peu d'importance, et l'on décide que notre pays ne pourra plus s'opposer aux décisions des traités internationaux. On a beau nous rassurer en nous disant que cela n'aura guère d'importance et nous montrer quelques faibles incidences purement économiques, on se garde bien de dire que c'est la souveraineté nationale qui. est blessée à mort et qu'à l'avenir tous les problèmes de société seront traités à Bruxelles ou à Strasbourg qui assurent dès maintenant 80 % des lois économiques, sujets aussi graves que le rétablissement de la peine de mort, le droit de vote élargi aux immigrés, la police aux frontières non communautaires où une simple décision de Bruxelles imposera sa philosophie à notre pays.
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Jadis, quand notre pays était envahi, ruiné, presque à l'agonie, on pouvait encore chanter :
*Mes amis que reste-t-il*
*A ce Dauphin si gentil ?*
*Orléans, Beaugency,*
*Notre-Dame de Cléry,*
*Vendôme, Vendôme.*
Réduite à quelques villages, la France chrétienne était encore entière. La France chrétienne était là, intacte dans sa souveraineté. Aujourd'hui, après l'arrêt Frydmann, notre pays est mutilé, infirme, émasculé. C'est du beau travail mondialiste ! Bientôt, contre la tyrannie socialiste européenne qui prendra très vite le relais du communisme d'hier et entassera à son tour ruines, famine et désert sur nos jardins perdus, ne restera-t-il que l'insurrection par les armes pour retrouver nos libertés puisque la loi rie peut plus nous les garantir ?
Retrouverons-nous les camps, les prisons, les exécutions, la Terreur ?
Ce jour du 20 octobre 1989 est plus noir que Sedan, plus noir que Dien Bien Phu où nous avons pleuré la fin de notre gloire. Il ne s'agissait alors que de temporel, et peut-être d'honneur perdu. L'arrêt du Conseil d'État par le conseiller Frydmann signe la mort de la France spirituelle, c'est un parricide.
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Peut-être, par un curieux retour de l'histoire, devrons-nous notre salut, la restauration de nos libertés et le retour à notre souveraineté à Mme Thatcher qui garde avec obstination, haut levé, le drapeau de son pays. Devant la veulerie de notre bétail politique, c'est bien notre dernière chance et notre dernier espoir.
Ce jour noir, pourtant, ne devrait pas nous surprendre si nous n'avions pas l'esprit occupé par l'agitation furieuse des médias qui nous aveugle. Voici plus de cinquante ans qu'il se prépare, dans l'ombre, avec des manœuvres obliques, des décisions justes dont on attend seulement les effets pervers, des mesures annoncées dont on reprend par le pouvoir réglementaire ce que la loi avait donné, des gestes spectaculaires qui nous habituent -- jusqu'à l'hébétude -- à des modes de pensée qui auraient choqué, voire révolté des générations d'hommes libres. C'en est au point qu'après avoir donné l'information d'un arrêt Frydmann, les médias, et encore pas tous, n'ont ajouté que des commentaires lénifiants visant à en minimiser la portée, l'importance ou le danger, et les conséquences prévisibles sur la vie même de nos libertés.
Il ne manque pourtant pas de juristes dans notre personnel politique, mais pas plus qu'ils ne s'inquiètent des effets des accords de Ghelen qui abolissent les frontières entre quelques pays d'Europe -- à titre d'expérience,
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pour voir comment cela marchera en vraie grandeur avant le saut au mondialisme suicidaire -- ils ne parlent guère de l'arrêt Frydmann qui déclare notre dépendance, affirme notre esclavage et nous fait présenter sur un plateau, en chemise et pieds nus, aux bureaux de Bruxelles l'âme de notre pays et les clefs de notre salut.
Francis Sambrès.
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## CHRONIQUES
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### Mitterrand : la guerre civile
«* ...elle n'aura pas lieu, Cassandre *»
par Danièle Masson
LA VOLONTÉ d'Andromaque, lourde de son amour pour Hector et de l'enfant qu'elle attend, se heurte vainement à la vierge devineresse Cassandre : la guerre de Troie aura lieu.
Relire aujourd'hui Giraudoux est peut-être une tentation à laquelle il ne faudrait pas succomber. Mais elle est trop forte pour qu'on n'y succombe pas.
Le destin dont Cassandre est le porte-parole prend le visage d'une femme, Hélène : « Le monde a été placer son miroir dans la tête obtuse d'Hélène. » Ce très mince mobile de la guerre de Troie est l'alibi des faibles et des vieillards, qui prennent là leur revanche !
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« Ils veulent faire la guerre pour une femme, c'est la façon d'aimer des impuissants », remarque Hécube. Car l'aventure singulière d'Hélène, enlevée aux Grecs par le Troyen Pâris, embrase Troie tout entière, et Pâris, malgré sa bonne volonté toute relative, confie à Hector : « Que veux-tu que je te dise ? Mon cas est international. »
Les volontés -- la volonté forte d'Hector et Andromaque, les velléités d'Hélène et de Paris, la roublardise d'Ulysse -- ne peuvent rien contre cette espèce de connivence entre les êtres et l'univers, qu'on appelle la fatalité. Ulysse, qui prétend lire les grandes lignes de l'univers, comme les lignes de la main d'Hector, pratique la géopolitique comme la chiromancie, et traduit tout en nuances cet accord universel : « Il est une espèce de consentement à la guerre que donnent souvent l'atmosphère, l'acoustique et l'humeur du monde. Il serait dément d'entreprendre une guerre sans l'avoir... L'univers le sait, nous allons nous battre. » S'il ne veut pas la guerre, il précise : « Mais je ne suis pas sûr de ses intentions à elle. » Comme si la guerre voulait la guerre.
Cette « fatalité », ce « destin », sont en fait les oripeaux dont s'affublent les hommes qui veulent la guerre, parce qu'elle délivre leurs vieux démons : « Les grands hommes infatués d'eux-mêmes aiment beaucoup dire qu'ils ont pour camarade journalier le destin. » Car la guerre est séductrice : elle promet « la liberté, la générosité, le mépris des bassesses » ; elle est euphorisante : elle « délivre de l'espoir, du bonheur, des êtres les plus chers » ; elle nourrit l'illusion de l'invulnérabilité, « par cette petite délégation que les dieux vous donnent à l'instant du combat ».
De *La guerre de Troie* à *Sodome et Gomorrhe* en passant par *Amphitryon 38,* Giraudoux reprendra cette idée : la guerre est un sport où l'on triche, et qui libère les vieux instincts.
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« Les Grecs sont menteurs », dit Hélène. Mais la mythologie dont Giraudoux raffole est une feinte qui révèle autant qu'elle voile sa conviction : la guerre est une tricherie depuis qu'elle est faite au nom du « droit » révolutionnaire. « C'est l'égalité, la liberté, la fraternité : c'est la guerre !... Vous tous, pauvres... venez vous venger ! Vous tous, riches, venez connaître la suprême jouissance... Vous, joueurs, venez jouer votre vie ! Vous, jouisseurs impies, la guerre vous promet tout. » Une *tricherie* depuis qu'elle prend le masque du pacifisme « *Un pacifiste est un homme toujours prêt à faire la guerre pour l'empêcher* »*,* disait Giraudoux en 1935, dans *Je suis partout.*
Ce « pacifisme sentimental et protestataire, disait Maurras, est la plus haute fleur de la philosophie du XVIII^e^ siècle. Il a précisément abouti aux vingt-trois ans de tueries qui vont de 1792 à 1815 ». Il y a une connivence entre Maurras et Giraudoux. Maurras aussi moquait « les chœurs des dévots de la Paix astrale », qui « s'étaient distingués dans le pacifisme intégral lorsque nous étions forts », et « se mirent à tourner, dès que nous fûmes faibles, à un bellicisme violent ».
#### L'économie d'un Octobre planétaire
L'histoire recommence. Avec des allures de farce. Pacifisme lourd de menaces de guerres perdues, croyance en une fatalité qui masque une volonté tenace et perverse, c'est cela que l'on retrouve en Mitterrand, qui semble lui aussi avoir « pour camarade journalier le destin ». Sa « logique de guerre », relayée par une « logique de paix », est l'aveu de l'homme d'État qui prédit l'avenir au lieu de gouverner ; s'il fait l'histoire, il ne sait pas quelle histoire il fait.
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La « logique », c'est l'engrenage auquel on n'échappe pas : au lieu d'être l'acteur de la politique, il en est le devin, ou même le voyeur. Derrière lui, sans vergogne, ceux qui voulaient naguère, avec Hugo, « faire la guerre à la guerre », et qui croyaient, avec Alain, avoir « tué la guerre », se déclarent prêts à « mourir pour le Koweït, comme il fallait mourir pour Dantzig », dans une « guerre fraîche et joyeuse ».
Mais, sous le masque du destin, se cache une volonté qui n'est pas une volonté de guerre étrangère, mais une Volonté de guerre civile. Orwell, dans *1984,* avait prêté à Big Brother une idée machiavélique et géniale : le spectre d'une guerre imaginaire pour renforcer la cohésion des citoyens. Tous unis derrière Big Brother ! et malheur aux traîtres ! Tous unis derrière Mitterrand ! et malheur aux capitulards !
La Révolution (la grande) a découvert le lien de la guerre et de la révolution : la révolution entre en guerre parce qu'elle a besoin de grandes trahisons. Et la guerre a besoin d'une grande révolution.
Car, malgré Maurras et Giraudoux, on comprend mal le passage du pacifisme bêlant au bellicisme hystérique si l'on ne remarque pas le lien de la guerre -- imaginaire ou réelle -- et de la révolution. Jusqu'à présent, et contre la pente de la nature humaine, les xénophobies endogènes (lutte des classes, des sexes, des générations) tenaient lieu de guerres ; l'amour du lointain faisant bon ménage avec le mépris du prochain. La guerre dégénérait en révolution.
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Et précisément, aujourd'hui, guerre et révolution ont besoin l'une de l'autre. Comme la révolution, la guerre balaie tout, et réalise le mot d'ordre marxiste : « du passé faisons table rase ». Le communisme agonise, paraît-il. Il est en tout cas bien vivant dans les esprits occidentaux qui songent que la guerre est le moyen radical d'unifier le monde. Soljénitsyne imaginait un Staline rêvant d'une Troisième Guerre mondiale. Et cette guerre mondiale s'identifiait à une révolution plus expéditive. Ainsi songeait Staline en ses nuits blanches :
« Avec nos tanks, notre artillerie, notre aviation, on pourra peut-être faire l'économie d'un Octobre planétaire. La voie la plus simple pour arriver au communisme mondial passe par une Troisième Guerre mondiale : d'abord l'unification du monde, ensuite on instaure le communisme. Autrement, c'est trop compliqué. »
*Mutatis mutandis,* les démiurges du gouvernement mondial ressemblent à ce Staline-là.
La guerre unit, et elle divise. L'exutoire guerrier renforce la cohérence interne des belligérants ; mais la guerre s'achève en guerre civile : il y a les collabos et les résistants. Les héros et les traîtres.
La guerre nomme les traîtres, canalise les peurs, radicalise. Mitterrand brûle les étapes. La guerre du Golfe n'a pas encore eu lieu. Mais la guerre civile fait rage. Historien de la Révolution, François Furet notait : « La guerre va être le nœud de l'unité et de la surenchère révolutionnaire. » Mitterrand a retenu la leçon des guerres révolutionnaires. La drôle de guerre du Golfe reprend, en l'amplifiant, l'offensive de Carpentras, qui décidément n'est plus opérationnelle. Avec le même manichéisme. Les mêmes thèmes et les mêmes calomnies.
35:804
Hier, Jean-Marie Le Pen était accusé de « racisme anti-arabe ». Aujourd'hui, son « racisme » est réduit à un « utile et nécessaire fonds de commerce », qui ne doit pas cacher son « antisémitisme beaucoup plus profond »*.* (*L'Événement du Jeudi,* 27 septembre.) Bref, s'il n'est pas anti-arabe, c'est parce qu'il est antisémite. Et s'il n'est pas antisémite, c'est parce qu'il est anti-arabe.
Décidément, nous n'échapperons jamais à Auschwitz. Nous en hériterons comme d'un péché originel, et maudit soit celui qui n'adhère pas à cette religion obligatoire. Même si nous n'étions pas nés alors, nous sommes collectivement responsables de Munich, de la collaboration, du typhus et des crématoires. Télescopant l'histoire et l'actualité, *L'Événement* du 27 septembre titre : « Hier et aujourd'hui les munichois, les traîtres, les bellicistes. La crise du Golfe dans le débat franco-français. » Comptant sur l'amnésie des Français, *L'Événement* affirme « L'extrême droite aime l'ennemi : triste constante. »
Les faits sont là, pourtant les accords de Munich furent signés par Daladier, chef du gouvernement issu de la majorité du Front populaire, et le refus de « mourir pour Dantzig » fut exprimé par le socialiste Marcel Déat. Mais on nous parle d'un « esprit de Munich » comme on nous a parlé d'un « esprit du concile », aux responsabilités impalpables et capricieusement désignées.
*L'Événement du Jeudi* n'est pas opposé à la guerre du Golfe, mais fustige le service militaire, comme, en 1935, Blum et Auriol s'opposaient au service militaire de deux ans, « au moment, disaient-ils, où la France commence à se dégager du danger fasciste ». Fabius, en bon socialiste, n'est pas non plus opposé à la guerre du Golfe, mais exigeait, après la destruction du Mur de Berlin, « que nous procédions à une modification à la baisse du budget de programmation militaire ».
*Nihil novi sub sole.* Maurras réclamait « une très ferme et très raisonnable volonté de paix, une volonté non moins ferme et raisonnable d'armement ».
36:804
Hier comme aujourd'hui, les princes de gauche qui nous gouvernent ont conjugué une très déraisonnable volonté de guerre et une très déraisonnable volonté de désarmement.
#### Mitterrand face à l'hétérotélie
Seulement, dans cette guerre civile qui devait être le fruit vénéneux de la « logique de guerre », Mitterrand n'a pas vraiment réussi son coup ; il s'est heurté à ce phénomène que Monnerot appelle l'hétérotélie. Visant une fin, il en a atteint une autre. Du côté des bellicistes : Annie Kriegel, Jean-François Revel, Monnerot, Volkoff, BHL ; mais aussi Garaud et Malaud. Du côté des partisans de paix : Gallo*,* Halimi, Bruno Étienne, Krivine, Gaillot, mais aussi Jobert, Garaud, Chevènement,
Les cartes sont brouillées. C'est peut-être pour cela que la démarche du Président est hésitante. Le très fidèle Jean Daniel a tenté de le suivre. Et cela donne tour à tour des assauts, des tâtonnements, des marches dans les ténèbres. Dans l'attente d'improbables Tartares. Jean Daniel salue d'abord, à grands coups de clairon, « une unanimité sans précédent, une première... l'Irak isolé » (9 août). Puis sa vue devient trouble : « Il m'a semblé que les buts de guerre n'étaient pas clairs » (13 septembre). S'avisant ensuite que « Saddam Hussein draine dans sa mauvaise cause tous les irréductibles : Ben Bella, Arafat », et se rappelant peut-être ses sympathies et ses complicités, il songe à associer au droit du Koweït « le droit des Palestiniens à avoir un État », et même « du Liban à disposer du sien » (4 octobre).
37:804
Jacques Julliard, trouvant sans doute, à la réflexion, cette dernière audace excessive, précise que « pour mériter la pitié du monde, le Liban a d'abord le devoir d'avoir pitié de lui-même ». Et de lui suggérer que « certains des intérêts syriens ne sont pas en contradiction avec ceux du Liban » (11 octobre). A l'heure où l'on voue aux gémonies, comme « collabos », ceux que n'attire pas la croisade contre un Saddam Hussein qui n'a pas envahi la France, il est piquant de voir Julliard vanter la collaboration des Libanais avec le führer syrien qui, jusqu'à l'aube du 13 octobre, avait annexé les deux tiers de leur territoire.
Mais voilà : comme disait Napoléon, « tout État a la politique de sa géographie ». Et Jacques Julliard, chantre public du droit international, songe peut-être, en privé, aux forces obscures du destin, qui vouent inéluctablement le Liban à devenir une province syrienne. Comme peut-être la France à devenir une République islamique. Aujourd'hui 14 octobre, le Liban est soumis à la pax syriana. La paix des cimetières. Les coupables, ce sont moins les Libanais chrétiens collabos ou collaborationnistes que l'Occident qui, par parole, par action et par omission, a rendu vaine la résistance chrétienne libanaise, et poussé les irréductibles au désespoir. Ceux qui avaient manifesté, lors de l'annexion du Koweit, un bellicisme hystérique, sont les mêmes que soulage la paix honteuse au Liban. Il y a des victimes inintéressantes et des bourreaux privilégiés.
A vrai dire, en matière de rambomania, les lecteurs de gauche ne suivent guère leurs maîtres à penser. Comprenant mal, sans doute, les mobiles des va-t-en guerre d'aujourd'hui qui hier leur enjoignaient de faire l'amour et pas la guerre, les lecteurs de *L'Événement du Jeudi* tiennent des propos dangereusement lepénistes.
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« Cette affaire arabe méritait-elle que l'on se jette dans un guêpier pareil ? », écrit l'un d'eux. Et un autre :
« Sous l'aspect policé et bien-pensant du droit international... vous hurlez avec les loups. » Un autre encore, plus logique en somme que la droite qui plaide pour la paix, mais qui, incorrigiblement patriote, va-t-à-la-guerre, affirme, lui, « je n'irai pas tuer », et se présente en « futur objecteur de conscience ».
#### Ni Charybde ni Scylla : ni mondialisme ni nationalisme exacerbé
Ce brouillage des cartes est révélateur. On se rappelle le mot de Clemenceau : « La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'humanité. » Il faut être bien sot, ou bien hypocrite, pour invoquer, à propos de l'intervention dans le Golfe, « le droit international », et la croisade pour l'humanité. Comme disait Hector à Busiris : « Mon cher Busiris, nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité. »
N'empêche que l'on peut toujours moquer, comme Chevènement, les pacifistes du mois de juillet jouant au mois d'août les Déroulède. Mais la position d'une revue comme *Valeurs actuelles,* qui se laisse deviner malgré sa prudence, est symptomatique. Entre l'empire arabe prophétisé par Nasser et l'ordre international dominé par les Occidentaux et défendu par George Bush, *Valeurs* préfère, à l'évidence, l'ordre international.
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S'il est difficile de graver sur une tombe l'épitaphe « il est mort pour un baril à 25 dollars », il est difficile aussi de penser que l'expansionnisme arabe ne nous concerne en rien, et que le surarmement irakien n'est pas notre problème. L'amiral Lacoste faisait remarquer : « Nous avons, nous Occidentaux, joué les apprentis sorciers, en récupérant les pétrodollars sous forme d'armements. »
Si l'on peut admettre que l'Irak considère le Koweït comme son Alsace-Lorraine, il est plus périlleux d'admirer le désir d'empire de Saddam Hussein, et d'accepter que, sous prétexte de vouloir faire la politique de sa géographie, il songe à construire, hors des limites de son État, le nouvel empire babylonien. C'est pourtant le très fort penchant de la revue *Nationalisme et République.* Mais ne faut-il pas aussi, au nom du même principe, justifier l'invasion et l'occupation du Liban ? Dans ce sillage, le *Choc du Mois* présente Saddam Hussein comme « l'homme de l'année » ; ce qui n'est pas du meilleur goût, si l'on songe au gazage des Kurdes.
Nous n'avons pas à nous résoudre à l'impossible choix entre le mondialisme démocratique et laïque et le nationalisme exacerbé. Certains analystes de la droite nationale nous invitent pourtant à choisir entre Charybde et Scylla. Dans *Présent* du 6 octobre, on nous présente comme allant de soi « une triple mutation d'Est en Ouest, l'axe des antagonismes deviendra Nord-Sud ; d'idéologique, la nature des conflits deviendra identitaire ; la menace ne sera plus la foi communiste mais la foi islamique ». (Bruno Mégret.)
Le communisme n'a pourtant jamais été une foi ; il n'a pu s'imposer que par la violence et par la guerre. Et son effondrement économique et « idéologique » ne permet pas de lui faire des funérailles précipitées, qui ne seraient effectives qu'avec le démantèlement de l'Armée rouge et du pacte de Varsovie.
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C'est au nom de cette mutation que Volkoff prêche la « croisade saine et virile » du Nord contre le Sud, en rappelant le mot d'Héraclite : « Le conflit est le père de toutes choses. »
Nous n'acceptons pas que le conflit (la guerre, dans le texte grec) soit le père de toutes choses. Or, dans la querelle entre islamisants -- qui pointent un index vengeur sur l'Irak pour revenir à leurs chers ayatollahs -- et arabisants -- qui voient en Saddam Hussein l'incarnation de la nation arabe en marche -- des leaders de la droite nationale préfèrent les seconds. Pour des raisons stratégiques fort raisonnables : les nations arabes, au lieu de présenter un front, sinon uni, du moins puissant, contre l'Occident, s'épuiseraient en discordes dont l'Occident recueillerait les fruits. Mais aussi pour des raisons idéologiques plus suspectes. S'ils préfèrent le nationalisme arabe à l'intégrisme musulman, c'est aussi parce que les antagonismes nationaux attirent leur sympathie.
Le nationalisme ainsi conçu risque de conduire à l'individualisme des peuples et à sa tentation impérialiste, dont l'empire babylonien serait une incarnation. De ce nationalisme exacerbé selon lequel l'affirmation d'une nation entraînerait la négation de l'autre, Ben Bella, aujourd'hui plus prudent, se faisait, en 1982, le porte-parole fanatique : « Ce que nous voulons, nous, autres Arabes, c'est être. Or, nous ne pouvons être que si l'Autre n'est pas. » Il n'est pas étonnant que Ben Bella manifeste aujourd'hui sa sympathie pour Saddam Hussein.
« Le XX^e^ siècle sera celui des guerres nationales », écrivait Nietzsche. Cette prophétie est lourde de menaces.
41:804
Sans tomber dans un optimisme euphorique, n'est-il pas permis de refuser les sirènes des « antagonismes nationaux », annonciatrices des « logiques de guerre » ? et d'œuvrer pour que les nations soient des amitiés ? Et pour cela, ne faut-il pas s'interdire d'absolutiser la nation ? Mais, pour n'être pas tenté d'absolutiser, de diviniser les réalités humaines et sociales, peut-être faut-il, d'abord, un Dieu.
*Octobre 1990.*
Danièle Masson.
42:804
### Le chaînon manquant
*Toute une génération victime\
de son analphabétisme religieux*
par Guy Rouvrais
LE DERNIER SYNODE a eu pour thème : « La formation des prêtres *dans les circonstances actuelles* »*.* Cet intitulé est typique de la démarche conciliaire : l'Église, certes, mais « *dans le monde de ce temps* ». La tradition est ainsi contre-balancée par les exigences du temps présent. Il est normal, bien entendu, que l'Église adapte les modalités de son action en fonction de la société où elle vit, Elle l'a toujours fait sans pour autant croire qu'il lui fallait le proclamer *urbi et orbi.*
43:804
Vingt-cinq ans de post-concile nous ont montré comment, dans ce balancement, les exigences du « monde de ce temps », ou des « circonstances actuelles » ont peu à peu absorbé celles de la tradition.
Le dernier synode est une tentative pour échapper à ce processus... tout en y restant. Qu'est-ce à dire ? Ceci que les pères synodaux ont conclu qu'il convenait de réhabiliter la dimension contemplative du ministère sacerdotal, non pas tant parce que cela est conforme à la tradition, mais parce que l'on constate « dans le monde de ce temps » une soif de spiritualité à laquelle le prêtre doit répondre.
Hier, les « circonstances actuelles » -- en l'occurrence, la sécularisation -- appelaient le séminariste à se mettre à l'écoute de Marx, Freud et Heidegger ; les « circonstances actuelles » de cette fin du vingtième siècle qui voit, à la fois, la faillite du marxisme et la montée de spiritualités post-chrétiennes, appellent les futurs prêtres à renouer avec la vie de prière.
On se réjouira que la formation du prêtre aille dans le sens d'une plus grande vie spirituelle. Mais cette orientation synodale n'est pas garantie « grand teint ». Aux premiers souffles d'un vent mondain qui aille en sens contraire, nos évêques s'empresseront de l'épouser.
\*\*\*
Il a fallu attendre la fin du synode, et le discours de Jean-Paul II, pour qu'une autocritique soit enfin formulée. On aurait dû commencer par là ! Car enfin, Vatican II a consacré un décret -- *Optatam totius* -- à la formation des prêtres. Il eût été de bonne méthodologie de reprendre le travail et la réflexion là où le deuxième concile du Vatican les avait laissés.
44:804
Un bilan s'imposait entre ce que voulait le concile et ce qui fut.
Pour ce qui est des vocations sacerdotales, il était dit :
« Le saint concile recommande tout d'abord les moyens traditionnels par lesquels tous peuvent apporter leur coopération : la prière insistante et la pénitence chrétienne, mais aussi une formation toujours plus profonde des fidèles (...) leur faisant prendre conscience de la nécessité, de la nature et de l'excellence de la vocation sacerdotale. »
Sur la « vie des grands séminaires » :
« Les grands séminaires sont nécessaires pour la pleine formation des prêtres. Toute l'éducation des élèves doit tendre à faire d'eux, sur le modèle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, maître, prêtre et pasteur, de véritables pasteurs d'âmes. Qu'ils soient préparés au ministère de la parole, afin de pénétrer toujours plus profondément la divine parole révélée, l'assimiler par la méditation, l'exprimer par leurs paroles et toute leur conduite. Qu'ils soient préparés au ministère du culte et de la sanctification afin qu'ils réalisent l'œuvre du salut, dans la prière et la célébration de la sainte liturgie, par le sacrifice eucharistique et les sacrements. »
Pour ce qui est des études, on pouvait lire :
« Qu'on enseigne les disciplines philosophiques de façon à imprimer aux séminaristes tout d'abord une connaissance ferme et cohérente de l'homme, du monde, de Dieu, s'appuyant sur l'héritage de la *philosophia perennis...* ». Et encore « Qu'ils acquièrent, en outre, une connaissance du latin leur permettant de comprendre et d'utiliser tant de sources scientifiques et de documents de l'Église. »
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Il est vrai que le même décret contenait aussi d'autres exhortations, celle, notamment, de ne pas « négliger » « des secours opportuns que fournissent si utilement la psychologie et la sociologie modernes ». L'étude de la *philosophia perennis* devait être accompagnée de « recherches philosophiques plus récentes, notamment celles qui exercent la plus grande influence dans chaque pays, ainsi que le progrès scientifique moderne ». Telles étaient alors les nécessités des « circonstances actuelles », lesquelles absorbèrent aussitôt le rappel des conditions multiséculaires de la formation des séminaristes.
Les « grands séminaires » furent fermés les uns après les autres, et pas seulement par absence de candidats au sacerdoce mais aussi, et surtout, par conviction théologique. Le séminaire était un lieu clos, fermé au monde, un « ghetto » ecclésiastique. Naquirent alors les GFO (Groupe de Formation Ouvrier) et les GFU (Groupe de Formation Universitaire) : les séminaristes vivant cinq jours dans leur milieu d'origine et un week-end autour de professeurs, dans ce qui ne s'appelait plus un séminaire. Plus de latin, plus de thomisme, mais du marxisme et de la sociologie.
La permission devint obligation et l'obligation coercition. C'est le processus de l'abandon du latin liturgique. La primauté de la prière fut évincée au profit de l'action.
Le seul séminaire à enseigner la *philosophia perennis,* le latin, le primat de la contemplation sur l'action, c'était celui d'Écône. C'était aussi le seul à ne pas manquer de vocations.
Le pape Jean-Paul II a donc invité les évêques, qui s'en étaient dispensés, à un « *examen de conscience* »* *:
« *Nous devons nous poser la question : le manque de prêtres ne serait-il pas lié au fait que, pour notre part, nous avons attristé l'Esprit Saint ?* (...)
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*La crise des vocations se fondait sur une compréhension erronée, parfois volontairement tendancieuse ; de la doctrine du magistère conciliaire. Là réside sans aucun doute l'une des causes du plus grand nombre de pertes subies alors par l'Église *».
\*\*\*
Les pères synodaux, ayant renoncé à établir les causes de la situation actuelle, ont été contraints à élever au rang de *causes* ce qui s'analyse comme les *conséquences* de la crise de l'Église : la montée des sectes, l'ignorance religieuse des jeunes, ou la puissance des media qui, selon le cardinal Decourtray, « agressent » les jeunes d'aujourd'hui qui « vivent souvent dans la dispersion ». Mais la catéchèse, existentielle et éclatée, n'est-elle pas elle-même un facteur de dispersion ? La question ne sera pas posée. En voulant rivaliser avec les techniques mondaines dans l'exposé de la foi chrétienne, le néo-catéchisme est incapable de donner des références religieuses cohérentes, il livre ainsi la jeunesse catholique à l'emprise des médias qui seront toujours plus séduisants. Et comment faire un bon séminariste d'un analphabète religieux ?
Quant aux remèdes, ils ne peuvent surgir que d'une restauration de l'esprit, à défaut des techniques, des séminaires traditionnels. Mais, justement, les pères synodaux se sont gardés de préconiser ce qui s'impose au bon sens. Ou, plus exactement, ils ont essayé de réintroduire subrepticement, voire honteusement, cette formation traditionnelle, en se gardant du mot. Ainsi, Mgr Lustiger a-t-il déclaré sur les ondes de Radio Notre-Dame : « Mon impression, c'est que vingt-cinq ans après Vatican II, on commence à voir ce qui était contenu au sujet des prêtres...
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C'est comme s'il avait fallu ce quart de siècle pour qu'on commence à découvrir le trésor que nous avions entre nos mains et que nous n'avions pas assez inventorié. »
Il aura donc fallu vingt-cinq ans pour comprendre le sens des textes que nous avons cités plus haut ! Même sans le secours du Saint-Esprit, il était possible, semble-t-il, d'en saisir la signification sans fournir un effort qui dépasse les capacités intellectuelles d'un évêque ordinaire !
Ce que le cardinal-archevêque de Paris découvre avec ravissement, ce sont les éléments traditionnels contenus dans la déclaration sur la formation des séminaristes et le décret sur les prêtres. Jusqu'ici, nos évêques, pratiquant une lecture sélective, n'avaient d'yeux que pour les éléments « novateurs » qui y étaient enchâssés, lesquels ont imprimé au concile un esprit destructeur de la formation théologique, philosophique ascétique, mystique, due aux séminaristes.
Est-ce que cette redécouverte annonce une restauration de l'enseignement et de la discipline traditionnels dans les séminaires ? Les propositions du synode n'ont pas été rendues publiques. Destinées à Jean-Paul II, elles serviront à l'élaboration d'un document pontifical sur la formation des prêtres. Attendons donc.
Mais déjà dans certains diocèses, comme celui de Paris, les postulants au sacerdoce sont invités à une propédeutique spirituelle, en communauté. C'est une décision qui va dans le bon sens. Mais ensuite ?
Deux questions se posent.
Les évêques ont pris soin de préciser que l'accent mis sur la vie spirituelle l'est pour répondre à « une demande » des séminaristes. Il ne s'agit donc pas de renouer avec la tradition spirituelle et pédagogique de l'Église pour en faire bénéficier les futurs prêtres.
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Quelle importance si les séminaristes reçoivent une bonne formation ? Oui, mais... si la « demande » des candidats au sacerdoce vient à varier ? Si demain leur « goût » pour la prière s'estompe ? S'ils estiment que l'action doit primer la contemplation ? Que feront nos évêques ? Répondront-ils aussi à cette « demande » ? Ce qui est valable pour les séminaristes l'est également pour les jeunes en général.
Autre question : dans l'hypothèse d'un retour à une formation traditionnelle, l'enseignement de la philosophie thomiste est essentiel sur le plan doctrinal, philosophique et spirituel. Mais, aujourd'hui, où sont les livres ? Et surtout où sont les maîtres capables de l'enseigner ?
C'est une tragédie liée à la crise de l'Église : toute une génération de prêtres a été formée dans l'ignorance de ce qui est la philosophie de l'Église. Ils en ont entendu parler entre un cours sur Sartre et un séminaire sur Foucault. Dans la transmission de cet enseignement il y a un chaînon manquant. Les ouvrages de base ne sont plus réédités. On peut seulement retrouver des manuels de philosophie thomiste chez les bouquinistes...
Mais nos évêques veulent-ils pousser jusque là la nécessaire réforme des séminaires ?
Guy Rouvrais.
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### Investir à tout prix.
*à tort et à travers\
pour le profit uniquement*
par Francis Sambrès
LA SUBSTITUTION du décalogue économique aux tables de la loi et au décalogue chrétien est, culte du veau d'or, le signe de notre reniement. Un de ses commandements est qu'il faut investir si on ne veut pas disparaître dans la féroce compétition qui opposerait les pays entre eux, les professions et les outils de production entre eux. Bien sûr, les économistes distingués -- nouveaux théologiens -- ont multiplié les gloses, introduit des nuances subtiles qui prétendent couvrir tout le phénomène de l'investissement.
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En réalité, pour le commun des décideurs, de quelque niveau qu'il soit, investir, c'est construire des bâtiments neufs, acheter des machines « performantes » et quelques têtes pour les faire marcher, pour obtenir un taux de rentabilité meilleur par l'abaissement des coûts et l'augmentation des quantités de production. On sent tout de suite où le bât blesse : au garrot et à la croupe !
L'augmentation de toute production crée une obligation de vendre sauf à périr noyé sous les stocks ou les surplus -- qui se heurte, quelles que soient les méthodes employées pour contraindre le consommateur à l'achat, à une possible saturation du marché, à un retournement de la mode, à un progrès technique provisoirement décisif chez le concurrent.
C'est très rapidement qu'une de ces causes (ou toutes ensemble) intervient et foudroie l'instrument nouvellement installé. La vie des choses industrielles et commerciales raccourcit tellement qu'il devient impossible d'en prévoir la durée de production rentable, donc le taux d'amortissement qu'il conviendrait d'affecter aux investissements.
Sous de telles menaces, on a pourtant naguère et peut-être hier, selon le commandement, consenti à la « modernisation » prêchée dans les chaires des « séminaires » et cuisinée dans les officines des experts. On a construit un bâtiment fonctionnel -- mais qui « s'intègre dans le paysage » -- sur un vaste terrain viabilisé ; on l'a meublé de machines si belles qu'on se croirait dans les salles d'opération des plus grands hôpitaux, commandées par des boutons réunis dans des tableaux de bord comparables à ceux des navettes spatiales ; on a vêtu les quelques crânes d'œuf qui circulent dans les labyrinthes de ces déserts d'une tenue de cosmonaute.
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Pour inaugurer ce chef-d'œuvre, le Préfet en uniforme accompagnait un ou deux ministres et les élus locaux se marchaient sur les pieds pour être en bonne place sur la photo-souvenir.
Le plus dur avait été de monter le dossier de financement, l'entreprise n'ayant souvent accepté l'aventure que sous la menace des graves périls qu'elle connaissait. Il avait donc fallu recourir aux appuis politiques qui ouvrent les portes des administrations, des mairies, des établissements bancaires. On était très fier d'avoir pu convaincre ces gens de soutenir financièrement l'opération -- sans trop penser aux dettes de toutes sortes qu'on avait dû contracter et à l'obligation, par exemple, de recevoir aux postes intéressants les fines fleurs du népotisme actif.
A voir ce bel instrument, on imaginait mal qu'on dût, non seulement en payer le coût, mais aussi le surcoût de l'intérêt, des sommes empruntées et sans doute celui, dramatique, qu'on devrait encore au cas où la durée d'exploitation rentable serait inférieure aux prévisions d'amortissement sans imaginer non plus quelles charges supplémentaires d'entretien viendraient s'ajouter aux charges habituelles tant ces perfectionnements admirables, s'avéreraient délicats, de réparation difficile, et, comme les fleurs les plus belles, d'une durée de vie réduite.
Si, de plus, on avait eu l'imprudence -- pourtant recommandée -- d'investir en temps de stabilité monétaire, on risquait l'asphyxie avant que ne puissent se développer les actions stratégiques prévues. On attendait avec impatience le retour des temps heureux où l'inflation générale des prix gommait tout ou partie des charges d'intérêt.
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On dit que la destruction des mangroves de Floride -- ces régions littorales qui, sous les tropiques, donnent naissance à des fouillis impénétrables de palétuviers (ces rhizophores appelés aussi mangliers) peut comporter des risques pour la survie d'espèces que l'on observe dans les rivières et les étangs du Japon. C'est dire toute la complexité des phénomènes de la vie sur notre terre et la prudence qu'il convient d'exercer dans l'analyse des phénomènes avant la mise en place de mesures contraignantes, voire de simples incitations.
Et ce que l'on peut observer pour les anguilles, peut-être pourrait-on le mesurer pour nous, les hommes !
On a assisté, dans les années « soixante », au lent déclin des empires industriels frappés par un peu de sclérose mais surtout par les appétits de l'État et les exigences syndicales politisées.
En Lorraine par exemple, mines et sidérurgies paternalistes succombaient tristement, laissant d'immenses friches industrielles désolées et un taux de chômage important. Les gouvernements alertés firent plusieurs tentatives pour arroser ce Bassin d'emplois en péril, d'aides diverses, de plans, de subventions.
On y envoya même M. Chérèque qui venait résoudre les problèmes. Depuis... on parle moins !
Or, les mangroves lorraines durent être bien farfouillées puisque nous assistons, en cet été 90, à des phénomènes étranges, à mille kilomètres de là, chez nous, dans des zones littorales que nous pensions protégées et des secteurs sagement distribués. Il s'agit des désordres qui affectent le secteur du bâtiment appelé « menuiseries bois ».
Depuis deux ans, de plus en plus, les affaires, adjudications, appels d'offres, chantiers particuliers, sont raflés à des prix défiant toute concurrence par un fabricant lorrain de la région de Longwy.
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Cette conquête sauvage du marché met en péril l'équilibre du secteur local, accule des fabricants à la fermeture et leur personnel au chômage, à moins qu'il ne se contente de l'état précaire de « poseur à façon, »... Étude faite, ces menuiseries en bois exotique (niangon / movengui) et sapin du Nord, d'importation, sont belles, conformes aux exigences des maîtres d'œuvre et leurs prix, de 30 % inférieurs au cours du marché local déjà arbitré par une concurrence sévère obligée de rogner sur les marges, de veiller sur les gaspillages, de maîtriser les flux saisonniers avec une extrême vigilance. Elles ne sont fabriquées ni à Taiwan ni en Corée, elles n'utilisent pas un procédé révolutionnaire (comme le fut, en son temps, le contre-profil par rapport à l'onglet), elles ne sortent pas d'une chaîne entièrement automatisée, elles ne voyagent pas sur les ailes du vent et ne sont pas posées sur les chantiers par les petits nains de la montagne et pourtant, elles sont, si l'on considère la pose comme un élément fixe, fabriquées moitié moins cher que les nôtres, à peine de quoi acheter, sur les quais de Sète, notre bois, qui y parvient à un cours mondial cinquante fois arbitré.
Que s'est-il passé ? Une enquête précise montrerait que les efforts de l'État pour réanimer la région lorraine ont porté sur les investissements nouveaux, sur les faveurs fiscales, sur les aides spécifiques, financières ou commerciales et qu'on a ainsi créé une machine de mort *qui doit obligatoirement conquérir des parts de marché pour survivre* et *ruiner les autres pour continuer à fonctionner.*
Actuellement, cette affaire doit vivre des primes accordées, des prêts consentis, des financements mis en place à des taux inhabituels, des dégrèvements fiscaux. On a dû ajouter des tarifs préférentiels pour l'énergie, les transports, les communications.
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Peut-être a-t-on trouvé quelque procédé compliqué pour mettre gratuitement à disposition de cette entreprise les bois nécessaires, moyennant quelque donation à quelque carrefour ou une compensation sur le café ou le cacao !
Quoi qu'il en soit, *nous voici inondés par des productions offertes en dessous du prix de revient !*
Tel qu'il est conçu, cet établissement est une véritable machine de guerre, visant à éliminer le concurrent, condamné à prendre des parts de marché, le monopole si l'on peut. Foin alors des bons rapports que l'on doit avoir dans la corporation ! Qu'ils crèvent, eux, leurs fournisseurs, leurs sous-traitants, leurs satellites, pourvu que moi je gagne plus d'argent ! Qu'importe que le sage marché de proximité agonise de mon féroce dumping permis par des conditions d'exception ! Qu'importe le chômage des autres pourvu que je fasse tourner, à la vitesse de la lumière, mon engin terrifiant, financé par les deniers publics !
C'est ainsi que l'investissement à tout prix et hors de toute sagesse contraint rapidement celui qui l'a accepté à négliger les lois fondamentales de la propriété et de l'activité humaine. Il devient esclave du bien qui devrait le servir, lui et ses compagnons, ne peut plus l'entretenir en bon père de famille, en assurer le sage gouvernement mesuré à l'aune des besoins et du possible, dans le respect des hommes qui participent à sa vie. Il blesse puis détruit le tissu social avant d'exploser à son tour, météore polluant, et de laisser des terres brûlées sur les champs du Paradis perdu.
Francis Sambrès.
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### Mémoire de l'ordre rural (ancien)
par Francis Sambrès
LORSQU'ON PARLE aux derniers survivants du temps de l'ordre ancien, on constate qu'ils font référence aux deux sources de savoir qui les abusent :
-- un savoir livresque, scolaire, où la vérité est confisquée, qui présente l'ordre ancien comme l'oppresseur d'un peuple esclave libéré par les conquêtes de la Révolution de 1789, qui repousse à 1793 l'exercice de la Terreur, que pourtant Young ([^1]) rencontra dès juin 1789 ;
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-- un savoir de souvenir, d'autre part, de tradition orale qui remonte tout au plus à la fin du siècle dernier et qui attribue les pauvretés et les misères constatées -- localement insupportables et souvent générales -- à l'ordre ancien et aux séquelles de l'Ancien Régime et presque du Moyen Age -- alors qu'il ne s'agit que des suites logiques de la destructions de l'ordre temporel chrétien par les nouveaux croisés des prétendus droits de l'homme contre Dieu.
Jadis, lorsqu'il y avait misère, famine, insécurité dans le peuple rural, villageois et même urbain, on pouvait accuser les fléaux naturels (inondations, gels, sécheresse), mais on pensait aussi que c'était surtout le corps social -- et spécialement ses membres responsables -- qui était malade et ne savait plus faire régner la paix, encourager l'épargne, assurer des stocks de réserves sans que la spéculation vînt -- le temps venu de la disette -- faire de ces provendes sacrées un instrument d'enrichissement coupable, se conduire enfin en bon père de famille partout où il était en ne prélevant sur le produit intérieur brut que les sommes nécessaires et suffisantes pour assurer ses tâches régaliennes et l'exercice de l'assistance publique lorsque les besoins des malheureux dépassaient les moyens de ceux qui l'étaient moins et ne pouvaient plus, comme ils le faisaient en temps ordinaire, partager le pain et le sel en pratiquant la charité. On appelait à la conversion permanente.
Les groupes humains, placés chacun dans des situations particulières, savaient s'organiser, bâtir des structures adaptées aux conditions spécifiques qui étaient les leurs. Ils pratiquaient, dans ce cadre, l'exercice des libertés selon des règles qui pouvaient leur assurer une prospérité toute relative si on en compare les apparences à celles d'aujourd'hui,
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mais assez réelle pour que puisse toujours s'exercer l'épargne systématique du numéraire, raflée à intervalles rapprochés par l'impôt ou les grandes causes nationales (rachat des souverains prisonniers, croisades, églises, cathédrales, etc.).
Ces sociétés naturelles rurales, lorsqu'on les laissait fonctionner en paix, fabriquaient en plus, en fort peu de temps, un paysage en harmonie avec les conditions naturelles qu'elles rencontraient, apportant des solutions admirables aux problèmes de climat, de relief, de nature du sol.
On observe encore ces sagesses rurales bien avant la Révolution dans les coins les plus reculés, les montagnes les plus abruptes où se réfugiaient, sous la pression démographique -- ou l'insécurité des espaces plans --, les surnuméraires des organisations en fonction. C'est ainsi qu'à cette époque un peuple nombreux vivait sur les pentes pyrénéennes, jusqu'à 1.200 et 1.400 mètres, sur un sol aigre et pauvre, dans des conditions d'une extrême dureté certes, mais plutôt meilleures que celles qui étaient offertes aux ruraux des pays riches, épuisés par les transferts de biens sociaux de la campagne à la ville, qui affectaient les grands et riches domaines fonciers pour soutenir le train de vie imposé par le centralisme versaillais. Ces structures, prospères dans leur pauvreté, durèrent, intactes, jusqu'au milieu du XX^e^ siècle.
