# 805-03-91 (Printemps 1991 -- Numéro V) 1:805 ### L'Église toujours sans catéchisme par Jean Madiran LES PLUS RÉCENTES nouvelles de la préparation du catéchisme universel ont été données par un rapport détaillé du cardinal Ratzinger au dernier synode épiscopal. Ces nouvelles ne sont pas très bonnes ([^1]). Elles ne sont pas très bonnes parce que les représentants de l'Église enseignante paraissent igno­rer la grande misère spirituelle et l'état d'urgence où se trouve depuis le concile L'Église enseignée privée de son catéchisme. 2:805 L'Église enseignante, qui a créé cette situation, accepte sans désolation ni inquiétude de la voir se prolonger. Pendant vingt ans, elle ne s'est apparemment aperçue d'aucun déficit. En 1985, le synode extraordinaire réuni à Rome pour le vingtième anniversaire de Vatican II a enfin émis, mais sans impatience et d'ailleurs sans grande spontanéité, le vœu que soit « préparé un catéchisme universel ou condensé de la doctrine catholique ». La préparation ne s'est pas départie depuis lors d'un train de sénateur. Elle se donnait cinq ans pour aboutir. Le cardinal Ratzinger, maître d'œuvre (ou plus exactement, président de la commission qui est le maître d'œuvre), déclare maintenant qu'il serait prématuré de dire combien de temps il faudra encore. Les expressions désuètes d' « Église ensei­gnante » et d' « Église enseignée », je les emploie à dessein : elles ne sont plus en usage dans une Église qui effectivement, en un sens et sous un rapport que je vais tâcher de dire dans cet article, n'est plus enseignante en acte. Elle a une *catéchèse,* ça oui, et considérable, et ne le laisse pas ignorer. Elle n'a pas de *catéchisme.* Elle réalise le tour de force d'une *catéchèse sans catéchisme.* 3:805 #### I. -- LA FOI Cette catéchèse\ sans catéchisme Qu'est-ce donc que la « catéchèse » ? Après avoir tellement entendu employer ce mot sans qu'il soit défini, on espère qu'il sera reposant de s'en remettre à la définition que Jean-Paul II s'est finalement résolu à en donner, -- définition par mode de description, -- que l'on suppose destinée à tenir compte des expériences antérieures et à baliser leurs incertitudes ([^2]) : « Par la catéchèse l'Église conduit les fidèles, par un itinéraire de foi et de conversion, à une écoute responsable de la Parole de Dieu et à une généreuse disposition pour accueillir ses exigences. Elle veut ainsi favoriser la rencontre personnelle avec Dieu, en formant des disciples attentifs au Seigneur, qui participent à sa mission universelle. La catéchèse se révèle alors la voie spécifique pour découvrir non seulement le dessein salvifique de Dieu en général et la signification ultime de l'existence et de l'histoire, mais aussi le projet particulier qu'il a sur chacun dans la perspective de l'avènement du Royaume dans le monde. » 4:805 Définition plus rhétorique et exhortatoire que didactique, en une terminologie fort extérieure à celle de l'enseignement du catéchisme aux enfants. Ainsi décrite, la « catéchèse » semble destinée aux adultes, voire, parmi eux, surtout aux intellectuels. A cet endroit Jean-Paul II se réfère à une citation de son exhortation antérieure *Catechesi tradendae :* « La catéchèse tend à développer l'intelligence du mystère du Christ à la lumière de la Parole, pour que l'homme tout entier soit imprégné par elle. Transformé par l'action de la grâce en une nouvelle créature, le chrétien se met ainsi à suivre le Christ et, dans l'Église, apprend toujours mieux à penser comme lui, à juger comme lui, à agir en conformité à ses commandements, à espérer comme il nous y invite. » Puis il reprend son propos en ces termes : « Le cheminement de la catéchèse atteint pleine­ment son sommet quand il se fait école de prière, c'est-à-dire de formation à un colloque passionné avec Dieu, Créateur et Père ; avec le Christ, Maître et Sauveur ; avec l'Esprit Saint, qui donne la vie. Grâce à un tel colloque, *ce que l'on écoute et apprend ne reste pas dans l'esprit mais conquiert le cœur et tend à se traduire dans la vie.* 5:805 En effet, la catéchèse *ne peut pas se contenter d'annoncer les vérités de la foi,* mais elle doit viser à *susciter la réponse de l'homme...* » C'est moi qui souligne les dernières expressions, les expressions décisives. Le souci dominant de la catéchèse sans catéchisme s'est en effet détourné de *ce que l'on apprend,* autrement dit de *l'annonce des vérités de la foi,* présupposé théorique considéré comme un acquis ne soulevant aucun problème ; et ce souci dominant s'est hypnotisé sur le dessein de *susciter la réponse de l'homme* (de l'enfant, non ?), afin que « ce que l'on apprend » tende à « se traduire dans la vie ». Dessein tout à fait nécessaire, mais qui ne relève pas directement de l'instruction religieuse. Or l'instruction religieuse est tombée en désué­tude : on ne la nomme plus ainsi, parce qu'elle n'existe plus en tant que telle. C'était « *le caté­chisme* » : le manuel, et l'enseignement de ce Manuel, expliqué et récité. Il n'y a plus aujourd'hui, dans la pédagogie officielle, ni classes de catéchisme ni livres de catéchisme. Il y a une « catéchèse », obnubilée par le dessein unique de *traduire dans la vie*, mais d'y traduire quoi ? D'y traduire ce que l'on a de moins en moins appris ; d'y traduire ce que l'on a insuffisamment appris ; d'y traduire ce que l'on n'a pas appris. 6:805 Tel est bien *l'esprit du concile :* cet esprit qui ne correspond à la teneur littérale d'à peu près aucun des décrets conciliaires, -- mais il correspond bien, en revanche, à la lettre, à la substance, à la logique explicites du discours d'ouverture lu le 11 octobre 1962 par le pape Jean XXIII. On a mille fois raison de protester que l'esprit du concile tel qu'on le parle depuis vingt-cinq ans est étranger à la plupart des textes réellement promulgués par le concile, et même, à l'occasion, est contraire à plusieurs de ses prescriptions impératives. Il reste toutefois que cet « esprit du concile » est bien l'esprit et la lettre du discours d'ouverture. Je ne dis pas que cela suffise à le justifier ou à l'authentifier ; mais cela explique et sa nature et son installation souveraine dans la plus grande partie du corps épiscopal. L'esprit du concile, qui est aussi celui de la catéchèse sans catéchisme, professait hautement, le 11 octobre 1962, qu'il n'y avait dans l'Église aucune contagion d'erreur doctrinale, aucune hérésie, aucun risque d'adultération des vérités de la foi, et que seuls des « prophètes de malheur » pouvaient en nourrir la trompeuse et détestable illusion. Une telle assurance ne se fondait pas sur une enquête vigi­lante qui aurait abouti à des résultats rassurants. Elle se fondait sur une absence de vigilance ; sur une indifférence croissante à la vérité dogmatique. De cette indifférence nous avons eu depuis vingt-cinq ans des dizaines et des dizaines de témoignages trop évidents pour être récusés. La préoccupation dominante de *traduire dans la vie* est devenue un activisme aveugle. La primauté de la contemplation, fondement naturel et fondement surnaturel de la dignité humaine, a été pratiquement abolie dans le compor­tement ordinaire de l'Église conciliaire. 7:805 Il est vrai que l'instruction religieuse ne suffit point : insuffisante, mais indispensable. Jusqu'à la mort de Pie XII en 1958, le pape et les évêques en communion avec lui avertissaient solennellement, ils avertissaient depuis un siècle ou davantage que la décadence du christianisme prove­nait avant tout du déficit croissant des *connaissances religieuses* chez les chrétiens. Puis le moment est tenu où ce déficit des connaissances a suffisamment gagné la hiérarchie elle-même pour qu'elle n'y soit plus sensible. Alors elle n'en a plus parlé. Et s'est ouverte l'ère de la catéchèse sans catéchisme. Les communautés chrétiennes vivent maintenant dans un doute profond sur ce qui est « de foi » et ce qui ne l'est pas ; un doute sur les invariants ; un doute sur les points fixes. C'est Soljénitsyne qui observe que *la pseudo-élite intellectuelle tourne en dérision le caractère absolu des notions de Bien et de Mal, sous le couvert du* « *pluralisme* » *des idées et des actes* ([^3])*.* Crise intellectuelle et morale de la « modernité » ; crise de l'anti-dogmatisme moderne. L'antidote est un catéchisme ; l'antidote adéquat est le catéchisme catholique. 8:805 #### II. -- L'ESPÉRANCE La récupération\ du Pater, disparu L'Église pourtant était en possession de son catéchisme. C'est elle-même qui s'en est dépossédée. Et quand, en 1985, elle s'est proposé d'en avoir un à nouveau elle a procédé à partir de rien, comme si elle n'en avait jamais eu. Ou plutôt, elle a procédé dans une méconnaissance extraordinaire de ceux qu'elle avait eus. C'est ainsi, selon le rapport Ratzinger, que la commission chargée de diriger la confection d'un catéchisme avait d'abord décidé « de donner au catéchisme une structure tripartite (Credo, sacrements, commandements), estimant que celle-ci a fait ses preuves dans la tradition catéchéti­que ». *A fait ses preuves dans la tradition catéchétique !* C'est tout à fait inexact. La « structure tripar­tite » traditionnelle est celle des connaissances nécessaires au salut, qui sont effectivement trois, mais qui ne sont pas celles-là. Ce sont le Credo, oui (dont l'explication instruit la vertu théologale de foi), mais ensuite le Pater (dont l'explication instruit la vertu théologale d'espérance) et les Commande­ments (dont l'explication instruit la vertu théologale de charité). 9:805 Et comme il ne suffit pas de connaître le bien pour le faire, une quatrième partie concerne les sacrements, sans le secours desquels les trois connaissances demeurent ordinairement inefficaces. Ainsi le catéchisme catholique comporte *trois* connaissances nécessaires et *quatre* parties obliga­toires. Que la commission l'ait ignoré n'est guère surprenant. Mais le président de la commission est le cardinal Ratzinger en personne, qui avait rappelé les *quatre* parties obligatoires, avec une grande puis­sance d'exposition et une non moins grande vigueur de conviction dans ses conférences de janvier 1983 à Lyon et à Paris : le surprenant est qu'en 1986 il l'ait oublié ou que, plus vraisemblablement, il se soit cru obligé de provisoirement le taire. En mai 1988, « lors de la troisième session de la commission avec le comité de rédaction », il fut « décidé d'ajouter un exposé sur le Notre Père aux trois parties du catéchisme, en guise d'épilogue ». Il avait donc fallu deux années aux commissaires directeurs et aux comitards rédacteurs pour décou­vrir la nécessité du Pater dans le catéchisme. Il eût été plus simple (et plus rapide) de connaître son catéchisme et de ne l'avoir pas aussi gravement oublié. L'excuse des comitards et commissaires est que cet oubli est général. C'est toujours par la réduction ou l'omission du Pater que la dégénérescence des catéchismes a commencé au XX^e^ siècle ; 10:805 c'est tou­jours le Pater que le catéchisme a perdu en premier. Le reste a suivi plus ou moins vite. La récupération actuelle est une bonne chose, mais elle n'est pas une pleine redécouverte. Car le Pater est retrouvé au titre de « prière ». Mais le Credo en est une lui aussi, il n'est cependant pas enfermé dans la rubri­que des « prières », son « exposé » enseigne les vérités de la foi, et que l'on doit croire. L'explication du Pater enseigne ce que l'on doit désirer ; deman­der ; espérer. La dérive par laquelle le Pater n'est plus que l'occasion d'exhorter à la prière correspond à la crise essentielle du XX^e^ siècle, qui est une méconnaissance de l'espérance théologale : crise de finalité, la pensée moderne est anti-finaliste, elle a ouvert ainsi la voie à un détournement révolution­naire de la capacité humaine d'espérance ; celle-ci n'étant plus surnaturellement nourrie s'est trouvée offerte sans défense au premier occupant, aux pro­messes et aux manipulations subversives, dont elle n'arrive ensuite à se déprendre que par la déception, le scepticisme et le désespoir. Un vieux maître du début du siècle avait averti : « Si l'on ne vit pas comme l'on pense, on finit par penser comme l'on a vécu. » La foi qui ne vit pas dans l'espérance du ciel finit par ne plus croire fermement au ciel. Ce fut le cheminement du chris­tianisme, de Vatican I à Vatican II. Il se résume dans l'évolution des catéchismes : d'abord plus ou moins sans Pater, ils ont fini par n'être plus des catéchismes. 11:805 #### III. -- LA CHARITÉ La tradition vivante\ du catéchisme catholique Le rapport du cardinal Ratzinger nous apprend encore qu'à la date du 15 octobre 1990, la commis­sion avait reçu du corps épiscopal 938 dossiers de réponses au « projet révisé » qui avait été « présenté à l'examen de tous les évêques à partir de novembre 1989 ». Ces réponses ont été données pour la plu­part individuellement par des évêques, ou quelque­fois par la conférence épiscopale ; en France ce ne fut ni l'un ni l'autre, mais la « commission compé­tente » (?). Il en a résulté, au total, 24.000 proposi­tions de changement, qu'il « s'agit maintenant d'exa­miner » et ensuite « d'intégrer dans une version pré­définitive qui sera soumise au jugement de la com­mission, laquelle, quand elle aura apporté ses der­nières corrections, transmettra le texte au saint-père ». Une telle procédure, encore plus interminable que les contes des mille et une nuits, est évidemment abracadabrante. 12:805 A cause des idées débridées aujourd'hui cou­rantes sur la collégialité, le consensus, l'élaboration collective, il n'y avait sans doute pas moyen de faire autrement ? Peut-être au demeurant n'est-ce qu'un leurre, destiné à laisser supposer aux 938 opinants que l'on a réussi à intégrer leurs 24.000 propositions, crois-moi benoît... Dans un nombre inconnu de mois ou d'années, un nouveau catéchisme universel sera donc promul­gué. Tard venu à coup sûr ; souhaitons-lui de n'être pas, en outre, mal venu. Son apparition mettra-t-elle un terme à la désertification intérieure du catho­licisme ? Les causes de la présente *vacatio catechismi* ne se résument pas en une simple absence accidentelle. Cette absence a été voulue. La volonté d'interdire et d'abolir a provoqué comme une désintégration en chaîne dans toute l'étendue de l'univers spirituel. On n'a pas accepté que le Catéchisme du concile de Trente et le Catéchisme de saint Pie X demeurent en vigueur jusqu'à la promulgation du nouveau caté­chisme universel. On a disqualifié tous les caté­chismes catholiques pré-existants. Même en 1985, quand on s'est mis à souhaiter d'en avoir un, on n'a eu ni un regard ni une pensée pour les catéchismes assassinés, on n'a pas eu l'idée de travailler à partir d'eux, pour une toilette rénovatrice de leur vocabu­laire qui aurait porté remède au vieillissement du langage, et qui aurait suffi. Non : ce fut *du passé faisons table rase.* Le principe opérationnel, en ce domaine comme dans les autres, est que ce qui a précédé le concile est périmé ; 13:805 ou en tout cas ce qui a précédé Jean XXIII, fondateur en somme d'une nouvelle dynastie pontificale. Un tel sentiment, un tel comportement sont inséparables d'un anti­catholicisme subreptice ; mais ils ont été répandus d'un bout à l'autre de la catholicité. Même quand la mise hors la loi des catéchismes catholiques pré-existants ne résultait que d'un inter­dit implicite ou indirect, il y avait bien l'intention d'interdire, puisque ceux qui, restaient fidèles à ces catéchismes anté-conciliaires furent d'emblée, sans hésitation, considérés dans l'Église et traités comme des rebelles ; comme des dissidents. Quand je fis, paraître en 1967 une réédition du Catéchisme de saint Pie X, et du Catéchisme du concile de Trente en 1969, on ne manqua pas de me reprocher la mention de l'éditeur (légalement obliga­toire) : -- *Si l'on voit que ça vient d'* « *Itinéraires* »*,* me répétait-on de plusieurs côtés, *les évêques n'en vou­dront pas.* C'était leur supposer une attitude misérablement mesquine. Et c'était faux. C'est l'inverse qui était vrai. L'épiscopat n'écartait point Trente et saint Pie X par répulsion pour la revue ITINÉRAIRES qui les exhumait ; l'épiscopat excluait ITINÉRAIRES et tous autres semblables parce que nous maintenions vivante la tradition décriée de saint Pie X, de Trente et des monuments classiques de la doctrine catholi­que qu'il aurait fallu tenir pour périmés. 14:805 Néanmoins nous avions, dès 1967 et 1969, assuré ainsi, pour notre part et à la mesure de nos moyens, *la tradition vivante du catéchisme catholi­que.* Nous en avions retrouvé et répandu la condi­tion matérielle. Il ne nous échappait pourtant point que cette condition matérielle ne suffisait pas. Deux conditions sont nécessaires pour qu'un catéchisme soit catholique : -- son objet matériel, il faut qu'il soit effective­ment catholique : par son contenu ; -- son objet formel, il faut qu'il soit présenté, proposé, enseigné comme catholique par le magis­tère actuel du pape et des évêques. L'autorité de saint Pie V pour le Catéchisme (dit) de Trente, l'autorité de saint Pie X pour le catéchisme qui porte son nom, nous garantissent que leur contenu est matériellement catholique. Pour que leur vertu de catéchismes catholiques soit pleinement efficace, il leur manque d'être, aujourd'hui comme ils l'étaient avant-hier, présentés, proposés, enseignés par le pape et les évêques. C'est pourquoi, depuis 1970, nous répétons inlas­sablement notre réclamation : -- *Rendez-nous le catéchisme catholique...* La première, la plus grande charité est de don­ner le pain surnaturel du catéchisme à ceux qui le réclament. -- *A son fils qui réclame du pain, un père donnera-t-il une pierre ?* 15:805 Depuis vingt ans, la charité théologale n'a pas encore, dans l'Église hiérarchique, réussi à surmon­ter ce qui lui fait obstacle. -- *Rendez-nous le catéchisme...* A la place de ce pain, ce sont toujours des pierres, depuis vingt ans. La foi et l'espérance passeront, mais la charité est éternelle. Jean Madiran. 16:805 ### Immigration : réponse à un libéral par Guy Rouvrais « UNE GAUCHE attentive aux besoins des immi­grés et à leurs droits, une droite hostile et même souvent raciste, telle est l'image qui a été peu à peu imposée aux Français... par la gauche évidemment. Si cette dichotomie est facile à uti­liser politiquement, elle ne correspond pourtant pas à la réalité. Car il existe une position libérale, dont l'expres­sion est malheureusement trop rarement exprimée mais qui doit partir, nous semble-t-il, des propositions suivantes... » 17:805 Ainsi parle Pascal Salin, éminent théoricien du libé­ralisme économique, et même, dit-on, d'un ultralibéralisme, dans les colonnes du *Libéral européen* ([^4])*.* Enfin, on peut engager le débat avec un libéral ! Il déplore que sa position soit « trop rarement exprimée », mais à qui la faute ? C'est en vain que le mouvement national demande aux partis libéraux de débattre, sur le fond, de leur conception de l'immigration. Au lieu de ce débat, nous avons droit au mépris, à l'injure, à l'ana­thème, ce en quoi les libéraux ne se distinguent pas des socialistes. Remercions donc ce penseur, proche du parti répu­blicain, de ne pas se dérober. \*\*\* Quel est le principe fondamental d'une politique libérale de l'immigration ? Celui-ci : « Il serait incohé­rent, de la part d'un libéral, de plaider en faveur de la liberté de mouvement des produits et des capitaux (...) et de refuser cette liberté aux hommes eux-mêmes. Pour un libéral, le monde idéal est un monde sans frontières, c'est-à-dire sans ces obstacles artificiels qui résultent de l'exercice de la contrainte physique par les États. » Et il précise : « *Les hommes sont égaux en droit. Un libéral est fondamentalement tolérant : ne reconnaissant comme seule réalité humaine que les individus, il considère que tous sont également dignes de respect et également libres.* 18:805 L'article pourrait, devrait s'arrêter là. Si les nations ne sont que l'agrégat accidentel d'individus sur un terri­toire donné par le hasard ou la nécessité, il n'y a plus d'immigrés nulle part chacun est chez lui partout. Personne n'a le droit moral d'empêcher quiconque de s'installer où il veut. Pourtant, M. Salin développe longuement son pro­pos pour conclure « qu'il ne peut exister de société sans exclusion ». Ainsi, « le problème qui se pose à la société française n'est donc pas de savoir s'il faut exclure ou ne pas exclure, mais de déterminer qui décide de l'exclusion ou de la non-exclusion, selon quels critères et selon quels processus ». Il est donc légitime, d'exclure certains immi­grés : « Après tout, dit-il, bien des clubs pratiquent la discrimination sans qu'on trouve à y redire : il ne suffit pas de cotiser pour devenir membre, il faut encore être parrainé ou appartenir à certaines catégories, par exem­ple celle des joueurs de billard, si l'on veut entrer dans un club de billard ! » Comment, en partant des prémisses exposées ci-dessus, peut-il arriver à une conclusion contraire ? Réponse : en reniant les principes libéraux par lui défen­dus, et ce sans même s'en rendre compte. \*\*\* Il expose d'abord ceci : « La reconnaissance et la défense des droits de propriété sont le fondement d'une société libre. Or, être propriétaire d'un bien -- qu'on a créé ou obtenu par l'échange --, c'est avoir le droit, si on le désire, d'empê­cher les autres d'utiliser ce bien ou d'en disposer, c'est-à-dire de les *exclure.* L'exclusion est donc le fondement d'une société libre, puisqu'elle signifie le refus de laisser n'importe qui empiéter sur la liberté et l'activité d'autrui. 19:805 Autrement dit, la liberté de se déplacer ne signifie pas qu'on peut aller n'importe où, utiliser n'importe quel bien, exercer n'importe quelle activité, sans tenir compte des droits des propriétaires légitimes de ces lieux, de ces biens, de ces activités. » Certes, mais, dans ce cas, l'égalité de droit, qui fonde la liberté de l'individu de s'installer où il veut, selon le libéral, n'est plus première, elle est subordonnée à un droit, au moins, celui de propriété ! Lorsque Pascal Salin prétend que « l'exclusion est donc le fondement d'une société libre », il confond sciemment la conséquence et la cause. L'exclusion n'est que le corollaire d'une *appartenance.* Sociologiquement, la société, ou, plus exactement, la communauté, est fondée sur l'appartenance. On en exclut ceux qui ne veulent pas se plier aux lois de cette appartenance. Mais on comprend pourquoi notre auteur préfère parler d'ex­clusion que d'appartenance : il serait obligé d'admettre que les individus ne sont pas « la seule réalité humaine » mais que d'autres réalités naturelles, et surnaturelles, lui préexistent et qu'il ne peut exister sans elles. C'est ce que Maurras a magistralement exposé dans la préface à *Mes idées politiques.* Cela est si vrai que Pascal Salin écrit ceci également : « ...on oublie que l'immigration est moralement coû­teuse pour l'immigré : il quitte son environnement fami­lial et culturel, il doit se déplacer, apprendre des manières de vivre, des techniques nouvelles ou une autre langue, acquérir la possibilité de s'établir dans le lieu où il émigre. 20:805 Logiquement, par conséquent, l'immigré qui vient par exemple en France doit supporter des coûts plus élevés qu'un Français déjà installé sur place pour obtenir le même niveau de vie ». Voilà donc que notre libéral, « ne reconnaissant comme seule réalité humaine que les individus », décou­vre que cet individu abstrait, intemporel, sans racines, sans famille, sans religion, a une famille, une culture, un pays ! Il ne le découvre qu'au moment où il entend y renoncer pour s'insérer dans une autre famille, un autre pays, une autre culture. Autrement dit, l'immigré, quand il est chez lui, est un individu libre de s'installer où il veut ; quand il est chez nous, c'est un homme qui a des racines qui le lient à sa terre, racines auxquelles il doit renoncer douloureusement, et nous devons lui faciliter cette mue. D'où, entre autres, le droit au « regroupe­ment familial ». \*\*\* Ce en quoi Pascal Salin reste libéral, c'est qu'il entend ne pas confier à l'État le droit d'exclure. Il abandonne cette tâche au « marché ». On exclut les immigrés dont l'économie n'a pas besoin on accepte ceux qui procurent « des apports potentiels à la société où ils désireraient vivre ». On voit l'amoralité foncière du libéralisme qui a de la personne humaine -- qu'il appelle significativement et systématiquement un « individu » -- une conception purement utilitariste. C'est dans le même mouvement que Pascal Salin plaide en faveur « de la liberté de mouvement des produits et des capitaux » et de la liberté théorique, pour l'individu, de s'installer où il veut. 21:805 Ainsi, l'homme est-il assimilé à un bien marchand, à moins que ce ne soient ces derniers qui soient élevés à la dignité dont on revêt la personne humaine. Plus respectueuse est notre conception qui voit dans l'homme l'héritier d'une communauté et qui, pour cela, entend conserver et protéger ses racines naturelles pour l'ouvrir au spirituel. Guy : Rouvrais. 22:805 ### Désarrois de la gauche intellectuelle par Danièle Masson LES TEMPS SONT DURS pour les maîtres à penser. Jean Daniel, directeur du *Nouvel Observateur,* sent que la maîtrise lui échappe sur des troupes qu'il ne reconnaît plus, et, qu'il le sente ou non, sa pensée s'égare sur des terres qui lui sont étrangères. Il rêvait naguère de « faire l'événement », de le prévoir, de l'infléchir, presque de le façonner, si bien qu'on l'associe à lui, qu'on ne puisse plus le séparer de lui ; en somme, il marquait le métier de journaliste du sceau des pro­phètes de l'Ancien Testament. 23:805 Mais, bien qu'il reste parfois, mais de moins en moins, orfèvre du verbe, c'est un prophète qui bégaie. Rien ne le montre mieux que le *Nouvel Observateur* du 3 au 9 janvier. En page de couverture : « Juifs, musul­mans, chrétiens : la revanche de Dieu ». Des journalistes ont enquêté auprès des musulmans, auprès des hin­douistes, auprès des « chachas » (les charismatiques, issus du protestantisme). Alors que Jean Daniel, dans son éditorial, s'interroge sur l'identité, et finalement sur l'identité de la France, remarquons que ses enquêteurs observent un étourdissant silence sur l'élément fondateur de l'identité française le catholicisme romain. Mais enfin, un constat unanime : Dieu « ressuscite », Dieu « attaque », « vraiment partout » ; il a « une stra­tégie pour nous reconquérir », « l'école est son terrain de combat ». Bref, la guerre à craindre, ce n'est pas la guerre que les hommes se font les uns aux autres, ou dont ils se menacent les uns les autres ; c'est la guerre que Dieu nous fait. L'intérêt d'une telle enquête, c'est l'analyse des causes de cette revanche, terrifiante et tous azimuts, de Dieu. « La révolution joue aujourd'hui le rôle que joua jadis la vie éternelle » disait Malraux. Tant que les deux blocs restaient étanches, les choses étaient à peu près claires. A l'Est, les pauvres (intellectuellement et spiri­tuellement) d'un monde communiste qui ressemblait pour eux à la fois à une prison et à un jardin d'enfants pouvaient rêver du paradis de la société de consomma­tion. A l'Ouest, leurs homologues pouvaient encore rêver du grand soir. Sur l'écroulement des murs, se sont levées les aubes navrantes. Sur la révolution en ruine, se lève l'espérance de la vie éternelle. Les journalistes de *L'Obs*. sentent qu'ils chassent en terre étrangère, hostile, où ils ont perdu leurs coordonnées. Ils essaient bien de retrouver leurs vieilles lunettes idéologiques, leurs grilles de lecture usagées : les marchands d' « opium du peuple », disent-ils, profitent du « malaise de la civilisation », des « dysfonctionnements de la société ». Mais ils se heur­tent à deux inconnues. 24:805 La première : le réveil religieux est rarement le fait du clergé, mais des laïcs. De laïcs souvent jeunes, édu­qués dans la culture séculière. L'école, qui devait les affranchir de la tutelle de Dieu, les y ramène : « L'inven­tion du calcul intégral, la physique quantité confortent leur théologie. Les succès scientifiques deviennent une preuve de l'existence de Dieu. » Alors, le Dieu des philosophes et des savants, non d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ? Non : les outils intellectuels acquis pendant leurs études, « ils s'en servent pour opérer un retour aux textes sacrés ». L'école laïque se retourne contre elle-même. Allons plus loin que *L'Obs. *: si l'on savait décrypter les grandes révoltes écolières et estudiantines -- 68, 86, 90 -- au lieu de ne les lire qu'à travers ceux qui les ont défigurées, manipulées, récupérées, on com­prendrait qu'elles sont, dans le meilleur d'elles-mêmes, des révoltes contre la laïcité vide et meurtrière, et la quête obscure de vrais maîtres de vie et de pensée. La deuxième inconnue, c'est « le désarroi ». C'est un mot qui devient à la mode. Les journalistes de *L'Obs*. évoquent « les religions du désarroi » qui renaissent dans un monde en désarroi : « Le renouveau religieux révèle le vide sidéral laissé par la mort des utopies terrestres... L'effondrement soviétique a creusé la brèche du désarroi. » Le désarroi. Arrêtons-nous un moment sur ce beau mot. Le désarroi renvoie à l'arroi, c'est-à-dire au train, à l'équipage qui nous accompagnent, et qui nous encom­brent. Le désarroi, c'est l'arrachement douloureux, mais aussi le dépouillement bénéfique de l'appareil temporel. Il creuse un vide, il ouvre une brèche, certes... Et les brèches ouvrent souvent sur le ciel. 25:805 Il serait téméraire de dire que ce désarroi est celui de Jean Daniel. Mais enfin, en cette période de vœux (« et surtout la santé ! »), c'est ce désarroi-là que je serais tentée de lui souhaiter. En tout cas, loin de « faire l'événement », il tâtonne, le suit à la trace, et on ne peut pas dire qu'il soit fin limier. Ce qui frappe dans son éditorial du 9 janvier, c'est la multiplication des points d'interrogation. Ce n'est pas l'interrogation socratique, dont il n'est pas si sûr qu'elle soit innocente. C'est l'interrogation ignorante du prophète qui n'entend plus ses voix. Il s'interroge d'abord sur le mot le plus souvent employé en 1990. Et il gage (gage sans risque) que c'est le mot « identité ». Il chasse sur les terres de Jean-Marie Le Pen, et il le sait ; mais il respecte les tabous : il ne le nommera pas. Donc, il s'interroge sur « l'affirmation, identitaire », qu'il craint, mais qu'il n'élude plus, la sachant désormais incontournable. Il s'interroge sur l'identité authentique d'un groupe. « L' « authenticité », c'est quoi ? C'est la vérité de quoi ? Des traditions ? de la langue ? des « racines » ? de la religion ? » Différons pour l'instant sa réponse. Passons aux illustrations. L'identité, de la France ? non. Il va d'abord parler de la quête d'identité chez les Algériens et les Israéliens. C'est normal, me dira-t-on : juif originaire de Blida, ses racines (malgré les guillemets, soupçonneux) sont là-bas. Mais il y a une autre raison, plus profonde, de ce choix. Israël, c'est pour lui, comme pour beaucoup de juifs, l'idéal du déracinement, face à l'enracinement suspect de « fascisme ». L'Algérie -- l'Algérie en France -- « c'est l'im­migration, chance pour la France », même si l'expression n'a plus guère cours, car on sent, dans la population française, et surtout dans la population méridionale, le débordement de passions trop longtemps refoulées. 26:805 Dans mon lycée d'État, « sanctuaire de la laïcité », des élèves et des collègues -- nullement lepénistes -- sont passion­nément « pour » la guerre du Golfe, pour des raisons qui leur demeurent obscures, mais que l'on sent. Leur refus de l'immigration sauvage, refoulé parce que suspect de racisme, prend sa revanche en un défoulement vio­lent, dérivant vers les terres lointaines d'Arabie saoudite ils veulent faire la guerre à l'Arabe là-bas, parce qu'ils ne peuvent pas la lui faire ici. Mais le maître à penser qu'est Jean Daniel ne craint pas de s'opposer au peuple de France. Le 14 mai, dans les rues de Paris, sous les drapeaux israéliens, il rêvait d' « un quatorze mai de l'immigration ». Aujourd'hui, il continue de rêver, et il l'écrit, d'une « France devenue multiculturelle ». Seulement, il établit en même temps un constat d'échec. Où aurait pu se forger l'idée d'une France multiculturelle ? Jean Daniel répond : dans les creusets de l'école et de l'armée. Pour ajouter amère­ment : « Les deux creusets (l'école et l'armée) n'ont plus cette fonction pédagogique et civique. » Forcément, puisque les enquêteurs de Dieu découvrent ce paradoxe « qui se vérifie partout dans le monde », que « l'école laïque mène à la prière » -- affirmation qui apparaît au professeur que je suis très exagérée. Jean Daniel contemple avec une nostalgie émouvante l'écroulement du temple laïque. « Lorsque la France était chrétienne, écrit-il, en quoi était-elle différente des autres nations de la chrétienté ? Depuis que la France est laïque, démocratique et républicaine, comment les principes universels qu'elle prétend respecter pourraient-ils définir sa spécificité ? » « Lorsque... depuis que » : ce n'est ni un regret ni un espoir, c'est un constat : 27:805 la raison d'être de la « France laïque », c'était de prendre la place, toute la place, de la France chrétienne ; la raison d'être de la laïcité, c'était la déchristianisation de la France, tour à tour par violence et par persuasion. Ainsi, après l'Algérie et Israël, Jean Daniel en vient à la France. A pas feutrés. Alors que l'Algérie était l'Algé­rie et Israël Israël, la France est d'abord pour lui « l'Hexagone ». « La France », il en parle, mais au passé, ou, si c'est au présent, il lui applique l'attribut « multiculturelle ». La France tout court, on sent bien que c'est pour lui un mot exotique. Alors, où est-elle, l'identité de la France ? dans ses traditions ? sa langue ? ses racines ? sa religion ? Il répond : « Très vite, on s'aperçoit qu'on ne trouve pas une identité, on ne fait que la choisir... L'identité est un choix. » Les extrêmes se touchent. Comme Jean Daniel s'in­quiète du « repli frileux sur la gestion du capital patri­monial », Alain de Benoist, pape de l'école néo-païenne, décrétait lui aussi, rejetant le patrimoine chrétien de la France : « Nous avons décidé de nous reconnaître dans le passé européen, non dans le mirage oriental. » Tradui­sez : non dans le christianisme, étranger à la France puisque oriental. Eh bien ! non, l'identité n'est pas un choix. Ou plutôt, elle n'est pas seulement un choix. Elle est dans l'alliance délicate et subtile du choix, du consentement, de la fructification du talent donné. Elle est dans la piété naturelle. \*\*\* Seuls les ignares ne savent pas que l'événement fondateur de la France, c'est la conversion et le baptême de Clovis. Rupture décisive ? pas vraiment. Avant le baptême du roi franc, saint Rémi écrivait à Clovis : 28:805 « Une grande nouvelle nous est parvenue : vous avez pris en main le gouvernement de la Seconde Belgique. Ce n'est pas une nouveauté : vos parents l'exerçaient déjà. » La politique de Clovis s'inscrivait dans une dou­ble continuité : celle de ses parents ; celle des Romains. Les Francs de Clovis s'étaient installés dans les struc­tures militaires et politiques romaines de la Gaule du Nord. Intégrés dans l'armée romaine, ils ne pouvaient rester à l'écart du christianisme qui constituait le ciment d'une société dont ils avaient pris la tête. Après tout, Clovis aurait pu se convertir comme saint Paul terrassé sur le chemin de Damas ; ou comme Claudel, saisi par la grâce derrière un pilier de Notre-Dame de Paris. Il se convertit comme Constantin. A la bataille du pont Milvius, en 312, Constantin vit dans le ciel le signe par lequel il vaincrait : l'emblème du Christ. Clovis abandonne ses dieux, incapables de lui donner la victoire, et invoque celui de Clotilde. Que lire dans cette conversion constantinienne ? Volonté humaine ? Préve­nance divine ? La couture n'est pas apparente ; et Dieu l'a voulu ainsi. Ce qui est sûr, c'est que Clovis se place dans la tradition romaine catholique, et que son bap­tême s'inscrit dans la très longue histoire du peuple élu. C'est pourquoi, même si elle n'en reçoit officiellement le titre qu'au XIX^e^ siècle, c'est vers 496 que la France est devenue fille aînée de l'Église. Au moment de la conversion de Clovis et de ses Francs au catholicisme, l'arianisme était la religion natio­nale des peuples germains, et, sur notre sol, la doctrine officielle des Barbares. Dans son livre *Présence d'Arius,* Hugues Kéraly montre bien la confusion entre l'aria­nisme et l'idéologie de la race aryenne : 29:805 « Arius portait bien le nom de ces premiers ancêtres des peuples indo-européens, habitants de l'Inde, de l'Irak, de l'Iran, avant de remonter en Grèce et dans tout l'Occident, qu'on appelait Aryas ou Aryens. C'est par un glissement de sens fortement idéologique que le mot vient à désigner au XIX^e^ siècle les populations blanches supposées auto­chtones du Nord européen. La science du Reich ne s'embarrassant point d'étymologie, elle assimilera dans l'imagination des siens les Aryens aux Vikings. Ce sens est resté depuis la guerre dans le langage courant. Mais qu'on le veuille, ou non, la « pure race aryenne aux yeux bleus » de la mythologie nazie trouve ses véritables racines dans les tribus indiennes de Mésopotamie, près des rivages où vécut le grand hérésiarque égyptien. » A gauche, Jean Daniel prétend que l'identité n'est qu'un choix. Dans une certaine droite, on veut nous forger un douteux patrimoine indo-européen, avec un accent très fort sur « l'héritage germanique ». Dans les deux cas, on brade le patrimoine réel de la France, catholique et romain, au profit de l'imaginaire. Dans les deux cas, on préfère la mythologie à l'histoire, l'impiété à la piété, la volonté de puissance au libre consentement des fils (*liberi* en latin : libres et fils, libres parce que fils). Il y a presque trente ans, et ne songeant sans doute ni à la droite ni à la gauche, Jean Madiran écrivait : « L'impiété est le signe certain, et la cause, d'une interruption dans la civilisation. » Aujour­d'hui, les vieux démons reviennent, non comme tisserands d'une autre civilisation, mais comme instigateurs d'un retour à la barbarie. Seulement, même si elle n'est pas encore entrée en résistance, la France regimbe. D'où le désarroi de ses intellectuels. Danièle Masson. 30:805 ### Discours sur le monde d'aujourd'hui par Georges Laffly UNE CIVILISATION arrivée à maturité forme un État universel. Rome, la Chine en sont des exemples. Pour ces empires, au-delà de leurs frontières il n'y avait rien, que des barbares à peine humains. A Rome cependant s'opposaient les Parthes, qui n'étaient pas négligeables. Crassus, Valérien, Julien apprirent cette leçon. Les Romains n'ignoraient pas non plus complète­ment les royaumes des Indes, ni la Chine. Ils payaient la soie plus cher que l'or. Autant qu'on peut savoir, les deux empires ont eu une vague idée, idéalisée, l'un de l'autre. Mais séparés par trop de déserts, tout heurt était impossible. 31:805 Aujourd'hui un État universel répondrait vraiment à son nom. Il couvrirait l'ensemble de la planète. Cette ambition se renforce de la diffusion, par toute la terre, de deux produits occidentaux, la démocratie et les machines. On pourrait en ajouter un troisième, l'anglais comme langue véhiculaire. Voilà qui pourrait suffire à modeler une humanité, à lui donner une cohésion suffisante. L'anglais n'est pas encore obligatoire. La démocratie s'impose théoriquement comme le seul régime digne d'hommes civilisés, mais il y aurait beaucoup à dire sur sa pratique. Elle est généralement nominale -- et, vécue, elle déçoit. La technique, elle, triomphe sans rivale. Tout le monde en réclame toujours plus. Or, cette technique est aussi celle des armes capables de détruire la vie sur la planète : argument supplémentaire en faveur de l'unité. La menace des fléaux portant toujours les hommes à la réflexion, il faut ajouter à cette rubrique les désastres causés par diverses pollutions. Les nuages d'acides, les eaux empoisonnées ne respectent pas les limites fronta­lières. Et nous apprenons de mieux en mieux que tout se tient dans la nature ; il n'est pas indifférent aux habitants de l'Europe ou de l'Asie que la couche d'ozone soit crevée sur l'Antarctique ou que la forêt d'Amazonie, qu'on éventre, produise moins d'oxygène. Ces aspects négatifs apportent encore un argument en faveur de l'État universel. Nos machines ont eu aussi l'effet de rétrécir le globe. Rien que la terre, disait déjà Morand. Et Cendrars se voyait en écureuil pris dans la cage des méridiens. Les distances raccourcies, migrations et mélanges sont deve­nus faciles. Les peuples du Tiers-Monde s'engouffrent dans l'Europe industrielle comme, au siècle dernier, les paysans étaient aspirés par les villes. 32:805 Avec cette diffé­rence que ruraux et citadins d'hier faisaient partie d'un même peuple. L'uniformisation par la technique n'a pas le même résultat, et les migrations d'aujourd'hui créent des enchevêtrements inextricables de cultures incapables de se fondre en un métal unique. Il n'en sort que des produits aberrants, éphémères sans doute, chargés de puissance explosive. Ce ne sont pas seulement les machines qui ont rapetissé la planète. C'est la prolifération des hommes. Ils sont passés en une génération de trois à plus de cinq, bientôt six milliards d'exemplaires. La maison devient trop étroite. Une population animale quelconque, selon les laboratoires, développe une forte agressivité dès que sa densité dépasse un certain plafond. On redescend bientôt au-dessous de la limite, moyennant des massacres. Leçon qu'il faut garder à l'esprit. \*\*\* La description, commencée par les facteurs qui pous­sent à l'unité, rencontre très vite des faits qui la rendent improbable. Cependant, les antinomies de cultures et les dangers d'une croissance excessive des populations n'entrent pas facilement en compte dans nos jugements. La conscience commune renâcle, étant formée à une cer­taine idée de l'homme et de sa marche vers le bonheur. Les États-Unis incarnent cette utopie. Ils sont eux-mêmes l'exemple d'une nation d'un type nouveau, un modèle pensent-ils et c'est chez eux une croyance fondamentale -- qui doit s'étendre à l'ensemble de la Terre. Les nations s'effaceront au profit d'une *union* regroupant tous les hommes. Le président Adams (1735-1826) disait : « Notre république, pure et vertueuse, a pour destin de gouverner le globe et d'y introduire la perfection de l'homme. » 33:805 Nul impérialisme conscient dans cette phrase : la république américaine ne grandira pas par des conquêtes, mais par la persuasion. Son exemple suscitera des adhésions libres et enthousiastes. W. Wilson imposera en 1918 la Société des Nations, comme une première étape dans cette voie salutaire, et la SDN ayant fait faillite, F.D. Roosevelt en 1944 lancera l'Organisation des Nations Unies. Thomas Molnar rappelle ces faits dans un excellent ouvrage, *Le Modèle défiguré* (P.U.F. 1982). Il ajoute que les Américains visitent l'immeuble de l'ONU à New York avec la même piété qu'ils montrent pour le mauso­lée de Lincoln, ou les Russes (au moins jusqu'à hier) pour le tombeau de Lénine. L'ONU est le monument, dit Molnar, qui « incarne la fin de l'histoire ». Nous y voilà. Il faut en finir avec cette gêneuse. On se rappelle le retentissement, l'an dernier, d'un article publié par Francis Fukuyama -- un Américain de sang japonais, tout un programme mondialiste -- qui annon­çait cette fin. Pas d'unité mondiale si l'on ne sort pas du cycle des ambitions, des querelles, des revanches. Les peuples heureux n'ont pas d'histoire, dit justement un proverbe qui doit être américain. Mais le communisme aussi vivait de ce rêve et, deux rêves à la fois, c'était trop. Il fallait bien que l'un des deux se révélât menteur. Et voilà que la banquise de l'est se met à fondre et à se défaire. Les Américains y voient le jugement de Dieu : c'est bien leur rêve qui était le bon. Rien maintenant ne va plus empêcher son accomplissement. L'État mondial va naître. Selon les plans prévus, il sera incarné par l'ONU. C'était le vœu, dès 1947, de l'historien Arnold Toynbee : « Si l'Organisation des Nations Unies pouvait se développer au point de devenir un système effectif de gouvernement mondial, ce serait de beaucoup la meil­leure solution. » (*La Civilisation à l'épreuve.*) 34:805 Il n'est pas le seul. Ernst Jünger lui aussi considère que nous sommes en train de sortir, ou déjà sortis, de l'histoire, au moins en ce sens que les événements, qui ne manquent pas, ne sont plus mesurables selon l'ancienne échelle. Il en tire que l'État universel est proche. Il a même écrit tout un petit livre là-dessus. La preuve, pour lui, est qu'il ne reste plus sur terre que deux puissances, qui se ressemblent comme les gémeaux. « Pour l'obser­vateur, une fois qu'il a discerné, par-delà la ressem­blance, l'identité des deux étoiles, la blanche et la rouge, la conclusion s'impose que ce fait cherche à se traduire dans l'organisation politique de la terre, et, par exemple, dans un traité. Les étoiles, la soviétique et l'américaine, sont d'au­tant plus symboliques que la puissance des deux grands s'exprime par des fusées et des plans de conquête de l'espace. « Ce sont des modèles de planètes que l'on crée. » L'État-planète se tourne d'avance vers des objec­tifs au-delà de la terre. Cette unité n'est, aux yeux de Jünger, que l'accom­plissement du monde du *Travailleur* (voir le livre portant ce titre, aux éditions Bourgois), dominé par la technique. Monde de titans, qui renie l'esprit et l'ancien ordre, monde qui n'est plus celui du Père (ni des Héros ni des Saints). Toutes les anciennes mesures sont abolies. *Le Travailleur,* quand il parut en 1932, semblait bien un programme de revanche de l'Allemand sur le libéral, sur le citoyen qui se reconnaissait dans le projet de la SDN. Après la Deuxième Guerre mondiale et le deuxième échec de l'Allemagne, Jünger étend et complète sa vision comme on vient de dire. L'Allemand disparaît, comme d'ailleurs les autres peuples, dans l'anonymat du techni­cien. 35:805 Reste une seule frontière, qui coupe le monde en deux, et qui doit à son tour s'effacer. On peut penser que l'auteur transposait plus ou moins consciemment son exigence secrète, lui dont la patrie était divisée, sa capitale elle-même coupée par un mur. En finir avec cette dichotomie, c'était le but, et pour cela il imaginait qu'on en finisse avec la dichotomie mondiale. Ce détour de l'État universel n'a pas été nécessaire, comme on sait. L'unité allemande s'est refaite dans un monde toujours morcelé. La réalité a prouvé que les forces anciennes n'étaient pas mortes. (Verrons-nous une troisième ver­sion du mythe du *Travailleur,* dont à nouveau l'incarnation serait l'homme allemand ?) L'exigence d'unité est sans doute d'autant plus sensi­ble que l'homme moderne se sent divisé en profondeur et, comme le disait le vieux C.G. Jung, victime d' « une dissociation de la personnalité en tous points analogue à la dissociation actuelle du monde. Le rideau de fer, hérissé de mitrailleuses et de barbelés, parcourt l'âme de l'homme moderne, que celui-ci habite en deçà ou au-delà. De même que le névrosé classique est inconscient de l'autre moitié de lui-même, de son « ombre », de même l'individu normal voit son ombre, à l'instar du névrosé, incarnée dans son prochain, ou la projette sur l'être humain qui se trouve de l'autre côté du ravin ». (*Présent et avenir.* Éd. Denoël-Gauthier). L'ennui, c'est que la destruction du mur n'a pas comblé cette faille qui sépare l'homme de son voisin. Elle zigzague à l'intérieur de chaque ville, de chaque immeuble, ce qui ne fait que compliquer la situation. L'exigence d'unité ne signifie pas qu'elle est proche, mais plutôt qu'elle est perdue. \*\*\* 36:805 C'est au besoin de totalité qu'il faut attribuer le désir si vif, si fréquent, de voir réalisée l'unité politique de la terre, comme si ce regroupement de l'humanité sous la même bannière pouvait être l'image de l'unité spirituelle, ou lui servir de substitut. Ce désir a éclaté au grand jour l'an dernier. C'est le même qu'on voit se manifester de façon encore plus étrange dans le domaine religieux où la quête de l'œcuménisme, visant d'abord à rassembler les chrétiens, s'étend assez facilement au rassemblement de tous ceux qui se réclament d'Abraham, ou même d'un souci religieux au sens le plus large, comme on l'a vu avec la réunion de prières d'Assise, il y a deux ou trois ans. On ne sait plus alors sur quoi l'accord peut se faire vraiment -- sauf sur l'idée que rien n'a d'impor­tance. \*\*\* Revenons à l'unité politique. Il y avait d'abord eu la chute du rideau de fer, l'Allemagne se réunifiant à vue d'œil, les anciens satellites sortant de leur orbite. Le coup de force de l'Irak au Koweït mit dans toute sa lumière la fin du conflit Est-Ouest : deux jours après l'invasion du tas de sable bourré de pétrole, le Conseil de sécurité condamne l'Irak et lui ordonne de se retirer. Émotion : l'URSS a voté dans le même sens que les États-Unis. Jusque là, dans les moments décisifs, l'un des deux grands s'opposait régulièrement à l'autre. On véri­fiait qu'il y avait bien deux rêves, deux visions de l'avenir. Maintenant, c'est fini. Un gouvernement mon­dial est donc possible. On l'imagine déjà en place. 37:805 Ce sera l'ONU et, à l'intérieur de l'ONU, l'organe du pouvoir sera cette espèce de Cour suprême qu'est le Conseil de sécurité, ayant le droit de condamner et d'ordonner le châtiment des États coupables. Le disposi­tif existait, bloqué depuis près d'un demi-siècle ; il se met tout à coup en marche. L'État mondial sort des romans de science-fiction pour entrer dans la réalité. Cris de joie. L'heure a sonné. Du moins depuis six mois, on y croit, ou on feint d'y croire. Il est devenu malséant de douter. Un journaliste écrit : « ...dès lors que l'ONU retrouve sa vocation de conscience planétaire... » Un autre : « Le désarmement du Vieux Continent est sou­haitable. Tout comme l'est cette sorte de gouvernement mondial qui s'esquisse avec la montée en puissance de l'ONU. » On pourrait en citer d'autres. C'est le bon ton du moment. Mais si l'on peut admettre que le conflit Est-Ouest est terminé (par abandon d'un des champions) il est abusif de conclure à la fin de l'histoire. Le conflit Nord-Sud, qui couvait, apparaît au grand jour. N'est-ce pas d'ailleurs un premier brasillement, les révoltes et troubles dans les républiques musulmanes de l'URSS, qui a provoqué la reddition de Moscou ? On y a compris qu'il fallait mettre les pouces. Il n'était plus crédible de se dresser face aux États-Unis et à l'Europe tandis que le feu prenait à la maison. La formidable Armée rouge n'était plus sûre de ses troupes. Elle est hérissée de missiles, mais les conscrits ne répondent plus à l'appel dans les républiques de la périphérie. Or le manuel d'infanterie n'est pas périmé, et la discipline fait toujours la force principale des armées. En 1789, l'armée du roi de France était certainement la première d'Europe. On était plus près d'Iéna que de Rosbach. En quelques mois, elle se décomposa. Sans doute, il y eut plus tard Fleurus et Arcole, Lodi, mais pour cela il fallut que naisse un autre esprit, et cinq à huit ans. 38:805 On voit d'ailleurs mal un pareil enthousiasme naître quand une révolution se défait, comme c'est le cas chez les Soviets. \*\*\* Que représente le Conseil de sécurité, sacré « conscience planétaire » par les médias ? Question d'actualité. Pendant plus de quarante ans, la Chine et l'URSS y ont joué les tribuns du peuple, défendant les peuples du Tiers-Monde, où ils excitaient d'ailleurs les révoltes. Si l'URSS se met dans le même plateau que les États-Unis, il ne reste pour peser avec les peuples les plus pauvres (qui sont en même temps les peuples de couleur) que la seule Chine. Cela lui réserve sans doute un grand rôle, mais elle a trop besoin de crédits, de machines, pour se couper des pays riches. Elle restera donc prudente. Le 29 novembre, elle s'est abstenue. Le rêve nous dit : le Conseil de sécurité est l'arbitre démocratique d'une planète démocratiquement représen­tée par l'ONU. La réalité ne confirme pas. 1\. -- Les cinq milliards de vivants sont-ils persuadés qu'ils doivent confier leur destin à une assemblée telle que l'ONU, plutôt qu'au pape ou au dalaï-Lama, ou à la III^e^ ou IV^e^ Internationale ? On ne leur a pas demandé. On a décidé pour eux. 2\. -- Le système de représentation de l'humanité tel qu'on le voit à l'ONU n'émane en aucune façon du suf­frage universel. Il faudrait d'ailleurs une complaisance infinie pour penser qu'on se trouve devant un suffrage à deux degrés : les peuples élisant leurs dirigeants et ceux-ci déléguant à l'assemblée mondiale des représentants légitimes. 39:805 Cela suppose que les États, tels qu'ils sont dessinés, sont viables (groupant des hommes qui ont la vocation et la volonté de vivre ensemble) et libres. Et de plus qu'ils donnent de leurs peuples une image présentable. Or la plupart ont à leur tête des aventuriers, même pas populaires. S'ils le sont, la démocratie, n'est-ce pas, n'y gagne rien puisque, à suivre son dogme, on est amené à dire qu'un chef qui soulève l'enthousiasme et domine par son charisme est une offense à la démocratie pure, même si les cérémonies électives sont observées scrupuleusement. Enfin, les représentants députés à l'ONU ne sont pas des élus mais des fonctionnaires ou des notables. Voilà déjà des objections défrisantes. Comment dans ces conditions parler de « conscience planétaire » ? Il y a plus grave. 3\. -- Si l'ONU est un Parlement -- et on voit qu'il ne faut le dire qu'avec précaution -- sa Haute Cour, le Conseil de sécurité, ne fonctionne pas de façon démocra­tique : il n'est pas question d'y décider à la majorité des voix. Avouons, au passage, que cela a généralement mieux valu pour la paix du monde, étant donné qu'à ce Conseil siègent, par exemple en ce moment, le Yémen et Cuba. La majorité ne joue pas, parce que cinq des mem­bres du Conseil sont permanents et ont droit de veto. Ils peuvent empêcher toute décision qu'ils récusent. 4\. -- Il est remarquable que ce droit de veto est fondé sur une légitimité historique, résultat d'une victoire, celle de 1945, selon les règles les plus traditionnelles de la puissance -- et les moins démocratiques. 40:805 Non seulement ce droit de l'épée n'est pas démocrati­que, même si l'on affirme qu'il s'agit de l'épée du Bien et de sa victoire sur le Mal, mais ce droit historique est périmé. Il s'est passé beaucoup de choses depuis 1945, en particulier une immense remise en cause de l'ordre des puissances, avec la destruction des empires anglais, fran­çais, hollandais et portugais, entraînant l'émergence de forces nouvelles : l'Inde, un monde islamique terrible­ment divisé, et terriblement agité, le Japon devenu la deuxième puissance industrielle et financière du monde etc. Le Conseil de sécurité, à commencer par son noyau, les cinq membres permanents, n'est pas un reflet fiable de la réalité. La Chine ne peut y rester seule à représen­ter les pays marginaux, en voie de développement (et encore plus en voie de turbulence). Dans un temps où les blocs raciaux semblent plus disposés à s'affronter qu'à se fondre -- malgré les espoirs mis par les mondialistes dans le métissage -- il n'est pas bon que quatre des cinq membres permanents soient des Blancs ; d'au­tant que le cinquième, le Jaune, est un cas d'espèce. La Chine est trop différente -- trop infatuée, de fait -- pour bien défendre l'Inde, sa rivale, l'islam qui lui cherche querelle chez elle, au Yunnan et au Sin-Kiang, ou encore les Africains, qu'elle méprise. On n'a pas oublié, je pense, l'expulsion de tous les Noirs étudiant en Chine, au début de 1989. Il serait paradoxal qu'une institution historique par son origine, reflétant une constellation momentanée de forces, devienne l'organe sacré, chargé de régler le cours des choses dans un monde sorti de l'histoire, et la maudissant comme son vieux péché. \*\*\* 41:805 Au-delà de cette considération, un gouvernement mondial suppose une unité de l'humanité, et par exem­ple qu'il n'y ait pas d'hostilité entre peuples riches et peuples pauvres, pas de différences de pression démogra­phique créant des courants rapides de population vers certaines zones, aucune opposition fondée sur la race. Disons généralement qu'il ne faudrait plus de différences entre les hommes, à moins qu'elles ne restent superficielles (juste une touche de pittoresque, c'est bon pour le tourisme). Comme ils sont issus d'histoires et de cultures très variées qui ont modelé leurs âmes, il faudrait les débarrasser de ce fardeau encombrant. Les hommes se rejoindraient dans l'anonymat, seraient enfin des billes semblables, également lisses et mobiles, interchangeables. Un mouvement existe dans cette direction, la technique l'a déclenché, et il paraît un sûr indice à Jünger, qui écrit : « L'uniformisation actuelle des sexes est l'un des symptômes de l'aspiration où s'annonce l'avènement de l'État universel. Ce n'est pas le seul. Il faut comprendre dans ce contexte le nivellement des races, des États et des classes, et aussi des grandes divisions naturelles, comme les saisons, ou le jour et la nuit. » (*L'État universel*) Les marchandises *standard* favorisent cette tendance, de même que la publicité et généralement les médias. Les mêmes films imposeront au globe entier la même psychologie, les mêmes mythes, les mêmes modes, et les mêmes chansons feront danser la ronde autour du monde sur des bégaiements anglophones et des onoma­topées. Tout le reste sera local, provincial, sans force. On préservera cependant une teinture de pittoresque nécessaire à la variété. 42:805 Pour prendre un exemple au cinéma : le héros qui lutte pour un monde meilleur pourra s'appeler Akhenaton, Robin des bois, ou Moïse, la leçon restera la même. Il fait avancer la démocratie, surtout dans l'esprit des spectateurs. \*\*\* Les États-Unis ont pensé prouver, par leur existence même, qu'on pouvait sortir de l'histoire et de ses malé­dictions familiales. Échapper à la vieille Europe, c'était le premier pas vers le bonheur (qui est un droit, chacun sait). L'Amérique était le nouveau monde dans un sens très exact, une seconde chance offerte par Dieu aux hommes (voir à ce sujet *La Nostalgie des origines* de Mircea Eliade, éd. NRF). Ses habitants incarnent ce qu'il faut bien appeler *l'innocence historique.* Traverser l'Atlantique les a lavés de leurs péchés, de leur mémoire. Ces transfuges ont renoncé à leur patrie pour une vie nouvelle. Ce rejet et cette foi les unissent. Cette cohé­sion, fondée sur un serment, est renforcée par l'adhésion à un mode de vie, des croyances, des usages. *L'american way of life,* la façon américaine de prendre la vie, dit ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas faire pour être un bon citoyen. Code très efficace. Thomas Molnar, dans l'ou­vrage qu'on a déjà cité, évoque ses premières impressions d'émigré adulte. D'une part, la diversité des races, des noms, des accents, d'autre part l'uniformité des habi­tudes, des façons de s'exprimer, des réactions dans la vie quotidienne comme devant les événements historiques. « J'ai vite compris, dit-il, que la diversité n'était qu'appa­rente et superficielle, et que l'uniformité s'imposait avec la force irrésistible du conformisme, d'autant plus strict qu'il ne punit pas le contrevenant mais, comme le remarque Tocqueville, l'ostracise et l'anéantit socialement. » 43:805 C'est par cette conformité que s'établit la cohésion sociale d'un empire tiraillé entre tant de peuples et des intérêts si divers. Il est convenu de s'accorder sur une vision optimiste de l'homme, toujours en progrès, capa­ble de raison et de démocratie, ce qui est le fondement de l'*american way.