L'irrespect de ces structures est, pour l'essentiel, la vraie cause de la Révolution idéologique qui intervient et dont Young raconte très bien qu'elle survint -- en milieu rural -- dans les terroirs où la misère et la faim quotidienne étaient visibles, et gagna ceux des terroirs encore prospères lorsqu'on parla de partage de biens et de conquêtes de libertés concrètes (chasse, pêche, colombage, fours, jeux d'eau, forges, etc.)
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et autres privilèges insupportables dont on mesure mal aujourd'hui l'importance ([^2]) et dont on voulait obtenir le libre exercice, quitte à en réglementer les usages, comme le reste, par des coutumes reprises sagement de l'expérience vécue.
\*\*\*
Ce qui fut pourtant le plus efficace pour la destruction du corps social structuré selon l'ordre temporel chrétien, -- corps social bien imparfait, fragile et dépendant des vertus de ceux qui en composaient les membres, mais dans lequel toute propriété était grevée d'une charge sociale, ce fut bien *l'abolition du droit d'aînesse.* Dans l'ordre ancien, certes, on pouvait partager entre ses enfants et on le faisait un patrimoine à condition qu'il fût important ou qu'il pût être partagé en unités viables, cohérentes, susceptibles de vivre en autarcie, et toujours grevé de sa « part sociale ». Ce partage était donc laissé à l'appréciation prudente du « bon père de famille » et d'aucune façon égalitaire. Il ne modifiait guère les assises foncières de la vie rurale.
Le propriétaire d'un bien cohérent, s'il garde les vertus qui président à une sage exploitation, importe peu. Si, à sa mort, la loi impose un dépeçage égalitaire d'une unité, on obtiendra *des fractions de biens qui ne fonctionnent plus* -- en milieu rural -- *sans artifices ou sans abandon des vertus* qui avaient su la construire *et sans refus d'en supporter les charges indirectes* devenues insupportables.
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Certes, on ne vit pas très rapidement ce désastre après la Révolution, soit que les biens fonciers fussent assez puissants pour être partagés en unités viables -- comme un château entouré de ses fermes nombreuses peut supporter d'en perdre quelques-unes ; soit que tous les moyens fussent mis en œuvre pour en éviter le dépeçage. Quand le bien devint minuscule et réduit, pour l'essentiel, à ce qui faisait le radeau de survie de l'ordre ancien (une masure, un jardin, un champ et peut-être un bois), qu'on ne put plus envisager un nouveau partage qui assurât le pain quotidien, on pratiquait *le couple unique obligé à enfant unique,* les tantes et les oncles gravitant autour avec les risques que l'on devine, tant il fallait, pour se défendre contre les bienfaits de la loi du temps des lumières, créer, pour survivre, des destins inhumains pour des humains exposés à des passions trop violentes. Ce que fut le monde rural au cours du XIX^e^ siècle, les crimes de sang qu'il dut commettre, les incestes qu'il pratiqua, les perversions sexuelles qu'il dut subir, tant était injuste la force égalitaire de la loi ([^3]), est couvert d'une chape de silence lourde comme le plomb : aucun historien ne veut réviser sa copie.
\*\*\*
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La seconde mesure qui défigura le paysage rural fut la mise en place d'*une notion de salaire exigé pour remplacer l'usage du salaire octroyé.* En apparence, ce fut bien là une de ces belles conquêtes sociales qui viendront s'inscrire au palmarès de l'ordre nouveau par le biais de la lutte des classes et des actions syndicales (on oublie souvent que toutes les structures associatives qui fonctionnaient empiriquement dans l'ordre ancien ont été détruites par la loi Le Chapelier, par laquelle l'État révolutionnaire prétendait en assurer la liberté mais interdisait tout rassemblement de plus de trois personnes et toute réunion visant à défendre les « prétendus » intérêts des corps sociaux constitués).
C'est ainsi que, dans notre mémoire, nous gardons les tenaces souvenirs d'une vie rurale dure, aux conditions pénibles, que nous attribuons à l'injustice de l'ordre ancien sans nous rendre compte que, pour l'essentiel, c'est l'égalitarisme révolutionnaire qui a créé ces conditions en partageant indéfiniment des unités misérables jusqu'à en faire des miettes inutilisables, incapables de suffire aux besoins alimentaires des propriétaires, contraints, dès lors, au départ, vers une fonction publique accueillante, vers des villes où l'on recevait un salaire pour du travail sans savoir qu'on pouvait s'exposer à n'en point trouver, vers les espaces libres des pays neufs, sans plus jamais pouvoir compter sur la terre de ses parents mutilée et flottant, comme des haillons déchirés, au gré des partages qu'on attendait.
Les ravages exercés sur le monde rural par les mesures révolutionnaires ne sont pas encore, à ce jour, réparés. C'est ainsi que l'état parcellaire de notre pays -- malgré les remembrements qu'on dut imposer à grands frais dans certaines communes où la situation était sans issue -- interdit, sauf recours à l'emprunt qui tue, toute construction de patrimoine avec unité de production cohérente viable, et sa conservation.
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Certes, l'État s'efforce, devant le danger de mutilation suicidaire, à chaque génération, de multiplier les bidules assistés, de mettre en place des aides, de voter des lois contraignantes, c'est en vain ; et *le partage, à chaque génération,* d'un bien foncier rural détruit l'effort entrepris.
Nous en sommes maintenant au point où l'État est obligé d'inventer des structures complexes, de fonder des sociétés d'économie mixte, d'imposer les mouvements associatifs (ceux-là mêmes que visait la loi Le Chapelier), de subventionner les entreprises coopératives, de mettre en place des prêts bonifiés pour le rachat de parts foncières, de légaliser par des groupements fonciers agricoles la propriété capitaliste des unités foncières. Tous les moyens sont utilisés pour maintenir en l'état des unités foncières agricoles cohérentes... en vain ; tous les moyens sauf celui qui remettrait en ordre prospère la nation tout entière : le *rétablissement du droit d'aînesse assorti des charges sociales qui étaient les siennes.* Au pire, cela ne changerait rien aux mauvaises relations entre les membres d'une même famille -- on se dispute, les notaires vous le disent, pour une douzaine de cuillères en argent d'une façon plus horrible que pour de grands héritages. Au mieux, les familles retrouveraient une sage cohésion dans l'exercice personnel des vertus de prudence et de justice, à condition toutefois que l'État cesse de se charger de services dont il dissimule le coût exorbitant et laisse à chaque famille, à chaque société naturellement constituée le soin de gérer les unités de production qui assurent la prospérité des composants et la sage gestion de ses richesses patientes.
On me dira que c'est « déjà » comme cela dans les sociétés ; les associations, les coopératives. Pas du tout.
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Les groupes sociaux d'aujourd'hui n'ont aucun respect ni pour la chose qu'ils fabriquent, ni pour les hommes qui assurent la production, ni pour le consommateur qu'ils servent ; seuls sont considérés la rentabilité, le taux d'intérêt de l'argent investi après qu'on a prélevé le tribut que l'État et les collectivités locales réclament pour assurer (mal) des services qui étaient, dans l'ordre ancien, plus ou moins bien selon les temps et les personnes, directement prélevés sur les produits du bien considéré, à tous les stades de sa fabrication et de sa commercialisation, et attribués au corps social tout entier.
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Pour ne pas vouloir restaurer le droit d'aînesse dans la plénitude de ses charges ni retrouver l'organisation professionnelle, et pour éviter les désastres qui menacent, la période post-révolutionnaire a bien été obligée d'inventer mille lois, cent mille règlements qui s'efforcent de garantir la transmission de l'outil de travail, de prévoir des faveurs bancaires, des subventions, des rentes, de mettre en place, dans les cas désespérés, des sociétés d'économie mixte, de solliciter les mécènes, d'assurer la formation des adolescents, le divertissement des vieillards dans des monstres de forme étatique ou associative qui fonctionnent -- à chers deniers -- en dehors de la vie et du métier, en circuit parallèle, comme en attendant -- dans le coma dépassé -- la mort, et pour les biens, la destruction, après une longue agonie et un séjour au purgatoire, des friches industrielles.
On s'étonne souvent du nombre de lois, règlements et arrêtés que nul n'est censé ignorer s'il ne veut pas contrevenir à la loi même.
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Déjà le peuple juif, pourtant doté d'un décalogue bref et -- selon Dieu lui-même -- suffisant pour garantir l'ordre social et la paix des familles -- sans même parler du contentement de Yaweh -- s'évertuait à prendre autant de décrets d'application qu'il le pouvait sans se rendre compte que l'amélioration que l'homme prétend apporter à une loi divine est une étrange façon d'obéir à ses préceptes. (Les armées de tous les peuples et de tous les siècles parlent de l'obéissance « immédiate et sans murmure » !) A bien considérer les choses, on pourrait même dire que la multiplication des textes ayant force de loi est à la mesure de l'infidélité de l'homme à la loi divine et explique son impuissance, sans la grâce, à assurer l'ordre et la paix lorsqu'il est infidèle au décalogue (l'histoire du veau d'or n'est pas de première jeunesse !). Il est curieux de constater que le texte du décalogue écrit par le doigt de Dieu -- est, à peu près dans la même forme, rappelé dans chaque livre de l'Ancien Testament, lorsque le fouillis des règlements imbriqués, des décisions trop humaines, des chicanes malignes devient tel que le décalogue est perdu dans le détail subtil de la casuistique ! Qui se prive de la grâce et de la rédemption est un infirme, sourd et aveugle, qui gratte son malheur comme un éternel prurit de l'âme.
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Il n'est jamais très sage d'accorder à tous le droit d'abuser. La restauration du paganisme romain, appliqué au droit de propriété foncière (*jus utendi et abutendi*)*,* est une régression majeure dans l'histoire de l'humanité. Dès la fin de l'empire romain, ce droit absolu s'était affaibli de mille restrictions dues aux interventions d'une administration devenue pléthorique du fait de la déliquescence du gouvernement.
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Peu à peu ce droit païen s'était enrichi d'une conception chrétienne de la propriété, plus proche d'une possession précaire, d'un service ou d'une charge de gestion pour le bien commun. Bien sûr, tout cela ne se fit pas sans mal ni sans que la faiblesse humaine et Lucifer déjà et toujours ne vienne ranimer les vieux démons romains de la propriété absolue et préparer pour les historiens play-boys d'aujourd'hui assez de documents, d'archives montrant les défauts qu'on attribua aussitôt au système social existant plutôt qu'aux hommes qui s'en montraient indignes, permettant ainsi la glorification de la Révolution, la justification de ses horreurs et la négation de ses erreurs, malgré des résultats qui crèvent les yeux.
C'est ainsi que notre « mémoire » abusée nous désarme contre l'intoxication permanente qui nous est imposée jusqu'à nous faire voir, dans les noires convulsions révolutionnaires, l'aurore nouvelle de jours meilleurs.
Francis Sambrès.
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### Le semeur d'ivraie
*Suite de la parabole\
*(*Matthieu, XIII, 24-43*)
par Alexis Curvers
*QUAND les moissonneurs eurent séparé l'ivraie d'avec le bon grain, brûlé l'une et engrangé l'autre comme l'avait ordonné le maître, ils songèrent à se reposer en attendant les prochains labours.*
*Le maître les rassembla tous et leur dit :* « *Il n'est pas temps de nous reposer. L'ivraie est brûlée. Mais la moisson n'en a pas moins souffert. Celle que vous avez rentrée ne suffira pas à nos besoins. Et les moissons futures seront encore plus maigres si l'ennemi continue à y semer l'ivraie. Rappelez-vous que je vous ai dit :* Un homme ennemi a fait cela.
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*Non pas une chose ennemie, non pas le vent, la sécheresse ou l'orage, mais un homme,* homo inimicus, *c'est-à-dire un être pensant, agissant à dessein et mal intentionné. Si donc vous ne l'empêchez pas, cet ennemi reviendra et usera de moyens encore plus nocifs que l'ivraie pour nous réduire à la famine, à la ruine et à la mort. Armez-vous contre lui de prudence et de courage. Redoublez d'efforts et de précautions. Soyez jour et nuit sur vos gardes. Je vous ai prévenus. Veillez donc, et priez Dieu.* »
*Là-dessus, le maître, voulant les éprouver, partit pour un lointain voyage.*
*Les intendants tinrent conseil et dirent aux serviteurs :* « *Le maître exagère. L'ennemi, voyant que l'ivraie est détruite, ne recommencera plus. Dormons donc tranquilles et réjouissons-nous. Confiance vaut toujours mieux que défiance.* »
*Plusieurs de ceux qui parlaient de la sorte étaient déjà soudoyés secrètement par l'ennemi. Beaucoup ne demandaient qu'à les croire. D'autres, qui se souvenaient des instructions du maître, gardèrent le silence, tant ils craignaient de déplaire aux premiers. Seul un petit parti d'opposants eut le courage de protester contre ce qu'il jugeait être désobéissance et trahison. On eut tôt fait de lui couper la parole. En butte à la réprobation sinon même à Hostilité générale, quelques trouble-fête s'obstinèrent. On les traita d'oiseaux de malheur, non sans édicter les représailles qu'ils encourraient s'ils osaient encore élever la voix.*
*L'ennemi cependant s'était mis au travail.*
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*Certaines des clôtures qui protégeaient le domaine, mal entretenues, se relâchèrent et ne furent pas réparées.*
*Chaque nuit, des gardiens s'enivraient et désertaient leur poste. On n'osa ni les punir ni les remplacer.*
*Chaque jour, des visiteurs inconnus se promenaient dans les champs. On les recevait avec honneur, afin de s'en faire des amis.*
*De jeunes chiens qu'on avait élevés, dans les bergeries, en grandissant, se trouvèrent être des loups, qu'on se flatta d'apprivoiser.*
*Des maladies se déclarèrent parmi les arbres et les vignes. C'est que l'année était mauvaise, voilà tout. De même pour les serpents, les sauterelles ou les rats, dont le passage n'inquiétait plus personne : ils s'en iraient comme ils étaient venus.*
*Du poison fut jeté dans les sources, non pas en quantité suffisante pour que des morts violentes eussent pu donner l'alarme, mais goutte à goutte, causant des malaises et des troubles bénins qui fatiguaient la population et suspendaient le travail déjà bien ralenti.*
*D'étranges doctrines se propagèrent, fomentant sournoisement la révolte. On murmurait contre le maître qu'on accusa de désertion, et que bientôt même on oublia.*
*Au temps des semailles, une grande partie du grain tomba, comme d'habitude, le long des chemins, parmi les pierres ou les épines, et le reste dans la bonne terre. Mais quand le blé leva, on s'aperçut que l'ivraie, dans la bonne terre, occupait presque toute la place.*
*Les intendants tinrent conseil et dirent :* « *Qu'allons-nous faire ?* »
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-- « *Rien* »*, répondirent les premiers, ceux qu'avait soudoyés l'ennemi.* « *Il n'y a rien à faire. Ce qui arrive est l'effet du hasard. Il en résultera du mauvais ou du bon. Il faut espérer le meilleur. Tout va selon le cours des choses, que nous ne pouvons ni arrêter ni modifier.* »
*Les seconds, cette fois encore, se rallièrent à l'avis des premiers.*
*Et les derniers, cette fois encore, se turent, bien qu'ils comprissent parfaitement que les événements se reliaient entre eux par une cause commune, qui était la volonté de l'ennemi, telle que le maître l'avait dénoncée.*
*Persévérant dans leurs sentiments, tous formèrent ainsi trois partis non déclarés : celui des traîtres, qui pensaient mal et parlaient bien, celui des sots, qui ne pensaient pas, et celui des lâches, qui pensaient juste et ne disaient rien. Le plus étonné fut l'ennemi, qui ne s'était pas promis la tâche aussi facile. Il s'en était reposé sur le concours des trois partis, qui tous trois le secondaient à merveille. On remplaça la moisson par des bals champêtres, car à quoi bon moissonner l'ivraie ?*
*Quant au petit parti d'opposition qui se voulait irréductible, ceux de ses membres qui avaient échappé de justesse à la lapidation quittèrent à la dérobée le lieu d'un désastre qu'ils sentaient imminent. Ils aspiraient à chercher refuge et réconfort auprès du maître qui ne donnait toujours pas signe de vie. Ne sachant trop où le rejoindre, ni quel était le meilleur chemin, ils se querellèrent au premier carrefour, et finalement se dispersèrent gravement brouillés l'un avec l'autre. En vain s'avisèrent-ils ensuite que le nom de l'ivraie est synonyme de zizanie, de cette funeste zizanie que l'ennemi réussit à semer de loin dans les rangs et jusque dans les âmes de ceux-là mêmes qui le combattent.*
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*Lorsque le maître enfin revint de son voyage, trouvant le domaine en proie au malheur, il convoqua les serviteurs ainsi que les intendants.*
*-- Seigneur, lui dirent les traîtres, c'est l'ennemi qui nous a trompés.*
*-- Seigneur, lui dirent les sots, nous avons cru que tout finirait mieux.*
*-- Seigneur lui dirent les lâches, nous avons choisi le moindre mal. Nous savions bien que vous aviez dit vrai. Nous n'attendions que votre retour pour témoigner que nos cœurs du moins vous sont restés fidèles.*
*Le maître les fit tous jeter au feu avec l'ivraie, en commençant par les derniers.*
Alexis Curvers.
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Dans la tourmente conciliaire
### Du protestantisme au catholicisme (III)
par Guy Rouvrais
DANS QUELLES dispositions étais-je en décidant de m'adresser, pour la première fois, à un prêtre catholique ? Je parle de « première fois » car les rencontres que j'avais eues auparavant relevaient davantage de mondanités œcuméniques que de la spiritualité ou de la théologie. Cette fois, c'est pour un entretien spirituel que j'allais voir un prêtre.
Ce qui m'animait, c'étaient, à la fois, une intense curiosité et une sourde inquiétude. Curiosité de voir enfin des prêtres catholiques religieusement *in vivo,* c'est-à-dire en dehors des lunettes déformantes de la polémique et de la littérature protestantes.
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Inquiétude aussi : peut-être allaient-ils m'écraser de leur supériorité, à moins, qu'au contraire, ils n'usent de ruse et de séduction pour m'attirer dans leurs rets ?
Ce ne fut ni l'un ni l'autre. N'ayant pas d'idée préconçue sur les paroisses parisiennes, j'entrai dans la première église que je rencontrai, un samedi en fin d'après-midi.
Près d'un confessionnal se tenait un prêtre d'une quarantaine d'années, en aube blanche, une étole autour du cou. Je m'avisai soudain que c'était l'heure des confessions et qu'il risquait d'y avoir confusion : Aussi me précipitai-je vers lui et, oubliant le « discours » que j'avais préparé, je lui lançai précipitamment : « Monsieur l'abbé, je ne veux pas me confesser. » Mon propos étant manifestement singulier, il ne le comprit pas puisqu'il me répondit : « Vous n'êtes pas le seul, attendez donc votre tour. »
J'attendis donc sur un banc de l'église. Au loin, je voyais la lampe rouge signalant la présence du. Saint-Sacrement. Je réfléchis à quelques questions théologiques sur l'eucharistie la présence réelle, certes, mais celle-ci demeure-t-elle quand la communauté, à laquelle elle est ordonnée, disparaît ? Mais les malades font partie de la communauté paroissiale : on peut donc leur apporter les saintes espèces et la présence réelle subsiste jusqu'à ce moment-là. Toutefois, cela donne lieu à des abus : l'adoration du Saint-Sacrement, opinai-je. Jésus a dit « Prenez et mangez », et non « Prenez et adorez ». J'en étais là de mes méditations lorsque le dernier pénitent eut pris congé du confesseur. Il s'approcha de moi : « C'est votre tour, qu'attendez-vous ? » Je lui expliquai, une deuxième fois, que je n'étais pas là pour me confesser. « Mais, alors pourquoi attendez-vous ? Il fallait me le dire tout de suite. » Mon dialogue avec le catholicisme commença par ce quiproquo.
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Ayant enfin atteint la sacristie, j'exposai mon problème à l'homme de Dieu. Dans mon esprit, cette conversation mûrement méditée devait comporter trois parties : 1. -- Indiquer quels étaient mes sentiments à l'égard de l'Église catholique : séduction et réticences. 2. -- Doutant du luthéranisme, était-il moralement légitime de poursuivre mes études de théologie dont le terme -- le pastorat -- était désormais aléatoire ? 3. -- Exposé succinct, mais ferme, des objections théologiques qui subsistaient à l'égard de l'Église catholique.
Malheureux que j'étais ! Je ne pus aller au-delà du premier point, et encore difficilement. A peine avais-je exposé que j'étais protestant et attiré par le catholicisme que l'abbé m'interrompit avec irritation, comme si je lui faisais perdre son temps avec des interrogations subalternes.
-- *Vous êtes baptisé ? Vous êtes protestant ? Vous êtes chrétien donc. C'est l'essentiel, non ? Aujourd'hui, le devoir des chrétiens, où quels soient, c'est de travailler à l'unité des Églises. C'est ce que vous avez à faire au sein de l'Église luthérienne. Et pourquoi n'iriez-vous pas faire un tour à Taizé ? Au revoir monsieur, et bon courage.*
Je restai un instant sur ma chaise, interdit. Je voulus formuler, timidement, une objection à ce programme mais, déjà, l'homme se levait, me tendait la main, quelque tâche plus urgente que de m'écouter l'appelant.
Je pris donc congé, malgré moi.
Je sortis de l'église à la fois stupéfait et soulagé. Ce soulagement tenait à ceci : j'avais craint de tomber sur un prêtre qui m'aurait sommé de choisir immédiatement, au motif qu' « hors de l'Église point de salut », ma destinée éternelle ne tenait qu'à un fil. « J'ai un répit... », pensais-je.
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Allais-je essayer de rencontrer un autre prêtre ? Celui que je venais de voir était sans doute atypique. Je décidai de tenter une seconde expérience.
\*\*\*
Croyant sans doute que plus je m'éloignerais de cette paroisse, plus le discours qui me serait tenu serait différent, je choisis une église parisienne dans un quartier très éloigné du précédent.
J'évitai l'heure des confessions. Précaution supplémentaire, je pris un rendez-vous téléphonique avec le curé en personne auquel j'exposai le motif de ma visite. Comme il ne me raccrocha pas au nez, j'en conclus que notre entretien serait, sans doute, plus fructueux. Il le fut.
Ce prêtre m'écouta longuement et attentivement, sans m'interrompre. Je lui infligeai donc mes trois points.
*-- Ah ! cher ami, comme je suis heureux de ce que vous me dites. Voyez-vous, l'Église catholique est ma mère, c'est donc avec joie que j'accueille quiconque entend la rejoindre, ou envisage de le faire. Seulement, ce qui m'embête, c'est que vous me parlez théologie, et moi, je n'y connais rien. Enfin, pas assez pour vous répondre avec sûreté. J'ai déjà fait cette malheureuse expérience lorsque j'étais séminariste et que j'accomplissais mon service militaire. Un autre séminariste avait entrepris d'engager une controverse avec un étudiant en théologie protestante. J'avais, en vain, essayé de l'en dissuader. Hélas, nous nous sommes fait enfoncer par votre coreligionnaire. Voyez-vous, je ne suis pas riche, mais si vous me demandiez de l'argent, je vous donnerais volontiers, et avec joie, tout ce que j'ai. Vous me demanderiez mon repas de ce midi, je vous l'abandonnerais volontiers. Mais vous me demandez de la théologie et là je ne peux pas grand-chose pour vous.*
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Parmi les questions que je lui posai, il y avait celle de l'incompatibilité -- à mes yeux -- de l'universalité du péché, affirmée par saint Paul, et du dogme de l'Immaculée-Conception. Rétrospectivement, la réponse à cette objection ne m'apparaît pas particulièrement redoutable, même pour un prêtre moyennement formé : il suffit de relire la définition de 1854.
Je dois dire que l'homme que je rencontrais était un saint prêtre. Plus tard, après ma conversion, j'ai entretenu avec lui des relations suivies. Il vivait une vraie pauvreté. Lorsqu'il me proposait de me donner de l'argent, son repas, des vêtements, ce n'étaient pas de vaines politesses. Il donnait, en effet, tout ce qu'il avait à quiconque le lui demandait, avec une généreuse spontanéité, s'excusant toujours de ne pouvoir faire plus. Un jour où j'étais souffrant, il prit l'initiative de m'envoyer un médecin dont il avait au préalable réglé les honoraires. Pour lui, c'était une fortune. Il marchait toujours à pied, malgré son grand âge. Il prétendait que c'était pour sa santé. Mais j'appris par ses collègues qu'en réalité il n'avait pas d'argent pour s'acheter un ticket de métro : il ne gardait rien pour lui. Ce prêtre, l'abbé André L., est mort il y a quelques années.
Je me demande si la confession de son ignorance théologique n'était pas, en fait, la manifestation d'une excessive humilité. Avant que je ne le quitte lors de ce premier entretien, il me donna une adresse précieuse. « *Je me souviens, dit-il, que lorsque j'étais vicaire à Saint-Philippe-du-Roule, j'avais un confrère qui était un ancien pasteur protestant. Il pourra sans doute vous fournir l'aide que je ne puis vous apporter. Allez le voir de ma part.* »
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Je pris note de l'adresse. Après ces deux expériences, je décidai de suspendre mes contacts avec le catholicisme et de poursuivre ma quête solitaire.
\*\*\*
On se demandera peut-être pourquoi je ne m'étais pas ouvert de mes doutes d'abord à mon pasteur, à mes professeurs de théologie.
Cela tient sans doute au fait que j'avais mille raisons extra-théologiques de demeurer luthérien. C'est une famille, une patrie spirituelle, un tissu affectif, une référence culturelle qui vous lient à une religion plus sûrement que le poids d'une dogmatique. Si j'avais parlé à mon pasteur, la discussion religieuse eût d'emblée été noyée dans ce halo affectif qui aurait pu avoir raison de mes velléités pro-catholiques. Or, je ne voulais faire entrer dans ce débat intérieur que des considérations théologiques et religieuses.
Néanmoins, je dus évoquer mes nouvelles perspectives au doyen de la Faculté qui me convoqua pour m'interroger sur mes absences répétées.
Il y en avait une sans rapport avec mes recherches sur le catholicisme. Notre Faculté était « mixte ». Comprenez par là luthérienne et calviniste. Les étudiants, comme le corps professoral, appartenaient aux deux confessions. Quelle que soit notre obédience, nous étions tenus de suivre les deux cours de dogmatique, le luthérien et le calviniste. D'emblée, j'avais décidé de « sécher » le cours calviniste, avec l'accord tacite de mon pasteur. Je contrevenais au règlement.
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Par la suite, sachant intuitivement que je ne serais jamais pasteur, et absorbé par l'étude de la foi catholique, je ne faisais plus que de brèves apparitions boulevard Arago. J'allais aux cours de patristique, d'hébreu, de grec, par intermittence. Je ne manquais toutefois aucun cours (libre) du professeur libéral pour y développer des ferments de contestation.
Le doyen m'appela donc pour une mise au point. Mes notes étaient médiocres, à la mesure de mon assiduité aux cours.
Je lui exposai ma situation religieuse et intellectuelle. Dans un premier mouvement, il fut rassuré. « *Je craignais, me dit-il, que vous n'ayez succombé aux théories à la mode et que, comme quelques-uns de vos condisciples, vous ne soyez devenu adepte de la théologie de la mort de Dieu, du christianisme athée, de la religion séculière et autres billevesées qui font des ravages. Vous êtes attiré par le catholicisme, mais, enfin, vous êtes croyant, c'est déjà ça...* »*, soupira-t-il, désabusé.* « *Mais enfin, tout de même, Rome, se ressaisit-il, vous savez bien que c'est la religion de l'homme qui se fait Dieu et non celle du Dieu qui se fait homme ! Ce n'est pas l'Évangile de la grâce*. » Il ajouta qu'il allait avertir mon inspecteur ecclésiastique (c'est-à-dire l'évêque), non pas de mes confidences, mais de mon manque de travail et d'assiduité.
J'en pris acte avec indifférence.
Je n'étais pas catholique, mais mon sentiment d'appartenance au protestantisme disparaissait peu à peu. J'étais « ailleurs ». Je n'étais nulle part. Je cheminais, solitaire, sur une route inconnue dont je pressentais néanmoins l'issue. Ce fut un moment particulièrement pénible, une mue douloureuse. J'allais au culte luthérien le matin et à la messe le soir, de temps en temps.
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Mais, plus mon luthéranisme fondait au grand soleil du dogme catholique, plus je multipliais les objections intellectuelles. N'étais je pas en train de me faire « rouler dans la farine », selon une expression habituelle de mon pasteur ? N'étais-je pas circonvenu par les subtilités théologiques de l'Église romaine ? Déjà mon pasteur m'avait mis en garde contre une foi trop intellectuelle, au temps de mon adolescence. La séduction que le catholicisme exerçait sur moi n'était-elle pas de cet ordre-là ? Et puis je me disais qu'après tout, saint Paul, argumentant contre les judaïsants, polémiquant avec les philosophes d'Athènes, instruisant les Romains ou les Corinthiens, faisait aussi œuvre d'intellectuel ! Si Dieu m'avait donné le goût et l'aptitude pour ces débats-là, pourquoi devrais-je mettre mon intelligence croyante sous le boisseau ? Il fallait aimer Dieu de tout son cœur, certes, mais aussi de toute sa pensée.
Je me remis à l'étude.
Je finis par téléphoner au prêtre -- ancien pasteur -- dont l'abbé André L. m'avait donné l'adresse. Ce religieux, qui était alors professeur dans une université catholique américaine, n'avait guère de temps à me consacrer. Il me conseilla de lire Newman et de le voir à son retour des États-Unis.
Je me procurai donc l'*Essai sur le développement du dogme* et l'*Apologia pro vita sua* (qui raconte son itinéraire de l'anglicanisme au catholicisme).
Ce me fut d'une lecture difficile mais je fus récompensé de mes efforts. Je trouvais là une théorie explicative, à l'intention des protestants, des « changements », des « nouveautés » dogmatiques, que la Réforme reproche à l'Église catholique. Mais je découvris, en même temps, un problème que je ne soupçonnais pas entre protestants et catholique : la question *philosophique*.
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Je compris que la définition d'un nouveau dogme n'était, en fait, que le passage de l'implicite à l'explicite. Toutes les vérités de la foi sont implicitement contenues dans le dépôt apostolique. L'Église prend progressivement conscience des richesses du donné révélé, sous la direction du Saint-Esprit, et à la faveur des attaques menées par les hérétiques. -- D'où les formulations de plus en plus précises, de plus en plus riches, du Credo -- de celui des Apôtres à celui de Nicée -- et des conciles.
Ce qui m'a posé problème, ce fut l'intervention de la raison humaine dans ce processus. Ainsi, partant de la révélation biblique, « Marie pleine de grâce », on en concluait qu'ayant la plénitude de la grâce, elle devait être sans péché, d'où le dogme de l'Immaculée-Conception. Étant sans péché, elle ne pouvait connaître la mort, puisque, selon saint Paul, « la mort est le salaire du péché », et nous arrivons au dogme de l'Assomption.
Or, pour moi, luthérien, la raison, comme la nature humaine, est totalement corrompue, comment peut-on s'y fier ? Luther appelait la raison « la p... du Diable ». J'avais appris, dans un manuel de théologie dogmatique catholique, qu'une conclusion théologique pouvait être l'objet d'une définition ([^4]). Qu'est-ce qu'une conclusion théologique ? C'est une vérité qui est, logiquement déduite d'une autre vérité, révélée celle-là. Cela je ne pouvais l'admettre. C'est ainsi que je fus confronté à la dimension philosophique du débat entre catholiques et protestants : que peut la raison humaine après la chute ?
\*\*\*
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Jusqu'ici, la philosophie était pour moi un effort coupable de l'homme pour saisir la vérité en dehors de la Révélation divine. Je savais que l'Église catholique enseignait le thomisme comme la philosophie dans laquelle elle se reconnaissait. Il m'apparaissait comme un salmigondis philosopho-théologique tout à fait dans la ligne de la « religion du salut par les œuvres ». Ayant abandonné la Bible, il lui fallait nourrir la faim de ses fidèles d'un plat de lentilles mijoté dans les fourneaux de la raison raisonnante.
Je n'ignorais pas qu'il existait des philosophes protestants, et même luthériens : la plupart des philosophes allemands, de Kant à Heidegger en passant par Hegel. Sans oublier le Danois Kierkegaard. Dans mon esprit, ce devaient être des apostats. Je ne pensais pas qu'il pût exister un rapport entre l'idéalisme allemand et l'apostrophe de Luther sur la raison « p... du Diable ». Que ces philosophes eussent sucé le lait de la théologie luthérienne n'était qu'une coïncidence anecdotique. La preuve : moi qui avais été nourri de la plus stricte orthodoxie luthérienne, j'étais philosophiquement agnostique. Du moins le croyais-je...
Néanmoins, j'entrepris d'interroger sur ce sujet un homme éminent, professeur de dogmatique luthérienne à l'orthodoxie irréprochable.
Il me révéla qu'il était heideggerien ! « Eh bien ! pas moi, lui répliquai-je, je ne crois qu'à la Bible. » « Moi aussi, vous le savez ! » Il mena alors ce que j'analysai plus tard comme un exercice de maïeutique à mon égard.
Dites-moi donc, mon jeune ami, ce que vous croyez relativement à la justification ?
-- Ce qu'il y a dans le Nouveau Testament, maître.
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-- Mais encore ?
-- Que je suis un pécheur mais que Dieu me voyant à travers le sang de son Fils ne m'impute pas mon péché.
-- Très bien. Savez-vous comme on appelle cette conception de la justification ?
-- Oui, la justification forensique.
-- Bien. Est-ce que cela veut dire *être* justifié, une nouvelle nature vous étant greffée sur votre vieil homme ?
-- Non, Dieu me *voit* juste à travers le sang de son Fils. Mais on peut tout de même dire que je suis justifié puisque Dieu me considère comme tel.
-- Nous y voilà ! jubile le cher professeur. Est-ce que vous saisissez, maintenant, les implications philosophiques d'une telle théologie ? Kant n'a fait que laïciser ce que vous avez développé. Est-ce que les choses sont ce qu'elles sont ou ne sont-elles qu'une construction due aux conditions subjectives de nos moyens de connaissance ?
Je vous fais grâce de la suite de cette longue après-midi d'où il résulta que j'étais philosophe sans le savoir, et même heideggerien !
\*\*\*
Le grand théologien réformé, Karl Barth, a dit un jour que la seule raison qu'il avait de n'être point catholique, c'est son refus de l'analogie de l'être. Assurément, ce qui sépare le protestantisme du catholicisme est d'abord théologique, mais il y a une part de vérité dans son propos.
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Un exemple : la prédestination. Les calvinistes orthodoxes croient à la double prédestination. C'est-à-dire que Dieu a non seulement prédestiné certaines créatures au salut, mais d'autres à la damnation, avant même qu'elles existassent. La raison et la foi s'insurgent spontanément là-contre : comment un Dieu d'amour et de justice pourrait-il succomber à cet arbitraire cruel ?
L'objection qui apparaît fondamentale à n'importe qui n'émeut pas le calviniste de stricte observance. Il croit trouver le fondement de cette conception dans l'Écriture (Éphésiens I : 4-6 ; Romains 8 : 29-31 ; 9 : 18-20). Selon l'épître aux Éphésiens, il nous prédestine « selon son bon plaisir » et, d'après l'épître aux Romains : « Dieu fait miséricorde à qui il veut et il endurcit qui il veut. » Le calviniste en conclut ceci : Dieu est amour et Dieu est justice, donc prédestiner les uns au salut et les autres à la damnation est, par définition, un acte de justice et d'amour. Nous ne le comprenons pas ? Nous n'avons pas à le comprendre, qui sommes-nous pour juger des décisions divines ?
Quel rapport avec l'analogie de l'être ? celui-ci : entre notre conception de l'amour et de la justice et celle de Dieu, il n'y a aucun élément commun pensable : il n'y a pas d'*analogie*. Il n'y a pas d'être de participation : parler d'Être divin et d'être humain n'est qu'une commodité de langage sans consistance ontologique. De même, les protestants refusent la co-médiation de Marie car elle porterait atteinte à l'unique médiation du Christ ; il ne peut y avoir de médiation participée.
Karl Barth a vulgarisé cela en disant que le protestantisme est la religion du « ou » et le catholicisme la religion du « et ». Là où le catholique met « et », le protestant met « ou » : l'Écriture *et* la Tradition, Jésus *et* Marie, le sacrifice *et* le mémorial, l'Église *et* le pape.
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Bien entendu, l'objection décisive est celle-ci : s'il n'y a pas quelque analogie entre le Créateur et la créature, comment la révélation est-elle possible ? Si Dieu s'est dit dans son Verbe, il faut bien que sa parole soit intelligible à sa créature.
\*\*\*
La révélation de mon professeur de dogmatique me plongea dans un abîme de perplexité. J'en tirai qu'il me fallait momentanément abandonner la théologie pour la philosophie. Car pour moi, c'était encore ou la théologie ou la philosophie ! Je crus devoir m'inscrire en licence de philosophie... à la Sorbonne, qui était évidemment le dernier endroit d'où pût me venir quelque lumière sur le problème qui me préoccupait.
Par chance ou, plus exactement, par une disposition providentielle, les premiers T.P. (travaux pratiques auxquels je m'inscrivis étaient animés par un philosophe chrétien, Claude Tresmontant. Je ne le vis qu'une fois : il s'était trompé de cours, de salle, et de jour et d'année ! Il devait s'occuper des étudiants de seconde année ! Est-ce que la distraction est le signe distinctif du philosophe catholique ? En tout cas, notre rencontre fut brève. Fort heureusement, la première chose qu'il fit, ce fut de nous distribuer une copieuse bibliographie, qu'il eut la sagesse -- ou la distraction ? -- de ne pas récupérer pour ses étudiants de seconde année.
Dans cette bibliographie je trouvai -- outre les œuvres complètes de Claude Tresmontant, bien entendu -- une liste d'ouvrages d'Étienne Gilson, Jacques Maritain, Sertillanges et la métaphysique d'Aristote. L'achat de ces livres dépassant mes possibilités financières, je me tournai vers la bibliothèque Victor-Cousin.
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Là régnait une délicieuse demoiselle, docteur en philosophie, thomiste et passablement réactionnaire. Elle était en outre une disciple du chanoine L. qui fut longtemps l'alter ego de Maritain à l'Institut catholique avant qu'un mystérieux conflit philosophique ne les séparât définitivement.
Elle vit tout de suite mon désarroi et la légèreté de mon bagage philosophique. Elle prit mon sort en main. Elle saisit la liste que je lui tendais et sur laquelle j'avais coché les livres que je croyais utiles. Alternativement, elle hochait la tête, en signe d'approbation, ou lançait un « pft ! » manifestement affligé. Puis elle alla chercher dans les rayons les ouvrages qui avaient passé le cap de sa censure. Ce n'était pas fini. Elle me les donna un à un, entreprit de me les commenter, notant les chapitres que je pouvais sauter à pieds joints, ceux que je devais travailler et ceux, enfin, que je pouvais lire à titre récréatif. J'y passai l'après-midi. Je compris aussi que, pour une fois où elle avait un « client » sérieux, elle n'allait pas me lâcher.
Elle fit bien. Ce dont j'avais besoin, c'était d'un guide. Elle me le fournit aussi. Elle s'effaça pour me remettre au chanoine L. C'est avec lui que je fis ma Philosophie et que je découvris le Docteur Angélique, saint Thomas d'Aquin.
Au bout de six mois, je décidai de franchir le pas et de devenir catholique. Des objections subsistaient, mais je me rappelais ce que disait le cardinal Newman :
« *Mille difficultés ne font pas un doute*. » J'avais encore des difficultés, mais je n'avais plus de doute : l'Église catholique était bien la vraie Église, celle des Apôtres et du Nouveau Testament. Je vis encore le Père L. -- l'ancien pasteur protestant -- qui, certes, tempéra mes ardeurs de thomiste néophyte, mais me permit de lever les quelques difficultés qui demeuraient.
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A la Faculté de théologie protestante, on m'avait déjà oublié. Pour la forme, j'envoyai une lettre de démission. Seul me répondit mon professeur de théologie morale -- un calviniste barthien ! -- s'offrant de me rencontrer.
\*\*\*
J'avais une démarche autrement difficile à accomplir : voir mon pasteur.
Il me reçut un soir, dans la sacristie. Je lui fis part de ma décision : Avec beaucoup de tristesse, il me parla longuement. J'ai conservé, comme si c'était hier, chacune de ses paroles.
*-- Je pressentais ce que tu m'annonces. Je suppose qu'il est trop tard pour que tu changes d'avis. Je te dirai seulement que mon plus profond regret* « *est de n'avoir pu être, pour toi, le pasteur que j'aurais dû être, que Dieu me pardonne de n'avoir pas été assez attentif à toi. Tu sais que je n'aime pas* « *Rome* » *que tu vas rejoindre, mais ce qui m'inquiète pour toi ce n'est pas ça, c'est* « *après* »*. Que vas-tu devenir quand tu seras revenu de la séduction que le catholicisme exerce sur toi ? Tu es impressionné par cette magnifique cathédrale dogmatique, philosophique, liturgique, mais un jour viendra où tu t'apercevras que ce sont des* « *citernes crevassées qui ne retiennent point l'eau* »*, dont parle le prophète Jérémie, que feras-tu alors ? Je tremble pour toi, connaissant ta soif d'absolu ; j'ai peur qu'alors tu ne sombres dans le dégoût de la foi, dans le désespoir. Alors, à ce moment-là, n'oublie pas que je suis toujours ton pasteur.*
85:804
*Reviens me voir. Ta place sera toujours parmi nous. Nous, nous ne te demanderons ni rétractation, ni abjuration, ni reniement. Tu reprendras ta place, comme si tu ne l'avais jamais quittée.* »
« *Ton départ est un échec douloureux de mon ministère, mais ce ne peut être un échec de la grâce. Peut-être, après tout, que je m'inquiète à tort. Peut-être Dieu veut-il que tu passes par là, pour te mener plus loin avec Lui ? Le Seigneur, lui, le sait, En tout cas, Dieu m'est témoin que je ne t'ai jamais rien prêché d'autre que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Souviens-toi du texte messianique d'Esaïe 53 :* « *Il s'est élevé devant lui comme une faible plante, comme un rejeton qui sort d'une terre desséchée ; il n'avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards, et son aspect n'avait rien pour nous plaire. Méprisé et abandonné des hommes...* » *Ainsi en fut-il du Sauveur, ainsi en est-il de notre Église luthérienne. Méprisée, obscure, méconnue, confondue avec d'autres, nos lieux de culte n'ont rien de joyaux de l'architecture,* « *ni beauté ni éclat pour attirer les regards* »*. Et pourtant, c'est là que j'ai vu des miracles de la grâce, de pauvres hommes rencontrer leur Seigneur et en pleurer. Dans notre Église miteuse Jésus-Christ règne et c'est là, toi aussi, que tu l'as reçu comme ton Sauveur et qu'il t'a aimé. Cela, tu ne pourras pas l'effacer et comme dit saint Paul :* « *Car, quand vous auriez dix mille maîtres en Christ, vous n'avez cependant pas plusieurs pères, puisque c'est moi qui vous ai engendrés en Jésus-Christ par l'Évangile.* »
« *Rappelle-toi cela : je ne t'ai prêché, je le répète, que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. En restant fidèle à ce message-là, tu Lui resteras fidèle et tu resteras fidèle, par-delà la déchirure, à ton vieux pasteur.* »
86:804
Et puis, comme après chaque réunion, chaque entretien, chaque étude biblique, il ouvrit sa Bible et il pria.
Il chercha un instant dans les pages du saint Livre, et il s'arrêta au chapitre troisième de l'épître aux Philippiens, puis il lut :
« ...Et même, je regarde toutes choses comme une perte à cause de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, pour lequel j'ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue afin de gagner Christ, et d'être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s'obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi. »
Il pria. Je ne me souviens plus de ce qu'il dit ensuite. Je me souviens seulement des larmes qui coulaient sur son visage lorsqu'il releva la tête. Il me bénit, me serra contre lui. Nous ne nous dîmes plus rien. Je traversai la pièce les jambes flageolantes. C'était fini. A ce moment-là, j'aurais voulu courir vers lui et lui dire que c'était un mauvais rêve et que je renonçais, que tout allait recommencer comme avant. Mais je savais que ce n'était pas possible, l'émotion qui nous étreignait ne pouvait dissiper ce que je savais être la vérité.
Et pourtant, toute la nuit, j'agitai cette pensée : et si au lieu de quitter le protestantisme je travaillais à l'intérieur pour lui faire découvrir les beautés du catholicisme ? N'est-ce pas ce qu'ont voulu faire les anglicans du Mouvement d'Oxford en cherchant une via media ? Fugace et chimérique tentation ! Il existait, déjà, au sein du luthéranisme, une tendance Haute Église dont les pasteurs passaient pour des originaux ou des provocateurs parce qu'ils multipliaient les signes de croix au cours du culte. C'était ce à quoi se résumait, semble-t-il, leur pro-catholicisme.
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Après quoi j'informai ma famille avec laquelle j'eus de longues explications.
Il me restait à accomplir, canoniquement, le pas qui allait faire de moi un catholique à part entière.
(*A suivre*.)
Guy Rouvrais.
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### La Sainte-Croix de Riaumont
*Une spiritualité d'origine scoute\
et d'inspiration bénédictine \**
par Rémi Fontaine
#### 1) Son origine et sa naissance
Qu'est-ce que la Sainte-Croix de Riaumont ? Nous sommes très gênés, répondait lui-même le Père Revet, quand on nous pose cette question. Quelle est son insertion possible dans l'Église et dans le monde ? Quelles sont son originalité et sa pédagogie propres ?
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C'est que l'idée de la Sainte-Croix n'est pas née par exemple, comme les Salésiens de Don Bosco, de la nécessité d'encadrer son œuvre et de lui fournir les moyens de se développer et de se perpétuer.
Elle est née d'un rêve si l'on peut dire, du « coup de foudre » d'un religieux pour le scoutisme et de son désir magnifique de le « baptiser » et de l'élever jusqu'à un « ordre » :
« Je rêve de l'équipe de missionnaires scouts qui sous la robe ou la tunique kaki s'enfonceraient dans la brousse africaine... pour faire aux tribus comme aux petits garçons de France le cadeau somptueux d'un scoutisme toujours jeune, vivant héraut de l'Évangile, vraiment vôtre, mes chers fils, et vraiment leur. »
Ce rêve du Père Sevin, digne fils de saint Ignace, n'était pourtant pas insensé. C'est l'Esprit Saint qui le mettait en son cœur. Mais il fallait encore le confronter au réel et à ses aspérités, laisser le temps et la providence faire leur ouvrage pour les marier ensemble, faire entrer le rêve dans le sablier de l'histoire.
Constatant que la chevalerie est comme l'aiguillon moral de la méthode fondée par Baden-Powell, le Père avait pensé que le mouvement scout ne porterait tous ses fruits que s'il conduisait certains de ses membres à la pratique des conseils évangéliques selon l'esprit et les principes des anciens ordres religieux de chevalerie :
« L'ère des croisades, écrit-il dans ses *Positions sacerdotales,* a vu naître au sein des Ordres de Chevalerie le moine-chevalier, religieux et homme de combat, et à côté de lui, le chevalier-prêtre, aumônier ou chapelain de l'Ordre de Malte, ou du Saint-Sépulcre. Nul n'estimait alors que l'homme élevé par Dieu à la plus haute dignité de ce monde dût, en recevant le sacerdoce, abdiquer noblesse et chevalerie ; nul ne pensait que le Code d'honneur qui régissait la vie des Frères laïcs fût de trop mince valeur pour être proposé à ceux qui, étant de noblesse divine, se devaient d'être les premiers entre les chevaliers de Jésus-Christ. »
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« Ainsi nous, formés naguère à la discipline et à la Loi chevaleresque du scoutisme, et redevables peut-être à cette formation de ce qu'il y a de meilleur en nous, vocation comprise, nous ne pensons pas que ce qui a été pour nous source de tant de grâces doive nécessairement se tarir du fait de notre entrée dans la milice cléricale (milice = chevalerie). Si incertain que puisse paraître l'avenir du mouvement, dût-il même cesser d'exister, et indépendamment de toute appartenance à aucune association, nous ne croyons pas que cet esprit ne puisse plus fournir aucun apport utile à notre vie spirituelle sous prétexte que « appelés à plus haut service », nous l'aurions dépassé. Forts de notre expérience personnelle, nous croyons au contraire que la vertu de la Promesse et de la Loi agit toujours sur nos âmes nous croyons, pour en vivre, à l'existence d'une spiritualité scoute grâce à laquelle nous espérons devenir meilleurs séminaristes, meilleurs prêtres, meilleurs apôtres, et finalement les saints que Notre-Seigneur attend de nous. »
Malheureusement, s'il donna aux Scouts de France leur expression, leurs textes fondamentaux, leur idéal et leur spiritualité, ayant formé à Chamarande les premières générations de chefs, et s'il vit rapidement le mouvement prendre des dimensions prometteuses malgré son éviction pour des raisons trop humaines, le Père Sevin n'eut pas le temps de voir réaliser pleinement son rêve.
Il « rentre à la Maison du Père » le 19 juillet 1951 avant d'avoir pu réunir sa première patrouille de « prêtres scouts ». Il aura la joie cependant de voir solidement établie la branche féminine de la Sainte-Croix, fondée le 15 janvier 1944 sous la forme d'un Institut de religieuses qui portent le nom de « Dames de la Sainte-Croix de Jérusalem ». Il repose du reste à Boran-sur-Oise près de ses filles tant aimées auxquelles il dira la veille de sa mort : « Soyez toutes des saintes. Il n'y a que cela qui compte. »
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Des chefs ont néanmoins entendu son appel et entrevu son rêve. Parmi eux Jean Rupp et... Albert Revet, jeune prêtre de 29 ans, qui rencontre « le Fondateur » lors d'un pèlerinage à Vézelay en 1946 : « C'est là que j'ai entendu le premier appel à une aventure merveilleuse. »
Avant de mourir le Père Sevin chargera Jean Rupp devenu prêtre, puis évêque (vicaire général de Paris pour les étrangers), de réaliser la branche masculine de la Sainte-Croix. « De cela je suis témoin », déclarera le Père Revet, car il me dit : « Mon successeur, c'est Jean Rupp. » Un indice très révélateur de la conversation qu'ont pu avoir les deux hommes sur l'avenir de l' « ordre »...
Ce n'est donc pas un hasard si Mgr Rupp découvre dans les papiers testamentaires du Père Sevin le nom du Père Revet. Et le convoque à Paris pour le charger sur le terrain d'une mission que sa fonction épiscopale ne lui laisse pas le temps d'assumer.
On connaît la réponse du Père Revet : « Je ne suis pas prêt, je ne peux pas fonder. » Et encore : « Je ne ferai rien si je ne suis pas poussé par les épaules. »
Poussé par le Seigneur, il le sera par la force des choses et, osons dire, par la force surnaturelle des croix successives qu'il connaîtra. De Lens à Riaumont. De 1955, où une première tentative de noyau religieux a lieu rue de l'Hospice, au foyer Godefroy de Bouillon, à 1985, où il assistera avec émotion à l'ordination de son premier fils spirituel, le Père Jean-Paul Argouarc'h, un an avant sa mort, et où il donnera l'habit à trois nouvelles vocations. La Sainte-Croix n'est plus un vœu pieux, mais une réalité bien naissante sur les braises restantes et dispersées du scoutisme.
Car, malheureusement, si la flamme scoute allumée il y a près d'un siècle par Baden-Powell devait s'embraser comme un immense feu de joie un soir de Saint-Jean, enflammant le cœur de millions d'adolescents, si ce feu devait, surtout en France et grâce au Père Sevin, se confondre au feu de la chrétienté, la marche du temps,
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la crise et les tribulations de l'Église, les aggiornamentos de toutes sortes ont créé depuis 1960 environ les conditions regrettables de divisions et de morcellements. Et le scoutisme affaibli, délaissé, oublié, trahi, traverse aujourd'hui une pénombre bien pénible.
Le feu, après avoir jailli en bouquets d'étincelles devenus des brandons de discorde, s'est calmé et, au petit matin, il en reste des braises rougeoyantes que le moindre souffle provoque...
« Apprends, mon scout, la leçon de l'insuccès, disait le Père Sevin dans ses *Méditations scoutes sur l'Évangile*. Apprends le mystère de l'obscurité. Apprends la fécondité du sacrifice... Ne t'étonne pas des échecs. Il y a des échecs productifs. Ne te scandalise pas de voir disparaître dans l'obscurité ceux qui te semblent destinés à remuer le monde... »
Leçon austère mais consolante du « grain de froment » (saint Jean XII, 24) qui s'applique aussi bien à la vie du Père Sevin et à la vie du Père Revet -- le disciple n'est pas au-dessus du maître -- qu'à la vie du scoutisme.
Le fait est : le fleuron du scoutisme, son ordre chevaleresque et religieux, est né sur les ruines -- certes encore admirables -- du scoutisme. Sans doute pour lui redonner une architecture et une âme dignes de ce nom : « Scoutisme, résurrection ! », comme on aime clamer à Riaumont.
Il est né sur la mort prématurée de ses deux fondateurs humainement indispensables, le premier n'ayant pu voir l'incarnation de son rêve, le second l'ayant à peine porté sur les fonts baptismaux.
« Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Le grain de blé reste cependant le père de la récolte même s'il ne voit pas la moisson.
Depuis la mort du Père Revet, chaque année apporte de nouvelles vocations, vocations qui manquèrent pendant des années ou ne réussirent pas à s'enraciner sur la colline de rêve. Sacerdos in aeternum : il intercède maintenant auprès du grand Semeur.
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Trois nouveaux postulants arrivent en octobre 1987. En septembre 1988, entrée d'un frère, prise d'habit et renouvellement des vœux. Les religieux sont huit en 1989.
En 1990, le Père Jean-Paul Argouarc'h, successeur du Père Revet, obtient après moult démarches la reconnaissance par Rome de la Sainte-Croix de Riaumont comme société apostolique.
La première patrouille de missionnaires scouts s'avance maintenant officiellement sous la bure kaki, phalange spirituelle, porteuse de toutes les espérances du scoutisme en réveil. A Dieu vat ! « Gardons le scoutisme et le scoutisme nous gardera, disait le Père Sevin. Bon sang ne peut mentir !
#### 2) Son esprit
« Ce que nous voulons, résumait le Père Sevin dans ses *Positions sacerdotales,* d'un mot devenir des prêtres scouts, c'est-à-dire non point des aumôniers de scoutisme, hypothèse qui de soi n'est pas écartée, mais, pour reprendre un mot de Pie XI ([^5]), des prêtres qui apportent dans l'exercice de leur sacerdoce les vertus que l'on exige des scouts, y compris celles que parfois on serait tenté de qualifier de « mineures ».
« Pour cela nous nous unissons par les liens d'un groupement spirituel qui devra jouer envers notre sacerdoce le rôle que les Ordres Équestres ont joué envers la Chevalerie « *sanctifier et maintenir* », et si d'autres, nos frères et sœurs d'autrefois, ambitionnent de « *sanctifier et maintenir* » le scoutisme à la hauteur de sa mission surnaturelle,
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nous ne croyons pas déroger en plantant résolument notre vie sacerdotale dans cette atmosphère de Chevalerie et en campant nos âmes sur les mêmes Positions. Heureux si par là, plus proches des millions de jeunes auxquels nous apparente une même Promesse, et abstraction faite de tout service spirituel auprès d'eux, ce qui ne dépend pas de nous, nous pouvons, par la Communion des Saints, rendre quelque chose à l'institution par laquelle Dieu nous a tant donné ! »
Le rêve du Père Sevin rejoignait et vérifiait en quelque sorte celui de Guy de Larigaudie : « J'avais rêvé de devenir un saint et d'être un modèle pour les louveteaux, scouts et routiers. » Constatant qu'il puisse et qu'il doive y avoir une « certaine sainteté scoute », c'est-à-dire une perfection de l'esprit scout, le Père Sevin voulut seulement proposer pour les candidats à cette perfection une famille religieuse capable d'élever plus facilement les vertus scoutes à la dignité de vertus surnaturelles :
« Notre sainteté, c'est l'héroïsme des vertus qui sont spécifiquement nôtres... C'est donc, avant tout, la perfection de l'esprit scout, atteinte et réalisée par des moyens spécifiquement scouts. »
De fait, le scoutisme catholique, comme l'avait défini en France son principal fondateur, aux côtés du chanoine Cornette, réunissait les éléments constitutifs d'une spiritualité originale capable d'attirer des âmes consacrées :
-- Une ascèse fondée sur la pratique du camp, la vie dans la nature, le mépris du « monde »...
-- La recherche de vertus préférées, : franchise, dévouement, pureté...
-- La mise en œuvre de moyens pour acquérir cette spiritualité : loi, principes, promesse, rites...
Normalement, la Compagnie de Jésus aurait dû aider à la création de ce nouvel « ordre » conçu par l'un de ses religieux. Pour des raisons inconnues, elle s'en désintéressa. Il faut d'ailleurs reconnaître que le Père Sevin, fils très aimant de saint Ignace, n'avait pas su prendre ses distances à l'égard de la règle de son ordre.
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Ses textes collent beaucoup trop aux constitutions des jésuites. C'est ce que pensait le Père Revet : « On a parfois l'impression, en lisant ses notes, de Saül voulant barder le petit David d'une armure qui n'était pas à sa taille. » En outre, ces écrits étaient surtout rédigés pour les dames de la Sainte-Croix de Jérusalem.
Quoi qu'il en soit, la mort rapide du Père Sevin, l'imprécision de ses règles, des questions d'hommes et de situations amenèrent un long tâtonnement et une recherche que le Père Revet sut faire aboutir.
« Il me semble évident, disait-il, qu'on ne peut songer à réaliser un « ordre » ou un « institut », sans se mettre à l'école d'un ordre ou d'une spiritualité... Saint Jean Bosco prit pour maître saint François de Sales, saint Ignace lui-même s'en fut après sa conversion chez les bénédictins de Montserrat. »
Malgré toute la valeur reconnue de la spiritualité scoute, le Père Revet comme le Père Sevin savaient bien par expérience qu'elle n'aurait pas suffi à nourrir totalement et à animer la vie surnaturelle d'un ordre strictement religieux. C'est pourquoi le Père Sevin avait adossé la Sainte-Croix de Jérusalem à deux autres spiritualités qu'il connaissait et affectionnait particulièrement : celle de la Compagnie de Jésus en raison de ses vœux propres, et celle du Carmel en raison de sa dévotion particulière à sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus :
« Notre spiritualité est essentiellement celle de *saint Ignace de Loyola,* et devra ne s'écarter jamais des principes solides du Docteur de l'Obéissance et de l'*agere contra*, et du missionnaire de la gloire de Dieu. Elle est toute centrée sur la Personne et l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre divin Chef, qu'il s'agit de suivre jusqu'au Calvaire.
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« En même temps, pénétrés de cette vérité théologique que toute âme baptisée et plus encore toute âme consacrée est l'Épouse du Verbe Incarné, nous demandons à sainte Thérèse d'Avila de nous aider à réaliser cette splendeur en nous donnant son esprit d'amour et d'adoration. -- Sa fille sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus nous apprend le renoncement héroïque dans les actions ordinaires, qu'exige son abandon d'enfant entre les bras de l'Amour miséricordieux et comme tous les trois, saint Ignace et les deux saintes du Carmel, nous enseignent et nous montrent que notre amour d'un Roi et Époux crucifié ne peut être réel et loyal et s'épanouir que sur la Croix, -- c'est sur la Croix que nous bâtissons notre vie intérieure comme notre apostolat.
« Notre devise *ad majorem crucis gloriam* exprime exactement notre unique ambition : l'extension chaque jour plus grande du Règne de Jésus crucifié.
Passion du Chevalier-Apôtre pour son Roi, amour de l'Épouse d'un Dieu crucifié, -- abandon de l'Enfant, -- le tout, vécu dans cette atmosphère de jeunesse, de joie, de liberté disciplinée en laquelle ont baigné nos origines, -- telles sont les lignes maîtresses de la spiritualité de la Sainte-Croix de Jérusalem. » (Règle 12 de l'Institut de la Sainte-Croix de Jérusalem.)
Sans ignorer ni renier cette synthèse originale, le Père Revet donnera à la branche masculine de la Sainte-Croix une inspiration davantage bénédictine en accord avec Mgr Rupp. « Le Père Sevin, dira-t-il au chapitre des 28 et 29 novembre 1966 à Notre-Dame des Neiges, était très attaché à la spiritualité ignacienne, mitigée de spiritualité thérésienne. Nous, nous prenons une route absolument pas signalée par lui, en prenant une route monastique. »
Bénédictins noirs ou blancs, peu importe alors pour le Père Revet qui possède une dévotion particulière pour saint Bernard et fréquente les moines de Saint-Paul de Wisques. L'essentiel pour lui est de développer et cultiver le sens du sacré et de l'hospitalité, la primauté de la contemplation sur l'action, la *laus perennis* qui ordonne l'*ora et labora,* tout ce qui fait l'expérience de la règle de saint Benoît.
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Il s'agit d'allier la joie scoute à la paix bénédictine. Faire de Riaumont un lieu de quête de Dieu. Faire de ses religieux des missionnaires non pas au sens de conquête mais au sens, monastique : « Notre vie veut être une prédication, comme notre accueil. D'où notre allure de paix, de joie, de beauté dans l'austérité. »
Et d'expliquer deux ans plus tard les motifs de ce choix dans une conférence donnée le 18 septembre 1968 alors qu'il vient de découvrir Notre-Dame de Fontgombault :
« Deux raisons ont amené à nous rattacher à l'école bénédictine : d'abord, les scouts au temps de leur « vérité » ont toujours eu une connaturalité, une sympathie profonde pour les moines :
-- qui se retirent du monde pour chercher Dieu,
-- qui travaillent et prient dans la beauté,
-- qui gardent une âme d'enfant jusqu'à leur dernier jour, dans la paix et la joie.
« Ensuite, il faut bien le dire, puisque c'est le jeu du Seigneur de prendre les instruments qu'il Lui plaît de choisir, aimant à stupéfier les sages par ses choix inattendus, c'est que Monseigneur Rupp me demanda de l'aider à réaliser ses projets... J'ai refusé, une fois à lui -- comme plus tôt au Père Sevin -- et enfin j'ai accepté, mais à la condition de ne faire chaque pas que pressé par Dieu à travers les événements. La formation bénédictine reçue pendant vingt ans m'a poussé à croire que les moines pourraient peut-être jouer le rôle que les jésuites n'ont pas voulu prendre. L'amour de saint Bernard, le moine de la Croisade et de la Chevalerie, le Chantre de Notre-Dame, nous a fait chercher d'abord du côté cistercien, mais l'évolution que subissent les trappistes (et dont nul ne peut prévoir l'aboutissement), nous a amené à demander à Fontgombault de nous aider à réaliser enfin la Sainte-Croix. Sollicité par Monseigneur Rupp, le Père Abbé a accepté. Je crois que la divine Providence a mené tout cela.
Voilà l'historique. »
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La Providence donnera aussi aux premiers volontaires de l'ordre scout, à Lens et à Riaumont, de travailler au service de la jeunesse, et surtout la plus abandonnée, selon le vœu du Père Sevin. Mais les orientations nouvelles du scoutisme français ainsi que la crise secouant l'Église et la société tout entière leur firent d'autant plus sentir le besoin absolu d'une aide et d'une formation religieuse donnée par une abbaye. Et les premiers membres décidèrent de devenir oblats bénédictins de Fontgombault tandis que son Père Abbé devenait assistant spirituel de la Sainte-Croix pour tout ce qui regarde l'étude des vocations, la formation des novices et les études ecclésiastiques (confiées principalement à Dom Duverne).
Le 1^er^ novembre 1971, en la fête de tous les saints, le Père Revet se consacrait totalement à Dieu en prononçant ses trois vœux. Il recevait le scapulaire si cher à saint Benoît et le manteau blanc de saint Bernard frappé de la croix scoute potencée.
\*\*\*
Attachée aux règles traditionnelles de la vie religieuse, la Sainte-Croix se présente donc comme une société de vie apostolique. Selon ses statuts approuvés en 1971 (à l'état de projet) par Dom Jean Roy (Père Abbé de Fontgombault) et Mgr Rupp (évêque de Monaco et premier prieur général) :
1°) Elle a pour fin générale de promouvoir la gloire de Dieu et la sanctification de ses membres par la pratique de trois vœux publics de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, selon l'esprit de la règle de saint Benoît, tel que saint Bernard en avait imprégné les ordres chevaleresques, qui ont tant contribué à la grandeur et à la fécondité spirituelle du scoutisme catholique. Elle veut offrir à tous ses membres, qui sont oblats de l'ordre de saint Benoît, les moyens de servir de plus près, jusqu'à la croix et la résurrection, le Christ qui s'est dit : « la Route, la Vérité et la Vie ».
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2°) Son but lointain est d'agir sur le monde actuel pour y diffuser l'esprit de l'Évangile et spécialement une charité vraiment efficace entre ses membres et envers les autres, le culte sans compromission de la vérité, le sens de l'honneur, de la justice et de la beauté, le service de tous, avec une préférence pour les plus petits et les plus pauvres, dans la joie scoute et la paix bénédictine.
3°) Elle a pour fin spéciale l'éducation de la jeunesse dans ce même esprit, et, en premier lieu, de la jeunesse handicapée par les déficiences graves de la société et des familles (enfants privés du milieu familial normal, délinquants, handicapés, persécutés, etc.).
4°) Pour remplir leur mission avec fruit et exercer auprès des âmes un véritable apostolat, les frères se préoccuperont constamment de leur formation, humaine, mais surtout religieuse et s'y appliqueront avec un zèle persévérant. La règle de saint Benoît adaptée à leur vie apostolique sera la source de leur spiritualité, comme les méthodes du Père Sevin, le guide de leur apostolat.
Outre les religieux proprement dit, prêtres ou frères « groupés », donnés totalement et liés par des vœux, la Sainte-Croix de Riaumont doit comprendre aussi dans la branche masculine deux autres catégories de membres :
1°) les « agrégés », ecclésiastiques ou laïcs qui pratiquent dans le monde les trois vœux suivant leur état (célibataires ou mariés), sortes d'oblats de la Sainte-Croix.
2°) les « servants » -- à limage des anciens « servants d'armes » des ordres militaires -- qui viennent chercher auprès des religieux une aide spirituelle, et, en retour, appuient de leur dévouement et de leurs prières les œuvres de la Sainte-Croix. Ils peuvent se recruter parmi des jeunes à partir de l'âge scout et même parmi les non-catholiques.
Chaque catégorie possède ses règles, son cérémonial, et ses obligations religieuses qui sont évidemment beaucoup moins strictes pour les « agrégés » et les « servants » dont l'extension est subordonnée au rayonnement des religieux.
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Pour ce qui est de la spiritualité scoute dont tous essaient de marquer leur vie de ses principes, le Père Revet en a fait un splendide commentaire évangélique.
Pour ce qui est de la pédagogie de la Sainte-Croix relative surtout à son champ d'apostolat, le Père Revet avait aussi ses idées claires et fidèles et pour tout dire scoutes :
« Même si nous sommes appelés parfois à des œuvres paroissiales ou autres..., nous ne pouvons, absolument pas ne pas travailler avec, et pour les enfants, les adolescents et les jeunes. Nous sommes entrés à la Sainte-Croix pour cela.
« D'ailleurs les jeunes sont naturellement généreux, exigeants, et il n'est pas mauvais qu'ils montrent aux adultes -- avec une logique dont ces derniers ne sont pas capables -- car elle engagerait leur vie -- à quoi mènent les lâchetés, les compromissions, les complaisances pour l'erreur et le péché. Cette jeunesse désabusée, révoltée, c'est notre champ d'apostolat, elle sera à qui lui proposera quelque chose...
« Il nous faut donc, sous peine de disparaître comme de vieilles outres qui ne peuvent conserver que du vin éventé, (car elles craquent au bouillonnement du vin neuf et jeune), être extrêmement exigeants pour nous-mêmes. Il ne peut être question de grouper des bonnes volontés autour de nous : il faut faire des religieux. » (*Conférence du 18 septembre 1968*.)
Et pas n'importe quels religieux : « Chez nous notre style n'est pas celui des pères tranquilles, des rats de bibliothèque, des genoux qui craquent, des épaules voûtées et des séminaristes rachitiques. »
Non qu'il ne veuille que des « caïds ». Il y a un scoutisme extension. Mais le scoutisme doit conduire à un juste humanisme, comme l'avait bien saisi le Père Doncœur avec sa rude école de la Route par une spiritualité de plein vent. Rien de moisi, de renfermé, d'étriqué. Mais des hommes vivants qui regardent droit Dieu et les autres. C'est dans cette ligne que le Père Revet veut, à Riaumont et dans ses camps d'été et d'hiver, développer les corps, les intelligences et les cœurs :
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« Il y a un style dépouillé, un style vrai que nous devons garder (...) Il y a un style de garçons Sainte-Croix, loin de la crasse, du trouble érotisme et du trouble des bas-fonds. Certes au fond de nous-même, il y a des tentations. Mais les sacrements sont là pour les vaincre. Le message scout nous rappelle cette vérité : l'homme est à l'image de Dieu, beau, fort. Cela suppose la grâce et la pénitence.
« Notre spiritualité est grande, ouverte, joyeuse. On ne gémit pas en chœur quand on est scout. Ce n'est pas notre genre d'être triste, effondré. Notre spiritualité est de plein air. Parce que nous acceptons la présence de la Croix, nous restons joyeux, optimiste (...) Le Christ a aimé le jeune homme parce qu'il était généreux : mais pas d'amour de chouchou ; cet amour était pour proposer quelque chose de dur, de hardi (...) Pour être Sainte-Croix, il faudrait d'abord savoir mener durement son corps. Là, à chacun de trouver son style. Les vertus chevaleresques puisent leur racine dans cette ascèse.
« Alors notre regard sur les garçons sera un regard scout, c'est-à-dire un appel. Le regard du Christ était un regard qui appelle : le Christ appelle Zachée, les pécheurs... Notre vie doit être sans cesse un appel. Dans les « *Deux sources* », Bergson dit : « Le saint (ou le héros) n'a pas besoin de parler. Sa vie même est un appel. » Les gens ont de la générosité tout plein, de la générosité « confuse ». Mais manque celui qui appelle. C'est Dominique, François, Bernard, dont la vie est un appel... « Si tu veux être parfait, viens, vends tout et suis-moi. »
« Notre action sur les jeunes doit être exigeante. Nous ne serons donc pas à l'aise dans beaucoup d'endroits. Tout ce qui est avachissement n'est pas pour nous. Notre apostolat est bien caractérisé, notre vie et notre spiritualité aussi, surtout dans un monde où croulent les valeurs, un monde de péché.
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« Notre-Seigneur doit faire jaillir des saints de notre temps. A nous de lancer l'appel à la sainteté. » (*Chapitre de la Sainte-Croix en 1966*.)
Dans sa conférence du 18 septembre 1968, le Père Revet revient sur le rôle de la Providence dans la création du village de Riaumont qui a servi pour ainsi dire d'expérience pilote pour la constitution définitive des fondements spirituels de la Sainte-Croix désirée par le Père Sevin. Cette colline d'Artois a été sous l'effet de la Providence ce que la glaise devient entre les mains du potier. Le rêve y a pris une forme matérielle sous l'espèce d'un chef-d'œuvre pédagogique qui sert aujourd'hui de modèle. L'idée s'est incarnée et la colline est devenue inspirée, haut-lieu spirituel. Un phare du scoutisme.
Il faut, disait à la fois humblement et fièrement le Père Revet, que chaque maison de la Sainte-Croix soit un centre où les jeunes puissent venir et respirer un air chrétien et scout. Cela ne suppose pas que l'on copie servilement Riaumont, -- encore qu'il ne soit pas défendu de s'inspirer de ce que l'on aime. S'il n'est pas nécessaire d'avoir une panoplie dans chaque maison, le style maison d'œuvre crasseuse, poussiéreuse, aux cendriers débordants de mégots, où des jeux de sous et la télévision sont la grande attraction, le style copain-copain, le prêtre copain, ne sont pas les nôtres..
« Nous voulons être du style des moines qui ont fait le Moyen Age : leurs abbayes et leurs prieurés ont fait en pleine barbarie des taches de civilisations chrétiennes qui sont allées s'élargissant.
« Au milieu de la décomposition actuelle, on peut espérer que les maisons de la Sainte-Croix seront des pôles de civilisation, des points d'où se répandent lumière et pureté. Comme la pénicilline repousse l'infection et crée des zones purifiées où peuvent se refaire de nouveaux tissus, avec l'aide du Seigneur et par sa grâce, nous avons l'humble confiance que nous apporterons quelque chose au salut de ce monde où Satan a jeté tant de germes de révolte et de corruption. »
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Comme le phare de Lorette, éclairant les grands cimetières de la guerre 14-18, rappelle la présence toujours vivante de nos morts, le phare de Riaumont (qui lui fait face) éclaire le scoutisme d'hier, d'aujourd'hui et de demain, rappelant sa présence incontournable et répondant toujours aux appels du Vieux Loup, du Père Sevin, du Père Doncœur, du Père Forestier, du Père Rimaud, du Père Revet... de tous ces apôtres de la sainteté scoute : -- N'ayez crainte, monsieur l'Aumônier, ça suit !
Rémi Fontaine.
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### Sainte Marguerite-Marie et le Sacré-Cœur
par Jean Crété
MARGUERITE-MARIE ALACOQUE naquit en 1646, d'une famille honorable, à Verosvres, village du diocèse d'Autun. Toute jeune, elle fit preuve d'une grande piété et, en particulier, d'une grande dévotion envers le Saint-Sacrement et envers la Sainte Vierge, et elle fit le vœu de virginité perpétuelle.
A quinze ans, en 1671, elle entra à la Visitation de Paray-le-Monial. Elle fut traitée durement par ses supérieures et elle souffrait en outre de pénibles infirmités. Elle avait pris pour devise : « Souffrir en silence, sans consolation ni soulagement. »
La jeune visitandine fut bientôt favorisée de révélations du Sacré-Cœur de Jésus, qui ont été reconnues par l'Église.
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Par rapport à la dévotion antérieure au Cœur de Jésus, les révélations faites à sainte Marguerite-Marie comportent trois éléments nouveaux :
1° l'expression : *Sacré-Cœur,* que personne n'avait jamais employée avant elle ;
2° la relation étroite entre le Sacré-Cœur et le Saint-Sacrement ;
3° l'insistance sur la réparation. Cette dernière demande doit être bien comprise : nous devons à Dieu, pour nos péchés, une satisfaction qui relève de la vertu de justice ; il ne faut pas croire que nous faisons un cadeau au Sacré-Cœur de Jésus en lui faisant réparation. La réparation insiste sur la note de charité qui s'ajoute à la note de justice, sans la supprimer.
C'est pendant l'octave de la Fête-Dieu de 1675 que sainte Marguerite-Marie eut la grande révélation, spécialement reconnue par l'Église. Alors qu'elle priait devant le Saint-Sacrement exposé, Jésus, resplendissant de gloire, lui apparut et, découvrant son cœur, il lui dit :
« Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné, jusqu'à s'épuiser et se consumer pour leur témoigner son amour, et, pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, leur froideur et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour. Mais, ce qui m'est encore plus sensible, c'est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi. C'est pour cela que je te demande que le premier vendredi après l'octave du Saint-Sacrement soit dédié à une fête particulière, pour honorer mon Cœur, en communiant ce jour-là et en lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable, pour réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels. Je te promets aussi que mon Cœur se dilatera, pour répandre avec abondance les influences de son divin amour sur ceux qui lui rendront cet honneur et qui procureront qu'il lui soit rendu. »
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Sainte Marguerite-Marie se déclara d'abord incapable d'accomplir une pareille mission. Mais Notre-Seigneur la réconforta. Elle rencontra la contradiction, on l'accusa d'illuminisme. Elle supporta ces oppositions avec une patience héroïque. Au bout de quelque temps, Notre-Seigneur lui envoya l'homme providentiel : le bienheureux Claude de la Colombière, jésuite, qui lui servît de directeur de conscience et fit beaucoup pour la propagation de la dévotion au Sacré-Cœur. Cette dévotion fut accueillie avec faveur par les âmes simples, mais se heurta à l'opposition violente et tenace des jansénistes.
Sainte Marguerite-Marie mourut pieusement à quarante-trois ans, le 17 octobre 1690, sans avoir vu le succès de sa mission. Il fallut du temps pour que l'Église répondît à l'appel du Sacré-Cœur. C'est seulement, en 1763 que le pape Clément XIII décida d'accorder la fête du Sacré-Cœur aux diocèses et instituts religieux qui en feraient la demande. Il fallut près d'un siècle pour que la fête se répandît dans le monde entier. En France, les Chouans et Vendéens arborèrent le Sacré-Cœur sur leurs drapeaux. Malgré tout, l'opposition janséniste persistait. Le diocèse d'Orléans n'adopta la fête qu'en 1830. En 1856 Pie IX ne fit qu'avaliser une situation de fait, en étendant la fête à l'Église universelle.
La dévotion au Sacré-Cœur devenait populaire. Notre-Seigneur avait demandé la communion réparatrice, le premier vendredi de chaque mois ; cette pratique fut adoptée peu à peu par les âmes pieuses et elle prépara les esprits et les cœurs à la communion fréquente que devait recommander saint Pie X. Léon XIII, en 1900, consacra le monde entier au Sacré-Cœur. Pie XI, en 1928, augmenta la solennité du Sacré-Cœur, fit composer une nouvelle messe et l'autorisa pour le premier vendredi du mois.
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L'hostilité ne disparut jamais : à celle des jansénistes succéda celle des modernistes, plus virulente que jamais depuis le dernier concile. Il importe d'avoir, sur ce sujet, des idées bien nettes. Même approuvée par l'Église, une révélation privée ne devient pas un dogme : elle relève, non de la vertu théologale de foi, mais de la vertu cardinale de prudence et de la vertu morale de religion. On doit donc aux révélations approuvées par l'Église un assentiment intérieur prudent. Il en est ainsi des révélations approuvées de sainte Marguerite-Marie. Mais la dévotion au Sacré-Cœur, telle qu'elle existe, relève de la vertu théologale de foi, car elle a son fondement dans l'Évangile. Les révélations de sainte Marguerite-Marie ont joué le rôle de révélateur d'une dévotion implicitement contenue dans l'Évangile. A cette dévotion, au culte liturgique du Sacré-Cœur, est donc dû un assentiment de foi. Rejeter ou attaquer la dévotion au Sacré-Cœur est donc un péché contre la foi, au moins un péché d'erreur et de témérité.
Au XIX^e^ siècle, les révélations faites à Madame Royer ([^6]) devaient compléter celles de sainte Marguerite-Marie ; nous leur devons la statue du Sacré-Cœur, les bras étendus, l'insistance sur le caractère universel ou catholique de la dévotion au Sacré-Cœur et surtout sur la pénitence effective que doit entraîner cette dévotion.
Introduite tardivement, la cause de béatification de sainte Marguerite-Marie se heurta à des difficultés : des théologiens qui n'étaient ni jansénistes ni modernistes objectaient que l'état maladif de la servante de Dieu avait pu influer sur son psychisme. L'objection tombait, du fait de la reconnaissance par l'Église de ses révélations. La cause s'en trouva néanmoins beaucoup retardée.
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Le pape Benoît XV écarta les dernières objections et béatifia Marguerite-Marie, puis la canonisa en mai 1920, à quelques jours de la canonisation de sainte Jeanne d'Arc, et il est probable que ce rapprochement avait été voulu. Pie XI introduisit la fête de sainte Marguerite-Marie au calendrier de l'Église universelle, à la date du 17 octobre, en avançant au 16 la fête de sainte Hedwige jusqu'alors célébrée le 17.
La messe est entièrement propre ; l'introït, le graduel, l'alleluia et la communion, extraits du *Cantique des Cantiques,* insistent sur l'intimité de l'âme avec Dieu. L'offertoire, tiré du prophète Zacharie, évoque le froment des élus et le vin qui fait germer les vierges. L'épître est celle du Sacré-Cœur, moins une phrase. L'évangile de saint Matthieu XI, 25-30, bénit Dieu d'avoir révélé les mystères, aux petits et se termine par la phrase : « Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos pour vos âmes ; car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Les oraisons évoquent expressément la dévotion au Sacré-Cœur.
Dans l'éternité comme lors de sa vie terrestre, la mission de sainte Marguerite-Marie consiste à nous conduire au Sacré-Cœur de Jésus, notre refuge et notre espérance.
Jean Crété.
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### Saint Cyrille d'Alexandrie
*Docteur et combattant de la maternité divine et de l'union personnelle des deux natures*
par Jean-Baptiste Castetis
Fête liturgique le 9 février. Ne pas confondre avec saint Cyrille de Jérusalem, évêque et docteur, mort en 386, fête liturgique le 18 mars ; ni avec saint Cyrille, mort en 869, fêté le 7 juillet en même temps que saint Méthode.
Relisons d'abord les principaux passages de sa notice liturgique :
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« *L'éloge de Cyrille d'Alexandrie ne repose pas sur le témoignage de quelques hommes ; il a été célébré dans les actes mêmes des conciles œcuméniques* (*...*)*.*
« *Son zèle pour la foi catholique brilla surtout dans la défense qu'il en entreprit contre Nestorius, évêque de Constantinople, qui affirmait que Jésus-Christ était né de la Vierge Marie homme seulement ; et non Dieu, et que la divinité lui avait été conférée pour ses mérites. Cyrille, ayant, vainement tenté d'amener Nestorius à résipiscence, le dénonça au pape saint Célestin.*
« *Délégué par Célestin, il présida le concile d'Éphèse dans lequel l'hérésie nestorienne fut proscrite, Nestorius condamné et déposé de son siège épiscopal ; le dogme catholique d'une seule et divine personne dans le Christ et de la maternité divine de la glorieuse Vierge Marie fut affirmé aux applaudissements de tout le peuple qui, transporté d'une joie incroyable, reconduisit les évêques dans leurs maisons avec des torches allumées.*
« *Ce fut la cause pour Cyrille de nombreuses calomnies, injustices et persécutions ; mais sa patience était telle que, soucieux uniquement de la foi, il tenait pour rien les paroles et les machinations des hérétiques contre lui. Enfin, ayant pour l'Église de Dieu accompli d'immenses travaux, publié de nombreux écrits pour la réfutation des païens et des hérétiques et pour l'explication des saintes Écritures et des dogmes catholiques, il mourut saintement en 444, en la trente-deuxième année de son épiscopat.*
« *Léon XIII a étendu à l'Église universelle l'office et la messe de saint Cyrille d'Alexandrie.* »
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#### L'apôtre du titre de « THEOTOCOS »
Saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie de 412 à 444, présida donc au nom du pape saint Célestin I^er^ le concile d'Éphèse : troisième concile œcuménique, tenu du 22 juin au 31 juillet 431. Il y fit condamner Nestorius, l'évêque hérétique de Constantinople qui refusait à la Très Sainte Vierge Marie le titre de THEOTOCOS (Mater Dei, Mère de Dieu), titre qui pourtant était déjà traditionnel dans la prière et dans l'enseignement de l'Église.
Le principal trait de génie de saint Cyrille, éclairé par la grâce, est d'avoir discerné du premier coup et en toute certitude que le refus du THEOTOCOS était la conséquence, et la manifestation d'une erreur dogmatique fondamentale sur l'Incarnation. Mais sa grâce et son mérite furent aussi de défendre avant, pendant et après le concile d'Éphèse, la vérité du dogme avec une énergie farouche et une intransigeance absolue, malgré les attaques, les menaces, les pressions, les calomnies et la prison.
L'œuvre écrite de saint Cyrille est importante ; elle occupe dix volumes de Migne. Ce sont des études exégétiques, des traités dogmatiques et apologétiques, des homélies et des lettres. On y trouve un docteur d'un immense savoir, qui est avant tout un théologien : même son exégèse traite surtout de théologie dogmatique. Sa doctrine repose sur deux fondements : l'Écriture inspirée ; les Pères orthodoxes.
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A toutes les époques son œuvre a exercé une profonde influence dans l'Église d'Orient ; elle a été beaucoup moins connue en Occident, les Latins ayant en général peu fréquenté les Pères grecs. Mais on le voit cité et utilisé par Alcuin, qui avait une vaste culture patristique, et abondamment par saint Thomas d'Aquin dans son *Contra errores Graecorum*.
#### Une pierre de touche
Encore à l'époque moderne, saint Cyrille d'Alexandrie est la pierre de touche où se révèlent les esprits mous et les cœurs flasques.
Dom Guéranger le rappelle avec bonheur :
« *Comme toujours en pareille circonstance, il se trouva des hommes d'apaisement qui, sans partager l'erreur de Nestorius, estimaient que le mieux eût été de ne pas lui répondre, par crainte de l'aigrir, d'augmenter le scandale, de blesser en un mot la charité. A ces hommes dont la vertu singulière avait la propriété de s'effrayer moins des audaces de hérésie que de l'affirmation de la foi chrétienne, à ces partisans de la paix quand même, Cyrille répondait*... »
... Cyrille répondait selon le principe qu'il énonçait en ces termes : « Si la paix est désirable, elle ne doit pourtant pas se faire au détriment de l'orthodoxie. »
Et il répondait, dans ce cas précis, ce que cite Dom Guéranger :
« Eh quoi ! Nestorius ose laisser dire en sa présence dans l'assemblée des fidèles : « *Anathème à quiconque nomme Marie mère de Dieu !* »
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Par la bouche de ses partisans il frappe ainsi d'anathème nous et les autres évêques de l'univers, et les anciens Pères qui partout et dans tous les âges ont reconnu et honoré unanimement la sainte Mère de Dieu ! Et il n'eût pas été dans notre droit de lui retourner sa parole et de dire : « *Si quelqu'un nie que Marie soit mère de Dieu, qu'il soit anathème !* » Cependant cette parole, par égard pour lui, je ne l'ai pas dite encore. »
Dom Guéranger ajoute : « *D'autres hommes, qui sont aussi de tous les temps, découvraient le vrai motif de leurs hésitations, lorsque faisant valoir bien haut les avantages de la concorde et leur vieille amitié pour Nestorius, ils rappelaient timidement le crédit de celui-ci* (*auprès de l'empereur*)*, le danger qu'il pouvait y avoir à contredire un aussi puissant adversaire*. »
A ceux-là, saint Cyrille répondait :
« Que ne puis-je en perdant tous mes biens satisfaire l'évêque de Constantinople, apaiser l'amertume de mon frère Nestorius ! Mais c'est de la foi qu'il s'agit ; le scandale est dans toutes les Églises ; chacun s'informe au sujet de la doctrine nouvelle. Si nous, qui avons reçu de Dieu la mission d'enseigner, nous ne portons pas remède à de si grands maux, au jour du jugement y aura-t-il pour nous assez de flammes ? Déjà la calomnie, l'injure ne m'ont pas manqué ; oubli sur tout cela ! Que seulement la foi reste sauve, et je ne concéderai à personne d'aimer plus ardemment que moi Nestorius. Mais si, du fait de quelques-uns, la foi vient à souffrir, qu'on n'en doute point : nous ne perdrons pas nos âmes, la mort même fût-elle sur notre tête. Si la crainte de quelque ennui l'emporte en nous sur le zèle de la gloire de Dieu et nous fait taire la vérité,
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de quel front pourrons-nous célébrer en présence du peuple chrétien les saints martyrs, lorsque ce qui fait leur éloge est uniquement l'accomplissement de cette parole (*Eccli*. IV, 33) : Pour la vérité, combats jusqu'à la mort ! »
#### L'insuffisance de Duchesne
Saint Cyrille est la pierre de touche où se révèle l'insuffisance radicale d'un historien pourtant plein de talent, d'intelligence et de travaux estimables et utiles : Louis Duchesne dans son Histoire ancienne de l'Église. Son chapitre « La tragédie de Nestorius » est navrant. Il n'aperçoit, dans la controverse du THEOTOCOS, qu'une querelle de mots sans portée. Contre saint Cyrille, il manifeste une animosité dénigrante, reprenant à son compte toutes les calomnies de tous ses adversaires. Il va même jusqu'à soutenir que Nestorius était orthodoxe et Cyrille suspect d'hérésie. Tant d'incompréhension sur un point historiquement et dogmatiquement aussi vital pour la foi de l'Église explique que saint Pie X, en janvier 1912, ait fait inscrire son ouvrage à l'*Index librorum prohibitorum*.
C'est sans doute en pensant à Louis Duchesne et à son influence que Pie XI, le 25 décembre 1931, dans son encyclique *Lux veritatis* pour le quinzième centenaire du concile d'Éphèse, énonçait avec une parfaite netteté et une grande vigueur : « *Tous doivent tenir avec certitude que Nestorius a vraiment enseigné des doctrines hérétiques ; que le patriarche saint Cyrille d'Alexandrie s'est montré un défenseur énergique de la foi catholique*
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*et que le pape saint Célestin I^er^ et avec lui le concile d'Éphèse, ont conservé la doctrine traditionnelle et l'autorité suprême du Siège apostolique*. » ([^7])
#### Deux natures, une seule personne
C'est en 429 que l'attention de saint Cyrille d'Alexandrie est attirée par la prédication hérétique de Nestorius : l'évêque, de Constantinople déclare que le titre de THEOTOCOS ferait croire que la divinité du Christ a son origine en Marie ;
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*il faut la nommer Mère du Christ et non pas Mère de Dieu*. Cela porte inévitablement atteinte à l'unité de personne dans le Christ. Pour Nestorius, il y a dans le Christ deux natures et deux personnes, dont l'union est volontaire, morale, extrinsèque ; Marie est la mère de l'une et non pas de l'autre.