* Supposons l'égalité des chances, et que le meilleur gagne. Les États-Unis sont le pays le plus libre du monde, vous dit-on. A condition d'y vivre comme tout le monde, et de pratiquer les cultes en vogue. Ce mot renvoie moins aux temples, qui jouent d'ailleurs un grand rôle, qu'à la confiance dans la publicité, dans la réussite sociale, et à la haine du secret. Pays où il faut garder sa porte ouverte, où la solitude et le retrait sont suspects. Prises une à une, ces conditions paraissent supporta­bles. Comment, alors, les refuser ? \*\*\* En fait, on se trouve bien devant un système de contraintes. Il est inévitable dans un empire. La bigar­rure des peuples est telle sur ces grandes étendues qu'il faut bien renoncer à la cohésion de foi, et même de langue. Il faut fermer les yeux sur bien des différences, et s'assurer du loyalisme seulement par un ou deux engagements précis. Un mélange de despotisme et d'anarchie est la recette. Rome la connaissait déjà. La divinité de l'empereur est autre chose qu'une flatterie hyperbolique ; c'est le ciment qui retient ensemble des cités et des États qui n'ont aucune affinité. Quoi de commun entre la Gaule, Athènes et l'Égypte ? Tibère, ou Trajan. Les chrétiens ne pouvaient consentir à un tel hommage. 44:805 Par là, ils faisaient courir un danger à l'Em­pire. Sans doute, l'obéissance à César est-elle inscrite dans l'Évangile, mais sous une forme insatisfaisante pour des esprits païens et, d'ailleurs soupçonneux, conscients de la fragilité de l'édifice. Le tsar avait lui aussi quelque chose de la divinité, élu de Dieu, chef des armées, sommet de la pyramide des fonctionnaires. La démocratie n'a pas cette ressource. Il faut pour­tant un principe de cohésion à l'État, et d'autant plus tangible que l'autorité s'exerce sur une étendue plus grande. Le roi d'Yvetot peut être libéral. Il connaît tout le monde. Un chef d'empire a besoin d'autres moyens pour assurer la fidélité. Longtemps, on ignorait même son visage. Dans les *Mille et une nuits,* on voit Haroun el Rachid vagabonder dans sa capitale : personne ne le reconnaît. Et à Varennes, ce ne fut que par une pièce de monnaie à son effigie qu'on put identifier Louis XVI. Aujourd'hui, nos maîtres et leurs valets diffusent partout leur image, et imposent par elle l'empreinte de leur puissance dans les esprits. C'est une forme de divinisation. Mais le pouvoir tend de plus en plus à l'anonymat (plus il est invisible, plus il est invincible). Et l'équivalent du culte des empereurs, aujourd'hui, n'est pas la propa­gande télévisée mais le moule social du type de l'*american way of life.* Un mode de vie, une façon d'être, inculqués par l'école, les voisins, les films, l'air du temps. On ne s'intéresse pas assez au rôle civique du cinéma américain : exaltation de la conquête de l'Ouest, justifi­cation de la guerre de Sécession -- Dieu a fait gagner les Nordistes, c'est-à-dire les justes -- ou de la guerre contre Hitler, intégration raciale, des centaines de films célèbres n'ont eu d'autre but que de renforcer la cohé­sion sociale en vantant la vertu américaine. 45:805 Autre élément non négligeable. Il y a honneur à devenir citoyen américain, comme jadis citoyen romain, et c'est une forte incitation à en adopter les règles, les mœurs, les préjugés. \*\*\* C'est d'ailleurs sur ce modèle qu'on envisage les sentiments à développer pour faire de bons citoyens de la Terre. Même optimisme, même rejet du passé, consi­déré comme une enfance vicieuse. L'accent serait encore renforcé sur le peu de réalité des différences d'origine, et il faudrait donc être rigoureux sur l'anti-racisme. A la limite, la référence à la nation deviendrait coupable. Mais pourquoi le conditionnel ? En fait, nous y sommes. Par des lois propres à notre pays, mais égale­ment par l'influence des spectacles, des chansons, des modes qui nous viennent des États-Unis et en inculquent la marque. \*\*\* Une entreprise aussi irrésistible, en apparence, ren­contre pourtant des obstacles. Ils sont plus sensibles en nombre de points du globe qu'en France, mais nous ne pouvons les ignorer tout à fait. Le mouvement d'uniformisation était en fait un mouvement d'occidentalisation (on peut dire aussi modernisation). Le modèle américain le prouve bien. Or, cette invasion de l'Occident subit un reflux qui tourne parfois à la déroute. Il est vrai que le plus petit des continents, l'Europe, relayé sur le tard, mais très puis­samment, par les États-Unis, a subjugué plutôt que conquis le globe en trois siècles. Deux guerres mondiales et les règlements de comptes qui ont suivi ont anéanti l'entreprise. 46:805 Par règlements de comptes, on entend l'ac­tion qui transféra aux États-Unis et à l'URSS -- deux enfants de l'Europe -- les empires européens. Officielle­ment, il s'agissait de luttes de libération. Les peuples sortent de tutelle, accédant à la pleine responsabilité de leur sort. Cela doit être la première étape vers la grande république universelle. Les phénomènes qui ont suivi ces libérations : troubles civils, massacres, famine, anarchie, sont le plus possible occultés (le rêve l'exige). Les États devenus nominalement indépendants n'étaient nullement *adultes* comme on le prétendait et n'accédaient, sauf exception, à aucune indépendance réelle. Exceptions : l'Inde, parce que personne n'était de taille à la digérer ; et maints petits États, restés moins libres qu'abandonnés, nul ne consentant à les prendre en charge. L'Europe quitte donc la scène dans les années cin­quante. L'URSS s'effondre aujourd'hui. Il n'est pas sûr que les États-Unis -- « le dernier grand » -- soient dans une santé bien meilleure. Si l'on regarde non les puis­sances, mais la civilisation commune qu'elles diffusaient, on voit qu'une couche d'occidentalisation a été répandue sur le monde entier, mais pendant un temps trop bref, de façon très inégale, et presque partout sous une forme trop diluée. Aujourd'hui, cette mince couche se craquelle et les teintes sous-jacentes reparaissent. Elles semblent même avoir été ravivées, et se font agressives. Les mouvements dits de libération s'interprètent à la fin comme un rejet global des idées, mœurs et croyances (« idéaux ») de l'Occident. L'Europe, après avoir perdu sa puissance politique, perd la domination qu'elle gardait sur les âmes. La première défaite, infligée par ses deux excroissances : États-Unis, URSS. La deuxième, par les peuples conquis et un moment séduits. Sans doute, une part des dons faits au monde n'est pas rejetée : le savoir, les méthodes de la science, la capacité industrielle, tout cela a été transmis et reste vivace un peu partout. 47:805 La question, pour les peuples, est d'intégrer cet apport à leur être propre. On dit que les Japonais y parviennent. Ils devraient bien nous donner leur recette : l'Europe n'a développé sa puissance et sa science qu'en laissant se détériorer considérablement son être spirituel. Elle oublie ses biens propres et va mendier une musique aux Noirs, ses arts plastiques aux Océaniens, aux Indiens d'Améri­que. Plus grave encore, elle cherche à nourrir son âme de produits orientaux ; des exercices physico-spirituels, cela rassure, il y a un aspect technique, matériel. Quand on voit dans un magazine la photo d'un polytechnicien assis « en lotus », la légende nous disant qu'il est l'homme chargé de décrire le prochain siècle, cela laisse rêveur. On est en droit de soupçonner chez les anciens conquérants du monde un trouble qui n'est au fond que la haine de soi. L'homme blanc se renie, rejette son héritage. Il lui arrive de se rêver Noir, c'est-à-dire *pur,* pense-t-il naïvement. Mais ce n'est pas seulement cette défaillance qui explique la situation présente. Il faut bien qu'il y ait eu, dans les vieilles civilisations arrêtées, un élan nouveau. C'est nous qui les avons réveillées, peut-être. Maintenant, elles nous bousculent. Surgissement imprévu, comme c'est de règle avec les tours et les retours de l'histoire. En tout cas, l'heure d'un État universel à direction européenne est passée. \*\*\* 48:805 Et, d'abord ce modèle américain, que l'on devait suivre, se délabre. Le *melting-pot* tant vanté n'a pas tellement brassé les peuples qu'il ait aboli toute mémoire. L'égalité des chances ne fut jamais réalisée de façon à éviter les frottements, les humiliations. (Peut-être était-ce impossible ?) En dehors même des fautes de calcul du système, les poussées vitales, les résurgences inattendues le rendaient inefficace. Au lieu de se sentir avant tout américains, des Noirs, des Hispaniques, des Polonais, des Arméniens, des Juifs, retrouvent la puis­sante chanson de l'origine. Elle a quelquefois l'accent d'un *autre* rêve que le rêve américain ; souvent aussi on y entend le grondement d'une revanche. L'espoir déçu se transforme en revendication d'une différence irréductible, et d'ailleurs bienfaisante. Se dire différent, c'est se sentir supérieur (et que l'on fasse partie d'un groupe méprisé ne change rien à l'affaire, -- au contraire). On observe alors la revendication d'une double allé­geance. Il y a révolte contre un système si accueillant, si libéral, mais qui n'accueille que l'anonyme, exige que l'on renie les particularités, ne les tolère pas si elles engagent vraiment l'être. L'histoire renaît, revit dans les jeunes cœurs alors qu'on la croyait morte. Cela se manifeste un peu partout. L'Indien reparaît dans le Mexicain, et fait craquer le masque espagnol. L'islam redevient rigide et conquérant. Le Chinois se sent plus chinois que son père. En Europe, c'est un élan national qui soulève la Pologne, les Pays baltes, etc., et d'ailleurs l'Ukraine et la Russie elle-même. Élan national et religieux le plus souvent, -- chrétien dans les pays qu'on vient de citer, où tout le passé est lié à l'Église (celle de Rome ou la grecque), musulman dans les républiques asiatiques. 1989 a été la grande année de cet élan, et si l'on s'en est mal aperçu en France, c'est que l'information a tout fait pour l'amoindrir et le déguiser. Aujourd'hui elle le reconnaît, mais c'est pour y dénoncer une menace. 49:805 La manière dont on a parlé à Paris de l'élection de Pologne est indigne. Nos gens étaient révul­sés à l'idée que Walesa -- un simple ouvrier qui se permettait d'affronter un intellectuel -- prenait au sérieux sa foi et sa patrie. En fait, c'est leur monde qui s'écroule, le rêve qui s'évanouit. C'est bien cela qui importe : les dernières années du XX^e^ siècle voient mourir les utopies du XIX^e^ : le progrès, l'unité mondiale, le socialisme, et sans doute une ou deux autres. Cela n'est pas accepté facilement. Et le triomphe fait à l'article de Fukuyama sur la fin de l'histoire montre que l'utopie est toujours puissante sur les intellectuels, classe qui cède aisément à l'illusion. Le débat est aujourd'hui entre Fukuyama et Soljénit­syne. Façon de parler, bien sûr. Disons qu'il est entre ceux qui parient toujours sur la fin des frontières, et sont persuadés d'incarner le seul Bien possible, et ceux qui croient que l'avenir est aux nations. Les injures redoublent quand la fidélité à un peuple se renforce d'une fidélité à la Croix. Il semble qu'une force originelle alerte les hommes contre la pente à l'uniformité, contre la tentation d'une paix qui serait une tyrannie douce, invisible, mais impla­cable. Ce conformisme serait pareil à la seule censure qu'on ne peut déjouer, celle qui se présente comme naturelle et de bon sens, celle qui va de soi. Mais le sursaut qu'on voit naître n'est-il pas la dernière révolte avant d'accepter le mauvais marché, si séduisant en apparence ? \*\*\* 50:805 La machine, la marchandise, les migrations, toutes ces forces poussent à l'unité, à l'uniformité. Mais elles sont aussi par elles-mêmes créatrices de déséquilibres et de conflits. Et plutôt que le nouvel ordre mondial qu'on nous promet, il est bien possible que l'on débouche sur un désordre généralisé. (L'expression de « nouvel ordre » est d'ailleurs fallacieuse : le monde issu de Yalta, représentait-il un degré d'ordre minimum ? on parlait plus justement d' « équi­libre de la terreur ».) Il n'est pas vraisemblable qu'une société qui s'appuie sur des forces par nature instables puisse produire un ordre harmonieux. Autre chose. Ce petit discours com­mence par l'affirmation qu'une civilisation crée son État universel. Mais notre civilisation est un cas à part. Elle est la première à ne pas avoir une foi inébranlable et naïve en elle-même. Toutes les civilisations connues dans le passé étaient assurées de leurs croyances, de leurs « valeurs », de leur supériorité, de l'excellence du type d'homme qu'elles produisaient. Ce n'est pas du tout notre cas. Qu'il s'agisse d'art, de « valeurs », qu'il s'agisse de métaphysique ou de politique, -- ou de morale --, notre spécialité est de douter, de remettre en cause, de nier. Dans tous les domaines, nous sommes à peu près au bout d'une vaste période de démolition qui s'appelle révolution. Les révolutions (de 1789 à 1917) se sont faites dans l'espérance, sans doute, dans l'enthousiasme pour la création d'un monde nouveau. Elles n'ont vrai­ment réussi que dans la destruction. Détruisant jus­qu'aux peuples qui les avaient menées : ils ont renié leur passé, abandonné leur âme. Ils restent nus au milieu des ruines. Le monde d'aujourd'hui continue à fabriquer des révoltés haïssant l'ancien monde (qu'ils ignorent), haïs­sant le présent, pourris de ressentiment contre ce qui est, au nom d'un « idéal » tout à fait chimérique auquel d'ailleurs personne ne croit vraiment. 51:805 L'envie, la haine -- et pas seulement la haine des autres, la haine de soi, j'y reviens, -- sont nourries systématiquement. Je n'imagine pas que les hommes aient jamais été très moraux. Mais il n'y a pas de civilisation qui ait ainsi rejeté les règles du jeu de la vie, et cultivé tout ce qui penche vers la mort. Il y a du suicidaire, dans cette époque. On ne voit vraiment pas comment cela pourrait conduire à un « ordre mondial »*,* à une ère de paix dans une planète unifiée. Georges Laffly. 52:805 ## CHRONIQUES 53:805 ### La réforme de l'orthographe par Alexis Curvers LES RÉFORMATEURS de l'orthographe française m'étonnent par leur modération. Au lieu d'aller droit à l'orthographe phonétique, c'est-à-dire à l'heureuse anarchie où tendent véritablement leurs efforts, ils retardent à plaisir le moment de leur victoire dès à présent certaine, en bataillant sur des broutilles comme le pluriel des noms propres, les consonnes dou­bles et quelques accents circonflexes. Mais qu'importe qu'on écrive *honneur,* ou *oneur ?* Chacune de ces deux formes est aussi conventionnelle que l'autre. Quelle que soit celle que l'on adopte, une fois qu'elle sera adoptée il faudra bien s'y tenir, et voilà restauré le principe d'autorité qu'il s'agissait précisément d'ébranler. *Honneur* ou *oneur :* simple affaire d'habitude, où ne s'entêtera nul esprit de bon sens. 54:805 De mon temps, je veux dire du temps qu'à l'école on apprenait encore à lire et à écrire, l'habitude était prise dès la première année, et l'on ne s'arrêtait plus à ces faux problèmes. Sachant lire, nous lisions. On nous donnait des livres peu illustrés. La lecture était l'exercice bientôt familier par lequel nous nous efforcions de découvrir le sens d'un texte, sa beauté. Les règles de l'orthographe française étant les moins arbitraires qui soient, l'accoutumance que nous en avions nous servait, dans les cas douteux, à saisir la forme et le rapport des mots, c'est-à-dire la pensée de l'auteur. Ces temps sont révolus. Je sais bien que les réformes, même partielles, auraient immédiatement deux très grands avantages. Le premier, serait de rendre illisibles à la nouvelle génération, et du jour au lendemain, tous les livres dont s'est nourrie la culture des générations précédentes. Écrivez *oneur* au lieu d'*honneur :* la chose est indifférente en elle-même, mais Racine et Molière, Hugo, Stendhal, Baudelaire et Verlaine, dans leurs éditions actuelles, vieil­lissent tout d'un coup de trois ou quatre siècles et deviennent aussi rébarbatifs, aussi peu accessibles que le sont présentement au profane les manuscrits du Moyen Age. Inutile de craindre qu'on les réédite : nous n'avons déjà pas trop de papier pour les magazines ! Et sans doute, tôt ou tard, ces grands auteurs auraient fini, comme avant eux ceux du Moyen Age, par se démoder ; leur grammaire, leur style, leur prosodie, par s'obscurcir tellement qu'il aurait fallu, quelque jour, traduire leurs œuvres dans la langue de l'avenir, comme nous traduisons, en y perdant beaucoup, celles du Moyen Age. Mais c'eût été peu à peu, par l'effet de l'évolution naturelle et comme insensible du langage, tandis que la réforme de l'orthographe va précipiter l'action du temps, 55:805 devancer la nécessité et produire subitement en bloc les mêmes phénomènes de vieillisse­ment qui se seraient échelonnés sur des dizaines ou des centaines d'années. Resterait à savoir si ce seront bien les mêmes phénomènes ; si la réforme, imposée par décret, sera bien telle que l'auraient finalement exigée les vicissitudes spontanées de l'usage ; si les vœux des réfor­mateurs, du reste fort discordants entre eux, concordent mieux avec les tendances qui prévaudront réellement dans la langue future ; si l'orthographe réformée ne paraîtra pas demain plus incommode, plus incertaine et plus absurde que l'orthographe d'hier ; si, à partir du moment où l'on aura lézardé l'édifice, il n'y faudra pas des replâtrages annuels... Autant de questions oiseuses pour les gens pressés que nous sommes. Il y a moins de différence entre l'écriture de Corneille et la nôtre qu'entre la nôtre et celle qu'on veut y substituer d'office en un tournemain. Or nous trouvons déjà Corneille archaïque. Que sera-ce quand aux archaïsmes-du style s'ajouteront ceux de l'écriture ? J'en­tends bien qu'on aura l'obligeance de rééditer tout au moins *le Cid,* pour les écoles, dans sa version nouvelle. Mais alors surgiront d'autres difficultés, notamment à l'endroit de la versification, dont les règles sont fondées sur l'orthographe. Touchez à l'orthographe, et vous faus­sez ou escamotez quantité d'éléments dont dépend l'effi­cace de la technique poétique : rimes, hiatus, syllabes fortes et faibles, lettres muettes, signes du pluriel, éli­sions, liaisons, etc. Ces difficultés ne pourront être éluci­dées qu'à l'aide d'un commentaire, et l'abondance des notes explicatives dont sera hérissé le texte en fera sentir plus vivement que jamais l'archaïsme. En somme, force est de choisir entre l'archaïsme du texte et celui de l'écriture. 56:805 Mais on pense bien qu'entre une orthographe surannée, qui nous permet encore d'accéder directement à la littérature, et une orthographe modernisée qui nous en empêche, le siècle du progrès n'hésitera pas longtemps. Voilà donc un premier objectif atteint : les bibliothè­ques inutilisables, le patrimoine classique définitivement relégué au rang des vieilles lunes pour spécialistes, hors de portée de la jeunesse. Bon débarras ! Et magnifique coup double ! Ce ne sera plus désormais la faute aux lecteurs s'ils consacrent leurs loisirs aux gazettes, aux romans du jour, au dernier cri, au dernier bateau, car tout ce qui datera d'avant la réforme leur semblera grimoire. Pour les auteurs modernes, quelle garantie contre les comparaisons fâcheuses ! Table rase ! La littérature repartant à zéro, tous les espoirs renaissent et la place est libre pour un nouveau Malherbe. Nous avons déjà soustrait à l'empire des règles, la peinture, la musique et presque tous les arts. Pourquoi, laisser en esclavage la : littérature, et la poésie ? Or le moyen le plus sûr de discréditer les règles, c'est d'éliminer les modèles qui témoignent en leur faveur. Et le meilleur moyen de mettre hors du jeu ces témoins gênants, c'est de rendre leur voix inintelligible, ce qui s'obtiendra automatique­ment par la réforme de l'orthographe. \*\*\* J'ai dit que celle-ci comporte deux immenses avan­tages. Le second est du même genre que le premier. Ce sera de couper décidément les liens les plus visibles par lesquels le français se rattache au latin, et, par suite, de faire apparaître, de plus en plus inutile l'étude de cette langue vraiment morte. Par exemple, entre le mot *enfant* et la forme latine *infant*(*em*)*,* il n'y a de commun pour l'oreille, que la lettre f, tandis que l'œil saisit d'emblée une ressemblance frappante. 57:805 Si vous écrivez *anfan,* cette dernière ressem­blance s'efface. L'aspect du mot se conforme strictement à sa sonorité, mais contraste avec l'aspect des autres mots qui, prononcés différemment, sont pourtant de même origine (comme *infantile*)*.* Les mots apparentés perdent l'air de famille où se perpétuait le souvenir de leur ancêtre commun. Le mot latin est cet ancêtre qu'il devient dès lors facile, presque inévitable, d'oublier et de renier. Ainsi se réalise l'autre grand rêve des réforma­teurs : l'abandon du latin. Il faut confesser ici que, si j'admire la modération de ces réformateurs assez timides pour hésiter en si bonne voie, les défenseurs de la tradition m'étonnent bien davantage par leur imbécillité. Comment ne s'en trouve-t-il pas un parmi eux pour oser proclamer que l'ortho­graphe prétendument rationnelle sera, non seulement pré­judiciable à la connaissance de la langue, mais encore *beaucoup plus : difficile à comprendre et, partant, à apprendre* que l'orthographe classique ? La raison en est que, les mots étant certes des groupes de sons mais surtout des expressions d'idées, la compétence de l'intelligence, en ce qui les concerne, l'emporte nécessairement sur celle de l'oreille. Il est à la fois utile à l'esprit et facile à la mémoire de retenir *enfant, infantile,* plutôt -- que *anfan, infantil *; et de régler la forme des mots sur leur signification plutôt que sur leur musique. Les archaïsmes de l'orthographe présentent l'inconvénient mineur d'être anachroniques pour l'oreille, et l'avantage majeur d'atti­rer immédiatement le regard du lecteur sur l'origine et la dérivation des mots, faits qui n'ont rien d'anachronique. De l'oreille et du regard, c'est l'oreille qui risque le plus de se tromper, et d'induire l'intelligence à se tromper à son tour. 58:805 On s'habitue assez naturellement à écrire *res­pect* comme *respectueux, perspective, aspect,* etc. ; mais au nom de quelle logique se souviendra-t-on de l'écrire comme *reflet* (qui de son côté a produit *refléter*) ou comme *progrès* (*progresser*) ? A quoi bon déraciner les mots de leurs catégories étymologiques pour les redistri­buer en catégories phonétiques bien plus arbitraires encore ? Voilà ce que répondraient les tremblants gar­diens de l'usage, s'ils n'étaient paralysés par la pusillani­mité propre à tous ceux qui, en face du parti de l'aventure, ont pour eux l'évidence. Fort heureusement, ne songeant pas à triompher sur le terrain des principes où ils seraient imbattables, les mainteneurs de l'orthographe se contentent de tirer leur poudre aux moineaux, c'est-à-dire de discutailler sur des points de détail sans aucune importance. Encore discutent-ils fort mal, et comme en s'excusant d'avoir raison. On leur coupe le souffle en leur assénant cinq ou six objections, toujours les mêmes, tendant à montrer que, par-ci par-là, une lettre abusive a pu se glisser dans un mot à la faveur d'une fausse étymologie. C'est d'ail­leurs bien curieux : les contempteurs de l'étymologie reprochant à l'orthographe de n'être pas toujours fidèle à l'étymologie font penser à ces républicains qui accusent le roi de n'être pas assez royaliste : Parmi les quelques anomalies dont ils tirent ce genre d'arguments, le mot *poids* est de ceux qu'ils mettent le plus volontiers au *pilori* sous prétexte que la lettre d ne s'y justifie pas, *poids* venant de *pensum* (pesé) et non de *pondus* (poids) ; car le latin, comme l'étymologie, dès qu'on en peut faire flèche contre l'orthographe, retrouve instanta­nément son prestige aux yeux de ceux qui veulent, dans tous les autres cas, nettoyer l'orthographe de toute trace de latin ! La réponse est obvie : il est clair que ce d, tout contestable qu'il est, s'est maintenu par simple raison de commodité, afin d'éviter la confusion avec *pois* et *poix.* 59:805 Cette erreur utile est d'ailleurs légère. Car *pensum* n'est lui-même, qu'une forme de *pendere* et ainsi se rattache tout de même à *pondus,* qui a donné *pondéré, impondérable,* etc. Entre tous les mots de cette famille où se retrouve l'idée de poids, le trait commun est la lettre *d.* Ne se fût-elle pas introduite dans *poids,* il serait sage de l'y mettre. Au lieu de déplorer qu'il y ait tant de façons de transcrire un même phonème, on devrait s'en féliciter pour la clarté du discours. Il est plaisant de citer, en faisant mine de s'y casser la tête, la série fameuse : *sain, saint, cinq, sein, ceint* et *seing.* Mais du jour où l'on écrira uniformément *sin,* on verra comme le casse-tête sera pire ! Plus d'un lecteur alors regrettera les fines et précieuses diversités actuelles, qui, pour prix d'un léger effort accompli une fois pour toutes, parlent si bien à l'œil et, à l'esprit ; tandis qu'un effort autrement ennuyeux sera toujours à recommencer pour distinguer six mots très différents sous une graphie unique. Qu'aura-t-on gagné à *les* confondre dans une apparente identité, où plus aucun signe visible ne reliera *sain à assainir, saint à sainteté, cinq à cinquante, sein à insi­nuer, ceint à ceinture* et *seing à signer ?* Un Italien lisant la phrase : *le messager sain et sauf, après s'être ceint les reins, cacha dans son sein les cinq bulles revêtues du seing du saint-père,* y reconnaît sans peine les équivalents de *sano, cinto, seno, cinque, segno, santo.* Écrivez *sin* partout, il ne comprendra plus rien. Nous non plus. \*\*\* Nous rencontrons à ce propos la belle ânerie selon laquelle l'italien, digne en cela de servir de modèle au français, userait d'une orthographe phonétique. 60:805 C'est le contraire qui est vrai : loin que l'italien s'écrive comme il se prononce, il se prononce comme il s'écrit. Or il s'écrit comme le français, en raison même de l'origine latine dont il est resté plus proche. Seulement, langue vocali­que et accentuée, sans syllabes muettes, il a, du type latin des mots, conservé distinctement tous les sons qui, en français, assourdis, syncopés, nasalisés ou diphton­gués, ont donné lieu à des homonymies. Ainsi les mêmes lettres qui en français s'écrivent comme elles ne se prononcent plus, en italien se prononcent encore comme elles s'écrivent. Les supprimer de l'orthographe française serait s'écarter plutôt que s'inspirer de l'exemple italien. L'orthographe phonétique n'est concevable que dans une langue qui, précisément comme l'italien, n'a pas altéré notablement les sons primitifs de son alphabet ; où, par conséquent, à chaque son correspond une lettre. Tel n'est évidemment pas le cas du français, avec ses *on, en, in, eu, un, oi, ch,* etc. Inventera-t-on des signes nouveaux et particuliers pour représenter ces pho­nèmes ? Ce serait ajouter à la complication de l'écriture et défigurer définitivement les mots. \*\*\* Cette perspective, nous l'avons vu, n'a rien qui déplaise à nos réformateurs, puisqu'ils souhaitent en réalité l'avènement d'une langue entièrement nouvelle, désencombrée du passé, sans racines, sans traditions, sans monuments accessibles. Mais c'est ici que leur naïveté me surprend. Ne voient-ils pas que ce qu'ils convoitent avec tant d'acharnement est déjà à leur merci, et que la langue française, à proprement parler, si elle existe encore à l'état de vestige, sera lettre morte, c'est le cas de le dire, pour la génération qui monte ? 61:805 Cette génération, n'oublions pas qu'elle est en train d'apprendre à lire et à écrire (si du moins il est encore licite de s'exprimer ainsi par extension du sens de ces verbes) au moyen de ce qu'on appelle les méthodes nouvelles. Le résultat de ces méthodes, voici ce que j'en connais. Un enfant intelligent, premier de sa classe, fait en quatrième primaire *vingt-neuf* énormes fautes dans une dictée de dix lignes. Cette dictée pourtant a été « prépa­rée » : cela signifie que le texte, écrit par le maître au tableau, est d'abord resté sous les yeux des élèves pendant un quart d'heure, temps suffisant, on l'espérait du moins, pour leur permettre d'enregistrer, et de retenir jusqu'à la fin de l'exercice *l'aspect* des mots, à défaut des règles insoup­çonnées qui en fixent la forme. S'étonnera-t-on qu'un tel effort de mémoire purement visuelle soit voué à l'échec ? La méthode conviendrait peut-être à de jeunes chimpanzés. Pour des enfants, une série d'arabesques inexpliquées est somme toute plus difficile à apprendre par cœur que ne seraient, par exemple, les quatre conjugaisons. L'enfant, bien entendu, ignore en quoi consistent les fautes qu'on souligne au crayon rouge dans sa composi­tion. Il n'a aucune notion de ce que peut être une faute, puisqu'il n'en a aucune de ce que sont les règles. Les fautes d'orthographe sont pour lui de même espèce que des fautes de dessin ; la dictée, une sorte de jeu d'adresse où le gagnant a eu de la chance. S'il n'a fait que vingt-neuf fautes, c'est grâce au peu de rudiment que ses parents lui ont enseigné, après journée, selon les méthodes anciennes. A l'école, cet enfant n'a jamais entendu parler de masculin ni de féminin, de singulier ni de pluriel, de pronom ni d'adjectif, de lettre a ni de lettre b : 62:805 ces sujets sont entièrement exclus de l'enseignement moderne, parce qu'ils participent de la nature de l'abs­traction, bête noire et tabou numéro un de cet enseigne­ment. Or l'abstraction, c'est la condition *sine qua non* du raisonnement. En revanche, le même écolier ne cesse d'acquérir des connaissances remarquablement étendues sur l'élevage du lapin, l'étanchéité d'une citerne, le vêtement des peuplades mongoles, le métier de ramoneur, etc. Cela, au moins, est concret et n'exige de l'esprit aucune sorte d'effort. A la bonne heure ! Au lieu de se fatiguer à passer du connu à l'inconnu par le moyen de l'abstrac­tion, les élèves s'exercent, pour l'amour du concret, à passer indéfiniment du connu au connu, c'est-à-dire à ramper au niveau du néant intellectuel. Le succès est assuré : il sortira de là une humanité absolument et à jamais incapable de critique, une armée docile de lecteurs de journaux, de « chers auditeurs », de syndiqués modèles et d'électeurs à 99 pour cent des voix. Un vieil ouvrier, socialiste de la première heure, me disait : « Monsieur, on a donné l'instruction au peuple. Mais quand je vois les cahiers de mon fils, je comprends bien qu'on nous a encore une fois trompés, et que l'instruc­tion d'aujourd'hui n'est que la caricature de celle que nous aurions voulu recevoir autrefois. » J'ai salué très bas ce trait, admirable en effet, de perspicacité. Cet homme avait senti que l'important serait de former les esprits et que l'élevage du lapin ne les forme pas, tandis que les règles de l'accord du participe les formaient. Je défie n'importe qui de concevoir l'idée la plus simple, d'entendre même le sens d'une phrase, s'il n'est pas en mesure de saisir correctement cette fameuse règle du participe que les éleveurs de lapins brandissent comme une chinoiserie d'un autre âge, au lieu que c'est une merveille de bon sens et de clarté. 63:805 On nous répète que l'élevage du lapin est utile (mais je me demande à quoi, si ce n'est à élever des lapins) et que les subtilités de la grammaire, c'est du temps perdu. Elles ne servent, en effet, Dieu merci, à rien. Il se trouve seulement que ces subtilités coïncident, dans toute lan­gue un peu noble, avec celles de la pensée même, et qu'ainsi, par la grammaire, on apprend à penser juste en toutes matières, voire tout à fait extra grammaticales. Les détracteurs de la grammaire le savent encore mieux que ses fidèles. Ils lui pardonneraient de n'être qu'un savoir pratique, moins nécessaire que tant d'autres. Mais elle est une discipline, un apprentissage du jugement, l'initiation au maniement des idées. C'est par là qu'elle les gêne, comme le principal obstacle jeté par le passé en travers de leur grand dessein, qui est de façonner pour demain le troupeau crédule et désarmé dont ils rêvent. On dira que j'exagère, que les hommes, même s'ils se trompent, ne sont pas si méchants. C'est la théorie des effets sans causes, des actions sans auteurs, des phéno­mènes produits par le hasard. Et cette théorie même est la marque de la stupidité d'une époque où l'esprit public commence à se ressentir, et dans tous les domaines, de l'influence de la pédagogie nouvelle. Il est vrai que celle-ci trouve dans le corps enseignant beaucoup de com­plices inconscients, qui littéralement ne savent ce qu'ils font mais ne l'en font pas moins. Plus nombreux peut-être sont les complices malgré eux, conscients mais involontaires, malheureux instituteurs forcés d'appliquer des méthodes qu'ils jugent, qu'ils détestent et dont, mieux encore que les parents, ils constatent les ravages. Aucun n'ose regimber. Comme toutes les impostures, la pédagogie nouvelle s'impose par la terreur. Elle, est dictatoriale. C'est donc qu'il y a des dictateurs, et les dictateurs savent très bien ce qu'ils veulent. 64:805 Je vois un peu vivre l'enfant dont je parlais, l'enfant aux vingt-neuf fautes, et je vous assure que le spectacle est tragique. Répétons que cet enfant est parmi les très bons élèves de la quatrième année primaire, qu'il est naturellement intelligent, attentif et curieux. Il aime lire, ou du moins il aimerait. On lui donne Jules Verne, la comtesse de Ségur. Après quelques pages très laborieuse­ment déchiffrées, et qui pourtant lui plaisent, il renonce. C'est trop difficile. Pourquoi ? *Parce qu'il ne sait pas lire.* Comment saurait-il ? Il a appris à lire par une mé­thode faite exprès pour empêcher qu'on apprenne à lire. La difficulté qui l'arrête est double ; elle se reproduit aux deux stades : au stade technique et au stade intellec­tuel de l'opération par laquelle, en vain, il essaie de lire. 1\) N'ayant aucune idée de la valeur des lettres et encore moins de la formation des lettres en syllabes, des syllabes en mots et des mots en propositions, mais habitué seulement à identifier mécaniquement, en bloc, les mots et les bouts de phrases *déjà vus* qu'il se souvient d'avoir rencontrés tels quels au cours de ses « travaux » scolaires, il n'arrive à traduire en paroles ni les éléments que le texte lui présente pour la première fois, ni ceux dont il a oublié la figure, ni les formes verbales dont la notation ne lui est pas familière. Un texte nouveau est exactement pour lui un rébus, où les mots écrits tiennent lieu d'images plus ou moins cryptographiques. En revanche, par ce procédé, il « relit » très aisément les textes de ses manuels (grâce en partie aux illustrations), comme des adultes presque illettrés lisent couramment leur journal en y devinant d'un coup d'œil, au seul aspect du titre ou d'une photographie, toute la suite d'un article dont les lieux communs leur sont archi-connus d'avance. 65:805 2\) Ces textes de manuels respirent, on s'en doute, la simplicité la plus pure : on les fabrique de telle sorte que l'œil n'ait aucune peine à les « mémoriser » (ce terme a remplacé *comprendre* dans le jargon pédagogique) et que le sens n'en soit pas matière à réflexions perturba­trices. « La poupée de Simone », « Victor aime le choco­lat » et « le laboureur laboure » : ces maximes ont éclipsé *le Corbeau et le Renard,* animaux dont l'élo­quence a déformé tant de jeunes esprits dans les époques d'obscurantisme. Aujourd'hui, les jeunes esprits sont for­més à ne chercher dans les mots écrits ni éloquence, ni enchaînements d'idées, ni intentions, ni quoi que ce soit où l'intelligence ait affaire, mais seulement une représen­tation des objets des sensations les plus communes. La lecture ainsi employée comme un moyen de redécouvrir dans les textes ce qu'on a déjà beaucoup mieux expéri­menté dans la vie quotidienne n'offre évidemment pas le moindre intérêt : il est préférable, et en somme plus instructif, de jouer à la poupée et de croquer le chocolat, plutôt que d'en poursuivre l'ombre à travers un assem­blage de signes cabalistiques qui n'y ajoutent absolument rien. Si les objets que la lecture évoque dans l'imagina­tion ne diffèrent pas des objets réels par quelque attrait nouveau, si la lecture ne suggère rien de plus que la vie, à quoi bon s'interrompre de vivre pour se donner la peine de lire ? C'est la question que l'enfant se pose, et qu'il résout en ne lisant pas. Ainsi donc les méthodes actuelles le rendent égale­ment impropre à la lecture-déchiffrement et à la lecture-interprétation, et dans les deux cas pour la même rai­son : parce qu'elles ne l'ont pas initié ni exercé à l'abs­traction. Pour lire les mots, il faut abstraire la valeur des lettres ; pour lire un texte, celle des idées. Inhabile à faire l'un et l'autre, l'enfant ignore de la lecture et l'ABC et le but ; et le rudiment et la récompense. 66:805 Il est privé à la fois de la lecture et des lectures. La même histoire, où il se passionne quand on la lui raconte, lui tombe des mains si elle se déroule dans un livre : illisibles sont à ses yeux les mots « qu'on n'a pas vus à l'école », incom­préhensibles les phrases dont le sens dépasse le « concret », c'est-à-dire l'insignifiant. Ce qui mériterait d'être su demeure inconnaissable, par une manière d'étu­dier qui, au lieu d'exciter l'esprit à la réflexion, l'endort dans la routine. Toute la méthode se résume à enseigner une écriture alphabétique comme si c'en était une idéographique. Mais les idéogrammes primitifs désignaient clairement les objets dont ils avaient précisément la forme, tandis qu'un mot français (force est bien d'invoquer La Palisse, puisqu'il a raison, contre ceux dont les paradoxes de Claudel ont singulièrement, sur ce point, encouragé la sottise) n'a nullement la forme de l'objet qu'il représente, mais bien celle des lettres qui en composent le nom. Les pédagogues modernes supposent à l'enfant une plus grande capacité de mémoire qu'aux sages de l'Égypte et qu'aux mandarins chinois. Le comble est qu'ils fondent cette exigence sur un prétendu respect de la personnalité de l'enfant et des lois de la « nature », comme si l'intelli­gence ne faisait pas aussi partie de la nature et qu'elle fût, parmi les facultés de l'enfant, une sorte d'excrois­sance plus nocive que féconde. Ils s'imaginent que le procédé idéographique est plus « naturel » parce qu'il est primitif ([^5]), alors qu'au contraire, dans tout ce qui touche au langage, les phénomènes les plus anciens sont les plus compliqués et que la simplification ne s'est opérée que peu à peu. 67:805 Si les hiéroglyphes ont perdu leur signification première et « globale » pour en arriver à représenter des syllabes, puis des lettres, et si l'alphabet leur a enfin succédé, ce fut par une évolution tendant à faciliter l'écriture, à la rendre analysable, partant plus accessible. Nous retirons à l'enfant tout l'avantage de l'invention de Cadmos, sans lui restituer en compensa­tion le symbolisme expressif des images hiéroglyphiques. Celles-ci, d'ailleurs, offraient, outre le sens premier et apparent, un ou plusieurs autres sens figurés ou abs­traits, à l'interprétation desquels devait éminemment concourir l'intelligence du lecteur, selon le degré de sa science. Nous prenons donc exactement le contre-pied des deux grands principes d'où ont résulté les deux types d'écriture : nous mettons un alphabet en hiéroglyphes, et de ces hiéroglyphes nous éliminons tout sujet de pensée. L'enfant ne conçoit plus d'idées et n'épelle plus les lettres, qui sont aussi des idées. Sur les deux plans, c'est le triomphe du « concret » et l'éviction de toute intelligibilité. Nourrie à cette école, la génération future saura assurément compter des sacs de pommes, remplir des formulaires et réparer un moteur. Tant mieux, puisqu'on ne lui demande rien d'autre. Mais il est bien évident qu'elle ne lira ni n'écrira, non seulement parce qu'elle ignorera totalement la pratique de cet art, mais parce qu'elle n'aura plus le goût ni le moyen de penser. S'il faut lire pour penser, il faut aussi penser pour lire. \*\*\* 68:805 C'est pourquoi me semble si vaine la croisade labo­rieuse des réformateurs de l'orthographe, auxquels il est temps de revenir après cet apparent détour dans la pédagogie. Que sert encore de réformer une orthographe qui, de toute façon, dans vingt ou trente ans, n'existera plus pour personne ? Les pédagogues ont prévenu les réformateurs et leur ont si bien frayé les voies que, littéralement, ils leur ont coupé l'herbe sous le pied. Ils les ont mis d'ores et déjà devant le fait accompli. En rendant nécessaire la réforme de l'orthographe, ils la rendent superflue. Le résultat étant fatal, la sagesse serait probable­ment, comme toujours, de laisser les choses aller leur train et de ne rien réformer du tout, quitte à permettre aux derniers maniaques de l'orthographe de cultiver, jusqu'à extinction, leur innocente marotte. Mais est-elle innocente ? Certes, ils ne contestent à personne, ces maniaques, la liberté de faire des fautes. Et à vrai dire, c'est une liberté dont n'ont jamais cessé d'user jusqu'aux plus grands écrivains. Seulement, les réformateurs ne veulent plus que ce soient des fautes. Et pour qu'il n'y ait plus de fautes, le mieux est qu'il n'y ait plus de règles. On ne saurait trop se garder de froisser les gens qui font des fautes. Le problème est donc, somme toute, sinon résolu, du moins tranché. On regrette seulement qu'il ait été si mal posé. Car on aurait d'abord dû s'entendre sur ce que c'est qu'une langue. Un tel éclaircissement aurait abrégé beaucoup de discussions tâtonnantes. Pour les réformateurs, c'est bien simple : une langue n'est rien d'autre qu'un instrument d'utilité publique, au même titre que les transports en commun ou l'annuaire des téléphones. Dans ces conditions, on ne voit aucune raison de retarder d'un seul jour l'avènement de l'espé­ranto, qui sera sans aucun doute la plus pratique des langues. 69:805 Et en attendant que ce soit possible, il est urgent de réduire au minimum l'appareil encombrant du français et des autres langues héritées d'un passé dépourvu de réalisme. Le temps qu'on donne à la grammaire et à l'orthographe se dépense en pure perte. Mieux vaut l'employer tout de suite à l'apprentissage des techniques qui rapportent. Voilà ce que pensent, au fond d'eux-mêmes, tous les réformateurs. Pourquoi n'osent-ils pas le dire ? Ils n'osent pas le dire parce qu'ils craignent de heurter trop brutalement le sentiment des autres, qui jusqu'à nouvel ordre est encore, mais très obscurément, un sentiment presque universel et partagé inconsciem­ment par les réformateurs eux-mêmes. C'est le sentiment quasi religieux qu'une langue participe et obéit à quelque finalité mystérieuse, qui lui est propre et lui confère une valeur et peut-être une vie indépendantes de ses fonc­tions utiles. Cette notion était claire aux anciens, qui révéraient le *génie* de la langue comme une sorte de divinité douée de personnalité ; ils le nommaient non pas *ingenium,* nom de chose, mais *genius,* mot masculin qui désignait aussi l'habitant sublime et immortel de l'âme humaine. Les savants modernes ont dissipé ces fumées, mais ils en sont toujours, malgré qu'ils en aient, quelque peu aveuglés et intimidés. On leur pardonnera cette faiblesse, si l'on considère combien est embarras­sante pour eux l'énigme du langage. Certes, tout est énigme, bien qu'il ne soit pas de matières où la science ne soit en train de tout compren­dre et de tout expliquer, -- sauf l'essentiel. Mais on s'est tellement habitué, dans toutes les sciences, à mettre à part et hors de cause les problèmes insolubles (ceux-là justement qui ont trait à l'essentiel) que, l'attention une fois concentrée sur les problèmes faciles, on oublie sans trop de peine qu'il en reste d'autres en suspens. 70:805 Les sciences naturelles, par exemple, ont tellement bien débrouillé l'univers que notre curiosité a de quoi s'en tenir satisfaite, à la seule condition de ne pas nous interroger sur la nature de la nature elle-même : les sciences naturelles en ignorent absolument tout, et ce serait pourtant là le point le plus intéressant. En somme, les sciences procèdent à la manière des examinateurs, qui, limitant strictement leur compétence au programme de leur cours, ne posent point de questions qu'ils n'en aient d'avance fourni les réponses. Mais cet escamotage de l'essentiel est particulière­ment inefficace, voire tout à fait impossible en ce qui concerne le langage, parce que celui-ci appartient plus manifestement qu'aucun autre objet de science à la double réalité du visible et de l'invisible, du contingent et de l'intemporel, ou, si l'on veut, du matériel et du spirituel. Le langage est la chose du monde la plus commune et la plus sacrée. C'est une invention des hommes, mais il est parlé quelquefois par les anges. Il n'est sanctionné par aucune loi, et cependant il se gou­verne lui-même avec une autorité insigne et sans appel. Il sert au marchandage, à la querelle, à la trivialité (et sur ce plan peu importe qu'on le réforme ou non, puisqu'il se perpétue et se renouvelle incessamment *pro­prio motu*)*,* mais aussi aux plus purs mouvements de l'âme, à la poésie, au style, à la prière, aux inspirations les plus hautes, et avec une telle perfection organique qu'en ces dernières fonctions il apparaît non plus comme un instrument, mais comme étant par lui-même un chef-d'œuvre achevé, un monument incomparable. Tel est, je crois, le sens de la fable d'Ésope : qu'il y a dans tout langage deux langages, différents du tout au tout non seulement par la qualité morale de l'usage qu'on en fait, mais bien véritablement par leur essence. 71:805 Et cependant ces deux pôles du langage se rapprochent continuelle­ment au point de se confondre. Les huit cents mots de Racine sont prononcés chaque jour dans les conversa­tions les plus banales, et la syntaxe qui les régit ne dépasse pas le degré élémentaire. Or il est également impossible de ne pas sentir et d'expliquer ce qu'il y a d'unique et d'irréductiblement spécifique dans un vers de Racine. Si vous modifiez quoi que ce soit à ce vocabu­laire ou à cette syntaxe, dont tous les ressorts vous sont connus, vous altérez du même coup le caractère propre de ce vers, où un mystère a sa demeure. Car, si les savants ont minutieusement tiré au clair toutes les modalités du langage-outil, sa structure, ses emplois, ses propriétés, ses lacunes, ils sont bien empê­chés d'éclaircir en aucune façon la nature du langage-monument, sa transmission, ses moyens, ses vertus, ses prestiges ; ils auraient bien plus de peine encore à définir le rapport qui les unit et les oppose l'un à l'autre. Ainsi, en zoologie les savants étudient toutes les variétés de l'espèce chevaline sans jamais tenir compte de Pégase. Omission excusable, puisque Pégase, parmi les chevaux, est invisible ; dans le langage, il crève les yeux. On peut décrire les arbres sans se laisser troubler un instant par les indices métaphysiques que propose l'existence des arbres, et traiter ainsi la botanique comme une science de tout repos, parce que son objet matériel est assez distinct pour être envisagé séparément, à l'exclusion des aspects philosophiques que cet objet comporte néan­moins comme tous les autres. S'agissant du langage, pareille limitation de point de vue n'est plus praticable. On ne peut guère aborder le sujet, lire un poème, analyser une phrase, consulter une grammaire ou un dictionnaire sans rencontrer Pégase. 72:805 La présence du mystère est constamment sensible à travers l'appareil matériel qui caractérise un langage mais ne le constitue pas entièrement. De là vient que d'assez bons esprits n'ont trouvé à expliquer l'origine du langage qu'en l'attribuant à quel­que révélation divine. Je ne sais si cette hypothèse est la bonne, mais c'est jusqu'à présent la seule par quoi on ait tenté de rendre raison de l'inexplicable. Il est singulier que nous connaissions tant de choses touchant les mœurs, les industries et les migrations des peuples pré­historiques, et si peu touchant leurs langages. Nous avons tendance à nous figurer qu'ils parlaient à peine, qu'ils poussaient peut-être des cris d'animaux (en quoi d'ailleurs les partisans du « naturel » les jugent dignes d'envie et d'admiration). L'histoire connue des langues un peu anciennes assure au contraire que ce sont les nôtres qui vont en dégénérant, et que, plus on remonte vers leurs origines, plus on y découvre de richesse, de diversité, de force et de précision. Pour les langues au moins, l'âge d'or est à chercher dans le passé. Voilà ce que pensent, au fond d'eux-mêmes, les défenseurs attardés de l'orthographe. Ils se persuadent que la décadence d'un langage marque toujours la fin d'un monde, à moins peut-être qu'elle ne la précipite, puisqu'elle est d'abord un déclin de l'esprit. Ils lisent, dans l'effroyable jargon des journaux, les excellentes nouvelles qui paraissent chaque matin sur le progrès des sciences et le bienfait de leurs applications ; et il leur semble tout à fait normal que la destruction du monde s'annonce par le massacre du français. Ils se demandent ce que l'humanité gagne à donner à la technique et au « concret » la primauté qu'elle accordait jusqu'ici aux arts du langage, c'est-à-dire de la pensée. 73:805 Et, persistant à voir dans le langage un trésor sacré, ils doutent que ses dépositaires d'aujourd'hui soient très sages d'y porter atteinte sans une extrême nécessité et sans une prudence infinie. Alexis Curvers. Ces réflexions si actuelles ont paru en 1954 (cinquante-quatre) dans le « Bulletin de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique » et dans le « Bulletin de l'association des classiques de l'Université de Liège ». 74:805 ### La destruction du monde rural chrétien par Francis Sambrès FALLAIT-IL qu'ils fussent imprudents, ces zélateurs de la Révolution, ces thuriféraires des « droits de l'homme », pour oser confier à des histrions incultes la célébration du bicentenaire ? A moins qu'ils ne fussent eux-mêmes abusés par deux siècles d'histoire confisquée, par le détournement que l'appareil gauchiste de l'Éducation natio­nale et les élites auto-proclamées ont imposé -- pour en justifier les excès -- aux événements de la fin du XVIII^e^ siècle. Cela nous a donné l'occasion -- sur le génocide vendéen par exemple et sur la Terreur de 1793 -- de rétablir des faits qui ne contribuèrent pas peu au fiasco des célébrations et à la curiosité que l'on sent naître partout pour la recherche de la vérité. 75:805 Il ne faudrait pas que cette victoire (ou les prémisses de cette victoire) nous aveugle à notre tour, que nous aveuglent l'ardeur du combat et la force de nos adversaires. Nous risquerions de ne pas tirer profit de cette occasion tout à fait providentielle qui nous est donnée de comprendre le sens de ces convulsions dont nous vivons encore -- et peut-être jusqu'à la fin des temps -- les séquelles. Ces amateurs de la Révolution se disputent toujours pour savoir s'il faut la prendre en bloc ou en expurger les détails qui choquent nos sensibleries d'aujourd'hui, si les « lumières » jetées sur le monde valent les horreurs douloureuses qui en furent, comme pour un accouchement, le passage obligé. En ce qui nous concerne, il ne faudrait pas croire que nous soyons tout à fait innocents. Depuis longtemps, on refusait de voir la dégradation de l'état du Royaume ; la terre, seule source de richesse, épuisée d'autant plus qu'elle était plus riche, par les prélèvements obligatoires ; les charges sociales qui équilibraient jusqu'alors toute notion de propriété ou de jouissance, oubliées ; les organisations professionnelles, deve­nues malthusiennes ; les sociétés naturelles plus soucieuses de privilèges et de monopoles assurant leur puissance que d'œu­vres en accord avec le décalogue. Pendant longtemps -- et il est curieux de constater qu'aujourd'hui même et 250 ans après on entend des meil­leurs esprits le même discours -- on a cru qu'il suffisait de réformer les institutions pour que leur heureux fonctionne­ment dispense aux hommes le pain, la paix, la liberté dont on sait depuis l'aube du temps la nécessité vitale pour l'humanité tout entière. La Révolution, qui n'est qu'une réforme dans un bain de sang, a prétendu aussi changer les institutions et leur prêter le pouvoir d'apporter les solutions heureuses que l'on n'avait pu trouver. On oubliait que les institutions valent ce que valent les hommes et que, si l'état du Royaume présentait, à la fin du XVIII^e^ siècle, des carences si graves qu'aucun des efforts louables qui furent entrepris, aucune des mesures utiles qui furent prises, ne purent les guérir, 76:805 c'est bien parce que les hommes étaient « mauvais » et ne pouvaient plus gérer des institutions, qui en d'autres temps furent excellentes, sans que le processus de décadence ne s'accélère et ne sécrète des poisons sociaux plus violents encore. Deux observations pourraient illustrer ce propos. #### L'œil du voyageur impartial La première observation provient d'une lettre de Young, cet agronome anglais qui parcourut la France rurale et provinciale au cours de trois voyages dont le dernier le promena du 6 juin 1789 au 30 janvier 1790 dans l'Est, le Sud-Est et le Centre (avec un saut en Italie) et deux passages à Paris -- du 8 au 27 juin 1789, et tout le mois de janvier 1790. Cet observateur, qui regarde avec un œil « façonné à l'anglaise » et de solides certitudes insulaires, n'est pas suspect d'avoir confisqué l'Histoire. Il dresse un tableau affreux de l'état de la terre agricole en France et il montre, par ses descriptions, que le degré de prospérité d'un terroir est indé­pendant de la nature du sol, de sa fertilité, des climats qu'il subit, mais qu'il découle du bon et mauvais usage que son propriétaire en fait ou peut en faire. S'il l'exploite en bon père de famille et lui rend une part de ses produits pour qu'il s'amende, s'entretienne et s'irrigue de travail autant que d'eau, tout terroir nourrit son homme, la famille de son homme et le pauvre qui vient s'asseoir à sa table. Par contre, s'il détourne de ce bien, pour des plumets de cour, des dentelles, du jeu, tout l'argent qu'il produit, et plus même s'il le peut par l'emprunt gagé sur le fonds, bientôt ces affreuses images littéraires que garde la postérité deviendront réalité et la plus riche des terres deviendra désert où règnent la misère, la crasse et l'abandon. C'en est au point où la Beauce est désertique mais les hautes vallées pyrénéennes bien cultivées et riches comme un paradis. 77:805 Une autre information que nous pouvons tirer du voya­geur est que la notion de Terreur, qu'on repousse souvent jusqu'en 1793 parce qu'elle fut alors la plus atroce et la plus visible à Paris, a été rencontrée et vécue par Young en province et en milieu rural dès le 20 juillet 1789 avec le sac de l'hôtel de ville de Strasbourg puis tout au long de son voyage d'août à septembre 1789 vers le Sud. Sur fond de rumeurs, de complots -- surtout ourdis par la Reine, prétendait-on -- des bandes armées brûlaient allè­grement les châteaux et confisquaient les terres. A Besançon (27 juillet 1789) par exemple, « les méfaits commis dans le pays, du côté des montagnards et de Vesoul, sont nom­breux et horribles. Bien des châteaux ont été brûlés, d'au­tres pillés, les seigneurs traqués comme des bêtes sauvages, leurs femmes et leurs filles enlevées, leurs papiers et leurs titres mis au feu, tous leurs biens ravagés, et ces abomina­tion n'ont pas atteint des personnes marquantes que leur conduite ou leurs principes auraient rendues odieuses ; c'est une rage aveugle sans distinction de personnes : c'est la soif du pillage. Des voleurs, des galériens, des voyous de toutes catégories ont rassemblé les paysans et les ont poussés aux dernières violences ». Plus tard on dira que seuls des « brigands vagabonds » commirent les exactions et les crimes qui se multipliaient en milieu rural, mais Young, qui ne les a jamais rencontrés bien que voyageant beaucoup, assure que tout tend à prouver que seuls les paysans, poussés par des agitateurs, sont devenus, pour un temps, des brigands et non des justiciers. NOTA -- Une anecdote amusante : le 12 août 1789, parvient à Clermont-Ferrand (où se trouve Young) l'annonce de l'abolition des privilèges et, dès le 30, à l'Isle-sur-Sorgue, le pauvre voyageur s'est trouvé fort importuné « par une foule de chasseurs du pays ; 78:805 on dirait que tous les fusils rouillés de Provence sont à l'œuvre pour détruire toute espèce d'oiseaux ; les plombs sont tombés cinq à six fois dans ma voiture et ont sifflé à mes oreilles. Les campagnes sont remplies de chasseurs dangereux à l'extrême ». #### Le dernier Abbé de Flaran La seconde observation tient dans une « légende » qui est attachée à la merveilleuse abbaye cistercienne de Flaran, dans le Gers. A la fin du XVIII^e^ siècle, vers l'an 1786, un soir d'automne, le Père Abbé vit arriver à la porte un vieux moine tout perclus, juché sur une mule poussive. Imaginez quelle fut sa surprise d'apprendre que ce vieux moine était le Révérendissime Père Visiteur, et quelle fut son inquiétude. Certes, sur le plan matériel tout allait fort bien, les domaines agricoles étaient prospères, cultivés par une armée de frères convers, les revenus s'entassaient dans les coffres avant d'aller soutenir le train de vie du lointain Abbé commendataire. Le moulin tournait à plein, le vivier immense grouillait des meilleurs poissons, le jardin et la vigne étaient florissants et les travaux d'amélioration entrepris pour loger les visiteurs importants terminés dans le goût du jour avec de vastes pièces et des ornements comparables aux plus beaux. On ne pouvait en dire autant de l'âme de l'abbaye. Bien qu'il restât la belle église sobre et nue, son cloître, la salle capitulaire et le dormitorium des moines, il n'y avait que deux moines profès déjà âgés et pas un novice ne venait apporter l'espérance. Ces moines d'ailleurs, cellériers plus qu'orants, avaient fort à faire pour diriger les exploitations, assurer la bonne marche de l'intendance et semblaient peu à peu préférer le temps des moissons à celui des oraisons. D'autant que, à ce qu'on pouvait voir, l'Abbé commendataire, quand il venait toucher ses bénéfices, passait plus de temps à table qu'à l'église qu'on remplissait, ces jours-là, de convers déguisés, pour faire nombre. 79:805 La visite surprise de l'Abbé Visiteur n'avait pas permis qu'on se préparât ; le désastre était si évident que la visite fut courte et les ordres furent donnés qu'on reprît une vie monastique telle que définie par la Règle, qu'on arrêtât les constructions somptueuses ([^6]) et qu'on fît en sorte que le rayonnement spirituel de l'abbaye -- vers où tous les chemins convergent -- attirât des novices et suscitât des vocations. Le Père Visiteur se chargeait, quant à lui, de modérer l'appétit du commendataire. Il ne voulut boire qu'un peu d'eau -- alors que les cuisines avaient, à l'habitude, préparé un festin -- passa la nuit en prière dans l'église et, juché péniblement sur sa vieille mule, partit le lendemain après matines. C'est alors que le diable intervint. La silhouette du visiteur était si frêle, sur sa mule si fourbue, qu'on pouvait sans peine imaginer que d'ici l'an prochain, où il avait promis une visite de contrôle, la Providence aurait rappelé au ciel ce saint homme parvenu à l'extrême bout de ses ans. Il n'était pas possible qu'il revînt. Aussi, rien ne pressait pour qu'on entreprit les réformes exigées. Le diable n'eut pas longtemps à plaider pour avoir gain de cause. Ce que l'Abbé de Flaran n'avait pas prévu -- et le diable non plus -- c'est que le Père Visiteur puisse revenir un mois après, un peu plus vieux, sa mule un peu plus maigre. Lorsqu'on le vit au bout de l'allée cavalière qu'on avait mise en chantier, on fut saisi d'épouvante et on se mit à fuir la colère de Dieu. La légende raconte que le dernier Abbé de Flaran se jeta dans la robine du moulin, fut entraîné par les courants et broyé par les meules. 