La foi catholique affirme au contraire qu'il y a dans le Christ deux natures substantiellement unies en une seule personne : Marie, mère de cette unique personne, est donc mère de Dieu. Une mère est mère de la personne. Pie. XI reprendra l'argumentation même de saint Cyrille pour la réaffirmer dans l'encyclique *Lux veritati :*
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« *On ne pourra pas rejeter cette vérité, transmise depuis les premiers temps de l'Église, en disant que la Bienheureuse Vierge Marie a bien donné un corps à Jésus-Christ, mais qu'elle n'a pas engendré le Verbe du Père céleste. Car déjà de son temps Cyrille répondait justement et clairement que, de même que toutes les autres femmes sont appelées et sont réellement mères pour avoir formé dans leur sein notre substance périssable et non pas l'âme humaine, ainsi la Très Sainte Vierge acquit la maternité divine du fait d'avoir engendré l'unique personne de son Fils*. »
#### Dom Guéranger : « La connaissance nécessaire et la garde obligée »
La prédication hérétique de Nestorius s'était heurtée d'abord à l'opposition des laïcs.
On sait que Dom Guéranger a mis en lumière à ce propos un point de doctrine extrêmement important « *Il est dans le trésor de la révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la* CONNAISSANCE NÉCESSAIRE *et la* GARDE OBLIGÉE. »
Relisons en son entier tout le passage de Dom Guéranger :
« Le jour de Noël 428, Nestorius, profitant du concours immense des fidèles assemblés pour fêter l'enfantement de la Vierge Marie, laissait tomber du haut de la chaire épiscopale cette parole de blasphème : « Marie n'a point enfanté Dieu ; son fils n'était qu'un homme, instrument de la divinité. »
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« Un frémissement d'horreur parcourut à ces mots la multitude ; interprète de l'indignation générale, le scolastique Eusèbe, simple laïc, se leva du milieu de la foule et protesta contre l'impiété. Bientôt, une protestation plus explicite fut rédigée au nom des membres de cette Église désolée, et répandue à de nombreux exemplaires, déclarant anathème à quiconque oserait dire « Autre est le Fils unique du Père, autre celui de la Vierge Marie. » Attitude généreuse, qui fut alors la sauvegarde de Byzance et lui valut l'éloge des conciles et des papes !
« Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord.
« Régulièrement sans doute, la doctrine descend des évêques au peuple fidèle et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée.
Le principe ne change pas, qu'il s'agisse de croyance ou de conduite, de morale ou de dogme. Les trahisons pareilles à celle de Nestorius sont rares dans l'Église ; mais il peut arriver que les pasteurs restent silencieux, pour une cause ou pour l'autre, en des circonstances où la religion même serait engagée. Les vrais fidèles sont les hommes qui puisent dans leur seul baptême, en de telles conjonctures, l'inspiration d'une ligne de conduite ; non les pusillanimes qui, sous le prétexte spécieux de la soumission aux pouvoirs établis, attendent pour courir à l'ennemi, ou s'opposer à ses entreprises, un programme qui n'est pas nécessaire et qu'on ne doit point leur donner. »
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#### Comment intervint la sentence pontificale
Saint Cyrille intervient donc en 429, notamment en écrivant à Nestorius « des lettres où la mansuétude de l'évêque ne le cède qu'à la force et à l'ampleur de son exposition doctrinale » (Dom Guéranger) ; « il s'efforce avec une fraternelle charité de le ramener à la norme de la vérité catholique » (Pie XI, encyclique *Lux veritatis*). Mais Nestorius ne veut voir dans ces démarches qu'une ingérence du siège d'Alexandrie dans les affaires de Constantinople.
Alors saint Cyrille s'adresse au pape. Il lui envoie au printemps 430 le diacre Posidonius avec un état complet de la question. Invoquant l'antique coutume des Églises de soumettre au saint-siège les questions les plus graves, saint Cyrille demande au souverain pontife de dire si l'on peut garder plus longtemps la communion avec un évêque tel que Nestorius.
La démarche de saint Cyrille auprès du Siège romain est d'autant plus significative qu'elle manifeste en quelque sorte une réconciliation entre Alexandrie et Rome. Cyrille en effet est le successeur immédiat et le neveu du patriarche Théophile, persécuteur de saint Jean Chrysostome dont il n'avait jamais voulu admettre la réhabilitation par le saint-siège. Cyrille lui-même avait mis longtemps à se laisser éclairer sur les torts de son oncle et à enregistrer cette réhabilitation.
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Quand le pape saint Célestin I^er^ est en possession du dossier apporté par Posidonius, il réunit autour de lui, au début d'août 431, un synode d'évêques occidentaux où toute l'affaire est examinée. Posidonius repart pour Alexandrie avec la sentence du pape et une lettre donnant à saint Cyrille tous pouvoirs pour faire exécuter cette sentence.
La sentence pontificale déclare inacceptable l'enseignement de Nestorius, et nulles les excommunications prononcées par lui ; il doit se rétracter par écrit dans les dix jours qui suivront la notification effective et professer la doctrine commune de l'Église ; sans quoi il sera destitué et excommunié.
La lettre envoyée à saint Célestin ne précisait pas explicitement, quels, points de doctrine Nestorius devait rétracter et quels points il devait professer. Cyrille réunit donc un synode d'évêques à Alexandrie pour élaborer douze anathématismes que Nestorius devra signer. Quand tout est prêt, on est déjà en novembre : Cyrille envoie à Nestorius, au nom du pape, sommation de se soumettre.
#### Vers un concile
Mais pendant ce temps Nestorius avait intrigué auprès de l'empereur Théodose II qui s'inquiétait de la discorde dans l'Église ; il lui avait représenté que le fauteur de troubles et de divisions était Cyrille d'Alexandrie, qui sans droit ni juridiction venait s'occuper de la doctrine enseignée à Constantinople.
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Si bien que Théodose, agissant également au nom de son collègue Valentinien ([^8]), décide de convoquer un concile général.
La lettre impériale de convocation est du 19 novembre 430 ; elle se croise avec la sommation de Cyrille à Nestorius. Cette convocation d'un concile, n'est donc pas une réplique à la sommation pontificale : on ignorait encore à Constantinople que le saint-siège avait, rendu une sentence sur l'affaire. Théodose envoie à Cyrille une lettre particulière de convocation lui laissant entendre qu'il comparaîtra devant le concile en accusé ayant à se justifier.
Dans cette situation, Cyrille consulte à nouveau le souverain pontife. Il demande au pape « si le concile devra recevoir Nestorius au cas où il rétracterait ses prédications ; et si, le temps accordé pour la soumission étant écoulé, la sentence portée contre lui devrait être maintenue ». Célestin répond à Cyrille (lettre du 7 mai 431) qu'il convient d'accepter le concile, qui sera un répit et une occasion pour l'amendement, de Nestorius ; en raison de la simultanéité des deux procédures, on considérera que la sentence romaine est comme suspendue jusqu'à ce qu'elle soit reprise à son compte par le concile. Le pape ne viendra pas en personne, mais il désigne trois légats, les évêques Arcadius et Projectus et le prêtre Philippe ; ils ont pour instructions, s'il y a des débats, de n'y point participer mais de se comporter en juges et de soutenir Cyrille en tous points.
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#### Le concile d'Éphèse
L'ouverture du concile était fixée par la convocation impériale au jour de la Pentecôte (7 juin). Mais il y avait tellement de retardataires que l'on commença par attendre. Puis brusquement, sortant le premier de l'indécision et déclarant agir en qualité de président du concile, Cyrille décide le 21 juin d'ouvrir la session le lendemain. Cette première session est ouverte et close le même jour. Nestorius est condamné, déposé, excommunié. Quand les légats du pape arrivent à Éphèse, ils confirment les 10 et 11 juillet (seconde et troisième sessions) les actes de la première session et déclarent parfaitement canonique la condamnation de Nestorius.
La réaction de l'empereur Théodose, encore favorable à Nestorius, est de faire emprisonner Cyrille au mois d'août 431. En octobre seulement, il admettra la déposition de Nestorius et remettra Cyrille en liberté.
Un groupe d'évêques orientaux sera plus difficile à convaincre. Ils ont d'abord refusé la condamnation de Nestorius et accusé d'hérésie les douze anathématismes de Cyrille. Leur résistance se prolongera jusqu'en 433.
Ce concile d'Éphèse, écrit Pie XI dans l'encyclique *Lux veritatis,* a mis en lumière « trois dogmes de la religion catholique : que la personne du Christ est une et divine ; que la Sainte Vierge doit être reconnue et vénérée par tous comme réellement et vraiment Mère de Dieu ; que le pontife de Rome, lorsqu'il traite de la foi et des mœurs, possède de droit divin, à l'égard de chacun et de tous, une autorité suprême, souveraine et indépendante ».
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Concernant la personne du Christ, voici, d'après la même encyclique, la portée des décisions d'Éphèse :
« Tandis que Nestorius soutenait avec obstination que le Verbe divin ne s'unissait pas à la nature humaine dans le Christ d'une façon substantielle et hypostatique mais par une certaine unité accidentelle et morale, les Pères d'Éphèse, dans leur condamnation de l'évêque de Constantinople, professaient ouvertement la véritable doctrine de l'Incarnation qui doit être fermement acceptée de tous (...).
« En d'autres termes, celui qui a été conçu dans le sein de la Vierge par l'opération du Saint-Esprit, qui naît, qui gît dans la crèche, se dit le Fils de l'Homme, souffre, meurt cloué sur la croix, est absolument le même que celui que le Père éternel appelle d'une façon merveilleuse et solennelle « Mon fils bien-aimé », le même qui, par la puissance divine, pardonne les péchés et qui de sa propre vertu rappelle les malades à la santé et les morts à la vie.
Tout cela montre non seulement qu'il y a deux natures dans le Christ, sources de l'activité tant humaine que divine, mais encore que le Christ est un, en même temps Dieu et homme, en vertu de cette unité de la personne qui le fait appeler THEANTHROPOS, Homme-Dieu (...).
« ...Il ne faut pas non plus affirmer qu'une perfection manque à la nature humaine de notre Rédempteur s'il n'a pas la personnalité humaine, et que, par conséquent, il nous semble inférieur en tant qu'homme. Saint Thomas d'Aquin remarque en effet avec un pénétrant discernement (Sum. theol., III, quest. 2, art. 2, ad 2) :
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« La personnalité n'est requise à la dignité et à la perfection d'un être que dans la mesure où cette dignité et cette perfection exigent que cet être existe par soi : car c'est cela que signifie le mot *personne*. Mais il est plus noble pour un être d'exister dans un autre plus parfait que d'exister par soi. Par conséquent, la nature humaine a plus de grandeur dans le Christ qu'en nous : car en nous, ayant une existence propre, elle possède sa propre personnalité ; mais dans le Christ elle existe dans la personne du Verbe. »
Concernant la primauté du pontife romain, il faut retenir d'une part le déroulement lui-même du concile (qui reconnaît par ses actes, en s'y soumettant, l'autorité du pape), et d'autre part la déclaration du légat Philippe à la session du 11 juillet :
« Personne ne met en doute, bien plus, tous les siècles savent que le saint et bienheureux Pierre, prince et chef des Apôtres, colonne de la foi, fondement de l'Église catholique, a reçu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sauveur et rédempteur du genre humain, les clefs du royaume ; à lui a été donné le pouvoir de lier et de délier les péchés ; c'est lui qui, jusqu'à maintenant et pour toujours, vit et juge en ses successeurs. »
Cette déclaration n'est pas une définition proprement dite. Mais elle a une valeur, doctrinale certaine du fait qu'elle a rencontré une approbation (explicite ou tacite) générale aussi bien du concile que des opposants au concile. On considère qu'il y eut là une manifestation du magistère ordinaire, par le consentement moralement unanime des évêques sur un point touchant la vérité révélée. C'est pourquoi la déclaration du légat Philippe est reproduite dans la constitution dogmatique *Pastor æternus* du concile du Vatican.
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#### Réponses aux objections
Deux objections ont été soulevées contre le concile d'Éphèse :
I. -- *Ce n'est pas le pape mais l'empereur qui a convoqué le concile*.
Jusqu'au IX^e^ siècle, ce sont les empereurs chrétiens qui ont convoqué les conciles : ainsi en a-t-il été des huit premiers conciles œcuméniques, qui se sont tous tenus en Orient (tous les conciles œcuméniques tenus en Occident ont été convoqués par le pape). Seuls les empereurs disposaient des moyens matériels nécessaires à la réunion d'un concile universel ; pour le pape, c'eût été une entreprise pratiquement irréalisable.
En convoquant les conciles, les empereurs avaient la conviction d'user d'un droit inhérent à leur charge, et ils le faisaient sans aucune allusion à une délégation de pouvoir explicite ou implicite de la part du pontife romain. Mais s'ils réunissaient le concile, ils ne prétendaient nullement l'investir de son pouvoir religieux : leur convocation était purement matérielle, elle n'était pas l'exercice d'une autorité spirituelle.
Daris le cas du concile d'Éphèse, la lettre de convocation de Théodose stipule que « le soin de la religion, de la vérité et de l'orthodoxie appartient pleinement aux évêques ». Le comte Candidien, représentant de Théodose au concile, est chargé uniquement de l'ordre extérieur et de la sécurité des personnes ; les instructions de l'empereur lui précisent qu' « à ceux qui ne sont pas évêques, il est interdit de s'immiscer dans les débats ».
126:804
Le pape saint Célestin I^er^ a donné au concile d'Éphèse une triple confirmation.
1\. *Confirmation antécédente,* en ce qu'il a approuvé la réunion du concile et lui a tracé son programme, qui est d'exécuter la sentence déjà portée : « Lorsque Célestin apprit, écrit Pie XI dans l'encyclique *Lux veritatis,* que le concile d'Éphèse allait se réunir sur l'ordre des empereurs, il ne manifesta aucun sentiment d'opposition ; au contraire il envoya des lettres à Cyrille d'Alexandrie, approuvant le projet il désigna et envoya des légats (...) ; il confia aux Pères conciliaires l'exécution de la sentence portée par lui-même... »
2\. *Confirmation concomitante *: en participant par ses légats à la condamnation conciliaire de Nestorius. Les Pères du concile ont déclaré porter cette condamnation « parce que les saints canons et la lettre de Célestin les y obligent ».
3\. *Confirmation subséquente,* ou confirmation proprement dite, par la lettre du 15 mars 432, où Célestin déclare que le concile d'Éphèse a fidèlement exécuté ses volontés en condamnant Nestorius.
II. -- *Cyrille d'Alexandrie n'avait aucun titre à présider le concile*.
Saint Cyrille s'est fait lui-même, sans aucun droit, président du concile ; il n'a pas attendu l'arrivée des représentants légitimes du pape, qui étaient les trois légats Arcadius, Projectus et Philippe. Le mandat qu'il avait reçu du pape était de faire exécuter, la sentence portée à Rome contre Nestorius. A partir du moment où une autre procédure était entreprise, le mandat de Cyrille expirait.
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Telle est la seconde objection.
Mais tout au contraire, le pape Célestin considérait que Cyrille d'Alexandrie était toujours chargé de l'affaire. A ses légats, il avait donné pour instructions de suivre et soutenir l'action de Cyrille. Durant les sessions du concile, Cyrille agit toujours ès qualités explicitement invoquées d' « évêque d'Alexandrie et représentant de Célestin, évêque de Rome ». Si cela avait été une usurpation, elle aurait pris fin avec l'arrivée des légats. En présence et avec l'accord de ceux-ci, Cyrille continue à présider le concile au nom du pape.
Ce qui est vrai, c'est que Cyrille, s'il avait été un timide et un libéral, aurait accepté de comparaître à Éphèse en accusé ; il aurait gémi, pleuré, protesté de sa bonne foi et de ses bonnes intentions incomprises ; il aurait demandé la parole à son tour, il aurait invoqué le pluralisme et supplié que l'on respectât ses opinions comme il respectait celles des autres. D'emblée, au contraire, il a pris les choses en main, il a retourné une situation qui lui était défavorable, il a fait triompher le bon droit et la vérité. Honneur à Cyrille ; gloire à Dieu en ses saints.
Jean-Baptiste Castetis.
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## TEXTE
### Les maximes de saint Benoît
*Qu'est-ce donc qu'un monastère bénédictin ?*
par le Père Emmanuel
Comme il l'indique dans sa brève Préface, le P. Emmanuel rédigea ces « maximes de saint Benoît » pour répondre à la question.
-- *Qu'est-ce donc qu'un monastère bénédictin ?*
Question toujours actuelle, même si sa formulation tend aujourd'hui à être plus pragmatique :
-- *A quoi ça sert ?*
La réponse est permanente.
Elle est dans la Règle de saint Benoît. Encore faut-il en avoir l'intelligence. Le P. Emmanuel nous y guide.
Son opuscule parut d'abord en articles dans les pages de son *Bulletin ;* puis en brochure pour le quatorzième centenaire de la naissance de saint Benoît (1880).
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Il fit l'objet d'une « nouvelle édition » en 1916 : c'est de cette édition, devenue introuvable, que nous reproduisons le texte.
Sur le P. Emmanuel, sa paroisse du Mesnil-Saint-Loup et son œuvre de la Sainte-Espérance, on se reportera dans ITINÉRAIRES aux articles suivants :
- D. Minimus : « Le P. Emmanuel et la paroisse du Mesnil-Saint-Loup » (numéros 26 et 27).
- Henri Charlier : « L'œuvre de Notre-Dame au Mesnil-Saint-Loup » (numéro 85).
- Claude Franchet : « Ma paroisse : Le Mesnil-Saint-Loup » (numéro 118).
- Henri Charlier : « Le P. Emmanuel et ses Lettres sur la foi » (même numéro).
- D. Minimus : « Le traité du ministère ecclésiastique par le P. Emmanuel » (numéro 158).
- Henri Charlier : « Au Mesnil » (numéro 197).
TABLE
- I. Saint Benoît et son œuvre dans l'Église.
- II\. Le secret de la puissance de saint Benoît.
- III\. La présence de Dieu.
- IV\. L'amour de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST.
- V. La grâce de Dieu.
- VI\. Le monastère.
- VII\. L'abbé.
- VIII\. Les frères.
- IX\. Les trois colonnes de l'édifice.
- X. La prière.
- XI\. L'office divin.
- XII\. La liberté d'esprit.
- XIII\. Un témoignage.
- XIV\. La lumière en toutes choses.
- XV\. La gloire de Dieu en toutes choses.
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PRÉFACE
LES QUELQUES pages qui suivent ont été publiées d'abord dans le *Bulletin de l'Œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance.* Nous avions annoncé la fondation des Bénédictins et des Bénédictines de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, et les *Maximes de saint Benoît* venaient, pour ainsi dire, répondre à la question : Qu'est-ce donc qu'un monastère bénédictin ?
Comme la question a surgi sur bien des points, nous souhaitons que ces pages, réunies en brochure, aillent porter la réponse partout où elle pourra éclairer un esprit, réjouir une âme, aider peut-être à une vocation. Combien d'âmes souffrent dans le monde, n'ayant pas trouvé leur voie, qui rendraient grâces à Dieu de leur bonheur, si une main charitable leur montrait la porte d'un monastère bénédictin !
#### I. -- Saint Benoît et son œuvre dans l'Église.
Dieu qui a parlé à Moïse sur la montagne de Sinaï, s'est plu souvent à parler à ses saints au sommet des montagnes, loin du monde, près du ciel. Le Mont-Cassin est un de ces lieux bénis ; là se dresse, comme sur une base de granit, la grande image de saint Benoît.
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La main de Dieu qui l'avait ravi au monde le conduisit dans la solitude, et le façonna pour être le père de la plus grande famille monastique qui ait jamais été dans l'Église.
Il commença, dit Bossuet, par où les autres finissent, c'est-à-dire par la perfection. Sa première victoire sur le monde fut complète, décisive : la victoire qu'il remporta peu après sur lui-même, en triomphant des amorces de la volupté, ne fut ni moins complète ni moins décisive. Il courut ensuite d'un pas libre et assuré dans la voie de Dieu, et, comme le remarque le plus illustre de ses disciples saint Grégoire le Grand, devenu l'élu de Dieu, il devint docteur des âmes. *Electi, doctores animarum fiunt* ([^9])*.*
C'était merveille de voir saint Benoît, si jeune encore, entouré de disciples, et leur enseignant la voie de la perfection monastique. L'humilité du père fut la mesure de la multiplication des enfants :
« Si bien que pour faire son panégyrique en peu de paroles et comprendre en abrégé ses louanges, il faudrait seulement remontrer que Dieu l'a estimé très digne d'être le chef de ce grand corps, de cet ordre si célèbre, si saint, si illustre, si utile et si glorieux à l'Église ; il faudrait seulement dire qu'il a eu en éminence toutes les vertus, les perfections, les mérites, les couronnes et les lauréoles (*sic*) de ce nombre innombrable de saints patriarches, prophètes, hommes apostoliques, martyrs, pontifes, confesseurs et vierges, qui ont été dans son ordre, et qui y seront jusqu'à la consommation des siècles, qu'il leur a influé et influe continuellement la sainteté qu'ils ont eue sur la terre, avec la gloire et la félicité qu'ils possèdent dans le ciel...
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Que de gloire ils ont rendue à Dieu, que de sacrifices ils lui ont offerts, que d'âmes ils lui ont gagnées, que d'infidèles ils ont convertis, que de fidèles ils ont sanctifiés, que de peuples ils ont instruits, que de paroisses ils ont gouvernées, que de sacrements ils ont administrés, que d'offices divins ils ont chantés, que de services ils ont rendus à l'Église, que de prières vocales, que d'oraisons mentales, que de jeûnes, que de veilles, que d'aumônes, que de pénitences, que d'œuvres de charité ils ont faits, que d'actions vertueuses ils ont pratiquées. Saint Benoît est l'auteur de toutes ces choses après Dieu, il les a désirées ardemment, il les a demandées dans ses oraisons, il les a obtenues par ses prières, il les a méritées par ses bonnes œuvres, et prévues par son esprit prophétique : il en a donc la joie, la récompense et la gloire accidentelle, comme des fruits de ses travaux, des moissons de ses semences, et des effets de ses influences. » ([^10])
Montrer saint Benoît dans toutes ses grandeurs serait une tâche trop au-dessus de nos forces : toutefois, voulant lui rendre au moins quelque faible hommage, nous nous sommes arrêté à la pensée de mettre en lumière quelques-unes de ses maximes.
Les anciens conciles témoignent que saint Benoît a été assisté du même esprit de Dieu qui a dicté les canons des conciles. Saint Grégoire le Grand, ce juste appréciateur du mérite, dit qu'il fut rempli de l'esprit de tous les justes : qu'il était une lampe placée sur le chandelier pour éclairer la maison de Dieu tout entière.
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Il nous sera bon de jouir de cette lumière, et d'entrer ainsi dans l'intime de la pensée d'un saint qui pénétra d'autant plus avant dans la pensée de Dieu qu'il était plus humble devant son Créateur. Car s'il est vrai, comme l'enseigne saint Grégoire, que l'orgueil est toujours étranger à la vérité, il ne sera pas moins vrai de dire que l'humilité est toujours en possession et en jouissance de la vérité de Dieu.
Or, saint Benoît fut humble : il l'était envers Dieu, il l'était envers tous. Ses ennemis même, ceux qui tentèrent de l'empoisonner, n'ont pu altérer sa paix, sa douceur, son invincible humilité. Toujours il se voyait sous l'œil de Dieu, au témoignage de son saint biographe, et dès lors il lisait sans cesse dans le livre de l'éternelle vérité, apprenant par là à se mépriser lui-même et à ne faire cas que de Dieu.
C'est par là que saint Benoît a attiré en son âme ces flots merveilleux de divine lumière qui lui révélait et le fond des cœurs, et les plus secrètes pensées, et les événements qui se passaient loin de lui, et ceux-là même qui ne devaient arriver qu'après de longues années.
Dieu versait à flots sa lumière dans cette âme vide d'elle-même, et affamée de Dieu seul. Enrichi des trésors de la sagesse d'en haut, saint Benoît écrivit la *sainte Règle.* C'est le nom qu'il lui donne lui-même, et que la tradition a conservé et consacré. C'est là que saint Benoît s'est peint lui-même ; car il n'a enseigné que ce qu'il a fait.
C'est là aussi que nous irons étudier son esprit. Pour l'embrasser dans sa plénitude, il faudrait compter, peser, pénétrer tous les mots de la sainte Règle ; nous ne suffirions pas à un si ample labeur : nous nous contenterons de cueillir dans un champ si vaste et si varié quelques fleurs dont la couleur, l'odeur, le parfum puissent être utiles à nos lecteurs.
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Dieu veuille que ces fleurs, en passant par nos mains, ne perdent rien de leur fraîcheur native, de leur grâce première, de leur vertu surnaturelle.
#### II. -- Le secret de la puissance de saint Benoît.
Ce qui nous étonne, ce qui émerveille en saint Benoît, c'est la puissance, la fécondité, que quatorze siècles n'ont point épuisées. Si, à la vue de ces dons si étonnants, on se demande quel fut le secret d'une pareille puissance, d'une telle fécondité, on trouve une réponse dans ces trois mots : la chasteté, l'humilité, les larmes.
Saint Grégoire est admirable quand, au second livre de ses *Dialogues,* il nous découvre la puissance incomparable de la chasteté de saint Benoît.
« Un jour, le saint eut une tentation de la chair si violente, que jamais il n'en avait éprouvé de semblable... Quasi vaincu, il doutait s'il n'allait pas quitter son désert, mais une grâce d'en haut le fit soudain revenir à lui-même. Apercevant un lieu rempli d'orties et d'épines, il se dépouilla de ses habits, et se jeta nu sur les pointes des épines, dans ce brasier d'orties ; il s'y roula longtemps, et en sortit le corps couvert de plaies. Ces plaies avaient guéri la plaie de son âme ; la volupté s'était, par ses efforts, changée en douleur.
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Par ce châtiment du feu, il éteignit le feu impur ; il avait vaincu le péché. Depuis ce temps, comme il le racontait lui-même à ses disciples, la tentation fut tellement domptée qu'il ne sentit plus jamais l'atteinte de la volupté. Alors plusieurs commencèrent à quitter le monde, et s'empressèrent de venir se ranger sous sa conduite. Affranchi de la tentation, libre du péché, il était devenu maître des vertus : c'était juste. » ([^11])
*Alors,* dit saint Grégoire, pour nous faire bien comprendre le secret de cette puissance d'attraction que nous admirons en saint Benoît : il avait vaincu la chair, il était puissant en esprit. Le Saint-Esprit a fait écrire ces divines paroles : « Oh ! qu'elle est belle, la race des hommes chastes ([^12]) ! » Oui, qu'elle est belle cette génération d'hommes chastes qui, ayant commencé en saint Benoît, a duré plus de quatorze siècles, et d'après une promesse divine, durera jusqu'à la fin des temps !
A la chasteté, saint Benoît joignit l'humilité, sa compagne inséparable. Au témoignage de son saint biographe, il aimait mieux avoir à souffrir, de la part du monde, des maux que des louanges : *Plus appetens mala mundi perpeti quam laudes* ([^13])*.* En ce très court petit mot, saint Grégoire nous fait apercevoir tout d'un coup le sublime de l'humilité de saint Benoît. Étant ce qu'il était, il ne pouvait pas ne pas avoir à souffrir de la part du monde. Or, il ne pouvait souffrir de la part du monde que de deux choses : ou des maux ou des louanges ; il eut l'un et l'autre. Mais ce qui lui était le plus insupportable, ce n'était pas ce que nous appelons des maux, mais bien ce qu'on lui donnait pour des louanges.
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Éclairé d'en haut, il apercevait le mal caché sous ces louanges du monde, fruit de la vanité en ceux qui les donnent, piège de vanité pour ceux qui les subissent. La louange affaiblit l'âme, rend la prière difficile, la tentation inévitable. A tant faire que de subir quelque chose de la part du monde, saint Benoît aimait mieux subir des maux que des louanges. Souffrir ainsi n'enfle point ; souffrir ainsi nous pousse vers Dieu, le souverain, l'unique bien. Dans cette pure lumière de l'humilité, qui est la pure vérité, saint Benoît était à l'aise sous l'œil de Dieu, et recevait de lui d'inestimables faveurs, et pour lui-même, et pour les âmes qui gravitaient autour de son âme.
« L'humble est aimé et consolé de Dieu. Dieu s'abaisse vers lui ; il lui donne sa grâce il la lui donne pleine et grande. Il lui révèle ses secrets ; il l'invite et l'attire doucement à lui. L'humble demeure en Dieu, non dans le monde : *Stat in Deo, non in mundo.* » ([^14])
Élevé en Dieu par les deux ailes de la chasteté et de l'humilité, saint Benoît était devenu un instrument très propre pour les œuvres de Dieu. Il était, comme dit saint Paul, *un vase d'honneur,* un instrument *sanctifié et utile au Seigneur, prêt à toute bonne œuvre* ([^15])*.* Chaste, il pouvait manier les âmes ; humble, il pénétrait les mystères de la volonté de Dieu, et servait d'autant mieux à leur accomplissement, qu'il était plus fidèle à réserver à Dieu seul la gloire de toutes choses. *Non nobis, Domine, non nobis* ([^16]) !
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Il ne faudrait pas croire qu'étant l'ami de Dieu, saint Benoît voyait le bien s'accomplir sous sa main sans qu'il eût à boire le calice de la douleur. Tout au contraire, plus l'œuvre de Dieu grandissait, plus l'incomparable saint avait de larmes à répandre. C'est la loi de la providence de Dieu. Depuis le péché originel, triste fruit du plaisir d'un instant, le bien n'arrive plus en ce monde que comme fruit de la douleur. Cette vérité ne brille nulle part d'un éclat plus frappant qu'en Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST. Le grain de froment, dit le Sauveur, ne donnera aucun fruit, s'il ne meurt, s'il n'est mis en terre, s'il n'est fécondé par les pluies. Saint Benoît, lui aussi, a semé dans les larmes. Le sang de Notre-Seigneur est tombé sur la terre, et les lieux où il a toute sa fécondité sont couverts de larmes que Dieu seul connaît.
Il a voulu pourtant que nous connussions, du moins en partie, celles de saint Benoît. Saint Benoît pleurait souvent. Un prêtre s'était fait l'ennemi de saint Benoît : Dieu l'écrasa sous les ruines de sa maison. On l'annonça à saint Benoît, non sans quelque satisfaction. Le saint pleura cette satisfaction avec autant de larmes qu'il pleura la mort de cet infortuné.
Un pieux seigneur, que saint Benoît honorait de son amitié, entra un jour dans sa cellule, et le trouva pleurant avec sanglots. La vue d'un pareil ami ne tarit point les larmes du saint : Dieu lui avait révélé la ruine future de son monastère par les Lombards ; à force de larmes et de gémissements, il avait obtenu de Dieu la vie des religieux. Les Lombards, en effet, pillèrent tout, mais ils ne purent attenter à la vie des religieux.
Les prières ordinaires du saint étaient accompagnées de larmes mais douces comme la grâce qui les faisait naître, comme l'amour qui les versait, elles coulaient sans bruit. Quel spectacle plus grand, plus saisissant, plus ravissant, que l'incomparable saint, si chaste, si humble, pleurant, sans bruit, devant Dieu !
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#### III. -- La Présence de Dieu.
C'est écrit au livre de l'*Imitation :* L'humble se tient en Dieu, *Stat in Deo.* Saint Benoît pouvait dire comme les premiers solitaires du Carmel : *Vive le Seigneur, en la présence duquel je me tiens* ([^17])*.* Aussi, la présence de Dieu étant si familière et si chère à cet incomparable père, il l'enseignait à ses enfants, et ne cessait de la leur inculquer. Se reconnaissant, comme saint Paul, débiteur envers les forts et les faibles, il avait des moyens proportionnés à chacun pour les amener tous à vivre en la présence de Dieu.
Aux plus faibles, saint Benoît donnait ce précepte : *Qu'ils sachent bien qu'en tout lieu Dieu les regarde* ([^18])*.* Et ailleurs : *Que chacun considère que du haut du ciel Dieu le regarde, et qu'en tout lieu ses actions sont vues par les yeux de Dieu, et à toute heure rapportées à Dieu par les anges* ([^19])*.*
Ainsi, il est utile de se représenter Dieu comme notre souverain maître, comme un grand roi, trônant dans les cieux, servi par les anges, et ne dédaignant point d'abaisser ses regards sur nous, pauvres petits vermisseaux. Il fait plus, car il s'intéresse à tout ce qui nous touche, à tout ce que nous faisons ; il y intéresse ses anges et les députe vers nous pour nous garder, et au besoin nous dénoncer à lui.
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Ce moyen de pratiquer la présence de Dieu est, comme on le voit, fondé sur l'*imagination,* dirigée cependant par la foi. Et quand la foi est ainsi la directrice de l'*imagination,* celle-ci peut nous rendre et nous rend de grands services.
Mais le disciple de saint Benoît doit travailler à s'élever au-dessus des images et de l'imagination, il doit aspirer à vivre de la foi ; car, dit saint Paul, le juste vit de la foi : *Justus meus ex fide vivit* ([^20]). Si donc le disciple de saint Benoît commence par des actes d'imagination aidés de la foi, il avancera par des actes de foi quelque peu aidés de l'imagination, et sera parfait quand, élevé au-dessus des sens, il vivra purement de la foi, comme le juste de saint Paul. *Justus meus,* mon juste, dit l'apôtre.
Alors, saint Benoît lui enseignera une nouvelle manière d'entendre la présence de Dieu. Écoutons ce maître peu connu : *Craignant Dieu,* dit-il des vrais serviteurs de Dieu, *craignant Dieu, ils ne s'élèvent point à cause de leur bonne observance, mais reconnaissant que tout ce qu'ils ont de bien ne procède point d'eux-mêmes, mais qu'il vient de Dieu, ils glorifient le Seigneur qui l'opère en eux, disant avec le prophète :* Non nobis, Domine, non nobis... ([^21]).
Ces heureux disciples de saint Benoît ne considèrent plus Dieu comme au-dessus d'eux dans le ciel ; ni comme autour d'eux, à la façon de l'air qui nous environne ;
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mais ils le voient, par la foi, présent en eux-mêmes par l'infinité de son être, et leur donnant à eux-mêmes l'être, la vie, le mouvement, et par suite tout le bien qu'ils font. Ils reconnaissent que Dieu en est le premier auteur, l'unique inspirateur ; et alors ils lui rendent gloire de tout, chantant avec amour et humilité le verset du psaume : *Non nobis, Domine, non nobis !*
Ce *Non nobis* est la traduction des sentiments d'hommes qui se sont absolument renoncés eux-mêmes, pour suivre JÉSUS-CHRIST.
#### IV. -- L'Amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
JÉSUS-CHRIST ! saint Benoît veut qu'il soit aimé. Mais avec quel art il sait enseigner l'amour du divin Sauveur. Dès les premiers mots de la sainte Règle, il apprend à renoncer à ses propres volontés ; car trop naturellement l'homme s'aime lui-même, et cet amour se révèle par l'affection à la volonté propre. Que cette affection se diminue, l'amour de JÉSUS-CHRIST aura plus de facilité d'entrer dans l'âme : puis, que par un généreux effort, le disciple renonce à ses volontés, pour embrasser la volonté de Dieu, ou mieux comme dit saint Benoît, afin de militer pour le vrai Roi, qui est Notre-Seigneur, alors il fera l'acte d'amour et le fera dans la vérité.
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Secondant sa noble ardeur, saint Benoît lui enseignera à préférer toujours JÉSUS-CHRIST à tout, à regarder JÉSUS-CHRIST comme son plus cher trésor. *Nihil Christo carius* ([^22])*.*
La charité étant la fin, le couronnement de toute vertu, saint Benoît enseignant l'humilité, lui donne également pour terme la charité. Il conduit son disciple par douze différents degrés d'humilité, puis, dit-il, « on arrive à cet amour de Dieu qui est parfait. Il chasse la crainte, et ce qu'auparavant on n'observait pas sans peine, on en vient à l'observer avec joie, par l'amour de JÉSUS-CHRIST, *Amore Christi* »*.*
Ainsi, en deux petits mots très courts, on trouve résumée la doctrine de saint Benoît sur le point capital de la morale chrétienne. *Nihil Christo carius : Pas d'autre trésor que* JÉSUS-CHRIST ; voilà qui éclaire l'intelligence, qui informe l'esprit, qui prépare les voies du salut. Puis *Amore Christi,* agir par l'amour et pour l'amour de JÉSUS-CHRIST ; voilà qui mène le cœur à Dieu et rend la vie présente méritoire de la vie éternelle. Allons-y !
#### V. -- La Grâce de Dieu.
De l'amour de Notre-Seigneur à la grâce de Dieu, il n'y a qu'un pas, et il n'est pas grand.
En quelques mots d'une limpidité parfaite, saint Benoît nous a livré sa pensée sur la grâce de Dieu.
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Au prologue de la sainte Règle, il parle de ceux qui, « craignant Dieu ne s'élèvent point à cause de leur bonne observance, et reconnaissant que ce qu'ils ont de bien ne leur est point possible de par eux-mêmes, mais qu'il est l'ouvrage du Seigneur, glorifient le Seigneur qui l'opère en eux ».
Plus loin, le saint patriarche exprime la même pensée avec un développement important ; il donne à son disciple cet avis : « Quand il verra en lui quelque bien, qu'il l'attribue à Dieu et non à lui-même : mais qu'il sache que le mal est toujours son propre fait, et qu'il se l'impute. » ([^23])
C'est bien là la doctrine que saint Cyprien exprimait autrefois par ces mots bien connus : « Nous ne pouvons nous glorifier en rien, puisque rien n'est de nous : *In nullo gloriandum, quando nostrum nihil est.* »
Mais là où la pensée de saint Benoît se révèle tout entière, c'est quand il traite de ce que doit faire l'abbé après avoir employé tous les moyens de correction envers un religieux qui reste incorrigible. « S'il voit, dit-il, qu'avec toute son industrie, il n'a rien gagné, qu'il y emploie encore un moyen plus puissant, sa prière et celle de tous les frères, afin que le Seigneur qui peut tout opère le salut de ce frère infirme. » ([^24])
Ici saint Benoît avait en vue cette grâce que le cœur le plus dur ne rejette pas, puisqu'elle est donnée précisément pour ôter la dureté du cœur. Ce sont les termes mêmes de saint Augustin, et saint Benoît est de son école.
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Un moine bénédictin, écrivant un jour à Bossuet, lui disait : « *Tous* nos Bénédictins ont *toujours été extrêmement* attachés aux sentiments de saint Augustin. »
Tous !
Toujours ! Extrêmement !
Ce moine bénédictin s'appelait Dom Mabillon.
#### VI. -- Le monastère.
Le monastère a reçu de saint Benoît un nom merveilleusement beau : c'est la *maison de Dieu,* Domus Dei ; nos pères aimaient ce nom, et volontiers ils disaient : *la maison-Dieu,* comme aujourd'hui encore on dit *l'Hôtel-Dieu.*
La *maison de Dieu* est toute soumise au gouvernement de Dieu ; il la régit par sa loi, par ses commandements, par ses conseils, par sa grâce, par son amour. La *maison de Dieu* milite pour son roi, et son roi c'est Notre-Seigneur *JÉSUS-CHRIST.*
La *maison de Dieu,* c'est le séjour de la paix ; image du ciel, le monastère tend à se délivrer de plus en plus de tout ce qui est terrestre ; ses habitants, émules des saints anges, doivent vivre dans un calme tel qu'ils soient à l'abri de toute perturbation et de toute tristesse. On aime à entendre saint Benoît dire ces ravissantes paroles : Que nul ne soit troublé, ni contristé, en la maison de Dieu. *Nemo perturbetur neque contristetur in domo Dei.*
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Ne dirait-on pas que saint Benoît a révélé dans cette courte maxime toute la douceur de son esprit, toute la tendresse de son cœur paternel ?
La *maison de Dieu* est aussi une école. Dès les premières pages de la Règle, saint Benoît appelle son monastère *l'école du service du Seigneur* ([^25])*.* Le moine est à l'école, et toujours il doit apprendre ; et la science par excellence à laquelle il doit s'étudier, c'est *le service du Seigneur.*
#### VII. -- L'Abbé.
Le monastère étant la *maison de Dieu,* l'Abbé doit être considéré comme le lieutenant de JÉSUS-CHRIST. Saint Benoît le dit expressément : *Christi agere vices in monasterio creditur* ([^26])*.*
Il suit de là que son gouvernement doit être une imitation du gouvernement de Dieu. On a écrit jadis un livre sur cette question : quel est le meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux ? Le meilleur gouvernement, selon nous, est celui qui imite le plus parfaitement celui de Dieu, lequel gouverne avec l'autorité qui sait le mieux employer la douceur quand la douceur est requise, et la rigueur quand la rigueur est requise. Telle est l'autorité de Dieu, tel doit être le chef du monastère selon saint Benoît.
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Saint Benoît l'avertit qu'il a une charge difficile, celle de gouverner des âmes et de se plier aux caractères de plusieurs. *Difficilem et arduam rem regere animas et multorum servire moribus* ([^27])*. Servire !* C'est là un des devoirs de l'Abbé.
Sa charge lui est donnée afin qu'il aide les faibles, non pas pour qu'il tyrannise les bons : *Noverit se infirmarum curam suscepisse animarum, non super sanas tyrannidem* ([^28])*.*
Il doit s'étudier à être utile à ses frères, et non à se prélasser, *Prodesse magis quam prœesse* ([^29])*.* Toute l'antiquité a répété avec autant d'admiration que de complaisance cette belle maxime de saint Benoît.
Comme chacun trouve en soi la puissance d'aimer et celle de haïr, l'Abbé doit savoir régler en lui-même ces grandes affections de son âme. Il doit haïr tous les vices, et aimer tous ses frères. *Oderit vitia, diligat fratres* ([^30])*.*
Dieu veut être craint, mais il veut davantage encore être aimé : fidèle imitateur du gouvernement de Dieu, l'Abbé s'étudiera, lui aussi, plus à être aimé qu'à être craint. *Studeat plus amari quam timeri* ([^31])*.*
Puis, comme l'Abbé n'est que le lieutenant de Notre-Seigneur, il devra songer au compte très exact qu'il aura à lui rendre et de son âme et de toutes les âmes qui lui auront été confiées. Saint Benoît ne se rebute pas de répéter cet avertissement à l'Abbé ; et à propos de tous ses devoirs, tant pour le temporel que pour le spirituel, à propos de toutes ses décisions, il rappelle l'Abbé au souvenir du jugement de Dieu.
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Enfin il exige de lui une vertu indispensable, la discrétion. L'Abbé doit régler, modérer, *tempérer* toutes choses, de telle manière qu'ayant en vue les faibles, plus encore que les forts, il laisse ceux-ci avec des désirs salutaires qu'il ne secondera pas, plutôt que ceux-là avec une mesure de bonne volonté qui serait dépassée par l'étendue du commandement. Nous aimons à citer les paroles mêmes de saint Benoît : *Sic omnia temperet, ut sit quod fortes cupiant et quod infirmi non refugiant.*
(*A suivre.*)
Père Emmanuel.
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## CORRESPONDANCE
### Sur la nation
*Lettre d'Henry de Lesquen\
à* «* Itinéraires *»
*Monsieur le Directeur,*
*Dans un article publié par* Itinéraires (*numéro II, été 1990, pp. 111 à 121*)*, Mme Danièle Masson englobe le Club de l'Horloge dans ce qu'il est convenu d'appeler la* « *nouvelle droite* »*. A cette occasion, elle déforme gravement nos idées en nous prêtant des opinions que nous n'avons absolument pas. Ces critiques injustifiées nous attristent d'autant plus qu'elles figurent dans l'excellente revue que vous dirigez, et dont le niveau et la qualité sont dignes de tous les éloges. Permettez-moi de rectifier, à l'intention de vos lecteurs, ce que Mme Masson dit de nous.*
*1*) *Tout d'abord, le Club de l'Horloge n'appartient pas à la* « *nouvelle droite* »*. Nous n'avons jamais utilisé cette étiquette ni accepté qu'on nous l'appliquât.*
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*Cofondateur, en 1974, du Club de l'Horloge, dont j'ai d'abord été vice-président* (*jusqu'en 1985*)*, puis président* (*depuis cette date*)*, je suis en outre bien placé pour affirmer que nous avons toujours été parfaitement indépendants vis-à-vis de quiconque.*
*Nos positions, exprimées dans de nombreux ouvrages et publications, sont fort différentes de celles du G.R.E.C.E. et de la nouvelle droite. Nous ne saurions en particulier être suspects d'antichristianisme. Le Club de l'Horloge est ouvert à tous les Français qui partagent ses idées politiques, quelles que soient leurs convictions religieuses. Beaucoup d'entre nous sont catholiques. Certes, nous nous intéressons aux origines de la France, et nous ne négligeons pas le fait que Francs, Romains et Gaulois appartenaient à la famille des peuples indo-européens. Mais nous n'exaltons pas nos traditions les plus anciennes pour les opposer au christianisme. Nous n'ignorons pas que la France commence avec sainte Geneviève et Clovis, et que l'identité de la nation française n'est pas dissociable de la religion catholique.*
*Pour compléter l'information de Mme Masson sur le Club de l'Horloge, j'ai l'honneur de vous adresser à son intention notre livre de 1985,* Socialisme et religion (*Albatros*)*, ainsi que le texte de la conférence que j'ai faite en 1988 sur* « *le socialisme et le péché originel* » *à l'invitation de M. Michel de Poncins, président de* « *Catholiques pour les libertés, économiques* » (*C.L.E.*)*.*
*J'ai été très choqué que Mme Masson paraisse nous prêter, par amalgame, l'opinion d'un collaborateur d'*Éléments, « *La revue de la nouvelle droite* »*, sur le droit au blasphème, qui constitue, si j'ai bien compris, une invitation à blasphémer. Rien n'est plus éloigné de notre sensibilité.*
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*J'ai moi-même évoqué cette question dans un colloque de janvier 1989 à propos du film de Scorsese* (*cf.* Identité et croissance de l'homme, *Études et documents du Club de l'Horloge, 1989, pp. 50 et 69*)*. Il faut, à mon avis, distinguer le domaine de la recherche scientifique et historique, où la liberté doit être totale, de celui de la fiction artistique et littéraire, où la liberté du créateur est bornée par les intérêts légitimes d'autrui. Il appartient au juge de sanctionner les abus de la liberté d'expression qui relèvent de l'injure ou de la diffamation, et notamment les images blasphématoires, lorsqu'elles ont le caractère d'une provocation délibérée et qu'elles sont un outrage intolérable aux convictions des chrétiens. Eu égard aux traditions de notre pays, celles-ci sont justiciables d'une protection particulière, à laquelle l'Islam ne peut prétendre. Il ne serait pas légitime, par exemple, d'interdire le livre de Salman Rushdie, ou le film qui pourrait en être tiré.*
*Ces explications étaient nécessaires, semble-t-il, pour dissiper tout malentendu et montrer que le Club de horloge ne peut être confondu avec la nouvelle droite. Par une ironique coïncidence, M. Alain de Benoist, que Mme Masson qualifie de* « *pape de la nouvelle droite* »*, a publié presque en même temps qu'elle de vives attaques contre le Club de l'Horloge* (*cf.* Éléments, *n° 68, été 1990, p. 5*)*.*
*2*) *Se référant à l'étude sur la nation parue dans la* Lettre d'information *du Club de l'Horloge* (*n° 40, 4^e^ trimestre 1989*)*, Mme Masson croit y voir une apologie de la révolution française et nous reproche aussi d'avoir occulté le facteur religieux dans le réveil des nations à l'est de l'Europe. Ces appréciations témoignent d'une singulière erreur de perspective. Le texte cité par Mme Masson s'intitule :* « *Qu'est-ce que la nation ?* »
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*Nous n'avions pas, dans cette étude particulière, à traiter d'autres sujets, comme :* « *Quelle est l'identité de la France ?* » *-- ce qui nous aurait conduit à souligner l'importance de la religion -- ; ou :* « *Que faut-il penser de la révolution française ?* » *notre appréciation aurait été sans indulgence --. Nous avons fait une analyse objective du phénomène national, en réduisant au minimum les jugements de valeur. Procédant par induction, nous sommes partis de la révolution française, parce que celle-ci a répandu l'idée nationale à travers l'Europe et qu'elle a* « *tiré de leur léthargie les nationalités* »*, comme l'écrit Barrès dans* Les Déracinés *à propos de Napoléon.*
*La France, évidemment, n'est pas née en 1789. Mais elle n'était pas encore une nation au V^e^ siècle. Elle ne l'est devenue que peu à peu.* « *A la grande unité de foi et de civilisation du Moyen Age, écrit Bernard Antony, succédèrent les plus grands désordres. L'on assiste alors, par un réflexe de repli, à la naissance et au développement des nations.* » (Présent, *16-17 juillet 1990.*) *En proclamant la souveraineté de la nation, la révolution de 1789 a marqué l'aboutissement d'une longue évolution qui a fait surgir la nation sur les débris de l'ordre féodal. Le malheur a voulu que les révolutionnaires, aveuglés par la philosophie de Locke ou de Rousseau, n'aient pas compris ce que la nation devait au passé.*
*J'ai eu l'occasion de présenter notre opinion sur la révolution française dans un colloque organisé au sénat par le club* « *Histoire et fidélité* »*, le 27 janvier 1990. En suivant les analyses de Burke et de Taine, nous pensons que les révolutionnaires se sont trompés dès le départ, parce qu'ils ont voulu détruire la société en vue d'en reconstruire une nouvelle. Nous n'ignorons pas, cependant, que la première phase de la révolution, de 1789 à 1792, diffère beaucoup de celle qui a suivi.*
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*Mme Masson n'a sans doute pas pris connaissance sur ce point du deuxième ouvrage du Club de l'Horloge,* La Politique du vivant (*Albin Michel, 1979 ; voir pp. 46 à 53*)*.*
*Pour les besoins de son argumentation, Mme Masson donne une citation tronquée de notre texte, en expurgeant le paragraphe qu'elle utilise des deux phrases suivantes :*
-- « *S'inspirant de la philosophie du droit naturel, les rédacteurs de la Déclaration de 1789 ne paraissent pas avoir mesuré le dynamisme des réalités historiques.* »
-- « *Dès 1792, la France révolutionnaire se précipite sur ses voisins, emportée dans un tourbillon qui se terminera en catastrophe, vingt-trois ans plus tard.* »
*Nous précisions ensuite qu'* « *une erreur philosophique n'est jamais sans conséquence, quand elle devient un principe de gouvernement* » ([^32]).
*Contestant* « *l'erreur philosophique* » *d'où la révolution est issue, et observant qu'elle aboutit à une* « *catastrophe* »*, nous pouvons difficilement passer pour des admirateurs inconditionnels de la révolution de 1789. Le lecteur du numéro II d'*Itinéraires *peut cependant le croire, s'il ne s'est pas reporté au texte original du Club de l'Horloge. Mme Masson entend que les hommes de droite* « *se respectent les uns les autres* »*. Elle a raison. Encore aurait-elle pu donner l'exemple, en évitant de nous faire dire le contraire de ce que nous pensons.*
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*3*) *Puisque l'article d'*Itinéraires *traitait du* « *compromis nationaliste* »*, il est regrettable que Mme Masson ait cédé à la tentation d'une vaine polémique et n'ait pas discuté vraiment de notre thèse sur la nation. Les débats sur l'immigration et l'identité de la France, ou sur l'Europe et la supranationalité, montrent la nécessité de définir l'idée de nation avec plus de précision. Il nous a semblé qu'il fallait chercher un moyen terme entre la conception des auteurs allemands du XIX^e^ siècle, qui assimilaient la nation à l'ethnie, et l'interprétation dite française, qui est en fait celle de Renan. Cet auteur a défendu une théorie purement subjective de la nation. Il a redonné vie en quelque sorte à l'hérésie cathare en définissant la nation comme* « *une âme, un principe spirituel* »*, sans voir que cette âme avait besoin d'un* « *corps* »* : d'un territoire, d'une langue, d'une symbolique, d'un substrat culturel... La nation est à la fois* « *idée* » *et* « *réalité* »*. C'est un mythe réalisé dans l'histoire. Nous la définissons comme une communauté de destin historique, groupée autour d'une ethnie prépondérante.*
*Je n'ai pas bien compris quelle était la position de Mme Masson sur ce sujet capital. D'un côté, elle n'admet pas* « *que la nation soit une idée* »*, qui serait* « *souvent meurtrière* »*, de l'autre, elle rappelle que la nation est, selon Maurras,* « *la représentation en termes abstraits d'une forte réalité* »*. Une* « *représentation en termes abstraits* » *n'est-elle pas une* « *idée* »* ? Mme Masson souligne plus loin que la nation est une* « *réalité charnelle* »*. Mais elle se réfère alors à Renan, qui la conçoit comme un idéal désincarné !*
\*\*\*
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*Au départ de ses réflexions, Mme Masson s'était demandé s'il existait des valeurs communes à toutes les composantes de la droite, et que celle-ci pourrait opposer à des* « *valeurs de gauche* »*. En vérité, il n'y a pas de* « *valeurs de gauche* »*. C'est la négation des valeurs qui fait le fond de la pensée de gauche depuis le XVIII^e^ siècle, des jacobins aux socialistes. La gauche, qui est rationaliste, veut faire table rase de l'héritage national. Or les valeurs authentiques sont des préjugés légitimes, qui ont été transmis par les générations passées. L'homme ne peut les redécouvrir par ses seules forces. En adhérant à des valeurs, il refuse l'*hybris *de la raison pour faire preuve d'humilité vis-à-vis de la tradition. -- S'il existait des* « *valeurs de droite* »*, la nation en ferait assurément partie. Mais il n'y a pas non plus de* « *valeurs de droite* »*. Ce qui fait l'unité de la droite, ce n'est pas qu'elle s'accorde sur une liste de valeurs, c'est qu'elle refuse le nihilisme de la gauche.*
*Je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de ma haute considération.*
*24 septembre 1990.*
Henry de Lesquen.
### Réponse de Danièle Masson à Henry de Lesquen
Cher Monsieur,
Soyez remercié de vos envois et de votre désir de compléter mon information.
Ai-je déformé votre pensée ? Vous avez, en tout cas, déformé la mienne.
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Je n'ai ni pensé ni écrit que le Club de l'Horloge « appartenait à la Nouvelle Droite », je ne l'ai pas « englobé dans la Nouvelle Droite », et par conséquent, je ne vous ai pas « prêté par amalgame » l'opinion de Gripari exprimée dans *Éléments* sur le droit au blasphème.
J'ai simplement constaté, et ce triple constat est aisément vérifiable par tous :
1\) Les liens anciens d'Yvan Blot avec la Nouvelle Droite. Il s'en est éloigné ? je m'en réjouis. Comme je me réjouis de lire sous sa plume que, dans « les trois grands courants de la droite », la Nouvelle Droite ne figure pas. (*Présent* du 24 septembre.)
2\) Les similitudes entre l'analyse du Club de l'Horloge et celle de la Nouvelle Droite sur le réveil des peuples de l'Est, et l'étrange silence sur le réveil religieux : « L'Europe orientale était traversée par un extraordinaire mouvement d'émancipation, à la fois libéral, national et démocratique. » (Lettre d'Information du Club, n° 40.) Le réveil religieux ? il n'est pas mentionné.
3\) Les similitudes entre la pensée d'Henry de Lesquen -- exprimée dans le même n° 40 -- et celle de la Nouvelle Droite concernant les liens entre la nation et la Révolution française. Cette similitude m'est apparue plus évidente lorsque, après avoir écrit pour *Itinéraires* l'article intitulé *D'une droite l'autre,* j'ai reçu le n° 3 de la revue *Krisis,* dirigée par Alain de Benoist, consacré à la nation (avril 1990). Pour Henry de Lesquen, « la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 est l'acte de baptême de la nation française ». Pour *Krisis,* « la nation c'est la grande découverte de l'époque révolutionnaire », « la Révolution française est la prise de conscience de la réalité nationale ». Les textes des uns et des autres sont parfaitement clairs.
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Vous me dites que ma conception de la nation n'est pas claire. Peut-être. Mais du moins pourrions-nous nous accorder sur quelques points ?
Au Moyen Age, le ciment de la nation n'était d'abord ni le sang ni le sol, mais la foi. « L'échelle des allégeances, écrit Jean Strayer, était à peu près la suivante : d'abord et avant tout, je suis chrétien, ensuite bourguignon et enfin français. » Rompue par la Réforme, l'unité nationale prend un autre visage à la Révolution. Absolutisée, la nation devient le critère dont dépend tout pouvoir ; elle exclut toute autorité légitime qui n'émane pas d'elle, et tend à se confondre avec l'État, maître à penser et exportateur en Europe de la Révolution clés en main.
Cette conception n'est pas la nôtre. Mais elle est responsable des dérives que sont les nationalismes exacerbés, et de leur tentation, l'impérialisme. Du temps où l'Église était « la seule internationale qui tienne », les nations pouvaient être des amitiés. Sans elle, « l'individualisme des peuples » peut conduire à tous les excès, et ces excès sont l'alibi des actuels démiurges du gouvernement mondial.
N'est-il pas dangereux d'opposer l'impératif du sang et du sol, qui est la théorie allemande de la nation, et la théorie élective, qui est celle de Renan ? La nation n'exige-t-elle pas de n'exclure, autant qu'il est possible, ni l'unité ethnique, ni l'unité historique, qui sont en quelque sorte le corps de la nation, ni l'unité de destin et de volonté, qui est en quelque sorte son âme ? Volonté non volage, puisqu'enracinée dans un passé -- sans enracinement, elle devient le dangereux principe d'autodétermination -- mais volonté nécessaire, qui ratifie l'œuvre de l'histoire. Je crois, Monsieur, que si nous devons nous accorder quelque part, c'est bien là.
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En revanche, votre approche de « l'unité de la droite », qui n'est pas de « s'accorder sur une liste de valeurs », mais de « refuser le nihilisme de la gauche », me laisse rêveuse.
Car nous avons encore mieux à faire que de refuser le mal ; nous avons à défendre des biens : le travail, la famille, la patrie, la religion. Et pour cela nous n'avons nul besoin des distinctions logomachiques droite-gauche, de la topographie d'opposition inventée par la gauche pour que chacun joue selon les règles de son jeu. Comme me disait un ami, « si marcher à gauche c'est aller vers une société collectiviste, je préfère marcher à droite ; si marcher à droite c'est aller vers une société sans règle, je préfère marcher à gauche. Si marcher au centre c'est se laisser faire par les uns et par les autres, je ne sais plus où mettre les pieds et je ne marche plus ».
Eh bien ! moi non plus je ne marche plus. Et je ne joue plus.
Il n'en reste pas moins que je suis heureuse de vous voir affirmer que vos positions sont fort différentes de celles de la « Nouvelle Droite ». Cette correspondance, même un peu acide, aura dissipé un malentendu. Permettant cette clarification nécessaire, elle aura contribué à un plus grand bien.
Et je vous dis ma gratitude de l'avoir rendue possible.
Danièle Masson.
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## NOTES CRITIQUES
### La Petite Histoire de Servien
*En 1989 les Éditions de Cliiré ont fait paraître une édition enfin* « *revue et augmentée* » *de la* Petite Histoire de France *d'Henri Servien.*
*La première édition avait paru en 1978. Elle avait suscité une gerbe abondante de réflexions et d'observations dans le numéro 234 d'*ITINÉRAIRES (*juin 1979*)*.*
*Voici les principales critiques que j'adressais alors à cette première édition :*
Une histoire de France pour les enfants de France, quelle œuvre difficile, quelle œuvre nécessaire. Les Éditions de Chiré ont publié à la fin de l'année 1978 une *Petite Histoire de France* écrite par Henri Servien, illustrée par R.F Follet, préfacée par Jean-François Chiappe.
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Le texte en est d'une très bonne inspiration : catholique et française. L'ouvrage a donc été accueilli dans les milieux traditionalistes par un concert de louanges sans réserves et de consignes mobilisantes : achetez, offrez, diffusez, c'est une bonne œuvre ([^33]). Assurément l'entreprise mérite que l'on exprime considération et encouragement à ses intentions. Mais le résultat, il faut y regarder à deux fois. Il s'agit d'un livre à mettre entre les mains des enfants, textes et images, pour les instruire et les éduquer : cela ne supporte ni la médiocrité ni le mauvais esprit.
......
La préface de Jean-François Chiappe est d'une bonne inspiration maurrassienne. Elle a du souffle, une pensée juste, à deux ou trois exceptions près, que l'on va dire. Mais cette pensée même, sa densité et sa manière s'adressent en réalité aux parents et aux maîtres, plutôt qu'à « l'Enfant » solennellement interpellé (et majusculairement épigraphié jusque dans le Vous, on se demande pourquoi). Nous y regrettons :
1\) Le type même de l'assertion gravement antipédagogique :
« Vous participez de la gloire sans égale d'un monument de sagesse et de grandeur : la monarchie française. Par elle, grâce à elle, Vous êtes ce que Vous êtes : supérieur par le savoir et par la réflexion à tous les autres hommes. » (p. 8.)
Quelle mauvaise parole, la plus mauvaise peut-être, à dire à des enfants. Mauvaise et menteuse. Ils ne sont pas supérieurs à tous les autres hommes : et s'ils le croient ils sont perdus. Ce qui est vrai c'est que leur héritage, et non eux-mêmes, est supérieur à celui des autres nations. C'est plus qu'une nuance. Et cela change du tout au tout une éducation intellectuelle.
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2\) L'extravagance oratoire :
« Si ceux de chez nous savent correspondre, c'est grâce à la marquise de Sévigné. S'ils possèdent le sens du beau, ils le doivent à Mme de Pompadour (...). S'ils apportent en toutes choses cette pudeur de l'âme que l'on appelle l'esprit français, il leur fut enseigné par Voltaire, mauvais chrétien mais bon monarchiste, et par Rivarol aussi fidèle à son Dieu qu'à son Roi... » (p. 9.)
Nous aimons bien la marquise de Sévigné et sa manière d'écrire, mais il est un peu absurde, pour lui rendre hommage et lui faire bonne place et bonne mesure, de prétendre que c'est elle qui nous apprit à correspondre. Il faut pour le croire n'avoir jamais lu les lettres de Jeanne d'Arc ou celles d'Henri IV ; ou de François Miron. Voilà où peut entraîner la trop grande habitude audio-visuelle de la recherche non contrôlée d'un effet rhétorique. Du moins n'est-ce encore qu'absurde ; comme d'assurer que si les Français « chérissent la gloire, Kléber fut leur initiateur » (Kléber ! et Corneille n'y fut donc pour rien...). Mais aller raconter que nous devons le sens du beau à Mme de Pompadour et que Voltaire nous a enseigné la pudeur de l'âme, c'est ajouter le blasphème à l'absurdité. Il faudrait beaucoup d'inconscience, ou beaucoup de cynisme, pour consentir à enfourner des contre-vérités aussi vicieuses dans l'esprit des petits Français.
......
(Le texte d'Henri Servien.) Dans l'intention méritoire de renverser les commentaires mensongers et les jugements injustes qui constituent la manière judéo-maçonnique d'enseigner l'histoire de France, voici qu'il nous assène une pluie abondante de jugements et de commentaires plus équitables mais abstraits. Des commentaires sans récits. Des jugements sans attendus. Des vues générales et pas d'histoires concrètes, d'histoires racontées. Un discours sans anecdotes.
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Des appréciations, des résumés, des conclusions qu'approuveront *ceux qui savent déjà* l'histoire de France, mais qui ne parlent pas, qui ne disent rien à l'imagination et à la mémoire des enfants qui *ont à l'apprendre.*
Cela va jusqu'à une incapacité fréquente à *nommer,* à appeler les choses par leur nom ; ce qui fait que l'enfant ne retiendra pas ce qui n'a pas été nommé.
Exemples.
Page 111 : « Puisqu'il ne pouvait débarquer en Angleterre, Napoléon voulut interdire à tous les pays d'Europe de faire du commerce avec la grande île. C'est pour cela qu'il fit la guerre etc. » Servien ne nomme pas le *blocus continental* ni le *décret de Berlin,* termes qui resteront inconnus de son jeune lecteur.
Page 98 : les *massacres de septembre* (1792) sont évoqués, mais pas leur nom de « massacres de septembre ».
Page 97, une seule phrase pour la fête de la Fédération : « Le 14 juillet 1790 eut lieu à Paris en présence du roi une grande fête nationale. » Servien ne donne pas son nom ; ni celui du Champ de Mars ; ni celui de Talleyrand. Bref ; ici encore, une phrase pour rien, qui ne dit rien, qui ne laissera rien dans la mémoire, qui sera comme si elle n'était pas.
Page 47, Du Guesclin : aucun nom de ses victoires ; Cocherel n'est pas nommé ni qu'il fut fait prisonnier à Auray ; et à Navarette. On ne connaîtra aucun de ses mots ni de ses gestes qui parlent à travers les siècles à tout jeune cœur bien né. On ne saura pas qu'il avait dit « S'il était besoin, il n'est femme ou fille de France sachant filer qui ne filerait pour ma rançon. » Ni pourquoi il fallut le racheter deux fois de sa captivité à Bordeaux (parce qu'il dépensa une première fois l'argent de sa rançon à racheter les autres). Ni sa mort sous les murs de Châteauneuf-de-Randon « Adieu mes amis qu'il vous souvienne qu'en quelque lieu que vous fassiez la guerre, les gens d'Église, les femmes, les enfants et le pauvre peuple ne sont point vos ennemis. »
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Le texte sur saint Louis (p. 38-39) est un commentaire. Ce commentaire est bon (l'un des meilleurs du livre) ; mais aucun récit ; un jugement global ; sa première croisade résumée en un seul membre de phrase : il « fut fait prisonnier par ceux qu'il aurait désiré convertir » c'est peu, c'est rien pour l'imagination et la mémoire des enfants. Le nom de Joinville n'est même pas prononcé.
Page 35 : les premiers Capétiens sont expédiés, dans la hâte semble-t-il d'en arriver à Philippe Auguste. Rien sur Robert le Pieux. Un simple adjectif en passant pour « le sage Suger », on n'en saura pas plus, on ne saura pas en quoi consistait sa sagesse (alors à quoi bon la mentionner ?), ni qu'il reçut le titre de « père de la patrie » ni pourquoi ; et pas davantage pourquoi l'on disait à son propos : « C'est l'âme qui fait les nobles. »
Page 30 : les raisons des croisades ne sont pas nettement exposées ; le jeune lecteur n'y comprendra rien, n'en retiendra pas davantage.
Page 100 : « Le 21 janvier 1793, avec un remarquable courage et une piété exemplaire, Louis XVI fut guillotiné vers onze heures du matin. » Toujours un commentaire, toujours un énoncé abstrait, qui décrète *remarquable courage* et *piété exemplaire* au lieu de raconter en quoi ont consisté cette piété et ce courage : ce qui fait qu'il n'en restera rien dans la mémoire, rien dans l'esprit. Et pourquoi ne plus citer les dernières paroles de Louis XVI « Français, je suis innocent des crimes que l'on m'impute ; je pardonne aux auteurs de ma mort, et je demande à Dieu que mon sang ne retombe pas sur la France. »
Page 62, François I^er^ à Marignan : « Le soir même, il se faisait armer chevalier par Bayard. » Bon, mais qui est ce Bayard ? Pas un mot, pas même un adjectif comme pour Suger. Vraiment ce livre d'histoire n'est pas *rédigé* pour *apprendre* à des *enfants. --* Récemment, dans un jeu radiophonique pas plus intelligent que les autres, l'animateur posait à un groupe d'enfants une question qu'il voulait très facile :
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-- *Comment s'appelait le chevalier sans peur et sans reproche ?* Personne ne sut répondre. Eh bien, ce n'est pas dans le Servien que l'on trouvera la réponse. Il n'y a plus de chevalier sans peur et sans reproche.
Pages 17 et 18, on nous parle d'Attila et de ses cavaliers féroces, mais on ne nous parle pas de sainte Geneviève ; elle n'est nommée qu'après coup, au chapitre suivant (p. 20), par simple allusion, sans que le lecteur puisse comprendre, s'il ne l'a pas appris ailleurs, à quoi cette allusion se rapporte. Il est très bien de nommer Aétius, qui mérite en effet que son nom ne soit pas oublié, Servien nous dit qu'en 451 il battit les barbares venus d'Asie, mais il n'a pas un mot pour nous dire qui était cet Aétius, un évêque, un moine ou un général, un Franc ou un Romain ? et, chose tout aussi étrange et incroyable, Servien *ne nomme pas* cette bataille ; par un système constant chez lui, à moins que ce ne soit une infirmité, il laisse ignorer que cette bataille est celle des *Champs catalauniques,* deux mots qui n'auront désormais aucun sens...
Infirmité du tour de main ou système préconçu, cela donne un livre flou, et fort ennuyeux. Servien semble avoir voulu éliminer tout ce qui aurait fait « image d'Épinal », il a supprimé à peu près tout ce qui était vivant, remplaçant le récit concret par le discours abstrait (...).
Mais c'est dans l'histoire contemporaine que Servien est le plus maladroit. En voici trois exemples.
1\. L'affaire Dreyfus, page 127. Justes observations, sauf celle-ci, concernant l'acquittement de 1906 : « On ne put prouver son innocence et on dut même falsifier le code ! » Oui, on falsifia le code, il est bon de le rappeler. Mais il serait monstrueux, si ce n'était j'espère un lapsus, d'exiger qu'aucun accusé ne soit acquitté à moins de pouvoir prouver son innocence. C'est le contraire : tout accusé doit être acquitté si l'on ne peut prouver sa culpabilité.
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2\. -- Le gouvernement du maréchal Pétain, page 131. Il n'est pas mauvais de nous dire qu'il « s'efforça de diminuer les souffrances des Français en leur redonnant confiance en eux-mêmes dans l'espoir d'une revanche, en discutant aussi les demandes allemandes pour les diminuer ». Mais ne rien dire, pas un mot, de tout ce que résume « travail-famille-patrie », c'est passer trop à côté de l'essentiel.
3\. -- Page 134, au sujet du général de Gaulle : « Il fit condamner les opposants à sa politique algérienne : le général Salan, les colonels Argoud ou Bastien-Thiry par exemple... » Si partisan que l'on soit, et nous le sommes, de Salan, d'Argoud et de Bastien-Thiry contre De Gaulle, il n'est pas juste, il n'est pas convenable de dire que celui-ci fit condamner ceux-là simplement parce qu'ils étaient des « opposants » à sa politique ; des « opposants » comme Lecanuet ou Mitterrand ? Il fallait ou bien n'en point parler, ou bien nommer l'OAS et dire qu'elle fut, c'est son honneur, une opposition *par les armes ;* ce que le terme d' « opposants » ne suffit pas à exprimer.
\[Fin des extraits de l'article paru dans le numéro 234 d'ITINÉRAIRES en juin 1979.\]
*Mais voici l'extraordinaire : la nouvelle édition* « *revue et augmentée* » *a jugé bon de ne tenir compte d'aucune de ces observations. Aucune, c'est beaucoup, aucune, c'est trop. Une pourtant, une seule, concernant Dreyfus* (*p. 127*)*. Au lieu de :* « *on ne put prouver son innocence* » *il y a maintenant :* « *on ne fut pas sûr de son innocence* »*.*
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*Je suis fondé à supposer que cette correction nécessaire aura été suggérée à Servien par quelqu'un d'autre, puisqu'il a visiblement décidé, par système, de rejeter toutes mes suggestions, qui lui étaient offertes gracieusement, et qu'il était facile d'utiliser.*
*On continuera donc à procurer aux petits Français, comme* « *traditionaliste* »*, une histoire de France selon laquelle c'est Voltaire qui nous a enseigné* « *la pudeur de l'âme* »*, et Mme de Pompadour* « *le sens du beau* »* ; selon laquelle la* « *révolution nationale* » *du maréchal Pétain n'a point existé, et qui ignore* « *travail-famille-patrie* » *comme elle ignore.* « *le chevalier sans peur et sans reproche* »* ; et cetera et cetera : voir ci-dessus. Navrant. Si quelqu'un a une explication, je suis preneur.*
Jean Madiran.
### Au théâtre aussi c'est la rentrée
L'an dernier déjà, la rentrée avait commencé pour moi au théâtre de la Madeleine (avec *Port-royal*)*.* Et en septembre, j'ai repris le chemin du théâtre pour aller voir *la Cerisaie.* Ce n'est pas seulement hasard. On est sûr, avec la compagnie Valère-Desailly, que l'œuvre jouée sera respectée, et *montée* comme on monte une pierre précieuse, pour la mettre en valeur. Cela rassure : Cela fait croire qu'on vit encore dans un monde honnête, sérieux comme l'était le travail autrefois. Que voulez-vous, on a quelquefois besoin de se duper (j'allais dire : de se doper) de cette façon.
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Parlons donc de *la Cerisaie.* Il y a toujours une matière romanesque dans les pièces de Tchekhov. Ici, douze personnages avec leur caractère, leur situation sociale, leurs espoirs etc. Au centre de cette histoire, la question : cette aimable folle de Lioubov et son frère vont-ils être obligés de vendre la demeure familiale, ou le Ciel va-t-il les tirer de là ? Le Ciel, car eux-mêmes en sont bien incapables. Ces deux héritiers ne peuvent absolument pas lutter, ou même appréhender clairement la réalité. Ils vivent comme tous les êtres qui déclinent (ou les classes, ou les peuples qui déclinent) enfermés dans un nuage, et bien décidés à ne pas mettre le nez dehors.
Mais plus important que ce drame, il y a une vision générale du monde, terriblement sombre. Je n'oublie pas que, pour l'auteur, *la Cerisaie* était une comédie ; il visait à faire rire. Et c'est vrai que l'on rit, d'ailleurs. N'empêche que l'atmosphère est ténébreuse. Parce que l'on sent bien, à chaque réplique, que ces personnages, dont chacun a ses soucis, ses souvenirs, ses espoirs, ces êtres qui tiennent à eux-mêmes de toutes leurs forces, savent au fond que tout est vain. Vain, et même franchement grotesque, pour peu que cesse l'hallucination qui colore si vivement tout ce qui se rapporte à nous. La vérité du monde, c'est la solitude et la mort. Charlotte, la gouvernante, le dit. Mais tous le savent, et essayent de n'y pas penser. Même Lopakine, le koulak énergique et que M. Claude Giraud a bien raison de rendre sympathique, parle de « notre vie absurde et malheureuse ». Il avouera au dernier acte : « Nous jouons aux fiers, comme ça, devant les autres, et la vie passe sans faire attention à nous. Quand je travaille longtemps, sans m'arrêter, mes pensées se font plus légères, et alors il me semble que je sais pourquoi je vis, moi aussi. » Il n'y a pas de doute : nous sommes bien devant une forme de divertissement, au sens de Pascal, et Lopakine est conscient du jeu..
La citation que je viens de faire n'est peut-être pas exactement ce qu'on entend à la Madeleine. On y joue l'adaptation de Georges Neveux, tandis que je me réfère au texte de Georges Perros (*Le théâtre de Tchekhov* dans l'édition Folio), que je trouve excellent.
Le divertissement, c'est pour Lopakine l'avidité d'acquérir, de combiner, de construire ; c'est pour Gaëv les discours philanthropiques et le billard ; c'est la coquetterie pour Lioubov, le service des maîtres pour Fiss. Chacun a son rôle, sa recette pour échapper à l'angoisse. Pour être complet, il faut ajouter que Trofimov, l'éternel étudiant, pense que tout cela, c'est la vie ancienne.
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Lui travaille à établir la vie nouvelle, qui sera bonheur et harmonie, car l'humanité progresse, comme chacun sait. Encore un qui veut changer la vie. C'est un autre rôle, une autre recette, aussi folle, bien plus folle que les autres. Le public le comprend bien, qui rit à ces discours.
Car on rit, je l'ai déjà dit. Tchekhov est un auteur noir qui amuse. C'est peut-être parce qu'il rappelle cette réalité de la mort et du peu de sens de nos agitations : elles deviennent d'autant plus risibles sur ce fond de désastre. Nous nous moquons. Nous pourrions nous attendrir. Après tout, malgré leur légèreté et leur incapacité, Lioubov et Gaëv méritent la compassion. Ils vont perdre la maison où ils sont nés, où ils ont grandi, aimé, une maison qui appartenait à leur famille depuis des siècles. Ils sont vieillissants, désarmés. La fin d'une lignée, d'une classe sociale, d'un monde qui a eu ses bonheurs et d'ailleurs ses noblesses, cela invite à la mélancolie.
Eh bien, le rire l'emporte. Gaëv est vraiment trop sot, et trop pontifiant. Et Lioubov, qui gaspille son dernier or à un passant qui mendigote, tandis qu'elle laisse mourir de faim sa maisonnée, n'est-elle pas aussi condamnable ? Lopakine a l'avantage de regarder la réalité en face, mais il reste un peu lourd, et de vue courte (il a pourtant un bien joli mouvement de mélancolie, quand il évoque Lioubov jeune femme, bonne et fascinante).
*La Cerisaie,* dont Tchekhov voulait faire « une farce » a été souvent jouée comme un drame illustrant la lutte des classes. L'ancien monde se meurt, le koulak Lokapine ne triomphera qu'un moment, l'avenir est à Trofimov, à l'esprit, à la révolte. C'est plus difficile, aujourd'hui, de faire passer cette version. Je l'ai dit : le public s'esclaffe aux propos socialistes de l'étudiant. C'est que les pays de l'Est, sans craindre de désespérer Billancourt et plus encore l'Éducation nationale, vomissent le communisme. De toute façon la représentation de la Madeleine échappe totalement à ce contresens. La mise en scène de Jacques Rosny est précise et habile ; elle éclaire bien les effets nécessaires ; elle manque un peu, m'a-t-il. semblé, de vivacité, d'énergie. Cette agonie doit être un peu plus enlevée. On doit sentir une sorte d'électricité. Autre reproche : les décors sont trop lourds (c'est la mode). Quel temps perdu à les changer, après chaque acte.
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Les acteurs sont excellents. J'ai déjà parlé de Claude Giraud (Lopakine) ; il sait donner toutes les nuances de son personnage, séduisant, roublard, et parfois vulgaire. Les silhouettes sont parfaites : Épikodov doit avoir l'air fiévreux, accablé, vaincu, que lui prête Jean-Pierre Chevallier ; Hubert Deschamps a toute la solennité bougonne qu'il faut au vieux serviteur. André Gille prend une allure de renard pour donner vie à Pistchick, et Isabelle Carré a le charme d'ingénue qu'il faut pour Ania. Il faudrait citer tous les autres, à commencer bien sûr par Simone Valère, la coquetterie et la légèreté mêmes dans le rôle de Lioubov, et par Jean Desailly, dont le Gaëv est extrêmement cocasse.
\*\*\*
Avez-vous vu l'affiche de *L'officier de la garde ?* Elle est spirituelle, élégante, « parisienne », aurait-on dit autrefois. Et de ce fait, un peu trompeuse.
Elle représente un casque à pointe, mais la pointe cachée par un haut plumet rouge. Sur le devant, deux colombes, dont l'une tourne la tête : elle commence une scène, visiblement. En conséquence, on s'attend à une comédie dans le ton de la belle époque, qui aille avec le Maxim's et la valse viennoise. Ce n'est pas tout à fait cela. L'époque y est bien. Nous sommes à Budapest, à la veille de la Première Guerre mondiale. L'auteur, Ferenc Molnar, y était célèbre. Il a fini sa carrière à New York.
Le sujet : deux grands acteurs viennent de se marier. Lui, Nandor, est déjà dévoré par la jalousie. Sa femme, Ilona, n'aime jamais plus de six mois, paraît-il. Dans ces cas-là, le mariage n'est pas recommandé, mais passons. Un ami, Bela, lui-même amoureux transi d'Ilona, essaie de rassurer le mari, sans succès. Nandor a l'idée mirifique de faire subir une épreuve à sa femme. Feignant de partir pour une tournée en province, il va rester en ville et se faire passer pour un officier de la garde ; tenter ainsi de séduire Bona. Le piège est tout prêt. Nandor est déjà passé plusieurs fois sous les fenêtres, habillé en officier, et on lui a accordé un rendez-vous.
On comprend qu'il soit torturé. S'il échoue, il sera sans doute rassuré (un moment) comme mari, mais inquiet sur ses talents de séducteur et surtout de comédien. S'il réussit, voilà le comédien rassuré, le séducteur comblé, mais le mari au désespoir. Voyez-vous le jeu charmant, agaçant, compliqué, qui va s'engager ?
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On peut s'attendre au plus étrange des marivaudages. Hélas, il faut plutôt parler de *marifautache.* Obéissant à une convention stupide, qui règne sur le cinéma depuis cinquante ans, Nandor, pour jouer l'officier, va prendre l'accent teuton le plus caricatural. On voit cela dans les films doublés. Américains, Grecs ou Turcs y parlent français comme vous et moi, les Allemands (surtout en uniforme) ont tous cette prononciation impossible dont Balzac affublait déjà Nucingen et Schmüke. Francis Blanche nous a tous fait rire avec ce procédé. Mais il ne s'applique pas du tout ici, transformant l'officier en pantin grotesque dont on se demande comment il séduirait qui que ce soit.
L'adaptateur de la pièce, Jean-Claude Brisville, n'est jamais difficile sur les moyens, pensez à ce qu'il fait de Fouché et de Talleyrand dans *Le Souper.* Ici, il place un petit couplet sur « l'occupant » et « la collaboration » qui est carrément inepte. L'empire, au début du siècle, était « austro-hongrois ». On parlait de la monarchie bicéphale. Si les Slaves se plaignaient, les Hongrois n'avaient nullement le sentiment d'être sous la botte. Mais comme on sait, les Français sont obsédés par leur malheur. Ils le rabâchent sans d'ailleurs se donner les moyens d'en prévenir un nouveau, incapables d'imaginer que l'invasion vienne d'un autre point cardinal.
La pièce hésite entre la comédie légère et le drame, et les acteurs aussi. En particulier, Robin Renucci fait d'abord de Nandor un homme tourmenté, assiégé de doutes et d'impulsions de vengeance. Puis dans la deuxième partie il bouffonne, ce qui lui réussit mal. En somme, il ne s'impose pas face à une Ludmilla Mikaël souveraine, Ève sans défaut qui ruse et trompe avec le plus grand naturel et ne risque pas de se laisser prendre aux pièges qu'on lui tend. Car l'officier a séduit l'actrice, ils ont passé ensemble une nuit passionnée, et quand Nandor revient, elle nie. C'est à lui d'avouer sa supercherie : il tient bien la preuve de la tromperie, puisque le trompeur, c'est lui-même. Retournement d'Ilona : mais elle le sait bien, elle l'a su dès la troisième minute. Effondrement de l'acteur, vexé d'avoir si mal joué, et désarçonné au point qu'il ne met pas en doute ce qu'on lui affirme, et qui, après tout, n'est pas certain. Ludmilla Mikaël, je le disais, est parfaitement à l'aise. Il lui arrive, c'est dommage, d'avaler son texte quand elle dit trop vite. Évidemment, ces répliques n'ont rien d'immortel...
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Jacques Toja (Bela) joue les tiers utiles avec une belle voix grave et une présence sereine (c'est la force tranquille, si on peut encore utiliser une expression contaminée depuis 1981).
\*\*\*
Bon, j'ai choisi un ordre de satisfaction décroissante, autant le dire. J'ai vu aussi, ces jours-ci, *Bon week-end, M. Bennett.* C'est un vaudeville policier, variante du genre vaudeville où le meurtre remplace l'adultère. La vogue du roman policier est à l'origine de ce genre, ou sous-genre, mais ce type de roman peut être apprécié de bien des façons. Roger Caillois espérait qu'il donnerait à la fiction la rigueur mathématique qui lui a toujours manqué, et dont les énigmes des premiers « Masque » donnaient un modèle. Malheureusement, le genre obliquait au même moment vers la fantaisie massacreuse et les descriptions sadiques. Avec le vaudeville policier, autre déviation : la mort ne doit pas être prise plus au sérieux que le sexe dans les vaudevilles classiques. La victime est donc obligatoirement un personnage complètement antipathique. Ici, un maître-chanteur. Voilà le crime désamorcé. Le spectateur est entièrement solidaire de l'assassin possible. M. Bennett, brave homme ahuri de ce qui lui arrive, et qui s'affole au point d'envisager un meurtre, la chose la plus opposée à son caractère.
On s'amuse à le voir monter sa mise en scène, qui exige du café et du sucre. Il transvase un poison en poudre qu'on vient de lui donner (c'est un insecticide, il est horticulteur) dans le sucrier, le remet dans le flacon, recommence, ne sait plus où il en est complètement affolé, il finit par se fier au destin.
Une autre condition du succès, respectée ici, c'est que le spectateur doit être tout à fait au courant du secret que le personnage principal cache à ses proches et à ses voisins. Ces derniers sont déroutés par les attitudes incompréhensibles, les exigences soudaines d'un être qu'ils ne reconnaissent plus. Nous, nous savons, et nous rions (c'est bien connu que le rire traduit un sentiment de supériorité). La recette est bonne. Marcel Pagnol l'a rappelée.
Une intrigue de ce type est à peu près intemporelle. L'action de « M. Bennett » pourrait sans dommage être située en 1930, en 1960, aussi bien qu'aujourd'hui. Le lieu importe peut-être plus. L'adaptateur, Michel Fagadeau, a gardé le site et le décor anglais. L'affaire se passerait tout aussi bien au Vésinet, mais une banlieue londonienne flatte l'anglomanie persistante des Français.
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Si invétérée, désormais, qu'ils ne se disent plus « bon dimanche » comme leurs pères, mais bon *ouiquenne,* ce qui est nettement plus élégant, sans doute.
Dans le personnage d'Andrew Bennett, doux cultivateur de fleurs aux mœurs pantouflardes, Michel Roux fait rire sans se forcer, et sans trop forcer la note. Il est de ces acteurs sympathiques qui suffisent presque au succès : on ne va pas voir une pièce de M. Watkin, on va voir Michel Roux. Il est très bien entouré, notamment par Jean-Claude Arnaud, bien drôle en inspecteur bon enfant et futé, et François Dalou, qui joue le médecin.
Voilà. Quelqu'un me dit : -- Votre article pourrait être plus amusant.
-- C'est vrai. La pièce aussi.
\*\*\*
Je passerai rapidement sur *La cuisse du steward* de Jean-Michel Ribes. La pièce n'existe pas. Il y a une suite de numéros (assez ratés), liés entre eux n'importe comment. Cela vise à faire rire par les moyens les plus bas : mauvais goût, dérision, farce pour patronage laïque (je dis laïque à cause du choix des plaisanteries).
Au départ, nous avons un couple perdu sur un sommet des Andes, à la suite d'une explosion de leur avion. Une fois épuisées les ressources des querelles de ménage, l'auteur introduit deux autres personnages : un révolutionnaire (c'est lui qu'on visait en faisant sauter l'avion) et un chanteur engagé. Là encore, le carburant comique manque vite. On a donc une troisième partie qui se passe dans la jungle. Le quatuor a quitté la montagne mais n'a toujours pas rencontré le moindre village. La femme est devenue une virago insupportable, dont les trois hommes sont accablés. Et toutes ces absurdités finissent par une sorte de parodie d'opéra où les quatre malheureux se répondent (en *play-back*)*.*
On est ahuri de voir que Jacqueline Maillan et Henri Virlojeux se sont fourrés dans une aventure aussi médiocre. A noter encore une fois : la lourdeur et la laideur des décors.
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Ici, la cordillère des Andes, puis la jungle avec les ruines d'un opéra (quelque chose comme les restes de Manau). Je le répète : c'est la mode.
\*\*\*
Pour ne pas finir sur un désastre (rendant la copie à la mi-octobre, il me reste encore bien des spectacles à voir, ce sera pour une prochaine fois), j'ai gardé pour la fin le spectacle de Bob Berky, au Ranelagh. Berky est un clown américain. Les clowns ne parlent pas, ou parlent peu. Le vrai langage international est depuis Babel celui des gestes et des grimaces. Ce *silence* devrait exclure de notre champ ce genre, qui relève plutôt du cirque. Le théâtre, c'est d'abord un texte, je l'ai toujours pensé, mais quand on vient de voir *La cuisse du steward,* il vous vient des doutes.
Notre clown se présente sur une scène nue, sans le moindre élément de décor. Bravo. C'est lui qui va créer, organiser, peupler l'espace. Bob Berky est un mime étonnant. Qu'il raconte un homme jetant des graines à un oiseau, et l'oiseau en demandant toujours plus, finissant par se jeter sur son donateur, ou qu'il représente un sportif en plein effort, il est toujours juste, parfaitement juste. Et c'est à partir de cette vérité des attitudes et des gestes qu'il accède au comique. Il faut d'abord qu'on croie à ses personnages, avant de rire d'eux. C'était vraiment de l'art, du grand art.
Les clowns vont se succéder pendant toute la saison au théâtre du Ranelagh. Je ne peux aucunement assurer qu'ils seront tous aussi bons, mais on aura certainement de bonnes surprises.
Jacques Cardier.
- La Cerisaie, d'A. Tchekhov, au théâtre de la Madeleine.
- L'officier de la garde, de F. Molnar, à la Comédie des Champs-Élysées.
- Bon week-end, M. Bennett, d'A. Watkin, au théâtre Daunou.
- L'année des clowns, au théâtre du Ranelagh.