80:805 C'est ainsi qu'on voit inscrits dans les dérives du paysage et de l'architecture, aussi esthétiques qu'elles soient, les signes, les symptômes de mort qui ne trompent pas. C'est bien un corps social agonisant que la Révolution a frappé brutale­ment. Rien n'aurait pu le sauver sans la conversion perma­nente qui seule donne à la gestion des sociétés naturelles cette harmonieuse évolution qui, dans les temps de grande foi, permit d'insérer le progrès technique du génie humain à une vitesse adéquate réglée par la vertu de prudence. Mais, dans ce temps-là, « au siècle des lumières », il était plus question de science que de foi et de philosophie du catéchisme ! Le modèle de société qu'on voulut imposer était fondé sur une conception de l'homme tellement irréaliste que, pour expliquer les avatars qu'on pouvait constater, les vices de forme qui venaient au jour, la fureur des effets pervers, il fallut inventer qu'une société parvenait à le corrompre. Tout au long du XIX^e^ siècle, le monde rural chrétien se défendit comme il put avec un extrême courage et de grandes habiletés. Il opposa, aux coups que lui portèrent les idéolo­gues au pouvoir, les défenses naturelles prévues dans les organismes solides, immunitaires, libres, que l'ordre chrétien avait su créer. Si, la fièvre passée, on se réjouit de l'usage modéré de quelques libertés retrouvées, on se garde bien d'adopter les grands principes égalitaires et les schémas du Code Napoléon. On continuait à respecter les unités de production et les règles communautaires -- la vaine pâture, par exemple, qui permettait à tous (selon des règles naturelles précises) d'élever quelque bétail (pour le lait et la vêture) -- d'user en commun des sols laissés sans récolte ou des biens communaux. On signait des contrats qui pouvaient garantir l'essentiel. C'est ainsi qu'entre ceux signés par les époux dans les Pyrénées du milieu du XIX^e^ siècle et celui qui lia Laban au malin Jacob, à l'aube des temps bibliques, il n'y a guère de différence. 81:805 On sut envoyer au loin les cadets conquérants, trouver des sous en allant travailler aux piémonts comme avant, sans tenir trop compte des frontières, ou montrer des ours, ou tailler des peignes en buis ou en corne, laissant aux femmes et aux enfants le poids du peu de terre qu'on avait ; on se défendit contre les empiètements de l'État au nom des usages anciens et la politique forestière de Dralet, sous l'Empire, ressemble étrangement à celle de Froidour, sous les Rois. C'est à cette époque que fut conçue cette prudente dispo­sition architecturale qui consistait -- dans les villes et dans les villages -- à organiser une ligne de fuite en faisant communi­quer librement les caves et les greniers, perçant ainsi sans scrupules les sacro-saints murs mitoyens et donnant aux unités naturelles une cohésion meilleure. C'est peu à peu que ces passages furent bouchés et le voisin, considéré comme intrus, fut enfermé dans sa maison. Les derniers passages furent bouchés en 1914, lorsque les femmes et les vieillards se retrouvèrent seuls. On sut même associer la bourgeoisie industrielle naissante -- celle qui avait encore de gros sabots remplis de paille --, à l'équilibre général, lorsque certaines tenures furent disponibles. A l'orgueil de posséder une maison de campagne, aux plaisirs de voir naître et mûrir des moissons et des fruits dont on avait encore le goût aux lèvres, s'ajoutait la certitude d'une assise financière solide. Et ces bourgeois -- amis des métayers ou fermiers exploitants -- s'ils ne consentaient pas facilement aux investissements demandés, n'exigeaient que fort rarement un intérêt, un rapport, un fermage si lourd qu'il mît en péril la gestion du bien en bon père de famille : certains même accordaient plus de prix aux redevances -- le cochon gras, les oies gavées, les chapons dominicaux et quelques œufs -- qu'au numéraire des fermages dont ils n'avaient que faire. Leur souci était que la famille exploitante fût forte de nombreux enfants, de sages aïeux et sache, au passage des générations, compenser, s'il fallait, un affaiblissement passager par le recours à quelque parentèle ou le biais du valet à table. On fabriquait ainsi des coins de Paradis. 82:805 Les coups portés par les révolutionnaires n'avaient donc pas tout l'effet espéré. La voie législative et la réglementaire -- où souvent le ridicule parvenait à des sommets -- s'avé­raient incapables de vaincre les coutumes pragmatiques qui permettaient la survie du peuple rural aux dures conditions que nous savons. Certaines communautés parvenaient même à retrouver un équilibre de vie meilleur en assimilant lente­ment les progrès et en appliquant, en faisant référence aux traditions ancestrales, les solutions chrétiennes -- même si celles-ci en avaient perdu le nom. #### Les victoires de l'apostasie Quels furent donc les coups qu'il fallut porter pour venir à bout du monde rural, dès lors qu'avaient échoué les mesures révolutionnaires les plus brutales dont pourtant le poison circulait lentement dans les esprits ? Comment penser qu'un homme, fût-il le plus féroce des idéologues, qu'un groupe d'hommes, fût-il le plus puissant, pourrait entreprendre et réussir une telle entreprise ? Même dans la hiérarchie infernale, ce ne pouvait être le menu fretin des diablotins affairés... mais bien des princes noirs des Ténèbres. Certes, le retour du droit romain, du *jus utendi et abu­tendi,* et l'abolition du droit d'aînesse permit peu à peu aux cadets d'exiger des partages de miettes foncières et de se replier dans cette attente au lieu d'aller -- missionnaires, corsaires, commerçants, vagabonds -- vivre leur destin fabu­leux ! Elle permit aux aînés de s'affranchir des responsabilités sociales concrètes qui grevaient l'unité rurale, d'oublier les devoirs constitutifs d'une propriété foncière, et ainsi la prati­que concrète de la charité comme vertu. Certes, la conscription permit souvent des guerres néfastes par le nombre effrayant de ceux qu'elle soutirait au vivier des campagnes, qu'elle envoyait à la mort et si, depuis qu'elle fut imposée au peuple tout entier, il n'y eut plus guère de pillage vagabond, 83:805 l'État, dont la puissance et le centralisme se trouvèrent toujours renforcés par les guerres qu'il déclarait, s'empressa de remplacer ces bandes de pillards -- qu'on pouvait toujours mener aux frontières -- par le carcan d'un appareil administratif toujours plus puissant, plus nombreux, plus onéreux, générateur d'une pression fiscale hors mesure avec les besoins d'un État qui respecterait ses devoirs d'état. Certes, plus près de nous, des mesures législatives comme le statut du fermage et du métayage eurent des effets désas­treux -- et qu'on ne souhaitait pas -- sur les relations humaines qui furent empoisonnées et soumises dès lors à la surveillance d'un corps -- d'abord modeste puis grassouillet -- d'inspection des lois sociales en agriculture, détournant ainsi les porteurs de capitaux des investissements paisibles en terre agricole qui désormais leur rapporteraient plus de soucis que d'argent et plus de plaisir du tout. Certes, les faveurs qu'on accorda aux constructions coopératives permirent une mutilation progressive des profes­sions agricoles lorsqu'elles se substituèrent aux libertés d'ac­tion personnelle qui en étaient les nobles privilèges. Certes, les couvertures sociales, pourtant exigées par la représentation professionnelle, aboutirent à une société où l'on propose, pour le monde agricole, un ensemble d'avan­tages tellement misérable au regard de ceux consentis au monde industriel, qu'il fallait être fol pour rester dans un « régime » agricole, à moins qu'on ne participât soi-même à la construction des palais de gestion ou à leur fonctionne­ment douteux. Certes, la convergence de ces mesures -- et on peut en ajouter d'autres comme le passage obligé par le crédit et sa banque spécialisée, la fixation autoritaire des prix agricoles par un État qui assure la manœuvre selon ses intérêts propres dès lors que furent créés, sous la pression des grenouilles (grosses comme des bœufs) qui demandèrent un roi, les instruments qui le permettent (les offices). 84:805 Certes, l'Europe -- dont on ne dira jamais assez qu'elle est le coup de grâce au monde rural libre -- manœuvre déjà ses fouets et rive les boulets de ses convicts, déportés et autres esclaves. Mais tout cela était impuissant à réduire notre civilisa­tion rurale -- fondamentalement chrétienne sur une nature réelle. Nous savions panser nos blessures, respecter nos usages en tournant les lois, élever nos enfants dans le respect du travail et du pain, garder notre bien en l'état, honorer nos vieux dont la seule tristesse était de ne plus pouvoir travailler assez, mettre dans l'ombre de cachettes introuvables le peu de numéraires que nous avions. Nous étions en cela bien aidés par une terre généreuse qui, en dépit de faibles rendements, de brutalités climatiques, de fertilités souvent maigres, de reliefs impossibles, corrigeait l'irrespect des règles d'or. La sanction naturelle venait si vite et au prix de tant de famines et de souffrances qu'elle arbitrait cruellement nos erreurs avant qu'elles ne devinssent crimes. Peut-on accuser le moteur, comme le pense Heidegger ? Pourtant l'homme rural sut toujours inventer ses outils, ses machines et s'efforça bien vite de domestiquer les animaux de traction, le vent et le courant des eaux pour donner plus de force à ses bras. Certes l'évolution se fit avec une lenteur sage qui permit d'en mesurer les dangers et d'en corriger les déviances dès lors qu'elles venaient à apparaître. L'histoire du monde rural est pleine de ces mystérieuses machines oubliées. Lorsqu'on ne sut plus mesurer qu'à l'aune du « Progrès » et, ainsi, donner un prix à chaque chose, dont il était facile d'arbitrer le commerce, l'accélération des mutations ne permit plus d'en attendre tous les effets et d'y renoncer à temps s'il apparaissait que les facilités qu'on en attendait risquaient de blesser les fragiles équilibres naturels -- équilibres sociaux aussi bien sûr -- laborieusement conquis sur la nature sau­vage par l'homme pécheur, aidé par la grâce. 85:805 Pour que viennent les temps de l'apostasie, il fallait couper les racines de ce solide chiendent, saisir le peuple rural à la gorge, le déporter, l'arracher à son terroir, le prendre enfant loin des apprentissages naturels, agiter les miroirs aux alouettes des tentations urbaines, faire du travail une maladie honteuse avant de le raréfier, casser les familles unies et, sur cet univers détruit, faire pousser les farouches sanieux des villes et les grouillements misérables de ses enfants perdus. C'est presque accompli ! Francis Sambrès. 86:805 ### Une Américaine peu tranquille Annie Dillard par Jacques-Yves Aymart ANNIE DILLARD est née à Pittsburgh en 1945, aînée de trois filles. *Une Enfance américaine* est dédiée à ses parents, Frank Doak et Pamela Lambert Doak ; *Pèlerinage à Tinker Creek* à son mari Richard Dillard, qu'elle a connu alors qu'il était son professeur au Hollins College, en Virginie. Elle enseigne à la Wesleyan University, dans le Connecticut. Elle a publié huit livres. Les éditions Christian Bour­gois en proposent aujourd'hui deux au public français, fort bien imprimés (août 1990) et fort bien traduits *Pèlerinage à Tinker Creek* (qui date de 1974 et obtint un Prix Pulitzer) par Pierre Gault, *Une Enfance américaine* par Claude Grimai et Marie-Claude Chenour ([^7]). \*\*\* 87:805 Ouvrons d'abord l'autobiographie, bien qu'elle soit plus récente -- elle date seulement de 1987. Elle est un peu désordonnée. Comme disait Miller à Durrell (à moins que ce ne soit l'inverse) : « Il manquera toujours à nos compatriotes d'être passés par un lycée français pour y apprendre à bâtir une dissertation. » Mais j'y ai découvert le Pittsburgh des années cinquante. J'en étais resté à Chateaubriand et à son petit cousin Tocqueville qui ont embarqué là, à quarante ans de distance, pour descendre l'Ohio : « Pittsbourg », comme écrit encore Chateaubriand, l'ancien Fort-Duquesne des Français, et si nous nous y étions maintenus la face du monde aurait changé, méditait Tocqueville... Chateau­briand trouva que « le paysage y déployait une pompe extraordinaire » ; mais, en 1831, Gustave de Beaumont, le compagnon de Tocqueville, décrit le ciel obscurci par les cheminées d'usine ; ils ne s'attardèrent pas. Les villages ou les quartiers français s'ordonnaient naguère autour de leur église. Aux États-Unis, on s'or­donne autour du *country-club *: enfant, on y nage ; adolescent, on y danse ; etc. (Hélas, aujourd'hui les nouveaux quartiers, en France, ne s'ordonnent même pas autour d'un *country-club.*) 88:805 La petite Ann Doak allait au bon *country-club,* car elle appartenait à la bourgeoisie irlando-écossaise (avec grand-mère paternelle d'origine allemande) qui a « fait » le Pittsburgh moderne, et dont le plus beau fleuron fut Carnegie avec son blason « A bas les privilèges ! ». La maman d'Ann aimait « toutes les choses modernes », elle faisait profession de progressisme et d'anticonformisme. Papa conduisait ses filles à l'office dominical presbytérien, mais n'entrait pas. Heureusement, « tous les mois de juillet, nous allions en colonie de vacances chez les presbytériens. La *colo* était bon marché, agréable et proche de chez nous. Si nos parents avaient su combien elle était traditionaliste et pieuse, ils nous en auraient retirés !... J'aimais les idées religieuses. Ce furent les premières qu'on me pré­senta. Elles me firent paraître toutes les autres médiocres ». Cependant la petite Ann a bien compris ce qu'il fallait penser des papistes : « Jo Ann Sheehy et les enfants de l'école catholique portaient des cahiers noirs et jaunes qu'ils remplissaient, paraît-il, d'un charabia qu'on les forçait à apprendre par cœur et à croire. Chaque matin ils entraient à la queue leu leu dans le souterrain de St-Bède, la petite école de pierre qui dépendait de la grande église de pierre située plus haut dans Edgerton Avenue. Par d'autres enfants protestants, j'appris que l'école était une cave où les enfants catholiques allaient remplir leurs cahiers noirs et jaunes, dans l'obscurité, et sans doute à genoux ; ils y inscrivaient ce que disait le pape. (Ce que le pape avait à dire, me semblait-il, n'avait pas grande importance, ça ne marchait pas ; nos vies protestantes étaient bien plus agréables, sans que nous ayons à nous fatiguer pour autant.) Chaque après-midi, les autorités laissaient repartir les enfants qui avaient survécu vers leurs mai­sons profondes et sans lumière, où ils s'agenouillaient devant des crucifix convulsés, proféraient des insultes raciales et mangeaient du poisson poché. » 89:805 Annie Dillard ironise au souvenir des préjugés fami­liaux, mais dans le passage qui suit, sur les religieuses et leur accoutrement, on voit bien qu'elle n'a pas quitté toutes les idées de maman et de la bourgeoisie de Pittsburgh quant à la libération des esprits et des corps. Ce qui n'empêche pas le puritanisme, bien entendu -- c'est tout le paradoxe américain. On ne trouvera pas de « premiers émois » ni d'affreux péchés de la chair dans cette autobiographie. Il est vrai qu'Ann semble tout entière la proie d'une extraordinaire boulimie intellectuelle et morale. Elle col­lectionne cailloux et insectes, elle pille les rayons des bibliothèques, elle rêve d'aventures et d'héroïsme. Il fal­lut l'autoriser à dessiner pendant les cours pour calmer son excitation : « Les *Marines* ne prenaient pas les jeunes filles de seize ans. » Au rayon des lectures, la France est représentée par les poètes symbolistes : Verlaine, Valéry, mais surtout Rimbaud, qui convenait à notre passionnée (peut-être aussi sa biographie répandue par Enid Starkie est-elle pour quelque chose dans son succès). Annie Dillard évoque bien, d'autre part, le passage d'une mythologie enfantine à une autre dans les années d'après-guerre : « D'après ce que j'avais cru comprendre, les enfants européens des générations précédentes s'étaient nourris d'histoires de blasons et d'aventures de cape et d'épée. Ils lisaient *Le Comte de Monte-Cristo* et *Les Trois Mousquetaires,* ou encore la vie du roi Arthur, de Lancelot et de Galaad, ou peut-être de Robin des Bois. 90:805 (...) Mais l'honneur a-t-il encore un sens quand chaque livre nous disait que la chose la plus précieuse au monde était un morceau de pain ? Que pouvait faire un sabre, ou même une arbalète, contre les armées d'Hitler qui occupaient l'Europe, contre la Luftwaffe, les Panzer, les U-Boot, ou les SS qui frappaient à la porte d'Anne Frank et l'emmenaient avec toute sa famille ? (...) Nous lûmes tout ce qui paraissait dans ces années-là : *Le Pont de la Rivière Kwaï, Le Bal des Maudits, L'Enfer des Hommes, Les Nus et les Morts, L'Odyssée du sous-marin Nerka* et *South Pacific.* (...) J'entrais en contact avec la Résistance française grâce à mon français appris à l'école et j'espionnais les Allemands avec mes maigres rudiments de langue germanique. (...) Nous avions grandi dans le ghetto de Varsovie, nous avions vu toute notre famille périr dans les chambres à gaz... » A l'annexe de Homewood de la bibliothèque Carne­gie de Pittsburgh (au fronton : « Que la lumière soit » ; et : « Ouvert à tous »), Ann avait lu aussi les *Confes­sions* de saint Augustin, « au titre si prometteur » : « Une nullité ! Les *Confessions* de Jean-Jacques Rousseau étaient bien mieux, mais se cassaient la figure vers le milieu. De fait la plupart des livres se cassaient la figure à mi-parcours. Ils se cassaient la figure au moment où les protagonistes laissaient tomber sans chagrin apparent, comme des idiots plongeant de leur plein gré dans un tonneau, la partie la plus intéressante de leur vie et se lançaient dans des décennies d'ennui incommensurable. J'étais prévenue et je n'avais pas l'in­tention de bousiller ainsi ma vie d'adulte ; lorsque les choses deviendraient ennuyeuses, je prendrais la mer. » 91:805 *Une Enfance américaine* s'arrête donc quand l'au­teur, à dix-sept ans, part pour l'université, On sait qu'elle a beaucoup voyagé depuis, jusqu'en Chine. Mais jamais elle n'a tant médité que dans une petite vallée de son pays. \*\*\* Dans *Pèlerinage à Tinker Creek,* nous dit l'éditeur, « Annie Dillard se fait le chroniqueur d'une vallée de Virginie où coule la rivière Tanker ; parmi les rats musqués, les mantes religieuses, les papillons monarques ou les nèpes voraces \[et parmi les arbres ! il oublie les arbres !\], elle médite sur la Création. Comment déchif­frer cette nature où les plus affreux massacres s'accom­pagnent du gaspillage insensé de la reproduction, où la grâce d'un oiseau devient l'emblème du mystère salvateur » ? Je n'aime guère la conclusion du livre, lyrique et confuse, même si c'est une action de grâces... Mais à qui ? Et pour quoi ? Cela n'apparaît pas nettement, bien qu'Annie Dillard cite, un peu auparavant, le beau conseil de Simone Weil : « Aimons ce pays d'ici-bas. Il est réel ; il offre une résistance à l'amour. » En revanche, quel plaisir de l'entendre dialoguer, dans un style toujours dru, avec Pline l'Ancien, avec Julienne de Norwich, avec Pascal surtout, mais aussi avec Van Gogh ! -- « Mais non, mon cher Van Gogh, le monde n'est pas *une esquisse qui n'a pas abouti.* La vérité de cette inextricable complexité qui pénètre chaque détail du monde, la voici : le monde est une création superbe, méticuleuse, une création marquée par l'abondance et l'extravagance, et c'est une création *in fine.* » Ou encore avec Jean-Henri Fabre, « ce Français si fervent », qui, décrivant la mante mâchonnant la guêpe (qui elle-même ne lâche pas sa proie), préfère « jeter vite un voile sur toutes ces horreurs » : 92:805 -- « Pourtant le plus remarquable, dans l'univers des insectes, c'est précisément qu'aucun voile n'est jeté sur ces horreurs. Ce sont là des mystères accomplis en pleine lumière ; on peut en voir chaque détail sous nos yeux, et cependant ils demeurent des mystères. » Quant à Pascal, dont Annie Dillard aime beaucoup le *Deus absconditus* (Dieu caché), il est toujours un peu présent dans le temps fort du livre, qui se situe à mon avis aux chapitres 9, 10, 11, 12 (sur quinze) : *La Com­plexité, La Fécondité, La Traque, La Veille.* Je crois qu'on peut résumer ainsi la réplique que lui donnerait l'auteur ; dans un beau mouvement dialectique, elle poserait : 1\) thèse : les cieux racontent la gloire de Dieu... 2\) antithèse : le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie... 3\) synthèse : tu as raison de te sentir différent de l'univers, Blaise (et supérieur aux autres créatures) ; mais ne t'effraie pas de cette différence : admire-la plutôt et calme-toi en la contemplant. (Blaise de son côté aurait beaucoup de choses à lui dire sur les voyages et le divertissement.) Je ne garantis pas que son propos soit toujours aussi orthodoxe et cohérent. Elle raconte par exemple l'his­toire de l'Esquimau qui demande au missionnaire : -- *Si je ne savais rien de Dieu et du péché, est-ce que j'irais en enfer ?* *-- Non ; si tu n'étais pas au courant, sûrement pas !* *-- Alors, pourquoi me l'avez-vous dit ?* 93:805 Missionnaire parfaitement hérétique, et anecdote typiquement américaine : c'est le sujet même du film *Mission* (très beau malgré cela parce que Roland Joffé, s'il croit au bon sauvage, aime bien aussi les mission­naires jésuites...) ([^8]). La doctrine chrétienne est pourtant simple : le sauvage est fils d'Adam comme nous, marqué par la faute comme nous, et il n'a pas besoin du missionnaire pour connaître son péché ; il peut désirer Dieu, il peut le refuser, il peut être sauvé ou damné (notre devoir à nous étant, quoi qu'il en soit, de lui faire connaître la Révélation et les moyens plus sûrs, évidem­ment, d'être sauvé). Autre assertion peu orthodoxe : « C'est la création même qui fut la chute, irruption dans la beauté épineuse du réel. » On le voit, Annie Dillard, très américaine en cela, ferme les yeux devant le chapitre 3 de la Genèse. Elle évacue le péché de son livre. Hélas, elle évacue du même coup l'humanité. De fait, on y rencontre peu de bipèdes sans plumes... \*\*\* Brice Matthieussent, qui dirige la collection où est traduite Annie Dillard, nous apprend, dans sa préface à *Pèlerinage à Tinker Creek,* qu'elle est convertie au catho­licisme. Mais aussi qu'elle déclare que, sommée de choi­sir entre vingt religions, elle opterait aujourd'hui pour le hassidisme : « Si je vais à la messe, c'est tout simplement parce que c'est plus commode pour moi. 94:805 Et puis le christianisme est très riche ; depuis deux mille ans, les penseurs les plus brillants lui ont donné le meilleur d'eux-mêmes. » Propos décevant et peu pascalien. Souhaitons que ce ne soit pas son dernier mot. Jacques-Yves Aymart. 95:805 ### Cher Cacique... ou Claudel épistolier par Armand Mathieu *QUAND il s'agit d'un géant de la littérature universelle, aucun détail ne nous laisse indifférent, la moindre ligne peut receler un éclairage nouveau. On attendait donc avec impatience ce treizième Cahier Paul Claudel* (*Gallimard, 1990, 464 p.*)*, qui groupe cinquante lettres à sa belle-sœur Élisabeth Sainte-Marie Perrin* (*1879-1926*)*, fille de René Bazin, et quel­que cent vingt lettres adressées à Mrs Audrey Parr de 1918 à 1940, avec quelques-unes de leurs réponses.* 96:805 LES CORRESPONDANCES suivies de Claudel avec des femmes sont innombrables. On ne connaîtra pas de si­tôt ses lettres à Ysé, à sa fille Louise, à Marie Romain-Rolland, ni même à son épouse Reine ou à leur fille aînée Marie. Mais on annonce aux éditions L'Age d'Homme les lettres à sa fille Reine (Reine II, comme il disait). On connaît déjà les lettres à Gabrielle Vulliez, à Agnès E. Meyer, partiellement les lettres à son interprète Ève Francis. On attend les lettres à Françoise de Marcilly, qu'il évoque un jour où il veut aiguillonner Audrey Parr, correspondante trop irrégulière à son gré : « Comme il me faut toujours une amitié féminine, l'âme sœur est cette année une délicieuse malade que j'ai visitée tout cet hiver \[1936\], la fille d'un de mes collègues, qui m'écrit des lettres d'une mysticité ravissante. » La fée Margotine Audrey Parr (née Bapst, avec une mère polonaise, un grand-père brésilien, etc.) était l'épouse d'un diplomate anglais que Claudel rencontra au Brésil en 1917. Tout de suite sous le charme, il la baptisa la fée Margotine. Elle dessina des costumes pour ses drames, des illustrations pour certains de ses livres. « Vous remplacez les deux mains que le Créateur m'a refusées, ne me laissant que des moignons de pingouin », lui écrit-il en 1935. Leur collaboration est alors devenue lointaine et intermittente, quoique Margotine ait su conquérir la famille du Cacique, comme elle le surnomme. Mais elle-même se définissait comme « quelque chose entre une anguille et un cerf-volant ». Engagée comme officier dans les services de santé anglais, elle fut tuée en 1940 dans un accident d'automobile, à quarante-sept ans. 97:805 Bien entendu, le ton de Claudel avec Margotine est volontiers enjoué, fantaisiste, voire un peu délirant. Il y a de bons moments, comme lorsque Claudel lui prêche l'esprit de pauvreté, et qu'elle lui répond, mine de rien, longtemps après : « Et nous tâchons tous de faire de l'argent, cher Cacique, vous tout comme les autres » (19 juin 1928) ; ou lorsqu'il lui décrit ses fonctions : « A l'occasion de la belle conduite de mon pays, j'ai reçu pas mal d'œufs pourris, épluchures et conserves de pots de chambre sur la tête. (...) Rien ne complète le costume d'un ambassadeur comme quelques écailles d'œufs, peaux de bananes et têtes de harengs ! » La fille de René Bazin Pourtant, j'ai pris plus d'intérêt aux lettres adressées à Élisabeth Sainte-Marie Perrin. Non pas pour « la » lettre « socialiste » de 1924, si souvent citée par les claudéliens honteux (qui craignent d'être classés à droite avec leur maître indocile), et si peu représentative (Jacques-Yves Aymart a fort bien expliqué quelles raisons personnelles avait Claudel de souhaiter la chute de Poincaré -- voir ITINÉRAIRES de juillet-août 1989). Mais pour tant d'échanges sur la littérature, la foi, la famille, la vie en un mot, qui ne pouvaient qu'être rapides avec Margotine. En quelques pages d'introduction, Marlène Sainte-Marie Perrin évoque remarquablement la fille de René Bazin, qui pratiquait l'anglais (elle avait été élevée au Couvent des Oiseaux réfugié en Angleterre), qui apprit le latin à trente ans pour écrire une *Sainte Colette,* qui avait un réel talent de vulgarisatrice, qui publia aussi des contes, qui laissa un roman inachevé sur l'Irlande, et dont la vie intérieure ne fut pas à l'abri des tourments, -- occasion pour Claudel d'un moment d'effusion dans une de ses dernières lettres : 98:805 « Ma pauvre Élisabeth, les sentiments humains que je puis avoir pour vous, mon affection fraternelle, mon estime d'ar­tiste, ma reconnaissance très sincère pour la manière dont vous êtes attachée à moi et à mon œuvre, tout cela n'a aucune espèce d'importance. Je sais fort bien que par moi-même je n'ai aucune espèce d'intérêt et je serais plutôt gêné que vous regardiez en moi ces choses qui ne sont faites que pour ne pas être vues. La chose qui vous a attirée en moi, c'est, comme le disent à la fois S. Jean et Pascal, « un roseau agité par le vent », c'est-à-dire une âme avec ses ridicules, ses péchés, ses faiblesses, ses absurdités et vanités de toute sorte, mais en proie à la grâce qui ne cesse de la travailler. La corde n'est que du boyau de chat mais sans elle cependant il n'y aurait pas eu de son. C'est le son seul qui est intéressant et non pas le boyau, et en regardant trop le boyau vous ne pourriez que lui rappeler à sa grande confusion le matou originel ! Si toutefois un boyau est capable de confusion ? » C'est à Élisabeth aussi qu'il écrit fièrement en 1910 : « Chesterton et, je l'ose dire, moi-même, sommes un tout autre type de convertis que les Huysmans et les Verlaine, qui venaient seulement chercher à l'ombre de l'Église l'antique droit d'asile. Nous sommes des combattants, soutenus par le plus exaltant des optimismes, celui qui n'espère rien et qui a la certitude sinon de vaincre au moins de n'être pas vaincu. » C'est à elle qu'il dit dans un mouvement d'humeur en 1924, évoquant le retour des anticléricaux au pouvoir : « *A Paris on compte un prêtre pour quatre-vingt mille habitants. Les jeunes gens qui voulaient se faire moines, qu'ils se fassent donc vicaires des faubourgs.* » Cette opinion, il la répétera à la fin de sa vie devant Henri Guillemin (« *La sainteté, c'est dans le bain, en pleine vie, qu'on la vit* »)*,* mais en ajoutant : « *Je ne suis pas sûr d'avoir raison, alors je ne publie pas ce que j'ai écrit là-dessus.* » De fait, il y a peu de moines dans son œuvre (alors qu'il avait une expérience de la vie monasti­que à Ligugé) ; mais comment concilier ces propos avec son culte pour certaines carmélites ? 99:805 C'est à Élisabeth encore qu'il parle de saint François d'Assise : « Nous ne pouvons pas tous imiter François, mais au moins son expérience nous apprend ce que j'appellerai l'ironie chrétienne, c'est-à-dire à user de ce monde comme n'en étant pas, à ne pas nous attacher bourgeoisement aux choses avec un sérieux désespéré, comme si elles avaient en elles-mêmes une importance quelconque. Si François ne nous apprend pas la pénitence, qu'il nous enseigne au moins la bonne humeur. » Le mariage de Paul Claudel La correspondance avec Élisabeth est aussi l'occasion pour ses éditeurs de préciser un point de biographie : qui a marié Claudel ? Eh bien, c'est la fille de Taine, Mme Louis Paul-Dubois. Amie d'enfance de Louise Sainte-Marie Perrin (fille de l'ar­chitecte), c'est elle qui eut l'idée de faire rencontrer dans son salon la petite sœur de Louise, Reine (âgée de vingt-cinq ans), au consul de France, tout frais chevalier de la Légion d'honneur à trente-huit ans. Quelques semaines plus tard, le 21 décembre 1905, Clau­del invitait Reine à la Comédie-Française et, à l'entracte, entre *Les Plaideurs* et *Phèdre,* il fit sa demande (quel lieu pouvait mieux convenir au futur grand dramaturge !). Il la réitéra le soir, en présence de Reine, devant le patriarche Sainte-Marie Perrin, rue Bonaparte. Dans le livre du château familial, le 13 janvier 1906, il écrivit : « Première apparition à Hostel du Hollandais Volant qui vient enlever la Providence. Pauvre Reine ! La Chine ne vaut pas ce beau pays et peu de nos jours futurs vaudront cette journée. » Le mariage fut célébré à Lyon, le 15 mars 1906, dans l'intimité, et dès le 18 le couple embarquait pour la Chine où naîtront les deux premiers enfants. 100:805 Les fiançailles avaient été orageuses : la famille Sainte-Marie Perrin ne voulait pas que Claudel prît pour témoin Philippe Berthelot (fils de Marcelin l'anticlérical, et vivant en concubinage notoire). Mais Claudel tint bon. Qui avait fait savoir à la fille de Taine que Paul Claudel, après sa liaison mouvementée (voir ITINÉRAIRES, juillet-août 1989) avec l'Ysé de *Partage de Midi* (qu'il venait de rédiger), souhaitait épouser rapidement une jeune fille pieuse ? Sans doute un ecclésiastique, et plutôt le R.P. Baudrillart (futur cardinal), son confesseur, que Dom Caillava, bénédictin à Belloc, ou le P. Robert, missionnaire en Chine, ses autres conseillers. « Je ne lis jamais de livre français » Assurément les lettres de Claudel sont précieuses aussi pour la liberté avec laquelle il s'y exprime. Le goût des pays étrangers ? A Élisabeth : « Les Brési­liens sont exactement conformes à ce que vous imaginez. Comme toujours, j'ai trouvé les peuples exactement sembla­bles, dans le fond, à l'idée que s'en font ceux qui n'ont jamais voyagé » (mars 1917) ; « On ne s'ennuie jamais plus qu'à l'ombre d'un palmier » (mai 1917). A Margotine : « Cette horrible Angleterre (...), qu'il serait si agréable de confier, comme je l'ai fait de la Belgique et de l'Amérique, à un oubli total, éternel et irrévocable » (1935). Cocasse chez un profes­sionnel du voyage et de la politique étrangère ; chez le poète du « monde total » ! La vieillesse ? « C'est le plus bel âge de la vie », découvre-t-il à cinquante-sept ans ; car « l'âme commence à se délivrer des servitudes les plus odieuses » (à Margotine), « la joie des autres n'est mélangée pour soi-même d'aucun élément amer » (à Élisabeth). 101:805 Quant à la littérature, il ne la prend pas toujours au sérieux, même la sienne : « J'ai fini pour Milhaud la traduc­tion des *Euménides* (Un vrai pensum, entre nous soit dit !) » (1916) ; « *Le Soulier de Satin,* si je le relisais, me semblerait plein de folies, mais enfin il fallait bien qu'il fût écrit pour ma purgation définitive » (1926). Celle des autres, il faisait profession de ne pas la lire (à Élisabeth, 22 août 1924 : « Je ne lis jamais de livre fran­çais »), ou bien il la faisait commencer à Rimbaud (« Pour moi, la poésie française commence à Rimbaud. Aujourd'hui seulement j'ai le cynisme de l'avouer »*, ibidem.*)*.* Pourtant on découvre au fil des lettres beaucoup plus de curiosité et d'estime pour ses confrères qu'on n'en espérait. Certes en 1914 cela le « dégoûte » de figurer chez les libraires entre Pierre Benoit, Mac Orlan ou Duvernois, ou entre les deux Marcel, Proust et Prévost (« Il n'y a pas grande diffé­rence. »). Mais en 1913 il s'intéressait à la *Laure* d'Émile Clermont (dont il prend le nom pour un pseudonyme de femme), il saluait le talent de la comtesse de Noailles (« Je suis forcé de convenir que cette femme est douée. »), il recommandait *Le Grand Meaulnes,* « écrit dans la veine légère et un peu fantastique de Charles Nodier ». En 1924, il écrit à Margotine : « Avez-vous lu les *Nouvelles asiatiques* de Gobineau ? C'est épatant. Il faut lire aussi *La Naissance du Jour* de Colette qui est un chef-d'œuvre », « comme d'ailleurs *Chéri* et *La Fin de Chéri,* qui trouvent moyen de nous intéresser avec des personnages immondes ». En 1934, il lui recommande la description de l'automne par Henri Pourrat à la fin de *Monts et Merveilles.* Rien en revanche, sinon un adjectif, sur « l'intrépide » Péguy, qui lui a pourtant adressé en 1912 *Les Mystères de Jeanne d'Arc -- Le Mystère des Saints Innocents* (en un volume, chez Émile-Paul). En 1918, une référence inattendue (et anté-rimbaldienne !), à propos de son poème *Sainte Gene­viève *: « J'aime assez cette forme libre et familière du long poème en vers, rappelant un peu la forme des anciennes Épîtres de Boileau, qui permet à l'imagination de flâner et de faire ce qu'elle veut. » 102:805 « Ça fond bien ensemble nous deux... » L'édition de ces correspondances a été assurée, dans une typographie impeccable et avec de nombreuses notes, par deux universitaires de Besançon, Michel Malicet et Michel Lioure. Tout juste peut-on s'étonner qu'ils n'aient pas identifié *Le Vaisseau de Plomb* de Georges Lechartier (Plon, 1909) comme le roman apprécié en voyage par Élisabeth, ni vu que « la main prestigieuse de Martel » est celle du Dr Thierry de Martel ; le fils de Gyp, qui se suicida en 1940 lors de la défaite française (décidément, quel microcosme littéraire ! Claudel marié par la fille de Taine, beau-frère d'une fille de René Bazin, et Margotine opérée par le fils de Gyp...). On est un peu surpris aussi du nombre de mots « illisibles » : a-t-on fait assez circuler ces lettres devant des yeux experts ? Pour­quoi enfin ne donne-t-on jamais le nom de la compagne (puis épouse) de Philippe Berthelot ? Est-il tabou ? (Nous l'avons donné dans le *Dossier Claudel* d'*ITINÉRAIRES,* juillet-août 1989.) Nos éditeurs n'accordent pas tout à fait leurs violons sur la place qu'occupe Margotine dans *Le Soulier de Satin.* Michel Malicet pense qu'elle a « prêté certains de ses traits à Prouhèze », mais il se fonde sur une lettre d'elle en 1938, et c'est sans doute Margotine qui imite Prouhèze. Je penserais plutôt comme Michel Lioure que c'est essentiellement à Ysé qu'il convient de rapporter l'inspiration amoureuse d'un drame écrit par Claudel comme « explication » et « conclu­sion » (les mots sont dans ses *Mémoires improvisés*) de *Partage de Midi.* Mais Margotine est évidemment pour beau­coup dans l'Actrice double de la IV^e^ Journée, à qui Rodrigue déclare : 103:805 « ...*Ça fond bien ensemble nous deux. Il y a tout de même des choses pour lesquelles il n'y a rien de tel que le mélange d'un homme et d'une femme.* « *Et quelle bonne inspiration j'ai eue tout à coup de vous demander si vous saviez dessiner ! pendant que vous vous obstiniez à me parler d'un tas de choses sans intérêt.* » Ce n'est pas le moindre mérite de ces lettres que de nous renvoyer à une œuvre qu'on ne se lasse pas de remâcher. Il faut reprendre le *Journal,* l'inépuisable *Journal,* comme dit Jacques-Yves Aymart, pour constater au demeurant qu'il est presque constamment supérieur à la correspondance. Qu'on se reporte à l'évocation de Mayence en décembre 1911, par exemple, aussi elliptique que dans la lettre à Élisabeth, mais combien plus riche ! Ou à la soirée du 8 mars 1934 : s'étant ennuyé au concert, Claudel compose une très médiocre paro­die du programme pour Margotine ; mais dans le *Journal :* « Quatuors de Beethoven. Les mélomanes comme des crocodiles échoués sur la rive du Gange avec l'un d'eux parfois qui ouvre un vieil œil méchant. » J'ai relu aussi les scènes du *Pain dur* qu'Élisabeth avait sélectionnées pour son anthologie parue en 1925, et ce *Chant de la Saint-Louis* qu'elle jugeait trop « quiétiste » (« tout seul avec le Seigneur, les hommes très loin et très confondus ») : *C'est le jour de la Saint-Louis, Confesseur et Roi de France.* *Je tiens l'étoffe de son manteau dans mes doigts, les gros épis rugueux de blé qui en forment la ganse.* *De toutes parts je vois les meules qu'on bâtit et les rangs de gerbes entassées,* *Et les profondes fumées grelottantes des avoines qui ne sont pas coupées.* 104:805 *L'étoffe est d'or et la bordure est de velours bleu presque noir,* *Comme la double forêt qui était autour de Senlis hier soir.* *Quelle tristesse peut-il y avoir quand chaque année le même mois d'août est fatal ?* *La tristesse n'est que d'un moment, la joie est supérieure et finale.* Armand Mathieu. 105:805 ### De Vialatte à l'emprunt russe par Hervé de Saint-Méen « QUAND JE LIS VIALATTE, je pense au Soldat Inconnu », a écrit de lui Pierre Daninos. Mis à part qu'il fut l'introducteur et le traducteur de Franz Kafka, dont *La Métamorphose* et *Le Procès* l'ont, une fois pour toutes, fasciné. Mis à part qu'on sait qu'il est l'inventeur des proverbes bantous, du genre : « C'est en bossant qu'on devient beauceron » (berger beauceron, bien entendu !), ou celui-ci, d'une tragique actualité gouvernementale : « Plus tu descends ton pagne, plus tu montres ton derrière », on ne sait rien, ou pas grand chose, de lui. Il est né, paraît-il, à Magnac-Laval dans la Haute-Vienne, le 21 avril 1901, mort en 1971, la plume à la main. Ce fils d'officier se montra toute sa vie, suivant le mot de Ferny Besson, « un pur soldat du Christ, de la grammaire, de la France, de Dieu ». Dans ces conditions, vous comprenez qu'il est bougrement difficile de parler dignement d'un homme qui fut, aussi, traducteur de Nietzsche (dont il demeure, avec Henri Albert, l'adaptateur inégalé). 106:805 Un homme qui écrivit dans sa vie trois romans et demi, mais une foule de chroniques pleines d'étincelles, de détours, et d'explosions. On peut trouver aujourd'hui, chez « L'Imaginaire » de Gallimard, *Battling le Ténébreux* (1928), chez 10/18 folio, *Le Fidèle Berger* (1942) et *Les Fruits du Congo* (1950). Au Livre de Poche, *La Dame du Job* et *La Maison du joueur de flûte,* qui sont plus des poèmes que des romans. Comme le bernard-l'ermite, il squatte l'Auvergne -- près de cet incroyable Ambert (bouleversé un jour par le très digne Jules Romains, lequel finit académicien, lui) -- tellement qu'on le crut auvergnat. Il avoue une origine beauceronne. Et surtout une fascination pour la Bretagne, laquelle lui envoya, en retour, du papier timbré, par une tragique incompréhension. Bref comme Marcel Aymé, quoique dans un autre registre, il est inabordable, inclassa­ble, incassable, incasable et incompréhensible. Il est Vialatte, poète de l'absurde, du paradoxal, du compliqué, : qui se révèle, à l'usage, tout simple. Comme la poche, le bouchon et les bretelles élastiques, ces merveilles de la civilisation. Écoutons-le plutôt : « Il n'y a rien de plus désolé et de plus désolant au monde, sur une montagne ensoleillée, à trois heures de l'après-midi, dans une ruelle déserte, que l'affiche de la Machine Singer, au-dessus d'un bouquet d'orties. C'est au point que je sors pour ne pas la subir, et je m'assieds sur une borne, au pied du mur, où je tourne le dos à la Machine Singer. » Toute la vie d'Alexandre Vialatte tient en ces quelques mots. A Saint-Amant-Roche-Savine, dans ces croupes, ces bois, ces monts, ces forêts, ces rivières, ces sous-bois, ces torrents d'eaux fraîches, ces fermes, ces villages moussus, il tourne le dos à la Machine Singer. 107:805 Et si vous réfléchissez qu'il n'y a pas plus de chemin d'Ambert à Saint-Amant-Roche-Savine que de Saint-Amant-Roche-Savine à Ambert -- je le sais, je l'ai vérifié -- vous comprendrez d'où sourdent ces paradoxes, ces vérités, bulles irisées jaillies à la surface d'un étang plein de lentilles. De lentilles d'Auvergne bien entendu. Dans une belle période à l'allure latine : « On a pu écrire que ce siècle est une invention de Fantômas. C'est fort probable et tout continue à le prouver. Il a le style du feuilleton délirant. On ne sait plus qui imite l'autre, si c'est le réel ou la fiction. Qui est en avance dans l'incroyable. Si c'est le journal ou le cinéma. Une péripétie démesurée chasse une péripétie qu'on croyait inconcevable. Le grand changement c'est qu'il n'y a plus d'échelle, il n'y a plus de règle du jeu, plus de référence universelle à quelque chose qui reste fixe : soit dans le domaine de la morale, soit dans le do­maine de la physique, soit dans le domaine de la raison. » C'est la précise description du règne des médias, qui ne manqueront pas de se faire bouffer par les monstres qu'ils ont suscités : « La révolution est un voisin chauve qui passe la tête au-dessus de ce mur. Que faire ? Confiance aux événe­ments. Faisons confiance aux événements, ils ne manque­ront pas de se produire. » En attendant nous sommes tragiquement seuls : « Tout homme habite une île déserte, et les bateaux n'y passent qu'à l'horizon. L'homme meurt seul, ayant vécu seul. Son dernier mot, c'est la solitude. Car rien n'est plus semblable à l'homme qu'un autre homme, mais rien n'est plus différent. C'est pourquoi Henri Pourrat prêche l'amitié, les chrétiens prédisent l'amour et les républicains chantent la fraternité. C'est pourquoi les célibataires ont imaginé le mariage, qui est une idée de célibataire. » C.Q.F.D. \*\*\* 108:805 Son style est brillant, incisif, drôle. A l'emporte-pièce. Ses phrases courtes, coupées net, claquent comme des coups de fouet. Cinglantes, aux verbes sous-entendus. Syn­copées, ses périodes, juste là où il faut pour que ça « swingue » ! Et tout ça d'une ironie irré-sis-tible : « Je viens de voir la femme-serpent... C'est un spectacle affreux. Si le président de la République, ou même le curé de la paroisse se permettaient de pareilles contor­sions, on ne les laisserait pas faire deux secondes. » Il lance un paradoxe, le prend, le tourne, le retourne, le fait virevolter, le coupe, le découpe, le renverse, et vous le rend tout pantelant de cet exercice de voltige. On est tout étourdi de cette jonglerie. Jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que précisément c'est de là que jaillit l'éclairage contrasté qui a passé au laser les lieux communs, les vérités toutes faites, les faux dogmes. Qu'il les déshabille, nous les fait déshabiller : « Le cheval remonte à la plus haute Antiquité. Pégase, pour un oui pour un non, transportait les poètes à des hauteurs terribles, avec leur lyre et leur calvitie. Ils en revenaient tout échevelés, tout essoufflés, tout agités de grands sentiments, écorchés par le trot assis, et saisis d'une fureur sacrée. C'était un phénomène sublime pro­pre à l'Antiquité classique. Cybèle, quand elle était dans des états sublimes, au maximum de la mélancolie, cou­rait çà et là par les champs, dans un grand désordre lyrique, en jouant du tambour de basque, tandis que ses prêtres sautillaient en frappant des objets en cuivre. » « Qu'est-ce que le cheval ? Tout le monde a la notion de cheval. Si on ne l'a pas, il suffit à l'esprit de se représenter un âne, mais un grand âne avec la queue moins étriquée. Ou alors un bœuf, en moins gros, sans cornes, et avec une crinière. 109:805 Ou à la rigueur un homard, mais sans pinces et sans carapace, monumental, avec le poil luisant et des sabots qui sonnent sur une route asphaltée. Ou alors un très grand lapin, un gros lapin de cinq cents kilos qu'on pourrait atteler à une voiture et qui ressemblerait à un cheval... Le manuel d'hippologie de 1883 définit le cheval en disant qu'il « se compose de parties dures, de parties molles, et de parties mi-dures, mi-molles ». C'est ce qui le distingue de l'épingle de sûreté, mais l'apparente terriblement à ma grand-mère, encore qu'à l'âge où j'ai connu ma pauvre aïeule, elle n'eût pas beaucoup de parties molles. Résumons-nous : cette définition est incomplète... Le cheval a quatre jambes : deux devant, deux derrière, deux à droite, deux à gauche, et ces jambes sont si longues que, comme celles de la vache, elles descendent jusqu'au sol... (La tradition musulmane dit que) un homme de bon sens doit préférer son cheval à sa femme parce qu'il lui permet de la rattraper si elle s'échappe tandis que l'in­verse n'est pas toujours vrai. Mais elle oublie, pour être équitable, de mentionner que la femme consomme moins de fourrage. » Ce qui est incontestable, quoi qu'on en pense par ailleurs. \*\*\* Alexandre Vialatte est préoccupé -- interpellé, dirait aujourd'hui un vicaire de grande banlieue -- par toutes les grandes questions qui tourmentent l'humanité philosophi­que. Que sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? comme sur la grande tapisserie tahitienne de Paul Gauguin : Qu'est-ce que l'homme ? « L'homme serait essentiellement fait, si j'en crois mes dernières lectures, pour faire la cuisine sans casseroles. » L'homme, où va-t-il ? 110:805 « Ma grand-mère s'en inquiétait beaucoup. Quand elle allait à la grand messe, elle portait un chapeau de l'époque, surmonté d'oiseaux et d'herbages, qui lui don­nait une grande majesté. Comme la plupart des contemporaines, elle s'entourait également le cou d'un lapin mort. « Où allons-nous ? », demandait-elle, ainsi parée, en levant au ciel des yeux qui prenaient à témoin. Je ne sais, mais nous y allons très vite. Nous y sommes. » L'évolution ? « La race humaine va se dégradant depuis la plus haute Antiquité. Car elle date de bien avant le singe. Ce que Darwin avait mal vu. L'homme est toujours plus vieux que la bête. Il n'y a qu'à regarder dans la rue. Par exemple le chien d'une vieille dame ! Et c'est fatal... l'homme meurt à vingt ans, le chien à deux. L'homme moyen est donc vieux de dix ans, le chien d'un. C'est mathématique. Prenez un chien et un homme dans la rue, l'homme est né neuf ans avant le chien. Mais le père de l'homme, par conséquent, est né dix-huit ans avant le père du chien, et le grand-père de l'homme vingt-sept ans avant le plus vieux grand-père du chien. Et ainsi de suite. En progression géométrique. De raison neuf. Si bien que plus nous remontons les siècles, plus l'homme naît neuf ans avant le chien. L'homme a attendu le chien plusieurs millions d'années. Il était seul sur la terre encore molle. » On voit par là combien la science le fascine : « L'eau recouvre donc toutes les terres immergées. A son contact la Terre devient humide : *le fond des mers est toujours mouillé.* » On aurait de la peine à prouver le contraire ! « Les Américains ont inventé une tomate plate rectangulaire, qui est plus pratique pour les sandwiches. Rien n'empêche plus d'inventer maintenant le voyageur plat rectangulaire, qui serait plus commode dans le métro. » Oui ! Vive Vialatte. 111:805 Alexandre Vialatte ne parle pas beaucoup de Dieu. Il estime qu'il va de soi : « Dieu se dissimule comme le loup de la devinette qui se cache dans sa propre image au milieu des branches du pommier. On ne voit plus que lui quand on l'a décou­vert. D'autres ne voient jamais que le pommier. » Quant à la religion, une fois pour toutes, une fois qu'il était sérieux, il a donné son opinion : « Personne n'est obligé de croire au Petit Jésus. Mais, enfin, si on croit en Lui, aux mystères de la Trinité, de l'incarnation, de la Rédemption, à la résurrection de la chair, à la réversibilité des mérites, à la valeur surnaturelle de la souffrance, et à tout ce qu'énumère le Symbole des Apôtres et qu'expliquait le catéchisme de mon enfance, il se trouve qu'on est catholique. Catholique *par définition.* Exactement comme la circonférence est, par définition, le lieu géométrique des points d'un plan équidistants d'un même point. Qu'un seul de ces points soit déplacé, il n'y a plus de circonférence. Qu'un seul dogme soit modifié et il n'y a plus de catholicisme. Mais schisme et hérésie. Et *par définition.* Le pape n'y peut rien modifier, à moins d'être à la fois le pape et l'antipape. » (*Dernières nouvelles de l'Homme,* p. 160.) On pourra trouver chez Vialatte comme quelque chose d'une prémonition, en tout cas une prescience de tous les problèmes actuels, très actuels. L'enseignement : « L'enseignement est obligé de dresser un « *constat de faillite* ». Un constat de faillite « *effarant* », ce sont ses mots. Les enfants ne savent plus parler. Ils ne peuvent que balbutier le français. Et c'est le moment qu'on a choisi pour leur faire faire joujou avec la politique ! Pour leur demander des opinions alors qu'ils ne disposent pas des mots. Comme si l'idée se passait des mots. « *Des copies de licencié du jour eussent atterré un jury de bachot d'avant la guerre.* » Parce qu'on a traîné de classe en classe des élèves qui ne pouvaient pas suivre. » 112:805 « L'Amérique achète les cerveaux... : Autrefois nous en fournissions. Où irons-nous si nous ne trouvons d'autre remède que de « *ralentir l'enseignement* »... il pense tra­vailler pour la majorité en « *ralentissant* » l'enseignement de l'école primaire et en « *simplifiant* » encore, autrement dit en ne produisant plus que des élèves qui sauront à peine à seize ans ce qu'on savait à douze, parfois à dix (ceux qui entraient au lycée). » (Dédié à M. Jospin.) La justice, dans ses pompes et ses œuvres : « Les vastes prisons d'aujourd'hui ont de grands, immenses, toits géographiques. (...) Le drapeau français flotte sur l'entrée au-dessus de la devise républicaine l'Égalité règne entre les détenus, la Fraternité les soutient, la Liberté les attend à la porte. Quand ils arrivent, elle n'est plus là. On les loge dans une cellule... On enferme là, par roulement, tous ceux qui veulent gagner les guerres, les ennemis et les amis de la France, les parti­sans de l'Algérie antifrançaise, les amis de l'Algérie fran­çaise, les journalistes qui ont prédit les événements, les aviateurs qui ont tiré sur l'ennemi, et les innocents qui, sans cela, n'auraient qu'à démontrer qu'ils n'ont pas commis de crime pour ne jamais aller en prison, ce qui serait vraiment trop commode et réduirait l'activité de la justice à la mesquine application du droit au lieu de lui garder la valeur exemplaire d'une divinité aveugle et menaçante, la dimension mythologique d'une descen­dante d'Ubu, du Forum et de Kafka. » \*\*\* 113:805 Je serais navré de désoler les « vialattistes ». Si cette espèce existe vraiment. Comme Nietzsche, il n'aurait pas aimé. Une chapelle de dévots tenant chaque parole pour prophétie, et chaque boutade pour vérité révélée. Mais ses romans, je les trouve un peu tristes, assez pessimistes. Pour tout dire désabusés. « D'un côté, le vertige de la nostalgie et l'annonce du malheur révélé par le choix du mot complainte dit fort justement Nicole Chardoine -- de l'autre, l'allégresse, la légèreté, l'insouciance, la griserie... Tout est admissible et rien n'est certain. Son texte demeure énigmatique ; impal­pable. Ses silhouettes-pantins se déplacent aux frontières de l'indicible, entre veille et sommeil ; ironiques et désespérées, elles portent déjà au fond d'elles-mêmes l'empreinte de leur mort brutale, du destin violent qui les jettera aux confins de la nuit. » On peut penser que c'est là l'empreinte de Kafka que ces personnages incompréhensibles, et typique­ment « modernes » qui se débattent à mi-chemin de la veille et du sommeil, comme pris dans la glu. Peut-être est-ce là le vrai Vialatte, celui qui ne rit plus, pour cacher sa détresse, le vrai fond de son tempérament. « Il y a toujours en moi des trains prêts à partir pour le vieux pays de mes songes et la maison du grand tourment. » (*La Maison du Joueur de Flûte*) « Le joueur de flûte, c'est Alexandre Vialatte, visionnaire émerveillé et séquestré par ses visions », dit Ferny Besson. Ils ne valent pas l'ardeur juvénile, le feu bouillant de ses chroniques données, au fil des ans et des saisons, à *Marie-Claire, Match, La Montagne, Spectacle du Monde, Arts, Le Journal du Tiercé,* le *Courrier des Messageries Maritimes,* (titre qu'on croirait inventé par lui !), d'autres encore, qui ravirent des milliers de lecteurs qui les ont, presque toutes, oubliées aujourd'hui. Dieu merci, et « c'est pourquoi Allah est grand », elles ont été réunies en volumes, et on peut actuellement trouver dans la collection Presse-Pocket les *Dernières Nouvelles de l'homme* (préface de Jacques Laurent), *Et c'est ainsi qu'Allah est grand* (préface de Jacques Perret), *L'Éléphant est irréfutable,* 114:805 *Antiquité du Grand Chosier* (avec une préface de René de Obadia qui est un remarquable pastiche de Vialatte -- à s'y tromper !), *Éloge du Homard et autres insectes utiles,* et le dernier-né, *Les Champignons du détroit de Behring.* Vous pouvez ouvrir cela n'importe où. Fou-rire garanti. Je vous conjure de vous les procurer sans tarder, maintenant que l'emprunt franco-russe, comme l'entremets, va être remboursé. On le dit du moins. Peut-être. Ne nous affolons pas. Mais cherchons dans les vieilles malles du grenier. On va pouvoir s'acheter du Vialatte. Hervé de Saint-Méen. #### Encore quatre citations de Vialatte « ...*Le spirituel s'est perdu sur la route du social. L'étrange est que l'hérétique se cramponne à la barque et prétende en tenir la barre. C'est là qu'on ne comprend plus ou qu'on comprend trop bien. Ce qui déconcerte la muette majorité, c'est l'inertie de la hiérarchie. Naïveté ou complicité ? Ce serait trop de l'un ; ce serait trop de l'autre : sauf dans des cas particuliers* (*il y a certainement des naïfs, il y a certainement des complices*)*.* » « *C'est précisément à la télévision, à la radio et dans la presse que se gagnent aujourd'hui les guerres et qu'elles se perdent.* » 115:805 « *Il y a des techniques éprouvées. On grignote l'opinion, on la pile, on la martèle. On la matraque, on l'intoxique. On joue du grossissement, de l'omission, de l'équivoque. On intimide par le sondage. On truque par le vocabulaire. C'est par lui que le travail commence. On le travestit. On le défigure.* » « *Au bout du compte, le noir a pris le masque du blanc. Là où l'Église du spirituel disait* « *le pauvre* »*, celle du social dit* « *l'ouvrier* »* ; qui devient bientôt le syndiqué, qu'on pro­nonce bientôt cégétiste, qui se dit marxiste en bon français. On croyait prier pour les pauvres, on est invité à prier pour le massacre de l'Occident. On voulait soulager le malheur, on subventionne le terrorisme. Il ne s'agit plus d'aimer le prochain.* » 116:805 ### Le théâtre à Paris par Jacques Cardier CLAUDEL, c'est le lyrisme, c'est la grandeur. Et aussi le manque de naturel, l'exact opposé du naturel, mais au théâtre ce n'est pas gênant. Voilà peut-être même le secret de sa vogue actuelle, car, pas de doute, le Claudel se porte beaucoup. Je n'ai pas vu *l'Annonce* jouée à Vincennes, et qui était très bien paraît-il, mais j'ai vu *Partage de midi* à l'Atelier. J'ai même lu pieusement le programme où Mme Brigitte Jaques, qui mettait en scène, prenait grand soin d'égarer le spectateur, en écrivant par exemple : « Claudel met en scène de petits bourgeois français dans les colonies, cyniques, racistes, fauchés, déjà en marge de tous les mondes... » D'où on peut tirer, pour commencer, que Mme Jaques croit que la Chine a été une colonie française. Hélas, non, sauf dans un conte de Noël de Nimier, si je me souviens bien. 117:805 Tout le reste est aussi exact. Mesa est diplomate ; De Ciz, ce qu'on appelait un fils de famille dévoyé, mais fils de famille quand même. Il a été associé de Rimbaud, fameux « marchand de cuirs », dit-il ; traduisez : trafi­quant d'esclaves. Mais peut-être Rimbaud doit-il être considéré comme un petit bourgeois raciste et fauché ? Eh non, c'était un aventurier, comme De Ciz, comme Amalric, qui ne manque pas de carrure. Les commen­taires de Mme Jaques ne peuvent que tromper les braves gens qui s'y fieraient. Mais que voulez-vous, c'est la mode de repeindre les grands hommes et les grandes œuvres au goût du jour, et la présomption et l'ignorance sont de rigueur. *Partage de midi* c'est ce moment du milieu de la vie où tout est remis en cause, où tout se joue, non plus avec la brave légèreté de la jeunesse, mais âprement, violemment, parce qu'on n'a plus le temps. Trois hommes voient ici leur destin prendre le visage d'une femme. Et elle, Ysé, est prise aussi à ce piège qu'elle tend sans le vouloir. Claudel affirme que le plus grand amour, le plus ardent, devient destructeur hors du mariage. Mesa et Ysé s'aimeront, mais leur enfant mourra, comme est mort le mari expédié au loin. Et Amalric, avec qui Ysé a voulu construire un autre couple, qu'elle suit par devoir en somme, Amalric lui aussi échoue. Le sujet de ce drame, dit le poète, « c'est le péché ». Mais peut-être ce langage est-il devenu incompréhensible ? Mesa a cru trouver dans Ysé celle qui satisfera « le grand appétit de bonheur qui fait le fond de la nature humaine », mais il a oublié que, pour lui, Ysé est interdite (comme Prouhèze pour Rodrigue : *Le Soulier de satin,* c'est le même drame porté à une autre hau­teur). 