- La cuisse du steward, de J.-M. Ribes au théâtre de la Renaissance.
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### Wagner : le vrai et le faux
Quelle aubaine et, en même temps, quelle déception pour les wagnériens français que d'avoir enfin pu voir sur leurs écrans de télévision le film *Wagner,* si longtemps attendu. Aubaine, certes, après sept ans de patience (car ce film avait été projeté depuis des années dans de nombreux pays avant d'arriver en France), de redécouvrir le génial compositeur de *la Tétralogie* sous les traits assez crédibles de Richard Burton ; déception, tout autant, quant à l'exactitude et au montage d'un scénario trop souvent incohérent et superficiel, pourtant bourré de détails que seuls les spécialistes pouvaient décrypter.
Il faut savoir tout d'abord que le film de Tony Palmer durait, à l'origine, dix heures. Un découpage meurtrier a donc été effectué pour obtenir cette série télévisée de cinq heures qui nous a été diffusée. Qui a décidé des séquences à garder ou à couper ? Je l'ignore, mais je gage qu'il s'agit de quelqu'un qui déteste cordialement Richard Wagner et qui veut surtout renforcer des idées fausses à la mode. Nul n'est besoin de donner des preuves : dans l'ensemble des cinq épisodes télévisés, la personnalité et même le génie de ce compositeur sont déformés au point de ne nous montrer qu'un Wagner antipathique, rapace, sans scrupule, farouchement antisémite et même inspirateur du nazisme ! Si quelques-uns de ces traits étaient présents de temps en temps dans la vie du bouillonnant musicien, l'exact contraire s'y trouvait tout autant, en exemplaire génie-schizophrène qu'il fut. Le cinéaste l'avait bien montré d'ailleurs, car j'eus moi-même l'occasion de le vérifier dans un des épisodes du film aux U.S.A. en version originale comportant certaines séquences positives qui avaient été éliminées en version française.
Mais pour parler uniquement de ce que le téléspectateur français a pu voir, d'abord, la relation de Wagner avec les femmes est complètement faussée.
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Par exemple, par le recoupement de plusieurs témoignages, on sait que sa première épouse, Minna, n'était pas cette charmante personne, douce et compréhensive, victime passive des maléfices et des méchancetés d'un Wagner infidèle et grossier. Dans le ménage Minna-Richard, c'est la femme qui, la première, fut l'infidèle, six mois seulement après leur mariage. Lorsque, plus tard, Richard totalement oublieux de son intérêt matériel tentait d'écrire ses plus grands chefs-d'œuvre, Minna récriminait sans cesse en lui reprochant de ne pas faire de la musique commerciale en flattant le mauvais goût du jour. Wagner ne fut naturellement pas un enfant de chœur à l'égard de sa femme mais on ne peut pas dire qu'il fut le monstre d'égoïsme qu'on a représenté dans ce film.
En ce qui concerne les autres femmes dans sa vie, je ne peux que hausser les épaules devant le faux portrait de Mathilde Wesendonck à laquelle je viens de consacrer un livre bien documenté ([^34]). N'importe qui, du reste, se doute bien que l'inspiratrice des plus grandes œuvres d'un génie de cette envergure ne pouvait être ni une simple amourette ni une femme légère. On imagine mal, d'ailleurs, un Wagner libidineux, comme on nous le montre, en train de développer comme il l'a fait dans ses lettres à Mathilde, tout le fondement philosophique et religieux de *Parsifal !*
Quant à la « brave » Cosima (Vanessa Redgrave) telle qu'elle est dépeinte, « exonérée » de toute responsabilité personnelle lorsqu'elle trompa son mari, Hans von Bülow (comme s'il s'agissait d'une fatalité), un grand nombre de livres ont déjà raconté en long et en large comment elle n'était *pas* celle du film de Tony Palmer.
Et cependant, si ce n'était que cela !
Le film et les épisodes « choisis » nous ont assommé avec des images d'un Richard Wagner révolutionnaire et primaire. Difficile de vous décrire en quelques phrases la manière dont le musicien fut réellement mêlé à l'insurrection de 1848 aux côtés de Bakounine. Mais au-delà de l'anecdote, il faut savoir comment Wagner concevait la Révolution : par ses écrits, il nous a livré ses véritables intentions -- la Révolution *dans l'art,* à l'encontre de la frivolité à la mode, la recherche d'une esthétique qui permette de retrouver le sens sacré dans l'art, un peu à la manière des Grecs, un art conçu à partir de la religion et de la métaphysique.
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On est donc loin de ce Wagner du film, riant à gorge déployée devant le théâtre de Dresde en flammes. Ce spectacle, en réalité, l'avait horrifié et on sait qu'il avait provoqué sa fuite de la ville assiégée par les troupes prussiennes.
Mais ne dira-t-on pas enfin que Richard Wagner fut réellement antisémite ? Oui, si on lit les deux premières pages de son *Judaïsme dans la musique,* brochure écrite en 1850 contre Meyerbeer et certains juifs, directeurs de théâtre ou journalistes qui critiquaient ou l'empêchaient de produire ses œuvres en public. Oui encore, si on parle de la réédition de ladite brochure en 1869. Mais non, si on fait la différence entre-les paroles et les actions d'un homme épris exclusivement de son art au détriment de tous ceux qui venaient entraver ses progrès artistiques. Il aima passionnément, pourtant, ses nombreux amis juifs, que ce soit Tausig, Lévi ou Rubinstein. Et cet amour lui fut bien rendu. Mais il tempêta toujours et sans concessions contre ceux qui faisaient « commerce » de leur art. Ceux-ci, écrivit-il, « seront condamnés à entendre, pendant l'éternité, leur propre musique ». ([^35])
Fanatique ? oui, comme la femme qui va enfanter. Il porta son art en lui et ne se soucia que d'une chose : le mettre au monde. Mais sans vouloir « absoudre » les mauvaises actions dans la vie de Wagner, on aurait pu apercevoir légitimement, dans un film qui se prétend « biographique », le côté positif de la personnalité de Wagner : son amour pour les enfants, par exemple ; ou sa compassion militante pour les animaux. De même, en matière d'antisémitisme, il aurait fallu nous montrer aussi le grand chef d'orchestre juif, Hermann Lévi, écrivant longuement l'éloge ému de Wagner à son père qui était rabbin.
Enfin, et peut-être le plus grave de tout ce film télévisé, c'est de nous avoir montré un Wagner hypernationaliste qui, devrait-on conclure en toute logique, fut bien un précurseur, voire un « inspirateur » du nazisme. Caricature totale pour cet artiste qui, en 1876, à l'ouverture du théâtre de Bayreuth, reçut de l'empereur Guillaume I^er^ des félicitations pour avoir accompli une œuvre « nationale », à quoi Wagner rétorqua : qu'est-ce que la « nation » pouvait bien avoir à faire dans son œuvre...
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Ou encore, le commentaire au roi Louis II de Bavière en 1877 exprimant sa désillusion complète, sinon son « dégoût », à l'égard du nouvel Empire allemand. Par ailleurs, il alla jusqu'à prophétiser dans une lettre à un ami ([^36]), que le matérialisme suscité par la nouvelle Allemagne industrielle risquait, avant cent ans, de la faire « retomber dans la barbarie ».
Wagner inconnu, Wagner insolite. Wagner désintéressé, après avoir vécu aux crochets de ses amis ? Oui, car Wagner était *épris* de son art, et c'est pour lui et pour le message qu'il contenait qu'il était capable de *tout* sacrifier -- femme, amis, patrie et... lui-même ! Tout devait servir cet art nouveau qu'il sentait le besoin impérieux de donner au monde. Même en ce qui concerne l'antisémitisme, Wagner pensait que l'art véritable ne pouvait naître que dans un peuple profondément enraciné, dans sa culture propre. Son seul tort a été d'estimer qu'un juif ne pouvait pas connaître et aimer sa culture d'adoption. Même dans ses pires écrits, Wagner préconisait l'assimilation, voire la « conversion » du peuple juif -- et jamais son « élimination » comme l'a fait un fou comme Hitler. Il a toujours refusé, par exemple, de signer la fameuse pétition antisémite de Bernhard Förster en 1880 demandant au gouvernement de Bismarck des restrictions contre les juifs allemands.
C'est dans son œuvre que Richard Wagner a mis le meilleur de lui-même. C'est par l'art authentique, voisin de la prière, qu'il sut élever son âme et celles de milliers d'êtres humains venant après lui. C'est par l'art qu'il explora la vie intérieure des mystiques et des saints.
Si mes propos choquent le lecteur, je lui conseille d'écouter *Parsifal.* Car si l'on doit juger un arbre à ses fruits, il en est de même pour un artiste et ses œuvres.
A quand un nouveau film sur Wagner ? un spectacle dans lequel on ne verra plus un Nietzsche par exemple en train de « moraliser » auprès d'un Richard que le philosophe, qualifie de « dangereux » (*sic*)* ;* mais plutôt une vie de musicien illustrée aussi par des citations de lui-même, comme celle-ci, rapportée par Villiers de l'Isle-Adam en 1868 :
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« L'œuvre d'un individu sans foi, lui confia Wagner, ne sera jamais l'œuvre d'un artiste, puisqu'elle manquera toujours de cette flamme qui enthousiasme, élève, grandit, réchauffe et fortifie \[...\]. Il faut à l'artiste véritable, à celui qui crée, unit et transfigure, ces deux indissolubles dons : la science *et* la foi. Pour moi, puisque vous m'interrogez, sachez avant tout que je suis chrétien, et que tous les accents qui vous impressionnent en mon œuvre ne sont inspirés et créés en principe que de cela seul. »
Judith Cabaud.
### Le métier de Françoise Verny
Françoise Verny\
*Le plus beau métier du monde\
*(Olivier Orban)
Reine de l'édition pendant vingt-cinq ans, -- chez Grasset, Gallimard, Flammarion, -- Raspoutine pour ceux qui ne l'aiment pas, star de l'ombre pour ceux qui l'aiment ou la redoutent, Françoise Verny écrit aujourd'hui ses mémoires.
En se révélant elle révèle aussi, à son insu parfois, les arcanes de la République des Lettres à laquelle on n'appartient que si l'on est de la famille. Le récit linéaire, quasi scolaire de sa vie -- « Je m'appelle Françoise Delthil, je suis née le 26 novembre 1928 » -- rappelle les conditions requises des bons élèves pour obtenir en ce monde le prix d'excellence.
Un événement marque son adolescence et conforte ses engagements précoces : sa meilleure amie, juive, meurt à quinze ans à Auschwitz. « Communiste et catholique », « habitée par l'esprit de la résistance », elle demande au Père Chenu, et obtient de lui de ne pas choisir entre Marx et Jésus. Ou plutôt, elle reçoit de lui ce que les communistes acceptent, ou même sollicitent, des catholiques : il rejette la conception matérialiste de Marx, mais voit dans l'adhésion de Françoise au PC « le signe d'une quête généreuse et juste ».
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Abandonnant sans heurt le militantisme, après avoir « fondu en larmes à la mort de Staline », elle garde cependant, presque toute sa vie, les stigmates du communisme. Son progressisme chrétien confond longtemps l'Espérance théologale et l'attente des lendemains qui chantent. Il s'épanouit au concile. Présente alors à Rome, elle « croise des apôtres » -- c'est-à-dire le Père Chenu, Dom Helder Camara, Dom Grégoire Lemercier, qui pratique la psychanalyse de groupe dans son monastère --, et s'offusque parce que le pape Jean-Paul II, « play-boy de l'Immuabilité, a mis fin aux tentatives d'ouverture ». Elle aime Maurice Clavel, mais ne comprend pas les raisons du bruit et de la fureur de son *Ce que je crois,* ni son opposition virulente au concile, où il voit la ratification par l'Église de la culture de la mort de Dieu.
Elle distribue les étiquettes comme l'étoile jaune -- « fasciste, extrémiste de droite, intégriste » -- et ne songe pas un instant que Jacques Laurent puisse avoir le Goncourt, « Jacques ayant une image d'extrême droite ». Mais l'obtention du Goncourt pour *Les Bêtises* lui cause la joie d'une divine surprise.
C'est, parmi d'autres raisons, pour cette joie sans feinte que je la trouve, finalement, sympathique. Accoucheuse ou avorteuse de talents, Françoise Verny aime éveiller et materner les enfants prodiges de l'écriture (ou ceux qu'elle estime tels : Yann Queffelec, Marie Nimier), mais elle ne les connaît que s'ils ont des parrains, à gauche presque toujours. Lorsqu'elle se dit prête à « accueillir des hommes et des femmes venus d'horizons différents », son vocabulaire la trahit : elle cite Jean-Marie Paupert, « aussi violemment progressiste qu'il sera ensuite fanatiquement intégriste ». On peut s'attribuer soi-même l'appellation de « progressiste violent » mais on subit, comme une marque d'infamie, celle d' « intégriste fanatique ».
Elle ne perd jamais tout à fait ses points de repère. C'est elle qui lance la « nouvelle philosophie ». Mais elle a besoin des fausses symétries du « fascisme rouge » et de la « peste brune », et, tout en admirant *La barbarie à visage humain* et *Les maîtres penseurs,* elle reconnaît qu'elle « parvient mal à se déprendre de la référence au marxisme, ayant trop ressenti les horreurs de l'holocauste pour oser lui comparer le goulag ».
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Et elle avoue qu'elle sacrifie aux idoles, s'étonnant de « l'audace » de Glucksmann : « il ose renverser l'autel que je regarde encore avec un peu de nostalgie ».
Sans doute, Françoise Verny est à la croisée de l'histoire, de la littérature et de la politique ; sans doute, elle est l'entremetteuse de la connaissance. Mais d'une histoire, d'une littérature, d'une politique, d'une connaissance soigneusement balisées, programmées, hors des ornières desquelles il est déconseillé de sortir si l'on veut éviter les catacombes sociologiques.
Et pourtant, son livre fourmille d'anecdotes savoureuses, et la galerie de portraits qui découvre les coulisses de la comédie littéraire, et qu'elle brosse tour à tour avec verve, tendresse, lucidité dure, révèle sans doute les arcanes attirants du monde de la création littéraire, mais aussi le sectarisme des milieux clos de la gauche. Car Françoise sait regarder sans lunettes idéologiques.
Défilent surtout le gang Grasset et ses manœuvriers habiles et intouchables, car les protestations contre l'attribution des prix littéraires au « Galligrasseuil » sont vaines ; la maison de la rue des Saints-Pères devient même pour un temps l'éditeur bourgeois du PC.
Défilent aussi des hommes et des femmes. Elle a connu Mauriac, Malraux, Aragon, Sagan, Mallet-Joris. Mais je ne retiendrai que deux portraits antithétiques : Clavel et Beauvoir.
Maurice Clavel fut le parrain des nouveaux philosophes -- père spirituel et organisateur de la mafia. « Excellent nageur, il me conduit dans des grandes virées en mer sans cesser de m'entretenir du caractère intelligible chez Kant. » « Tandis qu'il rédige son *Ce que je crois,* il m'appelle plusieurs fois vers une heure du matin au comble de l'effervescence... pour commenter une idée qui a jailli de son esprit... Jusqu'à sa mort, il garde cette habitude fâcheuse et ma vigilance nocturne sera toujours aussi illusoire. » Mais il sait écouter aussi, surgissant « avec sa haute silhouette voûtée, sa crinière de prophète, son regard de confesseur égaré par la myopie... Je m'amuse de sa rouerie intellectuelle et m'émeus de sa foi. Je formule une question, une objection. Il repart aussitôt, il a réponse à tout ».
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Simone de Beauvoir, « la druidesse », que Françoise Verny vient interviewer sur *Le deuxième sexe,* ne sait pas, elle, écouter. Françoise Verny, pourtant, l'admire. Mais enfin, elle prétend avoir des éclaircissements sur l'affirmation dogmatique : « on ne naît pas femme, on le devient ». « Elle m'interrompt aussitôt, m'explique avec une clarté lumineuse comment la société exploite les différences biologiques, transforme ou plutôt « informe » la petite fille dès son plus jeune âge... Elle ne supporte pas la plus mince réserve, ne l'entend même pas. » Face aux objections, Beauvoir darde le regard de l'institutrice sévère sur l'élève insolente. Sans autrement s'en offusquer, Françoise Verny remarque que cette « pensée » fonctionne par interdits et tabous, et transforme toute analyse en « dogmes qui paralysent toute recherche ultérieure ». Beauvoir estimait que « Dieu ne faisait pas le poids ». Sans doute prétendait-elle le remplacer avantageusement, et Françoise Verny remarque, avec quelque gêne : « Depuis la mort de Sartre, Simone de Beauvoir se délecte de l'adulation de disciples éperdues. »
Qu'elle le veuille ou non, Françoise Verny porte sur les êtres un regard démystificateur. De Jean Daniel -- « Ce Juif originaire de Blida, tels les prophètes de l'Ancien Testament, dit les malheurs qui accablent les hommes et l'espoir qui point... il a acquis de la gravité en perdant de son humour pied-noir » -- au cardinal Daniélou -- « Comment saisir l'être si protéiforme, dont la personnalité semble s'infléchir au contact d'autrui ? J'essaie de le traquer, il s'échappe dans l'improvisation brillante » -- son ironie discrète, et parfois involontaire, cerne les travers d'un siècle dont pourtant, par tous les pores, elle est fille.
Fille insatisfaite aussi. Qui se reconnaît dans la montée, avec Clavel, vers la basilique de Vézelay. « Maurice, les cheveux ébouriffés par le vent, parle de Marie-Madeleine, la « putain sauvée »... Je guette le miracle. La basilique surgit enfin dans la lumière, comme sauvée du naufrage. »
Elle leur aura peut-être dû, cette Marie-Madeleine de l'esprit, de ne plus sacrifier aux idoles, de ne plus confondre l'Avènement de Dieu avec le Grand Soir, et de préparer, sans aucunement interrompre son activité débordante, avec « sur sa table de nuit... la Bible. Pour méditer dans les petites heures du matin », le rendez-vous dont nul ne connaît l'heure.
Danièle Masson.
180:804
### « Copernic » dix ans après
*Enfin des voix à gauche*
Des voix, c'est beaucoup dire. Une peut-être, si du moins Xavier Raufer, journaliste à *L'Express* et professeur à Paris II, se situe à gauche. En tout cas, il a choisi de s'exprimer dans une revue qui milite à gauche, dans le dénigrement systématique de la droite française, la réhabilitation du Front populaire, la défense de la Révolution française, etc. Il s'agit de *L'Histoire,* fondée par Michel Winock, qui a juré de ne plus collaborer à aucune tâche universitaire ou autre avec quiconque touche de près ou de loin au Front national (mais que ça n'a jamais gêné de travailler avec les staliniens ou les pires tueurs du F.L.N.).
C'est donc dans cette revue que Xavier Raufer conclut ainsi un article sur l'attentat (commis par des Palestiniens sous couverture chypriote) contre la synagogue de la rue Copernic : « *Il aura fallu quatre années pour que la communauté juive et, plus largement, l'opinion publique apprennent la vérité. Qu'elles réalisent que les individus qu'on avait tout d'abord montrés du doigt, ces suspects proprement idéaux, avaient été déclarés coupables, jugés et condamnés sur-le-champ, sans que la justice soit passée, sans qu'une source policière autorisée ait pu faire savoir son sentiment. Pis : sans que des réflexes pourtant élémentaires dans un État de droit, sans que le bon sens même, aient pu jouer.* »
Divers sous-titres et photos suggèrent nettement le rapprochement avec l'exploitation de « Carpentras », et Raufer a aussi cette phrase : « Nul dans la presse ne s'interroge sur la gravité d'une telle *erreur journalistique,* comme on dit *erreur judiciaire.* »
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Propos d'autant plus remarquables qu'ils paraissent à côté des habituels articles sectaires de la revue (montage de photos, dessins et texte de Nicolas Domenach « montrant » que le F.N. veut brûler le Palais-Bourbon, etc.) et *le jour même* (1^er^ octobre) où *Le Monde* persiste à trouver bien normale et recommandable l'exploitation de l'affaire Copernic, et bien utiles pour faire triompher la gauche, les erreurs judiciaires des journalistes (article signé Nicolas Weill).
Honneur donc à Xavier Raufer. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps.
Robert Le Blanc.
### L'usine à voyous
Automne 1990 : on n'arrive plus à le cacher, ça craque désormais de partout, la drogue et la violence dans les écoles, dans les lycées, dans les transports, dans la rue.
C'est qu'il y a maintenant, observe Le Pen, « cinq à six cents villes étrangères qui sont autant de nodules dans le corps français », cela fait « des portions entières de territoire soustraites à la loi française » : devant cela comme devant le reste, « notre société est en état de démission constante ». Le plus horrible peut-être, l'apprentissage de la servitude imposé par des bandes esclavagistes : « Des petits Français font l'apprentissage de la servitude : on leur pique leur blouson, leur stylo, on les rackette », et cela se passe aux portes ou dans les locaux de la prétendue « éducation nationale » dispensée par l'État socialiste de François Mitterrand (dixième année de règne). Si les parents ou les enfants protestent ou se plaignent, on leur fait honte de leur « racisme », on les menace de condamnations judiciaires (loi Pleven de 1972, loi Rocard de 1990)..
De même François Brigneau, dans *National-Hebdo* du 18 octobre :
« Ce qui se passe dans nos écoles, que les idéologies soixante-huitardes ont transformées en usines à voyous, devrait servir d'avertissement. On viole des gamines. On assomme des gamins « pour leur voler leur blouson. On rackette. On joue du couteau ou du cutter.
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On moleste les enseignants. On promet aux enseignantes des sévices sexuels bien sentis. Il n'y a plus de respect, de politesse, de discipline. Le fleuve de boue humaine roule sur les salles de classe, sous les tilleuls de la cour et le préau... Il va rejoindre celui qui se prépare dans les banlieues fétides déjà interdites aux hommes blancs. Gardez-vous, braves gens. La barbarie commence seulement... »
Oui : « usines à voyous », malgré de nombreuses exceptions dans le corps enseignant, exceptions méritoires mais trop individuelles : usines à voyous de la soi-disant éducation nationale étatisée, obligatoire, maçonnique et socialiste.
Henri Hervé.
### Livres d'enfants pour Noël
*Toutes sortes de belles histoires*
« Il y a un chemin qui va de l'œil directement au cœur », disait Chesterton. Nul ne contestera que l'image a ce pouvoir d'entrer, de nous envahir, nous enlever, pour aller loin, bien loin, au pays des diables ou des fées. C'est pourquoi il est criminel d'offrir aux âmes innocentes d'horribles tableaux, et qu'il urge de les entourer d'images ravissantes. Elles modifient leur sensibilité et *nul* ne ressort d'un livre tel qu'il y était entré.
Allégorie, mystère, aventure. Nuit solitaire dans un autre pays que celui des hommes. *Souris-des-Bois et ses petits* lève le voile sur le monde des bêtes. C'est le même jardin que tout à l'heure et pourtant c'en est un autre. Un dessin extrêmement raffiné, des couleurs recherchées créent un reposant univers plein de silence. *Souris-des-Bois* trottine à travers les heures, pendant que dorment les hommes. Un texte simple, une présentation soignée, un papier de très belle qualité, et voilà un cadeau excellent pour Noël. (*Souris-des-Bois et ses petits,* texte de Margaret Linton et Trevor Terry, illustré par Tricia Newell, éditions Gautier -- Languereau, 1990. 27 p. 44 francs. Un bel album qui convient à des enfants observateurs) 7-8 ans.
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*La famille Merle fait son nid* est un peu de la veine du précédent avec un je ne sais quoi de *plus mat* et de plus rond. La vision est bien la même, avec cette stabilité, ce raffinement du détail qui fait la valeur. L'histoire de cette famille d'oiseaux à la recherche d'un petit coin douillet est parfaitement adaptée aux 7-8 ans. Les culs-de-lampe délicats, l'ensemble de qualité, ne peuvent qu'apprendre la précision, l'ordre, et que demander de plus vraiment ! (*La famille Merle fait son nid,* texte de Margaret Linton et Trevor Terry, illustré par Tricia Newell, éditions Gautier-Languereau, collection « Raconte-moi la nature », 1990, 27 p., 44 francs.)
Une autre manière de montrer que le monde est beau et de s'attacher... à la tâche, justement que font les animaux sur le fond de la nature.
Il y avait une fois *Dix petites souris...* Fouinant, furetant, l'une après l'autre les petites disparaissent car elles rentrent au nid... « Vite elle s'y blottit », dit l'auteur, parlant de chacune et de ce va-et-vient en vers tout simples. C'est un univers nettement décoratif, le parti pris de montrer des souris de dix couleurs différentes et d'apprendre au lecteur comment compter de dix à un. Pourquoi pas. La taille de l'album, la qualité de l'ensemble, voilà pour les 7-8 ans un autre cadeau de Noël. (*Dix petites souris,* Joyce Dunbar, Maria Majewska, éditions Duculot*,* 1990, 28 pages, 69 francs.)
Il y en a plein ma table de ces albums. Par quoi continuerai-je ? Frimousses enfantines, beaux dessins, lapins nippés de neuf... Celui-là, à droite, renoue avec la vieille tradition de l'histoire qui *se* répète et qui développe la mémoire. Prenons celui-là.
*La maison qu'a bâtie Léon* est un endroit bien net, où se passent de drôles de choses. Une sombre affaire de rat, qui mangea le blé, qui était dans la maison, qu'a bâtie Léon. C'est bien plus cocasse, bien sûr. Le matou s'en mêle, et le chien, et la vache et la fille éplorée et pas mal de monde. Ce qui fait une joyeuse farandole. Cela finit par un mariage. La queue leu leu des mots s'installe dans l'esprit du lecteur qui apprend par cœur la joyeuse affaire, qui fait que le chat, qui fit ceci et le curé cela etc. etc. Vous voyez la chose. Solides et gais petits dessins. Aimable conte pour les 4 à 6 ans, lesquels peuvent se repérer aux images qui remplacent les mots. (*La maison qu'a bâtie Léon,* Élisabeth Falconer, éditions Gautier-Languereau, 1990, 32 pages, 65 francs.)
En admettant que ce *jeu des mots cachés,* comme est sous-titrée l'histoire, ne vous tente pas, il existe un alléchant petit guide pour ce genre d'enfant qui ne rêve que haricot poussant en pot de fleurs.
Pas bête, ce petit guide ! Il y a une idée par page, et pleins d'aquarelles autour. (Vous souvenez-vous du coup du haricot, de ses cotylédons, de sa manière d'accaparer l'intérêt, et de pousser à toute allure, histoire de souligner le cours.) Il est là. Il y a aussi le truc très économique pour faire pousser des jacinthes pour le temps de Noël. Le cresson que l'on sème et la recette pour le manger ensuite. Il y a les minijardins à faire soi-même. Il y a... beaucoup de jardinages infimes, peu onéreux et charmants. A vous donner envie d'essayer. (*Graine de jardinier,* texte de Isabelle Maire et Annie Maya, illustrations de Brigitte Vionnet, éditions Nathan, collection « Les petits pratiques » 1990, 32 pages, 39,50 francs.)
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Si c'est le style intimiste qui vous charme, l'Angleterre demeure le paradis des minuscules aventures où hérissons et lapins affrontent de terribles dangers. Partis en guerre contre des toiles d'araignée, de la poussière et du silence, quelques braves rondouillets démasquent enfin un trésor. Chaleureuse atmosphère de vieux bois et d'éclairage à la chandelle. La gentillesse des personnages conquiert le lecteur qui s'attendrit. Le courage des braves apporte au Petit-Bourg et la recette perdue de la *limonade spéciale* et une future mairie. Un fouillis de feuillages, une foule de petits détails sous une lumière très douce, il y a là de quoi captiver les enfants qui raffolent finalement de ces petites choses. (*Le trésor de Rusé-Renard,* Cynthia et Brian Paterson, éditions Gautier-Languereau, collection « Les aventures des Trotte-Menu », 1990, 36 pages, 42 francs, 7 à 10 ans.)
Tiens, encore une souris ! C'est fou comme ces petits êtres moustachus inspirent les illustrateurs. *L'anniversaire d'Angelina* illustre les mésaventures d'une demoiselle Souris qui casse sa bicyclette. Celle-ci est d'un monde policé où les petites filles portent robes à fleurs et jolis nœuds dans leurs cheveux. Cette histoire-là nous parle de gentillesse, d'entraide et de bon courage puisque tout le monde se ligue pour qu'Angelina ait un nouveau vélo. Elle l'aura, grâce à son travail et à la conspiration familiale. Pour l'enfant c'est découvrir un univers grêle et clair, les petits chemins qui serpentent, tout un paysage à peine vert, à peine appuyé au gré d'encres de Chine délicates. Le format à l'italienne souligne le côté élégant. (*L'anniversaire d'Angelina,* Helen Craig pour les illustrations, et Katherine Holabird pour le texte, éditions Duculot, 1989, 26 pages, 65 francs) 5 à 8 ans.
Si vous cherchez le très beau cadeau qui fait de l'effet et qui plaira à coup sûr, *Les aventures de Pinocchio,* imagées par Gianinni vous conviendront à merveille. Entendons-nous : c'est ici une adaptation, style bande dessinée, de très belle qualité. C'est là l'album vrai de vrai, qui offre à la fois la beauté de l'image et l'intérêt du texte.
L'auteur -- Collodi -- n'a pas subi de trahison. C'est bien son petit pantin paresseux, espiègle, et tous ses personnages tels qu'il les a créés. Gianinni brode sur le motif, donne au pantin nez pointu une vie, une forme qui font sourire. C'est justement très italien de style et de teinte. Un dessin plein de souplesse, un je ne sais quoi de féerique partout. On marche. On y est. Les enfants aimeront cette histoire. (*Les aventures de Pinocchio,* adaptation du livre de Collodi par Catherine Chicandard, illustrations de Collodi, éditions Gautier-Languereau, mise en couleurs de Violayne, 1990, 45 p., 62 francs.)
Il y a là, sur ma gauche, une belle réimpression du fameux *Jeanne d'Arc,* illustré par Boutet de Monvel. Ce serait enfoncer des portes ouvertes que de commenter l'élégance du graphisme, la finesse des couleurs, la pureté de style d'un texte parfait. Ce doit être la raison pour laquelle l'œuvre est toujours rééditée. Il faut avoir lu ça une fois dans son enfance. Ayant déjà autrefois parlé de ce *Jeanne d'Arc,* je vous laisse à vos souvenirs. Que nos nouveaux lecteurs le sachent, ce *Jeanne d'Arc* est indispensable dans une bibliothèque catholique. Il est bon de le lire aux moins de 8 ans. Jusqu'à 13 ans on s'y plonge, et adulte... on admire. (*Jeanne d'Arc,* Boutet de Monvel, éditions Gautier-Languereau, 1990, 48 pages, 79 francs.)
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Il faut aussi avoir lu une fois dans sa vie l'histoire des *Jumeaux de Pékin* également rééditée pour le bonheur des jeunes.
C'est la très belle histoire d'une famille chrétienne aux prises, en Chine, avec l'arrivée des communistes. L'un des jumeaux fuira avec sa mère, l'autre sera confié à sa nourrice chinoise. Le temps de Mao Tsé Toung n'est pas un temps de paix et le village où l'enfant grandit verra ses structures politiques et intellectuelles détruites.
C'est plus qu'une belle histoire ici. Le lecteur s'enthousiasme pour le courage dans l'épreuve, se disant que cela, un jour, pourrait arriver aux enfants d'ici. Les héros en sont vraiment et la beauté, ici, réside dans la qualité des âmes. Une expression moderne dit : c'est un must ! Il existe quelques *must* littéraires et celui-ci en fait partie. C'est un livre qu'un enfant n'oublie pas. (*Les jumeaux de Pékin,* Gine Victor, éditions Elor, 1989, 189 pages, 80 francs.)
Tout en nuances, en intériorité, *Le Mousquetaire Rouge et le Squelette de l'Arbre Creux* aborde par le cœur et la discrétion un sujet souvent traité par le panache : la résistance, pendant la Révolution, des gens de Vendée.
Celui-là revient chez lui, dans son uniforme rouge. Ses parents, la ferme, les paysans, rien n'a encore été ravagé par le passage du cyclone. Bientôt il faut se battre. Ce qui est joli est de voir l'évolution d'un amour humain à travers la guerre, le drame de jeunes mariés, la jalousie d'une paysanne qui provoque un drame. Ce oui est touchant, c'est de montrer un soldat né d'une terre, qui revient vers elle et la sent, la regarde, la devine. Ce qui est émouvant, c'est la pureté des cœurs, les sentiments pleins de noblesse. Ce livre n'a eu aucune publicité et c'est dommage. C'est vrai qu'il a des longueurs -- surtout au début -- mais l'histoire est jolie, le ton inhabituel. Un garçon de treize, quatorze ans, qui est bon lecteur peut aimer cette histoire d'amour et de guerre. A treize ans les goûts sont très divers et ce n'est pas toujours facile de fournir le livre idoine. Une présentation toute simple -- couverture blanche glacée -- en fait un livre à texte plus qu'un livre cadeau. (*Le Mousquetaire Rouge et le Squelette de l'Arbre Creux,* Janneau de Tinchebray, éditions la Pensée Universelle, 1989, 256 pages, à commander chez l'auteur, 120, rue Chasselièvre, 76000 Rouen, 86,70 francs.) Nous ne pensons pas qu'une fille puisse apprécier cette lecture dont le ton fait *adulte* et qui n'a pas été spécialement créé pour des enfants. Cependant à treize ans quelques garçons lisent bien au-dessus de leur âge.
Si je vous dis *Les derniers jours de Pompéi,* plus d'un lecteur va s'exclamer. Ce vieux titre revoit le jour avec sa Pompéi prospère et païenne, son héros Glaucus, l'inoubliable esclave Nydia et l'Égyptien, sombre personnage. Une telle histoire d'amour sur un tel fond historique et finissant dans l'éruption volcanique, cela vous sort du vingtième siècle et vous marque une bonne fois. Tout le monde a lu cela et je voulais juste vous annoncer que l'on peut se procurer ce beau livre à nouveau. (*Les derniers jours de Pompéi,* Edward Bulwer-Lytton, éditions Hachette, collection : « La Verte Aventure héroïque » réimpression 1990, 288 pages, n° 902, images d'Yves Chaland, 27,50 francs. Lecteurs de 12 à 14 ans selon leur maturité intellectuelle.)
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Les garçons se retrouveront dans le *Portrait d'Ivan.* C'est ici le portrait que l'on commande à un peintre et aussi le portrait d'un enfant, une étude de caractère, l'observation tendre et intelligente d'une évolution. Paula Fox, l'auteur, sait traduire le monde de l'enfance et dévoiler les rouages de la logique enfantine. C'est ainsi que, lors d'un voyage en Floride, Ivan va sortir de sa solitude, découvrir le monde, lui-même et les autres. L'amitié du peintre, la sollicitude d'un adulte, la gentillesse d'une petite fille, vont transformer Ivan. C'est une jolie histoire -- un livre à texte -- non un cadeau, qui fera passer un temps très agréable à le lire. (*Portrait d'Ivan,* Paula Fox, traduit de l'américain par Jeanne Bouniort, éditions Hachette, collection « Le livre de Poche », 1990, 25,50 francs.) Il faut ajouter que ce livre destiné aux 12-14 ans a obtenu en 1978 le prix Hans Christian Andersen.
Voyons un peu quelques cas particuliers : le lecteur en retard pour son âge, le spécialiste, le lecteur en avance et qui dévore.
\*\*\*
Le lecteur en retard... a besoin qu'on le dorlote, l'amadoue et lui fasse l'article. Pour le séduire et l'attirer aux charmes de la lecture, piquez sa curiosité.
*La Naissance de l'Écriture* a l'avantage d'être court, abondamment illustré avec une grande fraîcheur, agrémenté de cartes de géographie et d'un texte qui est un vrai récit. Ainsi fait-on un voyage dans l'autrefois, une découverte de mots et d'histoires. Selon les cas vous offrirez ce livre aux 8 à 13 ans. (*La Naissance de l'Écriture,* vers 3.300 av. J.-C., Viviane Koenig et Claire Laporte, éditions Hachette, collection : « Les Tournants de l'Histoire du Monde », 1990, 29 pages, 41 francs.).
Le spécialiste... aime un sujet, n'en démord pas et ne s'intéresse à rien d'autre, na !
Il y a, même petits, des enragés d'Histoire qui s'évadent parmi les ruines des siècles ou aiment déjà savoir les petites ou grandes histoires de l'Histoire.
*Hugues Capet et la France féodale* est un vrai livre d'historien avec iconographie et patronné par Régine Pernoud, ce qui est tout dire. L'enfant découvre ici un roi de chair et d'os, qui avait une famille, et quelle famille. Oncles, tantes, beaux-frères intriguent, complotent, s'observent et se trahissent à qui mieux mieux. Le bon vieux temps cher aux conteurs apparaît dans son vrai jour, avec ses éternelles ambitions politiques. Cela se lit aisément et le ton, quoique assez didactique, passe. On peut chipoter sur la couverture qui ne donne pas forcément envie de lire. (*Hugues Capet et la Fiance féodale,* Edmond Pognon, éditions Denoél, collection : « L'Histoire de France » (dirigée par Régine Pernoud), 1989, 128 pages, 59 francs).
Le lecteur qui dévore pose un terrible problème et pour le choix des livres et pour la cassette des bonnes familles.
Un vrai trésor nous est rendu, étincelant, richissime, et qui convient à des âges très divers : *La Légende arthurienne, le Graal et la Table Ronde.* Auteurs divers, éditions Laffont, collection : « Bouquins », 1206 pages, 130 francs, 1990 réimpression.
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Sous ce titre vous trouverez en fait quinze livres qui nous montrent bien des facettes de *l'âme* médiévale. Citons entre autres : *Perceval le Gallois ; Perlesvans ; Merlin et Arthur ; Le Sire de Caradoc ; Le Chevalier-à-l'Épée ; Humbaut ; la Demoiselle-à-la-Mule ; l'Atre périlleux etc.*
La somptueuse épopée entraîne son lecteur à travers merveilles et maléfices, combats et banquets, châteaux merveilleux et dures épreuves avec un style différent d'un auteur à l'autre et pourtant un goût commun pour la richesse de l'action, expliquée, racontée, dans une forme simple ! L'allégorie y triomphe ; l'invisible y fait irruption dans le visible. L'homme médiéval vit en plein surnaturel. La force, la vaillance, l'endurance, l'esprit d'aventure, le goût du risque font respirer air dru. Se perdre dans les gorges profondes avec les chevaliers errants, sort le lecteur de notre siècle peureux et timoré. Garçons et filles qui lisent éperdument ont ici mille deux cent six pages pour se goinfrer. Seulement cette fois c'est un banquet qui en vaut la peine.
Il faudra leur faire sauter les introductions, écrites par de très distingués personnages, et à cause de cela, inadaptées à des lecteurs jeunes, qui cherchent de belles histoires, et non l'historique de ces gestes.
Vraiment c'est beau.
Moi qui vous écris ces lignes, si je vous avouais que bien avant la huit centième page je cherchais le noble visage de Gliglois parmi ceux du métro...
France Beaucoudray.
### Lectures et recensions
#### Alexis Curvers Adaptation de *la Nuit des rois* de William Shakespeare (Actes-sud)
Je regarde le revers de la couverture et je vois que depuis 1986 Alexis Curvers, le cachottier, a publié aussi des adaptations de *La Tempête, Roméo et Juliette, Hamlet, Tout est bien qui finit bien, Comme il vous plaira, Le songe d'une nuit d'été.* J'ai hâte de découvrir tout cela, car cette version de *La nuit des rois* que je viens de lire est une merveille.
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« Adaptation » est un mot prudent, modeste, qui permet une liberté que le terme de traduction ne permet plus. Et cependant, si l'essentiel est d'être fidèle à l'esprit d'une œuvre, et de lui tendre un miroir qui reflète exactement son sourire, plutôt que de s'en tenir à des mensurations de service anthropologique, nous tenons ici une vraie traduction. C'est-à-dire une pièce qui doit produire à des spectateurs parlant français le même type d'effets, leur faire entendre le même ton, que le texte de Shakespeare devant des Britanniques. Et c'est bien cela. La langue est fluide, aisée, faite pour être dite. On ne trouve jamais de ces expressions, de ces images suivies à la lettre, qui font un nœud dans le fil du discours et l'empêchent de passer. Peu importe alors si, par exemple, la pièce ne commence pas chez le duc, mais sur le rivage où Viola vient d'échouer.
Je sais de quoi je parle. Nous avons eu l'an dernier, à Paris, un *Comme il vous plaira* traduit par un nommé Lepoutre où à chaque phrase les acteurs s'étranglaient.
Curvers fait suivre son texte d'un savant, subtil et aimable essai sur la pièce et son auteur. Que Shakespeare ait été catholique, je n'en doute plus après ce qu'a montré Pierre Messiaen dans son édition. Quant à la pièce, le titre anglais est *Twelfth night,* la douzième nuit. Les douze nuits dont il s'agit sont celles qui s'écoulent entre la Noël et l'Épiphanie. Dans les pays germaniques, on leur accorde traditionnellement une grande importance. Jünger (voir notamment *Soixante-dix s'efface*) en parle fréquemment et pense sérieusement que les rêves qu'on y fait sont plus révélateurs, et que les morts s'y rapprochent de nous. Selon M. Eliade, ces douze nuits et leurs rêves nous présagent ce qui nous adviendra dans les douze mois de l'année qui commence. Il ne me semble pas qu'en France de telles croyances existent, mais c'est peut-être simple ignorance de ma part.
Le commentaire d'Alexis Curvers est plus orienté vers la signification religieuse de cette douzième nuit, veille de l'Épiphanie. Nous pensons aux Rois mages. Les premiers chrétiens entendaient par épiphanie (manifestation) le moment où le Christ passe de la vie privée à la vie publique, et donc le baptême par saint Jean-Baptiste et le miracle de Cana ne venaient que s'y ajouter, ainsi que les Mages. Peu à peu les Mages l'ont emporté. L'Église y poussa, dit Curvers, car les ariens gauchissaient le sens du baptême, affirmant que le Christ n'était Fils de Dieu qu'à partir de ce baptême dans le Jourdain, homme ordinaire jusque là. Hérésie que nous retrouvons quotidiennement.
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Autre piste suivie par Curvers, cette période de janvier était celle des *saturnales* dans le monde romain ; tout se renversait, l'esclave devenait maître et le maître esclave, toute licence se déchaînait. De telles festivités mirent du temps à s'éteindre, et reparurent, éclatantes, avec la Renaissance. Comme le rappelle Curvers, citant Guénon, si le Carnaval aujourd'hui ne fait plus recette, c'est qu'il s'est étendu à la vie quotidienne : il suffit de voir comment les gens s'attifent. R. Guénon observait : « Le désordre a fait irruption dans tout le cours de l'existence... nous vivons en réalité, pourrait-on dire, dans un sinistre *carnaval perpétuel.* » C'était dans un article sur la fête, où il s'opposait judicieusement à la définition partiale de Caillois pour qui la fête est d'abord transgression (et désordre), omettant qu'elle peut être élévation et accord.
Georges Laffly.
#### Pierre Boutang *William Blake manichéen et visionnaire *(La Différence)
Du grand, extravagant poète anglais -- ou plutôt irlandais, il descendait des anciens rois de l'île -- on connaît surtout en France les *Proverbes de l'enfer,* que Gide a traduits, et même trahis, comme Boutang le montre non sans férocité. Et aussi des chansons (*Le Tigre, La Rose malade*) aussi énigmatiques et éblouissantes que les dernières œuvres de Rimbaud. On ignore à peu près complètement les vastes poèmes prophétiques et cosmogoniques, qui véhiculent des mythes surprenants, et même franchement bizarres : *Urizen, Milton* et ce *Jérusalem* dont n'existe aucune version française. Œuvres impénétrables, où l'on risque fort de se perdre, peuplées d'entités mal saisissables, protéiques -- les grands opaques, à la manière dont Breton parlait de grands transparents (il se contentait de les nommer, bien incapable de leur donner vie, ce qui n'est pas le cas de Blake).
Boutang a été attiré depuis longtemps par cette imagination sans mesure et ce chant ambitieux. Il lui a toujours appliqué, dit-il, ces lignes du *journal* de Kafka :
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« Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu'elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde : qu'on l'invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C'est là l'essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque. »
(Pour moi, le rapprochement se fait avec ce que Paulhan appelait le second monde.)
Nous avons été exclus du Paradis, c'est-à-dire que nous ne pouvons plus le voir, mais il est là, à portée de la main. Pour s'y trouver de nouveau, il suffirait de presque rien, d'un geste aussi simple que d'appuyer sur un bouton pour allumer l'électricité. Voilà sans doute le rêve d'innocence, la tentation qui animait Blake. Et peut-être ce rêve était-il si fort qu'il crut inventer (ou retrouver) un raccourci pour le réaliser, ignorant du coup et méprisant la voie chrétienne et la rédemption apportée par le Christ.
Boutang pense avoir trouvé la clé de cette œuvre étrange, et c'est pourquoi il a écrit ce livre qui complète et corrige son essai de 1970. Blake, dit-il, était manichéen : il participait de cette « hérésie de la fin des temps », décrite par saint Paul (*I^re^ épître à Timothée*) et qui séduisit pendant dix ans saint Augustin. C'est une des formes de la gnose. Elle ira conquérir jusqu'aux Onighours ; elle réapparaîtra dans les Balkans (les Bogomiles) puis en France (les Cathares). Elle se transmet en Angleterre, où elle teinte divers esprits. Contagieuse comme une rumeur, parfois en sommeil, jamais éteinte.
Le manichéisme, c'est moins, dit Boutang, l'opposition éternelle des deux principes du Bien et du Mal que ce que suppose cette opposition originelle : le refus du Créateur, le rejet de la Création. L'homme « indéfiniment régénéré, jamais créé » n'a aucun Père à reconnaître. Ni à se faire pardonner une faute qui expliquerait son destin présent. La seule faute, c'est l'existence d'un monde mauvais (les Cathares diront : qui a été fait de rien, par Satan). Si mauvais que le péché est de le perpétuer. D'où les interdits de nourriture, d'où surtout le refus de la génération, fondamental (et très « moderne »).
Boutang analyse le manichéisme à travers le magnifique chapitre de Bossuet, dans l'*Histoire des variations des églises protestantes.* La transmission orale de l'hérésie en Grande-Bretagne y est indiquée. Car les livres manichéens ont été détruits, mais l'esprit en subsiste, habile à s'abriter jusque derrière l'apparence du christianisme, tout en refusant l'ensemble de l'économie du salut : création, chute et rédemption.
Cette dissimulation est essentielle pour la doctrine. Elle s'abrite derrière la vérité, et la subvertit à mesure qu'elle l'habite. Ainsi les Cathares affirmaient-ils être les chrétiens véritables. Cette dissimulation est aussi un trait constant chez Blake. Il se réfère au Christ, au Verbe, mais en le déformant. Il pourra égarer ainsi même les esprits attentifs, pour peu qu'ils aient la générosité de ne voir que l'or charrié par le torrent boueux.
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Ce Blake, qu'on a pu faire passer pour fou, fut un poète inspiré, mais plus connu encore, de son vivant, comme peintre et graveur. Ses œuvres plastiques sont d'ailleurs aussi extraordinaires que ses œuvres écrites, ces poèmes immenses dont on a parlé et qui sont l'indice le plus frappant, à la fin du XVIII^e^ siècle, d'un retour de la gnose. Avec les poètes romantiques en Allemagne, avec Hugo et Nerval en France -- Baudelaire même pour une part -- d'autres flambeaux allaient ensuite rayonner cette trompeuse lumière. Au XX^e^ siècle, elle se répand partout. « L'hérésie des derniers temps » est en plein essor.
Voilà donc un poète à manier avec précaution. Boutang lui garde pourtant une réelle tendresse, à cause de l'éclat de ce génie, bien sûr, mais parce qu'il le voit aussi adversaire résolu de « la religion naturelle », comme de l'esprit des Lumières avec ses abstractions. Rousseau et Voltaire mettent en rage ce Blake qualifié, au même titre que le roi Lear, « d'espion de Dieu » : cette comparaison est dans la préface (également de Boutang) d'un choix de *Chansons et mythes* (éd. Orphée. La Différence) dont les traductions, si sensibles, si ingénieuses, sont un modèle.
G. L.
#### Dominique Daguet *Lexique d'un bègue *(Éditions du Beffroi)
Non, ce n'est pas « La raison par alphabet », ricanante, comme chez le vieux saboteur. Lexique du rêve, plutôt, (bien que ce mot n'y figure pas), d'une sagesse qui doit plus au cœur qu'aux démonstrations. Il y a là, d'*abandon* à *zéro et infini,* des confidences, des jugements, des rêves, des poèmes en prose et même quelques définitions. C'est un livre à feuilleter selon la fantaisie.
La polémique même y a sa place, quand Daguet secoue comme il faut avorteurs et propagandistes de l'avortement, ou quand il montre Mitterrand systématiquement étranger ou hostile au christianisme (voir le mot *Prince*)*.*
Le ton général est plus serein.
Un tel livre, forcément, ressemble à son auteur : il est un portrait involontaire et d'autant plus fidèle. Le « bègue », qui ne bégaie que par modestie, parce qu'il craint d'en dire plus qu'il ne sait, parle cependant très clairement. C'est un homme dont la vie se centre sur le groupe familial : il est d'abord époux et père. Citoyen ? un citoyen assez déçu, semble-t-il. Paroissien ? homme de foi, sans aucun doute, et lié, relié à Rome, plus sûrement qu'à l'équipe sacerdotale du quartier. (Est-ce que je me trompe ?) Soucieux de la langue, comme doit l'être un poète, s'intéressant à la francophonie, comme on dit, aimant le Québec.
Mais poursuivez donc l'enquête en lisant ce *Lexique,* vous y trouverez un des exemplaires encore existants de l'homme non modelé par les médias. Il y en a.
G. L.
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#### Dominique Barbe *Irène de Byzance *(Perrin)
En sous-titre : *La femme empereur.* Irène (752-803) règne d'abord comme régente, son fils Constantin VI étant un enfant quand il accède au trône. Puis elle partage le pouvoir avec ce fils. Il la trouve envahissante, dominatrice, il la chasse et gouverne seul pendant cinq ans. Seul, et mal. Sa mère le chasse à son tour, lui fait crever (ou brûler) les yeux, ce qui exclut du règne, et de 797 à 802 reste maîtresse du pouvoir. Non pas impératrice, empereur.
Cette Irène est devenue sainte Irène, à cause de son rôle dans la querelle des images, querelle qui nous échappe par bien des aspects. Sans doute les iconophiles tendaient-ils à l'idolâtrie, mais les iconoclastes détruisaient et pourchassaient les images saintes avec une fureur fanatique. Irène, par le concile de Nicée, réussit à vaincre l'iconoclastie et à faire rentrer Byzance dans la règle commune des chrétiens.
Voilà un personnage hors du commun, qui semble tout prêt pour les fausses indignations ou les sarcasmes des grandes âmes ignorantes. Dominique Barbe traite ce sujet difficile avec le sérieux et la rigueur qu'il faut. Il ne cache rien, il ne plaide ni n'accuse. Il expose et il explique. Irène a passé pour la plus belle femme de son temps : ce n'est peut-être là qu'un trait convenu, dit l'historien. Et c'est partout que l'on retrouve de tels obstacles pour bien mesurer la réalité. Nous sommes horrifiés de l'acte de cette mère qui ordonne qu'on rende son fils aveugle. Mais il faut voir la situation. Constantin restant sur le trône met l'État en péril. Il subit des défaites militaires face aux Bulgares et aux Arabes. Il multiplie les désordres : sottement il en arrive à dissoudre son armée la plus valeureuse (celle des Arméniens) soutien traditionnel de sa dynastie ; il ranime la querelle des images, ruinant la paix civile et divisant l'Église ; il répudie son épouse pour se remarier avec une suivante de sa mère. En face de cet homme inconsistant et violent, l'ambition d'Irène est évidente, tant il est vrai aussi que le salut de l'empire passe par elle.
D. Barbe écrit : « Quant à Irène, elle semble avoir une très haute idée de la fonction impériale qu'elle exerce. On ne la voit jamais agir comme femme, mais toujours comme impératrice. Elle est figée dans les règles que lui impose son devoir divin. Ses actes dépendent non de ses sentiments personnels mais de ce qu'elle estime bon et nécessaire pour le bien public. »
Il s'agit de bien évaluer ce qui fut en jeu pour les acteurs de ce moment d'histoire, et non pas de s'enflammer sentimentalement ou de mépriser cette « barbarie ». Au passage, l'auteur montre ce que le parti pris dépréciatif de Gibbon a de naïf (et de présomptueux).
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Notre principal témoin, pour cette tragédie, Théophane, raconte le supplice infligé à Constantin VI et ajoute « Et le soleil s'obscurcit et n'émit plus aucun rayon pendant dix-sept jours, au point que les navires erraient et allaient en tous sens. » Gibbon rapportant cette phrase rit de tant de superstition. Il est sans doute plus raisonnable de voir, avec D. Barbe, dans cette métaphore, le signe de l'importance symbolique de la cécité infligée à l'empereur. On l'aveugle le 15 août, et l'année byzantine commençait le 1^er^ septembre. C'est pendant les dix-sept jours de cette fin d'année que l'on ne sait plus où on en est, pour parler familièrement. D'autant qu'Irène ne se déclare pas aussitôt successeur de son fils. Elle sait trop quelle anomalie représente le fait de voir une femme devenir *basileus.* C'est une grande nouveauté pour la société byzantine, et bien au-delà. Car c'est bien parce qu'Irène régnant l'empire semble tombé en déshérence que le pape Léon III ose consacrer Charlemagne empereur, dans la basilique Saint-Pierre. Simple constatation d'un fait : la chrétienté s'est déplacée vers l'Occident, son centre n'est plus Byzance, son meilleur défenseur c'est bien ce Franc qui se bat de l'Espagne à l'empire avar. Mais le fait ne serait pas apparu si clairement, sans le coup d'État d'Irène.
Elle sera renversée à son tour (par Nicéphore) et mourra un an après, en 803, dans un couvent. C'est au siècle suivant que son rôle de restauratrice des images lui vaudra la renommée d'une sainte, puis la reconnaissance de cette qualité. Elle pâtit, dans les mémoires, de notre éloignement pour Byzance, que l'Occident n'aime pas. Elle pâtit aussi d'avoir été contemporaine de deux hommes légendaires : Charlemagne et Haroun el-Rachid. Ils ont capté tout l'éclat. Irène est retombée dans l'ombre ; avec la ruine de cet empire qu'elle a servi -- auquel elle a tout sacrifié.
Georges Laffly.
#### François Mora *La nuit du terroriste, *(Éd. A : Barthélémy, à Avignon)
Comme, le premier roman de E. Mora, celui-ci traite de l'OAS. Mais cette fois-ci nous sommes à Paris, à l'automne 1961 L'auteur crée très vite une atmosphère de haute tension, qui semble naturelle à ses personnages. Même lorsqu'ils prennent leur petit déjeuner en écoutant la radio, on sent que l'explosion est proche. Il y a pourtant des temps morts, dans la vie. Pas dans ces romans.
Cette tension est encore accrue par une action assez mystérieuse. Sans doute, les conspirations n'aiment pas le grand jour, et il est normal que nous nous trouvions dans un labyrinthe, mais on n'aime pas trop être perdu.
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Ici, Guillen a-t-il bien passé cinq ans dans l'armée en Algérie (voir p. 90). Mais la manif lycéenne du début, où il est encore élève, aurait donc eu lieu en 56 ? Bien étonnant qu'à cette date, il y ait une telle unanimité, un tel côté officiel et convenable des partisans du FLN.
Encore un reproche. F. Mora s'intéresse à ses personnages, Vialatte, Guillen, Adrienne. Mais le monde extérieur disparaît, ou n'est qu'un décor. Par exemple, Adrienne téléphone à Vialatte, qui part la rejoindre, laissant sa femme Marianne et ses enfants dans les larmes. Un vrai drame, mais dont il ne sera plus question ensuite. Les marionnettes ont fait leur petit tour et sortent. Ce n'est pas très sérieux.
Dommage, car il y a dans quelques moments essentiels une force, une énergie, quelque chose de sombre et de dur qui montre un réel talent.
G. L.
#### Paul-Louis Sentein *Journal d'un substitut à Saint-Gaudens *(*1875-1883*)* *(Revue de Comminges)
Ce petit volume a paru d'abord dans des livraisons de la Revue de *Comminges.* On peut le trouver à Paris aux librairies Signe de Piste et J. Touzot (28 et 38 rue Saint-Sulpice. 6^e^). Moins facile donc de se le procurer que l'un quelconque des chefs-d'œuvre qui trônent dans les maisons de la presse, Mais on est payé de sa peine : on lit rarement des pages aussi attachantes, bourrées de « petits faits vrais » qui composent le tableau le plus séduisant et le plus surprenant, celui de la vie dans une petite ville de province, il y a un siècle. Et les notes de l'éditeur, François Sentein, riches de précisions, et très savoureuses, doublent le plaisir.
Paul-Louis Sentein commence à 26 ans sa carrière de magistrat comme substitut du procureur à Saint-Gaudens. Nous sommes en 1875. La France n'est pas encore vraiment en République. Sentein, qui est légitimiste et catholique très pieux, peut espérer encore voir Henri V monter sur le trône. Au vrai, si les exercices de dévotion, les messes, les processions, les jeûnes, l'occupent beaucoup -- il en parle souvent, et avec ferveur -- la politique lui est plus étrangère. Mais arrivent bientôt (1880) les décrets ordonnant l'expulsion des jésuites, puis d'autres congrégations bénédictins, trappistes, olivétains, capucins, dominicains, maristes, prêtres du Sacré-Cœur. Tous dépouillés de leurs biens (dons de générations de fidèles) et chassés de leurs couvents, de leurs écoles. Trois mois auparavant, une circulaire invitait les magistrats à s'abstenir d'aller, en robe, à la procession de la Fête-Dieu, contrairement à ce qui se faisait jusque là.
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Un détail, mais qui prouve que le régime de la Liberté, se préoccupait des petites comme des grandes choses.
Paul-Louis Sentein continue d'aller à la messe et aux processions. Et il refuse de participer aux expulsions de moines. Dès lors, sa carrière est terminée. Cet homme « intelligent, laborieux, irréprochable », « qui rédige bien et a l'esprit net » -- ce sont les termes employés pour le noter par le procureur général Vételay -- restera *dix-neuf ans* substitut à Saint-Gaudens. C'est que, notait, encore le procureur général, « l'attitude politique de M. Sentein a laissé beaucoup à désirer. Très religieux, il a constamment laissé voir ses sympathies pour les partis réactionnaires ». (Il ne s'agit évidemment pas de sa conduite professionnelle, mais de ses relations, de ses propos privés.).
Le jeune homme verra ainsi passer devant lui bien des gens qui ne le valaient pas, comme ce Cruppi qui, lui, a l'intelligence d'épouser la petite-fille d'Adolphe Crémieux et qui arrive à 30 ans à la Cour de cassation, devient député, et sera ministre de la justice dans le cabinet Caillaux.
Ce journal n'est pas seulement intéressant pour l'histoire politique, mais tout autant pour l'histoire des mœurs (et de ce que nos profs appellent les mentalités). Le jeune magistrat est pieux, mais non pas austère. Il connaît vite toute une charmante société où l'on ne cesse de se rencontrer, d'organiser des bals ou des promenades. Ses soirées se terminent à 5 h., 6. h. du matin, après des cotillons et des petits jeux bien oubliés, où les « gages » étaient autant de façons de faire progresser, les amourettes de ces jeunes, gens. « L'ordre moral était jeune », note François, Sentein. Il a pratiqué nombre de coupures dans ce journal, par un sentiment de discrétion très respectable, mais qu'on regrette : « On ne s'est pas reconnu le droit, écrit-il, de donner aussi pour document ce qu'il y a noté des anecdotes de son cœur. Ne pas croire cependant que ce soit sans aucune gêne qu'on a livré le reste. »
Heureusement, cette gêne a été surmontée. Heureusement aussi, François Sentein nous donne des notes abondantes et bien nécessaires, tant sur Marie Dujardin-Petiet ou Rixens, deux peintres, que sur *Tïvolier,* célèbre restaurant de Toulouse, ou des musiciens peut-être oubliés... J'ai appris que Dumont (on connaît « la messe de Dumont » : il en a écrit plusieurs) s'appelait Henry de Thier (1610-1684). Sentein le rappelle à propos d'une allusion du journal à la « Messe de Bordeaux », qu'admirait Ferdinand Fabre, et longtemps louée, mais méprisée aujourd'hui par un Dom Jean Claire, maître de chœur à Solesmes, qui y voit « un sous-produit des messes genre du Mont » (ou Dumont).
Lisez, aussi ce qui est dit sur saint Frajon, dont le culte, à Toulouse, est aujourd'hui délaissé comme manquant de « bases historiques », hypercriticisme qui doit tout à la mode, et au mépris probable de la vérité.
Encore une note sur ces notes. Le magistrat de Saint-Gaudens, ses amis, ses amies, chantaient, jouaient du piano, du violon, jouaient la comédie. François Sentein remarque :
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« L'école active et la pédagogie de la créativité naissaient en même temps que la jeunesse dansait sur de la musique toute faite et qu'elle ne savait plus cuisiner. L'ère culturelle approchait.
Mais ce ne sont là que quelques échantillons de ce que l'on peut trouver dans ce livre si riche et si plaisant.
G. L.
#### Michel Serres *Le contrat naturel *(Éditions François Bourin)
Au printemps 1990, on a beaucoup parlé de Michel Serres ; on l'a beaucoup vu. C'est un homme au regard aigu sous une broussaille de sourcils, la bouche mince et précise. Il enseigne paraît-il aux Amériques avec une pointe d'accent d'Agen. Il vient de publier un opuscule écologique que la critique aborde avec le respect que l'on doit aux œuvres des « philosophes ».
A l'oral, ce « philosophe » montre du charme, du talent, même si son petit sourire condescendant de professeur agace quelquefois. On pense qu'on pourrait s'entendre avec lui, en raison des souvenirs ruraux de l'âge d'or qu'on a en commun. Avec de la paille dans ses sabots, il a dû aider son-grand-père à faire les foins et à ramasser les prunes.
On peut (peut-être, je n'en suis pas certain, tant la déformation professorale barde l'esprit de certitudes absolues) parler avec lui... lui dire que sa foi en l'Éducation nationale comme remède à tous les maux écologiques, si elle est partagée par le plus grand nombre des esprits -- presque tous -- qui croient que l'État fait bien les choses et a vocation pour résoudre tous les problèmes par voie législative ou réglementaire -- ses seules armes -- est assez étrange. En effet lorsqu'en France, on dit -- et c'est vrai -- que le respect de la nature est une affaire d'éducation, de formation, d'enseignement, on entend qu'un nouveau programme doit être élaboré par les services compétents des Ministères, « dans le cadre » d'une réforme « au niveau » des « perceptions nouvelles » de la mission de l'Éducation nationale, qu'un nouveau corps professoral doit être formé après recyclage de l'ancien, des locaux construits, des manuels imprimés conformes à la doctrine, des diplômes prévus ; le tout décidé selon les rapports de force, mystérieux qui aboutissent, paraît-il, aux « consensus ».
Or, si on ne peut qu'être d'accord sur le fait que toute civilisation, sa vie et sa mort, dépend de la formation que reçoivent ses enfants, on doit émettre les plus expresses réserves sur la capacité de l'État à assurer cette formation.
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Les résultats de notre système d'éducation sont si médiocres en regard des moyens qui y sont consacrés qu'on peut trembler pour la planète si l'on confie à l'Éducation nationale le soin d'apprendre l'écologie aux enfants.
La réduction de la formation à son approche abstraite -- même si gaillardement on promène trois après-midi par trimestre nos chers petits à la campagne pour la leur montrer, au zoo ou à la réserve animale, sa séparation d'avec la vie affective et professionnelle des parents, d'avec l'amour quotidien des aïeux, d'avec le vrai concret du quotidien vécu, va assurer la fabrication d'un nombre considérable d'illettrés de la « nature » et d'un petit nombre des sachants et disants -- les diplômés de la discipline -- qui détiendront les clefs du temple dont ils se proclament les gardiens exclusifs.
A l'oral pourtant on a quelque plaisir à entendre Michel Serres charmer simplement l'auditoire. A l'écrit, c'est autre chose ; le néophilosophe cache souvent le paysan, la prétention perce chez l'ancien cueilleur de prunes, les afféteries et préciosités lassent vite le lecteur moyen que je suis. Peut-être Jeanne Lacane du Canard se réjouit-elle de ces contorsions de texte, de ces jeux de mots qui supportent, paraît-il, la réflexion, de ces à-peu-près qui la fécondent. Puis viennent d'obscures conclusions qui laissent pantois le lecteur : « Le carré tourne, debout sur l'un de ses sommets : mouvement de rotation si rapide que la diagonale des niveaux, spectaculairement visible, paraît s'immobiliser, horizontale, invariante par les variations de l'histoire. » Tout cela pour expliquer que la terre commence à pâtir de la folie des hommes par leurs guerres, leurs organisations sociales, le « monde mondain de nos contrats ». « Victorieuse jadis, voici la Terre victime » certes, mais pourquoi cacher l'essentiel de la bataille sous les mots réservés aux initiés ! Quand il retrouve pourtant ses sources profondes et fait référence aux paysans et à la marine, il retrouve les mots simples et les images belles. Il faut changer de cap d'où la nécessité -- Dieu étant mort -- d'établir entre la Terre et les hommes un contrat naturel qui tiendrait compte des liens de symbiose tissés avec le temps entre le parasite et l'hôte.
La mise à mort de Dieu conduit l'esprit des philosophes à de singulières contorsions pour rétablir en fait les lois du décalogue, les lois morales qui seules permettent aux hommes -- en tous nombres -- en tout temps -- d'établir entre eux, sur une Terre respectée comme Création, les liens naturels, des sociétés naturelles, par l'amour du prochain comme image du Créateur.
Restaurer le décalogue n'est pas difficile, il suffit de ne pas le cacher sous les oripeaux des règlements, mais le dire simplement ne permet pas à ces montreurs de chimères, ces dresseurs de licornes et de catoblépas de briller à la parade du cirque des mots à la mode.
Ressusciter Dieu dans notre quotidien nous éviterait les obscures théories d'un contrat, social ou naturel, qui donnerait capacité à des choses dépourvues de liberté, qui prétendrait à la suppression d'une autorité arbitrale, sans dire qui fait quoi.
Pourtant ce Michel Serres quitte souvent les plis et faux plis de la mode philosophique muscadine lorsqu'il parle en paysan, en marin, en professeur -- de ses racines, de ses passions.
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Les pages (147-148) sur le « Tiers-Instruit » ! sont à lire ; d'autres aussi, bien sûr, qui tournent autour de l'essentiel et peut-être s'efforcent d'y parvenir.
Francis Sambrès.
#### Jean-Marie Pelt *Le tour du monde d'un écologiste *(Fayard)
Pelt a entrepris de voyager autour du monde et de dire simplement ce qu'il a vu.
Ses étapes sont descriptives, pédagogiques et cela n'a rien d'étonnant : il est professeur d'Université et membre éminent de l'Éducation nationale. Avec lui, nous visitons les points sensibles et les zones menacées de grands cataclysmes, Tchernobyl, Mexico la mégapole du tiers monde, la taïga mystérieuse et la terrible toundra où les « arbres sans tronc ont des racines qui n'en sont vraiment pas tant elles s'étalent en surface pour échapper au gel permanent » : lieu de gel absolu, idéal pour l'installation des goulags.
Au passage nous rencontrons Tchekhov sur l'île de Sakhaline visitant, muet de terreur, les bagnes du tsar. Avec le même Tchekhov, Jean Raspail « qui se souvient des hommes » parcourt douloureusement les mêmes paysages à la recherche des derniers Aïnous (*Pêcheurs de lunes,* Robert Laffont).
Après avoir suivi J.-M. Pelt avec passion dans ses voyages qui, relatés de façon simple, lisible, compréhensible, nous entraînent dans une ronde de la folie des hommes -- là où elle se voit le plus et où il est urgent d'inverser les processus et les relations nouvellement établis par l'homme avec l'ordre naturel -- nous en venons aux solutions.
Le dernier chapitre, sous le titre « Appel aux gouvernants européens », est un véritable programme.
D'abord une analyse : l'Europe qui a exporté ses modes et ses modèles fabriqués par les « Européens enfants de la Grèce et fils d'Israël » doit prendre la tête d'une croisade écologique qui maîtrisera les déviances du Progrès dont Pelt fait un inventaire lucide -- il parle même du « monstre absolu qu'est devenue l'Éducation nationale » ! Alors que faire ? « Le marxisme agonise », le « libéralisme » voit la nature opérer ses régulations naturelles avec une logique cruelle qui génère d'immenses désastres, seule une planification planétaire des ressources avec une régulation volontaire pourra nous sauver. Il faudra bien qu'il y ait « un vrai projet pour la terre ».
Pour cela il faudra un code éthique commun aux hommes, un code de bonne conduite universelle qui dépasse celui des Droits de l'Homme, lequel n'intègre pas les droits de la nature (nous retombons dans le « Contrat naturel » de Michel Serres) et celui de l'Europe dont « le projet s'étiole ».
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Ainsi, après avoir constaté l'échec de la dimension européenne, celui des appareils censés dispenser le savoir, celui des politiques dominés par l'argent, l'inversion générale des bonnes intentions en désastres mortels, J.-M. Pelt nous demande de monter d'un étage dans l'organisation de l'enfer : le mondialisme, qui serait la répartition juste des choses jusqu'ici inégalement distribuées. Ai je le droit de m'étonner qu'on ne fasse pas plus souvent référence à ce grand ancêtre qui fut l'initiateur de la lutte contre les inégalités, Procuste -- ce bandit génial qui, après avoir dévalisé les voyageurs, les couchait sur un lit (mesure idéale) et coupait ou étirait selon le cas ses victimes aux dimensions du lit ?
L'affreux Alexandre Zinoviev dans son dernier roman (*Katastroïka,* à l'Age d'homme) paraît n'avoir visé que les délires soviétiques de l'heure -- la critique voit ainsi son texte. En réalité c'est le roman d'un peuple soumis à la planification qui ne trouve refuge que dans l'alcool du désespoir et de la dérision.
C'est ce roman que je conseille à Pelt pour modérer sa foi dans une organisation mondialo-œcuménique alors que l'écologie -- comme le reste -- comme une partie du tout -- est affaire individuelle, comme le salut -- par les voies ordinaires et la restauration d'un ordre temporel chrétien.
Pour cela, point n'est besoin d'une assemblée de plus, d'une monnaie commune, d'une unité politique ; il faut croire au péché originel dont nous savons qu'il fit de nous des infirmes incapables par eux-mêmes d'assurer leur salut et encore moins celui des autres,
Pelt nous raconte que R. Schuman, dont il fut un proche et qui reste le drapeau de l'Europe, disait « L'Europe doit redevenir un guide pour l'humanité. » Comment le pourrait-elle, elle qui, au lieu de chasser les marchands du temple, a construit des temples pour les marchands et perdu le fil de la civilisation chrétienne.
Francis Sambrès.
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## DOCUMENTS
### La messe traditionnelle : nouvel état de la question
*Elle est de moins en moins interdite*
1\. Rappel résumé de l'état de la question sous Paul VI. 2. -- Les nouveaux pouvoirs de la commission Mayer. 3. -- Le Barroux à Rome. -- 4. -- L'allocution de Jean-Paul II aux moines du Barroux.
*Le pontificat de Paul VI restera dans l'histoire celui de la substitution d'une messe nouvelle et vernaculaire à la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne du missel romain.*
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*Dénoncée comme abusive, arbitraire, illégale, l'interdiction inouïe de la messe traditionnelle s'imposa en fait par* (*ou fut imposée à ?*) *la volonté du pape, attribuant* «* au concile *» *une décision que* «* le concile *» *n'avait point décrétée.*
De la fin de l'année 1969 jusqu'au mois de mai 1976, il y eut six années de contestations, de polémiques, d'équivoques, de confusions. Ce sont les épiscopats, et notamment celui de France, qui, devançant les instructions romaines, imposèrent immédiatement la messe nouvelle.
Les promulgations romaines de cette messe nouvelle, en 1969 et 1970, étaient atypiques et d'une portée incertaine.
Mais Paul VI avait personnellement décrété l'abandon du latin liturgique.
Dès le 26 novembre 1969, il déclarait :
« Ce n'est plus le latin mais la langue courante qui sera la langue principale de la messe (...). Ce sera certainement un grand sacrifice de le voir remplacé par la langue courante. Nous perdons la langue des siècles chrétiens, nous devenons comme des intrus et des profanes (...). Il s'agit là d'un sacrifice très lourd... »
Sacrifice arbitraire : le concile au contraire (article 36 de la constitution liturgique) avait ordonné que la langue latine soit « conservée dans les rites latins », c'est-à-dire dans les rites de l' « Église latine », la nôtre.
Néanmoins Paul VI réclamait ce sacrifice du latin au titre explicitement invoqué de « l'obéissance au concile, laquelle devient maintenant obéissance aux évêques qui interprètent et exécutent ses prescriptions ».
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*Il était donc clair que le nouvel Ordo, promulgué en latin, n'était pas fait, dans l'intention du pape, pour être célébré en latin, mais pour être célébré en langue vernaculaire.*
Restait la question de savoir si une certaine survivance de la messe latine traditionnelle serait tolérée, fût-ce, modestement, à côté de l'installation triomphale du rite nouveau.
Encore à la Pentecôte 1971, le : cardinal Ottaviani pouvait déclarer sans être démenti :
« Le rite traditionnel de la messe selon l'Ordo de saint Pie V n'est pas aboli, que je sache. »
En effet, il n'y avait pas d'abolition ou d'interdiction canoniquement promulguée.
Mais, pratiquement, la messe traditionnelle était à peu près partout empêchée d'une manière ou d'une autre.
Et finalement, le 24 mai 1976, dans son discours consistorial, Paul VI proclamait officiellement que la nouvelle messe instituée par lui devait non pas s'ajouter aux rites anciens mais les remplacer. Le nouvel Ordo « a été promulgué pour PRENDRE LA PLACE de l'ancien », disait-il, ce qui revenait évidemment à interdire l'ancien. Paul VI demandait « une prompte soumission », « nous l'ordonnons, spécifiait-il, au nom de l'autorité suprême qui nous vient du Christ :
« L'adoption du nouvel Ordo Missae, précisait-il, n'est certainement pas laissée à la libre décision des prêtres ou des fidèles.
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*L'instruction du 14 juin 1971 a prévu que la célébration de la messe selon le rite ancien serait permise, avec l'autorisation de l'Ordinaire,* SEULEMENT AUX PRÊTRES AGÉS OU MALADES *qui célèbrent* SANS ASSISTANCE*. Le nouvel Ordo a été promulgué pour prendre la place de l'ancien, après une mûre délibération et afin d'exécuter les décisions du concile. *» (*sic*)
La simple « instruction du 14 juin 1971 » n'avait pas été tenue comme ayant par elle-même une autorité souveraine. Mais Paul VI, le 24 mai 1976, la reprenait solennellement à son compte. Le « rite ancien » ne pouvait plus être autorisé qu'à « des prêtres âgés ou malades », et seulement pour célébrer SANS ASSISTANCE.
Malgré Paul VI, l'attachement à la messe traditionnelle, le refus de l'abandonner, la réclamation de son rétablissement ne cessèrent jamais de s'exprimer d'une manière militante, comme en témoigne, entre autres, la collection de la revue ITINÉRAIRES depuis lors jusqu'à maintenant.
\*\*\*
*Les temps changent.*
*Le pontificat de Jean-Paul II ne semble pas acharné à maintenir l'interdiction de la messe traditionnelle, bien que le pape lui-même ne célèbre jamais cette messe.*
*Dans la lettre de Jean Madiran à Jean-Paul II* (*août 1988*) *figure, entre autres, l'interpellation suivante :*
« *La messe traditionnelle, celle de votre ordination, vous ne la célébrez jamais, pas même une fais l'an pour la fête de saint Pie V le 5 mai.*
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« *Comment ne pas en conclure que vous ne l'aimez plus ? que vous ne l'aimiez pas ?*
« *Nous n'avons pas cessé de l'aimer. Nous la réclamons. Personne, pas même le souverain pontife, n'avait le droit de nous en priver. Cette persécution qui s'obstine depuis dix-huit ans restera sans doute dans l'histoire de l'Église comme la plus grande honte du Siège romain.* »
*On assiste cependant, depuis quelques années, à une* (*très*) *lente modification de l'attitude romaine.*
*Et en cette année 1990, voici deux événements d'importance, qui font bouger l'état de la question :*
*-- au mois de mai, les nouveaux pouvoirs donnés à la commission pontificale que préside le cardinal Mayer ;*
*-- au mois de septembre, l'audience, particulière consentie aux moines du Barroux et l'allocution que Jean-Paul II leur a adressée.*
#### Les nouveaux pouvoirs de la commission Mayer
*Le 3 mai 1990, les Acta Apostolicae Sedis ont promulgué le texte suivant* (*les notes en bas de page sont toutes d'ITINÉRAIRES*)
Étant donné que la mission particulière confiée à la Commission pontificale « Ecclesia Dei » exige certains actes qui dépassent l'ordre habituel du droit,
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le président de cette Commission pontificale a demandé au Souverain Pontife l'exercice de certaines facultés, après qu'aient été entendus, si le cas l'exige, les Modérateurs des dicastères de la Curie intéressés en l'affaire.
Ces facultés sont les suivantes :
1\. Concéder à tous ceux qui le demandent l'usage du Missel romain selon l'édition typique en vigueur en 1962, et cela selon les normes proposées en décembre 1986 par la Commission cardinalice « constituée dans ce but », l'évêque diocésain ayant été informé au préalable ([^37]),
2\. *a*) Dispenser, selon la Lettre apostolique « *Ecclesia Dei* » donnée sous forme de *motu proprio,* des irrégularités énumérées par le canon 1044 § 1, n^os^ 1 et 2 ([^38]) ;
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*b*) Opérer la « *sanatio in radice* » des mariages nuls pour défaut de la forme requise par le canon 1108, et qui ont été célébrés devant ces prêtres ([^39]) ;
3\. *a*) Ériger la « Fraternité sacerdotale Saint-Pierre » en Société cléricale de vie apostolique de droit pontifical, étant observées les remarques particulières contenues au n. 6 de la Lettre apostolique « Ecclesia Dei » donnée *motu proprio,* et approuver les constitutions de cette Société ;
*b*) Ériger le séminaire de la « Fraternité Saint-Pierre », à Wigratzbad, diocèse d'Augsbourg, après consentement de l'évêque diocésain ;
4\. Exiger canoniquement en Institut de vie consacrée ou en Sociétés de vie apostolique les communautés qui existent actuellement et qui sont attachées aux formes antérieures, liturgiques et disciplinaires, de la tradition latine, après avoir entendu le Préfet de la congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers ;
5\. Ériger les associations de fidèles qui partagent cet esprit ([^40]) et qui, après une préparation convenable et une expérience acquise de la manière habituelle, deviendront des Instituts de vie consacrée ou des Sociétés de vie apostolique ;
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6\. Exercer l'autorité du saint-siège sur ces Sociétés et associations, jusqu'à ce qu'une autre disposition soit prise ([^41]).
Le Souverain Pontife, lors de l'audience accordée le 18 octobre 1988 au cardinal président de la Commission pontificale « Ecclesia Dei », a daigné accorder les facultés énumérées ci-dessus et a ordonné qu'elles soient portées à la connaissance des personnes concernées.
Augustin, card. Mayer.
#### Le Barroux à Rome
*Sur l'audience accordée le 28 septembre 1990 aux* *moines du Barroux, on pouvait lire dans PRÉSENT du 4 octobre le compte rendu que voici de Jean-Baptiste Castetis :*
Le TRP Dom Gérard et onze moines du Barroux ont été, le vendredi 28 septembre, reçus en audience par Jean-Paul II, en présence du seul cardinal Mayer.
208:804
Ce fut l'occasion pour Dom Gérard d'adresser au souverain pontife une supplique au sujet de l'immense détresse spirituelle des fidèles broyés par la tenaille moderniste, selon l'expression énergique du cardinal Journet : une fausse liturgie et une fausse catéchèse sont les deux mâchoires de cette tenaille qui arrache la foi des baptisés. L'attachement aux rites traditionnels ne provient pas d'un sentiment de nostalgie attardée, mais du besoin de trouver dans la liturgie catholique une nourriture et une éducation constantes de la foi laquelle est toujours, au contraire, peu à peu amollie et faussée par une liturgie informe et abâtardie.
A cette supplique Jean-Paul II répondit par un discours reproduit dans l'*Osservatore romano* du 29 septembre.
Ce discours pontifical comporte plusieurs citations de textes conciliaires interprétés, comme ils auraient dû toujours l'être, dans le sens de la tradition et non pas dans celui de la révolution. C'est donc chose possible, ainsi que l'avait demandé Mgr Lefebvre au même Jean-Paul II, il y a dix ans ([^42]).
Dans son discours aux moines du Barroux, le pape réitère une nouvelle fois sa volonté de « répondre aux aspirations de ceux qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine », notamment par la faculté d'utiliser habituellement « les livres liturgiques en usage en 1962 », c'est-à-dire avant Vatican II.
209:804
Ce consentement du souverain pontife se heurte souvent sur place, on le sait, à la mauvaise volonté administrative des autorités locales ou « collégiales ». Les commissions épiscopales et leurs experts redoutent qu'en laissant célébrer habituellement, et non plus exceptionnellement, la *messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V,* elle soit plébiscitée par une grande partie des fidèles, et surtout par les jeunes qui la découvrent avec émerveillement, tranchant sur la médiocrité et la laideur ambiantes.
Qu'une telle crainte épiscopale soit fondée ou non, elle n'autorisait en aucun cas à supprimer ou entraver ce que le pape reconnaît comme une légitime liberté des fidèles.
Les catholiques ainsi persécutés par leurs évêques demandent justice au Ciel. Ou au pape. Ou bien ils se révoltent contre l'arbitraire. Les trois ne sont d'ailleurs pas incompatibles.
Jean-Paul II, citant en exemple l'abbaye du Barroux, a invité les membres de la Fraternité Saint-Pie X « à la réconciliation de tous les fils et filles de l'Église dans une même communion ».
On peut estimer qu'un obstacle primordial réside dans l'attitude contrariante et le comportement collégialement hostile de l'épiscopat.
\[*Fin de la reproduction de l'article de Jean-Baptiste Castetis dans* Présent *du 4 octobre 1990.*\]
210:804
#### L'allocution de Jean-Paul II aux moines du Barroux
A la supplique présentée par le T.R.P. Dom Gérard, le pape Jean-Paul II a répondu par l'allocution suivante (en français) :
C'est avec joie que je vous rencontre aujourd'hui, fils de saint Benoît de l'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, qui avez voulu manifester par cette démarche communautaire votre fidélité au Seigneur et votre attachement à son Église.
Avec vous, je rends grâce à la divine Providence qui vous a aidés, lors des événements douloureux de juin 1988, à revenir à la communion avec le Siège apostolique. Depuis lors, votre attachement au successeur de Pierre s'est constamment affirmé et il m'est agréable de savoir que vos relations avec l'Église diocésaine deviennent chaque jour plus loyales et plus fraternelles.
Vous avez été également pour les moniales bénédictines de l'Annonciation qui sont en train de construire leur monastère non loin du vôtre un précieux encouragement et un appui constant dans leur chemin de communion, et vous avez contribué d'une manière particulièrement heureuse et efficace à affermir leurs liens avec le diocèse.
Le saint-siège a concédé à votre monastère la faculté d'utiliser les livres liturgiques en usage en 1962, afin de répondre aux aspirations de ceux « qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine » (cf. *Ecclesia Dei,* 2 juillet 1988, n. 5, c.),
211:804
confirmant ainsi les dispositions de la constitution conciliaire sur la sainte Liturgie qui rappelle que « l'Église, dans les domaines ne touchant pas la foi ou le bien de toute la communauté, ne désire pas, même dans la liturgie, imposer la forme rigide d'un libellé unique : bien au contraire, elle cultive les qualités et les dons des divers peuples et elle les développe » (*Sacrosanctum Concilium,* n. 37). Il est bien évident que, loin de chercher à mettre un frein à l'application de la réforme entreprise après le Concile, cette concession est destinée à faciliter la communion ecclésiale des personnes qui se sentent liées à ces formes liturgiques (cf. *Ecclesia Dei,* n. 5, c.).
J'exprime le vœu que l' « Œuvre de Dieu », et, en particulier, l'Eucharistie, ainsi célébrées dans votre monastère contribuent efficacement à la réalisation de votre idéal monastique, lequel assurément trouve aussi sa nourriture dans le travail, dans un silence qui favorise la contemplation et dans le zèle à rechercher Dieu par-dessus tout, de sorte que, communauté jeune et fervente, vous soyez capables de porter témoignage des réalités invisibles dans le monde contemporain. Ainsi, avec les autres monastères bénédictins, vous continuerez d'être des lieux de retraite pour le renouveau spirituel où, la première place étant justement réservée à Dieu, « ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible à l'invisible ; ce qui relève de l'action à la contemplation, et ce qui est présent à la cité future que nous recherchons » (*Sacrosanctum Concilium,* n. 2).
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Je saisis l'occasion de cette rencontre pour m'adresser à ceux et à celles qui sont encore liés à la Fraternité Saint-Pie X. Je les invite instamment à s'en remettre à la conduite du successeur de Pierre et à prendre contact avec la commission « Ecclesia Dei », instituée pour faciliter la réinsertion dans la pleine communion ecclésiale. L'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux doit être pour eux un encouragement à retrouver l'unité féconde de l'Église autour de l'évêque de Rome.
Je confie à votre prière la grande intention de la réconciliation de tous les fils et filles de l'Église dans une même communion.
Pour vous aider dans votre vie monastique au cœur de l'Église, notre Mère, je vous bénis de tout cœur.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'allocution de Jean-Paul II d'après le texte paru dans *L'Osservatore romano* du 29 septembre 1990.\]
*On le voit : il reste beaucoup de chemin à parcourir.*
*Pour la messe comme pour le catéchisme, c'est le parcours du combattant.*
*C'est-à-dire du militant.*
*On nous avait bien appris au catéchisme que l'Église sur cette terre est* « *l'Église militante* »*.*
213:804
### Un éditorial de combat dans la « Documentation catholique »
*Il n'est pas habituel qu'en tête de la* Documentation catholique *paraisse un éditorial de son rédacteur en chef. Et un éditorial polémique. Cela s'est produit dans le numéro 2010 du 15 juillet, pour une raison impérieuse : exprimer une mise en garde à l'encontre de l'instruction romaine sur* « *la vocation ecclésiale du théologien* »*, document qui n'a pas été apprécié en France par les commissions épiscopales spécialisées et autres experts en modernisation.*
*L'instruction en question émane de la congrégation pour la doctrine de la foi ; elle a été approuvée par Jean-Paul II le 24 mai, publiée en latin dans* L'Osservatore romano *du 27 juin ; le numéro cité de la* Documentation catholique *en reproduit la traduction française diffusée par la polyglotte vaticane.*
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*Dans la* Pensée catholique, *numéro 248 de septembre-octobre, Yves Daoudal souligne l'anomalie de l'éditorial de combat publié par le rédacteur en chef Pierre Gallay* ([^43]) :
La dernière Instruction de la Congrégation pour la doctrine de la foi, intitulée *la Vocation ecclésiale du théologien,* est un document dont l'importance a été sanctionnée par l'approbation explicite du Souverain Pontife qui en a « ordonné la publication ». Mais l'instruction a-t-elle été *rendue publique* pour autant ? Elle est un trop cinglant désaveu du lobby des pseudo-théologiens qui tiennent encore le haut du pavé chez nous pour que sa diffusion soit ce qu'elle devrait être. Bien obligé de la reproduire dans *la Documentation catholique,* le rédacteur en chef de cette publication de « référence », Pierre Gallay, l'a fait précéder d'un éditorial qui n'exprime pas autre chose qu'un rejet de ce texte et une condamnation de son auteur principal, le cardinal Ratzinger, accusé -- et le Pape avec lui -- de vouloir « bloquer pour longtemps toute avancée théologique » et d'être ainsi (?) responsable d'une « désaffection croissante des fidèles » à l'égard des « textes normatifs de l'Église »... Quand ce sont les pasteurs soumis au lobby anti-romain qui occultent autant qu'ils le peuvent lesdits « textes normatifs » : et l'éditorial en question est précisément écrit dans ce but, pour ce qui concerne cette Instruction.
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*Cela peut suggérer, à ceux qui ne s'en seraient point aperçus, qu'il y a des choses qui bougent ; et que si la condition terrestre de l'Église est d'être une Église militante, c'est à l'intérieur d'elle-même aussi qu'il lui faut l'être, car c'est à l'intérieur d'elle-même d'abord qu'aujourd'hui elle est combattue.*
*Yves Daoudal signale et commente en particulier deux points décisifs de l'instruction :*
*Premier point :*
Les théologiens nous ont habitués à faire découler leurs idées de considérations phénoménologiques, sociologiques, psychologiques, ou historiques. (Ils sont même allés jusqu'à imposer cette « méthode » jusque dans la catéchèse...) Et pour redresser les idées fausses, de bons théologiens ont été amenés, pour se faire comprendre -- et on ne saurait les en blâmer -- à utiliser le même processus. (Il en a été de même dans la catéchèse, où le résultat est plus contestable.) Mais l'Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien ignore absolument ce passage obligé de toute « pensée » sérieuse en ce siècle. Elle en prend le contre-pied de la façon la plus radicale, en commençant sur une abrupte affirmation de la doctrine traditionnelle, et de cette doctrine en sa formulation la plus foudroyante face aux revendications de « *liberté* » des pseudo-théologiens. Ces revendications seront examinées par la suite. Mais l'Instruction ne commence pas par une évaluation des états d'âme des théologiens. Elle commence par l'enseignement formel du magistère « La vérité qui libère est un don de Jésus-Christ. »
La vérité, donnée par la Révélation de Dieu, libère les hommes de la servitude, de l'ignorance et de l'aliénation du péché en leur ouvrant le chemin vers Dieu et en les unissant les uns aux autres.