118:805 Il n'a pas tout à fait oublié, il reste conscient, et c'est même pour cela que parfois il la hait. Ni avec elle ni sans elle. Et de même pour Ysé, qui se déchire à Mesa, à Amalric, sans jamais trouver la paix que déjà elle n'avait pas rencontrée dans le mariage. Cette paix que Claudel nomme platement *sécurité* (vous savez : *la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles,* comme dit un autre poète chrétien. Comme tout cela doit paraître petit bourgeois à Mme Jaques !). Cette paix, les person­nages finissent par la trouver -- dans la mort. Solution par la suppression du problème, ou par son report devant un tout autre tribunal. Cela pourrait être une aventure avec des côtés sor­dides, quelque chose de boulevardier qui échoue dans la mort, un fait divers, quoi. Mais la grandeur est partout, parce que le chant claudélien met en branle le ciel et la terre, et parce que ce combat est un combat d'âmes. Comme disait le marchand de cuirs : « aussi brutal que la bataille d'hommes ». Thierry Sandre, pareil à une flamme tourmentée par le vent mais inextinguible, est un Mesa magnifique, avec ce qu'il faut de faiblesse et de blessure. Jean-Pierre Marielle, donne à Amalric le poids, la solidité et aussi la truculence qui conviennent. Ce personnage est unique­ment de la terre, mais c'est une vertu non négligeable, et Claudel lui-même n'avait rien d'anémique. Nicole Garcia a le rôle difficile d'Ysé, séduisante et aimant séduire, rusée et généreuse, traquée et forte. Cette femme, en face de ses trois hommes, sait les égaler, au moins, dans leur propre jeu. L'actrice y met toute sa science et toute sa conviction. J'ai beaucoup aimé les décors de Roberto Plate, surtout le troisième, avec son paysage chinois. \*\*\* 119:805 *Jeanne et ses juges,* c'est le procès de la sainte guerrière. Je pense, à l'honneur de Thierry Maulnier, qu'il était, dans ces années 46-48, hanté par les procès fait à son maître Maurras, à son ami Brasillach, à d'autres. L'épuration le bouleversait. Élevé dans une France relativement bon enfant, celle de la III^e^ Républi­que (non, je n'idéalise pas, je sais qu'il y eut des crimes politiques, de Syveton au conseiller Prince), il découvrait que la politique, au XX^e^ siècle, et quand l'idée de révolu­tion s'est emparée des cervelles, est sans pitié. A travers l'exemple de Jeanne, Maulnier voit les procès de notre temps. Il s'agit moins de détruire la vie de l'adversaire -- les assassinats suffisent -- que d'avoir raison de sa personne et, très exactement, de lui faire rendre l'âme. Il faut qu'il se reconnaisse criminel, imposteur. Il faut le déshonorer, le faire renier par ses partisans après qu'il aura lui-même renié sa cause. Pour obtenir ce résultat, tous les moyens sont bons et la torture n'est pas le meilleur. Il est plus efficace d'insinuer le doute, le scepticisme, de donner à l'accusé le sentiment qu'il est aban­donné pour toujours, Jünger parle de la « tristesse du jardinier qui travaille bien loin du palais, dans des jardins menacés »*.* (*Le Cœur aventureux*) Voilà ce que les trois juges veulent de Jeanne. Ils obtiennent l'abjuration. Jeanne se renie. Elle a triché, il n'y avait pas de mission divine. Le sacre de Reims est nul. Charles VII n'est qu'un hérétique, et un bâtard. Vive notre bon roi de Londres. C.Q.F.D. Au-delà de ce thème, le sens de la pièce est que l'homme est seul dans l'épreuve. C'est l'honneur de sa liberté, au sens métaphysique. Il ne s'agit pas des chaînes de fer qui retiennent la prisonnière, qu'elle garde même la nuit, il s'agit de sa pensée. 120:805 Elle est abandonnée de ses voix. Par une invention assez belle de l'auteur, nous voyons, nous, sur la scène, sainte Marguerite et sainte Catherine implorer l'archange. Pour raffermir Jeanne, pour la sauver, il suffirait qu'elles lui parlent encore une fois, comme elles l'ont fait si souvent. Il est cruel de la laisser douter. Mais saint Michel ne fléchit pas. Il faut cette épreuve de la liberté ; cet apparent abandon, pour que, de la guerrière, naisse ou ne naisse pas la sainte. Dramatiquement parlant, c'est un beau moment. Le plus haut de la pièce. Mais Thierry Maulnier a une autre idée, et bien fâcheuse celle-là. Maltraitée, caressée comme une fille de rien par un soldat qui ne la respecte plus parce qu'elle s'est reniée, Jeanne comprend qu'elle s'est perdue. Alors lui apparaît son image, en cuirasse, une Jeanne qui ne faiblit pas, qui est incapable de faiblir. Et qui dit même : « Je suis ta légende. » Invention glaçante. On ne peut prendre cela au sérieux une seconde, encore moins être ému. Cette apparition a suffi. Jeanne est convaincue. Elle reprend ses habits d'homme et marche au supplice du feu. On dirait, si l'on osait ce langage ignoble dans un sujet si beau, qu'elle se sacrifie à son image de marque. Non et non. La pièce-en est sérieusement gâtée, qui a pourtant un ton noble, un souffle pur, -- mais qui manque de poésie. Le spectacle reste beau. Sabine Paturel est tendre, grave, douloureuse, troublée avec une grande justesse d'expression. L'autre Jeanne, (Nita Klein) est moins convaincante, mais ce n'est pas étonnant avec le rôle qu'on lui donne. Les juges sont denses, pesants, terribles, en particulier Michel Robin qui est le plus important. 121:805 A noter que l'Église d'aujourd'hui ne fait plus de ces procès. Elle démontrerait à Jeanne que ses voix sont rayées du calendrier, inconnues au bataillon des élues, et que toute cette affaire est bien regrettable : manque de capacité d'accueil, retard apporté à la construction de l'Europe, mépris des évêques les plus corrects politique­ment, la petite Lorraine serait livrée à la science. Supposez d'ailleurs cette histoire un peu plus enfon­cée dans le passé, les documents détruits. Personne n'y croirait. On s'esclafferait sur l'imagination populaire et ses mythes : une bergère qui fait sacrer un roi, comment prendre cela au sérieux ? Seulement, il se trouve que les faits sont connus, les témoins précis et nombreux, les traces écrites irréfutables. Impossible de nier. Alors on escamote, comme fait « l'Église de France » en ce moment, digne héritière de saint Ernest Renan et de saint Anatole France. C'est que Jeanne dérange toujours beaucoup de monde et fait grincer beaucoup de dents. \*\*\* Après cela, que noter ? On descend de plusieurs crans avec *Chatterton,* dont le succès en 1835 nous paraît inexplicable. Il tenait, vraisemblablement à un accord entre la pièce et l'air du temps. C'est ce qui fait les triomphes, au théâtre, mais beaucoup de ces triomphes-là sont éphémères. Le spectacle donné à Mouffetard commençait à la deuxième scène du texte. En supprimant la première, on évacuait toutes les allusions, au long de la pièce, à la Bible donnée par Chatterton à la petite Rachel (en fait, à sa mère), ce qui supprime une teinture religieuse qui n'est pas de mode, faut-il croire. De plus, on a l'avan­tage de commencer par un drame social : la scène où John Bell affronte ses ouvriers. 122:805 Il se montre ignoblement rapace, et en somme, tout à fait dans le ton « jeune loup agressif » qui s'impose dans notre temps de « producti­vité » et de « gestion rigoureuse ». Parce que je ne vois pas pourquoi nous faisons la petite bouche devant le capitalisme d'hier le nôtre n'est-il pas aussi impitoya­ble ? Cela dit, qui nous entraînerait trop loin, la dureté envers ses ouvriers n'est chez John Bell qu'un aspect de sa dureté à l'égard de tous, et le drame social est tout à fait accessoire dans la pièce. Mais il est certain que cette brutalité, cette rapacité indignaient Vigny. Elles lui paraissaient neuves. « *Les eaux glacées du calcul égoïste* »*,* comme dit le Manifeste, communiste, n'avaient pas encore noyé le monde. Le drame de *Chatterton* est dans l'opposition, l'in­compatibilité entre le poète et une société qui ne croit qu'à l'utile. Ce grand thème de l'esprit opprimé par une mécanique sociale qui ne lui laisse pas sa place est affaibli par la plainte romantique du poète qui se trouve trop pur pour une vie si salissante. Il faudra attendre pour avoir *L'Avenir de l'intelligence, --* un des textes les plus féconds de Maurras, et dont les conclusions ne se vérifient que trop bien, chaque jour. Ce n'est pas seulement pour payer sa dette que Chatterton se tue. On se souvient qu'il s'est engagé à payer Skirner au besoin, en vendant son corps pour dissection à l'école de chirurgie -- invention qui vaut dans l'horreur, la livre de chair de Shylock. Il se tue parce que l'inspiration n'est pas venue, parce que l'amour de Kitty est impossible, parce que le lord-maire l'a humilié. Sans oublier la malédiction originelle, qui fait que tout tourne mal pour le jeune poète : « La fée malfaisante trouvée sans doute dans mon berceau, la Distraction, la Poésie ! » 123:805 C'est Valéry qui devait faire la grimace, en voyant ces deux mots rapprochés. On a envie de se moquer un peu -- parce que la rengaine du poète maudit est passée de mode -- en constatant que ce pauvre Chatterton n'a que dix-huit ans. Il tire trop vite des conclusions en faveur de ce qu'il appelle absurdement « la sortie raison­nable » (le suicide). Un mot à ce sujet. On lit dans le programme : « Au XIX^e^ siècle, le suicide était « officiellement » un « crime religieux et social ». Mais en supposant même qu'il le reste, ne faut-il pas rejeter aujourd'hui, au pays où la peine de mort est abolie, la condamnation de ces assas­sins d'eux-mêmes à une mort éternelle » (les guillemets sont dans le texte). C'est signé Robert Letteron, *aumô­nier du spectacle du diocèse de Paris.* Ainsi c'est un prêtre qui se demande si le suicide est un crime, et qui d'autre part propose à Dieu d'imiter le président F.M. et d'abolir la peine de mort éternelle. L'Église est décidément bien étrange, aujourd'hui. On aimerait entendre sur ce sujet le cardinal-archevêque. Si son clergé, n'est pas pris plus au sérieux que les politiciens, c'est à des déclarations de ce genre qu'on le doit. Revenons à *Chatterton.* Les acteurs étaient très bons : Virginie Billetdoux (Kitty Bell), Marc Cassot (le quaker) et Daniel Sarky (John Bell), vraiment étonnant de puissance dans la cupidité, la fourberie, l'orgueil. J'ai moins aimé Emmanuel Dechartre (Chatterton), constamment en transe. \*\*\* *Le Misanthrope* selon Jacques Weber devient aussi une pièce romantique, Alceste un homme mélancolique, sentimental. Sans doute, c'est un écorché vif, Molière le montre ainsi, mais là est aussi son ridicule. 124:805 Alceste s'enferme avec son noir chagrin, refuse les solutions, ferme les portes. Il est anxieux de se cacher -- de cacher sa fragilité. Mais un tel homme ne peut être celui qu'on voit à la fin de la pièce serrer Célimène dans ses bras, s'attendrir sur lui-même et sur elle, puis se tourner vers l'horizon, avec un geste grandiloquent, sur un air d'opéra. Cela, c'est Alceste selon Chateaubriand (si Cha­teaubriand avait eu mauvais goût). Cependant, l'ensemble est une réussite, même si Molière ne l'avait pas prévue ainsi. Sentimental, chez Weber, Alceste est aussi insolent, gamin, farceur. Il ne cesse de prendre le public à témoin, il parodie les poses et les mines d'Oronte ou d'Acaste, les imite sous nos yeux. Comment ne pas rire. D'autant que les person­nages en question sont bien ridicules, et même de façon ostensible (comme si on avait peur que le public ne comprenne pas, le jeu des acteurs équivaut à un verre grossissant). Chez Molière, les petits marquis sont moquables. Ce ne sont pas des pantins grotesques jusque dans leurs perruques, bondissant, se dandinant, de la façon la plus artificielle. Comment Célimène si fine, si sensible au ridicule, pourrait-elle supporter ces poupées ? C'est confondre Acaste et Clitandre avec Mascarille et Jodelet, les valets qui jouent les maîtres. C'est montrer, exacte­ment, les marquis tels que les imaginent des laquais un peu rustres. J'ai dit que Weber ne joue pas à l'économie, mais il est efficace. Hervé Briaux (Philinte), délicat, sage, nuancé, fait une composition excellente de justesse. Roger Dumas (Oronte) est également très bon, excellent, sauf dans la sorte de danse qu'il exécute en lisant son sonnet, et qu'Alceste s'empresse d'imiter en s'en moquant. Je parierais., que c'est une idée du metteur en scène (le même Jacques Weber qui joue Alceste). 125:805 Luc Alexander, d'une courte scène (Du Bois) fait un numéro très comique. Emmanuelle Béart a cet avantage de rappeler que Célimène est une veuve de vingt ans et ravissante. Et sa voix s'est heureusement améliorée. Pas grand chose à dire de son jeu. Il est moyen. Elle est bien dans la scène qui l'oppose à Arsinoé. Deux chipies féroces -- mais cela se voit hors de la scène, assez souvent et aussi bien joué. C'est Évelyne Buyle, Arsinoé, elle a l'allure noble, l'aigreur, l'aisance, tout ce qu'il faut. Alison Hornus (Éliante) a malheureusement la voix un peu faible. On ne l'entend pas toujours. \*\*\* Autre classique, du second ou troisième rayon, comme on disait au temps où ces nuances étaient encore perceptibles, et où on ne prenait pas pour tels des gens comme Maurice Druon ou Julien Gracq. Je parle de Philippe Destouches, l'auteur du *Glorieux* (« Chassez le naturel, il revient au galop », c'est de lui : dans cette pièce). « Le théâtre de l'Éclat », nom grandiose et plein d'espoir, propose une comédie « d'après P. Destouches », dont le titre est *Chassez le naturel.* Il a dû y avoir là quelques coups de ciseaux, et l'invention d'un titre sup­posé attirant, mais l'opération est réussie. Cette comédie en vers montre une jeune mariée pleine de grandeur d'âme qui va combler les vœux de sa cadette en lui faisant épouser Florange (le marquis de), qu'elles aiment toutes deux. Le jeune marié n'a pas moins de grandeur d'âme, et réussit à gagner le cœur de sa femme, qu'il aimait sans oser le dire, car ce n'était, paraît-il, pas la mode. 126:805 J'ai remarqué surtout les élégantes attitudes et la beauté de Valérie Valmont, qui joue la comtesse et qui met en scène. Très bien aussi le père, Roger Bret. Ces petites compagnies, avec plus ou moins d'éclat, font plus pour répandre (conserver) le goût du théâtre que bien des boîtes culturelles à subventions et privilèges. \*\*\* Pour n'en citer qu'une : la Comédie-Française, avec ses formidables batteries d'acteurs et ses réserves inépui­sables de répertoire se montre souvent timide et snob. *Le Misanthrope* de Simon Eine ne vaut pas celui de Weber, il est encore plus étranger à Molière. Ce n'est qu'un exemple. La Comédie vient de donner *Le Café,* de Goldoni, charmant auteur, vif, ardent, savoureux. Il fut parisien aussi, ce Vénitien, et ce n'est pas par hasard qu'il a son buste dans le jardin derrière Notre-Dame. Mais il faut dire que ce *Café* n'est pas sa meilleure pièce, et qu'il s'y emberlificote dans des leçons de morale qui assomment. C'est du Goldoni-Rousseau, et son *Café* est décaféiné. \*\*\* Revenons aux troupes de jeunes avec le spectacle du Tambour-royal : *Feu la mère de madame.* Feydeau est toujours efficace*,* c'est entendu. Encore faut-il le jouer avec le rythme, la vivacité un peu énervée qui convient -- celle que donne un café un peu trop fort (et non pas une tisane Comédie-Française). Ce rythme, cette vivacité, on les trouvait au Tambour-royal, avec cette farce créée en 1908, et qui déclenche toujours le fou-rire. 127:805 Feydeau y met à contribu­tion son moyen comique favori, le quiproquo, ainsi qu'un sens de l'absurde dont il est, il me semble, un des inventeurs, avec son contemporain Alphonse Allais, qui en tirait un si bon parti dans ses contes. Le quiproquo, en termes pédants et modernes, c'est un exemple d'in­communicabilité : les personnages tiennent des propos parallèles, c'est-à-dire qu'ils ne se rencontrent jamais. Si l'un d'eux dévie, la rencontre a lieu, mais en catastrophe. Quant à l'absurde, c'est une vieille recette maintenant, que tout le monde connaît. Feydeau en joue avec natu­rel. Ici, le mari qui rentre tard du Bal des Quat'zarts, se déshabille, va, vient, sans quitter sa perruque Louis XIV -- le minus était déguisé en Roi-Soleil, de même que nos Excellences s'étalent dans les palais de l'Ancien régime, pour se faire prendre comme héritiers légitimes -- ce qui rend plus grandiose et plus folle la scène de ménage avec sa femme en bigoudis, les allusions aux Galeries Lafayette et au dîner à 1,75 F. Pour ces pièces où le mouvement est fixé par l'au­teur, et strictement, on parle de mécanique, de ballet, d'horlogerie. La mise en scène d'Hervé Petit respecte cette obligation et l'engrènement des rouages. Le même a pris le rôle du mari Louis-quatorzien, avec un sens comique très sûr. Il ne faut pas oublier ses partenaires : Marthe Michel, l'épouse amère et désolée, qui se déchaîne dans une scène de ménage burlesque ; Ève Benazzi, la petite servante, silhouette irrésistible avec son accent alsacien, ses airs pleurards et ahuris. Le valet qui complète le quatuor est joué par Guillaume Laffly qui met en valeur la niaiserie compassée et la dignité funèbre du personnage avec une grande justesse et une belle verve. \*\*\* 128:805 *Chambre 108,* de Gérald Aubert, est la rencontre de deux malades dans une chambre d'hôpital avec, de temps à autre, l'irruption de l'infirmière. Cela se résume au tableau assez varié des sentiments que provoque une telle situation : affolement, colère, égoïsme, peur. Les deux malades sont des types, des clichés. En gros le Français vieillissant, inculte et grossier, et le jeune Fran­çais, plus délicat, de sentiments plus élevés. Cela est flatteur pour les nouvelles générations, mais j'ose dire sociologiquement faux. On constate le contraire. Il suffit de prendre le métro pour le voir, ou même de sortir dans la rue. La règle est : pousse-toi de là que je m'y mette. Ou : faisons comme si les autres n'existaient pas. Le langage de *Chambre 108* est le français de tous les jours, c'est-à-dire qu'il est dans un mauvais état, et lui aussi relève de l'hôpital. Les acteurs sont très bons : Étienne. Bierry, plein d'humanité, de roublardise, d'égoïsme, qu'il exprime d'un regard, d'une moue. Olivier Granier, nerveux, sensi­ble, et Frédérique Tirmont, l'infirmière, femme et dragon tour à tour avec virtuosité. \*\*\* Autre dialogue avec *Le bleu de l'eau-de-vie* de Car­los Semprun Maura. Ce titre mystérieux est une cita­tion c'est un vers d'un poème écrit par Pierre, un des deux personnages. Un révolté, un écorché, un ivrogne, un négateur universel. En face de lui, Alain, journaliste bon genre, raisonnable, ce qui revient à dire que ce journaliste est spécialisé dans l'économie. Les deux jeunes gens se connaissent depuis longtemps, et le dialo­gue se déroulant, nous apprenons ou entrevoyons les secrets qu'ils partagent. Tout un passé assez misérable. 129:805 Le dévoilement est progressif. C'est ce qu'on pourrait appeler le système de *Tout va très bien, madame la marquise.* Seulement, ici, le but n'est pas de faire rire, mais de nous faire progresser dans la réprobation. Il me semble que l'intention de l'auteur est de nous faire entendre que le pire des deux n'est pas celui qu'on croit. Entre un bourgeois de gauche et un marginal de gauche, il est clair que l'auréole va de plein droit au second, on nous répète cela depuis le lycée. Comme ces personnages m'intéressent peu, je consens à tout ce que voudra M. Semprun. \*\*\* Troisième dialogue (voilà un article bien composé, où les sujets s'ordonnent et s'enchaînent comme il faut), celui de deux humoristes bien connus, et qu'on n'avait plus vus ensemble depuis longtemps : Roger Pierre et Jean-Marc Thibault. Ils ont blanchi sous le harnais, selon le cliché mémo­rable, et cependant, ils ont toujours la fraîcheur de leurs premiers succès : ils ne délivrent pas de message, ils ne prétendent pas diriger la politique mondiale, orienter Bush et les autres. C'est une supériorité, à laquelle je suis sensible, sur tous les comiques et chanteurs qu'une opinion abrutie prend, pour guides de morale et de politique. Nos deux amuseurs ne se prennent pas au sérieux, et il émane d'eux un air de gaieté, une gaieté naturelle et franche. D'ailleurs, pas un de leurs textes qui soit méchant. Ils ignorent la cruauté et la dérision qui sont la grande ressource, aujourd'hui. Nous avons l'humour plus noir et plus bilieux, à mesure qu'on s'enfonce dans le siècle. 130:805 Roger Pierre et Jean-Marc Thibault ne sont pas de cette école. Et ils sont aussi toujours prêts à rire de leurs facéties, ce qui est sympathique. Ils s'amusent en scène, en même temps qu'ils amusent le public. Deux vieux gamins farceurs se renvoient la balle. \*\*\* Enfin toujours avec des duettistes -- j'ai vu le point où le théâtre rejoint la simple lecture. Le vrai spectacle dans un fauteuil où non seulement le public est assis, mais les acteurs. Il s'agit d'Anouk Aimée et de Bruno Cremer. Ils entrent sur scène, vont s'asseoir côte à côte à une table, face à la salle. Pendant une heure et demie, ils vont parler tour à tour. Ils ne lisent pas à proprement ces lettres qu'ils sont censés s'être envoyées pendant plus de quarante ans. Ils les disent, tournant régulièrement les feuilles dactylographiées de leur dos­sier, peut-être pour se donner une contenance. Car les limites du jeu sont étroites : seuls la voix et le visage interviennent. Les grands de ce monde, autrefois, avaient des lecteurs. Avec les progrès de l'analphabétisme, on reviendra à cette solution, sans doute, pour des séances publiques. *Love letters* (c'est le titre de la pièce) est une expérience dans ce sens. Le texte est aussi romanesque qu'on voudra, mais non pas dramatique : il n'y a pas action, il y a récit. Théramène est dépassé. Pas grand chose à dire, de ce fait, des deux acteurs, dont on connaît le talent. J'ai oublié le nom de l'auteur anglais et celui de l'adaptateur en charabia. Il n'y a qu'une chose à retenir. Tom, le garçon, est au collège. Il fait de l'aviron. Il se plaint que les équipes soient sans cesse modifiées, sans que l'on comprenne pourquoi : 131:805 « Les gens montent, ou tombent dans une catégorie inférieure, et ça ne dépend pas de leur valeur. » A quoi l'entraîneur lui répond « C'est exactement comme dans la vie ». Très juste observation. \*\*\* *Amadeus,* dans l'adaptation de Pol Quentin, a été créé en 85 ou 86 à Marigny. Puis il y a eu le film. Je n'ai vu ni le spectacle ni le film. Je ne sais trop par quelle sottise je suis allé voir la reprise au théâtre Montparnasse. On connaît l'idée centrale de la pièce : Saliéri, jaloux, aurait assassiné Mozart. Idée absurde, qui le devient un peu moins quand on voit l'affreux petit loubard que joue Stéphane Bierry. Une chevelure héris­sée -- style punk --, des rires idiots continuels, des contorsions, des propos mi-partie obscènes, mi-partie scatologiques, tel est le personnage. En face Saliéri, joué par Daniel Ceccaldi, a l'air désabusé et choqué d'un homme bien élevé. On lui donne raison. Au rebours du but de la pièce, le personnage sympathique est « l'assassin ». On comprend bien que l'entreprise démagogique vise à rapprocher du commun ce personnage étrange qu'est un grand homme. Chaque époque a sa manière d'imagi­ner ce personnage encombrant, le génie. On ne sait où le mettre, et l'esprit démocratique n'arrange pas les choses. Hier, on vivait sur l'image romantique de l'homme à grosse tête, tourmenté, malheureux, solitaire, dont on voyait les exemples dans Beethoven et Michel-Ange. Puis il y eut le modèle Van Gogh : le malheur comporte une nuance de folie, la malédiction entraîne la margina­lité. Enfin, le modèle Rimbaud l'a emporté (un demi-siècle après sa naissance, le surréalisme a imprégné le gros public -- et ses fournisseurs). 132:805 Le génie est donc marginal, et même voyou. Jeune, aussi. Il tire la langue à tout le monde. Voyez Einstein. On le connaît par une formule de deux lettres (E = MC^2^) et par une photo où il tire une langue large comme un tapis de hall d'hôtel. Mozart sera ainsi un ricaneur mal embouché. Nos lycéens pourront se reconnaître en lui. L'année Mozart a succédé à l'année Van Gogh. Ces grands noms ne sont pour les marchands que des prétextes à opérations fructueuses. La « culture » ? Ça rapporte. Jacques Cardier. - Atelier : *Partage de Midi,* de Paul Claudel. - Édouard VII : *Jeanne et ses Juges,* de Thierry Maulnier. - Nouveau théâtre Mouffetard : *Chatterton,* d'A. de Vigny. - Porte Saint-Martin : *Le Misanthrope,* de Molière. - Guichet-Montparnasse : « *Chassez le naturel...* »*,* d'après Destouches. - Comédie-Française : *Le Café,* de Goldoni. - Tambour-royal : *Feu la mère de madame,* de Feydeau. - Poche-Montparnasse : *Chambre 108,* de Gérald Aubert. - Théâtre de Nesle : *Le bleu de l'eau-de-vie,* de Carlos Semprun. - Bouffes-parisiens : *Roger Pierre et Jean-Marc Thibault.* - Petit Marigny : *Love letters,* de Gurney. - Théâtre Montparnasse : *Amadeus,* de Shaffer. 133:805 ### Pages de journal sans date par Alexis Curvers Athéna au seuil de la foi Il est d'usage courant de confondre sous le nom de *raison* deux choses tellement différentes qu'elles peuvent aller jusqu'à s'exclure entre elles. Autre chose est en effet la *raison raisonnante,* et autre *chose la raison raisonnable.* La raison raisonnable est parfaitement représen­tée en la personne de l'*Athéna pensive* que nous montre un petit bas-relief du musée de l'Acropole. Ce chef-d'œuvre célèbre et mille fois reproduit est loin d'être toujours aussi bien compris qu'admiré. 134:805 Le symbolisme en est pourtant fort clair. On y voit la déesse encore munie de sa lance et coiffée du casque à haut cimier, dans l'appareil guerrier qui est ordinairement le sien ; tant il est vrai que la raison a pour premier devoir de combattre l'ignorance et l'erreur. Manque le bouclier, arme défensive devenue inutile. Car ici la déesse touche au terme de sa marche conquérante. Elle s'arrête non pas vaincue, mais renonçant à poursuivre un effort désormais sans objet. Sa noble tête fléchit maintenant sous le poids du casque. La lance qu'elle ne brandit plus lui sert de point d'appui ; sa main gauche en incline le sommet à hauteur de son front qui s'y repose, tandis que le pied de la lance reste fiché en terre comme un simple bâton de pèlerin fatigué. La main droite inoccupée s'abandonne et retombe sur la hanche, doigts tournés vers l'avant, en un beau geste d'ouvrier qui a fini sa besogne. La position des pieds n'est pas moins significative, l'un fixé bien à plat sur le sol, l'autre soulevant le talon, comme surpris dans le mouvement du pas qu'il allait faire et qu'il ne fera pas. Tous les éléments de ce tableau vivant sont irréguliers, atypiques. La merveille est qu'ils forment un ensemble dont l'équilibre est sans défaut. Jamais la rigueur de l'art classique ne s'est plus harmonieu­sement accordée aux libertés du naturel. 135:805 Cependant, rien dans ce portrait insolite ne res­pire ni révolte ni défaite. La déesse désemparée garde une sérénité entière. Aucun trouble ne dérange le parallélisme des longs plis de sa robe. Elle n'a rien abdiqué de sa dignité souveraine. Elle a mis bas les armes sans être désarmée. Son attitude est celle d'une femme qui médite intensément. On lui a donné le nom d'*Athéna pensive.* C'est le seul nom qui lui convienne. Elle est pensive et non pas triste. Mais à quoi donc pense-t-elle ? Son regard plongé vers l'intérieur d'elle-même nous échappe, nous laissant à deviner l'invisible objet de sa contemplation silencieuse. Le bas-relief ne comporte ni décor ni accessoire d'aucune sorte, à l'exception d'un seul détail : c'est le petit muret qui se dresse comme une barrière devant la déesse, et au pied duquel elle a planté sa lance en terre. Voilà l'obstacle qui a coupé court à l'élan de sa démarche. Ce muret n'est pourtant pas très haut. Il ne s'élève même pas au niveau de la ceinture. On le franchirait d'une enjambée. Mais la déesse ne cherche pas à le franchir, elle sait qu'il est infran­chissable. Il marque la limite où se termine le domaine de la raison raisonnante, et où commence le domaine du mystère, de la foi et de l'amour. La déesse ne se permet pas d'y prolonger sa quête, ni seulement d'y jeter les yeux. Par cet acte d'humilité, la déesse de la Raison se mue en déesse de la Sagesse : elle devient suprêmement raisonnable en cessant de raisonner. Tout au contraire, la Raison raisonnante, pro­mue idole du monde moderne, déraisonne au plus haut degré, toutes les fois qu'elle entreprend sur des vérités qui ne sont ni de son ressort ni à portée de son regard. 136:805 Il n'est pas jusqu'à des théologiens qui ne se réclament d'elle pour exercer sur l'Écriture sainte et les croyances chrétiennes une impie et vaine ratiocination qu'ils osent appeler scientifique. Les Grecs ont traité leur mythologie avec plus de révé­rence, bien que n'y croyant guère. En dépit de leur scepticisme, saint Paul a pu louer les Athéniens d'être les plus religieux des hommes. Ils n'ont certai­nement pas prévu qu'Athéna perdrait un jour la tête au point de passer outre à l'obstacle qui interdit la profanation du sacré. Aussi n'ont-ils point conçu de bas-relief où l'Athéna pensive aurait cédé la place à l'Athéna forcenée qui se déchaîne dans notre siècle. Il est vrai que cette fausse déesse n'a besoin d'au­cune image pour se faire connaître. Elle se révèle assez dans la réalité par ses œuvres, c'est-à-dire par les immenses malheurs que nous voyons succéder à chacun des progrès dont elle s'enorgueillit. \*\*\* Il est fâcheux que le même nom de *science* nous serve à désigner indistinctement la science tradition­nelle, dont les Grecs avaient fait un merveilleux moyen de connaissance, et la prétendue science moderne, qui se fait l'instrument pour ne pas dire l'esclave de la technologie. Il faudrait inventer un néologisme pour spécifier que cette nouvelle concep­tion de la science n'a rien de commun avec l'an­cienne. 137:805 Le culte du scientifique, pratiqué en violation de toutes les lois divines et humaines, est incompatible avec le respect dû à la vraie science. L'usurpatrice qui a subrepticement évincé l'Athéna pensive devrait au moins changer de nom. Elle n'en serait que plus libre de se perfectionner dans sa spécialité, qui est de forger en ses laboratoires les armes de la barbarie. La saine raison n'a pas de pire ennemi que le rationalisme. #### C'est la foi qui se perd... On attribue à Jean Racine, avec beaucoup de vraisemblance, l'*Épigramme* que voici : *Sur les démêlés de Bossuet et de Fénelon\ dans l'affaire du quiétisme.* « *Dans ce combat où deux prélats de France\ Semblent chercher la vérité,\ L'un dit qu'on détruit l'espérance,\ L'autre que c'est la charité :\ C'est la foi qui se perd et personne n'y pense.* » Le génie de Racine était bien capable, peut-être seul capable de tailler une telle flèche, et de tant dire en si peu de mots. Fénelon le quiétiste et Bossuet l'anti-quiétiste, s'ils ont connu cette épigramme, ont pu se sentir également visés ; chacun pouvait aussi prétendre que l'autre l'était seul. 138:805 Car le difficile est de savoir lequel prenait parti pour l'espérance, et lequel pour la charité. Tous deux sans doute se réclamaient de l'une et de l'autre, et les reproches qu'ils échangèrent selon les besoins de la polémique paraissent avoir été souvent interchangeables. Racine s'est abstenu de répartir distinctement les rôles respectifs des deux antagonistes. N'essayons pas non plus de mesurer ce que les vertus d'espérance et de charité gagnèrent ou perdi­rent à se trouver revendiquées et disputées par d'aussi éminents défenseurs. Ils oubliaient seulement que la première des trois vertus théologales, et qui est le fondement des deux autres, c'est la foi, détentrice de la vérité. Cette vérité de foi, ni Fénelon ni Bossuet ne la mettaient le moins du monde en question. Au contraire, ils la professaient hautement et de commun accord. Mais ils ne voyaient pas qu'ils risquaient de la mettre en péril dans l'âme des simples fidèles, déconcertés par l'interminable *combat* où ces deux grands prélats *semblaient chercher la vérité* plutôt que l'avoir trouvée. Le résultat le plus clair fut que beaucoup de fidèles, ébranlés dans leur foi, versèrent peu à peu, sans trop oser le dire, dans un scepticisme qui n'attendait que Voltaire et les philosophes du siècle des Lumières pour se convertir à la cause de l'athéisme et de la Révolution. Les survivants trau­matisés du protestantisme et du jansénisme évoluè­rent de même et pour les mêmes motifs. Cela fit beaucoup de monde au rendez-vous de 1789. 139:805 Tous les malheurs qui depuis deux mille ans ont ravagé la chrétienté sont nés de la guerre sans merci qui se rallume périodiquement entre théologiens trop sûrs d'eux-mêmes, au grand dam du peuple chrétien. Celui-ci assiste à la querelle sans y rien comprendre. Mais il en subit le contre-coup dans son âme, et il en paie les conséquences dans les faits. C'est d'ailleurs ce que Bossuet avait bien observé, s'agissant des dissensions que la Réforme protestante suscitait jusque dans l'Église catholique. Il avait pris une part notable et décisive aux discus­sions qui s'ensuivirent. Cependant on le voit inter­rompre soudain l'un de ses irréfutables discours ; comme fatigué d'avoir raison, il abandonne alors le ton doctrinal et clôt le débat par ce mot lourd d'angoisse « ...*Mais je tremble pour les simples.* » L'admirable est qu'il ait omis de spécifier ce qui du reste allait sans dire : qu'il tremblait d'abord pour la foi ou la religion des simples. Mais on entend bien que de cette foi et de cette religion dépend le sort qui sera demain le lot des simples, premières victimes des calamités que l'irréligion ou les fausses religions ne tardent jamais à produire ici-bas. La cause étant d'ordre spirituel, les effets reten­tissent aussitôt dans l'ordre temporel. Et de cet enchaînement des effets et des causes, le XX^e^ siècle finissant nous fournit une preuve nouvelle et des plus éclatantes. \*\*\* 140:805 Bon sujet de réflexion, en tout cas, pour nos innombrables prêcheurs, docteurs, animateurs, dis­puteurs et penseurs en tout genre (certains même se targuant de « repenser le christianisme »), qui -- sans être Bossuet ni Fénelon, tant s'en faut ! -- ont mis aujourd'hui l'Église en état de guerre civile, et son autorité dans l'impuissance d'agir. Eux aussi n'ont à la bouche que les mots de *charité* (« option pour les pauvres, théologies de la libération », etc.) ou d'*espérance* (« ne pas désespérer Billancourt » !). Tous parlent un jargon qu'ils sont seuls à entendre, car ils l'ont inventé tout exprès pour, véhiculer leurs doctrines et pour les rendre impénétrables aux pro­fanes que nous sommes. Un nouveau Racine, témoin de leurs controverses, remarquerait qu'ils *semblent avoir trouvé la vérité,* du moins chacun la sienne, -- encore qu'ils se disent volontiers « en recherche », d'aucuns même « en recherche de pointe ». Toujours est-il que, mêmes causes produisant mêmes effets, *c'est la foi qui se perd,* au XX^e^ comme au XVIII^e^ siècle et pour les mêmes raisons. La foi des simples ne résiste pas au scandaleux spectacle des clercs qui, dans le sein même de l'Église, fomentent une Révolution plus triomphante encore que la première. Le grand œuvre n'est déjà plus très loin de son terme, si l'on en juge par le nombre, l'éten­due et la diversité des domaines où il s'est assuré une victoire qu'il ne se laissera disputer par per­sonne. Victoire totale, préparée de longue main par mille petites victoires partielles mais décisives, toutes convergeant vers ce qui en est le seul et même but non déclaré : précisément la perte de la foi. 141:805 Com­bien n'en avons-nous pas vu de ces évolutions pro­gressives qui semblaient ne mener à rien, mais dont la conjonction secrète s'est brusquement révélée assez puissante pour éclater en mutations irréversi­bles ! Ainsi avons-nous glissé peu à peu, puis de plus en plus pesamment : De dogmatique en pastorale. D'aggiornamento en concile, et de concile en après-concile. De relectures de l'Évangile en supputations modernistes. De catéchisme suranné en catéchèses ad libitum. D'œcuménisme en conciliation des contra­dictoires. De collégialité en bureaucratie. D'ouverture au monde en méconnaissance des choses du ciel. De liberté religieuse en licence anti-religieuse. De réformes liturgiques en parodies et sacrilèges ostentatoires. De rénovation en auto-démolition. De langues vernaculaires en langue de bois. De dialogue avec les communistes en monolo­gue des communistes. De progressisme chrétien en praxis marxiste. De théologies de la libération en guérillas sur le terrain. De Décalogue en Droits de l'homme. 142:805 De Dieu fait homme en Homme fait dieu. De résistance en ralliement. Et caetera, et caetera. Les résultats nous crèvent les yeux. Le monde entier est à feu et à sang. La terreur et la haine y règnent souverainement. Les églises qui ne sont pas encore désaffectées tombent en ruine et se vident. Le pape se plaît à beaucoup parler et se plaint d'être peu écouté. On s'étonnera qu'il s'en étonne. L'Église elle-même est en triste posture. Beaucoup de fidèles ne la reconnaissent plus. Ils continuent à s'en retirer par petits groupes, marchant, comme on dit, « sur la pointe des pieds ». Ils auraient peut-être mieux fait de partir en claquant la porte. #### A l'heure de notre mort Ces pages-ci datées\ du 5 octobre 1990 *La Pensée catholique* de mai juin 1990 m'a remis sous les yeux quelques *Propos du staretz Zosime,* extraits des *Frères Karamazov.* (Ce texte de Dos­toïevski, avec d'autres du même auteur, fait partie d'un recueil intitulé *Pour que l'esprit ne meure,* nouvellement réédité par la librairie Téqui.) 143:805 J'en transcris ici un passage dont je suis particulièrement touché en ce début d'octobre, où la pensée de la mort m'environne de toutes parts. Et c'est à genoux que je reçois le conseil de Zosime : « ...Retiens encore ceci. Chaque jour, à tout instant où tu le peux, répète en toi-même : Sei­gneur, aie pitié de tous ceux qui paraissent devant toi en ce jour. Car à toute heure et tout instant des milliers d'hommes terminent leur vie sur la terre, et leur âme se présente devant le Seigneur. Et combien d'entre eux ont quitté ce monde seuls, ignorés de tous, tristes et angoissés -- et personne n'avait pitié d'eux ; on ne savait pas même s'ils étaient morts ou vivants. Et peut-être qu'à l'autre bout de la terre ta prière pour ce délaissé montera devant le Seigneur, bien que tu ne le connaisses pas du tout et que lui ne te connaisse pas non plus. Quand il se tiendra plein de crainte devant le Seigneur, quelle tendresse envahira son âme, de penser qu'il y a quelqu'un qui prie pour lui, -- qu'il a laissé sur terre un être humain qui l'aime. Dieu même vous regardera tous deux avec plus de miséricorde. Car si toi, tu as pitié de cette âme, Il aura pitié davantage encore, Lui dont la miséricorde et l'amour sont infinis. Et Il pardonnera à cause de toi. » On peut se demander si un tel épanchement de charité, d'une charité propulsée à travers le temps et l'espace par la seule force de la prière, a jamais été aussi parfaitement exprimé. La réponse est que oui. 144:805 On rapporte que sainte Thérèse de Lisieux, tou­chant au terme d'une longue et très douloureuse agonie, laissa échapper de ses lèvres un gémissement et ne put s'empêcher d'avouer aux sœurs qui l'entouraient : « Oh ! qu'il est difficile de mourir ! ... » C'était la nature qui parlait, comme elle avait parlé par la bouche de Jésus en croix lorsqu'il avait murmuré : « Mon Père, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Mais, la charité surnaturelle surmontant aussitôt la défaillance de la nature, Thérèse coupa court à sa propre détresse pour ne songer qu'à celle des autres. Elle conclut par ce mot vraiment sublime : « Il faut beaucoup prier pour les agonisants. » Elle résumait ainsi et répétait exactement le conseil du staretz Zosime, qu'elle n'avait sans doute jamais lu. Prier pour les agonisants, nous sommes invités plus ou moins consciemment à le faire chaque fois que nous récitons l'*Ave Maria.* Nous demandons alors à la Mère de Dieu d'être la première à « prier pour nos pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort » (*ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis nostrae*)*.* *Maintenant,* c'est-à-dire en cet instant même, comme en tous les instants où, notre vie durant, nous avons besoin des secours du ciel. *Mais surtout à l'heure de notre mort,* à quelque moment et de quelque façon que doive sonner cette heure fatale et tragique entre toutes. L'extrême gra­vité de cette heure se mesure au nombre et au poids des mots qui la désignent, tandis que le latin n'use que d'une seule *syllabe* (*nunc*) pour signifier la brièveté de notre vie terrestre. 145:805 Et chacun de nous, en méditant ces mots, ne doit pas penser à soi-même seulement, comme ce serait le cas s'il n'avait qu'à dire : *priez pour moi à l'heure de ma mort.* L'invocation concerne bien l'humanité et sa des­tinée tout entières, puisque chacun la fait au nom et à l'intention de tous les hommes qui vivent aujour­d'hui sur la terre, y compris ceux qui vont mourir. Cette finale de l'*Ave Maria* a donc, dans le temps comme dans l'espace, un pouvoir universel qui s'étend sur le présent et l'avenir incertain. Bien plus, je la crois également capable d'une merveilleuse vertu rétroactive. Il y a bien longtemps que j'ai vu mourir mon père, le 2 octobre 1923. Depuis, j'ai souvent prié pour le repos de son âme, sans que le souvenir de ses derniers moments ait jamais cessé de me déchirer le cœur. Et cette blessure mal refermée ne trouve de remède que dans la récitation attentive de l'*Ave Maria.* J'ai le sentiment très net qu'il n'est pas trop tard pour obtenir de la Mère de Dieu qu'elle ait assisté mon père *à l'heure de sa mort.* Alexis Curvers. 146:805 ### Entretiens avec Gustave Thibon (III) *recueillis par Danièle Masson* « *Retrouver dans l'au-delà ce que\ j'ai aimé : pas pareil, mais le même.* » Avant de gagner la maison de Saint-Marcel d'Ar­dèche, Gustave Thibon me fait connaître la châtelaine espagnole du village. C'est l'occasion d'évoquer Don Quichotte, et la vieillesse : G.T. -- Don Quichotte est vaincu parce que faible et vieux. Lorsque le chevalier pose la lance sur sa poitrine et lui demande de renier Dulcinée : « Dulcinée est la plus belle femme du monde, et moi le plus malheureux chevalier de la terre. Il ne faut pas que par ma faiblesse cette vérité soit altérée. Achève, chevalier, pousse ta lance et prends-moi la vie, puisque tu m'as pris l'honneur. » 147:805 Au moment où l'idéal craque, où tout nous trahit, il reste à rendre témoignage. Pour la beauté du geste. Thémistocle, dans Hugo, disait un peu la même chose : « Pour les vaincus la lutte est un grand bonheur triste qu'il faut continuer le plus longtemps qu'on peut. » -- Il y a donc un honneur des vaincus et des vieillards. G.T. -- Vous savez, trop vieillir, d'abord c'est indis­cret, ensuite cela devient insolent ; à la fin c'est obscène, au sens primitif : on met en avant, sur la scène, ce qui devrait être sous terre. « Quand nous sommes accablés d'infirmités, insupportables à nous-mêmes et aux autres, disait Sénèque, c'est un signe que les dieux nous font pour nous inviter à les rejoindre. » Et encore : « Cesse de te plaindre : tu n'as pas choisi la date de ta naissance, tu peux choisir celle de ta sortie : tu as un puits au fond de ton jardin, une corde dans ton grenier... » -- C'est une tentation ? G.T. -- Qu'il faut surmonter. La souffrance du corps est aveugle, ténébreuse, impitoyable. Si l'on est attaqué par un bandit de grand chemin, il n'est pas impossible d'attendrir ce bandit, mais quand le corps devient tortionnaire, aucun attendrissement n'est possi­ble ; il continue implacablement son œuvre. Cela, c'est Proust qui le disait. -- Il disait aussi que celui qui est malade est plus près de son âme. Et il y a la réversibilité des mérites. Thérèse, malade à mourir, marchait pour un missionnaire. 148:805 G.T -- Oui, et c'est très beau. Elle avait vraiment désespéré. Elle n'avait plus de foi sensible, mais agissait alors la foi devient héroïque. Dieu est notre sauveur dans l'éternité, nous sommes ses sauveteurs dans le temps. Rappelez-vous le phare d'Alexandrie... -- C'est quand Il nous prive de tout que Dieu se donne ? G.T. -- Oui ; les grâces vécues sont encore des biens de Dieu ici-bas, et donc de l'ordre de l'avoir. Autrement dit, il faut passer par rien pour arriver à tout : saint Jean de la Croix. -- Les biens donnés, il faut les faire fructifier. C'est le sens de la parabole des talents ? G.T. -- C'est une parabole bien obscure, apparem­ment contraire à la générosité de l'Évangile. L'enfant prodigue a tout gaspillé et il est sauvé, l'économe est condamné. Le Christ est d'une indulgence extrême pour l'enfant prodigue -- et pour la femme adultère, et qui contraste avec le rigorisme sexuel de l'Église. Le Moyen Age, lui, mettait plutôt l'accent sur la richesse : malheur aux riches ! Bossuet aussi dans son sermon sur l'émi­nente dignité des pauvres est terrible : les riches ne sont admis dans l'Église que comme serviteurs des pauvres. Qui oserait dire cela aujourd'hui ? ou alors les curés progressistes, mais qui n'ont plus rien de surnaturel. Pauvre Église ! 149:805 -- Pauvre Église dont vous êtes. Et pourtant, quand vous dites joliment qu'il faut éviter le caravansérail progressiste et l'isoloir intégriste, on dirait que vous regardez l'Église en ethnologue. G.T. -- Je n'ai jamais été très ecclésial. L'Église militante, c'est en partie l'animal social. Mais je me sens au centre de l'Église, en ce qu'elle a d'immortel. Je me sens d'Église, je lui dois beaucoup, et même je tire d'elle de quoi la critiquer, comme Nietzsche se retournant contre ce que l'Église a de trop humain : « C'est en moi la conscience chrétienne aiguisée par l'examen de conscience qui me retourne contre le christianisme. » Par exemple, je trouve que l'Église a trop manipulé la crainte. -- Mais Aristote n'a-t-il pas raison, qui pense que la morale est aristocratique ? A la foule suffisent l'habitude et la crainte du châtiment. G : T. La haute morale est aristocratique. Autour des villes, disait Abel Bonnard, il y a des remparts, et il est bon qu'il y ait des remparts, pour que les villes ne soient pas envahies. Mais au-dessus des remparts il y a des palais, et à leurs cimes des terrasses d'où les sages, les héros, les saints de tous les temps, de tous les lieux, se parlent. C'est par là que saint Thomas a pu compren­dre Aristote, par là que les meilleurs des croisés ont pu fraterniser avec les meilleurs des musulmans. C'est par là qu'un mandarin chinois a pu trouver son frère dans un jésuite. Marc Aurèle et l'Ecclésiaste disent souvent la même chose. Sainte Thérèse appelait saint Jean de la Croix « mon petit Sénèque ». Il y a une sagesse universelle. 150:805 Mais, hors de ces hauteurs, la crainte est nécessaire. Simone Weil admirait Machiavel, comme physicien de la société. Vaut-il mieux qu'un prince soit aimé ou qu'il soit craint ? demandait-il. En soi, il vaut mieux qu'il soit aimé. Mais socialement, il vaut mieux qu'il soit craint, car la crainte est un mobile plus efficace que l'amour... Seulement, dans l'autre monde, l'énorme poids du social aura disparu : nous serons nus devant Dieu nu, devant Dieu qui pardonne tout. Dieu, l'innocence suprême et la faiblesse infinie. -- Est-il possible que l'homme commette l'irrépara­ble ? Vous espérez quelque part que Dieu réparera l'irréparable. G.T. -- Le Père ne peut pas ne pas exaucer le Fils : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. » « Le crime qui contient tous les crimes ensem­ble », disait Hugo. Si celui-là est pardonné, que dire des nôtres ? A la fin de ses jours, Maritain ne croyait plus à l'Enfer ; ou alors, comme à un feu brûlant comme témoin. La *conversio ad creaturam* n'est pas difficile, mais l'*aversio a Deo,* qui la pratique vraiment ? Sait-on vraiment ce que l'on veut ? Quand on pense qu'il suffit de ne pas juger pour n'être pas jugé : quelle promesse prodigieuse ! Et le bon larron, qui a tout effacé d'un mot : « *Hodie mecum eris* »... -- D'un mot de repentir et d'espérance. G.T. -- Le repentir est très beau. Mais il faut se méfier du remords. Quand on est en bonne santé, tout paraît justifié ! Mais quand la vie reflue, se créent des remords très artificiels. « La conscience des mourants calomnie leur vie », disait Vauvenargues. Et Bossuet : 151:805 « Le mourant fait des actes de détachement que son attachement lui dicte. Ô pénitence impénitente, ô péni­tence criminelle, et toute infectée de l'amour du monde ! » Il faut avoir des remords parce que l'action est mauvaise, non parce que la vie s'effondre. J'aime l'histoire du soldat à la veille d'une attaque meurtrière. Ses camarades le pressent « Confesse-toi. -- Non, je ne veux pas me confesser, je ne veux pas avoir l'air d'avoir peur. Je me confesserai après. » La guerre l'a converti. Le sacrement est nécessaire, mais il ne faut pas qu'il soit perçu comme le visa d'un passeport. -- Vous vous demandez si l'homme sait vraiment ce qu'il veut. Est-ce pour cela que vous vous intéressez tant à ce que Monnerot appelle l'hétérotélie ? L'homme, poursuivant une fin, en atteint une autre ; Œdipe, fuyant son destin, se retrouve nez à nez avec lui. G.T. -- Plus une chose est matérielle, plus le résul­tat correspond au mobile : un maçon fait des maisons, un savetier fait des chaussures. Dans l'ordre spirituel, c'est l'inverse. « Ce qu'il tisse, aucun tisserand ne le sait », dit un proverbe allemand. Sait-on le bien et le mal que l'on fait ? Ce qui est nourriture pour l'un est poison pour l'autre. La bonne intention ne suffit pas. Une éducation indulgente peut gâter un enfant ; mais une éducation sévère peut le révolter. Statistiquement, l'éducation religieuse est préférable ; encore que les jésuites aient fait beaucoup d'athées ! Hugo rappelle ce lieu « où la religion sinistre tua Dieu ». « Ce qui sortit de Jésus, c'est Caïphe », dit-il encore. Et c'est vrai en partie. Je ne récuse pas, mais je m'interroge sur le mot de l'Évangile : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » 152:805 -- Selon Nietzsche, Œdipe n'est pas châtié injuste­ment. Une croyance perse rapporte que l'on ne peut contraindre la nature à livrer ses secrets (ce qu'Œdipe fait avec le sphinx) que par un acte contre nature. Celui qui résout l'énigme de la nature doit aussi transgresser les lois naturelles : Œdipe tue son père et épouse sa mère. G.T. -- Ève aussi a forcé la nature. Elle a voulu soulever le voile. Le bien a fait le mal et le mal a fait le bien : on n'en reviendra plus. Le mal et le bien s'enche­vêtrent. La parabole de l'ivraie et du bon grain est inépuisable : ils ne sont pas seulement coexistants, ils sont solidaires. L'hétérotélie, c'est aussi cette solidarité. -- L'hétérotélie a surtout été évoquée à propos de la menace de guerre. G.T. -- En tout cas, les deux guerres mondiales furent l'hétérotélie dans toute sa splendeur. La politique de Bismarck visait à agrandir l'Allemagne ; à soixante ans de distance, il ne se doutait pas qu'il ferait le jeu du communisme. Clemenceau chantait le soldat, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'humanité : vingt ans plus tard, cela aboutissait aux horreurs d'Hitler. Au point que je me demande s'il n'aurait pas mieux valu que l'Allemagne gagne la guerre de 14 : l'Allemagne de Guillaume II était une Allemagne civilisée, qui aurait évité Hitler. En 14-18, la France a été meurtrie pour rien. Les Habsbourg maintenaient un équilibre qu'on n'a pas retrouvé depuis. Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle a donné force au communisme, qui fut pire que l'hitlérisme. Elle a déchaîné la haine : l'épuration fut atroce. Si les Alle­mands avaient été vainqueurs, on aurait pu faire le procès de Nuremberg à l'envers : la bombe atomique, Dresde et ses 200.000 civils tués, ce n'est pas leur œuvre. 153:805 -- « La justice, cette fugitive du camp des vain­queurs », disait Simone Weil. Dans la Grèce ancienne, on ne retrouve pas la même haine. Andromaque est aussi attachante que Pénélope. Comme si Homère ne choisissait pas son camp. G.T. -- Oui ; Simone Weil évoquait « l'égalité, la même lumière projetée », la même pitié dans l'Iliade, pour les vaincus et les vainqueurs. Quand on lit Thucy­dide, il est impossible de savoir qui Thucydide servait. Depuis, jamais n'a été retrouvée une histoire aussi impartiale. Simone Weil considérait cela comme un critère du surnaturel. Dans un autre domaine, Velasquez peignait avec la même rigueur une infante et un mendiant. C'est le propre des grands hommes d'être indifférents au rang social. Weygand, que j'ai connu, me disait : « Deux hommes ont marqué profondément ma vie. L'un, c'est le maréchal Foch, l'autre, c'est un sergent. » Il parlait du sergent avec la même vénération que du maréchal. C'est bon signe, cela. C'est le signe que l'on n'est jamais « arrivé » : *homo viator.* -- Vous n'avez pas songé à écrire vos mémoires ? G.T. -- On me l'a demandé ! mais d'abord ma vie n'a rien d'exemplaire, et puis je n'aime pas étaler l'intimité ! -- Thibon le philosophe dit qu'il n'a plus rien à recevoir ni à donner. Est-ce bien vrai ? 154:805 G.T. -- A donner, que sais-je ? On m'envoie parfois des jeunes en désarroi. Mais que dire ? Il faut avoir un tel respect des âmes. Et puis quand on est soi-même en désarroi... Il est vrai que l'on ne traite jamais si bien les maladies que lorsqu'on les a soi-même. A recevoir, oui. Je suis touché par la sympathie, l'amour, la rencontre des âmes, l'amitié ; l'amitié qui « *tient sans les faire les promesses que l'amour fait sans les tenir* »*.* Pas besoin de paroles. C'est vous qui m'avez dit que le langage était un cadeau de rupture fait par Dieu à l'homme. Quand on évolue vers le langage divin, le *verbum vitae,* on sent le cadeau. Quand on tombe dans la parole conventionnelle, le *flatus vocis,* on sent la rupture. -- Vous dites que les choses s'expriment d'autant plus mal qu'elles sont mieux vécues. Mais vous parlez très bien. G.T. -- On se heurte pourtant à l'ineffable. On ne peut transmettre la parole qu'en conduisant au-delà de la parole. « Traduit du silence », dit le titre d'un livre. Il faut deux conditions pour que le langage passe à cette profondeur : que l'auteur traduise du silence (de son silence intérieur), et que le lecteur traduise en silence (dans son silence à lui). Les mots traduisent et trahissent à la fois : c'est bien le double sens de *tradere.* C'est encore le mystère de l'hétérotélie. -- A propos des langues, d'où vous en vient le don ? G.T. -- Je n'ai pas le don des langues, mais j'aime la spécificité d'une langue, la résonance affective d'un mot, qui varie d'une époque à l'autre, l'intraduisible. 155:805 La MÉTANOÏA de saint Jean, saint Jérôme la traduit par faire pénitence : on perd le mouvement d'ascension. -- Au fond le langage, c'est encore une manière de rencontrer l'ineffable. Auquel vous aspirez ? G.T -- Quand nous serons débarrassés de notre vêtement charnel et de notre vêtement social, nous aurons beaucoup gagné ! Pour Gabriel Marcel, la mort c'est « le dépaysement absolu qui nous ramène à la Patrie » c'est paradoxal et c'est très beau. Il y a des êtres que j'aimerais retrouver : Maurras, Simone Weil, Marie Noël. -- C'est aussi cela que vous attendez de l'au-delà ? G.T. -- Oui. Maurras aussi rêvait que le ciel soit le couronnement de la terre. S'il y a une éternité, elle doit sauver le temps. La rédemption du temps est nécessaire, car dans le temps on ne peut que semer ce qu'on moissonnera hors du temps. L'éternité passe par le temps, non comme un soleil mais comme l'éclair. Il manquerait beaucoup à l'éternité si elle n'était pas du temps retrouvé. -- Si vous aviez été religieux, disiez-vous, vous auriez choisi le nom de Frère X de Gethsémani. L'ago­nie du Christ (souffrance et combat), y entrez-vous comme dans une lutte entre la nature humaine (« que ce calice s'éloigne de moi ») et la nature divine (« que votre volonté soit faite »), ou comme dans le mutisme de l'homme qui répond au silence de Dieu, à la manière de Vigny, pour qui « le froid silence » du juste répond « au silence éternel de la Divinité » ? G.T. -- Je vois le déchirement et je vois la concilia­tion... D'une part, il faut vivre jusqu'au bout le déchire­ment du juste tenté d'opposer le dédain à l'absence ; 156:805 d'autre part il faut surmonter cette absence et dire avec Simone Weil : « Dieu présent sous la forme de l'ab­sence. » Vivre « l'agonie du christianisme », selon l'ex­pression d'Unamuno, non dans le sens de fin, mais dans le sens d'un combat qui se rapproche de la mort. Combat suprême où l'on revient à l'être à travers toutes les dépossessions de l'avoir. Par la douleur, la connais­sance : c'est déjà dans Eschyle, Le Christ est mort d'une façon moins sereine que Socrate. Les tertullianistes avaient supprimé les épisodes de l'agonie du Christ, de crainte que le Christ parût inférieur aux héros romains. -- Il fallait que Dieu épouse le désespoir humain. G.T. -- Oui, mais beaucoup de croyants censurent l'Évangile. Ils ne veulent pas admettre que Dieu ait douté de Dieu. Je préfère Chesterton : « Notre religion est la bonne parce que c'est la seule où Dieu un moment a été athée. » Dieu s'est retiré même du Christ. Il faut des expériences très douloureuses pour réaliser cela. -- N'êtes-vous pas aussi déchiré entre l'appel d'une transcendance dont rien ne nous offre l'image, et le goût des intermédiaires, des metaxu, par exemple la liturgie, dont vous disiez naguère qu'elle était « le temps enchaîné par le rythme, gravitant docilement autour de l'éternité » ? G.T. -- A une certaine altitude, à une certaine pro­fondeur (c'est le même mot en latin : *altitudo*)*,* tout se rejoint. Il y a le semeur et il y a le laboureur. La liturgie, c'est le cycle qui est le contraire de la ligne, de la notion de progrès : c'est l'enroulement du temps autour de l'éternel. On songe à *la Divine Comédie :* l'amour qui meut le soleil et les étoiles. 157:805 Au fond, la qualité d'un homme se reconnaît à la réconciliation des contradictoires. Plus on s'élève, moins il y a de contradictoires, plus il y a de complémentaires. -- C'est vrai aussi de l'amour humain ? En démysti­fiant l'amour, « coïncidence de deux égoïsmes », « com­binaison d'un besoin et d'un hasard » (c'est vous qui le dites), vous rejoignez les grands pessimistes que sont Pascal, Stendhal, Proust, pour lesquels l'amour est pur commerce d'apparences ; croyant aimer l'autre, on n'aime que le miroir de soi. Et pourtant, vous vous faites aussi l'apôtre de la fidélité. G.T. -- Il faut arriver à faire des complémentaires avec des contradictoires. Et puis, dans les familles, il y a parfois de belles réussites avec des cotes mal taillées. C'est rare, l'amour. Au fond, comme dit Pascal, on est toujours aimé pour des qualités. Pour l'accident, non pour la substance. Et il refusait d'être aimé : « Je ne suis la fin de personne. » -- Mais on aime aussi pour l'inflexion d'une voix, l'éclat fugitif d'un regard, une démarche : la marque de l'âme sur le corps. Le plus fragile et le plus irremplaça­ble. Le pressentiment d'éternité dans le frémissement d'un visage humain. Ce n'est pas seulement l'accident. G.T. -- Croyez-vous vraiment qu'on aime pour la substance ? Alors, on rejoint le créateur, on aime en Dieu, même quand on ne le sait pas. Properce le sentait, qui chantait le grand amour qui traverse les limites du destin : « *Trajecit et fati litora magnus amor.* » J'aime la conception maurrassienne de l'amour, très romantique au fond, bien qu'il détestât les romantiques : 158:805 « ...*Tu jaillis dans une auréole. / Où l'esprit te désire et la chair te comprend.* » Comme si l'un se fondait en l'autre. Le corps et l'âme ne font qu'un : « Le véritable amour, c'est l'âme qui enveloppe le corps », dit Nietzsche. L'érotisme supérieur de Maurras rejoint, malgré lui, les romantiques allemands : « *Tu ne comprendras rien aux songes de la vie / Tant que tu n'as pas su quel miracle d'amour / A conduit par degré d'aube en aube ravie / Cette obscure dyade à l'unité du jour.* » L'androgyne qui se réalise : on dirait Hölderlin ou Novalis. Et c'est de Maurras. Maurras est étonnant... On a surtout retenu le politi­que et le moraliste. Je suis plus attiré par le mystique, qui récusait la notion de justice divine. Dieu n'est jamais juste : ici-bas, il est injuste parce qu'il laisse souffrir les innocents, et de l'autre côté, il est injuste parce qu'il pardonne peut-être trop les coupables. -- Vous êtes attiré par ce qui n'est pas « orthodoxe » ? G.T. -- Peut-être. J'ai été frappé par la pensée de Joseph de Maistre, qui avait lui aussi un côté mystique. Il croyait à une troisième révélation : avant la fin des temps, viendrait une religion aussi différente de l'actuelle que le christianisme du judaïsme le temps du Saint-Esprit. Bien sûr, il ne s'agit pas du syncrétisme charisma­tique. Mais il y a une promesse : « L'Esprit Saint nous enseignera toutes choses. » Léon Bloy croyait aussi à l'avènement de l'Esprit. Et cette doctrine n'a pas été condamnée. 