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L'homme ne peut être libre que s'il est éclairé sur les questions centrales de son existence, s'il entre dans la vérité de Dieu qui se donne à lui. Le chrétien ne peut envisager la liberté autrement que sur le chemin (le Christ) de la Vérité (Dieu) dont l'Église est dépositaire. A plus forte raison le théologien, dont la recherche fait partie du « *service de la doctrine* »*,* ne peut-il considérer autrement « sa » liberté. « La liberté propre à la recherche théologique s'exerce à l'intérieur de la foi de l'Église. » (...)
....................................
*Second point :*
Le second aspect frappant de cette Instruction est l'insistance -- et ce pour la première fois me semble-t-il dans un document romain de la Congrégation pour la doctrine de la foi à dénoncer « l'influence d'une opinion publique véhiculée par des moyens modernes de communication », une opinion publique « intentionnellement dirigée » et qui impose la dictature de la « mentalité du monde ambiant ».
La Congrégation pour la doctrine de la foi décrit avec une exacte perspicacité la trame idéologique de ces « attitudes d'opposition systématique » de théologiens qui « en viennent même à se constituer en groupes organisés ». A l'origine de tout, il y a « l'idéologie du libéralisme philosophique », qui « imprègne la mentalité de notre époque » : « De là provient la tendance à considérer qu'un jugement a d'autant plus de valeur qu'il procède de l'individu s'appuyant sur ses propres forces. Ainsi on oppose la liberté de pensée à l'autorité de la tradition, considérée comme source de servitude. Une doctrine transmise et reçue est d'emblée frappée de suspicion et sa valeur de vérité contestée. »
217:804
Cette idéologie dominante s'exprime par les médias sous le nom d' « opinion publique », et les modèles « démocratiques » tendent à devenir « une valeur normative », à laquelle chacun doit se soumettre. C'est ainsi qu'on en vient à penser et à prétendre « que l'Église ne devrait se prononcer que sur des problèmes que l'opinion publique tient pour importants et dans le sens qui plaît à celle-ci ».
Toujours sur le modèle du « pluralisme » démocratique, on invoque « le pluralisme théologique, poussé parfois jusqu'à un relativisme qui met en cause l'intégrité de la foi » et considère les interventions du magistère comme relevant d'une théologie parmi d'autres, dont aucune ne peut prétendre s'imposer universellement. Et cela n'a plus rien à voir avec la légitime pluralité des théologies dans l'unité de la foi.
De même on fait appel à l' « argumentation sociologique selon laquelle l'opinion d'un grand nombre de chrétiens serait une expression directe et adéquate du sens surnaturel de la foi ». Or les « opinions des fidèles » ne peuvent être identifiées au *sensus fidei.* Celui-ci est « une propriété de la foi théologale », il implique le *sentire cum Ecclesia.* Les « opinions des fidèles » peuvent être erronées, « d'autant qu'elles peuvent facilement subir l'influence d'une opinion publique véhiculée par des moyens modernes de communication ».
Et bien entendu on fait appel aux « droits de l'homme » pour s'opposer aux interventions du magistère. Ce comportement « méconnaît la nature de la mission de l'Église », qui est d'annoncer la vérité du salut.
218:804
Lorsque le magistère en vient à condamner l'enseignement d'un théologien, « il défend les droits du Peuple de Dieu à recevoir le message de l'église dans sa pureté et son intégralité ». « Parler en l'occurrence d'atteinte aux droits de l'homme est hors de propos, car on méconnaît alors l'exacte hiérarchie de ces droits tout autant que la nature de la communauté ecclésiale et de son bien commun. »
\[*Fin des extraits de l'article d'Yves Daoudal dans* La Pensée catholique*, numéro 248 de septembre-octobre 1990.*\]
*Par les deux points que commente Yves Daoudal, on comprend pourquoi, sortant de sa réserve habituellement informative et documentaire, il a fallu de toute nécessité que la* Documentation catholique *entre en lice et montre quel est son camp. Pierre Gallay brandit comme un drapeau la funeste maxime anti-romaine que formulait naguère, paraît-il, le théologien Ratzinger :* « *sortir de la prison du type de l'école romaine est une tâche dont dépendent les chances de survie de ce qui est catholique* »*. On connaît ce langage codé, qui appelle* « *école romaine* » *l'enseignement traditionnel du magistère pontifical. J. M.*
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### « La droite » à la recherche de ses « intellectuels »
Article de Jean Madiran dans PRÉSENT du 13 septembre 1990.
Il paraît que cette saison l'on cherche où sont les intellectuels ; où, les docteurs et les doctrines ; les héritiers des grandes pensées qui vont tomber en jachère si elles ne sont plus cultivées. Dans une récente enquête-interview sur « la droite », au mois d'août, le *Figaro* se demandait, sans trouver de réponse, où donc aujourd'hui (et qui) sont les théoriciens, les analystes, les laboratoires de réflexion. L'enquêteur Jean Bothorel était attentif, plutôt sympathique et bienveillant à notre endroit, mais ne le disons pas trop fort, il risquerait de se faire rectifier vite fait par le pouvoir tabou. Il cherchait, il enquêtait, il écoutait, il remarquait :
220:804
« *On ne parle plus,* \[*fût-ce*\] *en les montrant du doigt, des écrivains de droite, des penseurs de droite, des théoriciens de droite. La droite intellectuelle est retournée à l'exil, il ne paraît plus d'ouvrage de droite qui fasse encore débat.* »
J'aimerais nuancer : ce n'est pas la « droite intellectuelle » qui est spontanément « retournée à l'exil ». L'exil médiatique, on l'y a mise, on le lui a imposé, par le silence concerté, les consignes, n'en jamais nommer personne sauf, exceptionnellement, pour désigner une « bête immonde » ou un affreux « franchouillard ». Jean Bothorel observe dans son enquête que « *le quotidien PRÉSENT est, de très loin, le support intellectuel le plus important de la droite* »*,* mais, ajoute-t-il, « son existence est totalement ignorée dans les confrontations médiatiques ». Ignorance artificielle, ignorance hostile, haineusement feinte, qui pourtant sait bien que nous existons, et qui s'en souvient pour nous diffamer. *Le Monde* d'André Fontaine ne dira pas que PRÉSENT est « *le support intellectuel le plus important de la droite* »*,* mais ne pouvant nier absolument et toujours cette réalité, il la traduit et la transpose de manière péjorative, dénigrante, délatrice en désignant PRÉSENT comme « un bulletin d'extrême-droite qui est le fer de lance de l'antisémitisme », -- et s'il dit ainsi *anti-sémitisme,* c'est à dessein, un dessein d'ailleurs plusieurs fois avoué, celui d'attirer sur nous non point l'attention et le débat, mais la répression judiciaire. Car l'anti-sémitisme « n'est pas une opinion mais un délit », et même, selon l'empaleur imaginaire de Carpentras, troisième personnage de l'État, « l'anti-sémitisme n'est pas une opinion mais un crime ».
221:804
On peut donc faire observer à l'enquêteur du *Figaro* que si, comme il le dit, notre existence est « totalement ignorée dans les confrontations médiatiques », c'est par artifice qu'elle est *intellectuellement* ignorée, mais comme on ne peut la nier indéfiniment, elle est déguisée en existence coupable de délinquants, qu'on ne nomme que pour les dénoncer. Nos idées ne sont pas objet de discussion, nos personnes sont objet de délation.
Jean Bothorel cherchait des héritiers intellectuels de Barrès et de Maurras, il les cherchait dans l'atmosphère à la fois tranquille et studieuse d'une éventuelle académie de philosophes, oubliant apparemment que Maurras et Barrès, eux aussi, furent quotidiennement engagés dans le tumulte des polémiques, étant, « nés sous le signe des combats ».
*La nostalgie de l'Ilissos*
Là-dessus je faisais remarquer à Bothorel :
*-- Nous sommes accusés en permanence de racisme et d'anti-sémitisme, exclus de partout pour cette raison, sans que jamais soit instruit contre nous -- pas plus sur ce point que sur les autres -- un véritable procès, sérieux et contradictoire, où nous pourrions nous justifier. Nous n'avons droit qu'aux invectives et anathèmes. Nous sommes sur une colline, balayée sans arrêt par le feu de nos adversaires. Comment, dans cette situation, aurions-nous le loisir d'y faire fonctionner un tranquille laboratoire intellectuel ? Une académie ! Comme chez Platon ! Il ne nous est pas donné souvent de pouvoir aviser de toutes choses philosophiques en baignant paisiblement nos pieds dans les eaux fraîches de quelque Ilissos,*
222:804
*à la manière de Socrate et de ses disciples. Nous sommes plutôt menacés de la situation de Platon débarqué par traîtrise à Égine.*
Peu après l'enquête de Bothorel, un autre opinant, beaucoup plus radical*,* annonçait dans un *Figaro* de septembre que « la droite est à la recherche de ses intellectuels » et concluait catégoriquement (mais lui, sans enquête) que, par un « déficit de la pensée », aujourd'hui « la droite est en panne d'idées ».
Ce nouvel intervenant ne s'est point aperçu que, malgré une « existence totalement ignorée dans les confrontations médiatiques », néanmoins le quotidien PRÉSENT « *est, de très loin, le support intellectuel le plus important de la droite* »*.* PRÉSENT n'est d'ailleurs pas seulement, à droite du *Figaro,* le quotidien le plus important : il est le seul.
Ici cependant peut s'insinuer, même parmi notre public, une erreur de perspective qui entraînerait une erreur d'appréciation pratique.
*Pour un mouvement d'idées*
La fonction de PRÉSENT est très exactement le *commentaire quotidien de l'actualité politique *: dans cette formule chaque mot contribue à la définition qui, selon le propre de toute définition, est désignation mais aussi limite. (Le cercle n'existe que par la circonférence qui le borne.) La fonction de PRÉSENT est de *commentaire* engagé et non d'information soi-disant neutre ; *quotidien,* non point hebdomadaire ou mensuel, ce qui fait une énorme différence dans les moyens et dans les possibilités ;
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de *l'actualité,* et non du passé historique, quoique sans l'ignorer ; *politique,* c'est-à-dire ayant directement en vue le bien commun temporel. On pourrait développer, et nuancer aussi, les éléments d'une telle définition. Ce n'est pas mon propos pour le moment. Je veux dire simplement que PRÉSENT fait cela et non autre chose ; que l'adage latin nous rappelle que *non omnia possumus omnes* (autrement dit : à chacun sa tâche et sa fonction) ; et que l'organe propre d'une réflexion approfondie, d'une recherche doctrinale, d'une critique philosophique et éventuellement d'un discours théologique n'est pas et ne peut pas être le quotidien PRÉSENT.
Sans doute PRÉSENT n'est pas étranger au mouvement général des idées, il n'y est pas inactif, il y tient un rôle, il y accomplit une tâche, mais c'est par tout ce qui se rapporte plus ou moins directement au *commentaire quotidien de l'actualité politique...* Son objet, son rythme, ses dimensions matérielles n'en font pas le lieu des grandes études historiques, littéraires, doctrinales, religieuses par lesquelles se poursuit, se développe, se renouvelle un mouvement d'idées ; lequel situe sa démarche essentielle ailleurs que dans le vacarme du devant de la scène ou dans les spectacles audio-visuels : dans l'esprit de ceux qui prennent le temps du silence studieux où l'on s'instruit, où l'on médite, où l'on scrute et pèse les conditions d'une réforme intellectuelle et morale.
*L'organe spécifique*
L'organe à la fois spécifique et militant de la réforme intellectuelle et morale selon l'héritage et la tradition de Louis Veuillot, de Frédéric Le Play, du cardinal Pie, du Père Emmanuel,
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de Péguy, de Maurras, de Massis, d'Henri Pourrat et des Charlier, c'est la revue ITINÉRAIRES. Elle y travaille depuis trente-quatre ans, et cette « existence » de trente-quatre années est elle aussi, elle plus encore, « totalement ignorée dans les confrontations médiatiques » (... et même dans les enquêtes du *Figaro*). Revue mensuelle de 1956 à 1989, elle a été amenée par les circonstances à devenir depuis l'année 1990 une revue trimestrielle, ce qui lui a donné à la fois une nouvelle jeunesse et une nouvelle carrure. La revue mensuelle, quand on en voyait un seul exemplaire à la fois, paraissait souvent un peu mince d'aspect, il fallait avoir sous les yeux plusieurs numéros, et de préférence ceux de toute une année, pour apercevoir la dimension véritable de cette entreprise intellectuelle. Désormais chaque numéro est à lui seul un ambassadeur suffisant de la revue. Encore faut-il pouvoir le montrer, et pour cela, l'avoir sous la main, l'avoir chez soi, être abonné. Je vais y revenir.
Devenue trimestrielle -- quatre numéros -- par an la revue ITINÉRAIRES y trouve plus de recul et y prend plus de poids. D'une, part l'imposante série des 338 numéros parus de 1956 à 1989, d'autre part n'importe quel numéro, même pris isolément, à partir de 1990, répondent d'eux-mêmes, et de manière, irrécusable, aux propos vraiment légers qui incriminent le « déficit de la pensée » par lequel la droite serait « en panne d'idées ».
*Étiquettes et critères*
La droite en panne d'idées. ? Ne nous trompons pas sur l'existence purement mythologique de cette dame qui s'appellerait « la droite » et qui, agissant comme un seul homme, ferait ceci, ne ferait pas cela, chercherait ses intellectuels et ne les trouverait pas.
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La droite, en réalité, n'existe pas : c'est une invention de la gauche, qui depuis deux siècles (depuis deux siècles seulement) s'est constituée en s'opposant, et qui appelle « droite » ce à quoi elle s'oppose et qu'elle entend soumettre ou détruire : *le travail, la famille, la patrie, la religion ;* visant et dénonçant leurs abus, leurs manques, leurs déformations, mais non point pour les corriger : pour en prendre prétexte afin de subvenir leur ordre naturel et surnaturel.
Chemin faisant, l'étiquette « droite » est devenue une désignation commode pour les nomenclatures simplifiées du langage courant. Il ne faudrait pourtant pas s'y laisser tromper, imaginer à la droite une identité propre, des responsabilités et des desseins ; et ensuite, supposer par exemple que le juste milieu se trouverait quelque part à mi parcours entre les partialités de la droite et les partialités de la gauche.
Ce qui existe dans la réalité politique, sociale, intellectuelle, religieuse, ce n'est pas le parti de la droite, c'est seulement le parti de la gauche qui se sépare, se rebelle, fait un complot, forme une conjuration, crée *une entreprise de subversion du travail, de la famille, de la patrie, de la religion.* Quand on récuse et refuse cette entreprise, et si l'on va au fond des choses, on ne récuse et ne refuse pas seulement la gauche, on ne travaille pas simplement à la victoire d'une droite sur la gauche, mais on veut surtout faire reculer, arrêter, supprimer l'affrontement artificiel et subversif entre une gauche et une droite. Par suite, on a forcément *d'autres critères intellectuels* de classement et d'appréciation que les critères supposés symétriques de « gauche » et de « droite » et que l'enrégimentent obligatoire dans une « droite » ou dans une « gauche ».
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La gauche existe d'une existence révolutionnaire, la droite existe comme une caricature du travail, de la famille, de la patrie, de la religion, une caricature monstrueuse inventée par la révolution, pour la révolution ; et cette révolution, en substance, aujourd'hui comme hier, est toujours, fondamentalement, anti-naturelle et anti-surnaturelle ; elle est anti-nationale et anti-catholique.
*L'antidote : apprendre*
La question posée d'une pensée et d'un mouvement de pensée qui ne soit pas de gauche ricoche aussitôt sur l'exercice lui-même de la pensée. Interrogez-vous, interrogez vos voisins, interrogez vos contemporains, voici la question :
-- *Combien d'heures par jour, en moyenne, à regarder la télévision ? et combien à la lecture ?*
Pour qu'il y ait un mouvement d'idées, il faut un public qui veuille s'instruire et réfléchir ; qui veuille apprendre autrement que par l' « information » supposée des journaux télévisés et de toute la ronde des images audiovisuelles. D'ailleurs *apprendre* ce n'est pas *s'informer,* c'est faire *l'apprentissage de la connaissance.* Les prétendus « informateurs » sont en général des menteurs, ils cachent leur commentaire dans leur pseudo-information comme on cache un poison dans un élixir. L'antidote à l'information fausse n'est pas dans une information supposée objectivement neutre, il est dans le commentaire vrai ; dans l'apprentissage ; par l'exercice de l'esprit critique, du raisonnement, du maniement des idées abstraites.
227:804
Vous avez tous autour de vous, souvent sans le savoir, des cœurs, des esprits qui aspirent confusément à une vraie formation de l'intelligence, à une véritable éducation de la liberté spirituelle, eux-mêmes sans savoir où en est la voie et où en trouver les moyens. Soyez en mesure non seulement de leur indiquer, mais de leur procurer ITINÉRAIRES.
*Sous les yeux, une fois*
Certes, Henri Charlier avait raison de dire que tout le monde n'a pas la vocation (et les aptitudes) de la pensée abstraite, discursive, doctrinale. Mais tout le monde a vocation à aider son prochain. Si personnellement vous n'avez pas le loisir, ou pas le goût, du labeur et de l'apostolat proprement intellectuels, cependant vous n'en méconnaissez pas l'importance ; et vous rencontrez dans votre famille, votre entourage, votre métier, des gens de tous âges qui ne savent plus rien, des jeunes surtout, à qui l'on n'a jamais rien appris, et qui s'interrogent sur le vrai et le faux, le bien et le mal, le sens de la vie, l'histoire de la France : il ne leur faudrait que d'avoir sous les yeux, une fois, un numéro d'ITINÉRAIRES, un seul de la nouvelle série, qui leur serait un suffisant ambassadeur. Vous le leur fournirez à condition que vous ayez la revue sous la main, à condition que vous l'ayez chez vous, à condition que vous soyez abonné.
J'ai besoin que le public m'aide ; qu'il m'apporte cette aide-là ; même s'il n'est pas (ou ne se croit pas) directement intéressé à une telle entreprise intellectuelle.
228:804
J'ai besoin qu'il m'aide par la seule aide qui soit nécessaire, qui soit acceptable, qui soit efficace l'abonnement.
En tout cas, ayant la revue ITINÉRAIRES chez vous, à portée de la main, vous pourrez écouter avec le sourire, et même avec une parfaite délectation intérieure, les propos téméraires sur le « déficit de la pensée » qui frapperait une « droite dépourvue d'idées ». Et d'un seul geste, vous détromperez ceux qui s'y laisseraient prendre : en leur mettant sous les yeux l'évidence contraire. Ce qui ne sera pas, sans effet utile,-- même politique.
\[*Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jan Madiran paru dans* Présent *du 13 septembre 1990.*\]
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### Note de gérance
La première année d'ITINÉRAIRES « nouvelle série » se termine avec ce numéro IV.
C'est aussi le moment où nos deux secrétaires administratives, Marguerite-Marie David et Thérèse Lecoq, partent à la retraite, ce qui nécessite une nouvelle organisation matérielle.
Faisons le point :
\*\*\*
Depuis un tiers de siècle, Marguerite-Marie David et Thérèse Lecoq, avec un parfait dévouement et même, chaque fois qu'il l'a fallu, une entière abnégation, ont dirigé, organisé, exécuté, bref assuré la tenue du fichier manuel, l'enregistrement des abonnements, l'appel des réabonnements, la régulation des envois. Elles ont consacré leur vie à cette œuvre, qui porte la marque de leur personnalité.
Pendant ce tiers de siècle beaucoup de choses ont changé, les techniques se sont à la fois perfectionnées et répandues, aujourd'hui la tenue informatique des fichiers est devenue plus accessible et plus nécessaire,
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même pour les publications matériellement les plus modestes, même pour les moins riches -- et c'est bien le cas de la revue ITINÉRAIRES, qui financièrement n'a que la peau et les os, et encore tout juste.
Notre passage à l'informatique est donc en cours d'exécution. Il peut en résulter au début un certain nombre d'erreurs ou d'omissions, comme chaque fois que l'on passe d'un système à un autre : que ceux de nos abonnés qui en seraient victimes veuillent bien nous les signaler avec patience et précision.
\*\*\*
Il va falloir augmenter nos tarifs d'abonnement.
Les nouveaux tarifs figurent déjà en page 2 de la couverture du présent numéro.
J'aurais aimé naguère, j'aimerais toujours que la revue ITINÉRAIRES puisse être moins chère. Il aurait fallu pour cela, il faudrait que les abonnés soient plus nombreux. Cela ne s'est encore jamais produit depuis trente-quatre ans. Cela se produira peut-être avec la nouvelle série ? Souhaitons-le. On verra bien. A vous de jouer. C'est vous qui pouvez faire connaître la revue autour de vous, en la faisant circuler avec suffisamment de persuasion dans le discours et de bonne grâce dans l'insistance pour recruter des abonnés nouveaux. Les prix de revient sont, vous le savez, en constante augmentation. Il faut bien les suivre, soit en augmentant les tarifs, soit en augmentant le nombre des abonnés. Il n'y a pas de mystère : le coût total divisé par le nombre d'abonnés impose le tarif.
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Un sursis
Toutefois, *jusqu'au 15 janvier 1991,* vous pouvez souscrire des abonnements et vous réabonner par anticipation aux anciens tarifs (en utilisant, photocopiant ou recopiant le bulletin qui est en dernière page).
Je souligne une innovation en ce qui concerne les « *abonnements de soutien* » (dont je dois dire que le nombre a regrettablement diminué : ils ont toujours été indispensables à l'équilibre financier de la revue, ils le sont toujours). Au lieu d'être, comme ils l'étaient jusqu'ici, une sorte de don gratuit, ils vaudront désormais *abonnement pour deux ans* et l'on peut ainsi, jusqu'au 15 janvier, s'abonner pour deux ans (ou se réabonner pour deux ans par anticipation) à l'ancien tarif des abonnements de soutien.
Le réabonnement « par anticipation » signifie, bien entendu, qu'il *ajoute* une ou deux années d'abonnement supplémentaire à partir de l'échéance normale de l'abonnement en cours.
Une nouvelle fondation
Vous connaissez maintenant le nouveau visage d'ITINÉRAIRES : vous en avez sous les yeux une année entière, sa première année, l'année 1990.
C'est un nouveau départ. C'est à une nouvelle fondation que je vous appelle.
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Une fondation non point à partir d'un projet théorique à réaliser éventuellement, mais à la vue d'une réalisation déjà existante : une année de la revue avec son identité inchangée, son allure renouvelée. A vous de juger si vous allez, en ce mois de décembre 1990, participer vous-mêmes à cette fondation, lui apporter votre concours :
-- en abonnant quelqu'un de plus ;
-- en vous réabonnant par anticipation ;
-- ou en souscrivant un réabonnement de soutien pour deux ans.
Vous aurez été ainsi au nombre des fondateurs de la nouvelle série.
En devenant trimestrielle, à la suite des circonstances que vous savez, qui furent déplorables et cruelles, la revue ITINÉRAIRES, a tiré parti de l'épreuve. Elle y a trouvé une nouvelle carrure ; plus ample, et davantage de recul par rapport à l'écume des jours, une perspective manifestant mieux sa spécificité de revue à la fois studieuse et militante. Car elle est une revue de réflexion, de chronique doctrinale, d'approfondissement, des idées, comme il n'en existe aucune autre, et en même temps de militance au sens le plus authentique de militance spirituelle dans le temporel, selon la condition terrestre des membres de l'Église de Jésus-Christ, qui est en ce monde d'être une Église militante.
Jean Madiran.
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### DÉCLARATION D'IDENTITÉ
Au service\
du bien commun
Voici ce que la revue ITINÉRAIRES peut dire d'elle-même, de ses principes, de son dessein, Ce n**'**est pas un catalogue d'intentions gratuites. Cette synthèse qui a pris forme peu à peu, au fur et à mesure que nous avancions, a la caution et la garantie de trente-quatre années de travaux publiés.
Peut-être faudra-t-il une mise à jour du chapitre VII ? On verra. Ne nous hâtons pas trop de croire que le marxisme-léninisme n'existe plus.
J. M.
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I. -- L'honneur de servir
La revue ITINÉRAIRES est au service de ses lecteurs sous le rapport de leur bien commun intellectuel et moral. C'est par l'intermédiaire de cette finalité particulière qu'elle est ordonnée au service du bien commun temporel et spirituel.
L'œuvre de RÉFORME INTELLECTUELLE ET MORALE, chacun commençant par soi, est l'héritage que nous avons reçu de Louis Veuillot, de Frédéric Le Play, du cardinal Pie, du Père Emmanuel, de Péguy, de Maurras, des Charlier, de Massis, d'Henri Pourrat et de tous ceux qui avec eux et comme eux ont retrouvé le sens de notre véritable tradition, nationale et chrétienne.
Cet héritage, nous avons à le maintenir vivant et à le transmettre aux nouvelles générations.
La réforme intellectuelle et morale dont notre temps a besoin consiste en résumé à redonner à *l'esprit de sacrifice* la place qu'il occupe forcément dans la vie militaire, où il est plus visible, plus éclatant ce qui a une valeur d'exemple.
Aujourd'hui, au milieu de l'obscurantisme spirituel et du désert moral des sociétés modernes, que proposer à l'enthousiasme de la jeunesse, sinon d'abord l'austérité, la discipline, l'héroïsme militaires.
Et non pas notre devise officielle « liberté-égalité-fraternité » qui tient lieu d'idéal moral et civique à nos républiques.
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Certes il serait très important, au lieu d'en avoir une idée fausse, d'avoir une juste idée de la liberté, une juste idée de l'égalité, une juste idée de la fraternité ; et une idée juste des « droits de l'homme » : non pas des droits formulés comme si « l'homme » naissait adulte trouvé et était destiné à mourir célibataire. Même dans le cas d'une juste formulation, une « déclaration des droits » ne suffira cependant jamais à susciter la discipline nationale et l'esprit de sacrifice.
Il faut autre chose pour faire naître, cultiver, honorer l'esprit de sacrifice qui anime les vertus du travail, les vertus familiales et les vertus militaires.
Le véritable rôle des *pouvoirs culturels* est précisément de *cultiver les vertus* intellectuelles et morales : car toutes les vertus ont besoin d'être cultivées, elles ont besoin d'être exercées avec patience et énergie, elles ont besoin d'être encouragées et honorées, sinon elles s'anémient ou disparaissent.
Les pouvoirs culturels du monde moderne *cultivent les vices de la société permissive.* Ils cultivent l'esprit de jouissance au détriment de l'esprit de sacrifice ; ils cultivent l'esprit de revendication à la place de l'honneur de Servir au péril de sa vie.
Les vertus religieuses que cultive la tradition catholique sont aussi marginalisées, aussi discréditées que les vertus militaires.
Ce sera une fois encore l'alliance des vertus militaires et des vertus religieuses qui pourra :
-- partout dans le monde, refaire une chrétienté ;
-- et ici, restaurer le visage de la France, son âme et son honneur.
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II\. L'apostasie immanente
Après la mort de Pie XII, en 1958, il a fallu peu à peu, et de plus en plus, assumer des tâches supplémentaires, en raison de la défaillance des institutions religieuses responsables.
Nous l'avions écrit à Paul VI en 1972, et depuis lors la situation ne s'est pas améliorée :
« *Les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine.* »
Il faudrait tout vérifier par soi-même, et la plupart des prêtres et des fidèles n'en ont ni le temps, ni les moyens, ni la compétence.
Il est avéré, nous l'avions écrit à Paul VI, que « *les enfants, chrétiens ne sont plus éduqués mais avilis par les méthodes, les pratiques, : les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément* »*.*
Cette situation-là non plus ne s'est pas améliorée.
A contre-courant de cette apostasie immanente, et sans tomber dans un sédévacantisme immanent, nous gardons l'Écriture sainte, et le catéchisme romain, et la messe catholique.
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Nous voulons conserver, cultiver, transmettre *la pensée permanente, universelle et définie de l'Église,* en travaillant à notre place et par les moyens qui sont les nôtres :
1\. -- à la reconquête du *texte authentique et de l'interprétation traditionnelle* de l'Écriture sainte ;
2\. -- à la propagation des *trois connaissances nécessaires au salut et des quatre parties obligatoires* de tout catéchisme catholique selon la doctrine du catéchisme du Concile de Trente, seul catéchisme romain, étudié soit dans son texte même, soit simultanément dans ses adaptations authentiques comme le catéchisme de saint Pie X et le catéchisme de la famille chrétienne du P. Emmanuel ;
3\. -- au soutien matériel et moral des prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, *la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V.*
III\. -- Notre réclamation
Il est clair que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique ne peuvent guère avoir spontanément le courage ou le discernement de garder l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique ; ils ne peuvent guère avoir le courage ou le discernement de les maintenir coûte que coûte au centre de l'éducation des enfants.
*Pour qu'ils aient ce discernement et ce courage, il faut qu'ils y soient positivement et suffisamment incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela..*
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C'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue, nous l'avons adressée à Jean-Paul II en 1988 comme à Paul VI en 1972 :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe !*
Nous sommes à genoux devant les successeurs des apôtres, c'est un agenouillement d'hommes libres, comme disait Péguy, les suppliant et les interpellant pour le salut de leur âme et pour le salut de leur peuple. Qu'ils rendent au peuple chrétien la parole de Dieu, le catéchisme romain et la messe catholique.
Nous leur réclamons notre pain quotidien et ils ne cessent de nous jeter des pierres. Mais ces pierres mêmes crient contre eux jusqu'au ciel :
-- *Rendez-nous l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique !*
Notre réclamation, quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu.
IV\. -- Nos intentions
Les intentions de notre action intellectuelle et morale réclament un *combat spirituel.* Elles sont donc en même temps des *intentions de prière.*
Aussi souvent qu'ils le peuvent -- et si possible une fois par mois, régulièrement, ensemble, en quelque sorte institutionnellement, de préférence le dernier vendredi -- les rédacteurs, les lecteurs, les amis de la revue ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils trouvent une messe catholique, priant les uns pour les autres ;
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pour l'œuvre de réforme intellectuelle et morale ; aux intentions du clergé et du peuple abandonnés ; et faisant mémoire de nos morts :
Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, L'abbé V.-A. BERTO, Henri MASSIS, Dominique MORIN, André CHARLIER, Claude FRANCHET, Henri RAMBAUD, R.-Th. CALMEL, O.P., Henri CHARLIER, Jean-Marc DUFOUR, Luce QUENETTE, Gustave CORÇAO, Geneviève ARFEL, Émile DURIN, Fernand SORLOT, Joseph THÉROL, André GUÈS, B.-M. DE CHIVRÉ O.P., Bernard BOUTS, Michel de SAINT PIERRE.
Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre commun rendez-vous spirituel est la récitation, de préférence en latin, de l'Angelus (remplacé durant le temps pascal par le *Regina Coeli*)*.*
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V. -- Le premier droit des peuples
L'abaissement des nations européennes est venu de la lutte intestine qu'elles ont menée, en elles contre le christianisme, entre elles pour la domination temporelle.
Ces anciennes nations chrétiennes d'Occident ont finalement été livrées à la maçonnerie et au communisme par la trahison de leurs autorités constituées, les temporelles et les spirituelles. Elles ont été privées du premier de tous leurs droits : car le premier droit des peuples est celui d'être gouvernés selon la loi naturelle et en vue du bien commun national.
Ce premier droit est *la condition politique* de la *juste définition* et du *sage exercice* de tous les autres droits sans quoi les « droits de l'homme » subissent les manipulations subversives et alimentent les revendications révolutionnaires.
L'esprit qui domine le monde contemporain est celui de l'antidogmatisme maçonnique. Mais un *dogme,* cela veut dire une vérité objective, universelle, enseignée avec autorité (avec une autorité proportionnée au niveau naturel ou surnaturel de la vérité enseignée). Il n'y a plus aujourd'hui de dogmes reconnus par un consensus social. La seule loi subsistante est celle, factice et variable, de la prétendue volonté générale : autrement dit la loi du nombre, mais manipulée par les oligarchies en place.
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Les peuples sont ainsi livrés à l'anarchie intellectuelle, à l'arbitraire moral, au despotisme politique.
VI\. -- La vérité qui libère
Nous vivons dans une société systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons.
Notre résolution sans retour est de n'accepter aucune connivence avec les fausses politiques et avec les nouvelles religions du monde moderne. Ce n'est pas la connivence qui pourrait convertir les nouveaux barbares. Ils attendent sans le savoir quelque chose de radicalement différent de cet univers maçonnico-marxiste dans lequel ils sont sociologiquement enfermés. Ce quelque chose de radicalement différent, nous en avons la tradition, nous en avons le trésor, nous en avons le secret, et dans cette mesure nous en avons la charge. Ils attendent sans le savoir la vérité qui délivre : la vérité qui leur permettra de se connaître pécheurs et de se savoir sauvés. Ce qui est bien le contraire du monde moderne, qui croit n'avoir besoin d'aucun salut surnaturel, et n'être coupable d'aucun péché.
VII\. -- Face à l'esclavage
Le communisme est au XX^e^ siècle la forme la plus achevée de l'injustice sociale et de l'exploitation de l'homme par l'homme.
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Il impose une nouvelle forme d'esclavage, la plus totale que l'histoire ait connue jusqu'ici, parce qu'elle est la plus radicale négation du droit naturel et surnaturel.
La résistance aux entreprises de l'organisation communiste internationale est au premier rang de nos urgences temporelles. Elle n'est pas abolie, elle est assumée par nos urgences spirituelles : par les œuvres de la foi, de l'espérance et de la charité.
Dans le temporel nous travaillons pour l'éternel.
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AVIS PRATIQUES
\[...\]
============== fin du numéro 804.
[^1]: -- (1). Young : agronome anglais qui parcourut toute la France au cours de trois voyages dont le dernier en 1789. *Travels in France.*
[^2]: -- (2). Il y a dans le Tarn, et sans doute ailleurs, un canton où chaque petite unité foncière nouvellement érigée sur le partage de l'ancienne possède un magnifique pigeonnier construit à la fin du XVIII^e^ siècle. Leur nombre si grand sur un terroir si petit fut à l'origine de procès sans fin parce que le pigeon se nourrit librement des récoltes des autres et l'impôt qu'il prélève ne peut être supporté que lorsqu'il est levé avec mesure ! Lorsqu'il y a réciprocité, on s'aperçoit du coût exorbitant de l'opération tant la température très élevée de ces oiseaux leur fait brûler une grande quantité de nourriture pour un rendement très faible !
[^3]: -- (3). Le retour du droit écrit, fils du droit romain, impose ses lois dans le Code Napoléon aux coutumes pragmatiques de nos campagnes, aux sages usages respectés. C'est ainsi qu'on assortit au droit de propriété le droit d'user et d'abuser (*jus utendi, et abutendi*) dont les ravages sur l'ordre rural chrétien ne se firent pas attendre, avant qu'il n'entreprenne la destruction de la planète.
[^4]: -- (1). Ce point de vue est contesté par certains théologiens.
[^5]: -- (1). A la Saint-Georges 1923, Pie XI demanda aux scouts catholiques italiens d'être des « catholiques scouts », c'est-à-dire qui apportent dans leur religion les vertus que l'on exige des scouts...
[^6]: -- (1). Voir article sur Madame Royer dans ITINÉRAIRES, n° 331 de mars 1989.
[^7]: -- (1). Lisons en entier ce passage de l'encyclique *Lux veritatis *: « Nous n'ignorons pas que de nos jours plusieurs historiens tentent non seulement de laver Nestorius de toute tache d'hérésie, mais encore d'accuser Cyrille, le très saint évêque d'Alexandrie, d'iniques ressentiments. Il aurait calomnié Nestorius qu'il détestait, et aurait mis tout en œuvre pour provoquer une condamnation de doctrines que Nestorius n'aurait pas enseignées. Les défenseurs de l'évêque de Constantinople n'hésitent pas à porter cette très grave accusation contre Notre prédécesseur saint Célestin lui-même (qui, à cause de son ignorance, aurait été abusé par Cyrille), et même contre le concile d'Éphèse. -- L'Église universelle réclame la réprobation de ces vains et téméraires efforts : elle a toujours considéré la condamnation de Nestorius comme juste et méritée ; elle a toujours jugé orthodoxe la doctrine de Cyrille ; elle n'a jamais cessé de vénérer, au nombre des conciles œcuméniques, le concile d'Éphèse, inspiré par l'Esprit Saint. -- Car, sans citer tous les documents qui sont très nombreux et très clairs, il est bien connu qu'un grand nombre de partisans de Nestorius -- témoins oculaires de ce qui s'était passé, et n'ayant aucun lien avec Cyrille -- malgré l'amitié qui les attachait à Nestorius, malgré la séduction de ses écrits et malgré les passions ardentes de la controverse, abandonnèrent peu à peu, comme contraints par la lumière de la vérité après le concile d'Éphèse, l'évêque hérétique de Constantinople qui était *vitandus* selon la loi de l'Église. -- Beaucoup d'entre eux devaient être encore en vie lorsque Notre prédécesseur Léon le Grand écrivait à son légat au concile de Chalcédoine, Paschasinus de Lilybée : « Toute l'Église de Constantinople, avec tous ses monastères et de nombreux évêques, a souscrit aux anathèmes contre Nestorius et Eutychès. » -- Et dans sa lettre doctrinale à l'empereur Léon, le pape, sans être contredit, par personne, montrait Nestorius comme hérétique et maître d'hérésie : « Il faut anathématiser Nestorius, qui croyait que la Sainte Vierge Marie était la mère non pas de Dieu, mais de l'homme seulement, qui distinguait une personne humaine et une personne divine, qui affirmait que le Verbe de Dieu et l'homme n'étaient pas un seul Christ, et qui prêchait qu'il y avait en lui, séparément et diversement, le Fils de Dieu et l'homme. » Tout le monde sait que le concile de Chalcédoine, par une solennelle approbation, a réprouvé une nouvelle fois Nestorius et a fait l'éloge de la doctrine de Cyrille. -- Notre prédécesseur saint Grégoire le Grand, à peine sur le Siège de Pierre, dans la lettre synodale adressée aux évêques d'Orient, où il rappelle les quatre conciles œcuméniques de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine, prononce sur eux le très important jugement : « Dans ces conciles, l'édifice de la foi a été bâti sur une pierre d'angle... Quiconque n'accepte pas leur validité, même s'il paraît être une pierre, gît hors de l'édifice. » Tous doivent donc tenir avec certitude que Nestorius a vraiment enseigné des doctrines hérétiques ; que le patriarche saint Cyrille d'Alexandrie s'est montré un défenseur énergique de la foi catholique et que le pape saint Célestin I^er^, et avec lui le concile d'Éphèse, ont conservé la doctrine traditionnelle et l'autorité suprême du Siège apostolique. »
[^8]: -- (2). Théodose II le Jeune (petit-fils de Théodose I^er^ le Grand), empereur d'Orient de 408 à 450 ; Valentinien III, empereur d'Occident de 425 à 455.
[^9]: -- (1). *S. Greg. Dialog.* Lib. II. Cap. 2.
[^10]: -- (2). Le P. Lejeune, *Panégyrique de saint Benoît.*
[^11]: -- (3). *S. Greg. Dialog.* Lib. II. c. 2.
[^12]: -- (4). *Sap.* IV. 1.
[^13]: -- (5). *S. Greg. Dialog.* Lib. II. c. 1.
[^14]: -- (6). *De Imitat.* Lib. II. c. 2.
[^15]: -- (7). II *Tim.* II. 21.
[^16]: -- (8). *Ps.* 113.
[^17]: -- (9). IV *Reg.* III. 14.
[^18]: -- (10). *Reg. S. P. Ben.* Cap. IV
[^19]: -- (11). *Ibid.* C. VII.
[^20]: -- (12). *Heb. *X. 38.
[^21]: -- (13). *Prolog.*
[^22]: -- (14). *Reg.* C.V.
[^23]: -- (15). *Reg.* Cap. IV, 42-43.
[^24]: -- (16). *Reg.* Cap. XXVIII.
[^25]: -- (17). *Reg.* C. XXXI.
[^26]: -- (18). *Reg.* C. II.
[^27]: -- (19). *Ibid.*
[^28]: -- (20). *Reg.* C. XXVII.
[^29]: -- (21). *Ibid.* C. LXIV.
[^30]: -- (22). *Ibid.*
[^31]: -- (23). *Ibid.*
[^32]: -- (1). Pour éviter un autre malentendu, précisons que nous avions en vue dans ce passage la philosophie moderne du droit naturel, tirée de Grotius, et non la doctrine classique d'Aristote ou de saint Thomas, dont les révolutionnaires ne se souciaient pas. A cet égard, la distinction faite par Michel Villey est essentielle.
[^33]: -- (1). Elle a même reçu le Prix Saint-Louis en 1979.
[^34]: -- (1). *Mathilde Wesendonck ou le rêve d'Isolde* par J. Cabaud ; éditions Actes Sud.
[^35]: -- (2). Extrait de la fin d'*Un musicien étranger à Paris.*
[^36]: -- (3). Lettre à Constantin Frantz en 1877.
[^37]: -- (1). On notera qu'il s'agit de *tous ceux* qui le demandent. La demande doit être adressée *directement* à la commission que préside à Rome le cardinal Mayer, exerçant par délégation, en la matière, la juridiction ordinaire et immédiate du souverain pontife sur l'ensemble de l'Église et sur chacune de ses parties. Bien entendu, l'évêque du lieu sera *informé* de la décision prise par la commission pontificale du cardinal Mayer.
[^38]: -- (2). Il s'agit, au canon 1044, des prêtres et des évêques qui ont été ordonnés ou consacrés malgré une « irrégularité ». L'*irrégularité* est l'empêchement canonique de recevoir ou d'exercer licitement les ordres sacrés ; elle est perpétuelle, c'est-à-dire qu'elle ne cesse que par dispense. Les prêtres et les évêques qui sont dans ce cas peuvent obtenir la *dispense* qui régularise leur situation en s'adressant directement à cette commission pontificale *Ecclesia Dei* que préside à Rome le cardinal Mayer.
[^39]: -- (3). « *Devant ces prêtres* »* *: devant les prêtres concernés par l'alinéa précédent, c'est-à-dire qui n'ont pas été licitement ordonnés, donc qui n'ont pu recevoir valablement la délégation requise par le canon mentionné n° 1108 : « Seuls sont valides les mariages contractés devant l'Ordinaire du lieu ou devant le curé, ou devant un prêtre ou un diacre délégué par eux. » Pour ce motif on peut tenir pour invalides les mariages qui auraient été célébrés par exemple à Saint-Nicolas-du-Chardonnet devant un prêtre n'ayant pas reçu délégation. La *sanatio in radice* est la validation, avec effet rétroactif, d'un mariage invalide. Les mariés dans ce cas sont donc invités à s'adresser *directement* au cardinal Mayer.
[^40]: -- (4). « *Qui partagent cet esprit* »* *: par quoi l'on voit que *cet esprit* n'est plus réputé condamnable, bien qu'il soit toujours persécuté à divers niveaux, à l'intérieur même de l'Église. L'autorité pontificale (si contestée aujourd'hui en fait, et même en droit, par beaucoup d'évêques) songe donc à protéger, contre l'arbitraire des administrations ecclésiastiques locales, la légitimité de « cet esprit ».
[^41]: -- (5). Il s'agit donc bien, pour la commission du cardinal Mayer, comme nous l'indiquions à la note 1, d'exercer en la matière, par délégation, le pouvoir pontifical.
[^42]: -- (1). Exactement, en novembre 1989. -- Jean-Paul II lui-même, le 5 novembre, avait déclaré dans son discours à l'ouverture de la réunion plénière du sacré-collège des cardinaux, que le concile doit être « *entendu à la lumière de toute la sainte Tradition et sur la base du magistère constant de l'Église* »*.* (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^43]: -- (1). Ce Pierre Gallay a l'indécence méchante d'exhumer -- d'ailleurs de seconde main et de manière suspecte -- ce que le théologien privé Ratzinger aurait dit autrefois pour l'opposer à ce qu'il signe aujourd'hui ès qualités de préfet de la congrégation de la doctrine. Cette attaque personnelle et déplacée caractérise bien l'éditorial de Pierre Gallay comme un éditorial de combat.