159:805 L'Évangile est bien mystérieux. Accomplit-il ou abolit-il la loi ? On y lit qu'aucun iota ne doit être enlevé à la loi. Et cependant, soit dit entre nous, saint Paul a enlevé quelques iotas : l'ouverture aux gentils, la suppression des rites de l'Ancien Testament. La lettre sans l'esprit, c'est le pharisaïsme ; l'esprit sans la lettre, divagation. Marie Noël disait que si elle avait vécu au temps du Christ, elle aurait sans doute suivi les phari­siens : ils étaient plus reposants... Alors que le Christ... L'Évangile ne semble accessible qu'au petit nombre. Et cependant, il comble la paysanne du coin aussi bien que Pascal. Il me souvient d'un vieux capucin à qui je faisais part de mon peu d'estime pour certaines pratiques frisant la superstition et qui me répondit : « N'oubliez pas, Monsieur, que notre religion est un râtelier où il y a du foin à la hauteur de tous les museaux. » Cela dit, je tiens à souligner que ma « relativisation » des formules dogmatiques tient avant tout à mon éblouissement devant les mystères insondables et inépui­sables du divin et n'implique à aucun degré un penchant pour l'ésotérisme des gnoses qui déflorent encore plus le mystère en le rabaissant à la portée des « initiés » -- formalisme élitiste, pire encore peut-être que celui des pharisiens. Propos recueillis\ par Danièle Masson. 19 décembre 1990. 160:805 ### Du protestantisme au catholicisme *Dans la tourmente conciliaire* (*IV*) par Guy Rouvrais QUAND je fis part au père B. de mon désir de devenir catholique, il m'envoya dans une abbaye bénédictine où, lui-même, quarante ans plus tôt, abjura le protestantisme... Il me rédigea un mot à l'intention du Père Abbé, l'assurant que j'étais suffisamment instruit de la foi catholique pour être reçu dans l'Église. Pour moi, il s'agissait d'une formalité. Je ne soup­çonnais pas que le droit canonique eût quelque chose à voir là-dedans ! Je n'ignorais pas le mot, mais je n'avais qu'une faible perception de ce qu'était la chose. La « chose » se vengea de mon indifférence. 161:805 Je fus, pendant quarante-huit heures, au cœur d'un débat juridique qui vit s'affronter, fraternellement, le chancelier de l'abbaye, un autre canoniste local, le Père Abbé et quelque autre moine qui avait aussi son opinion sur la question. Autant que je puisse le reconstituer, il s'agissait de ceci : le Père Abbé avait-il la juridiction pour m'absou­dre, au for externe, des peines qui me frappaient en tant qu'hérétique avéré ? Apparemment non, encore que cer­tains le contestaient. Il fallait donc demander les pou­voirs à l'évêque du lieu. Pas du tout ! assurait le chance­lier ! Étant donné que le « sujet » -- c'était moi -- dépendait de la juridiction de l'archevêque de Paris, c'était évidemment de lui que le Père Abbé devait sollici­ter les pouvoirs nécessaires. Inutile de vous préciser qu'il y avait un moment déjà que l'on n'avait pas reçu de protestant dans l'Église ! Pendant ce temps-là, on me pria d'attendre. J'attendis donc deux jours. Avant la cérémonie, le Père hôtelier me confia un missel ouvert à la page de l'examen de conscience pour me préparer à la confession générale. Je fus étonné d'abord, effrayé ensuite, de la longueur de la liste des péchés que j'avais nécessairement dû commettre. Le saint homme me précisa que je devais m'accuser de tous les péchés commis depuis l'âge de raison, fixé à sept ans. Une longue nuit s'ouvrit devant moi, un bloc-notes à la main, comptant sur mes doigts qui, en certains cas, n'y suffisaient pas. Fort heureusement, avant le grand silence, le Père Abbé vint me visiter, atténuant quelque peu mon tourment. Il eut la charité de me préciser que seules les omissions volontaires étaient coupables et que tous les péchés n'avaient pas la même gravité, ce que, dans son zèle apostolique, le Père hôtelier avait omis de me préciser. « Il faut le comprendre, m'expliqua le R.P. Abbé, il ne veut pas être responsable des péchés que vous n'auriez pas avoués à cause d'insuffisantes explica­tions de sa part. » 162:805 Le lendemain matin, je fis ma profession de foi catholique. Car déjà à cette époque, on ne parlait plus d' « abjuration », estimant que le terme avait une conno­tation trop négative. Comme si je ne jugeais pas globale­ment négative la religion d'où je venais, sinon j'y serais resté ! Dans la foulée, j'assistai à la messe conventuelle au cours de laquelle je reçus le sacrement de confirma­tion. Je communiai pour la première fois. C'était le 27 décembre 1967, en la fête de saint Jean, l'apôtre de la vérité et de l'amour, de l'amour par la vérité. Mais avant cette première fois-là, il y eut d'autres « premières fois » qui, pour n'être point sacramentelles, n'en furent pas moins importantes pour moi. La pre­mière fois où je balbutiai le « Je vous salue Marie », sans la crainte que le ciel ne me tombe sur la tête. La première fois où, je m'agenouillai devant le Saint-Sacrement, sans croire que je succombais à quelque idolâtrie. \*\*\* C'est ici la fin de mon récit et le terme de mon chemin, rude mais lumineux, qui me mena du protestan­tisme à l'Église. Je n'ai pas oublié que le titre de cette œuvre modeste comporte un sous-titre : « dans la tour­mente conciliaire ». Celle-ci apparaîtra singulièrement absente au lecteur. Elle affleure, çà et là, sans jamais envahir le récit. Et pourtant, le drame engendré par le concile était là, et bien là, déchirant ou troublant de nombreux catholiques. A leur intention, j'ai voulu porter ce témoignage d'espérance : 163:805 quelle que soit la profon­deur de la nuit qui tombe sur l'Église, il reste -- et il restera jusqu'à la fin du monde -- toujours assez de lumière en Elle pour guider le chercheur de vérité vers l'unique Église fondée par Jésus-Christ. L'incrédulité des uns, l'indifférence des autres, ajoutées à la médiocrité de celui qui cherche, toutes ces pierres qui déchirent le cœur du Prodigue, n'arriveront jamais à empêcher l'ac­tion souveraine du Saint-Esprit. Mais je suis bien conscient de ce qu'il a fallu nombre de dispositions providentielles pour passer à travers les gouttes de l'orage conciliaire. Il y eut d'abord une foi inébranlable dans les vérités fondamentales du christianisme et qui me furent ensei­gnées dans l'Église luthérienne : la divinité du Christ, sa Résurrection, l'inspiration des saintes Écritures, le sym­bole des Apôtres. Et puis il y eut, paradoxalement, l'anticatholicisme vigoureux de mon pasteur dont le credo, sur ce point, se résumait à ceci, comme je l'ai déjà exposé : Rome ne change pas. Quand l'Église peut persécuter, elle persécute ; quand elle ne peut plus, elle ruse, elle biaise, elle tergiverse, mais elle demeure immuable dans son dogme. C'est pourquoi, lorsque les uns pour le déplorer, les autres pour s'en réjouir, assu­raient que l'Église, grâce au concile, allait changer, je souriais dans ma barbe -- d'ailleurs absente. Change­ment tactique, mais en aucun cas doctrinal ! Il y eut également le fait que, ma recherche étant d'abord intellectuelle, mes interlocuteurs furent essentiel­lement des livres, ce qui m'épargna, sauf à la fin, d'entrer trop rapidement en contact avec le « personnel » de l'Église. Les livres que je consultai étaient antéconci­liaires ; en ce temps-là on les trouvait aisément dans les librairies catholiques. Le catholicisme que j'appris fut donc le catholicisme traditionnel, je ne connaissais d'ail­leurs que celui-là, c'était simplement « le » catholicisme. Ce fut donc mon catholicisme. 164:805 Je ne sais pas ce que diraient d'autres protestants convertis, mais, moi, ce qui me frappa, et même me choqua, en vivant le catholicisme de l'intérieur, ce fut sa mondanité. Une des caractéristiques du luthéranisme, c'est le sérieux (la gravité même) avec lequel est prise la distinc­tion de l'Église et du monde. Je n'ignore pas qu'il s'y mêle du puritanisme, du pharisaïsme, un mépris du temporel et des réalités naturelles, un fidéisme sous-jacent. Mais, fondamentalement, il s'agit d'une exigence biblique. Le lecteur, même peu averti, verra tout de suite que, dans le Nouveau Testament, cette distinction du monde et de l'Église est présente à chaque page. Saint Jean : « N'aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde... » Le Seigneur : « Je ne prie pas pour le monde. » Et tant d'autres textes... Je fus bercé par cela dans le luthéranisme. Il ne fallait pas se conformer au siècle présent, dont la figure passe et dont toute la gloire se flétrit comme l'herbe. Nous ne dansions pas. Nous n'allions pas au théâtre. Nous n'avions pas de poste de télévision. A chacun de mes pas de catholique néophyte, je fus choqué... et puis je fis comme tout le monde. Oserais-je dire que, si je suis bercé d'une nostalgie, c'est bien de celle-là ? Et si je reproche quelque chose à nos évêques, c'est d'abord d'être des mondains. Oh, certes, ils ne mènent pas grand train, ils n'ont pas de maîtresses, pas de bâtards, ils ne jouent pas aux dés, mais ils se rendent au monde, agenouillés devant les media, ces nouveaux maîtres, courant après toutes les modes idéo­logiques, toutes les balançoires politiques psittacisant les mots que la classe politico-médiatique leur souffle. \*\*\* 165:805 Et si c'était à refaire ? Je pose la question comme elle m'est souvent posée. A force, j'ai fini par me la poser. A strictement parler, cette question s'analyse comme un péché contre la foi. Mais je ne puis m'en tenir là, surtout après le draine de mon ami Étienne (dont on trouvera le récit dans ITINÉRAIRES, numéro 320 de février 1988) qui, après avoir rejoint le catholicisme, est retourné au protestantisme. Les « progressistes » estiment que quitter le protes­tantisme pour le catholicisme, ou l'inverse, n'a plus de sens : ce sont des variantes doctrinalement impertinentes. Être protestant, ou catholique, ne peut être qu'une question de « sensibilité » religieuse, voire d'inclination psychologique. La vérité n'a rien à voir avec tout cela. Les « traditionalistes », du moins certains d'entre eux, se demandent -- et me demandent parfois -- s'il est bien utile pour un protestant, de devenir catholique au moment où l'Église se « protestantise ». Bien entendu, s'il fallait le refaire, je le referais. Mais la question qui se pose est celle-ci : pour refaire ce chemin, pourrais-je, aujourd'hui, avoir les mêmes moyens pratiques et doctrinaux à ma disposition ? \*\*\* Où sont les livres ? Où sont les maîtres ? Où sont les hommes prêts à accueillir le chercheur de vérité et à lui dispenser droitement la saine doctrine ? -- Je sais bien que n'importe lequel des lecteurs de cette revue pourrait m'indiquer des prêtres et des moines de bonne doctrine prêts à se dévouer pour m'aider dans ma recherche. Il m'indiquerait également les ouvrages sûrs dont je pour­rais me nourrir. 166:805 Mais ne nous faisons pas d'illusion sur notre visibilité sociale et religieuse à nous, catholiques de tradition. Pour qui est déjà du sérail, tout est aisé. Pour qui, comme je le fus, est totalement à l'extérieur du catholicisme, tout est difficile, surtout d'être éclairé sur la foi catholique. Le luthérien que je fus n'aurait jamais, d'emblée, frappé à la porte d'un monastère, et j'ignorais tout du mouvement de contestation du concile qui se développait. Il y a vingt ans, j'ai pu me procurer aisé­ment les ouvrages de base sur la foi catholique tradition­nelle. J'ai tenté l'expérience récemment dans la grande surface du livre religieux à Paris, la « Procure ». J'y ai demandé la dogmatique de Mgr Bartmann -- d'où j'ai tout appris -- à un vendeur qui m'a regardé avec des yeux ronds : inconnu ! A défaut, j'ai exigé un précis de théologie dogmatique catholique : je ne vous dis pas ce qu'on a essayé de me placer sous ce nom ! Mais plus encore que ces moyens matériels, ce qui « ferait problème », comme on dit aujourd'hui, c'est la possibilité d'adhérer à l'apologétique qui a eu raison de mon luthéranisme. Ce qui m'a convaincu, on s'en sou­vient, c'est l'unité du catholicisme opposée à la disper­sion protestante, c'est l'immutabilité de sa doctrine, le développement homogène de son dogme, sa continuité doctrinale à travers les siècles, toutes choses qui ont permis à l'Église de résister victorieusement aux hérésies, y compris la dernière, le modernisme. Le grand Bossuet ne disait pas autre chose lorsqu'il opposait les « variations des Églises protestantes » à la continuité catholique. Écoutons-le : « Mais pendant que les hérésies toujours variables ne s'accordent pas avec elles-mêmes, et introduisent conti­nuellement de nouvelles règles, c'est-à-dire de nouveaux Symboles, dans l'Église, dit Tertullien, la règle de la foi est immuable, et ne se réforme point. 167:805 C'est que l'Église, qui fait profession de ne dire et de n'enseigner que ce qu'elle a reçu, ne varie jamais ; et au contraire, l'hérésie, qui a commencé par innover, innove toujours, et ne change point de nature. De là vient que saint Chrysos­tome, traitant de ce précepte de l'apôtre : *Évitez les nouveautés profanes dans vos discours,* a fait cette réflexion : *Évitez les nouveautés dans vos discours ; car les choses n'en demeurent point là : une nouveauté en produit une autre ; et on s'égare quand on a une fois commencé à s'égarer.* » Or, l'Église a innové. Et non pas dans des matières secondaires ou accessoires mais, de son propre aveu, dans des domaines essentiels. Certes, certains assurent que rien d'essentiel n'est atteint, mais il s'agit là d'une question disputée dans l'Église post-conciliaire. Qu'à *la certitude* qu'elle ne changeait pas se soit substitué *le débat* sur la nature de son changement eût été pour moi un élément de trouble qui aurait, à tout le moins, affaibli l'argument décisif de sa continuité souveraine et sereine. Aurais-je poursuivi ma recherche ? Prenons le problème de la liberté religieuse. Je ne veux point débattre, ici, si le décret conciliaire constitue un développement homogène de la doctrine catholique ou son reniement. Je constate d'abord qu'il y a contro­verse sur une question qui n'est pas mineure. Ensuite, je lis les propositions condamnées par le *Syllabus *: ● «* Il est libre à chaque homme d'embrasser et de professer la religion qu'à la lumière de la raison il aura regardée comme vraie. *» ● «* Au moins doit-on espérer du salut éternel de tous ceux qui ne vivent d'aucune façon dans la véritable Église du Christ. *» 168:805 ● «* Le protestantisme n'est rien d'autre qu'une forme différente de la même vraie religion chrétienne, forme dans laquelle on peut être agréable à Dieu, aussi bien que dans l'Église catholique. *» Qui peut nier que, en deçà du débat théologique, ces propositions, hier condamnées, sont communément admises comme allant de soi dans la plupart des paroisses catholiques ordinaires ? Bien plus, des évêques catholiques professent, ès qualités, la dernière de ces propositions. Le 1^er^ janvier 1986, les évêques allemands ont écrit que l'Église catholique et les Églises protes­tantes, en l'occurrence luthériennes, ont « à peu de distinctions près », « la même profession de foi ». Aurais-je quitté mon Église pour quelques « distinc­tions » sans importance pour la « profession de foi » ? On peut opiner que chacune des nouveautés intro­duites dans l'Église peut se justifier. Je suis sûr qu'il se trouvera toujours un théologien de profession, ou d'oc­casion, pour le démontrer brillamment et prouver ainsi que l'Église reste immuable dans son dogme et sa pratique. Mais, ce n'est pas ainsi que se pose le problème pour quelqu'un d'extérieur à la foi catholique. Il constate ces changements, dont nul ne nie l'importance : il ne perçoit plus clairement alors sa continuité, et c'est le crédit de l'Église comme institution divine qui, dans son esprit, est atteint. Prenons un exemple. Si nous croyons à la Résurrec­tion de Notre-Seigneur, c'est parce qu'il s'agit d'une vérité de foi, révélée par Dieu et proposée à notre assentiment par l'Église. Pour arriver à cette adhésion -- sauf à être terrassé sur le chemin de Damas -- nous avons des signes de crédibilité : le tombeau vide, la naissance de l'Église, le changement des apôtres, les témoins qui l'ont vu et touché au lendemain de sa Résurrection, etc. 169:805 Chacun de ces faits, pris isolément, n'emporte pas forcément l'adhésion, mais leur ensemble produit un effet cumulatif qui indique à l'âme droite qu'il est raisonnable de passer à l'acte de foi surnaturelle. De même, mais à l'inverse, chacune des réformes impor­tantes introduites dans l'Église, prise isolément, ne peut faire douter de sa continuité, et partant, de sa divine institution, mais l'ensemble des bouleversements qui a frappé l'Église depuis trois décennies -- et leurs fruits amers -- peuvent faire douter que c'est toujours la même Église. Aujourd'hui, je le répète avec joie, je referais ce chemin, mais y aurait-il encore un chemin ? Je crois qu'il y aura toujours assez de lumière, ai-je dit, pour guider les hommes vers la vérité, mais j'ajoute que c'est et que ce sera toujours plus difficile. Et c'est là le drame de l'Église. Devenir catholique, pour un protestant -- ou pour un incroyant -- sera toujours difficile, en ce que cela implique de douloureux arrachements, du cœur et de l'esprit, mais aujourd'hui, il y faut de l'héroïsme. Ce n'est pas normal. Lorsque Notre-Seigneur voulut donner aux disciples de Jean-Baptiste des signes de sa messianité, il leur livra celui-là, parmi d'autres : « Les pauvres sont évangéli­sés. » « L'Église des pauvres » évangélise-t-elle les pau­vres chercheurs de vérité ou met-elle des obstacles sur leur route ? \*\*\* J'ai maintenant dépassé la quarantaine, ce qui signi­fie que je viens de vivre plus d'années dans le catholicisme que dans le protestantisme. 170:805 Que reste-t-il de mon luthéranisme ? Le premier réflexe, c'est de dire « rien » si ce n'est une étude approfondie des saintes Écritures. Mais, bien entendu, ce n'est pas vrai, il me reste davantage. Arithmétiquement, certes, ma vie religieuse comporte deux parts à peu près égales -- mais qui le seront de moins en moins ! -- avant et après ma conversion. Mais les chiffres n'ont rien à voir avec le cœur ni avec la formation d'un homme. Ces années de formation ont bien plus de poids que celles de la maturité. C'est pourquoi, après avoir dit qu'il ne m'en restait rien, j'inclinerais à dire « tout »... hormis la foi protestante. Il y a des *habitus* catholiques que je n'aurai jamais. Ma vision du monde, ma sensibilité, ont été marquées par le pessimisme foncier du luthéranisme. Cela n'est pas sans conséquence dans la vie sociale et les rapports interpersonnels. Cela peut conduire au désespoir ou à la dérision quand l'ordre catholique ne remet pas droit ce qui est brisé. J'ai toujours échappé au désespoir, je ne suis pas sûr de ne pas traîner avec moi un certain esprit de dérision... qui peut être une traduction libre du « vanité des vanités » de l'*Ecclésiaste.* Renan a écrit que la foi avait ceci de particulier qu'elle continuait à produire ses effets même lorsqu'on ne l'a plus. C'est théologiquement faux : quand on perd la foi, on perd les vertus dont elle est la racine. Mais c'est sociologiquement et psychologiquement vrai. Ainsi, il m'a fallu des années, après ma conversion, pour pouvoir lire sans crainte les livres deutérocanoniques, que les protestants appellent « apocryphes ». Lire ces livres -- autrement qu'en historien -- était considéré comme blasphématoire puisque « ajoutés » au canon sacré des Écritures, tombant ainsi sous la malédiction de saint Jean qui, dans l'*Apocalypse,* met en garde contre ceux qui ajoutent ou qui ôtent à la parole révélée. 171:805 J'avais si bien intériorisé cet interdit que, devenu catholi­que, je trouvais tous les prétextes pour ne pas les lire. Je croyais, certes, que le magistère infaillible me garantissait leur authenticité, mais rien ne se fit avant longtemps. Ce n'est qu'une anecdote mais significative de la marque indélébile qu'une éducation laisse sur l'esprit. Il y a un autre élément dont je prends de plus en plus conscience dans ce domaine : un protestant qui devient catholique, tout en étant pleinement catholique, ne peut s'empêcher d'avoir un regard extérieur par rapport au catholicisme. Pour un catholique de nais­sance, son expérience chrétienne se confond avec son expérience catholique. Pour un converti, il y aura tou­jours, plus ou moins vivement, plus ou moins consciem­ment, une autre référence antérieure, celle qui l'a marqué de façon indélébile. Dans un premier temps, le converti tente vainement d'effacer cette différence. Il veut se fondre dans l'Église qui l'a accueilli et fondre son identité dans la sienne. De là ce qu'on appelle le zèle du prosélyte : dans la crainte de ne pas être assez catholique, il en rajoute. De là également le désir premier de ne pas témoigner de sa conversion. Il est significatif, à cet égard, que la plupart des convertis ne fassent que plus tard le récit de leur itinéraire. Puis vient le temps du réalisme, voire de la sagesse, qui lui enseigne qu'il est vain d'attendre que l'homme catholique qu'il est efface jamais l'enfant pro­testant qu'il fut. Il ne rattrapera jamais son « retard ». S'il y a jalousie du Fils aîné à l'égard du Prodigue, il y a aussi celle du Prodigue pour l'aîné. Ce dernier a eu, tout le temps, les biens dont le Prodigue ne jouit que tardivement. Je me souviens que, encore canoniquement protestant, quoique déjà catholique de cœur et d'esprit, je voyais les fidèles aller vers la Sainte Table et moi, je devais rester là, à l'écart du banquet eucharistique où je n'étais pas encore invité. 172:805 Lorsque j'ai quitté le protestantisme, après la conver­sation déchirante que j'eus avec mon pasteur, je me dis : « les ponts sont coupés ». Et c'était vrai, avec mon enfance, mon Église, ma foi, mes amitiés -- pas toutes -- et au-delà, une tradition, un passé qui m'avaient modelé. Mais ce n'était que partiellement vrai. Car ce que j'ai reçu d'authentiquement chrétien dans le luthéra­nisme était déjà catholique ; ou, plus exactement, c'est ce qui restait de catholique dans le luthéranisme. Mais ces ponts, je les ai reconstruits... en avant. Mes enfants sont catholiques. Ils inaugurent une tradition familiale. Ils savent, certes, mieux que d'autres catholiques de leur âge ce qu'est le protestantisme, ils n'y sont point étran­gers. Les rayons de ma bibliothèque sont pleins d'ou­vrages protestants et j'arrive à un âge où, déjà, on assène à sa progéniture ses souvenirs d'enfance et de jeunesse. Je sais qu'à la prochaine génération, mes petits-enfants n'auront plus d'attaches avec ce que je fus et ce que je crus. Leurs ponts seront catholiques, comme pour les autres, et en arrière. C'est pour eux que j'écris. La boucle sera bouclée et la parenthèse refermée. Dire que je n'en éprouve pas quelque émotion serait inexact, mais il en est une autre qui la balaie : celle d'être enfin intégré, religieusement familialement, sociologiquement, à la grande famille catholique, à l'Église éternelle, une, sainte, catholique, apostolique et romaine. Guy Rouvrais. 173:805 ### Le synode diocésain de Grenoble et la dynamique de groupe par Dom Jean-Baptiste OSB Nota : Sauf mention contraire, les documents synodaux cités sont ceux du synode de Grenoble. Le lecteur trouvera en annexe deux documents de ce synode. C'est nous qui avons souligné en caractères gras ([^9]) les expressions que nous avons jugées importantes. DE NOMBREUX diocèses tiennent en ce moment des synodes diocésains qui réunissent laïcs et clergé en une sorte d'assemblée générale. Fondés sur la participation de « la base » aux décisions diocésaines (cf. les termes de Mgr Dufaux, annexe 1 : « *respecter l'expression des groupes* »*,* 174:805 « *tout en respectant le travail fourni à la base* »*,* « *c'est sur le* terrain *que se situe le débat synodal* ») et par leur technique de groupe (cf. Mgr Dufaux, annexe 1 « *nous avons surtout mis en route la* dynamique synodale et l'organisation »)*,* les synodes diocésains, nous allons le mon­trer, sont le plus souvent en train d'établir un réseau de « communication » et de structures parallèles dites de « co­responsabilité »*.* Cette organisation et ces techniques ressem­blent trop parfaitement aux méthodes d'action révolution­naire pour qu'on s'y méprenne : il s'agit bel et bien de renverser de fond en comble la constitution divine de l'Église, concrètement, de manipuler l'opinion catholique, de coloniser et d'occuper ses institutions -- sous des airs de spontanéité démocratique, bien sûr. L'effet immédiat est que les catholi­ques sont soustraits à l'influx vivificateur du Magistère et de la juridiction de l'Église de Jésus-Christ ([^10]). De nos jeunes amis, « délégués » ou « grands électeurs » au synode diocésain de Grenoble ont constaté que les techni­ques de dynamique de groupe y sont objectivement em­ployées -- consciemment ou inconsciemment, nous ne vou­lons pas juger. Cette étude se fonde ainsi non seulement sur les textes issus de ce synode -- on pourrait nous accuser de nous méprendre sur le sens des mots -- mais aussi et surtout sur l'expérience vécue par des responsables élus au synode. #### Qu'est-ce que la dynamique de groupe ? Comme son nom l'indique, cette technique comporte deux éléments : le groupe d'une part et la dynamique d'autre part. 175:805 Son but est de réaliser un consensus dans un groupe d'individus en en résolvant momentanément les tensions par une « *acceptation totale de l'autre* »*,* or « *si nous acceptons tout le monde, il n'y a plus ni bons, ni mauvais, ni bien, ni mal* »*,* explique Carl Rogers ([^11]), qui est l'un des pionniers de la technique. Le groupe : plus il sera artificiel, sans histoire, sans unité ni hiérarchie, plus la technique portera ses fruits. Car chacun pourra alors s'exprimer absolument *désaliéné* de ce qui est extérieur au groupe, c'est-à-dire non seulement de ce qui était reçu comme vérité de la hiérarchie et de l'expérience passée, mais aussi de ses propres idées personnelles. Ces dernières en effet, par définition, ne sont pas communes au groupe. La dynamique : elle consiste à amener chacun par diverses techniques d'échange à accepter l'opinion du groupe. Un animateur, qu'il ne faut pas accuser d'être pervers -- c'est la méthode qui l'est -- ni dissimulateur d'intentions précon­çues, veille à catalyser l'expression du groupe. Son rôle peut être aussi de désenrayer cette machine à penser ; car le moteur du groupe est le débat et il peut arriver par malheur que le groupe fasse son unité dès le départ autour d'issues imposées du dehors sans même qu'il en ait conscience. L'ani­mateur suscite alors des oppositions dialectiques à l'intérieur du groupe par la *remise en cause* et *l'autocritique* du groupe lui-même ou des personnes qui en font partie. Il peut encore « *interpeller* » les participants par les problèmes du monde moderne (dans les diocèses les structures de *communication,* dont les synodes diocésains font grand cas, sont un moyen idéal pour « remettre en cause »). Si quelqu'un fait admettre une idée, non en tant qu'expression de la pensée du groupe à un moment donné de son histoire, mais en tant que vérité, alors l'animateur doit l'exclure, ou mieux, faire que cette personne s'exclue elle-même du groupe, ou encore, et c'est le fin du fin, exclure cette personne de ses propres idées en l'amenant à penser dialectiquement, 176:805 nous voulons dire à penser non en conformant son intelligence au réel, mais en s'opposant à l'idée à laquelle il répugne davantage. L'anima­teur impose habilement un choix entre les deux membres d'une alternative : par exemple communiste ou nazi, mondia­liste ou raciste, progressiste ou intégriste, etc. ([^12]). La « dynamique synodale ». Dans les synodes, cette technique de groupe est-elle employée ? La réalité oblige à répondre par l'affirmative. La dynamique de groupe se manifeste : 1\) *par la structure *: c'est une consultation de la base (« *Tout cela est à faire avec les groupes de base ; c'est sur le terrain que se situe le débat synodal* »*,* écrit Mgr Dufaux (voir l'annexe 1) réunie en groupes de réflexion qui élaborent des propositions, dans un esprit de totale liberté d' « *expression tout azimut* »*,* selon l'expression de l'évêque de Grenoble (annexe 1), comprenons : une expression affran­chie des lignes qu'imposent la Révélation, la hiérarchie et même nos propres *convictions personnelles,* dont il faut « *faire un deuil* »*,* « *la première condition à toute démarche communautaire est de savoir passer d'une conviction particu­lière à une conviction commune* » (annexe 2). 2\) *par la méthode dialectique :* « UN DÉBAT *: là est l'important dorénavant. Il s'agit d'une confrontation en vue d'une élaboration commune.* 177:805 *Ce débat, même si le résultat est incertain* \[sic !\]*, sera l'acquis principal du synode, s'il est de qualité* ». « *Écouter les autres et débattre est indispensa­ble...* » (Mgr Louis Dufaux, annexe 1). On imagine aisément combien il est facile de fabriquer des oppositions dialectiques propres à alimenter un débat permanent, si ce n'est une révolution permanente. Le cadre même du synode pousse à cette dialectique : ainsi « "*popu­lisme" du questionnaire* » \[du synode\] et « *élitisme religieux apparemment soutenu par Rome* » (Synode d'Avignon, *Ce que vous avez dit pour préparer le synode,* manuscrit), ou encore les progrès de la science et la morale imposée par l'Église, la femme et le sacerdoce etc. On peut aussi opposer le présent contesté au futur imaginé -- qui sera idéal ! 3\) *par la tyrannie du groupe :* a\) Chacun est fermement engagé à « *faire un deuil de ses convictions personnelles pour entrer dans une démarche com­munautaire* » (annexe 2). Notons comment la liberté de suivre sa conscience est complètement annihilée par ce principe ou plutôt ce postulat fondamental de la dynamique de groupe, car ce principe est refus de tout principe autre que le groupe lui-même. b\) On DOIT laisser parler tout le monde de tout, même des questions où l'on n'est pas compétent et où l'on reconnaît son incompétence (Cahier synodal, p. 23, n° 332 ; p. 32, n° 49. Il s'agit le plus souvent du mariage des prêtres, du sacerdoce des femmes et des sacrements pour les divorcés remariés, toutes choses que le synode réclame, tout en affirmant que la solution dépasse ses compétences. Juste ce qu'il faut pour créer des mouvements d'opinion...). c\) On DOIT respecter l'expression des groupes (« *La tâche était difficile ; il fallait respecter l'expression des groupes... Les rédacteurs y ont mis du leur tout en respectant au maximum l'expression de groupes* »*,* écrit Mgr Dufaux, (annexe 1). 178:805 Ainsi les critères de la pensée des chrétiens ne sont plus le Magistère ou la Révélation ou la raison, mais l'expression des groupes. Cette méthode, fût-elle menée par les animateurs les mieux disposés qui soient au Vrai et au Bien, ne peut conduire qu'à une perpétuelle dégradation. En effet il y a, dans ce qui est exprimé par les membres d'un groupe, du mauvais ou du moins bon mêlé au bon. Le principe veut donc que, par respect de l'*expression des groupes,* on conserve toujours ce mal ou ce manque. Aussi nos jeunes amis ont constaté que les gens vraiment responsables, qui savent que la vie réelle n'est pas possible avec une telle remise en cause permanente, quittent rapide­ment les nombreuses réunions du synode, faute de patience -- et de temps ! Restent les jeunes animateurs, les personnes âgées et les irresponsables qui refont la famille sans les pères et mères de famille, la société sans les élus locaux, le monde hospitalier sans les infirmières ; les laïcs parlent du sacerdoce, les prêtres d'économie et de sociologie, etc, etc. Les lois analysées par Augustin Cochin dans les sociétés de pensée jouent à plein, à savoir la loi d'épuration et la loi d'entraînement. Le groupe élimine de lui-même les réalistes. Restent les désœuvrés et les esprits creux, qui sont entraînés à d'autant plus d'audace qu*'*ils sont moins contredits. #### La divinité de l'Église en question. A travers cette brève analyse nous avons vu se dégager trois forces qui sapent la hiérarchie de l'Église dans sa triple fonction de régir, de sanctifier et d'enseigner : 1\) des structures permanentes dites de *co-responsabilité,* chargées de la liturgie, de la « formation » et, finalement, de la co-direction du diocèse : ce sont autant de cancers des institutions divines ([^13]) de l'Église (cf. Cahier synodal pp. 26-27). 179:805 2\) une opinion, qui sera présentée comme celle du synode, et il faudra alors à l'évêque une force d'âme peu commune s'il veut ou s'il doit un jour y résister en conscience pour des questions de simple honnêteté ([^14]) ou de foi ([^15]). 3\) une dynamique de groupe, dont le principe est la souveraineté absolue du groupe. Les ravages en sont bien connus dans la société, puisque ce n'est rien d'autre qu'ont utilisé les sociétés de pensée ou les « cellules » qui ont fomenté la révolution française ainsi que le communisme, surtout maoïste ([^16]). 180:805 Seulement, il ne s'agit plus ici de Terreur temporelle, ni de millions de morts ni d'empires terrestres dévastés, mais de bien pire : de la perte des âmes, de la destruction du Royaume de Dieu, l'Église, l'unique arche de salut du monde. Voilà pourquoi il faut que des voix courageuses proclament haut la vérité sur cette très grave question. Le cardinal Ratzinger l'a déjà fait pour le synode des évêques en rappelant que celui-ci « *est directement soumis à l'autorité du pontife romain* »*,* et qu'il « *ne tranche pas ni n'émet de décrets* » ([^17])*.* Un de ces bons « *chrétiens de la base* » a posé la seule question essentielle au cours d'une réunion du synode d'Avi­gnon : « Au synode, qui prendra les décisions, la base démo­cratique s'exprimant par vote ou la hiérarchie ? » ([^18]) Quels sont les Pasteurs qui oseront répondre la vérité à cet homme ? Redisons-le sans nous lasser, il s'agit pour bien des Églises locales d'une question de vie ou de mort ; il s'agit de savoir si l'Église et *in fine* si son fondateur viennent d'En haut ou d'En bas. Fr. Jean-Baptiste OSB. ANNEXE 1 #### Lettre de Mgr Dufaux accompagnant le pré-cahier synodal Voici le pré-cahier synodal ; nous l'attendions tous, il arrive à la date prévue. Jusqu'à présent, nous avons surtout mis en route la dynamique synodale et l'organisation, c'est maintenant le contenu du synode qu'il faut mettre au point. 181:805 UN GROS TRAVAIL Merci à l'équipe rédactionnelle qui a rédigé ce cahier à partir des multiples propositions faites, au terme d'un dépouillement minutieux et de longues heures d'élaboration. La tâche était diffi­cile ; il fallait respecter l'expression des groupes contenue dans les huit catalogues, ne pas dépasser une centaine de pages et viser à une synthèse qui s'organise autour d'orientations décisives pour l'avenir. Les rédacteurs y ont mis du leur, tout en respectant au maximum le travail fourni à la base. UNE RÉCEPTION POSITIVE Il ne s'agit pas de recevoir ce cahier comme un produit fini... \[*ce serait atteindre en plein cœur le moteur de la* « *dyna­mique synodale* » *en lui donnant une fin, un terme : l'évolu­tion doit être permanente, d'où il s'ensuit qu'*...\] ...il n'est pas question de prendre au pied de la lettre tout ce qui est dit. Mais c'est un outil de travail. Et il représente une étape essentielle ; il nous renvoie l'image de ce que nous avons dit et de ce que nous vivons... \[*Narcisse aurait-il exprimé autrement son désir de toute référence autre que la sienne propre ?*\]. *...* Avec cet outil, nous sommes à même de poursuivre le débat synodal. UN GROS TRAVAIL A FOURNIR Ce cahier se situe entre l'expression tout azimut... \[*Effectivement les idées les plus saugrenues fusaient en tous sens durant les réunions*.\] 182:805 ... et les votes d'orientations décisives. Mais si l'élaboration est amorcée, il faut maintenant résolument la pousser. D'abord en dépassant les inévitables redites et les réactions ponctuelles... \[*Certains ont osé demander que les prêtres portent un si­gne, réaction sans doute jugée trop ponctuelle, car elle ne méritera pas de figurer dans le document final du sy­node, quoique ce soit la loi ecclésiastique en matière vestimentaire, même en France ! Mais la loi doit être l'expression de la volonté générale, entendue au sens des sociétés de pensée, c'est-à-dire la volonté de la portion* « *éclairée* » *du groupe.*\] *...* pour envisager les points décisifs. C'est sans doute par les enjeux qu'il faudra commencer, car ils commandent le long terme et impliquent les choix concrets ; leur formulation en particulier est à vérifier de près pour ouvrir les voies d'avenir et éviter les impasses. Il sera plus facile ensuite de mettre au point les propositions, en rentrant moins dans le détail, mais en prévoyant les moyens à mettre en œuvre pour poursuivre. Peut-être faudra-t-il aussi rajou­ter quelques points précis. Tout cela est à faire avec les groupes de base. C'est sur le terrain que se situe le débat synodal. C'est désormais la mission des délégués et des grands électeurs. \*\*\* Je caractériserai l'étape qui s'ouvre avec le travail sur le cahier comme : UN DÉFI : le temps est bref ; ... \[*Remarquons que Mgr Dufaux cite là saint Paul* (*1 Cor. 7, 29*)\] Utilisons-le au mieux, avec la méthode de travail proposée... \[*Selon saint Paul la meilleure manière de racheter le temps était d'user du monde comme n'en n'usant pas* (*Ibidem*)*, non d'embrasser ses méthodes révolutionnaires*.\] *...* Pour les mois qui viennent, je demande à tous que ce travail soit prioritaire. Nous retrouverons le reste après, et, je l'espère, autrement. 183:805 UN DÉBAT : là est l'important dorénavant. Il s'agit d'une confrontation, en vue d'une élaboration commune. Ce débat, même si le résultat est incertain, sera l'acquis principal du synode, s'il est de qualité. UNE VISÉE : dégager les arêtes qui puissent constituer un projet cohérent et commun pour la mission de l'Église en Isère dans les années qui viennent. Il s'agit bien de garder le cap : rendre compte au cœur du monde de notre espérance. UNE CERTITUDE :... \[*Attention voici l'article fondamental du Credo* -- c'est la seule certitude vraiment affirmée ici -- de la dynamique de groupe.\] ... c'est vraiment un travail d'Église pour la mission. Écouter les autres et débattre est indispensable, se mettre à l'écoute du Seigneur ne l'est pas moins... \[*Ainsi écouter* les autres, *comprenons remettre en cause non seulement ses propres idées, mais des points les plus assurés de la morale chrétienne ainsi que le prouvent les pages 22, 33, 34 et 35 des* Orientations et décisions synodales, *officiellement promulguées le 5 juillet 1990, est aussi impor­tant que d'écouter le Seigneur, puisqu'...*\] ... Il s'agit d'une seule attitude, celle du croyant. ANNEXE 2 #### Débat en synode : quels choix ? (*Article d'une des principales responsables\ du synode de Grenoble*) *\ *(*Église de Grenoble, 15 février 1990*) La rédaction des amendements synodaux nous a permis de vivre à nouveau une démarche d'élaboration en groupe. 184:805 Chacun a donné son avis, a argumenté pour soutenir cet avis. En finale, l'expression du groupe s'est trouvée réduite à quelques lignes. Chacun personnellement ne s'y retrouve pas complètement, et pourtant le choix est soutenu collectivement. Chacun a dû faire un deuil de convictions personnelles pour entrer dans une démarche communautaire. Et maintenant, nous amorçons l'étape suivante. Choix des priorités synodales. Le sujet nous laisse tous per­plexes (il faut encore faire des choix alors que tout est important !). Tout d'abord je voudrais donner des précisions sur ce qui est appelé priorité synodale. Ensuite, je ferai quelques remarques sur les contextes de choix. \*\*\* Depuis bientôt deux ans nous avons saisi à bras-le-corps des sujets qui, pour chacun de nous, font l'objet de réflexion et d'engagement. Ils sont suffisamment graves et déterminants pour justifier un choix personnel d'investissement. L'ensemble de toutes ces préoccupations particulières a été synthétisé en deux étapes : la première lors de la rédaction des huit catalogues puis, tenant compte de toutes les remarques reçues, lors de la rédaction du pré-cahier synodal. Il apparaît maintenant, et nous ne sommes pas étonnés, que l'échiquier des propositions est très large, trop large pour être traité dans son intégralité au cours de la démarche synodale. D'où la nécessité de choisir les sujets que nous souhaitons aborder au cours des prochains mois en démarche synodale. C'est ce choix de sujets que nous évoquons en parlant de priorités synodales. Il ne s'agit pas de choisir ce qui est prioritaire pour l'Église, mais simplement de choisir ce que nous voulons traiter en synode. L'enjeu est autre ! J'éclaire mon propos : Certaines questions portées, révélées par certains groupes sont visiblement encore embryonnaires. La réflexion nécessaire pour les mûrir supposerait de longs et multiples échanges avec différents groupes, experts, instances. Cette qualité de maturation peut dépasser les contraintes imposées par le synode (contrainte de temps essentiellement). 185:805 Si, pour certaines questions, il nous paraît que « le synode va trop vite », alors n'hésitons pas à faire du synode un lieu de repérage de ces chapitres et de repérage aussi des moyens à prendre pour bien les traiter. A l'inverse, s'il paraît qu'une question fait le consensus dès maintenant, peut-être est-ce préférable de passer aux actes sans attendre. Le chapitre peut être immédiatement transmis pour prise en compte diocésaine, sans faire l'objet de débat avant et pendant l'assemblée synodale finale (Pentecôte). La partie est claire. Il s'agit bien de distinguer la notion de choix des sujets de débat, de la notion de priorité pour l'Église. Pour l'heure il est demandé à tous les délégués de venir à l'assem­blée des 10 et 11 mars avec trois choix prioritaires de débat. QUELQUES REMARQUES Pour chaque délégué, il est a priori difficile d'avoir un avis sans avoir tout le recul nécessaire pour émettre cet avis. L'échange avec tous les grands électeurs donne un recul de groupe, mais pas forcément le recul nécessaire pour opérer une analyse diocésaine... \[*Ce peut être vrai, mais seulement dans les cas où il s'agit de sujets de la compétence des groupes et non de matière de dogme ou de morale déjà réglée par l'Église : autrefois les synodes diocésains réunissaient les clercs de l'Église locale et on y discutait de sujets comme du prix de la sonnerie des cloches : là on pouvait admettre qu'il ne fallait pas arriver avec des a priori, mais quand il s'agit du sacerdoce des femmes il en va autrement.*\] ... C'est pour cette analyse diocésaine qu'est prévue la deuxième journée de l'assemblée synodale des 10 et 11 mars. Nous nous écouterons et argumenterons avec les critères qui ont fait notre choix et nous découvrirons la diversité de ces critères. Pour certains le critère principal peut être l'urgence. Pour d'autres, il peut être le fait d'une question intéressant tous les baptisés du diocèse. La liste des critères peut être longue et riche. Nous aurons probablement à faire le deuil de nos choix particuliers. Il m'apparaît que la première condition à toute démarche communautaire est de savoir passer d'une conviction particulière à une conviction commune. 186:805 Le passage ne se vit pas seul, mais au sein d'une communauté qu'est notre diocèse. Ce passage n'est pas le résultat d'artifices statistiques, mais le fruit du dialogue. Quelle que soit notre situation personnelle, nous aurons à assumer nos responsabilités diocésaines. Il s'agit de reconnaître un choix commun et d'en assumer les conséquences. C'est en premier lieu veiller à la réception, l'élaboration et l'application des sujets choisis mais c'est aussi envisager les moyens à mettre en œuvre pour honorer les autres sujets repérés au cours de la démarche synodale. Le synode a généré une expression large. Il permettra de traiter une partie de celle-ci. Il doit aussi permettre que l'ensemble soit pris en compte ! *Cet article est signé Jeanne Macherel.* 187:805 ### Une règle de vie intérieure IL Y A QUELQUES ANNÉES, nous apprenions qu'une jeune femme brésilienne, mère de qua­tre enfants, amie du monastère, avait été vic­time d'un grave accident qui devait la laisser infirme toute sa vie. Nous lui écrivîmes, et nous reçûmes deux mois après la lettre suivante : *Mon Père,* *Votre lettre est la première que j'aie reçue depuis l'accident, et je vous en remercie. L'opération a été très difficile et je suis grabataire jusqu'à ?* 188:805 *Mais ma vie n'est pas brisée comme vous l'écrivez, au contraire : je commence à vivre, enfin ! C'est jadis que je ne vivais pas, je m'étourdissais dans le plaisir sans jamais penser à Dieu. Une autre Manuela vient de naître plus belle que l'ancienne et dans quelques jours mes enfants connaîtront le plus beau Noël de leur vie parce qu'ils auront une nouvelle Maman qui veut désormais vivre pour Dieu.* *Je voudrais maintenant que vous me disiez comment être fidèle à cette présence qui habite en mon âme. Veuillez me bénir et prier pour moi.* *Manuela.* L'auteur de cette lettre, décidée à entrer plus profondément dans les voies intérieures, insistait pour que je lui trace une sorte de règle de vie capable de l'aider dans les premiers temps. Ému de voir le prix qu'elle avait dû payer pour s'y préparer, et sachant combien peu d'âmes osent s'aventurer sur ces chemins, je décidai d'honorer sa demande. Telles sont les circonstances qui ont permis d'écrire ces lignes. Notre souhait serait qu'elles puissent servir à d'autres âmes d'égale bonne volonté. Je lui posai d'abord une question : êtes-vous résolue à prendre les moyens aptes à entrer dans la vie intérieure, et savez-vous qu'il y faut autant de courage que pour entrer en religion ? Si oui, alors confiez ce saint désir à la garde de la Vierge Marie. 189:805 De trois maximes négatives I. -- Il faut prendre garde de ne jamais enfer­mer la vie spirituelle dans les exercices qui lui sont propres. Les *Sentences et Maximes* de S. Jean de la Croix, elles-mêmes, ne sont pas bonnes pour tous uniformément. Il faut compter avec l'inspiration du Saint-Esprit, qui est la lumière des lumières. La règle d'or de la vie spirituelle ne s'écrit pas ; tout chemin est unique : *il s'agit essen­tiellement de correspondre à la grâce.* II\. -- Éviter le papillonnage éclectique, qui voudrait tout lire, se pencher sur tous les auteurs, désirer tout savoir. Il y a une grande sagesse à considérer quelle fut la première grâce qui nous a attirés à la vie intérieure, et à s'y tenir : par quelle onde mystérieuse notre âme a-t-elle été touchée ? Parfois la beauté d'une vie de saint, un exemple de vertu, un événement chargé de sens, une parole ou un mystère de la vie du Christ suffisent pour ouvrir une âme à la lumière... Notre unité intérieure se construit moins par un amas de connaissances successives que par une fidélité constante à la grâce initiale. 190:805 III\. -- Il ne faut pas exposer aux yeux de tous le secret de votre vie intérieure. Ce qui est bon pour vous ne l'est peut-être pas pour autrui. En dogme, il faut tout croire, tout accepter. Au plan spirituel, une grande liberté est de mise : tenez pour bon ce qui vous réussit. Un instinct secret vous avertira que vous êtes sur la bonne voie surtout si vous vous en ouvrez à votre Père spirituel *L'homme spirituel juge de tout et n'est jugé par rien* (2 Cor.). Le goût de Dieu. Au-dessus de toutes les disciplines et de tous les règlements, il faut placer très haut quelque chose de primordial, qui donne son sens à tout le reste : *le goût de Dieu.* Saint Benoît, avant de lire la Règle des moines au postulant, lui demande si vraiment il cherche Dieu. S'il a soif de Celui-là seul qui pourra le rassasier. Le don de Sagesse fait goûter combien le Seigneur est doux, il éveille dans l'âme un attrait pour les vérités surnaturelles. Cette attirance explique l'histoire des âmes, c'est elle qui les conduit au cloître, qui redresse le fils prodigue et lui fait dire *Je me lèverai et j'irai vers mon Père.* Je vous exhorte à cultiver ce goût de Dieu, à l'entretenir par la lecture, par la médita­tion et par l'oraison. Il est une source de douceur. 191:805 La lecture. C'est une chose bien normale de lire pour s'instruire ; lire pour nourrir son âme est plus rare. Il s'agit alors de lire et de relire lentement un livre aimé : l'Évangile, les Épîtres, l'Imitation, ou les écrits des saints, ou tout autre livre capable de graver dans votre esprit quelque chose d'éternel. Gustave Thibon raconte que lors d'un voyage en avion qui emmenait des savants à un congrès de philosophie, l'un d'eux demanda à son voisin : *Si l'avion subissait une avarie et que votre vie soit en danger, est-ce que votre philosophie vous aiderait à vous préparer à la mort ?* C'est bien à cela que devraient nous servir nos lectures : nous éclairer et nous conforter dans nos convictions intimes. Il est recommandé de lire la plume à la main et de tapisser sa mémoire de quelques grands textes qui donnent un sens à la vie. La méditation. La mode est passée de ces développements en trois points sur un thème donné. Mais il vous arrive de tomber en arrêt devant une phrase, ou un mot, ou bien devant une belle image dont vous avez de la peine à vous défaire. 192:805 Ou encore une parole qui fait autorité et qui vous revient sans cesse en mémoire. Ce que certains appellent rêve­rie, il suffirait de peu pour en faire une médita­tion. Le mot latin *meditari* signifiait, pour les anciens, répéter à haute voix, mâchonner, soupe­ser sans cesse les mots d'un texte pour s'en nourrir et se les incorporer. Certains me disent : « Mon Père, je n'arrive pas à méditer. » Mais le but de la méditation, c'est l'oraison. Certaines âmes entrent tout de suite en oraison. S. Vincent de Paul prend leur défense : Lorsque la mèche s'allume, dit-il, va-t-on continuer encore à battre le briquet ? L'oraison. On a écrit des livres sur l'oraison, on a tâché de la définir. Elle est un repos en Dieu. Si Jésus est tout pour vous, absolument tout, alors la question de la prière intérieure, qui est vitale, ne se posera plus comme un devoir mais comme un besoin. N'ayez garde d'oublier cependant qu'ici-bas, rien de bon ne se fait sans discipline, sans règle, et je dirais même sans douleur. On dit bien que la prière est la respiration de l'âme mais cette respiration, pour les malades que nous sommes, se règle comme la nutrition et la marche. 193:805 Alors il faut vous ménager chaque jour vingt minutes pour permettre à votre âme de respirer librement en Dieu. Existe-t-il des méthodes ? Oui, et les plus simples sont les meilleures. Réciter très lentement une prière et s'arrêter à certains moments. Monsieur Olier conseillait : « Jésus *devant les yeux,* Jésus *attiré au cœur,* Jésus *dans les mains.* » Sainte Thérèse d'Avila aimait à regar­der le Christ par la foi présent dans son âme. Elle disait : « L'oraison est un échange d'amitié où l'on s'entretient souvent, seul à seul, avec Dieu dont on sait qu'il nous aime. » Et le Père de Foucauld : « Prier c'est penser à Jésus en l'aimant. » Enfin Bossuet : « Il faut s'accoutumer à nour­rir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu et en Jésus-Christ Notre-Seigneur ; et, pour cet effet, il faut la séparer doucement du raisonne­ment, du discours et de la multitude d'affections, pour la tenir en simplicité, respect et attention, et l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu, son unique et souverain bien, son premier principe et sa dernière fin. » L'oraison jaculatoire. Quand votre âme ne pourra plus prier à la façon réglée et organisée qui vous était habituelle, elle devra s'élancer vers Dieu dans un mouvement libre et affectueux, et ces élans successifs vous disposeront à ce sommet enviable qu'est *l'oraison de simplicité*. 194:805 *Le moine,* disait Jean Cassien, *com­mence réellement à prier quand il ne s'aperçoit plus qu'il prie.* C'est là l'union continuelle à Dieu qu'ambitionnent les saints, et qui marque l'entrée dans la vie mystique. Le Rosaire. Réciter chaque jour les cinq dizaines du chape­let qui composent le long de la semaine, la série des mystères du Rosaire, est un appoint considérable pour une recherche de vie intérieure. Et cela, non pas tant en vertu d'une plus grande quantité de prière que par la grâce des mystères qui vous accompagnent tout au long des jours. Peu à peu les phases de la vie du Christ et de sa Mère feront partie de votre âme, et vous les sentirez comme un parfum qu'on respire. Ne vous évertuez pas à *conscientiser* la répétition des *Ave Maria *; ils sont là pour soutenir un regard contemplatif sur la beauté surnaturelle de la Vierge. Le saint Rosaire, comme la manne des Hébreux, s'adapte au goût de chacun. Dom Chautard voyait dans le Rosaire un échange de regard doux et affectueux entre l'enfant et sa Mère. Le Père Vayssière, formé par la récitation du Rosaire, disait : 195:805 « Nous devons nous perdre, nous ensevelir dans l'incomparable tendresse de Marie et là y vivre, y respirer dans une foi totale, une confiance et un abandon absolus. » Confession et communion. Deux actes sacramentels vous accompagnent tout au long de votre vie : la confession et la communion. Pour la confession, voici quelques indications : si possible, soyez fidèle à vous confesser au même prêtre. Soyez brève dans vos accusa­tions et précise dans les circonstances qui les entourent. Confessez vous régulièrement en réveil­lant dans votre âme la contrition et le ferme propos. Ne cherchez pas à établir un dialogue. Avec les yeux de la foi, regardez dans le prêtre ce que Dieu a fait de lui par l'ordination sacerdo­tale : un juge, un médecin et un père. Quant à la communion eucharistique, il faut savoir que les fruits qui en dépendent sont en relation directe avec l'idée que l'on se fait de la messe. L'hostie consacrée à la messe est Jésus-Christ en personne ; mais on ne dit pas assez que le Seigneur Jésus est présent sur l'autel comme victime d'un sacrifice, et que c'est à la victime que nous communions, *dans l'acte même de son obla­tion sacrificielle *: 196:805 voyez quelle exigence cela sup­pose dans la conduite de votre vie quotidienne, dans l'acceptation des épreuves que vous traversez et dans l'esprit d'offrande qui doit dominer sur tous vos états d'âme. La prière liturgique. Ayez la plus grande estime pour les actions qui appartiennent en propre à l'Église sainte : chants, signes, formules sacramentelles, où s'expri­ment non des sentiments humains individuels sub­jectifs marqués par les temps et les circonstances, mais la pensée éternelle de Dieu. Le plus vénéra­ble de ces monuments de la piété chrétienne est la messe latine et grégorienne selon l'ancien rite. Ayez sous les yeux une traduction qui vous per­mette d'en saisir toute la richesse, et tâchez de recevoir quelque chose du parfum surnaturel qui s'en dégage ; il vous apportera, sans que vous vous en doutiez, un bienfait surnaturel supérieur à toute parole humaine. Qu'il s'agisse du déroulement somptueux d'une messe solennelle ou de la plus humble bénédiction du rituel en faveur d'un enfant malade, c'est la même grandeur d'inspiration qui transparaît. C'est par cette attention et cette estime envers les actes relevant en propre de l'Église que se forge une âme catholique. 197:805 Horaire de la journée. Deux principes autour desquels s'articulent et se distribuent les actions de votre journée : le devoir d'état et la charité envers vos plus proches. C'est à l'intérieur de cette obéissance à l'ordre des choses que vous placerez lecture et oraison. A négliger cette prééminence on risquerait de verser dans l'illusion. Votre mari et vos enfants doivent vous trouver toujours disponible. Réfugiez-vous alors dans l'instant présent. Richesse de l'instant présent : le passé n'existe plus, l'avenir n'existe pas encore, mais l'instant présent nous relie immédia­tement à la présence éternelle de Dieu. L'examen de conscience. Je transcris pour vous ce que disait le P. Emmanuel aux âmes dont il avait la charge : « L'examen de conscience, c'est un regard que nous jetons sur notre âme, à la ressemblance du regard que Dieu y jettera au moment de notre mort. Alors le Bon Dieu approuvera ce qui sera bon, réprouvera ce qui sera mauvais, et selon que nous l'aurons mérité nous mettra au ciel, ou au purgatoire, ou en enfer. 198:805 Il y a un autre moyen qu'on appelle l'examen particulier, et qui ne roule que sur un seul point. Comment notre âme a-t-elle pratiqué telle vertu ? Comment a-t-elle travaillé à corriger tel défaut ? Comment a-t-elle pratiqué tel de ses devoirs ? L'examen particulier est d'un très puissant secours à l'âme. Il faut le faire tous les jours, et très attentivement. Je promets le ciel, et un haut degré de gloire dans le ciel, à qui fera bien tous les jours l'examen particulier. » Appre­nez à vos enfants à faire de même chaque soir avant de réciter l'acte de contrition, au moment de la prière en famille. L'état de mariage. Ne vous étonnez pas si vous ressentez parfois une nostalgie de la virginité consacrée : c'est là le plus haut degré parmi les états de vie auxquels nous convie Notre-Seigneur dans l'Évangile. Il y a chez toute femme à la fois un attrait pour la maternité et une secrète attirance pour la chasteté parfaite. Cela vient du caractère mystérieux et profond de la vocation de la femme à la vie intérieure. Sans doute, l'état de mariage appar­tient-il à la voie commune, mais il ne doit jamais apparaître comme une voie facile qui dispense de la perfection. Tout est dit dans *Casti connubii* de Pie XI. 199:805 L'Église décrit la structure, rappelle les lois ; Dieu donne la grâce. Voici ce qu'en dit Louis Veuillot : « Vous trouverez que l'Église se mêle de beaucoup trop de choses ; nous la bénis­sons, nous autres... » car elle impose un temps d'attente, de réflexion, un confesseur, la prière : « Le mariage est un état saint, il faut y entrer avec tremblement, non comme dans une partie de plai­sir, mais comme dans une voie de devoir, âpre quelquefois, toujours laborieuse, douce seulement comme le reste des choses de la vie, à force de sacrifice. » La mortification. Une simple surveillance sur ce qui grève notre nature blessée doit vous prémunir sans cesse contre paresse, gourmandise, luxure. Mais c'est l'amour-propre et la susceptibilité qui seront vos grands ennemis. Prenez les joies que Dieu vous donne, mais ayez souci de ne vous rechercher en rien. Faites tout pour la gloire de Dieu. C'est la méthode des saints. La bonne humeur spirituelle. Celle qui devait devenir l'Abbesse de Sainte-Scholastique de Dourgne recevait directement de Notre-Seigneur le secret de la conduite des âmes. 200:805 Voici ce qu'elle écrivait à ce sujet : « L'union complète avec Dieu. C'est le plus haut point de la terre comme ce sera au Ciel le plus haut degré de notre félicité éternelle. Mais ces jours-ci, Il me révèle très à fond toutes les difficultés que les âmes y apportent... comme elles se trompent, comme elles s'embarrassent, comme elles s'illusionnent. Lui, au contraire, *nous tend les bras,* voilà tou­jours son *attitude.* Que c'est beau ! Mais, lors même que nous ne nous détournons pas, lors même que nous souhaitons cet embrassement divin de notre âme avec Dieu, nous nous imagi­nons mille difficultés ; notre pauvre imagination en crée, le démon suscite des pierres sur le chemin, nous tombons et pleurons à terre au lieu de nous relever pour courir au plus vite dans les bras de Jésus, l'Époux le plus beau, le plus fidèle, le plus aimant, qui nous attend, qui nous invite, qui nous presse d'arriver... « Il me disait me montrer ces choses pour que, plus tard, je pusse L'aider à élargir les âmes, à les débarrasser, à leur montrer comme elle est simple la voie de la perfection et de l'amour... Il me montrait aussi comment on devait envisager les tentations, qu'elles ne devaient pas nous effrayer, qu'il fallait les mépriser et continuer avec la même *tranquillité.* Il demande *beaucoup de paix.* Il ne veut pas que l'on se trouble jamais : 201:805 Il me dit qu'Il aime mieux une âme qui tombe et qui se relève avec confiance et plus de courage et de calme en Lui, qu'une âme qui s'entoure de trou­bles et d'anxiétés. » Le saint abandon. Au milieu des épreuves et des contrariétés d'une épouse et d'une mère de famille prend place, hélas ! vous me l'avez dit bien souvent, une sorte de découragement sinon de désespoir grandissant. C'est l'heure terrible de la Sainte-Espérance. On observe alors que la deuxième vertu théologale n'est jamais aussi parfaite que lorsqu'elle va jus­qu'au *saint abandon.* C'est un secret que tous ne connaissent pas et qui opère dans l'âme un desser­rement de l'effort pour laisser Dieu agir plus parfaitement. Vous le pratiquez sans le savoir quand vous abandonnez à Dieu la conduite des événements dont la maîtrise vous échappe, soit dans l'ordre matériel, soit surtout dans l'ordre du progrès spirituel, de la donation de soi-même à Dieu : « abnégation la plus profonde, dit le P. Rousselot, car au-delà de la joie ravissante de se donner, il y a celle de l'abandon pour l'opération du don même ». Charité fraternelle. Aimer c'est vouloir le bien de ceux qu'on aime. Lorsque vous sentez votre âme dans un étau, sachez que votre mari et vos enfants ont besoin de votre gaîté et de votre sourire. 202:805 L'oubli de soi en est la condition. Et la règle de la charité tient en trois mots : *se dévouer, se supporter, se pardonner.* Une longue pratique de la vie en communauté place les moines de plain-pied avec l'existence que mènent en famille nos frères du siècle : nous savons ce que vous portez. Mais j'ajouterai ceci : il faut croire volontiers au bien, à la bonne volonté qui se cache dans les cœurs ; il suffit parfois d'un courant de sympathie pour apercevoir la beauté d'une âme, pour lire dans les yeux de nos enfants un reflet de la tendresse de Dieu. La vie intérieure. Il y a dans le monde une dose d'inconscience et de médiocrité qui ne peut être compensée que par des âmes éprises de vie intérieure. Voici com­ment Dom Delatte posait la question : « Croyez-vous que le Seigneur ait donné son sang pour obtenir ce que le monde lui donne ? Des âmes baptisées, allant de chute en chute, usant leur vie dans l'éloignement de Dieu, dans des efforts inter­mittents suivis de rechutes plus lourdes, jusqu'à ce qu'enfin, épuisées, brisées par leurs chutes, elles s'endorment avec l'absolution et l'extrême-onction... 203:805 Croyez-vous que le Seigneur n'ait pensé qu'à cela et à cette fin prosaïque ? Jugez-vous que cela soit suffisant pour répondre à l'Incarnation et à la Rédemption ? Nous n'avons pas été aimés à demi. Dieu n'a pas usé de limitations ni de réserves. Il a épuisé toutes les ressources de son amour et s'y est mis tout entier. Il a pris son cœur, le Fils de sa tendresse, et nous l'a donné. Il nous a tout donné et s'est donné lui-même dans son Fils. Il n'y a qu'une seule réponse à l'amour qui a fait la Rédemption, qu'une seule réponse suffisante, c'est la charité absolue, qui ne se réserve rien. » Le P. Emmanuel, au soir d'une première com­munion, réunit les enfants après la cérémonie et leur dit gravement : « Maintenant, vous n'apparte­nez plus au monde, vous appartenez à Jésus-Christ. » C'est ainsi qu'il éduquait les âmes à la vie intérieure. On a trop souvent confondu vie intérieure et introspection. Mais il s'agit au contraire d'un dégagement du vieil homme, d'une candeur, d'un esprit d'enfance et d'une confiance invincible que rien ne rebute, grâce à la lumière que Dieu a déposée en nous. *Cette vie intérieure,* nous disait Dom Romain, *est une irradiation de la foi dans toutes les puissances qui nous permettent de connaître Dieu, nous-même et les créatures.* Il lui reconnaît trois caractères : 204:805 elle est *nécessaire* (sans elle la foi s'étiole), *souveraine* (elle doit dominer toute l'existence), *indivisible,* (il ne faut pas la morceler). Ce que les Pères de la vie monastique appelaient *vie contemplative,* nous l'appelons *vie intérieure.* Non pas un renfermement sur soi mais un rayonnement surnaturel qui s'étend sur toute l'existence, non pas un refuge mais un tremplin, non pas un abri mais un phare. Cultiver la vie intérieure est dans le droit fil des exigences conte­nues dans l'Évangile. C'est cette vie intérieure qui faisait dire à S. Paul : « Je surabonde de joie au milieu de toutes mes épreuves. » C'est elle dont Jésus parlait quand il disait : « Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance. » (Jn X. 10.) Fr. Gérard OSB, **†** Abbé 205:805 ## PHILOSOPHIE ### Boèce rejeté Boèce retrouvé *C'est en 1966-1967 que l'épiscopat français proclama son rejet d'une tradition philosophique et théologique qui remonte à Boèce et qui avait été celle de l'Église jusqu'alors.* *Dans un document officiel, de nature doctrinale, en forme de manifeste adressé au saint-siège le 17 décembre 1966 et rendu public deux mois plus tard, l'épiscopat de France prononçait une rupture sur laquelle il n'est pas revenu depuis. Il proclamait, entre autres affirmations analogues :* « L'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu'elle était au V^e^ siècle ou dans le thomisme. » ([^19]) *Et en conséquence il se posait la question, qu'il ne paraît pas être encore arrivé à résoudre :* « De quelles notions sur la nature et la personne faut-il user pour que ces notions soient capables d'exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques ? » ([^20]) 206:805 *Il semble d'ailleurs que plutôt que d'y répondre, ce soit jusqu'au souci des définitions dogmatiques et de leur vérité qui ait disparu des préoccupations à la mode.* *Quoi qu'il en soit,* « *c'est Boèce qui est visé* »*, écrivit à l'époque Jean Madiran, dans son ouvrage* L'Hérésie du XX^e^ *siècle* (*p. 56 et suiv.*)* :* « La mention du "*V^e^ siècle*" n'est pas une vague formule pour signifier l'écoulement du temps. "*L'accep­tion du mot personne est aujourd'hui différente de ce qu'elle était au V^e^ siècle*" : tout "*esprit philosophique*" doué d'une culture simplement moyenne remarquera aussitôt que Boèce est visé. « Oui, Boèce. Mon ami Boèce. Notre maître Boèce. Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius. Né en 480. Le dernier des grands écrivains romains. L'un des premiers et des plus grands parmi les théologiens laïcs. Le ministre de Théodoric : que Théodoric emprisonnera puis fera exécuter à Pavie. Boèce, l'inventeur de la définition de la personne qui est au centre de la théolo­gie catholique. N'allez pas chercher dans Daniel-Rops, il n'en dit quasiment que des sottises : « Cet écrivain qui ne nomme pas une fois le Christ. » ([^21]) Cet écrivain qui « ne nomme pas une fois le Christ » est l'auteur, entre autres, d'un traité sur les deux natures du Christ et d'un traité de la Trinité qui sera commenté par saint Thomas. Déjà au temps de Daniel-Rops, on pouvait écrire n'im­porte quoi, aux applaudissements de la presse catholique et avec de magnifiques ou mirifiques approbations. 207:805 « Boèce a inventé la définition de la personne qui s'applique analogiquement à la personne humaine et aux personnes de la Sainte Trinité. Ou si, hypothèse hyper­critique, il ne l'a pas lui-même inventée, il l'a trouvée chez un auteur inconnu, dans un ouvrage qui ne nous est pas parvenu, et il a eu au moins le génie philosophi­que et théologique de la faire sienne et de nous la transmettre. Son œuvre écrite est considérable. En un temps où il voyait partout monter une barbarie intellec­tuelle pourtant moins totale, à tout prendre, que celle qui investit aujourd'hui nos docteurs ordinaires, il avait formé le dessein de recueillir en une somme de philoso­phie naturelle la pensée de Platon et celle d'Aristote, de les accorder ensemble et de les accorder à la foi chré­tienne. Il fut, plus de sept siècles à l'avance, une sorte de précurseur de saint Thomas. Son œuvre, comparée aux élaborations ultérieures des grands docteurs médiévaux, n'est évidemment pas sans faiblesses. Mais n'aurait-il eu que ce seul trait de génie, cela suffirait à établir sa gloire et à requérir notre piété : c'est lui qui a défini la personne. *Persona est rationalis naturae individua subs­tantia *: « la substance individuelle d'une nature raison­nable » (*De duabus naturis,* chap. III). Presque tous les grands docteurs médiévaux ont adopté cette définition comme indispensable instrument de leurs spéculations sur la personne humaine et sur les trois personnes divines. Et jusqu'aujourd'hui inclusivement, la doctrine théologique la plus commune dans l'Église catholique, quand elle sonde spéculativement le mystère ineffable de la Sainte Trinité, utilise cette « acception » du mot personne telle qu'elle fut formulée « au V^e^ siècle », et que voilà rejetée par l'épiscopat français comme désormais étrangère à tout « esprit philosophique ». 208:805 « S'agirait-il d'une *remise en question ?* Non pas. La "remise en question" dont on a plein la bouche aujour­d'hui, comme d'une admirable invention due au génie sans précédent que n'importe quel Trissotin du XX^e^ siècle se garantit à lui-même, *la remise en question a toujours été, en droit et en fait, le statut normal de toute notion philosophique...* On n'a pas attendu la philosophie moderne pour cela. A chaque époque la définition de Boèce a été remise en question ; à chaque époque, le résultat de la remise en question a été soit de rejeter cette définition, soit de la corriger, soit de la maintenir. Richard de Saint-Victor (mort en 1173) et Jean Duns, dit Duns Scott (mort en 1308), sont sans doute les plus célèbres, parmi les très rares docteurs catholiques de première grandeur qui, à une époque ou à une autre, ont voulu modifier la définition de Boèce. Que les évêques français sachent tout cela, qu'ils le sachent par cœur, comme on pourrait l'attendre de leur fonction, ou qu'ils l'ignorent, comme on peut le supposer par la considération de leurs personnes individuelles, leur pro­position de 26 mots n'introduit aucune « remise en question », mais prétend au contraire que la question est tranchée sans débat. Avec une brutalité qui n'a d'égale que son inexactitude de fait, cette proposition assure qu'aujourd'hui, pour tout « esprit philosophique », l'ac­ception du terme personne est forcément « différente de ce qu'elle était au V^e^ siècle ou dans le thomisme ». Ce n'est pas une remise en question, avec examen et discus­sion. C'est un verdict déjà prononcé, d'une manière qui ne laisse place à aucun doute ni à aucune procédure d'appel. » *Bien qu'ayant été, par l'enseignement ecclésiastique en France, aussi radicalement rejetée que l'analysait ci-dessus Jean Madiran, la tradition philosophique de Boèce* (*et par suite celle de saint Tho­mas*) *n'a pas été anéantie. Entre autres signes, elle s'est soudain trouvée connue, reconnue, cultivée en Sorbonne.* 209:805 *Sous la direction éminente du professeur Pierre Boutang, une thèse de doctorat a été brillamment soutenue en 1989 par Jean-Marie Brun :* L'exigence métaphysique de Boèce. *Nous en publions ci-après la vaste introduction historique :* Boèce et son époque, *accompagnée d'un résumé* (*par l'auteur*) *des chapitres suivants.* *Boèce fut, en un temps de décomposition générale, le survivant et le témoin de la grande philosophie grecque* (*c'est*-à-*dire à la fois naturelle et civilisée*)*. Il est toujours vivant au milieu des témoins et survivants dans la décomposition d'aujourd'hui.* Henri Hervé. 210:805 ### Boèce et son époque par Jean-Marie Brun Ni Boèce ni Théodoric ne sont aussi ignorés qu'on le pense : Montesquieu avait le projet d'écrire une vie de Théodoric, Sainte-Beuve affirmait : « Boèce parut, au Moyen-Age, un classique pour le moins égal à Platon » ([^22]). Gibbon consacre à Théodoric et à Boèce les quarante premières pages de son deuxième tome : *L'histoire du déclin et de la chute de l'Empire Romain en Occident et en Orient.* Dans *Le système du monde* Pierre Duhem se réfère cinquante-deux fois à Boèce, développant à cinq reprises sa pensée sur plus de vingt pages. 211:805 Les chercheurs, philosophes et théologiens, étudient Boèce ; dans l'un de ses récents ouvrages, Henry Chadwick (*Boethius the consolations of music, logic, theology and philosophy,* Oxford 1981) recense, en vingt-quatre pages, quatre cent quatre-vingts livres, articles, études consacrés à Boèce depuis les cin­quante dernières années. Pour comprendre les événements de leur temps, les gens scrutent plus facilement l'histoire que les astres. « Les grands barbares blancs » des invasions les ont, entre autres, toujours séduits car, à ces époques, l'hom­me n'a pas encore planté sa tente, il marche, s'oriente, il doit apprendre à vivre dans « un âge héroïque » et à converser avec les dieux. En Théodoric et Boèce nous rencontrons le guerrier et l'ultime descendant d'une race antique, à la fois homme politique, poète, philosophe et théologien : de quoi réjouir Platon et montrer la fécon­dité de la « *République* »*.* C'est au cours des IV-V^e^ siècles, avec les combats christologiques, que la personne humaine acquiert son contenu philosophique et théologi­que. Il s'agira d'un duel sans pitié entre les « raffinés » pour qui le Christ échappe à l'humaine nature et les « fils de la terre », caïnites intrépides, qu'obsède l'homme, celui qui a été injustement châtié. Les combats de Nestorius, d'Eutychès, les affrontements de Rome, Byzance, Alexandrie sont essentiels et Boèce -- homme prédestiné puisque son nom signifie « aide et conseil » -- nous conduira à ce savoir direct et vigoureux, dans une approche fructueuse du mystère de la personne. La vie et l'œuvre de Boèce témoignent d'un effort héroïque d'interprétation, d'une volonté de faire passer l'essence la plus pure de la révélation chrétienne dans la pensée gréco-romaine et dans la vie quotidienne, politi­que ou privée, par une attention et une docilité à la philosophie et au Christ. 212:805 La personne est le lieu de rencontre des chemins empruntés, un guide sera toujours nécessaire pour transformer une errance en exode puis en un pèlerinage aventuré. \*\*\* Boèce est contemporain de saint Benoît ; son exis­tence brève a été tout entière consacrée aux études et au gouvernement de son pays : il fut conseiller de Théodo­ric dès les premières années de l'âge adulte. Cherchant à rendre compte de sa foi, il a élaboré la doctrine de la personne humaine ; l'importance de sa formulation fut telle que nous oserions parler d'un dogme. Anicius Manlius Severinus Boetius naquit à Rome en 480 ; les noms gentilices indiquent les origines fami­liales ; Anicius, en cent soixante-huit avant Jésus-Christ, sortit du rang des plébéiens en devenant prêteur ; comme général, il triompha du roi d'Illyrie (Tite-Live XLIV, XLV), trois de ses descendants furent consuls, en particulier sous Néron et Caracalla. Les mariages réuni­rent les familles anicienne, prétonienne, olybrienne, conjuguant ainsi la notoriété et la richesse : chaque génération s'honorera dans le consulat et deux fois dans la pourpre impériale ; Probus, par exemple, fut consul avec Gratien et occupa quatre fois le poste de Préfet du Prétoire, commandant ainsi aux troupes de Rome et d'Italie. Severinus est le nom correspondant à la famille maternelle de Boèce ; quant à Manlius, il correspond à la famille paternelle ; l'un de ses membres, élu consul, chassa les Gaulois du Capitole, un autre, devenu dicta­teur, immola ses enfants en dévotion à la République. Boèce était un homme de grande taille, les statues retrouvées le présentent avec un front haut et large, les yeux enfoncés et vifs ; il fut à la fois savant, philosophe et homme d'État. 213:805 Orphelin de père à dix ans, il étudia à Athènes sous la conduite, entre autres, de Damascius, il suivit le cours complet des études possibles. D'Euclide, il apprit la géométrie ; de Pythagore, la musique ; de Ptolémée, l'astronomie ; de Nicomaque, l'arithmétique ; d'Archi­mède, la mécanique ; d'Aristote, la logique ; de Platon, la théologie. Cette formation lui permit de développer une volonté d'harmonie ; harmonie des disciplines et des savoirs du passé, du présent et du futur ; de la philoso­phie et de la théologie ; de la raison et de la foi ; du monde et de homme ; du corps et de l'âme ; c'est vers la personne que tout converge et d'où repart l'effort de synthèse qui s'étend à chaque vie individuelle, dans chaque cité, dans chaque empire, jusqu'aux confins du cosmos. Théodoric naquit en 455, deux ans après la mort d'Attila, en Pannonie, près de la Vienne actuelle ; comme Boèce, c'est à l'âge de l'enfance (huit ans) qu'il quitta sa famille et vécut hôte et otage à la cour de Constantinople où il apprit les arts de la guerre et de la diplomatie ; il n'y reçut aucune initiation aux lettres ni aux arts : toute sa vie il souffrira de l'inculture ; elle entraînera chez lui un sentiment d'infériorité, une méfiance et une suspicion élémentaires, surtout en face des Romains de noble famille ; il craignait leur moque­rie et d'être le jouet de leurs intérêts : il n'oubliera jamais qu'il était un Barbare. A l'orée de l'âge d'homme, il retournait chez lui où il s'imposa par son ardeur belli­queuse, son goût du risque, son physique vigoureux. Il organisa des expéditions jusqu'aux environs de Constan­tinople ; Zénon comprit qu'il devait s'en faire un allié ; il lui confia le contrôle de la région du Bas-Danube. 214:805 Théodoric témoigna de son loyalisme envers l'empereur, un temps chassé par l'usurpateur Basilicus ; mais il ne voulait pas rester chef d'armée mercenaire, voué à des opérations sans lendemain pour protéger les frontières de l'Empire ; il conclut un accord avec Zénon : il irait détrôner à Ravenne Odoacre, premier roi barbare à la tête de l'Empire romain d'Occident ; il lui succéderait avec plus de légitimité que ce monarque. Les Ostrogoths suivirent avec enthousiasme leur général : telle fut l'ori­gine d'une nouvelle invasion barbare en Italie. Récon­forté par le courage légendaire de sa mère qui préférait pour son fils l'honneur à la vie, Théodoric remporta à Vérone sa première victoire ; il conquit Milan ; il assié­gea Ravenne où Odoacre s'était retiré ; vainqueur il le fit assassiner ; il commença un règne de trente-trois ans, apportant l'unité, la paix et la prospérité à l'antique Rome si souvent saccagée depuis le début du V^e^ siècle. Aux deux cent mille soldats de son armée, il attribua un tiers du sol avec pour mission l'art de la guerre, la défense des frontières et le maintien de la paix ; l'armée se romanisa mais conserva son parler gothique ; les plébéiens rejoignirent dans la vie quotidienne les mœurs des Goths. Théodoric -- toujours méfiant -- s'appuya sur les patriciens et les institutions en place pour gouver­ner le pays. Il ne fut ni un chef de peuple, ni un guide pour son temps mais un bon gestionnaire ; il n'apporta aucune réforme significative ni ne sut construire un État accueillant la sève du christianisme, la vie de l'antiquité et la richesse des Barbares. Il développa les relations diplomatiques avec la Gaule, la Germanie, l'Espagne, l'Afrique ; il connut un prestige égal aux anciens empe­reurs de Rome. La ville lui organisa un « triomphe », lorsqu'en l'an 500, sept ans après son accession au pouvoir, il y parut. 215:805 Boèce, membre du Sénat, fut chargé du discours officiel ; de sa propre initiative, il organisa les fêtes traditionnelles ; nous disposons du témoignage émerveillé de Fulgence qui était alors à Rome et trouva dans ce spectacle un motif supplémentaire de vouer sa vie à Dieu : « Que la Jérusalem céleste doit être belle, écrivit-il, puisque la Rome terrestre brille d'un tel éclat ! Si sur cette terre on accorde tant d'honneurs à ceux qui aiment la vanité, quel honneur, quelle gloire seront le partage des Saints, serviteurs de la Vérité ! » Théodoric voulut s'attacher les services de ce jeune sénateur ; il le nomma « Maître du Palais », chargé de commander au personnel de la cour et de recevoir en instance supérieure les plaintes des citoyens romains. En 510, l'action de Boèce, comme conseiller du prince, était suffisamment reconnue pour qu'il fût nommé consul avec Symmaque son beau-père. En politique extérieure, il travailla à nouer des liens avec Clovis, le rival le plus puissant de Théodoric. Dès l'âge de quinze ans, Clovis fut à la tête des Francs Saliens ; il sut entraîner avec lui les tribus germaniques ; il leur donnait à chaque fois une part du butin et rendit efficaces leurs armées par une discipline régulière ; en un règne de trente ans (il mourut à quarante-cinq ans), il établit solidement en Gaule le royaume franc. Il comprit le bénéfice que sa conversion au christianisme apporte­rait à la construction d'un esprit national ; il acquit la bienveillance des Églises occidentales dont les rois étaient ariens ; le pape Anastase II le loua pour ses actions ; l'empereur d'Orient lui décerna le titre de consul ; Théo­doric ne se montra pas moins favorable ; il épousa Alboflède, la sœur de Clovis : à cette occasion Boèce pourvut la cour d'un musicien de talent. Théodoric se lia également à Sigismond, roi des Burgondes, et lui accorda la main d'une de ses filles. 216:805 Boèce fit don à Sigismond d'une clepsydre et d'un cadran solaire. En chaque circonstance Boèce apportait l'éclat de la culture auprès des États voisins ; Théodoric le reconnut dans l'une des lettres à son conseiller : « Votre nom, dit-il, deviendra célèbre dans toute la Bourgogne, vous aurez l'honneur d'avoir introduit dans cette nation les beaux-arts et la gloire en rejaillira jusque sur Rome. » (Corres­pondance rédigée par Cassiodore, secrétaire du roi.) Théodoric maria Theudieuse, l'une de ses autres filles, au roi des Wisigoths. Lorsque Clovis attaqua ce monarque (« Je ne puis souffrir, avait-il déclaré, de voir les Ariens posséder la plus belle partie de la Gaule ») Boèce conseilla à son roi de ne pas se départir de son rôle d'arbitre, mais celui-ci préféra soutenir Alaric. Clo­vis conquit Poitiers et avec elle l'Aquitaine, mais il ne put s'emparer d'Arles défendue par les Romains ; les Wisigoths perdirent l'Aquitaine et ne conservèrent qu'une bande de territoire -- la Septimanie -- du Rhône aux Pyrénées. Au-dedans du royaume, Boèce combattit l'exaction frauduleuse, les confiscations arbitraires de biens, les répartitions injustes du blé ; il réforma les monnaies pour que leur poids en or reste exact et que les soldats ne subissent aucun préjudice dans la perception de leur solde. Lui-même donna l'exemple de l'intégrité et du désintéressement ; à Milan les travaux d'urbanisme nécessitaient la destruction de l'une de ses maisons, il ne protégea pas sa propriété ni celle de l'un de ses amis, pas n'importe lequel, Ennodus, futur évêque de Pavie et légat pontifical auprès d'Anastase, empereur d'Orient. Une telle attitude lui valut bien des inimitiés, principale­ment des dignitaires goths qui ne manquèrent pas de le dénigrer auprès de Théodoric : Boèce voulait l'assujettir et le soumettre au pouvoir romain. 217:805 Dans un ordre supérieur, Boèce non seulement fut fidèle à l'idéal platonicien du dirigeant mais encore au vœu de saint Augustin : « Le magistrat chrétien doit s'occuper des choses du ciel comme de celles de la terre. » Il favorisa l'évangélisation, travaillant de concert avec les évêques comme par exemple saint Avit, saint Césaire, pourtant mal en cour, durant une période, auprès de Théodoric soupçonneux. Celui-ci d'ailleurs, bien qu'arien, respecta toujours la religion catholique ; en 498, lors de l'élection controversée d'un nouveau pape, il décida de valider le choix de Symmaque en alléguant que celui-ci avait été élu le premier ; ce choix d'ailleurs servait les vues du roi qui voulait l'indépen­dance de Rome par rapport à Constantinople : le nou­veau pape, plus que son rival Laurent, voulait une politique de fermeté face aux Églises d'Orient qui reje­taient le concile de Chalcédoine. Boèce, d'autre part, fut sensible au mouvement monacal de son époque. Après l'impulsion donnée en Occident par les moines de Lérins, saint Benoît, retiré à quelques kilomètres de Rome, dans les grottes de Subiaco, attirait les âmes d'élite ; des hagiographes veu­lent que les deux hommes se soient rencontrés. \*\*\* Boèce avait épousé la fille du sénateur Symmaque, dont il eut deux fils. Ni sa vie familiale ni sa vie politique, aussi pleines fussent-elles, ne le distrayaient de sa réflexion philosophique et théologique : il rédigea de nombreux écrits sur la musique, l'arithmétique, la géométrie, les syllogismes ; il traduisit et commenta Por­phyre et Aristote (*les Topiques,* les deux *Analytiques, les Catégories, l'Interprétation*)*.* 218:805 Dans ses deux derniers trai­tés et dans les commentaires de *l'Isagogé,* à l'exemple de ses prédécesseurs, les maîtres de l'école d'Athènes et d'Alexandrie (Poclus, Damascius, Jamblique et Ammo­nius), il présenta l'ensemble des propriétés singulières d'un homme comme source de son individualité. « Les individus distribuent l'espèce par leur infinité propre. Tous les individus, en effet, ségrèguent, mettent à part et divisent. \[...\] Par leur participation à l'espèce, c'est-à-dire à l'homme, Caton, Platon, Cicéron et la pluralité des autres hommes n'en font qu'un : c'est-à-dire que les milliers d'hommes, en ce qu'ils sont hommes, ne sont qu'un seul homme ; mais cet homme unique, qui est celui de l'espèce, si on le considère par rapport à la multitude des hommes placés en dessous de lui, devient une pluralité. » (*Patrologie latine,* LXIV colonne 112 B.) La singularité vient des accidents : « Les êtres qui sont individuels et qui s'opposent seulement en nombre ne diffèrent que par les accidents. » (PL, LXIV col. 116 D.) Ce qui distingue les hommes les uns des autres c'est l'altérité ; celle-ci vient des accidents : « *Atque ideo sunt numero plures, quoniam accidentibus plures fiunt.* » Mais Boèce précise que, si l'individualité se manifeste par les accidents, elle est la substance première, il s'agit là d'une vérité « *per se nota* » : « C'est une évidence qui n'a pas besoin de développement, les substances pre­mières sont également des substances ; un homme, un cheval, puisqu'ils sont des individus, sont des substances à titre principal ; et celles-ci le sont au propre et au maximum... » (*PL,* LXIV, col. 188) la substance pre­mière est l'être individuel concret tel que : « cet homme-ci » ; il y a équivalence absolue entre « l'acte d'être » et d'être « ceci ». 219:805 C'est cependant dans ses traités théologiques que Boèce ouvre des perspectives nouvelles sur la personne ; le mot « *persona* » sera soigneusement défini. Engagé dans la conduite de son pays, c'est le chrétien qui écrit pour mettre fin aux hérésies et permettre au Royaume et à l'Empire romains de trouver l'unité profonde dont ils ont besoin pour devenir de nouveaux États, disponibles pour la foi catholique, capables d'intégrer l'apport des Barbares, prêts à conserver vivant l'héritage du passé. Le premier opuscule, adressé à Jean, diacre de l'Église romaine, traite de *La Personne et les deux natures du Christ contre les erreurs de Nestorius et d'Eutychès.* Le pape Symmaque est interrogé par des évêques d'Illyrie et de Thrace ; malgré les définitions du concile de Chalcédoine, ils ne saisissent pas la différence qui existe entre les affirmations : « le Christ est formé de deux natures » (*ex duabus natures*) et : « le Christ sub­siste dans deux natures » (*in duabus natures*)*.* Boèce, Symmaque (le beau-père de Boèce), Jean, participent à la réunion convoquée par le pape ; la rencontre est confuse ; le cœur du débat est la distinction entre « nature » et « personne » ; après avoir présenté les deux notions, Boèce pose la définition métaphysique de la personne « *rationalis naturae individua substantia* », autre manière pour chaque génération de demander « qu'est-ce que l'homme ? » ; c'est à l'examen de ce problème que notre travail est consacré. \*\*\* Dans leur ardeur à promouvoir l'unité entre l'Orient et l'Occident des moines de Scythie crurent avoir trouvé la bonne formule concernant l'incarnation du Verbe en affirmant : « Un de la Trinité s'est incarné et a souf­fert. » ; le pape, interrogé, consulta Boèce ; celui-ci, sans condamner les termes, souligna les risques l'interpréta­tion hérétique, si l'on confondait « nature » et « per­sonne » ; 220:805 Fulgence également questionné émit un avis identique ; Hormisdas hésita longtemps à ratifier cette proposition qui sera reprise par le concile de Constanti­nople. A ce moment Boèce écrivit le traité *Si le Père, le Fils et le Saint-Esprit peuvent être affirmés substantielle­ment de la divinité.* Jean, à son tour, demanda à Boèce son point de vue sur la question du Bien et du Mal ; le danger manichéen n'était pas écarté. Boèce rédigea sa réponse : *De quelle manière les substances sont bonnes en ceci qu'elles existent alors qu'elles ne sont pas des biens substantiels.* Cet écrit est extrait, sans doute, de notes personnelles que Boèce classait par semaine d'où le nom d'*Hebdomades.* Au principe, des propositions rappellent les définitions qu'il convient d'avoir présentes à l'esprit les « per se nota » et leurs dérivés, l'être, la participation, l'avoir, la substance, les accidents, l'unité, la diversité. Ensuite Boèce établit la thèse : la bonté des êtres n'est pas un accident mais une participation à l'être dont les qualités sont substantielles. Saint Thomas élaborera sa pensée sur l' « *actus essendi* » en commentant entre autres les écrits de Boèce et plus particulièrement cet opuscule. Boèce, à l'exemple de saint Augustin, son aîné d'une génération, rédigea aussi un « *bref exposé de la foi catholique* »*.* Le croyant médita sur la Trinité : « *Com­ment la Trinité est un seul Dieu et non pas trois Dieux.* » Enfin, après son arrestation, il écrivit *La consolation de la philosophie ;* Dante déclara avoir lu cet ouvrage avec profit. \*\*\* 221:805 Le schisme entre les Églises d'Orient et d'Occident dura trente-quatre ans : jusqu'aux dernières années de la vie politique de Boèce ; celui-ci s'employa à y mettre fin. Les Églises de l'Empire refusaient dans leur ensemble la formule du concile de Chalcédoine affirmant les deux natures du Christ dans l'unité de la personne divine : elles subodoraient l'erreur de Nestorius dans l'expression « *in duabus naturis* ». Elles n'entendaient retenir que la définition du Symbole de Nicée : « (Nous croyons) en un Seigneur Jésus-Christ Unique engendré du Père \[...\] qui, pour nous, les hommes, et pour notre salut, est descendu, s'est incarné... » Par complaisance, l'empereur Zénon promulgua un décret d'union (Hénoti­que), applicable à tout l'Empire et dont l'ambition était d'imposer une formulation de la foi qui satisfasse toutes les tendances : l'unité du Christ était proclamée, l'expres­sion contestée « *in duabus naturis* » écartée, le concile de Chalcédoine rejeté. Le pape et l'Église d'Occident s'indi­gnèrent d'une telle prétention du pouvoir temporel ; Félix III excommunia toutes les Églises qui souscrivaient à une telle déclaration. Si le pape Anastase, sensible à l'unité de l'Église, se montra conciliant avec l'Orient, son successeur, Hormis­das, fut au contraire un défenseur strict de l'orthodoxie, peu enclin à écouter Boèce dans ses conseils pour un rapprochement ; sa méfiance vis-à-vis de la formule des moines de Scythie en témoigne. L'avènement de Justin accéléra le retour à l'union ; le nouvel empereur et son neveu Justinien sollicitèrent le pape, demandèrent l'envoi d'une délégation à Constantinople ; Jean, archidiacre de Rome, ami de Boèce, destinataire de trois de ses traités théologiques, fit partie de cette ambassade. Le succès couronna les démarches entreprises : les Églises d'Orient signèrent le « formulaire d'Hormisdas » ; 222:805 l'Orient recon­naissait que la foi catholique avait toujours été gardée intacte par l'Église de Rome en vertu des promesses du Christ faites à Pierre ; le 28 octobre 519, le schisme se terminait. \*\*\* En reconnaissance pour son activité, Justin et Théo­doric offrirent une nouvelle fois le titre de consul à Boèce ainsi qu'à son beau-père Symmaque : tous deux cédèrent le consulat aux deux fils de Boèce (Symmaque n'avait pas d'héritier possible de cette charge). Le jour de l'élévation de ses fils à cette dignité, Boèce prononça le panégyrique de Théodoric et offrit au peuple de Rome des fêtes somptueuses : l'année 522 marqua l'apogée dans la vie de Boèce. Le roi lui confia en outre la charge de « Préfet du Prétoire ». En vingt ans, Boèce avait servi le roi avec fidélité, mettant à sa disposition l'ampleur de son intelligence, la finesse de son intuition, la force de sa droiture et de sa générosité : plus qu'un fonctionnaire de cour, il fut un ministre qui étendit le rayonnement culturel de Rome. Son comportement ne fut jamais servile : il conserva toujours une grande dignité qui aurait pu devenir hautaine si elle n'avait été tempérée par la profondeur de sa foi, l'ardeur de sa pensée philosophique. Il ne se départit jamais de son rêve : redonner à l'Italie son antique splendeur, renouvelée par l'idéal chrétien. Justin et son neveu Justinien, qui devait lui succéder, n'étaient-ils pas les hommes providentiels destinés à réaliser ce projet ? L'unité religieuse, si ardem­ment souhaitée, maintenant retrouvée, pouvait laisser espérer l'accomplissement de ce vœu : l'empereur, le pape, Boèce mais aussi Théodoric le crurent un moment, les premiers pour s'en réjouir, le dernier pour craindre le péril romain. 223:805 En vue de parfaire l'unité religieuse, Justin, dès le début de son règne, voulut disperser les ariens, fortement implantés à Constantinople, grâce à la complicité des empereurs précédents. Justin -- qui par pru­dence ne légiférait que pour l'Empire d'Orient -- s'éle­vait, par sa détermination, contre Théodoric qui était arien ; les adeptes de la secte ne manquèrent pas de protester auprès du roi qui se trouva mal récompensé de sa tolérance religieuse. Boèce lui apparut sous son jour de dignitaire romain, de théologien catholique, d'ami du pape et de chef du Sénat ; à la cour, certains, envieux des honneurs qu'il avait reçus, n'attendaient qu'une occa­sion pour le diffamer, d'autant plus qu'il n'avait ménagé aucune susceptibilité dans sa volonté de défendre le droit. Le pape et Boèce s'étaient particulièrement réjouis de la fin de l'influence arienne à la cour de Constantinople ; ils encouragèrent Justin dans cette voie : il fallait étendre les mêmes dispositions à l'Occident. Boèce fut accusé de faire état de ce souhait dans une lettre à l'empereur ; les éléments étaient réunis : les ambitieux de la cour pou­vaient intervenir, dénoncer Boèce comme artisan actif et occulte du rétablissement de l'autorité de l'empereur à Rome ; ils fabriquèrent un fait pour intervenir : Albin, riche sénateur, deux fois consul, fut accusé d'entretenir une correspondance avec Justin en vue de préparer un débarquement de l'armée impériale en Italie. Comment Boèce, préfet du prétoire, ayant regard sur toute l'armée et la police, pouvait-il ignorer un tel complot ? Le Sénat, lui-même, ne s'était-il pas rendu coupable par un silence approbateur ? Le roi fit arrêter son ministre et Albin : le procès ne fut pas sans évoquer celui du Christ. Les chefs d'accusation contre Boèce se multiplièrent : critique ouverte du roi, organisation de réunions clandestines d'opposants au régime, accueil des Orientaux... 224:805 Des faux témoignages furent organisés ; pour faire bonne mesure on accusa même Boèce de magie : son art maléfique lui avait ouvert la voie au succès. Le Sénat fut contraint de juger l'un de ses pairs ; son comportement rappelle celui de Ponce-Pilate : apeuré à l'idée d'être accusé de complicité, il se prononça pour le bannissement de Boèce. Théodoric fit emprisonner Boèce et Albin à Pavie, dans la tour du baptistère, puis décida de leur mort sans permettre aux condamnés de se défendre : Boèce fut éloigné dans le désert de Calvante, à mi-chemin entre Rome et Pavie, il fallait éviter le risque d'émeutes populaires en faveur de ce ministre estimé. Après avoir été torturé, il fut décapité le 23 octobre 524 ; son corps fut inhumé à Pavie. L'année suivante, Symmaque son beau-père subit le même sort ; quant au pape Jean, Théodoric l'avait obligé d'aller solliciter à Constantino­ple, auprès de Justin, l'abrogation des mesures prises contre les ariens. Si le pape fut accueilli triomphalement, l'ambassadeur fut moins écouté ; de retour en Italie, Jean fut emprisonné à Ravenne ; il y mourut le 18 mai 526. Théodoric voulut prendre des mesures vexatoires contre les catholiques ; il ne put mettre en application son dessein : il décéda le 30 août 526, torturé jusqu'à l'hallucination par la peur et le remords. \*\*\* Malgré les démarches d'Amalsonthe, fille de Théodoric, assurant la régence, Bélisaire débarqua en 536 en Italie et poursuivit les Goths jusqu'à Ravenne. Par la suite, Justinien invita les Lombards à défendre les fron­tières de l'Empire reconstitué ; ceux-ci conquirent l'Italie en 570 et firent de Pavie leur capitale. 225:805 C'est précisément la ville où repose le corps de Boèce, à côté de celui de saint Augustin : en 712 en effet, le roi lombard Luitprand fit venir de Sardaigne le corps de l'évêque d'Hippone. Les deux sépultures se trouvent dans la basilique San Pietro « *in cielo d'oro* »*,* ainsi nommée à cause des mosaïques évocatrices du paradis. Dante plaça sa ren­contre avec Boèce au ciel du soleil, dans une première couronne de docteurs et de théologiens, présidée par saint Thomas : « La vision de tout bien y ravit cette âme sainte qui montre, à qui sait bien l'entendre, que le monde est trompeur ; le corps dont elle fut chassée gît sur la terre, à « cielo d'oro » ; et elle, du martyre et de l'exil, est venue en cette paix. » (*La divine Comédie, Paradis* Ch. X verset 121-128) ([^23]) Dès sa mort, Boèce fut considéré comme victime de sa lutte contre l'arianisme, martyr de sa foi ; il rentra dans la légende des martyrologes : « Un tribun annonce l'arrêt de mort, Boèce est décapité, il recueille sa tête, tel saint Denis, et la porte, en l'offrant à Dieu devant l'autel d'une chapelle prochaine. » Au XIX^e^ siècle la Congréga­tion des Rites autorisa son culte dans le diocèse de Pavie. L'influence de Boèce n'a jamais cessé : sa vie est toujours un exemple, le livre de *La consolation de la philosophie,* un viatique pour les temps d'adversité ; ses écrits ont permis à des générations d'étudiants d'appren­dre l'art de raisonner et d'argumenter ; saint Thomas a porté au plus haut degré d'achèvement son intuition sur la personne humaine. 226:805 #### *L'Empire romain au temps de Boèce* Dioclétien comprit -- dès 286 -- que l'immense Empire romain, entourant la mer Caspienne et la mer Méditerranée, appelait la vigilance et les soins de deux empereurs ; il s'associa Maximien comme « Auguste », lui confiant la partie occidentale ; quant à lui, ses soins le porteraient plus particulièrement vers l'Orient, cette part mystérieuse et la plus vivante de l'Empire. Bien que tout acte public important émanât d'un consentement mutuel et d'une décision commune, Dio­clétien garda prééminence et autorité suprême. Leurs successions devaient être réfléchies, indépendantes des violences de l'armée et de la cupidité des dignitaires du palais : les deux « Auguste » choisissaient de leur vivant les deux « César » qui devaient leur succéder. Cette seconde disposition n'apporta pas la paix recherchée : intrigues et meurtres placèrent à la tête de l'Empire des hommes imprévus ; seule la répartition du pouvoir demeura efficace. Jusqu'à la mort de Justinien, l'Empire romain vécut dans une réelle unité : la romanité était grecque ou latine, mais un même mouvement rassem­blait les hommes des quatre préfectures, (Gaule, Italie, Illyrie, Orient) ; chacune d'elles vivait son appartenance à l'Empire, animée par des principes identiques dans leur nature, spécifiques dans leur expression. Vers 320, Constantin, n'ayant plus de lieutenant pour l'exercice du pouvoir, inclina très nettement vers le christianisme : de païen, l'Empire devint chrétien. A partir de là, l'empereur veilla à la cohésion religieuse, il convoqua les conciles, mit en application, éventuellement par la force, les décisions de l'assemblée des évêques ou s'y opposa par les mêmes moyens pour servir les fins de sa politique. 227:805 Romanité et christianisme étaient étroitement mêlés. Constantin, en 325, rassembla le premier concile œcumé­nique à Nicée, pour établir les bases doctrinales de la foi chrétienne : le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; ces trois personnes divines sont consubstantielles dans l'unité de leur nature et nous affirmons l'existence d'un seul Dieu ; Arius, qui enseigne que Dieu le Père seul est Dieu, le Fils, l'Esprit et le Christ -- par voie de conséquence -- étant des créa­tures, est anathématisé. En 324, Constantin prit une autre décision essentielle : la partie orientale de l'Empire aurait sa capitale ; Byzance devenait la grande et luxueuse Constantinople ; déjà, depuis Dioclétien, les empereurs avaient délaissé Rome et son Sénat qui incar­nait, dans la rigidité, le culte matriarcal de la ville-mère. Pour veiller plus efficacement aux frontières de l'Empire continuellement menacées par les Barbares, Dioclétien avait établi la cour impériale à Milan. Honorius, en 404, après l'invasion des Wisigoths, choisit Ravenne pour sa position de ville stratégique et fortifiée. A l'occasion de l'élection de Constantinople comme capitale (395), une nouvelle pièce de monnaie fut frappée. Rome et la nouvelle ville étaient représentées par deux effigies lau­rées, casquées et revêtues du manteau impérial, dont une seule tenait le sceptre. L'inégalité entre l'Occident et l'Orient ne cessa de croître jusqu'à l'abdication, en 476, du dernier empereur d'Occident : Augustule, ainsi péjo­rativement nommé. L'empereur Zénon reçut à Constan­tinople la lettre du Sénat romain où les pères conscrits reconnaissaient l'inutilité d'un empereur d'Occident : un seul monarque suffisait pour défendre l'Empire ; ils consentaient d'en établir le siège unique à Constantinople ; 228:805 un patrice serait gouverneur du diocèse d'Italie ; ils proposaient Odoacre, un Barbare germain qui avait su s'imposer à l'armée mercenaire. Celui-ci, proclamé roi, régna jusqu'en 493. #### *Les migrations des Barbares* Toutes les ethnies non administrées par Rome et Constantinople, extérieures à l'Empire, étaient considé­rées comme barbares ; elles ne participaient pas à la même façon de vivre et de penser, elles ne partageaient pas au même titre une richesse matérielle, fruit d'un travail dirigé par l'administration impériale. Dès le III^e^ siècle, ces peuplades, frontalières ou venues d'un Orient lointain, parfois issues d'un septentrion mystérieux, constituaient un danger constant d'invasion ; l'Empire s'efforçait de les maintenir hors de ses limites -- par les armes, l'argent ou en établissant avec elles des rela­tions « fédérales » pour sa propre défense, voire même pour son administration ; de surcroît il leur était fait appel pour toutes sortes de travaux (plus de quarante mille Goths avaient été enrôlés comme terrassiers pour la construction de Constantinople). Souvent ces Barbares aspiraient au statut de « fédérés » et appelaient de leurs vœux une intégration à l'Empire romain. Ce qu'ils ne pouvaient atteindre ainsi, la nécessité les amenait à le vouloir par la guerre. L'Orient eut moins à souffrir de ces attaques que l'Occident ; Constantinople d'ailleurs s'employait à détourner l'appétit des peuples barbares vers les provinces d'Italie et de Gaule ; 229:805 elle devait cepen­dant se protéger des Parthes, des Perses, des Scythes et des Goths ; c'est vers 242 que Plotin, désireux de s'ins­truire sur l'Inde, avait accompagné une expédition contre la Perse. Pour l'Occident, le danger venait essen­tiellement des Germains, des Goths (Wisigoths, Ostro­goths) et des Huns contre lesquels la Chine s'était défendue en édifiant sa grande muraille. Ces tribus avaient le culte du chef guerrier : Radagaise, Alaric, Attila, Théodoric ; leur lieu d'implantation n'était qu'un campement. En 406, Radagaise donna le signal des grands mou­vements d'invasion : tous eurent comme objectif Rome, même s'ils se détournèrent vers la Gaule, l'Espagne, l'Afrique. Malgré les brillantes campagnes de ses géné­raux, les alliances avec les envahisseurs, la politique romaine se préoccupa avant tout de la protection de l'Italie ; progressivement la partie occidentale de l'Em­pire se trouva amputée de ses préfectures jusqu'à sa réduction à la seule région fondatrice qui deviendra un royaume ; l'épopée des Nibelungen commençait. Issu de lointaines tribus nordiques, Radagaise ignorait l'art d'as­siéger une ville ; il fut vaincu devant Rome. Son armée, qui avait drainé Suèves, Vandales, Bourguignons, Alains, Germains, Goths, se répandit dans la Gaule du Sud-est, : le royaume Wisigoth allait naître autour de Toulouse. Alaric, à son tour, en 408, marcha vers Rome ; les Wisigoths étaient pourtant des fédérés installés en Illy­rie, leur chef était maître général des armées romaines de cette préfecture, il proposait de défendre l'Empire sur les frontières de la Gaule, mais il exigeait un tribut plus élevé et un territoire plus étendu. Devant un refus obstiné, il envahit l'Italie, assiégea Rome, tenta à plusieurs reprises de nouvelles négociations, puis, le 24 août 410, 230:805 il mit à sac la ville qui pour la première fois -- mille cent soixante-trois ans après sa fondation -- fut pillée. Alaric mourut peu après ; son armée -- à l'instar de celle de Radagaise -- envahit la Gaule méridionale puis l'Espagne où les Vandales s'installèrent. La troisième vague emporta l'Afrique : Boniface, général romain, chargé de cette préfecture, se crut injus­tement menacé de disgrâce, il fit appel aux Vandales installés en Espagne depuis la migration des Wisigoths. Sous le commandement de Genséric, ils débarquèrent sur le continent africain en 429 ; le 28 août 430, saint Augustin mourait, Hippone était assiégée ; Carthage capitulait en 449 et Rome était à nouveau pillée en 455. Il faudra attendre la victoire de Bélisaire, général de l'empereur Justinien, pour mettre fin, en 547, à cette hégémonie méditerranéenne des Vandales. Attila devint ensuite le danger le plus redoutable pour tout l'Empire romain. Originaire des steppes -- une légende hongroise l'a fait descendre de Cham, fils de Noé -- il se constitua une sorte d'empire : à partir de la Hongrie, il réunit la Scythie, la Germanie, la Scandina­vie ; sa domination s'étendit du Danube au Rhin et à la Volga ; de nombreuses ethnies, tels les Gépides et les Ostrogoths, lui étaient soumises ; son action permit aux Vandales d'Afrique de consolider leur conquête ; on a pu dire d'Attila qu'il était le « monarque de la barbarie ». Tour à tour, refusant de s'entraider, Constantinople (441-446) et Rome (450-452) furent menacées par les Huns, qui avaient eux aussi le statut de fédérés -- Rugila, l'oncle d'Attila, fut honoré comme général romain -- percevaient un tribut en or périodiquement augmenté et apportaient leur concours à l'armée romaine ; Aetius, général romain de l'Occident, avait, jeune homme, vécu avec Attila, comme otage, dans les camps de Rugila. 231:805 Marcien, empereur d'Orient, s'opposa à l'augmentation de la redevance en or perçue par Attila, sachant que le roi des Huns trouverait dans ce refus une raison supplémentaire d'envahir la Gaule et l'Italie dont il convoitait les richesses. Les conditions de cette inva­sion allaient bientôt être réunies : les fils de Clodion, premier roi des Francs, se disputèrent le trône ; l'un, Mérovée, fit appel à Rome et l'autre, l'aîné, se tourna vers Attila ; de plus, l'empereur d'Occident, Valentinien III, refusa de lui donner sa sœur Honoria en mariage, et surtout le douaire attribué à la princesse. Attila pénétra par le Rhin dans la Gaule, pilla Metz ; Troyes et Lutèce furent épargnées grâce aux prières de saint Loup et de sainte Geneviève ; l'arrivée de l'armée romaine unie à celle de Théodoric, roi des Wisigoths, délivra Orléans et, après la longue, opiniâtre et sanglante bataille des champs Catalauniques « telle qu'on n'en avait point vu dans les siècles précédents », Attila se retira. Au prin­temps suivant (452) il regroupa une armée, pénétra en Italie, toujours prétextant du refus de la main d'Honoria et de sa dot, dévasta Aquilée, parcourut l'Italie du Nord jusqu'à Milan, pilla Vérone, Bergame ; les habitants de la Vénétie se réfugièrent sur les innombrables îlots de la lagune : Venise naquit sous les pas des chevaux d'Attila. Rome négocia la paix ; l'un de ses ambassadeurs fut saint Léon, immortalisé face au roi des Huns par Raphaël et Algardi. A la mort d'Attila, l'année suivante, les peuples maintenus sous le joug du monarque prirent leur autono­mie : ainsi les Ostrogoths s'installèrent-ils en Pannonie. En 445, un ancêtre de Boèce, le riche sénateur Maxime, assassina l'empereur Valentinien III qui avait violé son épouse ; il usurpa le pouvoir impérial, mais comme il s'enfuyait à l'annonce du débarquement des Vandales à l'embouchure du Tibre, il fut lapidé par la foule. 232:805 Il avait été à l'origine de l'extinction de la famille de Théodose et de l'avènement d'une suite d'empereurs généralement oubliés, Olibrius, ancêtre également de Boèce, mis à part. L'Occident romain se désagrégea, une nouvelle carte des États barbares se dessina : les Van­dales s'établirent en Afrique, les Wisigoths en Espagne et dans la Gaule du Sud-Est ; les Burgondes au Centre-Ouest avec Gondebaud, père de Sigismond ; les Francs, au Nord, fondèrent le royaume de France dont Clovis fera un royaume chrétien (496), mettant fin aux avan­cées germaniques et ariennes. La Bretagne, délaissée par les Romains depuis le début du V^e^ siècle, deviendra -- malgré la résistance plus ou moins embellie par l'épopée du roi Arthur -- le royaume des Angles et des Saxons. Quant aux habitants de l'Italie, Constantinople admit pour eux un roi barbare : Odoacre dont le père, à la mort d'Attila, avait lutté sans succès contre les Ostro­goths ; aussi Théodoric, chef de cette peuplade, toujours mouvante malgré sa possession de la Pannonie, se laissa-t-il facilement convaincre de combattre Odoacre et de lui succéder. Telle fut la dernière migration des Barbares vers l'Italie : Aquilée, Vérone, Milan, Rome, Ravenne furent pillées, Odoacre tué. Théodoric régna trente-trois ans (mars 493-août 526). Les tribus nomades de Barbares se répartirent l'Em­pire romain d'Occident, devenant les peuples sédentaires à l'origine des pays contemporains de l'Europe ; elles s'imposèrent malgré le mépris : « Il y a la même dis­tance, écrivait Prudence, entre le monde romain et le monde barbare qu'entre le quadrupède et le bipède, qu'entre la brute muette et l'être doué de parole. » Le latin devint la langue commune ; l'organisation de l'Em­pire et la diffusion de la foi chrétienne leur permirent de trouver l'art et la manière de vivre et de penser. 233:805 #### *L'Église* Dans l'ensemble, l'Empire romain méritait le compli­ment de saint Paul : « A tous les égards vous êtes les plus religieux des hommes » (*Actes des Apôtres* 17,22) ; l'Orient fut plus sensible, cependant, à la présence du divin ; il la rechercha à la trace, comme au toucher (*Actes des Apôtres* 17,27). Les Romains adoraient dans un culte commun des dieux divers, leurs croyances s'appuyaient sur l'enseignement des philosophes néo-platoniciens qui -- de Plotin à Jamblique -- invitaient leurs disciples à se dépouiller des désirs matériels, à retrancher les possessions terrestres pour parvenir à la simplicité de leur nature spirituelle d'origine divine ; chaque homme avait à effectuer l'itinéraire du salut, c'est-à-dire le mouvement qui le prend dans son intégrité et le conduit, sain et sauf, à la divinité. Pour le monde méditerranéen, l'unité de civilisation, riche de variétés, reposait sur une société aristocratique qui avait oublié que sa justification était le service ; tout était organisé pour assurer le bien-être d'une élite sociale ; ainsi à la différence de celle des peuples barbares qui perfectionnè­rent l'industrie du fer (armes, outils), la technique romaine -- mise à part la découverte, au IV^e^ siècle, du moulin à eau -- fut au service de l'ornementation des villes, des riches demeures et de la production d'objets de luxe. Le petit peuple de travailleurs manuels, souvent illettré, pratiquait des cultes fondés sur la superstition, se rapprochant de ceux des envahisseurs de l'Empire ; les premiers, ils reçurent l'annonce de l'Évangile, car la folie de la Croix et la résurrection des corps écartèrent long­temps de la foi chrétienne les adeptes des religions à mystères. 234:805 L'événement religieux de cette période fut le développement du christianisme qui conquit finalement l'aristocratie et devint religion d'Empire ; l'homme trouva dans cette adhésion une réponse à sa quête de rapports avec Dieu, un sens à la précarité des institu­tions humaines, une espérance de vie nouvelle, indivi­duelle et collective. La religion chrétienne s'appuyait sur la révélation hébraïque et, comme elle, se fondait sur l'Écriture ; les textes en fixaient le contenu, les apôtres en explicitaient les termes, en formulaient les interpréta­tions ; la catéchèse exprima l'élan missionnaire : ce fut l'apogée des Pères de l'Église et les plus grands conciles de l'histoire ecclésiale (Nicée 325, Éphèse 431, Chalcé­doine 451, Constantinople 553) déterminèrent les concepts nécessaires pour parler de Dieu et de l'homme. La distinction entre l'orthodoxie et l'hérésie devint une notion chrétienne. Les Barbares à leur tour furent évan­gélisés : les Églises de l'Empire envoyèrent des prédica­teurs ; les Romains prisonniers transmirent leur foi à leurs conquérants, les hérétiques eux-mêmes développè­rent l'apostolat de la parole. Le plus célèbre d'entre eux fut Wulfilas, évêque arien, apôtre des Goths, qui ensei­gna sa foi hérétique : le Fils de Dieu n'est ni égal ni consubstantiel au Père qui seul est Dieu ; il perfectionna, développa un dialecte gothique, inventa un nouvel alphabet, traduisit en goth la quasi-totalité de la Bible ; il utilisa cette langue dans la liturgie qu'il voulut exal­tante. L'arianisme se répandit rapidement chez les Wisigoths, les Ostrogoths, les Gépides, les Hérules, les Van­dales... Seuls les Francs, les Angles et les Saxons demeurèrent païens. L'hérésie se présenta comme un moyen d'opposition à l'Empire romain ; 235:805 les Barbares ressentirent toujours leur dissemblance de mœurs, de goûts par rapport à la romanité dont ils furent souvent écartés, malgré le succès des armes et l'adoption de la foi chrétienne ; aussi l'hérésie arienne persévéra-t-elle jusqu'à la disparition des royaumes créés par les Barbares qui comprirent cependant le ferment d'unité et de force que constituait le christianisme : c'est pourquoi, à l'exemple de Clovis, les Wisigoths de Gaule et les Burgondes se soumirent à la doctrine orthodoxe. L'Église d'Orient était une fédération chrétienne de quatre patriarcats : Alexandrie, Antioche, Constantino­ple, Jérusalem. Chacun d'eux, jaloux de son indépen­dance et de ses prérogatives, fier de ses traditions, contribuait à la vie religieuse et politique commune, riche de controverses et de péripéties ; Constantinople -- rivale d'Alexandrie -- avait la primauté d'honneur car, étant capitale, elle voulait les mêmes privilèges que la vieille Rome et, dans l'ordre ecclésiastique, le second rang. Les questions religieuses passionnèrent toujours les croyants : l'empereur y voyait l'occasion d'affirmer son autorité et de faire montre de son savoir théologique ; le patriarche de Constantinople voulait qu'en toute situa­tion sa primauté fût reconnue ; les évêques, les prêtres, les moines, les fidèles, avec une ardeur mystique, mêlaient la foi, la sensibilité, la passion pour leurs chefs spirituels et la volonté d'autonomie pour leur pays. Souvent les Pères des conciles, l'empereur lui-même, durent s'incliner devant l'expression de la foi populaire et en tenir compte dans le vocabulaire christologique et trinitaire. L'Église d'Occident ne connut pas ces enthou­siasmes ; l'évêque de Rome affirma progressivement son autorité sur l'ensemble des Églises d'Occident et avec des nuances sur celles d'Orient. 236:805 Chaque diocèse d'Afrique, d'Espagne, de Gaule, d'Italie, d'Illyrie, conservait sa per­sonnalité, sa vitalité, résolvait ses divergences théologi­ques, faisant approuver les décisions importantes par le pape (c'est saint Sirice, 384-399, qui se fit attribuer, le premier, officiellement, ce titre pour exprimer la pri­mauté absolue de l'évêque de Rome). Une lettre de saint Augustin au pape saint Innocent exprima cette préoccupation commune à toutes les Églises : « Que notre ruisseau, si mince soit-il, coule de la même source que le tien qui est si abondant. » C'est la question de la liberté humaine et de la grâce divine qui préoccupa essentiellement, à cette époque, l'Occident : l'équilibre était délicat entre le salut offert à tous et la volonté humaine rendue apte à nouveau, après le péché originel, à agir conformément à cet appel divin. Les courants pélagien, donatiste et manichéen se rencontraient sur cette question du salut ; l'Occident, à travers les synodes et conciles locaux, dégagea la doctrine chrétienne, définit l'hérésie, mais ne connut pas de débats passionnés sur la condition humaine et sur la condition divine du Christ. L'Église subit le poids de l'Empire ; si le pape confir­mait la foi des Églises en réunissant un concile, la convocation appartenait à l'empereur qui assurait la mise en application des canons. Avec la même vigueur que s'il se fût agi d'un culte rendu à sa propre personne, l'empereur veilla à l'unité religieuse car elle fondait l'unité politique et la force de son pouvoir. A Constanti­nople, tous les empereurs, d'Arcadius à Justinien, eurent cette même préoccupation, aussi s'opposèrent-ils à cer­tains points du dogme sur les deux natures en Jésus-Christ ; Zénon rédigea même une profession de foi -- l'Hénotique ou décret d'unité -- qu'il imposa aux chré­tiens d'Orient car il voulait ménager un équilibre entre les différentes régions. Au contraire, en Occident, depuis saint Ambroise, le pouvoir temporel de l'empereur était juridiquement plus circonscrit par rapport au pouvoir spirituel du pape. 237:805 Saint Gélase résuma l'effort de préci­sion entrepris par ses prédécesseurs pour distinguer les deux pouvoirs ; on lit dans sa lettre à l'empereur d'Orient Anastase : « Deux pouvoirs règnent sur le monde, le pouvoir sacré des évêques et le pouvoir des rois. Le pouvoir des évêques l'emporte d'autant plus sur celui des rois que les évêques auront à rendre compte au tribunal de Dieu de tous les hommes, fussent-ils rois. \[...\] Personne, en aucun temps, sous aucun prétexte humain, ne pourra jamais se dresser contre la fonction absolu­ment unique de cet homme que le commandement du Christ lui-même a placé à la tête de tous et que la sainte Église reconnaît comme son chef. » Cependant, le pape aura parfois à prendre en compte les volontés de l'empe­reur ; ne tient-il pas de lui en partie son pouvoir : l'empereur ratifie le choix des évêques et, en cas de double élection, il désigne l'un des deux candidats à la succession de Pierre. Malgré le césaropapisme, l'Église demeure vivante au sein de la tourmente ; à partir des équilibres fragiles et menacés, elle fonde l'espérance en de nouvelles forces, la foi aux valeurs qui s'enracinent dans la nature et la destinée de l'homme, appelé à l'union avec Dieu dans l'Église. Comment, à l'intérieur de ce contexte, Boèce définira-t-il la personne ? #### *L'émergence de la personne chez Boèce* On pourrait penser que les périodes d'ordre et de stabilité favorisent les attitudes rationnelles et permettent de parler de l'homme en terme d'universalité ; 238:805 qu'au contraire les époques de troubles, de bouleversement, d'épreuves conduisent à la satisfaction des besoins, à l'emprisonnement des conduites humaines ; il n'y a pourtant pas de règle générale, même en dehors des élites ou des « possédés ». Le siècle de Boèce fut une époque agitée, tant pour la romanité que pour la barba­rie, cependant -- les auteurs chrétiens ou païens le confirment -- les martyrs furent nombreux, les apostats aussi, les rejets et les conciliations entre Romains et Barbares ont alterné. Pareillement on a pu penser que lors des périodes où l'homme s'installe, se fixe, les interrogations sur sa nature, son rôle et sa destinée s'estompent pour resurgir lorsque, transhumant, il ne possède même plus « les quatre piquets qu'il faut pour dresser une tente » ; l'histoire de la pensée ne permet pas, là non plus, d'établir des règles générales. Il serait facile de croire que Boèce, plongé dans une période de troubles, victime de la délation, emprisonné, menacé dans sa vie, a perçu d'une façon particulièrement vive la nature individualiste de l'homme, la précarité de son existence, le drame de son destin et a porté (à l'exemple de Montaigne qui a vécu une période analogue de guerre civile et de meurtres) un regard sceptique sur l'humanité « raisonnable ». En fait, Boèce, le premier, a formulé la définition de la personne en termes équilibrés, fondés sur la relation entre l'individualité et l'universalité, même si cette relation est tension, déchirement. La *Consolation de la Philosophie* est écrite par un condamné à mort qui affirme la rationalité de l'homme dans les circonstances tragiques. « Individualité » inno­cente, victime d'autres « individualités » moins inno­centes, son chemin risquait de ne le mener à « rien » ; il devint, au contraire, indifférent au « rien », objet de la substance individuelle et déterminé par la seule fortune, pour être attentif au RIEN, à CELUI qui étant à l'Origine de Tout ne peut être personne. 239:805 Boèce a vécu la période qui sépare deux conciles : celui de Chalcédoine (451) -- qui définit la personne du Christ -- et celui de Constantinople (531) qui clôt une série d'atermoiements dans l'Église. En qualité de fidèle, de dignitaire, de conseiller du roi Théodoric, il a apporté sa contribution pour faire admettre la pensée conci­liaire ; il a écrit son traité *La Personne et les deux Natures du Christ -- Traité contre les erreurs d'Eutychès et de Nestorius *; au troisième chapitre de cet opuscule il définit la personne, comme « substance individuelle de nature rationnelle » (*personna est naturae rationalis* (*rationabilis*) *individua substantia*) ; après avoir analysé les mots du concile il retint ceux de la définition, ainsi le contenu du concept de personne a-t-il émergé (sortant d'embarras et sauvant la pensée philosophique) du voca­bulaire de la philosophie aristotélicienne à l'occasion des luttes christologiques. #### *Les combats christologiques* L'une des premières interrogations de la foi porta sur l'essence même de Dieu ; prières et sacrements mettaient le croyant en relation avec le Père, le Fils, le Saint-Esprit ; une fois l'égalité affirmée, chaque nature devait être présentée et la triplicité de Dieu écartée : le chrétien est raisonnable. La catéchèse des Pères, des évêques, du clergé se concentra sur cette mission jusqu'aux formula­tions des symboles baptismaux à Nicée, Nicée-Cons­tantinople, et aux développements des symboles de saint Épiphane et de saint Athanase (rédaction contemporaine du concile de Chalcédoine, où apparaît le concept de personne : 240:805 « Nous vénérons un Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l'Unité ; sans confondre les personnes, sans diviser la substance ; autre est en effet la Personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. »). Simultanément les traités des Pères de l'Église d'Orient et d'Occident présentèrent la foi en un Dieu Trinitaire et UN ; saint Augustin s'inscrivit dans cette ligne ainsi que Boèce, au début du VI^e^ siècle. Aux combats trinitaires succédèrent les luttes christologiques où les mêmes notions de nature et de personne servirent à préciser l'orthodoxie de la foi. C'est à Nestorius qu'il appartint d'accentuer l'affrontement sur la personne du Christ, même si, auparavant, les adeptes d'Arius et d'Apollinaire avaient voulu que le Verbe -- créature pour l'un, consubstantiel au Père pour l'autre -- tînt lieu d'âme spirituelle pour le Christ ; tour à tour le concile général de Nicée, le concile provincial de Rome, réunis sous saint Damase I^er^ (382) affirmèrent la double nature divine et humaine dans le Verbe incarné. Face à la tentation du monophysisme, Nestorius versa dans un diphysisme où il compromit l'unité de la personne du Christ. \*\*\* En Orient deux écoles théologiques se disputaient l'orthodoxie : celle d'Antioche et celle d'Alexandrie ; la première prenait ses origines en Théodore de Mopsueste († 428), la seconde reçut son impulsion de saint Cyrille et de Sévère qui fut un temps mis à la tête de l'Église d'Antioche par l'empereur monophysiste Anastase ; l'une fut suspectée d'hérésie avec Nestorius, l'autre avec Euty­chès. 241:805 Les antiochiens -- sensibles à la pensée aristotélicienne -- soulignèrent la nature humaine du Christ, semblable à celle de l'homme, distincte de la nature divine consubstantielle à celle de Dieu et affirmèrent l'union des deux natures faite sans confusion dans la personne du Verbe. L'école d'Antioche conquit Constan­tinople et c'est vers elle que l'Occident se tourna : les formules de saint Léon et du concile de Chalcédoine trouvèrent des affinités dans sa pensée. Les cyrilliens, plus néoplatoniciens, privilégièrent dans leur théologie la nature divine du Christ : « Un de la Trinité s'est incarné », sans pour autant oublier la nature humaine prise par la seconde personne de la Trinité, ni négliger l'union des deux natures, « cette rencontre inexprimable et mystérieuse en un seul Seigneur ». Cyrille exprima l'unité par la formule : « réunissant en elle les deux natures, la divine et l'humaine » sans supprimer la dis­tinction. A travers des expressions différentes, c'est une même foi qui est proclamée ; pourtant l'emploi de voca­bles dissemblables, soulignant principalement des sensibi­lités et des points de vue distincts, entraîna l'incompré­hension mutuelle ; la division des sectes transforma en hérésie des approches qui auraient pu être complémen­taires. Le monophysisme, issu d'Alexandrie, ville tou­jours rivale de Constantinople, caractérisa les Églises d'Orient, leur donnant le sentiment de leur différence face à l'Occident. Nestorius est celui qui refuse de nommer la Vierge Marie Mère de Dieu (THEOTOKOS), alors que la foi populaire retient cette expression comme l'une des plus belles pour parler de l'incarnation ; pourquoi ne pas accorder le titre à Marie si son Fils Jésus est Dieu ? Le patriarche de Constantinople confesse les deux natures du Christ : celle de l'homme et celle du Verbe ; 242:805 celles-ci conservent leur spécificité, leurs propriétés avec la réalité de leurs opérations mais dans l'union qualifiée de parfai­tement « exacte » (ACRIBIS), chaque personne subsiste, côte à côte, l'humaine et la divine, car le Fils de Dieu ne peut cesser d'être ce qu'il est de toute éternité et qui le distingue du Père et du Saint-Esprit ; le Fils de l'homme conserve toujours sa personne, sans laquelle aucune nature ne subsiste. Dans le Christ les deux personnes seront présentées comme attachées ensemble ; l'image évangélique du « Temple » sera reprise pour souligner l'activité distincte des deux natures ; Nestorius, dans *L'Héraclite* -- le livre de sa justification après la condamnation par le concile d'Éphèse -- écrira : « La volonté humaine du Sauveur suivait si docilement les suggestions de la Volonté divine que dans la pratique on ne pouvait parler que d'une unique volonté. » Ce diphy­sisme aboutira à l'affirmation de la personne humaine dans le Christ : « Jésus restait ferme dans sa résolution, sa volonté était rivée à celle de Dieu, il n'y avait rien qui pût la détourner et la séparer de Dieu. » Boèce dans son traité *La Personne et les deux natures du Christ* soulignera l'incapacité fondamentale de Nestorius à concevoir une nature humaine séparée de la personne qui lui correspond : « Nestorius a affirmé qu'il y avait dans le Christ une double personne et il a été conduit à cette erreur parce qu'il a pensé que la personne peut être attribuée à toutes les natures ; si on l'admet, puisqu'il constate deux natures, il conclut à deux personnes. » (Chap. V) Nestorius ne définit pas le concept de personne ; il assigne ce terme à la singularité ou, pour employer un mot de la psychologie moderne, à la « personnalité » ; les personnes -- comme les acteurs -- agissent en fonction du dialogue ; 243:805 il n'y a pas un traducteur unique, la personne du Verbe, qui exprime dans l'une des natures ce que l'autre accomplit comme le suggèrent les termes -- que nous laissons provisoirement dans leur obscurité -- de « communication des idiomes ». « Les natures portent le masque l'une de l'autre, ainsi une nature se sert du masque de l'autre comme s'il était le sien » (*L'Héraclite*)*.* Alerté par le contenu des prédications de Nestorius, Cyrille en déféra au pape Célestin, rédigea à l'encontre de l'hérétique les douze anathèmes ; Théodose II convo­qua à Éphèse le troisième concile œcuménique ; Nesto­rius sera condamné et déposé dès la première session. Jean d'Antioche, porte-parole des évêques attachés à la formulation de l'école d'Antioche, défendra Nestorius et refusera les conclusions du concile. En 433, sous le pape Sixte III, il répondra aux sollicitations d'unité et confes­sera sa foi dans une lettre conforme à la pensée du concile ; ce document sera progressivement ratifié par l'ensemble des évêques d'Orient : « De deux natures l'union s'est faite \[...\] En raison de cette union sans confusion, nous confessons que la Sainte Vierge est Mère de Dieu, parce que le Dieu Verbe a pris chair et s'est fait homme et, dès l'instant de sa Conception, s'est uni « le Temple » pris de la Vierge \[...\] Quant aux expressions évangéliques et apostoliques relatives au Sei­gneur, nous savons que les théologiens emploient les unes indistinctement, comme se rapportant à une seule personne, et distinguent les autres, comme se rapportant à deux natures : celles qui sont dignes de Dieu quand il s'agit de la Divinité du Christ ; les moins élevées quand il s'agit de son humanité. » Le texte retient le qualificatif « Mère de Dieu », il exprime par l'image du « Temple » l'unité de la personne dans la permanence des deux natures. 244:805 Un consensus a été ainsi trouvé jusqu'au moment où une nouvelle hérésie viendra briser l'unité de la foi ; mais le concile d'Éphèse avait coupé court à toute tentative de dissocier l'unité de la personne chez le Christ. \*\*\* Eutychès de Constantinople fut un moine influent, archimandrite d'un couvent de trois cents moines ; il avait tenu sur les fonts baptismaux Chrysape, conseiller de l'empereur Théodose ; son opposition au nestoria­nisme en fit un défenseur de l'expression : « Marie Mère de Dieu » et l'accusateur vigilant de l'hérésie de Nesto­rius au point de nier, par opposition, que le Christ partageât avec nous la nature humaine, lui reconnais­sant un corps humain mais non pas un corps issu de la race des hommes. Cette position l'amena à refuser toute maternité à Marie alors que Nestorius lui accordait la maternité de la nature humaine. Interrogé par le synode de Constantinople, Flavien, patriarche de cette ville, rapporte qu'Eutychès affirma que le Christ, après l'In­carnation, n'a plus qu'une nature, la nature divine, qui absorbe l'humanité ; la Vierge a permis la naissance d'un corps qu'elle n'a pas conçu et qui a été uni à Dieu afin de constituer une seule nature. Au quatrième chapitre de son traité *La Personne humaine et les deux natures du Christ,* Boèce explique que cette erreur provient de la même source que celle de Nestorius : « Eutychès a pensé qu'il ne pouvait y avoir dans le Christ une double nature sans qu'il y eût une double personne et puisqu'il ne la reconnaît pas, nécessairement il n'y aura qu'une seule nature. » Eutychès se servit des formules de l'école alexandrine à laquelle il voulait rester fidèle, mais l'insuf­fisance de ses connaissances théologiques ne lui permit pas de rester dans l'orthodoxie et de comprendre inté­gralement l'affirmation de saint Cyrille : 245:805 « Après l'Incarnation de Dieu, le Verbe, il n'y a plus qu'une nature, la nature de Dieu incarné et fait homme. » Théodoret de Cyr, le premier, eut le courage de dénon­cer l'enseignement de l'archimandrite tout puissant : « Celui qui confond les deux natures du Christ en une seule compromet ainsi l'immutabilité et l'impassibilité de la nature divine. » Après l'intervention d'Eusèbe de Dorylée, le synode de Constantinople, en 448, condamna Eutychès et le suspendit de ses fonctions ecclésiastiques. Celui-ci, soutenu par l'empereur, forma un recours auprès du pape et Théodose convoqua un concile qui se réunit en 449 à Éphèse ; Dioscore, succes­seur de Cyrille d'Alexandrie, et les fonctionnaires impé­riaux obligèrent les Pères à réhabiliter Eutychès ; le concile portant atteinte à la liberté d'expression fut appelé « Le brigandage d'Éphèse » ; les légats du pape ne purent donner lecture du « tome » que saint Léon adressait à Flavien ; le pontife romain soulignait : « Si dans le Seigneur Jésus-Christ, né du sein de la Vierge Marie, la naissance est admirable, sa nature n'est pas différente de la nôtre \[...\] Et comme le Verbe ne quitte pas la gloire qu'il a dans l'égalité avec son Père, ainsi la chair n'abandonne pas la nature de notre race. » Saint Léon cassa les décisions du concile ; le nouvel empereur, Marcien, successeur de Théodose, suscita l'adhésion à l'orthodoxie romaine ; Eutychès fut chassé ; les partici­pants au « brigandage d'Éphèse » se rétractèrent et adhé­rèrent au contenu de la lettre de saint Léon ; une nouvelle réunion du concile n'avait plus de raison d'être. Cependant l'empereur, désireux de marquer l'autono­mie de l'Orient et l'hégémonie de Constantinople, convo­qua le concile qui se réunit à Chalcédoine en 451. 246:805 Après avoir à nouveau condamné Eutychès, souscrit au tome de Léon, réhabilité les évêques déposés par la réunion d'Éphèse, sanctionné Dioscore d'Alexandrie, instigateur du « brigandage d'Éphèse », les Pères s'interrogèrent sur l'opportunité d'une nouvelle formulation de la foi. Le pape avait demandé que le concile n'abordât aucun sujet touchant au dogme ; les proclamations de Nicée, Nicée-Constantinople, Éphèse constituaient une formulation suffisante pour la foi ; cependant les avis étaient partagés ; une partie des membres du concile voulait que les termes de la lettre à Flavien fussent repris dans une définition conciliaire pour éviter toute erreur apparentée à celle de Nestorius. Le point essentiel était d'affirmer l'unité du Christ, tout en soulignant la permanence de la distinction des deux natures : « Les propriétés de l'une et de l'autre nature étant sauvegardées et se rencontrant en une seule personne », écrivait saint Léon ; une formulation analo­gue devait être proclamée par le concile. Le nouveau patriarche de Constantinople et les légats pontificaux préparèrent le texte d'un formulaire dogmatique qui, soumis au concile et adopté par lui, constitua un véritable décret dogmatique : « Nous confessons un seul et même Christ, Jésus, -- Fils unique, que nous reconnaissons être en deux natures sans qu'il y ait ni confusion, ni transformation, ni division, ni séparation entre elles : car la différence des deux natures n'est nullement supprimée par leur union, tout au contraire, les attributs de chaque nature sont sauvegar­dés et subsistent en une seule personne et en une seule hypostase. » Le Christ est formé à partir de deux natures ; mais toute tentative de monophysisme est écar­tée car il demeure dans deux natures ; 247:805 la personne unique est affirmée et les termes de PROSOPON et d' « UPOSTASIS » se renforcent et se définissent mutuelle­ment. Saint Athanase, un des premiers, avait employé « UPOSTASIS » pour signifier la personne, écartant le sens de « nature » qui lui était parfois attribué. Après la séance solennelle de proclamation de la foi (23 octobre 451), les sessions suivantes réglèrent des questions purement ecclésiastiques ; mais la solution de l'une d'entre elles fut à l'origine de difficultés nouvelles entre l'Orient et l'Occident : le canon 28, à la suite des dispositions du concile de Nicée-Constantinople, accorda la primauté -- après celle de l'évêque de Rome -- au patriarche de Constantinople, oubliant que la suprématie du pape ne lui venait pas de la ville de son siège, mais de la succession à la charge de Pierre. A cause de cet article l'application du concile fut rendue encore plus délicate. Les Orientaux estimèrent que le concile avait seulement condamné Nestorius et Euty­chès sans formuler de nouvelle doctrine sur la personne du Christ et qu'il convenait de s'en tenir, pour la foi, aux conciles précédents. L'abandon des formules de saint Cyrille suscita la méfiance des Églises orientales mystiquement attachées à l'unité du Christ et pour qui les mots : « deux natures » évoquaient l'erreur de Nesto­rius. Voulant se concilier les Églises, Zénon, empereur d'Orient, promulgua le décret d'union ou « Hénotique », en 482, auquel tout chrétien devait souscrire. Cette charte reprenait le symbole de Nicée, source d'unité et de salut pour l'Empire, condamnait Nestorius et Eutychès, retenait les douze anathèmes de saint Cyrille, passait « sous silence » le tome de saint Léon à Flavien, concluait que « quiconque pense ou a pensé autrement, maintenant ou en quelque circonstance, à Chalcédoine ou en un autre concile, nous l'anathématisons » ! 248:805 Chalcédoine était devenu le concile « maudit ». Le pape Félix III déposa, en 484, Acace, patriarche de Constantinople, pour avoir souscrit à une telle proclama­tion et Rome retira sa communion aux Églises adhérant à l'Hénotique. Un schisme venait de naître, contempo­rain de Boèce, qui devait durer trente-quatre ans (jus­qu'en 518) alors que Boèce fut décapité en 524. Les monophysistes, persécutés pour leur foi, trouvèrent l'Hé­notique trop vague, ils n'en surent pas gré à l'empereur (tel fut le cas de l'Église d'Alexandrie) ; cependant la plupart des Églises soumises à Zénon, attachées à Acace, signèrent cette proposition qui devint l'expression de leur foi ; Antioche fit exception. Anastase successeur de Zénon fut monophysiste, il n'œuvra pas pour un rapprochement ; un monophysisme modéré s'installa, animé par Sévère, ennemi de la formulation du « tome » de saint Léon et de celle de Chalcédoine ; en 513, Vitalien, général de la région du Danube, se révolta contre Anastase et se présenta comme défenseur du concile de Chalcédoine ; entre temps, Constantinople était redevenue favorable au concile ; ce qui valut à son patriarche Macédonius d'être déposé en 511 par l'empereur. Face aux difficultés, pour satisfaire Vitalien, Anas­tase promit de convoquer un concile qui se réunira à Constantinople en 531. Une activité se déploya pour permettre le rapprochement entre l'Orient et l'Occident ; entre 513 et 518 les légats pontificaux travaillèrent à cette tâche ; à la cour, un membre de la famille de Boèce, Juliana Anicia Olybria, fille de l'empereur Oli­brius, prit à cœur le rapprochement ; Anastase lui-même écrivit au Sénat romain pour s'en expliquer, ce qui ne manqua pas d'indisposer Théodoric. 249:805 L'arrivée au pouvoir de Justin et de son neveu Justinien hâta le rappro­chement : dès 518, Justin publia un édit en faveur du concile de Chalcédoine ; Rome, de son côté, prépara le texte d'un formulaire à faire signer aux Églises d'Orient. Certaines Églises, comme celle de Cyr, profitèrent du retour aux formules de l'école d'Antioche pour réhabili­ter Nestorius : une telle attitude fut à l'origine des exigences de l'école d'Alexandrie qui demanda au concile de Constantinople de condamner le maître de Nesto­nus : Théodore de Mopsueste, et ses disciples : Théo­doret de Cyr et Ibas d'Éphèse ; ces trois anathèmes firent l'objet des « Trois Chapitres ». Le schisme entre l'Orient et l'Occident était fini, la persécution des héréti­ques, des juifs et des païens prit le relais. Un des premiers décrets impériaux en date de 524 fut d'exclure les ariens de toute fonction civile et militaire et de fermer leurs églises. Théodoric ne connut cette décision qu'en 525, elle ne fut donc pas à l'origine des représailles du roi ostrogoth ni de la mise à mort de Boèce ; mais celui-ci fut la première victime de l'inquiétude royale à Ravenne, face à l'empereur d'Orient qui voulait réunifier l'Empire romain. \*\*\* Dans un essai de synthèse, où l'histoire est toute pénétrée de théologie et où la théologie doit sans cesse se retenir de ne pas retomber en histoire, nous avons présenté Boèce, indiqué le climat dans lequel s'est développée son œuvre et s'est formée la « Personne » ; c'est cette dernière, son écho prévisible dans l'avenir et la pensée philosophique, qui sont désormais notre objet. Jean-Marie Brun. 250:805 ### Résumé des chapitres suivants Après cette présentation de Boèce et de son époque, la thèse commente le traité de Boèce : *De la Personne et des deux natures du Christ -- Contre Eutychès et Nestorius* ; dans ce texte Boèce propose une définition de la personne humaine ; il présente la personne du Verbe qui « assume » une nature humaine ; il « démontre » comment le Verbe se donne cette nature ; nous nous efforçons de mettre en lumière l'exigence métaphysique de la démarche boétienne et d'élaborer, à partir de celle-ci, une réflexion sur la personne humaine. *Le premier chapitre* commente les chapitres I et II du traité de Boèce ; le concept de « nature » est présenté avec ses significations aristotéliciennes ; la « nature » est dite des êtres (tous connaissables) ; des substances, en tant qu'elles peuvent « faire » ou « subir » ; des substances corporelles, par rapport au principe de leur mouvement intrinsèque ; de la différence spécifique, qui informe chaque être. Puisque la substance n'est connue que par ses accidents, Boèce retient les catégories de l'action et de la passion ; ainsi les concepts de « nature » et de « subs­tance » sont les moyens d'atteindre la définition de la personne ; les catégories fondatrices et originaires, « être dans », « ne pas être dans », permettent de distinguer substances et accidents ; 251:805 celles de « ne pas être dit de », « être dit de » autorisent le « LOGOS » sur les substances premières par les substances secondes, sur les accidents particuliers par les accidents universels. Le rapport de « nature » à « personne » est un rapport de genre à espèce ; il n'y a pas égalité mais inclusion ; la nature est « sujette » à la personne ; celle-ci est « dite » de certaines natures, celles qui sont spéci­fiées par la « ratio ». L'espèce est ce qu'il y a de plus près de l'individu, mais elle est commune à chacun ; la « ratio » est l'universel dans le singulier, elle ne particu­larise pas mais donne la forme dans le genre substance ; la personne, elle, fait subsister. L'exigence métaphysique de Boèce est de déterminer, de la façon la plus précise, les éléments d'une définition de la personne ; à chaque étape, la personne en Dieu est désignée dans sa transcendance, par l'Esse pur nommé par l'affirmation de ce qu'il n'est pas, le « facere » sans « pati », la forme sans matière, sans accident, en qui subsistance et essence se confondent. *Le second chapitre* (commentaire du chapitre III du traité de Boèce) examine la définition de la personne humaine proposée par Boèce, à partir des concepts de « nature » et de « substance » ; « *personna est naturae rationalis individua substantia* ». La formulation se déduit de deux propositions posées comme « évidences premières » (per se nota), « la personne est une subs­tance rationnelle et individuelle », « toute substance est nature ». Toute substance étant individuelle, parmi elles, la ratio spécifie et distingue la personne ; la seconde proposition n'est pas une égalité ; elle situe, elle aussi, la personne dans une espèce, à l'intérieur d'un genre. A la suite de Boèce, il est procédé ensuite à une réflexion sur l'étymologie des termes, à la comparaison entre les termes latins et grecs utilisés pour parler de la personne, 252:805 qui permettent une première distinction entre la per­sonne en Dieu et en l'homme ; Dieu subsiste seulement ; l'homme reçoit de subsister et il est aussi « substance », c'est-à-dire qu'il procure à des accidents la possibilité d'être. Les deux éléments de la définition sont ensuite exa­minés dans leur attente réciproque ; la substance indivi­duelle est pour nous le seul mode d'individuation de la personne ; elle est appelée à devenir « corps glorieux » ; la forme ou « nature rationnelle » est faite pour ce corps ; elle est singularité supérieure mais non connaissa­ble ; elle est « intellectuelle » dans sa part supérieure qui lui donne les « per se nota », nécessaires à la ratio discursive et à la considération ; l'âme, forme du corps, est le « per se notum » par excellence. Pour être appli­quée à Dieu, la définition de la personne doit se trans­former en « existentia incommunicabilis naturae divinae ». Sous le titre « La personne du Christ », *le troisième chapitre* traite des chapitres IV à VII du texte de Boèce : celui-ci s'emploie à réfuter l'erreur de Nestorius et d'Eu­tychès ; la cause commune des deux hérésies repose sur la liaison jugée nécessaire entre nature humaine et per­sonne humaine. La nature humaine implique la personne humaine, celle-ci est « dite » d'une nature humaine apte à subsis­ter, mais il n'y a ni égalité des deux termes qui ne sont pas du même ordre ni liaison nécessaire, la nature humaine définit la personne, celle-ci la fait subsister ; de même que l'âme est la fin prochaine du corps, la personne est la fin prochaine de la nature humaine. Dans le Christ, la nature humaine sera « prise » non par une personne humaine mais par une personne divine ; la personne divine, non seulement fait subsister la nature divine avec laquelle elle se confond, mais aussi une nature humaine déterminée et complète -- (ce corps, cette âme) ; 253:805 celle-ci ne subsiste pas dans une personne humaine correspondante (dans ce cas le Christ ne serait plus « un » mais « deux »), mais dans la personne du Verbe ; les natures, ayant le « même actus essendi » divin, ne sont pas confondues ; la nature divine (sa transcendance l'interdit !) n'absorbe point la nature humaine pas plus qu'elle ne l'informe ; chaque nature demeure inchangée ; l'union est « hypostatique », elle se réalise selon la personne du Verbe : le Verbe subsiste, éternellement dans sa nature divine, dans le temps, par l'incarnation, dans la nature humaine ; l'union hypostati­que est substantielle ; le Verbe communique sa propre subsistance à une nature humaine. Le terme « assumer » (prendre sous soi) est retenu pour exprimer l'union hypostatique. L'ordre logique de notre esprit distingue le point de départ (une nature humaine concrète), le point d'arrivée (la personne du Verbe). La nature humaine sujette à la personne reçoit, sans droit quelconque, une personne, celle du Verbe qui l'a fait subsister ; le Verbe demeure immuable ; l'union qui en résulte porte à son plus haut degré de perfection la nature humaine. L'union hypostatique s'exprime dans la « communi­cation des idiomes » : en le Christ, les propriétés de l'une et l'autre nature sont « dites » de la personne du Verbe. L'assomption de la nature humaine repose sur la similitude de l'homme avec Dieu, par l'être qu'il reçoit, l'intelligence et la sagesse qu'il a, par la volonté qu'il exerce. Analogiquement, la vie de l'homme reproduit la vie trinitaire, plus particulièrement lorsque celui-ci se tourne vers Dieu par son intelligence et son amour. Dieu a choisi, pour sauver l'homme égaré, d'assumer une nature humaine par le Verbe, fondant ainsi l'imminente dignité de l'homme. 254:805 La réflexion théologique sur le Christ permet d'éta­blir des analogies de proportion entre la personne humaine et celle du Verbe incarné ; de même que les natures, dans le Christ, demeurent distinctes, avec leurs propriétés, de même en l'homme les puissances du corps et de l'âme sont différenciées ; dans les deux cas une personne les fait subsister. Dans le Christ, il y a subordi­nation parfaite de la nature humaine par rapport à la nature divine ; la même dépendance devrait exister, par grâce, entre le corps et l'âme ; mais « cette justice origi­nelle » a été perdue parce qu'Adam n'a pas ratifié sa dépendance de Dieu ; l'Incarnation vient rétablir cet ordre, donner à chaque homme la possibilité d'atteindre Dieu et de subordonner le corps à l'âme. Enfin, le Verbe, pour parler à l'homme, a « revêtu » une nature humaine, de même l'âme ne peut exercer ses puissances que par son corps. En vue de l'étude du chapitre VIII du traité de Boèce, *le chapitre IV de la thèse* a pour objet l'examen, à la lumière de la foi, de la nature humaine avant et après le péché originel. Avant, la raison de l'homme, par la volonté, était soumise à Dieu ; aussi les forces infé­rieures de sa nature étaient sous la dépendance de la « ratio » et le corps sous celle de l'âme ; pénétrés de raison, ordonnés entre eux, les désirs concouraient tous au bien de la personne ; ils connaissaient ainsi la plus parfaite des satisfactions. Cet état de « justice origi­nelle », ou « d'innocence », était une grâce, un accident essentiel, car la nature humaine composée d'un corps avec ses puissances, d'une âme avec ses facultés n'était naturellement pas « ordonnée » dans la « subordina­tion » de celui-là à celle-ci. Adam recevait cette grâce comme « principe », en vue de la transmettre -- comme un accident universel à toute l'espèce humaine dont il était le premier. 255:805 Mais dans le mystère de sa liberté, malgré la lumière surnaturelle qui l'éclairait, Adam n'a pas conservé « le ferme propos » d'être soumis à Dieu ; c'est alors qu'a pu se développer en lui une indisponibi­lité à la grâce ; il a commis l'erreur de se croire indépen­dant de Dieu ; il a perdu alors la grâce d'équilibre, et la nature humaine, plus ordonnée à Dieu par la raison, est transmise dans cet état, après la faute originelle, à tous les hommes. *Le chapitre V* examine la fin du traité, laquelle semble un ajout ; visiblement, Boèce n'avait pas trouvé avant la réponse qu'il va fournir à l'objection des euty­chiens : le Christ, sans péché, n'a pu recevoir de Marie son corps, car celui-ci serait, comme en tout homme, porté au péché, sa nature n'est pas non plus celle d'avant le péché, car elle n'avait nul besoin d'être sauvée ; Dieu a donc préparé -- pour le Verbe -- une nature humaine transmise par Marie. Le chapitre VII du traité boétien semble conclure, après avoir récapitulé les diverses opi­nions hérétiques et réaffirmé la doctrine chrétienne ; seul demeure entier le mystère de l'union des deux natures dans le Christ : « Comment sont-elles composées en une seule substance ? » Mais voilà que Boèce reprend une dernière fois l'objection des eutychiens pour y apporter une nouvelle réponse. L'axiome du salut est précis : « Le Verbe a assumé la nature qu'il devait sauver » ; le dogme de l'Immaculée-Conception n'a été défini par le Magistère que dix siècles plus tard, mais Boèce va obtenir un résultat analogue (assomption dans le Verbe d'une nature humaine sans péché, prise de Marie et sujette à la mort) grâce à une « démonstration » originale qui fait appel à la fois à la raison, à l'imagination et se fonde sur l'analogie. Boèce affirme qu'il y a trois états intelligibles de la nature humaine : celui d'avant le péché, celui d'après mais aussi celui dans lequel Adam aurait pu se trouver s'il s'était soumis à Dieu (état utopique). 256:805 Le Verbe s'est attribué une nature humaine issue de Marie mais dont les accidents universels sont pris dans chacun des trois états : « C'est respectivement de chacun de ces trois états que le Christ a transposé, en quelque sorte, les causes (les caractères universels) de la nature corporelle qu'il a revêtue. » Dans la limite des accidents, le Verbe s'est donné sa nature humaine de l'état « utopique », il a pris « l'incompatibilité avec le péché », sa nature contient la « voluntas peccandi » comme ce qui est en rapport avec elle mais qui est à exclure ; ce qui est à la fois contenu et exclu s'appelle le mystère de la liberté ; de l'état intermédiaire, celui d'avant le péché, il conserve un corps dominé par l'âme, il ne subit aucune contrainte, il est soustrait à la néces­sité, il consent à la souffrance ; de l'état après le péché, sa nature garde le caractère mortel pour l'écarter à jamais. Dans son traité *De la personne et des deux natures du Christ* Boèce étudie la personne comme une « subs­tance » ; par contre dans son *De Trinitate,* la personne divine est présentée comme relation, *la conclusion de cette étude* esquisse une réflexion sur la personne comme relation. La relation est une catégorie de l'être, elle résulte, pour nous, d'un examen sur le rapport de l'accident à la substance ; elle indique l'inclinaison et l'ordination d'une substance à l'autre ou d'un accident à une substance. En Dieu, forme pure, la relation nomme « directement » la personne ; seules en effet, dans la nature divine, les relations ou « processions » distinguent les personnes ; les relations sont substantielles ; elles ne supposent pas la distinction, elles l'apportent ; de ces relations une analogie nous est fournie par la vie de l'esprit (intelligence, volonté). En l'homme, la personne est saisie « in recto » comme substance composée ; « in obliquo » sa constitution est appréhendée comme fondée sur la relation. 257:805 La relation, d'autre part, concerne la pensée et l'agir. Se connaître n'est pas affaire de psychologie ; la relation à soi-même est une considéra­tion qui ne s'apaise jamais ; elle ne peut se présenter comme un résultat. En outre, la personne sait qu'elle existe en dehors de ses actes, bien qu'il y ait dans chacun d'eux quelque chose d'original, d'irréversible qui s'ajoute à la vie humaine, comme quelque chose qui advient, sans apporter le fondement de cette attribution. Dans une « dialectique vivante », cette masse « d'aven­tures » est ressaisie par « quelqu'un », qui n'est pourtant pas indépendant de l'acte commis ; les actes sont des « résultats », il n'y a pas une relation d'identité entre eux et la personne. Il y a une « constituante » de la personne qui n'ap­paraît pas, au premier regard, dans la définition de la personne : c'est le temps ; la personne émerge des ques­tions posées et des réponses apportées qui sont toujours insuffisantes. Cependant, le temps apparaît dès la pre­mière prose du livre *De la consolation de la philoso­phie *; Boèce est présenté comme oublieux de sa « nature rationnelle » mais cette léthargie de la « substance indivi­duelle » n'est que temporelle ; il y a la certitude d'une familiarité avec soi-même, d'une connaissance de soi par soi, conviction en laquelle s'enracinent tous les « cogito » et qui révèle une Présence qui fonde la personne sans se confondre avec elle. Boèce est à la fois la personne qui définit « la personne » et le héros d'une aventure tragique qui nous révèle sa personne. J-M. B. 258:805 ## TEXTE ### Les maximes de saint Benoît (suite et fin) par le Père Emmanuel #### VIII. -- Les Frères. Saint Benoît avait pour reconnaître la vocation de ses novices quatre signes qu'il nous a enseignés, et qu'on peut dire infaillibles. Il examinait donc si le novice cherchait Dieu tout purement, ce qui n'est déjà pas si commun ; secondement s'il avait du zèle pour l'office divin ; ensuite s'il était souple dans l'obéissance ; 259:805 enfin, s'il portait bien une réprimande, un opprobre. *Si vere Deum quœrit, si sollicitus est ad opus Dei, ad obedien­tiam, ad opprobria* ([^24])*.* Ces courts petits mots valent au moins tout un grand livre qu'on intitulerait : *Du discer­nement des esprits.* Engagé par la profession, le disciple de saint Benoît ne s'appartient plus ; c'est à l'obéissance à le conduire en toutes choses. Son jugement est soumis à un jugement supérieur, sa volonté à une volonté plus sûre et avec cela un moine doit marcher dans la joie de sentir au-dessus de lui le supérieur que Dieu a chargé du soin de son âme : *Ambulantes alieno judicio et imperio, Abba­tem sibi prœesse desiderant* ([^25])*.* Une des choses que saint Benoît interdit avec le plus d'insistance, c'est le murmure. En toute occasion et à plusieurs reprises il revient là-dessus et crie à tous -- pas d*e* murmures ! La *maison de Dieu* deviendrait l'image l'enfer, si le murmure y pénétrait. Il y a au moins *sept* passages de la *Règle* dans lesquels les murmures sont défendus. Les frères doivent s'aimer les uns les autres jusqu'à s'obéir de bon cœur : l'amour qu'ils doivent à leur père, à leur Abbé, a deux qualités essentielles : il doit être à la fois humble et sincère : humble, parce que l'Abbé est la Vivante image de Notre-Seigneur ; sincère, parce que le moine doit être en toutes choses homme de vérité *Veritatem ex corde et ore proferre* ([^26])*.* 260:805 C'est ainsi qu'avec quelques prescriptions très courtes, mais très substantielles, saint Benoît règle à la fois l'homme intérieur et toute la discipline de *la maison de Dieu. Beati qui habitant* in domo tua, *Domine !* ([^27]) #### IX. -- Les trois colonnes de l'édifice. Voulant édifier *la maison de Dieu,* saint Benoît lui donne pour base trois puissantes colonnes, qu'il nous décrit dès les premiers chapitres de la sainte Règle, et qu'il nomme l'obéissance, le silence et l'humilité. L'obéissance nous sépare du monde et de toutes ses manières de faire ; elle nous sépare en même temps de nous-mêmes, puisqu'elle nous ôte nos corps et nos volontés, afin de les soumettre à sa loi. « Le silence nous ôte nos paroles, nous ferme la bouche, et, par là, nous préserve d'une infinité de maux. « Enfin l'humilité nous ôte notre vanité ; purifiant ainsi le cœur et les intentions, elle achève l'œuvre de notre conformité à *la* volonté de Dieu et nous fixe dans la voie de toute perfection. « A des âmes ainsi dépouillées, il reste Dieu. » ([^28]) LA PREMIÈRE COLONNE Dès les premiers mots de la Règle, saint Benoît, considérant que la désobéissance a été le commencement de la perte du genre humain, veut que nous revenions à Dieu par le travail de l'obéissance. 261:805 Le soldat du CHRIST, comme il appelle son disciple, doit d'abord se dépouiller de ses propres volontés, puis il revêt les armes de l'obéissance. Elles sont puissantes, elles sont belles. *Obedientiae fortissima atque prœclara arma* ([^29])*.* « Les mondains, disait Bossuet, courent à la servi­tude par la liberté ; vous, au contraire, mes Pères, vous allez à la liberté par la dépendance. Qu'est-ce que la liberté des enfants de Dieu, sinon une dilatation et une étendue d'un cœur qui se dégage de tout le fini ? Par conséquent coupez, retranchez. Notre volonté est finie, et tant qu'elle se resserre en elle-même, elle se donne des bornes. Voulez-vous être libre, dégagez-vous ; n'ayez plus de volonté que celle de Dieu ; ainsi vous entrerez dans les puissances du Seigneur ; et oubliant votre volonté propre, vous ne vous souviendrez plus que de sa justice. » « L'obéissance, dit encore Bossuet, c'est le guide des mœurs, le rempart de l'humilité, l'appui de la persévé­rance, la vie de l'esprit, et la mort assurée de l'amour-propre. » ([^30]) Saint Benoît veut que son disciple obéisse en toutes choses. « Tout ce qui se fait sans la permission du Père spirituel sera imputé à présomption et à vaine gloire, et non à récompense. *Quod sine permissione Patris spiri­tualis fit praesumptioni deputabitur et vanne gloriae, non mercedi.* » ([^31]) 262:805 L'obéissance doit être si précieuse et si chère au disciple de saint Benoît que, désireux de la pratiquer sans cesse, il obéisse non seulement à son supérieur mais à tous ses frères. *Obedientiae bonum non solum Abbati exhibendum est, sed etiam sibi invicem* ([^32])*.* Les frères doivent s'obéir ainsi *à l'envi. Obedientiam sibi* certatim *impendant* ([^33])*.* Toutes ces recommandations ne suffisent pas encore à saint Benoît. Il veut que l'obéissance ait des qualités telles qu'elle soit également agréable à Dieu, et douce à celui qui obéit comme à celui qui commande. *Acceptabi­lis Deo et dulcis hominibus.* Elle sera telle si elle est pratiquée sans crainte, sans délai, sans lâcheté, sans murmure, sans réplique, mais de bon cœur. *Non trepide, non tarde, non tepide, aut cum mumure, vel cum responso nolentis..., et cum bono animo* ([^34])*.* Car, ajoute, saint Benoît, après l'Apôtre : *Qui donne de bon cœur est aimé de Dieu.* Après toutes ces recommandations, saint Benoît sera-t-il satisfait ? Non. Il lui reste encore à dire jusqu'où doit s'étendre l'obéissance. -- Or, d'après saint Benoît, elle s'étend jusqu'à l'impossible, nous disons l'impossible inclusivement. Voici les paroles mêmes de saint Benoît : « Si l'on commande à quelque frère des choses rudes et impossibles, qu'il reçoive le commandement du supérieur en toute douceur et obéissance. S'il voit que le fardeau dépasse entièrement ses forces, qu'il dise doucement et avec précaution les causes de son impuissance à celui qui lui commande, sans s'enorgueillir, sans contredire, sans résister. Et puis, si après cela, le supérieur persiste dans son commandement, que l'inférieur sache qu'il y a là pour lui un bien ; et confiant dans le secours de Dieu, par amour, qu'il obéisse. *Ex charitate, confidens de adjutorio Dei, obediat* ([^35])*.* 263:805 L'histoire monastique est remplie d'exemples de cette obéissance parfaite qui, multipliant les forces d'un moine, lui fait accomplir réellement l'impossible. Écoutons encore une fois la voix de Bossuet : « Vous avez, mes Pères, un exemple domestique de la vertu d'obéis­sance. Le jeune Placide, tombé dans un lac en y puisant de l'eau, est près de s'y noyer, lorsque saint Benoît ordonne à saint Maur, son fidèle disciple, de courir promptement pour le retirer. Sur la parole de son maître, Maur part sans hésiter, sans s'arrêter aux diffi­cultés de l'entreprise ; et plein de confiance dans l'ordre qu'il avait reçu, il marche sur les eaux avec autant de fermeté que sur la terre, et retire Placide du gouffre où il allait être abîmé. A quoi attribuerai-je un si grand miracle, ou à la force de l'obéissance, ou à celle du commandement ? Grande question, dit saint Grégoire, entre saint Benoît et saint Maur. Mais disons, pour la décider, que l'obéissance porte grâce pour accomplir l'effet du commandement ; et que le commandement porte grâce pour donner efficace à l'obéissance. » ([^36]) Saint Benoît, un jour, commanda l'impossible à un corbeau. L'histoire en est intéressante, la voici. Un ennemi de saint Benoît, voulant lui donner la mort, lui envoya, en façon d'aumône, un pain empoisonné. Saint Benoît rendit grâces de l'aumône, et tout aussitôt aper­çut le poison. A l'heure du repas, saint Benoît étant à table, un corbeau qui avait coutume de venir d'un bois voisin recevoir du pain de la main du saint, arriva comme tous les jours. Saint Benoît lui jeta le pain empoisonné et lui dit : 264:805 *Au nom de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST, emporte ce pain et jette-le là où per­sonne ne pourra le trouver.* Alors le corbeau ouvre son bec, déploie ses ailes, et se met à tourner autour du pain, non sans croasser bien fort ; tout cela pour dire qu'il voulait bien obéir, mais qu'il n'en pouvait venir à bout. L'homme de Dieu, insistant sur son commande­ment, lui dit : *Emporte-le, emporte-le sans crainte, et va le jeter où nul ne pourra le trouver.* Le corbeau prit enfin le pain, l'enleva et partit. Trois heures après, le pain empoisonné étant bien perdu, il revint, et reçut de la main de l'homme de Dieu le morceau de pain habituel ([^37]). LA SECONDE COLONNE La seconde colonne de l'édifice, c'est le silence. Au premier abord, il semble assez étrange qu'il surgisse une institution pour discipliner les hommes en leur appre­nant à se taire. Naturellement, on ne saurait y parvenir, et pourtant la grâce qui a créé les institutions monasti­ques a produit dans les âmes un tel recueillement en Dieu, que le silence en est résulté sans aucune peine. L'homme qui parle à Dieu, l'homme qui, intérieurement, écoute Dieu lui parler, n'a point de difficulté à garder le silence. S'il semble qu'il perde quelque chose en ne conversant point avec ses semblables, il gagne infiniment plus en conversant avec Dieu. Si par la parole nous entrons en société avec les hommes, par la prière nous entrons en société avec Dieu ; et ce que l'on gagne en la compagnie de Dieu est de tout supérieur à ce que pourrait nous donner la compagnie des hommes. 265:805 Le silence devient alors un riche trésor, et c'est la pensée de saint Benoît quand il écrit le mot *gravitas silentii.* Traduisez : *gravité, importance, richesse du silence,* vous aurez rendu la pensée du saint législateur. Après cela, on n'aura pas de peine à comprendre cette sentence de la Règle : *les moines doivent en tout temps s'étudier à garder le silence, mais surtout durant la nuit :* Omni tempore silentio debent studere monachi, maxime tamen nocturnis horis ([^38]). *Silentio studere,* s'étudier à ne rien dire, c'est là un genre d'étude tout nouveau. Les anciens moines y avaient fait de tels progrès qu'ils avaient inventé des signes au moyen desquels ils communiquaient leurs pen­sées quand il en était besoin, sachant qu'ils gagneraient toujours, et toujours beaucoup à ne point ouvrir la bouche. C'est la doctrine du Saint-Esprit qui, par la bouche de l'apôtre saint Jacques, nous dit : « Nous faisons tous bien des fautes, mais qui n'en fait point par paroles est un homme parfait ([^39]). » LA TROISIÈME COLONNE *Humilitas* chez les Romains voulait dire *bassesse *; *humilis domus* pour Horace signifiait *une maison pau­vre.* L'Église en s'emparant de la langue latine a grandi singulièrement une foule d'expressions, et entre autres le mot *humilitas* dont elle a désigné cette grande et belle vertu qui, nous dépouillant de l'orgueil, nous rend si chers à Dieu, *l'humilité.* 266:805 C'est la troisième colonne de l'édifice bénédictin. A qui aurait demandé à saint Benoît laquelle des trois colonnes il jugeait la plus nécessaire, l'incomparable patriarche aurait répondu avec saint Augustin : l'humi­lité. Et à qui aurait demandé une seconde fois, et une troisième fois laquelle la plus nécessaire, comme saint Augustin il aurait répondu toujours : l'humilité. Il est manifeste que saint Benoît attachait à cette vertu un prix inestimable. Il l'enseigne avec une complai­sance bien marquée ; il en fait pour ainsi dire un traité tout spécial, c'est le chapitre VII de la Règle. Le premier, tout premier, des ouvrages de saint Ber­nard, se trouve être précisément le commentaire de ce chapitre VII de la Règle de saint Benoît. Le commenta­teur était digne du maître. C'est dans ce traité que l'illustre abbé de Clairvaux a donné de l'humilité la définition que tous les maîtres ont embrassée avec una­nimité : « L'humilité est la vertu qui nous fait nous mépriser par suite d'une très vraie connaissance de nous-mêmes ([^40]). » Saint Benoît compte douze degrés d'humilité. En voici le sommaire : 1\. Avoir continuellement devant les yeux la crainte de Dieu, et par suite se tenir en garde contre tous les péchés, et notamment contre la propre volonté ; 2\. Renoncer à ses propres désirs, par suite du renon­cement à la propre volonté ; 3\. Se soumettre en toute obéissance à son supérieur pour l'amour de Dieu ; 4\. Accepter en paix les commandements difficiles, même les mauvais traitements et les injures ; 267:805 5\. Découvrir simplement au supérieur les pensées même mauvaises qui viennent à l'esprit ; 6\. Se contenter de ce qu'il y a de plus vil et de plus abject ; 7\. Se regarder du fond du cœur comme le dernier de tous ; 8\. Suivre simplement la règle commune, et fuir toute singularité ; 9\. Garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé ; 10\. N'être point prompt à rire ; 11\. Parler doucement, gravement, en peu de mots bien raisonnables ; 12\. Porter l'humilité dans son cœur et dans tout son extérieur, baissant les yeux, comme un criminel qui se regarde comme étant sur le point d'être appelé au tribunal redoutable de Dieu. On voit par là que saint Benoît fait, pour ainsi dire, découler de l'humilité toute la perfection monastique. #### X. -- La Prière. Le corps se nourrit en partie par la respiration, et en partie par le pain de chaque jour. L'âme a aussi besoin de nourriture : son pain, c'est l'Eucharistie ; sa respira­tion, c'est la prière. Aussi, Notre-Seigneur dit : *Il faut prier toujours.* Et saint Benoît ne recommande rien tant à son disciple que la prière. 268:805 La prière est le fond même de la vie monastique : l'office divin en est l'expression la plus solennelle ; mais il faut y joindre une prière intérieure qui doit sans cesse porter vers Dieu tous les actes de la vie religieuse. « Quoi que tu commences, dit saint Benoît, demande à Dieu, par une très instante prière, de vouloir bien lui-même le parfaire. *Quidquid agendum inchous bonum, ab eo perfici instantissima oratione deposcas* ([^41]). » Il est cependant quelques circonstances où saint Benoît recommande plus particulièrement la prière. Si un religieux s'absente du monastère, il doit demander les prières de toute la communauté ; et il les demande de même à son retour ; si des hôtes se présentent, il faut prier en les recevant et avant de les embrasser. Durant le Carême, il faut à la prière joindre les larmes : *Orationi cum lacrymis operam demus* ([^42])*.* Si dans le monastère il se trouve un religieux incorri­gible, l'Abbé, après avoir épuisé toutes les ressources que peuvent lui fournir la charité, les réprimandes, les puni­tions, aura enfin recours à la prière. « S'il voit qu'avec toute son industrie il n'a rien avancé, qu'il y emploie encore ce qui est le plus grand remède, savoir sa prière et celle de tous les frères avec lui, afin que le Seigneur, qui peut tout, opère le salut de ce frère malade. *Adhibeat etiam* (*quod majus est*) *suam et omnium fratrum pro eo orationem, ut Dominus, qui omnia potest, operetur salutem circa infirmum fra­trem* ([^43])*.* » 269:805 Une autre recommandation de saint Benoît, au sujet de la prière, c'est de l'offrir à Dieu pour nos ennemis et cela dans l'amour de JÉSUS-CHRIST. *In Christi amore pro inimicis orare* ([^44])*.* Enfin, pour donner une idée plus complète de la doctrine de saint Benoît sur la prière, nous citons le chapitre XX de la Règle : DU RESPECT QUI DOIT ACCOMPAGNER LA PRIÈRE « Si, lorsque nous voulons demander quelque grâce aux personnes puissantes, nous ne l'osons faire qu'avec humilité et respect, combien plus, nous adressant à Dieu le souverain Seigneur de toutes choses, devons-nous le supplier avec une profonde humilité et une dévotion pure. Et sachons que nous serons exaucés, non par la multiplicité des paroles, mais par la pureté du cœur, et par les larmes de la componction. Et pour cela la prière doit être courte et pure : si ce n'est qu'elle soit prolongée par un mouvement particulier, une inspiration de la grâce de Dieu ([^45]). » Ainsi pensait, ainsi priait saint Benoît, dont le cœur, au témoignage de la Sainte Vierge elle-même, était tout plein de Dieu, *erat cor ejus totum plenum Deo* ([^46])*.* #### XI. -- L'Office divin. Il y a dans l'Église de la terre une prière solennelle et sacrée, une prière qui fait écho au triple *Sanctus* des Séraphins du ciel, une prière que saint Benoît appelle une œuvre divine, l'œuvre de Dieu : *Opus Dei.* 270:805 C'est la prière des sept heures mystiques du jour, se déroulant après la longue prière de la nuit : c'est l'œuvre capitale des religieux bénédictins, celle qui ne le cède à aucune autre, celle à qui toutes les autres doivent céder. *Nihil operi Dei prœponatur* ([^47])*.* A chacune de ces heures l'enfant de saint Benoît est par sa Règle appelé au chœur pour y offrir ses louanges à son Créateur. *His temporibus referamus laudes Crea­tori nostro* ([^48])*.* Au premier signal de l'office, il faut immédiatement tout quitter et se rendre au chœur, avec un empresse­ment religieux, une gravité modeste, et une joie incom­parable d'être appelé à s'unir au chœur des anges, pour commencer ici-bas la prière qui s'achèvera, sans se termi­ner jamais, dans les cieux. Non content d'appeler ses frères à l'office, saint Benoît édicte des peines contre ceux qui y arriveront en retard. L'office commencé, il faut s'y tenir avec une atten­tion plus soutenue à la présence de Dieu. Nous savons ce qu'enseigne saint Benoît sur l'exercice de la présence de Dieu, et comme il recommande à son disciple d'y être attentif toujours ; nous ne nous étonnerons pas qu'il en donne un avertissement tout spécial pour le temps de l'office divin : *Ubique credimus divinam esse prœsen­tiam, et oculos Domini in omni loco speculari bonos et malos maxime tamen hoc credamus, cum ad opus divinum assistimus* ([^49])*.* 271:805 Considérant que les religieux au chœur font sur la terre l'office des anges dans le ciel, saint Benoît veut qu'ils se rendent attentifs à la présence des anges. *Consi­deremus qualiter oporteat nos in conspectu divinitatis et angelorum esse* ([^50])*.* Le psalmiste l'avait dit : « En la présence des anges, Seigneur, je vous chanterai les psaumes. » ([^51]) Il est encore un avis très intéressant et très important de saint Benoît relativement à l'office divin : « Soyons, dit-il, à la psalmodie de telle sorte que notre esprit s'accorde avec notre voix. *Sic stemus ad psallendum, ut mens nostra concordet voci nostrae.* » ([^52]) Bien avant saint Benoît, saint Paul avait dit : « Je prierai de cœur, mais je prierai aussi avec intelligence ; je psalmodierai de cœur, mais je psalmodierai aussi avec intelligence. » ([^53]) Ainsi la voix, le cœur, l'intelligence, tout ce qui est en nous, tout ce qui est nous, doit contribuer à la louange de Dieu. La voix chante, le cœur aime, l'esprit goûte, anime, vivifie la psalmodie et la rend digne de Dieu. Il est bon de chanter, il est bon d'aimer mais chanter et aimer, avec intelligence, c'est la perfection ; et la perfection est requise quand il s'agit de l'*office divin.* Le religieux sur la terre ayant à s'unir à l'office de l'ange dans le ciel doit s'efforcer de s'élever jusqu'à l'ange sur les deux ailes de l'intelligence et de l'amour. Donc, il faut savoir. 272:805 Aussi, quand les frères ont du temps libre après l'office de la nuit, ils doivent l'employer à l'étude des psaumes et des leçons de l'office. Saint Benoît le veut ainsi ([^54]). Il faut savoir. Toute la tradition bénédictine est là. Là aussi est la raison de tant de travaux, commentaires, explications, gloses sur les psaumes et l'Écriture, qui ont occupé les enfants de saint Benoît dans tous les siècles. Ils voulaient comprendre, ils voulaient savoir, afin de chanter avec intelligence et de glorifier davantage Celui qui est à la fois lumière et amour, vérité et charité. #### XII. -- La liberté d'esprit. En écrivant ces mots, *la liberté d'esprit,* nous sentons la nécessité d'en donner la définition. On a, de nos jours, tant abusé du mot de liberté, qu'il devient indispensable de prendre les plus grandes précautions pour ne pas tomber dans quelqu'un des préjugés ou des erreurs modernes se parant du beau nom de liberté. Donc, par la liberté d'esprit, nous entendons l'état d'une âme que rien ne gêne dans son élan vers la perfection, dans son essor vers Dieu. Saint Benoît veut que son disciple ait l'âme bien à l'aise, l'esprit bien en paix. Si, extérieurement, il lui impose une discipline exacte, une règle qui au premier regard semble sévère, il n'y a là pour ainsi dire qu'un jeu innocent par lequel l'homme extérieur est réformé, l'homme intérieur mis en liberté. 273:805 C'est là un grand travail, et saint Benoît ne fait aucune difficulté d'avouer que les commencements en sont quelque peu pénibles. *Via salutis non nisi angusto initio incipienda* ([^55])*.* C'est le travail indispensable pour dégager l'âme des entraves qu'elle a apportées avec elle en venant du monde. Le péché et surtout l'habitude du péché, le dérèglement des affections, les misérables exi­gences d'une vie trop sensuelle sont autant d'obstacles à la sainte liberté de l'enfant de Dieu. Ce n'est pas sans peine que l'on se déprend de tant d'entraves ; mais, à mesure que l'on s'en dégage, la peine diminue, puis elle disparaît bientôt, et le moine devenu obéissant ne trouve plus dans la Règle rien de pesant, rien de difficile. *Nihil asperum, nihil grave* ([^56])*.* Peut-être en commençant il se traînait plus qu'il ne marchait ; toutefois il avançait, c'est l'important. Dès la première heure, saint Benoît demande que son disciple soit de bon cœur. *Admonitionem pii patris libenter excipe*. Il veut qu'il soit alerte, bien décidé. *Si Dieu te crie :* Qui veut la vie éternelle ? *Réponds-lui :* Moi ! Comment marchera celui qui a ainsi commencé ? Après la difficulté de la première heure, difficulté qui n'existe pas toujours, et qui ne dure guère quand elle se présente, la voie de Dieu s'élargissant, la bonne volonté grandissant, le disciple de saint Benoît court plus qu'il ne marche. Saint Benoît le dit nettement, et dans le seul *Prologue* de la Règle, nous trouvons jusqu'à trois fois ce terme de *courir*. 274:805 « Si nous voulons arriver au ciel, dit le saint patriarche, on n'y arrive qu'en courant : *Nisi cur­rendo minime pervenitur*. » Et plus loin « Il faut courir et faire maintenant ce qui nous doit profiter pour l'éternité : *Currendum et agendum est modo quod in perpetuum nobis expediat.* Vers la fin du même *Prolo­gue,* saint Benoît répète encore son mot favori « Le cœur dilaté, dit-il, avec une inénarrable douceur d'amour, on court dans la voie des commandements de Dieu : *Dilatato corde, inenarrabili dilections dulcedine, curritur via mandatorum Dei* ([^57])*.* » Saint Grégoire le Grand rapporte un fait extrêmement intéressant que nous citons ici, car il a sa signification. Il y avait dans la Campanie un solitaire nommé Martin. Il demeurait dans une caverne, et y était attaché par une chaîne de fer rivée à son pied d'une part, et de l'autre scellée au rocher de la caverne. Saint Benoît apprit le fait de ce solitaire, et il lui fit dire : « Si tu es serviteur de Dieu, tu ne dois pas être tenu par une chaîne de fer, mais par la chaîne de JÉSUS-CHRIST : *Si servus Dei es, non teneat te catena ferri, sed catena Christi* ([^58])*.* » Le solitaire obéit aussitôt à la voix de saint Benoît : la chaîne de JÉSUS-CHRIST lui suffit en effet, car après avoir quitté sa chaîne de fer, il demeura de même prisonnier dans sa caverne. Saint Benoît, nous crie à tous la même chose : *Non teneat te catena ferri :* laissez tomber les chaînes de fer de vos péchés*,* de vos passions, de vos volontés ; il est une chaîne plus salutaire, plus douce, plus légère, c'est la chaîne de JÉSUS-CHRIST : *catena Christi.* Toutes les autres chaînes sont des fardeaux, elle-ci est la liberté même ; nous ne la portons pas, c'est elle qui nous porte. Combien donc elle est souhaitable ! 275:805 Quand le disciple de saint Benoît a trouvé ce trésor, toutes les observances s'accomplissent sans aucune peine : *Absque ullo labore* ([^59])*.* Le secret de cette facilité du bien, c'est qu'on a appris à aimer le roi pour lequel on milite. On agit alors par le principe de l'amour de JÉSUS-CHRIST : *amore Christi* ([^60])*.* Cet amour nou­veau a fait naître un homme nouveau qui, avec des habitudes nouvelles, marche librement vers le ciel. *Consuetudine ipsa bona*. Alors les vertus chrétiennes et monastiques remplissent le cœur d'une suavité incompa­rable : *Delectatione ipsa virtutum.* Combien il est facile après cela de courir dans la voie : *Currendum et agen­dum est modo quod in perpetuum nobis expediat.* Le disciple ne court pas seul ; saint Benoît est avec lui, et il veille avec une sollicitude incomparable à ce que rien ne vienne ni troubler ni contrister le paisible habi­tant de la maison de Dieu. *Nemo perturbetur neque contristetur in domo Dei* ([^61])*.* A l'extérieur rien ne trouble le moine fidèle, tout est si bien réglé dans la maison de Dieu ! A l'intérieur rien qui puisse le contris­ter : il y a près de lui un père qui veille toujours, et un Dieu qui aime sans jamais interrompre l'acte divin par lequel il nous aime. Il avait goûté cette doctrine, l'auteur qui écrivait : « Ô Seigneur mon Dieu, délivrez-moi de mes pas­sions, et guérissez mon cœur de toutes ses affections déréglées, afin qu'intérieurement guéri et bien purifié je devienne apte à aimer. 276:805 « C'est une grande chose, l'amour : c'est un bien tout à fait grand. Lui seul il rend léger tout fardeau ; il donne à l'amertume même la douceur et la saveur. « L'amour veut être en haut : l'amour veut être libre. « L'amour vole, court, se réjouit : il est libre, rien ne le retient. « Si quelqu'un aime, il comprend ([^62]). » #### XIII. -- Un Témoignage. La liberté d'esprit est un des biens que nous devons au christianisme ; saint Paul l'enseigne formellement : « Où est l'esprit du Seigneur, dit-il, là est la liberté ([^63]). » Et ailleurs : « Vous avez été appelés à la liberté, mes frères ([^64]). » Cette même liberté est un des caractères de l'esprit de saint Benoît. Voici à ce sujet un témoignage particulière­ment intéressant. Nous le devons au savant et pieux P. Faber, de l'Oratoire de Londres : « Où règne la loi de Dieu, où souffle l'esprit du CHRIST, là est la liberté. Nul ne peut lire les écrivains spirituels de l'ancienne école de saint Benoît sans remar­quer avec admiration la liberté d'esprit dont leur âme était pénétrée... C'est précisément ce que nous avons le droit d'attendre d'un Ordre dont les traditions sont si respectables. 277:805 Ce serait un grand bien pour nous que de posséder un plus grand nombre d'exemplaires et de traductions de leurs œuvres. Sainte Gertrude en est un bel exemple. Elle respire partout l'esprit de saint Benoît... L'esprit de la religion catholique est un esprit facile, un esprit de liberté ; et c'était là surtout l'apanage des Bénédictins ascétiques de la vieille école. Les écrivains modernes ont cherché à tout circonscrire, et cette déplorable méthode a fait plus de mal que de bien ([^65]). » #### XIV. -- La lumière en toutes choses. Au chapitre XLI de la Règle, saint Benoît, traitant de l'heure des repas, statue qu'en Carême on dînera après Vêpres, mais de telle manière que le repas soit terminé à la lumière du jour. Après avoir disposé toutes choses pour qu'il en soit ainsi, il ajoute, pour terminer tout le chapitre, cette réflexion : Que tout se fasse avec la lumière : *Cum luce fiant omnia.* Nous disions dans un chapitre précédent : il faut savoir ! Et nous croyons pouvoir rapprocher ce mot de la maxime de saint Benoît : *Cum luce fiant omnia*. Que tout se fasse avec la lumière. L'esprit des saints, formé à l'école de l'esprit de Dieu, est comme celui-ci, à la fois un et multiple. Nous lisons au livre de la Sagesse que l'Esprit Saint, Esprit d'intelli­gence, est un et multiple : *Spiritus intelligentia Sanctus, unicus, multiplex* ([^66])*.* 278:805 De même l'esprit des saints est *un,* parce que tout entier il se recueille en Dieu et en sa sainte volonté ; il est *multiple,* parce que dans son unité il embrasse l'immense étendue des voies de Dieu et tout l'ensemble si harmonieux des moyens d'arriver à lui. Aussi, quand à l'occasion des repas saint Benoît voulait que *tout se fit avec la lumière,* son esprit allait bien au-delà des mots écrits par lui dans la Règle. Le *tout* se dilatait, et à la lumière du jour se superposait la lumière spirituelle, celle que Dieu verse dans les âmes. Les âmes, elles aussi, ont leur lumière et leurs repas. Elles se nourrissent de l'éternelle vérité, elles se désaltè­rent à la fontaine de vie. L'heure bénie de ces repas célestes c'est la prière, c'est la psalmodie, c'est le sacrifice eucharistique, c'est la communion, et plus tard le ciel avec la claire vue de Dieu. Or, en toutes ces choses, il y a une lumière que saint Benoît souhaite à ses enfants. Il faut savoir ! Les ténè­bres ont quelque chose d'attristant, de répugnant, de terrifiant. Au point de vue même matériel, saint Benoît ne veut pas qu'il y ait des ténèbres dans le monastère : une lampe doit éclairer le dortoir jusqu'au jour. A plus forte raison pour les âmes, il faut la lumière. Le demi-jour ne suffit pas ; la foi elle-même cherche mieux que la foi : *Fides quœrit, intellectum*, c'est le mot de saint Anselme. Il faut la lumière, et il la faut pleine et entière, Notre-Seigneur l'a dit en parabole : *Ayez à la main un flambeau allumé* ([^67])*.* Et saint Paul disait et écrivait à ses fidèles : *Vous êtes enfants de lumière, hommes de grand jour : nous ne sommes pas gens de nuit, ni de ténèbres* ([^68])*.* 279:805 Quand, environné de ses frères, saint Benoît chantait l'*Ambrosianum,* l'hymne de saint Ambroise : *Splendor paternae gloriae,* comme il devait goûter Celui qui est *la lumière,* Celui qu'il trouvait là appelé *Tout aurore. Aurora totus.* Pour nous tout aurore, pour les anges tout lumière en son midi. Ravi de joie dans les splendeurs de cette aurore, il savourait la douceur des divines illuminations, et en attendant le grand jour de l'éternité, il pénétrait déjà dans les profondeurs des clartés supérieures... « Les frères dormaient, saint Benoît, debout à sa fenêtre, était en prière dès avant l'heure de Matines. Il leva les yeux et tout à coup vit venir d'en haut une si grande lumière que toutes les ténèbres furent dissipées par une splendeur bien supérieure à la lumière du jour. Et dans cette splendeur qui n'était pas de la terre, le saint vit le monde entier amené devant lui et réuni comme sous un seul rayon de soleil ([^69]). » Quand, après de telles grâces, saint Benoît revenait à ses frères pour régler les choses même les plus com­munes de la vie, il disait avec un sens très profond : Que tout se fasse avec lumière : *Cum luce fiant omnia.* Il faut noter encore que ces harmonies merveilleuses qui remplissaient l'âme du saint s'étendaient jusqu'à la forme dont se revêtait sa pensée. Comme *travaillée, poétisée* par une inspiration céleste, l'expression prenait la forme d'un vers iambique de toute beauté : *Cum luce fiant omnia.* Vraiment, il serait bon, il serait doux de lire ainsi, de lire souvent dans l'esprit des saints. 280:805 #### XV. -- La gloire de Dieu en toutes choses. Lisons encore une fois dans l'esprit de saint Benoît. Nous l'avons entendu prescrivant la lumière en toutes choses, écoutons-le chantant la gloire de Dieu en toutes choses. Au chapitre LVII de la Règle, saint Benoît édicte diverses prescriptions relatives aux ouvriers, aux *artistes* qui peuvent se trouver au monastère. Il veut que leurs ouvrages soient vendus au-dessous du prix fixé parmi les séculiers, et, voulant donner à la loi qu'il porte une fin toute surnaturelle, il termine par cette admirable sen­tence : « Afin qu'en toutes choses Dieu soit glorifié : *Ut in omnibus glorificetur Deus.* Une enfant *sans lettres* avait un jour lu quelques chapitres de la Règle de saint Benoît. Elle en était émerveillée et rendait ses sentiments par ces mots : Comme cela mène droit à Dieu ! Oui, droit à Dieu ! C'est là qu'est tout saint Benoît. Droit à Dieu, et il faut non pas y aller, mais y courir. Saint Benoît le dit à trois reprises dès le prologue de la Règle, il le répète encore au dernier chapitre. Il dit : « Courons tout droit à notre Créateur : *Recto cursu perveniamus ad Creatorem nostrum* ([^70])*.* » 281:805 On comprend que le but étant ainsi bien déterminé, Dieu, le moyen de l'atteindre bien défini, la course, on comprend que saint Benoît veuille qu'en toutes choses Dieu soit glorifié. *Ut in omnibus glorificetur Deus.* Nos pères attachaient à cette belle maxime un prix inestimable. Ils l'avaient au cœur à l'exemple de leur Père : elle leur était très familière, et volontiers ils l'écri­vaient avec les seules initiales des mots latins : U. I. O. G. D. Donc, avec saint Benoît, disons : *Qu'en toutes choses Dieu soit glorifié !* Avec lui, courons ! Avec lui, droit à Dieu ! Père Emmanuel. 282:805 ## NOTES CRITIQUES ### Léon Bloy *Choix de textes\ par Maurice Bardèche\ *(*Éditions du Rocher*) Depuis saint Paul, l'étude de l'Écriture est fondée sur le système des *figures.* Chaque événement, chaque personnage de l'Ancien Testament, en même temps que sa réalité propre et la signification qui en découle immédiatement porte un sens prophétique. Il parle du Christ, qu'il annonce, mais cela n'est devenu clair que par l'Incarnation. Le Moyen Age a de la même façon considéré la Nature comme un autre Livre de Dieu, que l'homme doit déchiffrer comme il déchiffre la Bible. L'originalité, la force de Léon Bloy est d'avoir étendu ce décryptage à l'histoire, au sens le plus large, puisque les moindres faits de sa vie quotidienne deviennent pour lui des signes, dont il doit tirer le sens, et font allusion au drame unique de la chute et du salut. 283:805 Cela, dès *le Désespéré,* où il écrit au sujet de Marchenoir -- Caïn Marchenoir, son dou­ble, -- : « Ainsi qu'il l'avait confié à son ami, il rêvait d'être le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corro­borative de l'autre Révélation... », Et dans *l'Ame de Napo­léon,* il confirme : « L'Histoire est comme un texte liturgique où les iotas et les points valent autant que des versets ou des chapitres entiers, mais l'importance des uns et des autres est indéterminable et profondément cachée. Si donc je pense que Napoléon pourrait bien être un iota rutilant de gloire, je suis forcé de me dire, en même temps, que la bataille de Fried­land, par exemple, a bien pu être gagnée par une petite fille de trois ans ou un centenaire vagabond demandant à Dieu que sa volonté fût accomplie sur la terre aussi bien qu'au ciel. » Si on peut d'emblée estimer que cet exemple est fondé sur la croyance à la réversibilité des mérites, il est clair que l'ensemble du système a besoin de deux postulats, tout à fait orthodoxes, il me semble : 1. il n'y a pas de hasard ; 2. le monde est un système de correspondances, où se répandent non seulement « les parfums, les couleurs et les sons », mais par de vastes enchaînements d'analogies toutes les réalités. C'est dans cette perspective qu'il faut replacer la dérou­tante remarque de Bloy sur la coïncidence entre la première communion de sa fille et l'éruption du mont Pelé, à La Martinique : « 30.000 morts en quelques secondes, à l'heure précise de la première communion de Véronique ! Le hasard n'existant pas, cette extermination était indispensable pour que fût contrebalancé, dans l'infaillible Main, l'acte prodi­gieux de notre enfant. » Cas extrême, évidemment. Le rapprochement des deux faits deviendrait insensé si l'on pensait -- comme nous y sommes portés machinalement -- que chaque première com­munion, et pourquoi pas, chaque communion, rencontre de Dieu et de l'homme, doit se payer d'un tel prix. Mais il n'est nullement question d'une telle folie. Il s'agit d'entrevoir le mystère contenu dans la réalité la plus banale, dès qu'y intervient Dieu (et à quelle réalité peut-il être étranger ?). 284:805 D'une manière non mieux concevable, mais qui prend un air de simple bon sens parce qu'il s'agit de dimensions que nous ne considérons pas volontiers, Bloy écrit : « L'épouvan­table immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus "dans un miroir". » Allusion à saint Paul, comme il est inutile de le rappeler. Léon Bloy est aussi l'auteur de définitions qui prennent l'allure de *garde-fous,* pour ceux qui ne veulent pas céder au courant : « Qu'est-ce que le hasard ? C'est le nom moderne du Saint-Esprit. » (Cf. ce que nous avons noté plus haut.) « Qu'est-ce que le suffrage universel ? C'est l'élection du père de famille par les enfants. » Celle-là est trop assurée, certaine, et tranchante pour qu'on ose la livrer au socialiste ordinaire. Il ne la comprendrait pas sans troubles graves. Et voici le secret de l'histoire : « Les domestiques deve­nant les maîtres et les maîtres devenant les domestiques, tel est le *secret* de l'évolution historique de tous les siècles. » Voilà une *philosophie* qui a rarement été commentée, les Sorbonnes pariant plutôt, avec une naïve vanité, sur le progrès indéfini qui, évidemment, rejaillit sur elles et accroît leur lustre. Encore une ou deux citations, pour le plaisir. « Mon premier voyage en *métro.* Travail gigantesque, j'y consens, et même non dénué d'une certaine *beauté souterraine *; mais quel bruit infernal. Danger certain, mort probable -- et quelle mort ! -- toutes les fois qu'on descend dans ces catacombes. Impression de la fin des sources, de la fin des bois frissonnants, des aubes et des crépuscules dans les jardins du Paradis. Impression de la fin de l'âme humaine. » Soit dit au passage, quand Bloy consent à être simple, et à oublier le vocabulaire *coruscant* qui avait fait sa gloire au *Chat noir* (car il y est allé), quelle force, quelle vérité dans sa phrase. Ici, il montre en plus un flair très rare de son temps. 285:805 Il décrit en 1900 le métro tel qu'il est parfaitement reconnu en 1990 : infernal. Jünger a noté depuis longtemps cette capacité à deviner les rapports à peine visibles et à flairer l'avenir. C'est une des raisons pour lesquelles il lit Bloy, si irritant pour un Prussien comme lui. Autre prescience chez Léon Bloy. Parlant d'un prêtre, il note : « L'idée que le Canon de la Messe pourrait être remanié ne le trouble pas. Moi, j'y découvre un principe de désespoir. » Encore : « On ne veut absolument plus de Dieu, nos évêques eux-mêmes l'ayant, disqualifié. Alors, c'est bien sim­ple : *Dieu se retire.* » Et, voyant la guerre éclater en Europe en 1914 -- on pourrait dire : faire éclater l'Europe -- il note : « La guerre future contre l'Église dont cette guerre infâme ne paraît être que la préfiguration... » Ou bien ceci (qui aurait dû plaire aux gens de *Planète,* s'ils avaient eu accès à Léon Bloy) : « Ce qui se passe n'est pas autre chose qu'une grimace atroce du Démon, une *singerie du Futur* plus abominable que les autres. » Toutes ces notes (et en voici une autre sur l'auto, toute nouvelle alors, et définie comme « instrument de fuite », on l'a bien vu en 40) sont tirées du *Journal,* et je n'ai pas voulu donner les dates, pour inciter à y aller voir. La vie de Bloy fut ainsi une méditation sur le sens réel du monde où il vivait, ce monde à travers lequel Dieu parle. Maurice Bar­dèche, qui a récemment consacré un ouvrage à l'auteur de *La Femme pauvre* (voir les éditions de la Table ronde) vient d'établir un choix de textes selon un dessein nouveau. Il montre l'homme, et aussi le pèlerin de ces paysages spirituels que devenaient pour lui aussi bien une page de l'Écriture sainte que le redoutable visage de son épicier. Bloy le considé­rait avec la même curiosité ardente, le même désir de com­prendre. Roland Barthes, qui a d'ailleurs si mal écrit sur lui (il n'y comprenait rien), a entrepris de telles « lectures » de la réalité dans *Mythologies.* Sa clé était le marxisme. Ses études sont ingénieuses, mais courtes. Bloy est beaucoup plus nour­rissant (et résiste mieux au temps). 286:805 Le choix fait par Bardèche est excellent. J'aurais aimé, pour ma part, y trouver un peu plus de citations du *Journal,* et on a vu ci-dessus que j'ai essayé de compenser cet oubli. Que peut-on reprocher à Bloy ? Pour ma part, ce n'est pas son attente impatiente de la fin des temps, ni ce que peut avoir de forcé, pour un esprit raisonnable, son décryptage du réel ; c'est son style parfois trop apparent, « somptueux » comme on dit. Défaut qui marque surtout les premiers livres. Ils sont remplis de variations aux grandes orgues, de motifs glorieux éclatant en tumulte. On est écrasé, il faut le dire. Son génie s'épura en vieillissant. Voyez justement le *Journal* (quatre volumes dans l'édition des œuvres complètes, au Mercure de France) ou les *Méditations d'un solitaire en 1916.* Ce pauvre, ce mendiant ingrat, ce pèlerin du saint tom­beau -- ce sont les titres qu'il se décernait avec une grande justesse -- savait parler du Christ, et redonner à la foi chrétienne sa hauteur et sa profondeur, dans un temps où elle se trouvait aplatie par le style saint-sulpicien, avant de l'être aujourd'hui par l'hystérie révolutionnaire et « libératrice ». Il nous reste un an avant de célébrer le demi-millénaire de la découverte de l'Amérique. N'oublions pas que le premier ouvrage de Léon Bloy fut écrit pour demander la canonisa­tion de Christophe Colomb. Toujours d'actualité ! Georges Laffly. 287:805 ### Trois lectures de Bryan Houghton *Prêtre rejeté\ *(*DMM*) #### Première lecture L'histoire des conversions sert toujours à éclairer ou à aviver la foi de ceux qui sont nés dans l'Église. Le témoi­gnage du converti entré dans le giron romain a une valeur spéciale parce qu'il sait exactement ce qu'il a quitté, et ce qu'il à gagné au change. En publiant *Prêtre rejeté,* les mémoires de l'abbé Bryan Houghton, les Éditions Dominique Martin Morin ont réalisé une belle et bonne œuvre, car c'est le récit d'une conversion qui jette une lumière particulière sur les graves problèmes de notre temps. Anglican de naissance, Bryan Houghton, qui a passé ses jeunes années en France, a toujours été en contact avec le catholicisme. La comparaison entre deux liturgies qu'il connaît bien, l'anglicane et la catholique, a été le chemin de son retour à Rome. Bryan Houghton est un converti de la messe, de l'ancienne messe. On a presque envie de dire que sa conversion a été suscitée par la Providence pour rendre hommage à la messe... Mieux, sans doute, qu'un pratiquant de toujours, il a perçu la différence essentielle entre les cérémonies anglicanes, 288:805 ces « messes actives », simples mémoriaux de la Passion, et le saint sacrifice catholique : la messe vraiment théocentrique dont Notre-Seigneur est l'acteur principal, réellement présent, où le fidèle a un rôle de contemplation. Cette certitude formait la trame des deux précédents livres de Bryan Houghton mais c'étaient des romans. *La paix de Mgr Forrester* et *Le mariage de Judith* étaient déjà passion­nants. Dans *Prêtre rejeté,* on a l'impression de toucher à la réalité des choses, à une histoire et même à une tragédie vécue. Bryan Houghton, sachant ce que lui avait apporté la liturgie catholique, n'a pas supporté l'avènement de la messe en vernaculaire, face au peuple et pour le peuple, au détri­ment de Dieu, la messe d'apparence protestante. Ne voulant en aucun cas désobéir à l'autorité qu'il avait acceptée par sa conversion, il a trouvé le moyen de ne pas se soumettre aux réformes en quittant son poste de curé de paroisse, pour se retirer en France où il a pu continuer de célébrer la messe selon l'ancien rite, en privé, avec l'accord implicite de l'évêque du lieu où il a élu domicile. « Prêtre rejeté » de l'Église catholique, Bryan Houghton raconte ces aventures avec humour et gravité. Humour parce qu'il est anglais. Même si le lecteur français ne se rend pas compte qu'il a entre les mains une traduction de l'anglais -- elle est très bien faite -- il goûtera l'auto-dérision britannique qui est très bien rendue... Gravité, aussi. Dans un des passages les plus intéressants du livre, l'abbé Houghton a reproduit le texte d'une confé­rence inédite sur « Prière, grâce et liturgie », prononcée par lui avant la rupture de 1969 et son nouvel Ordo obligatoire. C'est un magnifique plaidoyer pour la liturgie traditionnelle, en même temps qu'une profonde réflexion sur la nature de la prière. Bryan Houghton fournit là les meilleurs arguments contre la « participation » que la nouvelle liturgie veut impo­ser à tout prix, et à tort, parce qu'elle se fait, la plupart du temps, au détriment de la vraie prière qui est coopération avec le Saint-Esprit dans la contemplation du mystère divin. 289:805 Bryan Houghton se penche aussi sur les grands errements philosophiques et pseudo-scientifiques de notre temps. Ses réflexions sur l'évolutionnisme, théorie inventée pour discrédi­ter le dogme de la création et du péché originel, sont d'un intérêt particulier. Tout comme les lignes qu'il consacre à la cosmologie, sans doute la science qui conduit le plus facile­ment l'homme à Dieu en ce qu'elle lui montre, mieux que toute autre, la finalité et l'ordre de l'univers. L'auteur de *Prêtre rejeté* montre là qu'il se laisse passion­ner par tous les sujets, pour en tirer le meilleur. Son mode de réflexion posé et même un peu distant ajoute du poids à ses conclusions. On voit que sa vie n'a pas été guidée par des coups de tête, mais par la volonté scrupuleuse de ne jamais aller trop loin. Il n'a jamais abandonné ce qu'il aime, sa raison de vivre, mais il ne s'est pas révolté contre l'autorité : il ne la renie pas en ce qu'elle est légitime. Ce « prêtre rejeté », brillant, original, apparaît de ce fait comme un homme assez solitaire. Né dans une famille culti­vée et aisée, il a pu faire ses choix librement, il ne parle pas de soucis matériels. Il a quitté ses responsabilités paroissiales pour Dieu -- mais n'est-ce pas la meilleure part, et la première responsabilité ? A une même époque, depuis 1969, les laïcs ont été beaucoup plus désemparés. L'abbé Houghton souligne qu'ils ont été victimes d'une odieuse variété de « cléricalisme » : on leur a hiérarchiquement imposé une réforme contestable sans leur donner la possibilité de contester. Et ce sont eux, d'abord, qui ont réclamé le maintien du latin, de la solennité, de la messe priante et contemplative, ajoute Bryan Houghton. Mais les laïcs, eux, n'ont pas eu le choix de la retraite solitaire... Les paroles de Bryan Houghton pour Mgr Lefebvre peuvent sembler excessives : des laïcs lui doivent, en beau­coup de lieux, le maintien du rite de saint Pie V. 290:805 Cela dit, la préoccupation de Bryan Houghton pour les âmes des fidèles, de tous les fidèles, est manifeste. Et son témoignage de converti-réfugié de l'ancien rite contribue, aussi bien que les batailles d'autres « réfractaires », à le maintenir à l'honneur. Jeanne Smits. #### Seconde lecture Ce qui m'impressionne surtout dans ce livre de mémoires, c'est la souffrance sous-jacente qu'on lit à travers les lignes et que n'arrive pas à dissimuler un humour aristocratique, très britannique. La vie de ce prêtre est un déchirement depuis le jour de l'entrée en vigueur (obligatoire) de la nouvelle messe dans son diocèse. Souffrir pour l'Église, quelle âme sacerdotale ne s'en réjouirait pas devant Dieu ? Mais lorsque c'est par l'Église elle-même, du fait qu'on est fidèle à sa conversion et d'autant plus qu'on y est fidèle, voilà qui est autrement héroïque ! Sa souffrance, Bryan Houghton la cache pudiquement derrière son humour. Et derrière la souffrance des autres, prêtres ou laïcs, victimes -- comme lui -- de la révolution liturgique et dont il se fait le porte-parole avisé. Mais sa compassion est trop forte pour qu'on n'y devine pas les secrets d'une âme profondément touchée. En témoignent ces quelques extraits assez poignants : « ...Un point que je n'arrive pas à comprendre. La religion chrétienne requiert de chacun qu'il manifeste un minimum de charité, évite de faire de la peine, allège la souffrance des autres, etc. 291:805 Mais voici que l'Église catholique se montre fort peu charitable, qu'elle cause chez ses dévots de vives souffrances et qu'elle cherche par tous les moyens à éviter d'alléger les souffrances qu'elle-même a provoquées. C'est invraisemblable. Il est assez surprenant que deux mille évêques et des prêtres par centaines de mille aient partie liée pour propager la souffrance, mais il est beaucoup plus remar­quable encore que ceux qu'ils font souffrir reconnaissent toujours l'Église, croient toujours en elle et l'aiment toujours... » « Je me demande cependant quand le pape, les cardinaux, les synodes, les évêques, les abbés mitrés, les monsignores, les supérieurs religieux, les doyens, les chanoines et les révérends pères mesureront la somme de souffrance gratuite qu'ils ont infligée ? » « Collectivement, ils \[les évêques\] sont tous solidaires dans l'acte de cruauté le plus affreux que l'Église ait jamais perpétré : ils ont privé des millions de fidèles de la messe qu'ils aimaient. La cruauté des Guerres de religion ou de l'Inquisition espagnole pâlit en comparaison : elles touchaient beaucoup moins de monde, beaucoup moins profondément et elles étaient beaucoup moins injustes. Les prêtres qui se cramponnent à la messe de leur ordination ne sont pas conduits au bûcher, c'est vrai. Peut-être vaudrait-il mieux qu'ils le soient, comme Jeanne d'Arc par Mgr Cauchon, bon élément parmi tant d'autres, très vraisemblablement... » Paroles terribles pour les « bourreaux » obstinés de la tradition. Et qui me sont apparues d'autant plus terribles que je les ai lues au moment où le nouveau président de la conférence des évêques français esquissait, au nom de ses confrères, ce dérisoire *mea culpa *: « Tournés vers les hommes, nous leur demandons pardon pour nos divisions entre chrétiens qui contredisent notre mission \[au service de la communion\]. Nous leur demandons pardon pour nos querelles au sein de l'Église, pour nos paroles d'exclusion, pour nos attitudes hautaines et pour tout ce qui fait paraître l'Église dure et intransigeante. » 292:805 Que vaut sérieusement ce « pardon aux hommes » ? Par­don abstrait et général, adressé à la ronde comme un coup de sifflet furtif et n'engageant visiblement en rien ses auteurs quant aux « querelles » (im)proprement dites. Celles faites notamment aux prêtres et aux fidèles rétifs à la rupture conciliaire de l'Église avec sa tradition liturgique (si tant est que ces « querelles » -- là soient même visées...). Attitude en tous les cas pour le moins désinvolte, qui fait comme si cette rupture n'en avait pas été vraiment une ou, du moins, n'avait pas été réellement crucifiante pour des millions de catholiques. Il faut voir, du reste, comment nos évêques font cas aujourd'hui de la demande réitérée de Jean-Paul II pour que l'indult de 1984 (permettant la messe traditionnelle) soit appliqué généreusement... Combien de prêtres, de religieux, de fidèles ont versé dans le désespoir ou le ressentiment parce qu'on les a traités avec une injustice et une violence inouïes, comme des lépreux ou des « maudits », parce qu'ils voulaient simplement maintenir la religion de leurs pères ? C'est cela que livre essentiellement le testament du Révé­rend Houghton, comme un cri personnel qui fait écho à tant d'autres, la clameur des « rejetés » de l'Église pour cause d'amour trop vif de la tradition ! Certes, l'abbé Houghton focalise surtout son propos sur la nouvelle messe qui a fait rompre l'Église avec sa tradition liturgique, négligeant l'autre rupture capitale de la crise qui est celle du catéchisme -- les deux ruptures se répondant d'ailleurs réciproquement l'une à l'autre, selon la formule fameuse du cardinal Journet : « La liturgie et la catéchèse sont les deux mâchoires de la tenaille avec laquelle on arrache la foi. » Reste que ce livre d'un converti constitue en quelque sorte un décisif « témoignage de moralité » pour la tradition. Dans le procès inique que notre temps de Cauchons veut lui faire... 293:805 Il apporte en outre une leçon d'espérance. Bien sûr, l'Église lui a fait mal ! Cela se sent suffisamment. Croix de l'incompréhension et de la contradiction, croix de l'exil et du rejet, croix de l'injustice et de l'humiliation, croix de l'ingrati­tude et de la désillusion, croix de l'indifférence et du mépris... Mais ces visages multiples de la croix ne le scandalisent ni ne l'effraient jamais totalement. Point de révolte dans ces lignes... Disciple de Chesterton, il y met assurément beaucoup d'humour, ne se prenant guère au sérieux, voyant le côté drôle des choses même dans les situations les plus désagréa­bles et les plus tragiques. Mais, manifestement, il n'y a pas que l'humour qui aide cet homme à cheminer dans sa vie de rejeté. Il y a la grâce qui lui fait espérer surnaturellement contre tout espoir humain. Le prêtre traditionnel, non sans difficul­tés, assume le mal de l'Église, souffrant par Elle et pour Elle à cause du mystère du Christ, du mystère de la Croix et du mystère de l'Église qui a les paroles de la vie éternelle. Fort dans la foi, il résiste à ce mal, affrontant avec mérite le mystère d'iniquité et se défendant comme il peut et il dit « Pourquoi me frappes-tu ? » (Jean, XVIII, 23). Car le disci­ple n'est pas au-dessus du Maître. La croix de la « Tradition. », comme celle du prêtre rejeté mais soumis à l'Église visible, est lourde à porter. C'est celle-là pourtant que Dieu taille à notre mesure : « *Tollat crucem suam.* » *Suam* et non une autre. Ce n'est jamais pour rien que Dieu permet la souffrance dans l'Église militante. Oui, il y a tous ces évêques prévarica­teurs. Mais il y a aussi ces abbayes bénédictines qui ont opté pour l'ancienne messe et qui sont « comme les usines atomi­ques : elles sont totalement coupées d'un monde sur lequel rayonnent leur spiritualité et leur culture ». Oui, conclut l'abbé Houghton : « Il est vrai que les abbayes auront à se battre avec des évêques barbares -- mais ces barbares finiront par ouvrir la voie à la civilisation. » Rémi Fontaine. 294:805 #### Troisième lecture On ne s'étonnera sans doute pas, si je dis que ce qui m'a le plus intéressé dans le livre du Père Houghton, c'est le récit de sa conversion. Quand un converti rencontre un autre converti, que se racontent-ils si ce n'est des histoires de convertis ! Lesquelles sont, à la fois, entièrement différentes dans leurs modalités et profondément identiques dans leur finalité. Pour lui faire reconnaître la vérité du catholicisme, un exposé concis, mais particulièrement pertinent de ce qu'il est a suffi. En quelques mots, un de ses jeunes condisciples a exprimé ce qu'était la foi catholique. Certes, le garçonnet que le futur prêtre était alors n'est pas devenu catholique le lendemain matin. Mais la graine était semée : elle ne devait jamais cesser de croître jusqu'à cette maturité religieuse que fut son entrée dans l'unique Église. De l'aveu même du Père Houghton, il n'a rien appris d'essentiel sur le catholicisme depuis ce jour-là, quand le pieux et zélé jeune homme témoigna de l'espérance qui était en lui. Heureux temps où l'on pouvait, d'une phrase, dire authentiquement ce qu'est la foi catholique ! Aujourd'hui, que de circonlocutions embarrassées pour définir ce qu'est l'Église : on n'ose plus affirmer qu'elle est la seule Église fondée par Jésus-Christ et qu'elle possède, seule, la plénitude de la vérité. Alors, on suggère, certes, qu'elle est, non pas la bonne, mais plutôt la meilleure et que les autres ne sont pas si mauvaises que ça ! Que reste-t-il de ces explications dans l'esprit du chercheur de vérité ? 295:805 L'itinéraire du Père Houghton me conforte dans l'idée qu'avant l'adhésion de l'intelligence et de la volonté à la vérité révélée, celle-ci est l'objet d'une saisie intuitive globale. L'intel­ligence spéculative peut la rejeter, il n'empêche : elle est comprise. Dans cette perspective, que je ne crois pas hétéro­doxe, l'œuvre du Saint-Esprit sur le chemin de Damas a été moins de révéler à saint Paul -- alors Saul -- la vérité que de l'y faire adhérer, du cœur, de la volonté et enfin de l'intelligence. \*\*\* Un autre aspect m'est apparu intéressant pour nous qui vivons dans un pays latin où le catholicisme est largement majoritaire. Nous avons peine à imaginer ce qu'est la situa­tion de nos frères catholiques dans des régions où la foi catholique est minoritaire. Dans la première paroisse qui fut la sienne, la communauté catholique était cette « secte » marginale et originale, vaguement suspecte politiquement mais religieusement négligeable. Ce qu'il a fallu d'efforts au Père Houghton pour faire exister sa petite communauté face au géant anglican ! Efforts proprement apostoliques : il a converti les hérétiques, prêché, baptisé. Efforts temporels : il est significatif que sa première initiative, en arrivant dans sa paroisse, fut d'ouvrir une école. Bien entendu, ces préoccupation éducatives et sociales étaient tout entières ordonnées à heur fin apostolique. Quelle folie que d'affirmer que la foi catholique, pour se propager, peut se passer des institutions chrétiennes ! L'indifférentisme œcuménique a brisé le ressort du zèle apostolique qui est le ferment de la chrétienté. Le Père Houghton nous rappelle que la propagation de la foi est un combat, qui, pour être surnaturel, n'en est pas moins une vraie lutte contre les puissances d'erreur. \*\*\* 296:805 On comprend que le Père Houghton n'était pas prêt à accepter une protestantisation de la foi catholique dans ce qu'elle a de plus précieux : la sainte messe. Du jour au lendemain, il a donc démissionné de toutes ses fonctions pastorales et il s'est réfugié en France, terre de chrétienté, mais qui, hélas, était en proie au même drame. La solution adoptée par le Père Houghton, malheureusement, n'était pas accessible à tous les prêtres. Sa fortune personnelle lui per­mettait d'être financièrement indépendant des autorités ecclé­siastiques. On notera que la position de l'épiscopat catholique anglais était plus « libérale » -- dans le meilleur sens du terme -- que celle de l'épiscopat français. La messe de S. Pie V ne fut pas totalement bannie. Il était possible de la célébrer. Mais cela n'a pas influencé sa prise de position, c'est qu'au-delà de l'aspect juridique, c'était de vérité qu'il s'agissait. S'il me fallait donner un autre titre à ce livre attachant, c'est « *témoignage pour la vérité* » qui s'imposerait à moi. Que de gâchis n'a-t-elle pas entraîné, cette crise de l'Église ! C'est un crève-cœur que de voir tant de bons, de saints, d'intègres prêtres, joyaux du sacerdoce catholique, réduits à l'inactivité, à l'exil, géographique ou intérieur. Ce sera là un des mystères que les historiens auront à creuser : par quelle aberration, l'Église, une, sainte, catholique, apostolique et romaine a-t-elle pu se priver des meilleurs de ses fils ? Mais si l'Église subsiste, c'est peut-être grâce à eux, malgré tout. Leur fécondité est toute surnaturelle. Privés d'un plein ministère apostolique, ils se consument dans l'offrande silencieuse, la prière, la réparation. Ils sont la semence des chrétientés futures contre les portes desquelles bat notre invincible espérance. Guy Rouvrais. 297:805 ### NOTULES #### Hello, Reeves ! Il a des côtés fort sympathiques, Hubert Reeves, cet astro­physicien québécois installé en France, dont le dernier livre s'arrache (*Malicorne,* éd. Seuil, 212 p.). Il est ravi du petit choc qu'il provoque toujours quand il fait voir à des amis, dans son télescope, Saturne ou la galaxie d'Andromède. Et du malaise général qui s'empare des savants si quelqu'un pose la question de Dieu... « Quand le meneur de jeu aborde un autre sujet, on respire. L'épreuve est terminée. On se retrouve entre gens bien élevés. » Dieu, nous dit-il, est le grand refoulé du monde moderne. Et pourtant les physiciens ne croient plus aujourd'hui à la Raison ni au Hasard comme explication du monde. L'univers est imprévisible. « On dirait plutôt la palette d'un peintre imaginatif, continuellement affairé à produire des effets inédits. » Mais Reeves s'arrête là. Il retombe ensuite dans les ornières du prêt-à-penser : toutes les religions se valent, ce sont comme des sagesses orientales, « chacune touche à des aspects cachés de la réalité » ; et du coup il se dispense de (re)lire l'Évangile : les « citations » qu'il en donne sont toutes fausses ! Les astrophysiciens ont découvert que l'univers a une His­toire. Mais ils n'ont pas encore découvert qu'un seul dieu, le vrai Dieu, s'inscrit dans l'Histoire. Les chiffres de l'avortement Même demi-lucidité, ou demi-courage, dans le domaine moral. « Après la conception débute une trame de développe­ment continu qui ne permet aucun découpage. 298:805 L'avortement est un meurtre. La mère, pour se justifier, invoque la légitime défense. Mais l'enfant, s'il pouvait s'exprimer, ferait valoir son droit à l'existence. » Alors, Reeves est contre la loi Veil-Roudy ? Non, hélas. Pour éviter le conflit, il se retranche derrière les statistiques truquées selon lesquelles les avortements clandestins étaient aussi nombreux que les avortements légaux. Or, c'est faux, archi-faux. Il faut le dire et le redire aujour­d'hui où Claude Évin, Bruno Durieux, le journal *Le Monde* (9 janvier), *Ouest-France* du même jour, reprennent leur matra­quage mensonger. Il n'y avait pas 300.000, ni 260.000 ni 250.000 avortements par an en France avant la loi Veil. Les statistiques de l'I.N.E.D. furent délibérément truquées. Il y en avait environ 50.000 (cinquante mille), soit *trois fois moins* qu'à l'heure actuelle. La démonstration en a été faite par plusieurs démographes indépendants (Bel et Lagrange dans *Complot contre la Vie,* SPF, 1979 ; Jean Legrand dans *Itinéraires,* n° 322 d'avril 1988 ; etc.). L'I.N.E.D. en fut pour sa courte honte (voir sa réponse dans *Itinéraires* n° 327 de novembre 1988). Ne laissons pas le mensonge triompher, fût-il colporté par un astrophysicien de bonne volonté. Robert Le Blanc. #### *Entretiens avec Paul Morand *(La Table ronde) Il s'agit des deux entretiens qui ont été diffusés à la télévision dans l'émission « Les archives du XX^e^ siècle », et dont l'initiateur fut Jean-José Marchand. Il est précieux de pouvoir consulter ce genre de textes. Je suis surpris de ne pas trouver dans le volume la réplique qui avait tant frappé, où Morand exprimait sa tristesse devant « la fin de la race blanche ». Je ne m'explique pas cette omission. 299:805 Pour le reste, on admirera la simplicité et la vivacité de l'expression. C'est bien naturel, avec un écrivain comme Paul Morand ! Mais le français qu'on entend partout est si corrompu qu'on admire cette pureté (à ne pas confondre avec le *purisme*)*.* Ce genre de conversation peut être bien instructif. Je suis sûr que les auditeurs de cette émission ont été surpris d'entendre une affirmation aussi convaincue, aussi ferme de l'immortalité « Oh ! oui, je suis persuadé que l'âme est immortelle. » On retiendra aussi la formule sur la vieillesse, qui est « un combat d'arrière-garde ». Expression beaucoup plus juste que la hai­neuse déclaration (de Gaulle visant Pétain) selon laquelle elle est « un naufrage ». Et, avant d'arrêter, retenons aussi cette note : « L'indépendance et la perte de temps sont devenues les deux grands luxes de notre époque. » Ce qui suffit presque à définir notre société, si on y ajoute le mensonge (car, par exemple, c'est cette société qui se définit comme celle « des loisirs »). Cela donne un avant-goût de ce qu'on pourra trouver, si Dieu nous prête vie et si les éditeurs libres existent encore, en l'an 2.000, dans le *Journal inutile* et la correspondance Morand-Chardonne, textes qui seront publiables à partir de cette année-là. Georges Laffly. #### Vier, le dernier tome *Littérature à l'emporte pièce *(tome 10, DMM) Voici donc le dixième et, nous dit l'éditeur, le dernier volume de cette série de critiques, si riche et si plaisante. Les dix volumes sont maintenant édités chez DMM, les Éditions du Cèdre ayant disparu. Je ne me donnerai pas le ridicule de présenter Jacques Vier, que les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent bien. 300:805 Sa curiosité, son érudition, sa liberté d'esprit font ici merveille, une fois de plus. J'ignorais l'hindouiste Jean Biès. Vier me donne envie de le lire. Il est parfait de précisions et de nuances sur les poètes bretons (mais on aimerait plus de citations) ; comme il l'est sur le bon Roucher, l'auteur des *Saisons,* un Montpelliérain plein des défauts de son siècle : la légèreté, l'outrecuidance, la naïve conviction que la civilisation commence, va commencer. On sait qu'il est mort sur l'échafaud avec Chénier. Se retrouvant sur la charrette, l'un d'eux se mit à dire les vers *d'Andromaque :* *Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle...* Mais assez sur ce Roucher, qui a écrit au moins un vers sublime : *Où repose un grand homme, un dieu vient habiter.* On trouvera dans ce volume un bel article sur le grand livre de François Léger *La Jeunesse de Taine* (quand aurons-nous la suite de cette biographie ?). Je crains bien que les repentirs de Jacques Vier sur George Sand n'arrivent pas à vaincre mon agacement, je dirai même : ma répulsion. Mais le plaisir de tels ouvrages est justement dans la variété des sujets. S'il fallait choisir, je désignerais la *Tentative d'exégèse du style maurras­sien,* étonnante explication de texte. Qu'on pardonne ce côté pion : dans une prochaine édition, il faudra corriger deux détails : p. 19, il s'agit de *Raymond* Picard ; p. 126 du *mystère* d'Ulysse. G. L. #### Michel Chrestien Jacques Silberfeld est décédé le 17 janvier à l'hôpital du Val-de-Grâce. Né le 4 juillet 1915 à Anvers, où son père était diamantaire, il était venu à Paris dès 1932 et il était resté ébloui par la langue et la littérature françaises. 301:805 Engagé dans la Légion étrangère en 1939, puis en 1941 dans la Résistance, où il prit le pseudonyme de Michel Chrestien -- allusion non à une conversion, mais au Cénacle des *Illusions perdues* de Balzac --, il est le dédicataire d'*Au Bon Beurre,* le roman de Jean Dutourd. Journaliste et traducteur, il collabora surtout à *La Nation française* de Pierre Boutang, avec Michel Vivier, Jean-Marc Dufour, Gustave Thibon, Jean Madiran, Pierre Andreu et quelques autres. François Franc. 302:805 ## DOCUMENTS ### Le mercantilisme dans la nouvelle liturgie *Il ne manquait plus que cela.* *Mais maintenant nous y sommes en plein. Le tableau est désormais complet.* *La* « *Revue des écrivains catholiques* »*, bulle­tin de l'Association des écrivains catholiques, a rendu publique une* « *Note* » *de Jean-Claude Didelot, directeur des éditions religieuses des Éditions Fayard, sur* « *la pratique du secrétariat de l'AELF en matière de droits de traduction* »*.* *L'AELF* (*Association épiscopale liturgique pour les pays francophones*) *est l'organisme bureaucratique qui agit en la matière au nom des conférences épiscopales francophones. Voici la reproduction intégrale de cette note sur les abus financiers d'un tel organisme.* L'Association épiscopale liturgique pour les pays franco­phones (A.E.L.F.) détient le copyright de la traduction des textes liturgiques en langue française. 303:805 Elle exige des éditeurs un droit de reproduction de 10 % sur le prix public hors taxes, proportionnellement à « l'encombrement » (sic !) de ces textes. Cette exigence se fonde sur des arguments diffusés dans une note intitulée : « fondements juridiques du copy­right de l'A.E.L.F » datée du 25 avril 1975. Cette note distingue deux plans : -- Les règlements et discipline de l'Église, qui lui don­nent le droit d'exiger une traduction approuvée des textes liturgiques. -- Le droit civil, national et international, et, plus particulièrement, la convention de Berne qui orga­nise le copyright... Il ne saurait être question de contester ces dispositions. Tout au plus pourrait-on souhaiter une modification de la terminologie qui retiendrait la notion de « devoir » en place et lieu de celle de « droits » ! Le problème qui surgit aujourd'hui tient au fait que l'A.E.L.F., s'appuyant sur des principes légitimes, en extrapole l'application en opérant, à son profit, un tri dans le droit canon aussi bien que dans le droit civil et les usages professionnels. Ainsi sont oubliées les dispositions du droit canon concer­nant les limites que l'Église s'oblige à respecter dans l'adminis­tration de ses biens : « L'Église peut acquérir des biens temporels par tout moyen juste selon le droit naturel ou positif qui le permet aux autres personnes (canon 1259) » et : « Compte tenu des droits, des coutumes légitimes et des circonstances, les Ordinaires veilleront par des instructions spéciales, dans les limites de droit universel et particulier, à organiser l'ensemble de l'administration des biens ecclésiasti­ques » (canon 1276-2). Ainsi, le fait de considérer la traduction de la Parole de Dieu comme un bien temporel (ce qui évite de tomber dans la simonie) n'autorise pas pour autant à sortir du droit naturel et à employer des moyens qui ne seraient pas « justes ». 304:805 C'est là qu'intervient l'application erronée, selon nous, que fait l'A.E.L. F. du droit national et international. En demandant des droits d'auteur de 10 %, cet organisme se place d'emblée hors des normes généralement admises pour des traductions dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas exclusives, et, circonstance aggravante, elle le fait en abusant d'une position dominante au point qu'elle est même un monopole. Les droits généralement pratiqués pour une telle traduction sont en réalité beaucoup plus proches de 2 %. Pour tenter de se justifier, l'A.E.L.F. prétend qu'elle fait œuvre originale d'auteur, ce qui est en contradiction avec le mandat reçu du saint-siège. C'est d'ailleurs parce qu'il ne saurait s'agir que d'une traduction fidèle, que le monopole est fondé ! Il est vrai qu'il ne manque pas d'exégètes pour contester la fidélité de ces traductions, mais peut-on valable­ment exciper d'une carence pour augmenter ses prétentions ? Les demandes de l'A.E.L.F se justifieraient si elles repo­saient sur le cumul de deux droits : -- Un droit de traduction non exclusif que nous avons estimé à 2 %. -- Un droit d'auteur portant sur les textes, ce qui supposerait que les textes en question ne soient pas dans le domaine public, que l'auteur demande des droits et enfin qu'il ait explicitement chargé l'A.E.L.F. de les percevoir à son profit. Examinons chacun de ces points : il est difficile de prétendre que la Bible n'est pas dans le domaine public et je ne sache pas que l'auteur réclame des droits ! Reste les textes liturgiques issus du dernier concile, il est évident que le saint-siège en est l'auteur et nous attendons que l'A.E.L.F. présente le mandat qui l'autorise à prélever de tels droits en son nom. Cette querelle dépasse largement son objet et met en évidence un certain nombre de problèmes qui perdurent plus de vingt ans après le concile Vatican II. 305:805 Tous trouvent leur racine dans une bureaucratisation excessive de l'Église de France qui dilue les responsabilités, isole les responsables, les empêche de s'adapter aux rapides mutations de la modernité, sclérose les meilleurs. C'est ainsi que l'A.E.L.F. poursuivant aveuglément sa propre logique en est venue à demander la destruction physi­que de tous les exemplaires du missel EPHATA, alors que cet ouvrage comporte des textes des cardinaux Lustiger et Decourtray, est revêtu de l'imprimatur de l'archevêché de Paris, et a fait l'objet d'une lettre d'encouragement explicite au nom du saint-père. Peut-on penser que les présidents des conférences épisco­pales francophones, au nom de qui agit cet organisme, aient voulu cela ! ! ! Par ailleurs, ne conviendrait-il pas de réexaminer des pratiques qui ne conviennent plus au moment où notre monde connaît les bouleversements que nous savons. Pour ne prendre qu'un exemple, l'Association des épiscopats de langue française ne devrait-elle pas envisager d'aligner ses procédures sur celles pratiquées dans les autres pays d'Europe... Ou, encore, la perception d'un péage de 10 % sur la Parole de Dieu est-elle compatible avec la Nouvelle Évangélisation à laquelle nous appelle l'Église ? Il est révélateur que le problème ait soudain émergé à l'occasion de l'édition du missel de la vie chrétienne EPHATA, par un éditeur, Fayard, qui occupe une position tout à fait atypique dans le paysage de l'édition religieuse. On sait que le département religieux de Fayard, fondé par Daniel-Rops, est inclus dans un groupe profane absolument indépendant. Par contre, la plupart des éditeurs religieux sont liés aux différents bureaux de l'Église par une multitude de liens, ne serait-ce que parce que leurs propriétaires et leurs responsables sont des congrégations religieuses comme les Assomptionnistes ou les Dominicains, ou parce qu'ils sont associés dans de multiples opérations (ouvrages de liturgie, catéchèse...). 306:805 Par ailleurs, tout le monde sait que l'Église manque de moyens financiers et la situation des éditeurs religieux reste fragile. Dès lors, la tentation des ententes et du repli est grande. Nous la croyons économiquement suici­daire... et peu compatible avec la mission de l'Église. Au moment où nous nous exprimons ici, le principe même d'un arbitrage (les éditions Fayard ont suggéré de s'en remettre à un cardinal, président d'une conférence épiscopale francophone, au secrétaire général adjoint, porte-parole d'une autre conférence épiscopale, et à un prélat attaché au Tribu­nal de la Rote) a été refusé par l'A.E.L.F. Peut-être faut-il voir dans cette étonnante autonomie revendiquée par un bureau par rapport à sa propre hiérarchie, comme dans sa demande de détruire des missels, une chance, celle que connut Salomon lorsqu'une femme lui demanda de couper un enfant en deux, ce qui le dispensa d'en entendre plus. \[*Fin de la reproduction intégrale de la* «* Note *» *de Jean-Claude Didelot sur le scan­dale financier de l'Association épiscopale litur­gique des pays francophones* (*AELF*)*, publiée en décembre 1990 dans le numéro 44 de la* Revue des écrivains catholiques.\] *L'appât du gain* (*et, en l'occurrence, d'un gain manifestement illégitime*) *aveugle à ce point la bureaucratie épiscopale qu'il l'a conduite, pour tenter de justifier son mercantilisme, à disquali­fier sa propre production. Elle traite la Parole de Dieu comme un bien temporel, pour éviter l'ac­cusation de simonie, la Note de Jean-Claude Didelot le souligne fort bien au passage. En outre, exiger de percevoir des droits d'un mon­tant qui est celui non pas des traducteurs, mais des auteurs, c'est avouer en quelque sorte que l'on n'a pas traduit mais refait la Parole de Dieu.* 307:805 *La nouvelle liturgie, entre les mains de la bureaucratie de fait qui se réclame d'une collé­gialité théorique, s'effondre finalement dans un scandale financier incohérent et minable. -- H.H.* 308:805 ### NOTE DE GÉRANCE L'idée qu'en décembre j'avais proposée au public était, en quelque sorte, celle d'une *nouvelle fondation* de la revue ITINÉRAIRES : une nouvelle fondation accomplie par le public lui-même, et décidée sur pièces, à la vue de la première année complète de la nouvelle série, numéros I à IV. Pourquoi « fondation » ? Pour ne point partir tout à fait à l'aventure ; pour assurer autant que possible une existence durable -- une *assurance de durée --* à la nouvelle formule trimestrielle, née comme vous le savez des circonstances. Il y avait pour cela trois moyens complémentaires : -- des abonnements de deux ans, -- des abonnements nouveaux, -- des réabonnements anticipés, qui étaient à souscrire jusqu'au 15 janvier en bénéficiant des anciens tarifs. La réponse du public a été très chaleureuse : d'une com­préhension exacte de nos besoins, de nos intentions. Je remercie de tout cœur ceux qui en ces jours ont apporté à ITINÉRAIRES le réconfort et le renfort de leur amitié militante, avec ce refrain explicite de leur fidélité : -- *Continuez !* 309:805 Oui, nous continuerons autant que nous le pourrons ; autant que le public nous en donnera la possibilité. Car si la qualité des réponses reçues est émouvante et roborative, leur quantité n'est pas au même niveau. Passons donc à l'examen des chiffres. Les chiffres Les voici. -- Abonnements de deux ans : 9 (neuf). -- Abonnements nouveaux : 45 (quarante-cinq). -- Réabonnements anticipés : 203 (deux cent trois). Cela signifie que le nombre de lecteurs qui ont ainsi répondu à l'appel pour une « nouvelle fondation » est infé­rieur ou égal et en tout cas point supérieur à 257 (deux cent cinquante-sept). Pour apprécier ce chiffre, deux précisions sont nécessaires : 1\. -- Deux cent cinquante-sept, c'est une faible propor­tion de nos abonnés, une très faible proportion de nos lecteurs. Plus des neuf dixièmes n'ont pas bougé. 2\. -- Ce chiffre de deux cent cinquante-sept est quatre fois inférieur à celui qui était indispensable pour que la « nouvelle fondation » soit accomplie. \*\*\* Quatre fois inférieur... Mais il y a quatre trimestres dans l'année. 310:805 Il reste donc à espérer qu'à chaque trimestre à venir, il y en aura deux cent cinquante autres, parmi nos lecteurs, pour recruter un abonné nouveau ou bien pour souscrire soit un abonnement de deux ans, soit un réabonnement anticipé. J. M. 311:805 DÉCLARATION D'IDENTITÉ \[...\] ============== fin du numéro 805. [^1]:  -- (1). Rapport du cardinal Ratzinger à l'Assemblée générale du synode des évêques tenu à Rome du 30 septembre au 28 octobre 1990 : *Documen­tation catholique* du 9 décembre 1990, p. 1.051 et suiv. -- Sur l'état antérieur de la question, cf. la *Chronologie* donnée dans ITINÉRAIRES, numéro II de juin 1990, p. 21 à 34. [^2]:  -- (2). Message en vue de la journée mondiale de prière pour les vocations du 21 avril 1991, donné dès le 4 octobre 1990. *Documentation catholique* du 3 février 1991, p. 112 et suiv. [^3]:  -- (3). Soljénitsyne, *Comment réaménager notre Russie,* Fayard 1990, p. 85. [^4]:  -- (1). *Le libéral européen,* novembre-décembre 1990. [^5]:  -- (1). Article de foi qui découle, comme toute la doctrine, de l'idéal du « bon sauvage », en vertu d'un raisonnement implicite dont il devrait être superflu de rappeler que toutes les prémisses sont aussi parfaitement fausses que possible. [^6]:  -- (1). Toutes les abbayes que je connais -- pour y avoir travaillé -- ont un espace architectural construit au XVIII^e^ siècle -- beauté, confort, luxe et mignardises -- bien loin de l'ascèse cistercienne des XII^e^ et XIII^e^ siècles (Beaulieu, St-Sever de Rustan, Fontfroide, etc.) [^7]:  -- (1). Mais pourquoi donc les traducteurs négligent-ils le dictionnaire des noms propres ? Ils verraient qu'en France on écrit *Sicyone* le nom de la cité grecque, on dit Hans Arp (le peintre dada) comme en Amérique (puisqu'on a renoncé, hélas, à traduire les prénoms),... et que *Julian* de Norwich est une femme. [^8]:  -- (2). Concernant ce film de Roland Joffé, Palme d'or au festival de Cannes 1986, voir *Débat sur* « *Mission* »*,* par Danièle Masson, Nicole Delmas et Jean Madiran dans ITINÉRAIRES, numéro 309 de janvier 1987. [^9]: \* -- Ici : *en couleur* \[2005\] [^10]:  -- (1). Il peut arriver accidentellement que les opinions du groupe soient en harmonie avec des éléments de doctrine du Magistère, mais le motif d'adhésion ne sera pas le motif de la foi, *l'autorité de Dieu enseignant par son Église,* comme on pourra le remarquer plus loin. [^11]:  -- (2). Cf. *La dynamique des groupes* par Marie-Claire Gousseau dans ITINÉRAIRES n° 164 de juin 1972, p. 329. [^12]:  -- (3). De nos jours, cette tactique s'étend, bien au-delà des petits groupes, au plan national et même international : Jean Madiran l'a exposée dans *La droite et la gauche* pour ce qui est de la politique (p. 7, N.E.L. 1977), et illustrée, quant au domaine religieux, dans son éditorial d'ITINÉRAIRES n° 338 de décembre 1989. Notons que le mouvement Pax s'était donné pour but de « scinder les évêques en deux blocs : les "intégristes" et les "progressistes" » (Ibid. Suppl. au n° 86, p. 21). [^13]:  -- (4). Par exemple on lit dans le cahier synodal p. 13, n 152 : « *L'assem­blée synodale demande* \[sic !\] *à l'Église diocésaine de créer un* « Secréta­riat diocésain de la solidarité », regroupant les organismes concernés (C.C.F.D. -- Secours catholique, Coopération missionnaire*...*). » On connaît aujourd'hui le soutien du C.C.F.D. à des actions notoirement révolutionnaires. Que va faire Mgr Dufaux ? [^14]:  -- (5). Même l'épiscopat risque de connaître cette co-responsabilité : cf. le cahier synodal p. 27 : « *L'assemblée synodale devra se déterminer par rapport à la proposition de l'évêque* \[sic !\] *de créer une* « *instance post-synodale* »*, lieu important de* co-responsabilité *à l'échelon diocésain.* » [^15]:  -- (6). Cahier synodal, p. 23, n° 332 : « *L'assemblée synodale demande à l'évêque* \[sic !\] *de présenter à la Commission familiale de l'épiscopat et aux instances romaines :* (*...*) *-- *le souhait d'une recherche de célébration *évitant toute confusion avec le sacrement de mariage, et qui puisse être vécue avec des divorcés remariés.* *-- la possibilité pour les divorcés remariés...* d'accéder à la réconciliation *et de* participer à l'Eucharistie*.* » Mgr Dufaux va-t-il se sentir obligé d'obtempérer à cette demande de son synode diocésain ? [^16]:  -- (7). Cf. le savoureux chapitre 3 de *La Révolution française* de Pierre Gaxotte. Le célèbre historien y résume l'analyse d'Augustin Cochin sur les sociétés de pensée, où s'origine la dictature des irresponsables sur les hommes qui sont, eux, jugés tous les jours par l'épreuve de la réalité. D'autre part, on trouvera dans beaucoup de récits d'officiers français ou américains faits prisonniers au Vietnam des descriptions de l'extraordinaire puissance des séances d'*autocritique,* (application extrême de la dynami­que de groupe) mais aussi leur témoignage de l'existence de la liberté humaine, que tous disent avoir rencontrée au plus profond d'eux-mêmes. [^17]:  -- (8). Cardinal Ratzinger, *Église, œcuménisme et politique,* Fayard, 1987, p. 71. [^18]:  -- (9). In *Ce que vous avez dit pour préparer le synode,* p. 54, Avignon, septembre 1989 (manuscrit). [^19]:  -- (1). *Documentation catholique* du 19 février 1967. [^20]:  -- (2). *Ibid.* [^21]:  -- (3). *L'Église des temps barbares,* 126^e^ (sic) édition, Fayard 1956, page 364. [^22]:  -- (1). Sainte-Beuve, *Causeries du lundi* (lundi 21 octobre 1850) Garnier, Paris, 1920. Tome III, page 39. [^23]:  -- (2). Dante cite quatorze fois *La Consolation de la philosophie* dans « le Banquet », « la Monarchie », et les « Épîtres ». [^24]:  -- (1). *Reg.* C. LVIII. [^25]:  -- (2). *Ibid.* C. V. [^26]:  -- (3). *Ibid.* C. IV. [^27]:  -- (4). *Ps.* 83. [^28]:  -- (5). *Constitutions des Bénédictines de...*\[sic\]. [^29]:  -- (6). *Prolog.* [^30]:  -- (7). *Panégyrique de saint Benoît.* [^31]:  -- (8). *Reg.* C. XLIX. [^32]:  -- (9). *Reg.* C. LXXI. [^33]:  -- (10). *Ibid.* C. LXXII. [^34]:  -- (11). *Ibid.* C. V. [^35]:  -- (12). *Reg.* C. LXVIII. [^36]:  -- (13). *Panégyrique de saint Benoît.* [^37]:  -- (14). S. Grégoire, *Dialogues.* Liv. II, C. VIII. [^38]:  -- (15). Cap. XLII. [^39]:  -- (16). *Jac.* III, 2. [^40]:  -- (17). Humilitas est virtus, qua homo verissima sui agnitione sibi ipsi vilescit. *De gradebus humil.* C. I, n° 2. [^41]:  -- (18). *Reg. S. Ben. Prolog.* [^42]:  -- (19). *Ibid.* C. XLIX. [^43]:  -- (20). *Ibid.* C. XXVIII. [^44]:  -- (21). *Reg. S. Ben.* C. IV, 70. [^45]:  -- (22). *Ibid.* C. XX. [^46]:  -- (23). *Revelat. S. Birgitt.* Lib. III, C. XX. [^47]:  -- (24). *Reg.* C. XLIII. [^48]:  -- (25). *Ibid.* C. XVI. [^49]:  -- (26). *Ibid.* C. XIX. [^50]:  -- (27). *Reg.* C. XIX. [^51]:  -- (28). *Ps.* 137. [^52]:  -- (29). *Reg.* C. XIX. [^53]:  -- (30). *1. Cor. *XIV. 15. [^54]:  -- (31). *Reg.* C. VIII. [^55]:  -- (32). *Prolog.* [^56]:  -- (33). *Ibid.* [^57]:  -- (34). *Prolog.* [^58]:  -- (35). *Dialog.* Lib. III, C. XVI. [^59]:  -- (36). *Reg.* C. VII. [^60]:  -- (37). *Ibid. Prolog.* [^61]:  -- (38). *Ibid.* C. XXXI. [^62]:  -- (39). *De Imitat. Chr.* Lib. III. C. V. [^63]:  -- (40). *2 Cor*. III. 17. [^64]:  -- (41). *Gal*. V. 13. [^65]:  -- (42). *Tout pour JÉSUS.* Ch. VIII § 13. [^66]:  -- (43). *Sap.* VII. 22. [^67]:  -- (44). *Luc*, XII. 35. [^68]:  -- (45). *I Thess.,* V. 5. [^69]:  -- (46). *S. Greg.* Dialog. Lib. II C. XXXV. [^70]:  -- (47). *Reg.* C. LXXIII.